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Frédéric Neyrat
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ISSN 0292-0107
ISBN 2915547597
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-multitudes-2007-4-page-181.htm
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Frédéric Neyrat
l’affirmation
jusque dans
autonome
la mort
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182 · MULTITUDES 31 · HIVER 2008
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L’on dirait un texte écrit ces jours-ci, à l’occasion des fameux « Gre-
nelle de l’environnement » — mais non, il s’agit d’un texte qu’André
Gorz a rédigé en avril 1974 1. C’est d’abord cela qui est terrible quand
on lit André Gorz, ou Yvan Illich et quelques autres, c’est d’avoir af-
faire aujourd’hui à l’insupportable manifestation de ce qu’ils avaient
annoncé de pire. On se demande ce qui s’est passé depuis trente ans,
on se demande ce qui a conduit en particulier la pensée française à
négliger la fondation d’une écologie politique ; c’est sur cette absence
que s’est construite la biopolitique du capital dont nous voyons désor-
mais la concrétisation.
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comme l’immigration sous destin pétainiste, eugéniste, raciste ; fascisme
d’un ordre monarchique qui installe l’expertise au sommet et populise
le peuple. Il y a peut-être un « khmer vert » sur l’Internet, mais il y a
certainement des khmers bruns au pouvoir. « Fasciste » ? « Khmer
brun » ? Vraiment, on exagère ? Non, on n’a simplement pas encore trouvé
les noms qu’il faut, mais l’on peut tenter de décrire, comme Gorz, les
procédures qui mènent à un « pétainisme vert » 2 — la « gestion bu-
reaucratique de la survie humaine » par exemple, annoncée par Illich
en 1973 : « Il se peut que, terrorisés par l’évidence croissante de la sur-
population, de l’amenuisement des ressources et de l’organisation in-
sensée de la vie quotidienne, les gens remettent de leur plein gré leurs
destinées entre les mains d’un Grand Frère et de ses agents anonymes.
Il se peut que les technocrates soient chargés de conduire le troupeau
au bord de l’abîme, c’est-à-dire de fixer des limites multidimension-
nelles à la croissance, juste en deçà du seuil de l’autodestruction. Une
telle fantaisie suicidaire maintiendrait le système industriel au plus
haut degré de productivité qui soit endurable. L’homme vivrait dans
une bulle de plastique qui l’obligerait à survivre comme le condamné
à mort avant l’exécution » (Ivan Illich, La Convivialité). Cela n’a rien
d’exagéré, c’est tout simplement qu’on ne le voit plus.
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court » 3, et au cours d’un entretien donné à Libération en octobre 2006,
Gorz déclare : « J’essaye de montrer que le prétendu capitalisme cognitif
n’est pas du capitalisme, c’est la crise du capitalisme. Qu’il n’y a pas
de production de valeur dans le cognitif. Il est absurde de dire que la
production de valeur, c’est la production d’information. L’information
ne peut pas avoir de valeur, puisqu’elle n’est pas une marchandise, et
dire qu’elle est une valeur et qu’il y a un capitalisme du cognitif, c’est
nier tout le potentiel de subversion, de gratuité qu’il y a dans l’écono-
mie de l’immatériel. » Gorz était, on peut le dire, anticapitaliste.
Et, à vrai dire, ce devrait être pour nous — pour ceux qui pensent
qu’il y a un nous plus grand que le collectif-de-mon-moi — la moindre
des choses. Car le capitalisme est, aujourd’hui, ce qui empêche, notre
Grand Empêchement, il « empêche » la connaissance « de devenir un
bien collectif abondant » (I, 48). Être anticapitaliste, cela veut dire : s’op-
poser à la production artificielle de la rareté, au contrôle et aux enclo-
sures, aux « prédations d’externalités » — André Gorz reprend ce terme
à Yann Moulier Boutang, pour tirer cette expression dans ses « impli-
cations anticapitalistes » (I, 79). Se demander s’il faut être ou non an-
ticapitalistes, c’est très inquiétant, comme le note Isabelle Stengers : « Se
définir ou non comme anticapitaliste » peut avoir deux significations.
Soit les politiques sont à ce point défini/e/s par les mots d’ordre triom-
phalistes associés à l’emprise nouvelle du capitalisme au cours des der-
nières décennies qu’ils / elles en sont venu/e/s à hésiter effectivement,
à se demander s’il ne s’agirait pas d’une donne aussi indépassable que
la force de pesanteur. Et, dans ce cas, la politesse m’interdit de les qua-
lifier. Soit ces politiques savent — savent notamment que le capitalisme
ne peut répondre au défi qui nous est imposé, quoiqu’il soit parfaite-
ment capable de le constituer en nouvelle source de profit. Mais ils / elles
craignent les ricanements des modernisateurs qui les traiteront d’idéo-
logues irréalistes », précisant peu après qu’« il ne suffit pas d’être
“anti” » 4. La question que nous devons nous poser n’est pas : antica-
pitalistes ou pas, mais : dans quoi intégrer l’anticapitalisme, dans quelle
vie commune à construire ?
ANDRÉ GORZ · LIENS · 185
4°) Construire cette vie commune, cela ne sera possible qu’en ayant
la capacité, comme Gorz, de nouer des analyses économiques, écolo-
giques, technologiques, anthropologiques et philosophiques, et de sor-
tir de la politique anthropocentrée, démocentrée, qui se limite à pen-
ser, par exemple, une quelconque figure de la démocratie dissensuelle
contre la République ; d’accord, mais tout cela reste dans le cadre
convenu de notre rationalité moderne occidentale telle qu’elle s’est dé-
veloppée. Pour Illich, la convivialité est d’abord une qualification de l’ob-
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jet, et non de l’homme (« c’est l’outil qui est convivial et non l’homme »,
écrit-il noir sur blanc). On ne changera rien tant qu’on ne favorisera
pas le développement de ce que Gorz appelle des « technologies ou-
vertes » (coopératives) au détriment des « technologies verrous », qui
asservissent et conduisent à ce qu’Illich nomme le « monopole radical »
(pas seulement le fait d’imposer un produit, mais de se substituer au
« pouvoir-faire de l’individu » ; l’empowerment, c’est déjà dans Illich). On
notera d’ailleurs que c’est sur cette distinction cardinale que se conclut
L’Immatériel, Gorz s’appuyant sur Sloterdijk : là où les « allotechniques »
s’apparentent à la pratique du viol, à la « destruction des matières pre-
mières », en s’appliquant du dehors sur la matière et confirmant de la
sorte la division Sujet-Objet, Maître-Subordonné, etc. Les « homéo-
techniques », élaborées à partir du paradigme de l’information, de la
« pensée de la complexité » et de l’« écologie », impliquent une straté-
gie de « coopération », de « dialogue » avec la nature : l’homéotechni-
que, écrit Sloterdijk, « ne peut rien vouloir de totalement différent que
ce que les “choses elles-mêmes” sont par elles-mêmes ou peuvent deve-
nir par elles-mêmes » 5. N’est-ce pas cela, l’autonomie réelle ? L’au-
tonomie au-delà de l’homme, l’autonomie cosmopolitique ?
On sait à quel point ces terme d’autonomie et d’autogestion ont pu
être importants pour Gorz, comme pour tant d’autres penseurs il n’y
a somme toute pas si longtemps. Nous croyons qu’il est temps de re-
motiver ces termes, qui habitent toute la pensée de Gorz, et qui per-
mettent de comprendre ses changements de points de vue, qui ne font
que dessiner, comme le dit Jean Zin dans ce numéro, la fidélité supé-
rieure de Gorz. C’est la fidélité au principe d’une autonomie radicale
qui le fait passer au principe d’un revenu d’existence — si celui-ci, bien
entendu, permet d’éviter la « production de soi sous contrainte » (I, 104).
Mais qui parle encore d’autonomie aujourd’hui ? Au mieux, dans la pen-
sée critique et postmoderne, on retient l’idée d’une « logique autono-
misée des agencements sociaux qui agit à travers moi en tant qu’Autre »
(EEL, p. 102), et Gorz s’emploie à l’analyse de cette autonomisation
machinique. Mais contre cette expropriation verticale, il y a l’autono-
186 · MULTITUDES 31 · HIVER 2008
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vités à repenser la vie à partir d’un processus ontologique qui permette
de distinguer entre l’autonomisation virale, cancérigène, hétérodirec-
trice, et l’autonomie qui s’affirme jusque dans la mort — avec l’autre, dans
l’amour, dans un couple, forme parmi d’autres et forme princeps peut-
être de la coopération.
Illich pointait ce problème dans La Convivialité : c’est un autre qua-
lifié, un médecin en l’occurrence, qui seul peut nous « déclarer » ma-
lades aujourd’hui, et nous déclarer morts de surcroît. L’affirmation de
l’autonomie jusque dans la mort est simplement le nom d’une révolu-
tion intégrale de l’existence en politique, en économie, où l’on veut.
Oui, ça, c’est radical. L’autonomie est ce qui doit être affirmé contre
le monopole radical. Elle doit être affirmée contre vents et marées, ou
plutôt en profitant des vents favorables, parce que la vie, avons-nous
lu plus haut, « s’explique par elle-même ». « Est sans pourquoi, fleurit
parce qu’elle fleurit », ajoutons-nous à nos risques et périls, puisque nous
citons ici Angelus Silesius. Si nous ajoutons ici cet élément mystique,
ce n’est que pour laisser une place à ce que les hommages ratent la plu-
part du temps, voulant conserver encore ce qui s’est autonomisé en un
sens extrême, et qui demeure ni plus ni moins qu’irrécupérable.
—
(1) A. Gorz, Écologie et Politique, Seuil, coll. « Points », 1978, p. 9.
(2) Ibid., « L’écologie, une éthique de la libération » in EcoRev’, n° 21. Noté désormais (EEL).
(3) Ibid., L’Immatériel, Paris, Galilée, 2003, p. 47. Noté (I).
(4) I. Stengers, « Avoir besoin que les gens pensent », in Mouvements (www.mouvements.
info/spip.php?article169)
(5) P. Sloterdijk, La Domestication de l’être, Mille et une nuits, 2000, p. 91.