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« L’historien social et la vie musicale »

Entretien avec William Weber*

Le projet intellectuel. Genèse et contexte historiographique

Inscrit dans le champ de l’histoire, votre parcours de recherche s’ordonne autour d’un projet
central : faire de la musique, traditionnellement dévolue au domaine de l’histoire
intellectuelle, un objet d’histoire sociale. Votre engagement dans cette voie apparaît
précocement, au cours des années 1960. A l’université vous suivez des formations parallèles
en histoire et en musicologie. Votre thèse pour le Ph.D, livre un premier titre explicite :
Music and the Middle Class : the Social Structure of Concert Life in London, Paris and
Vienna, 1830-18481. Revenons sur ce moment initial. Comment votre orientation de travail
s’est-elle précisée ? Quelles furent les références décisives dans les milieux universitaires que
vous côtoyiez à l’époque ?

C’est en écrivant des chroniques musicales dans le Crimson, journal quotidien de l’Université
de Harvard, que mon intérêt pour la musique et l’histoire s’est éveillé. Cette expérience me fit
découvrir la dimension profondément politique de la vie musicale. Rien ne fut plus éclairant à
cet égard, que de suivre les discussions sur la musique moderne, surtout les pièces de Pierre
Boulez et Elliott Carter2. Je me suis inscrit en histoire, tout en suivant parallèlement des cours
de musicologie, attiré notamment par leurs conditions d’enseignement (petits effectifs et
caractère interactif). J’ai ensuite poursuivi mon cursus en vue de la thèse (Ph.D) à l’Université
de Chicago, la seule qui pouvait alors me permettre d’étudier à la fois la musique et l’histoire.
J’y eu pour maîtres, le spécialiste d’histoire mondiale William McNeill, et l’historien social
Peter Stearns3.

* Plusieurs membres de l’équipe Musique et du comité de rédaction de son site ont accepté de relire ce travail.
Les conseils et suggestions d’Esteban Buch, Yann Rocher, Igor Contreras et Etienne Jardin, me furent précieux
pour la mise au point définitive des questions adressées à W. Weber, la traduction et l’annotation de ses propos.
Qu’ils en soient ici vivement remerciés.
1
Thèse publiée en 1975. W. Weber, Music and the Middle Class : The Social Structure of Concert Life in
London, Paris and Vienna, 1830-1848, London, Croom Helm, New-York, Holmes & Meier, 1975. Nouvelle
édition revue, Aldershot (UK), Ashgate Publishers, 2003.
2
Cf. Nicholas Slonimsky, Lexicon of Musical Invective : Critical Assaults on Composers since Beethoven’s time,
Seattle, University of Washington Press, 1953; et, Henry Pleasants, The agony of modern music, New York,
Simon & Schuster, 1955.
3
William McNeill (Université de Chicago). La fortune critique de son livre majeur, The Rise of West. A History
of Human Community (Chicago, London, University of Chicago Press, 1963), l’a imposé comme figure

1
J’ai commencé ma carrière d’enseignant à l’Université de Californie, Long Beach, en 1968,
dans le contexte des révoltes étudiantes et des mouvements d’opposition à la guerre du Viêt-
Nam, contexte qui entraîna de nombreux jeunes universitaires vers des choix de carrière non-
conformistes. L’égalitarisme professionnel qui se répandait alors au sein des universités du
sud de la Californie, favorisait les formes de collaboration interdisciplinaire. En ce qui me
concerne, elles eurent lieu dans le cadre de la Bibliothèque William Andrews Clark de
l’Université de Californie Los Angeles4.

Au regard des conjonctures intellectuelles, votre projet était novateur. Il bousculait certaines
traditions dominantes de l’histoire et de la musicologie dans le monde académique américain.
Votre livre Music and the Middle Class, paru en 1975, avait ainsi valeur de signal envoyé aux
musicologues dont vous critiquiez l’absence d’intérêt pour la dimension sociale de leur objet,
et aux historiens sociaux pour les alerter sur les éclairages féconds que la vie musicale
pouvait apporter à leurs analyses. En l’espace de vingt-cinq ans, les lignes ont-elles
bougées ? Votre insertion dans des réseaux de recherches américains et européens5, vous
laisse-t-elle percevoir des différences à cet égard ?

J’ai commencé à publier au milieu des années 1970, dans une conjoncture intellectuelle
placée sous le signe d’une grande ouverture qui encourageait la mise en œuvre de projets de
recherche neufs. Robert Isherwood s’imposa alors comme un modèle. Ses livres sur Lully et
sur le théâtre parisien au XVIIIè siècle, furent une lecture essentielle pour moi6.

éminente de l’histoire du monde aux Etats-Unis. Il y défendait une thèse mettant l’accent sur les fusions
culturelles entre civilisations comme moteurs des changements dans les sociétés.
Peter N. Stearn (Université George Mason de Virginie). Au cours des années 1960, il fut un des artisans du
développement de l’histoire sociale, notamment à travers la création, en 1967, de la revue Journal of Social
History. Une autre entreprise collective d’ampleur, l’Encyclopedia of Social History (New York and London,
Garland Publishing. Inc, 1994), dont il est l’éditeur scientifique, témoigne de sa position centrale dans ce
domaine de la recherche historique. W. Weber a rédigé la notice « Musique » de cette encyclopédie.
4
Possession de la famille Clark qui bâtit sa fortune sur l’exploitation des mines du Montana, la William Andrew
Clark Memorial Library, fut remise à l’Université en 1934. C’est actuellement une des plus importantes
bibliothèques de l’UCLA, administrée par le Center for 17th-and 18th-Century Studies de cette université. À
l’initiative de programmes annuels de colloques internationaux et d’ateliers de travail, la Clark Library constitue
un lieu très actif pour la promotion d’échanges interdisciplinaires.
5
W. Weber a participé aux travaux de l’équipe « Les concerts et leurs publics en Europe, 1700-1900 », dans le
cadre du programme de recherche quadriennal (1998-2002), « Vie musicale en Europe. Circulation. Institutions.
Représentations », de la Fondation européenne de la science ; programme dirigé par Christophe Meyer (Cnrs
Strasbourg-Paris). W. Weber, « The origins of the concert agent in the social structure of concert life », in : Hans
Erich Bödeker, Patrice Veit, Michael Werner, (sous la direction de), Le concert et son public. Mutations de la vie
musicale en Europe de 1870 à 1914 (France, Allemagne, Angleterre), Paris, Éd de la MSH, 2002, p. 122-144.
6
Robert M. Isherwood (Vanderbilt University jusqu’en 1996). Spécialiste de la culture populaire et de la
musique au XVIIIè siècle, ses travaux privilégient le domaine français. Dans l’ouvrage auquel W. Weber fait
allusion, Music in the Service of the King, France in the Seventeenth Century (Ithaca, London, Cornell

2
En 1975, la parution de mon livre Music and the Middle Class, a retenu l’attention des
musicologues. Plusieurs d’entre eux ont défendu ma démarche face aux critiques sévères que
m’opposa un universitaire de grand renom.
Je me suis ensuite penché avec un grand d’intérêt sur les façons de faire de l’histoire en
France. L’ascendant du courant des Annales dans l’historiographie m’y incitait évidemment,
mais aussi les circonstances d’un début de collaboration entre historiens français et
américains. J’ai écrit un ouvrage sur la musique « ancienne » en Angleterre7, et j’ai poursuivi
l’étude de la vie musicale en Allemagne et en Autriche. Mais, mon travail avec Jacques Revel
à l’occasion des deux articles publiés dans les Annales E.S.C eut une portée décisive. Il m’a
permis de trouver dans la mouvance historiographique des Annales un foyer intellectuel8.
Par ailleurs, les projets auxquels j’ai participé en Europe furent l’occasion de faire de la
recherche en « équipe »9. J’apprécie beaucoup ce mode d’organisation tel qu’on le voit à
l’œuvre dans les programmes de la Fondation européenne de la science. Mais, je me sens
aussi attaché à l’individualisme tocquevillien des universitaires américains.
Les décennies 1980 et 1990 furent celles d’un certain nombre de « tournants » en histoire et
dans les sciences sociales en général. Les définitions d’une histoire culturelle sont
emblématiques des réajustements historiographiques qui mobilisèrent alors des milieux
universitaires américains et français. Contemporain de l’émergence du courant de la « New
Cultural History » dont l’Université de Californie (Berkeley) fut un foyer important10, vous
avez aussi lu et rencontré des historiens français qui, au sein du courant des Annales,
reformulaient les propositions d’une histoire culturelle avec le souci de dépasser les limites
de l’histoire des mentalités omniprésente dans le champ de la recherche historique à partir
des années 196011. Quelle lecture avez-vous fait à l’époque de ces différents recadrages
scientifiques ? Qu’a représenté cette nouvelle conjoncture historiographique dans votre

University Press, 1973), R. Isherwood analyse les usages politiques de compositions, comme les tragédies
lyriques de Lully, dans le cadre de la cour de Louis XIV.
7
W. Weber, The Rise of Musical Classics in Eighteenth-Century England. A Study in Canon, Ritual &Ideology,
Oxford, Clarendon Press, Oxford, 1992.
8
W. Weber, « Mentalité, tradition, et origine du canon musical en France et en Angleterre au XVIIIè siècle »,
Annales E. S. C, 1987, n°42, p. 27-40. « L’institution et son public : l’opéra à Paris et à Londres au XVIIIè
siècle », Annales E. S. C, 1993, n°48, p. 1519-1540.
9
Italique désormais, en français dans le texte de W. Weber
10
À ce titre, il faut mentionner les initiatives de Lynn Hunt et Victoria Bonnel, deux figures représentatives
quant au tournant culturel des études historiques qui s’ébauche à partir du milieu des années 1980. Voir le livre
manifeste de 1989. Lynn Hunt, ed., and with an introd by L. Hunt, The new cultural history, Berkeley,
University of California Press, 1989.
11
On pense ici à Roger Chartier et Jacques Revel, acteurs de premier plan de ce moment critique qui bénéficient
d’une large reconnaissance aux Etats-Unis. W.Weber a participé au séminaire de J. Revel à l’EHESS en 1988. Il
fut directeur d’études invité à l’Ecole en 1990.

3
cheminement de recherche, tant sur le plan réflexif qu’au niveau de vos réseaux de relations
universitaires ?

Mes travaux de fin d’étude et mon premier livre12 portent la marque des années 1960, celles
où les échanges et les discussions entre les historiens, les sociologues et les anthropologues
furent d’une grande vitalité. Ce contexte a nourri mon concept de la divergence des goûts
selon les différents groupes sociaux dans la vie musicale. Je m’efforçais par ce biais d’opérer
une distinction entre structures culturelles et structure de classe. Ma tentative s’apparentait un
peu à celle que fit plus tard Pierre Bourdieu en forgeant l’expression de « fractions de
classe ».
À la fin des années 1970, suivant en cela l’inclination de beaucoup d’universitaires de ma
génération, j’ai évolué vers une approche culturelle. Tout comme Lynn Hunt, la mobilisation
du concept de « mentalités » pour étudier la culture de la haute société dans des contextes
urbains, m’a paru intellectuellement très stimulante. Dans mes recherches, j’ai accordé une
place de plus en plus centrale à l’analyse des répertoires de concert, guidé par le souci
d’intégrer la musique elle-même aux analyses sur le goût et sur les publics.
Cependant, l’approche culturelle n’était pas sans soulever des questions à mes yeux et je
commençais à émettre des réserves. Si je privilégiait à l’excès ce type d’approche, je
m’exposait en effet au risque de perdre de vue les réalités et les déterminations économiques.
C’est pourquoi, dans une conférence à la Clark Library, je posais la question de la capacité
des musiciens des XVIIIè et XIXè siècles à agir comme des entrepreneurs, organisant des
concerts et des spectacles musicaux en tant que producteurs indépendants13. Des jeunes
chercheurs ont su aborder ce problème de manière passionnante. Parmi eux, je pense tout
particulièrement à ceux qui travaillent sur la musique en France pendant la période
révolutionnaire et sous le Premier Empire. Je citerai notamment Patrick Taïeb14. Dans cette
voie, il faudrait engager des études systématiques sur le coût d’un musicien, le montant de ses

12
Publication de la thèse pour le Ph. D, soutenue en 1970 à l’Université de Chicago. W. Weber, Music and the
Middle Class : the Social Structure of Concert Life in London, Paris and Vienna, 1830-1848, op.cit.
13
W. Weber, “The musician as entrepreneur and opportunist, 1700-1900”, introduction au colloque, « The
musician as entrepreneur and opportunist, 1700-1900”, organisé par W. Weber dans le cadre des programmes du
Center for 17th-and 18th-Century Studies de l’UCLA et de la William Andrew Clark Memorial Library, en juin
2001. W. Weber (ed.), The Musician as Entrepreneur, 1700-1914. Managers, Charlatans and Idealist,
Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 2004.
14
Cf. P. Taïeb, « L’Opéra-comique sous le Consulat et l’Empire », in : Paul Prevost (ed.), Le Théâtre lyrique en
France au XIXè siècle, Metz, Éd Serpenoise, 1996, p. 1-61. P. Taïeb, « La réunion des théâtres Favart et Feydeau
en 1801 et l’opéra comique révolutionnaire », in : Philippe Bourdin, Gérard Loubinoux (eds.) Les Arts de la
scène et la Révolution française, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université Blaise Pascal, 2004, p. 339-366. Jean
Gribenski, Nathalie Morel-Borotra, Patrick Taïeb (eds.), Le Musée de Bordeaux et la musique. 1783-1793,
Rouen, Presses des Universités de Rouen et du Havre, 2005.

4
cachets, de ses revenus, dans différentes villes. De même, il serait nécessaire d’établir des
statistiques sur le financement des concerts (par des mécènes ou par des institutions), et sur la
rentabilité des spectacles (combien d’entre eux dégagent des profits). Relativement à cette
question de la rentabilité, le travail que j’ai fait sur Richard Buhlig, un pianiste américain qui
connut un grand succès en Europe entre 1905 et 1915, montre que peu de récitals rentraient
dans leurs fonds15.

L’interdisciplinarité et la circulation des références entre les différentes sciences sociales


étaient indissociables de ces révisions historiographiques, les dialogues se tissant avec la
sociologie et surtout avec l’anthropologie. Au vu de votre expérience, quels échanges vous
paraissent les plus féconds ? Quels usages avez-vous fait de ces corpus disciplinaires ?

Au cours des cinquante dernières années, des formes de collaboration fructueuses ont à
nouveau associé l’histoire et la sociologie. De ce point de vue, j’admire en particulier les
initiatives de Christophe Charle et William Sewell. L’un et l’autre occupent une place de
premier plan dans la construction de passerelles entre les deux champs disciplinaires16. En ce
qui concerne la sociologie de la musique, je retiendrai les démarches d’Antoine Hennion et de
Tia DeNora. Elles ont eu une portée analogue. Chacun de ces deux auteurs a su articuler, de
façon convaincante, analyse culturelle et analyse sociale, en examinant les contextes
spécifiques des expériences musicales17.

15
W. Weber, Janet Ritterman, « Origins of the piano recital in England, 1830-1870 », in : Susan Wollenberg and
Therese Ellsworth, (eds.), The Piano in Nineteenth-Century British Culture : Essays on Instruments, Performers
and Repertoire, Aldershot (UK), Ashgate Publishers, 2007.
16
Ch. Charle (Université Paris I Panthéon-Sorbonne). Spécialiste d’histoire sociale contemporaine, ses travaux,
qui portent principalement sur la formation des élites et sur l’histoire culturelle des capitales européennes au
XIXè siècle, valorisent une démarche nourrie par les apports des sciences sociales, en premier lieu ceux de la
sociologie de P. Bourdieu dont il fut proche. Ch. Charle, La crise des sociétés impériales, Allemagne, France,
Grande-Bretagne, 1900-1940 : essai d’histoire sociale comparée, Paris, Le Seuil, 2001. Ch. Charle, Daniel
Roche (eds.), Capitales culturelles, capitales symboliques : Paris et les expériences européennes, XVIIIè-XXè
siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002.
William H. Sewell. (Université de Chicago). Spécialiste de l’histoire sociale et culturelle de la France moderne,
il a parallèlement travaillé sur les relations entre histoire et théorie sociale, à la recherche d’outils théoriques
assurant un dialogue entre histoire et sciences sociales. W. Sewell, Logic of History : Social Theory and Social
Transformation, Chicago, University of Chicago Press, 2005.
17
A. Hennion, (Ecole des Mines de Paris). Ses recherches en sociologie de la culture et de l’innovation portent
notamment sur l’analyse des médiations et celle du goût dans le domaine musical. A. Hennion, La passion
musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Éd Métaillé, 1993. A. Hennion, J-M. Fauquet, La grandeur de
Bach. L’amour de la musique en France au XIXè siècle, Paris, Éd Fayard, 2000.
Tia DeNora (Université d’Exeter) consacre ses recherches aux usages et pouvoirs de la musique dans la vie
sociale. Cf. Tia DeNora, Beethoven and the Construction of Genius : Musical Politics in Vienna, 1792-1803,
Berkeley, University of California Press, 1995. Edition française, Beethoven et la construction du génie :
musique et société viennoise, 1792-1803, Paris, Ed Fayard, 1998. Son dernier livre traite de la sociologie de la

5
Eclairages sur la démarche

La période d’observation que vous retenez, prend des marques sur le XVIIè siècle, couvre le
XVIIIè siècle et un long XIXè siècle jusqu’à la première guerre mondiale. En soi, se donner le
temps long ne surprend pas outre mesure de la part d’un historien soucieux, comme vous,
d’éclairer des processus de transformation. On peut néanmoins supposer que l’option ne fut
pas immédiatement acquise. Pourriez-vous préciser comment s’est construit le cadre temporel
de votre travail ?

C’est après avoir publié Music and the Middle Class, que j’ai ressenti le besoin de travailler
sur le long-terme. Le choix s’imposait pour comprendre l’émergence des répertoires
canoniques18 et l’évolution du goût musical depuis le début du XVIIIè siècle.
En 1987-1988, j’ai séjourné un an en Angleterre. J’enseignais à l’Université de York.
Parallèlement, j’ai pu étudier la « musique ancienne » à Paris. Ce travail m’a permis d’établir
des comparaisons avec l’émergence de l’ « ancient music » en Angleterre à la même période,
au XVIIIè siècle. J’ai étendu mes analyses à l’espace austro-allemand, espace incontournable
si l’on veut comprendre l’origine des répertoires « classiques » ultérieurs. Je parvenais ainsi à
une vision européenne de la culture musicale sur deux siècles. C’est l’objet de mon nouveau
livre, The Great Transformation of Musical Taste : European Concert Programs from Haydn
to Brahms, dans lequel je propose une périodisation fondamentale pour la compréhension de
l’évolution de la vie musicale. Il est assez intéressant de noter ici que les répertoires
canoniques sont apparus de façon moins progressive à Leipzig qu’à Vienne ou à Paris, ces
différences étant partiellement imputables à la petite taille de la ville saxonne. D’ailleurs, les
deux villes de cour catholique, Paris et Vienne, présentent des similitudes importantes sur le
plan de leur culture musicale. On ne retrouve pas le même tableau quand on regarde ce qui se
passait à Londres et à Leipzig.

Vous engagez des analyses comparatives en déplaçant votre questionnaire dans différents
contextes européens, mais vous n’ouvrez pas vraiment les fenêtres sur d’autres arts. À vous
lire, il semble qu’il y ait là un choix cohérent avec une position critique visant le recours au
schéma du Zeitgeist longtemps dominant dans l’histoire culturelle, plus particulièrement

musique. Tia DeNora, After Adorno : Rethinking Music Sociology, Cambridge, Cambridge University Press,
2003.
18
Voir la discussion des termes « classiques » et « canon », question 12.

6
américaine. Ce rapprochement vous paraît-il devoir être nuancé ? D’autres motifs vous ont-
ils guidé? Ne pensez-vous pas que la vie théâtrale, autre forme d’art social par définition,
pourrait être interrogée?

J’ai en effet évité la comparaison entre la musique et la littérature, la peinture, ou le théâtre.


Des raisons d’ordre pratique ont pesé dans ce sens. La dimension transnationale dans laquelle
je déployais mes recherches impliquait un chantier de travail déjà lourd, qu’il était difficile de
concilier avec des études approfondies sur un autre domaine artistique. En outre, sur le plan
théorique, j’avais en effet des réserves à l’égard du concept de « Zeitgeist » qui me semblait
oblitérer des différences majeures entre les arts19. J’incline à penser, par exemple, qu’à Paris
et à Londres, dans les années 1780, ce qui pouvait rapprocher un musicien et un peintre tenait
plus à un discours politico-littéraire général qu’à un quelconque style artistique ou pensée
esthétique communs.
Par contre, j’accorde un tout autre intérêt au concept sociologique de « monde de l’art ». Il a
fourni, tant aux historiens qu’aux musicologues, des outils efficaces dans l’étude des relations
entre les arts20. Récemment, j’ai aussi utilisé le concept de « survivance », (Nachleben), défini
par l’historien d’art Aby Warburg et par Georges Didi-Huberman21, pour analyser les
pratiques canoniques dans la vie musicale22

Restons sur cette question des observatoires nationaux. L’Angleterre (Londres) s’impose
incontestablement au centre de votre dispositif. Vous y faites vos premières armes, en quelque
sorte, puisque vous l’abordez dans votre thèse qui est aussi votre premier livre23. Un second

19
W. Weber renvoie ici explicitement à son article: “Beyond Zeitgeist : Recent work in music history », Journal
of Moderne History, (66) 1994, p. 321-345.
20
Le concept de « monde de l’art » est emprunté à Howard Saul Becker, un représentant de l’interactionnisme
symbolique, héritier du courant de la sociologie américaine connu sous le nom d’ « Ecole de Chicago » qui fit
date dans l’entre-deux-guerres. Becker utilise l’idée de « monde » comme métaphore pour penser une activité
collective. Inscrite dans la tradition interactionniste, sa démarche accorde un rôle central aux relations
interindividuelles dans la détermination des façons d’agir des gens qui sont en train de faire quelque chose
ensemble. Howard S. Becker, Art Worlds, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1982. Edition
française, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.
21
L’historien d’art Aby Warburg (1866-1924) fut le premier à axer son travail sur la mémoire à l’œuvre dans les
images de la culture, fondant une approche anthropologique de l’art occidental sur le concept de « survivance ».
Cf. G. Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Warburg, Paris, Éd de
Minuit, 2002.
22
Voir, article à paraître, W. Weber, “Canonicity and collegiality: “other” composers, 1790-1850”, Common
Knowledge, hiver 2008, vol. 14.
23
W. Weber, Music and the Middle Class : the Social Structure of Concert Life in London, Paris and Vienna,
1830-1848, op. cit.

7
ouvrage, majeur, lui est consacré au début des années 199024. On pourrait ainsi multiplier les
renvois témoignant d’un ancrage privilégié dont on incline à penser qu’il a eu un rôle
matriciel dans votre réflexion. En quels termes évoqueriez-vous ce rapport électif au terrain
anglais ?

Comme le montrent les livres de l’historien John Brewer, l’instabilité des conditions
politiques et sociales qui régna de façon durable en Angleterre à partir de 1642, permet
d’expliquer la faculté des Anglais à prendre des initiatives plus précocement et sur un mode
plus convaincant que partout ailleurs25. Les commentateurs musicaux anglais ont forgé
l’expression « ancient music », la première dénomination pour ce que nous appelons musique
« classique », vers 1690. Ils ont aussi lancé la formule « chant populaire », et, dans certains
contextes, celle de « musique populaire », vers 1840. De même, au XIXè siècle, la vie
musicale anglaise connut un conflit entre musique classique et musique commerciale plus
intense que dans les autres pays. En 1868, par exemple, la Music Halls Gazette défendait avec
une grande fermeté l’idée que les opéras les plus connus de Mozart, Weber ou Auber, étaient
par nature tout autant « populaires » que « classiques ». En France, à l’opposé, le café-concert
a acquis une légitimité esthétique vers 1870, alors que le music hall anglais n’en bénéficiait
pas. Etudier l’histoire anglaise apporte ainsi des éclairages sur ce qui se passe parallèlement
en France.

S’agissant des comparaisons que vous engagez avec le continent européen, l’axe le plus
apparent va de Londres à Paris. La Prusse, l’Autriche, l’Italie, sans échapper totalement à
votre cartographie, s’y inscrivent plus discrètement. A quoi tiennent ces différences ? La
composante Etat (nature et évolution des formes de l’Etat) a-t-elle compté dans la disposition
de votre réseau d’observatoires, et selon quel argumentaire ?

Vous avez raison : les premiers répertoires canoniques apparaissent dans le contexte des Etats
les mieux développés, et des cours qui leurs sont attachées. La tendance à reprendre
longtemps des morceaux anciens dans les programmes se manifeste d’abord en Angleterre et
en France. Elle se diffuse ensuite en Prusse, dans la monarchie des Habsbourg, pour atteindre

24
W. Weber, The Rise of Musical Classics in Eighteenth-Century England. A Study in Canon, Ritual and
Ideology, op. cit.
25
Cf. J. Brewer (ed.), An Ungovernable People : the English and their Law in the Seventeenth and Eighteenth
Centuries, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1980. J. Brewer, The Sinews of Power : War, Money
and the English State, 1688-1783, New York, A. Knopf, 1989.

8
enfin les Etats italiens fragmentés. La situation de l’Amérique du Nord, permet d’abonder
dans le même sens, par la négative. En effet, l’absence d’une cour, d’un Etat fort, ou d’une
grande ville capitale, y a freiné pour un certain temps le développement de la vie musicale. À
Boston et à New York, seule une croissance urbaine et commerciale suffisamment riche a
permis l’épanouissement d’une vie musicale, à l’image de celle que l’on constate dans les
villes européennes durant la décennie 1840.
L’argument du rapport à la forme Etat souffre toutefois des exceptions. Certaines villes ont pu
jouer un rôle leader dans la construction de répertoires classiques indépendamment de
l’avènement d’un Etat fortement constitué. Ainsi, la pensée musicale à Leipzig a-t-elle
influencé de façon significative ce qui se passait à Berlin, et cela encore après 1871.

Une des préoccupations qui sous-tend vos enquêtes sur la vie musicale tient à l’identification
des ensembles sociaux que sont les élites. Vous observez les relations que génère la vie
musicale, pour suivre les rapprochements entre composantes bourgeoises et aristocratiques26.
Par ailleurs, vous suivez les effets sociaux consécutifs à la montée en puissance d’une logique
de marché, très sensible au XIXè siècle. Une autre forme de changement touchant à la
composition des élites s’y manifeste sous l’espèce des stratégies de carrières de musiciens,
épousant le modèle de l’entrepreneur capitaliste27. Comment ces approches se sont-elles
imposées à vous ? Qu’en retirez-vous s’agissant d’une contribution à l’histoire des élites ?

J’ai été intellectuellement déçu par les historiens qui continuaient à recourir à des conceptions
simplistes concernant l’unité de la bourgeoisie. De fait, nombre d’universitaires anglo-saxons
ont ignoré les réévaluations critiques dont cette thèse a fait l’objet au cours des années 1960 et
1970. D’ailleurs, ils accordent tout aussi peu d’attention aux travaux collectifs récents,
notamment en Allemagne, qui traitent cette problématique de façon admirablement
documentée28.
Le concept de « fractions de classe » formulé par Pierre Bourdieu peut aider les historiens de
la musique à comprendre comment nobles et bourgeois ont subventionné, les uns et les autres,
à la fois de la musique de chambre savante et des formes de virtuosité commerciale. Le
26
La problématique est au cœur du livre, Music and the Middle Class : the Social Structure of Concert Life in
London, Paris and Vienna, 1830-1848, op.cit., Voir également, “L’institution et son public: l’opéra à Paris et à
Londres au XVIIIè siècle », Annales ESC, op. cit. et, « La culture musicale d’une capitale : l’époque du beau
monde à Londres, 1700-1800 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2002, juillet-septembre, p. 120-
139.
27
Cf. W. Weber, (ed.), The Musician as Entrepreneur, 1700-1914 : Managers, Charlatans and Idealists, op. cit.
28
Cf. Jurgen Kocka, “The Middle Classes in Europe”, Journal of Modern History, 1995, décembre, p. 783-806.
Elisabeth Fehrenbach (ed.), Adel und Bürgertum in Deutschland, 1770-1848, Munich, Oldenbourg, 1994.

9
processus qui contribuait au « fractionnement » culturel de chaque classe, dotait les classes
supérieures restructurées de la fin du XIX, d’une dynamique idéologique forte. La rivalité
entre des œuvres comme la 5ème symphonie de Beethoven et l’opéra de Meyerbeer, Les
Huguenots, définissait les bornes extrêmes du spectre du goût musical durant cette période.
Même si j’ai soutenu l’idée d’un « beau monde » diversifié, dominant la vie culturelle
parisienne au XVIIIème siècle, il demeure incontestable que le refus de compromission dont les
« grands » faisaient preuve au sein d’une « noblesse » diverse, fut un facteur clé dans
l’évolution du mouvement révolutionnaire au cours des années 1789-179329.

Retour sur un objet de recherche : le canon musical

Dans le dernier volet de notre entretien, nous souhaitons revenir avec vous sur la question du
canon musical. Vos travaux en ce domaine témoignent d’une belle continuité depuis les
années 1980, avec pour point d’orgue le livre, The Rise of Musical Classics in Eighteenth-
Century England. A study in Canon, Ritual & Ideology, paru en 1992. Ils abordent le sujet
dans des termes dont l’originalité fut saluée, en ce qu’ils opèrent un déplacement notable :
vous détachez la formation d’un canon musical d’une problématique intellectuelle (le canon
en rapport avec des mouvements littéraires), pour l’ancrer dans une problématique sociale
(le canon en rapport avec des pratiques d’exécution, dont les changements sont en résonance
avec des contextes sociaux et politiques).

En 1989, vous livrez un article, « Mentalité, tradition et origines du canon musical en France
et en Angleterre au XVIIIè siècle », à la revue, Annales. Economie. Société. Civilisation. Le
contexte de publication confère au mot mentalité une forte connotation. À partir des années
1960, la notion de mentalité collective devient un référent majeur qui assure à l’ « école » des
Annales une aura nationale et internationale. Dans votre article vous mobilisez la notion
pour éclairer la genèse d’un canon musical, plus encore le préalable, à vos yeux essentiel, de
la mise en place d’un répertoire. Pourriez-vous revenir sur l’usage que vous en faites alors, et
sur les bénéfices que vous en retirez. Un regard rétrospectif vous conduirait-il à réviser votre
point de vue ?

29
Sur ce point, voir le travail majeur de Timothy Tackett, Becoming a Revolutionary : the Deputies of the
French National Assembly and the Emergence of a Revolutionnary Culture (1789-1790), Princeton, Princeton
University Press, 1996.

10
Vos mots sont là aussi bien choisis : avant 1800, il existe peu d’écrits d’esthétique formelle
concernant les premiers répertoires canoniques. La même remarque s’applique au discours
littéraire en général. Pour cette raison, le concept de « mentalité » devient fondamental dès
lors que l’on veut comprendre comment est apparue la notion de musique classique dans son
ensemble. Il est nécessaire d’aborder le sujet dans des termes linguistiques, d’étudier l’usage
des mots clés – « musique ancienne », « musique classique », « chef d’œuvre » – en
rapportant cet usage à des pratiques sociales et politiques. Ainsi, des penseurs réputés
modernes, s’avèrent-ils conservateurs dès lors que, se faisant les défenseurs systématiques de
la musique nouvelle et la plaçant toujours au-dessus de la musique ancienne, ils se conforment
en quelque sorte à une tradition. Le respect dont on entourait les compositions « anciennes »
de Lully à l’opéra, consternait les« Lumières », partisans du nouvel opéra bouffe italien qu’ils
plaçaient au premier rang. Chez certains commentateurs (principalement D’Alembert),
accorder sa préférence à la musique italienne comportait une part d’opportunisme. Dans le
contexte de la crise constitutionnelle de 1752-1757, il y avait là pour eux un moyen de rallier
des personnalités d’horizons divers à la cause de l’ « Encyclopédie » et contre la monarchie.
Phénomène extraordinaire dans l’histoire de l’opéra, la musique de Lully a fait alors l’objet
d’une forte identification nationale, opposant un démenti à l’idée couramment admise selon
laquelle les loisirs de la haute société étaient par nature cosmopolites

La matière de cet article avait fait l’objet d’une présentation dans le cadre d’un séminaire
avec des historiens, à l’EHESS, l’année précédente (1988). Quels échanges avez-vous eu
alors sur cette question des mentalités, sachant que pour ces historiens inscrits dans la
filiation des Annales, la fin des années 1980 fut une période de réflexivité critique intense qui
sanctionna un certain essoufflement de l’histoire des mentalités ?

La conjoncture était différente aux Etats-Unis. L’histoire des mentalités n’y connaissait pas un
essoufflement aussi sensible que celui que vous évoquez à propos de conjoncture française.
La notion de « mentalités » conservait son intérêt, même si les livres de Robert Darnton et de
Lynn Hunt faisaient l’objet de recensions critiques violentes30

30
Ces critiques visaient notamment, R. Darnton, The Great Cat Massacre and other Episodes in French Cultural
History, New York, basic Books, 1984. Edition française, Le Grand massacre des chats: attitudes et croyances
dans l’ancienne France, Paris, Ed Laffont, 1985 ; et, L. Hunt, Politics, Culture, and Class in the French
Revolution, Berkeley, University of California Press, 1984.

11
J’étais enchanté de voir la musique devenir un sujet de discussion important chez les
historiens français et américains, cela bien avant que les historiens anglais et allemands ne
l’inscrivent eux-mêmes parmi leurs centres d’intérêt. Les occasions que j’eu de participer à
différents séminaires en France et aux Etats-Unis, et d’y présenter des communications, furent
pour moi des expériences très fécondes. Je pense en particulier au séminaire de Jacques Revel
à l’EHESS, à celui des musicologues de l’Université Cornell, ou encore à celui des historiens
de l’Europe dans le cadre de l’Université Johns Hopkins.

Quelques choix structurant fondent votre réflexion sur l’origine des classiques et la formation
d’un canon musical. Vous adoptez une démarche génétique soucieuse des processus. Plus que
la définition d’un répertoire en tant que canon, c’est la formation du répertoire que vous
considérez comme cruciale à observer, car elle recèle les bases sociales du futur canon, ses
rôles rituels et ses fonctions politiques. Votre interprétation articule les pratiques à l’origine
d’un répertoire et d’un canon musical avec deux ordres de phénomènes assorties à deux
temporalités. Elle mobilise des changements d’ordre structurel affectant la société
(urbanisation, affirmation des capitales nationales, développement d’une économie de
marché et d’une société de consommation), et les formes du pouvoir (développement de
l’appareil d’Etat). Elle met en avant le rôle de catalyseur en matière de changement, joué par
les crises politiques et les surinvestissements idéologiques qu’elles favorisent. L’ensemble de
ce dispositif vous paraît-il toujours aussi opératoire ? Est-ce que vous l’amenderiez
aujourd’hui ?

Vous avez raison, ma démarche « était résolument génétique ». Plus que les conséquences
dans l’évolution des valeurs et des pratiques canoniques, ce sont leurs origines que je mettais
au centre de mes préoccupations. Comme j’y faisais allusion plus haut, mon nouveau livre
retrace cette histoire sur un siècle et demi. J’y restitue le façonnement progressif de pratiques
traditionnelles, tel qu’il se manifeste à la fois dans la société et dans la culture musicale
européenne. Le concert éclectique, conçu sur le mode d’une alternance stricte de morceaux
chantés et de morceaux pour instruments, désigne une de ces pratiques qui perdura longtemps.
Dans l’ouvrage qu’il a récemment publié, L’ouverture d’opéra en France de Monsigny à
Méhul, Patrick Taïeb montre qu’une telle pratique se maintient sous le Premier Empire,
malgré l’affaiblissement des monopoles tels que ceux de l’Ancien régime31. Toujours à

31
P. Taïeb, L’ouverture d’opéra en France de Monsigny à Méhul, Paris, Publications de la Société française de
musicologie, Troisième série, Tome XI, 2007.

12
propos de la longévité des pratiques, on peut mentionner le cas des concerts du Gewandhaus
de Leipzig dont les programmes continuent à proposer, jusqu’à la veille de la Première Guerre
Mondiale, des choix d’airs d’opéra généralement chantés avec un accompagnement au piano.
On pourrait ainsi parler de « longue durée » au sujet de beaucoup de pratiques musicales.
J’ai aussi modifié notablement ma manière d’aborder le problème de la canonicité.
Désormais, j’évite la formule « Le canon » qui confère une connotation ahistorique au
phénomène. J’identifie au contraire des canons distincts, référés à des genres musicaux et à
des contextes sociaux spécifiques. À ce titre, je dirais, par exemple, que les symphonies de
Mozart étaient appréciées dans des termes tout à fait différents de ceux qui valaient pour les
extraits de ses opéras, convoquant des références à la musique vocale de Rossini et de
Meyerbeer plutôt qu’aux morceaux de musique instrumentale de Haydn et de Beethoven. De
même, le statut canonique que l’on accordait à l’ouverture du Freischütz de Weber dans le
cadre des cafés-concert El Dorado n’avait aucune parenté avec celui qui lui était attribué à la
Société des Concerts dans la salle de la rue Vivienne. De fait, je ne désigne pas les morceaux
joués dans de tels contextes sous le nom de « classiques », tant que ce terme demeure
étroitement associé au vocabulaire esthétique et idéologique de la nouvelle haute culture
musicale.

Depuis les années 1990, l’historiographique incline franchement vers une histoire sociale qui
n’ignore pas l’action et les acteurs sociaux d’où des changements dans les échelles
d’observation. Vos travaux sur le canon incluent déjà ces perspectives, notamment à travers
les monographies que vous faites d’institutions telles, les Chapelles royales en Angleterre et
en France qui sont autant d’acteurs collectifs et, corrélativement, de par l’intérêt que vous
portez à la vie musicale dans des contextes urbains précis. Est-ce que vous renforceriez cette
façon de travailler sur un dispositif d’observatoires localisés pour approfondir vos travaux
sur le canon ?

J’ai récemment élargi mes recherches sur les capitales et les principales villes européennes.
Les circonstances d’une collaboration avec l’équipe qui étudie les concerts donnés au Musée
de Bordeaux entre 1783 et 1793, m’ont permis de constater que les programmes n’y
obéissaient pas du tout aux règles rigides qui avaient cours à Paris et qui préservaient des

13
situations de monopoles pour certaines œuvres32. Le magnifique projet de recherche, sous la
responsabilité de M. Taïeb33, a enrichi nos connaissances sur la vie de concert à Lyon et à
Angers34. Ce programme s’étendra bientôt à d’autres villes. Les travaux que j’ai poursuivis du
côté américain m’ont également apporté des éclairages nouveaux. C’est ainsi que j’ai
découvert des parallèles intéressants avec l’Angleterre. Les concerts qui avaient lieu à Boston
dans le premier XIXè siècle ressemblaient de très près à ceux auxquels on pouvait assister
dans des villes anglaises, telles que Edimbourg ou Birmingham. Le chant populaire – la
ballade avant tout – par nature anglo-américaine, apparut d’abord dans ces villes où il connut
un large succès, avant de s’imposer comme un mouvement musical à l’échelle mondiale, dans
la seconde moitié du XIXèsiècle.

Votre intérêt pour le canon musical recoupe une énigme historique: comprendre la position
leader des Anglais sur ce plan. Il s’agit d’élucider les pratiques qui, à partir de la fin du
XVIIè siècle, conduisent au délitement d’une tradition en faveur de l’exécution d’œuvres du
temps présent, de musique nouvelle, et, corrélativement, promeuvent les morceaux anciens, la
musique vieille de vingt ans, à une consécration inédite par la formation d’un répertoire, puis
d’un canon musical. La distinction entre musique nouvelle et ancienne, essentielle ici, renvoie
plutôt à la date d’écriture de la musique où à celle de la mort du compositeur, gommant la
composition musicale en elle-même. Or, sur ce plan, il peut y avoir de l’ancien dans une
musique contemporaine, notamment par l’apprentissage, la filiation entre musiciens, ou
encore le recours au patchwork. Qu’en pensez-vous ? Comment percevez-vous ce problème ?

Votre observation sur le caractère flou, mal défini, des limites entre le nouveau et l’ancien me
semble tout à fait perspicace. Pendant une bonne partie du XIXè siècle, les programmes de
concert font apparaître une relation étroite - une sorte de collégialité musicale- entre des
compositions nouvelles et anciennes, brouillant la ligne de partage entre passé et présent

32
W. Weber renvoie à sa contribution. « Les programmes de concerts, de Bordeaux à Boston », in : Patrick
Taïeb, Natalie Morel-Borotra, et Jean Gribenski (eds.), Le Musée de Bordeaux et la musique 1783-1793, Rouen,
Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2005, p. 175-193.
33
W. Weber fait ici allusion à la recherche sur le « Répertoire des programmes de concert en France ». Cf. « Le
concert à sa source », propos de P. Taïeb recueillis par Etienne Jardin et Yann Rocher, mai 2006. Consultable sur
le site Musique du CRAL/EHESS, http://musique.ehess.fr.
34
Cf. Michel Hild, Répertoire des programmes des concerts en France. Concert de l’Académie des Beaux-Arts
de Lyon, 1759-1772, septembre 2006, consultable sur le site du Centre de Musique Baroque de Versailles,
http://philidor.cmbv.fr/listeCorpus.
Yannick Simon, L’Association artistique d’Angers (1877-1893). Histoire d’une société de concerts populaires,
suivie du répertoire des programmes de concerts, Paris, Société Française de Musicologie, 2006.

14
d’une façon beaucoup plus accentuée que cela avait pu l’être auparavant35. Il en allait bien
différemment au XVIIIè siècle. Tant à Londres qu’à Paris, les pratiques opéraient une parfaite
séparation entre l’« Ancient music » ou la « Musique ancienne » d’une part, et les morceaux
de composition récente, d’autre part. Ainsi, le vieux répertoire disparaissait complètement des
programmations du théâtre de l’Opéra à Paris dans les années 1770, et en Angleterre, la
majeure partie de l’« Ancient music » n’était plus jouée au-delà de 1800. Toutefois, après
cette même date, on constate que des morceaux choisis, extraits des opéras de Cimarosa, de
Paisiello, ou de Mozart, commencèrent à rester à l’affiche des concerts de façon plus ou
moins permanente, à côté de morceaux composés plus récemment par Beethoven, Cherubini,
Méhul et Boieldieu. Les compositions d’une troisième génération de musiciens –surtout celles
de Rossini, Spohr, Auber, Weber et Mendelssohn – furent elles incorporées à ce répertoire au
cours des décennies 1830 et 1840. Finalement, ce n’est qu’à partir des années 1880, que se
crée un véritable fossé entre musique canonique et musique récente, comparable à celui que
l’on connaît aujourd’hui. C’est entre 1800 et 1880 que le mélange des musiques anciennes et
nouvelles apporta une richesse particulière à la vie musicale. L’essor de l’industrie du disque
au début du XXè siècle, souligne un processus comparable. Sophie Maisonneuve a très bien
montré comment cette industrie s’est alors développée à la faveur d’une opération de
reclassement dans la formation d’un patrimoine musical36.

Une curiosité pour terminer. Vous allez publier prochainement un nouveau livre, The Great
Transformation of Musical Taste : European Concert Programs from Haydn to Brahms. Le
titre annonce une synthèse sur le goût musical, une ligne de recherche qui vous tient à cœur.
Il met en avant une méthode, l’étude systématique des programmes de concert, que vous avez
très tôt défendue37. Pourriez-vous nous livrer un aperçu de ce travail ?

Dans ce livre, auquel j’ai fait allusion précédemment, je m’attache à étudier l’évolution du
goût dans le cadre de représentations précises, en m’appuyant sur une centaine de
programmes de concert. Aidé par les critiques de Michel Noiray, je définis la culture musicale
d’ancien régime comme un petit monde étroitement uni, où, mus par le jugement des

35
Renvoi à son article déjà cité à la question 6. W. Weber, « Canonicity and collegiality : « other » composers,
1790-1850 », op. cit.
36
Cf. Sophie Maisonneuve, Phonographie : la patrimonialisation de la musique au XXè siècle, Paris, Éd de
l’EHESS, à paraître.
37
Cf. l’article qualifié de « révolutionnaire » à cet égard par Patrick Taïeb. W. Weber, « La musique ancienne in
the Waning of the Ancien Régime », Journal of Modern History, 56 (1984), p. 58-88.

15
musiciens, des genres et des goûts divers tendaient à se fondre38. Ce cadre s’est effondré à
l’occasion des crises qui secouèrent les sociétés européennes après la Révolution de 1789.
Une période troublée s’ouvrait, qui donna libre cours à l’expérimentation de nouveaux types
de goûts et de programmes musicaux, du très sérieux concert de quatuor aux tournées très
rémunératrices des virtuoses. Le conflit passionné autour de la question de la définition de la
vie musicale, déboucha sur l’établissement d’un nouvel ordre musical après 1848. Des
mondes musicaux séparés et souvent conflictuels se développèrent, d’une variété allant du
répertoire symphonique donné à la Société des Concerts du Conservatoire aux
« chansonnettes », apanage des cafés-concerts. Une culture commune a pu néanmoins se
dégager dans le registre de l’opéra, sur la base de choix d’extraits repris dans presque tous les
genres de concerts. Les historiens de l’opéra s’attachent seulement maintenant à étudier
l’apparition d’un canon dans le monde de l’opéra. À quel moment et dans quel cadre émerge-
t-il ? Avait-il plus de parenté avec le canon de la musique symphonique ou avec celui de la
musique de chambre ? Sur ce point, je rejoindrais John Rosselli, pensant que l’on a affaire à la
mise en place d’un cadre bien distinct, qui ne sera toujours pas vraiment constitué après la
Première guerre mondiale39.

© Propos recueillis et traduits de l’américain par Annie Sevin (EHESS)


Paris, novembre 2007

38
Michel Noiray. Directeur de recherche sur le patrimoine musical en France (CNRS. Ministère de la Culture.
Bibliothèque nationale de France), ses travaux portent sur l’opéra français et sur les questions d’esthétique et
d’historiographie musicales, au XVIIIè siècle. M. Noiray, Vocabulaire de la musique de l’époque classique,
Paris, Minerve, 2005.
39
Cf. John Rosselli, “Italy. The Decline of a Tradition”, in, Jim Samson (ed.), The Late Romantic Era from the
Mid-Nineteenth Century to World War One, London, Macmillan, 1991, p. 126-150.

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