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Circularité et causalité dans le Cosmos de Charles de Koninck

Eric Trelut
Professeur de philosophie
Lycée de la Sauque (La Brède, France)

« Il n’y a pas de vraie sagesse sans un peu de folie. »


Maritain, 168 – de Jacques Maritain. Kolbsheim 11 août 1966
Mon bien-aimé Henry

« Knowledge is not only necessary ; it is most noble pursuit, inducing happiness of the
Highest kind – provided the knowledge be also wisdom. Meantime it is essential to the wisdom we can achieve
in this life that web e aware of the limitations of knowledge, that we dispel darkness wherever we can, and yet
realize the frailty of the wisdom we may come to possess. But we bear wisely in mind the limitations of our
knowledge is not the same as to rest in them. To the lively intellect, its own limitations are a constant challenge ;
to shrink from this challenge would be the very opposite of wisdom – like the attitude of the foolish virgins who
failed to provide themselves with oil for their lamps. I say to tou as Chancellor of a Catholic University. »
Charles de Koninck, Words and Wisdom, 1960.1

Introduction

Charles de Koninck (29 Juillet 1906 -13 Février 1965) affirme tout au long de son œuvre, dès
19362 jusqu’en 19643, peu avant sa mort, que la philosophie de la nature est science et
sagesse. Cette sagesse, qui de tous les savoirs, est peut-être celui, dit-il, que nos oublions le
plus imperceptiblement4. Pour deux raisons principales ou une double illusion : soit parce que
nous prenons si aisément pour acquis les principes ou éléments les plus simples et communs,
soit parce que nous tirons la science dans le domaine de l’art. Double illusion, en effet, car

1
Charles de Koninck, Words and Wisdom, http://www.scribd.com/doc/7808241/folder-13-part-4 p. 19.
2
Charles De Koninck, « La philosophie des sciences, fonction sapientiale de la philosophie de la nature », Acta
Pont. Acad. Romanae S. Thomae Aq., Acta secundi congressus thomistici internationalis, 1936, 3 (1937) : 359–
62, at 360.
3
Charles De Koninck, « La métaphysique comme philosophie des sciences », La Presse, March 7, 1964, 5–6.
4
Charles De Koninck, « Introduction à l’étude de l’âme », Laval théologique et philosophique 3, no. 1 (1947) :
9–65. « Mais à s’en tenir à ce contexte, on risque de s’aveugler, d’oublier que le but est avant tout de voir
qualiter se habet veritas rerum. L’oubli, lui aussi, fait de l’histoire. Sous prétexte que depuis des siècles ils ont
été réglés (comme on pourrait le voir dans tel ou tel livre si seulement le progrès nous en permettait le loisir) on
laisse dormir les problèmes élémentaires, les couvrant de poussière surtout par certaine manière d’en faire
l’histoire ; alors qu’au contraire nous devons les ranimer sans cesse en les posant de nouveau, car nos idées ne
sont pas innées ; et si même elles l’étaient, néanmoins faudrait-il l’effort de la réminiscence. On doit y revenir
toujours, fût-ce gauchement, de peur que la sagesse, qui de tous les savoirs est peut-être celui que l’ on oublie le
plus imperceptiblement – et d’ailleurs aux yeux du monde avec le moins de regret – du fait que l’ on prend si
aisément pour acquis les principes ou éléments les plus simples et communs ; crainte, dis-je, qu’elle ne continue
de se laisser emporter par le mouvement de l’histoire, c’est-à-dire par le temps qui tient davantage de l’ oubli. »
https://doi.org/10.7202/1019779ar.

1
d’un côté nous identifions le plus connaissable pour nous avec le plus intelligible en soi, et
d’autre part, nous attribuons aux choses elles-mêmes la potentialité de notre intelligence. Au
fond, c’est la source première de la connaissance qui est oubliée, à savoir l’étonnement que
les choses mêmes sont ce qu’elles sont. Une admiration mal placée5 !

Car, bien qu’elle ne soit pas la première, la philosophie de la nature est une sorte de sagesse
en tant qu’elle participe de la fonction proprement sapientiale de la métaphysique. Pour
Charles de Koninck, les savoirs de la nature sont multiples. En effet, à elle seule la science
démonstrative de la nature n’épuise pas toute la réalité naturelle ; elle n’atteint que l’aspect
nécessaire des êtres naturels. De là, pour Charles de Koninck, la nécessité des sciences
expérimentales pour étudier ce qui est contingent dans la nature et qui échappe à la science
« cognitio certa per causas ». Pourtant cela ne signifie pas que la nature est morcelée. Dans sa
fonction sapientiale la philosophie de la nature surmonte cette division et rétablit l’unité. La
philosophie de la nature peut ainsi réfléchir sur ce qui est connu par les sciences
expérimentales sans sortir de son domaine propre car l’être mobile qui est son objet comporte
ces deux aspects, l’un nécessaire, l’autre contingent. Elle n’est donc sagesse que relative aux
sciences expérimentales qu’elle peut juger, défendre et utiliser.

Selon le philosophe Jacques Maritain (18 Novembre 1882 - 28 Avril 1973), la métaphysique
est pleinement sagesse car elle ne demande pas à être compléter par les sciences
expérimentales de la nature, elle les domine, elle est libre d’elles. En ce sens la philosophie de
la nature est fondamentalement distincte de la métaphysique. Certes, elle demande à se
compléter6 par les sciences expérimentales, comme les sciences expérimentales demandent à
se compléter par elle. Mais, pour Maritain, la philosophie de la nature est déjà sagesse en tant
5
« L'admiration du vulgaire moderne n'est pas pour la nature mais pour la science expérimentale de la nature ;
non pas en tant qu'elle nous fait connaître le monde pour le connaître tel qu'il est en lui-même mais en tant
qu'elle manifeste la puissance de l'homme. Cela même explique le culte dont les savants sont aujourd'hui l'objet.
Ce serait pour la philosophie une chose fort désastreuse que d'être l'objet d'un semblable culte. L'histoire de la
philosophie moderne nous a donné la preuve. On parle souvent du culte d'Aristote au moyen-âge alors qu'on
estimait Aristote pour la lumière qu'ils jetaient sur les choses. Le culte des philosophes (au pluriel) est au
contraire une chose tout à fait moderne, les philosophes ayant abandonné la philosophie pour faire œuvres
d'artiste. L'on croit aujourd'hui que la philosophie est un synonyme de philosophie. L’ont fait des philosophies
comme on fait des tableaux. Il est véritable que la science expérimentale fait sentir au vulgaire d'une manière très
frappante l'ingéniosité et l'astuce de l'homme. Mais il faudrait être fort naïf pour croire cette vénération de la
masse pour la science moderne différente de la vénération des peuples sauvages pour l'art magique de leurs
féticheurs. » Extrait d’un cours donné par Charles de Koninck et que l’on peut trouver sur le site des Archives en
ligne : https://fr.scribd.com/doc/13715395/20081019-150023-2013.
Et, « Je disais le monde est obscur mais il n'est pas facile de le voir. Les animaux ne savent pas que le monde est
obscur : l'ignorance ne les torture pas ; c'est qu'ils n'ont pas de terme de comparaison. L’appréciation de
l'obscurité suppose la lumière. L'étonnement principe de science suppose une certaine connaissance de
l'inconnu ; il suppose que l'on sait ce qu'il y a ce que l'on ne sait pas ; l'étonnement est une connaissance de
l'ignorance. Il n'est pas facile de voir l'obscurité du monde parce que cette connaissance suppose la distinction
entre ce qui est le plus connaissable pour nous est ce qu'il est en soi. Le particulier est le plus connaissable pour
nous par le sens : surtout le sensible propre ; parmi les sensibles communs : le mouvement ; les deux comme
choc les sens : leur combinaison donne le sensible plus parfait ; le mouvement donne aux couleurs une sorte de
vie (pour le sens lui-même, le confus plus connaissable). De même l'universel confus, générique, la classe, est
plus connaissable pour nous. Si nous nous arrêtons à cet ordre de cognoscibilité nous vivons dans un univers très
connaissable ; nous ne dépassons pas la potentialité de l'intelligence. Et comme sur ce plan il existe une infinité
de problèmes, l'humanité peut y trouver une éternité de recherche et l'on trouvera toujours du nouveau. Quand
l'intelligence est satisfaite de ce degré de connaissance on n’y perd rien Or tel est le cas de l'immense majorité
des hommes. Elle n'est sensible qu’aux difficultés qui sont de l'ordre de la cognoscibilité qu’elle estime unique.
Quand une intelligence n'est pas apte à s'étonner de ce que les choses sont ce qu'elles sont, les solutions des
problèmes et les tentatives de solutions doivent nécessairement lui paraître absurde. »
https://fr.scribd.com/doc/7797751/Folder-2-Part-3

2
que savoir de type ontologique, car elle est séparée7 (libre) de l’explication de détails des
phénomènes, même si ce savoir, elle l’a tiré des sens 8. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle,
selon Maritain, la métaphysique est sagesse simpliciter, car elle est libre parfaitement de
toutes les sciences des phénomènes. Ne demandant pas à être complétée par les sciences
expérimentales, la métaphysique les domine9. En ce sens la philosophie de la nature est un
savoir spécifiquement autre que celui des sciences expérimentales de la nature.

Toutefois, selon Jacques Maritain, la philosophie de la nature se distingue aussi de la


métaphysique en tant qu’elle partage avec les sciences expérimentales de la nature le même
degré générique d’abstraction ou « le premier degré de visualisation abstractive ». Mais, l’une
et l’autre sont pourtant bien distinctes : elles sont fondées sur des types d’abstraction
formellement différents10, dont la différence spécifique 11 est soit issue originairement (pour
Charles de Koninck) de la distinction ontologique entre ce qui est nécessaire et ce qui est
contingent12, soit (pour Jacques Maritain) du caractère détaillé ou non de l’analyse des
phénomènes naturels13.

1. L’article de 1941 et la question des deux thèses selon John G. Brungardt

Or, en 2016, dans sa dissertation doctorale14 (deuxième partie, chapitre six) et son article
publié la même année, le philosophe américain John G. Brungardt15 souligne l’existence de

6
Pour Charles de Koninck, la philosophie de la nature et les sciences expérimentales doivent se compléter, non
pas l’une par l’autre, mais en constituant la philosophie des sciences, dimension sapientiale de la philosophie de
la nature.
7
Ne lit-on pas, d’autre part, en Métaphysique, Z 13, que « la ligne double se compose de deux demi-lignes, mais
seulement en puissance (dunamei), car l’entéléchie sépare (hê gar entelecheia chôrizei) » (1039a 6 -7). Ici, il faut
entendre la distinction fondamentale chez Jacques Maritain entre la philosophie de la nature et la métaphysique à
partir de leur objet formel (avec ou sans matière).
8
Ici, il distingue la philosophie de la nature des sciences expérimentales en tant que celle-ci rejette l’intuition du
sens, alors que celle-là attend de la sensation davantage (la valeur spéculative de la sensation joue au maximum
dans la philosophie de la nature.
9
Cette liberté lui donne une certaine indépendance par rapport au temps. Un traité de métaphysique peut, selon
Jacques Maritain (s’il est pur) traverser des siècles, alors qu’un traité de philosophie de la nature peut vivre une
vie d’homme, parce qu’il est en contact avec les sciences expérimentales de son époque.
10
Si bien que les sciences expérimentales n’ont pas accès au premier degré d’abstraction, mais y tendent. Pour
Charles de Koninck, Jacques Maritain montre que les sciences expérimentales de la nature sont distinctes de la
philosophie de la nature. Dans des notes de son cours intitulé « Biologie philosophique » de 1935-1936 prise par
Eugène Badin, il écrit qu’il est le seul auteur moderne qui ait su distinguer les sciences expérimentales de la
philosophie de la nature.
11
Jacques Maritain insiste, au contraire, sur le rapport au sensible. La philosophie de la nature «  honore »
pleinement le mystère de la perception sensorielle, elle attend d’elle davantage que la seule lecture des
indications fournies par des instruments d’observation et de mesure. Ainsi, sa connaissance ontologique du
sensible est une intelligibilité ombrée.
12
Dès son cours sur la physique d’Eddington (1934-1935), Charles de Koninck affirme que l’univers des êtres
naturels est plein de « trous noirs » : il y a dans la nature une obscurité, une opacité absolument impénétrable. «
Nous ne pouvons pas bien saisir, écrit-il, ce que fait la nature, parce qu’elle-même ne le sait pas ». La nature est
obscure par rapport à nous parce qu’elle-même est indéterminée. https://fr.scribd.com/doc/7814873/folder-26-
part-2
13
« On ne peut pas dire que les anciens étaient incurieux du détail des phénomènes, ils s’y intéressaient autant
que les modernes, mais ils n’avaient pas vu que ce détail des phénomènes exige sa science à lui, sa science
spécifique, distincte spécifiquement (je ne dis pas génériquement) de la philosophie de la nature. » Jacques
Maritain, La philosophie de la nature, Téqui,1996, p. 31.
14
John G. Brungardt, The Primum Mobile in the Thomistic Aristotelianism of Charles De Koninck : On Natural
Philosophy as Architectonic, 2016, Catholic University of America.
15
John G. Brungardt, « Charles De Koninck and the Sapiential Character of Natural Philosophy », American
Catholic Philosophical Quarterly 90, no. 1 (2016) : 1-24. Doi : 10.5840/acpq20161570.

3
deux thèses chez Charles de Koninck qui semblent se contredire l’une l’autre 16. Selon
Brungardt, De Koninck réfute dans son article de 1941 sa première thèse sur la distinction
spécifique entre les sciences expérimentales et la philosophie de la nature. En effet, il pose sa
première thèse comme objection à sa nouvelle thèse de l’unité selon le mode de définir : l’une
et l’autre définissent avec matière sensible commune.

Selon la première objection :

« Il semble qu’elles soient tout à fait distinctes. La philosophie de la nature est en effet
présentée comme un corps de doctrine très définitif dont les conclusions n’ont pas besoin
d’être confirmées par l’expérience. Par science expérimentale au contraire on entend
communément aujourd’hui une connaissance qui puise ses principes propres dans
l’expérience sensible, mais ces principes mêmes sont tels que les conclusions qui en dérivent
doivent être à leur tour contrôlées par l’expérience. Si malgré la bonté de la conséquence
formelle une conclusion n’est pas suffisamment garantie, c’est que les principes dont elle
dérive ne sont pas eux-mêmes certains, mais qu’on peut toujours interroger à leur sujet. Si
l’expérience appuyant la conclusion ne peut être à son tour principe de conclusions qui n’ont
pas besoin d’être contrôlées dans l’expérience, c’est qu’on peut encore interroger à son sujet.
Pour cette raison les sciences expérimentales sont dans le genre dialectique, alors que la
connaissance proprement démonstrative n’interroge qu’au sujet des conclusions. Les
suppositions des sciences expérimentales ne doivent être ni vraies ni fausses, mais il leur
suffit de mieux sauver les apparences sensibles. En philosophie de la nature au contraire il
semble que les propositions doivent être vraies. »

Cependant, Charles De Koninck soutient que les sciences expérimentales et la philosophie de


la nature ne diffèrent que par leur méthode :

« Si par philosophe de la nature on entend une science au sens tout à fait rigoureux, telle que
définie dans les Post. Anal. (I, c. 1), et si par sciences expérimentales on entend ces branches
de la connaissance des choses naturelles qui demeurent à l’état de mouvement dialectique
parce qu’elles ne peuvent se détacher suffisamment du singulier et dont les généralisations
seront dès lors toujours tentatives et provisoires, il est entendu que les deux sont tout à fait
distinctes. Elles portent néanmoins sur un même sujet, leurs principes ont une origine
commune, la matière sensible ; leur terme est le même, la connaissance des êtres naturels par
leurs principes propres, autant que possible. Les sciences expérimentales ne sont sous ce
rapport qu’une continuation de la science proprement démonstrative de la nature. Cette
continuation requiert toutefois l’emploi d’une autre méthode, la dialectique, non seulement
pour la recherche des principes, mais pour le choix et la position même des principes. Nous
aurons l’occasion de nous expliquer sur ce sujet dans une note à paraître prochainement. Il
suffit d’avoir indiqué que c’est un même élan qui porte le philosophe de la nature, depuis le
premier livre des Physiques jusqu’au fait et au pourquoi de la trompe de l’éléphant. »

16
« We find the reasons for his change of position in a short article De Koninck published in 1941. In it, De
Koninck makes the core of his earlier view the leading objection. To paraphrase : on the one hand, the
philosophy of nature is a fixed doctrine, with no need of verification in experience; that is, once its principles are
drawn accurately from individual mobile beings, only the propriety of the inference to its conclusions need be
examined. On the other hand, the experimental sciences are fluctuating: their conclusions must be verified by
experience regardless of the soundness of the argument used to obtain them; thus, both their principles and their
conclusions can be questioned. The philosophy of nature proceeds analytically and demonstratively, from
independent universal principles. By contrast, the experimental sciences proceed dialectically, and their
principles need not be true universals but only sufficient to save the appearances. They possess only partial
inductive completeness: the universal ut nunc. »

4
Mais, si la philosophie de la nature ne concernait que la première partie de la doctrine
naturelle (celle des Physiques et du De Anima), à savoir l’étude commune de l’être en tant
qu’il est mobile (les communia), alors elle est la plus superficielle, non pas à cause de son
sujet, mais à cause de la manière dont nous l’atteignons, c’est-à-dire d’une manière vague ou
confuse. Elle ne serait par rapport aux traités suivants (De Caelo, Parvia Naturalia, Historiae
Animalium, De Partibus Animalium, De Generatione Animalium etc…) qu’une introduction
générale. Et Charles de Koninck d’ajouter :

« On ne pourrait la dire la partie la plus profonde de la doctrine naturelle que si le plus connu
pour nous était, comme en mathématique, le plus connu de soi17 ».

1.1 Le problème

Dans ce cas, un problème se pose : comment la philosophie de la nature peut-elle être dite
science et sagesse ? Comment ce qui n’est qu’une introduction à la science de l’être en
mouvement serait une sagesse, c’est-à-dire ce qui doit culminer un tel savoir ? La sagesse est
architectonique et non introductive ! Un architecte n’est pas celui qui ne possèderait qu’une
connaissance introductive à l’art de la construction ! Comme pourrait-il diriger le manœuvre ?
Dire que la philosophie de la nature en tant qu’identifier aux communia est sagesse ce serait
entendre en un sens purement idéaliste cet ordre que doit suivre la doctrine naturelle ou la
science de la nature18.

Ce problème est bien souligné par l’article de John G. Brungardt. Il répond à cette difficulté
en soulignant que malgré l’unité profonde qui unit la partie des communia aux autres traités
(et donc aux sciences expérimentales), l’étude des communia est sagesse car les communia
sont suffisamment séparés pour avoir un rôle de principe directeur relatif aux principes
propres et conclusions des sciences expérimentales19.

17
Thomas d’Aquin, I Ethic., l.4, n°52. « Pour comprendre dans quel ordre il faut procéder, en n'importe quelle
matière, on doit considérer qu'il faut commencer au plus connu, parce que l'on parvient à l'inconnu par le plus
connu. Mais on est plus connu de deux manières. Certaines [choses], certes, [le sont] quant à nous, comme le
composé et le sensible. Et certaines [choses le sont] de manière absolue et quant à la nature, à savoir, le simple et
l'intelligible. Et comme nous acquérons connaissance en usant de raison, il faut que nous procédions de ce qui est
plus connu de nous ; et si, bien sûr, c'est la même [chose] qui est plus connue de nous et de manière absolue,
alors, la raison procède des principes, comme en mathématiques. Si, cependant, autre chose est plus connu de
manière absolue, et autre chose quant à nous, il faut alors procéder à l'inverse, comme en [matière] naturelle et
morale. »
18
« Au philosophe de la nature on confierait uniquement les considérations les plus générales, le De Anima par
exemple et non l’équivalent moderne du De Sensu et Sensato, ou du De Incessu Animalium, parce que dans les
considérations très générales que l’on trouve dans les manuels, on atteindrait davantage l’essence des choses et la
substance ; le philosophe de la nature aurait une connaissance plus profonde des choses en tant qu’il les
embrasse dans une plus grande universalité. Dans le De Anima on aurait atteint la substance même de l’âme, les
mouches et les éléphants relevant de l’étude des modalités accidentelles de la substance de la brute. Bref, comme
chez Hegel, le général serait la substance, l’espèce un mode phénoménal, élaboration ultérieure de la substance,
laquelle espèce ne regarderait pas proprement le philosophe qui s’arrête davantage à l’essence profonde des
choses. »
19
« Even though the mark that distinguished natural philosophy from the experimental sciences in De Koninck’s
earlier position is now seen to be non-essential, natural philosophy is still separate enough so that it can rule. The
part that is “separate enough” is the general part of natural philosophy, the study of mobile being in general, such
as one would find in the type of inquiry attempted by Aristotle’s Physics ».

5
John G. Brungardt20 s’appuie sur un texte de Charles De Koninck, sa troisième conférence
intitulée « Le monde sans vie de la Biologie21 » parue en 1964 :

« Peu importe les tactiques de telle ou telle science de la nature, il demeure toujours vrai
qu’elles doivent toutes converger vers un seul tout, bien qu’infiniment varié, qui est leur sujet.
De garder cet objectif général clairement en tête et de passer à sa lumière des jugements sur
les conclusions des différentes branches spécialisées de la recherche est la responsabilité de la
philosophie naturelle – qui devrait intéresser chaque scientifique. »

C’est donc le fait de conserver cet objectif général, à savoir l’unité de ce tout composé de
traités divers, qui traduit, selon John G. Brungardt, une certaine séparation exprimant le
caractère sapiential propre de la philosophie de la nature, en tant qu’elle porte sur les
communia. Et il ajoute deux arguments :

1. Que la connaissance de ces communia est certaine parce que confuse ;


2. Que la connaissance de ces communia est fondement, à la racine, de ce tout organisé et
composé des connaissances particulières.

Mais cela ne reviendrait-il pas à dire qu’un enfant 22 serait plus sage qu’un adulte, car sa
connaissance est plus certaine, vu qu’elle est le plus souvent plus confuse ! Faire du certain la
clé de voûte du savoir, ne serait-ce pas commettre le péché cartésien d’angélisme, et penser la
science de la nature organisée comme l’arbre célèbre du savoir de Descartes 23 qui en
identifiant le vrai au certain ou indubitable ne distingue plus ce qui le plus connu de nous de
ce qui le connu de soi ?

Pour John Brungardt, la dimension sapientielle de la philosophie naturelle trouve


principalement ses racines dans l'idée martitainienne de séparation24. Pourtant, dès sa thèse sur
Eddington, Charles de Koninck renonce à attribuer au philosophe une intuition particulière de
l’être mobile qu’il refuserait au scientifique25.

20
De Koninck implies this in one of his later lectures, « The Lifeless World of Biology », in The Hollow
Universe : « For whatever may be the tactics of this or that science of nature, it remains true that all should
converge upon the single, though infinitely varied, whole which is their subject. Now, to hold this general
objective steadily in view, and in its light, to pass judgement on the conclusions of specialized branches of
research, is the business of natural philosophy—which should be the concern of each and every scientist. »
21
Charles de Koninck, The Hollow Universe. Québec : Presses de l’Université Laval, 1964.
22
« C'est encore ainsi que les enfants appellent d'abord Papa et Maman, tous les hommes, toutes les femmes,
qu'ils voient ; mais plus tard ils les distinguent fort bien les uns et les autres. »
23
René Descartes, Principes de la Philosophie, lettre-préface, Paris, Vrin, 1950. « Il doit commencer tout de bon
à s'appliquer à la vraie philosophie, dont la première partie est la métaphysique qui contient les principes de la
connaissance entre lesquels est l'explication des principaux attributs de Dieu, de l'immatérialité de nos âmes et de
toutes les notions claires et simples qui sont en nous. La seconde est la physique, en laquelle, après avoir trouvé
les vrais principes des choses matérielles, on examine en général comment l'univers est composé [...]. En suite de
quoi il est besoin aussi d'examiner en particulier la nature des plantes, celle des animaux, et surtout celle de
l'homme, afin qu'on soit capable par après de trouver les autres sciences qui lui sont utiles. Ainsi toute la
philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui
sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales : à savoir la médecine, la
mécanique et la morale ; j'entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière
connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. »
24
Jacques Maritain, Science et Sagesse, Paris, Labergerie, 1935, p. 99.
25
Charles de Koninck, « La philosophie de Sir Arthur Eddington », dans Œuvres de Charles De Koninck. Tome
1. Philosophie de la nature et des sciences, Volume 2, avant-propos de T. De Koninck, numérisation, édition,
présentation (et traduction française de certains textes) par Yves Larochelle, Québec, PUL, 2009, p. 39.

6
« La grandeur physique est donc essentiellement distinguée de la grandeur mathématique par
deux caractères : elle est un nombre réel, résultat d’une mesure. Par réel nous voulons dire
qu’il est tiré du monde que notre conscience reconnaît comme réel, il nous est fourni dans une
opération pratique, et par un instrument matériel. Il a un homologue dans le monde absolu,
mais celui-ci est absolument indéfinissable. Nous n’en avons pas d’intuition. La grandeur
physique a été manufacturée, elle est un résultat. Dans ce sens elle est abstraite. Mais ce n’est
pas une abstraction logique ! C’est l’isolement d’un aspect réel d’une réalité plus large. La
mesure est physiquement calquée sur la réalité. »

Citant Jacques Maritain26, il précise :

« Deux voies seulement s’ouvrent à nous pour chercher un critère. Ou bien on analysera la
genèse des notions pour y voir l’entité en question, sans l’envelopper de contradiction interne
ou d’incompossibilité dans ses notes constitutives, n’implique pas une condition
incompossible avec l’existence hors de l’esprit … Ou bien on considérera une condition à
laquelle le philosophe sait qu’est soumise la réalité des entités mathématiques (il sait en effet
que pour ces entités exister hors de l’esprit c’est exister d’une existence sensible, et que ce qui
répugne à être construit dans l’intuition imaginative se représentant librement et de façon pure
ce qui est de la quantité n’a a fortiori aucune possibilité d’être posé dans l’existence
sensible) ; cette condition est la constructibilité directe dans l’intuition. »

Autrement dit :

« Il me semble que ce texte se réfute lui-même. Tout ce que nous savons des conditions
nécessaires pour qu’un être matériel soit possible, c’est qu’il soit spatio-temporel, et qu’en
tant que tel composé de matière première et de forme. Sa sensibilité est purement relative. Il
devrait dire « existence matérielle » au lieu de « sensible ». Tout ce qui est matériel n’est pas
nécessairement sensible. Ériger la sensibilité en critère de réalité matérielle est une restriction
de celle-ci à ce qui peut être représenté, imaginativement. Un quantum est un phénomène qui
dépasse absolument toutes nos capacités représentatives, et qui n’a aucun sens représentatif. Il
est pourtant bien réel. Il n’est même en aucune façon réductible à une représentation et cela
par définition même. »

La faille qui sépare la philosophie de la nature des sciences expérimentales n’est pas une
coupure entre l’ontologique et l’ordre logique ; la faille qui sépare le domaine scientifique du
domaine extra-scientifique de l’expérience est une coupure entre l’aspect métrique et l’aspect
non-métrique27.

La thèse de Charles de Koninck n’est pas que la philosophie de la nature doive se compléter
dans les sciences expérimentales, même si elles sont à distinguer soit par leur mode de
définition (première version28) soit par leur méthode (dernière version). Charles de Koninck
affirme que la philosophie de la nature se complète dans la philosophie des sciences. Or, la
philosophie des sciences est la dimension sapientielle de la philosophie de la nature parce
qu’elle pense l’unité de la philosophie de la nature et des sciences expérimentales.

1.2 Les trois modèles d’unité de la philosophie de la nature


26
Jacques Maritain, Les degrés du savoir, Paris, Desclée De Brouwer & Cie, 1932, p. 331 et suivantes.
27
Charles de Koninck, « La philosophie de Sir Arthur Eddington », dans Œuvres de Charles De Koninck. Tome
1. Philosophie de la nature et des sciences, Volume 2, avant-propos de T. De Koninck, numérisation, édition,
présentation (et traduction française de certains textes) par Yves Larochelle, Québec, PUL, 2009, p. 68.
28
Voir Charles de Koninck, https://fr.scribd.com/doc/7813419/folder-21-part-7

7
Alors qu’en est-il de cette rupture signifiée, selon Brungardt, dans l’article de 1941 de Charles
de Koninck29 ? Charles de Koninck pense dès 193630 l’unité de la philosophie de la nature et
des sciences expérimentales et selon trois modèles successifs 31 d’unité dynamique : le modèle
de l’unité du sujet formel32 (1936), ou le modèle de l’unité du jour33 (1936), puis le modèle
théologique34 (1938), et enfin, le modèle de l’unité dialectique (à partir de 193835).

Dans son cours de philosophie de la nature de 1936, Charles de Koninck part de l’image
d’une boule sphérique. Distinguons le dedans et la surface. Nous désirons, dit-il, connaître la
nature ; nous tentons de vivre le monde d’une manière intelligente.

« Laissons-nous, dit-il interroger par les choses, non pas en vue de nous en servir, mais
simplement pour la posséder, pour la devenir : pour que la nature existe en nous dans la
mesure du possible. […] En pensant les choses nous accomplissons leur fin la plus profonde.
Non pas que le monde dépende de la connaissance que nous en avons, ou que la connaissance
y ajoute quelque chose Et cependant elles sont ordonnées à être connues par nous Elles sont
désir d’être intentionnellement possédées. Et le fait que la connaissance des choses ne les
affectent pas est essentiel à leur cognoscibilité : elles sont de l’être intelligible ».

Notre intelligence de son côté elle aussi est un désir d’être actualisée par les choses.
Autrement dit, il existe entre notre intelligence et la nature une tension dans laquelle les
choses sont intentionnellement assimilées. Or dans la connaissance sensible nous touchons la
nature d’une chose du dehors. Mais par l’intelligence abstractive nous la pénétrons d’un coup
jusque dans son fond, mais de manière confuse. C’est cette double saisie qui nous permet de
savoir que nous ignorons le tout, de savoir que le dehors cache quelque chose et qu’il en
cache même jusqu’à l’essence. Ce fond commun, en philosophie de la nature c’est l’être
mobile. Et tout l’effort de la philosophie de la nature consistera à rejoindre la surface de la
chose et son fond obscurément saisi. C’est-à-dire à faire leur unité. Mais il est difficile, voire
même impossible, de réaliser cette conjonction. Le fait de constater que la fleur est rouge,
écrit-il, et qu’elle est aussi un être mobile, c’est peu. Il faudra discourir sur elle. Le problème
que pose l’être mobile est le suivant : comment en ne s’installant qu’au-dedans de la chose
pouvons-nous en atteindre la surface ? Enfermés dans une sphère dont la surface est opaque,
nous ne pouvons pas voir le côté extérieur de cette sphère. Pour explorer la surface de la
sphère, il est nécessaire se déplacer sur la surface et l’explorer.

Pour Charles de Koninck cette image de la sphère est le premier modèle de la différence entre
la philosophie de la nature et les sciences expérimentales. Seules l’une et l’autre prises
ensemble peuvent fournir une connaissance intégrale36 de la sphère, de la nature. Aussi, la
philosophie de la nature comme les sciences expérimentales se sont progressivement
29
Charles de Koninck, « Les sciences expérimentales sont-elles distinctes de la philosophie de la nature ? »,
Culture 2, no. 4, 1941, pp. 465–76.
30
1936, c’est l’année de la publication de quelques extraits du Cosmos. « Le Cosmos (1936) - Extrait. » Laval
théologique et philosophique 50, no. 1, 1994 : 111–43. https://doi.org/10.7202/400820ar.
31
Il y a bien une progression que nous expliquerons.
32
Charles de Koninck, http://www.scribd.com/doc/808008/folder-10-part-1 (1936 – 1937).
33
Charles de Koninck, http://www.scribd.com/doc/7808008/folder-10-part-1 (1936-1937, p. 53)
34
Charles de Koninck, http://www.scribd.com/doc/7797710-Folder-2-Part-1 (1938-1939, p. 48).
35
Charles de Koninck, Lettre à Adler, http://www.scribd.com/doc/7815329/folder-32-part-6
36
A la fin de son Introduction à l’étude de l’âme publiée en 1947 Charles de Koninck nuancera ce propos :« Le
physicus intégral est devenu un être impossible. Certes, il faut s’en réjouir, mais non pas sans regretter ces
limites de l’intelligence individuelle. » « Introduction à l’étude de l’âme. » Laval théologique et philosophique 3,
no. 1, 1947 : 9–65. https://doi.org/10.7202/1019779ar.

8
éloignées de notre expérience sensible de la nature, de notre monde familier, mais dans des
directions radicalement opposées. Pourtant, l’une et l’autre étudient deux aspects différents
d’un même objet. Autrement dit, plus l’une et l’autre se perfectionnent dans des directions
opposées, plus elles expriment d’une façon adéquate cet objet tel qu’il est en lui-même.

« En d’autres termes, c’est grâce à une séparation toujours plus profonde que ces deux savoirs
peuvent se rapprocher, et s’harmoniser. Et c’est la philosophie de la nature en tant que sagesse
qui considère ce rapprochement paradoxal : la philosophie des sciences. Si ce rapprochement
était simple, science et philosophie se toucheraient d’elles-mêmes, et la différence des deux
aspects qu’elles étudient ne seraient que provisoires et due exclusivement à notre structure
psychologique ; alors que la distinction entre la science expérimentale et la philosophie de la
nature a un fondement ontologique. Un esprit pur qui contemplerait le monde du dehors
verrait ce fondement, et il en tiendrait compte ; malgré la différence profonde de son mode de
connaître ».

Dans les années 1936-1937, Charles de Koninck propose une vision complémentaire à cette
unité des savoirs par l’unité de l’objet, à partir du modèle du jour spirituel qui trouve sa
source dans le thème augustinien de la connaissance matutinale (ou du matin) et la
connaissance vespérale (ou du soir) des anges. Un jour spirituel est structuré par un double
regard ou connaissance angélique sur les réalités créées : l’ange les regardant dans leur
origine (le Verbe ou l’essence divine) et les saisit en elle-même. Cette double connaissance
est comme deux modalités cognitives par rapport à la même réalité telle que l’une, la
connaissance du matin est plus parfaite que l’autre, la connaissance du soir.

Or ce double regard porté sur les choses est simultané chez l’ange. Selon saint Thomas
d’Aquin, ces deux connaissances sont bien des actes distincts de connaissance et se rapportent
comme l’imparfait au parfait. Mais en vertu de l’unité de leur objet, qui reste le même dans
les deux cas, ces deux connaissances peuvent être simultanées. En d’autres termes, deux actes
cognitifs distincts se rapportant à un même objet, exercés par la même faculté, peuvent être
simultanés, s’il y a un ordre, un rapport entre eux. Ainsi, selon Charles de Koninck :

« Le philosophe de la nature qui regarde les sciences expérimentales du point de vue de la
philosophie de la nature a une connaissance quasi matinale des phénomènes. Et la
connaissance expérimentale orientée vers la philosophie de la nature est une connaissance
quasi vespérale. Et entre ces deux savoirs surgit alors un jeu de paume comparable à cette
« circulatio inter mane et verspere » dont nous parle Saint Thomas37. »

Le modèle théologique est celui particulier de la quasi-subalternation de la théologie qui


relève de la « Doctrine Sacrée » à la « science de Dieu et des bienheureux » (« scientia Dei et
beatorum »)38. De même que la théologie catholique est subalternée à la science de Dieu et

37
Charles de Koninck, Digression sur l’analogie entre la connaissance matinale et vespérale des anges, et la
relation entre la philosophie et les sciences expérimentales, https://fr.scribd.com/doc/7808008/folder-10-part-1
p. 53.
38
Thomas d’Aquin, Summa theologiae, I, qu. 1, art. 2, resp., dans : Sancti Thomae Aquinatis, Doctoris Angelici,
Opera omnia, iussu impensaque Leonis xiii P. M. edita, cura et studio fratrum Ordinis Praedicatorum, t. IV,
Romae, Typographia Polyglotta, 1888 (désormais : Ed. Leonina), p. 9b ; S. Thomae de Aquino, Ordinis
Praedicatorum, Summa theologiae, cura et studio Instituti Studiorum Medievalium Ottaviensis ad textum S. Pii
Pp. V iussu confectum recognita, Ottawa, Harpell’s Press, 1941, t. I (dorénavant : Ed. Ottaviensis), p. 3a ; cura et
studio P. Caramello cum textu ex recensione Leonina, Marietti, Taurini/Romae, 1952, t. I (désormais : Ed.
Marietti), p. 3b ; Alba/Roma, Editiones Paulinae, 1962 (désormais : Ed. Paulinae), p. 5a.

9
des bienheureux, de même les sciences expérimentales sont subalternées à la philosophie de la
nature en tant que sagesse.

Voici le texte manuscrit de Charles de Koninck39 : « Voilà simplement quelques aspects de la


question. L’habitus de la philosophie de la nature est un. La philosophie de la nature est
sagesse. Le fait d’être sagesse loin de diviser contre elle-même, la rend plus une.
Premièrement, la philosophie de la nature, déjà comme science, « petit continuari » avec les
sciences expérimentales, de même que celles-ci demandent la continuation avec la
philosophie de la nature. D’où l’analogie avec la théologie humaine subalternée à la théologie
des bienheureux. Notre théologie n’est science que parce qu’elle est « continuabilis » avec la
théologie des bienheureux. Et elle n’est science que parce qu’elle peut se servir de choses qui
sont inférieures à ses principes propres. Si les sciences expérimentales n’étaient pas soumises
à la philosophie de la nature, il faudrait professer un dualisme averroïste, et qui finirait dans le
manichéisme : les sciences mathématiques & expérimentales seraient les sciences du siècle.
Comme sagesse, elle veut voir l’unité du monde. On objectera : sciences expérimentales et
philosophie de la nature, pas le même habitus. Concernant l’habitus des sciences
expérimentales, c’est l’habitus de la logique. Mais, de même que la logique démonstrative et
la dialectique ont le même habitus, et de même la sagesse s’étend tant à l’opinion qu’à la
science, le rôle sapiential de la philosophie de la nature n’est pas endigué par la variabilité des
sciences expérimentales (contre Platon) : la variation n’est pas due à l’habitus, mais à la
matière ».

La subalternation40 des sciences expérimentales à la philosophie de la nature est selon les


principes (ratione modi cognoscandi) et non selon le sujet (ratione subjecti), laquelle
implique toujours la première. Thomas d’Aquin distingue deux types de subalternation : l’un
selon les réalités ou sujets connus, l’autre selon les personnes qui connaissent. D’une part une

39
Charles de Koninck, https://fr.scribd.com/doc/7797710/Folder-2-Part-1
40
Bernard Mullahy, « Subalternation and Mathematical Physics. » Laval théologique et philosophique, volume
2, numéro 2, 1946, p. 89–107. https://doi.org/10.7202/1019774ar « The contrast between the way theology is
subaltemated to the science of the blessed and the way optics is subalternated to geometry brings this point out
with sufficient clarity. As we saw, supernatural theology must turn to the science of the blessed in order to find
the evidence of its principles. Nevertheless, its subject is not constituted by the addition of an accidental
difference to the subject of the science of the blessed. It is, in fact, the very same subject viewed under two
different lights : the light of virtual revelation on the one hand, and the light of vision on the other. But the
difference between geometry and optics does not consist merely in two different ways of viewing the same
subject. In the first instance, we have a simple notion that prescinds from all sensible matter. In the second, we
have a compound subject made up of this simple notion plus an extrinsic and irreducible element which involves
sensible matter. There is a world of difference between these two types of subaltemation. In the first type, the
subaltemated science remains a simple science. In the second type, it becomes a complex science, a scientia
media, because its formal subject is compounded of elements which involve two different levels of intelligibility.
[…] The “ subject” of a science is that about which something is inferred and predicated in the conclusion.
While the “ material subject” is simply that about which the inference is made, the “ formal subject” is the
precise aspect under which the material subject is considered, e.g. corporeal things qua mobile (physical
science), qua measurable (mathematical physics), qua being (metaphysics). […] With these distinctions in mind,
let us return to our question. Obviously the subaltemated science may have the same material subject as the
subaltemating science. It may also have the same formal subject, but then there will be subalternation by reason
of the principles only. Thus, theology and the science of the blessed have the same formal subject — ratio
deitatis, not, however, the same formal object, for that would make them identical. This example brings out
clearly the difference between the two kinds of subalternation, for, in mathematical physics, not only does the
formal object differ from that of mathematics whose definitions prescind from sensible matter, but the formal
subject differs as well, arising as it does from the addition of an extrinsic, accidental difference to the subject of
the subalternating science. To understand what this involves, we must now analyze more closely the particular
kind of subalternation found in the intermediary sciences. »

10
subalternation des sciences en fonction de leurs objets spécifiques, d’autre part une
subalternation des modes ou manière de connaître à l’intérieur d’une même discipline :

« Une science peut être supérieure à une autre de deux manières : soit en raison de son sujet
(ratione subjecti), comme la géométrie, qui porte sur la grandeur, est supérieure à l’optique
qui porte sur la grandeur visuelle ; soit en raison du mode de connaissance (ratione modi
cognoscendi). Et c’est de cette manière que la théologie est inférieure à la science qui est en
Dieu. Nous, en effet, nous connaissons de manière imparfaite ce que lui-même connaît
parfaitement ; et, de même que la science subalternée suppose certaines [données reçues] de la
supérieure et procède à partir d’elles comme à partir de principes, de même la théologie
suppose les articles de foi, infailliblement prouvés dans la science de Dieu, les croit et, par-là,
procède en vue de prouver ultérieurement les choses qui découlent des articles. La théologie
est donc science en tant que subalternée à la science divine, de laquelle elle reçoit ses
principes41 ».

Ainsi, selon Charles de Koninck, la subalternation des sciences expérimentales à la


philosophie de la nature est une subalternation des modes de connaître à l’intérieur d’une
même discipline, la philosophie de la nature comme sagesse ou philosophie des sciences. Si
les sciences expérimentales sont semblables à notre théologie (in via) par rapport à la
philosophie de la nature alors elles ne sont pas faites pour disparaître (si elles avaient accès au
premier degré d’abstraction) le symbole laisserait place au nom ! Il y a une différence quant
au mode de connaître, certes, mais cela ne brise pas l’unité de l’habitus, car dans le symbole
déjà (mais obscurément) est connu ce que le nom signifie confusément.

Autrement dit, dès 1938, Charles de Koninck affirme une unité selon l’habitus 42 de science
entre les deux savoirs de la philosophie de la nature qui est aussi sagesse et des sciences
expérimentales. Et de ce point de vue, les sciences expérimentales ne sont pas des sciences
41
Thomas d’Aquin, Scriptum super primum librum Sententiarum, prol., a. 3, qla 2, ad 2um B, p. 324, lin. 81-90.
42
Charles de Koninck, Letter to Adler, 1938, https://fr.scribd.com/doc/7815329/folder-32-part-6 p. 37. « Il
existe en effet une certaine analogie entre le problème général du Moyen-Âge du rapport entre la philosophie et
la théologie - et celui de notre époque – entre la philosophie les sciences. Mais je le considère comme très faible.
La ratio deitatis de la théologie catholique et la ratio entis de la pensée naturelle sont toutes les deux complètes
en soi. Ce n'est pas le cas de la philosophie et des sciences qui communiquent sous le même éclairage de la
raison. Les différents degrés de connaissance naturelle ne sont pas radicalement distincts comme le naturel et le
surnaturel. La différence est la même qu'entre la guerre et la révolution. La formalité étudiée par la science
expérimentale est déjà une contraction, et si nous devons partir de là, nous ne pourrons jamais dépasser cette
contraction.
Cela signifie l'impossibilité de communiquer. La Summa contra Gentes a été écrite pour les personnes qui
acceptent soit la métaphysique, soit la révélation. Si elles acceptent la métaphysique, elles savent que Dieu n'est
connu que "sub ratione entis", et reconnaissent ainsi un ordre surnaturel caché qui pourrait se révéler. Il n'y a pas
ici de conflit fondamental. S'ils acceptent la révélation sans être fidéistes, ils doivent accepter la métaphysique. Il
y a donc une certaine co-extension entre la philosophie et la théologie. L'esprit du métaphysicien est
naturellement ouvert à l'ordre surnaturel. (Contra Gentes, III, ch. 25 et 50)
Ce n'est pas le cas en philosophie et en science : la relation, par rapport à la ratio entis, est celle de la partie au
tout. Si un scientifique n'est pas déjà en quelque sorte un philosophe, il ne pourra jamais s'y joindre. Il y avait un
terrain d'entente entre la philosophie et la théologie, car elles sont à la fois radicalement distinctes et en même
temps, d'une certaine manière, coextensives. Si nous assimilons cette distinction à celle de la philosophie et des
sciences, nous rejetons en fait soit la philosophie, soit la science. Le philosophe et le théologien peuvent
converser ensemble. Si la philosophie et la science étaient distinctes de la même manière, la communication
serait absolument impossible. Ce à quoi j'essaie d'aboutir de manière confuse est le suivant : on ne peut pas être à
la fois métaphysicien et exclure positivement le surnaturel. En fin de compte, on revient toujours au même
point : l'art et la science. Je veux dire que le vrai problème aujourd'hui est, comme vous l’avez vous-même
montré, beaucoup plus analogue à celui de Platon-Aristote. Il s'agit de décider qui a la primauté : l'art ou la
science. »

11
intermédiaires (scientiae mediae) strictement. Une science intermédiaire est une science
subalternée ratione subjecti et hypothético-déductive, non pas parce qu’elle emprunte ses
principes à une science supérieure (la théologie n’est pas hypothétique) mais parce que son
sujet n’est pas un par soi. Ainsi :

1. Les sciences expérimentales, à cause de la nature même de leur sujet, doivent recourir
aux mathématiques pour expliquer un aspect naturel de leur sujet. Donc les sciences
expérimentales sont nécessairement (formellement) mathématiques et hypothétiques ;
2. Les sciences expérimentales sont en continuité avec la philosophie de la nature
(principalement naturelles) ;
3. Les sciences expérimentales sont dialectiques. Leur objet est un mélange d’art (les
instruments de mesure) et de nature. Or, l’application des mathématiques suppose une
coïncidence entre ce qui est mathématique et ce qui est physique. Mais, cette
identification n’est jamais vérifiable. Donc l’identification sera toujours une
supposition. L’explication en sciences expérimentales sera ainsi deux fois
hypothétique.

La distinction entre les sensibles propres et les sensibles communs (qui se ramènent tous à la
quantité43) permet de distinguer formellement les sciences expérimentales de la philosophie de
la nature. Mais cela n’entraîne pas de division de l’habitus de science. Les sciences
expérimentales ont pour base les sensibles communs (par opposition aux sensibles propres).
Mais en un certain sens les sensibles propres sont aussi communs en tant qu’aucun sensible
commun ne peut être perçu si ce n’est qu’à travers un sensible propre, et non l’inverse. En
outre, les sensibles sont antérieurs aux sensibles communs (lesquels sont les principes propres
des sciences expérimentales)44.

Nous répondons ainsi au problème soulevé par John G. Brungardt : dès 1936, l’unité de la
philosophie de la nature et des sciences expérimentales est affirmée par Charles de Koninck.
Et c’est en tant que la philosophie de la nature unifie dynamiquement ces deux savoirs qu’elle
est dite sagesse. Ce qui donne aux communia une certaine séparation, c’est cette primauté
(parce que plus communs et antérieurs) des sensibles propres sur les sensibles communs et
non d’abord la certitude de la connaissance des communia comme telle (qui en résulte). Mais,
ce qui pose problème, selon nous, c’est le statut de science intermédiaire (scientia media)
attribué aux sciences expérimentales, car l’unité affirmée des deux savoirs pose une
subalternation ratione modi cognoscandi alors qu’une science moyenne, pose une
subalternation ratione subjecti.
43
A savoir tous les prédicaments sauf la substance et la relation, lesquels ne sont pas sensibles par soi.
44
Selon un cours tapuscrit de Charles de Koninck datant de 1946, le sensible commun ne peut être saisi qu’à
travers un sensible propre. Par cela, celui-ci est semblable aux suprêmes « dignitates » qui sont nécessaires à
toute démonstration, mais qui ne sont les principes propres d’aucune démonstration. Deux choses à noter  : notez
qu’en un sens les sensibles propres sont communs : le sensible commun ne peut être saisi qu’à travers un propre,
et non l’inverse (ce point est signalé par Planck) ; et à parler absolument les sensibles propres sont antérieurs aux
communs lesquels seront propres comme principes dans les sciences expérimentales. De ce point de vue, le
rapport entre philosophe de la nature et le savant est semblable au rapport entre le métaphysicien et le philosophe
de la nature (Thomas d’Aquin, Expositio Posteriorum, lib. 1 l. 17 n. 4). Enfin, dans la « reductio ad sensum » les
sensibles propres sont « prima » et « ultima ». https://fr.scribd.com/doc/7815454/folder-33-part-6 C’est la
dignité des sensibles propres, sur lequels formellement la philosophie de la nature s’appuie, qui lui donne son
statut de science supérieure par rapport aux sciences expérimentales. (Voir aussi Thomas d’Aquin, Expositio
Posteriorum, lib. 1 l. 17 n. 5. « Unde oportet quod talis processus sit ex prioribus et ex magis notis simpliciter.
Oportet ergo magis esse scitum quod est superioris scientiae, ex quo probatur id quod est inferioris, et maxime
esse scitum id, quo omnia alia probantur, et ipsum non probatur ex alio priori. Et per consequens scientia
superior erit magis scientia, quam inferior; et scientia suprema, scilicet philosophia prima, erit maxime
scientia. »)

12
2. Le modèle d’unité dialectique et la dialectique des limites

Charles de Koninck, à la suite de Jacques Maritain, 45 caractérise les sciences expérimentales


comme sciences intermédiaires ou moyennes. Les sciences expérimentales comme la
physique mathématique démontrent par des moyens mathématiques des conclusions portant
sur une matière physique. Elles sont intermédiaires, notamment la physique mathématique, en
tant que la grandeur physique mesurée n’est ni déterminément naturelle (« condition du
monde) », ni pur artifice, mais une construction logique intermédiaire (entre l’être réel et
l’être de raison) ordonnée toutefois aux choses naturelles46. Charles de Koninck compare ce
mélange des deux à l’infini comme symbole. En effet, le nom d’infini signifie quelque chose
de « un » selon la raison. Aussi, les symboles physiques ne sont pas des noms infinis, bien que
leur signifié soit également un selon la raison, mais des intermédiaires entre le nom et le nom
infini47.

Il faut distinguer ici le statut particulier des sciences expérimentales de sciences


intermédiaires telles que l’optique ou l’astronomie selon Aristote. Certes, Charles de Koninck
s’appuie principalement sur le texte des Physiques d’Aristote où la science de l’ens mobile est
distinguée des sciences mathématiques, et sur plusieurs textes de Thomas d’Aquin dont le De
Trinitate. Mais, une science intermédiaire véritable suppose entre le sujet de la science
subalternante et le sujet de la science subalternée une identification telle que l’application de
ce qui est démontré du sujet de la subalternante soit valable aussi pour le sujet de la
subalternée. Et, dans le cas de la théologie astrale d’Aristote, ou l’Astronomie des anciens,
l’identification est vérifiable, ou du moins posée48. Toutefois, Aujourd’hui, nous savons que
cette identification n’est jamais vérifiable. Ce statut épistémologique particulier des sciences
expérimentales, intermédiaires en tant qu’elles connaissent symboliquement le monde,
Charles de Koninck le résume par le mot de dialectique, lequel n’est pas tout à fait étranger à
la dialectique aristotélicienne des Topiques.
45
Jacques Maritain, Réflexions sur l’intelligence et sur la vie propre, Paris, Desclée, De Brouwer & Cie, 1937,
pp. 174-261et dans Distinguer pour unir ou Les degrés du savoir, Paris, Desclée, De Brouwer & Cie, 1932, p.
270.
46
Charles de Koninck : « La longueur de 2m résultat d’une opération mensuratrice, et la longueur de 2m du
corps mesuré, ne sont pas la même longueur. Or la différence ne consiste pas simplement dans la pure distinction
de deux objets de longueur égale, ainsi que nous l’avons vu. Nous supposons néanmoins un certain rapport
d’égalité entre les deux (« puisque des opérations semblables donnent des résultats différents dans conditions du
monde différentes ». Nous pouvons dire qu’ils sont la même longueur. La longueur qu’étudie formellement le
physicien n’est ni déterminément naturelle ni déterminément artificielle, bien que la première soit le terme qu’il
veut atteindre. La longueur réelle ne peut être prédiquée avec identité puisque naturel et artificiel la divise.
Appelons monde physique (i.e. le monde étudié formellement par le physico-mathématique) le monde constitué
d’identités semblables, c’est-à-dire de mélanges logiques de nature et d’artifice. Ce monde est vraiment une
construction intermédiaire, ordonnée au monde en soi. Cette construction est un mélange logique du réel et de
logique semblable (quant au mélange des deux) au signifié du nom infini. Cette analyse permet de voir la
confusion de cette sorte de réalisme professé par les léninistes et par certains néo-scolastiques. L’identification
du monde physique avec le monde en soi est une identification du logique et du réel dans le réel. C’est en cela
que consiste le véritable idéalisme. » https://fr.scribd.com/doc/7815454/folder-33-part-6
47
Si le nom était identifié au symbole, et si la réalité n’était exprimable qu’au moyen de symboles, alors le réel
serait un processus (au sens de Whitehead). Les objets physiques ne sont pas des symboles, mais des objets qui
ne peuvent être signifiés qu’au moyen de symboles.
48
Thomas d’Aquin, De Trinitate, pars 3 q. 5 a. 3 ad 7. « Ad septimum dicendum quod, quia scientiae mediae, de
quibus dictum est, communicant cum naturali secundum id quod in earum consideratione est materiale, differunt
autem secundum id quod in earum consideratione est formale, ideo nihil prohibet has scientias cum naturali
habere interdum easdem conclusiones. Non tamen per eadem demonstrant nisi secundum quod scientiae sunt
immixtae et una interdum utitur eo quod est alterius, sicut rotunditatem terrae naturalis probat ex motu gravium,
astrologus autem per considerationem lunarium eclipsium. »

13
Les sciences expérimentales procèdent par hypothèses ou suppositions. L’hypothèse est une
proposition (ou un groupe de propositions) posée en vue de sauver les phénomènes tels qu’ils
nous apparaissent49. En d’autres termes, les sciences expérimentales doivent leur
émancipation au fait qu’elles procèdent dans une certaine mesure a priori en posant des
questions qui devancent en quelque façon l’expérience et la prédétermine. Commentant un
texte du biologiste Jakob von Uexkull50, disciple de Kant, Charles de Koninck souligne la
distinction entre le point de vue du scientifique et le point de vue du jardinier : les carottes de
la botanique ne seront pas comestibles, à moins que la botanique connaisse l’essence de la
carotte, alors que les carottes du jardinier, le seront sans connaître la « quodquideratesse51 » de
ses légumes. Que signifie-t-elle ? Ce n’est que par son orientation vers la nature comme vers
son terme à atteindre que la botanique est dite naturelle, « et non à cause de ce qu’elle a déjà
atteint ». Ainsi :

« Le cercle n’est limite d’un polygone régulier inscrit qu’en tant qu’on fait croître
indéfiniment le nombre de ses côtés. De même la doctrine naturelle, pour autant qu’elle
s’appuie sur des hypothèses, doit rester à l’état de cheminement vers son terme. Néanmoins, il
convient d’atténuer aussitôt cette affirmation, car il est vrai aussi qu’un polygone à mille côtés
est en un sens plus proche du cercle qu’un polygone à six côtés. De même la physique
moderne connaît mieux la nature que la physique des quatre éléments. »

En d’autres termes, la doctrine naturelle, suivant son mouvement de concrétion (l’ordo


determinandi), s’engage dans une voie où il n’existe pas d’issue définitive. Et l’art qui guide
le chercheur c’est la dialectique, laquelle reste logique même dans son usage.

Ce texte date de 1939 environ (manuscrit du cours du physicien italien Franco Rosetti 52, revu
par Charles de Koninck, deuxième section). On y trouve les éléments de l’article de 1941, à
savoir l’ordo determinandi ou la marche naturelle de la connaissance discursive de la nature
qui va du confus, « plus connu pour nous vers l’inconnu », le distinct, le plus connu en soi ;
du plus certain vers ce qui n’est que probable. Finalement, Charles de Koninck, conclut son
texte en argumentant que la définition dialectique des sciences expérimentales ne s’oppose
pas à la définition naturelle avec matière sensible en philosophie de la nature. En effet, une
définition peut être considérée soit en elle-même (ni vraie ni fausse, ni certaine ni incertaine),
soit en tant que principe de démonstration. Selon le premier point de vue, elle sera dite
dialectique si elle fait abstraction de ce qui constitue proprement le sujet défini, comme ne
définir un être naturel que par la seule forme, lorsque le « quod quid est » de la forme est

49
« L’hypothèse, écrit Charles de Koninck, telle que nous l’employons ici, dit provisoirement le pourquoi des
propositions expérimentales ou de leur connexion. »
50
Jakob von Uexküll, Theoretical Biology, New York : Harcourt, Brace & Co., 1926, préface.
51
Expression de Charles de Koninck dans le texte.
52
https://www.erudit.org/fr/revues/philoso/1989-v16-n1-philoso1788/027067ar.pdf Il a dirigé le Département de
physique de la Faculté des sciences de l’Université Laval, dès 1939. « Le but des sciences physiques n’est
aucunement d’atteindre à une vérité absolue : au contraire, le progrès de ces sciences a montré de plus en plus le
caractère provisoire, approximatif et, à un haut degré, arbitraire de toute construction scientifique. Les sciences
physiques ne constituent donc pas une “science” au sens aristotélicien du mot, mais seulement une
“connaissance dialectique”, c’est-à-dire la discussion des conséquences de certains principes posés comme
vraisemblables. Cependant, si on ne peut pas dire qu'une théorie physique est “vraie” ou “fausse” au sens
philosophique, il ne reste pas moins vrai qu'il y a des théories “bonnes” et “mauvaises”. Les premières sont
celles dont les conséquences ne sont pas contredites par l’expérience. De plus, on demande à une théorie d’être
la plus simple et la plus générale. On a vu souvent que le désir de synthétiser les connaissances d’une branche
des sciences physiques dans une théorie plus simple conduisait à la découverte de nouveaux phénomènes ». La
méthode des sciences physiques, Québec, Université Laval, 1942, p. 10.

14
inséparable de la matière. Mais, une définition proprement naturelle (avec matière sensible
commune) peut être aussi dialectique en tant qu’elle est virtuellement une proposition
seulement probable et non vraie53.

« On voit dès lors comment une définition naturelle peut être en même temps, mais sous un
autre rapport, dialectique. Ce n’est qu’au second point de vue qu’apparaît la distinction entre
la philosophie de la nature et les sciences expérimentales54 ».

Ainsi, les sciences expérimentales de la nature sont dialectiques en tant qu’elles sont
subalternées ratione subjecti aux mathématiques. Mais cette subalternation ratione subjecti
qui distingue épistémologiquement la philosophie de la nature des sciences expérimentales
(comme sciences intermédiaires) est postérieure à cette autre subalternation ratione modi
cognoscandi des sciences expérimentales à la philosophie de la nature en tant que sagesse.

« La dialectique naturelle doit rester soumise à la principauté de la philosophie de la nature.


La philosophie de la nature est architectonique. La dialectique naturelle semblable à ars
factiva, la philosphie de la nature, ars usualis55. »

A partir du fait que la nature est obscure en elle-même (que le singulier nous est ineffable), il
faut entendre que la nature est problématique. Or, la modernité (depuis Nicolas de Cues) se
caractérise comme un effort à surmonter cette obscurité par le moyen de la dialectique.
Charles de Koninck note dans un texte de 1939 (p. 20) que cette position est "intéressante",
car, affirme-t-il, « la dialectique est une sorte d'extension de l'intellect agent 56 ». La
dialectique n'est pas que celle des Topiques d'Aristote. Une autre dialectique est à l'œuvre, par
exemple, dans la démonstration du Premier Moteur57, au livre sept des Physiques,
lorsqu'Aristote compare des mouvements qui spécifiquement ne sont pas comparables. Il nous

53
Thomas d’Aquin, Expositio Posteriorum, lib. 1 l. 5 n. 9. « Sed potest quaeri: cum definitio non sit propositio
significans esse vel non esse, quomodo ponatur in subdivisione immediatae propositionis. Sed dicendum quod in
subdivisione non resumit immediatam propositionem ad subdividendum, sed immediatum principium.
Principium autem syllogismi dici potest non solum propositio, sed etiam definitio. Vel potest dici quod licet
definitio in se non sit propositio in actu, est tamen in virtute propositio quia cognita definitione, apparet
definitionem de subiecto vere praedicari.
54
Charles de Koninck, https://fr.scribd.com/doc/7815442/folder-33-part-3
55
Thomas Aquinas, In Physic., lib. 2 l. 4 n. 8. « Ex his igitur accipere possumus quod duae artes sunt
principantes materiam, idest quae praecipiunt artibus facientibus materiam, et cognoscentes, idest diiudicantes de
ipsis; una scilicet quae utitur, et alia quae est factiva artificiati, inducens scilicet formam. Et haec est sicut
architectonica respectu eius quae disponit materiam, sicut navifactiva respectu carpentariae, quae secat ligna:
unde etiam oportet quod ipsa ars usualis sit quodammodo architectonica, idest principalis ars, respectu factivae.
Quamvis igitur utraque sit architectonica, scilicet usualis et factiva, tamen differunt: quia usualis est
architectonica inquantum est cognoscitiva et diiudicativa de forma; alia autem, quae est architectonica tanquam
factiva formae, est cognoscitiva materiae, idest diiudicat de materia. Et hoc manifestat per exemplum. Usus enim
navis pertinet ad gubernatorem; et sic gubernatoria est usualis; et sic est architectonica respectu navifactivae, et
cognoscit et diiudicat de forma. Et hoc est quod dicit, quod gubernator cognoscit et instituit qualis debeat esse
forma temonis. Alius autem, scilicet factor navis, cognoscit et diiudicat ex quibus et qualibus lignis debeat fieri
navis. Sic ergo manifestum est quod ars quae inducit formam, praecipit arti quae facit vel disponit materiam; ars
autem quae utitur artificiato iam facto, praecipit arti quae inducit formam. Ex quo possumus accipere quod sic se
habet materia ad formam, sicut forma ad usum. Sed usus est cuius causa fit artificiatum: ergo et forma est cuius
causa est materia in artificialibus. Et sicut in his quae sunt secundum artem, nos facimus materiam propter opus
artis, quod est ipsum artificiatum; ita in naturalibus materia inest a natura non a nobis facta, nihilominus eundem
habens ordinem ad formam, scilicet quod est propter formam. Unde sequitur quod eiusdem scientiae naturalis sit
considerare materiam et formam. »
56
Charles de Koninck, https://fr.scribd.com/doc/7797751/Folder-2-Part-3 1939, p. 20
57
En effet, cette démonstration repose sur l’hypothèse de l’unité de tous les corps mobiles en tant que formant un
tout un par continuité.

15
faut parler de ce que Charles de Koninck nomme le mode platonicien de savoir par opposition
au mode aristotélicien de connaître58.

Dans un texte en latin sur l'usage de la logique en théologie (Quomodo theologus utatur
logica59) tapuscrit et datant de 1940, Charles de Koninck écrit :

"Talis reductionis exempla abundant in disciplinis physicis quatenus copiose dialectica


utuntur, ut patet in comparatione motuum. Quia omni motus recti et circularis sunt diversae
species motus et diversae species magnitiudinis, comparabiles non sunt, nec quantum ad
velocitatem "sicut in aliis requiritur ad hoc quod sint comparabilia, quod non sint aequivoca,
et quod sit idem primum susceptivum, et quod sit eadem species; sic et circa motum aeque
velox dicitur illud quod movetur in aequali tempore, per tantum et aequale alterius
longitudinis, in hac, idest secundum mutationem eiusdem speciei." (Thomas d’Aquin, In
Physic. lib. 7 l. 8 n. 1) Et tamen in physicis frequentius comparantur, ut ex comparatione
unum diversum per alium sufficienter attingatur. Sed hoc non est secundum concretam
considerationem naturalis. Ut enim dicit D. Thomas (Thomas d’Aquin, In Physic. lib. 7 l. 7 n.
9) "est autem considerandum, quod multa quidem secundum abstractam considerationem vel
logici vel mathematici non sunt aequivoca, quae tamen secundum concretam rationem
naturalis ad materiam applicantis, aequivoce quodammodo dicuntur, quia non secundum
eandem rationem in qualibet materia recipiuntur". Sed hujus abstractionis usus naturalia
dialectus est, quatenus utitur genere quasi specie, non autem quatenus reducit ad genus. »

Il existe trois usages de la logique : en tant qu'elle procure la forme syllogistique au


raisonnement, en tant que qu'elle permet de trouver les principes (usus logicae docentis ou
dialectica primo modo), et le plus particulier, en tant qu'elle procure aux sciences le moyen ou
la matière à discuter, sans avoir à procéder d'une façon démonstrative et résolutive jusqu'aux
premiers principes (dialectica secundo modo).

La dialectique se dit des deux derniers modes. Le premier mode (dialectica ut docens) se
divise en trois modalités. En particulier, la seconde modalité consiste en ce que la science
subit l'attraction de son sujet principal, "en tant que celui-ci excède". (L'usage dialectique de
l'analogie dans le traité des Noms divins). C'est le cas des sciences expérimentales en tant
qu'elles sont subalternées à la philosophie de la nature. C'est en ce sens dynamique que les
sciences expérimentales, tendant vers le premier degré d'abstraction, sont principalement
naturelles et non mathématiques. De la même façon que la métaphysique touche Dieu d'une
manière oblique ou dialectique, les sciences expérimentales ordonnées à la philosophie de la
nature connaissent dialectiquement l'être naturel.

3. La dialectique des limites comme moyen de la philosophie de la nature - sagesse

Mais il y a une dernière modalité (celle qui est utilisée dans le passage du livre VII des
Physiques mentionné ci-dessus). La troisième modalité, la plus profonde (usu profundius)
caractérise la dialectique en tant qu'imitation du mouvement même de la sagesse (in
mobilitate, processione, et similitudine). Ce mouvement sapiential est une circulation. Dans le
texte « Sagesse et mouvement »60 (ou « Wisdom and Dialectic ») Charles de Koninck décrit
58
Charles de Koninck, https://fr.scribd.com/doc/7815463/folder-33-part-8
59
Charles de Koninck, https://fr.scribd.com/doc/7808082/folder-11-part-1
60
Charles de Koninck, https://fr.scribd.com/document/7812406/folder-19-part-6 Charles de Konink renvoie à
trois textes : le premier de saint Jean de la Croix Première vive flamme d’amour, strophe 4, le second de Denys
l’Aéropagite Des Noms divins c.9 et le dernier texte, le commentaire de Saint Thomas d’Aquin l.4 du texte de
Denys. « Ensuite quand les écrivains sacrés enseignent que l’immuable se meut et pénètre toutes choses, ne peut-

16
une telle circulation, par laquelle la raison procède selon un mode intellectualiter ("utimur
logica it magis intellectualiter procedere possimus, quamvis rationale precedat ipsa
logica61").

En effet, Aristote, au chapitre 2 du livre Alpha de la Métaphysique précise de quelles causes


et de quels principes la sagesse est science. Il montre que les jugements que l'on porte
d'ordinaire sur le sage caractérisent proprement la sagesse définie comme science des causes
premières et des premiers principes : (1) Le sage connaît toutes choses dans la mesure du
possible, c'est-à-dire qu'il les connaît sans avoir la connaissance de chacune d'elles en
particulier ; (2) il connaît les choses qui sont difficiles à connaître (et c'est la raison pour
laquelle la sagesse est ce qu'il y a de plus éloigné de la connaissance sensible) ; (3) il possède
une connaissance plus exacte des causes et (4) il est plus apte à enseigner celles-ci ; (5) la
connaissance qui est recherchée pour elle-même est plus véritablement sagesse que celle qui
est recherchée pour ses résultats ; enfin, (6) une science hiérarchiquement supérieure est aussi
plus véritablement sagesse qu'une science subordonnée.

3.1 Le propre du philosophe de la nature est d’ordonner

Mais la sagesse est plus qu’une science architectonique, hiérarchiquement supérieure à toutes
les autres dont elle est libre (Maritain). La sagesse est circulation, car elle ordonne. Charles de
Koninck l’explique clairement dans Ego Sapientia62 :

« L'ordre est de la raison de la sagesse. Celle-ci est à la fois une et multiple, stable et mobile.
(Sap.VII, 22-23) La sagesse peut se dire du principe de l’ordre sapiential en tant que ce
principe a raison de racine et de précontenance63 de l'ordre dont il est principe. »

Car la notion d’ordre signifie origination (relation entre le modèle et son image), c’est-à-dire,
distinction et principe :

« Quel est le propre de la sagesse ? L'adage dit : "Sapientis est ordinare—il appartient au sage
d'ordonner". Comment faut-il entendre le terme 'ordonner' ? Et d'abord, qu'est-ce que
on pas appliquer heureusement à Dieu cette manière de dire ? Car il faut croire pieusement que le mouvement ici
ne consiste pas en ce que Dieu se déplace, s’altère, se modifie ou change ; et qu’il ne s’agit pas d’un mouvement
local qui s’accomplirait en ligne droite, circulaire, ou oblique ; et que ce mouvement ne ressemble pas à celui des
esprits, des animaux et des différents êtres de la nature. Mais on veut dire seulement que Dieu crée toutes choses,
et les maintient, et veille avec protection sur elles ; et qu’il leur est présent, et les embrasse d’une invincible
étreinte, et les couvre de la sollicitude de son active providence. Bien plus, dans un sens mystique, on peut
attribuer le mouvement à notre Dieu immuable. Ainsi le mouvement en ligne droite marquerait la force
invincible, le développement régulier et inaltérable des opérations de Dieu, et l’acte par lequel il a créé l’univers.
Le mouvement oblique serait un symbole des continuelles productions et de la stabilité féconde de Dieu. Par le
mouvement circulaire on entendrait l’identité de Dieu, et l’immensité par laquelle il embrasse les milieux et les
extrêmes, qui se trouvent comme enveloppés l’un dans l’autre, et la force par laquelle il attire à lui toutes ses
créatures. » Traduction par l’abbé Darboy. Sagnier et Bray, 1845 (p. 337-463). Ajoutons que dans le livre
récemment réédité par les PUL Ego Sapientia, la Sagesse qui est Marie, Charles de Koninck attribue à la sagesse
le mouvement circulaire en particulier qui unit les extrêmes : « Le Fils et la mère constituent ainsi, au principe,
comme un mouvement circulaire où le principe est terme et le terme, principe : mouvement qui est le symbole de
la Sagesse qui Atteint d'un bout à l'autre—Attingit a fine usque ad finem. (Sap. VIII, 1) Et ce mouvement
circulaire de la Sagesse qui est plus mobile que toutes les choses mobiles— omnibus mobilibus mobilior
sapientia, (Sap. VII, 24) 68 est comme un jeu : Ludens coram Deo omni tempore—elle se joue sans cesse en
présence de Dieu. (Prov. VIII, 30). »
61
Charles de Koninck, https://fr.scribd.com/doc/7808082/folder-11-part-1
62
Charles de Koninck, Ego Sapientia : La sagesse qui est Marie. Québec-Montréal : Éditions De l’Université
Laval / Éditions Fides, 1943, p. 37.
63
« Le Fils qui dans le sein du Père précontient toutes choses ».

17
l’’ordre ? Deux choses sont de la raison de l'ordre : distinction et principe. Principe dit ce dont
procède une chose de quelque façon que ce soit. Principe dit procession. La procession est
mouvement à partir d'un principe, mouvement pouvant s'entendre, au sens large, de toute
action, tant de l'action de penser que d'un mouvement physique. Selon que son principe est
principe de lieu, principe de temps, ou principe selon la nature, l'ordre se divisera en ordre
local, ordre temporel et ordre de nature. De ces trois ordres le dernier est le plus profond, car
il dit raison d'origination en ce que la nature est "ce d'où naît le naissant premièrement : ex
qua pullulat pullulans primo". Sous un autre rapport l'ordre se divise en ordre universel et
ordre particulier, selon que le principe est absolument premier ou premier dans un genre
donné seulement. Or, de quel ordre s'agit-il dans l'adage : "il appartient au sage d'ordonner" ?
Il appartient au sage d'ordonner, dit saint Thomas, "parce que la sagesse est la plus haute
perfection de la raison, dont c'est le propre de connaître l'ordre 64". Parce que l'ordre comporte
principe et principe, relation, seule l'intelligence peut atteindre l'ordre sous la raison même
d'ordre. En effet, "l'intelligence, parce que (par opposition à la volonté) elle tire les choses à
soi, et procède en passant de l'une à l'autre, peut comparer et atteindre formellement le rapport
d'une chose à une autre : l'intelligence possède donc en soi la racine première et la raison
première pour ordonner les choses, de même que pour les comparer entre elles et établir un
rapport de l'une à l'autre65". Or, la seule connaissance d'un ordre quelconque n'est pas comme
telle sapientiale. Déjà la simple appréhension peut atteindre un ordre, et toute science porte
sur un certain ordre. La sagesse ne sera la plus haute perfection de la raison qu'en tant qu'elle
dit ordre selon un principe purement et simplement premier. Le verbe 'ordonner' exprime cette
primauté originative. "Ce n'est pas d'être ordonné, dit Aristote, mais ordonner, qui convient au
sage66." C'est pourquoi la sagesse est radicale. Elle ne fait pas seulement connaître les choses
les unes dans les autres, elle les atteint toutes dans leur racine première où toutes les choses
qui en procèdent sont d'une certaine manière précontenues ; et elle atteint cette racine sous sa
raison propre d'origine. Si cette racine n'avait pas raison d'origine, le principe absolument
premier serait en dépendance de cela même dont il est premier principe, le multiple aurait,
comme tel, raison de principe premier. »

Charles de Koninck affirme que notre sagesse naturelle est défectueuse en tant qu’elle
possède une pluralité de principes premiers ut media cognoscendi. Diversités des modes de
procéder, diversité des méthodes. Les moyens de connaître en métaphysique, ou en
philosophie de la nature, ne sont pas ceux des sciences mathématiques. Ainsi, matière et
forme sont les principes de l’ens mobile et aussi de la philosophie de la nature (apud nos). De
même, en théologie naturelle, les premiers principes des choses ne sont connus que par
résolution à des principes qui sont premiers quoad nos. Autrement dit, les premiers principes
des sciences ne sont pas premiers absolument. Cependant, la métaphysique est dite sagesse
simpliciter, car les principes des autres sciences dont elle est rectrice ou architectonique ont
une certaine unité d’ordre. Néanmoins, ce qui entrave une telle ordination est la multiplicité
des moyens de connaissance. Dès lors, lorsque nous pouvons d’une certaine façon supprimer
cette multiplicité, nous participons davantage de la raison de la sagesse. Et, le mouvement
dialectique (Charles de Koninck nomme une telle dialectique transcendantale) est un notre
moyen. Bien que notre science soit mesurée par la réalité extérieure, ce à cause de quoi nos

64
Thomas d’Aquin, ln 1 Ethic., lect.1 (édit. Pirotta) n. 1 : « Sapientis est ordinare, quia sapientia est potissima
perfectio rationis, cujus proprium est cognoscere ordinem. »
65
Jean de Saint Thomas, Cursus Theologicus, (édit. Vivès) T. VII, disp. 21, a. 1. p. 744b : « Intellectus autem qui
trahit res ad se, et ex una procedit in alterum, potest comparare, et attingere formaliter habitudinem unius ad
alterum: habet ergo intellectus in se primam radicem et primam rationem ordinandi res; sicut et comparandi et
instituendi habitudinem unius ad alteram. »
66
Aristote, In I Metaph., cap. I, 982a 15 : ὐὰῖἐὰὸὸἀ᾽ ἐά

18
moyens de connaissance sont multiples, notre intelligence peut construire un être de raison
par lequel la multiplicité est réduite à l’unité.

Enfin, il faut dire que ce mouvement est un double processus : du côté des choses et du côté
de la logique. Le premier processus est du côté des choses, non absolument, mais en tant
qu'elles procèdent de l'intelligence divine qui les unit en elle ; le second processus, d'ordre
logique, en tant que nous pouvons réduire à l'unité et à l'identité la diversité de nos concepts
distincts et équivoques selon les choses (comme prédiquer un genre prochain des individus ou
le genre lointain des espèces). Ainsi, ce mouvement est double : c'est une réduction du
multiple (quasi negando diversitatem) à l'unité (unité selon un être de raison), mais aussi, une
dérivation du multiple à partir de l'un (quasi negando unitatem), et ainsi de suite. Néanmoins,
par l’intermédiaire de cette identité d’ordre logique, nous pouvons transformer le divers (la
courbe en ligne droite, par exemple 67) quasi in limitem. Cependant, si cette limite était
atteinte, cela détruirait la distinction formelle entre eux. Aussi, cette distinction sans ce
mouvement de l’un vers l’autre, ne serait pas une imitation, car il n’y aurait ni ordre, ni
origine et ni assimilation68 (expressum). Cette distinction avec mouvement imite la Sagesse
divine, à savoir la circulation entre la Sagesse inengendrée (le Père) et la Sagesse engendrée
(le Fils)69. L'usage de ce double mouvement dialectique (circulation entre l'un et le multiple)
procède du désir de la sagesse70.

Comment, dès lors, comprendre un tel mouvement dialectique, une telle circulation, en
philosophie de la nature considérée en tant que sagesse ? Comment entendre cette dialectique
des limites au sein de la philosophie de la nature dite sagesse relativement aux sciences
67
Nicolas de Cues, Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des opposés (intr., trad. et notes et
comment. Francis Bertin), Paris, Cerf, 1991, pp. 108-110. Il symbolise, par le rapport du fini à l’infini, le
rapport de Dieu et des créatures. « Ainsi dans le cas des cercles de rayons croissants tangents en un point donné,
les courbures varient et n’ont ni maximum ni minimum, de même que parmi les étants il n’y a ni maximum ni
minimum. De plus le courbe est relatif au droit, car ce qui est plus courbe est ce qui est le plus éloigné du droit ;
ceci permet de dire que le droit mesure le courbe. L’inverse n’est pas vrai, car le droit n’a pas besoin du courbe
pour être défini. Cette proximité de la ligne courbe vis-à-vis du droit peut être considérée comme une
participation de la courbe au droit en tant que droit, donc du droit infini. »
68
« Or, la génération dit origination vitale et assimilation ; elle est la procession d'un vivant, du dedans d'un
vivant qui lui est conjoint comme principe de vie et qui l'assimile à sa propre nature en vertu de cette procession
même. La génération consiste donc à exprimer une similitude propagative de la nature du principe générateur.
Celui-ci tire de sa propre substance l'engendré en le formant. »
69
Charles de Koninck, Ego Sapientia : La sagesse qui est Marie. Québec-Montréal : Éditions De l’Université
Laval / Éditions Fides, 1943, p. 57. « Si elle est déjà si belle et si louable en tant que partie de l'univers, même
sans ce qui est caché au dedans—absque eo quod intrinsecus latet, (Cant. IV, 1,3) combien ne l'est-elle
davantage en tant que principe et bien séparés. Elle est sous ce dernier rapport absolument antérieure à sa raison
de partie, car, en tant que bien séparé, elle est principe par rapport à cette raison de partie. Son ‘être partie’ est
ordonné à son ‘être principe séparé’. Elle est née au dedans pour être principe séparé, elle naît dans l'univers
pour être mère de toutes choses. Ce qui est au dehors procède du dedans, et ce qui est au dedans y procède pour
procéder du dehors. En tant que principe séparé de l'univers, elle est plus au dedans de l'univers qu'elle ne l'est
comme partie principale de l'univers : du dehors elle est plus au dedans qu'elle ne l'est du dedans. Intrinsecus
ejus per circuitum. (Ezech. I, 27) Il s'établit ainsi un mouvement circulaire entre sa dignité de principe séparé et
sa dignité de partie la plus noble de la pure création, circulation qui embrasse l'ordre même des parties de
l'univers. L'ordre et la dignité inhérents à l'univers sont par-là d'autant plus unis à ce principe séparé que celui-ci
est lui-même la partie principale intérieure à l'univers. Et cette circulation imite en quelque façon le mouvement
circulaire entre la Sagesse engendrée et la mère de cette Sagesse, lequel imitait déjà plus profondément le
mouvement circulaire entre le Père et l'Image parfaite et consubstantielle du Père : quasi sit rota in medio rotae
—comme une roue au centre d'une roue. (Ezech. I, 16). »
70
Voir les deux articles de Charles de Koninck : « La dialectique des limites comme critique de la raison »,
Laval théologique et philosophique 1, no. 1, 1945 : 177–185. https://doi.org/10.7202/1019745ar. Et, « Concept,
Process, and Reality », Laval théologique et philosophique 2, no. 2, 1946 : 141–46.
https://doi.org/10.7202/1019778ar.

19
expérimentales, alors même que celles-ci sont habitées par une telle dialectique, jeu de paume
entre nature et art, qui les rend principalement naturelles ? Une philosophie de la nature qui
procéderait selon un mode plus intellectualiter que rationabiliter ?

Nous savons qu’Aristote l’utilise dans ses Physiques, la physique des communia. Pourtant, il
y a une difficulté : nous avons une discontinuité entre le nécessaire de l’être mobile composé
de matière et de forme, qu’étudie la philosophie de la nature, et le contingent des sciences
expérimentales. Du côté du nécessaire, nous avons recours à la composition de matière et de
forme pour expliquer la possibilité d’un être spatio-temporel. Mais du côté du contingent, de
ce qui indéterminé, nous devons poser l’Absolu71. Or, le contingent et le nécessaire sont deux
points de vue distincts ; leur différence est ontologique et conceptuelle. Comment la
dialectique peut-elle unir sans les identifier le nécessaire et le contingent ? Car, la philosophie
de la nature doit s’étendre à d’autant plus de choses qu’elle est sagesse. Elle doit s’étendre
jusqu’aux êtres contingents qu’étudient les sciences expérimentales.

3.2 Le philosophe de la nature et son fou, le sage

La sagesse dit Charles de Koninck ne sera la plus haute perfection de la raison qu'en tant
qu'elle dit ordre selon un principe purement et simplement premier. Le verbe 'ordonner'
exprime cette primauté originative. C’est ordonner, qui convient au sage. C'est pourquoi la
sagesse est radicale. Or, les communia ne sont pas premiers purement et simplement. La
racine première selon la connaissance de la philosophie de la nature dite sagesse, c’est
l’homme, mais l’homme qui pense la nature comme cosmos72 : c’est-à-dire deux choses ou
deux mouvements qui tendent à former un cercle, une circulation : d’une part philosopher de
bas en haut, du multiple vers l’unité (vers l’Homme 73) ou refaire intelligiblement l’univers74,
et d’autre part, philosopher du haut vers le bas, dériver logiquement le multiple de l’unité, le
Cosmos de l’Absolu.

Dans son cours sur Eddington75 (1934 - 1935), son article sur l’indéterminisme 76 (1935) ou
son cours sur le rôle de l’identité chez Meyerson77 (1964), par exemple, comme dans les notes
du cours par Eugène Badin de biologie philosophique78 (1935 - 1936), Charles de Koninck
accorde au cosmos la structure d’un double processus ou courant circulant en des sens
opposés et de nature différente (ontologique et logique) et qui tend à se boucler en l’Homme.

71
Il faut entendre ici, Dieu comme Premier Moteur, ou tout agent trans-cosmique, agent intellectuel créé. La
nature est principe intrinsèque de mouvement et de repos de ce qui arrive le plus souvent, mais aussi Opus
naturae est opus intelligentiae. Dans un texte sur le Nous d’Anaxagore https://fr.scribd.com/doc/7814834/folder-
25-part-1 Charles de Koninck montre la nature (ratio indita) comme une œuvre qui se fait, telle une fugue de
Bach. Voir aussi cet article Le problème de l’évolution paru en 1950, https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/1950-
v6-n2-ltp0937/1019845ar.pdf
72
La nature procède vers l’intelligence de l’Homme et l’Homme en la connaissant opère la reditio ad
principium, non seulement du nécessaire, mais aussi du contingent. Charles de Koninck renvoie à Teilhard de
Chardin. https://fr.scribd.com/doc/7815064/folder-28-part-5
73
C’est ainsi que la philosophie de la nature scientifiquement (scientifice) démontre que l’Homme est la cause
universelle du cosmos (universel in causando), cause finale et cause formelle comme partie principale.
74
Selon trois arguments développés par Charles de Koninck dans le Cosmos : l’évolution de la matière est un
élan vers la pensée, l’évolution de la matière est un amour et désir cosmiques et enfin l’évolution de la matière
est un élan vers la liberté.
75
Notamment Charles de Koninck, https://fr.scribd.com/doc/7814905/folder-26-part-6
76
Charles de Koninck, https://fr.scribd.com/doc/13715541/le-probleme-de-l-indeterminisme
77
Charles de Koninck, https://fr.scribd.com/doc/13716423/meyerson-part-1. Notion et rôle de l’identité chez
Meyerson. Sciences Ecclésiastiques 16, no. 3, 1964, pp. 419–53.
78
Charles de Koninck, https://fr.scribd.com/doc/13715440/biologie-philosophique

20
L’objection possible de confusion des sciences semble inévitable : il faudrait faire de la
métaphysique en philosophie de la nature. Pourtant, pour Charles de Koninck, la philosophie
de la nature ne peut être sagesse que si elle participe de la métaphysique, laquelle sort d’elle-
même afin de réfléchir sur le contenu des autres sciences. Mais, l’habitus de science ne se
définit pas par notre situation psychologique ou épistémologique de sujet rationnel 79. Si notre
esprit est l’ombre de notre intellect, il aspire d’un même élan à devenir intellect, à connaître
d’une façon plus parfaite. Or, cette façon plus parfaite est la vie même de notre intelligence ;
se faisant elle se dilate. Et, ce mouvement de dilatation, c’est celui-là même de la nature qui
tend à être assimilée par l’Homme ! Il y a de l’excentricité dans la nature. Et, l’excentricité
dans les opérations de l’intelligence est possible grâce à la dialectique.

Enfin, il est sage de rire, écrit Charles de Koninck, de s’éclater de rire en jouant avec la raison
pousser à ses limites. C’est un jeu…et l’humour est signe de Sagesse. La philosophe de la
nature en tant que sagesse, c’est un peu comme le roi et le fou du roi où le fou c’est le roi en
tant qu’il n’est pas roi. Décomposition dialectique d’une même personne 80. Le fou du roi,
c’est le roi dialecticien. Le fou du philosophe de la nature, c’est le philosophe de la nature
dialecticien qui imite par ce mode logique l’univers et la Sagesse.

Pourquoi la dialectique des limites en philosophie de la nature ? Il faut rire, jeu de l’esprit 81 ;
celui de la dialectique transcendantale ou dialectique des limites. La philosophie de la nature
est sagesse : humour si le philosophe sait avec humour qu’il déraille. La sagesse nous dit
Charles de Koninck consiste à savoir les limites de notre connaissance. Pour l'intellect vif ou
vivant, ses propres limites sont un défi constant ; s'y dérober serait tout le contraire de la
sagesse, ou un manque d’audace82 !

« C’est parce que l’humour ne nie pas, parce qu’il donne sur les choses une vue complète
qu’on peut l’appeler divin. Et c’est ici que nous pouvons saisir le lien étroit entre l’humilité et
la magnanimité : l’humour est humble et magnanime ; il ne blesse pas, il conforte. La vanité
et l’orgueil nient l’humour, le rendant impossible. L’humour s’incline devant le mystère,
devant ce qui est incompatible83 ».

79
Thomas d’Aquin, De veritate, q. 20 a. 3 ad 2. « Ad secundum dicendum, quod modus iste cognoscendi non
est essentialis scientiae ex parte sui, sed ex parte subiecti, cui secundum statum viae talis modus intelligendi
competit. Hoc autem per se solum essentiale est scientiae secundum seipsam, ut per eam scibilia cognoscantur.
Et ideo quando variatur status subiecti, variatur modus intelligendi, non tamen habitus scientiae ». Texte sur la
science de l’âme du Christ. La troisième question interroge si le Christ possède une autre science des réalités que
celle par laquelle il les connaît dans le Verbe. Saint Thomas répond à l’objection suivante : la vision de Gloire
détruit la science. Pour Saint Thomas, ce qui est essentiel à la science c’est son habitus et non le mode par lequel
les objets sont connus.
80
Charles de Koninck, https://fr.scribd.com/doc/7815521/folder-35-part-5
81
Charles de Koninck,1937, https://fr.scribd.com/doc/7812597/folder-20-part-7 p. 30. « C’est parce que nous
n’avons aucun sens de l’humour que nous ne savons pas regarder le singe, avec lequel nous avons un ancêtre
animal commun, sans être plus ou moins gênés, sinon indignés de ceux qui le soutiennent. Mais il ne faut pas le
regarder comme un père, mais plutôt comme un père animal qui n’a pas réussi. D’ailleurs, nous ne sommes point
faits pour regarder en arrière. »
82
« Voilà ce qui était le but ultime de l’étude du monde physique : une connaissance approfondie de l’art et de la
puissance, de l’Artisan divin qui a façonné la nature. Je n’arrive pas à voir pourquoi ces choses devraient être
arrachées à l’amour de la sagesse et laissées à elles-mêmes. Il est vrai que l’esprit, dans sa tentative de saisir la
concrétion ultime de la nature, est sur une lancée dans laquelle il demeurera « quasi in statu motus » – pour citer
une expression qu’emploie saint Thomas pour expliquer le second sens de « processus rationnel » (Boèce, de
Trinitate, q. VI, a. 1). Or, une entreprise visant un but est préférable à s’arrêter à une vacuité insatisfaisante par
simple manque de questionnement et d’émerveillement au sujet des “grandes questions”. »
83
Charles de Koninck, http://www.scribd.com/doc/7815521/folder-35-part-5 p.15.

21
Conclusion

Charles de Koninck reprend à son compte le « Fides quaerens intellectum » de Saint


Anselme84, qui ne s’applique pas dit-il à la seule théologie, mais qui peut s’’étendre à toutes
les sciences. Il s’applique aussi à la philosophie de la nature. C’est pour cela qu’il faut
envisager sérieusement l’extension de la dialectique des limites à la philosophie de la nature
en tant que sagesse.

Dans une des archives de Laval, Charles de Koninck se pose la question des parties de la
philosophie de la nature : il semblerait qu’il y en aurait quatre mais la question finalement
porte sur une cinquième possible, bien étrange. Les quatre sont les suivantes : l’être mobile in
communi, étudié scientifiquement dans les huit livres de la Physique. La science étant un
mouvement vers la détermination, vers la conclusion qui était potentiellement donnée dans les
prémisses. Les trois autres parties de la philosophie de la nature étudient les trois différents
genres de mobilité ; nous rentrons dans le particulier ; du plus parfait (le mouvement local) au
moins parfait : le mouvement de croissance et celui de nutrition propre aux êtres vivants…en
passant par cet intermédiaire, à savoir celui d’altération.

Une fin est au principe de cette hiérarchisation : l’Homme. En effet : L’étude des communia
ou la science de la nature tendent en se déterminant ainsi vers le sujet matériel qui réalise le
plus pleinement le sujet formel : l’Homme. Le mouvement local est le plus parfait car il est
compatible avec l’être naturel le plus parfait (l’Homme ressuscité) ; l’autre est ordonné à la
substance et via l’évolution à la substance rationnelle qu’est l’Homme. Enfin, le dernier est
ordonné à la vie naturelle la plus parfaite : l’Homme. L’homme est la raison d’être du
cosmos ; cause finale et cause formelle comme partie principale de l’univers matériel. Or si
l’Homme est fin, ce n’est pas au sens des individus mais au sens de l’espèce : ce qui implique
pour Charles de Koninck un nombre fini d’individus humains : fin des deux derniers
mouvements, ne restant que le mouvement local. C’est l’état définitif de l’univers. Et, Charles
de Koninck pose que la philosophie de la nature a comme ultime partie cet état définitif de
l’univers.

Nous venons de voir que la philosophie de la nature part du plus commun et se meut vers le
terme le plus déterminé. Il y a par conséquent, pour la philosophie de la nature même un état
de devenir, un fieri semblable à celui de la nature et il y a aussi un facto esse, un statut
déterminé. Partant, il y a une coïncidence ; le terme de la philosophie de la nature et le terme
du mouvement de la nature elle-même, qui n’est autre chose que l’homme et la connaissance
de l’homme à l’état de perfection.

Nous remarquons que le fondement de la séparation de la première partie des trois suivantes
est fondé exclusivement sur notre façon de connaître et de progresser : son fondement est pour
ainsi dire épistémologique ; mais la distinction des trois parties suivantes est fondée
directement sur les choses, à savoir les trois genres de mouvement.

Par conséquent, au cœur même de la philosophie de la nature il existe un cercle qui unit ce
qui est d’ordre logique et d’ordre ontologique : le mouvement local est de la dernière
perfection de l’univers et nous le rencontrons aussi dans la première (comme genre de
mouvement le plus connu de nous et le moins connaissable en soi) et dans la dernière partie
de ces trois parties il devient le plus connu en soi par rapport à nous (il aura son principe
84
Charles de Koninck, Words and Wisdom, 1960, http://www.scribd.com/doc/7808241/folder-13-part-4 p. 8.

22
directement dans la nature humaine : son principe actif entièrement à l’intérieur du monde
« son principe actif procédera entièrement d’une puissance locomotive intérieure au monde).

Ainsi, trois cercles ou plutôt des circulations caractérisent la philosophie de la nature comme
sagesse :

1. La circulation que l’homme fait en unissant la philosophie de la nature et les sciences


expérimentales ;
2. La circulation que l’homme fait en unissant ce qui vient d’en bas (courant
ontologique), de la matière vers l’esprit (les deux premières parties du Cosmos), et ce
qui vient d’en haut, de l’esprit vers la matière (le courant logique dont parle les notes
de cours de Biologie philosophique) ;
3. La circulation, au fond, au cœur même de la philosophie de la nature entre le premier
pour nous et le premier quant à la chose.

Ces trois circulations expriment que l’homme est la cause finale de l’univers et en tant que
partie principale, sa cause formelle. Cette causalité circulaire est le principe sapiential en
philosophie de la nature.

Mais plus profondément, ces circulations disent obliquement une autre circulation. Ces trois
circulations sont pour Charles de Koninck une façon personnelle de faire de la philosophie de
la nature en Marie, « philosophari in Maria »85 trône de la Sagesse, et Sagesse elle-même. Car
Marie est la cause finale et formelle de tout l’univers 86. En effet, c’est en elle qu’elles trouvent
leur racine, elle, Marie, créature et Mère de son propre Créateur, médiatrice entre toute la
création et la circulation des personnes de la Trinité. Comme l’écrit le poète Dante :

« Vierge Mère, fille de ton Fils, humble et haute plus que créature, terme arrêté d’un éternel
conseil87. »

85
« La foi, éclaire la raison sur le chemin qu’elle suit et lui donne une orientation et une impulsion. Foi et raison
ne sont donc pas deux attitudes parfaitement étrangères l’une à l’autre, mais elles gardent chacune leur
autonomie relative, étant entendu qu’elles constituent, ensemble, « comme les deux ailes qui permettent à l’esprit
humain de s’élever vers la contemplation de la vérité » (Fides et ratio, 1). Il conclut son encyclique sur un appel
à philosophari in Maria, à « philosopher en Marie » (FR 108)
86
Charles de Koninck cite dans Ego Sapientia (pp. 61-62) Corneille de la Pierre, In Ecclesiasticum, c. XXIV,
vers. 1 et 2. T. IX, p. 618a. « Ainsi donc, c'est parce que la Bienheureuse Vierge a été mère du Christ que,
conséquemment, elle est devenue médiatrice de tout l'ordre de grâce institué par le Christ ; d'où, pour la même
raison, elle a été cause finale de la création de l'univers. En effet, la fin de l'univers est le Christ, ainsi que sa
Mère et les Saints, c'est-à-dire que cet univers a été créé pour que les Saints jouissent de la grâce et de la gloire
par l'intermédiaire du Christ et de la Bienheureuse Vierge. C'est pourquoi la cause finale de la création de
l'univers a été la prédestination du Christ, de la Bienheureuse Vierge et des Saints. Quoique, en effet, le Christ et
la Bienheureuse Vierge soient des parties de l'univers, et soient par conséquent postérieurs à lui dans le genre de
la cause matérielle, cependant ils lui sont antérieurs dans le genre de la cause finale. Aussi bien, il existe une
certaine dépendance réciproque entre la création de l’univers et la naissance du Christ et de la Bienheureuse
Vierge ; Dieu, en effet, n’a pas voulu que le Christ et la Bienheureuse Vierge naquissent, sinon dans ce monde-ci
; Il n'a pas non plus voulu que cet univers-ci existât sans le Christ et la Bienheureuse Vierge, bien plus, c'est pour
eux qu'il l’a créé. Il a voulu que l'univers tout entier, non moins que l'ordre de grâce, fussent référés et ordonnés
au Christ et à la Bienheureuse Vierge connue à leur complément et à leur fin. Le Christ et la Bienheureuse
Vierge sont donc la cause finale de la création de l'univers, et en même temps ils en sont la cause formelle, c'est-
à-dire exemplaire, à savoir l'idée. C'est que, en effet, l'ordre de grâce, où le Christ et la Bienheureuse Vierge
occupent la première place, est l'idée et l'exemplaire d'après lequel Dieu a créé et disposé l'ordre de nature et de
tout l'univers. »
87
Dante Alighieri, « Paradis », ch. XXXIII, Divine Comédie, traduction Jacqueline Bisset, 2004, GF, p.307.

23
Mais elle, si humble et si hautement élevée ! Et donc Sagesse ! Alors, même l’humour, surtout
l’humour, vertu à la fois qui associe l’humilité et la magnanimité, participe de la Sagesse qui
est Marie. Et c’est pourquoi, ce jeu fou qu’est la dialectique des limites en philosophie de la
nature où le philosophe de la nature joue le fou qui peut paraître métaphysicien, est
pleinement sagesse.

24

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