Secteurs stratégiques | Société et culture

Bilan

Le rôle des médias dans

la tourmente des transitions politiques :
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le cas de l’Égypte et de la Tunisie

Azzurra Meringolo 1 rôle du journaliste s’est transformé – on peut même

Chercheuse du Programme Méditerranée et Moyen-
Orient, Istituto Affari Internazionali (IAI), Rome
Journaliste professionnelle et éditrice en chef de Arab
Media Report
Que signifie vraiment être journaliste ? C’est une
des questions pressantes qu’on peut se poser dans
les pays qui ont connu le printemps arabe. Lorsque
les places se sont enflammées, des centaines de
jeunes gens sont descendus dans les rues, arborant
la double casquette de manifestant et de ci-
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parler, dans le cas de l’Égypte, de renaissance – de-
venant de plus en plus militant. La neutralité et la cré-
dibilité peinaient à s’affirmer. En fait, aujourd’hui, les
programmes de diffusion font progressivement place
à de véritables programmes de politisation.
En tenant compte de tout ce qui précède, le présent
article jette un regard critique sur le rôle joué par les
médias pendant et après les révolutions égyptiennes
et tunisiennes, au moment où ils s’imposaient le plus.
Comment se sont-ils comportés, quels mécanismes
ont-ils mis en œuvre au cours de ces périodes de
transition, plus particulièrement lorsque la polarisa-

toyen-journaliste. Ils ont fait connaître au monde, vo-
lontairement et librement, une page d’histoire qu’ils
avaient contribué à écrire. Pendant ce temps, les
télévisions officielles persistaient à fermer les yeux.
Quand enfin la censure et l’autocensure ont été
mises à bas, les journalistes, qu’ils soient profes-
sionnels ou amateurs, se sont retrouvés dans un en-
vironnement entièrement nouveau pour les médias
et la communication. Sans expérience, dans ce
contexte inédit et non régulé, ces nouveaux journa-
listes ont goûté à l’émotion que procure la liberté
d’exercer ses droits, droits qu’ils avaient reconquis
pendant les manifestations.
Les journalistes, à partir de ce moment-là, pouvaient
Annuaire IEMed. de la Méditerranée 2015
tion s’accentuait ? L’ont-ils accentuée ou au contraire
apaisée ? C’est pour répondre à ces questions qu’on
se propose ici d’examiner attentivement l’évolution
du processus complexe de réforme des médias, pro-
cessus qui aujourd’hui encore n’est pas terminé.
Entre polarisation et compromis : les médias
tunisiens lors de la transition politique
Lorsque les diffuseurs privés se sont ouverts aux re-
portages politiques, cela a radicalement modifié le
paysage audiovisuel tunisien. Entre 2012 et 2013,
pas moins de douze radios et un nombre considé-

mesurer l’influence qu’ils exerçaient sur le public – eux rable de chaînes de télévision ont commencé à dif-
qui pendant des années avaient dû lui cacher une par- fuser des émissions sans autorisation préalable. En
tie de la vérité et occulter leur propre interprétation fait, la libéralisation, en s’étendant, a secoué le
des évènements. En un très court laps de temps, le monde de la télévision 2. Comme l’explique Fatima

1 Azzurra Meringolo est chercheuse, rattachée au programme Méditerranée et Moyen-Orient de l’IAI, et directrice des séries Insight sur l’Égypte.
Journaliste professionnelle, elle est éditeur en chef du webzine de l’IAI AffarInternazionali et coordinateur scientifique de Arab Media Report. Auteur
de I ragazzi di piazza Tahrir, elle a gagné en 2013 le prix Indro Montanelli et a reçu pour sa thèse de doctorat le prix Maria Grazia Cutuli.
2 Huit nouvelles chaînes de télévision privées ont été créées. De plus, on peut identifier plusieurs stations télévisées privées opérant à travers le

satellite Nile Sat. Parmi ces chaînes commerciales, on peut citer Tunisia World tv, Djanoubya tv, Tunisia New tv, Al-Hiwar, Ettounissia tv, Sport tv,
et plus récemment Telvza tv, ainsi que quatre chaînes affiliées à la branche tunisienne des Frères musulmans : Zitouna, Al-Insan, Al-Moutawassit
et Al-Qalam. Zitouna, par exemple, est dirigée par Oussama ben Salem, fils de Moncef ben Salem, le chef du parti Ennahdha et ex-ministre de
l’enseignement supérieur entre 2011 et 2014.
El-Issawi 3, la polarisation excessive a fait peser sur de toute interférence gouvernementale, en particu-

Bilan
ce pluralisme récent un grave danger. Les télévi- lier en ce qui concerne les organismes de radiodiffu-
sions nationales ont rapidement été à l’avant-garde sion étatiques.
des clivages politiques, les investissements consé-
quents effectués par des hommes d’affaires attisant
La réforme des médias tunisiens

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la confrontation entre « télévision de gauche » et
« télévision islamiste ».
Il est tentant d’étudier le clivage des médias tunisiens
à travers le prisme de la dichotomie islamistes/
laïques. Cependant, les chiffres de l’audimat montrent
que les chaînes de télévision qui existaient avant la
révolution dominent encore le paysage audio-visuel
tunisien, et que les chaînes islamistes et religieuses
ne sont pas favorablement accueillies par le public.
Par conséquent, l’opposition entre les deux pôles,
l’islamiste et le laïc, ne reflète pas l’environnement
médiatique  4, qui ressemble plutôt à un champ de
bataille où s’entremêlent différents paramètres et in-
térêts concurrents.
Parallèlement, l’approche adoptée par le journalisme
partisan est devenue, en Tunisie, un des traits domi-
nants du système médiatique postrévolutionnaire. Si
ce système, qui choisit d’embellir l’image de ses al-
liés politiques et idéologiques, a failli aux yeux des
est une démarche positive, mais
des résultats probants sont encore
attendus, et ces médias doivent
gagner une maturité et une
autonomie par rapport aux partis
d’opposition, dont ils sont pour
l’instant de simples extensions
Avec les dispositions de la nouvelle Constitution, ce
sont là des étapes importantes pour la protection de
l’indépendance et des droits des médias. Cepen-
dant, plusieurs obstacles limitent la portée de cette
réforme – au premier rang, le rôle du pouvoir judi-
ciaire et l’efficacité restreinte des décrets. La réforme
des médias tunisiens est une démarche positive,
mais des résultats probants sont encore attendus, et

groupes de défense des droits et des libertés, le
secteur médiatique n’en est pas moins engagé dans
un important processus de réforme qui mérite toute
notre attention.
À ce jour, la réforme médiatique a permis de déman-
teler les caractéristiques qui, dans le système précé-
dent, étaient au service de l’oppression politique.
L’Instance Nationale pour la Réforme de l’Informa-
tion et de la Communication, l’INRIC, est une ins-
tance consultative qui a mené à bien la révision de la
réglementation régissant les médias nationaux. Deux
décrets importants ont suivi : le premier (41-2011) a
remplacé le vieux code de la presse datant de 1975,
jugé répressif, par un nouveau code qui garantit à
présent les droits fondamentaux des médias ; le se-
cond (116-2011) a mis en place la Haute Autorité
Indépendante de la Communication Audiovisuelle,
l’HAICA, chargée de réglementer le secteur à l’abri
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ces médias doivent gagner une maturité et une auto-
nomie par rapport aux partis d’opposition, dont ils
sont pour l’instant de simples extensions.
Alignés et vaincus : les médias égyptiens
pendant la transition
L’Égypte postrévolutionnaire n’a pas échappé à la
prolifération médiatique 5. S’ajoutant aux nouveaux
médias dépendant des partis politiques, de nou-
velles entreprises médiatiques ont été créées par de
riches hommes d’affaires liés au régime Moubarak,
davantage pour défendre leurs intérêts que ceux de Annuaire IEMed. de la Méditerranée 2015
la population. Le résultat, c’est la hausse de la cor-
ruption morale et financière. Même si la Constitution
de 2013 a marqué un réel progrès pour la protection
de la liberté d’information, celle-ci est restée lettre

3 El Issawi, Fatima. « Tunisian media and political polarization: glorifying the self, rejecting the other ». A: P. Longo, A. Meringolo éds., The Tunisian

media. Between polarization and compromise. Monographies de Arab Media Report, Rome, 2015, p. 41.
4 On peut l’expliquer en partie par le rôle joué par les acteurs des sphères politique et journalistique. Ceux-ci s’affrontent dans une compétition et

une tension permanente, les uns comme les autres entièrement et directement dépendants de l’approbation du marché et du consensus public.
C’est donc le facteur économique qui domine l’organisation du secteur médiatique tunisien, où cohabitent le religieux, le politique, les capitaux et
le divertissement.
5 15 nouvelles chaînes de télévision se sont vues attribuer une licence de diffusion.
 morte, en raison des campagnes de répression dé- nombre de journaux et de réseaux de télévision
Bilan

clenchées par un gouvernement soutenu par les mi-
litaires. Les régimes successifs en Égypte ont pris
des mesures pour limiter la liberté d’expression et
contrôler le fil narratif de la couverture médiatique.
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sont tout à fait capables de transmettre et de réper-
cuter des exagérations, de fabriquer de la désinfor-
mation et des reportages falsifiés, et de commettre
chaque jour toutes sortes d’infractions sans être

L’espoir de voir se développer un secteur plus pro-
fessionnel a été anéanti par l’appareil des médias
officiels dont le seul objectif est de soutenir le ré-
gime au pouvoir, quel qu’il soit. Qui plus est, le pro-
fond clivage entre les pro-islamistes et les pro-libé-
raux, surtout vers la fin de la période des Frères
musulmans, a transformé les médias en canal favori
de propagande politique.
L’espoir de voir se développer un
secteur plus professionnel a été
anéanti par l’appareil des medias
officiels dont le seul objectif est
de soutenir le régime au pouvoir,
quel qu’il soit
Le contrôle des médias par les Frères musulmans
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inquiétés. Ils célèbrent en permanence les réus-
sites du gouvernement, mais se taisent sur ses
échecs. Faute d’un code éthique et d’un cadre
adapté pour les médias, les journalistes finissent
par n’être plus que les porte-paroles de leurs diri-
geants, qui eux-mêmes répercutent le plus souvent
la rhétorique gouvernementale.
Dans ce contexte, la société civile a immédiatement
appelé à réformer le cadre juridique du fonctionne-
ment des médias. Le jour qui suivit la démission de
Moubarak, le Forum des organisations indépen-
dantes de défense des droits de l’homme rendait
publique une déclaration comportant un passage
important sur la réforme des médias. La Coalition
nationale pour la liberté des médias était créée dans
la foulée ; le 3 mai 2011, elle publiait au Caire une
Déclaration de la liberté des médias qui établissait
dix principes relatifs à la liberté des médias, exigeait
la suppression du ministère de l’information et du

était certes un des aspects les plus évidents de l’au-
toritarisme du régime islamiste, qui s’inspirait claire-
ment du comportement du régime précédent. Mais
la vague de propagande populiste associée à l’inter-
vention militaire de 2013 reproduisait également les
tactiques de l’ancien régime pour mobiliser l’opinion
et museler les médias à son profit. Loin d’apaiser la
rivalité entre les forces islamistes et les libéraux, les
médias l’ont exacerbée, nourrissant la rancœur po-
pulaire à l’encontre du gouvernement des Frères
musulmans et soutenant – ou plutôt, enjolivant – l’in-
tervention militaire.
Aujourd’hui, les journalistes, qu’ils travaillent dans
les médias privés ou dans les médias publics, ont
Annuaire IEMed. de la Méditerranée 2015
conseil supérieur de la presse, et réclamait leur rem-
placement par des organismes indépendants. Le
ministère fut suspendu, ainsi qu’un bon nombre de
lois limitant la liberté des médias. Mais cette ten-
dance ne dura pas. Un premier revers fut la nomina-
tion, le 9 juillet 2011, d’un nouveau ministre de l’in-
formation, Oussama Heikal, au grand dam des
groupes égyptiens de défense des droits de
l’homme, qui espéraient que ce ministère avait été
définitivement aboli 7. S’ensuivit une série de nou-
velles nominations dans la presse gouvernementale,
sous la houlette du conseil de la Choura, la chambre
haute égyptienne, dominée par les islamistes.
On peut dire en fin de compte que le cadre législatif,

encore en commun cette attitude de propagan- qui, formellement, n’a quasiment pas bougé, institue
diste, s’instituant protecteurs du régime, toujours un régime réglementaire strict pour les médias, fai-
prêts à orchestrer des campagnes médiatiques à sant largement place au contrôle gouvernemental.
sa gloire chaque fois qu’il se sent menacé 6. Bon Aujourd’hui, une réforme des médias publics est plus

6 Pour mieux comprendre le rôle des medias égyptiens lors du coup d’État, voir El Issawi, Fatima. « Le rôle des médias égyptiens dans le coup

d’État ». Dans Annuaire IEMed de la Méditerranée 2014, IEMed : Barcelone, 2014. www.iemed.org/observatori/arees-danalisi/arxius-adjunts/
anuari/anuari-2014/ELIssawi_Medias_egyptiens_coup_Etat_Annuaire_IEMed_2014.pdf/.
7 Mendel, Toby ; Abdel Aziz, Yasser ; Allam, Rasha Nabil ; Al-Zahraa Abdel Fattah, Fatima ; Mahmoud, Hany Ibrahim. « Assessment of media

development in Egypt based on UNESCO’s Media Development Indicators ». Bureau de l’UNESCO au Caire et Bureau régional pour la Science
dans les États arabes. Le Caire, Bureau de l’UNESCO, 2013, pp.6-8. www.unesco.org/new/en/communication-and-information/resources/publi-
cations-and-communication-materials/publications/full-list/assessment-of-media-development-in-egypt/ Pour une liste des nouvelles initiatives
de réforme depuis que la révolution a éclaté, voir p. 78.
nécessaire que jamais, mais la volonté politique fait
défaut. Comme ceux de ses prédécesseurs, le ré-
gime d’Al-Sissi montre peu d’intérêt à rendre les mé-
dias plus ouverts et plus démocratiques.
Conclusion
Cette analyse porte essentiellement sur l’évolution
du secteur des médias au cours des périodes trou-
blées de transition qui ont suivi les révolutions en
Tunisie et en Égypte. Soulignant le défi que repré-
sente en lui-même la réforme des médias, cet article
montre le rôle joué par ceux-ci, au cours de deux
processus de démocratisation différents. Si, pour la
révolution tunisienne, le compromis et la réconcilia-
tion ont prévalu, en Égypte, l’évolution régressive a
été dominée par les clivages et le sectarisme. À son
paroxysme, cette évolution a transformé les médias
en plate-forme idéale pour les groupes de pression
politique. Devenu un champ de bataille politique au
lieu d’être un moyen d’apaiser un climat social sur-
chauffé et d’attirer l’attention sur les défis prioritaires
pour le développement du pays, les médias ont exa-
cerbé les divisions nationales et poussé le pays au
bord de la guerre civile. Tel n’est pas le cas pour la
Tunisie, où les médias ont joué un rôle plus positif.
La gestion agitée mais « raisonnable » de la transi-
tion constitutionnelle par la troïka (Ennahdha, CPR
et Ettakatol) a permis d’éviter le danger et, grâce à
l’absence de polarisation des médias, l’exaspération
du débat politique, qui aurait pu entraîner le pays
dans l’abîme du sectarisme.
Néanmoins, dans ces deux pays, l’approche du jour-
nalisme partisan est devenue un trait essentiel du
système médiatique de l’après-révolution. La ré-
forme institutionnelle est importante et il faut insister
dessus, mais les organisations de la société civile
devraient, dans les deux pays, promouvoir un pro-
cessus complet de réforme de l’intérieur. Comme
nous l’avons déjà vu en comparant les parcours ins-
Bilan
titutionnels, le processus de réforme tunisien s’est
révélé plus fructueux que le processus égyptien.
Même s’il n’est pas encore terminé, il a obtenu des
résultats significatifs. La situation en Égypte est in-
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verse. Non seulement le débat sur la réforme des
médias a été médiocre, mais le processus formel de
réforme n’a abouti à rien d’important. Dans ce pays,
la seule voie de réforme possible semble devoir pas-
ser par les voix dissidentes à l’intérieur des médias,
avec l’appui de la société civile et des masses.
Si on soutenait le journalisme
professionnel plutôt que favoriser
le journalisme partisan, les médias
égyptiens pourraient jouer un rôle
plus positif, en abandonnant leur
comportement propagandiste et
en apaisant – au lieu d’exacerber –
les tensions du débat politique
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Même si les réformes législatives – tout comme en
Tunisie – sont indispensables, le risque existe
qu’elles ne fassent que poser les bases du change-
ment sans réellement l’inculquer. Il est désormais
temps pour les organisations de la société civile de
lancer un processus de réforme interne complet. En
s’appuyant sur une approche de la réforme par le
bas, ce processus devrait viser à éradiquer les ré-
flexes d’autocensure, redonner une valeur à l’infor-
mation et souligner l’importance d’un code déonto-
logique. Si on soutenait le journalisme professionnel
plutôt que favoriser le journalisme partisan, les mé-
dias égyptiens pourraient jouer un rôle plus positif,
en abandonnant leur comportement propagandiste Annuaire IEMed. de la Méditerranée 2015
et en apaisant – au lieu d’exacerber – les tensions
du débat politique.