Sie sind auf Seite 1von 134

Aloha

Virginie Rousseau

1
Bienvenue à Pearl City

Ce qui la frappa en premier fut la chaleur, puis l’air fortement iodé


amené par la plage non loin. Le soleil était haut dans le ciel, l’aveuglant,
elle qui avait dormi la majorité du vol. Lorsqu’elle posa ses pieds sur
le tarmac, son cœur se serra : elle ne pouvait plus revenir en arrière
maintenant, c’était trop tard. Et même si elle en avait eu envie, elle
n’aurait pas pu le faire.

Une main se posa sur son épaule et elle tourna son visage vers la
silhouette en contre-jour.

— Nous y voilà.

Oui, cette simple phrase scella son destin.

— Jordan, ne fais pas cette tête, lança une voix féminine.

— Quelle tête ? Celle d’une fille qui a tout perdu et qui se retrouve sur
une île paumée au milieu de nulle part ?

—  Quelle dramatisation, jeune fille. Nous sommes à Hawaï, tu sais


combien de personnes donneraient tout pour être à ta place ?

— Je la leur laisse bien volontiers, répondit amèrement l’adolescente.

Le couple échangea un regard mi-amusé mi-blasé avant de monter


dans la navette les ramenant vers l’aéroport, le tarmac étant d’une
longueur impressionnante, nécessitant un transport pour arriver

2
jusqu’à l’aéroport lui-même. Durant ce court trajet, Jordan regardait
par la vitre du bus, voyant ce paysage atypique défiler devant ses
yeux : des palmiers, des cocotiers, des plages à perte de vue, une eau
cristalline et turquoise. Oui, tout ceci en aurait probablement fait
rêver plus d’un. Seulement, pas elle. Non, pour Jordan Travis, cette île
était synonyme d’un changement de vie qu’elle n’avait pas demandé.
Qu’est-ce qui pouvait être pire pour une adolescente que de quitter
son quotidien new-yorkais bien calibré entre son lycée, ses amis, ses
sorties et ses lieux favoris ? Central Park lui manquait déjà, ainsi que
les lumières de Times Square et son effervescence. Même l’odeur
caractéristique des hot-dogs planant dans les rues semblait déjà être
un lointain souvenir.

Son père avait probablement raison : beaucoup auraient aimé être à


sa place et emménager à Hawaï dans une villa au bord de la mer avec
pour seul horizon l’océan s’étendant à l’infini. Oui, beaucoup auraient
abandonné leur vie morne et routinière pour une île paradisiaque,
riche en aventures et en nouveautés.

Cependant, Jordan, du haut de ses dix-sept ans, ne voyait pas les choses
ainsi : le jour où son père avait réuni toute la famille au restaurant,
elle avait su que quelque chose se tramait. Non pas que ses parents
n’avaient pas l’habitude de se réunir pour des occasions ponctuelles,
mais l’air solennel qu’avait arboré son père lorsqu’il s’était levé en
faisant tinter son verre, et la fierté qui s’était affichée sur son visage
lorsqu’il avait annoncé qu’il avait une grande nouvelle, tout ceci avait
été pour la jeune fille un indice que quelque chose allait se passer.

Et effectivement, quand Peter Travis Junior annonça avec joie qu’il


venait d’être muté à Hawaï pour son travail, tous les membres de la
famille exultèrent… Tous, sauf Jordan, pour qui cette mutation était
synonyme d’abandon : abandon de ses amis, abandon de la maison
dans laquelle elle était née et avait grandi, abandon de son lycée qui,
même s’il avait ses défauts, était son territoire, abandon de New York,

3
qui était la meilleure ville au monde selon elle.

Et tout cela, elle le quittait au profit de Pearl City, une des plus grosses
villes que comptait Hawaï. C’était une blague, n’est-ce pas ?

Ce fut sa première réaction, celle qui trancha avec la joie du reste


de sa famille : sa mère et ses deux frères cadets, ainsi que ses
grands-parents maternels et son grand-père paternel. Jordan avait
bouillonné de l’intérieur. Et sa rage prit de multiples facettes durant
les semaines qui suivirent : insolence, retard le soir en rentrant des
cours, sorties non autorisées. Elle avait même menacé de partir vivre
chez sa meilleure amie, menace évidemment prise à la légère par
ses parents, mais qui s’inquiétèrent toutefois de son changement de
comportement, elle qui avait toujours été une élève appliquée et une
jeune fille modèle.

Les semaines passèrent, l’heure du départ approchait, et Jordan


comprit qu’elle ne pouvait rien y faire. Lorsqu’elle fit sa valise, les
larmes menacèrent de tomber plusieurs fois, mais, par fierté, elle ne
montra rien, pas même lorsqu’ils montèrent tous dans le taxi ni dans
l’avion quand elle boucla sa ceinture, et encore moins lorsqu’elle posa
son pied sur le sol hawaïen. Elle n’afficha pas non plus d’enthousiasme
ni même une quelconque expression, si ce n’était de l’indifférence.
Une possible manifestation de son mécontentement qui semblait ne
pas toucher grand monde, du moins le pensait-elle.

Quand ils récupérèrent leurs bagages et qu’ils entrèrent dans un taxi


pour les conduire dans leur nouveau chez eux, Jordan resta silencieuse,
hermétique aux nombreux points positifs qu’énumérait son père sur
le lieu : leur maison ou encore son poste de rédacteur en chef du plus
gros magazine de voyage des États-Unis. Lorsqu’elle sortit du taxi et
que ses yeux se posèrent sur sa nouvelle demeure, Jordan soupira :
cela n’avait rien à voir avec leur luxueux appartement new-yorkais au
vingt-cinquième étage surplombant Times Square. Cette maison-ci
4
était plus modeste, bien que d’une taille qui surpassait certainement
la majorité des habitations du quartier ; elle était tout en bois avec
une petite véranda ouverte devant. Autour du domaine il n’y avait
rien, si ce n’était des palmiers, des arbres et en face, la plage.

— Nous voilà chez nous, lança avec une joie non dissimulée le chef
de famille. Si j’ai bien tout saisi, il y a trois chambres à l’étage et deux
salles de bain…

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase que ses deux fils laissèrent
tomber leurs sacs pour se ruer dans leur nouveau nid, certainement
afin de s’accaparer la plus grande chambre.

— Évidemment, tu auras ton mot à dire sur la chambre, rassura son


père en souriant à Jordan.

— Oh super, je suis tellement plus rassurée maintenant, ironisa-t-elle


en roulant des yeux.

— Jordan…

— C’est bon, c’est bon !

La jeune fille hâta le pas, préférant éviter une énième dispute avec
son père, disputes trop fréquentes à son goût depuis l’annonce de
leur départ. Elle entra et se dirigea aussitôt vers les escaliers en
colimaçon afin de trouver ce qui deviendrait à présent sa chambre.
Elle arpenta les pièces : ici une première chambre de taille modeste,
certainement la future suite parentale, avec sa salle de bain attenante,
puis une pièce plus petite, potentiellement un bureau pour son père,
puis la chambre qui serait, à coup sûr, celle de ses frères à en croire
leur enthousiasme.
5
— Hey pas touche, celle-ci, c’est la nôtre ! cria Luke.

— Ouais, la nôtre ! surenchérit Tom en sautant sur place.

Pour toute réponse, Jordan haussa les épaules et passa son chemin
avant de trouver leur salle de bain commune : assez grande avec une
baignoire d’angle et un immense miroir qui prenait tout un pan de
mur. Elle continua son inspection des lieux et tomba finalement sur
la dernière pièce, au bout du couloir.

Très bien, pensa-t-elle.

Cette pièce, éloignée des autres, semblait être coupée en deux avec
une sous-pente enfoncée dans le mur, comme une petite niche, et une
partie illuminée par une énorme baie vitrée donnant sur un petit
balcon. Elle esquissa un sourire, son premier depuis son arrivée ici,
et posa son sac au sol.

Elle détailla le lieu du regard et soupira :

— Ouais… Ça aurait pu être pire.

— Jordan, descends chérie !

La jeune fille souffla d’exaspération : depuis qu’elle s’était refermée


comme une huître et qu’elle restreignait ses interactions au maximum
avec ses parents, ces derniers s’étaient attachés à ne pas la laisser
s’enfoncer dans une mélancolie et une solitude profonde.

Elle redescendit, suivie de ses frères, et retrouva ses parents dans le


salon auquel la cuisine américaine donnait un cachet particulier.
6
— Venez voir le jardin !

La mère de famille ouvrit l’immense baie vitrée pour laisser apparaître


un vaste jardin fourni de hauts cocotiers ainsi qu’une mare de taille
modeste et d’une balancelle au fond.

— Je me vois déjà faire un petit potager ici, qu’en penses-tu Peter ?

— Ce serait parfait !

L’enthousiasme et la positivité de ses parents donnèrent presque


la nausée à la jeune fille qui ne voyait clairement pas l’intérêt d’un
potager ici, si ce n’était pour occuper les journées de sa mère. Car
si Moira Travis avait consenti à suivre son mari dans cette folle
aventure, c’était à la condition qu’elle ait un droit de regard tant sur
la maison que sur la ville où ils poseraient leurs valises. À New York,
Moira était enseignante et comptait bien reprendre un poste dans
une école de l’île, seulement, en attendant que la prochaine année
scolaire ne commence, elle avait décidé de concentrer ses efforts et
son temps dans l’agencement de sa maison et son jardin.

Jordan, elle, n’avait pas eu le choix  : dès la fin du week-end, elle


reprendrait les cours dans son nouveau lycée, une perspective qui
ne l’enthousiasmait pas du tout. Elle se retourna et remonta sans un
mot dans sa chambre. Elle s’affala littéralement sur son lit, du moins
le matelas à même le sol qui servait de lit, puis se redressa soudain,
avant de fouiller dans son sac à dos et d’en sortir un carnet dont
la couverture était richement décorée par des photos, des rubans,
des paillettes et autres décorations. Elle sourit nostalgiquement
en l’ouvrant à la première page, laissant apparaître un « Tu nous
manques » rose fluo entouré de paillettes multicolores. Elle tourna
les pages une à une, une larme menaçant de tomber à chaque fois :
tantôt un message de sa meilleure amie, tantôt des photos prises lors

7
d’anniversaires ou de vacances entre copains. Dieu que ces moments
allaient lui manquer. Évidemment, il serait possible pour elle de
revenir à New York de temps en temps, pourtant, elle le savait, cela
ne se ferait pas avant un long moment et à dix-sept ans, tout était
atrocement long.

— Jordan ? Je te monte des draps et… oh…

Sa mère trouva la jeune fille endormie en travers du matelas, son


précieux carnet collé contre sa poitrine, s’y accrochant comme une
bouée. Elle lui prit doucement des mains et eut un sourire triste à
ce qu’il évoquait pour Jordan. Elle imaginait aisément le ressenti
de l’adolescent. Elle-même, durant son adolescence, avait eu affaire
à plusieurs déménagements à cause du travail de ses parents. Elle
n’avait jamais réussi à rester dans une même ville plus de trois ans,
ce qui l’avait forcée à, soit ne jamais trop s’attacher aux gens, soit
ne leur porter que l’attention minimum. Jordan avait toujours vécu
à New York et n’avait toujours connu qu’une même maison et les
mêmes amis.

À dix-sept ans, il était difficile pour elle de concevoir le monde au-


delà de son cercle social et de sa connexion wifi. Mais elle connaissait
sa fille et la savait pleine de ressources : elle finirait par s’y faire et
trouverait un moyen de trouver un intérêt à cette nouvelle aventure.
Elle sourit alors en balayant une mèche de cheveux du front de Jordan
avant de la couvrir d’une couverture légère.

8
La rentrée

Le réveil fut aussi difficile que le petit-déjeuner ou la douche, en


passant par le choix de vêtements. Elle resta bien plantée dix bonnes
minutes devant son lit, diverses affaires étalées sur sa couette,
imaginant ce qui pourrait convenir pour un lycée comme celui de
Pearl City.

Elle se mordit la lèvre inférieure, penchant la tête d’un côté puis de


l’autre. Non, décidément, rien n’allait.

— Chérie, tu devrais te dépêcher, tu vas être en retard.

Jordan fusilla sa mère du regard, comme si elle n’était pas au courant :


en plus d’être la petite nouvelle, il ne manquerait plus qu’elle se fasse
remarquer en arrivant en retard.

— Je sais, mais… Je ne sais pas quoi mettre.

Sa mère se posta à ses côtés et réfléchit quelques secondes :

— Hum… On abandonne définitivement les pulls, chérie. Pourquoi


pas une chemise légère et un short en jean ?

Jordan grimaça : dévoiler ses jambes n’était pas quelque chose dont
elle était coutumière. Et puis il fallait bien avouer que sa peau était si
blanche qu’avec le soleil, elle finirait par éblouir les gens.

— Bof, pas génial. J’opte pour la chemise certes, avec un jean long.

9
— Comme tu veux, mais dépêche-toi, tes frères sont prêts.

— Étonnant…

— Chérie, je sais que tout ceci est nouveau et déstabilisant pour toi,
je suis sûre que dans quelque temps, quand tu repenseras à tout cela,
tu…

— Maman, s’il te plaît, la coupa Jordan, je vais être en retard.

— Jordan, je t’en prie. Beaucoup aimeraient être à ta place. C’est une


chance dans une vie.

— Si j’avais choisi cette vie, les choses auraient été différentes. Je


subis, c’est tout ce que je fais.

Sa mère esquissa un léger sourire triste avant de quitter la chambre.


Depuis leur arrivée ici, il semblait que Jordan avait perdu cette
flamme qui l’animait. Pour preuve, le chevalet qu’elle avait tenu à
amener avec elle dans ses bagages n’avait pas encore vu l’ombre d’un
tableau. Pourtant, la peinture était l’exutoire de la jeune fille : quand
cela n’allait pas, quand elle se sentait seule, quand elle était face à
une impasse, elle caressait une toile de son pinceau.

Le choix… Tout était une question de choix, y compris pour ses


vêtements. Finalement, sa décision se porta sur une chemise bleu
ciel et un jean clair. Elle attacha sa longue crinière châtain d’une
queue haute, para son cou d’une fine chaîne, véritable porte-bonheur
offert par ses amies avant son départ, puis elle fixa son reflet dans le
miroir :

10
— Mouais, peut mieux faire, on s’en contentera.

Pour sa première journée, son père avait tenu à l’amener lui-même


au lycée.

Comme si les choses n’étaient pas déjà assez pénibles en soi, pensa-t-
elle. Que pouvait-il lui arriver de pire après cela ?

— Nous y sommes. Tu veux que je vienne te chercher ce soir ?

— Non, ça ira. Merci.

Jordan sortit, ou plutôt s’éjecta, de la voiture avant même que son


père ne puisse répondre. Elle entendit un vague et lointain « Bonne
chance, à ce soir » auquel elle ne répondit pas. De la chance, elle n’en
avait plus depuis longtemps. Quant à se dire qu’elle reviendrait ce
soir et qu’elle devrait affronter une avalanche de questions sur sa
journée, elle n’avait pas hâte, non.

Elle fixa la bâtisse devant elle  : une sorte d’immeuble en « U » aux
murs crème. D’énormes palmiers bordaient le lycée, dont un au
centre du « U ». Elle soupira et jeta un œil à sa montre  : elle avait
encore quinze bonnes minutes avant le début des cours. Elle devait,
selon sa lettre d’admission, se rendre dans le bureau de la directrice
du lycée. Elle serra la bandoulière de son sac et avança, d’abord en
fixant le sol, essayant de passer inaperçue. Seulement, lorsqu’elle
leva son regard, elle tomba nez à nez avec un petit groupe de jeunes
filles, habillées de couleurs vives, à la chevelure claire, au teint hâlé…
Tout ce qu’elle n’était pas finalement. Elle leur sourit, poliment. Ces
dernières la fixèrent étrangement, puis retournèrent bien vite à leur
conversation.

11
Elle lâcha ce souffle qu’elle n’avait pas eu conscience de retenir tout
ce temps et, sans s’arrêter, traça tout droit pour s’engouffrer dans
le bâtiment. L’effervescence l’aida à passer inaperçue. Bien qu’elle
aurait aimé trouver son chemin tout de suite, il semblait que le destin
lui aussi se moquait d’elle. Elle dut se rendre à l’évidence : elle était
perdue. Et comme si son comportement ne laissait place à aucun
doute, une voix s’éleva derrière elle :

— T’es perdue, non ?

Jordan se crispa et se tourna vivement pour faire face à un jeune


homme assez massif, certainement un sportif local, au brushing
impeccable et aux yeux bleus limpides.

— Excuse-moi ?

— Tu sembles perdue, je me trompe ?

Jordan détestait dépendre des autres. Elle était de ceux pour qui
l’adage « On n’est jamais mieux servi que par soi-même » était un
credo quotidien. Et reconnaître avoir besoin d’aide l’écorchait au
plus haut point, encore plus lorsqu’il s’agissait de flatter l’ego d’un
autochtone à qui tout souriait certainement.

— Hum, oui… Je cherche le bureau de la directrice.

— Ah ! T’es pas loin. Toujours tout droit, la salle à la porte vert pâle.

— Merci.

12
Et alors qu’elle allait s’éloigner, il posa sa main sur son avant-bras, ce
qui lui valut un regard d’abord surpris et ensuite choqué de la part de
la jeune fille, tant et si bien qu’il se ravisa aussitôt.

— Je m’appelle Thomas.

— Tant mieux, répondit Jordan qui n’avait guère envie d’entamer la


discussion maintenant, en plein milieu d’un couloir, tandis qu’elle
allait être en retard pour son rendez-vous avec la directrice.

— OK, t’es pas commode, toi, railla le jeune homme.

— Excuse-moi ?!

La sonnerie retentit alors, donnant le top départ aux lycéens pour


retourner dans leur classe respective, transformant les couloirs en
véritable fourmilière. Jordan fut poussée çà et là, et soudain, le garçon
dont elle avait déjà oublié le nom disparut dans la foule.

— Génial…

Elle se tourna alors et chercha la fameuse porte verte qu’elle trouva


au bout de quelques secondes. Elle inspira avant de toquer et d’entrer.
La pièce n’avait en rien l’air d’un bureau. Cela ressemblait bien plus à
une bibliothèque couplée à une verrière avec une vingtaine de plantes
éparpillées à travers l’espace. Elle imaginait déjà que son « sauveur »
musclé s’était bien foutu d’elle en la menant dans un cul-de-sac.

— Vous désirez ?

13
Jordan se tourna vers une femme assez âgée au visage bonhomme.
La jeune fille se sentit tout de suite en confiance et lui sourit :

— Oui, je… Je suis nouvelle, je crois que je me suis trompée de sal…

— Oh, Mademoiselle Travis, nous vous attendions !

— Ah… oui ?

— Nous avons peu d’arrivées en plein milieu d’une année scolaire. À


vrai dire, nous avons peu de nouvelles têtes tout court.

— Oui, j’imagine, soupira Jordan.

— Vous êtes dans la classe 1B, avec pour professeur principal Steven


Lawrence.

— Très bien.

La vieille femme lui donna son emploi du temps, ainsi qu’un plan de
l’école et quelques noms à connaître.

—  Vous voici parée pour cette année ! s’engoua la femme, ce qui


contrasta avec la retenue de Jordan.

— Oui, il faut croire.

Puis elle sortit et soudain… le vide. Elle ne sut quoi faire. Le plan dans
une main, son emploi du temps dans l’autre, elle resta là quelques

14
secondes  : que faire ? Où aller ? Elle regarda l’heure, puis son
planning : elle devait avoir cours de français, une des options qu’elle
avait choisies, avec « Arts ». Puis elle regarda son plan : il fallait qu’elle
se rende au premier étage.

Sans attendre, elle monta le premier escalier venu puis regarda à


gauche et à droite. Elle jeta encore un coup d’œil à son plan et tourna
vers la gauche avant de s’arrêter devant une porte où un drapeau
français représentait la classe.

Elle soupira et regarda furtivement par la petite fenêtre se trouvant


au centre de la porte : elle arriverait en plein milieu du cours et,
fatalement, tout le monde la regarderait.

Génial, il ne manquait plus que ça.

À coup sûr, le prof la présenterait devant tous les autres et ils la


fixeraient comme une bête curieuse.

— Moi non plus, je n’entrerais pas si j’étais toi.

Jordan sursauta avant de se retourner et de faire face à une jolie


rousse aux yeux verts et au visage constellé de taches de rousseur.

— Désolée, je t’ai fait peur ?

Jordan resta muette quelques secondes. Elle devait absolument dire


ou faire quelque chose avant que cette jeune fille ne la catalogue
comme la bizarroïde du lycée… en plus d’être la petite nouvelle.

15
— Je, désolée, Jordan.

La belle rousse esquissa un air amusé avant de la jauger des pieds à


la tête :

— Camy. Tu es nouvelle ici ?

Jordan opina.

— Le prof ne t’en voudra pas alors, tu peux y aller.

Jordan inspira avant de jeter un coup d’œil vers la porte, puis, de


nouveau vers son interlocutrice. Elle était hypnotisée par son regard
vert d’eau et sa crinière flamboyante. Elle était vraiment très jolie,
typiquement le genre de beauté qui pouvait plaire à Jordan.

— Bon… Je te laisse, on se reverra peut-être ?

— Oui, peut-être, assura la new-yorkaise.

Quand Camy s’éloigna, Jordan ne put s’empêcher de fixer son regard


sur les hanches fermes et les formes subtilement dessinées de la
jeune fille. Une légère moue d’envie l’emporta alors, à des milliers
de kilomètres, près de sa dernière conquête new-yorkaise. Encore
quelque chose qui lui manquerait assurément et qu’elle n’était pas
prête de trouver ici.

Puis elle se tourna de nouveau vers la porte. Attendre ne ferait que


rendre encore plus difficile la chose et ce fut donc en prenant son
courage à deux mains qu’elle toqua doucement. Elle entendit la voix

16
du professeur s’arrêter avant de lancer un « Entrez » qui semblait
agacé.

Elle pénétra dans la salle, évitant de regarder les élèves qui la


dévisageaient certainement. Elle marcha jusqu’au bureau du
professeur et soupira :

— Désolée, je viens d’arriver et…

— Oh, Mademoiselle Travis. Enchanté.

Jordan le fixa, étonnée : tout le monde l’attendait ou quoi ?!

— Ou… oui.

— Asseyez-vous, il y a une place libre juste derrière vous.

Elle se tourna et se figea : effectivement, juste devant elle, une table


libre… Et juste à côté…

Oh non, c’est pas vrai, pensa-t-elle... Juste à côté de sa place, le jeune


homme qui l’avait aidée et qu’elle avait envoyé bouler pour le
remercier. Elle leva les yeux au ciel et s’installa en l’ignorant. Elle
pouvait, pourtant, sentir sur elle son regard ironique et son sourire
moqueur.

Le professeur reprit son cours, entièrement en français, ce que n’eut


aucun mal à suivre Jordan. Elle suivait cette option depuis sa plus
tendre enfance grâce à sa mère qui vouait une véritable adoration
pour ce pays, ses coutumes et ses traditions.

17
Quand vint la fin du cours, Jordan ne fut même pas surprise que le
jeune homme l’ayant aidée plus tôt se pointe devant elle avec un
regard goguenard :

— Alors, tu as trouvé ta route finalement.

Il aurait été simple pour Jordan de ne pas répondre, de l’ignorer,


de passer son chemin et de faire ainsi jusqu’à la fin de l’année. Oui,
cela aurait été simple. Pourtant, elle devrait faire avec, et qui sait ce
que ce garçon pourrait raconter autour de lui : être une paria parce
qu’elle paraissait hautaine n’était pas pour lui plaire, et elle, plus que
quiconque, savait ce que c’était d’être mise de côté et d’avoir tout un
lycée contre elle.

Elle soupira profondément et le fixa :

— Il semblerait oui. Écoute, Lucas…

— Thomas, rectifia-t-il.

— Oui, Thomas, je suis désolée… Je… J’étais sur la défensive et…

— Je comprends. Alors, comme ça tu viens du continent.

—  A-t-on annoncé la nouvelle de mon arrivée partout ici ? J’ai


l’impression que tout le monde me connaît, railla-t-elle.

— En quelque sorte. Non pas que l’on t’attendait comme le Messie,
mais l’arrivée d’une nouvelle venue d’ailleurs, c’est un petit
événement ici, même si ce n’est pas la première fois.

18
— Je suis ravie.

— Vraiment ?

— Non pas vraiment. Être le centre de l’attention n’est pas pour me


plaire.

— J’imagine, gloussa-t-il. On peut peut-être repartir sur de bonnes


bases : salut, je m’appelle Thomas.

La jeune fille sourit et lorsqu’il lui tendit sa main, elle l’accepta avec
un peu moins d’appréhension :

— Jordan, enchantée.

— Nous sommes donc dans la même classe. Si tu veux, je pourrai te


filer mes cours afin que tu rattrapes ton retard, même si j’imagine
que ça va être du gâteau pour toi.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Je t’ai vue faire des dessins durant le cours. Visiblement, tu


maîtrises le français… et tu dessines vraiment pas mal. Je suppose
que tu as pris l’option Arts, non ?

— Rien ne t’échappe.

— Il faut croire. Alors, t’es prête pour le reste de la journée ? Si tu


veux, je serai ton guide.

19
— Quel honneur !

— Hey ! Y’a pire !

Et, effectivement, il y avait bien pire, car, pour le coup, Jordan avait été
chanceuse : Thomas lui montra les recoins du lycée, lui présenta son
groupe d’amis dans lequel elle devrait certainement faire un effort
pour s’intégrer. Et bien qu’elle se sentît encore comme un poisson
hors de l’eau, loin de son environnement quotidien, loin de sa zone
de confort, elle devait admettre que les choses avaient été moins
terribles que ce qu’elle avait imaginé. Elle n’osait pas revenir chez elle
et raconter à ses parents un quart de ce qu’elle pensait actuellement,
sous peine de sermons et de « je te l’avais dit ».

— Tiens, voilà mon adresse. Passe quand tu veux pour prendre les
cours.

— OK, merci.

Lorsqu’elle monta dans le bus la ramenant chez elle, sa tête


bourdonna sous les nouvelles informations qu’elle avait eues tout
au long de la journée : nouveaux cours, nouveaux profs, nouveaux
horaires. Ici, l’école finissait bien plus tôt pour laisser le temps aux
élèves de pratiquer le sport local : le surf.

Pour l’heure, elle n’avait aucune intention de monter sur une


planche, préférant dessiner sur la plage. En revenant chez elle, sa
mère semblait l’attendre avidement, essuyant une vaisselle qui, elle
en était sûre, était déjà impeccable.

— Ah, Jordan ! Alors ce premier jour ? Ton père m’a dit que tu avais
refusé qu’il vienne te chercher.
20
— Ouais, je suis assez grande.

— Là n’est pas la question. Tu ne connais pas encore bien les lieux
et…

— Maman, stop. Je m’en suis sortie. Et autant m’y faire de suite, dit-
elle en haussant les épaules avant de se diriger vers l’escalier.

— Attends ! J’ai préparé quelques pancakes. Je me suis dit que pour


votre premier jour, je pourrais faire un encas.

— Je n’ai pas faim…

— Oh Jordan, s’il te plaît.

La jeune fille se tourna vers sa mère et lui envoya un regard noir.

— J’ai dit « non ». Je monte, j’ai des cours à rattraper.

— Je t’en prie Jordan, cesse cette rébellion.

— Rébellion ? Je n’ai simplement plus le droit d’avoir mon avis, ici ?

— Bien sûr, chérie, ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Laisse-moi tranquille. Je n’ai pas envie, pour l’instant, de discuter


avec toi, ni de mon ressenti de la journée, ni même de mon envie ou
non d’être ici. De toute manière, pour ce que cela change finalement.

21
Moira Travis était peinée, plus que ça, elle était blessée. Elle sentait sa
fille lui échapper jour après jour. Elle se souvenait à peine du temps
où ils jouaient en famille, à New York, se baladaient le dimanche ou
juste restaient ensemble sur le canapé à regarder un bon film. Tout
ceci était déjà bien trop lointain et elle s’imaginait ne pas pouvoir
retrouver cette cohésion familiale. Même son mari paraissait dépassé
par les événements, seulement, lui au moins avait un job qui pouvait
lui faire penser à autre chose en journée. Elle, elle restait chez elle,
aménageant leur mobilier, agençant leur futur jardin et potager.
Pourtant, au-delà de ça, elle ressassait sans cesse l’annonce de leur
départ et tout ce qui en avait découlé : l’éloignement avec la famille,
un nouvel environnement à dompter, et les sautes d’humeur de sa
fille à gérer. Elle regarda la pile de pancakes qui resta désespérément
intouchée et soupira : les choses seraient longues à aplanir et elle
espérait qu’un jour sa fille ait un déclic, sous quelque forme que ce
soit.

Jordan n’avait guère envie de mettre son nez dans ses cours. À voir
tous ceux qu’elle avait eus aujourd’hui, il lui semblait que, sur cette
île, ils avaient un train de retard. Elle soupira alors : elle qui pensait
que son esprit serait occupé par ses leçons, elle se trompait.

Elle jeta un coup d’œil à son chevalet et, finalement, sortit de sous
son lit une toile vierge qu’elle posa dessus. Elle se mit devant, prit
quelques pinceaux et de la peinture et soudain, une vague de chaleur
l’envahit, caractéristique des premiers gestes qui dirigeraient le
reste de la toile. Elle sourit faiblement avant d’apposer une première
esquisse bleu azur, avec le bruit du frottement des poils du pinceau
comme une douce musique dont elle était la chef d’orchestre. Car
dans les méandres tumultueux de sa vie en ce moment, s’il y avait
bien une seule chose qu’elle maîtrisait, c’était sa peinture. Elle
dessina une bonne partie de la journée devant sa baie vitrée et la
plage qui s’offrait à elle.

22
Quand les portes claquèrent, deux grosses heures plus tard, elle sut
que le calme et la sérénité étaient finis : ses frères étaient rentrés et
semblaient bien plus enthousiastes qu’elle de cette première journée.
Et quand son prénom fut crié, elle pensa quelques secondes à faire
semblant de n’avoir rien entendu… Jusqu’à ce qu’un de ses frères ne
tape frénétiquement à sa porte.

— Jo, Jo ! Viens, maman a fait des pancakes !

— J’ai pas faim…

Pensait-elle vraiment que cette réponse lui suffirait ? Il fallait être


idiote pour le croire. En entendant la porte de sa chambre s’ouvrir,
elle ne fut pas surprise. Elle ne prit même pas la peine de se retourner,
continuant de fixer sa toile qui commençait à prendre des couleurs.

— Hey, Jo, t’es pas cool, tu sais. Elle essaie.

— Tant mieux pour elle si elle pense qu’elle doit faire des efforts.

— Ouais, elle n’est pas la seule, tu sais. C’était un changement pour


nous tous. Si tu crois que ça ne nous a pas fait chier de partir aussi.

Jordan se tourna et s’aperçut enfin qu’elle avait Luke en face d’elle.


Ça l’étonnait à peine. Des jumeaux, Luke était le plus empathique,
celui qui aimait le dialogue alors que Tom était fonceur, plus rentre-
dedans. Du haut de ses dix ans, il était le plus réfléchi de la paire,
et parfois même, plus réfléchi qu’elle sur certains points, comme
sur celui d’Hawaï. Elle le savait, elle était butée, jamais elle ne le
reconnaîtrait, et encore moins en face de son frère.

23
— Tu parles… Vous semblez bien vous adapter pourtant.

— On ne va pas leur en vouloir non plus. Tu les punis déjà assez pour
pas qu’on en rajoute une couche.

Jordan grimaça et ferma brièvement les yeux. Elle inspira et réfléchit


deux secondes à la meilleure réponse possible sans le braquer ou,
dans son cas à elle, s’énerver. Cependant, elle n’eut pas le temps de
répondre que Luke enchaîna :

— Écoute, je sais que tout ça est compliqué : on a tout laissé derrière


nous, notre maison, nos amis, nos habitudes. Mais c’est pas comme si
on avait atterri dans un bidonville. Sérieux, on est à Hawaï ! Regarde
ce paysage, et les gens sont vraiment cool ici. On a été intégrés tout
de suite dans notre classe. Dis-moi que ça n’a pas été pareil avec toi !

Jordan aurait voulu lui mentir, lui dire qu’ils l’avaient tous mise de
côté, mais la vérité était qu’ils avaient été accueillants et souriants.
Elle baissa le regard et haussa les épaules.

— Tout est… trop différent ici.

— Mais on s’y fera. Je suis sûre qu’après quelques jours, ou semaines,


tu verras les choses sous un autre angle et tu voudras plus partir.

— Ça, j’en doute, hoqueta Jordan, amusée. Y’a rien qui me retient ici
et quand j’en aurai fini avec le lycée, je repartirai à New York pour
l’université.

Au moment où elle prononça cette phrase, elle comprit la dureté de


ses paroles et le changement de visage de son frère en fut le témoin :

24
il fronça les sourcils et la fusilla du regard.

—  Ah ouais ? Y’a rien qui te retient ici ? Bah tant mieux pour toi…
T’en as de la chance de ne pas tenir autant à ta famille qu’elle ne tient
à toi.

— Luke, c’était pas ce que je voulais dire, j’ai…

— Ouais, laisse tomber. Vaut mieux te taire si c’est pour dire pire
encore. Reste ici seule et aigrie. Moi, je retourne avec des personnes
souriantes et qui aiment être ensemble.

Il fit demi-tour et, avant de partir en claquant la porte, se tourna une


dernière fois vers sa sœur :

— T’as raison en fin de compte, vaut mieux que tu partes au plus vite
si notre présence t’insupporte autant.

Le choc de la porte se fermant fit sursauter la jeune fille qui se mordit


la lèvre inférieure. Pourquoi agissait-elle ainsi ? Surtout auprès de
son frère qui ne lui avait jamais rien fait. Lui aussi, ainsi que Tom,
était dans la même galère qu’elle.

Viendrait certainement un jour où elle comprendrait, où elle


pardonnerait à ses parents, où elle aimerait cet endroit. Seulement,
pour l’heure, son but était d’obtenir son année afin de retourner à
l’université à New York, où elle avait fait la promesse de retrouver
ses amies. À ce moment-là, ses parents n’auraient plus leur mot à
dire : elle serait majeure et penserait avant tout à son avenir, ce qu’ils
ne pourraient nier. Oui, c’était le meilleur plan pour l’instant afin de
s’échapper de cette île.

25
Ce n’est que lorsque sa mère vint toquer à sa porte pour lui
signifier que le repas était prêt que Jordan consentit à descendre,
abandonnant sa toile. Avant de suivre sa fille, Moira remarqua l’œuvre
d’art, dissimulant un sourire : peut-être était-ce annonciateur de
changement ?

Son père était à peine revenu, visiblement éreinté, mais heureux de


son premier jour, lui aussi, à son nouveau poste.

Lorsque Jordan s’assit à table, il ne tarissait pas d’éloges sur son


bureau, sa vue magnifique, ses prochains projets. Ses fils semblaient
boire ses paroles, du moins Tom, car lorsque Jordan apparut, elle eut
droit à un regard noir de la part de Luke : avait-il rapporté ses propos
à ses parents ? Allait-il le faire en plein milieu du repas, histoire de
plomber l’ambiance un peu plus ?

— Ah Jordan ! Il ne manquait plus que toi ! Tes frères m’ont chanté les
louanges de leur école, qu’en est-il de ton lycée ?

Elle aurait pu rester évasive, ou ne rien répondre, pourtant elle savait


que ses parents ne s’en contenteraient pas. Autant tout dire pour ne
plus en parler après :

— C’était… différent. Le lycée est bien plus petit.

— Et ta classe ?

— Ils ont tous un train de retard par rapport au programme que je


suivais à New York.

26
— Nous aussi on l’a remarqué, on dirait qu’on est bien plus intelligents
du coup ! lança Tom.

— Oh ? Intéressant. Ça devrait donc aller pour cette fin d’année, non ?

—  Sûrement, répondit sobrement la jeune fille avant de clore la


discussion en enfouissant une grosse fourchette de salade dans sa
bouche.

Elle ne nota pas l’échange de regard entre Moira et Peter, signe qu’il
ne fallait plus trop lui en demander pour la soirée. Le père de famille
comprit et enchaîna sur sa prochaine mission : visiter un zoo local
afin d’en faire la pub pour les tour-opérateurs.

—  J’avais donc pensé qu’on pourrait aller y faire un tour ce week-


end, tous ensemble. Qu’en pensez-vous ?

—Yeah ! Trop bien ! lancèrent en cœur Tom et Luke.

—Jordan ?

—  Hum… J’en sais rien. J’ai des cours à rattraper. Et puis voir des
animaux en cage, c’est pas trop mon truc.

— Oh… Oui, je vois… Bien, tu nous diras. Sache que ce zoo est avant
tout un refuge pour les animaux en voie d’extinction et un lieu de
reproduction d’espèces menacées. Ils sont bien traités.

Jordan ne répondit pas, prétextant avoir la bouche pleine, et opina


seulement de la tête. Finalement, la fin du repas se passa dans le

27
calme entre le récit de Tom et Luke sur leur première journée et leur
prochaine visite au zoo. Jordan, quant à elle, resta silencieuse, pensant
que le lendemain serait un autre jour. Elle n’avait simplement pas
idée d’à quel point…

28
Kayla

Quatre jours. Quatre jours étaient passés depuis que Jordan avait
intégré son nouveau lycée. Le quotidien avait pris une place qui surprit
même Jordan. Elle avait l’habitude, maintenant, que Thomas l’attende
à la sortie de son bus pour la conduire en classe. Elle déjeunait avec
lui et sa bande d’amis. Et même si elle n’était pas encore tout à fait
à l’aise, elle essayait au moins, ce dont elle ne pouvait se vanter à la
maison : elle minimisait toujours ses interactions avec ses parents et
le dialogue était définitivement rompu avec Luke. L’ambiance était
si détestable qu’elle préférait s’enfuir dès qu’elle le pouvait, ce qui
lui avait donné l’occasion de visiter un peu les environs. Elle avait
pu constater que la ville n’était pas ce qu’elle imaginait : Pearl City
était loin de la représentation d’une ville typique d’Hawaï avec ses
cocotiers, ses plages infinies ou encore ses autochtones en chemises
à fleurs et chapeaux de paille, bien qu’elle ait pu en voir quelques-uns
quand même.

Non, Pearl City était comme New York avec un climat plus chaud et
un paysage plus agréable à regarder que d’immenses buildings faits
de béton et de verre. Elle flânait souvent dans le quartier touristique,
visitant les diverses boutiques, se surprenant même à apprécier faire
du lèche-vitrine.

Des cocotiers et palmiers bordaient les rues, l’effervescence new-


yorkaise avait laissé place à la quiétude et à la sérénité des passants.
Ce lieu, malgré le centre-ville grouillant de monde, était reposant.

— Hey, tu veux passer chez moi ce soir ? Je te donnerai les cours de


maths.

29
— OK, répondit simplement la jeune fille, car tous les prétextes étaient
bons pour être le moins souvent possible chez elle en ce moment.

— Cool ! Normalement, ça sera tranquille, ma fratrie est sur un spot


de surf.

Jordan leva un sourcil interrogateur :

— Et pourquoi tu tiens tant à ce que ce soit calme ?

— Non, pour rien.

Elle nota la gêne visible du jeune garçon et dans son for intérieur,
elle en était flattée. Cependant, si elle avait été franche avec lui, à cet
instant, elle aurait pu éclaircir la situation, lui dire que c’était loin
d’être possible. Elle le connaissait à peine et qui sait ce que pensaient
les gens d’ici de ce genre de… situation. Alors elle ne répondit rien et
ils continuèrent leur chemin jusqu’à leur prochain cours.

Thomas était charmant, gentil et attentionné. Véritablement tout ce


qu’une fille aurait aimé chez un garçon. De plus, il avait un physique
sportif avantageux : des épaules carrées de nageur, des pectoraux qui
faisaient des envieux, une chevelure dorée typique des surfeurs de
l’île, le tout saupoudré d’un sourire charmeur et charmant. Il était
probablement le garçon rêvé. Jordan s’amusait à l’imaginer dans le
monde new-yorkais qui était le sien : ses amies lui sauteraient dessus
pour ne plus le lâcher.

— Pourquoi tu souris ?

— Pour rien. Je pensais.

30
— À quoi ?

— À toi.

— À moi ? Sérieux ?

— Calme-toi. Je t’imaginais juste à New York. Avec ton style, ta carrure,


tu ferais fureur. T’as jamais pensé à faire des photos de mode ?

— De la mode ?! Absolument pas. Et tu sais ici, un tel physique peut


s’acquérir assez facilement : le surf aide pas mal et les cheveux
s’éclaircissent avec le soleil…

— Et humble avec ça, ironisa la jeune fille.

Thomas avait proposé à Jordan de rentrer à pied, habitant seulement


à deux kilomètres du lycée. Quand ils arrivèrent devant chez lui, elle
fut surprise : loin de ce qu’elle avait imaginé, à savoir une cabane
en bois au milieu des cocotiers, la maison de Thomas était on ne
peut plus moderne : une façade asymétrique immaculée, de grandes
baises vitrées dévoilant un intérieur assez spacieux, et un jardinet
impeccablement bien entretenu vers l’entrée

— Waouh… Tu ne m’avais pas dit que tu étais le plus riche de l’île !

Thomas ricana et l’invita à la suivre :

— Le plus riche ? Non. Le plus chanceux, certainement.

31
Ils entrèrent et ce que suggéraient les baies vitrées était à présent
sûr : une décoration moderne noire et blanche, digne d’un catalogue
en papier glacé. Une immense cuisine américaine en marbre blanc
laissait imaginer une cuisinière attitrée ou encore une femme de
ménage.

— On a toujours vécu ici. Mon père a une entreprise prospère


de vente de matos de surf. Il a commencé en faisant ses propres
planches, en les taillant et les peignant lui-même. Il est parti de rien
et maintenant…

— Waouh ! Impressionnant.

— Viens sur la terrasse.

Ils traversèrent le salon pour arriver sur une pergola en bois et


un jardin accueillant de hauts palmiers, sans oublier une piscine
gigantesque.

— Installe-toi. Je reviens avec les cours.

Jordan acquiesça et regarda Thomas disparaître de nouveau dans la


villa tandis qu’elle dirigea son intérêt sur le jardin. Elle pensa soudain
à sa mère et son envie d’un jardin tel que celui-ci. Elle sourit alors
avant de sentir quelque chose lui frôler la jambe. Elle sursauta en
poussant un léger cri puis baissa le regard pour apercevoir un chat
roux bien portant.

— Hey, salut toi.

Elle le caressa doucement et esquissa un sourire : avec nostalgie,

32
elle repensa au sien qu’elle avait dû laisser à New York. Il n’aurait
probablement pas supporté les heures d’avion en soute. C’était la
raison principale invoquée par ses parents. Elle supputait pourtant
qu’ils ne voulaient simplement pas avoir à s’en occuper dans leur
nouvelle vie. Encore une chose que ses parents lui avaient enlevée.

—  Ah, Garfield t’a trouvée ! s’amusa Thomas en revenant les bras


chargés de divers classeurs, livres et papiers.

— Garfield ? Sérieusement ?

— Un chat, gros et roux… C’était logique. Alors, voilà, ce sont les
cours qu’on a en commun.

— Tu crois sincèrement que je suis venue avec une brouette ?!

— Non, je pourrais te ramener chez toi, j’ai une voiture.

— Tu as une voiture et tu vas au lycée à pied ?

— Marcher est mon sport quotidien et la vue n’est pas désagréable.


Bref, tout ça pour dire que tu peux les garder autant que tu veux.

— Tu sais que ce que tu fais est pour la forme parce que votre
programme est bien plus en retard que le nôtre.

Thomas haussa un sourcil, amusé :

— Voilà une façon bien politiquement correcte de dire que tu es plus


brillante que nous, pauvres Hawaïens…
33
— Non, je ne voulais pas…

—  Hey, je te taquine. Tu sais, nous on prend la vie avec plus de…


sérénité. Au final, le programme sera bouclé quand même, alors
pourquoi se presser ?

Jordan haussa les épaules :

— J’en sais rien. On a toujours vécu comme ça.

— Ah, la vie trépidante de New York, railla-t-il.

— Hey, te moque pas !

Ils échangèrent un rire et soudain Thomas perdit le sien. Il déglutit


difficilement avant de s’approcher de Jordan, cette dernière le fixant,
incrédule. Elle savait ce qui allait se passer, elle le sentait, pourtant
elle ne pouvait le laisser faire, le laisser croire, quitte à ce qu’il
s’éloigne et lui tourne le dos, vexé. Quand il ne fut plus qu’à quelques
centimètres d’elle, Jordan posa sa main sur sa poitrine, l’empêchant
d’aller plus loin.

Thomas se raidit et recula vivement avant de se masser la nuque de


gêne :

— Désolé, je… J’avais pas l’intention de…

— Si. Je pense que si. Je suis sincèrement désolée…

— J’imagine que tu as dû laisser un petit-ami à New York, lança-il.


34
Pas grave.

— Non, non, ça n’a rien à voir. Tu es quelqu’un de bien, charmant,


gentil. Tu ferais le bonheur de n’importe quelle fille.

— Pas de toi visiblement, conclut-il en haussant un sourcil.

Jordan prit une grande inspiration. Elle était qui elle était. Elle était
déjà passée par là à New York et tout s’était bien passé finalement. Si
cela devait en être autrement ici, alors elle aurait bien eu raison les
concernant.

— Ce que je voulais dire c’était que… Tu es le mec idéal pour les
filles… hétéros.

Elle souffla à peine la fin de la phrase, comme si une douleur


imperceptible s’évanouissait d’un seul coup. Elle ne pensait pas
devoir refaire son coming out si vite et dans de telles circonstances.
Elle le fixa alors, espérant une réponse positive à son annonce. La
première réaction qui vint à Thomas fut de sourire. Était-ce bon
signe ?

— Bah merde, si je m’attendais à ça…

— Tu es… choqué ?

— Choqué ? Non, absolument pas.

— Alors, tu… tu n’es pas gêné ?

35
— Parce que t’es lesbienne ?! Je serais bien le dernier à te repousser
pour ça.

Jordan fut soulagée. Comme si l’avis de ce garçon qu’elle ne connaissait


que depuis quelques jours comptait beaucoup. Elle lui sourit et la
conversation en resta là, Jordan promettant de ne pas le mettre dans
l’embarras en parlant de sa tentative loupée à ses amis. Ils passèrent
l’heure suivante à trier les cours les plus importants avant qu’elle ne
jette un œil à sa montre et ne décide de rentrer.

— T’es sûre que tu ne veux pas que je te ramène ?

— Non merci, marcher me fera du bien, et puis je ne suis pas si loin…

— Alors on se dit à demain.

— À demain.

Thomas disparut après un signe de la main et Jordan ne tarda pas


avant d’entamer une marche qui, le pensait-elle, durerait une bonne
heure. Son sac à dos plein, elle avança à son rythme, elle qui n’était pas
la dernière des sportives, tout en admirant la plage qu’elle longeait.
Elle s’arrêta soudain lorsqu’elle vit un groupe de surfeurs au bord de
l’eau, planche en main. Elle enleva ses sandales avant de piétiner le
sable chaud. Elle se posa sur une pierre massive à quelques mètres
de l’océan et ouvrit son sac pour en sortir son calepin à dessin qui ne
la quittait jamais.

Elle sourit et commença à griffonner quelques esquisses, des


contours, des formes, son regard allant et venant entre les surfeurs
et son papier. Il y avait quelque chose de gracieux dans leurs gestes,
comme une danse, comme s’ils flirtaient ouvertement avec la vague.
36
Son crayon traça des courbes, tels des tourbillons, entourant un
corps musclé, pour l’instant sans tête. Car ce qui l’intéressait bien
plus c’était le mouvement des corps, les mu scles qui roulaient sous
la peau par l’effort, l’angle des membres s’arquant pour maintenir un
équilibre sur la planche.

— Eh ben, mon vieux… S’il s’agit de Kyle, s’il voit ce dessin, il va se la
raconter un moment !

Une voix féminine venait de s’élever juste derrière elle, la faisant


sortir de ses pensées. Elle se retourna alors pour voir une jeune fille
blond platine, avec le teint hâlé et de beaux yeux verts en amande, lui
sourire.

— Excuse-moi ?!

— Tu le dessines, pas vrai ? Sur la planche rouge ?

—…

— Tu lui as rajouté un peu de muscles, ça reste encore crédible. Cet


imbécile pourrait arriver un jour à cette stature s’il ne finissait pas
chaque session de surf par un burger, railla-t-elle.

— De quoi tu te mêles ? lança la New-Yorkaise en claquant son calepin


avant de le remettre dans son sac.

— Ouh, désolée, je ne voulais pas froisser ton âme d’artiste.

Jordan fit une moue boudeuse avant de se lever avec hâte et de

37
remettre son sac sur le dos. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle prit
conscience de l’apparence de son interlocutrice : petit short de bain,
débardeur rose pâle, les cheveux ondulés en un chignon anarchique
et une planche jaune poussin sous le bras. Une surfeuse, il fallait s’en
douter : des sportifs avec peu de cerveau sous le capot.

— Hey, où tu vas ?

— En quoi ça te regarde ?

Devant la hargne de la jolie brune, la jeune fille se figea, levant les


mains en l’air en signe de reddition :

— OK, désolée. Hey ! T’es nouvelle ici, je me trompe ?

Jordan leva les yeux au ciel avant de faire volte-face :

— Ah oui, Einstein ? Et tu le sais à quoi : ma peau blanche, signe que


je ne suis pas allée sous le soleil depuis des mois ? Ou mon air hautain
de citadine branchée ?

L’intruse sourit et planta sa planche dans le sable avant de s’y


adosser :

— Pas vraiment.

— À quoi alors ?

— Si tu avais été ici depuis longtemps, je t’aurais forcément


remarquée.
38
— Ah oui ?  lança Jordan, plus par curiosité que par intérêt.

— Clairement, répondit la surfeuse avec un regard qui alla de ses


pieds à sa tête, la décryptant lentement.

Jordan perdit son sourire narquois et se sentit soudain mal à l’aise.


Elle fit un pas en arrière, serra une des bretelles de son sac et fit demi-
tour. D’un pas pressé, elle entendit à peine le gloussement moqueur
de la blonde. Furieuse, elle pesta tout le long du chemin.

Lorsqu’elle rentra chez elle, l’image de cette jeune fille et sa planche


ne la quitta pas. Elle en oublia même les formules de politesse lorsque
son père l’alpagua.

— Jordan !

Cette dernière redescendit les quelques marches qu’elle avait


grimpées et se rendit dans le salon où elle trouva sa famille attablée.

— Tu as vu l’heure ?

Le ton peu enjoué de son père indiqua à Jordan que, quelle que soit la
réponse, cela ne lui conviendrait pas. Elle jeta un rapide coup d’œil à
sa montre et se crispa : elle n’avait clairement pas vu l’heure passer.

— Alors, tu as une explication ?

— Je suis allée chez un camarade pour prendre des cours. Je suis
revenue en marchant. Je n’imaginais pas que ça prendrait autant de
temps.

39
Ses parents échangèrent un regard et Jordan soupira en s’approchant
et en ouvrant son sac :

— Mon sac est plein de cours si vous ne me croyez pas. Je pensais


sincèrement que le trajet ne serait pas aussi long à pied.

Bien entendu, elle ne parla pas de son petit arrêt sur la plage et
encore moins de ce qu’elle y faisait. Elle imaginait que ses parents
attendaient des excuses, pourtant, pour le coup, elle ne voyait
absolument pas de raison d’en donner.

— Tu aurais pu appeler. Si ce n’est pour venir te chercher, au moins


pour prévenir de ton retard.

— J’y ai pas pensé, sinon je l’aurais fait.

Après quelques secondes de silence, Peter desserra le poing et fixa


sa fille :

— Viens manger.

La première pensée de Jordan fut de dire qu’elle n’avait pas faim,


cependant s’il y avait bien une chose dans laquelle Jordan Travis
était experte c’était de lire les expressions de chacun. Elle savait
que refuser ne ferait qu’aggraver la situation. Elle savait aussi que
si ses parents ne la congédiaient pas dans sa chambre, c’était parce
qu’ils savaient que cela ne serait en rien une punition, plutôt un
soulagement pour elle.

Elle posa son sac et, en silence, vint s’asseoir à côté de Tom. Sa mère
lui servit des pâtes et Jordan ne tarda pas à manger. Elle imaginait

40
bien que l’ambiance à table devait être un poil plus enjouée avant
son arrivée.

À la fin du repas, Jordan aida sa mère à débarrasser, histoire d’aplanir


les choses, tandis que son père se détendit dans le living.

— Alors… Chez un camarade ?

Jordan leva les yeux au ciel : sa mère était aussi délicate et subtile
qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine.

— Oui, un simple camarade. Il m’a aidée à m’intégrer.

— Il est… mignon ?

— Oui assez.

Sa mère la fixa alors d’un large sourire.

— Ah oui ?

—  Enfin, j’imagine que pour des hétéros, il doit être le standard


hawaïen de base. Comme ta fille est 100 % lesbienne, mon jugement
est tout relatif.

Jordan n’avait jamais caché sa sexualité à ses parents, et lorsqu’elle


avait douté au collège, elle n’avait pas hésité à en parler d’abord à sa
meilleure amie, puis à sa mère, sur ses conseils. Ses parents avaient
été plus que conciliants, bien que Jordan eût toujours ressenti un
mince espoir, du côté de sa mère, pour qu’elle ait une révélation un
41
jour et se réveille attirée par les hommes. Seulement, ce jour n’était
jamais venu. Mieux, Jordan avait déjà eu une relation avec une fille, au
lycée. Relation qui s’était soldée par un échec, mais qui avait conforté
l’adolescente sur le fait que c’était bien les femmes qu’elle aimait.

— Oh, eh bien, on ne sait jamais : nouvel environnement, nouveaux


objectifs.

— Maman, je suis lesbienne et ce n’est pas parce qu’on a déménagé


que j’ai laissé mon lesbianisme à New York.

— Oui, oui évidemment, je sais.

— Bon, je monte. À demain.

— Jordan. Va parler à ton père.

— Pourquoi ?

— Il s’est fait du souci pour toi.

— J’ai dit la vérité sur…

— Je sais. Le moins que tu puisses faire est de t’excuser auprès de lui.


Tu aurais dû appeler.

Jordan baissa le regard et soupira. Sans un mot elle se dirigea vers


le salon et s’assit dans le canapé, auprès de son père qui ne daigna
même pas la regarder.

42
— Papa… Je suis désolée, j’aurais dû appeler.

Elle entendit un long soupir venant de sa gauche et osa à peine lever


le nez vers lui.

— Excuses acceptées.

Et cela clôtura le dialogue, Jordan le savait. Elle n’avait pas souvent


déçu son père, d’ailleurs, elle s’était toujours évertuée à le rendre fier
au travers de ses études, son comportement en société. Elle pensait
que son coming out serait sa première déception sauf qu’au contraire,
son père n’avait jamais été plus fier de son courage et de sa volonté.

Cependant, depuis leur arrivée ici, ses relations avec sa famille


s’étaient dégradées, ses actions ne reflétaient en rien ce qu’elle avait
pu accomplir. Elle-même se reconnaissait à peine. En temps normal,
elle aurait évidemment appelé pour prévenir de son retard.

Elle soupira et se leva du canapé, la tête basse, avant que son père ne
l’alpague :

— Tu viendras samedi au zoo avec nous.

C’était une demande qui suggérait bien un ordre. Ordre auquel


Jordan ne dérogerait pas. Son père lui avait donné peu d’injonctions
dans sa vie, pourtant elle savait que, lorsqu’il le faisait, on ne pouvait
faire autrement. Elle opina et monta ensuite dans sa chambre pour
s’y enfermer.

— Chéri, tu ne devrais pas lui imposer cela.

43
Peter la fusilla du regard, ce qui glaça le sang de Moira.

—  Ah oui ? Eh bien dis-moi alors ce que je suis censé faire pour


maintenir la cohésion dans cette famille ? Je dois jongler entre les
derniers ajustements du déménagement, mes premiers pas dans
mon travail, et être un père pour trois enfants ! Comment suis-je
censé faire ? Dis-le-moi, toi qui sembles si avisée derrière le comptoir
de ta cuisine, et qui n’as rien d’autre à te préoccuper que de tenir
cette maison.

Moira fronça les sourcils et jeta son torchon au visage de son mari :

— Tu es censé le faire tout comme je le fais moi ! Oui, tout cela est
difficile pour tout le monde, mais à aucun moment tu n’as essayé de
te mettre à la place de ta fille. Elle a dix-sept ans bon sang ! Rappelle-
toi comment tu étais à son âge. Et pour ta gouverne, si je ne tenais pas
cette maison comme tu dis, je me demande bien qui vous nourrirait ?!

—…

— Je t’aime Peter, mais parfois tu montres un tel aveuglement. Nous


t’avons tous suivi ici, sans poser de réelles questions ou incertitudes,
parce que nous savons que tu gères. Pourtant, tu ne sembles pas
vouloir te mettre à notre place. Ce n’est pas parce que nous sourions
que nous sommes tous heureux.

— Moira, pourquoi ne pas m’avoir dit que tu ne voulais pas venir ici
alors ?

—  Je me fiche de ce lieu  : j’ai quitté mon travail, j’ai quitté mes


amies, j’ai quitté mon monde, non pas pour cette île, mais pour toi,
uniquement pour toi, parce que je t’aime. Malheureusement, nous
44
ne sommes pas tous dotés de mon altruisme, de mon self-control.
Tes enfants ne sont que des enfants, tu ne peux pas les accuser d’agir
comme tels parce que c’est ce qu’ils sont. Jordan t’aime, n’en doute
jamais, mais il lui faut plus de temps. Je déplore aussi parfois son
attitude, mais la forcer ne changera rien, au contraire. Au lieu de lui
imposer ta vision, cherche à la partager avec elle. Enfin, si tu souhaites
suivre les conseils d’une pauvre femme au foyer…

— Moira, non je…

La jeune femme disparut sans se retourner ou donner la possibilité


à son mari de s’excuser. Ce qu’aucun ne savait, c’est que Jordan avait
tout entendu. Son cœur se serra : elle faisait souffrir toute sa famille
par son égoïsme. Tous avaient raison : il y avait pire lieu pour vivre.
Elle devait faire un effort. Elle monta rapidement dans sa chambre.

Doucement, le soleil avait fait place à une nuit étoilée. Elle ouvrit son
sac et en sortit son calepin qu’elle feuilleta pour tomber sur le dessin
qu’elle avait commencé sur la plage, et soudain les paroles irritables
de cette inconnue lui revinrent en mémoire : ce corps était-il bien
trop musclé ? Avait-elle idéalisé la chose ? Elle ne s’en formalisa pas
et ferma les yeux en repensant à la scène : ces surfeurs sûrs d’eux
qui s’élançaient sur les vagues, ne semblant avoir peur de rien. En
un sens, elle les admirait, même si l’idée de monter sur planche de
surf un jour ne l’enthousiasmait pas du tout. Pourtant, c’était le sport
national ici et tout le monde, ou presque, était déjà monté une fois
dessus. Tout ce qui lui sautait aux yeux, c’était qu’ils étaient heureux
de faire ce qu’ils voulaient.

Puis, plongée dans ses pensées, elle ne se rendit pas compte que son
père avait entrouvert la porte.

— Je peux entrer ?

45
— Oui.

— Jordan… Je suis désolé.

Il s’approcha et demanda implicitement la permission pour s’asseoir.


Jordan referma bien vite son calepin pour le mettre sous sa couette,
avant de hocher la tête et de laisser de la place pour son père.

— Je… Écoute, si tu ne veux pas venir au zoo, ne viens pas.

—…

— Tout cela est compliqué et nous avons tous une façon personnelle
de vivre le changement. Tes frères sont plus petits, ils aiment la
nouveauté, ta mère nous a suivis par amour, et j’ai cru que cela serait
suffisant pour nous tous. Ta mère a raison  : je n’ai pas essayé une
seule seconde de me mettre à ta place. Et j’en suis désolé.

—  Est-ce que cela changera les choses ? Repartirons-nous à New


York un jour ?

— Je n’en sais rien chérie. Ce job est une occasion en or, mais je sais
qu’une fois le lycée fini, tu pourras y repartir, et je n’aurais rien à dire
à ce moment-là.

Jordan soupira et tritura sa couette :

— Je viendrai. J’irai au zoo avec vous.

Peter dissimula mal son sourire et posa sa main sur celle de sa fille.
46
— Merci.

— Je vous ai entendus crier, maman et toi, à cause de moi.

Peter perdit alors son sourire.

— Ah oui… Tu tiens énormément de ta mère, surtout le caractère


volcanique et tête brûlée. Nous nous sommes souvent disputés, je te
rassure, cela ne durera pas longtemps. Si tu as des choses à te faire
pardonner, j’en ai tout autant à son égard, sourit-il.

— Pour ça, je tiens de toi hein…

— Certainement, gloussa-t-il. Ne t’inquiète pas, cela n’a rien à voir


avec toi. Je crois simplement que sous couvert de ce voyage, nous
avons mis des choses de côté qui ressortent à présent. Il est tard, je
te laisse.

Et alors qu’il allait sortir de la chambre, il se retourna :

— Ça faisait longtemps que je n’avais pas vu tes dessins, tu as un


véritable don, c’est certain.

Jordan sourit péniblement, toujours peu habituée aux compliments


lorsqu’il s’agissait de ses capacités en dessin.

— Mer… Merci.

Puis il disparut, la laissant avec l’espoir que, d’ici le lendemain, ses


parents se seraient réconciliés. En attendant, elle s’engouffra sous sa
47
couette, glissant son calepin sous son oreiller.

***

Le jour suivant, ce qui aurait pu être un moment gênant entre elle et


Thomas ne le fut absolument pas… Pour la simple et bonne raison
que le jeune homme était absent. Jordan dû être rassurée, mais la
vérité était autre. Elle espérait que cette absence n’avait rien à voir
avec la déconvenue de la veille. Inquiète, elle n’en laissa pourtant rien
paraître tout au long de la journée. Elle assista à ses cours, mangea,
comme d’habitude, avec les amis de Thomas, qui eux-mêmes ne
savaient pas pourquoi il était absent.

L’après-midi même, après les cours, Jordan décida d’aller prendre


de ses nouvelles. Après tout, il avait été patient et gentil avec elle,
le moins qu’elle pouvait faire était de lui rendre la pareille. Malgré
le fait qu’elle n’était venue chez lui qu’une fois, le chemin fut assez
simple à retrouver. Alors qu’elle pensait que cette visite allait de soi,
elle hésita lorsqu’elle se posta devant la porte d’entrée : n’était-ce
pas déplacé de venir alors qu’elle le connaissait à peine ? Est-ce que
ça ne devrait pas être quelqu’un d’autre qui aurait dû être à sa place ?

Cependant, sans qu’elle ne puisse vraiment le contrôler, elle sonna,


une fois, puis deux, et attendit. Les quelques secondes suivantes furent
d’une longueur infinie pour elle  : peut-être n’y avait-il personne ?
C’était un signe sûrement… Et alors qu’elle allait rebrousser chemin,
le cliquetis du verrou se fit entendre et la porte s’ouvrit. Lorsqu’elle
fit face à la personne qui venait de lui ouvrir, elle se figea, écarquillant
ses yeux noisette :

— Sérieusement…

48
— Bah tiens… Quelle surprise hein !

Devant elle, la jeune fille blonde de la veille, celle qui avait jugé son
dessin sans cérémonie sur la plage.

— Tu me suis ou quoi ? s’amusa la jeune fille.

— Euh non, je… Je venais voir Thomas. Il était absent aujourd’hui et…

— On est vendredi. Tous les vendredis, il est sur Honolulu avec mon
père. Le lycée est au courant.

— Oh… OK…

— Pas toi visiblement, souffla la jolie blonde.

— Oui je…

Jordan se sentit soudainement idiote. Elle baissa le regard et entendit


un léger ricanement.

— Pas grave.

—…

— Alors comme ça, tu connais mon frère ?

Jordan n’en revenait pas : s’il existait effectivement une destinée, elle
se fichait bien d’elle. Cette fille sans vergogne était la sœur de son
49
camarade de classe attentionné et gentil. Sa première réaction aurait
été de faire demi-tour et de partir sans se retourner, seulement
quelque chose dans l’attitude suffisante de cette jolie blonde la
poussait à lui faire face, à lui répondre, à avoir le dernier mot.

— On est dans la même classe.

— Oh, je vois.

— Tu vois ? Tu vois quoi ? argua Jordan sur un ton irrité.

— C’est donc toi la fille dont il n’arrête pas de me parler… lança la


jeune fille.

— Ah oui ?

— Il en pince pour toi.

Jordan fut étonnée  : comment cette fille pouvait balancer son


frère ainsi ? Cherchait-elle à le mettre dans une position difficile ?
Heureusement qu’il lui en avait parlé quelques jours plus tôt et que
les choses étaient claires entre eux à présent, parce que sinon, elle
venait clairement de griller toutes les chances de son frère auprès
d’elle, pour peu qu’il ait eu, un jour, la moindre chance.

— Ton frère est au courant que tu lui casses ses coups comme ça ?

— De ce qu’il m’a dit, il avait peu de chances de toute manière, railla
la jeune fille en s’avançant sur le perron.

50
— De… De quoi tu parles ?

Évidemment que Jordan savait de quoi parlait cette étrangère.


Évidemment que Thomas en parlerait à sa fratrie, pourquoi le
cacherait-il ? En avait-il parlé à d’autres ? Si c’était le cas, personne
n’en avait fait référence aujourd’hui.

— Tu sais bien de quoi je parle, j’ai aucun souci avec ça, clairement.

—…

— Je suis désolée, on parle, on parle, et on ne s’est même pas


présentées : je suis Kayla. Kayla Jackson.

—…

— La coutume veut que lorsqu’on se présente, la personne en face


fasse de même… À moins que ça ne soit différent à New York.

Jordan fronça le nez et recula d’un pas, puis de deux avant de


finalement faire volte-face et s’éloigner.

— Hey ! Elles sont toutes comme toi les citadines ?!

Jordan serra les lanières de son sac à dos, jusqu’à enfoncer ses ongles
dans ses paumes sans s’arrêter pour autant. Elle traça son chemin,
n’osant se retourner par peur de se retrouver nez à nez avec cette
jeune fille blonde. Comment a-t-elle dit qu’elle se prénommait déjà ?
Clara ? Non… Kaylie ? Quelque chose comme ça…

51
Et sans le vouloir, ses pensées ne furent tournées que vers elle : son
air suffisant, son sourire irritant, son allure vulgaire avec ses mini
shorts et ses débardeurs serrés, ses attitudes emplies de certitudes,
comme si jamais rien ne lui échappait. Elle détestait ça, elle détestait
déjà cette fille alors même qu’elle se souvenait à peine de son prénom.

Et quand elle claqua la porte de l’entrée, ses frères lui passèrent


devant en trombe, menaçant de la faire tomber :

— Hey, doucement !

— Ouais, ouais, lança Luke avec le minimum d’attention qu’il pouvait


lui donner.

Les choses s’étaient compliquées depuis leur discussion. Il ne


semblait pas à la jeune fille que son frère en ait parlé à quiconque,
car Tom, son jumeau, agissait normalement avec elle. Lorsqu’elle vit
l’agitation dans la maison, elle fronça les sourcils :

— Il se passe quoi là ?

— Bah on se prépare pour la journée de demain ! répondit Tom avec


enthousiasme.

— La journée de… oh je vois… Le zoo.

— Ouais le zoo ! hurla Tom en sautant partout.

— Tom, calme-toi chéri. Jordan, tu devrais préparer tes affaires dès


ce soir, nous partons tôt demain, ajouta sa mère, sortie de sa cuisine
pour calmer les ardeurs de ses fils.
52
— Ouais, j’ai tellement hâte d’aller voir des animaux en cage.

— Jordan, tu sais ce que ton père a dit : il s’agit de bien plus que ça,
ceci est une réserve, une des plus grandes de l’île.

— Ça doit pas être bien difficile ici… railla-t-elle d’un sourire mesquin.

— Ne fais pas ta rabat-joie, je suis certaine que tu vas apprécier, car,
quoique tu en penses, tu es ma fille et peu importe le contexte, je sais
ce que tu aimes et ça, tu vas aimer.

— Si tu le dis… Bon, je monte, j’ai des devoirs.

Sa mère la laissa alors remonter, soupirant en imaginant que la


journée du lendemain pourrait améliorer leurs rapports et détendre
sa fille. Puis, une étincelle d’espoir jaillit lorsqu’elle vit Jordan
redescendre quelques secondes plus tard :

— Maman… Papa et toi… Ça va ?

Moira sourit et caressa la joue de sa fille :

— Je pourrais te dire que cela nous regarde… Je sais que tu ne t’en
contenteras pas. Disons que nous devons encore effectuer un travail
de communication, je crois que nous devons tous le faire, n’est-ce
pas ?

— Oui, sûrement, souffla la jeune fille.

53
Jordan reprit la direction de sa chambre et se laissa tomber sur son
lit, face enfoncée dans son oreiller. Elle soupira de frustration : contre
son frère, contre ses parents, contre cette sortie au zoo et contre
cette irritable blonde au sourire vainqueur imbuvable. Peut-être que
sa mère avait raison : une journée hors de la maison ne pourrait lui
faire que du bien, même si c’était un zoo.

54
Changements

L’effervescence était à son comble chez les Travis. À l’arrière de leur


SUV, les jumeaux trépignaient d’impatience. Jordan, écouteurs vissés
dans les oreilles, essayait tant bien que mal de rester dans sa bulle.
Le paysage défila et les buildings de Pearl City laissèrent bientôt
place à des plages de sable blanc puis, une vingtaine de minutes plus
tard à une forêt dense. Jordan se demanda alors à quoi pouvait bien
ressembler un zoo qui se trouvait en plein milieu d’une forêt. Elle
imaginait déjà un endroit désert, au paysage angoissant et glauque.
Soudain, l’image de l’arrivée dans un parc comme celui du film
Jurassic Park lui effleura l’esprit. Et sa rêverie fut coupée dans son
élan lorsque la voiture s’arrêta.

Elle passa la tête par la fenêtre et gloussa : une immense arche en


bois avec des torches de chaque côté faisait office de porte d’entrée.
Tellement stéréotypé, pensa-t-elle.

Tous sortirent de la voiture et il fallut à Peter Travis un haussement


de ton pour calmer ses fils.

— Alors, tu en penses quoi ? demanda Moira à sa fille.

— Mouais, ce n’est que la devanture…

Sa mère leva les yeux au ciel et la prit par les épaules afin qu’elle
avance et ne reste pas en retrait. Après avoir passé les guichets, Peter
Travis déplia l’immense plan qui lui avait été remis et chacun émit un
souhait : Tom voulait absolument voir les singes, Luke les oiseaux et
Moira avait une passion pour les tortues. Quand il se tourna vers sa
fille, cette dernière resta silencieuse avant que l’insistance du regard
de son père ne la force à faire un choix :
55
— Les félins, répondit-elle sobrement.

Et ce fut ainsi que la famille Travis partit à l’aventure, enchaînant les


enclos, les animaux, avec ferveur et émerveillement de la part des
jumeaux. Et s’il était difficile à Jordan de se l’avouer, elle devait bien
reconnaître que ce parc était magnifique avec un agencement parfait,
une décoration naturelle agréable et des animaux visiblement bien
dans leur habitat.

— Bon, nous en avons déjà fait pas mal… Nous pourrions nous arrêter
pour manger, non ?

— Ouais ! s’engouèrent les jumeaux.

Moira prit sa fille par les épaules et l’entraîna à part pendant que
les hommes cherchèrent le restaurant idéal parmi la dizaine que
proposait le parc.

— Alors, j’ai vu que tu avais apprécié, lança sa mère.

— Oui.

Jordan avait une sainte horreur du fait que sa mère lisait en elle
comme dans un livre ouvert, c’était un don, non… une malédiction !

— Pourquoi fais-tu croire que tu n’es pas heureuse d’être là ? Tu dois
en dépenser de l’énergie à feindre la tristesse.

Jordan haussa les épaules sans répondre, puis, soudain, une voix bien
particulière capta son attention. Une voix qu’elle ne connaissait que

56
trop bien. Elle se figea et sa mère vit instantanément son changement
d’attitude :

— Jordan ? Ça va ?

La jeune fille tourna sur elle-même et ses doutes se concrétisèrent :


à quelques mètres devant elle, parlant avec un couple, la sœur de
Thomas.

Pitié, faites qu’elle ne me voie pas, pensa Jordan en se retournant vers


sa mère.

— On y va !

— Tu la connais ?

— Non, non, allez, j’ai faim !

Malheureusement, lorsque le sort s’acharnait, il fallait croire que


c’était pour un certain temps : ses frères et son père passèrent juste
à côté de la jeune fille, manquant de la bousculer. Cette dernière les
suivit du regard jusqu’à tomber, yeux dans les yeux, avec Jordan.
Soudain, elle sourit et fit un signe de la main à Jordan.

— Oh tu la connais donc ! s’enthousiasma Moira, imaginant qu’elle


pourrait enfin croiser quelqu’un de l’environnement de sa fille.

— Hey, salut ! lança joyeusement Kayla.

57
Jordan grimaça et fit un rapide salut. Ce qui l’interpella fut l’uniforme
dont était affublée la jeune fille : short et chemise de couleur kaki,
casquette de la même couleur estampillée au logo du parc, une sorte
de carnet de bord dans ses mains.

— Sa… Salut…

— Tu viens faire un tour dans ma réserve ? Alors, t’en penses quoi ?

— Ta réserve ? s’étonna Jordan.

— Tout comme : depuis que je suis née, j’y viens, avec mes frères et
mon père. Je la connais par cœur !

— Super…

— Jordan, est-ce une de tes amies ? demanda Moira.

— Jordan hein… siffla Kayla. Joli prénom.

Jordan leva les yeux au ciel avant de se tourner vers sa mère :

— Pas vraiment. Elle est la sœur d’un de mes camarades. Elle


s’appelle… Euh… Cathy…

—Kayla. Kayla Jackson, répondit la blonde sans se formaliser et tout


en tendant sa main vers Moira.

— Enchantée.

58
— Moi de même. Alors, que pensez-vous du parc ?

— Il est magnifique. Nous n’avons pas tout vu…

— Oh, je vous conseille la présentation des fauves !

— À quelle heure est ce spectacle ?

— Oh, ce n’est pas vraiment un spectacle. Ici, ce mot à une connotation


péjorative. On n’exhibe pas les animaux comme au cirque. On parle
plutôt d’une sensibilisation à l’espèce et un apprentissage.

— Vous semblez bien connaître la chose, lança Peter avec intérêt.

— Je bosse ici, lança Kayla. Je connais ce parc, tous ses recoins et ses
astuces comme ma poche.

— Très intéressant ! s’engoua Moira.

— Je pourrais être votre guide si vous voulez.

Jordan se raidit, la fixa avec des yeux ronds et son sang se glaça : son
pire cauchemar se matérialisait aujourd’hui. Elle qui commençait à
se relaxer, voyait arriver cette fille antipathique et irritante dans son
entourage.

— Oh, ça serait génial, n’est-ce pas Jordan ?

Jordan fusilla sa mère du regard avant que Kayla ne réponde pour


elle :
59
— N’est-ce pas Jordan ? répéta-t-elle en minaudant.

— Et tu ne bosses pas là ? lança la brunette dans l’espoir de retarder


ce moment.

Pour toute réponse, Kayla lui sourit et retira sa casquette :

— On va dire que je prends ma pause.

— Génial, fit Jordan en grinçant des dents.

— Alors ! Que voulez-vous faire ? Par quoi on commence ?

— Nous avons déjà vu les singes et les tortues… Jordan ?

— Hum, j’en sais rien…

— Les félins, elle adore les félins ! lança Luke, comme s’il savait que
cela mettrait sa sœur dans l’embarras.

— Oh OK, si Jordan aime les félins alors…

Jordan roula ses yeux et s’abstint de tout commentaire. Bien


évidemment, Kayla joua son rôle de guide jusqu’au bout et leur
conseilla un restaurant. Et si elle n’insista pas pour déjeuner avec eux,
elle leur donna rendez-vous une heure plus tard pour commencer un
circuit touristique complet.

60
— Et là, nous allons ouvrir une section pour les perroquets. Nous
allons bientôt en recevoir qui viennent d’Australie. Nous avons un
partenariat pour la préservation des animaux. Nous allons agrandir
l’enclos des éléphants et, dans quelques années, nous espérons être
inclus dans le programme chinois pour la sauvegarde des pandas et
accueillir un couple pour s’essayer à la reproduction.

— Waouh ! Ce parc est voué à devenir quelque chose de grand.

— Je l’espère.

— Et… Vous comptez y travailler à plein temps un jour ?

—  Pourquoi pas ? Je suis une véritable passionnée des animaux. À


vrai dire, j’ai deux réelles passions : le surf et les animaux.

Jordan soupira, lassée de tant de zèle de la part de la jeune fille.

— Vous êtes bien jeune pour déjà envisager l’avenir.

— J’ai dix-neuf ans et j’aimerais vraiment être responsable d’un


secteur du parc.

— Très intéressant. Je travaille pour des tour-opérateurs et à part les


plages et les hôtels, l’expansion d’un parc animalier serait vraiment
un plus.

— Je pourrais vous mettre en contact avec le directeur si vous le


souhaitez.

61
Jordan fulminait : cette blondinette semblait avoir conquis le cœur
de tout le monde : ses frères, ses parents… Il n’y avait guère qu’avec
elle que la magie ne semblait pas prendre.

Et finalement, le reste de la journée se passa entre les divers enclos, les


infos pratiques et les quelques conseils de Kayla pour les prochaines
visites.

— Dans un mois, nous présenterons le dernier né dans la famille des


dauphins.

— Génial, nous reviendrons ! N’est-ce pas Jordan ?

—  Ouais, ouais… lança la jeune fille en essayant de feindre un


désintérêt certain pour les dauphins.

— Jordan, nous allons faire les boutiques du parc, tu peux rester avec
ton amie et nous rejoindre après.

Jordan voyait aussi clair dans les paroles de sa mère qu’au travers du
cristal. Elle n’eut même pas la possibilité de répondre que sa famille
s’était déjà éloignée, la laissant seule à la merci de Kayla.

— Alors… T’en as pensé quoi ?

Jordan la fixa et s’éloigna sans un mot. Bien sûr, c’était mal connaître
Kayla Jackson. La jolie blonde la rattrapa et se posta devant elle :

— Hey, tu ne m’as pas adressé la parole de toute la journée… Tu as un


problème avec moi, je pense, ironisa-t-elle.

62
— Je n’aime simplement pas les personnes qui prennent les gens de
haut.

Kayla éclata de rire et lui barra une nouvelle fois le passage afin ne de
pas la laisser filer.

— Moi, je prends les gens de haut ? T’es sérieuse ?

—…

— Attends… Est-ce que ça ne serait pas parce que j’ai remis en cause
tes talents de dessinatrice ?

—…

— T’es à côté de la plaque, c’était surtout un compliment.

— Même s’il s’agissait de ça, je ne m’attarderais pas sur cette


broutille. Les critiques sont constructives quand elles sont faites par
des connaisseurs.

Kayla opina, comme si elle était d’accord et lui prit la main :

— Viens avec moi.

— Pour quoi faire ?

— Viens je te dis. Je veux te montrer quelque chose.

63
—…

La curiosité la poussa à suivre la jeune fille malgré son animosité


pour elle. Et après quelques minutes, elles arrivèrent au bassin des
dauphins, bassin que reconnaissait Jordan pour l’avoir vu une heure
plus tôt. Cependant, au lieu d’arriver devant l’entrée principale, elles
la contournèrent pour se retrouver en face d’une porte dérobée sur
laquelle était posé un panneau « Interdiction d’entrer ».

— Euh… T’es sûre ?

— Fais-moi confiance.

Lui faire confiance ? Comment le pouvait-elle ? Elle la connaissait


à peine, et ce qu’elle en savait ne l’amenait pas à vouloir en savoir
plus. Et pourtant, là encore, elle ne put lui dire non, poussée par cette
irrépressible envie de savoir ce qu’il se trouvait derrière.

Kayla ouvrit la porte grâce à son badge, et entra, suivie de Jordan.


Elles marchèrent dans un couloir bétonné au plafond sur lequel
couraient des tuyaux rouge et bleu. Une légère odeur d’iode planait
dans l’air et soudain, Jordan entendit comme de l’eau couler. Au
détour du couloir, elle se retrouva devant une immense vitre, comme
un aquarium.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Approche.

Kayla s’accouda à la barrière juste devant la vitre, imitée par Jordan,


et leurs regards restèrent vissés sur la vitre.

64
— On regarde quoi ?

— Chut, patience.

Jordan fronça les sourcils, peu habituée à ce qu’on la fasse taire ainsi.
Tout à coup, sa frustration fut remplacée par la surprise quand une
forme s’avança vers elles, une forme sombre, massive… Et soudain,
juste devant elles :

— Oh merde… souffla la brunette.

— Tu connais déjà Akéla, notre dauphin femelle. Et voici…

Une petite forme se détacha du dauphin et vint se frotter au ventre


de sa mère.

— Skit, son fils. Le dernier né du parc, dont je parlais à tes parents.

Jordan ne put cacher sa joie et son sourire en témoigna : elle fut


conquise par ce petit dauphin miniature. Kayla le remarqua et ne fut
pas peu fière de sa surprise.

— Il est si petit.

— C’est la première raison pour laquelle on ne le présentera que


dans un mois. Pour ça et aussi pour laisser aux équipes du parc le
temps d’aménager cette partie.

— Oh, ça va être public ?

65
— Yep ! Il reste un coup de peinture par-ci par-là à mettre et ça sera
prêt pour le jour J. Viens voir.

Kayla partit vers la droite, et si Jordan était déçue de devoir quitter


les dauphins, elle ne protesta pas pour autant.

— Tada ! Ceci est mon œuvre. Alors, t’en penses quoi ?

Devant Kayla se trouvait un mur en béton sur lequel était tracé un


énorme dauphin. Jordan haussa un sourcil, amusée, avant de pencher
sa tête à gauche puis à droite et de sourire.

— Mouais, pas mal… Même si les proportions ne sont pas idéales.

— Ah oui ?

— Oui.

Le sourire aux lèvres, Jordan s’approcha et frôla les lignes irrégulières


du dessin.

— Eh bien, si tu es si sûre de toi, l’artiste, prends le pinceau.

Jordan se tourna et vit Kayla lui tendre quelques marqueurs.

— T’es sérieuse ?

— Vas-y… Toi qui es dessinatrice, montre-moi comment on fait.

66
Pleine de fierté, Jordan prit les marqueurs et commença à rectifier les
lignes, les courbes, accentuant certains traits, effaçant d’autres… Et,
finalement, au bout d’une dizaine de minutes, elle recula, admirant
son travail, satisfaite.

— Ah… Pas mal, pas mal… taquina Kayla.

— Pas mal ? Seulement ?

Effectivement, Kayla devait l’admettre, Jordan avait considérablement


amélioré son dessin de base. Cette dernière se posta à côté de la jolie
blonde et sourit. Kayla pencha lentement la tête avant de se tourner
vers elle :

— Bravo. Tu pourrais venir le finir ?

— Quoi, tu veux le garder pour l’ouverture au public ?!

— Pourquoi pas ?

— Ils sauront que quelqu’un est entré ici !

— Cet espace est le mien, avoua Kayla. Je suis en charge de le peindre,


j’ai carte blanche. Évidemment, tu auras un pourcentage.

Jordan pouffa de rire avant de regarder de nouveau son dauphin


et d’en tirer une certaine fierté. Puis son regard dévia de nouveau
vers l’aquarium, imaginant une centaine de personnes évoluant ici,
passant devant son dessin, elle sourit.

67
— Tu pourras revenir le finir quand tu veux, lui assura Kayla.

En voyant Jordan dans ses pensées, les yeux plongés dans le bleu de
l’eau en face d’elle, elle vint se poster à ses côtés.

— Dis… Est-ce moi ou est-ce que tes parents et toi, ce n’est pas le
grand amour ?

Jordan soupira, pensant une fraction de seconde à ne pas lui répondre,


ou encore l’envoyer bouler puis, finalement…

— Ce n’est pas ça… Je n’avais pas envie de venir ici.

— Dans ce parc ?

— Sur cette île.

— Oh…

— Mon père a eu une offre et il l’a saisie… En se foutant de savoir si sa


famille serait prête à le suivre. J’ai tout perdu pour venir ici…

— Je comprends que ça doit être déstabilisant. Pourtant… J’me dis


que ce qu’on appelle une maison n’est pas forcément un lieu, mais
bien plus les personnes avec qui on est, non ? Je veux dire : que tu
vives ici ou à New York, en Afrique ou en France, tant que tu as ta
famille, tu as les principaux repères de ta vie.

— Si c’était aussi simple.

68
— En quoi est-ce compliqué ?

— Mes amis, mon lycée…

— Des étapes dans ta vie. Tu en verras d’autres.

Jordan se tourna vers elle et aurait voulu lui dire qu’elle n’y connaissait
rien, qu’elle n’était certainement jamais sortie de son île, seulement
elle se ravisa. Cette jeune fille qu’elle avait traitée plus mal qu’un
chien était là, lui prodiguant conseils et écoute, sans la juger. Juste là,
lui montrant son aquarium, partageant ses secrets. Elle soupira alors
et sourit :

— Sûrement…

— D’ailleurs, en parlant de voir autre chose. Ça te dirait que je te


montre un endroit sympa ici ? Un endroit que tu n’as jamais vu.

Jordan gloussa et lui offrit un regard amusé, un des premiers depuis


son arrivée ici :

— Tu sembles si sûre de toi. Mon père bosse pour un tour-opérateur.

— Oh, crois-moi, je suis sûre que ni toi ni ton père n’avez vu ça.

Jordan resta dubitative, y compris envers une autochtone qui savait


de quoi elle parlait.

— Et tu comptes me demander mon avis avant de me kidnapper ?

69
— Te kidnapper ? répéta Kayla en se rapprochant. Pour ça, il faudrait
que tu sois contre l’idée. Pourtant, j’ai l’impression que ça pourrait
être tout le contraire, non ?

—…

— Je m’en doutais, lança-t-elle.

Et durant quelques secondes, elles se regardèrent dans le blanc


des yeux, l’atmosphère soudainement devenue plus lourde, comme
si elles étaient enfermées dans une bulle… Une bulle au milieu de
l’océan : seules, enveloppées dans un cocon agréable. Pendant une
fraction de seconde, Jordan se sentit bien, à l’aise, légère de tout
poids sur ses épaules. Elle était simplement bien.

Et ce fut finalement Kayla qui les sortit de leur torpeur en se raclant


la voix et en jetant un œil à sa montre :

— On devrait y aller, tes parents vont t’attendre… À moins qu’ils


n’aient dévalisé notre boutique.

— Pourquoi ? Tu as une commission sur les ventes ?

— Si seulement.

Elles éclatèrent de rire et Jordan, sans s’en rendre compte, se laissa


aller comme jamais elle ne l’avait fait depuis son arrivée ici. Ce fut
donc avec le sourire qu’elles quittèrent l’aquarium pour se rendre à
l’entrée.

70
— Je vais te laisser ici, j’ai encore du boulot.

— Tu… Tu travailles tard ?

Kayla sourit, amusée que Jordan soit curieuse, essayant tant bien que
mal de ne rien montrer.

— Ça dépend.

— Ça dépend ? De quoi ?

— De toi.

Jordan se figea alors et la fixa avec des yeux ronds :

— En quoi ?

— Si tu veux me revoir après ou pas.

La belle brune sentit le feu monter à ses joues. Les New-Yorkaises


étaient entreprenantes, pourtant cette Kayla avait quelque chose
d’aussi impressionnant qu’hypnotisant : étaient-ce ses yeux verts ou
son sourire assuré ? Son aplomb ou sa prestance ? Toujours était-il
que Jordan avait rarement vu cela chez quelqu’un. Était-ce l’apanage
des Hawaïennes ?

— Alors ?

— Alors quoi ?

71
— Tu veux qu’on se revoie après la fermeture ?

— Je ne sais pas si ça sera possible ce soir… Demain il y a cours et…

— Oh oui, j’avais oublié.

— Tu as arrêté le lycée tôt ?

Kayla sourit, s’approcha d’elle, et dégagea de son visage une mèche


de cheveux rebelle, caressant subrepticement sa joue en passant, ce
qui fit frissonner Jordan.

— Ça sera une histoire pour un autre moment… La prochaine fois ?

Le cœur de Jordan sursauta alors : ce sourire, elle l’imaginait, n’était


adressé qu’à elle, et cela lui procura une sensation qu’elle n’avait pas
ressentie depuis longtemps. À vrai dire, depuis plus d’un an, lorsqu’elle
était sortie avec Alice, une jeune femme rencontrée lors d’un festival
musical à New York. Et cette sensation lui fit soudainement peur. Se
pourrait-il qu’elle… Non… Elle ne pouvait pas craquer pour elle ?
Elles se connaissaient à peine. Il y a encore quelques heures, elle
pensait la détester.

Kayla dut le sentir alors, car elle recula et défit rapidement sa main
du visage de la belle brunette pour l’enfouir dans sa poche. Ce fut à
ce moment précis que Jordan entendit son nom au loin. Lorsqu’elle
regarda par-dessus l’épaule de Kayla, elle vit sa mère lui faire de
grands signes.

— Je… Je dois y aller.

72
— On se dit à plus tard alors ?

Jordan opina discrètement et s’éloigna pour retrouver sa famille.


Moira regarda Kayla marcher, non sans un dernier regard vers sa
fille, puis lui donna un petit coup de coude sur l’épaule :

— Kayla, hein…

— Arrête maman…

— Elle est mignonne.

Jordan leva les yeux au ciel, dissimulant très mal un sourire avant
d’emboîter le pas à son père et ses frères. Plus un mot ne fut prononcé
par la jeune fille, et pourtant, dans la voiture, tous ne firent que
l’éloge du parc et de Kayla, vantant les mérites d’une telle entreprise
et du savoir-faire de l’île. Lorsqu’elle rentra chez elle, Jordan ne put
s’empêcher de repenser à Kayla, à cet endroit encore secret de tous
et dont elle seule avait eu la primeur.

Elle ne pouvait que sourire en imaginant le lieu où pourrait la mener


Kayla, ce lieu mystérieux que même son père, féru de l’île et de ses
trésors, ne semblait pas connaître. La curiosité la titilla, tout comme
une irrépressible envie d’en savoir plus sur elle : pourquoi n’avait-
elle pas continué ses études ? Pourquoi les animaux ? Sa famille, ses
loisirs… Était-ce le début de quelque chose comme de l’amitié ? Ou
bien d’autre chose ? Non, pas maintenant, c’était impossible, elles se
connaissaient à peine…

Cependant, ce petit picotement caractéristique lorsqu’elle pensait à


elle, à leur moment à l’aquarium, son regard sur elle, et son doigt
frôlant sa joue… Ce picotement ne pouvait être trompeur. La panique
73
la gagna soudain : pourquoi fallait-il qu’elle en pince pour une parfaite
inconnue, certainement hétérosexuelle, dont le frère lui-même avait
tenté quelque chose avec elle ? Et si jamais Kayla attendait une amitié
nouvelle ? Et si ce coup de cœur gâchait tout ?

Allongée sur son lit, les yeux rivés au plafond, son cerveau fonctionnait
à mille à l’heure et le sommeil ne vint que très tard, trop peut-être,
car lorsque son réveil sonna, Jordan eut l’impression d’avoir à peine
fermé les yeux. Elle s’extirpa de son lit avec douleur et paresse et
se traîna littéralement vers sa salle de bain où le reflet du miroir
confirma ses craintes : elle avait une tête à faire peur, d’importants
cernes noirs creusant son visage et un regard vitreux trahissant une
fatigue extrême. Elle pensa quelques secondes à se faire porter pâle
et rester au lit… Sauf que c’était idiot, après tout, cette Kayla pouvait
juste être une amie, au même titre que son frère.

Elle se rendit en cours avec cette optique, peu surprise de trouver


Thomas aux portes du lycée, bras croisés, tout sourire.

— Hey, salut !

— Salut.

— Il paraît que tu me cherchais vendredi ?

Jordan se figea et se tourna vers lui  : il avait ce petit sourire,


caractéristique de la famille Jackson, semblait-il, aussi attirant
qu’énervant.

— Comment ? Oh…

74
— Tu ne pouvais pas savoir, mea culpa. Je n’imaginais pas que tu
viendrais chez moi. Tu as donc rencontré ma folle de sœur, dit-il.

— Folle… En quelque sorte. Je ne savais pas qu’elle bossait au parc


animalier.

—  Ah ! Elle a toujours eu une passion pour les animaux  : elle les
recueillait dans le jardin, mon père devenait dingue.

— Elle a quitté le lycée ?

— Non. Elle a eu son diplôme et elle suit actuellement des études de


soigneur, et en parallèle, elle bosse à mi-temps au parc. Elle sait ce
qu’elle veut, un sacré caractère… Je crois que c’est un trait familial.

Jordan ne put que sourire en imaginant les réunions familiales


le week-end ou lors de dîners. Cette famille semblait tellement à
l’opposé de la sienne, du moins ce qu’elle pouvait en imaginer, elle
qui s’était isolée des autres depuis son arrivée ici. Elle aurait aimé
retrouver ces moments avec ses parents et frères pelotonnés dans
leur maison secondaire du Vermont, à faire de la randonnée et à
jouer à des jeux de société devant un feu de cheminée.

— Tu rêves ?

—  Quoi ? Hum, non… Je… Je réfléchissais  : vous semblez proches


dans votre famille.

— Ma sœur a été élevée avec deux garçons. Ceci est généralement sa
réponse quand on lui demande pourquoi elle est comme elle est.

75
— J’ai aussi deux frères, des jumeaux de dix ans.

— Leo, l’aîné, a vingt-et-un ans. Il vit sur le continent pour ses études.
Kayla est la seconde et moi le dernier. Nous avons tous une passion
commune : le surf. Nous sommes montés sur un surf bien avant de
savoir marcher. Kayla est même classée au niveau national.

— Ah oui ?

— Oui. Elle nous dame le pion dans l’eau. Une véritable brêle sur tous
les sports sur terre par contre, ironisa-t-il.

— Oui, j’ai pu voir qu’elle semble avoir une relation fusionnelle avec
les animaux marins.

— Ah, elle t’a montré Skit !

— Oui, répondit Jordan. Elle parle de lui comme si c’était son fils.

— Elle en est fière. Elle était là lorsqu’il est né, et les soigneurs lui ont
donné l’opportunité de lui donner un nom, ce qui est sacré ici.

— J’ai cru comprendre.

— Bah, dis donc, t’as dû sacrément lui taper dans l’œil pour qu’elle te
montre son bébé.

Jordan se raidit et le fixa, incrédule :

76
— Pardon ?

— Ouais, elle montre très peu son jardin perso. Je suis même pas sûr
qu’elle montre son antre à ses possibles conquêtes, ça pourrait être
le genre de truc qui marche généralement…

Jordan frissonna : Kayla lui aurait-elle montré l’aquarium à des fins…


personnelles ? Non, c’était idiot. Et pourtant, imaginer que Kayla ait
pu montrer ce lieu à d’autres la chagrina un peu, elle qui pensait
avoir été privilégiée.

— Hey, ce week-end il y a une compétition de surf, Kayla va concourir,


tu veux venir ?

— Je… J’en sais rien… On verra.

— OK.

La discussion fut ensuite close et ils entrèrent dans leur classe. À la


fin de la journée, lorsque les cours se terminèrent, Thomas proposa
à Jordan de venir chez lui, cependant la perspective de croiser Kayla
lui fit peur et elle déclina poliment pour une raison aussi floue et
hasardeuse que ses devoirs à faire.

Thomas ne poussa pas plus loin et la raccompagna en voiture jusque


chez elle.

***

Lorsque Thomas rentra chez lui, il évita de justesse un frisbee qui


atterrit juste à côté de sa tête.
77
— Wow !

—  Merde, désolée ! lança Kayla, haletante. Je voulais le lancer à


Batman.

— T’es sérieuse ? Tu lançais un frisbee à… une tortue ?

Kayla gloussa et récupéra l’objet du délit aux pieds de son frère :

— Ça aurait pu marcher, non ?

— Absolument pas. Je suis peut-être le plus crétin de la fratrie, mais


faut pas pousser.

Kayla leva les yeux au ciel et soupira.

— N’importe quoi, idiot.

— Ah ah ! Tu vois !

Kayla alla dans le jardin, suivie par Thomas qui déposa son sac près
du canapé et se rendit sur la terrasse où il vit sa sœur relancer son
frisbee pour que ce dernier puisse atterrir dans un cerceau placé au
sol à environ 25 mètres de distance.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— J’affûte ma visée. Andrew m’a demandé de faire ça.

78
— Ton coach est trop exigeant. Ta visée est parfaite.

— Ce n’est jamais parfait… La preuve, j’ai failli te décapiter.

—  Ta compet’ n’est qu’à la fin de la semaine. Tu sais ce que dirait


papa ?

— Oui : de m’aérer, de me reposer et de laisser mon esprit voguer,


répéta-t-elle machinalement.

— Exact, affirma Thomas. Au fait, en parlant d’autre chose : tu devrais


inviter Jordan à venir te voir ce week-end.

— Pardon ?

— Tu sais : Jordan, la nouvelle.

— Oui merci, je vois de qui tu parles. Je m’interroge juste sur la


pertinence de ta remarque.

— Bah… Tu lui as montré ton antre quand même.

— Et alors ?

— On sait tous les deux ce que ça signifie… siffla-t-il malicieusement.

—…

79
— Hey, j’te jette pas la pierre : elle m’a mis un vent. Toi, tu as toutes
tes chances.

— Excuse-moi ? T’es sérieux là ?

—  Bah quoi ? Elle m’a explicitement fait comprendre que les mecs
l’intéressaient pas…

— Et donc ça veut dire que c’est champ libre pour moi ? T’es nul, tu
le sais ça… Ça m’étonne pas que t’aies pas de copine, tu ne connais
pas les filles.

— Ah ah, très drôle. Et toi, évidemment, tu es une experte.

— Je les pratique depuis assez longtemps pour en connaître un rayon


oui, ironisa-t-elle.

— Évidemment… Et j’imagine que tu aimerais pratiquer Jordan,


hein ?

— N’importe quoi. Elle est sympa, voilà tout.

— C’est tout ?

— C’est tout. Faut pas croire que, parce que je suis lesbienne, je vais
sauter sur toutes les filles qui croisent mon chemin.

— Ouais, en attendant, ça ne t’a jamais arrêtée. Une vraie Casanova…


Tu l’as quand même amenée dans ton aquarium… Le genre de truc
que tu fais avec toutes tes conquêtes.
80
—…

Soudain, alors qu’elle s’apprêtait à lancer son frisbee une énième


fois, elle se ravisa et se tourna vers son frère :

— Attends, tu lui as pas dit ça, quand même ?

— Dit quoi ?

— L’aquarium, mon antre à filles…

— J’ai peut-être évoqué le fait que c’était un classique chez toi.

Elle grogna alors et lui envoya le frisbee en pleine face.

— Quel con !

— Hey, détends-toi, où est le problème ?

— Elle va croire que… Elle va s’imaginer… Merde, tu pouvais pas la


fermer, non ?!

— Si y’a rien entre vous, où est le souci ?

—…

— T’en pinces pour elle, hein…

81
—…

—  J’avais raison. Je suis peut-être un attardé niveau filles, mais je


connais ma sœur par cœur.

— Pas la peine de te glorifier pour ça.

— Alors, elle te plaît ?

Kayla leva les yeux au ciel et se laissa tomber dans le large hamac
pendu entre deux poteaux de leur véranda ouverte.

— Elle est… jolie… Et même si elle semble être une pimbêche new-
yorkaise, je ne sais pas, j’ai l’impression que si on gratte la surface,
on trouve quelque chose de moins superficiel que ce qu’elle laisse
suggérer.

— Wow… Elle t’a tapé dans l’œil.

— Elle est différente des autres.

— Elle vient du continent. Tu comptes lui montrer les merveilles de


notre île, j’imagine ? railla-t-il.

Et pour toute réponse, Kayla afficha un majeur dressé dans sa


direction avant de laisser sa tête partir en arrière et réfléchir : Jordan
allait-elle se braquer après ce que son frère avait dit d’elle ? Allait-
elle croire qu’elle enchaînait les conquêtes avec la même stratégie ?
Était-ce ce qu’avait Kayla en tête sans s’en rendre compte ?

82
Elle soupira alors et envisagea une autre approche : il fallait
absolument que Jordan ne s’imagine pas qu’elle était une parmi
tant d’autres… Pourquoi avait-elle à cœur que la jolie brune pense
cela ? Avait-elle un réel coup de cœur pour elle, vraiment ? Elles se
connaissaient à peine… Était-ce un coup de foudre ?

Il lui faudrait des trésors d’ingéniosité pour montrer à Jordan qu’elle


n’était pas ce que Thomas avait suggéré, du moins, que ce n’était pas
son but avec elle. La tâche serait rude et elle imaginait déjà devoir
ramer un moment pour la convaincre qu’elle était sincère et, qu’avant
toute manœuvre romantique, elle devrait conquérir son amitié et sa
confiance.

Elle se redressa et tandis que Thomas avait disparu, elle fixa la grosse
tortue qui avançait lentement sur la terrasse :

— Batman… Nous avons une mission.

83
Confiance

La semaine passa et, comme la compétition approchait dans deux


jours, Jordan n’eut aucune nouvelle de Kayla, mis à part ce que
pouvait laisser entrevoir Thomas.

En ce vendredi, comme tous les vendredis, Thomas manquait à


l’appel. Pourtant, cette fois-ci, Jordan ne s’inquiéta absolument pas.
Elle passa sa journée en compagnie de ses camarades, suivit ses
cours comme d’habitude, jusqu’au soir où, tandis qu’elle sortit de
l’établissement pour prendre le bus, elle eut la surprise de voir, garée
juste devant l’entrée, une décapotable grise sur le capot de laquelle
Kayla était assise.

— Kayla ?

– Salut ! lança joyeusement la jolie blonde. Je ne savais pas quand tu


sortais alors je n’ai pas pris de risque.

— Pris de risque ? Pour ?

— Pour ne pas te louper !

— Oh… Pourquoi ?

— Je t’avais parlé de cet endroit que j’aimerais te montrer et,


félicitations, c’est maintenant !

— Quoi ? Je ne peux pas, je…

84
Kayla leva la main, coupant tout élan à la jeune fille, et glissa du capot
pour se poster devant Jordan, les bras croisés :

— Pas d’excuses. En plus, ça ne te prendra pas plus d’une heure.


Appelle ta mère si tu veux.

Jordan hésita : Kayla pouvait-elle réellement disposer d’elle comme


bon lui semblait ? D’un côté, elle aurait aimé l’envoyer bouler, lui
dire qu’elle n’était pas d’accord, pas intéressée… Cependant, d’un
autre côté, sa curiosité et son envie d’en découvrir plus la titillaient.
Elle soupira et prit son téléphone. Devant le sourire de Kayla, elle
composa le numéro de sa mère.

— Oui, maman, c’est moi. Écoute, je ne vais pas rentrer maintenant,


je sors avec… des potes. Quoi ? Oh oui, je serai là pour manger, pas de
soucis.

Kayla opina pour lui assurer que ce serait le cas et lorsque Jordan
raccrocha, elle sourit :

— Des potes ?

— Ouais, c’était plus simple. Si j’avais dit à ma mère que c’était toi,
elle… Enfin, elle se serait fait des idées.

— Hum intéressant. Elle m’aime bien, ironisa Kayla.

— La ferme, railla Jordan en un sourire très mal dissimulé.

— Allez, monte !

85
Sans attendre, la jolie brune s’exécuta et après avoir mis son sac à
l’arrière, profita du cabriolet de luxe de la jeune fille.

— Ta voiture ?

— Yep.

— Classe.

— Merci.

Sur ce, Kayla fit vrombir le moteur et la musique résonna. Ce fut sur
le son de Pink que les deux jeunes filles s’échappèrent. Kayla roula à
vive allure, sortant de la ville, longeant un long moment la mer avant
de s’enfoncer dans les montagnes et sa forêt aux routes escarpées et
tortueuses. Jordan se demanda soudain où l’emmenait la surfeuse.
Encore plus lorsque cette dernière gara sa voiture au milieu de nulle
part.

—  Euh… On y est ? demanda Jordan tandis qu’elle fit courir son


regard un peu partout pour ne voir qu’une épaisse forêt.

— Pas vraiment. J’espère que tu es sportive.

Était-ce un défi ? Si c’était le cas, Jordan le relèverait, ne serait-ce


que pour montrer ce dont une New-Yorkaise était capable. Elle opina
alors et sortit de la voiture. Elle suivit Kayla au pied d’un petit chemin
pentu et caché parmi les fougères et autres végétations denses. Si
l’on n’était pas habitué, on pouvait aisément passer devant ce chemin
sans le voir.

86
Kayla commença à grimper, précédée de Jordan, et au bout de cinq
minutes de montée, la belle brune commença à haleter. Elle leva les
yeux pour se rendre compte qu’elles grimpaient la montagne sur
un flanc assez escarpé. Elle souffla, espérant que ce calvaire prenne
fin bientôt : la chaleur était étouffante, sa peau collait et il semblait
que les moustiques se délectaient de ça. Elle bénissait le fait d’avoir
choisi des baskets le matin même, puis regretta soudain d’avoir pris
son gilet, même fin, avec elle.

— Tu suis ?

— J’essaie, avoua Jordan.

Soudain, elle vit une main devant elle et lorsqu’elle leva les yeux,
Kayla était là, le sourire aux lèvres. Cela aurait pu être pris pour un
geste de faiblesse, sauf que Jordan, à ce moment précis, s’en fichait
bien. Elle attrapa avec plaisir cette main tendue et la belle blonde
l’aida à gravir les mètres suivants qui semblaient interminables.

Finalement, au bout d’une vingtaine de minutes de montée intense,


il semblait que le terrain devenait plat. Jordan se détendit un peu,
espérant que tous ces efforts en vaudraient la peine.

— On va descendre maintenant, fais gaffe, ça glisse.

— Descendre ? T’es sérieuse ?

Pour toute réponse, Kayla sourit et l’incita à la suivre d’un mouvement


de tête avant de disparaître derrière le talus. Jordan hâta le pas et
manqua de trébucher avant d’être rattrapée de justesse par Kayla qui
l’empêcha de dévaler la pente.

87
— Fais attention, lui lança-t-elle.

— Ouais, désolée.

— On y est presque, promis, ça vaut le coup.

Ce fut main dans la main, dévalant avec précaution la pente qu’elles


s’étaient évertuées à monter durant de pénibles et longues minutes,
qu’elles arrivèrent enfin dans une petite clairière.

— Encore quelques minutes de marche, promis, on a fait le plus dur.

— Si tu le dis, souffla Jordan qui commençait à maudire la surfeuse.

Kayla se fraya un chemin parmi la végétation luxuriante et Jordan


s’imaginait déjà au milieu de nulle part, perdue sur une île au cœur de
l’océan. Et, au bout d’une dizaine de minutes de marche, le regard de
Jordan s’écarquilla de surprise : derrière une large fougère, elle vit un
paysage de rêve, incarné par une magnifique cascade d’une trentaine
de mètres au pied de laquelle trônait un petit lagon bleu turquoise
entouré de rochers et d’arbres aussi fournis qu’impressionnants de
hauteur.

— Wow…

— Ceci est mon jardin secret, lança Kayla avec fierté. En fait, c’est un
volcan, en sommeil depuis des centaines d’années.

— Comment tu l’as découvert ?

88
— Par hasard. J’étais avec mon père et notre chien. La laisse a lâché et
il s’est enfui… Mon père lui a couru après, j’ai essayé de les suivre tant
bien que mal et nous sommes tombés sur ce lieu… On n’en a jamais
parlé à personne, de peur qu’il soit envahi par les touristes.

— Tu n’as pas peur que j’en parle ?

— Je te fais confiance, souffla Kayla, ce qui fit frissonner la brunette.

Jordan fit passer son regard partout, tout était impressionnant : de


ces immenses arbres en passant par la cascade donnant naissance à
un arc-en-ciel, ou encore à l’eau si translucide qu’on pouvait voir le
fond du lagon. Elle se posta tout au bord comme si elle était obnubilée
par sa couleur et sa beauté.

— Fais gaffe de ne pas tomber, je n’ai pas prévu qu’on prenne un bain
aujourd’hui.

Jordan se tourna vers Kayla, assise au pied d’un palmier, et la rejoignit


avant d’imiter sa position :

— Wow, magnifique ! Merci de l’avoir partagé avec moi.

— De rien.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

89
—  Pourquoi l’avoir partagé avec moi justement ? Tu me connais à
peine et on ne peut pas dire que j’ai été tendre avec toi lors de notre
première rencontre.

— Faut jamais se fier aux premières impressions, lança Kayla en fixant


l’horizon. On reviendra, quand il fera plus chaud, pour se baigner.

— Tu fais ça avec toutes les filles que tu rencontres ? plaisanta Jordan.

— Non, seulement avec celles qui me plaisent vraiment. Et crois-moi,


elles sont très peu nombreuses.

— Je te plais ?!

Jordan était étonnée avec quel aplomb Kayla s’ouvrait à elle. Soit
elle était sûre d’elle et n’imaginait même pas se prendre une veste,
soit elle était inconsciente et se disait que, foutu pour foutu, autant
foncer, la vie était trop courte.

Pour toute réponse, Kayla sourit et se leva pour enlever son débardeur
et laisser apparaître un haut de maillot de bain de type sportif. Elle
s’approcha du bord de l’eau et inspira profondément :

— Il fait chaud, non ?

Plus rhétorique qu’autre chose, la question ne laissa pas le temps à


Jordan de répondre, et soudain, Kayla disparut dans l’eau après un
plongeon destiné à impressionner la New-Yorkaise. Mais Jordan se
leva et fixa la surface plane, inquiète de ne pas voir Kayla remonter.

90
— Hey Kayla ! Kayla? Arrête, tu n’es pas drôle !

De peur de ne pas la voir remonter, Jordan se déshabilla avec hâte


avant de plonger dans l’eau. La fraîcheur de celle-ci lui saisit d’abord
les membres, les engourdissant légèrement, avant qu’elle ne finisse
par dépasser cela et ne commence à fouiller. Elle plongea et replongea,
gardant les yeux bien ouverts pour ne pas louper Kayla au cas où.
Pourtant lorsqu’elle sentit quelque chose lui frôler le pied droit, elle
manqua de boire la tasse et revint à la surface en panique.

— Merde !

Soudain, un mouvement derrière elle la fit se tendre et Kayla apparut


dans une gerbe d’eau.

— T’es complètement folle, ma parole !

Kayla éclata de rire avant de lui envoyer une gerbe fraiche.

— Je suis née dans l’océan, j’ai appris à nager bien avant de savoir
marcher. Il n’est pas arrivé le jour où il m’arrivera quelque chose
dedans.

—…

— Hey…

Kayla nagea en sa direction pour se poster à quelques centimètres


d’elle.

91
— Je suis désolée, j’ai un humour parfois… limite.

— T’es nulle, j’ai eu peur.

— Viens…

Kayla entraîna Jordan hors du lac et ce fut complètement trempées


qu’elles s’assirent sur la rive. Pendant de longues secondes, aucune
ne prononça un mot, avant que Kayla ne brise enfin ce silence gênant.

— Tu as plongé pour me sauver, c’était terriblement touchant.

— Et stupide, grogna Jordan. Je suis trempée.

— Encore désolée de t’avoir fait peur.

— Si c’est une manœuvre pour séduire les filles, c’est un peu tiré par
les cheveux.

— Ça marche ou pas ?

— Quoi donc ?

— Te séduire.

Jordan la fixa avant d’esquisser, sans vraiment le vouloir, un léger


rictus amusé :

92
— On ne se connaît même pas.

— Alors, faisons connaissance. Kayla lui tendit la main. Kayla Jackson,


dix-neuf ans, fan de surf et d’animaux. Je vis sur cette île depuis ma
naissance. J’ai deux frangins aussi casse-pieds qu’essentiels à ma vie,
et un père qui est un véritable modèle. À toi !

Jordan fut amusée. Il y avait chez cette jeune fille, quelque chose qui
l’attirait, quelque chose d’indéfinissable.

— Jordan Travis. Je suis née et ai vécu à New York, j’ai deux petits
frères, des jumeaux qui sont des terreurs, pourtant je les adore, mais
si tu le répètes, je nierai. J’ai un chat, Mozart, qui est resté à New York
avec ma grand-mère.

— C’est déjà un bon début, lança Kayla.

Si Jordan sourit en retour, ses lèvres brûlaient de lui demander


quelque chose qui la titillait depuis quelques jours. Était-ce trop tôt
ou pas ? Après tout, n’étaient-elles pas dans l’optique de se connaître
mieux ?

— Kayla…

— Oui ?

— Tu… J’ai noté que ton frère et toi évoquiez souvent votre père…
jamais votre mère.

Le visage de la jolie blonde se ferma alors et Jordan regretta

93
presque instantanément sa curiosité. Elle aurait voulu lui dire de
ne pas répondre, qu’elle ne lui devait rien, pourtant Kayla soupira
doucement :

— Ça n’a rien à voir avec un quelconque décès tragique à la suite


d’une longue maladie ou d’un accident de voiture qui aurait fait de
mon père un veuf éploré et de nous des orphelins perdus. J’aurais
même préféré tu vois.

—…

— Et pourtant, non. Elle est juste partie quand j’avais huit ans. Elle
nous a quittés sans un mot, du moins pour nous, pour repartir sur le
continent, où mon père l’avait trouvée. Il faisait un voyage étudiant
pour le Spring Break, ils se sont rencontrés, se sont aimés, il l’a
convaincue de venir sur l’île… Ils se sont mariés, ont eu trois enfants
et au bout de quelques années, elle s’est rendu compte que ce n’était
pas la vie qu’elle voulait vivre jusqu’à la fin. Elle est partie…

— Je comprends votre ressentiment envers elle…

— Tu as de la chance d’avoir des parents qui s’aiment et qui sont


soudés, j’ai pu le voir au parc. Plus de dix ans ont passés et j’aimerais
ne plus avoir de souvenirs d’elle. Mon père a bien plus de compassion
que moi : il ne cesse de dire que sans elle, nous ne serions pas là, il ne
nous aurait pas dans sa vie.

— Ce qui est vrai.

— Oui, mais à quel prix ? Je l’ai vu tellement mal. Il a failli faire couler
sa boîte parce qu’il s’était enfoncé dans une dépression dont nous
n’arrivions pas à le sortir. Et finalement, c’est un banal accident qui
l’a sorti de sa torpeur.
94
— Un accident ?

— Le mien.

Kayla souleva son débardeur et lui montra une cicatrice rosée


d’environ cinq centimètres sur les côtes gauches.

— Je faisais du surf et un rouleau m’a emportée. Il m’a jetée contre un


récif et je me suis empalée sur un rocher. Rien de bien grave en soi :
quelques points de suture et deux côtes brisées. Ce sont mes frères
qui m’ont emmenée à l’hôpital, mon père étant introuvable. Et quand
finalement il s’est aperçu de notre absence, ça l’a beaucoup secoué. Je
crois qu’il a eu peur de me perdre, ce qui aurait été un coup de grâce
pour lui.

— Et depuis, l’épiphanie.

— Exact. Depuis, il est limite trop protecteur, mais au moins lui, il est
là. Et toi, ton père, il est comment avec toi ?

— Il est…

Jordan aurait aimé lui dire que c’était un tyran autoritaire, sévère et
indifférent à sa vie, sauf que c’était tout le contraire. Alors elle soupira,
et pour la première fois depuis longtemps, elle regarda Kayla et lui
dit la vérité.

— Il est super. Il est gentil et attentionné. Selon ma mère, c’est un


homme parfait. Pour mes frères, il est le modèle idéal.

95
— Et pour toi ?

— Pour moi… Il est un exemple. Il a réussi sur tous les points : il a une
carrière, une famille… Tout lui a souri et ça met la barre très haute
pour nous.

— Il est exigeant ?

—  Non, au contraire  : il nous fait entièrement confiance. Il nous


sait assez réfléchis et intelligents pour faire les bons choix, et c’est
d’autant plus compliqué parce qu’on finit par ne vivre que pour
l’approbation de nos parents et moins pour nous, tu vois ?

— Complètement.

— Et ce déménagement en est la preuve : il nous a tous emmenés ici


et nous, on doit suivre, on doit lui prouver qu’on sait s’adapter, qu’on
sait rebondir…

— Pas toi.

— J’en ai envie pourtant… Pour moi, cette île représente un


éloignement de tout ce que je connais. C’est une prison avec laquelle
je dois faire avec et montrer le bon exemple.

— Je peux comprendre… Tu finiras par trouver un intérêt à cette île,


j’en suis sûre ! Regarde, tu ne trouverais pas un tel endroit à New
York, si ?

96
Jordan sourit et fixa la cascade devant elle, le lagon turquoise à ses
pieds, cette végétation luxuriante et ce ciel bleu. Puis son regard se
posa sur Kayla, assise à ses côtés, le nez au vent et les yeux fermés,
semblant se délecter de la légère brise chaude les enveloppant. Ses
cheveux dorés l’éblouissaient presque et sa peau tannée trahissait de
longues heures passées au soleil.

Pendant quelques secondes qui lui parurent une éternité, Jordan


admira Kayla. Elle l’admira pour sa beauté, sa grâce et son
optimisme. Peut-être qu’il y avait une chose positive sur cette fichue
île finalement…

— Quoi ? J’ai quelque chose sur le nez ?

— Hum ? Quoi ? Non, non.

— Pourquoi tu me fixes ainsi ?

— Pour… Pour rien.

Devant la gêne visible de la brunette, Kayla sourit sans insister. Elle


soupira profondément avant de fixer, à son tour, le lagon :

— Après demain, j’ai une compétition de surf à Honolulu… Ça… Ça te


dirait de venir me voir ?

Jordan sentit un petit frisson envahir son estomac, une petite crampe
comme lorsqu’on a le tract. Cela aurait pu être douloureux ou
dérangeant, mais au contraire, ce fut agréable.

97
— J’y connais rien en surf.

— Pas besoin de connaître. Dès que tu me vois sur l’eau, tu


m’encourages, je gagne et le tour est joué.

— Ah je vois… Et tu es sûre de gagner parce que... ?

— Bah parce que je suis la meilleure évidemment !

— Évidemment… railla Jordan en levant les yeux au ciel.

— Hey, et quand j’aurai gagné, je t’inviterai dans mon resto préféré,


OK ?

Jordan pouffa et se tourna entièrement vers elle :

— Tu auras l’air bien con si tu perds…

— Bah… Si je perds, je t’emmène au resto, je paie, et ensuite je


t’emmène te balader sur un des meilleurs spots de surf de l’île.

Jordan fronça les sourcils et déglutit difficilement :

— On dirait… un rencard…

Kayla sourit malicieusement avant de se relever, d’épousseter son


short et de s’étirer :

98
— Ouaip, c’était carrément l’idée !

— Pa… Pardon ?

Pour toute réponse, Kayla lui envoya un clin d’œil avant de s’éloigner :

— Viens, on rentre, il se fait tard.

Encore étourdie par l’aplomb de la jolie blonde, Jordan resta


immobile avant que Kayla ne l’appelle une seconde fois, la sortant
de ses rêveries. Elle comprenait à peine ce qu’il venait de se passer :
Kayla l’avait-elle invitée à sortir avec elle ? Cette fille était une pile
électrique passant d’un sujet à un autre avec un naturel désarçonnant.
Sans vraiment s’en rendre compte, elle venait de l’inviter, avec tant
de facilité et d’habileté qu’elle n’avait rien vu venir.

Le chemin du retour se fit dans le silence, tant au niveau de l’escalade


que du trajet en voiture. Kayla semblait gênée et Jordan s’en voulait
de lui faire ressentir cela, car il était certain que c’était son manque
de réaction qui avait échaudé la blondinette.

Alors, quand la voiture s’arrêta devant le domicile des Travis, Kayla


ouvrit enfin la bouche :

— Excuse-moi.

— De quoi ? s’étonna Jordan.

— Si je t’ai foutu la trouille.

99
—…

— J’ai… J’ai toujours eu l’habitude de dire les choses cash… J’imagine


que ce n’est pas pareil à New York. Ici, on dit ce qu’on pense et on
pense ce qu’on dit, parfois sans filtre, et ça peut en choquer plus d’un.
On est du genre à vivre au jour le jour, à profiter de chaque instant et
du coup, on s’encombre pas de fioritures… Alors… Je m’excuse si je
t’ai froissée ou choquée ou quoi que ce soit en rapport avec ce que j’ai
dit au lagon. Ce n’était aucunement dans l’intention de te faire peur
ou quelque chose du genre, promis.

Jordan esquissa un petit sourire et comprit alors :

— Tu as raison. On n’agit pas ainsi à New York. Faut croire que ce
n’est que l’apanage des îles paradisiaques.

—…

— Concernant ce que tu as dit… Je… C’était effectivement assez franc


et ça laisse peu de place à l’aléatoire ou encore aux non-dits, et ceci
n’est peut-être pas plus mal. On sait à quoi s’en tenir tout de suite.

— Et ?

— Et… Je serais ravie de partager un resto et une balade avec toi,


répondit Jordan, un poids se levant de ses épaules.

— Génial ! Alors, tu viendras dimanche ?

— Je viendrai.

100
Kayla sourit de plus belle, presque prête à sauter de joie à bord de
son cabriolet, attitude enfantine qui plaisait à Jordan.

Lorsque la blonde lui offrait de telles réactions, cela gonflait le cœur


de Jordan et faisait naître des picotements dans le creux de son
ventre, chose qu’elle n’avait pas ou peu ressentie dans sa vie. Qui
aurait cru que cette surfeuse blonde aurait pu être intéressée par
elle ? Elle qui était si différente et qui lui avait procuré, sans le savoir,
une vive émotion, sa première assez forte sur son île, autre que la
colère ou le regret. Oui, sans le savoir, Kayla avait été la première à la
faire se sentir vivante, par autre chose qu’un sentiment d’abandon de
sa vie new-yorkaise.

Kayla, elle, n’aurait jamais imaginé tomber dans les filets d’une
personne vivant au-delà de l’océan qui était le sien depuis toujours.
Sur cette île, Kayla avait l’habitude d’être elle, cependant, elle venait
de se rendre compte avec Jordan que ses certitudes et ses habitudes
pouvaient être mises à mal. Ce qu’elle avait pris pour acquis allait
devoir être mis à jour et adapté pour conquérir une étrangère, et
le challenge n’en était que plus attrayant. Pourtant, bien mal lui en
prendrait de ne prendre Jordan que pour un challenge, une épreuve.
Non, Jordan était bien plus que cela, et, elle ne savait pas pourquoi
ni comment, mais elle savait que cette jeune fille jouerait un rôle
important dans sa vie bien rangée.

— On se tient au courant alors ?

— Absolument.

Jordan descendit de la voiture et, après un signe timide de la main,


disparut derrière sa porte d’entrée, Kayla ne l’ayant pas lâchée du
regard tout du long.

101
— C’était pas la fille du zoo ? lança Luke.

—  De quoi tu te mêles ? En plus, c’était pas un zoo, mais un parc


animalier, nuance.

— Oui, tu joues sur les mots, en attendant, t’as pas répondu.

— Parce que ça ne te regarde pas ! s’énerva Jordan.

— Qu’est-ce qu’il se passe ici ?

Moira apparut lorsque les voix s’élevèrent dans l’entrée.

— Y’a rien, Jordan a une copine… gloussa Luke avant de s’échapper.

Devant cette bombe qu’il venait de lâcher, Jordan savait qu’elle était
prise au piège et qu’elle devrait rendre des comptes à sa mère. Et
c’était exactement ce que Moira attendait, au vu de son expression
surprise.

— Une copine ? Vraiment ?

— Non, c’est faux. Juste… une amie.

— Il parle bien de cette jeune fille du parc de la semaine dernière ?

— Exact.

102
— Hum… Charmante, il est vrai.

— Maman ! grogna Jordan, déjà agacée par l’entreprise de sa mère


pour gratter quelques infos.

— Quoi ? Je suis heureuse que tu aies trouvé un intérêt certain à cette


île finalement.

— Arrête…

Moira sourit sans insister, ne voulant pas braquer sa fille.

— Au fait, ce week-end, ton père aimerait nous emmener à Honolulu


pour visiter un peu la ville.

— Oh… Bah… Ça tombe bien… Kayla a une compétition de surf et elle


m’a demandé si je voulais aller la voir.

— Une compétition de surf ? Ça peut être intéressant !

Jordan se figea alors, fixant sa mère, un frisson la parcourant.

— Tu… Vous n’avez pas l’intention de venir aussi ?!

— Pourquoi pas ? Si j’ai bien saisi, le surf fait partie intégrante de la


culture hawaïenne. Il serait intéressant qu’on s’y mette.

— Tu ne vas pas me faire ça… maugréa Jordan.

103
— Te faire quoi ?

— Me foutre la honte devant elle…

Moira fronça les sourcils et croisa les bras :

— Oh, désolée si tu as honte de nous.

— Ce n’est pas ça…

— Il me semblait que nous ne nous en étions pas si mal sortis au


parc, non ?

— Maman, ça n’a rien à voir, tu le sais. Je ne voulais pas dire que j’ai
honte, je connais mes frangins et mon père et… je n’ai pas envie qu’ils
m’enfoncent. Ils sont du genre à faire des boulettes ou dire des trucs
idiots comme des anecdotes…

Moira gloussa et prit son adolescente par les épaules :

— Elle te plaît ? Tu tiens à elle ?

Jordan se mordit la lèvre et baissa la tête :

— Elle… On se connaît à peine, pourtant… Elle est gentille et… elle


me met à l’aise, malgré son franc-parler et son sourire narquois. Elle
m’énerve autant qu’elle… me plaît, oui.

104
Sa mère sourit et la prit dans ses bras. D’un côté, elle était rassurée
que sa fille se sente enfin assez bien ici pour commencer à s’ouvrir
aux autres, et de l’autre, elle savait que l’amour était parfois un
investissement dans lequel on pouvait perdre des plumes. Pourtant
c’était ainsi. Ne disait-on pas que « l’amour a ses raisons que la raison
ignore » ?

105
Rencard

Évidemment, le repas du soir fut rythmé par les railleries des


jumeaux sur la petite-amie de leur sœur. Et si cette dernière clamait à
qui voulait bien l’entendre qu’elles n’étaient que des amies, son père
n’en pensait pas moins. L’heure du coucher fut une délivrance pour
la jeune fille : seule dans son lit, elle pouvait enfin se laisser aller à
ses pensées et à son dimanche qui approchait et qui pourrait aboutir,
peut-être, sur quelque chose de plus concret que de simples regards
et allusions.

Elle imaginait le genre de rencard que Kayla pouvait offrir, quand on


voyait la surprise qu’elle lui avait faite juste avec ce magnifique lagon.
Bien sûr, une part d’elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle
avait peut-être montré cet endroit à toutes les filles qu’elle voulait
conquérir, sauf qu’une autre part d’elle voulait croire qu’elle avait
peut-être une place importante dans la vie de cette jolie blonde.

Et la perspective de la voir dans son élément dimanche, sur sa planche


de surf, au milieu des vagues, les cheveux au vent, l’enchantait
tellement qu’elle ne put s’endormir que tard dans la nuit, le sourire
aux lèvres.

Le lendemain fut essentiellement une préparation de leur prochaine


journée à Honolulu  : un planning chargé, mais qui devait laisser
une place à la compétition de surf. D’ailleurs, pour ne pas paraître
imbécile devant les férus de ce sport, Jordan fit quelques recherches
sur le surf, son vocabulaire, la notation…

Tandis qu’elle était concentrée à lire un article sur la dernière victoire


de Kayla, son téléphone vibra et un numéro inconnu apparut. Elle
hésita puis répondit tout de même.

106
— Hey salut !

— Kayla ? Comment as-tu eu mon numéro ?

— Oh… J’ai soudoyé mon frère.

— Soudoyé ?

— Disons que j’aurai quelques heures de vaisselle à faire en plus dans


la semaine.

Jordan gloussa et se rendit soudain compte que son cœur battait


frénétiquement dans sa poitrine.

— Je vois… Un problème ?

— Quoi ? Oh non, juste… confirmer que tu seras bien là demain pour


m’encourager et m’envoyer tes ondes positives, enfin tu vois quoi…

— Je vois et oui, je confirme. D’ailleurs toute ma famille sera là… Je


n’ai pas eu le choix.

— Cool ! J’ai hâte de les revoir. J’ai d’autant plus la pression maintenant.

— N’importe quoi, tu vas cartonner.

— J’ai de bonnes raisons de foirer aussi.

107
— Hein ?

— Notre rencard, tu te rappelles ?

— OK, alors : si tu gagnes, je t’invite.

— Ah ah, j’adore les challenges !

— Alors on fait comme ça : si tu gagnes, je te l’offre, si tu perds, c’est


toi.

— Du coup, je ne sais pas si je dois gagner ou pas…

— Gagne. Les filles adorent les vainqueurs.

— Je me fous des filles… Y’a que ton avis qui importe.

Jordan sourit sans pouvoir s’en empêcher. L’entreprise de Kayla pour


la séduire commençait à faire son petit effet et des papillons flottaient
dans son ventre à l’idée d’un plan de séduction de la belle blonde.

— Alors, je veux que tu gagnes.

— Bien, chef !

Après les courtoisies d’usage, Jordan raccrocha, tout en gardant son


téléphone contre sa poitrine. Lorsqu’elle avait mis le pied sur cette
île, un mois auparavant, elle n’avait aucune idée de ce qu’elle y ferait
ou de qui elle rencontrerait. Et même si elle se défendrait bien de

108
l’avouer un jour, sa rencontre avec Kayla était certainement le début
d’une belle aventure.

Ce fut donc avec son téléphone serré dans sa main et son ordinateur
ouvert sur une page d’un article sur Kayla, que Jordan s’endormit. Et
c’est Moira qui la réveilla le lendemain avec un petit-déjeuner au lit.

— Maman ?

— Grosse journée aujourd’hui, répondit-elle simplement. Dépêche-


toi quand même, ton père est déjà prêt.

Jordan se frotta les yeux et découvrit avec bonheur une pile de


pancakes arrosés de sirop et un chocolat chaud dans lequel baignaient
deux guimauves. Elle sourit et engloutit ce copieux petit-déjeuner
avant de se préparer.

Et si, dans la voiture, son père répétait comme une récitation le


programme de leur journée à Honolulu, Jordan, elle, n’avait de
pensées que pour la compétition de Kayla en début d’après-midi.
Quand elle reçut un coup de coude de l’un de ses frères, elle sortit de
ses rêveries.

— Hein ? Quoi ?

— Je disais : sais-tu sur quelle plage ta copine fait sa compétition ?

Le mot copine résonna bizarrement aux oreilles de Jordan.

— Je… J’en sais rien… J’imagine qu’il y aura des indications quelque
part, non ?
109
— Sûrement.

Puis elle retourna à ses pensées face à ce paysage paradisiaque


défilant devant ses yeux : des plages de sable blanc, un ciel bleu vierge
de nuages, une mer turquoise qui, avec le vent des côtes, était agitée
de quelques vagues. D’ailleurs, Jordan se demandait avec quelles
vagues ils allaient bien faire leur compétition…

— Ah ah ! Tu avais raison ! Il y a une pancarte là !

Jordan tendit le cou et vit une affiche arborant une planche de surf
jaune poussin sur laquelle était inscrit en lettres orangées « Wind &
Surf 2018! Waikiki beach ». Son cœur bondit dans sa poitrine et elle
sourit sans pouvoir s’en empêcher.

Finalement, la matinée fut assez agréable entre intérêts touristiques


et shopping, et Jordan revint à leur voiture avec les bras chargés
de sacs en tout genre. Elle ne savait pas pourquoi, aujourd’hui, elle
avait envie de sourire, de prendre la vie positivement et ne plus voir
cette île comme une prison. Et sa mère le vit : elle la prit à part pour
l’entraîner vers une boutique de bougies parfumées.

— Alors… Tu sembles heureuse, nous n’espérions plus voir ce sourire


sur ton visage.

—…

— Je n’ai pas envie que tu te braques. Je veux simplement te dire que
je suis contente de revoir enfin ma fille.

— Ouais… Disons que… faut bien que je m’y fasse.

110
— Ne doit-on pas ce changement d’attitude à une belle blonde ?

— Maman !

—  Quoi ? Elle est charmante, et si tu veux tout savoir, ton père


l’apprécie beaucoup. Elle nous a fait forte impression au parc.

Les joues de Jordan rosirent avant de se tourner vers les bougies.

— Les bougies au jasmin lui plairaient, j’en suis sûre…

— Arrête maman !

— Quoi ? J’ai juste dit… ça.

Puis Moira s’éloigna, laissant Jordan devant la vitrine. Elle fixa les
bougies au travers de la vitrine, et ses lèvres formèrent un sourire
malicieux.

***

Jordan n’avait jamais assisté à une compétition sportive, si ce n’était


celle de l’équipe de basket de son lycée. Seulement, ce n’était rien de
comparable à ce qu’elle avait actuellement sous les yeux : sous un ciel
sans nuages, une marée humaine avait investi la plage. D’immenses
drapeaux multicolores parsemaient le spot jusqu’au bord de l’eau.
Des chants hawaïens résonnaient et les différentes équipes étaient
rangées sous des tonnelles blanches aveuglantes.

111
Jordan était complètement perdue. Bien qu’elle eût étudié la question,
vu plusieurs compétitions sur Internet, elle était entourée d’une
centaine de personnes et ne savait où regarder, où chercher. Soudain,
une main lui attrapa l’avant-bras, la faisant se retourner :

— Hey !

— Kayla ! Comment as-tu fait pour nous trouver dans cette foule ?

— Mon frère vous a vus sur le parking. Alors ? Impressionnant hein ?

— Assez oui. Ce sont tous les concurrents ?

— Oui. Il y a, par classe d’âge, les amateurs et les pros. Ici, tu as les
tonnelles par sponsors, et là, le podium. Regarde…

Kayla la tourna vers l’océan :

— Tu vois les bouées rouges et jaunes ?

— Oui.

— Les spots partent de là. Tu sais comment ça se passe ?

— Si j’ai bien compris : tu accumules des points si tu exécutes


certaines figures.

— Et tu les soustrais si tu fais des erreurs, expliqua Kayla. J’ai bien
l’intention de prendre quelques bonnes vagues et de me faire un
rouleau.
112
— Un rouleau… Quand la vague forme un tunnel, c’est ça ?

— Exact. Je vois que tu as révisé.

— Je ne voulais pas paraître idiote. Et j’aime bien comprendre ce que


je regarde.

— Ceci est tout à ton honneur. Je vais devoir te laisser, je dois me


préparer, mes frères et mon père se trouvent un peu plus loin, si tu
veux les rejoindre.

— OK, merci.

— Hey, Kayla ? Bonne chance !

— Merci, Monsieur Travis. Kayla se tourna vers Jordan : un baiser de


bonne chance ?

Jordan se raidit et lorsque Kayla éclata de rire, elle fronça les sourcils :

— Je plaisante. Enfin, si je gagne, je pourrai en clamer un ?

— Si tu gagnes, confirma Jordan.

— Marché conclu !

Sur ce, Kayla disparut dans la foule et Jordan entendit une voix
masculine l’appeler. Lorsque son regard balaya la plage, elle reconnut
Thomas, accompagné de plusieurs personnes.

113
— Hey, salut ! Thomas, je te présente mes parents et mes frères. Papa,
maman, voici Thomas un camarade de classe. C’est le frère cadet de
Kayla.

— Et moi je suis l’aîné, Leo.

— Oh, salut, répondit Jordan.

— Alors, tu es donc la fille qui a conquis le cœur de ma sœur, hein ?


Elle nous bassine toute la sainte journée avec des Jordan par-ci,
Jordan par-là… Maiiiis… je dois bien admettre qu’elle a raison sur un
point : tu es canon.

Jordan rougit instantanément, ne sachant où se mettre et espérant


que ses parents n’aient pas entendu ces paroles. Heureusement pour
elle, ils étaient trop occupés à admirer l’atmosphère festive de la
compétition.

— Euh… Ah…

— Ne sois pas gênée, ça veut dire que tu comptes beaucoup pour elle.
Elle a l’air joviale et ouverte comme ça, pourtant elle accorde peu son
attention aux gens qui n’en valent pas la peine pour elle. Ceci est un
gage de valeur.

— Bah… J’en suis ravie, minauda-t-elle.

Même si elle avait l’air détachée, au fond d’elle-même, Jordan était


heureuse de cette confirmation  : Kayla semblait tenir à elle autant
qu’elle-même paraissait intéressée.

114
— Ça va commencer, viens, tu verras mieux de là.

Jordan suivit Leo et, effectivement, ils se retrouvèrent juste au bord


de la mer, devant l’une des bouées jaunes. À partir de cet instant,
les yeux de la jolie brune ne se détachèrent pas de l’océan. Les
concurrents défilèrent les uns après les autres, puis même deux par
deux.

Alors qu’elle était visiblement perdue, Leo et Thomas vinrent à son


aide :

— Le but est de passer au meilleur moment, en sachant qu’une fois la


vague prise, l’autre concurrent ne peut pas la lui voler. Si le concurrent
parti en premier réussit son spot, il prend un point supplémentaire.
S’il se loupe, le deuxième a l’opportunité de revenir en prenant la
prochaine vague.

— Oh OK…

— Le tour de Kayla arrive. Elle est la meilleure dans sa catégorie. Elle
a sa petite réputation sur l’île.

Jordan n’était pas peu fière et se mit à sourire en voyant une crinière
blonde au bord de l’eau.

— Allez Kay ! lança Leo avec force.

La jeune fille se tourna instantanément vers lui et sourit avant de


fixer son regard vers Jordan et de lui adresser un léger signe de main,
appel auquel Jordan répondit avec autant de discrétion. Puis Kayla
s’enfonça dans l’eau avec sa planche jaune soleil et son maillot de

115
bain de sport rose fluo. C’était, d’ailleurs, la première fois que Jordan
voyait Kayla aussi dénudée. Son regard s’était appesanti bien plus
que de rigueur sur ses abdos et ses muscles saillants.

Elle fut obnubilée par tous les mouvements de la jeune fille, si fluides
lorsqu’elle monta avec grâce sur sa planche et lorsqu’elle surfa
quelques mètres avant de revenir à plat ventre. Jordan aurait voulu
l’encourager, crier sa ferveur, pourtant elle resta muette, envoûtée
par la grâce de la belle blonde.

— Elle va tenter celle-là, lança Leo.

— Et ce n’est pas bon ?

— Risqué, elle va tenter le rouleau.

— Le rouleau…

— Pour un maximum de points, si elle ne se vautre pas. Il a l’air pas


mal celui-là.

Jordan restait aux aguets, fixant la vague arrivant droit sur une
Kayla qui semblait prête à la prendre. Puis le top départ fut donné
et en quelques coups de bras, elle atteignit le spot. Elle se leva sur sa
planche et s’engagea dans la vague.

— On est bien parti… lança Thomas attentivement.

Jordan voulait bien le croire, cependant tout ce qu’elle voyait n’était


pas le côté technique, simplement Kayla sur sa planche, faisant

116
quelques figures, avant que le rouleau ne se forme.

— Il… Il est énorme… Non ?

— Ouais, je ne le pensais pas si gros… s’inquiéta Leo.

— Mauvais signe ?

— Je… Je n’en sais rien. Il ne faudrait pas qu’elle traîne.

Soudain Jordan fronça les sourcils et fixa le rouleau dans lequel Kayla
venait de disparaître. Son cœur se serra et sa respiration s’accéléra :
elle retint son souffle, sans le vouloir, jusqu’à ce qu’elle voie Kayla
ressortir, de longues secondes plus tard, sous les hourras du public,
ce qui la fit sursauter.

— YES ! Elle a réussi ! exulta Leo.

— Elle… Elle a gagné ?

— Avec un tel rouleau ? Carrément !

Jordan sourit alors et après quelques dernières pirouettes, Kayla


revint sur la plage, sous les applaudissements du public. La jolie
brune aurait voulu la voir sauf que Kayla fut engloutie par la foule,
entourée de ses sponsors, sa famille, ses fans… La belle blonde rit
aux éclats, serra les gens dans ses bras, sauta dans ceux de ses frères.
Jordan se sentit exclue : après tout, elles n’étaient pas si proches que
ça. Elle recula un peu, retrouvant ses parents, totalement subjugués
par la compétition.

117
— Wow, elle a envoyé du lourd !

— Elle est forte ta copine !

Jordan esquissa un timide sourire avant d’opiner :

— Ouais… On devrait rentrer.

— Quoi ? Tu n’attends pas de la voir sur le podium ?

— Y’a du monde autour d’elle, je la verrai demain, ça sera plus calme.

— Comme tu veux…

Alors que son père allait finir sa phrase, Jordan fronça les sourcils :

— Quoi ?

Pour toute réponse, Peter soupira et fit un léger mouvement de tête.


Jordan se tourna et vit Kayla à quelques mètres d’elle, s’approchant
lentement.

— Tu comptais partir sans me féliciter ?

Jordan leva les yeux au ciel :

— Oh parce que tu t’attends évidemment à une pluie de compliments…

118
— Je me fous des compliments… Kayla s’approcha d’elle. Je ne veux
entendre que les tiens.

Le cœur de Jordan se serra, envahi par une crampe indéfinissable.


Kayla lui prit les mains et s’approcha encore :

— Mon baiser ?

— Il faut croire que ce baiser est la seule chose que tu attends de
moi ?

— J’espère que ce n’est pas le cas, sinon je me suis très mal exprimée.
Ce baiser serait le début de bien d’autres choses. J’ai tellement de
choses à te montrer sur cette île, mon île. Je te la ferai aimer, je te
montrerai une autre facette de ses habitants.

— Tu as déjà commencé, murmura Jordan.

Kayla s’approcha alors, encore et encore, et, tandis que leurs lèvres
n’étaient qu’à quelques centimètres, Jordan retint son souffle et
plongea son regard dans celui émeraude de Kayla. Plus rien ne
comptait et la foule les entourant n’était plus qu’un brouhaha lointain.
Kayla jeta un furtif coup d’œil vers les lèvres qu’elle réclamait à
présent, et ce fut Jordan qui combla les derniers centimètres, dans
un baiser d’abord timide et chaste.

Lorsque Kayla recula doucement, elle sourit et caressa la joue de


Jordan :

— J’ai tenté de t’impressionner, pari réussi ?

119
— Tu n’aurais, quoiqu’il arrive, pas eu besoin de ça.

Kayla sourit de plus belle et initia le second baiser, plus franc, plus
langoureux aussi, le bout de sa langue demandant celui de Jordan. Et
ce n’est qu’au bout de longues secondes qu’elles se séparèrent, sous
les raclements de gorge des parents de Jordan, ainsi que du père de
Kayla.

— Enchanté, Peter Travis.

— Enchanté, je suis le père de Kayla. Nous serons, je pense, amenés


à nous revoir.

Les deux jeunes filles grognèrent de gêne avant que tous éclatent de
rire. Des rires francs et sincères, des rires que Jordan ne retenait plus
à présent. Parce qu’elle avait bien des raisons d’être heureuse. Kayla,
avant tout, et tout ce qu’elle avait à offrir et qu’elle rêvait de vivre : de
longues balades dans la forêt dense hawaïenne, de belles heures près
de leur lagon à nager, pique-niquer, rire, des marches éternelles sur
les plages de sable fin à regarder le soleil couchant, colorant le ciel
d’un ton orangé… Jordan retrouverait l’inspiration auprès d’elle et la
dessinerait dans leur quotidien : quand elles nageraient dans l’eau
turquoise, quand elles resteraient des heures ensemble, lovées l’une
contre l’autre, lorsque la jolie blonde serait sur sa planche… Planche
à laquelle serait initiée la New-Yorkaise.

Si on lui avait dit, un mois de cela auparavant, qu’elle trouverait sur


cette île le plus beau des trésors, Jordan ne l’aurait pas cru.

120
***

À présent, Jordan avait trouvé sa place et c’était dans les bras de Kayla
qu’elle regardait presque tous les soirs le soleil se coucher. Était-ce
un rêve ou la réalité ? Jordan aimait à croire que c’était un savant
mélange des deux. Elle coulait désormais des jours heureux sur cette
île, entourée de sa famille, de ses amis et de sa petite-amie. Hawaï lui
avait apporté bien plus qu’une nouvelle vie.

Et si la promesse de Jordan de quitter cette île après le lycée avait tenu


à son arrivée, il n’en était plus question. Au contraire, aujourd’hui, elle
avait des projets plein la tête qui incluaient tous Kayla et Hawaï. Au fil
des mois, son couple avec la jeune fille s’était renforcé, construisant
leur quotidien. Entre les compétitions de surf de Kayla ainsi que
les premiers pas de ses deux frères sur les planches, chacun avait
trouvé sa place. Après le lycée, Jordan avait intégré une école d’arts à
Honolulu afin de devenir designer. Sa fresque au parc animalier avait
été un tel succès, tant auprès des visiteurs que du directeur, que cela
lui avait donné l’envie de réitérer la chose à plus large échelle.

Sa relation avec Kayla l’avait aussi aidée à apaiser ses relations avec
ses parents. Eux aussi avaient fini par trouver leurs marques et
n’imaginaient plus vivre ailleurs.

Kayla et Jordan avaient instauré une routine qu’elles aimaient :


lorsque Jordan finissait sa semaine et qu’elle rentrait au bercail le
week-end, Kayla l’accueillait par une petite attention, différente à
chaque fois. Et cette fois-ci ne dérogeait pas à la règle : Kayla passa
prendre Jordan chez elle en ayant dissimulé dans sa veste un petit
paquet.

— Hey, salut ! lança Jordan en embrassant sa compagne.

121
— Salut. Ta semaine ?

— Complètement fatigante. Mon prof pense que je n’aurai aucun mal


à obtenir mon année.

— Génial ! Il va falloir qu’on fête ça !

— Oh, ne t’inquiète pas pour ça, ma mère a déjà prévenu ta famille


que ce soir nous ferons un immense barbecue sur la plage. Je ne sais
pas pourquoi elle est si enthousiaste.

— Aucune idée. Bon, je t’emmène quelque part, ça te dit ?

— Ai-je le choix ?

— Tu peux évidemment dire non.

— Comme si je pouvais.

La route empruntée fut familière à Jordan : cette vallée sinueuse,


cette végétation soudainement dense. Puis elles s’arrêtèrent sur le
côté de la route :

— Prête ?

Pour toute réponse, Jordan sourit et descendit de la voiture pour


un périple de plusieurs minutes dans un dénivelé qui lui avait paru
insurmontable un an plus tôt. Puis vint la récompense avec leur petit
paradis perdu en vue.

122
Une fois au bord du lagon, elles ne tardèrent pas à se couvrir de
baisers et de caresses : une semaine, c’était une éternité pour elles à
chaque fois. Elles savaient pourtant que ce n’était qu’une question de
temps avant que Jordan ne finisse ses études pour entamer un cursus
plus précis à Pearl City.

— Tu m’as manqué…

— Comme à chaque fois, plaisanta Jordan, lovée entre les jambes de


sa petite-amie, son dos contre la poitrine de la belle blonde.

— Je sais… Plus la fin approche et plus il est dur de tenir.

— Encore un mois et demi.

Kayla sortit habilement le petit coffret de sa poche intérieure pour le


mettre devant le nez de Jordan.

— Qu’est-ce que… ? Kayla ?

— Ouvre.

Jordan se redressa et déballa avec précaution le paquet bleu ciel


qui laissa apparaître une petite boîte en carton. Connaissant sa
compagne, elle fronça les sourcils : elle la savait capable de tout.

En l’ouvrant, son cœur palpita : à l’intérieur, une paire de clés


accrochées à un porte-clés en forme de planche de surf jaune et bleue.

— Kayla…
123
Elle se retourna pour lui faire face et se heurta à un sourire éclatant
de la part de sa jolie blonde.

— Est-ce c’est ce que je pense ?

— Ton père m’a aidée pour trouver un petit bijou, rien qu’à nous.

— Notre chez nous ?

— Notre chez nous, confirma Kayla. Nous avons vue sur la plage et un
petit jardin pour accueillir quelques… animaux ?

Jordan gloussa et se pendit au cou de sa compagne, menaçant de la


faire tomber en arrière. Puis elle la couvrit de baisers, serrant dans
ses mains le porte-clés, véritable promesse d’un avenir radieux.

FIN

124
Romance par Reines de Coeur est une collection déposée par les
éditions Reines de Coeur

© 2018 Reines de Coeur

Conception graphique : Christelle Mozzati

Crédit Photo : Zolotarev / Shutterstock.com

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou


partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit. Cette œuvre
est une oeuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les
lieux et les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination des auteurs,
soit utilisés dans le cadre d’une oeuvre de fiction pour construire
le décor, mais ne prétendent en aucun cas refléter une réalité
existante. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes
ou décédées, des entreprises, des évènements ou des lieux, serait
une pure coïncidence.

www.reinesdecoeur.com

ISBN : 978-2-37838-049-6

125
Également disponible dans la
collection Romance

6h22 Place 108 de Clémence Albérie 9,70 Euros

Gaëlle, jeune femme active de 30 ans un brin têtue, prend le train


de 6h22 tous les jours pour se rendre à son travail. Un matin, alors
qu’elle s’apprête à s’installer à sa place habituelle, la 108, elle y
découvre une parfaite inconnue. Plutôt que de choisir un autre siège
dans le wagon presque vide, Gaëlle va se confronter à celle qui en
prenant sa place ose briser sa routine matinale. Une conversation
houleuse aux conséquences inattendues s’engage alors entre les
deux intéressées…

6h22 Place 108 est le premier roman de Clémence Albérie. Original


par sa forme, il permet de découvrir des femmes fortes qui malgré
les souffrances passées sont prêtes à se battre pour connaître le
bonheur.

Seconde Chance de Marie Parson 9,70 Euros

Alexia Tyler, actrice américaine de renommée internationale, a


fait un coming out marquant il y a quelques années. Nouvellement
célibataire, elle est sous les feux des projecteurs depuis sa récente
rupture, qui a fait le bonheur des paparrazzi. Quoi de mieux pour la
presse à scandale qu’une actrice trompée par sa compagne lors d’un
tournage à l’étranger ?

Lors d’une soirée de charité en l’honneur d’une association LGBT, elle


fait la rencontre d’une étrange jeune femme. Quand, par un heureux
hasard, elles se retrouvent sur un terrain de football quelques jours
plus tard, leur vie prend une nouvelle tournure…
126
Mais sont-elles toutes les deux prêtes à aimer à nouveau ?

Seconde Chance est le premier roman lesbien écrit par Marie Parson.
Elle y dresse avec finesse et humour le portrait de femmes à la fois
fortes et maladroites.

La Brise du Désir de Sylvie Géroux 7,90 Euros

Lou, journaliste sportive, est envoyée contre son gré à Manosque


pour un reportage sur le parapente. La jeune femme doit rédiger un
article malgré son absence de connaissances sur le sujet et sa peur
panique du vide. Sur place, elle pose ses valises dans un petit hôtel
familial de la ville. Si l’accueil de la propriétaire est chaleureux, celui
de Zoé, sa fille, est glacial.

Intriguée, la journaliste découvre bientôt la véritable identité de Zoé,


qui n’est autre qu’une ancienne championne de parapente. Victime
d’un terrible accident qui a mis fin à sa carrière, la parapentiste s’est
retrouvée poursuivie et harcelée par les journalistes.

Alors que Lou commence à rassembler les pièces du puzzle, une


situation inattendue oblige les deux jeunes femmes à s’unir. Lou
et Zoé arriveront-elles à surmonter leurs différences et à se faire
confiance ?

Popcorn Love de K.L. Hughes 9,70 Euros

À New York, Elena Vega est une femme d’affaires à succès propriétaire
d’un magazine de mode. Mère célibataire, elle élève seule son
adorable fils de trois ans, Lucas.

127
Sa vie amoureuse, par contre, est désertique et ses proches aiment
bien le lui faire remarquer. Face à l’insistance de sa meilleure amie,
Elena accepte à reculons de participer à des rendez-vous arrangés.
Sa seule condition : trouver une baby-sitter respectable pour Lucas.

Allison Sawyer est une étudiante libre d’esprit en dernière année


à l’université de New York. Sa capacité à sortir Elena de sa zone de
confort et sa connexion immédiate et naturelle avec le timide Lucas
lui font obtenir le travail.

Après chaque rendez-vous organisé, Elena rentre à la maison et se


confie à Allison sur ses désastreux prétendants. De fous-rires en
confidences, les deux jeunes femmes apprennent petit à petit à se
découvrir.

Et si la personne possédant toutes les qualités qu’Elena recherche


était, en réalité, juste sous ses yeux ?

Faux-Semblants de Lena Clarke 7,90 Euros

New York, 1957. Kristen Hamilton, une jeune femme en quête


d’indépendance, décide de prendre son destin en main et de ne pas
suivre le chemin qui a été tout tracé pour elle. Une annonce pour
un poste de secrétaire trouvée dans le très sérieux New York Times
l’amène à pousser la porte du cabinet de détectives Parker & Associé.

Si la réputation de cette agence n’est plus à faire, Kristen est surprise


par le désordre qui règne à son arrivée. Les présentations à peine
terminées, la jeune femme est aussitôt embauchée par Charles Parker,
le fondateur de l’entreprise. L’homme paraît cordial, mais Kirsten ne
peut en dire autant d’Emma Parker, sa femme et associée. Glaciale, la
détective privée ne ménage pas la nouvelle secrétaire.

128
Décidée à percer les secrets de Parker & Associé, Kristen ne laisse
que peu de répit à sa mystérieuse patronne. Ne dit-on pas que les
apparences sont souvent trompeuses ?

Bleu Émeraude d’Emily Everson 7,90 Euros

Élisabeth et Julie, c’est une histoire que tout le monde connaît. Tout
les oppose : l’une est feu, l’autre est glace ; l’une se cherche, l’autre
est désabusée. Lorsque la joie de vivre rencontre le pessimisme, cela
crée forcément des étincelles. Un entretien d’embauche, un premier
contact, un simple regard au travail provoquent un éclair au milieu
du champ de bataille que sont les relations amoureuses.

La jeune psychologue aux yeux émeraude se heurte à sa nouvelle


cheffe, la DRH, une belle brune au regard saphir. Lorsque le bleu
rencontre le vert, la transformation s’opère…

Parviendront-elles à briser la glace d’un cœur blessé ?

Par-delà Les Astres de Lena Clarke 9,70 Euros

Les Lindoriëns, une espèce extra-terrestre, ont envahi la Terre


depuis dix ans. Chaque année, un contingent de jeunes terriennes est
envoyé dans l’espace pour servir de compagnes et de reproductrices
à leurs représentants influents. Leela, une jeune femme orpheline
conditionnée à cette tâche, fait partie de cette moisson.

Le grand jour arrive enfin. Leela, élevée dans un internat sur Terre, va
rencontrer Jenok, le commandant à qui elle est promise. Elle ignore
tout de cet individu dont elle espère secrètement pouvoir tomber
amoureuse.

129
Malheureusement, l’arrivée de la jeune femme dans le vaisseau ne
se passe pas comme prévu. Prise d’un coup de panique, Leela décide
de fuir et de reprendre sa vie en main. Dans la tourmente, la jeune
terrienne tombe sur Rajaya, une Lindoriënne prête à l’aider. Mais à
quel prix ?

Leela va rapidement se rendre compte que Rajaya pourrait être plus


qu’une simple alliée…

New Heaven de Lena Clarke 9,70 Euros

Angelina est une lycéenne de dix-sept ans bien éloignée des réalités
des adolescentes de son âge. Embauchée pour l’été dans le seul café
présent à New Heaven, la ville où elle habite, la jeune femme partage
sa vie entre son travail temporaire et Noah, son neveu de quatre ans
qu’elle élève comme son propre fils.

Après avoir une fois de plus joué les taxis pour sa meilleure amie
Madison, Angelina croise le chemin de Samantha dont la voiture est
en panne sur le bord de la route. Les deux femmes s’engagent dans
une conversation animée où priment l’ironie et le second degré.

Samantha cherche à en apprendre plus sur Angelina. Bien décidée à


ne pas laisser filer sa mystérieuse bienfaitrice, elle rejoint la serveuse
sur son lieu de travail le lendemain matin. Dans une ville où tout le
monde se connaît, la nouvelle venue ne passe pas inaperçue.

Étonnée de la voir franchir le seuil du Diner, Angelina a du mal


à comprendre l’intérêt que lui porte Samantha. Mais loin de lui
déplaire, ce jeu du chat et de la souris réveille en elle des sentiments
jusqu’à présent étouffés.

130
De la même auteure

Sous le Charme de Noël de Virginie Rousseau 2,49 Euros

Victime d’un grave accident de voiture, Juliette Blake, est aujourd’hui


en rééducation. Charmée par sa kinésithérapeute aussi drôle
que séduisante, elle tente de dissimuler au mieux ses sentiments
naissants. Également attirée par sa patiente, la professionnelle
de santé fait tout pour ne pas céder à la tentation et transgresser
l’interdit. Jusqu’au jour où, lors d’une énième séance, une simple
devinette va inexorablement rapprocher les deux jeunes femmes…

Journal d’Une Confidente de Virginie Rousseau 9,70 Euros

Lors d’une soirée pluvieuse, Abigail Gaylord arrive sur la petite île de
Genova. La jeune citadine originaire de Seattle se rend au manoir des
Sullivan où elle vient d’être engagée. Elle y découvre la lugubre bâtisse
qui semble tout droit sortie d’une autre époque, comme son emploi
de dame de compagnie. Quand elle découvre la demeure en ruine, la
jeune femme se demande si elle a fait le bon choix en acceptant ce
travail. Mais une telle opportunité ne se refuse pas surtout lorsque
l’on souhaite tirer un trait sur son passé.

Abigail réalise vite que la maîtresse de maison ne compte pas changer


d’attitude puisqu’elle continue à se terrer dans sa chambre. Livrée
à elle-même et peu soucieuse des conventions, la jeune femme va
peu à peu bouleverser les habitudes du manoir et de sa mystérieuse
propriétaire.

C’était sans compter sur les rumeurs courant dans le village qui
vont mettre à rude épreuve la relation naissante entre Abigail et sa

131
patronne. La dame de compagnie va rapidement prendre conscience
que chacune de ses actions a des conséquences…

Journal d’une Confidente est le premier roman de Virginie Rousseau.


Librement inspiré du conte de La Belle et la Bête, il propose la
rencontre étonnante de deux femmes, l’une dynamique et lumineuse,
l’autre mystérieuse et isolée.

132
Table des matières

Bienvenue à Pearl City 2

La rentrée 9

Kayla29

Changements55

Confiance 84

Rencard106

Également disponible 126

De la même auteure 131

133

Das könnte Ihnen auch gefallen