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L’écriture de l’histoire de la philosophie africaine à l’épreuve …


de la mémoire diasporique

En Afrique, l’heure n’est plus à la discussion autour de l’existence ou non de la philosophie. La


question y est devenue celle de l’écriture d’une histoire de la philosophie 1. Nous voudrions ici, à partir d’une
relecture d’Hountondji (P. J. Hountondji, 1980), lequel a beaucoup insisté sur le fait que la philosophie est
histoire, réfléchir sur un chapitre manquant dans certaines de ses analyses. Celui-ci ne devrait pas être un
chapitre parmi d’autres, un chapitre qui en vaudrait un autre, mais celui sans lequel la pratique philosophique
en Afrique perdrait en intelligibilité : il se donnera pour tâche d’analyser l’épithétisation d’une philosophie
africaine qui veut écrire son histoire sans perdre de vue la mémoire diasporique noire.
Pour ce faire, nous considérerons d’abord les questions (de périodisation) que soulève une certaine
écriture de l’histoire de la philosophie africaine ; nous aborderons les différentes problématiques que soulève
cette épithétisation, avant de montrer en quoi celle-ci peut s’épanouir dans des thèmes précis mais multiples
parce qu’alors élargis aux dimensions diasporiques.

1. Ecrire l’histoire de la philosophie en Afrique


1.1. Un geste raté ?
Une culture philosophique, en tant qu’elle est cette chaîne – en principe ininterrompue – de discours
s’appelant et se répondant dans le cours du temps et de l’espace, s’atteste dans la pratique de l’histoire de la
philosophie. Dans un de ses livres d’histoire de la philosophie africaine, G. Biyogo soutient qu’un Colloque
(G. Ndinga et G. Ndumba [dir.], 2005) aurait pu être un fait historique unique, majeur, déclencheur,
inaugural : le point de départ d’une écriture de l’histoire de la philosophie africaine. Mais il n’en fut
malheureusement rien. A en croire le philosophe gabonais, il y aurait eu quelques lacunes, entre autres : le
manque de « documentation historique, des précisions géographiques, linguistiques » (G. Biyogo, 2006, I,
119) ; puis « quasiment pas [… de] référence à l’histoire de la philosophie, qui est pourtant le discours qui a
vu naître la question traitée » ; on passe ainsi « sous silence la question cruciale des sources et de leur
fiabilité […] » (ibid., 119-120). Mêmes difficultés et lacunes quant aux « préalables méthodologiques et […]
clarifications terminologiques préjudicielles » (ibid., 120). Ça fait déjà beaucoup, mais ce n’est pas tout :
« plus grave, les spécialistes de la question n’ont pas été mentionnés […]. En Afrique, aucune mention des
œuvres d’Amady Aly Dieng […], ni de Cheikh Anta Diop » […]. Aucune référence à Black Athena » (ibid.).
Si tout cela était vrai, alors ce Colloque de 2003 serait presque à refaire, à recommencer. A un
commencement raté répondrait l’exigence d’un recommencement… C’est à cela que s’essaie l’histoire de la
philosophie écrite par Biyogo en quatre tomes. On comprend alors pourquoi « écrire une histoire de la
philosophie africaine, c’est précisément ce qui, jusqu’ici, n’avait pas encore été fait  » (ibid., 22). Ce qui
implique qu’on commence par « le berceau égyptien de la philosophie » (titre du Livre I) puisque Cheikh
Anta Diop ainsi que l’auteur de Black Athena (Bernal) auraient été absents de ce Colloque. Comme si des
auteurs à l’instar de Cheikh Anta Diop et de Bernal manquaient de pertinence aux yeux de ceux qui avaient
participé audit Colloque. Comme si des philosophes africains (ceux-là qui y participèrent) contestaient
l’intérêt de la question de l’origine de la philosophie (cf. titre de la troisième partie) ; d’où nécessité
d’affirmer avec force « la thèse du berceau égyptien de la philosophie à l’épreuve des philosophes africains »
(titre du 1er chapitre de cette troisième partie)2.
Pour juger de la pertinence du ménagement d’un tel champ de bataille, une question peut être posée,
qui peut suffire à nous orienter dans la suite de ces réflexions : est-il vrai que par exemple Cheikh Anta Diop
et l’auteur de Black Athena (Bernal) ont été ignorés durant ce Colloque, ce qui aurait alors été la raison d’être

1
A l’exemple de H. Mono Ndjana, 2009, lequel ne fait malheureusement aucune allusion à Biyogo que nous
lirons dans la suite !
2
Voilà pourquoi l’évocation par exemple du nom d’Eboussi Boulaga (qui donna à ce Colloque une
introduction thématique sous le titre d’« Anarchie et topologie » (in G. Ndinga et G. Ndumba (dir.), o.c., 9-17),
l’évocation, disions-nous donc, du nom de Boulaga, signifie, écrit Biyogo, « le rejet de l’allégation du berceau égyptien
de la philosophie », autrement dit, le rejet du commencement et/ou origine de la philosophie dans le berceau égyptien.
D’où la nécessité d’une « réponse à Eboussi-Boulaga et à tous les philosophes rejetant la thèse égyptienne » (Biyogo G.,
o.c., 123) ; d’où la nécessité d’une « réponse à Eboussi-Boulaga et à tous les philosophes rejetant la thèse égyptienne »
(Ibid., 127-151).
2

de cette ré-inauguration du geste déclencheur d’une histoire de la philosophie africaine dont Biyogo semble
revendiquer la paternité ?
Or il semble bel et bien que ces auteurs aient été si présents qu’il faut bien dire qu’ils ont même
hanté ce Colloque. Il suffit d’en relire les Actes pour s’en rendre compte : par exemple, les titres comme :
« Black Athena et la guerre des savoirs sur les origines de la philosophie », ou « Cheikh Anta Diop
déconstruit »…, pour ne rien dire de l’évocation dans presque chaque communication des questions
égyptologiques… Il n’est pas jusqu’à la distinction entre origine et commencement considérée comme
« l’essentiel », distinction considérée comme « absente jusqu’ici et qui a donné à la controverse qui nous
intéresse une version faible, souvent erronée, voire caricaturale » (ibid., 127), il n’est donc pas jusque cette
distinction qui ne constitue le cœur de la communication d’un des directeurs de la publication des Actes de
ce Colloque, lequel s’inspire largement d’une Marlène Zarader, Heidegger et les paroles de l’origine.
Pourquoi donc n’avoir pas assez lu les Actes de ce Colloque ? Il faudrait peut-être les relire pour percevoir
en quoi ce Colloque peut constituer une première prise de conscience collective de la nécessité d’une écriture
de l’histoire de la philosophie en Afrique, et bien plus que cela : il pose la pierre angulaire de l’écriture de
cette histoire.
Que nous révèle alors ces auteurs qui insistent tant sur l’apport des penseurs de l’Egypte
pharaonique, ces interlocuteurs égyptiens qui, on le sait, faisaient déjà comprendre à Solon (et aux grecs)
qu’il(s) n’avai(en)t « dans l’esprit aucune opinion ancienne fondée sur une vieille tradition » (Platon, Le
Timée, 20d – 22d, cité par Nsame Mbongo, 2005, 171) ? Sans doute l’Egypte pharaonique regorge-t-elle de
textes « anciens » (encore plus anciens que ceux auxquels se réfère volontiers la Renaissance occidentale),
où l’on peut puiser pour quelque Renaissance… africaine. Dans ce cas, la périodisation d’une histoire de la
philosophie dite africaine prendrait une toute autre orientation. Nous pensons en l’occurrence et surtout à un
Cheikh Anta Diop davantage connu pour sa capacité à nous faire redécouvrir et lire ces textes pour en
« renaître » culturellement, reconnu comme un des philologues attitrés de ces textes anciens. Sa place dans la
Renaissance africaine serait alors mieux fondée que dans la modernité philosophique africaine (cf. G.
Biyogo, 2006, III, 149-150), laquelle requiert une certaine charge critique, rôle qu’assument assez bien des
auteurs comme F. Eboussi-Boulaga censé ouvrir la modernité (cf. G. Biyogo, 2006, II, 190), ainsi que M.
Towa et P. Hountondji, qualifiés à juste titre comme « les pères de la modernité philosophique africaine »
(G. Biyogo, 2006, II, 191-192). Tempels/Kagame seraient alors maintenus comme ceux-là qui ont inauguré
une culture philosophique en Afrique, en tant justement qu’à partir d’eux se serait constituée une chaîne
ininterrompue de pratique philosophique au travers d’une multitude d’écoles et de courants.
Voilà esquissée et nuancée une périodisation qui serait propre à l’histoire de la philosophie africaine.
Mais à peine avons-nous dit « philosophie africaine » qu’on se souvient par exemple le refus d’un E. Njoh
Mouellé d’être appelé « philosophe africain » (Njoh Mouellé E., 1975, 2006, 35-36), mais philosophe tout
court. La question immédiate porterait sur la portée d’un tel souhait de la part d’un philosophe qui, plus que
d’autres, a presque toujours tenu de philosopher à partir et en partant du contexte africain de vie et
d’existence, ainsi que l’indique une de ses récentes publications : Discours sur la vie quotidienne (E. Njoh
Mouellé, 2007) ? Plus que cela, cette réserve nous convie à une réflexion sur l’épithétisation de la
philosophie3.

1.2. L’épithétisation de la philosophie : à quoi bon ?


Dans l’écriture d’une Histoire de la philosophie africaine, ainsi que l’indiquent les titres des
ouvrages, récents, d’un Biyogo et d’un M. Ndjana, il y va d’une réécriture de l’histoire de la philosophie,
laquelle histoire devient « l’histoire de la philosophie ‘occidentale’ ». Ce syntagme « philosophie
‘occidentale’ » trouve sa justification théorique avec des auteurs comme Hegel (entre autres en controverse
avec Schopenhauer à la suite de la découverte du Sanskrit, lequel révéla à l’Occident sa parenté avec
l’Orient), Nietzsche, Husserl et surtout Heidegger. Cette épithétisation de la philosophie signifie la prise de
conscience que la naissance et la pratique de la philosophie en Occident ont très souvent eu lieu sous le
signe, mieux, selon le schème du voile, de la dissimulation de son origine et de sa situation sociales et
géopolitiques ; que la philosophie y a vécu en en effaçant les traces, en oubliant les avoir effacées à la faveur
et en raison de l’universel ; qu’elle s’importera ailleurs sous le couvert de cet effacement oublié, par exemple
sous le nom de la philosophia perennis, pratiquée sub specie aeternitatis.

Ici peut valoir pour la philosophie « africaine » (toute proportion gardée, que nous expliciterons dans la suite),
3

ce que disait E. Weil au seuil de l’Introduction à sa Philosophie morale : « Toute recherche philosophique qui
s’annonce comme particulière se trouve dans l’obligation de se justifier » (E. Weil, 1961, 11).
3

Mais dans cet ailleurs, elle ne saura pas ne pas se donner sans trahir les conditions sociopolitiques de
son origine. Elle sera ainsi confirmée dans son occidentalité par ceux qui s’attelleront alors à la pratique
d’une philosophie elle-même dite … « africaine »4, pour citer l’exemple qui nous intéresse ici. Cette
épithétisation rappelle ainsi à la philosophie au moins ceci : elle peut se pratiquer sans dissimuler sa situation
sociale et politique, son inscription géopolitique ; elle peut la dire sans se dédire, et cela sans quelque
« conscience fausse » (P. Ricœur, 19553, 75), à condition de faire du rapport entre philosophie et sociologie
de la connaissance un des prolégomènes. La pratique de la philosophie et de l’histoire de la philosophie en
Afrique est, nous semble-t-il, traversée de bout en bout par la conscience de cet ancrage socio-géo-politique,
historique, de la philosophie. C’est ce que Ngoma-Binda appelle le « poids écologique, historique et culturel
du penseur » (P. Ngoma-Binda, 1994, 20).
Il s’agit d’une pratique de l’histoire de la philosophie qui, en outre et par conséquent, s’exerce non
seulement en tenant compte de sa dimension historique – cela va sans dire –, mais aussi de l’élément
géographique. Selon Hountondji par exemple, cette épithétisation ne renvoie qu’à un « concept
géographique » (P.J. Hountondji, 1980, 72)5. Mais dire cela, c’est, pour le philosophe béninois, insister
davantage sur le contenant que sur le contenu, percevoir l’Afrique comme continent plutôt que comme
renvoyant à quelque thème singulier :
« Le critère de l’africanité ne réside plus dans une prétendue spécificité du contenu, mais simplement
dans l’origine géographique des auteurs. Ce faisant, nous élargissons en fait l’horizon étroit qui avait été
jusqu’ici imposé à la philosophie africaine et donnons à celle-ci, comprise désormais comme une
réflexion méthodique, les mêmes visées universelles que celles auxquelles prétend n’importe quelle autre
philosophie dans le monde. Nous ruinons, en somme, la conception mythologique dominante de
l’africanité et revenons à l’évidence toute simple, toute banale, que l’Afrique est avant tout un continent,
et le concept d’Afrique un concept géographique […] » (P.J. Hountondji, 1980, 71-72).
L’on sait que pour Hountondji, les critères d’appartenance d’une œuvre à la philosophie « africaine »
sont au moins deux6 : outre l’origine géographique africaine de l’auteur, il faut que celui-ci écrive « à
l’adresse du public africain » (P.J. Hountondji, 1980, 49). A supposer que cette consigne soit respectée par
Hountondji lui-même dans son livre que nous lisons, cette précision (Afrique comme concept géographique)
est vraie, mais alors à une profondeur que ne pouvait soupçonner Hountondji. Comme si la philosophie
négro-africaine était, de par son nom même, prédisposée à ce qu’on peut appeler, à la suite des Deleuze,
Guattari, et même Rancière, la géophilosophie. Celle-ci croise, par menus plateaux, l’histoire universelle (les
territoires, les cités, les races, les pays, les États, les nations), et problématise historiquement le rapport entre
espace de pensée et pensée de l’espace. C’est une orientation de pensée inscrite dans la philosophie
« africaine », la philosophie « en Afrique », cette Afrique que l’on a souvent dit « sans … histoire », ou « pas
suffisamment entrée dans l’histoire », mais qui peut se donner pour tâche philosophique de montrer que
l'histoire est aussi, avant tout, une géographie. Celle-ci « fait valoir […] l’irréductibilité de la contingence
[du particulier, ou mieux, du singulier] plutôt que d’une histoire, elle affirme la puissance des milieux, des
ambiances, des territoires, des frontières, des partages » (M. Antonioli, 2003, 9), à un moment où une
« réédition de la conférence de Berlin » (J.-M. Ela, 1998, 390) semble inéluctable. C’est une orientation de
pensée dans laquelle la philosophie africaine n’est pas encore suffisamment engagée ; orientation de pensée
certes, mais aussi proposition de thèmes spécifiques.
Le philosophe béninois soutenait que « l’africanité de notre philosophie ne résid[e] […] pas
forcément dans ses thèmes ». Or il est possible de montrer qu’il y a un ensemble de thèmes que suscitent de
manière spécifique cette orientation de pensée ainsi que l’appartenance géographique de ceux qui pratiquent
une philosophie africaine « à l’adresse du public africain ». Continuons à penser qu’Hountondji met lui-
même en pratique ce qu’il dit de la philosophie africaine, qu’il s’adresse lui-même au public africain. Cela

4
Nous dirons indifféremment philosophie « africaine », philosophie « négro-africaine ».
5
« L’essentiel, ici, est que nous ayons produit une définition radicalement nouvelle de la philosophie africaine,
où le critère de l’africanité ne réside plus dans une prétendue spécificité du contenu, mais simplement dans l’origine
géographique des auteurs. Ce faisant, nous élargissons en fait l’horizon étroit qui avait été jusqu’ici imposé à la
philosophie africaine et donnons à celle-ci, comprise désormais comme une réflexion méthodique, les mêmes visées
universelles que celles auxquelles prétend n’importe quelle autre philosophie dans le monde. Nous ruinons, en somme,
la conception mythologique dominante de l’africanité et revenons à l’évidence toute simple, toute banale, que l’Afrique
est avant tout un continent, et le concept d’Afrique un concept géographique, empirique, non un concept métaphysique.
En ‘démythologisant’ ainsi l’idée d’Afrique et de philosophie africaine, nous ne visons qu’à libérer notre sens théorique
de tous les préjugés et obstacles intellectuels qui en avaient jusqu’ici bloqué l’essor ». C’est ce qu’il soutenait déjà :
« L’africanité de notre philosophie ne résidera donc pas forcément dans ses thèmes, mais avant tout dans l’appartenance
géographique de ceux qui la produisent et dans leur mise en relation intellectuelle » (ibid., 48).
6
Pour une introduction à ce débat de l’africanité de la philosophie africaine, cf. P. Ngoma-Binda, o.c., 20-22.
4

apparaît quand il précise par exemple que « le vrai problème n’est pas de parler de l’Afrique, mais de
discuter entre Africains » (P.J. Hountondji, 1980, 49). Mais ce disant et faisant, il ne peut pas ne pas laisser
alors apparaître un thème propre à toutes philosophies qui revendiqueraient une épithète à portée
géographique, culturelle (ou même nationale) : philosophie « occidentale », ou philosophie « africaine », ou
philosophie « asiatique ». A ce niveau la question de l’idéologie et de son rapport avec la philosophie, la
science, etc., devient incontournable, ainsi que l’indique clairement un Deledalle pour la philosophie
« américaine »7. Le traitement de cette question de l’idéologie est le passage obligé pour l’abord de celle de
l’identité8 ; il s’impose lorsqu’on s’engage un tant soit peu dans quelque philosophie … africaine, quitte à ce
qu’à son corps défendant, quiconque s’en réclamait en vienne à « relativiser les idées d’africanité,
d’occidentalité, etc., en en faisant de purs concepts formels dont le contenu, loin de pouvoir se déterminer
une fois pour toutes, est par essence ouvert, plurivoque, contradictoire » (P.J. Hountondji, 1980, 249).
Et si « le vrai problème n’est pas de parler de l’Afrique, mais de discuter entre Africains », cet
« entre Africains » est repérable dans un certain usage du « nous », le « nous » non de majesté, mais ce
« nous » qui manifeste la conscience de cette adresse, de cette destination. Par exemple ceci :
« Nous restons ainsi sans le savoir prisonniers de l’Europe, cherchant encore, aujourd’hui comme hier, à
forcer son respect, et déclinant pour elle ce que nous prenons naïvement pour notre identité
philosophique. Dans un mouvement de repli absolument stérile, nous continuons à faire l’apologie de nos
cultures, comme pour les justifier aux yeux du Blanc, au lieu de les vivre dans leur grandeur et leur
misère présentes : au lieu de les transformer […]. A vouloir coûte que coûte défendre nos civilisations,
nous avons fini par les figer, par les momifier. Nous avons trahi nos cultures d’origine, en voulant à tout
prix les donner en spectacle, en en faisant des objets de consommation externe, des objets de discours, des
mythes. Nous faisons ainsi inconsciemment le jeu de l’Europe, de cette même Europe contre laquelle
nous prétendons au départ nous défendre. Et nous ne trouvons au bout du chemin que cette même
platitude, cette misère étalée, ce renoncement tragique à penser par nous-mêmes et pour nous-mêmes :
l’esclavage » (P.J. Hountondji, 1980, 43-44).
Au bout du compte, il n’est pas question pour « nous », et c’est là la question, de continuer à vivre
« l’esclavage ». On nous disait que « l’africanité de notre philosophie ne résid[e] […] pas forcément dans ses
thèmes », et nous voilà de nouveau forcé de reconnaître que ce thème de l’esclavage est irrépressible en
philosophie négro-africaine, et que l’écriture de l’histoire de la philosophie africaine n’est intelligible qu’à
s’inscrire dans une histoire de l’Afrique qui sait garder cette mémoire. L’Histoire de la philosophie africaine
7
Cf. G. Deledalle, 1983, 13 : « La philosophie est questionnement. En tant que telle, elle est universelle.
Quand le questionnement devient question, la philosophie s’inscrit dans un contexte. Elle est alors un phénomène de
civilisation, une vision du monde, une attitude mentale, qui est la résultante des affrontements d’un groupe avec son
milieu, constitutive d’habitudes communes de réagir et d’agir, de penser et de parler, de sentir et d’être. C’est ce qu’on
appelle couramment ‘idéologie’ ». et il continue ainsi : « Ce que je voudrais montrer est qu’en Amérique est née une
philosophie qui correspond point par point à l’idéologie américaine ». NB : L’introduction générale est intitulée :
« Idéologie et philosophie américaines ».
8
La philosophie africaine est habituée à ce thème suffisamment remarqué par J.M. Van Parys, 1993, 111 : « la
Philosophie africaine ‘francophone’ contemporaine [le débat récemment lancée en France sur « l’identité » indique que
c’est un thème qui hante la France et la Francophonie] ne s’organise pas autour d’un des thèmes ‘éternels’ de la
Philosophie, tels que l’être, l’esprit, la raison, l’ordre du monde, la nécessité… Elle s’organise autour d’un thème
fondamental, peu énoncé, dans lequel tous les autres probablement peuvent être inclus : le thème de l’identité [thème
par ailleurs qualifié d’« inévitable »] », ainsi que par J.G. Bidima, 1995, 124 : « la philosophie africaine a jusque-là
thématisé les identités, les positivités (le développement, les traditions) »). Ce thème a-t-il été interrogé par rapport à
celui de l’idéologie ? Il ne semble pas.
Toutefois Bidima, à la différence de Van Parys, propose, on le sait, autre chose : « Les jeunes générations
d’Africains vivent aujourd’hui la dispersion des appartenances et l’éclatement des lieux. La philosophie de la traversée
est persuadée qu’on ne trouvera jamais la supposée ‘pureté originelle africaine’, raison pour laquelle elle privilégie non
pas des lieux assignables, mais des non-lieux, des espaces interstitiels, des déplacements transitoires, la mobilité de
passages et la fugacité de l’événementiel. Le discours de la traversée est prudent, il ne sait pas où est le sens, mais peut
indiquer le non-lieu impossible où il tangue : il est conscient qu’il ne dispose pas d’un sol ferme mais d’un territoire qui
se dérobe. C’est un balbutiement qui se demande comment tracer ce qui n’est pas encore lisible et surtout quelles sont,
dans l’histoire africaine actuelle, des zones de bifurcation, des retenues, des seuils, des essais et des tensions  ? C’est un
récit qui ne dit plus : ‘En Afrique, il était une fois…’, mais plutôt : ‘En Afrique il arrive…’ La traversée ne fonctionne
pas avec le ‘quid’ (ce qu’est la chose, ce qu’elle signifie), mais avec l’événement, car ‘qu’il arrive’ (quod) vient avant
de savoir ‘ce qui’ (quid) arrive. La question de l’avènement précède ici celle de l’identité ou de l’essence. La
philosophie de la traversée s’articule en critiques et interrogations » (J.G. Bidima, 1998, 267). Ce qui n’est pas sans
rappeler l’Ereignis heideggerien, et, somme toute, la postmodernité, ainsi que l’a pertinemment perçu G. Biyogo, 2006,
IV, 24-25 : « la pensée de la traversée, se réclamât-elle expressément de la modernité, […] semble relever de la
déconstruction et se rattacher aux courants de pensée de la postmodernité… Et cela d’autant plus que cette pensée
délégitime les grands récits du sens et met en œuvre une autre dicibilité du vrai, qui soit ironique et transversale ».
5

de G. Biyogo a le grand mérite de ne pas l’oublier, précisément dans ses «  Relectures de la pensée
africaine », dans ce qu’il appelle « Misère des Lumières » (cf. G. Biyogo, 2006, IV, 101 sq.).

2. Destinerrance
Rendons encore ce thème de cette façon : l’histoire de la philosophie africaine n’est compréhensible
et intelligible que sur fond d’une histoire de la traite et de l’esclavage (et de ses abolitions), sur fond de ce
qu’un Delacampagne appelle « histoire du racisme » (C. Delacampagne, 2000), racisme ayant présidé aux
découpages géographiques, géopolitiques. L’histoire (même de la philosophie surtout africaine) est
incompréhensible sans un chapitre explicite dédié à cette mémoire d’esclave, et d’abord aux raisons
(philosophiques) de l’oubli de cette mémoire.

2.1. Culture philosophique : culture des oublis ?


La culture, disait un pédagogue japonais, est ce qui demeure lorsqu’on a tout oublié. Or depuis
quelques décennies, la philosophie a appris à se lire et à se dire à partir des oublis qui l’habitent et qu’elle a
« cultivés » depuis ses origines : celui de la question de l’être (avec Heidegger), celui de la question et de
l’appel de l’autre (avec Lévinas), celui de la question de l’écriture (avec Derrida), celui de la question de la
peine de mort (encore avec Derrida). Si pour les questions de l’être et de l’écriture, l’homme peut s’en
trouver d’une certaine manière déresponsabilisé (l’oubli l’est du fait de l’être lui-même, ou de l’écriture
même), il n’en est rien des autres oublis : l’homme y a sa part de responsabilité, le philosophe aussi.
C’est ainsi que l’on pourrait s’étonner par exemple (mais quel exemple !) du cas de Platon qui, tout
en dénonçant l’injustice dont a été victime le plus juste des hommes, Socrate, et tout en s’en prenant à la
tyrannie de ceux qui lui feront prendre les chemins de l’exil, oublie, c’est-à-dire évite de philosopher sur le
fait qu’il a été lui-même fait « esclave » (cf. J.P. Faye, 1997, 17) 9… Cette expérience qu’il fait de l’esclavage
ne l’amène point à en dénoncer l’injustice. Cet oubli, qui est en fait effacement, semble constitutif de la
naissance de la philosophie en Grèce. Dans la société athénienne contemporaine de l’institutionnalisation de
la philosophie, est pratiquée, on le sait, une certaine exclusion non seulement de la femme, mais aussi de
l’esclave, cet homme qui « appartient » à un autre, qui est « la chose » d’un autre homme, soutiendra alors
Aristote dans le Livre I de sa Politique, ainsi que dans le Livre VIII de l’Ethique à Nicomaque. On a souvent
cherché et localisé les conditions de l’émergence de la philosophie entre autres dans la pratique démocratique
athénienne.
Il conviendrait peut-être d’ajouter, en supplément de cela – et ceci au sens derridien du terme
« supplément » –, que la philosophie n’émerge que dans une Athènes qui pratique oui la démocratie, mais
alors une démocratie qui exclut certaines catégories de personnes, et justifie philosophiquement cette
exclusion. N’est-ce pas au cœur de ce pli, dans ce chiasme « démocratie/esclavage », qu’il faut aller chercher
la naissance de la philosophie ? A cette profondeur en tout cas, il faut chercher la signification de ce que
nous appelions plus haut la conscience de l’ancrage sociopolitique de la philosophie. Platon et Aristote en
pied de page desquels certains ont voulu voir s’écrire toute l’histoire de la philosophie (occidentale, parfois
africaine), n’ont pas mis en question cette pratique sociopolitique précise qu’a été l’esclavage 10. Or si la
philosophie est un mise en question radicale, alors les sophistes (cf. la note précédente) nous semblent plus
philosophes que les philosophes fondateurs de la philosophie comme institution et de la philosophie dans des
institutions (l’Académie, le Lycée), ou même des philosophes fondateurs d’institutions universitaires
(comme Hegel11).
9
On peut même interpréter la fameuse allégorie platonicienne de la caverne à partir de cet oubli, en se
demandant par exemple si le philosophe qui sort de la caverne, tel un prisonnier libéré, ne mime pas le geste d’un Platon
libéré de l’esclavage sur le chemin de retour de Syracuse. Et comment, si d’aventure il était donné aux esclaves de la
société athénienne de son temps de lire cette allégorie, ces derniers pouvaient-ils la recevoir – et comprendre – eu égard
à leur propre situation ?
10
Et quelle excuse aurait ici Aristote, quand on sait que certains sophistes, tels Hippias d’Elée, Antiphon,
Lycophron et Alkadamas, avaient déjà élaboré une pensée ouvertement et explicitement anti-esclavagiste ?
11
Hegel pour l’université de Berlin, un Hegel qui occuperait une place particulière dans la philosophie sous un
titre qu’indique ce livre d’Amady Aly Dieng : Hegel était-il raciste ? (A.A. Dieng, 2006), question à laquelle,
s’appuyant sur J. D’Hondt mais surtout P. F. Tavarès, il répond par … la négative.
Précisons ici que cette mémoire ne veut pas dire enfermement de l’histoire de l’Afrique dans les arcanes de la
traite et de l’esclavage, mais aussi découvrir la grandeur d’une Afrique dont l’histoire (qu’on a encore tendance à lui
dénier) est aussi faite de grandeurs et de misères, autant des unes que des autres, ainsi que nous le montre S. Bilé, 2008,
qui nous montre alors comment tordre « le cou aux idées reçues, et aux clichés sur « l’homme africain qui ne serait pas
6

En Afrique, d’aucuns ont parfois aussi repéré quelques oublis constitutifs de la pratique
philosophique. J. G. Bidima en écrit quelque peu l’histoire, et finit par laisser comprendre que «  la
philosophie négro-africaine mime les mêmes schèmes autoritaires d’une philosophie occidentale qui n’a
laissé que très peu de place au cours de son histoire à la femme et à l’enfant  » (J.G. Bidima, 1993, 208) ; il
faudrait désormais ajouter (en « supplément ») l’esclave, toutes ces catégories renvoyant à ce que Ouattara
(Ouattara Bourahima, 2001) appellerait « être-en-tiers ».
Si donc, dans l’écriture de l’histoire de la philosophie et des sciences, l’apport des penseurs de
l’Egypte pharaonique à la science et à la philosophie a parfois été minimisé voire oublié, c’est pour cette
raison aussi. Il y a un Zakhor12 (cf. P. Ricœur, 2000, 517 sq.) noir africain, une mémoire diasporique noire
qui rappelle que l’histoire de l’Afrique, que l’histoire de la philosophie africaine, doivent apprendre à s’écrire
autrement. Tant et si bien qu’avant les Indépendances dont des pays africains célèbrent déjà le
cinquantenaire, les peuples africains étaient défendus par les diasporas noires.

2.2. Vers une écriture fragmentaire


L’africanité de la philosophie « africaine » n’est donc renvoi à un concept géographique que parce
qu’aussi proposition et mémoire des thèmes parfois oubliés, et pour cause ! Ici quelque chose s’indique
comme supplément nécessaire à l’écriture de l’histoire de la philosophie africaine : une autre philosophie de
l’histoire (cf. Herder, mais surtout W. Benjamin) : une philosophie de l’histoire qui s’écrit à partir des
marges, y compris celles de la philosophie. En effet, celle-ci n’est plus histoire et philosophie de l’histoire du
point de vue des vainqueurs, mais « l’exposition de cet être-sans-défense, cette privation de pouvoir, cette
vulnérable Ohnmachtigkeit », laquelle concerne « aussi bien le rêve, la langue, l’inconscient, que l’animal,
l’enfant, le Juif, l’étranger, la femme »13, la nature aussi, lesquels n’ont parfois pour moyen d’expression que
ce que Hountondji appelait (pour la déconsidérer) « littérature d’art ». Mais en même temps, pour que pareil
projet ait une tenue, une teneur, une tournure philosophiquement dignes, il faudra en même temps éviter de
s’installer dans la posture et le statut de la victime. La question du rapport identité / idéologie devra ainsi être
traitée eu égard à ce qu’un Ricœur appelle « fragilité de l’identité » (P. Ricœur, 2000, 98), ou (avec J. Le
Goff) « déraison identitaire », et par ailleurs, idéologisation de la mémoire victimaire 14. En tout cas, et ainsi
que le propose cette autre philosophie de l’histoire/mémoire (cf. W. Benjamin), la libération ne conduit au
bonheur qu’à condition de la mettre en rapport avec l’attention portée aux cris qui viennent des générations
passées, et qui réclament justice :
« [S]i le bonheur est la libération des chaînes, pouvons-nous être heureux en nous souvenant des chaînes
de nos ancêtres, ou plus exactement en nous souvenant des espérances de libération frustrées de nos
ancêtres ? […] Nous pouvons briser nos chaînes en nous souvenant que l’actualisation des espérances
passées et insatisfaites peut, en premier lieu, éclairer notre conscience par rapport à nos propres chaînes
puis, nous transmettre ces espérances grâce auxquelles nous pourrons lutter contre les chaînes.
L’espérance ne naît pas des êtres satisfaits mais insatisfaits. Ce qui est vrai en psychologie individuelle
vaut également pour l’appréciation historique. […] Autrement dit, ce n’est qu’en reprenant à leur compte
l’exigence de la libération des générations passées que les générations actuelles peuvent briser le présent
et espérer autre chose que ce qu’ils ont déjà » (R. Maté, 1993, 207).
Mais en même temps s’esquisse une autre modalité de l’usage du « nous » qui, loin de se blottir dans
sa coque et de se vouloir discours entre Africains, dans la fixité de l’identité-racine-unique-et-continue, de
l’identité que Ricœur dirait idem, dans la symétrie de l’« entre nous », devient communication asymétrique
entre générations15. On est ainsi passé d’un concept seulement et banalement géographique tenté par une
assez entré dans l’Histoire » (quatrième de couverture).
12
Lequel veut dire : « souviens-toi », en hébreu.
13
J. Derrida, 2002, 30. Pour ce qui est de cette autre philosophie de l’histoire, on peut se référer à un Maté R.,
1993, lequel en arrive à une philosophie de l’histoire se recevant de la memoria passionis, orientation de pensée qui
promet quelque fécondité philosophique, ainsi que l’a récemment montré P. Gilbert, 2009 (bien que par un autre
cheminement [métaphysique, mais en un sens nouveau et original], et donc sans avoir lu R. Maté).
14
C’est un point sur lequel Ricœur revient souvent, quand, par exemple, et au regard de « la haine qui paraît
consubstantielle à la revendication d’identité de nombreux peuples », il les invite à « commence[r] par faire mémoire
des souffrances infligées aux autres avant de ressasser leur passé de gloire et de misère  » (P. Ricœur, 1998, 180). On
peut aussi ici citer le poète Guntram Vesper cité et traduit par J. Greisch, 1986, note 1, 149  : « Nous ne devons pas
décrire / notre vie / telle que nous l’avons vécue, / mais nous devons / la vivre / telle que nous la raconterons : /
compassion / deuil et indignation ».
15
C’est ce qui intriguait déjà l’auteur d’Idée dune histoire universelle du point de vue cosmopolitique (3ème
proposition) et que Rawls n’arrive guère à penser, ainsi que nous le résume J.-P. Dupuy, 2005, 13 : « Une théorie de la
justice qui repose sur le contrat incarne l’idéal de réciprocité. Mais il ne peut y avoir de réciprocité entre générations
7

sorte de déraison identitaire, à un appel et une responsabilité aussi transgénérationnels, à une géophilosophie
de l’histoire qui sait faire mémoire du quotidien, du passager, de la douleur, de la misère, lesquels ne sont pas
des moments passagers, mais méritent plus ample considération historique et philosophique, et condensent
en eux, en leur contingence, une force capable de rompre le continuum de l’histoire : puissance messianique
de s’opposer au présent. De cette façon, est ouverte la voie d’une conjuration de ce qu’on a appelé plus haut
l’idéologisation de la mémoire victimaire. C’est la condition pour qu’alors le « nous » s’ouvre à l’universel
sans cesser de dire sa singularité.
Ici sans doute, l’invocation de la mémoire diasporique peut donner à la philosophie africaine cette
inflexion qui lui a manqué jusque là. En effet, une certaine notion de la diaspora rime avec cette rupture du
continuum de l’histoire. Non pas la notion de diaspora développée par un Herskovits pour qui le Nouveau
Monde ne génère une culture qu’en tant qu’il est continuité d’avec la lointaine Afrique (comme si
l’esclavage, la traite et la colonisation n’avaient pas d’effets dé-structurants). En effet, l’esclavage, la traite
(et la colonisation) instaurent une rupture fondatrice du Nouveau Monde (c’est-à-dire qui le fonde), de la
diaspora noire. Entre le Nouveau Monde et l’Afrique il y a eu des « black cargoes » (cf. J. Boudriot, 1984),
puis aussi et surtout les Plantations : « Réunis en général au sein d’une économie plantationnaire, ces
populations sont sommées d’inventer de nouveaux schèmes culturels permettant d’établir une relative
cohabitation entre elles. Ces schèmes résultent du mélange non harmonieux (et non achevé et donc non
réducteur) des pratiques linguistiques, religieuses, culturales, culinaires, architecturales, médicinales, etc.,
des différents peuples en présence » (J. Bernabé, P. Chamoiseau, R. Confiant, 1993, 31)16. Avec raison donc,
un Gilroy situera la traite et l’esclavage au fondement de la diaspora, mais alors une diaspora que certains
auteurs (comme Stuart Hall) diront « hybride », « une diaspora chargée par procuration de traduire les termes
de la posture déconstructionniste », postmoderne (C. Chivallon, juin 2005, 34).
Cette posture donnerait à penser autrement que ne le fait Hountondji certains thèmes qu’il traite dans
son livre. On peut ainsi reprendre certains questions et thèmes considérés plus haut, et se rendre compte du
fait que, dans le contexte diasporique noir, ils reçoivent d’autres inflexions qui ne sont pas sans pertinence
philosophique. Prenons seulement l’exemple de l’écriture en tant qu’elle se veut consciente du public à qui
on s’adresse. L’Eloge de la créolité parle de « l’interaction auteurs/lecteurs » pour que « s’élabore une
littérature » (J. Bernabé, P. Chamoiseau, R. Confiant, o.c., 14), et cela dans une écriture qui ne soit pas « en
suspension » parce que « hors sol, hors peuple, hors lectorat, hors de toute authenticité » (ibid., 21). Mais
alors, nous sommes là dans une littérature qu’Hountondji qualifiait de « littérature d’art ». D’autre part, la
question du rapport oral/écrit serait autrement mieux nuancée si l’on tenait compte du contexte des
« Plantations » durant la traite et la pratique de l’esclavage dans le Nouveau Monde où la littérature orale,
jaillie « par fragments arrachés », est un « acte de survie » ; où « le conteur est un djobeur de l’âme
collective » (E. Glissant, 1990, 83).
L’on voit ainsi le traitement de certaines questions cesser d’être simplement académique et
caricatural. Le plus important sera pourtant de savoir comment écrire, transcrire 17, de sorte que soit rendu cet

différentes. La plus tardive reçoit quelque chose de la précédente, mais elle ne peut rien lui donner en retour. […] Dans
la perspective d’un temps linéaire qui est celle de l’Occident, la perspective du progrès héritée des Lumières, il est
présupposé que les générations futures seraient plus heureuses et plus sages que les générations antérieures. […] : entre
les générations, ce sont les premières qui sont moins bien loties et pourtant les seules qui peuvent donner aux autres !
Kant, qui raisonnait dan ce cadre, trouvait inconcevable […] que la marche de l’humanité pût ressembler à la
construction d’une demeure que seule la dernière génération aurait le loisir d’habiter. […] : les générations antérieures
se sacrifient pour les générations terminales ». Si Rawls n’arrive pas à articuler cette non-réciprocité, Derrida s’y essaie,
ainsi que le montre S. Petrosino, « Il figlio ovvero Del padre. Sul dono ricevuto », in P. Gilbert, S. Petrosino, 2001, 49-
89).
16
Par ailleurs, Glissant parle des « contaminations […] inévitables dans l’enfermement de la Plantation » (E.
Glissant, 1990, 81).
17
« L’absence de transcription n’enlève certes rien à la valeur intrinsèque d’un discours philosophique  ; elle
l’empêche cependant de s’intégrer à une tradition théorique collective, de prendre place dans une histoire, comme terme
possible de référence appelé à nourrir les discussions futures. Il peut donc y avoir à la limite des philosophes africains
sans une philosophie africaine [nous dirions quant à nous « culture philosophique » au sens indiqué ci-haut] (bien que
l’inverse, j’espère l’avoir montré, soit rigoureusement impossible). Des milliers de Socrate n’auraient jamais suffi pour
donner naissance à une philosophie grecque, quel que fût par ailleurs leur talent dialectique. De même, des milliers de
philosophes sans œuvres n’auraient jamais suffi pour donner naissance à une philosophie africaine. Socrate n’a pu
entrer dans l’histoire théorique de la Grèce que grâce à ses disciples ou concitoyens qui savaient prendre le temps
d’écrire et qui ont transcrit, discuté, parfois critiqué, souvent déformé ses pensées. De même nous pouvons sans doute
aujourd’hui récupérer les bribes philosophiques de notre littérature orale, mais nous devons savoir qu’en fait de
philosophie authentique tout commence au moment où la mémoire, débarrassée du savoir qui l’encombrait, et dont la
garde est désormais confiée au papyrus, se libère pour une tâche de critique qui inaugure, au seul sens concevable de ce
8

acte de survie, ces fragments arrachés. Ce qui est sûr, c’est que ce ne sera pas dans une littérature
scientifique, mais dans quelque chose qui ressemble à ce à quoi s’essaie un Ouattara dans une écriture
aphoristique et fragmentaire, pour rendre compte de ce qu’il appelle L’Afrique « fragmentée » et, en
définitive, postmoderne. Et nous voilà de nouveau en face d’un thème et d’une question pour la philosophie
négro-africaine !

Conclusion : Quitte à ne pas arriver


Nous avons appelé cela, et d’un geste derridien, destinerrance. La philosophie, même et surtout
négro-africaine, est destinée à savoir errer, à préférer le paradigme du chemin à celui de la racine, de
l’enracinement, pour se penser 18. C’est ce que lui rappelle la mémoire diasporique noire. Voilà pourquoi
« [i]l nous faut recomposer la trame archipélique et continentale de nos mémoires et la rhizomer sur toute
l’expansion de nos histoires et sur le devenir de nos géographies » (E. Glissant, 1990, 162) : « Souvenons-
nous ensemble, de tous les côtés de ces mers ! La mémoire est un archipel, nous y sommes alors des îles que
les vents inspirés mènent à dérader » (ibid., 163).
Cela veut dire que le philosophe, même et surtout négro-africain, est celui qui a appris à « ne pas
parler depuis un lieu déjà identifiable » (J. Derrida, 1992, 144), qu’il s’agisse d’un lieu thématique, ou
géographique, ou culturel. Commentant une réponse (« si je voyais clairement, et d’avance, où je vais, je
crois bien que je ne ferais pas un pas de plus pour m’y rendre ») qu’il donna à J. Hyppolite qui ne comprenait
pas très bien où allait le jeune philosophe Derrida, ce dernier écrit, qui peut bien rendre compte de ce que
nous voulons dire :
« A quoi bon aller où l’on sait qu’on va et où l’on se sait destiné à arriver  ? Me rappelant aujourd’hui
cette réponse, je ne suis pas sûr de bien la comprendre mais elle ne voulait sûrement pas dire que jamais
je ne vois où je vais, ni ne le sais, et que donc dans cette mesure, celle où je sais, il n’est pas sûr que j’aie
jamais fait un pas ou dit quelque chose. Cela veut dire aussi, peut-être, que, de ce lieu où je vais, j’en sais
assez pour penser, avec une certaine terreur, que ça n’y va pas bien et qu’à tout considérer il vaudrait
mieux ne pas s’y rendre. Mais il y a Nécessité, la figure que j’ai eu envie récemment de nommer
Nécessité, avec la majuscule d’un nom propre, et Nécessité dit que toujours il faut se rendre. Quitte à ne
pas arriver. Quitte, dit-elle, à ne pas arriver. Quitte pour ce que tu n’arrives pas » (J. Derrida, 1990, 442-
443)19.

mot, la philosophie proprement dite » (P.J. Hountondji, 1980, 135). Mais ici il faut préciser que la fonction de l’écriture
ne sera pas seulement celle de simple transcription : elle est aussi constitutive du sens, ainsi que l’ont montré E.
Husserl, Ricœur, et surtout Derrida (cf. J. Derrida, 19624, 86 et Id., 1967, 23).
18
En effet, la philosophie est « projet universel d’une volonté de déracinement », pour qu’alors « ce qui se
pense en grec – et plus tard en allemand, selon Heidegger – soit délivré en “plus d’une langue”. La philosophie se
délivre donc, elle tend au moins à se libérer d’emblée de sa limitation linguistique, territoriale, ethnique et culturelle »
(Derrida J., 2001, 38) ; c’est ce que nous avons tenté dans le « passage » (l’image du chemin s’indique encore ici !) de
l’« entre nous » africain à la communication asymétrique entre générations, passage d’un concept seulement et
banalement géographique tenté par une sorte de déraison identitaire, à un appel et une responsabilité aussi
transgénérationnels.
19
Quant à la littérature (que Hountondji dirait « d’art »), contrairement au désir de la philosophie, elle manque
« la stabilité essentielle d’un lieu », d’un « à demeure », littérature qui « reçoit sa détermination d’autre chose que
d’elle-même » (J. Derrida, 1998, 29 ; ne pas oublier que selon Derrida, l’origine de la littérature serait « plus
‘abrahamique’ que grecque » (J. Derrida, 1999, 150, 163, 177)). C’est ce que développe G. Biyogo dans la « nouvelle
théorie » (cf. G. Biyogo, 2008). Toutefois, une question demeure, celle de savoir s’il y va d’un « quitter » pour
« revenir » (à la manière odysséenne), ce que semble défendre Biyogo (G. Biyogo, 2006, IV) ! Ce n’est pas le lieu ici
d’en traiter.
9

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10

Résumé :

Un oubli traverse parfois certaines écritures de l’histoire de la philosophie africaine, celui de la mémoire
diasporique noire. S’en souvenir, mais d’abord cerner la responsabilité d’une certaine pratique de la
philosophie dans cette affaire, peut apporter des inflexions importantes du point de vue non seulement de
l’histoire de la philosophie, mais aussi de ce qu’on peut appeler géophilosophie de l’histoire/mémoire
africaine. Cela implique alors qu’on pense l’épithétisation de la philosophie « négro-africaine » autrement
qu’en termes d’identité-racine-unique-et-continue, d’identité-idem, et qu’on entende la diaspora en termes
d’hybridité, ce qui n’est pas sans lien avec une certaine posture postmoderne.

Abstracts:

Some writings of the history of the African philosophy are often gone across by an oversight, that of the
black’s diasporic memory. Calling this to mind, but first of all, measuring out the responsibility of a certain
philosophical practice in this matter, can bring some important changes coming not only to the history of
philosophy, but also to what can be called geophilosophy of the African history/memory. That implicates in
that case to think otherwise the epithetization of the “negro African” philosophy than in terms of identity as
the only and continuous root, than in terms of idem-identity, and take diaspora in the sense of hybridity,
which is never without a link with a certain post-modern posture.

L’auteur :

Léopold Mfouakouet, docteur en philosophie de l’Université Grégorienne de Rome, auteur de Jacques


Derrida : Entre la question de l'écriture et l'appel de la voix (Paris, L'Harmattan, 2005), enseigne la
philosophie à l’Université Catholique d’Afrique Centrale – Institut Catholique de Yaoundé.

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