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Les cahiers du CEDREF

Centre d’enseignement, d’études et de recherches pour


les études féministes 
23 | 2019
Épistémologies féministes décoloniales

Épistémologies du Sud : lectures critiques du


féminisme décolonial
María Luisa Femenías

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/cedref/1268
ISSN : 2107-0733

Éditeur
Université Paris VII-Denis Diderot

Édition imprimée
Date de publication : 1 septembre 2019
Pagination : 118-135
ISSN : 1146-6472
 

Référence électronique
María Luisa Femenías, « Épistémologies du Sud : lectures critiques du féminisme décolonial », Les
cahiers du CEDREF [En ligne], 23 | 2019, mis en ligne le 03 décembre 2019, consulté le 16 décembre
2019. URL : http://journals.openedition.org/cedref/1268

Tous droits réservés


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María Luisa Femenías

Épistémologies du Sud :
lectures critiques
du féminisme décolonial1

1 | Je remercie Estelle Miramond et Luisina Bolla pour la traduction en français.


2 | Le théoricien comprend l’“épistémologie” comme une “théorie de la connaissance” ou
une “vision du monde”.
3 | Le “Sud” et le “Nord” étant entendus comme des termes économiques et non pas géo-
graphiques.
4 | De Sousa Santos semble mobiliser la notion de “paradigme” de Thomas Kuhn, bien qu’il
ne se réfère pas explicitement à lui. Cf. Kuhn, Thomas (1962/1980).
119

Publié en 2000, le livre de Boaventura de Sousa Santos —un


sociologue émérite portugais— intitulé Critique de la raison indolente
a eu un grand impact au Brésil comme dans le reste de l’Amérique
Latine (De Sousa Santos, 2000/2003). Il y développait ce qu’il a
appelé “les Épistémologies du Sud” global en opposition aux “Épis-
témologies du Nord”, global également.2 De Sousa Santos entendait
par “Épistémologies du Sud” les connaissances, théories et savoirs
qui réfléchissent avec créativité sur la réalité du “Sud global”, visant à
offrir un diagnostic critique du présent et à chercher des alternatives
pour une société plus libre et plus juste (De Sousa Santos, 2011)3. De
Sousa Santos part de ce qu’il considère comme une profonde crise des
“théories eurocentrées et des Etats-Unis”, crise des paradigmes qui,
selon lui, se manifeste de différentes manières4.

De façon synthétique, l’auteur la circonscrit à quatre grandes aires


(De Sousa Santos, 2011: 14-15) :

1 –– Nous vivons un temps de questions fortes et de réponses fragiles

Cela signifie que nous sommes chaque fois plus conscient.e.s du


fait que nos horizons de possibilités sont de plus en plus limités, parti-
culièrement à l’égard de notre gestion de l’environnement. Autrement
dit, le mode de vie actuel, selon de Sousa, est en train d’atteindre ses
limites, ce qui amène à une crise, illustrée par le fait que deux des cinq
cents individus les plus riches du monde possèdent autant de richesse
que les quarante pays les plus pauvres (considérés comme “sous déve-
loppés” en termes d’institutions, de lois, de traditions ou de philo-
sophie), totalisant une population de quatre cents seize millions de
personnes. Comment inscrire les Droits Humains dans cet horizon ?
María Luisa Femenías 120

2 –– Il existe de grandes contradictions

Par exemple, l’urgence à transformer les conditions de vie actuelles


et les grandes réunions intergouvernementales qui ne débouchent que
sur de maigres accords, la nécessité de modifier l’état actuel des choses
et la lenteur avec laquelle changent les mentalités, les sociabilités et
les manières de (co)exister. C’est-à-dire qu’on constate une contradic-
tion entre l’urgence des nécessités et la lenteur des transformations
civilisationnelle.

3 –– La perte des catégories substantielles d’analyse, ou “perte des


substantifs”

Selon de Sousa Santos, ces dernières années, les théories “se


contentent d’incorporer des adjectifs”. Par exemple, la Démocratie est
désormais “participative”, “radicale”, “délibérative” ou “populiste” ; le
Développement est “durable”, “alternatif” ou “sauvage” et les Droits
sont “humains”, “collectifs”, “identitaires” ou “culturels”, etc. Pour
l’auteur, il est nécessaire d’utiliser les “substantifs hégémoniques”
de façon “contre-hégémonique”, mais pour cela il faut connaître les
limites de “ces substantifs” et ce qu’ils impliquent. Si l’on discute sim-
plement à partir d’“une franchise de substantifs”, on ne peut connaître
ni les termes, ni les limites, ni les conditions du débat, ni même évaluer
quand et comment il a pris fin.

4 —— Enfin, de Sousa Santos identifie ce qu’il appelle


la “relation fantomatique entre la théorie et la pratique”

Il la décrit sur le mode suivant : les groupes sociaux qui ont pro-
duit des changements progressistes dans les périodes récentes sont pré-
cisément ceux qui sont totalement invisibles pour la théorie critique
Épistémologies du Sud : lectures critiques du féminisme décolonial 121

eurocentrée : femmes, populations indiennes, paysan.ne.s, gays et les-


biennes, chômeur.se.s, etc. Autrement dit, le processus historique de
changement s’est développé grâce à des groupes de personnes qui ne
vivent pas dans les centres hégémoniques ou qui n’y appartient pas.
La majorité ne parle pas (correctement) les langues coloniales (portu-
gais, espagnol, anglais, français, allemand, hollandais, etc.) et apparaît
dans l’arène politique avec des substantifs comme “dignité”, “respect”,
“auto-détermination” ou “territoire”. Dans cette relation fantoma-
tique entre théorie et pratique, l’une “prédit” ce qui n’arrive pas, et les
autres font ce que la théorie n’annonce pas.

En résumé : 1] questions fortes et réponses fragiles ; 2] contradiction


entre nécessités urgentes et changements de civilisation lents ; 3] perte
des substantifs et 4] relation fantomatique entre théorie et pratique.
Pour Boaventura de Sousa Santos, c’est dans ce cadre que se déve-
loppent les “Épistémologies du Sud”, notamment dans la pensée de
la subalternité, la pensée d’Abya Yala, la pensée décoloniale, le fémi-
nisme, les études sur la “Négritude”, la postcolonialité, etc. Pour de
Sousa Santos, elles ont toutes en commun de :

“[réclamer] de nouveaux processus de production, de


valorisation des connaissances scientifiques et non
scientifiques, et de nouvelles relations entre différents types
de connaissances, à partir des pratiques des classes et des
groupes sociaux qui ont subi, de manière systématique, la
destruction, l’oppression et la discrimination générées par le
capitalisme, le colonialisme et toutes les naturalisations de
l’inégalité dans laquelle elles se sont [développées] ; la valeur
d’échange, la propriété individuelle de la terre, le sacrifice de la
terre mère, le racisme, le sexisme, l’individualisme, le matériel
au dessus du spirituel et toutes les monocultures de l’esprit et
María Luisa Femenías 122

de la société —économiques, politiques et culturelles— qui


tentent de bloquer l’imagination émancipatrice en sacrifiant
les alternatives”5. [2011:16] Face à l’impossibilité de traiter
l’ensemble de ces thèmes, je me centrerai sur l’intersection de
la pensée décoloniale avec le féminisme que nous identifions
grâce à María Lugones comme le “féminisme décolonial”.
Pour cela, je présenterai d’abord, très brièvement, ce que
l’on entend par “pensée décoloniale”, convaincue que nous
savons de quoi nous parlons en matière de “féminisme”.

La pensée décoloniale prétend générer une connaissance propre, aux


marges de la production théorique hégémonique6. Elle implique donc,
en tant qu’Epistémologie du Sud :

1 - u ne compréhension du monde plus étendue que la compréhen-


sion occidentale du monde
2 - q ue la diversité du monde est infinie, celle-ci étant rendue invi-
sible par la reproduction de la connaissance hégémonique
3 - q ue cette diversité peut et doit être activée, transformée théori-
quement et pratiquement de multiples manières, sans être mono-
polisée par la pensée hégémonique [2011:17]

En 1993, un groupe d’intellectuels d’Amérique Latine de diverses


nationalités publiait son Manifeste Inaugural, dans lequel ils déclaraient
“chercher de nouvelles façons de penser et d’agir politiquement” 7.
Celles et ceux qui adhéraient à la pensée décoloniale reconnurent dans
ces textes leur dette envers les études subalternes (Guha, 1988)8 et se
définirent comme a-modernes, c’est-à-dire ni modernes, ni post-mo-
dernes, mais situé.e.s dans un espace développant une connaissance

5 | J’ai légèrement corrigé la traduction espagnole sur la base du texte original.


6 | Pour comparaison, cf. Femenías, María Luisa (2015).
Épistémologies du Sud : lectures critiques du féminisme décolonial 123

autre. Toujours afin de se démarquer de la modernité et de son miroir


colonial, de nombreuses féministes mobilisent ce courant comme une
référence, en dépit du fait qu’à sa naissance, aucune femme ne figurait
dans ses rangs.

Comme on le sait, Aníbal Quijano est l’un des plus importants théo-
riciens du courant décolonial. Quijano constate que bien qu’en Amé-
rique Latine, la colonie ait pris fin il y a deux cent ans, la “coloniali-
té” persiste dans ses structures et sa stratégie culturelle, puisqu’on la
décèle dans le racisme, l’eurocentrisme épistémique, l’occidentalisa-
tion des modes de vie (qu’elle soit violente ou négociée), et dans les pri-
vilèges sociaux et économiques que l’éducation reproduit (Quijano,
2000 ; 2011). Sur ces bases, Quijano relit le “mythe de la modernité” et
propose une unité d’analyse originale à partir des catégories de “race”,
“différence coloniale”, “système-monde-moderne /colonial”, “blessure
coloniale”, et “colonialité”, entre autres. Une des premières questions
qu’il a laissée irrésolue est celle de savoir si ces catégories valent seule-
ment pour l’Amérique Latine ou si elles s’appliquent à d’autres pays
qui ont également été colonisés comme l’Australie, l’Afrique du Sud
ou le Canada.

La position décoloniale favorise la révision historique de la situation


politico-sociale de l’Amérique Latine, avec une grille conceptuelle
dont les aspects les plus significatifs sont :

7 | Disponible sur: https://www.google.com.ar/search?dcr=0&source=hp&q=Manifies-


to+Inaugural+1993&oq=Manifiesto+Inaugural+1993&gs_l=psy-ab.3...1325.12595.
0.21748.26.25.0.0.0.0.113.1980.24j1.25.0....0...1.1.64.psy-ab..1.24.1900.0..0j35i39k1j
0i131k1j0i3k1j0i22i30k1j33i160k1.0.dI6P2qyv3R0 Consulté le 2/10/2017. Voir aussi,
Escobar, Arturo (2003). Initialement, ses représentants étaient tous des hommes, plus
tard ils invitèrent plusieurs théoriciennes à les rejoindre.
8 | Cf. Guha, Ranajit (1988), “Preface”.
María Luisa Femenías 124

1 - a ccompagner le niveau des pratiques des mouvements identitaires


ethno-raciaux et proposer de “redessiner le pouvoir” entre les
groupes racialisés et ceux qui sont hégémoniques ;
2 - c omplexifier les modes de compréhension des réseaux de pouvoir
qui s’expriment “en leur nom” ;
3 - d onner de la visibilité à l’action théorique des périphéries de l’Amé-
rique Latine qui élaborent leurs propres catégories conceptuelles

Laissant de côté l’impact majeur que la position décoloniale et d’autres


expressions analogues qui ont été produites aux Etats-Unis d’Amé-
rique et en Europe sous la dénomination de Latino Studies ou d’Épis-
témologies du Sud, je veux, à travers une lecture critique des concepts
modernes-coloniaux, montrer que le souhait de proposer une connais-
sance autre est paradoxal. Est-il possible, comme tentent de le faire les
théories décoloniales, de dissocier sa pensée de tout raisonnement
hégémonique et de produire ses propres outils théoriques en igno-
rant de tels apports ? Une seconde question est qu’une telle position,
dans le meilleur des cas, ignore les façons dont les théories circulent,
voyagent, sont appropriées et re-signifiées (Femenías et Soza, 2011).

Le Manifeste, dans lequel les auteurs revendiquent une lecture “à l’en-


vers” (ou “against the grain” selon les termes du groupe des Etudes
Subalternes et Décoloniales), entend déconstruire l’historiographie
coloniale pour ressaisir sa propre “spécificité culturelle et politique”.
Dans leurs écrits, les auteurs identifient les éléments dans lesquels
convergent des aspects de la théologie de la libération, de la théorie
de la dépendance, des débats modernité/post-modernité, des Cultu-
ral Studies, des discussions autour des concepts d’“hybridité” et/ou
de “métissage”, et des “traditions” ou cosmologies ordinaires. On peut
identifier également un certain vocabulaire marxiste, qui les situe à la
Épistémologies du Sud : lectures critiques du féminisme décolonial 125

limite du paradoxe précédemment identifié : ils adoptent les concepts


théoriques qu’ils disent rejeter.

Toujours à la limite du paradoxe, je remarque que les représentants


les plus notoires de la décolonialité —qui s’appuient sur le concept
de “race” et la complémentarité des sexes— ont maintenu sans le
déconstruire, c’est-à-dire sans le lire “à l’envers”, au moins un présup-
posé signifiant de la pensée moderne, et cela au-delà de leurs inconsé-
quences et contradictions théorico-pratiques. En effet, les théoriciens
décoloniaux ont gardé intact l’un des piliers les plus solides de la pen-
sée qu’ils disent rejeter : le sexisme. Pour cette raison, et sans s’éloi-
gner du courant décolonial, un groupe de théoriciennes s’est chargé
de visibiliser ce biais sexiste. Je reviendrai d’abord sur certaines des
critiques formulées par María Lugones, philosophe argentine installée
aux Etats Unis d’Amérique, à l’égard d’Aníbal Quijano, pour propo-
ser ensuite mes propres apports critiques tant par rapport à Quijano
qu’à Lugones.

Je restituerai ici, en premier lieu, certains apports critiques de María


Lugones, sur laquelle je ne peux m’étendre pour des raisons d’espace.
Sans pour autant se couper du courant décolonial, Lugones examine
les concepts de “race” et de “genre” à travers le prisme du “système
moderne/colonial de genre” (the Colonial/Modern Gender System),
qui amplifie et complexifie le concept de “système moderne/colonial”
de Quijano (et ses partisan.e.s)9. Combinant les apports de Quijano
avec ceux de la théoricienne africaine Oyèrónkẹ Oyèwùmí (2002),
Lugones soutient que le colonialisme moderne construit de façon
conjointe, et impose, tant le concept de “race” comme celui de “genre”,
en établissant une claire interdépendance entre les deux, les croisant
tout en les hiérarchisant. Elle lit la binarité des genres en termes d’op-
position homme/femme (et non pas comme des compléments plus ou
María Luisa Femenías 126

moins harmonieux), opposition qui constitue aux yeux de Lugones


une imposition coloniale —au même titre que l’imposition d’un sys-
tème hiérarchique des “races”.
Cependant, pour arriver à ces conclusions, Lugones s’approprie les
méthodes déconstructivistes postmodernes, mais à des fins théori-
co-politiques non déconstructivistes, comme celle de retrouver les
bases précoloniales de la société coloniale. De ce point de vue, Lugones
reproche à Quijano l’étroitesse de son usage du concept de “genre”. Si
pour Quijano, le sexe comme le genre ont un fondement biologique
et se limitent au dimorphisme homme/femme, la critique de Lugo-
nes, nourrie par l’académie états-unienne, sépare d’abord le genre du
sexe comme donnée biologique et incorpore ensuite le concept d’in-
tersexualité au dualisme de Quijano, élargissant la gamme des genres
reconnus. De plus, elle place les sexes-genres dans le système écono-
mico-social du contrôle des hommes sur les femmes, pour disposer de
leur travail et de leurs corps. Lugones conclut que la théorie de Qui-
jano sur la colonialité du pouvoir ne parvient pas à voir que le genre
fonctionne sur un mode équivalent à celui de la race, et que les deux
catégories ont été inventées en même temps et ont toutes les deux fait
l’objet d’une imposition coloniale. Dans le sillage d’Oyèwùmí, Lugo-
nes affirme également qu’avant la colonisation (en Amérique Latine
comme dans les communautés d’Afrique sub-sahariennes), le genre
n’était ni binaire ni hiérarchisé, pas plus que les “races”. En consé-
quence, “race” et “genre”, comme inventions du système moderne/
colonial, structurent les sociétés latino-américaines actuelles par le
fait d’une imposition coloniale hégémonique. D’autre part, Lugones
s’approprie la notion d’“intersectionnalité”, pour mettre en évidence
le fait que les oppressions que vivent les femmes en Amérique Latine
sont multiples, et que Quijano échoue à comprendre que le “genre”

9 | Entre autres, Lugones (1994 ; 2003 ; 2008 ; 2010).


Épistémologies du Sud : lectures critiques du féminisme décolonial 127

opère comme la “race”, concept fondamental de la théorie de Quija-


no. Elle critique aussi le fait qu’il considère le “sexe” comme une “res-
source naturelle” étrangère à d’autres constructions sociales inscrites
dans le cadre moderne/colonial. Si le concept de “race” n’est pas “tota-
lisant” comme le voudrait Quijano, le “genre” et la “race” prennent
forme sous l’effet de la “colonialité du pouvoir”. Le genre n’est pas non
plus “privé”, tous deux sont des produits idéologiques et “prétendent
s’appuyer sur la biologie” comme “donnée” scientifique “moderne”.
La création de rapports de pouvoir hiérarchisants entre hommes et
femmes / blancs et “de couleur” a été le produit du “côté obscur du
système moderne/colonial de genre” et l’irruption dans un monde où,
selon Lugones, ils n’existaient pas.

La première critique de Lugones à Quijano renvoie au binarisme


sexuel. Il faut admettre, effectivement, que beaucoup de communau-
tés natives ne reconnaissaient pas le binarisme sexuel exclusif. Comme
l’ont montré de multiples d’études anthropologiques, la sexualité
de nombreuses communautés autochtones était souple (Nicholson,
1992 ; Segato, 2003). C’est pour cela que l’extension du nombre de
“genres” que propose Lugones est pertinente. Il s’agit d’un apport qui
prête attention aux récits des colonisateurs concernant l’organisation
sexo-genrée de beaucoup de groupes pré-coloniaux. Toutefois, l’exis-
tence d’un nombre plus important de genres (et leurs variations réelles
et symboliques) ne signifie nullement la disparition de leur hiérarchi-
sation. Si nous acceptons la comparaison de Lugones elle-même entre
“genres” et “races”, nous savons bien que la pluralité et les nuances de
métissage racial (et culturel) ne débouchent pas sur la dé-hiérarchisa-
tion. Le travail exhaustif de Silvia Rivera Cusicanqui sur les termes
péjoratifs avec lesquels sont désignées les femmes Colla selon leur
degré de métissage l’illustre très bien (Rivera Cusicanqui et al., 1996 ;
Femenías, 2013). Les sexes-genres se maintiennent dans les entrelacs
María Luisa Femenías 128

complexes des rapports de pouvoir. De façon plus intéressante, elle


soustrait les sexes-genres à l’ordre de la nature et au statut de “ressource
naturelle” que leur réserve Quijano. Mais ils ne se dé-hiérarchisent
pas non plus pour autant. Au contraire, les systèmes hiérarchiques se
consolident. Selon moi, Lugones éclaire le fait que la “redistribution
du pouvoir” dont parle Quijano laisse intacte la différence de pouvoir
entre hommes et femmes.

Un grand débat entoure la question de l’existence antérieure à la colo-


nisation (ou pas) de systèmes de sexe-genres et/ou de hiérarchisations
qui seraient structurellement liées à des notions similaires à celle de
“race”. Si Lugones considère (comme la majorité des décoloniaux)
qu’ils n’existaient pas, Segato et Cusicanqui soutiennent qu’il existait
bien des différences hiérarchiques entre les sexes, les “races” mais aussi
les “classes” (Segato, 2003 ; Hernando, 2002 ; Rivera Cusicanqui,
2013). Cusicanqui revient sur la non homogénéité des sociétés origi-
naires et les rapports de pouvoir ancestraux inter, intra-ethniques et
de sexe-genre qu’il est encore possible d’identifier aujourd’hui. Aucun
des plus grands théoriciens de la décolonialité ne prend en compte ces
éléments, pourtant clairement exposés dans toutes les œuvres de Silvia
Rivera Cusicanqui.

Quoi qu’il en soit, le fonctionnement historique des sociétés précolo-


niales relevant de l’hypothèse, je ne peux qu’affirmer, avec prudence,
que si de telles tensions et classements ont existé (et je pense que c’est
le cas), elles obéissaient à des caractéristiques autres que celles du sys-
tème moderne/colonial de genre, sur lesquelles il faudrait mener des
recherches exhaustives. Aucune investigation anthropologique, histo-
rique ou archéologique ne suggère que les organisations sociales pré-
colombiennes ne connaissaient aucune intersection de “sexe” et/ou
Épistémologies du Sud : lectures critiques du féminisme décolonial 129

de “race” et évitaient ainsi le cercle naturalisé de la violence contre les


femmes et de leur soumission.

Je souhaiterais également souligner le fait que certains problèmes


théoriques suscitent un certain nombre de questions. Par exemple,
examinons des concepts utilisés à maintes reprises comme “tradition”
et “identité”. Le concept de “tradition” (ou de “traditionnel”) est sou-
vent adopté en opposition binaire à celui de “modernité” (Quijano,
2000 : 211). On omet souvent de prendre en compte le fait que les tra-
ditions se construisent à partir des nécessités théoriques et politiques
du présent, comme l’ont clairement montré Hobsbawn et Tanger
(1989). On ne propose généralement pas non plus d’attention critique
à ce que signifient les traditions, alors que dans la majorité des cas, elles
ont été préjudiciables aux femmes et à leurs droits (Yuval Davis, 2010).
Sans s’éloigner de certaines présomptions sexistes, on comprend les
concepts comme ceux de “tradition”, “identité culturelle” ou “culture
traditionnelle”, de telle manière qu’ils relèguent les femmes à leurs
rôles traditionnels de “gardiennes symboliques des traditions”, pour le
dire comme Linda Martín Alcoff (2006)10. Dès lors, nulle référence
n’est faite aux luttes historiques des femmes, à leurs contributions et
à leurs valeurs, comme de Beauvoir le dénonçait il y a tant d’années.

D’un autre côté, il faut se demander si les théoricien.ne.s décoloniales


et décoloniaux utilisent des termes comme ceux de “race” et de “sexe”
dans leur sens moderne, c’est-à-dire comme catégories —prétendu-
ment— formelles et creuses, ou au contraire, dans leur sens postmo-
derne, c’est-à-dire constituées dans les entrelacs du discours et donc
substantives. Indépendamment du fait que ces deux possibilités sont
redevables à la pensée européenne (retour au paradoxe), je suis tentée

10 | Cf. aussi Schutte, O. (1998 a et b, 2007) et Schutte et Femenías (2010).


María Luisa Femenías 130

de signaler que l’usage que font les théoricien.ne.s décoloniales et


décoloniaux de ces notions n’est pas consistant, puisque ces usages
produisent des déplacements d’un ordre ontologique à un ordre
constructiviste (et vice-versa) qui n’est pas sans conséquences théo-
riques qui mériteraient une étude plus détaillée, mais que je ne peux
que pointer ici.

Revenant aux Épistémologies du Sud, je souhaite récapituler certaines


des questions ouvertes au fil de cet article :

1- C  es épistémologies du Sud valent-elles seulement pour l’Amérique


Latine ou également pour d’autres anciennes colonies ?
2 - Ignorent-elles que les théories circulent, voyagent, sont appropriées
et re-signifiées ?
3 - Qu’est-ce que le féminisme apporte à la pensée décoloniale et com-
ment la modifie-t-il ?
4 - Les concepts de “race” et de “complémentarité des sexes” se main-
tiennent-ils après la critique du féminisme décolonial ?
5 - Comment la rupture du binarisme et de la conception de com-
plémentarité qu’introduit Lugones modifie-t-elle la décolonialité ?
6- Q  uel pouvoir se redistribue, selon la pensée décoloniale ?

Boaventura de Sousa Santos s’interroge à plusieurs reprises sur la place


des femmes dans les épistémologies du nord global et reprend toutes les
critiques que les féministes ont accumulé ces dernières années à l’en-
contre de discours sexistes et biaisés qui dans le meilleur de cas, pro-
cèdent à des remerciements formels sans réaliser de réformes pratiques
assez radicales pour que le paradigme patriarcal chancèle un temps
soit peu, laissant à peu de choses près la vie quotidienne dans la même
situation (De Sousa Santos, 2000 : 305 ; 316 et 324 ; Femenías, 1990).
D’un autre côté, il est vrai que la pensée hégémonique (quelle qu’elle
Épistémologies du Sud : lectures critiques du féminisme décolonial 131

soit) obscurcit d’autres formes de pensées (c’est pour cela qu’elle est
hégémonique). Elle minimise ou déqualifie les autres connaissances
et les connaissances autres, les modes d’organisation sociale ou les sys-
tèmes de valeurs —en somme, elle impose sa vision du monde. Dans
cette perspective, le concept d’“épistémicide” forgé par de Sousa San-
tos permet bien de rendre compte de la destruction des savoirs propres
des peuples à cause du colonialisme (européen, états-unien ou autre)
qui impose la science occidentale telle qu’on la comprend habituelle-
ment comme unique méthode scientifique valable (De Sousa Santos,
2010 : 8). Dès lors, l’autre de la science et de la société actuelle est-il
meilleur et préférable en soi ? Sous quels critères ?

Sans intention d’aboutir, pour le moment, à une quelconque conclu-


sion définitive, il me semble urgent de réviser nos modes de vie actuels
et nos structures économiques et sociales. Mais cela ne signifie pas
que les savoirs autres rompent effectivement avec la domination, les
hiérarchisations, les exclusions, le racisme ou le sexisme. Cela n’im-
plique pas non plus que les “fictions de paix” réparent le désenchante-
ment du monde actuel et nous apportent un monde meilleur. Je dois
ajouter que l’opposition “Nord Global” contre “Sud Global” ne me
paraît pas satisfaisante. Cette manœuvre —qui efface volontairement
les nuances et différences significatives entre théories et pratiques au
Nord comme au Sud— ressemble trop aux stratégies de l’“orienta-
lisme” dénoncées en temps utile par Edward Saïd, qui débouchent
sur des catégories vastes, homogènes, sans failles, a-critiques, a-tempo-
relles et mystérieuses.

Face à tant de doutes, je fais miennes les paroles d’Adrienne Rich,


lorsqu’elle dit que “Si nous considérons effectivement la libération des
femmes comme la création d’une société sans dominants, est-il pos-
sible de trouver cette libération dans l’obsession des origines, dans le
María Luisa Femenías 132

temps arrêté d’images immobilisées ? Est-il possible de la rencontrer


dans les re-créations idéalisées de sociétés qui ont changé depuis long-
temps jusqu’à devenir ce qu’elles sont aujourd’hui ?” (Rich, 1984).
Mais surtout, d’un point de vue féministe, je me demande parfois :
quels bénéfices une pensée décoloniale comme l’Épistémologie du Sud
apporte-t-elle à la “cause” des femmes ?

Au-delà des critiques soulevées par Lugones, que je partage, si la pen-


sée décoloniale ne pose pas la redistribution du pouvoir entre hommes
et femmes (ou entre la quantité de sexes et d’individus que chaque
société reconnaît), comment rendra-t-elle la société plus égalitaire et
plus juste ? La pensée décoloniale ne semble pas nous offrir de réponses
satisfaisantes et d’autres propositions, y compris à l’intérieur même
de regroupements comme les Epistémologies du Sud, nous paraissent
plus fructueuses.

Il s’agit malgré tout d’une question ouverte que nous devons conti-
nuer à explorer.
Épistémologies du Sud : lectures critiques du féminisme décolonial 133

Bibliographie
Alcoff, Linda et alii (2006), Identity Politics Reconsidered, New York, MacMillan.

De Sousa Santos, Boaventura (2011), “Introducción a las Epistemologías del


Sur”, Conférence du Forum de Davos, Transcription de Jesús Gutiérrez-Am-
parán et Natalia Biffi.
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—— (2000/2003), A critica da razão indolente: Contra o desperdicio da expe-
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Crítica de la razón indolente: Contra el desperdicio de la experiencia. Para un
nuevo sentido común, Bilbao, Desclée de Brouwer, [Trois volumes].

Escobar, Arturo (2003), “Mundos y conocimiento de otro modo”, Tabula Rasa,


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