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INCIDENT À VICHY

ARTHUR MILLER

Version originale publiée en 1965. (Incident at


Vichy)(traduction Cédric ..., février 2019)

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Personnages :

Lebeau, peintre

Bayard, électricien

Marchand, homme d'affaires

Garde, policier

Monceau, acteur

Gitan

Serveur

Garçon

Commandant

Premier inspecteur

Vieux juif

Deuxième inspecteur

Leduc, docteur

Von Berg, Prince

Professeur Hoffman

Ferrand, propriétaire de café

Quatre prisonniers

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Vichy, France, 1942. Un lieu de détention.

Sur la droite, un couloir, au bout duquel un angle mène à une porte que l'on ne peut apercevoir,
donnant sur la rue. De l'autre côté, au fond, une structure avec deux vitres sales, peut-être un
bureau, en tout cas une pièce privée avec une porte qui s'ouvre à gauche.
Un long banc se dresse devant cette pièce, face à un grand espace vide dont l'usage antérieur n'est
pas clair mais qui suggère un entrepôt, peut-être une armurerie, ou une partie d'une gare ferroviaire
inaccessible au public. Deux petites caisses en bois faisant office de siège se tiennent à part de
chaque côté du banc.
Lorsque la lumière commence à se propager, six hommes et un garçon de quinze ans se dessinent à
peine sur le banc dans des postures énonçant leur personnalité et leurs fonctions, figés là comme les
membres d'un petit orchestre, un instant avant de commencer à jouer.
A présent, la salle est pleinement éclairée et leurs positions sortent clairement du décor. Il semble
qu'ils ne se connaissent pas et qu'ils sont assis là, comme des personnages réunis et confinés dans
un lieu public, curieux les uns des autres mais concernés de leur sort. Ils sont anxieux, certains
même effrayés, et ont tendance à se rendre petits et discrets.
Un seul homme, Marchand, un homme d'affaires assez bien habillé, jette un coup d'œil à sa montre
et aux bouts de papier et cartes de visite qu'il sort de ses poches. Il semble plutôt impatient.
Soudain, dominé par la faim et saisit d'une profonde angoisse, Lebeau, un homme de vingt-cinq ans,
barbu et malpropre, laisse échapper un grand soupir, se penche, repose la tête sur ses mains. Les
autres le regardent, puis s'en détournent. Il est chargé d'une peur noire le laissant paraître agressif.

Lebeau : Une tasse de thé ferait du bien. Même une gorgée.

Personne ne répond. Il se tourne vers Bayard près de lui ; Bayard a son âge, pauvrement mais très
proprement habillé, vêtu d'une certaine austérité musculaire. Lebeau parle à voix basse.

Vous n'auriez pas une idée de ce qu'il se passe ?

Bayard, secouant la tête : Je marchais dans la rue.

Lebeau : Moi aussi. Quelque chose me disait de ne pas sortir aujourd'hui. Donc je suis sorti. Les
semaines passent et je n'ouvre pas ma porte. Aujourd'hui je sors. Et je n'avais aucune raison, je ne
me rendais nulle part. Il regarde à gauche et à droite vers les autres. A Bayard : Ils ont été arrêtés de
la même manière ?

Bayard—hausse les épaules : Je ne suis là que depuis quelques minutes moi-même—juste avant
qu'ils ne vous amènent.

Lebeau—se tourne vers les autres : Est-ce que quelqu'un sait quelque chose ?

Ils haussent les épaules et secouent la tête. Lebeau observe les murs, la salle ; puis il s'adresse de
nouveau à Bayard.

Ce n'est pas un commissariat, n'est-ce pas ?

Bayard : Ça n'en a pas l'air. En général, il y a toujours un bureau. J'imagine que c'est une sorte de
hangar qu'ils utilisent.

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Lebeau, d'un regard mal à l'aise, curieux : C'est pourtant peint comme un commissariat. Il doit y
avoir une peinture internationale pour les bureaux de police, ils sont toujours de la même couleur
partout. Comme des palourdes mortes, mélangées à une touche de jaune.

Pause. Silencieux, il jette son regard sur les autres et essaie de se taire, comme eux. Mais c'est
impossible. Il s'adresse à Bayard avec un sourire angoissé.

On commencerait presque à souhaiter avoir commis un crime, vous savez, quelque chose de concret.

Bayard— irrité, mais pas indifférent : Essayez de vous calmer. Ce n'est pas la peine de vous
exciter . Nous allons vite savoir ce qu'il en est.

Lebeau : C'est juste que je n'ai rien mangé depuis trois heures de l'après-midi d'hier. Tout devient
plus clair quand vous avez faim, n'avez-vous jamais remarqué ?

Bayard : Je vous aurais bien donné quelque chose mais j'ai oublié mon déjeuner ce matin. En fait,
j'étais justement retourné le chercher lorsqu'ils sont venus à moi. Pourquoi n'essayez-vous pas de
prendre du recul et vous détendre un peu ?

Lebeau : Je suis nerveux... Je veux dire, je suis nerveux de toute façon. D'un rire faible, effrayé :
J'étais déjà nerveux avant la guerre.

Son petit sourire disparaît. Il change de place. Les autres patientent, contenant leur anxiété. Il
remarque les habits élégants et la manière assurée de Marchand, placé en tête de file, au plus près
de la porte. Lebeau se penche en avant pour attirer son attention.

Excusez-moi.

Marchand reste de marbre. Lebeau lance un petit sifflement aigu. Marchand, offusqué, se tourne
lentement vers lui.

Ils vous ont attrapé de la même manière ? Dans la rue ?

Marchand se détourne à nouveau sans répondre.

Monsieur ?

Marchand ne se tourne toujours pas vers lui.

Seigneur, pardonne-moi d'être en vie.

Marchand : C'est parfaitement limpide, il s'agit d'un contrôle d’identité tout ce qu'il y a de plus
habituel.

Lebeau : Oh.

Marchand : Avec tous ces étrangers qui ont déferlé à Vichy l'année dernière, il y a probablement
beaucoup d'espions et Dieu sait quoi. C'est juste une vérification de documents, c'est tout.

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Lebeau—se tourne vers Bayard, plein d'espoir : Vous pensez qu'il dit vrai ?

Bayard—hausse les épaules ; de toute évidence, il pense qu'il manque quelque chose : Je ne sais
pas.

Marchand—à Bayard : Pourquoi ? Il y a des milliers de personnes qui se baladent avec de faux
papiers, c'est bien connu. Il n'est pas possible de permettre ce genre de chose en temps de guerre.

Les autres lancent un regard mal à l'aise sur Marchand, il est le seul à manifester un sentiment de
sécurité.

Et puis, maintenant que les Allemands commencent à prendre le contrôle par ici, il faut s'attendre à
ce que les choses soient plus strictes, c'est inévitable.

Une pause. Lebeau se tourne à nouveau vers lui.

Lebeau : Dîtes, vous n'auriez pas... des attributs un peu spéciaux, hein ?

Marchand : A quoi faîtes-vous allusion ?

Lebeau, regardant les autres : Et bien... à des implications... raciales ?

Marchand : Il n'y a rien à craindre si vos papiers sont en ordre. Il se recroqueville, concluant la
conversation.

A nouveau un silence. Mais Lebeau n'arrive pas à contenir son anxiété. Il examine le profil de
Bayard, puis tourne son regard vers l'homme d'affaires de l'autre côté et examine le sien. Puis,
revenant à Bayard, il parle tranquillement.

Lebeau : Écoutez, vous êtes... péruvien, n'est-ce pas ?

Bayard : C'est quoi votre problème à vous, à poser des questions comme ça ici ? Il lui tourne le dos.

Lebeau : Qu'est ce que je suis supposé faire ? Attendre là comme un animal dressé ?

Bayard, posant une main calme sur son genou : Camarade, ça ne sert à rien de devenir hystérique.

Lebeau : Je crois qu'on en a eu assez. Je crois que tous les péruviens en ont assez vu à Vichy. La
voix contenue : En 1939 j'avais un visa américain. Avant l'invasion. Je l'avais dans mes mains...

Bayard : Calmez-vous—c'est peut-être routinier.

Courte pause. Puis...

Lebeau : Écoutez...

Il se penche et chuchote quelque chose à l'oreille de Bayard. Bayard tourne son regard vers
Marchand, puis hausse les épaules.

Bayard : Je ne sais pas, peut-être ; peut-être pas.

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Lebeau, essayant désespérément de soustraire des indices : Et toi ?

Bayard : Vous avez bientôt fini de poser des questions stupides ? Vous vous rendez ridicule.

Lebeau : Mais je suis ridicule, pas vous ? En 1939, nous étions prêts pour l'Amérique. Soudain, ma
mère ne voulait plus laisser les meubles. Je suis ici à cause d'un lit en laiton et d'une vaisselle de
quatrième ordre. Et d'une femme bornée et ignorante.

Bayard : Peut-être, mais ce n'est pas aussi simple. Vous devriez essayer de comprendre pourquoi les
choses arrivent. Cela vous aidera à comprendre le sens de sa souffrance.

Lebeau : Quel sens ? Si ma mère—

Bayard : Il ne s'agit pas de votre mère. Les monopoles ont pris le contrôle de l'Allemagne. Les
grands groupes veulent faire de tout le monde des esclaves, c'est pour ça que vous êtes ici.

Lebeau : Et bien je ne suis pas philosophe, mais je connais ma mère, et c'est pour ça que je suis ici.
Vous êtes comme ces gens qui regardent mes tableaux— « qu'est ce que ceci veut dire, qu'est-ce que
cela veut dire ? » Regardez-le, ne me demandez pas ce que ça veut dire ; personne n'est Dieu, on ne
peut pas trouver un sens à toute chose. Je marche dans la rue, une voiture s'arrête à côté de moi, un
homme sort et mesure mon nez, mes oreilles, ma bouche, l'instant d'après je suis assis dans un poste
de police—ou quoi que ce soit ici—et tout ça au milieu de l'Europe, le plus haut sommet de la
civilisation ! Et vous arrivez à y trouver un sens ? Après les romains et les grecs et la Renaissance, et
vous y donnez un sens ?

Bayard : Vous débitez un ramassis de confusion totale.

Lebeau, terrifié : mais c'est parce que je suis complètement confus ! Il surgit soudainement et crie :
Bordel de merde, Je veux du café !

Le garde de police apparaît au bout du couloir, un revolver sur la hanche ; il traverse le couloir et
se retrouve face à Lebeau qui est arrivé à mi-chemin. Lebeau s'arrête, retourne à sa place sur le
banc et s'assoit. Le garde fait demi-tour et remonte le couloir quand Marchand lève la main.

Marchand : Excusez-moi, officier, y aurait-il un téléphone que je puisse utiliser ? J'ai un rendez-
vous à 11 heures et c'est assez...

Le Garde, continue son chemin jusqu'au bout du couloir et disparaît à l'angle. Lebeau regarde vers
Marchand et secoue la tête en riant en silence.

Lebeau, à Bayard, voix basse : N'est ce pas merveilleux ? Le type est probablement sur le point de
travailler dans une mine de charbon en Allemagne, et il s'inquiète de louper un rendez-vous. Et les
gens veulent des peintures réalistes, vous voyez ce que je veux dire ? Légère pause. Ont-ils mesuré
votre nez ? Est-ce que vous pourriez au moins me dire ça ?

Bayard : Non, ils m'ont juste arrêté et demandé mes papiers. Je les leur ai montrés et ils m'ont
embarqué.

Monceau, se penche en avant pour s'adresser à Marchand : Je suis d'accord avec vous, monsieur.

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Marchand se tourne vers lui. Monceau est un homme de vingt-huit ans aux yeux vifs et joyeux. Ses
vêtements étaient élégants, maintenant effilochés. Il tient un chapeau de feutre gris sur ses genoux,
sa posture est plutôt élégante.

Vichy doit être plein de faux papiers. Je pense que dès qu'ils commenceront, ça ne devrait pas être
long. A Lebeau : Essayez de vous calmer.

Lebeau, à Monceau : Est-ce qu'ils ont mesuré votre nez ?

Monceau, d'un air désapprobateur : Je pense que ce serait mieux si tout le monde restait tranquille.

Lebeau : Qu'y a t-il, mes vêtements ? Comment pourriez-vous savoir, je pourrait bien être le plus
grand peintre de France.

Monceau : Pour votre bien, j'espère que vous l'êtes.

Rires.

Lebeau : Quelle équipe ! Cette hostilité !

Pause.

Marchand, se penchant vers Monceau : L'on pourrait penser, pourtant, qu'avec la pénurie de main-
d’œuvre, il y aurait des économies sur le personnel. Dans la voiture qui m'a acheminé, il y avait un
chauffeur, deux inspecteurs français et un fonctionnaire allemand. Ils auraient pu facilement mettre
une note sur le papier—tout le monde serait venu ici pour présenter ses documents. Mais là, c'est
toute une matinée gâchée. Sans compter l'embarras.

Lebeau : Je ne suis pas embarrassé, je suis mort de trouille. À Bayard : Embarrassé ?

Bayard : Écoutez, si vous ne pouvez pas être sérieux ne serait-ce qu'une seconde, laissez-moi
tranquille.

Pause. Lebeau se penche en avant pour voir l'homme assis de l'autre côté de Marchand. Il le pointe
du doigt.

Lebeau : Gitan ?

Gitan, camouflant une casserole en cuivre à ses pieds : Gitan.

Lebeau, à Monceau : Les Gitans n'ont jamais de papiers. Pourquoi le dérangeraient-ils ?

Monceau : Dans son cas c'est sans doute pour une autre raison. Il a sûrement volé cette casserole.

Gitan : Non. Sur le trottoir. Il sort la casserole cachée entre ses pieds. Je répare, faire joli. Je
m'assois pour réparer. Police arrive. Pfft !

Marchand : Mais bien sûr ils vous diraient n'importe quoi... au Gitan, riant de façon familière :
N'est ce pas ?

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Le Gitan se met à rire, se détournant de sa mélancolie.

Lebeau : C'est une drôle de manière de lui parler. Vous diriez la même chose à une personne au
pantalon bien repassé ?

Marchand : Il s'en fichent. En fait, ils sont fiers de voler. Au Gitan : n'est ce pas ?

Le Gitan le regarde, hausse les épaules.

J'ai un petit endroit à la campagne où ils viennent chaque été. Personnellement, je les aime bien,
surtout la musique. Avec un large sourire, il chante vers le Gitan et rit. Nous les écoutons souvent
autour de leurs feux de camp. Mais l'occasion venue ils t'arrachent les yeux de la tête. Au Gitan :
n'est-ce pas ?

Le Gitan hausse les épaules et embrasse l'air avec dédain. Marchand pousse un rire d'une rare
impertinence.

Lebeau : Pourquoi ne devrait-il pas voler ? Comment doit-il faire pour gagner son pain ?

Marchand : Figurez-vous que je fait dans les affaires.

Lebeau : Et bien alors qu'est ce que vous avez contre le vol ?

Bayard : Vous cherchez à provoquer quelqu'un ? C'est ça ?

Lebeau : Tiens, un autre homme d'affaire.

Bayard : Il se trouve que je suis électricien. Mais un peu de solidarité ne ferait pas de mal
actuellement.

Lebeau : Et la solidarité avec les Gitans ? Tout ça parce qu'ils ne travaillent pas de 9h à 17h ?

Serveur, un homme petit, d'un certain âge, toujours revêtu de son tablier : Celui-là je le connais. Je
l'ai fait partir des centaines de fois. Lui et sa femme se tiennent devant le café avec un bébé et ils
mendient. Ce n'est même pas leur bébé.

Lebeau : Et alors ? Il leur reste toujours un peu d'imagination.

Serveur : Oui, mais ils n'arrêtent pas de pleurnicher aux clients à travers les buissons. Les gens
n'aiment pas ça.

Lebeau : Vous savez quoi—vous me faites tous penser à mon père. Il passait son temps à lécher les
bottes des travailleurs Allemands, ces acharnés. Et maintenant on l'entend partout en France—on
doit apprendre à travailler comme les Allemands. Bon Dieu, Vous ne lisez jamais l'histoire ? Chaque
fois qu'un peuple commence à travailler dur, méfiez-vous, ils s'apprêtent à tuer quelqu'un.

Bayard : Cela dépend de la façon dont la production est organisée. Si c'est pour des profits privés,
oui, mais—

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Lebeau : Qu'est ce que vous racontez, quand est-ce que les Russes ont commencé à être dangereux ?
Quand ils ont appris à travailler. Regardez les Allemands—un peuple pacifique et désordonné
pendant des milliers d'années—ils commencent à travailler et voilà qu'ils sont sur le dos de tout le
monde. Personne n'a peur des Africains, je me trompe ? Parce qu'ils ne travaillent pas. Lisez la Bible
—le travail est un fléau, personne n'est supposé vénérer le travail ;

Marchand : Et comment proposez-vous de produire quoi que ce soit ?

Lebeau : Eh bien, c'est le problème.

Marchand et Bayard rient.

Qu'est ce qui vous fait rire ? C'est le problème ! Oui ! Travailler sans vénérer le travail ! C'est quoi
cette équipe ?

La porte du bureau s'ouvre et le commandant sort. Il a vingt-huit ans, un homme faible mais bien
bâti ; il a comme un handicap. Il marche avec un léger boitement, passe devant la file d'hommes en
se dirigeant vers le couloir.

Serveur : Bonjour commandant.

Commandant—surpris, hoche la tête vers le serveur : Oh. Bonjour. Il continue dans le couloir, où
il convoque le garde au bout de l'allée, le garde apparaît et ils parlent sans être entendus.

Marchand, à voix basse : Vous le connaissez ?

Serveur, fièrement : Je lui sers le petit-déjeuner tous les matins. A vrai dire, ce n'est pas un mauvais
bougre. Armée régulière, vous voyez, pas un de ces vauriens de SS. Il s'est blessé quelque part, du
coup ils l'ont casé par ici. Il n'est arrivé que depuis un mois, mais lui et moi—

Le commandant revient depuis le couloir. Le garde retourne à son poste hors de vue à l'extrémité du
couloir. Alors que le commandant passe devant Marchand...

Marchand, bondit en direction du commandant : Excusez-moi, monsieur.

Le commandant tourne lentement sa tête vers Marchand. Marchand feint un sourire révérencieux.

Je suis désolé de vous déranger, mais je vous serais très reconnaissant si je pouvais utiliser un
téléphone pendant une minute. En fait, il s'agit d'affaires liées à l'approvisionnement alimentaire. Je
suis le gérant de...

Il commence à sortir une carte de visite, mais le commandant se détourne et franchit la porte.
Soudain, il s'arrête et fait demi-tour.

Commandant : Je ne suis pas en charge de cette procédure. Vous allez devoir attendre le capitaine
de police. Il entre dans le bureau.

Marchand : Je vous demande pardon.

La porte se ferme juste à sa hauteur. Il retourne à sa place et s'assoit, fixant le serveur du regard.

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Serveur : Ce n'est vraiment pas un mauvais garçon.

Ils le regardent tous, avides de nouveaux indices.

Parfois il vient même pendant la nuit, joue un joli morceau de piano. Il se donne des leçons de
français avec un livre. Il a toujours quelques mots gentils à dire aussi.

Lebeau : Est-ce qu'il sait que vous êtes... Péruvien ?

Bayard, aussitôt : Ne parlez pas de ça ici, pour l'amour du ciel ! C'est quoi le problème avec vous ?

Lebeau : On ne peut pas savoir ce qu'il se passe ? Si c'est une vérification d'identité ordinaire, c'est
une chose, mais si—

Au bout du couloir le premier inspecteur apparaît avec le vieux juif, un homme d'une soixantaine
d'années, barbu, portant un gros paquet de guenilles, suivit du deuxième inspecteur, tenant Leduc
par le bras, suivit du capitaine de police, en uniforme, avec Von Berg, et enfin le professeur en civil.
Le premier inspecteur ordonne au vieux juif de s'asseoir, et il le fait, à côté du Gitan. Le deuxième
inspecteur ordonne à Von Berg de s'asseoir à côté du vieux juif. Le deuxième inspecteur lâche alors
son emprise sur Leduc et lui indique de s'asseoir à côté de Von Berg.

Deuxième inspecteur, à Leduc : Ne me cause plus d'ennuis maintenant.

La porte s'ouvre et le commandant s'avance. Aussitôt, Leduc se lève, s'approchant du commandant.

Leduc : Monsieur, puis-je connaître la raison de cette situation ? Je suis officier de combat, capitaine
de l'armée française. Il n'existe pas d'autorité pour m'arrêter sur le territoire français. L'occupation
n'a pas abrogé la loi française dans la partie de la France Libre.

Le deuxième inspecteur, furieux, remet Leduc à sa place. Il revient vers le professeur.

Deuxième inspecteur, au commandant, parlant de Leduc : Grande gueule.

Professeur, incertain : Vous pensez que vous deux pouvez continuer maintenant ?

Deuxième inspecteur: Nous avons une idée, professeur. Au commandant : Il y a certains quartiers
vers lesquels ils se dirigent quand ils fuient Paris ou d'autres villes. Je peux vous en ramener autant
que vous pouvez en gérer.

Premier inspecteur : Tout est question de reconnaître les quartiers, vous voyez. A mon avis, vous
en avez au moins quelques milliers à Vichy avec de faux papiers.

Professeur : Alors allez-y.

Alors que le deuxième inspecteur se tourne pour rejoindre le premier, le capitaine de police
l'appelle.

Capitaine : Saint-Père.

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Deuxième inspecteur : Oui Monsieur.

Le Capitaine marche vers l'avant-scène avec l'inspecteur.

Évitez d'extraire quelqu'un d'une foule. Faites le tour de la ville comme nous l'avons fait auparavant,
et prenez-les un par un. Il y a toutes sortes de rumeurs. Nous ne voulons pas alarmer les gens.

Deuxième inspecteur : Bien Monsieur.

Le capitaine les salue, et les deux inspecteurs quittent le couloir.

Capitaine : Je suis sur le point de commander du café. En prendrez-vous, messieurs ?

Professeur : Volontier.

Serveur : Et un croissant pour le Commandant.

Le Commandant porte rapidement son regard vers le serveur et sourit discrètement. Le capitaine,
qui a jeté un regard interloqué sur le serveur, entre dans le bureau.

Marchand, au professeur : Je crois que je suis le premier, Monsieur.

Professeur : Oui, par ici.

Il entre dans le bureau, suivi par Marchand, impatient.

Marchand, s'engageant à l'entrée du bureau : Merci, je suis terriblement pressé... En fait, j'étais en
route pour le Ministère de l'Approvisionnement et...

Sa voix se dissipe à l'intérieur. Alors que le commandant arrive à la porte, Leduc, à l'emprise d'une
concentration fiévreuse, l'appelle.

Leduc : Amiens.

Commandant—Il s'arrête à la porte, se tourne vers Leduc placé au bout de la rangée : Qu'en est-il
d'Amiens ?

Leduc, contenant sa nervorsité : Neuf Juin quarante. J'étais dans la seizième artillerie, face à vous.
J'ai reconnu votre insigne, que bien sûr je pourrais difficilement oublier.

Commandant : C'était un mauvais jour pour vos compagnons.

Leduc : Oui. Et apparemment pour vous aussi.

Commandant—regardant sa jambe : je ne suis pas à plaindre.

Le commandant entre dans le bureau, claque la porte. Une pause.

Leduc, à tous : De quoi s'agit-il ?

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Serveur, à tous : Je vous avais dit que ce n'était pas un mauvais garçon. Vous allez voir.

Monceau, à Leduc : Il semble qu'ils font une vérification des papiers d'identité.

Leduc analyse la situation, de toute évidence, devient dubitatif et s'alarme légèrement. Il examine
leurs visages ;

Leduc : Quelle est la procédure ?

Monceau : Ils viennent de commencer—cet homme d'affaires était le premier.

Lebeau, à Leduc et Von Berg : Ils ont mesuré votre nez ?

Leduc, clairement inquiet : Mesurer le nez ?

Lebeau, le pouce et l'index contre le bout de son nez : Oui, ils ont mesuré mon nez, juste dans la rue.
Je vais vous dire ce que je pense... à Bayard : Avec votre permission.

Bayard : Ça ne me dérange pas que vous parliez tant que vous restez sérieux.

Lebeau : Je pense que c'est pour porter des blocs de pierre. Ça me revient juste à l'esprit—lundi
dernier, une fille que je connais est revenue de Marseille—la route est pleine de détours. Ils ont
probablement besoin de main-d'œuvre. Elle a dit qu'il y avait un tas de gens qui portaient des pierres.
Beaucoup de juifs, selon elle ; des centaines.

Leduc : Je n'ai jamais entendu parler de travail forcé sur le territoire de Vichy. C'est ce qu'il se passe
ici ?

Bayard : D'où venez vous ?

Leduc—courte pause—se demande s'il doit le révéler : je vis à la campagne. Je ne viens pas
souvent en ville. Il n'y a pas eu de décret sur le travail forcé, n'est-ce pas ?

Bayard, à tous : Ok, maintenant écoutez. Tout le monde se tourne vers lui, captivé par son air franc
et direct. Je vais vous dire quelque chose, mais je ne veux être cité par personne. C'est compris ?

Ils acquiescent. Il jette un coup d'œil à la porte et se tourne vers Lebeau.

Vous avez entendu ce que j'ai dit ?

Lebeau : Ne me prenez pas pour un idiot. Bon sang, je sais que c'est sérieux !

Bayard, aux autres : Je travaille dans les gares de triage. Un train de marchandises de 30 wagons est
arrivé hier. Le technicien était polonais, donc je n'ai pas pu lui parler, mais un des aiguilleurs dit qu'il
a entendu des gens à l'intérieur.

Leduc : Dans les wagons ?

Bayard : Oui. Ils venaient de Toulouse. J'ai entendu dire qu'il y a eu une rafle discrète de juifs à
Toulouse ces dernières semaines. Et que fait un technicien polonais dans un train du sud de la

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France ? Vous comprenez ?

Leduc : Camp de concentration ?

Monceau : Pourquoi donc ? Beaucoup de gens se sont portés volontaires pour travailler en
Allemagne. C'est bien connu. Ils doublent la ration pour tous ceux qui y vont.

Bayard, calmement : Les wagons sont fermés depuis l’extérieur. Courte pause. Et ça pue. Vous
pouvez sentir la puanteur à une centaine de mètres. Des bébés pleurent à l'intérieur. Vous pouvez les
entendre. Et des femmes. Ils n'enferment pas les volontaires de cette façon. Je n'ai jamais entendu
une chose pareille.

Une longue pause.

Leduc : Mais je n'ai jamais entendu dire qu'ils appliquaient les lois raciales ici. Nous sommes en
territoire français, peu importe l'occupation—ils ont été clairs à ce sujet.

Pause.

Bayard : Le Gitan m'inquiète.

Lebeau : Pourquoi ?

Bayard : Ils sont dans la même catégorie des lois raciales. Inférieurs.

Leduc et Lebeau tournent lentement leur regard vers le Gitan.

Lebeau, revenant rapidement vers Bayard : A moins qu'il l'ait vraiment volée, cette casserole.

Bayard : Eh bien, oui, s'il a volé la casserole, alors bien sûr il—

Lebeau, vivement, au Gitan : Hé, écoute. Il siffle un coup acéré et aigu. Le Gitan se tourne vers lui.
Tu voles cette casserole ?

Le visage du gitan est impénétrable. Lebeau est gêné d'insister, semble désespéré.

Tu l'as volée, pas vrai ?

Gitan : Non, pas volé.

Lebeau : Écoute, je n'ai rien contre le fait de voler. Indiquant les autres : Je ne suis pas de leur
genre. J'ai dormi dans des voitures garées sous des ponts, je veux dire, pour moi tous les biens sont
du vol de toute façon, donc je n'ai aucun préjudice contre toi.

Gitan : Pas volé.

Lebeau : Écoute... Enfin je veux dire tu es Gitan, comment fais-tu pour vivre alors ?

Serveur : Il vole tout.

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Lebeau, à Bayard : Vous entendez ? Il est probablement là pour avoir volé, c'est tout.

Von Berg : Excusez-moi... Avez-vous tous été arrêtés pour être Juifs ?

Ils sont silencieux, méfiants et surpris.

Je suis vraiment désolé, je n'en avais aucune idée.

Un silence s'installe pendant un moment. Embarrassé, il rit nerveusement.

C'est seulement que je...j'achetais un journal et ce monsieur est sorti d'une voiture et m'a dit que je
devais faire vérifier mes documents. Je... Je n'en avais aucune idée.

Silence. L'espoir grandit en eux.

Lebeau, à Bayard : Alors pourquoi l'ont-ils attrapé ?

Bayard—regarde Von Berg pendant un moment, puis s'adresse à tout le monde. Je ne comprends
pas, mais suivez mon conseil. Si quelque chose comme ça arrive et que vous vous retrouvez dans ce
train... il y a quatre boulons au milieu des portes à l'intérieur. Essayez de ramasser un clou ou un
tournevis, même une pierre pointue—vous pouvez rogner le bois autour de ces boulons et les portes
s'ouvriront. Je vous préviens, ne croyez rien de ce qu'ils vous disent—j'ai entendu dire qu'ils font
travailler des juifs jusqu'à la mort dans les camps polonais.

Monceau : Il se trouve que j'ai un cousin ; ils l'ont envoyé à Auschwitz; c'est en Pologne, vous
savez. J'ai plusieurs lettres de lui disant qu'il va bien. Ils lui ont même appris à maçonner.

Bayard : Écoutez, camarade, Je vous dit ce que j'ai entendu de personnes qui savent. Il hésite. Des
gens qui gagnent leur pain, pour savoir, vous comprenez ? N'écoutez pas ces histoires sur ces sites
de réinsertion ou sur le fait qu'ils vont vous enseigner un métier ou quelque chose du genre; si vous
êtes dans ce train, sortez avant qu'il n'arrive à destination.

Pause.

Leduc : J'ai entendu parler de la même chose.

Ils se tournent vers lui, et lui vers Bayard.

Comment trouver des outils, vous avez une idée ?

Monceau : Un grand classique ! Nous sommes en zone française, personne ne nous a dit un mot, et
nous sommes déjà dans un train pour un camp de concentration où nous serons tous morts dans un
an.

Leduc : Mais si le technicien est polonais...

Monceau : Alors il est polonais, qu'est ce que cela prouve ?

Bayard : Tout ce que je dis, c'est que si vous avez un outil...

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Leduc : Je pense que ce que dit cet homme doit être pris au sérieux.

Monceau : A mon avis vous êtes hystériques. Après tout, ils attrapaient les juifs en Allemagne des
années avant la guerre, ils l'ont fait à Paris depuis qu'ils sont arrivés—vous voulez me dire que tous
ces gens sont morts ? Est-ce vraiment concevable à vos yeux ? La guerre c'est la guerre, mais vous
devez malgré tout garder un certain sens des proportions. Je veux dire, les Allemands sont toujours
des êtres humains après tout.

Leduc : Je ne dis pas cela parce qu'ils sont Allemands.

Bayard : C'est parce qu'ils sont fascistes.

Leduc : Excusez-moi, non. C'est justement parce qu'ils sont humains que je parle de la sorte.

Bayard : Je ne suis pas d'accord avec ça.

Monceau—regarde Leduc un instant : Vous avez dû avoir une vie particulière, c'est tout ce que je
peux dire. J'ai joué en Allemagne, je connais le peuple allemand.

Leduc : J'ai étudié en Allemagne pendant cinq ans, et en Autriche et je—

Von Berg, joyeusement : En Autriche ! Où cela ?

Leduc—de nouveau il hésite, puis révèle : L'Institut de Psychanalyse à Vienne.

Von Berg : Imaginez !

Monceau : Vous êtes psychiatre. Aux autres : Pas étonnant qu'il soit si pessimiste !

Von Berg : Où habitiez-vous ? Je suis viennois.

Leduc : Excusez-moi, mais peut-être serait-il plus sage de ne pas en parler plus en... détail.

Von Berg, regardant autour de lui comme s'il avait commis une maladresse : Je suis vraiment
désolé... oui, bien sûr. Légère pause. J'étais seulement curieux de savoir si vous connaissiez le baron
Kessler. Il était très intéressé par l'école de médecine.

Leduc, d'une étrange froideur : Non, je n'ai jamais été dans ce cercle.

Von Berg : Oh, mais il est extrêmement démocratique. Nous... timidement : Nous sommes cousins,
voyez-vous...

Lebeau : Vous êtes un noble ?

Von Berg : Oui.

Leduc : Quel est votre nom ?

Von Berg : Wilhelm Johann Von Berg.

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Monceau, stupéfait, impressionné : Le prince ?

Von Berg : Oui... pardonnez-moi, nous nous sommes rencontrés ?

Monceau, excité par l'occasion : Oh, non. Mais c'est tout naturellement que j'ai entendu parler de
votre nom. Il me semble que c'est l'une des plus anciennes maisons d'Autriche.

Von Berg : Oh, cela n'a plus d'importance désormais.

Lebeau, débordant d'espoir —se tourne vers Bayard : Qu'est-ce qu'ils voudraient d'un Prince
Autrichien ?

Bayard regarde Von Berg, consterné.

Je veux dire... revenant vers Von Berg : Vous êtes catholique, n'est-ce pas ?

Von Berg : Oui.

Leduc : Mais votre titre est-il indiqué sur vos papiers ?

Von Berg : Oh, oui, mon passeport.

Pause. Ils sont assis, silencieux, tantôt saisit d'espoir, tantôt déconcertés.

Bayard : Étiez-vous... politique ou quelque chose ?

Von Berg : Non, non, je n'ai jamais eu d'intérêt dans ce domaine. Légère pause. Bien-sûr, il y a cette
rancœur à l'égard de la noblesse. Cela pourrait l'expliquer.

Leduc : Chez les nazis ? De la rancœur ?

Von Berg, surpris : Oui, certainement.

Leduc, Sans point de vue arrêté, d'une curiosité neutre mais insistante, cherchant à faire parler le
noble : Vraiment. Je n'ai jamais été au courant de ça.

Von Berg : Oh, je vous l'assure.

Leduc : Mais pour quel motif ?

Von Berg—rit, embarrassé d'avoir même à suggérer sa vexation : Vous ne demandez pas cela
sérieusement.

Leduc : Ne soyez pas vexé, je ne suis simplement pas au courant de cette situation. Je suppose que
j'ai tenu pour acquis que l'aristocratie se tenait toujours... derrière un régime réactionnaire.

Von Berg : Oh, il y en a, certainement. Mais en grande partie ils n'y ont jamais eu de responsabilité,
en aucun cas.

Leduc : Cela m’intéresse. Alors vous prenez toujours au sérieux le... le titre et...

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Von Berg : Ce n'est pas un « titre » ; c'est mon nom, ma famille. De la même manière que vous avez
un nom et une famille. Et je présume que personne n'est enclin à les déshonorer.

Leduc : Je vois. Et par « responsabilité », je suppose que vous voulez dire que—

Von Berg : Oh, je ne sais pas ; quoi que cela puisse signifier. Il regarde sa montre.

Pause.

Leduc : Pardonnez-moi, Je n'avais pas l'intention de m'immiscer dans vos affaires. Pause. Je n'y
avais jamais pensé, mais maintenant cela me paraît évident—Il auraient tout-à-fait intérêt à détruire
tout pouvoir que pourriez disposer.

Von Berg : Oh, non, Je n'ai aucun pouvoir. Et si cela était le cas, une journée à l'ouvrage suffirait
pour le détruire. Cela n'est pas le sujet.

Pause.

Leduc, fasciné—cherche quelques éléments de vérité en Von Berg : Qu'est-ce, alors ? Croyez-moi,
je ne suis pas en train de vous critiquer. Bien au contraire...

Von Berg : Mais, les réponses sont évidentes ! Il rit. J'ai une certaine... stature. Mon nom remonte à
plus de mille ans, et il savent reconnaitre le danger si quelqu'un comme moi n'est peut-être... pas
assez vulgaire.

Leduc : Et par vulgaire, vous voulez dire...

Von Berg : Et bien, ne pensez-vous pas que le nazisme... quoique ce soit par ailleurs... est un
déchaînement de vulgarité ? Un océan de vulgarité ?

Bayard : J'ai bien peur que ce soit bien plus que cela , mon ami.

Von Berg, poliment, à Bayard : je suis sûr que ça l'est, oui.

Bayard : Vous dites cela comme s'il s'agissait de mauvaises manières à table, et c'est tout.

Von Berg : Et c'est le cas, oui. Rien ne les enrage plus qu'un signe de... raffinement. C'est décadent,
voyez-vous ?

Bayard : Qu'est ce que c'est que cette histoire ? Vous voulez dire que vous avez quitté l'Autriche
pour leur manque de bonnes manières à table ?

Von Berg : Des bonnes manières, oui ; et leur adoration pour ce qu'il y a de plus répugnant dans
l'art ; et des commis d'épicerie indiquant à l'orchestre quelle musique il ne devrait pas jouer. La
vulgarité peut suffire à mener un homme hors de son pays, oui, je le pense.

Bayard : En d'autres termes, s'ils avaient un bon jugement artistique, d'élégantes manières à table, et
laissaient l'orchestre jouer ce qu'il lui plaît, vous n'auriez pas de problème avec eux.

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Von Berg : Mais comment serait-ce possible ? Comment des personnes respectant l'art pourraient-
elles harceler ainsi les juifs ? Faire de l'Europe une prison, se faire passer pour une race de justiciers
et de brutes ? Est-ce possible pour un peuple artistique ?

Monceau : J'aimerais être d'accord avec vous, Prince Von Berg, mais je dois dire que le public
Allemand—j'y ai joué—aucune audience n'est aussi sensible à la moindre petite nuance d'une
prestation ; ils prennent place dans le théâtre avec respect, comme dans une église. Et personne
n'écoute la musique comme un Allemand. Vous ne pensez pas ? Avec eux, c'est une passion.

Pause.

Von Berg, consterné par la vérité : J'ai bien peur que vous dites vrai, oui. Pause. Je ne sais quoi
dire. Il est déprimé, profondément désemparé.

Leduc : Peut-être que ce sont d'autres personnes qui font cela.

Von Berg : J'ai bien peur de connaître de nombreuses personnes cultivées qui... sont devenues
nazies. C'est bien eux. L'art n'est peut-être pas un rempart face à cela. C'est étonnant comme l'on
peut tenir certaines idées pour acquises. Jusqu'à cet instant j'avais pensé que l'art... à Bayard : Vous
avez peut-être raison—Je n'y comprend pas grand chose. A vrai dire, je suis essentiellement
musicien—amateur, bien sûr, et la politique n'a jamais...

Marchand : Aucune inquiétude, je comprends parfaitement. Bonne journée, messieurs. Il sort,


indiquant le laissez-passer vers l'intérieur du bureau: Je présente le laissez-passer à la sortie ? Je
vous remercie.

Il ferme la porte du bureau, se retourne et se dépêche de traverser la rangée de prisonniers, et,


passant devant le garçon...

Garçon : Que vous ont-ils demandé, Monsieur ?

Marchand remonte le couloir sans prêter attention au garçon, et alors qu'il s'approche du bout de
celui-ci, le garde, l'ayant entendu, apparaît devant lui. Il lui donne le laissez-passer et sort. Le
garde se déplace quelques secondes autour de l'embranchement du couloir et disparaît.

Lebeau, à la fois perplexe et plein d'espoir : J'aurais juré qu'il était juif ! A Bayard : Vous ne le
pensiez pas ?

Courte pause.

Bayard—ayant manifestement eu le même sentiment : Vous avez des papiers, n'est-ce pas ?

Lebeau : Oh, pour sûr, j'ai de bons papiers. Il sort des documents froissés de sa poche.

Bayard : Et bien, insistez simplement qu'ils le sont. Peut-être que c'est ce qu'il a fait.

Lebeau : J'aurais aimé que vous y jetiez un coup d’œil, voulez-vous ?

Bayard : Je ne suis pas expert.

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Lebeau : Je voudrais juste savoir ce que vous en pensez. Vous semblez être au courant. Qu'est ce
que ça donne d'après vous ?

La porte du bureau s'ouvre et Bayard cache rapidement les papiers. Le professeur apparaît et pointe
le doigt en direction du Gitan.

Professeur : Suivant. Toi. Suis-moi.

Le Gitan se lève et se dirige vers lui. Le professeur indique au Gitan la casserole qu'il tient entre ses
mains.

Tu peux laisser ça.

Le Gitan hésite, regarde sa casserole.

J'ai dit laisse ça là.

Le Gitan repose la casserole sur le banc à contrecœur.

Gitan : Réparer. Pas voler.

Professeur : Entre.

Gitan, signalant la casserole, avertissant les autres : C'est à moi.

Le Gitan entre dans le bureau. Le professeur le suit et ferme la porte. Bayard prend la casserole,
plie et casse le manche, le dissimule dans sa poche et remet la casserole à sa place.

Lebeau, se tourne vers Bayard, montre ses papiers : Vous en dites quoi ?

Bayard, lève le papier vers la lumière, le retourne, le rend à Lebeau : Pour autant que je sache, il a
l'air bon.

Monceau : Cet homme m'avait l'air d'être juif. N'avez vous pas eu cette impression, docteur ?

Leduc : Je n'en ai aucune idée. Les juifs ne sont pas une race, vous savez. Ils peuvent ressembler à
n'importe qui.

Lebeau, d'une joie presque certaine : Il avait probablement de bon papiers. Parce que je connais des
gens qui ont des papiers, il suffit d'y jeter un coup d’œil pour se rendre compte qu'ils sont truqués. Je
veux dire, si tes papiers sont bons, ça devrait aller... ?

Entre-temps, Monceau a sorti ses papiers et les examine. Le garçon fait de même avec les siens.
Lebeau se tourne vers Leduc.

En revanche, c'est sûr : mon père ressemble à un Anglais. Le problème c'est que je tiens plus de ma
mère.

Garçon, à Bayard, lui présentant ses papiers : Pourriez-vous regarder les miens ?

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Bayard : Je ne suis pas expert, petit. Et puis, quoi qu'il en soit, ne reste pas assis là à les regarder
comme ça.

Monceau range les siens, le garçon aussi. Une pause. Ils attendent.

Monceau : Je pense que c'est une question de crédibilité personnelle—cet homme à l'instant s'est
conduit d'une manière très assurée...

Le vieux juif commence à basculer vers le sol. Von Berg l'attrape, et l'aide à se rasseoir sur le siège
avec le garçon .

Lebeau, d'une nervosité accrue : Seigneur, on penserait qu'ils se raseraient au moins la barbe. Je
veux dire, se promener avec une barbe comme ça dans un pays pareil !

Monceau regarde la barbe de Lebeau, et Lebeau de la toucher.

Moi je ne passe pas mon temps à me raser, mais...

Von Berg, au vieux juif : Vous allez bien Monsieur ?

Leduc se penche sur les genoux de Von Berg et prend le pouls du vieil homme juif. Pause. Il relâche
sa main et regarde Lebeau.

Leduc : Êtes-vous sérieux ? Ils ont vraiment mesuré votre nez ?

Lebeau : Avec ses doigts. Cet homme en civil. Ils l'appelaient «professeur ». Pause. Ensuite, à
Bayard : Je crois que vous avez raison; c'est juste une question de papiers. Cet homme d'affaires
avait tout d'un juif...

Monceau : Je n'en suis plus si sûr maintenant.

Lebeau, en colère : Il y a une minute vous étiez sûr, et tout à coup... !

Monceau : Même s'il ne l'était pas, cela signifie qu'il s'agit simplement d'un contrôle général. Sur
l'ensemble de la population.

Lebeau : Hé, c'est vrai aussi ! Légère pause. En fait, on me prend souvent pour un Goy moi-même.
Non pas que je m'en soucie, mais la plupart du temps, je... À Von Berg: Et toi, ils ont mesuré ton
nez ?

Von Berg : Non, ils m'ont demandé de monter en voiture, c'est tout.

Lebeau : Parce que visiblement le vôtre a l'air plus gros que le mien.

Bayard : Vous allez la boucler oui ! Vous arrêtez ça, compris ?

Lebeau : Je ne peux pas essayer de savoir pourquoi je suis là ?

Bayard : Est-ce qu'il vous est déjà arrivé de vous soucier d'autre chose que de vous-même ?
Juste parce que vous êtes artiste ? Vous autres démoralisez tout le monde !

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Lebeau, empreint d'une terreur manifeste : Mais nom de Dieu, qu'est-ce que je suis censé penser ?
Et vous, vous pensez à qui ?

La porte du bureau s'ouvre. Le capitaine de police apparaît, et fait des gestes vers Bayard.

Capitaine : Viens à l'intérieur.

Bayard, s'efforçant d'empêcher ses genoux de trembler, se lève. Ferrand, propriétaire d'un café, se
précipite dans le couloir avec un plateau de tasses à café recouvert d'une grande serviette. Il a un
tablier.

Ah, enfin !

Ferrand : Désolé capitaine, mais pour vous, j'ai dû en faire de nouveau.

Capitaine, alors qu'il entre dans le bureau derrière Ferrand : Posez-le sur mon bureau.

La porte se referme. Bayard s'assoit, essuie son visage. Pause.

Monceau, à Bayard, calmement : Puis-je vous faire une suggestion ?

Bayard se tourne vers lui, déjà sur la défensive.

Vous aviez l'air terriblement tourmenté quand vous vous êtes levé tout à l'heure.

Bayard, s'offusquant : Moi, tourmenté ? Vous avez mal choisi votre homme.

Monceau : Je vous en pris, je ne vous critique pas.

Bayard : Évidement je suis un peu nerveux, devant une pièce remplie de fascistes comme ça.

Monceau : Mais c'est pourquoi il faut se montrer particulièrement sûr de soi. Je suis sûr que c'est ce
qui a permis à cet homme d'affaires de sortir si vite. J'ai vécu des expériences similaires dans les
trains, et même à Paris où ils m'ont arrêté plusieurs fois. L'important, c'est de ne pas ressembler à
une victime. Ou même de se sentir comme tel. Ils peuvent être très stupides, mais ils ont un flair
pour les victimes ; ils savent quand quelqu'un n'a rien à cacher.

Leduc : Mais comment éviter de se sentir victime ?

Monceau : Il faut créer sa propre réalité dans ce monde. Je suis acteur, on fait cela tout le temps. Le
public est très sadique, vous savez ; il cherche votre premier signe de faiblesse. Vous devez donc
essayer de penser à quelque chose qui vous redonne confiance en vous ; n'importe quoi. Comme le
jour où votre père vous a fait un compliment, ou lorsqu' un professeur a été étonné par votre
intelligence... N'importe quelle pensée—à Bayard—qui vous fait vous sentir... important. Après tout,
vous essayez de créer une illusion, de leur faire croire que vous êtes qui vos papiers disent que vous
êtes.

Leduc : C'est très juste, nous ne devons pas jouer le rôle qu'ils ont écrit pour nous. C'est très futé.
Vous devez avoir un grand courage.

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Monceau : Je crains que non. Mais en revanche, j'ai du talent. À Bayard : Il faut leur montrer le
visage d'un homme sûr de lui, et non d'un homme troublé et suspicieux. Ils flairent la différence.

Bayard : Mon ami, vous devez être bien mal dans votre peau si vous devez jouer la comédie pour
vous sentir bien. La bourgeoisie a vendu la France ; elle a laissé entrer les Nazis pour détruire la
classe ouvrière française. Souvenez-vous des causes de cette guerre et vous aurez confiance en vous.

Leduc : Sauf que les causes de cette guerre changent si souvent.

Bayard : Pas si vous comprenez les forces politiques et économiques en jeu.

Leduc : Pourtant, quand l'Allemagne nous a attaqués, les Communistes ont refusé de soutenir la
France. Ils l'ont désigné comme une guerre impérialiste. Jusqu'à ce que les nazis se retournent contre
la Russie, et puis en un après-midi, tout se transforme en une guerre sacrée contre la tyrannie. Quelle
confiance peut-on accorder à une logique qui se retourne comme une crêpe en un après-midi ?

Bayard : Mon ami, sans l'Armée rouge dressée contre eux aujourd'hui, on pourrait oublier la France
pendant mille ans !

Leduc : Je conçois bien. Mais cela n'exige pas une compréhension des forces politiques et
économiques—simplement la foi en l'Armée rouge.

Bayard : C'est une foi dans le futur ; et le futur est socialiste. Et c'est ce que je vais emporter avec
moi.

Aux autres :

Je vous préviens—des comme ça, moi j'en ai connu. Vous feriez mieux de vous introduire une
conviction dans la colonne vertébrale ou vous allez vous faire briser en deux.

Leduc : Je comprends. Vous voulez dire que c'est important de ne pas se sentir seul.

Bayard : Aucun de nous n'est seul. Nous faisons tous partie de l'histoire. Certains d'entre nous ne le
savent pas, mais il est préférable de l'apprendre vite pour sa propre survie.

Leduc : Que nous sommes... des symboles.

Bayard : hésite à accepter le terme : Oui. Pourquoi pas ? Des symboles, oui.

Leduc : Et cela semble vous aider. Croyez-moi, je suis sincèrement intéressé.

Bayard : Ça m'aide parce que c'est la vérité. Que suis-je pour eux à moi seul ? Est-ce qu'ils me
connaissent? Prenez-le personnellement, et ils feront de vous un idiot. Vous ne pouvez pas donner du
sens à tout ça sur une base personnelle.

Leduc : Je suis d'accord. Personnellement : Mais la difficulté c'est—que pouvons nous être si ce
n'est nous-mêmes ? Par exemple, l'idée d'être torturé, ou des choses de la sorte...

Bayard, s'efforçant d'incarner sa conviction : Eh bien, ça me fait peur, bien sûr. Mais ils ne peuvent

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pas torturer le futur, c'est hors de leur contrôle. L'homme n'a pas été fait pour être l'esclave du grand
capital. Quoi qu'ils fassent, quelque chose rit en moi. Parce qu'ils ne peuvent pas gagner. C'est
impossible. Il se raidit contre sa peur grandissante.

Leduc : Donc d'une certaine manière... vous n'êtes pas là. Vous, personnellement.

Bayard : Dans un certain sens, oui. Pourquoi, Qu'il y a-t-il de mal à cela ?

Leduc : Rien ; C'est peut-être la meilleure façon de s'accrocher à soi-même. C'est seulement
qu'ordinairement on essaie de faire l'expérience de la vie, d'être en esprit là où se trouve le corps.
Pour certains d'entre nous, il est difficile de changer de vitesse et en même temps de faire marche
arrière. Mais ce n'est pas un problème pour vous.

Bayard, avec sollicitude : Vous croyez qu'un homme peut être lui-même dans cette société ? Quand
des millions de gens ont faim et que quelques uns vivent comme des rois, et que des races entières
sont esclaves de la finance, comment pouvez-vous être vous-même dans un tel monde ? J'y consacre
dix heures par jour pour quelques francs, je vois des gens qui ne se courbent jamais le dos et la
planète leur appartient... Comment mon esprit peut-il être là où est mon corps ? Il faudrait que je
sois un singe.

Von Berg : Mais alors, où est votre esprit ?

Bayard : Dans le futur. En ce jour où la classe ouvrière est maître du monde. C'est en cela que j'ai
foi. À Monceau : Pas en une personnalité simulée.

Von Berg, les yeux écarquillés, posant sincèrement la question : Mais ne croyez-vous pas...
Pardonnez-moi. La plupart des nazis ne sont-ils pas... de la classe ouvrière?

Bayard : Forcément, avec assez de propagande, on peut embrouiller n'importe qui.

Von Berg : Je vois. Légère pause. Mais dans ce cas, comment peut-on avoir une telle confiance en
eux ?

Bayard : En qui avez vous confiance, l'aristocratie ?

Von Berg : Très peu. Mais en certains aristocrates, oui. Et en certaines personnes ordinaires.

Bayard : Êtes-vous en train de me dire que l'histoire est une question de « certaines personnes » ?
Sommes-nous assis ici parce que nous sommes « certaines personnes » ? L'un d'entre nous est-il un
individu pour eux ? Les intérêts de classe font l'histoire, pas les individus.

Von Berg : Oui, cela semble bien être le problème.

Bayard : Les faits ne sont pas un problème. Un être humain doit triompher dans les faits.

Von Berg, d'une intimité profonde et anxieuse envers Bayard : Mais les faits... Cher monsieur, et si
les faits sont répugnants ? Et seront toujours répugnants ?

Bayard : Tout comme l'est l'accouchement, ou comme...

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Von Berg : Mais un enfant en sort. Et si les faits n'aboutissent qu'à un désastre permanent, sans fin ?
Croyez-moi, je suis heureux de rencontrer un homme qui n'est pas cynique ; toute foi est précieuse
de nos jours. Mais donner sa foi à une... une classe de gens est impossible, tout simplement
impossible—quatre-vingt-dix-neuf pour cent des nazis sont des gens de la classe ouvrière !

Bayard : J'admets qu'il est possible que la propagande ait un effet.

Von Berg, saisit d'une angoisse intense, comme si le règlement de cette question lui était
particulièrement intime. Mais qu'est-ce qui ne peut pas être détourné ?
N'est-ce pas le... le cœur du problème ? Une poignée d'individus. Vous ne pensez pas ?

Bayard : Vous êtes un homme intelligent, Prince. Êtes-vous sérieusement en train de me dire que
cinq, dix, cent, mille, dix mille personnes honnêtes et intègres sont tout ce qui nous sépare de la fin
de tout ? Vous voulez dire que le monde entier ne tient qu'à ce fil dérisoire ?

Von Berg, sonné : J'ai bien peur que cela semble impossible.

Bayard : Si je pensais cela, je n'aurais pas la force de passer cette porte, je n'arriverais pas à mettre
un pied après l'autre.

Von Berg—légère pause : En effet. Je n'avais pas vraiment envisagé la chose de cette manière.
Mais... vous pensez vraiment que la classe ouvrière va...

Bayard : Elle détruira le fascisme parce qu'il est contraire à ses intérêts.

Von Berg—hoche la tête : Mais dans ce cas, n'est-ce pas encore plus mystérieux ?

Bayard : Je ne vois aucun mystère.

Von Berg : Mais ils vénèrent Hitler.

Bayard : Comment pouvez-vous dire cela ? Hitler est la création de la classe capitaliste.

Von Berg, saisi d'une tristesse et une angoisse terribles : mais ils le vénèrent ! Mon propre cuisinier,
mes jardiniers, les gens qui travaillent dans mes forêts, le chauffeur, le garde-chasse, ce sont tous des
nazis ! Je l'ai vu naître en eux, l'amour pour cette créature—ma gouvernante rêve de lui dans son lit,
elle a servit mon petit-déjeuner comme si elle venait de coucher avec un dieu; dans un rêve,
tranchant mon toast ! J'ai vu cette adoration dans ma propre maison ! Reprenant maîtrise de lui-
même : Je vous demande pardon, mais cela me perturbe. J'admire votre foi ; toute foi, dans une
certaine mesure, est belle. Et quand je sais que la vôtre est basée sur quelque chose de si faux, c'est
terriblement troublant. Silencieusement : Quoi qu'il en soit, je ne peux pas me glorifier des faits ; il
n'y a pas de réconfort à cet égard. Ils l'adorent, le sel de la terre... le regard fixe : ils le vénèrent.

Un éclat de rire surgit de l'intérieur du bureau. Il y jette un coup d'œil, tous tournent leur regard
vers le bureau.

Étrange ; si je ne savais pas que certains d'entre eux étaient français, j'aurai dit qu'ils riaient comme
des Allemands. Je suppose que la vulgarité n'a pas de nation, après tout.

La porte s'ouvre, M. Ferrand sort en riant ; à l'intérieur, le rire s'apaise. Il fait signe à l'intérieur,

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fermant la porte. Son sourire s’effondre. Alors qu'il passe devant le serveur, il jette un coup d'œil à
la porte, puis se penche rapidement et lui chuchote à l'oreille. Ils regardent tous. Maintenant,
Ferrand s'en va. Le serveur tend la main et saisit son tablier.

Serveur : Ferrand !

Ferrand, balayant la main du serveur de son tablier : Qu'est-ce que je peux faire ? Je t'ai dit
cinquante fois de quitter cette ville ! Ne te l'ai-je pas dit ?

Il se hâte vers le couloir, essuyant ses larmes avec son tablier. Ils regardent tous le serveur, qui est
assis là, le regard perdu.

Bayard : Quoi ? Dites-moi. Allez, je suis le suivant, qu'est-ce qu'il a dit ?

Serveur, le regard fixe et agard, en état de choc, chuchotant : Ce n'est pas pour travailler.

Leduc, penché vers lui pour l'entendre : Comment ?

Serveur : Ils ont des fours.

Bayard : Quels fours ?... Parle ! Qu'est-ce qu'il y a ?

Serveur : Il a entendu les inspecteurs ; ils sont venu prendre un café juste avant. Ils brûlent les gens
dans des fours. C'est pas pour travailler. Ils vous brûlent en Pologne.

Monceau : C'est la bêtise la plus incroyable que j'ai jamais entendue de ma vie.

Lebeau, au serveur : Tant que vous avez des papiers français conformes... Il n'y a rien de juif sur
mes papiers.

Serveur, d'un murmure prononcé : Ils vont regarder votre sexe.

Le garçon se lève comme s'il avait reçu un choc électrique. La porte du bureau s'ouvre, le capitaine
de police apparaît et fait signe à Bayard. Le garçon se rassoit aussitôt.

Capitaine : Tu peux venir maintenant.

Bayard se tient debout, assumant une posture de confiance artificielle et presque absurde. Mais en
s'approchant du capitaine, il affiche une autorité.

Bayard : Je suis maître électricien aux chemins de fer, capitaine. Vous m'avez peut-être vu là-bas. Je
suis un travailleur de guerre de première priorité.

Capitaine : A l'intérieur.

Bayard : Vous pouvez vérifier auprès du ministre des Transports Duquesne.

Capitaine : Vous voulez m'apprendre mon travail ?

Bayard: Non, mais nous avons tous besoin de conseils de temps en temps.

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Capitaine : A l'intérieur.

Bayard : Bien.

Sans hésitation, Bayard entre dans le bureau, le capitaine suit et ferme la porte.
Un long silence. Monceau, après un moment, estompe un coin rugueux sur le feutre de son chapeau.
Lebeau regarde ses papiers, se frotte doucement la barbe du revers de la main, le regard effrayé. Le
vieux juif pousse son paquet plus profondément sous ses pieds. Leduc sort un paquet de cigarettes
presque vide, commence à en prendre une pour lui, puis se lève silencieusement, franchit la rangée
d'homme et leur en offre. Lebeau en prend une. Ils allument leurs cigarettes. Depuis le bâtiment
voisin, on entend vaguement un accordéon qui joue un air populaire.

Lebeau : Laissons à un flic le soin de jouer maintenant.

Serveur : Non, c'est le fils du patron, Maurice. Ils commencent à servir le déjeuner.

Leduc, qui est revenu à sa place à l’extrémité du banc, se lève, jette un coup d’œil au coin du
couloir, observe et s'assoit au fond.

Leduc, à voix basse : Il n'y a qu'un seul garde à la porte. Trois hommes pourraient le maîtriser.

Pause. Personne ne répond. Puis...

Von Berg, s'excusant : J'ai bien peur que je ne vous serai d'aucune aide. Je n'ai aucune force dans
mes mains.

Monceau, à Leduc : Vous y croyez vraiment, docteur ? A propos des fours ?

Leduc—il réfléchit, puis : Je crois que c'est possible, oui. Venez, nous pouvons faire quelque chose.

Monceau : Mais de quelle utilité sont des juifs morts pour eux ? Ils veulent de la main d’œuvre
gratuite. C'est absurde. Vous pouvez dire ce que vous voulez, mais les Allemands ne sont pas
illogiques ; il n'y a aucun avantage concevable pour eux dans une chose pareille.

Leduc : Vous pouvez rester assis ici et parler d'avantages ? Y a-t-il une explication rationnelle à
votre présence ici ? Mais vous êtes assis ici, n'est-ce pas ?

Monceau : Mais une telle atrocité est... au delà de toute conception.

Von Berg : C'en est justement la raison.

Monceau : Vous n'y pensez pas. Prince, vous ne pouvez pas me dire que vous croyez une telle
chose.

Von Berg : Je trouve que c'est l'atrocité la plus plausible que j'ai jamais entendue.

Lebeau : Mais, pourquoi ?

Légère pause.

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Von Berg : Parce que c'est si inimaginablement ignoble. C'est leur pouvoir. Faire l'inconcevable ;
c'est ce qui nous paralyse tous. Mais si tel est leur but, ce n'en est pas la cause. Souvent, je
demandais à mes amis—si vous aimez votre pays, pourquoi est-il nécessaire de haïr les autres pays ?
Pour être un bon Allemand, pourquoi devez-vous mépriser tout ce qui n'est pas Allemand ? Jusqu'à
ce que je comprenne. Ils font ces choses non pas parce qu'ils sont Allemands, mais parce qu'ils ne
sont rien. C'est la marque de l'époque : moins on existe, plus il est important de faire bonne
impression. Je les vois en parler comme d'une marque d'honnêteté. Après tout, qu'est-ce que la
retenue, sinon l'hypocrisie ? Si vous méprisez les juifs, la chose la plus honnête est de les brûler. Et
le fait que cela coûte de l'argent et que des trains et du personnel soient mit à profit, cela ne fait que
garantir l'intégrité, la pureté, l'existence de leurs sentiments. Ils vous diraient même que seul un juif
penserait au coût. Ce sont des poètes, ils se cherchent une nouvelle noblesse, la noblesse de
l'obscénité totale. Je conçois cette fougue ; elle prouverait pour toujours qu'ils existent, oui, et qu'ils
étaient sincères. Vous ne devez pas calculer ces personnes avec une arithmétique de perte et profit du
XIXe siècle. Leurs motifs sont musicaux et les gens ne sont que des sons qu'ils jouent. Et à mon
avis, dans cette guerre, gagnée ou perdue, ils ont montré le chemin de l'avenir. Ce que l'on avait
l'habitude de concevoir d'un être humain n'aura pas de place sur cette terre. Je ferais n'importe quoi
pour sortir.

Une pause.

Monceau : Mais ils vous ont arrêté. Ce professeur allemand est un expert. Il n'y a rien de juif chez
vous...

Von Berg : J'ai un accent. J'ai remarqué sa réaction lorsque j'ai commencé à parler. C'est l'inflexion
autrichienne. Il a dû penser que j'étais un autre de ces réfugiés.

La porte s'ouvre. Le professeur sort, et indique le serveur.

Professeur : Suivant. Toi.

Le serveur se fait petit, s'accroche à Lebeau.

Ne t’inquiète pas, c'est seulement pour vérifier tes papiers.

Le serveur se cambre soudainement, s'enfuit au coin de la pièce et prend le couloir. Le garde


apparaît au bout, le saisit et le ramène dans le couloir.

Serveur, au garde : Félix, tu me connais. Félix, ma femme va devenir folle. Félix...

Professeur : Emmenez-le au bureau.

Le capitaine de police apparaît à l'entrée du bureau.

Garde : Il n'y a personne à la porte.

Capitaine, arrache le serveur du gardien : Rentre là-dedans, putain de juif...

Il jette le serveur à l'entrée du bureau ; le serveur se heurte au commandant, qui ne fait que sortir
pour voir d'où vient le désordre. Le commandant saisit sa cuisse avec douleur, repoussant le serveur

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pour l'éloigner de sa jambe. Le serveur se jette aux pieds du commandant en pleurant. Le capitaine
le remet violemment sur ses pieds et le pousse dans le bureau, entrant après lui. A l'intérieur,
indiscernable :

Tu veux des ennuis ? Tu veux des ennuis ?

On entend le serveur crier. Bruit de coups portés. Silence. Le professeur s'avance vers la porte. Le
commandant prend son bras et le conduit jusqu'au bord de la scène, hors des oreilles intéressées des
prisonniers.

Commandant: Ne serait-il pas beaucoup plus simple de leur demander s'ils...

D'allure impatiente, sans répondre, le professeur fait face à la rangée de prisonniers.

Professeur : L'un d'entre vous admettra-t-il maintenant qu'il a de faux papiers d'identité ?

Silence.

Bref, vous êtes tous des Français authentiques.

Silence. Il va vers le vieux juif, se penche sur son visage.

Y a-t-il des juifs parmi vous ?

C'est là le problème, Commandant ; Ou bien nous allons maison par maison enquêter sur la
biographie de tout le monde, ou alors nous menons cette inspection.

Commandant : L'électricien que j'ai vu tout à l'heure, je pense qu'il a mis le doigt sur quelque
chose. En fait, pas plus tard que ce matin, à l'hôpital, alors que j'attendais mon tour pour une
radiographie, un autre officier, un officier allemand, un capitaine. Son peignoir s'est ouvert...

Professeur : C'est tout à fait possible.

Commandant : C'était indéniable, professeur.

Professeur : Soyons clairs, mon Commandant ; l'Institut des études raciales ne prétend pas que la
circoncision soit un critère particulier au sang juif. L'Institut reconnaît qu'une petite proportion de
non-juifs...

Commandant : Je ne vois aucune raison de ne pas le dire, professeur. Je suis moi-même...

Professeur : Certes, mais je ne vous prendrais jamais pour un juif. Pas plus qu'on ne pourrait
confondre un cochon avec un cheval. La science n'est pas capricieuse, Commandant ; mon diplôme
concerne l'anthropologie raciale. En tout cas, nous pouvons certainement distinguer les Gentils* par
ce genre d'examen. *non-juif

Il prend le Commandant par le bras pour le ramener au bureau.

Commandant : Excusez-moi. Je reviens dans quelques minutes. Il commence à partir : Continuez


sans moi.

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Professeur : Commandant, vous avez vos ordres ; vous commandez cette opération. J'insiste pour
que vous preniez votre place à mes côtés.

Commandant : Je pense qu'il y a eu quelques erreurs. Je suis officier de liaison, je n'ai aucune
expérience dans ce genre de choses. J'ai une formation d'ingénieur et d'artilleur.

Légère pause.

Professeur—il parle plus doucement, ses yeux s'embrasent : Il serait mieux d'être franc,
Commandant. Refusez-vous cette mission ?

Commandant, contenant la menace qu'il ressent : J'ai mal aujourd'hui, professeur. Ils enlèvent
encore des fragments. En fait, j'ai cru comprendre que je ne devais tenir ce bureau que jusqu'à ce
qu'un officier des S.S. prenne la relève. Je suis plus ou moins assigné par l'armée régulière.

Professeur—prend son bras, l'attire à nouveau au bord de la scène : Mais l'armée n'est pas exempte
de l'exécution du programme d'hygiène raciale. Mes ordres viennent d'en haut. Et mon rapport ira en
haut. Vous me comprenez.

Commandant, sa résistance semble s'effondrer : Je comprends, oui.

Professeur : Écoutez, si vous voulez être remplacé, je peux facilement téléphoner au Général Von—

Commandant : Non... Non, c'est bon. Je... Je reviens dans quelques minutes.

Professeur : Tout cela est étrange, combien de temps suis-je censé vous attendre ?

Commandant, contenant une éruption de ressentiments : J'ai besoin de marcher. Je n'ai pas
l'habitude d'être assis dans un bureau. Je n'y vois rien d'étrange, je suis un officier de liaison, et ce
genre d'affaires demande un peu de temps pour s'y habituer. Les dents serrées : Qu'y a t-il d'étrange?

Professeur : Très bien.

Commandant : je serais de retour dans dix minutes. Vous pouvez poursuivre.

Professeur : Je ne continuerai pas sans vous, Commandant. La responsabilité de l'armée est aussi
grande que la mienne ici.

Commandant : Ce ne sera pas long.

Le professeur se tourne brusquement et entre dans le bureau en claquant la porte. Pressé de sortir,
le Commandant remonte le couloir. Leduc se tient debout quand il passe.

Leduc : Commandant.

Il passe devant lui sans détourner le regard, remonte le couloir et sort. Silence.

Garçon : Monsieur ?

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Leduc se tourne vers lui.

Je vais essayer avec vous.

Leduc, à Monceau et Lebeau : Et vous deux, alors ?

Lebeau : Comme vous voulez, mais j'ai tellement faim que je ne serais pas d'une grande aide.

Leduc : Vous pouvez aller le voir et commencer à vous disputer. Distrayez son attention. Ensuite
nous—

Monceau : Vous êtes tous les deux fous, ils vont vous abattre.

Leduc : Certains d'entre nous pourraient le maîtriser. Il n'y a qu'un homme à la porte. Ce quartier est
plein de ruelles, vous pourriez disparaître après vingt mètres.

Monceau : Combien de temps seriez-vous libres—une heure ? Et lorsqu'ils vous attraperont à


nouveau ils vont vraiment vous broyer.

Garçon: S'il vous plaît ! Je dois sortir. J'allais chez le prêteur sur gages. Il enlève une bague. C'est
l'alliance de ma mère, c'est tout ce qui nous reste. Elle attend l'argent. Ils n'ont rien à manger à la
maison.

Monceau : Suis mon conseil, mon garçon ; ne fais rien, ils te laisseront partir.

Leduc : Comme l'électricien ?

Monceau : C'était manifestement un communiste. Et le serveur a irrité le capitaine.

Lebeau : Écoutez, je vais essayer avec vous mais n'en attendez pas trop ; je suis mou comme une
chiffe, je n'ai rien mangé depuis hier.

Leduc, à Monceau : Ce serait mieux avec un autre homme. Le garçon est trop mince. Si vous et le
garçon le retenez, je prendrai son arme.

Von Berg, à Leduc, en regardant ses mains : Pardonnez-moi.

Monceau bondit, se dirige vers une caisse en bois et s'assoit.

Monceau : Je ne vais pas risquer ma vie pour rien. Cet homme d'affaires avait les traits d'un juif.
À Lebeau : Vous l'avez dit vous-même.

Lebeau, à Leduc, d'un ton apaisé : Oui, je l'ai dit. Je le pensais. Écoutez, si les papiers sont bons, ça
devrait aller.

Leduc, à Lebeau et Monceau : Vous savez vous-même que les Allemands se sont déplacés vers la
zone libre ; vous voyez qu'ils ramassent des juifs ; un homme vient de vous dire que vous êtes
destinés à la destruction...

Monceau—Indique Von Berg : Ils l'ont arrêté. Personne ne l'a expliqué.

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Von Berg : Mon accent...

Monceau : Mon cher Prince, seul un idiot peut vous confondre avec autre chose qu'un Autrichien de
la haute société. J'ai compris que vous étiez un noble à la minute où vous êtes entré.

Leduc : Mais si c'est un contrôle général, pourquoi regarderaient-ils le sexe ?

Monceau : Il n'y a aucune preuve de cela !

Leduc : Le patron du serveur...

Monceau, réprimant un cri nerveux : Il a entendu deux inspecteurs français qui ne peuvent rien
savoir de ce qui se passe en Pologne. Et s'ils font ce genre de choses, ce n'est pas la fin non plus—
j'avais un tampon juif sur mon passeport à Paris et je jouais Cyrano en même temps.

Von Berg : Vraiment ! Cyrano !

Lebeau : Dans ce cas pourquoi avoir quitté Paris ?

Monceau : C'était un accident complètement idiot. Je partageais une chambre avec un autre acteur,
un non-juif. Et il n'arrêtait pas de me supplier de partir. Mais naturellement, on n'abandonne pas un
tel rôle comme ça. Mais un soir, je me suis laissé influencer. Il m'a fait remarquer que j'avais un
certain nombre de livres qui figuraient sur la liste interdite de la littérature communiste—je veux
dire des choses comme Sainclair Lewis et Thomas Mann, et même quelques livres de Friedrich
Engels, que tout le monde lisait à un moment donné—et j'ai décidé que je ferais aussi bien de m'en
débarrasser. Nous faisions donc des paquets et je vivais au cinquième étage sans ascenseur et nous
nous relayions pour descendre dans la rue et les laisser sur les bancs ou sur le bas des portes, ou
n'importe où. Il était minuit passé, et j'étais en train de jeter un paquet de ces livres dans le caniveau
près de l'opéra, quand j'ai remarqué un homme debout derrière une porte qui me regardait. À ce
moment-là, j'ai réalisé que j'avais estampillé mon nom et mon adresse dans chacun de ces livres.

Von Berg : Ah ! Qu'avez vous fait ?

Monceau : J'ai commencé à marcher et j'ai continué jusqu'à la Zone Libre. Un grincement de
remords : Mais à mon avis, si je n'avais rien fait du tout, je serais sans doute encore à travailler !

Leduc, avec une plus grande urgence, mais profondément sympathique ; à Monceau : Écoutez-moi
un instant. Je vous en supplie. Il n'y a qu'un seul homme qui garde cette porte ; nous n'aurons peut-
être plus jamais une autre chance.

Lebeau : C'est encore un signe ; si tout cela était si sérieux, ne nous surveilleraient-ils pas plus
étroitement ? Je veux dire, ça soulève encore un point.

Leduc : C'est justement le but, ils comptent sur nous.

Monceau : Ils comptent sur nous ?

Leduc : Oui. Pour projeter nos propres idées raisonnables dans leur cervelles. Il est raisonnable de
dire qu'un simple garde signifie que la chose n'est pas importante. Ils s'appuient sur notre propre

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logique pour nous immobiliser. Mais vous venez de nous raconter comment vous avez parcouru
Paris pour annoncer partout que vous possédiez des livres interdits.

Monceau : Mais je ne l'ai pas fait exprès !

Leduc : Dois-je comprendre que vous ne supportiez plus la tension de rester à Paris ? Que vous
vouliez garder votre rôle de Cyrano et qu'il vous a fallu une contrainte absolue pour sauver votre
propre vie ? C'est votre inconscient qui vous a sauvé. Est-ce que vous comprenez ? Vous ne pouvez
pas jouer votre vie sur la base d'une analyse purement rationnelle de cette situation. Écoutez votre
for intérieur ; vous devez certainement sentir le danger en ces lieux...

Monceau, très anxieux : J'ai joué en Allemagne. Ce public ne pourrait pas brûler des acteurs dans un
four crématoire. Il se tourne vers Von Berg : Prince, vous ne pouvez pas me dire que vous croyez
cela !

Von Berg : Je soutenais un petit orchestre. Quand les Allemands sont arrivés en Autriche, trois des
musiciens se préparaient à s'échapper. Je les ai convaincus qu'il ne leur arriverait rien ; je les ai
amenés dans mon château ; nous avons tous vécu ensemble. Le hautboïste avait vingt, vingt et un
ans—mon cœur s'arrêtait quand il jouait certaines notes. Ils sont venus le chercher dans le jardin. Ils
l'ont sorti de sa chaise. L'instrument reposait sur la pelouse comme un os mort. Je me suis
renseigné ; il est mort maintenant. Mais il y a bien pire encore : ils sont venus s'asseoir et ont écouté
jusqu'à ce que la répétition soit terminée. Et puis ils l'ont pris. C'est comme s'ils voulaient le prendre
exactement au moment où il était le plus beau. Je sais ce que vous ressentez, mais je dois vous dire
que plus rien n'est interdit. Rien. Rien. Il a les larmes aux yeux, se tourne vers Leduc. Je vous
demande de me pardonner, docteur.

Pause.

Garçon : Vont-ils vous laisser partir ?

Von Berg, un regard coupable sur le garçon : Je suppose que oui. Si c'est pour attraper des Juifs, ils
me laisseront partir.

Garçon : Vous voulez bien prendre cette bague ? Et la rapporter à ma mère ?

Il tend la main avec l'anneau. Von Berg n'y touche pas.

Neuf rue Charlot. Dernier étage. Hirsch. Sarah Hirsch. Elle a de longs cheveux bruns... assurez-vous
que c'est bien elle. Elle a un petit grain de beauté sur la joue. Il y a deux autres familles dans
l'appartement, alors assurez-vous que c'est bien elle.

Von Berg regarde le garçon en face. Silence. Puis il se tourne vers Leduc.

Von Berg : Venez. Dites moi ce qu'il faut faire. Je vais essayer de vous aider. À Leduc : Docteur ?

Leduc : J'ai peur que ce soit sans espoir.

Von Berg : Pourquoi ?

Leduc—regarde devant lui, puis il regarde Lebeau : Il est affaibli par la faim, et le garçon est léger

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comme une plume. Je voulais m'enfuir, pas me faire massacrer. Pause. D'une ironie amère : je vis à
la campagne, voyez-vous ; je n'ai parlé à personne depuis si longtemps, j'ai peur d'être venu ici en
me faisant de fausses idées.

Monceau : Si vous essayez de m'appâter, docteur, oubliez.

Leduc : Pourriez-vous me dire, êtes-vous religieux ?

Monceau : Pas du tout.

Leduc : Alors pourquoi ce désir d'être sacrifié ?

Monceau : Je vous demande de ne plus m'adresser la parole.

Leduc : Mais pourtant vous faîtes don de vous-même. Vous êtes le seul homme capable, à part moi,
et pourtant vous n'avez aucune envie de tenter quelque chose ? Je ne comprends pas votre manière
assurée.

Pause.

Monceau : Je refuse de jouer un rôle qui ne me correspond pas. Tout le monde joue la victime de
nos jours ; désespérés, hystériques, ils s'imaginent toujours le pire. J'ai des papiers, je vais les
présenter avec l'intime conviction qu'ils doivent être honorés. Je pense que c'est exactement ce qui a
sauvé cet homme d'affaires. Vous nous accusez de jouer le rôle que les Allemands ont créé pour
nous ; je pense que c'est vous qui le faites en agissant si désespérément.

Leduc : Et si, malgré votre attitude, ils vous jettent dans un wagon de marchandises ?

Monceau : Je ne le pense pas.

Leduc : Mais s'ils le font. Vous avez certainement assez d'imagination pour visualiser cela.

Monceau : Dans ce cas, J'aurais fait de mon mieux. Je sait ce qu'est une erreur. Cela m'a pris du
temps pour faire les choses bien. Je n'ai pas la personnalité pour les premiers rôles ; tout le monde
disait que j'étais fou de rester dans cette profession. Mais je suis resté, et j'ai imposé mon point vue
sur ceux des autres.

Leduc : En d'autres mots, vous allez vous créer vous-même.

Monceau : Tout acteur se crée lui-même.

Leduc : Mais lorsqu'ils vous demandent d'ouvrir votre braguette.

Monceau reste silencieux, furieux.

S'il vous plaît ne vous interrompez pas ; je suis très intéressé. Comment voyez-vous cet instant ?

Monceau est silencieux.

Croyez-moi, j'essaie simplement de comprendre. Je suis incapable de pénétrer une telle passivité ; Je

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vous demande que se passe-t-il dans votre esprit lorsque vous faites face à l'ordre d'ouvrir votre
braguette ? J'essaie d'être aussi objectif, aussi scientifique que j'en ai acquis l'habitude au quotidien
—je pense que je vais être assassiné. Que croyez-vous qu'il se passera quand ils pointeront du doigt
cet endroit entre vos jambes ?

Pause.

Monceau : Je n'ai rien à vous dire.

Lebeau : Moi je vais vous dire ce que je pense. Indiquant Von Berg. J'aimerais être lui.

Leduc : Être quelqu'un d'autre.

Lebeau, exténué : Oui. Être arrêté par erreur. Mon Dieu—les voir se calmer lorsqu'il réalisent que je
suis innocent.

Leduc : Donc vous vous sentez coupable.

Lebeau—il s'est progressivement rapproché de l'épuisement : Un peu, je suppose. Pas pour ce que
j'ai fait mais... Je ne sais pas pourquoi.

Leduc : D'être juif, peut-être.

Lebeau : Je n'ai pas honte d'être juif.

Leduc : Mais alors pourquoi se sentir coupable ?

Lebeau : Je ne sais pas. C'est peut-être parce qu'ils n'arrêtent pas de dire des choses épouvantables
sur nous, et on ne peut pas répondre. Et après des années et des années, on... je ne dirais pas qu'on y
croit, mais... un peu, oui. C'est drôle, je disais à mes parents ce que vous dites. On aurait pu partir
pour l'Amérique un mois avant l'invasion. Mais ils ne voulaient pas quitter Paris. Elle avait un lit en
laiton, des tapis, des draperies et toutes sortes de déchets. Comme lui avec son Cyrano. Et je leur ai
dit : « Vous faites exactement ce qu'ils veulent que vous fassiez ! » Mais les gens ne croiront pas
qu'ils peuvent être tués. Pas eux avec leur lit en laiton, leurs tapis et leurs trombines...

Leduc : Mais le croyez-vous? Il me semble que vous n'y croyez pas vous-même.

Lebeau : Je le crois, je le crois. Ils ne m'ont attrapé que ce matin parce que je... j'avais toujours
l'habitude de marcher le matin avant de me poser au travail. Et je voulais le refaire. Je savais que je
ne devais pas sortir. Mais j'en ai marre de comprendre la vérité. J'en ai marre de voir clairement les
choses. Pause. J'ai toujours recueilli mes illusions le matin. Je n'ai jamais pu peindre ce que je
voyais, seulement ce que j'imaginais. Et ce matin, danger ou pas danger, il fallait que je sorte, que je
me promène, que je voie quelque chose de réel, autre chose que l'intérieur de ma tête... et j'ai à peine
pris à droite et ce putain de scientifique sort de la voiture avec ses doigts en direction de mon nez...
Pause. Je crois que je peux mourir. Mais on peut être si fatigué...

Leduc : Donc ce n'est pas trop mal.

Lebeau : Si on veut, ouais.

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Leduc, les regardant tous : Donc d'une manière ou d'une autre, avec ou sans illusions, fatigué ou en
pleine forme—nous avons été entraînés à mourir. Juif ou pas.

Monceau : Vous essayez toujours de m'appâter, docteur, mais si vous voulez vous suicider, faites-le
seul, n'impliquez pas les autres. Le fait est qu'il y a des lois et que chaque gouvernement les
applique ; et je veux que ce soit clair, je n'ai rien à voir avec cette discussion.

Leduc, maintenant en colère : Tous les gouvernements n'ont pas des lois condamnant les gens en
fonction de leur race.

Monceau : Je vous demande pardon. Les Russes condamnent la classe moyenne, les Anglais
condamnent les Indiens, les Africains, et tous ceux qu'ils pourraient approcher, les Français, les
Italiens... chaque nation a condamné quelqu'un en raison de sa race, y compris les Américains et ce
qu'ils font aux noirs. La grande majorité de l'humanité est condamnée à cause de sa race. Que
conseillez-vous à tous ces gens—le suicide ?

Leduc : Que conseillez-vous ?

Monceau, cherchant et trouvant conviction : Je pars du principe que si j'obéis à la loi avec dignité,
je partirai en paix. Je n'aime peut-être pas la loi, mais de toute évidence, la majorité l'aime, sinon ils
la renverseraient. Et je parle maintenant de la majorité française, qui était cinquante fois plus
nombreuse que les Allemands dans cette ville. N'oubliez pas, c'est la police française, pas allemande.
Et si, par miracle, vous assommez ce garde, vous vous retrouverez dans une ville où pas même une
personne sur mille ne vous aiderait. Et ça n'a rien à voir avec le fait d'être juif ou pas. C'est ainsi
qu'est fait le monde, alors cessez d'insulter les autres avec vos défis romantiques !

Leduc : Bref, parce que le monde est indifférent, vous patienterez calmement et dans la dignité—
avant de baisser votre braguette.

Monceau—tremblant et furieux, il se lève : Je vais vous dire ce que je pense ; je pense que ce sont
des gens comme vous qui nous ont mis ça sur le dos. Des gens qui donnent aux juifs une réputation
de subversion, et cette analyse talmudique, et cette insatisfaction permanente et obsessionnelle.

Leduc : Alors je dois dire que j'avais tort tout à l'heure ; vous n'avez pas inscrit votre nom sur ces
livres interdits afin de trouver une raison de quitter Paris et de vous enfuir. C'était pour vous faire
prendre et mettre fin à vos souffrances. Votre cœur est un territoire conquis, Monsieur.

Monceau : Si nous nous revoyons vous paierez pour cette remarque.

Leduc : Un territoire conquis ! Il se penche en avant, la tête entre ses mains.

Garçon, il tend la main pour donner la bague à Von Berg : Vous le ferez ? Numéro neuf, rue
Charlot ?

Von Berg, profondément affecté : Je vais essayer.

Il prend la bague. Le garçon se lève aussitôt.

Leduc : Où vas-tu comme ça ?

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Le garçon, terrifié mais désespéré, se précipite sur la plante des pieds vers le couloir et jette un
coup d'œil à son l'extrémité. Leduc se lève, essaie de le retenir.

Tu ne peux pas ; il faudrait trois hommes pour...

Le garçon se libère et remonte rapidement le couloir. Leduc hésite, puis le suit.

Attends ! Attends une minute ! J'arrive, j'arrive.

Le Commandant entre dans le couloir depuis l'autre extrémité. Le garçon s'arrête, Leduc est
maintenant à ses côtés. Pendant un moment, ils se tiennent face à lui. Puis ils font demi-tour,
redescendent le couloir et s'assoient, le commandant les suivant. Il attrape la manche de Leduc. Il
se lève et le suit sur le devant de la scène.

Commandant, gavé d'alcool et d'émotions : C'est impossible. N'essayez pas. Il y a des sentinelles
aux deux recoins. Il jette un coup d'œil vers la porte du bureau : Capitaine, je voudrais juste dire
que... tout cela est aussi inconcevable pour moi que ça ne l'est pour vous. Vous arrivez à le croire ?

Leduc : J'y croirai si vous vous tiriez une balle. Et mieux encore, si vous en preniez quelques-uns
avec vous.

Commandant, il s'essuie la bouche du revers de la main : Nous serions tous remplacés demain
matin, vous le savez ?

Leduc : Mais nous, nous pourrions nous en sortir ; vous devriez le percevoir.

Commandant : Ils vous trouveraient bientôt.

Leduc : Pas moi.

Commandant, avec un air d'amusement maniaque, mais interrogeant sérieusement : Pourquoi


mériteriez-vous de vivre plus que moi ?

Leduc : Parce que je suis incapable de faire ce que vous faites. Je suis meilleur pour le monde que
vous.

Commandant : Pour vous, ça ne veut rien dire ce que je ressens ?

Leduc : Rien du tout, à moins que vous nous fassiez sortir d'ici.

Commandant : Et après ? Et après ?

Leduc : Je me souviendrai d'un Allemand digne, un Allemand honorable.

Commandant : Est-ce que ça fera une différence ?

Leduc : Je vous aimerai aussi longtemps que je vivrai. Quelqu'un le ferait-il actuellement?

Commandant : C'est si important pour vous, que quelqu'un vous aime ?

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Leduc : Que je sois digne de l'amour de quelqu'un, oui. Et de respect.

Commandant : C'est incroyable, vous ne comprenez donc rien. Il ne reste plus rien de ce genre,
vous ne comprenez toujours pas ?

Leduc : C'est encore présent en moi.

Commandant, lève le ton, une fureur s'élève en lui : Il n'y a plus de personne, vous ne le voyez
pas ? Il n'y aura plus jamais de personnes. Qu'est-ce que ça peut me faire que vous m'aimiez ? Vous
avez perdu la tête ? Je suis quoi, un chien qu'il faut aimer ? Vous—se tournant vers les autres—
maudits juifs !

La porte s'ouvre, le professeur et le capitaine de police apparaissent.

Comme des chiens, des chiens juifs. Indiquant le vieux juif : Regardez-le avec ses pattes repliées.
Regardez ce qui arrive quand je lui crie dessus. Sale chien ! Il ne bouge pas. Est-ce qu'il bouge ?
Vous le voyez bouger ? Il s'approche du professeur et le prend par le bras. Mais nous on bouge,
n'est-ce pas ? Nous mesurons votre nez, n'est-ce pas, Herr Professeur, et nous regardons vos bites,
nous bougeons continuellement !

Professeur, avec un geste pour l'écarter : Commandant...

Commandant : Dégage, enfoiré de civil.

Professeur : Je pense...

Commandant, il sort son revolver : Pas un mot !

Professeur : Vous êtes ivre.

Le Commandant tire dans le plafond. Les prisonniers sont en état de choc.

Commandant : Tout s'arrête maintenant.

Il réfléchit, revolver à la main, et s'assoit à côté de Lebeau.

Maintenant, tout s'est arrêté.

Ses mains tremblent. Il renifle son nez qui coule. Il croise les jambes pour les contrôler et regarde
Leduc, qui est toujours debout.

Maintenant, dites moi. A vous de me le dire. Maintenant, plus rien ne bouge. A vous de me le dire.
Allez-y maintenant.

Leduc : Qu'est-ce que je suis supposé vous dire ?

Commandant : Dites-moi comment... comment il peut encore y avoir des personnes. Je vous ai au
bout de ce revolver—indique le professeur—il m'a moi—et quelqu'un l'a—et quelqu'un d'autre a
quelqu'un d'autre. Maintenant, dites-moi.

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Leduc : Je vous l'ai déjà dit.

Commandant : Je ne le répéterai pas. Je suis un homme d'honneur.


Qu'est-ce que vous pensez de ça ? Je ne leur dirai pas ce que vous m'avez conseillé de faire. Qu'en
dites-vous ? C'est très généreux de ma part, n'est-ce pas... de ne pas répéter votre conseil ?

Leduc est silencieux. Le commandant se lève, et se dirige vers lui.


Pause.

Vous êtes un vétéran de guerre.

Leduc : Oui.

Aucune trace d'activités subversives contre l'autorité allemande.

Leduc : Non.

Commandant : Si vous étiez relâché et que les autres étaient gardés... refuseriez-vous ?

Leduc commence à se détourner. Le commandant lui donne un coup de poing avec le pistolet, le
forçant à se tenir face à face.

Refuseriez-vous ?

Leduc : Non.

Commandant : Et sortir par cette porte, le cœur apaisé ?

Leduc—il regarde le sol : Je ne sais pas. Il commence à mettre ses mains tremblantes dans ses
poches.

Commandant : Ne cachez pas vos mains. J'essaie de comprendre pourquoi vous êtes meilleur pour
le monde que moi. Pourquoi cachez-vous vos mains ? Pourriez-vous sortir par cette porte avec un
cœur léger, courir vers votre femme, porter un toast à votre liberté ?... Pourquoi êtes-vous meilleur
que les autres ?

Leduc : Je n'ai pas le devoir de me donner à votre sadisme.

Commandant : Mais moi, oui ? Au sadisme des autres ? De moi-même ? J'ai ce devoir et pas vous ?
De faire un don de moi-même ?

Leduc—regarde le professeur et le capitaine de police, jette un coup d’œil en arrière sur le


commandant : Je n'ai rien à dire.

Commandant : C'est mieux comme ça.

Il donne soudainement à Leduc une tape presque amicale et sourit. Il range son arme, se retourne
en se balançant vers le professeur et avec un cri victorieux :

Commandant : Suivant !

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Le commandant passe en coup de vent devant le professeur jusqu'au bureau, Lebeau reste immobile.

Professeur : Par ici.

Lebeau se lève, se dirige d'un air endormi vers le couloir, se retourne et entre dans le bureau, le
professeur le suit.

Capitaine, à Leduc : Retourne là-bas.

Leduc retourne à sa place. Le capitaine rentre dans le bureau ; la porte claque. Pause.

Monceau : Vous êtes content maintenant ? Vous l'avez rendu furieux. Satisfait ?

La porte s'ouvre ; Le capitaine apparaît, faisant signe vers Monceau.

Capitaine : Suivant.

Monceau se lève d'un coup ; sortant les papiers de son manteau, il se fixe un sourire sur le visage et
avance d'une élégance verticale vers le capitaine, il s'incline légèrement, et d'une voix joyeuse :

Monceau : Bonjour capitaine.

Il entre directement dans le bureau ; le capitaine le suit, et ferme la porte. Pause.

Garçon : Neuf rue Charlot. S'il vous plaît.

Von Berg : Je lui donnerai.

Garçon : Je suis mineur. Je n'ai même pas quinze ans. Est-ce que ça s'applique aux mineurs ?

Le capitaine ouvre la porte, fait signe au garçon.

Garçon, debout : Je suis mineur, je n'ai pas quinze ans avant février...

Capitaine : À l'intérieur.

Garçon, s'arrête devant le capitaine : Je pourrais trouver mon certificat de naissance pour vous.

Capitaine, le poussant vers la porte : À l'intérieur.

Ils entrent, la porte se ferme. L'accordéon se fait entendre à nouveau depuis le voisinage. Le vieux
juif commence à se balancer légèrement, priant en sourdine. Von Berg, sa main tremblante coule le
long de sa joue. Il fixe le vieux juif, puis se tourne vers Leduc de l'autre côté. Les trois sont seuls
maintenant.

Von Berg : Est ce qu'il réalise ce qu'il se passe ?

Leduc, avec une note d'impatience nerveuse : Autant que quiconque le peut, je suppose.

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Von Berg : Il a l'air de tout observer depuis les étoiles. Légère pause. J'aurais souhaité vous avoir
rencontré en d'autres circonstances. Il y a beaucoup de questions que j'aurais aimé vous poser.

Leduc, rapidement, sentant la convocation imminente : J'apprécierai que vous me fassiez une
faveur.

Von Berg : Bien sûr.

Leduc : Pouvez-vous aller le dire à ma femme ?

Von Berg : Où se trouve-t-elle ?

Leduc : Prenez l'autoroute principale vers le nord sur deux kilomètres. Vous verrez un petit bois sur
la gauche et un sentier qui y mène. Faites environ un kilomètre jusqu'à la rivière, suivez son cours
jusqu'au petit moulin. Ils sont dans la cabane à outils derrière la meule.

Von Berg, affligé : Et... Que dois-je lui dire ?

Leduc : Que j'ai été arrêté. Et qu'il se puisse que... s’effondre. Non, dîtes lui la vérité.

Von Berg, effrayé : Que voulez-vous dire ?

Leduc : Les fours. Dites-lui.

Von Berg : Mais en réalité... ce n'est qu'une rumeur, n'est-ce pas ?

Leduc—se tourne vers lui—fermement : Je ne le considère pas comme une rumeur. Il faut que les
gens sachent. Je n'en avais jamais entendu parler avant. Il faut que les gens sachent. Prenez-la à part.
Les enfants n'ont pas besoin de l'entendre, mais dîtes-lui.

Von Berg : Simplement, ce serait difficile pour moi. Dire une telle chose à une femme.

Leduc : Si cela a vraiment lieu vous pouvez trouver un moyen de lui dire, ne croyez-vous pas ?

Von Berg—hésite ; il devine l'amertume de Leduc : Très bien. Je lui dirai. C'est seulement que je
n'ai pas de grandes... facilités avec les femmes. Mais je ferai ce que vous dites. Pause. Il regarde
vers la porte. Ils prennent plus de temps avec ce garçon. Il est peut-être trop jeune, vous ne pensez
pas ?

Leduc ne répond pas. Von Berg semble soudainement plein d'espoir.

Ils s'en tiendraient aux règles, vous savez... En fait, avec la pénurie de médecins, on pourrait penser
qu'ils...

Il se décompose.

Je suis désolé si j'ai dit quoi que ce soit qui ait pu vous offenser.

Leduc, aux prises avec sa colère : Ce n'est pas grave.

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Légère pause. Sa voix tremble de colère.

C'est juste que vous continuez à trouver ces petites bribes d'espoir et c'est un peu difficile.

Von Berg : Oui, je vois. Je vous demande pardon. Je comprends.

Pause. Leduc jette un coup d'œil à la porte ; il se déplace d'un pas tempétueux.

Aimeriez-vous parler d'autre chose, peut-être ? Êtes-vous intéressé par... la musique ?

Leduc, cherchant désespérément à garder le contrôle de lui-même : C'est extrêmement simple.


Vous, vous survivrez, voyez-vous ?

Von Berg : Mais que puis-je vraiment y faire ?

Leduc : Vous empirez la chose ! Je suis désolé, il n'est pas toujours simple de garder contrôle de ses
émotions.

Von Berg : Docteur, Je peux vous le promettre—ce ne sera pas facile pour moi de sortir d'ici. Vous
ne me connaissez pas.

Leduc—essaie de ne pas répondre ; puis : J'ai bien peur que ce ne sera difficile uniquement parce
que c'est si facile.

Von Berg : Je trouve cela injuste.

Leduc : Eh bien, ça n'a pas d'importance.

Von Berg : Pour moi, si. Je... je peux vous dire que j'étais très proche du suicide en Autriche. En
fait, c'est pour ça que je suis parti. Quand ils ont assassiné mes musiciens—pas cela uniquement,
mais quand j'ai raconté l'histoire à beaucoup de mes amis, il n'y a guère eu de réaction. C'était
presque pire. Comprenez-vous une telle indifférence ?

Leduc—il semble sur le point d'exploser : Vous avez une curieuse conception de la nature humaine.
C'est effarant que vous puissiez persévérer de la sorte dans une telle situation.

Von Berg, une main sur le cœur : Mais que reste-t-il si l'on renonce à son idéal ? Que reste-t-il ?

Leduc : De qui parlez-vous ? Vous ? Ou moi ?

Von Berg : Je suis vraiment désolé... je comprends.

Leduc : Et si vous arrêtiez de parler. Je ne peux plus rien entendre. Légère pause. Pardonnez-moi. Je
suis sensible à votre sympathie. Légère pause. Je ne vois que trop clairement les choses peut-être—
je connais la violence qui règne dans le cerveau de ces gens-là. Il est difficile d'écouter un discours
cherchant à améliorer les choses, aussi sincère soit-il.

Von Berg : Je n'avais pas l'intention d'améliorer—

Leduc : Je pense que si. Et vous devez le faire ; vous survivrez, vous devrez embellir votre vie ;

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juste un peu, juste assez. Ce n'est pas une critique à votre égard. Légère pause. Mais vous voyez,
c'est pour ça qu'on peut être si furieux. Parce que toute cette souffrance est si inutile, elle ne peut
jamais être une leçon, elle ne peut jamais avoir de sens. Et c'est pourquoi elle sera répétée encore et
encore pour toujours.

Von Berg : Parce qu'elle ne peut pas être partagée ?

Leduc : Oui. Parce qu'elle ne peut être partagée. C'est un gaspillage total, absolu.

Il se penche soudainement en avant, essayant de se protéger de sa terreur. Il regarde la porte.

Comme c'est étrange, on peut même devenir impatient.

Il pousse un gémissement, secoue la tête avec consternation et colère contre lui-même.

Mh ! Des créatures démoniaques.

Von Berg, un ton de proximité avec Leduc : Vous comprenez maintenant pourquoi j'ai quitté
Vienne. Ils peuvent rendre la mort séduisante. C'est leur pire crime. J'ai fait des rêves la nuit... Hitler
avec un grand manteau flottant, presque comme une femme. Il était magnifique.

Leduc : Écoutez—ne parlez pas des fours à ma femme.

Von Berg : Je suis heureux que vous disiez cela, Je me sens soulagé, il n'y a pas de raison...

Leduc, saisit d'une agonie croissante à mesure qu'il comprend : Non, c'est... c'est... Vous voyez, il
n'y avait aucune raison pour que je sois pris ici. Nous étions en lieu sûr. Ils ne nous auraient jamais
trouvés. Mais elle a le nerf à vif sur une dent et j'ai pensé que je pourrais trouver de la codéine. Dites
juste que j'ai été arrêté.

Von Berg : A-t-elle assez d'argent ?

Leduc : Vous pourriez l'aider comme ça si vous voulez. Je vous remercie.

Von Berg : Les enfants sont petits ?

Leduc : Deux et trois.

Von Berg : C'est affreux. C'est épouvantable. Il regarde la porte avec un regard furieux. Vous
croyez que si je lui offrais quelque chose ? Je peux me procurer beaucoup d'argent. J'en sais si peu
sur les gens, je crains que ce soit un idéaliste. Ça pourrait l'exaspérer encore plus.

Leduc : Vous pourriez essayer de l'atteindre. Je ne sais pas quoi vous dire.

Von Berg : Comme tout est de travers—se retrouver à souhaiter un cynique avide d'argent !

Leduc : C'est parfaitement naturel. Nous connaissons nous-même le prix de l'idéalisme.

Von Berg : Et pourtant, peut-on souhaiter un monde sans idéaux ? C'est ce qui est si déprimant, on
ne sait plus quoi souhaiter.

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Leduc, en colère : Voyez-vous, je le savais en empruntant cette route, je savais que c'était dément !
Pour un fichu mal de dents ! Et pour quel résultat ? Pour qu'elle ne dorme pas pendant plusieurs
semaines ! C'était pourtant clair que je ne devais pas prendre ce risque.

Von Berg : Oui, mais si on aime quelqu'un...

Leduc : Il n'y a plus d'amour entre nous. Mais c'est trop difficile de se séparer en ces temps
difficiles.

Von Berg : C'est atroce.

Leduc, plus doucement, réalisant une nouvelle idée : Écoutez... à propos des fours crématoires... ne
lui parlez pas de ça. Pas un mot, s'il vous plaît. Avec un grand mépris de lui-même : Mon Dieu, dans
un moment pareil, penser à se venger d'elle ! Quelle ordure j'ai pu être ! Il bascule presque dans le
désespoir.

Pause. Von Berg se tourne vers Leduc, les larmes aux yeux.

Von berg : Il n'y a plus rien, n'est-ce pas ? Pour vous il n'y a plus rien ?

Leduc, s'élançant vers lui soudainement : Que proposez-vous ? Excusez-moi, mais de quoi parlez-
vous ?

La porte s'ouvre. Le professeur sort et fait signe au vieux juif. Il a l'air contrarié par une dispute
qu'il a eue dans le bureau, vraisemblablement.

Professeur : Suivant.

Le vieux juif ne se tourne pas vers lui.

Tu m'as entendu, pourquoi tu restes assis là ?

Il s'approche du vieux juif et le remet brusquement sur ses pieds. L'homme se penche sur le sol pour
ramasser son traversin, mais le professeur essaie de le jeter.

Laisse ça.

Poussant un petit cri sourd, le vieux juif s'accroche à son coussin.

Laisse !

Le professeur frappe sur la main du vieux juif, mais il s'y accroche de plus belle en poussant des
petits cris plus serrés. Le capitaine de police sort lorsque le professeur tire sur le paquet.

Lâche-moi ça !

Le paquet de guenilles se déchire. Un nuage blanc de plumes jaillit. Pendant un instant, tout
s'arrête alors que le professeur regarde avec surprise les plumes qui flottent. Le Commandant
apparaît au bas de la porte au moment où les plumes tombent sur le sol.

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Capitaine : Allez, viens par là.

Le Capitaine et le professeur soulèvent le vieux juif et l'emmènent au bureau en passant devant le


Commandant. Les yeux plissés, le Commandant jette un coup d'œil aux plumes et ferme la porte
derrière lui en boitant.
Leduc et Von Berg fixent les plumes du regard, dont certaines sont tombées sur eux... Ils les brossent
doucement de leurs vêtements. Leduc attrape la dernière plume sur sa veste, ouvre les doigts et la
laisse tomber par terre.
Silence. Soudain, un bref éclat de rire se fait entendre dans le bureau.

Von Berg, avec beaucoup de difficulté, sans regarder Leduc : j'aimerais pouvoir me joindre à votre
amitié. Est-ce possible ?

Pause.

Leduc : Prince, dans ma profession, il est de mon habitude de considérer mes patients de façon
impersonnelle. Ce n'est pas contre vous que je suis en colère. Dans un recoin de mon esprit, ce n'est
même pas ce Nazi. Je suis seulement au regret d'être né avant le jour où l'homme a accepté sa propre
nature ; qu'il n'est pas raisonnable, qu'il est rempli de meurtre, que ses idéaux ne sont que les petites
taxes qu'il paie pour le droit de détester et de tuer avec la conscience tranquille. Je suis seulement en
colère parce que, sachant cela, je me suis encore trompé moi-même. Que je n'ai pas eu le temps de
faire de ce que je sais, vraiment faire partie de moi-même, et d'enseigner la vérité aux autres.

Von Berg, en colère, dépassant son anxiété : Il y a des idéaux, Docteur, d'un autre genre. Il y a des
gens qui trouveraient plus facile de mourir que de se tacher le doigt avec ce meurtre. Ils existent. Je
vous le jure. Des gens pour qui tout n'est pas permis. Ces gens insensés sont inefficaces, mais ils
existent et ne déshonoreront pas leur tradition. Désespérément : J'aimerai me joindre à votre amitié.

Encore une fois, on entend des rires dans le bureau. Cette fois, beaucoup plus fort. Leduc se tourne
lentement vers Von Berg.

Leduc : Je vous dois la vérité, Prince ; Vous n'allez pas le croire maintenant, mais j'aimerais que
vous y réfléchissiez et ce que cela signifie. Je n'ai jamais analysé un non-juif qui n'avait pas, quelque
part enfoui dans son esprit, une aversion sinon une haine pour les juifs.

Von Berg, les mains bouchant les oreilles, jaillit : c'est impossible, ce n'est pas vrai pour moi !

Leduc, se lève vers lui, d'une pitié impétueuse dans la voix : Jusqu'à ce que vous compreniez que
c'est vrai pour vous, vous détruirez toute vérité qui peut résulter de cette atrocité. En partie, savoir
qui nous sommes c'est savoir que nous ne sommes pas quelqu'un d'autre. Et « juif » n'est que le nom
que nous donnons à cet étranger, cette souffrance que nous ne pouvons ressentir, cette mort que nous
regardons telle une froide abstraction. Chaque homme a son juif, c'est l'autre. Et les juifs ont leurs
juifs. Et maintenant, maintenant, par-dessus tout, vous devez voir que vous avez le vôtre—l'homme
dont la mort vous laisse soulagé que vous n'êtes pas lui, malgré toute votre décence. Et c'est
pourquoi il n'y a rien et il n'y aura rien—jusqu'à ce que vous affrontiez votre propre complicité avec
ceci... votre propre humanité.

Von Berg : Je conteste. Je conteste cela absolument. De toute ma vie je n'ai jamais prononcé un seul
mot contre votre peuple. C'est ce que vous insinuez ? Que j'ai quelque chose à voir avec cette

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monstruosité ! J'ai mis un pistolet contre ma tempe ! ma tempe !

Des rires se font à nouveau entendre.

Leduc, désespérément : Je suis désolé, ça n'a pas vraiment d'importance.

Von Berg : C'est très important pour moi. Très important !

Leduc, d'un ton franc, empli de deuil ; et, au fond de lui-même, une horreur hurlante : Prince, vous
m'avez demandé si je connaissais votre cousin, le baron Kessler.

Von Berg, le regarde, déjà anxieux.

Le baron Kessler est un nazi. Il a aidé à faire expulser tous les médecins juifs de l'école de médecine.

Von Berg reste là, abasourdi, ses yeux regardent autour de lui.

Vous étiez au courant, n'est-ce pas ?

Des rires presque hystériques surgissent du bureau.

Vous avez dû entendre ça à un moment ou à un autre, n'est-ce pas ?

Von Berg, abasourdi, étourdi, introverti : Oui, je l'ai entendu. Je... Je l'avais oublié. Vous voyez, il
était...

Leduc : ...Votre cousin. Je comprends.

Ils sont proches l'un de l'autre, unis ; Leduc porte le deuil du prince aussi gravement que pour lui-
même, malgré sa colère.

Et en tout cas, ce n'est qu'une petite partie du baron Kessler pour vous. Je comprends tout à fait.
Mais c'est le baron Kessler tout entier pour moi. Quand vous avez dit son nom, c'était avec amour ;
et je suis sûr qu'il doit être un homme d'une certaine gentillesse, avec qui vous pouvez voir les
choses du même œil en beaucoup de choses. Mais quand j'entends ce nom, je vois un couteau. Vous
voyez maintenant pourquoi je dis qu'il n'y a rien, et qu'il n'y aura rien, lorsque même vous, vous n'
arrivez pas à vous mettre à ma place ? Même vous ! Et c'est pourquoi vos pensées suicidaires ne me
touchent pas. Ce n'est pas votre culpabilité que je veux, c'est votre responsabilité—qui aurait pu
aider. Oui, si vous aviez compris que le baron Kessler était en partie, dans une infime et effrayante
partie de votre volonté. Vous auriez pu faire quelque chose alors, avec votre statut, votre nom et
votre décence, autre chose que de vous tirer une balle dans la tête.

Von Berg, horrifié, les yeux vers le ciel, suppliant : Qu'est-ce qui peut nous sauver ? Il se couvre le
visage des mains.

La porte s'ouvre. Le professeur sort.

Professeur, appelle le Prince : Suivant.

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Von Berg ne se retourne pas, mais tient Leduc dans son regard horrifié et suppliant. Le professeur
s'approche du Prince.

Viens !

Le professeur descend et saisit le bras de Von Berg. Von Berg balaye sa main avec mépris.

Von Berg : Hände weg !

Le professeur rétracte sa main, immobilisé, surpris, et l'espace d'un instant reconnaît qu'il n'a
aucune capacité face à l'objection de son d'autorité. Von Berg se retourne vers Leduc, qui le regarde
et lui sourit chaleureusement, puis se détourne.
Von Berg se tourne vers la porte et, fouillant ses papiers dans la poche de sa poitrine, entre dans le
bureau. Le professeur suit et ferme la porte.
Seul, Leduc est assis immobile. Maintenant il entame les mouvements d'un homme pris au piège ; il
déglutit difficilement, croise et recroise les jambes. A présent, il est de nouveau immobile puis se
penche vers l'angle du couloir à la recherche du garde. Un mouvement de son pied soulève des
plumes. L'accordéon se fait entendre dehors. Il donne un coup de pied furieux à une plume.
Maintenant, il prend une décision ; il cherche rapidement dans sa poche, sort un couteau à fermoir,
ouvre la lame et commence à se diriger en direction du couloir.
La porte s'ouvre et Von Berg sort. Dans sa main se trouve un laissez-passer blanc. La porte se ferme
derrière lui. Il regarde le papier en passant devant Leduc, et se retourne soudainement, marche en
arrière, et presse le laissez-passer dans la main de Leduc.

Von Berg, d'un murmure étrangement agité, fait signe à Leduc de sortir : Prenez-le ! Sortez !

Von Berg s'assoit rapidement sur le banc, retirant l'alliance. Leduc le regarde fixement, un regard
terrorisé. Von Berg lui tend la bague.

Neuf rue Charlot. Allez-y.

Leduc, dans un murmure désespéré : Qu'adviendra-t-il de vous ?

Von Berg, en colère, lui faisant signe de s'éloigner : Partez ! Partez !

Leduc recule, les mains qui tressautent pour se couvrir les yeux, conscient de sa propre culpabilité.

Leduc—la voix suppliante : Je ne vous demandais pas de faire ça ! Vous ne me devez pas ça !

Von Berg : Partez !

Leduc, les yeux écarquillés dans la crainte et la terreur, se tourne soudain et remonte le couloir à
grands pas. Au bout du couloir, le garde apparaît, entendant ses pas. Il donne le laissez-passer au
garde et disparaît.

Une longue pause.

La porte s'ouvre. Le professeur apparaît.

Professeur : Sui—Il s'interromp, regarde autour de lui, pointe Von Berg du regard :

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Où est votre passe ?

Von Berg, le regard fixe vers l'horizon. Le professeur hurle en direction du bureau.

L'homme s'est échappé !

Il court vers le couloir, criant :

Un homme s'est échappé ! Un homme s'est échappé !

Le capitaine de police se précipite hors du bureau. Dehors, des sommations à l'ordre se font
entendre. L'accordéon s'arrête. Le Commandant se dépêche de quitter le bureau. Le capitaine de
police se précipite devant lui.

Capitaine : Quoi ? Jetant un coup d'œil de coté sur Von Berg, il comprend et se précipite dans le
couloir, criant : Qui l'a laissé sortir ! Trouvez cet homme ! Que s'est-il passé ?

Les voix à l'extérieur sont étouffées par une sirène qui se déclenche. Le Commandant se déplace
vers le seuil du couloir, suivant le capitaine de police. Pendant un moment, il continue à scruter le
bout du couloir. Tout ce que l'on entend maintenant, c'est la sirène qui s’estompe un peu plus
chaque seconde qui passe . Elle s'éteint petit à petit, laissant place au souffle bouillonnant du
commandant, des respirations contrariées, incrédules.
Il se tourne lentement vers Von Berg, qui regarde droit devant lui. Von Berg se retourne et lui fait
face. Puis il se lève. Le moment dure, et dure encore. Une éternité.
Un regard d'angoisse et de fureur raidit le visage du Commandant ; il ferme les poings. Ils sont là,
toujours incompréhensibles l'un pour l'autre, se regardant dans les yeux.
Au début du couloir, quatre nouveaux hommes, des prisonniers, apparaissent. Emmenés par les
inspecteurs, ils entrent dans la salle de détention et s'assoient sur le banc, jetant un coup d'œil au
plafond, aux murs, aux plumes étalées sur le sol... et aux deux hommes qui se regardent si
étrangement.......

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