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Photo de couverture :
Jean-Pierre Léaud dans Les Quatre cents coups (coll. Cahiers du cinéma)
CREDITS PHOTOGRAPHIQUES
Aygiies: p. XXVI (haut: droite). Jea11-Pie1Te Biesse: p. XXIV (haut). R. Calo: p. XXII (bas). Coll. Avant-scène :
p. XXIII (haut). Coll. Janine Bazin : p. Il (bas), V (haut), XXVII (bas). Coll. Charles Bilrch : p. XIX (haut,
bas), XXX (bas), XXXI. Coll. J. Bontemps : p. XXV (milieu). Coll. Cahiers du cinéma : p. II (haut), IV, V
(milie u, bas), X (bas), XII (bas), XIII (milieu, gauche et droite), XIV (bas), XV (haut, bas), XVI (haut, bas),
XVIII (haut, bas), XX (haut, bas), XXI (bas), XXIII (bas), XXV (haut, bas : gauche, milieu, droite), XXVI
(haut : gauche, milieu et bas : gauche et droite), XXVII (milieu : gauche, droite), XXVIII (haut, milieu),
XIX (bas), XXX (haut), XXXII (milieu: droite). Coll. Nicole Do11iol-Valcroze: p. VI, VII (haut, milieu, bas).
Coll. Gilles Durieux : p. XXXII (milieu : gauche). Coll. Films du Carrosse: p. X (haut), XXXII (bas). Coll.
Jean Narbo11i : p. XII (haut). DR : p. XVII (haut : gauche), XXI (haut), XXI[ (haut), XIV (bas), XXVIII
(bas). André G11ejfet1 : p. XXVII (haut). Hélène Jea11bra11 / coll. Charles Bitsch : p. I (haut). Paris-Match /
Garofalo : p. I (bas), XI (haut, bas), XIII (haut, bas). Paris-Jlfatch / Vital : p. XVII (bas). SIPA : p. XVII
(haut : droite). Denise Tuai : p. II (haut : droite). Pierre Zucca : p. XIV.
Les Cahiers du cinéma
HISTOIRE D'UNE REVUE
, Tome I:
A l'assaut du cinéma
1951-1959
À Sylvie
Du même auteur:
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, Tome I:
A l'assaut du cinéma
1951-1959
CAHIERS DU CINÉMA
LE PETIT THÉÂTRE
DES CAHIERS DU CINÉMA
cation immédiate et nostalgique, assez serrée pour avoir regroupé une dizai-
ne de générations de critiques sous un même esprit, sous une même philo-
sophie du cinéma. C'est donc cette trame que je voudrais restituer ici, en
faisant lecture, puis récit d'une revue qui a proposé, depuis quarante ans,
des signatures très diverses, des critiques, des cinéastes, des structuralistes,
des lacaniens, des communistes, des maoïstes, ou, simplement, des «amis»,
le plus souvent des cinéphiles.
Outre les incitations conjoncturelles, cette histoire est aussi partie
d'une curiosité, piquée par un jugement régulièrement formulé: la déplora-
tion. Il fallait croire qu'il existait jadis et naguère, en un moment désigné
sous le nom de « Cahiers jaunes», un âge de haute critique, de parfait amour
d'un cinéma lui-même aimable. Dans leurs fils de vie croisés, un être jeune
(cette nouvelle revue composée de noms devenus ensuite prestigieux) ren-
contrait un autre être, mûr quant à lui (le cinéma classique), l'aimait et
finissait par le séduire. L'anthropomorphisme n'est pas ici de trop, car ceux
qui ont vécu cet amour, ceux-là parlent du cinéma et des Cahiers comme de
personnes, de corps qui sont nés, ont vécu, et seraient en train de mourir. A
ce moment du raisonnement, l'historien, pourtant habitué à ce discours de
déploration répété par toutes les sociétés, sort de son agacement pour partir
enquêter. Et si cela était vrai, si les Cahiers jaunes avaient effectivement
rencontré le cinéma dans son apogée, pour donner naissance à une idée:
l'art classique du xxe siècle ? Il fallait aller voir. Cela, de toute façon,
n'empêcherait pas de raconter la suite, ce temps irrégulier qui nous mène
jusqu'aujourd'hui, à ce numéro 442 d'avril 1991, quarante ans après ...
La première chose qu'il rencontre, cet historien curieux et cinéphile,
ce sont des textes. Car une revue se lit d'abord comme un long texte, avec
des images entremêlées puisque l'on écrit sur le cinéma, continu et discon-
tinu tout à la fois puisqu'il existe des grands textes et des petits, ceux qui
arrêtent le regard et ceux qui sont écrits, disposés, imprimés, pour le faire
se mouvoir. La revue s'est d'emblée constituée selon une ambition claire-
ment littéraire, ignorant très volontairement les aspects techniques du jar-
gon de cinéma ou, même, la langue du journalisme, pour tenir un discours à
vocation philosophique, universelle. L'influence des Cahiers, bien au-delà
des milieux proprement cinéphiliques, vient sans doute de ce statut quasi
allégorique (le cinéma comme emblème du monde), de cette dimension
parfois prophétique. C'est là que réside la première identité de la revue,
celle que nous cherchons à reconnaître, une façon de faire texte avec le
cinéma, façon qui, cela m'apparaît de plus en plus évidemment, a été
modelée par André Bazin, le père des Cahiers. Il existe un texte fondateur
dans lequel, même s'ils ne l'ont pas tous lu avec une attention semblable,
Introduction 9
se reconnaissent l'ensemble des rédacteurs: la certitude secrète de détenir,
à travers le réel enregistré par la caméra, une parcelle de vérité sur l'homme
d'abord, sur l'œuvre d'art ensuite, liés indissolublement. Le critique doit
dire non pas l'histoire, non pas la sociologie, non pas le langage, mais la
vérité sur un homme de cinéma, l'auteur, et sur une œuvre de cinéma, la
mise en scène.
D'abord un texte, ensuite des écritures. Revisitant une revue, le pro-
meneur les rencontre aussi, ourlant le texte, Je travaillant parfois, le provo-
quant souvent. Car les écritures des Cahiers ont emprunté des chemins dif-
férents - diverses par le genre auquel elles appartiennent (l'essai théo-
rique, la critique, la note, la notule, le journal, la brève, le compte rendu, la
légende, l'entretien, le conseil, la résolution collective, l'éditorial, le pro-
gramme, le billet, le récit de tournage, le portrait ... ), diverses par les per-
sonnalités dont elles sont la marque. Chemins différents mais tracés dans
une semblable passion. Les Cahiers n'ont jamais su parler autrement que
sur un mode amoureux: comprenant le cinéma en une enivrante identifica-
tion ou en une violente dénonciation, voire en le dépouillant, en le muti-
lant, rite masochiste, détournement de l'écriture vers le dogmatisme. Il
s'agit peu d'étudier, mais beaucoup d'aimer. Tous les moments forts de la
revue s'apparentent ainsi, d'une façon ou d'une autre, à la « Lettre sur Ros~
sellini » écrite par Jacques Rivette en avril 1955, bousculant l'organisation
d'un numéro pour déclarer longuement sa ferveur. Ce que Rivette écrit
alors pour se justifier est le signe de ces jeux d'écritures croisées par les
Cahiers: « Il faut excuser les solitaires; ce qu'ils écrivent ressemble aux
lettres d'amour qui se sont trompées d'adresse.» La revue doit servir à
cela : une boîte où seraient recueillies les écritures d'amour adressées aux
auteurs de cinéma.
D'abord un texte, ensuite des écritures, enfin des personnages. Car les
Cahiers sont un lieu de rencontres. La revue s'est constituée en fédérant des
critiques issus de la cinéphilie d'après-guerre, du mouvement des ciné-
clubs à la Revue du cinéma, des bancs du militantisme culturel à ceux de la
Cinémathèque. De ces croisements, des luttes ont découlé, toujours livrées
du reste par l'intermédiaire de metteurs en scène. De ce jeu autour du pou-
voir dans la revue, on suivra donc les différents mouvements, les ara-
besques ludiques, comme les affrontements violents, les complots comme
les stratégies de contournement. Ce pouvoir, détenu par une petite dizaine
de rédacteurs en chef depuis quarante ans - souvent groupés par paire ou
par trio - , est régulièrement considéré comme « à prendre», parfois à
ramasser. Le cercle des personnages s'élargit cependant jusqu'aux rédac-
teurs réguliers (donc aux cinéastes régulièrement suivis) et aux «proches»,
10 Histoire d'une revue
Au matin du 1er avril 1951, dans les locaux de Cinéphone, au 146, ave-
nue des Champs Elysées, règne une ambiance fébrile. L'imprimerie ARAC,
sise au Faubourg Saint-Martin, vient de livrer les premiers exemplaires du
numéro un d'une revue de couleur jaune, les Cahiers du cinéma. Dans l'un
des bureaux donnant sur l'avenue, l'agitation est particulièrement vive. Là,
Jacques Doniol-Valcroze, Lo Duca et Léonide Keigel feuillètent la nouvelle
revue, leur revue.
Après deux années passées à rechercher un éditeur, Doniol-Valcroze
devient ainsi fondateur. Quelques pensées pour Lydie, sa femme qui va
accoucher de leur premier enfant, et pour André Bazin, l'ami, le critique,
qui se repose dans les Pyrénées d'une crise aiguë de tuberculose. Déjà il
faut accueillir les amis de passage, Roger Leenhardt, Alexandre Astruc; déjà
l'on est trop serré dans le petit bureau d'une vingtaine de mètres carrés.
Empilés, les premiers exemplaires sont destinés aux abonnés, un petit mil-
lier, noms repris sur les fichiers de la Revue du cinéma. Il faudra faire les
paquets puis les porter à la poste de la rue Balzac. Pour l'instant, on boit,
pour fêter l'événement, pour oublier les dernières frayeurs aussi, comme ce
monsieur qui, tranquille, était venu dire que le titre « Les Cahiers du cinéma»
avait déjà été déposé par lui à Rouen, pour une revue, éphémère, mais
revue quand même. Keigel, le directeur-gérant, souriant et fin diplomate,
avait pris les choses en main et réussi à convaincre ce M. Jacques Enfer ...
Quelques heures plus tard, enfin, il s'agit de re-regarder ce premier
numéro, d'en comprendre la portée. Soixante dix-huit pages, dont une ving-
taine de photographies et de publicités diverses; six articles, suivis de
14 Histoire d'une revue
quatre critiques de film n' « engageant, comme il se doit, que leurs auteurs».
La photographie illustrant la couverture jaune est extraite de Sunset Boule-
vard de Billy Wilder qui fait alors l'actualité à Paris. Le numéro est dédié à
Jean George Auriol, disparu le 2 avril précédent, il y a un an moins un jour,
fondateur et animateur de la Revue du cinéma. Doniol en avait fait serment: il
fallait poursuivre cette revue d'études du cinéma. Cette dédicace est égale-
ment une manière de souligner l'importance du contexte critique, des
débats et des polémiques de la fin des années quarante dans la genèse des
Cahiers.
De cette priorité, la composition du numéro est le reflet. L'éditorial
possède le ton et l'ambition d'un manifeste, dénonçant la « neutralité mal-
veillante qui tolère un cinéma médiocre, une critique prudente et un public
hébété». Face à cette neutralité, l'éditorial affiche des choix, veut repérer
les films essentiels qui seront « les témoins fidèles des efforts les plus hauts
et les plus valables du cinéma», citant comme premiers exemples Le Jour-
nal d 'un curé de campagne de Robert Bresson, Cive us this Day d'Edward
Dmytryk, Sunset Boulevard de Billy Wilder, Miracle à Milan de Vittorio de
Sica, ou Onze Fioretti de François d'Assise de Roberto Rossellini, films de
l'actualité parisienne dont rendent compte les premières critiques parues
dans la revue.
Par rapport à ce ton vif, le style apparaît très classique: présentation
sage et sans effet <l'accroche, dérivée trait pour trait de la Revue du cinéma,
selon les accords passés avec Gallimard, éditeur du défunt journal; écriture
définie dans l'éditorial par « sa sérénité et sa rigueur», classicisme littéraire
qui cherche à placer au premier rang la défense raisonnée du goût critique,
plutôt que la promotion personnelle du juge à travers le brio ou la verve
polémique de sa plume. Le choix de réalisateurs, lui aussi, s'inscrit dans la
continuité par rapport à la philosophie de la revue précédente. Doniol-Val-
croze a ainsi tenu son serment.
Mais le parti pris, la réelle innovation des Cahiers du cinéma apparais-
sent plus clairement dans les deux principaux articles qui en occupent les
premières pages, écrits par Doniol et Bazin. Leur but commun est de poser
un jalon dans l'histoire critique: à l'occasion de ce premier numéro, il s'agit
de prendre date, de s'inscrire d'emblée dans une histoire, dans l'histoire du
cinéma vue par la critique. Jacques Doniol-Valcroze puis André Bazin
racontent en effet cette histoire suivant la même chronologie. Trois
périodes sont mises en avant. 1895-1909: l'invention et les pionniers; 1909-
1920: le cinéma devient un art; 1920-1940: la mise au point de la langue du
cinéma. Au-delà de son originalité - effacement de quelques césures tradi-
tionnelles, particulièrement celle du passage du muet au parlant - , ce
Les riches heures de la clnéphllle 15
découpage trouve son véritable enjeu dans son ultime point de rupture.
Doniol le dit ouvertement, en reprenant ici le plus ardent des combats cri-
tiques de Bazin: le dernier basculement de l'histoire du cinéma est lié au
Citizen Kane d 'Orson Welles, manière de privilégier le cinéma américain, ce
qui est loin d'être l'opinion partagée par le sens commun critique français
de l'époque. Auparavant, les grands cinéastes devaient encore perfection-
ner une technique; avec Welles, « éblouissant jeune homme», la technique
est déjà une donnée, et l'auteur, véritable démiurge, peut enfin en jouer à
sa guise. Le temps des pionniers est ainsi définitivement révolu, l'appren-
tissage du cinéma est arrivé à sa fin, ouvrant une nouvelle ère où la tech-
nique n'est plus à apprendre, mais à utiliser. «Lejeune homme qui, depuis
quelques années, choisit soudain de s'exprimer non pas avec le porte-
plume ou le pinceau, mais à l'aide de la pellicule et de la caméra, n'a plus
besoin d'inventer une grammaire ou un vocabulaire. La plus jeune muse
est là, offerte à tout venant», peut écrire Doniol.
Cette interprétation a plusieurs conséquences sur la philosophie des
Cahiers du cinéma. Ce découpage de l'histoire du cinéma se présente
d'emblée comme le manifeste d'une génération, aussi bien quant aux choix
des cinéastes à soutenir (Welles bien sûr, mais également, dans ce premier
numéro, Dmytryk, Rossellini ou Bresson: le cinéma d'après-guerre) que
dans la défense d'une nouvelle classe critique: la « jeune critique» qui s'est
affirmée depuis 1945 face aux tenants d'une tradition accrochée à la défen-
se de l'avant-garde de la fin du muet. Les Cahiers, d'emblée, refusent la
nostalgie du muet. François Chalais profite par exemple de Sunset Boule-
vard (film qui se prête à cette polémique: ne s'agit-il pas de l'agonie d'une
star du muet) pour affirmer que la critique vit « une nouvelle époque», et
qu'il est temps d'en finir avec les «amoureux d'un soleil mort», ce «cinéma
muet qui est encore aimé par une peuplade de vieux collégiens bouton-
neux et en col marin». Cette tension demeurera pendant quelques temps
l'un des enjeux polémiques majeurs des Cahiers.
La ligne de fracture ainsi définie ne va pas en effet sans poser quel-
ques cas de conscience, surtout à propos de la filiation revendiquée par rap-
port à Jean George Auriol. Car la Revue du cinéma s'est établie en deux
temps, d'abord entre 1928 et 1931, puis entre 1946 et 1949, deux moments
de la critique de cinéma qui chevauchent précisément la fracture révélée
par Doniol-Valcroze et Bazin à partir de l'exemple d'Orson Welles. Ainsi,
dès le numéro 3, en juin 1951, un « déçu des Cahiers du cinéma» prend-il le
soin d'écrire son désappointement: «Si je comprend bien, cette revue a
l'intention de poursuivre l'esprit des éditions successives de la Revue du
cinéma, qui était pour nous un évangile du septième art. Tous ceux qui,
16 Histoire d'une revue
L'univers de cinéma dans lequel se fondent les Cahiers en 1951 est par-
ticulièrement riche, constitué, depuis l'après-guerre, par la rencontre
d'objets d'amour et d'études très nombreux: la vision accélérée de la pro-
duction hollywoodienne tenue hors de portée des écrans parisiens par la
guerre, le néo-réalisme italien, la redécouverte des chefs-d'œuvre du muet,
et les promesses de renouveau du cinéma français. La revue prend place,
d'autre part, dans un champ de bataille critique, certes dévasté par les polé-
miques, mais dont les enjeux sont apparus assez clairement à travers les riva-
lités opposants la « vieille garde» formée à l'école de l'âge d'or de la fin du
film muet européen et la « nouvelle critique», groupée autour d'André
Bazin et d'Alexandre Astruc, beaucoup plus attentive aux nouvelles produc-
tions, qu'elles soient européennes ou, ce qui est plus provocateur, hollywoo-
diennes. Enfin, dernier support culturel: cette cinéphilie extrêmement acti-
ve dont les réseaux (ciné-clubs, Cinémathèque, festivals, organisations mili-
tantes) contribuent à la formation rapide de nouveaux fervents. Ce foisonne-
ment critique et cinéphilique n'est pas sans rappeler la fin des années vingt.
Or, longtemps, un homme a incarné, dans le milieu de l'étude du ciné-
ma, ce lien unissant deux moments d'effervescence critique: Jean George
Auriol 1. Voici donc le premier personnage essentiel à la compréhension de la
naissance des Cahiers du cinéma. Ceci est très explicitement exprimé dans
l'éditorial du numéro 11 qui salue la première année de la revue et rappelle
l'action d'Auriol: «Héritier, survivant de la grande époque de la fin du muet,
c'est par lui que cet âge d'or de la pensée critique a passé le cap de la guerre
[... ] Il n'a pas été remplacé, et le plus grave est qu'il ne semble pas qu'il
puisse l'être. Il existe des critiques de qualité mais aucun ne réunie
l'ensemble de qualités qui autoriseraient à la succession de cet animateur.»
Ce que les fondateurs des Cahiers one d'abord retenu d'Auriol est donc
cet esprit d'entreprise, son enthousiasme: en 1928, âgé seulement de 21 ans,
il fonde Du cinéma, la revue qui défend l'avant-garde cout en accueillant dans
ses colonnes certains de ses membres, Bruni us, Prévert, Bufiuel. .. Son
obsession aussi: parler du cinéma «autrement», c'est-à-dire en comprenant
la spécificité de son langage. Son charisme enfin: créer autour de sa person-
nalité forte une « famille de cinéma» où peuvent se retrouver côte à côte des
réalisateurs, des acteurs et des critiques. Aidé de Denise Tuai, sa fidèle
1. Les deux formules successives de la Revue du cinéma ont été rééditées en fac-similé. On y
trouvera, en annexe, de nombreux témoignages sur Jean George Auriol. Revue du cinéma, 5
volumes, Éd. L'Herminier, Paris, 1979.
18 Histoire d'une revue
amie, appuyé, non sans hésitations, par Gaston Gallimard, Auriol donne à sa
première Revue du cinéma une singularité irremplaçable, proche des surréa-
listes, mais toujours indépendance, soutenant les expériences de l'avant-
garde mais ouverte au cinéma américain comme aux études des classiques.
L'ouverture d'esprit, c'est d'ailleurs cela qui, en fin de compte, caractérise
le mieux Auriol, pouvant aller jusqu'à l'éclectisme foisonnant, riche et par-
fois brouillon des signatures qui se côtoyaient dans une revue pourtant tou-
jours «sérieuse». Les dernières années du muet sont en effet propices à la
réflexion sur le cinéma, et l'art avant-gardiste y trouve une place de choix à
travers les films d'Epstein, Delluc, Germaine Dulac, Richter ou Eisenstein.
Le début du parlant déconstruit assez brutalement cette critique, et le
cinéma retombe, tandis que la première Revue du cinéma périclite, depuis ce
statut d'objet d'art et de réflexion où il s'était établi, vers celui d'une sous-
culture tout juste capable de recycler rapidement la production théâtrale à
succès. Paradoxalement, la fin des années trente, qui voit l'apogée du style
français au cinéma à travers l'affirmation de Renoir ou de Carné, coïncide
avec l'une de ses plus pauvres périodes critiques.
En 1946, Denise Tuai, proche des milieux de l'édition, et s'appuyant
sur le renouveau d'attention portée au septième art, convainc Gaston Galli-
mard de refaire paraître la Revue du cinéma. Auriol s'entoure alors d'une
équipe où se mêlent jeunes critiques, tels Jacques Doniol-Valcroze - son
bras droit, venant de Cinémonde où il officie comme secrétaire de rédac-
tion - , Alexandre Astruc, Pierre Kast, Lo Duca, Pierre Schaeffer puis, à
partir de 1948, Maurice Schérer (Eric Rohmer) ou André Bazin, et auteurs
plus confirmés: Paul Gilson, Nino Frank, Jacques B. Bruni us, Henri Lan-
glois, Lotte Eisner. Il donne personnellement un ton subtil et intelligent à
une publication de rythme bimensuel, partagée entre (il le dit lui-même)
l'étude du passé et la promotion de certains cinéastes contemporains, revue
d'un haut niveau intellectuel où viennent volontiers collaborer de grandes
signatures comme Sartre, Cocteau, Leenhardt, Welles, Eisenstein. Si l'on
ajoute à ces collaborateurs quelques correspondants étrangers très actifs,
Guido Aristarco en Italie, Herman Weinberg à New York, l'on voit se dessi-
ner l'horizon de formation critique d'une part notable des futurs rédacteurs
des Cahiers.
Les hommes sont proches, mais l'esprit qui préside aux deux revues
est cependant assez différent. Les pages centrales de la Revue du cinéma
sont ainsi laissées aux études de cinéastes classiques (au ton peu polé-
mique) ou à l'approfondissement de certains thèmes parcourant transversa-
lement l'histoire du cinéma (l'adaptation, le tragique, le costume ... ), davan-
tage qu'aux critiques d'actualité, confinées généralement à une place
Les riches heures de la clnéphllle 19
modeste. Ce qu'on retrouvera pourtant dans les premiers numéros des
Cahiers est une respiration particulière où peuvent alterner de longues
études thématiques avec des critiques de films récents, et surtout figurer
des extraits de scénario ou de synopsis tirés de films de personnalités
proches de la revue, voire même membres de la rédaction. Au total, les
Cahiers emprunteront à la Revue du cinéma, autant que la couleur jaune
fétiche de la couverture ou qu'une présentation formelle très proche, un
certain « esprit de famille», c'est-à-dire le fait d'établir des liens affectifs
entre le critique et le réalisateur ou des relations - mêmes conflictuelles
- entre les rédacteurs eux-mêmes. De plus, l'apport particulier d'Auriol,
grand amateur de films américains mais surtout de l'Italie, assurant rapide-
ment la promotion du néo-réalisme de Rossellini et de De Sica, se retrou-
vera dans les Cahiers. Certains articles de la Revue, le numéro spécial « ciné-
ma italien» de mai 1948 par exemple, ont ainsi grandement contribué à la
reconnaissance de Rossellini en France, lui qui, encore presqu'inconnu à la
première de Païsa à Paris en 1946, est un cinéaste admiré et célèbre
lorsqu'il revient en septembre 1948 présenter Allemagne année zéro.
La Revue du cinéma lègue donc aux Cahiers, outre un fonds iconogra-
phique très riche et des critiques désormais reconnus, un public de fidèles
qui formera le noyau des premiers abonnés, un corpus de cinéastes contem-
porains à défendre, particulièrement les néo-réalistes et quelques réalisa-
teurs américains (Welles, Sturges, Wyler), le tout accompagné d'une sélec-
tion parmi les classiques du cinéma allant de Stroheim à Chaplin, en pas-
sant par Murnau ou Renoir. Ce n'est pas rien, et les Cahiers profiteront lar-
gement des efforts et du courant créé par la Revue du cinéma, ayant cepen-
dant à oublier une tendance certaine à la nostalgie de l'avant-garde du
muet et à habiliter le nouveau cinéma hollywoodien - ce qui, on l'a vu,
tente de s'opérer dès le premier numéro, puis de plus en plus ouvertement
sous l'influence des plus jeunes rédacteurs, mais aux cris de trahison de cer-
tains lecteurs. Les Cahiers, pour activer ce combat critique, brusquent·assez
rapidement l'écriture et le style posé des analyses, et privilégient le discer-
nement et le choix grâce à un ton plus vif, voire polémique. Cet équilibre
fait des Cahiers autant une continuation de la Revue du cinéma que sa trans-
formation. Un héritage nuancé, en somme. Héritage, car la Revue du cinéma
meurt d'une mauvaise mort (c'est-à-dire financière), lâchée par Gaston Gal-
limard en octobre 1948.
Un an plus tard paraît certes un numéro spécial, « L'art du costume
dans le film», mais cela n'est pas suffisant pour faire renaître la revue.
D'autant que Jean George Auriol meurt le 2 avril 1950, fauché par une voi-
ture sur la route de Chartres. Une année plus tard, le numéro 1 des Cahiers
20 Histoire d ' une revue
Contre-culture cinéphilique
Cette filiation, que Doniol voulait directe, est très nettement pertur-
bée, voire remise en question par certains rédacteurs des Cahiers du cinéma,
souvent les plus jeunes, qui ne se reconnaissent ni dans le culte de l'avant-
garde, ni même parfois dans le répertoire des classiques du cinéma qu'a
dressé, avec sûreté et intelligence, la Revue du cinéma. Cette tendance ico-
noclaste s'est exprimée avant la création des Cahiers dans une petite revue,
la Gazette du cinémaZ. Celle-ci est dirigée principalement par Maurice Sché-
rer, jeune professeur certifié de 30 ans en 1950, enseignant le français au
lycée de Vierzon. D'aspect sévère, quoiqu'assez potache, maniant l'humour
avec ironie, il signe par ailleurs ses premières œuvres de fiction sous des
pseudonymes divers (pour protéger la réputation familiale, surtout mater-
nelle): «Gilbert Cordier» a publié un roman chez Gallimard en 1946, Eli-
zabeth, tandis qu' « Eric Rohmer» écrit ses premiers scénarios avec son ami
Paul Gégauff et commence un court métrage en 1950, Charlotte et son steak.
A cette «gazette» éphémère collaborent des très jeunes cinéphiles rencon-
trés par Schérer au Ciné-Club du Quartier Latin dont il anime les séances du
jeudi: Jacques Rivette, Jean-Luc Godard, Jean Doucher. Autant de fervents,
étudiants désœuvrés, déjà lassés de la Faculté, qui s'initient à la critique
après avoir beaucoup visionné. Suivant l'exemple de leur aîné, ils rejoindront
rapidement la rédaction des Cahiers du cinéma, non sans manifester bruyam-
ment leur sensibilité propre, retrouvant là le plus turbulent d'entre tous,
François Truffaut, le protégé de Bazin. L'éditorial du numéro 11 est d'ailleurs
franc à ce sujet et, alors que les « jeunes Turcs » pointent à peine le nez,
constate que l'unité proclamée derrière l'héritage d'Auriol est un mythe:
« Les temps ne sont guère aux traits d'union. On chercherait sans doute en
vain [aux Cahiers] la permanence de critères esthétiques indiscutables. Mais
est-ce bien notre but? Si cette unité se fait, ce sera par surcroît.» Cette très
jeune génération critique est un pur produit de la cinéphilie d'après-guerre.
2. Eric Rohmer parle longuement de la Gazette du cinéma dans l'entretien qui ouvre le recueil
de ses articles. « Le temps de la critique», dans Eric Rohmer, Le Goût de la beauté; textes pré-
sentés et réunis par Jean Narboni, Éd. Cahiers du cinéma, Paris, 1984.
Lea riche& heures de le clnéphllle 21
Alors3, on veut tout voir des films européens mutilés ou censurés
d'avant 1940 (l'Atalante, La Règle du jeu), on veut rattraper le temps perdu
du cinéma américain, de l'un de ses âges d'or, les films de 1939-1945, tout
en ne négligeant aucune des sorties importantes, et même celles considé-
rées comme mineures (les series B américaines et les nanars français). Sans
oublier la découverte émerveillée des grands seigneurs du muet, les Griffi-
th, Stroheim, et autre Lubitsch. Une géographie du Paris cinéphilique de
l'époque est plus qu'instructive. Les salles d'exclusivité d'abord: on court à
la Pagode, aux Ursulines, au Troyon, au Vendôme, aux Reflets et surtout au
Broadway, la salle majeure des « hollywoodophiles ». Là, essentiellement,
c'est donc le cinéma américain que l'on croise, de Welles à Wyler ou
Sturges, avec quelques égards pour Cukor, Ford, Hawks, Mankiewicz, Hus-
ton ou Hitchcock, plus sujets à polémiques. Mais ce qui fait l'originalité de
cette cinéphilie est sans conteste le discours critique qui l'accompagne. On
voit des films, beaucoup, on en parle aussi, on en présente les réalisateurs,
en personne ou à travers les premières filmographies sérieuses qui traver-
sent les revues et les nombreuses fiches publiées par les institutions ciné-
philiques qui tentent d'abreuver une soif de connaissance jamais rassasiée.
Liant la vision au discours, ce sont donc les ciné-clubs 4 qui apparaissent
comme les fers de lance de cette culture de cinéma en plein renouvelle-
ment. A la fin des années quarante, on n'aurait jamais manqué, par
exemple, les « mardis du Studio Parnasse», animés par Jean-Louis Cheray,
mettant aux prises les cinéphiles en des débats érudits très accrochés. Le
jeudi, ce sont les présentations du Ciné-club du Quartier Latin, rue Dan-
ton, que l'on ne rate pas, tandis que les plus jeunes ne sont pas les moins
acharnés comme en témoigne le club (éphémère) que François Truffaut a
mis en place, le Cercle Cinémane, au Cluny-Palace, le dimanche matin. Il
existe aussi les soirées de gala organisées par Objectif 49, le ciné-club de la
nouvelle critique où officient Bazin et Astruc, soirées du Colisée, du studio
3. André Bazin, Cinéma français, de la Libération à la Nouvelle Vague, 1945-1958, Éd. Cahiers du
cinéma, Paris, 1983; H. Agel, J. P. Barrot, A. Bazin, J. Doniol-Valcroze, D. Marion, J. Quéval,
J. L. Tallenay, Sept ans de cinéma français (1945-1952), Éd. du Cerf, Paris, 1952; Jacques
Siclier, le Cinéma français. 1; de la « Bataille du rail» à la «Chinoise», Ramsay, Paris, 1990;
Marcel Martin, le Cinéma français depuis la guerre, Edilig, Paris, 1984; Jean-Charles Tacchella
et Roger Thérond, les Années éblouissantes 1945-1952, Éd. Filipacchi, Paris, 1988; D'un cinéma
l'autre. Notes sur le cinéma français des années cinquante, Centre Georges Pompidou, Paris, 1988.
Deux témoignages: Pierre Durand, Vingt ans 1945-1965, Éd. Sociales, Paris, 1965; Anne
Bony, les Années cinquante, Éd. du regard, Paris, 1982.
4. Dudley Andrew, André Bazin, Éd. Cahiers du cinéma, Paris, 1983, pp. 90-98; Raymond
Lefèvre, Jean-Luc Godard, Edilig, Paris, 1983, pp. 5-13, chapitre « Un certain fond de cinéphi-
lie ».
22 Histoire d'une revue
S. Georges Patrick Langlois, Glenn Myrent, Henri Langlois. Premier citoyen du cinéma, Denoël,
Paris, 1986; Henri Langlois, Trois cents ans de cinéma, Éd. Cahiers du cinéma/Cinémathèque
française, Paris, 1986.
6. Témoignage de Jean-Charles Tacchella, dans G.P. Langlois, G. Myrent, Henri Langlois, op.
cit. (réédition Ramsay Poche, p 162).
Les riches heures de la clnéphllle
7. Sur André Bazin, et son action à Travail et Culture, on se reportera à Dudley Andrew, André
Bazi11, op. cit., pp. 89-130.
8. Anecdote rapportée par D. Andrew, op. cit., p. 146-147.
9. D. Andrew, op. cit., p. 94.
24 Histoire d'une revue
cntique en 1950, repris en main par Roger Boussinot, tandis que Bazin,
pédagogue certes mais trop catholique aux yeux des communistes, est mis
en minorité une première fois à Travail et Culture en 1948 avant de quitter
l'organisation en 1950.
La cinéphilie des futurs rédacteurs des Cahiers du cinéma se construit
donc en rupture aussi bien avec le cursus honorum universitaire traditionnel
qu'avec le militantisme politique. Bazin, ancien Normalien, Schérer, ensei-
gnant, et Domarchi, professeur de droit, sont les exceptions confirmant la
règle, car tous les autres jeunes critiques se sont formés à la Cinémathèque
et souvent contre l'Université - les horaires des projections de la première
ne faisaient pas bon ménage avec les cours de la seconde, comme le diront
Godard ou Rivette. En rupture également avec le militantisme politique,
surtout de gauche car, de plus en plus régulièrement, les partis progres-
sistes dénoncent ou méprisent le cinéma hollywoodien tant aimé, rupture
des années 1948-50 qui apparaît décisive, jouant ses effets sur une quinzai-
ne d'années. La cinéphilie produit cependant une culture particulière.
Comment la définir? En schématisant, bien sûr, nous pouvons dire qu'elle
emprunte à l'Université ses critères d'apprentissage (l'érudition) et de juge-
ment (l'écriture et le goût classique), au militantisme politique son engage-
ment (la ferveur et le dévouement), pour les transférer dans un autre uni-
vers de référence (l'amour du cinéma). L'apprentissage est en effet érudit, à
l'image de Jean-Louis Cheray qui anime les soirées du Parnasse par le «jeu
des questions» récompensant le plus rapide connaisseur de l'histoire ciné-
matographique, ou de François Truffaut qui ne se lassera jamais d'exiger
des filmographies précises et fidèles au moindre détail. La seule « poli-
tique», quant à elle, est l'amour du cinéma, ferveur qui demeurera toujours
le pilier de l'écriture critique et des prises de position dans les premières
années des Cahiers: on ne se mobilisera pas contre la guerre d'Algérie, mais
« pour la Cinémathèque».
Aux antipodes des expériences avant-gardistes, l'écriture très littéraire
adoptée par les jeunes critiques portera ainsi aux nues des auteurs de ciné-
ma, souvent américains, considérés à l'égal des écrivains classiques français.
Godard peut même avancer, dans Ans, en 1959, une proposition qui n'aurait
pas été concevable quinze ans plus tôt: « Nous avons gagné en faisant
admettre le principe qu'un film d'Hitchcock, par exemple, est aussi impor-
tant qu'un livre d'Aragon ou qu'un roman de Chateaubriand. Les auteurs de
films, grâce à nous, sont entrés définitivement dans l'Histoire de l'art. » La
cinéphilie se définit bien comme une contre-culture, inventant ses propres
valeurs de jugement à partir des cultures traditionnelles qu'elle combat et
dont elle se nourrit dans le même temps. Contre-culture, elle s'est définie
26 Histoire d'une revue
12. A propos de Citizen Ka11e, et du débat que ce film entraîna en France, on se reportera à:
Maurice Bessy, Orson Welles, Pygmalion, Paris, 1982; André Bazin, Orson Welles, rééd. Ram-
say, Paris, 1985 (on lira l'édition la plus complète, celle de 1950); Barbara Leaming, Orson
Welles, rééd. Ramsay, Paris, 1989; Jean Roy, Citizen Ka11e, Nathan, Paris, 1989; Jean Clay,
«Orson Welles en procès», Réalités n°147, février 1973.
Les riches heures de le clnôphllle 27
13. Le texte de Sartre, « Quand Hollywood veut faire penser. .. » , est paru dans !'Ecran f ran-
çais d'août 1945 (il est reproduit dans Roger Leenhardt, Chroniques de cinéma, Éd. Cahiers du
cinéma, Paris, 1986, pp. 113-116). Leenhardt répond dans !'Ecran français du 3 juillet 1946 et
Bazin dans les Temps modernes, n°17, 1947 : «La technique de Citizen Ka11e».
14. Sur le rôle de Sartre en général : Annie Cohen-Sola!, Sartre, rééd. Gallimard Folio, Paris,
1989. Sur les Temps modernes: Anna Boschetti, Sartre et les T emps modernes, Minuit, Paris,
1985. Sur Sartre et le cinéma: Avancées cinématographiques n°5 (sous la direction d'Antoine de
Baecque et de Stéphane Braunschweig), Sartre et le cinéma.
15. Alexandre Astruc, Michel Contat, Sartre, un film, publié en 1977 par Gallimard.
28 Histoire d'une revue
17. André Malraux, Esquisse d'une psychologie du cinéma, Gallimard, Paris, 1947. Jean Lacoutu-
re, André Malraux, une vie dans le siècle, Le Seuil, Paris, 1973. D. Andrew parle très justement
de l'influence de Malraux sur Bazin, op. cit., pp. 76-83.
jQ Histoire d'une revue
tion: « C'est dans son art classique que le génie de la France s'est le plus
pleinement réalisé» - et les maîtres du journal autobiographique, cette
écriture duje intime que les rédacteurs des Cahiers voudront mettre au ser-
vice d'un récit du cinéma. On est ici aussi éloigné d'une pensée théorique
très structurée sur le cinéma, que des avant-gardes surréalistes, pourtant
très présentes au sortir de la seconde guerre mondiale, voire même, ce qui
me semble encore plus suggestif, des écrivains modernes du sujet défait,
des corps pervertis, meurtris ou érotiques, de l'obsession de la mort, tels
Char, Michaux, Klossowski, Queneau, Ponge, Leiris, Blanchot, Bataille,
Genet, puis Beckett. Le goût littéraire des Cahiers est certain, mais le choix
est assez traditionnel, reflété sans doute dans l'écriture même de la revue,
toujours très simple dans les années cinquante, très recherchée pourtant,
que son registre relève du pamphlet, de la confession, de la critique ou de
l'essai. Les Cahiers ne baignent pas dans le moderne d'emblée, refusant par
exemple assez longtemps le « nouveau roman» des années cinquante. Dans
ce domaine, comme dans d'autres, les choix, très sûrs, seraient plutôt ins-
crits dans la tradition, étapes dans une histoire de l'art que couronnerait non
pas la peinture abstraite, la musique concrète ou l'écriture moderne, mais le
classicisme, donc le cinéma, le seul art qui, en 1950, puisse naturellement
figurer un visage, un corps, un objet, sans le déconstruire par l'abstraction
ou la recherche de l'avant-garde.
La polémique entre Bazin et Sartre marque l'année 1947. De cette
confrontation, ne sort pas véritablement de vainqueur, mais il s'établit une
ligne de fracture dans la culture de cinéma. Celle-ci n'oppose pas tant
Sartre et Bazin, mais les anti et les pro-cinéma américain. Certes, Bazin
n'est sûrement pas un «hollywoodien» inconditionnel, moins peut-être
que Sartre lui-même, grand amateur de films noirs et introducteur en Fran-
ce de Faulkner, romancier et scénariste (de Hawks, par exemple, pour La
Terre des Pharaons). Bazin, par exemple, refusera toujours Hitchcock ou
Hawks, et défend avec autant d'ardeur le néo-réalisme de Rossellini, De
Sica et Visconti, ou le réalisme poétique du Renoir français, que les films
de John Huston, William Wyler, Preston Sturges et Orson Welles. Mais,
dans le contexte culturel de la fin des années quarante, le cinéma américain
divise, tandis que le jugement porté sur le néo-réalisme unifierait plutôt la
critique. Les polémiques se sont forgées à propos des films hollywoodiens,
d'abord Welles, ensuite Hitchcock. Car les passions sont exacerbées: le 28
mai 1946, le président du conseil Léon Blum et le secrétaire d'Etat améri-
cain James Byrnes ont signé à Washington un accord politico-économique
où figurent des clauses spéciales concernant le cinéma. La production fran-
çaise se voit réserver une exclusivité de trente pour cent du marché de la
Les riches heures de la clnéphllle j1
diffusion nationale, autrement dit, les salles doivent projeter des films fran-
çais pendant seize semaines et, le reste de l'année, peuvent accueillir des
produits de leur choix, le plus souvent américains ... Il en résulte une explo-
sion de la diffusion des films <l'outre-Atlantique: de trente-huit au premier
semestre de 1946, ils passent à crois cent trente-huit au premier semestre
de l'année suivante. Cet accord soulève donc une tempête de protestations,
tant chez les cinéastes que chez les techniciens. Le gouvernement obtient
certes une renégociation de l'accord de Washington, mais ne peut limiter
vraiment le nombre des films hollywoodiens diffusés à moins de cent cin-
quante par an. Dans ces conditions, défendre, à la fin des années quarante,
les films américains passe, aux yeux de beaucoup, pour de la provocation
antinationale, rôle que se réservent souvent les jeunes fervents de la Ciné-
mathèque, guidés par leur découverte esthétique d'un cinéma simple et
direct plutôt que par des considérations économiques. Les intellectuels
français intéressés par le cinéma doivent se situer, et nombreux sont ceux
qui rejettent les films américains, soit par mépris ou indifférence culturelle,
soit par attitude politique.
Ces antagonismes apparaissent clairement dans le journal de cinéma
où se déclenchent alors les polémiques: l 'Écran français 18. Il s'agit là, avec
la Revue du cinéma (mais qui préférait, on l'a vu, le con tranquille de l'étude
à la violence des débats contradictoires) du seul périodique de cinéma vrai-
ment stimulant. Certes, les années 1945-46 ont connu l'éclosion d'une pres-
se spécialisée assez touffue, naissante ou renaissante, comme Cinémonde,
Cinévie, Cinévogue, puis Ciné-1Wiroir, mais ces feuilles illustrées ne tiennent
pas discours sur le cinéma. Même le Paris-Cinéma de Denis Marion, futur
adversaire des Cahiers, ne propose pas un choix très riche ni un goût très
sûr. Au milieu de ce paysage contrasté, l 'Ecran français apparaît, autour de
1948, comme un refuge pour les cinéphiles. Né en 1943, pendant la clan-
destinité, comme page-rubrique des Lettres françaises de Jacques Decour,
l 'Ecran français devient un hebdomadaire autonome en juillet 1945, placé
sous la direction d'un comité éditorial prestigieux, de Camus à Sartre, de
Langlois à Malraux, de Carné à Becker, de Moussinac à Sadoul. Prestigieux
mais éclectique: l'intérêt de la lecture réside dans la confrontation des
hommes qui composent les sommaires et des idées qui les parcourent.
Parmi les ïédacteurs réguliers, on rencontre aussi bien certains des meilleurs
critiques français, Nino Frank, Auriol, Bazin, Astruc, Kasc, que l'aile commu-
niste d'historiens du cinéma comme Sadoul, de réalisateurs comme Louis
Daquin, ou que les tenants de cette «vieille garde» qu'on die nostalgique
18. Olivier Barrot, !'Ecran français, 1943-1953, Editeurs français réunis, Paris, 1979.
32 Histoire d'une revue
du muet, Vermorel, L'Herbier, Vidal, Altman ... En somme, cette revue née
sous deux auspices, esthétique et politique, cinéphilique et communiste,
demeure jusqu'en 1949 un lieu de débats et de confrontation.
Un thème unit l'ensemble, l'exigence d'un renouveau du film fran-
çais, mais un jugement embarrasse, celui porté sur la production américai-
ne. A ce propos, les camps s'esquissent dès 1946; d'une part celui regroupé
autour de Bazin qui y écrit beaucoup (plus d'une centaine d'articles), sou-
vent pour parler des films italiens et français, mais parfois des productions
américaines, même pour en dégager un style - « Le nouveau style améri-
cain», dans un numéro de l'été 1946. Bazin rencontre là de jeunes ciné-
philes déjà abondamment nourris de ce cinéma, Jean-Charles Tacchella,
Roger Thérond ou Alexandre Astruc. En face, appelant à la résistance
contre Hollywood, se groupent soit les défenseurs stricts de la culture du
cinéma français comme Marcel L'Herbier ou Claude Vermorel, soit les
«progressistes» choisissant généralement de soutenir les productions du
réalisme socialiste soviétique, Sadoul ou Daquin. Cette coupure en deux de
la critique française (qui est aussi un conflit de générations) est si présente
dans l'hebdomadaire )'Écran français qu'elle finit par éclater au grand jour
en 1948.
souci du style qu'il manifeste sonne un peu «formaliste» aux oreilles des
défenseurs des films à thèses, mais que ce programme soit basé sur la vision
boulimique des films noirs américains et l'éloge inconditionnel du Citizen
Kane de Welles, voilà qui est incompréhensible pour la vieille garde. Cet
article définit ainsi une conduite critique pour la nouvelle génération.
Doniol-Valcroze le dit très clairement dans son journal intime, en date du
11 février 1948: « Il faut donner une doctrine à la Revue du cinéma, doctrine
dont le point de départ est la théorie de la caméra stylo d'Astruc, et qui doit
résulter d'une alliance et d'une similitude de vues entre Astruc, Bazin, Kast
et moi.» Ayant trouvé un auteur (Welles) et une cause à défendre, unissant
leurs forces et leurs plumes, Bazin, Astruc, Doniol et Kast entament l'année
1948 avec la ferme intention d'en découdre. Mais si Alexandre Astruc joue
un rôle important dans la constitution de la nouvelle critique, son influence
va plus loin encore, puisqu'il est sans doute le premier, avec Eric Rohmer, à
promouvoir la logique d'auteurs et l'éloge de la mise en scène défendus
ensuite par les jeunes Turcs dans les Cahiers du cinéma. Ses textes de la fin des
années quarante sont très clairs à ce sujets, volant au secours de The Rope
puis, surtout, d' Under Capricorn, le film d'Hitchcock le plus sous-estimé à sa
sortie, choisissant le Renoir américain de The Southerner et de The Woman on
the Beach contre le René Clair français du Silence est d'or et de La Beauté du
diable.
L'article de Leenhardt20 «A bas Ford, Vive Wyler» suit de quelques
semaines le manifeste d'Astruc. Ce texte est l'occasion de plusieurs mises
au point. Le cinéma américain y est présenté comme la clef de voûte du
cinéma moderne, et s'il faut choisir entre Ford et Wyler, ce n'est pas par
défaut mais parce qu'il s'agit là « des deux plus grands metteurs en scène
du monde». Ce choix iconoclaste est appuyé sur des arguments eux-mêmes
provocateurs. Leenhardt défend en effet Ford et Wyler, non pour leur« ins-
piration», leur «scénario» ... (le contenu de leurs films), mais, dans la
lignée du texte d 'Astruc, en se référant à leur style: « Créateurs, certes,
mais par le style, et non par l'inspiration». Voici posées les bases d'un débat
qui ne cessera de parcourir les pages de !'Écran français, puis des tout pre-
miers numéros des Cahiers: faut-il choisir entre la forme ou le fond?
Mais ce qu'il y a de plus provocateur dans le texte de Leenhardt n'est
pas tant qu'il veuille choisir Wyler contre Ford (choix discutable et discu-
té), mais que ce choix doive s'opérer entre les deux, considérés comme les
deux grands, alors que, pour la « vieille garde» de la critique française, l'un
20. Roger Leenhardt, Chroniques de cinéma, Éd. Cahiers du cinéma, Paris, 1986; les Yeux
ouverts, entretiens avec Jean Lacouture, Le Seuil, Paris, 1979.
J4 Histoire d'une revue
Après avoir été un maître à penser, Leenhardt s'offre comme l'un des réali-
sateurs à aimer. C'est la conjugaison de cette pensée et de cet amour qui
fait le prix de l'ceuvre de Leenhardt, tant écrite que filmique, et qui anime
communément les jeunes critiques, de Bazin à Doniol, de Kast à Astruc ou
à Schérer, fondant les Cahiers du cinéma. Sans oublier les tout jeunes pour
qui, comme le dit François Truffaut, « il n'y a point de directeurs d'acteurs
en France, hormis ces quatre noms dont on ne chantera jamais trop les
louanges: Renoir, Bresson, Cocteau et Leenhardt ,,21.
22. Texte cité par Claude-Jean Philippe, « Un objectif et un festival maudits», Télérama
n°914, 23 juillet 1967, pp. 39-42.
38 Histoire d'une revue
avec ces valeurs fictives et suspectes, issues d'un esthéticisme ou d'un for-
malisme destinés à maquiller le vide et la stérilisation des seules œuvres
tolérées encore aujourd'hui par une bourgeoisie essayant en vain de freiner
sa décadence et par un capitalisme décidé à détruire tout ce qui tend vers
l'avènement d'une humanité libérée et heureuse.» Le cinéma hollywoo-
dien, et ses défenseurs parlant au nom de la mise en scène de l'action,
seront toujours attaqués suivant deux angles, celui du culte de l'image,
c'est-à-dire ce qui, échappant aux mots comme à l'action, doit être contem-
plé; celui du culte du sujet ensuite, le contenu du film devant être, au
choix, soit généreux, soit intelligent, soit progressiste.
L'anathème lyrique de Daquin, où l'on reconnaît des arguments et un
style très « jdanovien », se conclut sur la dénonciation sans appel d'un ciné-
club «d'élite» : Objectif 49, créé à la fin de l'année précédente sous la direc-
tion de Bazin. Daquin qualifie cet «objectif» de « malhonnête escroquerie»
reposant sur « une vérité défendue par quelques centaines de snobs, alors
que le cinéma n'existe que par les centaines de millions de spectateurs du
monde entier». A cette attaque, André Bazin doit répondre23. Le leader de
la jeune critique le fait le 29 mars 1949, sur un ton toutefois extrêmement
mesuré dans sa forme, ménageant I' « ami Daquin», mais ne cédant en rien
sur ses choix et ses conceptions. Aidé de Pierre Kast, autre membre de cette
nouvelle génération critique, collaborateur plus occasionnel de l' Écran fran-
çais et ancien bras droit de Langlois à la Cinémathèque, il tente de dissiper
le « malentendu habituel entre le critique et l'artiste». Kast et Bazin reven-
diquent leur approche analytique du langage du cinéma, autrement dit leur
« souci de la forme» . « Nous sommes, en effet, quelques-uns à penser que
l'analyse, disons même "formelle", reprend aujourd'hui une signification
particulièrement urgente en fonction de la crise du sujet. Dans la mesure
même où le cinéma a, en grande partie, épuisé ses thèmes spécifiques, il lui
faut conquérir maintenant, de part et d'autre du chemin qu'il s'est frayé, les
domaines généraux de la littérature romanesque ou dramaturgique [ .. . ]. Il
n'est pas indifférent que les personnages de Jean Renoir aient appris à sor-
tir du champ d'une certaine façon, et que la caméra d'Orson Welles ait sub-
stitué au montage analytique le découpage virtuel en un seul plan grâce à la
profondeur de champ. » Ainsi, ce que le cinéma doit se donner, plutôt que
des sujets qu'on lui refuse souvent pour des motifs de non rentabilité com-
merciale, ou qu'il n'a plus la volonté d'aller trouver, c'est d'abord un langa-
ge. Renoir ou Welles écrivent un film (au sens de la Caméra stylo d'Astruc),
comme Flaubert ou Proust pouvaient le faire d'un roman, en plaçant des
virgules et des respirations là où ils le veulent, en convoquant la mémoire
ou l'action quand ils le désirent dans la profondeur de champ. Ils s'inven-
tent un style, et à travers celui-ci, ils sont créateurs, non plus par le sujet
qu'ils traitent.
Un premier enjeu polémique est mis à nu par les controverses de
!'Ecran français. Au-delà des références communes, tel le néo-réalisme ita-
lien, il oppose, d'un côté les amateurs de cinéma américain parlant au nom
de la forme nouvelle des films, liberté, profondeur et virtuosité de l'écriture
initiée par le Citizen Kane de Welles ou La Vipère de Wyler; de l'autre, les
défenseurs d'un cinéma à thèses, à sujets, alliance paradoxale entre le sou-
tien apporté au cinéma français et la promotion du réalisme-socialiste sovié-
tique, alliance scellée sur le rejet, tant politique qu'économique ou esthé-
tique, des productions américaines. Cet ensemble polémique se remet
périodiquement en place à l'occasion de quelques passes d'armes, par
exemple le 10 mars 1949, lors d'un débat public Sadoul/Bazin à la Maison
de la Pensée Française, débat particulièrement animé, ou plus tard, lors
d'une empoignade des mêmes belligérants par revues interposées à propos,
non plus du cinéma américain mais du réalisme socialiste du cinéma stali-
nien. Dans le numéro du mois d'août 1950 de la revue Esprit, le seul cadre
où ce catholique se sente véritablement libre, Bazin publie un article reten-
tissant, « Le mythe de Staline dans le cinéma soviétique », où la mise en
scène de la gloire du dictateur est malmenée. Bazin y démonte méticuleu-
sement le langage cinématographique de la glorification outrée de Staline.
Les journaux communistes, l'Humanité et, surcout Les Lettres françaises
contre-attaquent immédiatement, accolant l'épithète de «libéral-bourgeois »
à la personnalité de Bazin, qualificatif qui ne cessera jamais de coller à la
peau du critique et de ses travaux, tant à Esprit qu'aux Cahiers du cinéma.
Sadoul conclut le débat en répondant directement à Bazin dans Les Lettres
françaises du 31 août 1950 à l'occasion d'un article, «Esprit et ses mythes», où
l'accusation de démission à la cause du cinéma soviétique se double d'une
dénonciation virulence: Bazin se serait compromis avec la « bouillie hollywoo-
dienne bourgeoise».
Cet échange de courtoisie est la dernière grande polémique de cette
période foisonnante en débats de toute sorte. CÉcran français, l'organe de
ce foisonnement, rentre en effet dans le rang, celui de la presse communis-
te de stricte obédience, et la guerre de Corée achève de crisper, de glacer
les positions. Les éditoriaux se font de plus en plus clairs, sans bavure, reje-
tant les As truc, les Bazin, les Tacchella vers le camp ennemi, « car ce sont
Les riches heures de la clnéphllle 41
les mêmes gens qui sont prêts à l'abandon de toute indépendance nationale
sur le plan politique, qui sont prêts à l'abandon de tout ce qui fait notre
fierté, dans le passé et dans le présent, au profit d'un avenir triomphant par
le "basic French", le film américain, et les bases atomiques US sur notre
sol... ,,24. Bazin, malade, et Sadoul, muré dans sa défense des cinémas fran-
çais et soviétique, ne se parlent plus pour un temps. Ils se retrouveront
dans les Cahiers du cinéma quelques années plus tard, lorsque la revue vou-
dra profiter de l'érudition et des connaissances internationales du seul his-
torien du cinéma vraiment compétent de l' époque. Entre-temps, pour
continuer à aimer et à parler du cinéma malgré la Guerre Froide, la nouvel-
le critique, expulsée de l'Ecran français, en deuil de la Revue du cinéma, s'est
construit de nouveaux lieux : Objectif 49, ciné-club «d'élite», et le Festival
du film de Biarritz, rendez-vous maudit. ..
dans cette tâche: il passe souvent dans les locaux d'Objectif 49, au 5 de la rue
Sébastien-Bottin, dans un bureau de chez Gallimard, y travaille au moins
deux après-midi par semaine avec Doniol-Valcroze, Jacques Bourgeois ou
André Bazin, et lance l'idée d'une manifestation d'envergure (ce sera le
Festival de Biarritz) dont il accepte d'emblée de prendre la présidence.
Quant à Bazin, il est la plume du ciné-club, et tente de définir une ligne.
Celle-ci voudrait renouer avec l'âge d'or critique de l'avant-garde des der-
nières années du muet tout en le dépoussiérant et le bouleversant quelque
peu.
« Nous avons été quelques-uns, ces derniers temps, écrit-il dans son
manifeste, à soutenir l'existence d'une certaine avant-garde dans Je cinéma
contemporain et à fonder le ciné-club Objectif 49 sur cette idée directrice. »
Il poursuit en s'attachant à fixer l'héritage: « De 1924 à 1930, ce qu'on a
appelé l'avant-garde prenait un sens bien précis et sans équivoque. Étran-
gère aux exigences du cinéma commercial, elle ne visait qu'un public res-
treint auquel elle essayait de faire admettre des recherches cinématogra-
phiques en bien des points comparables à celles de la peinture ou de la lit-
térature de l'époque.» Mais son manifeste a aussi, et surtout, un autre but:
élargir cette notion d'avant-garde à une frange du cinéma dit commercial.
« C'est la Jourde servitude, mais aussi la chance unique du cinéma, d'être
voué à plaire à un large, très large public. Alors que tous les arts tradition-
nels ont évolué depuis la Renaissance vers des formules réservées à une
mince élite privilégiée, le cinéma est congénitalement destiné aux foules
du monde entier. Toute recherche esthétique fondée sur une restriction de
son audience est donc d'abord une erreur historique vouée d ' avance à
l'échec: une voie de garage.» Bazin définit donc une avant-garde «congéni-
talement» liée au cinéma commercial: « le premier cinéaste d'avant-garde a
été Georges Méliès, Griffith en fut un autre, et Feuillade et Abel Gance et
Stroheim qui n'ont jamais pensé faire autre chose que du cinéma commer-
cial». Cette lignée débouche sur les réalisateurs de l'actualité qu'Objectif 49
entend défendre: « C'est cette avant-garde-là qui reste aujourd'hui toujours
possible, et c'est elle qu'il faut déceler et soutenir. Elle a ses promoteurs,
conscients ou non, peu importe, dans des réalisateurs comme William Wyler,
Orson Welles, Preston Sturges pour l'Amérique, Renoir (l'inépuisable, le
magnifique), Bresson et Leenhardt en France; le Rossellini de Païsa et le
Visconti de La Terre tremble en Italie. » En soutenant ainsi « les audaces aux-
quelles Je public s'habituera», tout en condamnant « celles qui trahissent
radicalement la vocation populaire du cinéma», Bazin poursuit un but:
introduire l'avant-garde, et le traitement culturel qui s'y applique, à l'inté-
rieur même du cinéma commercial, démarche qui a conduit aux polé-
Les riches heures de la clnéphllle
miques contre la vieille garde. En donnant cette ligne à Objectif 49, Bazin
tente et risque gros. Ce qu'il tente est de fédérer les critiques de la Revue
du cinéma (Doniol-Valcroze, Kast, Astruc) et les très jeunes et enthousiastes
néo-hollywoodiens, Tacchella, Truffaut, et autres purs produits de la ciné-
philie de la fin des années quarante. Cette tentative semble être le grand
dessein de Bazin. Elle est cependant fragile, car placée sous la menace des
attaques incessantes de la vieille garde du cinéma dont nous avons évoqué
la puissance de feu lors des polémiques des années 1948-49. La tentative
de Bazin risque un autre danger, celui de l'implosion: que parmi la jeune
critique, le goût formé à la Revue du cinéma ne puisse s'entendre avec le
« néo-hollywoodisme » fervent, car si les deux tendances défendent, entre
autre chose, le cinéma américain, les choix sont différents, divergences em-
blématisées par les élections respectives (et contradictoires) de William
Wyler et d'Alfred Hitchcock.
Objectif 49 connaît un immense succès. Séances très suivies dans des
salles bondées, présence prestigieuse de critiques, d'écrivains et, surtout,
des réalisateurs eux-mêmes. Ce succès amène le ciné-club à proposer des
manifestations de plus grande envergure que les soirées habituelles, mani-
festations qui puissent permettre aux diverses tendances - les «snobs» et
les «hollywoodiens», pour emprunter une terminologie reprise ironique-
ment par le club lui-même - de mieux se rencontrer tout en profitant de la
vogue d'alors: le rituel du festival. Une première rencontre est ainsi mise
sur pied à Paris, à l'occasion du « Festival du film noir américain » sous le
double patronnage d'Objectif 49 et du cinéma La Pagode. Ce festival est
significatif: il s'agit, comme le suggère alors Bazin, d'amener l'avant-garde
vers le cinéma commercial. Le film noir américain, cinéma de genre soute-
nu par les néo-hollywoodiens, peut en fournir, mieux qu'un autre, le pré-
texte. La rencontre connaît effectivement le succès, marque, encore une
fois, de cette attente nouvelle d'un public curieux se construisant une cul-
ture cinéphilique. De nouveau, comme à la fin des années vingt, une pro-
grammation de cinéma peut créer l'événement intellectuel du moment. Sur
cette lancée, Bazin et Objectif 49 décident de promouvoir un festival plus
ambitieux encore, se posant en rival face à Cannes: le « Festival indépen-
dant du Film Maudit ».
Bazin, Doniol, Bourgeois, passent ainsi une partie de l'année 1949 à
organiser la manifestation, confectionnant un programme où figurent Viscon-
ti, Bresson, Robert Montgomery, ainsi que des hommages à certaines grandes
figures de maudits, tel Vigo et son Atalante (projeté pour la première fois en
version longue) ou Welles et sa Dame de Shanghai: Bazin obtient aussi la pre-
mière européenne de The Southerner de Renoir, et la présidence officielle de
44 Histoire d'une revue
Jean Cocteau, tandis qu'il veille à donner à Biarritz, qui accueille le festival,
l'éclat festivalier de Cannes. Le festival est à la fois un très grand succès cri-
tique et mondain, et un échec car la rencontre et les débats qu'en escomp-
taient ses organisateurs ne se réalisent pas, loin de là, dans l'harmonie ni
même dans une ambiance de respect mutuei26. Deux cultures coexistent
bien à Biarritz en 1949. Le catalogue officiel du festival est entièrement
tourné vers la défense des poètes et des cinéastes maudits - culte propre à
satisfaire le tout Saint-Germain-des-Prés descendu sur la côte basque -,
tandis que certaines des productions américaines récentes présentées à Biar-
ritz sont à même de contenter les très jeunes hollywoodiens venus en
bande. Les cinéphiles des deux tendances ont parfois du mal à s'entendre.
Ainsi, Truffaut, Rivette, Godard, Bitsch ou Douchet, tous âgés certes de
vingt ans ou moins, sont souvent traités comme de jeunes trublions dépla-
cés, même avec le soutien de Cocteau et de Bazin ... Les polémiques de
l'Ecranfrançais avaient signé l'acte de naissance de la jeune critique, regrou-
pée dans l'adversité derrière Astruc et Bazin, répondant aux accusations de
la vieille garde. Le Festival du film maudit de Biarritz marque quant à lui la
naissance d'une autre génération critique, les futurs « jeunes Turcs» des
Cahiers, pour la plupart descendus à Biarritz et logés au lycée, apprenant à
mieux se connaître, à évoluer en bande, à se défendre également, méprisés
qu'ils sont par les critiques plus établis. Une année plus tard, forts de leur
Gazette du cinéma, ils reviennent à Biarritz et commencent à se différencier
de plus en plus violemment, ouvrant un autre front polémique.
26. Sur le Festival du film maudit de Biarritz, on se reportera à D. Andrew, op. cit., pp. 149-
152, à l'article de Claude-Jean Philippe, op. cit., ainsi qu'au catalogue, édité en juillet 1949
avec des textes de Cocteau, Bazin, Gremillon, Queneau et Artaud. Jacques Doniol-Valcroze,
l'un des organisateurs, en décrit le déroulement dans son Journal Intime (tome allant du 26
août 1946 au 9 novembre 1952) : « Biarritz, 5 août 1949. Aujourd'hui, dernier jour du Festival
du film maudit. Incontestablement très gros succès. Les vedettes - à parc Tilda Thamar et
Garay, Rouleau, Gil, déjà dans la région - ne sont pas venues, ce qui prouve que l'on peut
se passer d'elles. Cocteau aura régné sur l'ensemble de la manifestation avec gentillesse et
dévouement. Caractéristiques de ce Festival différent des autres: les réunions mondaines -
Les riches heures de le clnéphllle
27. Dans son article, « Figurez-vous qu'un soir, en plein Sahara ... », Bernard Chardère, fonc
dateur de Positif, met l'accent sur l'éclatement des revues au tout début des années cinquan-
te: D'un cinéma l'autre. Notes sur le cinéma français des années cinquante, op. cit., pp. 98-102.
Las riches heures da la clnéphllla
ses numéros, ses rédacteurs (Ado Kyrou ou Robert Benayoun), comme son
ton violemment anticlérical et antibourgeois, le futur Positif fondé par Ber-
nard Chardère en 1952.
II / PREMIERS NUMÉROS,
PREMIÈRES ESCARMOUCHES
146, Champs-Elysées,
ou comment lance-t-on un mensuel de cinéma
aidé par son complice Maurice Bessy, deux essais sur Georges Méliès et
Louis Lumière. De plus, et ce que Keigel apprécie, Lo Duca est bien intro-
duit dans les milieux de la corporation critique: chroniqueur régulier à Cité
Soir, il entre au jury du prix Louis Delluc à la fin des années quarante, et
dirige la programmation du Cinéma d'Essai, la salle de l'avenue des Ternes
fondée par l'Association Française de la Critique de Cinéma en janvier
1950. On a pu y voir des films de Welles, Rossellini, Renoir, Wyler ou Fla-
herty, les auteurs préférés de la nouvelle critique. Mais Lo Duca est pré-
cieux à la petite équipe des Cahiers par un autre apport: s'il est un critique
élégant, assez proche par ses goûts et son écriture de Jacques Doniol-Val-
croze, il possède aussi l'art de la mise en page. C'est ainsi lui qui, après plu-
sieurs essais de maquette de couverture, dessine la« une» du mensuel, l'un
des signes de reconnaissance importants des premiers Cahiers du cinéma.
En février 1951, tout semble donc prêt. Doniol peut noter dans son jour-
nal: «Le vent m'a l'air bon: l'esquif devrait flotter.» Bazin est de passage à
Paris et hume l'ambiance du nouveau bureau. La revue est sur pied, le som-
maire du numéro 1 est presqu'achevé, et, ce qui est encourageant, quelques
pages de publicité ont déjà été réservées par des annonceurs, particulière-
ment les «Compagnies des Tubes fluorescents», «Simplex», une entreprise
de matériel de projection, ou la Gaumont qui promeut Caroline chérie ... Reste
un problème: le titre. Doniol, dans son journal, exprime mieux que qui-
conque l'atmosphère régnant dans le bureau du 146, Champs-Elysées:
« 10 février 1951, Froid. Soleil. Ce matin petit conseil de guerre dans
les locaux de Cinéphone. En janvier, nous avions déjà eu une réunion dans
les bureaux de Keigel pour la fondation des Éditions de !'Étoile, mais,
aujourd'hui, nous étrennons "notre" bureau. Il est grand, profond et une
large fenêtre donne sur les Champs-Élysées. A peine besoin de se pencher
pour voir !'Arc de Triomphe. Seul, d'abord avec Keigel. Nous discutons de
détails pratiques. Il me montre la lettre d'accord de l'imprimerie Centrale
du Croissant. Elle confirme la conversation que nous avons eue, sur place,
la semaine dernière. Nous imprimerons donc là, à quelques mètres du café
où a été tué Jaurès. Suite de la discussion sur le "personnel". Renaud de
Laborderie est prévu comme secrétaire de rédaction et André Rossi (de la
Cinémathèque, ou chassé de) comme administrateur. Plus de fric pour une
secrétaire. Il faut tout de même quelqu'un pour taper les textes. Convaincre
K. peu à peu. Arrive Bazin. (Lo Duca a téléphoné: il ne pourra pas venir.) On
parle tout d'abord de la parution. Impossible de tenir la date du 15 mars, mais
ça devrait aller pour le 1er avril. I..:essentiel est de paraître avant l'anniversaire
de la mort de Jean George. Un coup d'œil sur le sommaire du 1. En bonne
voie. André est venu avec son article sur "la profondeur de champ". Celui
Premiers numéros, premières escarmouches
d'Astruc, aussi, est là. Quant à Lo, il a déjà dix pages de publicité (ce qui
m'étonne beaucoup). The last but not the least, le problème du titre. On
reparle de "Du Cinéma", que veut bien lâcher Gaston Gallimard. Keigel
est plutôt pour, Bazin indécis, moi, très contre. Je trouve ça faussement
"moderne". Alors, c'est la valse des suggestions: Cinématographe (pour
faire plaisir à Cocteau), Cinéart (ridicule), Caméra, Objectif (en souvenir
d'Objectif 49), Le Magazine du cinéma (trop proche de la Gazette de Sché-
rer), Film, La Revue du film, L'Art du film, etc., j'en passe et des meilleurs.
Moi: Je propose: "Cahiers du cinéma".
Bazin: Hum ...
Keigel: Pourquoi: cahiers?
Moi: Pourquoi pas?
Keigel: C'est un truc d'écolier, pas un titre de journal.
Moi: Un cahier, c'est un assemblage de feuilles de papier réunies
ensemble. Eh bien, nous, nous réunirons des feuilles sur le cinéma.
Bazin: Hum .. . évidemment, ce n'est pas un titre répandu.
Moi: A ma connaissance, il n'y a que les "Cahiers de la Pléiade" à la
NRF.
Bazin: Il y a eu les "Cahiers de la Quinzaine" de Péguy.
Keigel: Ah ...
Moi: Alors?
Keigel: Non. Ce n'est pas une bonne idée. Désolé.
Bazin: Je ne suis pas chaud, chaud. Je me demande si ... si "Cinémato-
graphe" n'est pas mieux.
Keigel: Ça fait. .. scientifique. Pas commode à vendre.
Moi: Donc vous refusez "Cahiers".
Bazin: Ben ... écoute, Jacques, on va réfléchir ... On a encore quelques
JOUrS •..
Fin du dialogue. On en est là ... »4.
Surmontant ces tâtonnements, le numéro 1 se construit, et sort le 1er
avril 1951. L'intensité du moment est troublée par une mésaventure mal-
heureuses. Bazin manque la naissance du journal, puisqu'à l'époque il
prend du repos dans les Pyrénées. Quand il revient, vers le 10 avril, et peut
enfin feuilleter un exemplaire, il hoche la tête de fierté, puis de déception:
son nom ne figure pas parmi les membres fondateurs ... Lo Duca, qui a
4. Cette citation du journal de Doniol a été reprise en exergue au tome 1 des reproduction
fac-similé des Cahiers Jaunes, « Les titres auxquels vous avez échappé», Éd. Cahiers du ciné-
ma, Paris, 1987.
S. La déception de Bazin est racontée en détail par Dudley Andrew, op. cit. , pp. 160-161
(Cette version est contestée par Lo Duca, mais l'affaire ne s'éclairera sans doute jamais .. . )
36 Histoire d'une revue
confectionné à lui seul une bonne partie du numéro, a signé le bon à tirer
sans avoir jamais rencontré Bazin dans le bureau de la revue. Il en a conclu
que le critique était un conseiller et non un égal. Bazin surmonte sa décep-
tion, et collaborera sans trouble avec Lo Duca, mais cet oubli instaure un
certain malaise dans la rédaction: « Autant la collaboration entre Bazin et
moi fut facile, autant elle l'était moins avec Lo Duca qui avait fait pratique-
ment le premier numéro tout seul et dont l'efficacité - et le goût d'en
avoir - dépendait beaucoup du fait d'exercer l'autorité à lui seul», confie
Doniol6. Ainsi, tout en participant régulièrement pendant plus de trois
années à la rédaction de la revue, rendant compte des festivals de Cannes
et de Venise, de ses voyages à la découverte des cinémas espagnol ou mexi-
cain, de sa principale trouvaille surtout: le négatif intact de la Jeanne d'Arc
de Dreyer que l'on croyait alors disparu, Lo Duca n'exerce pas une influen-
ce déterminante sur la ligne éditoriale. Peu consulté sur les grandes options
critiques ou à propos de la préparation des numéros spéciaux, il cesse sa
collaboration à partir de l'automne 1954, avant de laisser discrètement la
place à Eric Rohmer en mars 1957 dans le trio des rédacteurs en chef. Co-
fondateur des Cahiers au sens plein du terme puisqu'il joua un rôle détermi-
nant au printemps 1951, il n'a donc pas ensuite marqué véritablement de
son empreinte la critique de la revue, même s'il a contribué, par ses
recherches sur l'érotisme à travers les films et la littérature, à focaliser l'atten-
tion sur l'un des sujets non négligeables du moment: l'image de la femme au
cinéma.
« Une façon d'aimer», Cahiers n°9I; de Roger Leenhardt, « Du côté de Socrate», Cahiers
n°91; de Gérard Gozlan, « Les délices de l'ambiguïté: éloge d'André Bazin», Positif n°47; de
Jean Narboni, « Le style d'André Bazin», Introduction du recueil Le Cinéma français, de la
Libératio11 à la Nouvelle Vague, op. cit., pp. 9-15; et de Serge Daney, « André Bazin», Libératio11
du 19 août 1983 (repris dans Ci11éjoumai, Éd. Cahiers du cinéma, Paris, 1986). La plupart des
textes de Bazin ont été réunis sous le titre Qu 'est-ce que le cinéma .P, 4 volumes, Éd . du Cerf,
Paris, 1958-62; réédition (abrégée) en 1 volume, Éd. du Cerf, Paris, 1981.
Premiers numéros, premières escarmouchas
12. Les textes de Bazin sur les rapports entre le cinéma et le théâtre sont réunis pour l'essen-
tiel dans le second volume de Qu 'est-ce que le cinéma? (on se reportera plus particulièrement à
« Théâtre et cinéma », nouvelle éd., pp. 129-179).
13. André Bazin, Jean Rmoir (publié par François Truffaut), Éd . Champ libre, Paris, 1971 .
Premiers numéros, premières escarmouchas 61
phique et !'École italienne de la Libération». Bazin souligne chez Rosselli-
ni le refus du remodelage artificiel du monde qui parcourt l'immense majo-
rité des autres films, et met en valeur le rôle du regard du réalisateur ita-
lien, enregistrant et filtrant le réel à sa source, décrivant cette attitude
comme « une posture phénoménologique vis-à-vis du monde».
Autant Rossellini vient s'inscrire presque naturellement dans le cadre
théorique forgé par Bazin, autant, à première vue, Welles semble le déran-
ger, voire le défier. Les critiques de l'époque, trop rapidement, reprochent
même à Welles son «expressionnisme». Comment un «expressionniste»
peut-il se mouler dans l'univers critique de Bazin? Le critique a d'ailleurs
besoin de temps pour comprendre Orsan Welles, tandis qu'il lui a suffi d'un
soir pour intégrer Rossellini à son langage. Il en doute longtemps, cepen-
dant il y revient toujours: avec Rossellini, Welles est le plus important des
cinéastes contemporains. En 1951, dans le numéro 4 des Cahiers, il s'arrête
une fois de plus sur cette question qui le hante: « Il m'arrive, les jours de
cafard, d'avoir des inquiétudes rétrospectives sur le génie de notre cher
Orsan Welles et de me demander si nous n'avons pas tout de même un peu
exagéré, si notre enthousiasme n'est pas partiellement le fruit d'une conjonc-
ture historique, si nous ne nous sommes pas "laissés avoir" ... Eh bien main-
tenant [écrit-il après avoir revu The Magnificent Amberson], je suis tranquille
pour un bout de temps: nous ne nous sommes pas trompés sur son compte. Il
n'y a effectivement rien eu de plus important à Hollywood depuis dix ans
que M. Orsan Welles. Et de très loin. Ce sont des choses qu'il n'est pas indif-
férent de redire.» Welles est le plus important, car, paradoxalement, il est
aussi le plus «réaliste». Bazin renverse ici l'attaque d' «expressionnisme» qui
a salué la sortie parisienne de Citizen Kane: c'est dans l'enregistrement lui-
même que Welles se montre réaliste, le plus fort d'entre tous, car sa mise en
scène du réel a trouvé un langage de cinéma parfaitement adéquat, la profon-
deur de champ. Bazin revient sans cesse sur ce point à propos de certaines
séquences de Citizen Kane: le principe de l'objectivité de l'enregistrement est
scrupuleusement respecté chez Welles et trouve son style propre dans une
profondeur de champ qui lui permet, dans le même plan de cinéma (l'objec-
tivité réside dans le découpage en plans-séquences par opposition au monta-
ge en plans alternés), de complexifier le réel en faisant intervenir multitude
de ses éléments ou de ses acteurs. En un seul plan, «réaliste», Welles filme
un réel complexifié, là où il en faudrait trois ou quatre, habilement montés, à
d'autres réalisateurs. Le réalisme de Rossellini est phénoménologique, celui
de Welles est construit dans la profondeur de son regard. Bazin, dès lors, pos-
sède «ses» trois auteurs, ceux sur lesquels il a bâti les fondements théoriques
de sa pensée.
62 Histoire d'une revue
14. Cette ouverture vers tous les domaines de « l'enregistrement des images» est signifiée
dans le titre même du mensuel: les Cahiers du cinéma. Revue du cinéma et du télécinéma. Dès le
numéro 1, Doniol-Valcroze donne quelques précisions: «Il s'agit bien là d'un programme:
tout film qui enregistre des images par un procédé photochimique nous intéresse, fût-il le
film qui sert à la télévision de support et qui joue par rapport à elle - mutatis mutandis - le
rôle du disque ou du magnétophone par rapport à la radio. Paraphrasant un mot célèbre, nous
serions presque tentés de dire: "Tout ce qui est cinéma est nôtre".» Cependant, une fois la
ligne éditoriale largement gagnée par les jeunes Turcs, l'intérêt des Cahiers se recentrera
presqu 'exclusivement sur le cinéma, délaissant l'expérimentation et le «télécinéma». Cette
inflexion est consacrée par le changement de (sous) titre lors du numéro 49, en juillet 1955:
Revue mensuelle du cinéma.
Premiers numéros, premières escarmouches 61
15. « Opinions sur l'avant-garde », n°10, mars 1952, textes de Hans Richter, André Bazin,
Michel Mayoux, Maurice Schérer, Pierre Kast. Les désaccords de fond encre rédacteurs sur
l'appréciation de l'avant-garde ne sont pas cachés par André Bazin dans l'éditorial qui ouvre
le numéro: « Pourquoi le cacher, il s'en faut que la position de Richter, artiste d'avant-garde,
soit celle de toute la rédaction des Cahiers du cinéma ... »
Histoire d'uno revue
«On me demande ... », très explicite à ce sujet: «j'ai passé dix années hors de
France. La première fois que je suis repassé par Paris, je me suis assis avec
mes vieux amis, et nous avons repris la conversation non pas là où elle s'était
arrêtée, mais là où elle en serait arrivée si nous avions continué à nous voir
tous les jours ... » L'article de Bazin, « Renoir français», reprend la même
idée, et le critique avoue lui-même avoir mis très récemment fin au malen-
tendu qu'il entretenait avec l'œuvre américaine de son réalisateur préféré.
Ce que Renoir a, en fait, trouvé aux Etats-Unis, c'est la« purification accom-
plie de son style, un dépouillement, un renoncement - au sens mystique
du mot - poussés jusqu'à leur extrême limite». Ensuite, le rédacteur en
chef laisse la place à Maurice Schérer, alias Eric Rohmer, - « Mon contra-
dicteur intime», l'appelle-t-il déjà avec clairvoyance et amitié - pour que
celui-ci présente, totalement réévaluée, l'œuvre américaine de Renoir. Roh-
mer tient ici, il le dit, à « provoquer une bataille critique» . Le génie ne
connaît pas de déclin, il se dépouille, précise-t-il. Renoir, ainsi, stylise dans
sa période américaine la mise en scène de ses films français les plus réussis
(le critique cite Nana, Madame Bovary, La Chienne et La Règle du jeu, délais-
sant la période habituellement consacrée de Renoir, celle du Front populai-
re). Schérer renverse les valeurs communément admises, décrétant The Sou-
therner apogée de l'œuvre du réalisateur. Ces deux articles sont complétés
par une interview de Renoir réalisée par Doniol-Valcroze ainsi que par des
témoignages de Claude Renoir et de Dudley Nichols, respectivement chef-
opérateur et scénariste du maître, puis par une critique de Schérer sur Le
Fleuve - « les plus belles couleurs qu'on ait jamais vues sur un écran». Le
numéro spécial des Cahiers est, pour l'époque, le dossier le plus complet
réuni sur un réalisateur vivant.
A propos de Chaplin, et plus spécifiquement de Limelight, film reçu
avec cette admiration polie, mais hypocrite, due au prestige de son réalisa-
teur, le ton de défense et de contre-attaque est encore plus véhément.
Bazin, dès le numéro 17, dans un long article, « Si Charlot ne meure . .. »,
veut répondre aux « réserves déférentes et admiratives» qui ont salué Lime-
light en mettant un terme aux critiques qui insistent toutes sur la disparition
de Charlot et de la veine comique. « Ce ne sont que les faiseurs qui peuvent
réussir et rater un film en alternance, écrit-il. A partir d'un certain "niveau
d'auteur", la critique des défauts perd sa raison d'être, et ce qu'il est impor-
tant de voir, c'est la nécessité d'un film dans le cheminement de l'auteur».
Ce cheminement, sorte de politique des auteurs avant la lettre, le critique
l'analyse minutieusement: « Dès City Lights, Charlot était déjà devenu la
chrysalide de Chaplin. Dans Le Dictateur, le douce n'était plus permis et le
gros plan final nous faisait assister à la mue bouleversante du masque de son
Premiers numéros, premières escarmouches 67
visage. Monsieur Verdoux n'aurait peut-être pas été possible sans cette disso-
ciation. Charlot y est mort guillotiné sous la fausse identité de Verdaux et,
de même, la vieillesse de Chaplin est morte à la fin de Limelight avec le
clown Calvero. Un nouveau Chaplin est né de ce double assassinat, un pro-
digieux acteur qui a conquis le droit d 'avoir le visage d'un vieillard et
retrouvé celui d'y poser d'autres masques». Un mois plus tard, cet article
est complété par toute une série de témoignages sur Limelight. Occasion
pour Renoir de noter que Chaplin est d'autant plus grand qu'il est « entré
en classicisme», et pour certains critiques des Cahiers de polémiquer avec la
presse. L'hypocrisie de celle-ci est prise à partie : « Il faut venir jusqu'au
sein de cette revue pour retrouver le calme loin du tapage dément organisé
par la mode autour de Chaplin à l'occasion de sa venue en France. Du Pré-
sident de la République à la midinette, en passant par la femme du monde
et l'intellectuel blasé, toutes les larmes de Paris y sont passées ... Comme
c'est louche! Comme il faut qu'une œuvre soit solidement belle pour résis-
ter à cela», écrit Jean-José Richer, jeune protégé de Doniol. Tandis que Lo
Duca, prenant la plume du redresseur de torts, fustige ses confrères trop
réservés: « j'ai toujours trouvé assez insultante l'attitude critique qui
consiste à discuter la grammaire d'un poème. Limelight impose à la critique
française un examen de conscience. De quel cœur l'auteur, par exemple,
des dithyrambes à Adorables créatures de Christian-Jaque osera écrire sur
Limelight? Si tout est mesure, la critique devrait être proportion. Cette
remarque, hélas, gênera peu un métier qui consiste désormais à consacrer
cent dix lignes titrées sur deux colonnes à n'importe quoi et n'importe
quand ... » Renoir et Chaplin représenteront désormais les figures de proue
des combats classiques des Cahiers du cinéma contre les tenants fatalistes du
déclin des vieux auteurs.
Si la nécessité du choix est reconnue comme une priorité par tous les
collaborateurs des Cahiers, l'application du jugement divise par contre la
rédaction: qui choisir? C'est à propos du cinéma américain que ces divisions,
ou plutôt ces logiques sélectives concurrentes, s'expriment d'abord, avant
même les débats concernant le cinéma français. On pouvait s'y attendre.
Depuis l'après-guerre, toutes les grandes polémiques de cinéma ont éclaté à
l'occasion de la réception des films américains. Très vite, aux Cahiers, les
fractures vont ainsi resurgir. Les premiers choix de la revue en ce domaine
sont assez liés à la personnalité de Jacques Doniol-Valcroze, introduisant le
numéro 1 par un éloge d'Edward Dmytryk par exemple, cinéaste qui,
aujourd'hui, nous paraît bien vieilli. Assez régulièrement, Doniol tient à
présenter aux lecteurs certains réalisateurs américains tels Mankiewicz,
Milestone, ou certains producteurs (Stanley Kramer chaperonnant Fred
Zinnemann, l'auteur du Train sifflera trois fois), ou encore à révéler l'impor-
tance que revêt à ses yeux Cecil B. de Mille. Si l'on y ajoute Gene Kelly et
Billy Wilder, introduit par Jean Myrsine, Huston présenté par Gilles Jacob,
Premiers numéros, premières escarmouches 71
17. Louons maintenant les grands hommes ... , Pion, Paris, 1972; Une mort dans la famille, Flam-
marion, Paris, 1975. Les principaux textes de James Agee sur le cinéma sont à paraître aux
Éd. Cahiers du cinéma, sous le titre: Sur le cinéma (édition établie et présentée par Patrice
Rollet, traduction de Brice Matthieussent); quant à ses scénarios, African Q11ee11 (Huston) et
La Nuit du chasseur (Laughton) ils ont été publiés par Flammarion en 1988.
72 Histoire d'une revue
A ces regards très divers portés sur le cinéma américain, peu suscep-
tibles de créer une ligne cohérente d'analyse mais assez riches d'interpréta-
tions contradictoires, à cet Hollywood tout à la fois moteur du cinéma, de
son Histoire, de ses histoires, de ses mythologies et, dans le même temps,
usine à rêves infantiles, fabrique destructrice d'identité « où il est démontré
que quatre-vingt-dix pour cent des films sont le fait des producteurs et non
des réalisateurs, sorte de " metteurs en pages" appointés au mois et œuvrant
consciencieusement à l'intérieur d'un cadre extrêmement étroit» (écrit
Doniol-Valcroze à propos de Vincente Minnellil9), à cet ensemble de juge-
ments foisonnants et dissonants qui est la marque des débuts des Cahiers, les
« cinémanes », la « cohorte de très jeunes critiques» opposent une ligne
beaucoup plus cohérente, centrée par quelques auteurs, et animée par une
vision précise. Schérer, Rivette, Godard, Truffaut, Chabrol défendent deux
auteurs: Hitchcock et Hawks; un modèle de fonctionnement économique
jeu des acteurs. Car ceux-ci, et c'est là le but de la démonstration, sont les
« agents stricts de l'action, et il n'y a que cette action qui soit naturelle.»
Hitchcock est donc le réaliste de notre temps, car il possède le « réalisme de
l'action». Godard poursuit plus généralement sur un éloge des films améri-
cains: «Toute l'invention des films américains, leur jeunesse, est de refaire
du sujet, de l'action, la raison même de la mise en scène, [alors] que le ciné-
ma français vit encore sur je ne sais quelle croyance à la satire, qu'absorbé
dans la passion du joli et du pittoresque, dans la lecture de Tristan et Yseult, il
délaisse le juste et le vrai et, autrement dit, risque d'aboutir au néant.»
Enfin, le jeune critique issu de la Gazette du cinéma conclut sur une pointe
assez maladroite dirigée contre Bazin et Doniol: « Ceux qui refusent leur
admiration à Hitchcock pour la mieux porter à The River de Renoir, ceux-là
sont des "étrangers dans un train" dans la pratique de leur devoir. »
Cet éloge d'Hitchcock doublé d'une attaque très vive contre la rédac-
tion en chef ne passe pas inaperçu. Pierre Kast, grand ami de Doniol-Val-
croze et irréductible contempteur d'Hitchcock, y réplique deux mois plus
tard: « Je vois bien, naturellement, ce que cache l'éloge outrancier, sympa-
thiquement hypocrite ou juvénilement paradoxal, de la manière récente
d'Hitchcock par l'école Schérer»20. Kast réussit là un joli coup. D'une part,
il se positionne dans le camp de la « rédaction en chef», ceux qui défendent
le fond et la forme, le contenu dans la forme; d'autre part, il isole I' «ennemi»
en le nommant, et de manière ironique. L' «école» en question désigne
d'abord un chef de file, son « éminence grise» disent déjà certains, négli-
geant quelque peu les jeunes Rivette (24 ans), Godard (22 ans) ou Truffaut
(20 ans), et réunit le tout sous un terme à la fois scolastiquement rigide et
infantilisant. L' « école Schérer » serait-elle la maternelle dogmatique de la
très jeune critique de cinéma?
Le débat rebondit très vite, au rythme de la sortie ou de la reprise des
films d'Hitchcock, puisque dans ce même numéro 12, !'«école Schérer»
s'exprime, par l'intermédiaire d'ailleurs de son chef de file, à propos de The
Lady Vanishes, film anglais de 1938, considéré par tous les critiques «sérieux»
de l'époque comme le chef-d'œuvre de son auteur. Schérer ne cherche pas à
profiter de cet alibi (parler d'un film unanimement apprécié), de ce consen-
sus, et enfonce au contraire le clou: ce film parfait de 1938 est cependant infé-
rieur à The Rope ou à Strangers on a Train. Schérer applique en fait à Hitch-
cock le schéma de revalorisation promu par lui-même à travers le Renoir
américain - et que Bazin avait fini par accepter-: un génie ne décline pas,
il se purifie. Pourquoi Hitchcock est-il grand, se demande ainsi le critique?
« Parce qu'il est celui qui accorde le plus d'attention à la puissance brute de
la chose qu'il montre.» Cette définition du « réalisme de la chose brute»
appliquée à Hitchcock, Godard l'avait déjà introduite, mais Schérer la
développe: «C'est l'invraisemblance même de l'intrigue dont on accuse
Hitchcock qui donne aux détails de la facture cet accent de vérité qui, à
tout moment, me délecte.» Schérer achève son étude par un plaidoyer :
« Non, Hitchcock n'est pas seulement un très habile technicien - et au
nom de quoi ériger la maladresse en vertu? - mais un des plus originaux et
profonds auteurs de toute l'histoire du cinéma. » Le combat pour l' « auteu-
rification » d'Hitchcock est définitivement lancé dans les Cahiers, et cela au
nom du concept bazinien par excellence, le réalisme.
Dans cette intense partie de ping-pong critique, le numéro 14 donne la
parole aux anti-hitchcockiens par l'intermédiaire de Gavin Lambert, ami des
Cahiers à Londres et rédacteur en chef de Sight and Sound, alors la meilleure
revue anglaise de cinéma. Lambert est très sévère à propos d'Hitchcock, à la
manière de Weinberg précédemment, ce qui démontre bien que son habili-
tation culturelle est d'abord une affaire strictement française, qui rejaillira
ensuite sur la critique internationale. Hitchcock est « doué, mais mineur»,
ne possédant - c'est son « manque de fond» - « ni sens des valeurs, ni
humanité réelle». Surcout, second argument régulier des pourfendeurs du
« maître du suspense» : il décline sensiblement depuis qu'il est à Holly-
wood. « Son calent a tourné court. Hitchcock a réalisé aux USA des films
divertissants mais qui ne marquent aucun progrès sur ses premières réalisa-
tions ... Il poursuit son chemin dans le vide, un vide dont il ne son que rare-
ment; cette sorte de destin est hélas! le fait de nombreux réalisateurs
anglais et européens expatriés en Amérique.»
Dans le numéro 15, Hans Lucas élargit le débat, dans un article très
ambitieux, « Défense et illustration du découpage classique». Il s'agit sur-
tout, comme le dit encore aujourd'hui Godard, de « rompre une lance avec
l'inoubliable Bazin ,,21, mais en quittant le seul cas Hitchcock pour gagner à
cette croisade Hawks et Preminger. Godard fait l'éloge du découpage clas-
sique américain, le plus simple, sec et nerveux, celui qui « saisit la rapidité
de l'action», donc « la pleine jouissance de l'instant». Autant Bazin privilé-
gie le plan-séquence ou la profondeur de champ, donc, d'une certaine façon,
ce qui peut prolonger la durée du plan au-delà même de son simple enregis-
trement ou élargir son champ vers le hors-champ, et fait fonctionner l'écran
comme cache, autant Godard, dans cet article, idéalise le « raccord dans
21. Godard rappelle cette joute critique dans un texte publié en mai 1990 dans les Cahiers du
cinéma (n°431/32) : « Vague nouvelle: Genèse».
Premiers numéros, premléres escarmouches 77
l'axe» cher à Hawks, donc ce qui découpe la séquence pour cerner l'essen-
tiel aux yeux du jeune critique: « le mouvement des yeux ou un air de mar-
cher». C'est au nom du suivi constant des gestes et des corps (donc de
l'action) que s'élabore la défense d'Hitchcock et de Hawks, les deux auteurs
de référence.
La perception du montage s'avère donc, dès les années cinquante, être
un enjeu polémique de taille dans la vision du cinéma. Le débat n'est pas
clos, et cinq années plus tard, la joute reprend entre les deux protagonistes.
Dans un numéro spécial consacré aux vices et vertus du montage22, Jean-
Luc Godard prend l'offensive grâce à l'une de ces formules dont il a le
secret: « Si mettre en scène est un regard, monter est un battement de
cœur». Le montage-battement doit être, pour Godard, l'élément clef de la
mise en rythme du film. Eloge de la fracture, de la rupture à l'intérieur
même de la séquence. Godard veut comprendre les «chocs» et les « sus-
pensions» qui décomposent l'action telle qu'elle peut être « isolée en un
bout de temps», fragmentée puis recollée par le montage. Ici se construit
déjà le cinéma selon Godard. Bazin, prenant aussitôt après la parole, évolue
dans un autre univers, tout à la fois plus libre puisque le plan-séquence qu'il
préconise doit favoriser la sincérité ou l'improvisation naturelle de l'homme,
et plus normé, celui d'une écriture où le montage, dans certains cas, ressem-
blerait à une faute d'orthographe ou d'accord. Dans son «Montage interdit»,
il analyse certaines séquences de films d'animation pour montrer minutieu-
sement « là où le montage affaiblit le sens de l'action». Action découpée en
« bouts de temps» chez Godard, action suivie dans sa continuité chez Bazin,
les approches semblent irréductiblement différentes.
22. « A propos du montage», dossier présenté dans les Cahiers du cinéma n°65, décembre
1956, avec des textes de Henri Colpi, Jean-Luc Godard, André Bazin. Pour souligner l'oppo-
sition Godard/Bazin, il suffit de mettre en parallèle deux phrases très explicites. Du premier:
« Qui cède à l'attraction du montage cède aussi à la tentation du plan court. Comment? En
faisant du regard la pièce maîtresse de son jeu. Raccorder sur un regard, c'est presque la défi-
nition du montage, son ambition suprême en même temps que son assujettissement à la
mise en scène. C'est en effet faire ressortir l'âme sous l'esprit, la passion derrière la machina-
tion, faire prévaloir le cœur sur l'intelligence en détruisant la notion d'espace au profit de
celle du temps.» Du second: « Mon propos sera seulement d'analyser certaines lois du monta-
ge dans leur rapport avec l'expression cinématographique et plus essentiellement même, son
ontologie esthétique. [... ] Certains types d'action refusent l'emploi du montage pour atteindre
à leur plénitude. L'expression de leur durée concrète est évidemment contrariée par le
temps abstrait du montage, mais surtout certaines situations n'existent cinématographique-
ment qu'amant que la réalité de leur unité spatiale est mise en évidence, et tout particulière-
ment les situations comiques ou tragiques fondées sur les rapports de l'homme et des
objets.»
78 Histoire d'une revue
23. Cette approche du cinéma comme vecteur de l'imaginaire social est très nouvelle dans
les années cinquante, trouvant quelques relais aux Cahiers dans certains articles de Michel
Dorsday («Situation de l'Amérique», n°23; «Misogynie du cinéma américain», n°19 et 20).
Elle s'inscrit très précisément dans un des questionnements du moment qu'illustrent le
recueil des Mythologies de Roland Barthes datant de 1957 (regroupant des textes parus de
1954 à 1956 dans Esprit, France-Observateur ou Les Lettres nouvelles), et les travaux plus socio-
logiques d'Edgar Morin, Le Cinéma, ou l'homme imaginaire (1956), puis Les Stars (1957).
24. Cahiers du cinéma n°23.
Pren,lers nun,éros, premières eacarn1ouches 7~
pe ici que de faire éclore la beauté sur des rameaux presque toujours vul-
gaires [... ]. Je chanterai l'avant-garde qui me semble tout entière contenue
dans la virile allure du Chicago Express, chargé d'une nitroglycérine toute
morale mais qui lui confère une grâce qu'eût pu lui envier tel conducteur
suant, d'un pesant véhicule à la lourde démarche [allusion au Salaire de la
peur de Clouzot] »25. A travers Hitchcock, Hawks et la série B, les auteurs
et l'esthétique révélés aux lecteurs par Schérer, Godard ou Truffaut com-
mencent à former une véritable et cohérente «politique».
Godard avait déjà parlé de Howard Hawks, mais c'est Rivette qui,
dans le numéro 23, le présente comme un auteur à l'égal d'Hitchcock. Le
titre de son article (son premier grand sujet pour les Cahiers) est très signifi-
catif: « Génie de Howard Hawks». De façon décisive, déterminée et (très)
provocatrice, Rivette installe Hawks sur le piédestal du «Génie», c'est-à-
dire, pour reprendre les termes de Malraux qu'affectionnait Bazin, en l'éle-
vant au statut d'artiste: « homme de style». Ce style, c 'esi un regard posé
sur la vérité du monde: « L'évidence est la marque du génie de Hawks;
Monkey Business est un film génial et s'impose à l'esprit par l'évidence. Cer-
tains cependant s'y refusent, refusent encore de se satisfaire d'affirmations.
La méconnaissance n'a peut-être point d'autres causes.» A travers ce texte,
Rivette illustre une rhétorique qu'on lui reprochera ensuite parfois (particu-
lièrement Kast et Doniol), celle de l'évidence, du jugement de goût absolu,
mais qui apparaît également comme la marque incisive, vitale, de son écri-
ture. Il s'affirme surtout comme le meilleur analyste de l'action enregistrée
par les films américains, l'action érigée au rang de morale du cinéma: « La
fascination qu'impose Hawks n'est pas celle de l'idée, mais de l'efficacité;
l'acte nous retient moins par sa beauté que par son action même à l'inté-
rieur de son univers. » L'art chez Hawks tient dans cet enregistrement per-
formatif du réel, à travers les gestes, le rythme des corps: les corps disent
les gestes, les gestes disent l'action, l'action est la mise en scène du film.
Cette morale de mise en scène impose au réalisateur une « honnêteté fon-
damentale» (concept très proche de I' « axiome de réalité» avancé par
Bazin) : nulle distorsion du récit, la continuité linéaire est la règle absolue,
obsession qui « ordonne le génie de Howard Hawks, [ ... ] donnant à la sen-
sibilité moderne une conscience classique». Ajoutant Hawks au corpus des
«auteurs» et définissant la « morale de l'action» au cinéma à l'égal d'une
règle classique - cette « logique qui n'est point quelque froide faculté
intellectuelle, mais la cohérence du corps, l'accord et la continuité des
actes» - , Rivette complète presque définitivement l'apprentissage de
28. L'influence de Mounier et de Teilhard de Chardin sur Bazin a été mise en lumière par
Dudley Andrew, op. cit., pp. 46-54, 74-76.
Premiers numéro•, première• escarmouchas 83
sionniste et spiritualiste, naturel en 1945, n'est plus innocent en 1949. Il
n'est pas gratuit, il n'exprime pas un désaccord entre une forme attardée et
un fond actuel. Au contraire, il est très exactement ce qui convient à la dis-
solution des responsabilités, au prophétisme vague par lesquels l'Alle-
magne de l'Ouest tente de donner forme à son désarroi. C'est par le même
jeu de surimpressions mentales que !'Allemand remonte l'échelle des cul-
pabilités, pour s'en décharger finalement sur Dieu. » Marker nomme «chris-
tianisme de la défaite» cette façon de refuser de voir le réel, « ces gens qui
découvrent les cathédrales quand ils peuvent profiter du droit d'asile» . Ce
cinéma, Marker le refuse, celui de pays (l'Allemagne de l'Ouest, l'Italie)
qui « se donnent à eux-mêmes l'absolution à grand renfort d'angélisme et
d'infantilisme avec des anges qui volent au bout de grosses ficelles, et des
enfants dont la mort cinématographique est toute proche du sacrifice
humain», et lui préfère le «réalisme» du cinéma de l'Est: « Le cinéma alle-
mand de l'Est colle à la réalité présente, avec toutes ses scories, que le ciné-
ma de l'Ouest contourne ou dissout. D'un côté, la vie, avec tout ce qu'elle a
de compromettant et d'impur, de l'autre un néant barbouillé de fleurs. Les
cinémas allemands de l'Ouest et de l'Est sont deux frères à l'hérédité char-
gée, mais l'un s'en tire en écrivant des poèmes spirituels et symboliques (et
en faisant de la préparation militaire), l'autre en apprenant son métier. Il
n'est pas très difficile de voir, au-delà des apparences, de quel côté, pour le
cinéma comme pour le reste, est la promesse d'une liberté ... ,,29. Longue
citation qui souligne l'emprise de certains débats de l'actualité contemporai-
ne sur quelques rédacteurs de la revue, ainsi que la vigueur des arguments
échangés entre « rive gauche» et « rive droite» : la religion comme masque,
comme mythologie de substitution, c'est un des thèmes marxistes les plus
cohérents et les plus approfondis qui est opposé par Marker à son maître
Bazin.
Autre discours d'opposition violente à la religiosité, celui hérité du sur-
réalisme, athée pour provoquer et mettre en pièce la morale d'une certaine
société chrétienne, bourgeoise, mesquine et pudibonde. Pierre Kasc s'est
souvent fait le porte-parole de cette contre-morale athée dans les Cahiers,
avant, parfois, de l'exercer à Positif, où cet athéisme militant pouvait tenir
lieu de discours critique. L'occasion se présente pour la première fois lors
d'un dossier consacré à Luis Buiiuel, en décembre 1951. Kast y raille le
« panthéon spiritualiste» des auteurs académiques et les « cotes morales de
l'office catholique du cinéma», deux vecteurs grâce auxquels « la mytholo-
gie chrétienne bénéficie d'un tabou universel et des privilèges de l'estam-
1. Annie Cohen-Sola!, Sartre, rééd. Gallimard-Folio, Paris, 1989, pp. 562-568. Roger Grenier,
Albert Camus: soleil et ombre. Une biographie intellectuelle, Gallimard, Paris, 1987; Herbert
R. Lottman, Albert Camus, Le Seuil, Paris, 1980.
2. Jeannine Verdès-Leroux, Au service du parti. 1944-1956, Fayard/Minuit, Paris, 1983, pp.
179-212; Anna Boschetti, Sartre et les Temps modemes, Minuit, Paris, 1985, pp. 215-220; Edgar
Morin, Autocritique, Le Seuil, Paris, 1975, p. 92.
90 Histoire d'une revue
3. Bernard Frank, « Grognards et hussards», Les Temps modernes, décembre 1952; Marc
Dambre, Roger Nimier, hussard du demi-siècle, Flammarion, Paris, 1989. Sur les rapports de
Nimier avec le cinéma, on se reportera au sixième numéro des Cahiers Roger Nimier, 1989,
comportant un dossier sur Ascenseur pour l'échafaud dont il fut le scénariste, et des textes de
Louis Malle et Alexandre Astrue. On lira également les témoignages de Jacques Laurent,
Histoire égoïste, La Tabk Ronde, Paris, 1976, chap. 18 à 21; et d'Antoine Blondin, Ma vie entre
des lignes, La Table Ronde, Paris, 1982, chap. 1 à 3.
Une certaine tendance ~1
« pessimiste démissionnaire». Enfin, inaugurant de longues joutes cri-
tiques, les publications surréalistes, tel L'Age du cinéma d'Ado Kyrou, soup-
çonnent les Cahiers - Bazin et Rohmer tout particulièrement - d' « obscur
goupillonnage critique» et, plus classiquement, de « formalisme droitier»,
thèmes qui seront l'un des fers de lance des chevaliers critiques de Positif.
Les cibles des Cahiers sont toutefois évolutives, car la revue, de plus en
plus, aime, non pas répondre mais attaquer. D'abord, ce sont certains
membres de la vieille garde des nostalgiques du muet qui servent de
boucs-émissaires. Ces « amoureux d'un soleil mort» que François Chalais
pourfend à l'occasion de sa critique de Sunset Boulevard de Billy Wilder:
«Je les respecte mais ils ont tort. Ils voient des cendres là où mille phénix
ne cessent de renaître »4. Par la suite, une fois réglé le sort de ces avant-gar-
distes (la revue mettra près de quinze ans à renouer des contacts avec les
«modernes», que ce soit en peinture, en musique, en architecture, en littéra-
ture, ou dans les sciences humaines), les victimes des Cahiers deviennent,
naturellement, les simples incompétents qui, tout en méprisant le cinéma,
sous-estiment les films promus par la rédaction. Sur ce point, celui de
l'incompétence, les rédacteurs des Cahiers semblent particulièrement
intransigeants et ce sera l'un de leurs sports favoris que de tirer à vue contre
les contempteurs du cinéma. Pour cela, plusieurs rubriques sont spéciale-
ment créées, particulièrement la « Revue des revues» et, surtout, « le Pour
et le Contre», pages illustrées de petits dessins ironiques de Jacques Doniol-
Valcroze laissées à l'humeur des rédacteurs les plus acerbes. Les Cahiers inau-
gurent dans cette rubrique, le principe - très cruel - de l'annotation systé-
matique d'un «article affligeant» reproduit in extenso. La première victime est
Kléber Haedens qui, dans France-Dimanche, a jugé The River de Renoir
«déclinant et sans intérêt». Le jeu de massacre se poursuit à l'encontre de
Jean Cau et des Temps modernes, coupables d'avoir négligé un film de Milesto-
ne, A Walk in the Sun: « Dans ses remarquables Situations, Sartre faisait preu-
ve d'une méthode plus rigoureuse. Mais nous allions oublier que le cinéma
ce n'est pas sérieux ... », écrit Doniol. Bazin, lui aussi, s'emporte contre les
Temps modernes. Son attitude est très éclairante. Comment la revue de
Sartre, dont Bazin se réclame parfois, peut-elle entretenir de « si curieuses
et spasmodiques relations avec le cinéma», se demande le critique ? En
principe pourtant les Temps modernes parlent du cinéma, mais dans la pra-
tique, quelque chose, note Bazin, les en empêche: « Tout se passe comme
s'ils ne pouvaient se décider à inclure le cinéma dans les "problèmes, pas-
sions et rêves de notre époque"», écrit-il en reprenant la déclaration d'inten-
tion de Sartre. Pour Bazin, cette légèreté affichée à l'égard du septième art
est une sorte de démission de la revue d'opinion face à l'un des défis cultu-
rels majeurs du moment: faire reconnaître le cinéma comme art et les
cinéastes comme auteurs. Cette série d'attaques s'attarde enfin sur le cas
de M. Cohen-Séat et l'un de ses discours à I' « Institut de filmologie» de la
Sorbonne, représentant cette approche universitaire du cinéma que les
Cahiers dénoncent alors avec véhémence comme desséchante, « coupée de
l'amour des films, de la cinéphilie ».
Au bout d'un certain temps, la rubrique polémique tend à s'amincir.
C'est alors que survient François Truffaut qui, non content de suivre exhaus-
tivement les projections des films de série B américains, dévore à peu près
tout ce qui peut s'écrire sur le cinéma, et propose une série d'objections vio-
lentes à certains livres et articles. C'est à travers lui que renaissent les pages
polémiques des Cahiers à la fin de l'année 1953 et que s'élabore le ton
ouvertement agressif s'en prenant au cinéma français. Truffaut veut élever
la polémique au rang d'«exigence morale» : «Je crois que si nous devons
adopter une attitude humble et respectueuse à l'égard des œuvres qui nous
dépassent, palliant notre insuffisance par plusieurs visions successives, il
nous faut considérer comme une valeur sûre l'exigence. Il n'est pas utile
d'accabler les produits strictement commerciaux, mais il convient, selon
moi, de dénoncer la vulgarité, la sottise et la bassesse d'inspiration de tous
les films et de toutes les entreprises insincères qui cherchent à "faire illu-
sion" par des artifices plus ou moins grossiers», écrira+il dans Arts, en juin
1957, pour justifier ses violentes attaques contre la prétention des films de
«qualité». A partir du numéro 26, Truffaut se forge ainsi une rubrique spé-
ciale, d'abord orientée contre ses confrères critiques, puis contre certains
réalisateurs eux-mêmes, la « Revue perpétuelle des illusions d'optique»,
destinée, précise-t-il, à recenser « quelques perles parues récemment sur le
cinéma». Il s'en prend d'emblée aux universitaires - « C'est toujours aux
pages de garde, et près des fauteuils présidentiels, que se retrouvent ces
professions de foi stériles et ces curieux personnages qui ont tous en com-
mun de n'avoir jamais rien vu, de prendre les cinémas pour des lieux
d'abrutissement, et de n'aimer que les documentaires sur les fourmis »S -
et au prosélytisme de Radio Cinéma Télévision, futur Télérama, contredisant
une « jeune collègue», Claude-Marie Trémois, qui' veut faire du cinéma
« un moyen et enjeu d'action sociale »6 ... Ces attaques visant systématique-
ment les « idioties critiques» ne vont pas sans remous, surtout lorsqu'elles
d'autres critiques (Lindsay Anderson, puis surtout Truffaut dans son mani-
feste de janvier 1954) et. .. par Dorsday lui-même, se contredisant ouverte-
ment - avec courage - dans le numéro 23 où il compare Rue de /'Estrapade
au meilleur du classicisme français. D'autre part, dans cette dénonciation,
Dorsday va trouver un continuateur et un concurrent de taille : François
Truffaut. Auparavant, l'attaque de Dorsday aura été reprise et amplifiée. Le
thème récurrent en devient l'obscénité du cinéma de qualité - Dorsday
parlait d.u «rire», Jean-José Richer, autre jeune rédacteur proche de Doniol-
Valcroze, parle de «cuisse», Truffaut de << pornographie». « Au pays de Vol-
taire, qui est aussi celui du déshabillé galant, le cinéma a, si j'ose dire, com-
pris: il a choisi la cuisse. Sceptique, il ne croit pas aux croisades, si ce n'est à
celle du sein. De ce point de vue, le cinéma français est devenu un maque-
reau prospère », écrit ainsi Jean-José Richer dans le numéro 19.
De même que l'arrivée de François Truffaut, lors du numéro 21, avait
imposé une verve nouvelle dans la défense d'un certain cinéma américain,
de même son écriture caustique violente le ton du pamphlet ami-cinéma
français. Truffaut profite en effet de sa première critique, sur Sudden Fear
de David Miller, pour dénoncer, lui aussi, le cinéma de qualité. Il s'y « met
en scène » en train de regarder un tournage dans les rues de Paris et se ren-
seigne sur ce que l'on filme: un plan de raccord, « car [peut-il alors écrire],
le cinéma français est cela: trois cents plans de raccord bout à bout, cent dix
fois par an. Si Aurenche et Bost adaptaient Le Voyage au bout de la nuit, ils
couperaient les phrases, les mots même; que resterait-il? Quelques milliers
de points de suspension; c'est-à-dire angles rares, éclairages recherchés
dans des cadrages savants. La notion de plan en France est devenu le souci
du vêtement, donc celui de suivre la mode ». Truffaut précise ainsi les
causes de la médiocrité française et en élargit la cible. Précision : c'est l'adap-
tation qui est en ligne de mire, cette « qualité littéraire » du cinéma français
que personne, mis à part Bazin (mais qui ne souhaitait pas être un polémis-
te), n'avait véritablement remise en cause et que Truffaut assigne à dénon-
ciation à travers ses deux hérauts les plus respectés Pierre Bost et, surtout,
Jean Aurenche. Élargissement de la cible: excepté Renoir, Leenhardt, Coc-
teau, Gance, Bresson et Becker, tous sont réunis dans l'anathème. A travers
ces deux éléments - l'argument ami-littéraire (anti-Aurenche) et l'intransi-
geance du jugement - , Truffaut confère aux dé nonciations des Cahiers un
poids provocateur sans précédent.
La rédaction en chef le remarque très vite, et Doniol-Valcroze se doit
alors de nuancer le jugement. Que dire et que laisser dire par exemple de
René Clément, que Truffaut associe aux autres réalisateurs dans sa dénon-
ciation de la qualité française, mais qui vient non seulement d'être consacré
Une certaine tendance ~1
«auteur» par certains des rédacteurs des Cahiers à travers Jeux interdits, et
demeure de plus un compagnon de militantisme cinéphilique pour Doniol
et Bazin, partie prenante, entre autre, d'Obj'ectif 49 et du festival du film
maudit de Biarritz? Pierre Kast et Doniol ont ainsi fait l'éloge de Jeux inter-
dits, « l'œuvre la plus achevée du réalisateur», d'une « nouveauté étonnan-
te». Au-delà du cas très embarrassant de René Clément, la rédaction en chef
accepte certes cette bataille critique contre la qualité française, mais la vou-
drait respectueuse et teintée de nuance. C'est dans ce sens que Bazin inter-
vient, retenant longtemps la fougue de François Truffaut, son jeune protégé,
et que Doniol s'interpose, consacrant un éditorial entier au problème, en
ouverture du numéro 27. Le rédacteur en chef évoque d'abord, en accord
avec ses jeunes et véhéments confrères, cette « équivoque maladive du ciné-
ma français: l'exploitation de la sexualité», et de sa «mystification: ce qui se
voudrait une lutte sociale», tenant donc ces deux tendances, le film galant
et le film à thèse, pour le mal qui ronge la qualité française.
Puis il tente, une dernière fois, d'appeler les « tout jeunes critiques» à
la «mesure». Cet appel à la prudence est formulé en décembre 1953. Doniol
rend compte de Lucrèce Borgia, le nouveau produit de Christian-Jaque. Sans
aller jusqu'à défendre le film, il s'adresse toutefois en ces termes à ses
jeunes rédacteurs: « Christian-Jaque, si jamais ces lignes lui tombent sous
les yeux, se demandera peut-être pourquoi on s'acharne contre une entre-
prise qui remplira sans doute son but principal qui est commercial. Je le
surprendrai peut-être en disant que c'est presque sa défense que j'ai voulu
tenter ici. La cohorte de très jeunes critiques qui limitent le cinéma entre
Bresson et Renoir, Rossellini et Murnau, Hitchcock et Hawks, Becker et
Griffith, font la grimace quand on prononce son nom. Ils sont trop jeunes
pour avoir partagé les espoirs qu'avaient pu faire lever en nous les pro-
messes des Disparus de Saint Agil, de Sortilèges ou de L'Assassinat du Père
Noël, ils n'ont pas vu ces quelques belles images qui jalonnaient D'Homme à
homme, ils ne se sont pas laissés prendre à Fan/an la Tulipe ... Pour eux,
après les détestables Créatures, la cause est jugée. Christian-Jaque est diffi-
cilement excusable dans la mesure où il a du talent et assez de pouvoir
aujourd'hui pour faire de temps en temps un film de son goût ... » 8_
Depuis l'attaque un peu hautaine de Doniol, à l'automne 1950, dans la
Gazette du cinéma, contre les « cinémanes » Rivette et Truffaut, quelque che-
min a été parcouru. Trois ans plus tard, la « cohorte de très jeunes cri-
tiques», désignant le même groupe, a pris du poids et développe ses thèses
de plus en plus ouvertement au sein même de la revue de Doniol-Valcroze.
Car le co-rédacteur en chef des Cahiers du cinéma est lucide - le ton de son
papier est d'ailleurs désabusé - : il sait que la contestation, lancée ouverte-
ment par Jean-Luc Godard dans le numéro 10, structurée autour de la person-
nalité d'Eric Rohmer, illustrée par Jacques Rivette et bénéficiant de la verve
de François Truffaut, arrive à terme. Il est également tolérant et diplomate,
sachant ne pas entraver les passions de ses jeunes collaborateurs, ceux-là
mêmes qu'il a contribué à faire écrire aux Cahiers en demandant à Rohmer d'y
venir. Déjà en effet, il a lu le pamphlet qu'a rédigé Truffaut contre Aurenche
et le cinéma français littéraire de qualité (papier prêt depuis plus de six mois
et annoncé dès le pré-sommaire du numéro 28, en novembre 1953, sous le
titre « Lettre de province sur une certaine tendance du cinéma français»).
Bazin ne parvient pas à tempérer le jeune homme et, au fil des réécritures
demandées, le ton ne s'est pas fait plus doux, au contraire. Bazin refuse
d'abord la sortie du brûlot, mais finit par l'accepter. Doniol-Valcroze aussi.
Sur deux sujets, Christian-Jaque qui sert de prétexte à la dénonciation
du cinéma français et Hitchcock vecteur de l'habilitation de l'auteur holly-
woodien, la rédaction en chef est donc débordée par la « cohorte de très
jeunes critiques». Déjà, peut-être, Doniol et Bazin ont-ils aussi entendu
parler du numéro spécial Hitchcock que l'école Schérer met sur pied. Ainsi,
avec « Une certaine tendance du cinéma français» publié en janvier 1954
dans le numéro 31, où Aurenche est le principal visé, Clément la principale
victime et Becker le principal sauvé, puis le spécial Hitchcock d'octobre
1954, les Cahiers du cinéma prennent une nouvelle cohérence et une autre
direction. Alors, grâce à une écriture différente (moins d'études, plus de
textes courts et de documents), à un autre rythme (le début des grands
entretiens et des numéros spéciaux consacrés aux auteurs) et à un resserre-
ment de la rédaction, une ligne se dessine: la « politique des auteurs».
Qu'en dit André Bazin? Il s'exprimera, appuyant l'enthousiasme de ses
jeunes amis, tentant également de tempérer le choix « hitchcocko-
hawksien ». Mais quoi qu'il arrive, les années 1951-1953 des Cahiers du ciné-
ma sont, dans leur diversité comme dans leur aboutissement, ses années.
Non seulement les principaux articles des trente premiers numéros se sont
réclamés de ses analyses, mais l'école Schérer incurve sensiblement la ligne
éditoriale de la revue au nom même de sa pensée. La lutte contre
Aurenche et Bost, entamée dans la logique d'une « autre adaptation» des
classiques littéraires, reprend les développements brillants exprimés à pro-
pos du Journal d'un curé de campagne, et l'éloge d'Hitchcock se centre autour
de la correspondance entre l'axiome de réalité et l'apparition du mystère
spirituel. Bazin est, non pas dépossédé de sa revue, mais contrarié par ses
meilleurs disciples au nom de ses idées mêmes.
Une certaine tendance 99
ment appelé la tradition de la qualité, ils forcent par leur ambition l'admira-
tion de la presse étrangère, défendent deux fois l'an les couleurs de la Fran-
ce à Cannes et à Venise où, depuis 1946, ils raflent assez régulièrement
médailles, lions d'or et grands prix. »
Pour mettre ainsi en cause ce que, selon la critique installée et interna-
tionale, la France cinématographique produit de plus utile et de plus ambi-
tieux, Truffaut a préparé son coup: il possède une cible précise, Jean
Aurenche; une méthode d'analyse, démonter le «principe d'équivalence»
à l'œuvre dans les adaptations de qualité; et une pièce à conviction, l'adap-
tation proposée par Aurenche du Journal d'un curé de campagne (refusée par
Bernanos). Aurenche, succédant à Prévert sans posséder son génie un peu
désordonné, est donc devenu le scénariste clef des années cinquante: il a
donné naissance à une « école de l'adaptation de qualité» dont Truffaut
rejette tous les disciples, Sigurd, Ferry, Laudenbach, Scipion, et, bien sûr,
Pierre Bost. Son succès, la « pierre de touche du système» : le principe
d'équivalence. Dans un roman, explique Truffaut, il existe des scènes tour-
nables et non-tournables. Le rôle du scénariste selon Aurenche est de rete-
nir les bonnes et, surtout, de remplacer les non-tournables par des équiva-
lences, « comme si l'auteur du roman les eût écrites pour le cinéma». « Inven-
ter sans trahir», tel est le mot d'ordre revendiqué par Jean Aurenche, la
« fameuse fidélité» où Truffaut voit surtout le produit d'un « trucage d'écritu-
re». Cette systématisation d'un procédé d'écriture gêne le critique. L'adapta-
tion n'est plus qu'une technique dont les recettes sont applicables à n'impor-
te quel roman susceptible de produire toujours le même film, ce qui donne
aux scénaristes le rôle déterminant, récrivant la littérature - « ils se com-
portent vis-à-vis du roman comme l'on croit rééduquer un délinquant en lui
trouvant du travail, ils croient toujours avoir "fait le maximum" pour lui en
le parant de subtilités» - , et guidant le cinéma - « le metteur en scène
français est un bonhomme qui met des cadrages sur un scénario ... »
Pour appuyer sa démonstration, Truffaut développe un exemple pré-
cis. Ayant donc obtenu le travail réalisé par Aurenche sur Le Journal d'un
curé de campagne de Bernanos, il se propose d'illustrer l'analyse qu'André
Bazin avait conduite à partir du film de Bresson dans le numéro 3 des
Cahiers du cinéma, concluant alors en ces termes: « Après Le Journal d'un curé
de campagne de Robert Bresson, Aurenche et Bost ne sont que les Viollet-
Leduc de l'adaptation.» Truffaut commente tout précisément la scène du
confessionnal, totalement récrite par Aurenche, et tente « d'arracher le
masque», soulignant que le travail du scénariste contient « assez peu
d'invention pour beaucoup de trahison». Surtout, Truffaut montre bien
comment, là où Bresson a réagi en cinéaste face à une scène jugée intour-
Une certaine tendance 103
nable, s'y confrontant à travers la mise en scène des gestes, de la lumière qui
apparaît peu à peu sur le visage de Chantal, et des mots mêmes de Berna-
nos, Aurenche a trahi la morale du cinéma en faisant jouer sa technique de
scénariste, récrivant la scène, la réinventant même, la truquant pour l'inté-
grer au réalisme psychologique du curé et de sa confidente: Chantal, pour
signifier son désarroi face à la croyance, ouvre son missel et montre, entre
deux pages, une hostie qu'elle y a recrachée. La technique d'Aurenche
apparaît ainsi comme une sorte d'assurance pour la réalisation future, une
manière d'offrir un confort d'écriture à un art qui a plutôt besoin, selon Truf-
faut, de « risques, d'audace et de liberté» pour être vraiment lui-même,
c'est-à-dire réaliste: « Cette école qui vise au réalisme par la psychologie le
détruit toujours au moment même de le capter enfin, soucieuse qu'elle est
d'enfermer les êtres dans un monde clos, barricadé par les formules, les jeux
de mots, les maximes, plutôt que de les laisser se montrer tels qu'ils sont. »
L'article de Truffaut est cependant formé de deux parties: l'étude
méticuleuse du principe d'équivalence chez Aurenche et une dénonciation
très violente faite au nom de l'éthique du cinéaste idéal, parties entremê-
lées et fondues ensemble par le ton commun du manifeste. Truffaut a donc
tout d'abord placé sa dénonciation sur le plan de la technique littéraire, tra-
quant et rejetant les trucages de l'adaptation. Mais le ton de l'attaque se
situe également au niveau de la morale. Cela est très important, car ce
manifeste n'aurait jamais rencontré un tel retentissement s'il n'avait eu
pour axe central que la dénonciation de l'adaption littéraire. Pour le jeune
critique, Delannoy, Autant-Lara, Christian-Jaque, Aurenche, ne sont pas
seulement des truqueurs, mais aussi des imposteurs et des «salauds». S'ins-
crivant dans un univers moral très proche de celui de Bazin (mais transfor-
mant la tolérance du maître en croisade), Truffaut réserve ainsi ses plus cin-
glantes dénonciations contre le caractère « profanateur et blasphématoire»
des adaptations d'Aurenche. De même, il relève systématiquement les
injures faites à la religion chez Autant-Lara et Christian-Jaque, « réalisant
des films en soutane car c'est à la mode» mais en profitant pour révéler leur
« nature franchouillarde et anticléricale», profanant des hosties et ridiculi-
sant les rites catholiques. Truffaut dénonce également la vulgarité des dia-
logue - « On peut entendre, en moins de dix minutes, les mots de "grue",
"putain" et "connerie". Est-ce cela le réalisme?», s'interroge-t-il à propos
des Amants de Brasmort [de Marcel Pagliero] -, et l'anti-conformisme de
façade de ces « bourgeois intellectuels» et de leur «cinéma qui s'applique
tant à montrer la vie telle qu'on la voit d'un quatrième étage de Saint-Ger-
main des Prés». Truffaut parle en jeune homme indigné au nom de la mora-
le, et c'est en moraliste qu'il conclut sur un ton de censeur: « Vive l'audace
104 Histoire d'une revue
10. Doniol rend compte de ce déjeuner agité dans le premier « Petit journal intime du ciné-
ma » du numéro 33.
Une certaine tendance 101
monté au créneau est très révélateur. Il n'a pas encore été nommément mis
en cause par Truffaut (cela ne tardera pas), mais c'est bien de lui que décou-
le cette lignée d' « écrivains du cinéma de qualité». Héros du réalisme poé-
tique de l'avant-guerre (Le Grand jeu, Pension Mimosas, La Kermesse héroïque
avec Feyder, Les Basfonds, La Grande illusion avec Renoir, La Bandera, La
Belle équipe, La Fin du jour avec Duvivier, Gueule d'amour, L'Etrange Monsieur
Victor avec Grémillon), il a poursuivi sa carrière sous les auspices de Chris-
tian-Jaque (D'Homme à homme, Adorables créatures) et d'André Cayatte (Justice
est faite, Nous sommes tous des assassins, Avant le déluge) et incarne la puissance
du scénario dans le cinéma français, rêvant ouvertiement, il le dit, d'une
« histoire du scénario français» basée sur l'œuvre (réalisée ou non, ce qui
souligne bien que la mise en scène n'est qu'un complément du texte) de
Prévert, Jeanson, Aurenche et lui-même.
Cette réaction de la profession s'accompagne d'un important courrier
d'indignation parvenu aux Cahiers. Là, on peut surtout lire le sentiment de
trahison éprouvé par certains des lecteurs habituels de la revue à couverture
jaune héritière de la Revue du cinéma. Les Cahiers semblent ainsi, reprochent
certains lecteurs, avoir abandonné l'esprit serein des études de la Revue pour
se lancer dans la polémique, tandis que, d'autre part, l'article de Truffaut est
pris (à contre-sens à mon avis) comme un texte remettant en cause les ana-
lyses très poussées sur les rapports de la littérature et du cinéma dont Auriol
puis Bazin s'étaient fait une spécialité. « Dans l'ensemble cette correspon-
dance est indignée», avoue ainsi Doniol dans le numéro 33 des Cahiers, ajou-
tant qu' « il serait trop long de répondre ici». Il précise toutefois que les
attaques les plus «injurieuses» contre l'article de Truffaut s'établissent sur
deux niveaux, certains lui reprochant son caractère ami-français et pro-amé-
ricain, d'autres ne supportant pas son « ton réactionnaire et calotin».
A l'intérieur des Cahiers eux-mêmes, le texte de Truffaut provoque
quelques éclats. Pierre Kast est son plus farouche adversaire, ce n'est pas
une surprise. Il reproche moins à Truffaut son approche des rapports de la
parmi les plus exemplaires : « N'en déplaise à l'auteur, il est plus audacieux de faire un film
contre la gerre que de transposer intégralement le Journal d'un curé de campagne. Truffaut
reproche aussi aux auteurs de films d'être des bourgeois, mais lui qu'est-il donc ? et sa critique
qu'est-elle sinon une critique bourgeoise n'ayant d'autre but que de défendre au nom d'une
esthétique fumeuse une certaine tendance bourgeoise du cinéma ? » ; « Nous faisons, dans votre
cas, bien sûr, la part du sale gosse braillant dans le seul but de se rendre intéressant; mais qu'on
donne à ce sale gosse un certain nombre de pages glacées et illustrées nous semble inquiétant. Il
faudra bien un jour évoquer de sordides histoires de gros sous. Nous n'argumentons pas. Nous
ne songeons pas encore à dénoncer une "certaine tendance" dont vous êtes l'estafette : votre
soutane spirituelle nous est connue, tout comme ses déhanchements équivoques. »
Une certelne tendance 101
littérature et du cinéma que le ton imprécateur de l'article et ses jugements
déterminés, ce qu'il nomme - d'accord sur ce point avec Doniol - le
« dogmatisme critique», ou, en décembre 1954, la « colonisation des Cahiers
par le parti prêtre» ... Kast réagit plus particulièrement aux partis pris de
Truffaut à l'occasion de la longue critique qu'il propose de The Wild One, de
Laszlo Benedek. Il s'agit moins pour lui de rendre compte du film que d'en
régler certains avec son confrère, relecture particulièrement caustique des
papiers écrits par Truffaut depuis « Une certaine tendance ... » jusqu'à ses
éloges de Fritz Lang ou de Sacha Guitry (ce qui n'empêche pas une com-
plicité certaine entre les deux hommes). « Passe encore pour l'imprécision
d'un vocabulaire philosophique, jeté çà et là, non en fonction de son sens
exact, mais comme signe de reconnaissance, utilisé pour démontrer qu'on
peut s'intéresser au cinéma sans être un manuel. Si je comprends bien, le
tandem Truffaut-Rivette cherche à justifier, voire à glorifier un cinéma qui
ne chercherait qu'à "plaire", pour en rester à une terminologie accessible.
On pourrait s'étonner de retrouver le fantôme de Jacques Laurent [direc-
teur de Arts, écrivain de la droite hussarde, et auteur, sous le pseudonyme
de Cécil Saint-Laurent, de la série des Caroline chérie], en attendant celui de
Martine Carol ou de Louison Bobet, dans les Cahiers du cinéma, si l'apologie
sournoise de Si Versailles m'était conté ne s'y glissait du même coup. Allons
- où sommes-nous ici? ... La tactique favorite de Truffaut est de déclarer
que ses adversaires, ou les films qu'il n'aime pas, suivent je ne sais quelle
"mode". On ne peut jamais faire évidemment la part du pince-sans-rire
chez ce garçon [... ]. Mais le dogmatisme, c'est à ses fruits qu'on le recon-
naît. Les étudiants maurrassiens d'avant et d'après-guerre hurlent en chœur
"politique, politique" dès qu'on met en cause, ou en question, la "pureté"
des arts. Ainsi, c'est donc tout simple: Truffaut met une faluche pour écrire
et, s'il jongle avec les "tendances", d'ailleurs invisibles, c'est pour nous faire
rire »13. Comparant Truffaut à un étudiant maurrassien excité, Kast n'est
pas tendre pour le jeune critique à qui il reproche essentiellement d'avoir
fait descendre dans l'arène polémique (celle d'un jugement qu'il décrit à
moitié comme une esbrouffe - le côté «pince-sans-rire» - , à moitié
comme terroriste) les réflexions et les études théoriques de Maurice Sché-
rer. L' « école Schérer », appellation d'origine kastienne, s'est ainsi taillé une
plume polémique particulièrement redoutable, et cette combinaison, Kast
ne l'apprécie guère.
De son côté, André Bazin répond aussi à son jeune protégé François
Truffaut. Kast a choisi l'invective; lui, comme toujours, préfère se situer sur
Les Cahiers du cinéma ont deux véritables pères. l}un, André Bazin, est
un maître spirituel; l'autre, Jacques Doniol-Valcroze est un fondateur. Les
fondations des Cahiers, il les a patiemment consolidées au cours de deux
longues années où, fidèle à la promesse faite à Jean George Auriol de pour-
suivre la Revue du cinéma, il a remué le monde de l'édition parisienne à la
recherche de fonds pour lancer un nouveau mensuel. Une fois trouvé un
accord providentiel avec Léonide Keigel, Doniol a consacré son énergie à
diriger la revue, d'abord rédacteur en chef avant d'être critique. Il passe la
main à la fin des années cinquante, lorsque commence sa carrière de cinéas-
te14, mais jusqu'au milieu des années soixante-dix, il n'a pas cessé d'inter-
14. Sur Jacques Doniol-Valcroze cinéaste, on se reportera aux articles de Jean Domarchi,
« Peines d'amour perdues », et de Louis Marcorelles, «Jacques, ou la soumission », parus
dans le numéro 105 des Cahiers; ainsi qu'à ceux de Pierre Kast, « D'une plume non embarras-
sée» (n°134), et Jean Wagner, « Les arêtes vives» (n°136). l'Avant-scène cinéma a publié le
scénario de la Maison des Bories, n°118, octobre 1971.
Une certaine tendance 111
venir lorsque sonne l'heure de la recherche d'argent pour faire repartir les
Cahiers du cinéma sur des bases plus solides, après les crises sévères qui ont
marqué Je cours de la revue.
Au cœur des années cinquante, Je fondateur des Cahiers en est encore
pleinement rédacteur en chef, au centre donc d'une matière souvent assez
délicate à manier. Il l'écrit lui-même à André Bazin Je 23 avril 1957, alors
que celui-ci se repose dans un sanatorium du midi de la France: « Je ne
peux soutenir ta cadence épistolaire. Le rythme de la vie méridionale te
laisse plus de temps qu'à moi pour manier le stylo. Ne m'en veuille pas ...
Je l'ai moi-même beaucoup manié ces derniers temps : des quatre-vingt
seize pages du dernier numéro j'ai écrit, ré-écrit, retranscrit, adapté, traduit,
rewrité une bonne moitié ... sans parler des corrections, des légendes, des
notes ... Et il n'a pas fallu moins de trois jours de vacances de Pâques pour
arriver péniblement au bout de la mise en page ... particulièrement difficul-
tueuse car il y avait à couper sur épreuves la valeur de ... dix pages!» 15.
Aidé d'un assistant, Renaud de Laborderie, puis d'une secrétaire, Maya
Josse, et de sa femme Lydie (qu'il a épousée en 1950), il règle d'abord la
copie des textes et la mise en page de la revue, contribuant personnelle-
ment au graphisme du mensuel jaune par quelques petits dessins à la ligne
souple et sûre qui introduisent une rubrique ou ponctuent un compte
rendu. Ensuite, il gère, toujours secondé par Lydie très tôt devenue secré-
taire de rédaction, Je travail quotidien de la revue: commande et réception
des principaux textes, animation de la rédaction, surveillance de l'impres-
sion lorsqu'il faut apporter le bon à tirer dans une imprimerie d'Evreux,
puis empaquetage des numéros et envoi aux abonnés, entretien des stocks
enfin, entreposés au Trianon Palace. Rohmer témoigne: « Doniol était très
actif: c'est lui qui fabriquait les Cahiers. Il Je faisait tout seul, avec une
secrétaire et sa première femme, Lydie. Ils avaient une petite sacoche en
carton avec des compartiments, dans laquelle ils rangeaient la copie, puis
les épreuves. Et ils apportaient ça chez eux, où ils collaient les BAT. Il écri-
vait beaucoup, articles et éditoriaux, y compris, je crois, sous des pseudo-
nymes dont celui d'Etienne Loinod, l'anagramme de son nom. Ainsi il se
dévouait souvent pour écrire sur des films qui n'inspiraient pas tellement les
autres ... »16. Enfin il gère, avec Lydie, devenue aussi apprentie comptable,
les finances de la revue au jour le jour. Etablissant et réglant les piges - sur
15. Les Cahiers (n°425) ont consacré un dossier à Doniol-Valcroze au moment de sa mort. On
y trouvera une lettre inédite du fondateur de la revue et un long texte d'Eric Rohmer d'où
sont tirés les extraits publiés ici.
16. Cahiers du cinéma n°425.
112 Histoire d'une revue
une base peu élevée il est vrai - comptées par ligne et ne permettant à aucun
rédacteur de vivre de sa plume « cahieriste », puis suivant avec une joie de
père la courbe montante des ventes de sa revue: de 3 000 à 6 000 exemplaires
entre 1951 et 1960. Beaucoup d'efforts de tous les jours, beaucoup de souve-
nirs aussi 17, comme ces « petites aventures automobiles joyeuses vers Evreux
avec bon déjeuner à la clef» où Doniol et sa femme aiment à entraîner Truf-
faut; comme, également, l'empaquetage des numéros à peine arrivés, ceux
destinés aux 2 à 4 000 abonnés, corvée difficile où l'épaulaient les plus jeunes
rédacteurs Charles Bitsch et Robert Lachenay transformés en colleurs
d'adresses, et Jean-Luc Godard en manutentionnaire 18 ...
Mais le travail essentiel de Doniol-Valcroze relève de son talent de
diplomate: faire tenir ensemble, dans la même revue, les sensibilités et les
goûts les plus différents, des jeunes Turcs à la vieille garde, ou de Pierre
Kast à Rohmer. C'est d'ailleurs ce dernier qui définit le mieux le rôle tenu
par Doniol au cours des années cinquante, dans le numéro 425 des Cahiers,
premier exemplaire d'une nouvelle formule, mais aussi numéro dédié au
fondateur de la revue au moment de sa disparition, en octobre 1989, à la fin
de la projection d'un film au FIPA, à Cannes: « Nos relations étaient ami-
cales, mais il y avait, à l'intérieur de la rédaction, de petites querelles intes-
tines, comme c'est sans doute toujours le cas aux Cahiers du cinéma. Doniol
faisait partie de l'une des tendances, tout en jouant le rôle de conciliateur.
Car il avait un vrai talent de diplomate, et aurait pu faire une belle carrière,
dans la Carrière avec un grand C, comme Gary ou Régis-Bastide. Il avait
toutes les qualités requises: une extrême politesse, une extrême distinction,
un art de concilier. Si j'emploie le mot diplomate, c'est sans connotation
péjorative: il n'y avait rien de rusé ni d'hypocrite chez lui. Cette tolérance
faisait qu'il savait parler aux gens, elle lui permettait d'aimer des choses très
différentes de lui. Son ami Pierre Kast, avec qui il partageait beaucoup
d'idées, était plus dogmatique. Il avait une très grande amitié pour Truffaut,
ainsi que pour Godard dont il connaissait la famille. Ooniol s'adressait à moi
comme à un interlocuteur peut-être un peu plus raisonnable que les autres.
Il faisait toujours appel à mon esprit de tolérance et de conciliation chaque
fois que je soutenais des idées qui le choquaient. Bazin aussi avait un esprit
de tolérance, mais ses idées étaient plus arrêtées. Il a peut-être été plus
opposé à certains articles de la Nouvelle Vague que Doniol. .. » Conciliateur,
Doniol se situe donc à la confluence de tous les courants critiques des
17. « Alors, ça biche? », texte de Doniol publié dans l e Roman de François Truffaut, numéro
spécial des Cahiers du cinéma, décembre 1984, pp. 27-30.
18. Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Éd. Cahiers du cinéma, Paris, 1985, p. 13.
Une certaine tendance 11j
Cahiers. Son style d'écriture lui-même traduit cette écoute: « Une écriture
intelligente, d'une élégance discrète et sensible», dit-il à propos de Billy Wil-
der, mais l'on pourrait lui retourner le compliment. Doniol écrirait un peu
comme filme Wilder, son réalisateur-miroir19 (chaque critique possède le
sien), respectant la belle langue classique, parfois un peu anecdotique, parfois
un peu ampoulée. De même, le procédé rhétorique que Doniol-Valcroze
emploie le plus souvent dans ses critiques est fait de ce respect diplomate:
« Raté, mais non inintéressant», ainsi le caractérise ironiquement, mais assez
justement, François Truffaut. Bien sûr, comme le souligne Rohmer, il a ses
partis pris. Proche de Kast, il représente avec élégance cette tendance des
Cahiers que l'on pourrait définir comme celle du « dandysme progressiste».
Cela l'oppose au moralisme un peu puritain de Truffaut et à l'approche du
cinéma comme objet autonome, possédant une vérité indépendante d'un
quelconque contexte social et politique, défendue par l'école Rohmer.
Mais autant Kast est sévère dans la polémique, autant Doniol, par
nature et par devoir, est tolérant. Son dandysme, il le manifeste non de
façon militante, mais dans une élégance et une frivolité d'attitude et de
goût qui lui fait répondre à Claude Mauriac, à propos des illustrations assez
dévergondées qui ponctuent parfois certains numéros des Cahiers: « Moi
qui choisis les illustrations de la revue et suis censé, avec Bazin, veiller à sa
tendance, j'apprends que je suis à la fois dandy et puritain. S'il fallait effec-
tivement me situer, ce serait plutôt chez les premiers. Entre deux photos
de jolies filles, je choisirai toujours la moins vêtue : goût du soleil, héritage
de mon maître Jean George Auriol, vice de conformation ... Vive les jolies
femmes! » 20. Autre exemple du goût de Doniol pour l'élégance: dans cette
lutte de tendance qui déchire les Cahiers à propos de l'égérie féminine du
cinéma mondial, le rédacteur en chef choisit Audrey Hepburn (particulière-
ment dans Sabrina de Billy Wilder), joli minois intelligent, tandis que le
groupe Truffaut élit Gloria Grahame, corps de Ray et âme langienne.
Progressiste, Doniol-Valcroze l'est avec conviction, formé, comme
Kast, par les luttes de la Résistance, mais avec finesse. S'il admire le ciné-
ma soviétique par exemple, y compris en version jdanovienne, ce n'est pas
par credo sadoulien, car Doniol n'est pas un militant. Jamais, il n'imposera
une ligne politique quelconque à la revue. Le rôle de Doniol-Valcroze se
situe plus dans le rééquilibrage d'un style trop excessif ou d'un article trop
partisan (donc maladroits) que dans le choix obstiné d'un ton militant. C'est
en ce sens qu'il intervient toujours. Servant de garde-fou à l'engagement
un peu». Ce qui frappe en effet, c'est d'une pan la verve polémique du jeune
critique, d'autre part son caractère clairvoyant. Truffaut, jeune révolté
«voyant», Truffaut« Rimbaud de la critique», l'image est commode; elle n'est
pas totalement juste. D'abord parce que Truffaut n'est pas seul. Son manifeste
est plutôt le couronnement d'une dénonciation commune, façonnée par la lec-
ture d'autres rédacteurs des Cahiers, par la vision commune des films égale-
ment, telle que l'exigeait la cinéphilie de l'époque. De ses idées, Truffaut a
parlé des heures à Robert Lachenay, Jacques Rivette et Charles Bitsch, ses
trois plus proches complices23, ou à André Bazin, son maître. Surtout, ce qui est
profondément enraciné chez lui, outre le désir d'en découdre avec le cinéma
établi, est son érudition cinéphilique. Là réside sa plus grande force. Truffaut
est érudit car il a vu beaucoup de films, qu'il les a revus surtout, sans jamais dis-
continuer pour certains. Doniol ne croit pas si bien dire lorsqu'il parle, en 1950,
d'un jeune maniaque ayant vu vingt fois La Règle du jeu ...
Pour comprendre la verve polémique comme l'érudition du jeune cri-
tique, il faut donc plonger dans ses années d'apprentissage: la fin de la
guerre et la vision de tous les films, les petits métiers à partir de quatorze
ans et demi, la création du Cercle Cinémane au quartier latin à la fin de
l'année 1947 avec ses séances du dimanche matin à 10 h15 au Cluny-Pala-
ce, les escrocs qui promettent des films qu'ils n'ont pas et partent avec la
caisse du ciné-club, les fugues du domicile paternel, le Centre d'Observa-
tion des Mineurs Délinquants de Villejuif, la rencontre décisive avec Bazin
qui le tire de ce mauvais pas et le fait entrer plus avant dans une nouvelle
famille, celle de la cinéphilie (à la Cinémathèque puis à Objectif 49 et à Tra-
vail et Culture comme « secrétaire particulier»), la communion avec le grou-
pe de la Gazette du cinéma au premier festival de Biarritz en 1949 ... Tout
cela a été raconté au cours d'entretiens, de biographies, de numéros spéciaux
de revues2 4, par Truffaut lui-même ou par ses proches, jusqu'au sauvetage de
1950-51, quand il replonge après une «histoire d'amour mal vécue», à dix-huit
ans, alors que Bazin est malade loin de Paris. Truffaut s'engage alors dans
l'armée, envoyé dans un régiment d'artillerie en Allemagne du Nord, mais
« ça lui fait mal aux oreilles »25 et, au bout de six mois, il refuse de rentrer à la
caserne, profitant d'une permission à Paris « pour aller voir des films »26. Il est
23. Charles Bitsch,« Nuits blanches», Le Roman de François Troffaut, op. cit., pp. 31-33.
24. Elisabeth Bonnafons, François Troffaut, la figure inachevée, op. cit., Claude-Jean Philippe,
François Troffaut, 1932-1984, Seghers, Paris, 1988; Gilles Cahoreau, François Troffaut 1932-
1984, op. cit., François Truffaut, Co,respondance, Hatier, Paris, 1989.
25. Aline Desjardins s'entretient avec François Troffaut, Ramsay, Paris, 1987, p. 27.
26. Ibid., p. 28.
Une certaine tendance 117
pris, s'enfuit, repris puis enfermé comme déserteur. Bazin, se portant respon-
sable, second père adoptif, le sort de là, le loge chez lui dans le grenier de
Bry-sur-Marne, lui parle de tout et de cinéma, relit ses premiers articles, les
corrige, les fait récrire, les discute, puis les publie ... dans les Cahiers du cinéma
en mars 1953.
Tout cela a été raconté. Ce qui l'a moins été est l'écriture même de
François Truffaut, dans ses rythmes différents (Arts, hebdomadaire, et les
Cahiers, mensuel), dans ses tons et ses références très divers. On parle tou-
jours de la plume polémique. Mais celle-ci n'est pas la seule. Truffaut peut
être successivement polémiste, érudit, moraliste, érotomane, traditionaliste,
humoriste et clairvoyant. Cette multitude de registres d'écriture est la chose
qui frappe le plus à la lecture de ses textes des années cinquante. Le cri-
tique possède d'ailleurs une telle diversité de styles qu'il s'est offert un
double: Robert Lachenay. Ce dernier existe bel et bien, le plus vieil ami de
Truffaut, rencontré à l'école de la rue Milton en 1943, d'un an et demi son
aîné. Ils ne se quittent plus, Truffaut se réfugiant chez les Lachenay lors de
ses fugues, hantant les cinémas et les ciné-clubs accompagné de Robert,
fondant le Cercle Cinémane avec lui, puis l'attirant aux Cahiers. Le jeune
homme est utile car il aide Doniol à la manutention des stocks déposés au
Trianon Palace. Sa signature est régulière dans les pages des Cahiers mais
l'écriture est de Truffaut: « Il a voulu me faire écrire, mais je n'avais pas de
facilités de ce côté-là et il s'est mis à écrire pour moi. En fait, la plupart des
articles signés Lachenay ont été écrits par lui, à part un ou deux petits
billets. Il en signait même Lachenay depuis le Festival de Cannes, alors que
je n'y suis jamais allé. Les articles signés Lachenay étaient plus légers, il en
a signé aussi dans Arts. Et plus tard, dans La Peau douce, il a appelé son héros
Lachenay .... »27. Ce dédoublement, outre qu'il demeurera longtemps une
constante des Cahiers (Doniol/Loinod, Bazin/Florent Kirsch, Schérer/Roh-
mer, Jean-Luc Godard/Hans Lucas, Claude Chabrol/Jean-Yves Goute/Charles
Eitel...), représente un vrai point fort pour Truffaut. Non seulement cela per-
met d'établir dans le style et l'approche même du cinéma la diversité d'écritu-
re dont le critique semble avoir besoin pour s'exprimer, mais, de plus, Lache-
nay existe vraiment. Cette présence réelle trompe nombre des détracteurs de
Truffaut qui organisent une véritable « chasse au Lachenay » pour confondre
le critique. Ado Kyrou, par exemple, mettant en doute l'existence de Lache-
nay dans Positif, le voit un jour se présenter devant lui en chair et en os, cela
pour« le convaincre de mon existence réelle puisqu'il ne m'en prête une que
fictive. Non Robert Lachenay n'est pas une signature collective. Je pense,
27. Robert Lachenay, « Une jeunesse », Le Roman de François Troffaut, op. cit., pp. 7-11.
11~ Hlstolro d'une revue
donc je suis ... » 28. Il faudrait aussi prendre en compte « François de Monfer-
rand», signataire de quelques articles violents ou grivois ... 29_ Truffaut peut
ainsi étaler ses points de vue sur une gamme de styles assez large, sans, à pre-
mière vue, être taxé d'incohérence.
De plus, Truffaut bénéficie d'un autre vecteur d'écriture pour mener
ce qu'il appelle dès lors ses « campagnes de presse». L'hebdomadaire cultu-
rel Arts l'a engagé au début de l'année 1954 pour collaborer à la page ciné-
ma. Ecrivant six ou sept articles par semaine, signés de ses différents noms,
tant pour les Cahiers qu'Arts ou pour un quotidien éphémère Le Temps de
Paris, le jeune critique possède un véritable pouvoir éditorial. Car Arts est
une revue d'influence. Fondé en 1945, l'hebdomadaire joue d'un ton polé-
mique assez constant, particulièrement sous la plume de son directeur,
Jacques Laurent30 qui, dans ses éditoriaux « à la hussarde», provocateurs
mais brillants, vise la gauche dite (par lui) «bien-pensante». Laurent, André
Parinaud (rédacteur en chef) et Jean Aurel (responsable de la page cinéma)
contactent Truffaut après avoir lu « Une certaine tendance ... », séduits par la
plume polémique du jeune homme. Le critique trouve là des colonnes à la
mesure de l'un de ses talents: le pamphlétaire pourfendant le cinéma français
de qualité.
Eric Rohmer se souvient de cette agitation permanente créée par Truf-
faut: « Une fois entré dans la citadelle, il s'est taillé à force de travail et
d'idées, une place qui est devenue celle de la page cinéma d'Arts tout entiè-
re. Bien que n'étant pas encore tout à fait accepté, il a su s'imposer par la
qualité et, comme il aimait à le dire, la "quantité" de la copie qu'il apportait
chaque semaine. Et, très vite, Arts n'a plus été lu pour les éditoriaux de
Jacques Laurent, mais pour la page cinéma dont Truffaut s'était effective-
ment emparé. Je dis bien "emparé". C'était le mot que nous aimions
employer à l'époque: s'emparer des Cahiers, s'emparer d'Arts, s'emparer du
cinéma! Pour assurer totalement sa victoire, il a fait appel à ses amis des
Cahiers. A moi en particulier, un moment où il était au Festival de Cannes et
où il fallait quelqu'un pour faire la rubrique des films sortant à Paris. Mais
aussi à Godard, Doucher, Rivette, Domarchi, Bitsch, Claude de Givray,
31. Eric Rohmer,« La vie c'était l'écran», Le Roman de François Troffaut, op. cit., pp. 17-24.
120 Histoire d'une revue
ferrand fait donc figure aux Cahiers, en rivalité avec Doniol et Richer,
d'«homme qui aime les femmes», celui «qui ne se rend jamais au cinéma
sans promener en poche un exemplaire, maintenant bien écorné, de la Psy-
chopathia Sexualis»35_ Frivole et séducteur certes, n'hésitant pas à provoquer,
grâce à ses fonctions aux Cahiers, des rencontres avec de jeunes actrices
étrangères, mais surcout tenant discours sur l'érotisme au cinéma. Ainsi se
définit lui-même Truffaut sous le nom de son double Robert Lachenay, dis-
cours dont nous donnerons un seul exemple. Dans le numéro 32, le voilà qui
répertorie, par ordre hiérarchique (car le critique, on l'a vu, a le sens de
l'ordre), les neuf scènes érotiques essentielles du cinéma mondial depuis
1945, de la marche à quatre pattes de Joan Bennett dans The Woman on the
Beach de Renoir (dont une photo ornera longtemps les murs du bureau des
Cahiers), aux treize corsages différents de Jennifer Jones dans Les Insurgés de
John Huston en passant par « Gloria Grahame dans tous ses films de Crossfi-
re à The Big Heat » et le short de Heddy Lamarr dans Le Démon de la chair de
Edgar Ulmer, le tout pour démontrer implacablement que le cinéma fran-
çais est incapable de filmer une telle séquence, dénonçant alors ses « mes-
quines visions érotiques freudiennes» comme celle de la piqûre dans Les
Orgueilleux d'Allégret.
De ce Truffaut érotomane, il ne faut pas oublier de rapprocher un
autre frère, peu éloigné, le Truffaut gagman, n'hésitant jamais à recourir, en
général dans les articles signés Lachenay, aux calembours (le « Si jeune et
des Japonais» inventé au numéro 83 à propos du film de Nakahira, Passion
juvénile), aux jeux de mots dans les très courtes notules qui présentent
l'ensemble des films sortis durant le mois à Paris (un audacieux : « Nous
aimons Kim, j'aime Kim, et Kim aime me suive », à propos de Tu seras un
homme, mon fils, film bien médiocre éclairé par la présence de Kim Novak),
ou à l'ironie mordante. Le « Petit Journal Intime du cinéma» daté du numé-
ro 41 en est un modèle du genre, rapportant sur le ton de la confidence des
« Nouvelles de la rédaction» assez loufoques: « Oui, Pierre Kast et Maurice
Schérer se sont bien connus au séminaire», «Oui, André Cayatte récidivera
prochainement ainsi que son complice Charles Spaak avec Le Dossier noir. Le
délit se commettra début décembre. André Cayatte à qui rien de ce qui est
humainement cybernétique n'est indifférent [allusion à une défense circons-
tanciée de Cayatte par Bazin parue sous le titre « La Cybernétique d'André
Cayatte»], a déjà choisi son avocat; il s'agirait de maître Bazin, qui plaidera
l'irresponsabilité ... » Le journal se poursuit sur le vrai-faux commentaire
d'une photo du dernier film d'Henri Verneuil, Les Amants du Tage (une scène
36. Aline Desjardins s'entretient avec François Trojfaut, op. cit., p. 21.
37. « Les sept péchés capitaux de la critique », Arts, avril 1955, repris dans François Truffaut,
Le Plaisir des yeux, op. cit., pp. 207-211.
38. Cahiers du cinéma n°45.
124 Histoire d'une revue
Robert Aldrich, pour ne prendre que cet exemple, qu'après avoir vu cinq
fois Kiss me Dead/y, et pouvant alors lui demander: « Dans la rue, avant que
Mike ne se bagarre avec le type qui le suivait après qu'il ait acheté du pop-
corn, on voit dans le cadrage, une horloge lumineuse indiquer successive-
ment 2 hl 0, 2 hlS et 2 h 20; est-ce à dire que vous avez tourné trois plans en
un quart d'heure ou bien vouliez-vous le faire croire: est-ce une faute de
script ou un gag professionnel? »39_ Aldrich en est resté confondu . ..
Dernier aspect du Truffaut critique: sa totale indépendance d'esprit et
de goût. Jamais, s'il a certes pratiqué la critique en tant que moyen d'ascen-
sion sociale et d'apprentissage littéraire, il n'a conçu ce métier comme une
façon de s'intégrer dans le système du cinéma français de qualité, cinéma
qu'il a toujours combattu, pensant qu'il fallait mieux construire autre chose
que de s'y fourvoyer. De même, son écriture et ses choix ont sans cesse pro-
voqué la corporation critique, alors très hiérarchisée. Cette indépendance
d'esprit et de jugement n'est pas de tout repos, le critique l'avoue franche-
ment en juin 1957: « Il faut, sinon du courage, en tout cas une certaine
audace plus ou moins consciente pour éreinter le film d'un cinéaste que l'on
connaît bien et avec qui l'on a plusieurs fois déjeuné. Mais comme après
trois ans de ce travail on connaît beaucoup trop de monde dans ce milieu, il
faut bien choisir entre la lâcheté et la muflerie. J'ai choisi la muflerie.» Truf-
faut n'est donc pas complaisant à l'égard des cinéastes ni de ses confrères.
Même son père spirituel, André Bazin, n'échappe pas à certaines attaques.
Ainsi, à propos de La Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz, Truffaut écrit
sans ménagement: «André Bazin n'aime pas la Comtesse, Beuve n'aimait pas
Armance. Etre le Sainte-Beuve du cinéma est un honneur, cher Bazin, un
honneur ambigu ... »40. Ces «confrères», en retour, ont rarement hésité à
attaquer Truffaut, relevant particulièrement et parfois justement, les contra-
dictions qui naissaient de ses écritures diverses ou de ses jugements trop
rapides (sur John Ford notamment).
Mais tous lui ont reconnu un mérite, sans doute son apport le plus pré-
cieux: un engagement totalement sincère dans le jugement, formulé de
manière très subjective, à la première personne. Truffaut peut hésiter sur un
film (rarement cependant) mais se met toujours en avant dans l'écriture,
comme tempérament critique d'abord, assumant ses contradictions: « Cha-
cun son système. Le mien m'amène à louer ou éreinter sans réserve. C'est
ainsi qu'une critique élogieuse des Assassins du dimanche [d'Alex Joffé] dans
Arts provoque bien des sarcasmes. Alors quoi, on défend les films français,
1. Tacchella et Thérond racontent cet entretien dans les Années lblouissantes. le cinéma qu'on
aime 1945-1952, op. cit., p. 36.
Écrire dans l'intimité du cinéma 12~
gistrés à l'aide du magnétophone portatif musical DICTONE JEL. 18-20,
rue du faubourg du Temple» ...
De ce nouveau procédé, Rivette et Truffaut tirent des conséquences
formelles très systématiques qui deviennent les « règles d'élaboration des
Entretiens avec .. . » Les vertus techniques du magnétophone sont élevées
à l'état de morale : le réalisateur entretenu accepte de se « soumettre au rite
indiscret du détecteur de mensonge »2, soumission qui, seule, finit par
révéler le vrai auteur de film. Il existe là une croyance, que certains ont taxé
de naïve, en la toute-puissance de révélation de l'appareil (comme quoi un
mauvais réalisateur ne saurait s'y soumettre car il a toujours quelque chose à
cacher, à dissimuler) et en l'impartialité de son rendu. En fait, la philosophie
construite par Truffaut et Rivette à partir du magnétophone découle des
analyses de Bazin sur l'enregistrement objectif du réel par la caméra. Seule
l'objectivité de la prise de vue révèle la vérité, c'est-à-dire la Personne, chez
l'un; seule l'impartialité de la prise de son révèle la vérité, c'est-à-dire
)'Auteur, chez les autres. Ainsi Truffaut et Rivette, au cours du travail posté-
rieur de retranscription écrite, tentent de respecter fidèlement les paroles
enregistrées auparavant, rendant compte de la vie de l'entretien, depuis le
style parlé jusqu'aux hésitations, rires et autres effets de réel de la prise de
son, sans que, toutefois, la lecture n'en soit rendue trop hachée, trop rela-
chée, ni trop longue. De plus, les bandes sont soigneusement conservées et
fonctionnent comme preuves absolues: en leur nom Truffaut et Chabrol
peuvent par exemple justifier l'entretien si controversé avec Alfred Hitch-
cock où ils sont parvenus à lui faire, pour la première fois, parler du sacré
dans ses films.
Ce « pouvoir d'impartialité mécanique» n'empêche pas l'organisation
d'un certain rituel de l'entretien. Au contraire, tout comme la mise en
scène est la condition même de l'enregistrement du réel par la caméra, un
certain dispositif doit organiser la prise de son. On peut le définir comme
un dispositif d'amour de l'auteur. Les règles, là encore, sont très précisément
décrites par Rivette et Truffaut à l'occasion de l'entretien réalisé avec Abel
Gance: « L'élaboration des Entretiens est régie par deux règles. D'abord ne
choisir que des réalisateurs que nous aimons. Ensuite les laisser s'exprimer
à leur guise sans jamais les embarrasser par des questions gênantes ou insi-
dieuses.» Admirer un auteur entraîne le respect absolu de sa liberté d'user
de la parole. Aussi les entretiens sont de longueurs variables et ne cher-
chent pas à confronter un auteur à ses contradictions, donc à l'ensemble de
sa carrière, mais se concentrent généralement sur l'évocation des derniers
fois un élément étranger aux Cahiers est invité à tenir le journal intime, ce
qui ne se passe pas sans heurts ... Après une année d'écriture, ce journal
perd cependant de son intimité car il se compose de plus en plus souvent
collectivement, la rédaction individuelle s'avérant sans doute une tâche
trop lourde pour les critiques des Cahiers. Même s'il se perpétue parfois, le
ton très personnel du journal intime, trop tôt disparu, constitue certaine-
ment un manque dans les Cahiers de la fin des années cinquante. En mars
1956, lors du numéro 57, le « Petit journal intime du cinéma» se transforme
donc en un « Petit journal du cinéma» plus classique et moins original
(journal demeurant jusqu'à la fin des années soixante une institution de la
revue). Une innovation intéressante intervient cependant en 1957, qui,
dans ce même registre, tente de montrer de l'intérieur (par l'image cette
fois) le travail du cinéma: «La photo du mois». Celle-ci, accompagnée d'un
court commentaire, permet d'illustrer le tournage d'un réalisateur: Renoir,
Preminger, Aldrich, Fuller, Rossellini, Hitchcock, puis Doniol, puis Cha-
brol, Truffaut, Rivette, Godard ...
Dans cette logique d'intimité «familiale», le « courrier des lecteurs»,
peu à peu, devient une rubrique irremplaçable, drainant les apprentis-cri-
tiques vers la revue, prenant position dans la guerre d'écoles, plébiscitant des
auteurs, mettant en garde les rédacteurs. Car si les tendances partagent la
revue, les lecteurs sont, eux aussi, clairement divisés, participant activement
à la vie animée de la rédaction. La conversion à l' « hitchcocko-hawksisme »
ne va pas de soi. Dès l'ouverture du « volumineux dossier des lettres de lec-
teurs», en septembre 1955, un correspondant troyen, collaborateur occasion-
nel qui deviendra vite plus régulier, Jacques Siclier, met en cause l'orienta-
tion hitchcockienne, lançant aux jeunes Turcs: « La compétence de vos cri-
tiques n'est que la compétence du vide». Emboîtant ce pas vif de la dénon-
ciation, une autre lettre joue sur le mode de l'ironie pour reprocher aux
Cahiers leur ton spiritualiste, « protestant énergiquement contre l'autorisa-
tion donnée aux curés de signer leur prose sans accompagner leur nom de
leur spécialité (abbé, archevêque ou pape) ... » Le courrier se focalise parti-
culièrement sur cette guerre de religion. Un «jésuite» prend ainsi7, sans
que l'on sache très bien s'il s'agit ou non d'un canular, la défense de Rear
Window d'Hitchcock au nom del'« assassinat considéré comme exercice spi-
rituel digne d'un disciple de Saint Ignace». A ce lecteur, répond, le mois
suivant, un « jeune Parisien», Gérard Genettes, qui développe une analyse
serrée du film d'Hitchcock comme « récit de la Genèse», inscrivant le réali-
- - -·- --
1O. Cahiers du cinéma n°55.
11. Cahiers du cinéma n°52.
12. Cahiers du cinéma n°68.
13. Cahiers du cinéma n°56.
1j6 Histoire d'une revue
que la méthode de travail qui les fait agir ou parler, la matière du cinéma
lui-même. Bogart est le cinéma, Gloria Grahame est le cinéma, Marilyn le
devient peu à peu, tandis que Gérard Philipe n'est qu'une forme intelligen-
te, dérivée de l'adaptation littéraire.
Lire l'essence du cinéma américain à travers ses acteurs, y lire aussi la
vérité d'une civilisation. On retrouve ici un thème qui avait déjà passionné
les premiers Cahiers du cinéma. Ce sont surtout les stars féminines, et leurs
avatars, qui fonctionnent comme révélations. Truffaut veut ainsi voir l'Amé-
rique à travers les jupes de ses héroïnes, détaillant longuement, dans le
numéro 37, toutes les combinaisons possibles avec une érudition sans faille,
de la « jupe grise, plissée, que Debbie Reynolds portait dans Chantons sous la
pluie » à «celle de June Allison, rayée verticalement, fendue sur le côté, dans
Drôle de meurtre de Don Weis ». D'autres trouvent des intermédiaires diffé-
rents: Jacques Siclier choisit Ava Gardner dans La Comtesse aux pieds nus de
Mankiewicz et, surtout, l'évolution de Rita Hayworth de Gilda à La Dame
de Shanghai; pour traquer le « mythe de la femme dans le cinéma améri-
cain» 14 en suivant la «destruction » de Rita par Orson Welles, autre trace
du passage révélé par Bazin à propos de Bogart, ce passage qui mène du
triomphe de la star à sa sublime déchéance. A cette femme fatale que le
cinéma américain met peu à peu en pièce,fatum que Truffaut préfère suivre
minutieusement à travers les différentes apparitions de Gloria Grahame,
succède bientôt une nouvelle héroïne : la sainte innocente, que les rédac-
teurs des Cahiers, presqu'unanimes, découvrent dans le visage de Jean
Seberg. Certes Ava Gardner est l'actrice totale, la seule, comme le dit Clau-
de Gauteur, à pouvoir « remettre en cause la distinction de Malraux entre le
prestige de l'actrice et l'aura de la star, car elle est actrice et star»15, mais
Jean Seberg est la révélation de l'année 1957. Immédiatement présentée par
les Cahiers à leurs lecteurs en décembre 1956 lorsqu'Otto Preminger choisit
cette jeune fille de 17 ans pour être sa Jeanne, elle est ensuite consacrée par
Jacques Rivette lors de ses deux critiques successives de Sainte Jeanne et de
Bonjour Tristesse comme l' « actrice de la grâce», réincarnation de la Jeanne
d 'Arc de Dreyer ou de )'Ingrid Bergman d'Europe 51 de Rossellini.
Quoi qu'il en soit, malgré les disputes entre rédacteurs liées au choix
de I' «égérie » de la revue (Gloria face à Audrey, Marilyn ou Ava), les Cahiers
sont conscients de vivre un second âge d'or, celui du cinéma américain, de
14. Cahiers du cinéma n° 56 et 59. Repris par Jacques Siclier dans Le Mythe de la femme dans le
cinéma américain, Éd. du Cerf, Paris, 1956. (On regardera aussi, du même auteur, La Femme
dans le cinéma français, Éd du Cerf, Paris, 1957).
15. Cahiers du cinéma n°88.
Écrire dans l'lntlmlté du cinéma
Les Cahiers choisissent parmi les films, mais aussi parmi leurs concur-
rents, les revues. L'écriture polémique trouve ici un terrain très propice à
son effusion. Les rivalités avec Positif en sont emblématiques, correspon-
dant d'une part à un changement de ton propre aux Cahiers, passage d'une
écriture à une autre sous l'influence de Truffaut ou de Rohmer; d'autre
part à un jugement qui, à l'époque, se révèle fondamentalement différent
entre les deux revues.
Tout d'abord, Bazin et Doniol-Valcroze adoptent un ton très encoura-
geant, voire parfois un peu protecteur, à l'égard de ce « petit frère encore
pauvre en moyens mais riche d'idées» 19 fondé à Lyon en 1952 par Bernard
Chardère. Ainsi, jusqu'au milieu de l'année 1955, les rapports entre les deux
revues sont certes émaillés de quelques pointes agressives, mais s'avèrent
plutôt amicaux. L'éditorial des Cahiers signé par Doniol en janvier 1955
donne le ton: « Cette année un concurrent nous est né, Cinéma 55, et un
autre s'est affirmé: Positif a quitté Lyon pour Paris et s'appuie désormais sur
une plus solide maison d'édition [Minuit, puis Fasquelle] . Positif est une
revue bien faite, mordante, et la formule de Cinéma 55 devrait lui valoir un
large succès populaire. Nous ne nourrissons pas de sentiments aigres à
l'égard de ces deux entreprises, nous estimons qu'il y a de la place aujour-
d'hui pour une coexistence pacifique, et profitons de l'occasion pour leur
adresser nos meilleurs vœux pour 1955. » Meilleurs vœux pouvant parfois se
transformer en un avertissement assez sec, mais toujours en réponse à une
provocation un peu grossière venue des rangs «positivistes ». Ainsi le numé-
ro 10 de Positif consacré au cinéaste fétiche Luis Bufiuel supporte mal un
amour du même réalisateur partagé avec les Cahiers. Alors que Bazin et
Doniol viennent d'entretenir l'auteur de El, la revue néo-surréaliste traite
les deux rédacteurs en chef de « pauvres crétins aveuglés par leur misérable
petit esprit éclectique». Doniol répond immédiatement20 à « ce ton qui
exige ce genre d'effets de forum», excusant cependant ses contradicteurs au
nom de leur jeunesse: « Il vaut mieux que les jeunes gens s'amusent à cela
19. Sur Positif, on se reportera principalement à Bernard Chard ère, « Figurez-vous qu'un soir,
en plein Sahara ... », D'un cinéma l'autre. Notes sur Je cinéma français des années cinquante, op. cit.,
pp. 94-118; et à Thierry Frémaux, « L'aventure cinéphilique de Positif. 1952-1989 », Vingtième
siècle, juillet-août 1989, pp. 21-33. Les sept premiers numéros de Positif ont été réédités en
1981 par les éditions Opta.
20. Cahiers du cinéma n°37.
142 Histoire d'une revue
qu'à s'entraîner au maniement de la grenade ... De toute façon l'on sait bien
que cela fait mal physiquement aux jeunes épigones cinématographiques du
surréalisme que d'autres qu'eux puissent aimer El ou L'Age d'or et admirer à
la fois Bufiuel et Bresson. »
Ces mots assez condescendants ne sont que modérément appréciés du
côté de chez Chardère, maintenant épaulé par Ado Kyrou, Raymond Borde,
Robert Benayoun, Paul-Louis Thirard ou Louis Seguin21. Positif, sans
conteste, se fait de plus en plus agressif. Ce sont dès lors tant les auteurs
défendus par les Cahiers que certains rédacteurs qui apparaissent comme
cibles principales. Chez les premiers, Rossellini est régulièrement pris à par-
tie: « Repliez donc, Cahiers, votre éternel affreux, ce hanneton pédant qui
cogne aux murs une incompétence ânonnance: j'ai nommé le Rossellini», de
même que Hawks, Hitchcock ou le Renoir d'Eléna et les hommes. Tandis que
François Truffaut est placé en ligne de mire, Truffaut et ses leçons d'érudi-
tion, Truffaut et sa politique, celle des auteurs. Le critique est par exemple
apostrophé en des termes très violents par Raymond Borde et Etienne Chau-
meton pour avoir négligé leur livre, Panorama du film noir américain: « Votre
collaborateur François Truffaut n'a pas aimé notre livre. Nous en sommes
assez satisfaits. C'est un texte qui n'est ni métaphysique, ni moral, ni chré-
tien, ni fascisant, et l'approbation de Truffaut nous eut rendu perplexes »,
écrivent-ils à Doniol-Valcroze22.
Dès lors la réplique s'organise: deux systèmes de jugement encrent
dans une logique d'exécration mutuelle. Eric Rohmer prend en effet les
choses en main en même temps que la rubrique « Revue des revues ». En
juillet 1956 paraît la première dénonciation systématique de la « ligne anti-
cléricale et antibourgeoise » suivie par Positif: « Nous avons eu, en ce mois
de mai [1956], un adversaire fort en gueule, sinon redoutable ... On fait feu
de tout bois sur les bêtes noires : Hitchcock, Renoir (d'après 39), et plus
particulièrement Ophuls, Rossellini et Dreyer. A charger systématiquement
sur les cinéastes que nous aimons aux Cahiers, Kyrou et ses suivants ris-
quent de n'avoir plus rien à encenser. .. La charge actuelle est plutôt mal-
adroite et vous fait regretter feu L'Age du cinéma qui pêchait souvent au
hasard mais ne rentrait pas si bredouille. Surtout on aurait aimé des argu-
ments plus catapultants: qu'on mange du curé et du bourgeois si l'on y
tient, mais pimentés de meilleure sauce. Tous les lieux communs du sur-
21. Thierry Frémont, « L'aventure cinéphilique de Positif», op. cit. On lira particulièrement
les deux premiers points de l'article, « Une revue de mal élevés ... » et « Positif contre les
Cahiers du cinéma».
22. Cahiers du cinéma n°58.
Écrire dans !'Intimité du cinéma
1. Les principaux entretiens définissant et illustrant la politique des auteurs (Renoir, Hitch-
cock, Hawks, Lang, Rossellini, Welles, Bufiuel - parmi lesquels l'éditeur a oublié Jacques
Becker. .. ) ont été repris et publiés en 1972 (Éd. Champ Libre), puis 1984 (Éd. Cahiers du
cinéma), précédés d'une préface de Serge Daney: La Politique des auteurs. E11tretie11s avec dix
cinéastes. Sur la politique des auteurs, on se reportera aussi à Dudley Andrew, The Major Film
Theories : an /11troductio11, Oxford University Press, New York, 19ï6.
148 Histoire d'une revue
sant son œuvre avec la toute-puissance d'un écrivain. « Le cinéma est une
forme dans laquelle et par laquelle un artiste peut exprimer sa pensée, aussi
abstraite soit-elle, ou traduire ses obsessions exactement comme il en est
aujourd'hui de l'essai ou du roman [ ... ]. Ce qui implique, bien entendu,
que le scénariste fasse lui-même ses films. Mieux, qu'il n'y est plus de scé-
nariste car dans un tel cinéma cette distinction de l'auteur et du réalisateur
n'a plus aucun sens. La mise en scène n'est plus un moyen d'illustrer ou de
présenter une scène, mais une véritable écriture ... » D'autres sources peu-
vent être distinguées. Chez André Bazin bien sûr, dont, par exemple, la cri-
tique de La Splendeur des Amberson d'Orson Welles est un appel à voir
l'auteur derrière l'œuvre: « Welles est décidément l'un des cinq ou six
auteurs de l'écran mondial dignes de ce nom - l'un des cinq ou six qui
portent en eux une vision du monde. Il arrive le plus souvent qu'ils soient
intégralement auteurs: auteurs du scénario, auteurs de la mise en scène. Il
arrive aussi - comme pour John Ford - qu'ils parviennent, à travers le
scénario des autres, à exprimer leur propre univers ... »2. Bazin définit là
l'auteur par un style où transparaîtrait évidemment le génie du créateur,
concept dont il faut rechercher la filiation en remontant jusqu'à André
Malraux. Mais si ce que l'on définit alors ressemble bien à un auteur, cela
n'a cependant pas la cohérence d'une Politique.
Ce caractère volontariste propre à la mise en place d'une ligne poli-
tique (un auteur est quelqu'un qu'il faut aimer), n'apparaît que peu à peu
dans les pages des Cahiers. Le numéro 31 pourrait en fournir le premier
exemple, dans un bel article de Truffaut, « Aimer Fritz Lang», consacré à
The Big Heat. La conclusion révèle les prémisses d'une vraie politique:
«Tout ceci ne donne-t-il pas à penser que Fritz Lang pourrait être un véri-
table auteur de films, et que si ses thèmes, son histoire empruntent, pour
venir jusqu'à nous, l'apparence banale d'un thriller de série, d'un film de
guerre ou de western, il faut peut-être voir là le signe de la grande probité
d'un cinéma qui n'éprouve pas la nécessité de se parer d'étiquettes allé-
chantes? Il faut aimer Fritz Lang.» Ce volontarisme appliqué à l'amour
d'un cinéaste - auteur qui se révèle alors égal à lui même, quoi qu'en dise
ses détracteurs, de film en film-, on le retrouve à propos d'Alfred Hitch-
cock. Introduisant le « numéro spécial Hitchcock» d'octobre 1954, Astruc
peut ainsi écrire: « Quand un homme depuis trente ans, et à travers cin-
quante films, raconte à peu près toujours la même histoire - celle d'une
âme aux prises avec le mal - et maintient le long de cette ligne unique le
même style fait essentiellement d'une façon exemplaire de dépouiller les
2. Cité par Jean-Charles Tacchella, Roger Thérond, les Années éblouissantes, op. cit., p. 30.
De la polltlque des auteurs 14~
personnages et de les plonger dans l'univers abstrait de leurs passions, il me
paraît difficile de ne pas admettre que l'on se trouve, pour une fois, en face
de ce qu'il y a après tout de plus rare dans cette industrie: un auteur de
film . » Enfin, dernier indice, dernière citation, un extrait de la critique
consacrée par Truffaut à Touchez pas au Grisbi de Jacques Becker: «Je ne dis
pas que le Grisbi soit meilleur que Casque d'or, mais encore plus difficile. Il
est bien de faire en 1954 des films impensables en 1950 .. . Pour nous qui
avons vingt ans ou guère plus, l'exemple de Becker est un enseignement et
tout à la fois un encouragement; nous n'avons connu Renoir que génial;
nous avons découvert le cinéma lorsque Becker y débutait; nous avons assis-
té à ses tâtonnements, ses essais: nous avons vu une œuvre se faire. Et la
réussite de Jacques Becker est celle d'un homme qui ne concevait pas
d'autre voie que celle choisie par lui, et dont l'amour qu'il portait au ciné-
ma a été payé de retour »3.
Ces trois extraits permettent de saisir la spécificité d'une politique.
Premier élément, le volontarisme de l'amour. Second: le contenu du film
n'est pas une valeur absolue, car le sujet d'une œuvre c'est sa mise en scène.
D'elle seule le critique doit parler. Troisième: on suit une œuvre en train de
se faire, ce qui implique certes un jugement film après film mais surtout une
proximité, une intimité avec l'auteur. La politique des auteurs se construit
donc sur la volonté d'intimité avec un créateur dont on défend tous les
films, même ceux méprisés pour leur genre ou leurs défauts: lorsqu'il aime
un auteur, le critique voit partout sa griffe.
Cette défense de l'auteur, ce n'est pas un hasard si elle apparaît défini-
tivement comme une politique cohérente à l'occasion de la sortie du film
de Jacques Becker, Ali Baba et les quarante voleurs. Ce film de commande,
avec Fernandel (comble du ciméma commercial...), a été très négligé par la
critique, considéré comme un film mineur du cinéaste. A ce jugement,
Truffaut, de façon assez provocatrice, oppose la défense du film parce qu'il
s'agit d'une œuvre d'auteur, donc majeure malgré ses tâtonnements et ses
détours. Dans son article programmatique de février 1955, Truffaut expri-
me certes son embarras devant les faiblesses du film de Becker, mais pour
mieux résoudre la difficulté en appelant à son secours une cohérence de
choix. C'est cette ligne qu'il nomme précisément« politique des auteurs» :
« A la première vision, Ali Baba m'a déçu, à la seconde ennuyé, à la troisiè-
me passionné et ravi. Sans doute le reverrai-je encore mais je sais bien que,
passé victorieusement le cap périlleux du chiffre trois, tout film prend sa
place dans mon musée privé, très fermé.» Ce que Truffaut, au bout de trois
visions, a vu, à l'état dispersé, dans le film de Becker, ce sont les marques
ineffaçables de l'auteur, marques au nom desquelles Becker entre dans le
musée privé des Cahiers: « Ces instants, un peu éparpillés dans Ali Baba,
qui nous restituent par bribes l'étourdissante et continuelle richesse de ton
et d'invention dans le détail de la mise en scène du meilleur film de Jacques
Becker, Casque d'or. [... ]Ali baba eut-il été raté que je l'eusse quand même
défendu en vertu de la Politique des Auteurs que mes congénères en critique
et moi-même pratiquons. Toute basée sur la belle formule de Giraudoux:
"Il n'y a pas d'œuvre, il n'y a que des auteurs", elle consiste à nier l'axiome
cher à nos aînés, selon quoi il en va des films comme des mayonnaises, cela
rate ou réussit. De fil en aiguille, ils en arrivèrent, nos aînés, à parler, sans
rien perdre de leur gravité, du vieillissement stérilisateur voire du gâtisme
d'Abel Gance, Fritz Lang, Hitchcock, Hawks, Rossellini et même Jean
Renoir en son hollywoodienne période. En dépit de son scénario trituré par
dix ou douze personnes, .dix ou douze personnes de trop excepté Becker,
Ali Baba est le film d'un auteur, un auteur parvenu à une maîtrise excep-
tionnelle, un auteur de films. Ainsi la réussite technique d'Afi Baba confir-
me le bien-fondé de notre politique, la Politique des Auteurs.»
Dans ce texte au ton très démonstratif, Truffaut propose en quelque
sorte aux Cahiers, une année après « Une certaine tendance du cinéma fran-
çais», une règle de choix aussi intransigeante que la règle d'exécration anti-
qualité française. Le ton est aux certitudes, certitude que les jeunes cri-
tiques ont raison contre leurs «aînés», certitude que les choix sont bons
(Gance, Lang, Hitchcock, Hawks, Rossellini, Renoir), certitude que cette
politique seule garantit la cohérence de jugement, certitude enfin d'avoir
puisé parmi les bonnes sources littéraires pour la justifier. Truffaut est ainsi
parti d'une phrase de Giraudoux, écrivain fétiche des jeunes Turcs, mais, au
cours des quelques années où se pratique cette politique, le corpus littérai-
re en garantissant le classicisme s'étoffera au point que Truffaut pourra
constituer une petite « anthologie permanente de la politique des auteurs».
De cette anthologie, Paul Valéry («il y a une espèce de sagesse à la Valéry
dans le fait, tout bien pesé, de ne jamais s'arrêter aux travers de l'homme,
pour ne s'attacher qu'à l'auteur»4) et Marcel Proust sont les références pre-
mières: « Les critiques qui trouvent que Balzac a écrit dans Un ménage de
garçon un chef-d'œuvre, et dans Le Lys dans fa vallée, le plus mauvais ouvra-
ge qui soie, m'étonnent autant que Madame de Guermantes, qui trouvait
que, certains soirs, le duc de X ... avait été intelligent et que tel autre il
avait été bête. Moi, l'idée que je me fais de l'intelligence des gens change
5. Cahiers du cinéma n°85. (Il s'agit d'un extrait de Contre Sainte-Beuve, p. 240).
6. Cahiers du cinéma n°48 (article assez ironique écrit sous le pseudonyme de Lachenay).
1J2 Histoire d'une revue
7. Concernant les nombreuses histoires du cinéma de l'époque, on jetera un œil sur Georges
Sadoul, Histoire gé11érale du cinéma, Denoël, Paris, 3 volumes publiés à la fin des années qua-
rante: 1832-1897 en 1946, 1897-1909 en 1947, et 1909-1920 en 1951 (version abrégée publiée
chez Flammarion dès 1949 et cinq fois rééditée dans les années cinquante) ; Joseph-Marie
Lo Duca, Histoire du ci11éma, PUF, Paris, 1942 ; Georges Charensol, Panorama du ci11éma,
Paris, 1947; René Jeanne et Charles Ford, Histoire encyclopédique du cinéma, 4 volumes entre
1947 et 1958; réédition en 1953 de l' Histoire du cinéma par Maurice Bardèche et Robert Bra-
sillach (1935) en 2 volumes; Pierre Leprohon, Histoire du cinéma, Éd. du Cerf, 2 volumes en
1961 et 1963 ; Jean Mitry, Filmographie universelle ... , IDHEC, Paris, 1963, en 5 volumes.
Quant aux genres, ils sont illustrés, par exemple, par Jean-Louis Rieupeyrout, le Westem ou le
cinéma américain par excellence, Éd. du Cerf, Paris, 1953; Raymond Borde, Etienne Chaume-
ton, Pa11orama du film noir américain (1941-1953), Minuit, Paris, 1955; Jacques Siclier, André
S. Labarthe, Images de la science-fiction, Éd. du Cerf, Paris, 1958; Armand Cauliez, le Film cri-
mine/ et le film policier, Éd. du Cerf, Paris, 1956. Sur les cinéma nationaux, il faut noter, à
l'époque: Marcel Giuglaris, le Cinéma japonais, Éd. du Cerf, Paris, 1956 et Patrice Hovald, le
Néo-réalisme italie11, Éd. du Cerf, Paris, 1958.
De la polltlque des auteurs 1~j
11. Claude Chabrol, Eric Rohmer, Hitchcock, Éd. Universitaires, Paris, 1957 (rééd. Ramsay,
Paris, 1984, p. 142 - la noce sur The Trouble with Harry est de Rohmer).
12. Cahiers du cinéma n°58.
13. Cahiers du cinéma n°63.
De la polltlque des auteurs
Jacques Rivette est sans doute le critique qui a tenté, avec le plus de
constance, de définir cet «au-delà» dans lequel entrent les auteurs Cahiers
du cinéma. Chacune de ses critiques tourne obsessionnellement autour de
cette question dont les réponses sont toujours délicates à formuler parce
qu'elles touchent au plus près la vérité d'un art. On peut ici en donner à lire
deux approches. Tout d'abord à travers Mizoguchi, qui, en tant qu'auteur,
n'est pas vu par Rivette en Japonais ni replacé dans son contexte culturel et
historique, mais jugé uniquement comme metteur en scène:« Ses films, totale-
ment étrangers, nous parlent un langage familier. Lequel? Le seul auquel
doive prétendre un auteur de cinéma : celui de la mise en scène. Si la
musique est idiome universel, la mise en scène aussi: c'est celui-ci, et non le
japonais, qu'il faut apprendre pour comprendre "le Mizoguchi" . Langage
commun, mais porté ici à un degré de pureté que notre cinéma occidental
n'a jamais connu qu'exceptionnellement»18. Si Rivette apprécie « le Mizo-
guchi» comme idiome universel de mise en scène, c'est cependant avec « le
Preminger» qu'il approche au plus près l'Idée du cinéma : « Je ne me formali-
serai jamais qu'un metteur en scène choisisse comme prétexte tel scénario
qui lui permette encore une fois de tourner, de diriger des acteurs, d'inven-
ter de nouveau. Ai-je dit scénario-prétexte ?. .. C 'est en effet à la mise en
scène que croit d'abord Preminger, à la création d'un complexe précis de
personnages et de décors, un réseau de rapports, une architecture de rela-
tions, mouvante et comme suspendue dans l'espace ... Que tente-t-il sinon
de tailler un cristal: transparence aux reflets ambigus, aux arêtes nettes et
coupantes . .. » 19. Vanité du sujet, mépris du contexte socioculturel et natio-
nal: la politique des auteurs juge au nom de la mise en scène, valeur abso-
lue, celle de l'enregistrement de corps en relation dans un espace.
La mise en scène, critère infaillible du jugement, réclame donc une
intransigeance des critiques à l'égard des cinéastes non-auteurs (ceux qui
ne sont que scénaristes, ou illustrateurs, ou psychologues ... ). En revanche,
une fois l'auteur admis dans I' « Olympe des metteurs en scène», le discer-
nement critique change de nature: il s'agit de voir dans chaque film les
marques de la beauté déposées (même parfois très discrètement) par
l'auteur. Cette pratique est définie en octobre 1956 par Eric Rohmer : la
Critique des beautés. La méthode se présente comme l'indispensable corol-
laire de la politique des auteurs.
Point de politique sans beautés, surtout celles aperçues dans les films
mineurs d'un véritable auteur. Truffaut s'était appuyé sur Giraudoux pour
20. « Nous sommes cous des condamnés. Ill: Asphyxie de la critique », Arts, 4 juin 1957.
160 Histoire d'une revue
Dans k b11rc,111 d L:s Cahiers, duram l'é té l 959, C la ude C habrol et J ean-Lu c Godard.
Il
Le groupe des organisateurs d u Festiva l du Fi lm l\il audit de Bi arritz pose sur la plage, au matin du 3 ao ût
1949, après une nuit très blanche : la « N uit Maudite ,, mise e n scè ne par Astruc e t Doelnitz au Lac de la
Négresse. De ga uche à droite, assis : Alexa ndre Astruc, André Bazin, C laud e Mau ri ac, M itso u D aba t e t
L ydie Doni ol-Va lcroze. De bom : G ri sha D abat, Ren é C lé me nt, Jea n Gré mill o n, Ray mo nd Qu e nea u,
Jacq ues Donio l-Valeroze, Eric Rohme r (avec casq ue u e), Jean Coctea u, Léo nide Keige l, Jean-Cha rles Tac-
che lla, Jean T ronq uer, Roge r Thérond , Fra nce Roc he, Pierre Kas t, Jea n- Pierre Vivet e t Jacq ues Bourgeois.
Ill
Affiche d u F es tiva l d u Film Maudie, o rga ni sé par Ohjerrif 49, dess in ée par Jea n Coctea u.
IV
Jacq ues Doni ol-Va lcroze, rédacteur en che f des Ca!tie1J r/11 ci11é1110.
VII
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CINEMA
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LE MAGif\'ZINE DU
CINEMA
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CAHIERS
DU CINÉMA
1l 1
MARS 1%1.
7
8
X
XI
Le bureau d u 146, Champs-Elysées, dans les locaux de Cinéphone. Tro is tab les d isposées dans un
espace d'une c inquantaine de mètres ca rrés. Là, chacun possède ses hab itudes : Doniol-Valcroze et
François T ru ffam chois issent un e photo sous l'œ il d' Ingrid Bergman; ivlaya Josse, Eric Rohmer,
Alexandre Asrruc et Lydie Doniol -\lalcrozc corrigent des épre uves so us la prése nce de Joan Bennett
dans Wo111a11 011 the Beach; C laude C habro l et Jean Domarchi feuillètent Am, cand is que Godard rigole ...
To ue ce la so us les rega rds de Jay ne Man sfi e ld, Barbara Be l Geddes , Les li e Caro n, Ani ta Ek berg,
Maril yn ... (Co mme on d isait alors dans les Cahiet:r: un an d'a bonn e me nt gra tuit à ce ux qui reco nnai sse nt
to utes les héroïn es de la ré dact ion.).
XII
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Mn.-. ·1 ,·, l
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François Truffaut, au milieu des ann ées c inqu ante. ,:,Ir ;;If;,~:;r;~,1{'f.~,;~~~r,.;,;;·1~::,"::;'~~f•r:\:,.:~f.:'.!..,.:i:' 1:i'f!':.=' ,~:~ff;:,"
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« Une ce rtain e tendance du cinéma frança is » es t paru
dans le numé ro 31 des Cahiers d11 ci11é1110.
XVII
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XIX
J e1u111c: ., Ri , erre. cl ( :11:lrk, lli r,cli ,l la c:,lllH: ra. ,m k l1111rnagc du /Jice11iss1:1111•111. c: 11 1952.
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C laude Chabrol. « H icchcock devant le mal » est paru l"rcp,lo.~,,.1,""""' '"""'""'r ,,·,..-.,&.pe•'°"""~"""""'°
1nd•renJ••h J,u,, « k I"'-...... ~··,u, I">",,. _ , !' "'"' 1tl, q•'•ne
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dans le numéro 39 d es Cahie1J du ci11é111a . 1.·,,.,l'ffl,t,,f,ln,,,t'll,1<hù,&N <<>o<at",d, o,1c>q ..J.l.srn«<k
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XX I
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E n bas: Herman G.
v\/ei n berg, respo nsable
du ciné ma au tv!Ol\ lr\.
co rrespond ant des
Cohien à Tew York.
XX III
En haut :
Jea n-J osé Riche r s ur le
tournage de Baisers volés
(1 968) de F ranço is T ruffaut
E n bas :
André Ma rtin da ns
La l oco11de
de H e nri G ru e l, 1958.
XX IV
E n haut:
And ré S.
Laba rth e, a u
d é but des a nn ées
so ixa nte.
E n bas :
Jacq ues Sic li e r,
dan s les burea ux
de Té/éra111a au
débuts des années
soixante.
XXV
( :laud e
de G ivray,
,·ers I 959.
Luc ,\ lou lk t.
e n avril I 966.
E n bas :
Jean Do uch e r,
Fereydoun
1-!oveyda et Lo ui,
Marcore lles, pr is
e n ph oto mato n.
te ls qu ' il s so nt
,1pparu s d ans le
num é ro 126 Li es
(.'11hien rl11 ci11fl11111.
XXV I
!J
Les Aute urs lisent les Cahie1Y. Fritz Lang, G loria Swanson,
N icholas Ray e t James Dean, Ca rl T heodor Dreyer, Joseph
Manki ewicz, et Samue l Fu ll er, avec les numéros 44, 37, 44, 39, 44
e t 93 de le ur rev ue préfé rée. Photograp hi és avec la comp li cité de
Rob in Jon Joachim, e nvoyé très spécial des Cahiers à Holl ywood.
XXVI I
C laud e C habrol observe Stéphane Audran et Jean-C laude Brialy dans Les Cousins (1958).
1:r,111,·11is Truffa ut e n visite sur le ru 11rnagc des Dmgt11'1m· ( ! 9S9) de l'a mi Mocky , avec Josep h Li sbona.
Jean-Luc Godard, posant tel qu'en lui-même, attendant la fin de l'ondée sur le tournage (inachevé) de Pour Lucrèce.
XXX I I
E n haut :
S ur Les Misto11s ( 1958),
près de N imes,
T ruffa ut, avec C laud e
de G ivray et
Be rn ade tte Lafo nt.
André Bazin a donc souligné, dans son texte d'avril 1957, les effets
négatifs de la politique des auteurs sur quelques-unes des options tradition-
nelles de la revue, particulièrement l'intérêt porté aux cinématographies
nationales, et la contextualisation historique d'un réalisateur ou d'un genre.
Non seulement la tendance jeunes Turcs « veut délibérément ignorer le
préjugé social dans l'interprétation du film ,,22 (Eric Rohmer) car « qui-
conque s'attache à l'aspect social d'une œuvre risque fort de ne révéler en
fait que ses mythes personnels ,,23 (Philippe Demonsablon), mais, de plus,
un auteur, Rivette l'a clairement souligné à propos de Mizoguchi, n'a pas
de patrie ni d'histoire nationale, il ne possède qu'une langue: la mise en
scène.
Ce dogme est caractérisé avec ironie par Jacques Doniol-Valcroze et
Jean-José Richer dans le compte rendu qu'ils proposent du festival de
Cannes 1955, festival où un jeune représentant de la politique des auteurs,
Claude Chabrol, est confronté brutalement à la production cinématogra-
phique mondiale: « L'orthodoxie hitchcocko-hawksienne semble encore
intacte, mais les dogmes se liquéfient à vue d'œil (par exemple celui des
grandes nations productrices). L'on entend le champion de la métaphysique
hitchcockienne vanter tel film grec ou israélien et réclamer à hauts cris le
Grand Prix pour un film magyar. .. Il se justifie in extremis par une extension
audacieuse de la politique des auteurs. Mais comment peut-on être hongrois,
grec ou chinois ... et auteur? C'est ce que n'a pas prévu le jansénisme pri-
mitif de la Théorie ,, 24.
Le dogme des « grandes nations productrices», privilégiant les « terres
classiques» du cinéma et particulièrement l'Amérique hollywoodienne, ne
connaît en effet que fort peu d'entorses. Pourtant, les Cahiers ont hérité de
la Revue du cinéma un très actif réseau de correspondants étrangers et, dès
les débuts du nouveau mensuel, des lettres venues de tous les horizons pré-
sentent les diverses traditions nationales. Ces amitiés internationales, aux-
quelles il faut adjoindre la disponibilité de quelques jeunes « globe-
trotters » tels Chris Marker ou Lo Duca, toujours prêts à partir à la décou-
verte d'un pays et d'un cinéma méconnus, constituent l'une des richesses
des premiers Cahiers. Elles sont assez négligées par la suite, jusqu'à la révé-
lation des « nouveaux cinémas» au milieu des années soixante. En effet, à
partir de 1955, seules quelques présentations de cinématographies étran-
gères rompent parfois les débats de la revue, mais sans jamais véritable-
ment arrêter son regard. D'ailleurs, ces présentations sont toujours confiées
à des critiques étrangers à la ligne rédactionnelle, que ce soient Albert
Béguin pour le cinéma indien, Georges Sadoul pour le Japon et la Chine,
Chris Marker pour le Mexique, Lo Duca en Amérique centrale, ou Mauri-
ce-Robert Bataille pour l'Egypte .. .
Seules crois cinématographies nationales parviennent à préserver, face
à la politique des auteurs, une petite place dans les pages des Cahiers, les
cinémas allemand, italien et soviétique. Le cinéma allemand car il peut
25. Lotte H. Eisner est née à Berlin le 5 mars 1896. Elle quitte l'Allemagne en mars 1933 et
devient citoyenne française . Son rôle auprès d'Henri Langlois à la Cinémathèque est essen-
tiel, spécialement dans la constitution du musée. Elle est d'ailleurs, après-guerre, la conser-
vatrice en chef de la Cinémathèque. Lotte Eisner a publié: L 'Ecran dé111011iaq11e. Les influences
de Max Reinhardt et de l'expressio1111isme, Paris, 1952 (rééd. Ramsay, 1985); Fritz Lang, récem-
ment édité en français par les Cahiers du cinéma/Cinémathèque, 1984, puis par Flammarion
poche, 1988; F. W. 1l111ma11, Paris, 1964 (rééd . Ramsay, 1987); et 20 ans de cinéma allemand,
Cinémathèque/Centre Georges Pompidou, Paris, 1978. Enfin, des entretiens-mémoires sonc
parus en langue allemande: /ch hatte ei11st ein scho11es Vaterla11d: Me111oire11, Heidelberg, 1984.
Lotte H. Eisner est morte le 25 novembre 1983.
166 Histoire d'une revue
26. Le dernier volume de Q11'est-ce que le cinéma? est entièrement consacré au néo-réalisme.
On y trouvera les principaux articles de Bazin, notamment ses longues et nombreuses ana-
lyses de l'œuvre de Roberto Rossellini. Truffaut, quant à lui, écrit cette phrase de rejet du
cinéma iralien - exception faite de Rossellini - dans le numéro 36 des Cahiers du cinéma.
De la polltlque des euteurs 1ô7
« mythe de Staline», sont traités suivant deux optiques assez dissemblables.
Avec lyrisme par Michel Mayoux, jeune collaborateur proche de Doniol-Val-
croze, comme peut en témoigner son apologie du Chevalier à l'étoile d'or de
louli Raizmann, film réaliste-socialiste très officiellement mis au service de
la cause stalinienne: « Voici une épopée kolkhozienne[ .. . ]. ]'admire que par
le talent de Raizmann, le souffle épique de la Révolution d'octobre, qu'il sut
avant tant d'autres si bien décrire, soit demeuré si vivace, dans une histoire
de moissons et de centrale électrique [ ... ]. A l'Est de notre civilisation naît
une nouvelle Odysée, un cinéma virgilien ... ,,27. A ces lignes dignes des
Lettres Françaises, les Cahiers peuvent opposer un jugement différent, coexis-
tence, dans la même revue, de sensibilités très distinctes. Prenons par
exemple cette critique d' Un été prodigieux, où Rivette, de façon assez provoca-
trice en plein réalisme socialiste, soutient que Boris Barnet est « le meilleur
cinéaste soviétique avec Eisenstein» (négligeant ainsi le Poudovkine cher à
tous les progressistes), et que La Jeune fille au carton à chapeau est le meilleur
film soviétique tout coun28.
Les ambiguïtés et les contradictions de ces jugements sont assez bien
exprimées par Doniol-Valcroze dans son compte rendu de La Chute de Berlin
de Tchiaoureli, film stalinien par excellence où le petit Père se pose en
pleine gloire dans Berlin détruit. Certes, La Chute de Berlin « n'est pas le
chef-d'œuvre espéré», mais Doniol, de retour d'un séjour en URSS au
mois d 'octobre 1952, justifie pleinement le projet du film: « A ceux qui
ricanent en voyant Staline tomber du ciel au milieu de ses croupes victo-
rieuses, quelques minutes après la chute militaire de Berlin, je répondrai
qu'il leur manque peut-être la santé morale et la fraîcheur du jugement
nécessaire pour percevoir dans cette descente miraculeuse l'expression
d'une naïveté qui n'est pas exempte de grandeur, le sens d'un lyrisme à
grande diffusion qui vaut bien le scepticisme ironique de ses détracteurs et
une figure presque mathématique d'un rituel qu'ils seraient prêts à applau-
dir s'il témoignait en faveur d'un autre culte. Il m'est arrivé d'ironiser sur
les films russes. J'avoue bien volontiers que cette attitude était stérile [ ... ].
N'ayons plus la nostalgie du Potemkine et regardons en face cette forme
nouvelle de cinéma ,, 29. Ce « regard en face» n'est sûrement pas synonyme
d'appréciation systématique - et Doniol s'en défendra toujours avec la
plus grande honnêteté - , mais la « santé morale et la fraîcheur de juge-
ment» ressemblent trop aux arguments employés contre le « formalisme
32. Je me suis appuyé sur les études très précises de Jean-François Sirinelli, /11tel/ect11els et pas-
sions françaises. Manifestes et pétitions a11 XX' siècle, Fa yard, Paris, 1990.
17~ Histoire d'une revue
monde intellectuel. Seul Alain Resnais, parmi les proches des Cahiers, est
présent, entouré par l'avant-garde de la rédaction de Positif: Robert
Benayoun, Raymond Borde, Gérard Legrand, Louis Seguin. Le « Manifeste
des Intellectuels français» y répond quelques jours plus tard dans la revue
Carrefour, du 12 octobre 1960, dénonçant les « professeurs de trahison» et
proclamant sa fidélité à l'armée française qui « se bac pour la France en
Algérie » et y « accomplit depuis des années une mission civilisatrice, socia-
le et humaine» ... Les signatures des hussards (Nimier, Laurent, Maulnier,
Déon, Blondin) y accompagnent celles de près de trois cents universitaires
33. Sirinelli consacre un chapitre entier aux pétitions rythmant l'engagement français dans la
Guerre d'Algérie: « Guerre d'Algérie, guerre des pétitions? », pp. 193-224. On s'y reportera
pour plus de détails.
34. « Entretien avec Jean Douchet », par Serge Daney et Jean Narboni, p. 8; dans Jean Dou-
chct, L 'Art d 'aimer, Éd. Cahiers du cinéma, Paris, 1987.
De la politique de& auteur& 171
de renom. Aucune trace des Cahiers ici, même de la « tendance néo-maur-
rassienne » dont a pu parler Kast. .. Enfin, troisième texte, celui de la « nou-
velle gauche», formée à partir de la réflexion anti-totalicaire et anti-colonia-
le, !'<,Appel à l'opinion pour une paix négociée en Algérie» (publié dans le
numéro d'octobre 1960 d'Enseignement public, organe de la FEN). Cette péti-
tion, assez proche d'Esprit et de !'Observateur, ne recueille pas plus que les
autres les signatures des rédacteurs des Cahiers. Il faut attendre la fin de la
décennie suivante, et l'affaire Debray en mai 1967, pour voir apparaître un
engagement pétitionnel chez certains des anciens rédacteurs des années cin-
quante (Luc Moullet en mai 1967), puis la guerre du Viêt-nam et les bombar-
dements américains massifs: Doniol-Valcroze, Truffaut, Godard, Rivette et
surtout Chabrol signent chacun un ou plusieurs textes entre 1972 et 1975.
La seule cause politique qui aurait pu engager la rédaction à descendre
dans l'arène publique est celle de la ... Cinémathèque. Nous en retrouve-
rons les conséquences lors du mouvement de février 1968, mais, dès les
années cinquante, la passion pour Henri Langlois apparaît comme le seul
ferment d'unanimité politique de la rédaction des Cahiers, la seule cause
pour laquelle, comme le dit très clairement Doniol-Valcroze en février 1955,
les rédacteurs sont prêts à envahir la rue: « On ne sait toujours pas ce qui va
en advenir de la Cinémathèque. Langlois n'est pas homme à se laisser
abattre mais cette fois-ci la partie est dure et il importe que toute la profes-
sion et toute la presse soient derrière lui. Il faut que l'on sache que le mou-
vement Poujade n'est rien à côté de ce que serait un mouvement Langlois
en cas de désintéressement des pouvoirs publics. Pour cette cause nous mar-
cherions sur l'Elysée.»
A la fin du mois de janvier 1955, lorsque la presse annonce la vente de
l'immeuble du 7, avenue de Messine, la nouvelle fait l'effet d'une bombe
aux Cahiers: la Cinémathèque est à la rue. Ne disposant pas des fonds
nécessaires à l'acquisition d'un espace susceptible d'accueillir ses locaux et
sa salle de projection, Langlois a besoin de l'appui des pouvoirs publics.
C'est alors que la mobilisation joue en sa faveur. Les Cahiers n'ont pas hésité
à menacer l'Elysée (certes sans se prendre au sérieux), et Truffaut, dans Arts,
confirmant qu'il s'agit de la seule vraie cause politique pour un cinéphile,
dénonce le scandale: « Pour l'instant, Henri Langlois continue d'occuper les
lieux. Tous les soirs se tiennent les trois rituelles séances, à 18 h 30, 20 h 30,
22 h 30. Mais le scandale est le scandale, celui-là est réel. Il faut - et vite -
trouver un grand local qui pourra contenir exposition, matériel, archives,
avec une grande salle de vision, à l'entrée de laquelle on ne répondra plus:
"c'est complet. Il faut louer quinze jours à l'avance." Il faut un bel écran, de
beaux projecteurs, des lanternes bien magiques et, s'il n'y a pas de fauteuils,
172 Histoire d'une revue
eh bien! nous saurons nous asseoir par terre! ,,35. La Cinémathèque quitte
définitivement l'avenue de Messine en avril 1955, et la salle rêvée par Truf-
faut n'apparaît que neuf mois plus tard, gestation vécue sans douleur grâce à
une exposition, 300 années de cinématographie, 60 ans de cinéma, au Musée
d'Art moderne du Palais de Tokyo, qui fait patienter les ex-cinémanes.
Le 1er décembre 1955, Langlois inaugure sa nouvelle salle, spacieuse
(260 sièges) et rustiquement inconfortable (les sièges sont en bois), au 29
de la rue d'Ulm. La programmation qui va s'y succéder influence durable-
ment les critiques des Cahiers et marque la revue de sa griffe : les cycles
Bufiuel, Keaton, la rétrospective du cinéma allemand, puis, surtout, la pré-
sentation d'une partie de l'œuvre d'lngmar Bergman, occupent une place
importante dans les pages des Cahiers d'alors.
35. Arts, 2 février 1955. Cicé par G.P. Langlois, G. Myrent, Henri Langlois. Premier citoyen du
cinéma, rééd. Ramsay, op. cit., pp. 202-203.
De la pelltlque de& auteur& 17j
pensé que l'offensive de déstalinisation ferait circuler un courant d'air frais
dans les publications communistes, que ces "catholiques à rebours" sorti-
raient des miasmes étouffants et se convertiraient à l'esprit critique.» Il lui
faut au contraire déchanter: « Il existe un raidissement certain chez les
intellectuels communistes».
Le sujet et le ton ouvertement politique de l'article surprennent dans
les Cahiers du cinéma. Ce texte constitue d'ailleurs, pour cette période, le
seul essai de ce genre. Mais Domarchi se rattrape vite: « Que vient faire
Staline dans cette revue?», se demande-t-il, faussement naïf. La réponse
est claire: le raidissement communiste possède un effet néfaste sur la com-
préhension du cinéma. D'une part ce sectarisme idéologique ne préside à
« aucune réflexion véritablement marxiste sur le cinéma, mais à un esprit
réactionnaire et stalinien qui fait traîner dans la boue les films américains»,
d'autre part il conduit à repousser la « dissociation qu'il faudra bien opérer
un jour entre marxisme et stalinisme». Car, Domarchi le pense: «Je demeu-
re persuadé que Marx aurait salué La Comtesse aux pieds nus comme il a salué
en son temps La Comédie humaine et que tel western d'Anthony Mann ne
l'aurait pas moins passionné que Les Mystères de Paris.»
Domarchi démonte ainsi « le mécanisme de la critique cinématogra-
phique stalinienne», schéma immuable fondé sur trois postulats, dit-il, le
«manichéisme», le « contenu de classe» du film et la « ligne actuelle du
PCF ». Puis il tente de confronter le cinéma d'auteurs (c'est-à-dire, essen-
tiellement, américain) et la véritable critique marxiste. Car « Hawks, Man-
kiewicz, Aldrich, Welles, Hitchcock, Minnelli, Lang sont bien plus repré-
sentatifs des contradictions du système capitaliste que ne le sont Biberman
ou ... Daquin et Allégret.» Domarchi veut ainsi établir, « de Marx à Minnel-
li», les « différentes modalités de la conscience aliénée» à l'œuvre dans
l'univers des metteurs en scène, s'interrogeant sur « les médiations par les-
quelles on passe du monde réel au monde imaginaire du cinéaste», plus
particulièrement I' « obsession de réification» de la société américaine struc-
turant les films des grands réalisateurs. Le microcosme hollywoodien
devient alors, et de façon très consciente chez certains, écrit Domarchi (The
Big Knife d'Aldrich, Les Ensorcelés de Minnelli, Monkey Business et Gentlemen
Prefer Blondes de Hawks, Strangers on a Train d'Hitchcock), une « allégorie
de la perversion matérialiste de l'American Way of Life ».
Cet article, assez original il est vrai, est très critiqué par les tenants de
l'écriture classique au sein de la revue. Astruc se montre par exemple très
ironique: «On a le droit de sourire de certains articles où l'on ne peut parler
de Minnelli, par ailleurs délicieux chorégraphe et merveilleux réalisateur
de comédies en couleur, sans citer Husserl, Karl Marx et la théorie de Varga
174 Histoire d'une revue
re: « L'exotique Tabou est, de toutes les œuvres de notre temps, celle qui
fait le plus profondément vibrer mes fibres européennes, me prend par le
cœur et l'âme là où Gauguin ne flattait que l'intellect et ce désir morbide
qu'a l'Occident moderne de brûler ce qu'il avait jadis adoré.»
Dans le quatrième volet de sa principale somme théorique, « Le cellu-
loïd et le marbre», le critique revient sur ce thème et exprime sans nuance
cette occidentalité intrinsèque du cinéma: « Je ne conteste pas plus à !'Inde
ou au Japon le droit de faire des films que celui de construire des gratte-ciel
ou de fabriquer des automobiles, mais je crois que les traditions auxquelles
ces peuples restent encore attachées sont moins fécondes que la nôtre: le
cinéma est un vêtement si bien adapté à la forme de notre corps que
d'autres ne peuvent l'endosser sans faux plis ni craquements aux coutures ...
Le cinéma est non seulement le produit de notre génie technique, mais
celui d'une longue odyssée de notre art: vous avez peu de chances de
manier habilement ce jouet ingrat, si le méridien et le parallèle du lieu de
votre naissance ne vous ont doté d'un épais passé où vous appuyer. Nous
sommes les plus aptes au cinéma, parce que l'écran répugne à l'artifice et
que nous avons, nous Européens, un sens plus aigu du naturel. .. L'ethno-
logue a beau jeu de démontrer qu'on ne peut trancher ici dans l'absolu,
qu'il est aussi normal de s'accroupir sur une natte que de s'asseoir sur un
"siège élevé" comme les héros d'Homère: on aura peine à me convaincre
qu'une race éprise de jeux du stade n'est pas plus conforme au canon de
l'espèce que celle qui s'adonne aux exercices du yoga. Mais il s'agit bien
d'anthropologie! Ce qui m'importe, c'est qu'une civilisation, la nôtre, ait
volontairement confondu les notions du beau idéal et de nature et qu'elle
ait atteint, par là-même, à une indiscutable universalité »39. On retrouve ici
une conception de la création cinématographique qui associe le génie des
peuples occidentaux à la tradition classique chrétienne, et les autres races,
celles par exemple qui « s'adonnent aux exercices du yoga», à d'autres tra-
ditions autonomes, certes créatrices de productions artistiques mais exté-
rieures à la culture classique, donc au cinéma, donc, pour Rohmer, « moins
fécondes» car prétendant moins à l'universalité. Cette théorie des particu-
larismes culturels, divisant le monde en cellules créatrices autonomes, est,
il faut le dire, une vieille idée traditionaliste. C'est en ce sens que l'entend
Rohmer40. Elle sera ensuite, au début des années soixante, reprise et trans-
jit Ray sur le compte duquel certains rédacteurs des Cahiers semblent très cir-
conspects. Luc Moullet éprouve, par exemple, « quelques douces quant à
l'authenticité profonde d'une telle œuvre ,,44, et François Truffaut y voit
« la sécheresse d'un cinéaste indien contaminé par la tentation de l'Occi-
dent, de l'Angleterre en particulier. Pouah! »45. Art classique de ce côté-ci
du monde, tentation néfaste de l'autre: on le voit, la théorie de l'occidenta-
lité du cinéma n'est pas propice à la révélation de cinémas périphériques.
Seconde conséquence du discours rohmérien: le refus de la culpabilité
occidentale vis-à-vis des peuples colonisés. N'oublions pas qu'entre 1952,
date de l'apparition du terme «tiers-monde» dans un article d'Alfred Sauvy
de France Observateur et la parution des Damnés de la Terre de Frantz Fanon
en 1961 où le rôle d'acteur dynamique de !'Histoire passe de la classe
ouvrière à un tiers-monde en voie de décolonisation promu au statut de pro-
létaire à l'échelle mondiale, entre ces deux dates, la décennie est occupée
par la découverte de l'autre, des civilisations périphériques. Découverte eth-
nologique et historique d'abord, à travers les travaux de Lévi-Strauss (Tristes
Tropiques, 1955 ), Soustelle (La Vie quotidienne des Aztèques, 1954) ou Balandier
(Afrique ambiguë; 1957), découverte médiatique également par l'intermédiai-
re des numéros spéciaux de nombreux magazines ou revues consacrés à la
situation coloniale. Ceci, bien souvent, provoque quelques cas de conscien-
ce: l'homme blanc aurait méprisé, perverti, voire détruit, des civilisations
étrangères. Ce remords d'Occidental qui trouble, à ce moment précis, la
conscience de nombreux intellectuels français et européens, Rohmer non
seulement l'ignore mais le rejette. Il est rejoint sur ce point par Luc Moullet
qui peut ironiser sur les films des « nationalités opprimées» : « Le second
demi-siècle cinématographique sera, nous dit-on, marqué par le réveil des
nationalités. Justement, mon correspondant à Bora-Bora m'écrit que le ciné-
ma papou va bientôt faire parler de lui. Cinéphiles intéressés, attention! Ne
laissez pas passer ce mouvement d'expression nationale comme vous le fîtes
pour ceux, admirables et méconnus, afghans ou spitzbergiens ! »46. Rohmer
réaffirme plus sérieusement cette position à l'occasion de sa critique de The
Quiet American de Mankiewicz47, film qui a pour cadre l'Indochine contem-
poraine. Parlant « en pur esthète, aussi désengagé qu'il est permis», il se
refuse néanmoins à penser le déclin de l'Occident face aux nationalités
issues de la décolonisation. Au nom de l'art, le destin de l'universalité clas-
Dès le premier numéro des Cahiers, les différents âges du septième art
ont été vus depuis l'Amérique. Bazin et Doniol ont tranché: il existe un avant
et un après Orson Welles. Rivette et Rohmer prolongent cette logique: Hol-
lywood «révolutionne» le cinéma en s'imposant comme sa « terre classique».
La revue, tout au long des années cinquante, n'a de cesse de venir préciser,
nuancer, et enrichir cette histoire du cinéma « vue d'Amérique» en recher-
chant des moyens de la comprendre et en proposant de nouveaux auteurs.
Cela induit trois regards différents posés sur le cinéma hollywoodien.
D'abord une réflexion sur les évolutions techniques qui en conditionnent
alors le dynamisme, particulièrement le cinémascope. S'esquisse aussi une
présentation de la nouvelle génération, ces cinéastes nés entre 1905 et 1920,
donc en pleine production au cours des années cinquante: Otto Preminger,
Anthony Mann, Joseph Mankiewicz, Nicholas Ray, Vincence Minnelli, Frank
Tashlin, Robert Aldrich, et Orson Welles lui-même. Enfin, établissant pour
longtemps les bases classiques de la critique, les Cahiers tentent de décrire le
travail et la mise en scène des grands auteurs: Hitchcock, Hawks, Lang.
Dès juillet 1953, alors que le procédé vient de sortir de son champ expé-
rimental, mais que ses premières productions commerciales n'ont pas encore
été visionnées à Paris, la revue tient à consacrer une partie de son numéro 25
au cinémascope, cinémaScope comme on l'écrit alors. Immédiatement, cer-
tains rédacteurs en estiment en effet la portée révolutionnaire. Dans un court
texte, « En avoir plein la vue», Truffaut crie son enthousiasme, soulignant
l'adaptation parfaite du nouveau format à la vision moderne du monde: « La
thèse d'André Bazin "l'écran est un cache" (de même que pour Jean-Paul
Sartre: "Parler c'est passer les mots sous silence") est toujours valable avec le
182 Histoire d'une revue
2. Outre les livres, déja cités, de Jean-Louis Rieupeyrout, de Raymond Borde et Etienne
Chaumeton, de Jacques Siclier et André S. Labarthe, on pourra lire les fascicules publiés par
Jean Mitry et Alain Jeff, Stars et films d'aujourd'hui, à partir de 1946, particulièrement sur
Humphrey Bogart, Ginger Rogers, Veronica Lake, John Garfield, Jean Gabin, ...
1~4 Histoire d'une revue
Gable, John Wayne, Bob Hope, Abbott et Costcllo, Bing Crosby, Dean Mar-
tin et Jerry Lewis, Marilyn ... En tous les cas, ils sont d'abord considérés
comme les effets commerciaux des désirs de producteurs, et les réalisateurs
comme de simples « metteurs en page» de scénarios écrits par d'autres. La
vision du système hollywoodien est encore assez imprécise en France. Mis à
part quelques aventuriers, tels Robert Florey, Max Ophuls ou Jean Renoir,
peu nombreux sont en effet les vrais connaisseurs de la machine à films amé-
ricaine. Aussi les images les plus fantasmatiques en découlent, du paradis des
stars à l'usine à rêve aliénante. Il faut attendre le milieu des années soixante
pour que les critiques, les journalistes et certains cinéphiles français aillent
y voir de plus près, éclairant les relations des cinéastes et des producteurs,
dévoilant les chaînes successives de scénaristes, mettant à nu les rouages de
la machine. En attendant, les Cahiers des années cinquante choisissent, eux
aussi, leur vision fantasmatique de Hollywood. Celle-ci a au moins le méri-
te, non pas de faire rêver à partir d'anecdotes sur la vie mondaine de Sunset
Boulevard, non pas de mobiliser les esprits dans une croisade ami-américai-
ne, mais de révéler des auteurs, de dénicher des talents, de briser certaines
réputations flatteuses. Il est par exemple certain que ni Vincence Minnelli,
ni Frank Tashlin ne peuvent disposer des moyens de contrôler le film (le pro-
duit, l'œuvrette, disent la plupart des critiques de l'époque) qu'ils sont en
train de réaliser sur un scénario trituré par quinze copistes, avec des acteurs
sous contrat et des monteurs placés sous le contrôle des producteurs, mais, en
les sacrant, tout les deux, «auteurs», les rédacteurs des Cahiers insistent sur
l'élégance géniale du premier et la folie grotesque du second. Les Cahiers
l'ont sans doute emporté sur le long terme : lorsqu'il revoit aujourd'hui The
Band Wagon et La Blonde et moi, le spectateur remarque plus, effectivement,
le génie et la folie que les trucs de scénariste, les ciseaux du producteur ou
les pièges de l'aliénation.
Les Cahiers (Positif également, mais en choisissant d'autres réalisateurs)
tentent donc d'imposer une logique d'auteurs. Le numéro spécial «Situation
du cinéma américain ,,3, dédié à Orsan Welles - « sans qui le cinéma améri-
3. Cahiers du cinéma n°54: « Situation du cinéma américain». S'y suivent des articles de Rohmer,
« Redécouvrir l'Amérique»; Rivette, « Notes sur une révolution»; Bazin, « Evolution du wes-
tern»; Chabrol, « Evolution du film policier»; Domarchi, « Evolution du film musical»; Kast,
« Thousand and three » (sur les actrices américaines); Henri Mercillon, «Où en est l'économie
du cinéma américain?»; Adrian Scott, « Historique de la Liste Noire », s'y trouvent également
des témoignages de Max Ophuls et de Harry Purvis (scénariste); un « Dictionnaire des réalisa-
teurs américains contemporains»; et une « Enquête sur Hollywood» où Antonioni, Astruc,
Autant-Lara, Becker, Bufiuel, Clair, Cocteau, Fellini, Gance, Renoir, Rossellini, Tati, donnent
leu rs avis sur la question.
Hollywood : terre classique 181
cain ne serait pas ce qu'il est»-, s'avère exemplaire de ce point de vue. La
logique d'auteurs y est sans cesse réafirmée, depuis Max Ophuls, qui décrit
le fonctionnement de la « petite île» hollywoodienne: « Je crois aux auteurs
et non à la nationalité des films» dit-il, jusqu'à Jacques Rivette proclamant:
« Voici enfin le temps des auteurs américains». Mais c'est surtout le « Dic-
tionnaire des réalisateurs américains contemporains» qui marque la publica-
tion et son temps. Les soixante notices proposées par Bitsch, Chabrol,
Doniol, Rivette et Truffaut resteront longtemps une référence dans l'esprit
des lecteurs, comme l'écrit par exemple un «jeune réalisateur» abonné à la
revue, Louis Malle, en mai 1956. Elles seront complétées un an et demi plus
tard par le dictionnaire des «Soixante metteurs en scène français». Avec ces
deux encyclopédies miniatures, les Cahiers publient une bible biographique,
partisane, au ton très libre, recensant les auteurs et décriant les autres.
Le temps des auteurs est donc venu. A Hollywood, ils sont d'abord vus
comme une génération. C'est vers elle que les rédacteurs des Cahiers, tant
dans leur dictionnaire que par de fréquentes « nouvelles d'Amérique», por-
tent toute leur attention. Ray, Brooks, Mann, Aldrich, Ulmer, Losey, Flei-
scher, Fuller, Logan, Oswald, Tashlin, sont d'abord identifiés comme un
groupe qui, pour reprendre le mot de Rivette, « révolutionne l'Amérique».
· Cet attachement à une génération précédant d'une dizaine d'années la Nou-
velle Vague est non seulement vécu comme une incontestable identifica-
tion, mais aussi comme un programme esthétique et économique à suivre.
Identification, car il s'agit là de deux générations, en Amérique puis en
France, construites en rébellion contre le prestige exclusif de la culture lit-
téraire et de l'adaptation cinématographique qui en découle. Claude Cha-
brol, sous le pseudonyme de Jean-Yves Goute, l'exprime clairement en ana-
lysant The Last Time I Saw Paris de Richard Brooks4. Le cinéaste des années
cinquante prendrait ici, selon le critique, sa revanche sur la « génération per-
due» des écrivains des années trente, « europhile et élégante, précieuse et
intellectuelle». Celle-ci est « jetée à la mer, oubliée, malmenée» par la
génération des cinéastes, vraiment américains, donc directs, francs, aimant la
simplicité, les objets, les paysages, les corps. Ce que veulent voir les Cahiers
dans le cinéma américain, ce n'est pas l'Europe sophistiquée et son art
avant-gardiste ou ses travers culturels, mais l'Amérique, nouvelle terre clas-
sique. « Richard Brooks a pris sa revanche sur Scott Fitzgerald [de l'œuvre
duquel son film est tiré], et de tout le mythe des années trente ... Il est vain
de reprocher à Brooks son infidélité à Fitzgerald : il n'aime pas Fitzgerald!»
Les rebelles des Cahiers, combattant le cinéma littéraire de qualité françai-
nent toujours: Ray est le cinéma. Même ce fesse James, dont il quitta le tourna-
ge avant la fin, « porte l'empreinte indélébile du plus étrangement moderne
des cinéastes», empreinte que Godard aperçoit à travers trois signes: les
cadrages qui savent mêler liberté et destin tragique du personnage en
!'«enserrant sans l'étouffer», le montage qui insère dans les scènes drama-
tiques le regard d'un acteur étranger qui endosse, souvent de force, le rôle du
témoin, et une sensibilité toujours affinée au décor, au monde des objets et
des corps. Mais plus encore que ce style, c'est la sincérité même de Nicholas
Ray qui emporte l'adhésion. Ray est sur l'écran, et les Cahiers le reconnaissent,
à travers tous ses films, inégaux mais recueillant toujours les affects de sa per-
sonnalité. En ce sens, celui dont Godard peut écrire qu'il «possède le sens
inné du cinéma, comme d'une écriture pour lui automatique»IO, est non seu-
lement l'incarnation du septième art mais aussi de la politique des auteurs.
Truffaut l'exprime dans sa critique de Johnny Guitar: « Contrairement à
André Bazin, je crois qu'il importe qu'un metteur en scène se reconnaisse
dans le portrait que nous traçons de lui et de ses films. Sinon nous avons
échoué»ll. Reconnaître l'homme qui, émotivement, s'est montré à l'écran,
telle sera la conduite critique adoptée vis-à-vis des films de Nicholas Ray,
car « la marque de son talent réside dans sa sincérité absolue, sa sensibilité à
fleur de peau .. . Avec Hawks, nous assistons au triomphe de l'esprit, avec
Nick Ray à celui du cœur ... A qui les refuse l'un et l'autre, j'ose intimer:
"n'allez plus au cinéma, ne voyez plus de films, car vous ne saurez jamais
ce que sont l'inspiration, l'intuition poétique, un cadre, un plan, une idée,
un bon film, le cinéma." Prétention insupportable? Non: admirable certitu-
de!», écrit encore François Truffaut. Il existe dans cet amour absolu une
conception anthropomorphique du cinéma qui passe par le cœur et le corps
de Nicholas Ray : qui voit un de ses films et le reconnaît, voit et reconnaît
le cinéma tout entier. Godard l'exprimera encore, près de trente années
après la vision des films, tant la marque est profonde, dans un entretien réa-
lisé en 1985 : « Nicholas Ray, c'est quelqu'un qui traîne un sujet avec lui
mais le sujet est dans lui. Ce qui fait qu'il se confond parfois avec le sujet,
qu'il en souffre et que, d'une certaine façon, tous ses films sont ratés ... » 12.
Il est vrai qu'un des principaux apports de la politique des auteurs consis-
tait précisément dans la juste appréciation d'un film d'auteur dit raté. En
lui, l'auteur se dévoile plus qu'à travers la perfection. Ce jeu du dévoile-
ment, Nicholas Ray l'a offert aux rédacteurs de la revue. Le plus étrange
est que ce cinéaste que les Cahiers ont tant de fois reconnu sur les écrans où
étaient projetés ses films, passe un jour incognito dans les locaux de la rédac-
tion, pied de nez au destin qui est, lui aussi, la marque du génie de Ray:
« Une fois, on voit une espèce de géant entrer aux Cahiers et demander s'il
peut téléphoner. Il téléphone et il s'en va. Après, on a réalisé que c'était
Nicholas Ray. Il avait voulu voir l'endroit où on disait du bien de lui ... » 13.
John Huston représente, dans les années cinquante, l'anti-Nicholas
Ray pour les Cahiers du cinéma. Dans les films du premier, l'on reconnaît
l'auteur et, à travers lui, le cinéma; dans les films du second, les critiques
des Cahiers reconnaissent certes un auteur, mais, à travers lui, voient ce que
le cinéma dépasse: la littérature (Moby Dick) ou la peinture (Moulin rouge).
Eric Rohmer souligne cette opposition fondamentale dans son important
article consacré à Bigger than Life (Derrière le miroir) de Ray: « Ou bien il y a
dans ce film ce "quelque chose", cette qualité indicible que nous retrouve-
rons, malgré la diversité des sujets et des styles, dans les plus grandes
œuvres de l'écran, ou bien nous nous sommes trompés sur ces grandes
œuvres. Ou bien le paradoxe est tel que l'histoire de Bigger than Life, tech-
nique, sans qualité littéraire explicite, est particulièrement apte à révéler le
pouvoir propre du cinéma, cet au-delà de la littérature auquel Moby Dick de
John Huston est incapable d'accéder, ou bien le cinéma tout entier lui-
même n'est qu'un divertissement du samedi soir» 14.
Ce caractère exemplaire de l'opposition aux films de Huston prend
dans les Cahiers, particulièrement sous la plume de Rohmer, un aspect
constructif. Généralement, les cinéastes mal aimés sont traités avec ironie,
culbutés par quelques boutades, piqués par quelques pointes acerbes (et
Huston n'y échappe pas toujours: « Aldrich est exactement un Huston qui
serait réussi», lance par exemple TruffautlS). Contre Huston, un program-
me plus cohérent se construit. « Voilà ce dont nous ne voulons pas», écrit
Rohmer en janvier 1957, dans « Leçon d'un échec. A propos de Moby Dick».
Pour le critique, Huston n'incarne pas le cinéma comme Ray ou Hawks,
mais apparaît comme « un homme de goût et de culture», un esthète qui
«enrichit» le cinéma d'un projet littéraire, plus qu'il ne l' «épure». « Hus-
ton nous a toujours offert les scripts les plus "épais", les meilleurs scéna-
rios, mais cette épaisseur étant déjà tout entière sur le papier, la mise en
scène, faute de pouvoir introduire une dimension nouvelle, éclaire d'une
16. Sur John Huston, on lira Jolr11 Huston parloh11 Huston, Pygmalion, Paris, 1982; Robert
Benayoun, John Huston, la grande ombre de l'ave11t11re, rééd. L'Herminier, Paris, 1985, et Dos-
sier Positif-Rivages: J oh11 H usto11, Paris, 1988.
17. On trouvera, au cours des années cinquante, les critiques des films d'Hitchcock dans les
numéros suivants des Cahiers: U11der Capricorn (Astruc), n°1; Stogejright (Astruc), n° 2; Stran-
gers 011 a Train (Godard), n°10; / C01ifess (Rivette), n°26; Diol M for Murder (Doniol-Valcroze),
Hollywood : terre classique 1~1
du par Astruc, le vrai hitchockien des débuts de la revue jaune, sur Strangers
on a Train, très méprisé par la rédaction en chef, mais défendu par Godard,
I Confess, le film clef de l'auteurification pour Rivette et Rohmer, Dia/ Mfor
Murder, l'occasion du numéro spécial Hitchcock, Rear Window, (et son inter-
prétation très mystique car chabrolienne), To Catch a Tlzief, ou la rencontre
- ratée - de Bazin et d'Hitchcock, The Trouble with Harry, vecteur de
l'éloge du film mineur qui, comme le souligne Rohmer, est un des passages
obligés de la politique des auteurs, The Man who Knew too Much, ou le retour
de Godard, The Wrong Man (Godard toujours, mais à propos d'un film qu'on
dit « fait pour les Cahiers ») ... L'œuvre d'Hitchcock possède son propre
poids de beauté et de mystère. Mais il faut souligner combien le militantis-
me des Cahiers a compté. En 1950, ils ne sont que quelques « cinémanes » à
poursuivre Hitchcock de leur ferveur. En 1960, il faut encore vivre à New
York, comme Herman Weinberg, le correspondant des Cahiers, ou se bou-
cher les yeux, comme les rédacteurs de Positij; pour ne voir dans l'ex-maître
du suspense qu'un «faiseur» ou un «fasciste».
Weinberg, avec une belle constance, livre toujours, dans les pages
mêmes des Cahiers, ses jugements définitifs 18. Dia/ M for Murder: « L'œuvre
d'un cerveau un peu blet. Typiquement hollywoodien, c'est-à-dire bien fait,
soigné et plutôt ennuyeux, en dépit de ses macabres attraits»; Rear Window:
« Un tour de force dans le vide»; To Catch a Thief: « Aussi vide qu'un ballon
aux jolies couleurs. C'est sans conteste le plus mauvais film d'Hitchcock à ce
jour et l'un des plus creux de ces derniers temps»; Vertigo : « Alfred Hitch-
cock semble bien avoir oublié ce qu'était l'avant-garde. Avec ce film, il est,
en tout état de cause, fermement décidé à prouver qu'il sait faire des films
impressionnants sans chercher midi à quatorze heures» ... L'équipe de Posi-
tif, par la voix d'Ado Kyrou19, dit aussi tout son mépris, voire son dégoût:
« Hitchcock, lancé par les Anglais qui, pauvres par leur cinéma, avaient
besoin de prôner des produits nationaux, lancé une seconde fois par Holly-
wood qui aime les metteurs en scène ne prenant pas de risques et toujours
prêts à suivre les modes des producteurs, vient d'être relancé une troisième
fois par ceux qui s'en servent pour leur propagande personnelle. Il devient
un canevas sur lequel on brode des théories; ses thrillers minables pren-
n°44; Rear Window (Chabrol), n°46; To Catch a Thief (Chabrol), n°55; The Trouble with Harry
(Rohmer), n°58; The }Ja11 who K11cw too lrluch (Godard), n°64; The Wro11g Ma11 (Godard), n°72;
Vertigo (Rohmer), n°93; No,th by No,thwest (Moullet), n°102.
18. Herman Weinberg parle d'Hitchcock, en des termes peu flatteurs, à l'occasion des numé-
ros suivants: Dia/ M for Jfurder, n°36; Rear Window, n°41; The Trouble with Harry, n°55; Verti-
go, 11°86.
19. Ado Kyrou, Les Lettres Nouvelles, n°47, mars 1957.
1~2 Histoire d'une revue
nent l'air d'aigles menaçants, et ses petits gags (genre vélo qui tombe) se
chargent de significations ultra-métaphysiques. Trop heureux de se voir traî-
né vers les sommets (même s'ils sont ceux du fascisme), Hitchcock se laisse
faire. Il sourit, il apparaît de plus en plus souvent dans ses films, il gagne de
l'argent, beaucoup d'argent. Ses erreurs deviennent des trouvailles géniales;
ses trous sont comblés de significations profondes, ses tics personnels sont
décuplés, ses soi-disant thèmes prennent des proportions de symboles, et
toute une jeunesse est ainsi entraînée, non seulement vers un cinéma
ennuyeux (ce qui après tout n'est pas grave) mais vers une culture néo-nazie. »
Dénonçant la sur-interprétation ultra-métaphysique et le « néo-nazisme »,
Kyrou vise très explicitement, dans ses codes de référence personnels, les
Cahiers du cinéma. Plus précisément encore, c'est le numéro 39, « spécial Hit-
chcock», d'octobre 1954, qui demeure en ligne de mire20. Car ce numéro a
soulevé une intense polémique critique.
Celui-ci survient d'abord quelques mois après Je pamphlet de Truffaut
contre le cinéma français, indiquant clairement la politique de la revue, inter-
prétée dès lors comme « hollywoodienne » et « anti-française ». Ce numéro
paraît ensuite en un temps où Hitchcock demeure, sinon incompris, du
moins sous-interprété. Il apporte enfin, de par son parti pris très provocateur
- faire d'Hitchcock un « génie métaphysique » - , des armes à ceux qui atta-
quent les Cahiers comme revue intellectuelle ou réactionnaire. Qu'il existe
une tendance sur-interprétative aux Cahiers à propos d'Hitchcock, il faut sans
doute en convenir. Mais cela répond surtout à un excès inverse préexistant,
et sert finalement une cause qui n'est pas si infamante: la reconnaissance
d'Hitchcock comme pilier du classicisme cinématographique.
Le numéro consacré à Hitchcock apparaît comme la consécration
auteuriste du cinéaste. Ceci passe par trois initiations. D'une part la recon-
naissance d'un univers propre, totalement cohérent et globalisant; d'autre
part l'intégration de cet univers dans les impératifs esthétiques des Cahiers,
c'est-à-dire l'interprétation métaphysique (mieux vaut préciser, comme le
dira Rohmer de Vertigo , « métaphysique platonicienne»: les corps reflètent
l'ldée21 ), et, enfin, l'épreuve de l'entretien où l'auteur reconnaît et décrit
20: Le « Spécial Alfred Hitchcock » d 'octobre 1954 comporte des textes d'Astruc : « Quand
un homme », de Rohmer : « A qui la faute? », Chabrol : « Hitchcock devant le mal », Bazin:
« Hitchcock contre Hitchcock », Domarchi : « Le chcf-d'œuvre inconnu », Truffaut: « Un
trousseau de fausses clés », ainsi que des témoignagnes (d ' Hitchcock lui-même, de sa script,
de Chabrol sur l'entretien du George V), et une filmographie à jour. Ce numéro a été repro-
duit en fac-similé dans le hors-série n°8, « Alfred Hitchcock », dirigé par Jean Narboni,
Cahiers du cinéma, 1980.
21. Cahiers du cinéma n°93.
Hollywood : terre classique 1~j
le travail de sa mise en scène. Chacun de ces rites est précisément respecté
dans le numéro 39.
Alexandre Astruc introduit le premier, et son court texte-préface,
« Quand un homme .. . », se termine par ces mots simples mais significatifs:
« ...un auteur de films». Un auteur implique une mise en scène. C'est ce
que cherche à définir Rohmer à travers le « style Hitchcock», son « système
secret». Le critique y reconnaît une orientation générale assez fluide et
douce ponctuée d'arrêts violents correspondant aux moments forts du
drame. C'est ce contraste qui, opposant deux rythmes l'un à l'autre, opère
la confrontation brutale des corps, les déchire, les ouvre («glissant à la faille
du geste et de la pensée la lame la plus aiguë», écrivait Rivette à propos de
I Confess22), pour en exposer l'intériorité à la lumière crue du jour. « Voilà
pourquoi je vois en Hitchcock le cinéaste le plus moderne .. . Avec lui la
notion de cinéma intérieur n'est plus un programme mais une réalité.
l'Ombre d'un doute, Under Capricom, I Confess montrent clairement qu'il
n'est pas un des rapports les plus subtils d'être à être, qu'un cinéaste ne soit
à même d'exprimer», conclut Rohmer en mettant à nu la mise en scène
hitchcockienne.
Seconde étape sur le chemin de l'auteurification: la métaphysique. Là
encore, Rohmer introduit le thème: « Dans ce numéro, consacré au plus
brillant des techniciens (que tout le monde du moins s'accorde à recon-
naître comme tel), il ne sera que fort peu question de cechnique. Qu'on ne
s'étonne point trop de trouver au lieu des mots travelling, cadrage, objectif,
et tout l'affreux jargon des studios, les termes plus nobles et plus préten-
tieux d'âme, de Dieu, de diable, d'inquiétude, ou de péché. Je vois le sour-
cil du lecteur se froncer. Passe pour Renoir, Rossellini, Bunuel qui ne
dédaignent pas le trait philosophique, mais ce maître humoriste mérite-t-il,
revendique-t-il même, un tel excès d'honneur? Pourquoi ne pas s'en tenir à
son badin commentaire? Pourquoi pas, bien sûr. Mais cette pudeur qu'on ne
saurait trop louer chez un auteur jugeant de lui-même, ne serait-elle pas de
notre part paresse ou lâcheté? La logique de notre démonstration nous
pousse au contraire à rechercher en Hitchcock la présence de ce que, chez
tant d'autres, on met meilleure grâce à trouver. Cela, cette idée du destin,
du divin, du démoniaque, pour appeler les choses par leur nom, label uni-
versel de qualité des grandes œuvres, c'est ce que nous nous proposons, par
des voies différentes, mais concourant toutes à la reconnaissance de la même
évidence, de mettre en lumière ... » Parler de Dieu et du péché, voilà la pre-
mière tâche du critique. Claude Chabrol et François Truffaut sont les deux
exégètes par qui cette double révélation va s'opérer. Ainsi, le premier, dans
son article le plus ambitieux, « Hitchcock devant le mal», suit, sous le pré-
texte du genre policier, la lutte du bien et du mal chez Hitchcock. Le crime
y apparaît comme une «épreuve», choisie, la pire de toutes mais menant
vers un absolu. Entre l'épreuve et l'absolu, les intermédiaires sont classiques:
la tentation, l'identification au mal, le soupçon et l'aveu, puis la délivrance.
Le critique en traque les «signes» . A travers le film à suspense se dessine un
itinéraire spirituel: la révélation quasi mystique, par épreuves successives, de
personnages perdus dans le monde des objets.
Puis vient la dernière étape, celle de l'entretien. li s'agit là de prouver
que l'auteur est conscient de son propre génie. Rohmer écrivait pourtant
que la « conscience d'auteur» lui importait peu et que le commentaire
devenait d'autant plus stimulant qu'il dépassait la volonté créatrice explici-
tement formulée par un cinéaste. Chabrol et Truffaut n'entrent pas dans
cette logique : l'entretien qu'ils souhaitent avoir avec Hitchcock se doit, au
contraire, de révéler la conscience géniale du réalisateur. Hitchcock pour-
tant, et il faut le dire, ne se prêtait pas facilement à ces révélations. Ses
apparitions et ses conférences de presse étaient davantage ponctuées
d'humour, de détails techniques, et d'ironie que de conscience métaphy-
sique ... La tâche de Chabrol et Truffaut est donc rude: faire reconnaître son
génie à un Hitchcock malicieux et ironique, plus proccupé de commenter
les trouvailles techniques de Rear il,'indow que d'y voir le film d'un auteur.
Ils entretiennent d'ailleurs le suspense, car l' «histoire» de leur inter-
view, racontée par Chabrol dans le numéro, est elle-même un récit hitch-
cockien. « Tout commence par un coup de téléphone de mon ami François
Truffaut: Mme Ferry, de la Paramount, a invité les Cahiers à une conférence
de presse donnée par Alfred Hitchcock en son appartement de l'hôtel Geor-
ge V. Nous préparons soigneusement la chose: le désormais indispensable
magnétophone dans une main, du papier dans l'autre; et dans le cœur plus
de crainte que d'espoir [ ... ]. Mme Ferry nous reçoit au seuil de l'apparte-
ment 104-105 et nous introduit. L'assistance est assez éclectique : France
Roche, Robert Chazal, Didier Daix, pour le Figaro, et des dames char-
mantes. »
Après une série de questions anodines auxquelles Hitchcock répond
avec humour, où « il a l'air de vouloir entretenir cette légende de Hitchcock
le maître de l'angoisse, le money-maker », vient un moment décisif : «Il
cherche à susciter d'autres questions, des questions sérieuses. Je regarde
Truffaut, qui me regarde. Nous ne savons par quel bout prendre cet astu-
cieux personnage. On essaie de brancher le magnétophone qui ne démarre
pas ... Entre-temps la conversation a dévié sur Rear Window donc notre auteur
Hollywood : terre classlque 1~1
parle en long et en large, en se moquant de nous ... Si cela continue, nous
repartirons bredouilles. Aussi me décidai-je à lui poser une question qui
arrivera à lui faire dire quelque chose d'intéressant. Je réfléchis un bout de
temps. - "Quel est, d'après vous, votre moins bon film américain?" J'ai la
satisfaction de le voir réfléchir, flairant le piège; mais la déception de
l'entendre me mettre échec et mat: - "Tous!" avec un grand rire. Tous
nous protestons ... Bref tout cela n'est pas sérieux; il nous roule tranquille-
ment. [.. .] Il parle de ses apparitions dans les films. C'est tout juste s'il ne
nous détaille pas son régime alimentaire. Il se lance dans de petites histoires
qui manifestement ne le font plus rire depuis longtemps ... Ces dames rient ;
Hitch fait la roue. Puis, un court silence. J'en profite pour dévoiler quelques
batteries. - "Croyez-vous au diable?" Quelque chose se passe. Il me fixe
des yeux, avec un air un peu étonné. Il lance : - "Mais le diable est en cha-
cun de nous." Il se remet à raconter des histoires sur Rear Window. Je lui
demande s'il a aimé/ Co11fess. Il me répond: - "Comme ci, comme ça. Cela
manque d'humour". Il se tourne vers les dames: - "J'aime le macabre
dans un rayon de soleil". Les dames s'esclaffent et regardent le plafond
d'un air inspiré. Trouvant que c'est un excellent mot de la fin, il s'enquiert
d'autres questions tout disposé à nous donner congé ... Je hasarde une der-
nière question qui paraît loufoque à Robert Chazal (il a tort): - "Dans
I Confess, le verre d 'eau en équilibre sur le front du procureur ... l'idée est-
elle de vous?" Tout d'abord, il ne comprend pas ou fait semblant. Je lui
mime la scène. Il sourit alors. - "Oui l'idée est de moi". Je lui affirme,
essayant de créer une complicité entre nous, que c'est une excellente idée.
Les dames approuvent. Cette fois, c'est fini. Tout le monde se lève, tout le
monde s'en va. Il serre la main de tout ce monde comme à un enterrement.
De fait, il nous a bien enterrés. Nous le remerçions, il nous remercie. Truf-
fa ut et moi sortons les derniers, piteusement. Dans le couloir, France
Roche exprime sa déception: - "Même un type comme Mervyn le Roy
finit par dire des choses intéressantes ... " »
Le retour aux Cahiers, en traversant les Champs-Elysées, se fait tête
basse. Truffaut a soudain l'idée de génie. Il conseille à son complice de
retéléphoner au George V. Après une rapide négociation, Chabrol obtient
une courte prolongation de l'entretien. Il court au grand hôtel, et reprend
son récit: « Il me prie de m'asseoir et me regarde dans les yeux. - "Weil!"
J'ai préparé soigneusement ma question. Elle ne me satisfait qu'à moitié,
car elle exprime quelque chose de faux, ou du moins d'inexact, mais elle a,
à mon sens, le mérite de situer immédiatement le débat sur un plan supé-
rieur .. . : - "Certains de mes confrères et moi-même (pardonnez, chers
Schérer, Rivette, Truffaut, cet abus de confiance), avons découvert dans
19ô Histoire d'une revue
ver, mon cher André, qu'Hitchcock, tandis qu'il se taisait, réfléchissait seu-
lement au moyen de vous faire croire que vous veniez de lui révéler un
secret qu'il ignorait. Je n'en démordrai pas: Hitchcock vous a menti ... »
Truffaut, qui « ne veut pas d'un génie inconscient», traque donc tous les
signes de la parfaite connaissance du récit religieux dans les scénarios
d'Hitchcock. Le schéma qu'il en dégage est très clair: le héros hitchcoc-
kien, par transfert de personnalité, incarne le mal d'un autre, d'un contre-
type, du Mal. Il doit ensuite expier la faute de son double mauvais; pour
cela, il gravit un calvaire (sa punition); et a enfin la révélation: l'aveu, puis
fait acte de contrition, ce qui le délivre du double, de cet autre diabolique
qui le hantait. Ce schéma mystique est, pour Truffaut, forcément conscient,
puisqu'il se répète sans cesse. A partir de cette analyse, le critique tente de
comprendre la prétendue inconscience du réalisateur. Truffaut avance une
explication machiavélique: Hitchcock est conscient et ment, affirme-t-il.
C'est « le plus gros menteur du monde » car il est lui-même un personnage
hitchcockien, donc hanté par ce secret qu'il faut lui faire avouer, et troublé
par la peur de devoir le faire un jour: « Cet homme qui, mieux que tout
autre, a filmé la peur est lui-même un craintif, et je suppose que sa réussite
est liée à ce trait de caractère. Tout au long de sa carrière, Alfred Hitchcock
a éprouvé le besoin de se protéger des acteurs, des producteurs, des techni-
ciens, puisque les moindres défaillances ou les moindres caprices de l'un
d'eux peuvent compromettre l'intégrité d'un film. Pour lui, le meilleur
moyen pour se protéger était de devenir le metteur en scène par qui toutes
les stars rêvent d'être dirigées, devenir son propre producteur, en apprendre
plus long sur la technique que les techniciens eux-mêmes. Il restait encore à
se protéger du public et des critiques. Pour cela, Hitch a entrepris de le
séduire en le terrifiant, de les amadouer en demeurant le simple "maître du
suspense"». Dorénavant donc, pour aller au-delà des anecdotes sur les stars,
de la virtuosité de la technique et de l'aménagement du suspense, tous les
entretiens menés avec Hitchcock emprunteront ce mode de la confession.
Et ce n'est sans doute pas un hasard si Hitchcock, dans une célèbre anecdo-
te qu'il racontait à Hollywood à propos de ses jeunes admirateurs français
Claude Chabrol et François Truffaut, les habillait en «confesseurs», le pre-
mier en curé, le second en policier26 ...
26. Cette histoire digne des jumeaux Dupont et Dupond est rapportée par François Truffaut
au début de son livre d'entretiens, le Cinéma selon Alfred Hitchcock (avec la collaboration de
Helen Scott), Robert Laffont, Paris, 1%6, pp. 8-11 (rééd . Ramsay, Paris, 1983) : «Tout a
commencé par une chute dans l'eau. Au cours de l'hiver 1955, Alfred Hitchcock vint tra-
vailler à Joinville, au Studio Sainc-1\faurice. à !a pose-synchronisation de To Catch a Thief. ..
Dans l'obscurité, avec notre magnétophone, nous nous présentons, Chabrol et moi. Hicch-
Hollywood : terre classique
cock nous demande d 'aller l'attendre au bar du studio, de l'autre côté de la cour. Nous sor-
tons, éblouis par la lumière du jour, et tout en commentant avec l'enthousiasme des vrais
cinglés de cinéma les images hitchcockiennes dont nous venons d'avoir la primeur, nous
nous dirigeons, droit devant nous, vers le bar qui se trouve là, à quinze mètres. Sans nous en
rendre compte nous enjambons tous les deux du même pas le mince rebord d'un grand bas-
sin gelé, de la même couleur grise que le bitume de la cour. La glace craque aussitôt et nous
nous retrouvons dans l'eau jusqu'à la poitrine, hébétés. Je demande à Chabrol: "Et le
magnétophone?" Il lève lentement son bras gauche et sort de l'eau l'appareil tout dégouli-
nant. Comme dans un film d'Hitchcock, la situation était sans issue: le bassin étant incurvé
en pente très douce il nous était impossible d'en atteindre le bord sans glisser à nouveau. Il
fallut la main secourable d'un assistant d'Hitchcock pour nous tirer de là. [ ... ) L'année sui-
vante, lorsqu'il est revenu à Paris, au milieu d'un groupe de journalistes parisiens, il nous a
immédiatement repérés, et nous a dit: "Messieurs, je pense à vous deux chaque fois que je
vois des cubes de glace qui s'entrechoquent dans un verre de whisky." Je devais apprendre
quelques années plus tard qu'Alfred Hitchcock avait embelli l'incident en l'enrichissant d'un
final à sa manière. D'après la version Hitchcock, Chabrol était habillé en curé et moi en agent
de police!» Sur Hitchcock, parmi une littérature foisonnante, on lira plus particulièrement
(outre le hors-série n°8 des Cahiers du ânima reprenant les grands entretiens et le « spécial
Hitchcock» d'octobre 19S4) : Donald Spoto, La vmie vie d'Alfred Hitchcock, Albin Michel,
Paris, 1989; Jean Doucher, Hitchcock, L'Herne, Paris, 1967; Claude Chabrol, Eric Rohmer,
Hitchcock, Éd. universitaires, Paris, 1957 (rééd. Ramsay, Paris, 1986); Noël Simsolo, Alfred
Hitchcock, Seghers, Paris, 1969.
27. On trouvera une analyse détaillée du Chabrol critique dans le livre de Joël Magny, Claude
Chabrol, Éd. Cahiers du cinéma, Paris, 1987; ainsi que dans Guy Braucourt, Chabrol, Seghers,
Pari s, 1971. Claude Chabrol s'est expliqué sur son activité critique dans Et pourtant je tourne,
Robert Laffont, Paris, 1976, et dans un entretien publié dans le numéro 138 des Cahiers.
200 Histoire d'une revue
Club du Quartier Latin, animé par Eric Rohmer. Entre quelques études de
pharmacie, de Lettres et de Droit, Chabrol y fréquente ses copains ciné-
manes, jouant vite le rôle envié de boute-en-train du groupe. Il est l'indis-
pensable blagueur qui, entouré de Truffaut, Rivette ou Bitsch, sait donner
libre cours à l'esprit un peu potache des jeunes cinéphiles. C'est lui qui
n'hésite pas à surnommer son aîné Eric Rohmer (pseudonyme de Maurice
Schérer, rappelons-le) : « le grand Momo »28; lui qui n'a pas peur de débou-
lonner la statue de Georges Sadoul en lançant une intense et ubuesque
campagne de « désadoulisation » dans les Cahiers29; lui, enfin, qui, en plein
Festival de Cannes 1955, embrasse Adonis Kyrou, le pape de la critique
surréaliste de cinéma appartenant au camp d'en face, celui de Positi/3°.
Pourtant, Claude Chabrol, de tous les jeunes Turcs, est sans doute le plus
tôt établi. Premier marié, vivant bourgeoisement dans un appartement et
non plus dans une chambre, il bénéficie de plus, à partir de 1956, d'un
poste d'attaché de presse à la Fox. Il mène ainsi la vie du clan, lors de fré-
quents passages au bureau des Cahiers, décrits par tous comme d'inénar-
rables morceaux de drôlerie, tout en préservant son quant-à-soi. Chabrol,
assez vite protégé derrière un pseudonyme, Jean-Yves Goute, semble être
le plus équilibré des jeunes Turcs, situant son existence entre sa passion de
cinémane rieur et, comme le dit Rohmer, « sa vie à lui »31. C'est comme
cela, sans forcer son tempérament, qu'il réalisera Le Beau Serge, premier
long métrage de son auteur et du groupe des Cahiers, financé grâce à un
héritage familial, et soutenu, entouré, loué par ses amis cinéphiles. En tant
que critique, le jeune homme est pareillement dédoublé, suivant l'itinérai-
re hitchcocko-hawksien à sa façon, en gourmet dilettante et en théologien
intraitable.
Il est gourmet, au sens sensuel et philosophique du terme, hédoniste
et curieux. Cela est même devenu , au fil des quarante films et des nom-
breuses interviews données par Chabrol, une image commode: il n'est plus
un commentaire qui ne compare son univers à une bonne cuisine. Mais
cette association vient des textes de Chabrol lui-même. Il a en effet inventé
la critique culinaire de cinéma32. Dès son premier article, en novembre 1953, il
manifeste cette philosophie du plaisir en appréciant la bonne chère propo-
38. Sur Howard Hawks: Joseph Mc Bride, Hawks par Hawks (interviews), Ramsay, Paris,
1987; Jean A. Gili, Howard Hawks, Seghers, Paris, 1971 ; Noël Simsolo, Howard Hawks, Edi-
lig, Paris, 1984. Sur The Land of the Pharaohs: Howard Hawks, Hollywood-sur-Nil, Ramsay,
Paris, 1986. Outre le livre, déjà cité, de Lotte H. Eisner, on lira sur Fritz Lang les ouvrages
de Luc Moullec, Fritz Lang, Seghers, Paris, 1963; Noël Simsolo, Fritz Lang, Edilig, Paris,
1982; Claude Porcell, Fritz Lang, Rivages, Paris-Marseille, 1985; ainsi que les entretiens réa-
lisés par Peter Bogdanovich, Fritz Lang en Amérique, Éd. Cahiers du cinéma, Paris, 1990; et le
livre de Fritz Lang, « Trois lumières», Flammarion, Paris, 1989. Le numéro 437 des Cahiers
comporte un dossier Lang rappelant la place de ses films dans la cinéphilie de la fin des
années cinquante (voir particulièrement l'entretien avec Benoît Jacquot).
39. Cahiers du cinéma n°53.
40. Cahiers du cinéma n°38.
204 Histoire d'une revue
41. On trouvera, dans les Cahiers des années cinquante, les critiques des films de Fritz Lang
dans les numéros suivants: Clash by Night (Dorsday), n°19; The Big Heat (Truffaut), n°31; The
Blue Gardenia (Rohmer), n°36; Human Desire (Demonsablon), n°50; While the City Sleeps
(Domarchi), n°63; Beyond a Reasonable Doubt (Rivette), n°76; You on/y live Once (Douchet),
n°81; le Tigre du Bengale et le Tombeau indou (Demonsablon), n°98. Le numéro 99 comporte
de plus un important dossier Lang, candis que Georges Franju en parle longuement dans le
numéro 101.
Hollywood : terre classlquo 20J
vingt ans, J'ai le droit de vivre, mais en profite pour prendre ceux qui aiment
exclusivement l'ancien Lang en « flagrant délit de contradiction» puisqu'il
démontre que l'lnvraisemblable vérité en est un «remake».
Que Lang, à vingt ans d'intervalle, ait tenu à se répéter, prouve bien,
pour les Cahiers, son éminence d'auteur. Mieux encore: Fritz Lang est
auteur de plus en plus. Car les principaux articles que nous venons de mettre
en perspective tiennent un discours très approfondi sur le réalisateur: celui-
ci purifie sans cesse sa ligne. En ce sens, il rejoint les parcours classiques de
Renoir, Rossellini, Hitchcock et Hawks. Sur ces quatre derniers noms, l'on
fonde généralement la politique des auteurs. C'est oublier Lang un peu
vite, car )'Autrichien -1' « autre chien» s'appelait-il lui-même42 - est sans
doute le cinéaste qui illustre le plus parfaitement cette « politique des hau-
teurs» dont parlera Claude Chabrol à propos de la revue43. Cette élévation-
purification est très nettement perceptible si l'on compare, à quatre années et
quatre films de distance, le jugement de Truffaut sur The Big Heat et celui de
Rivette sur l'lnvraisemblable vérité, sans doute les deux critiques langiennes
les plus marquantes des années cinquante. Celle de Truffaut est entièrement
centrée sur le destin des personnages, les déterminations et les actions qui les
animent, la confrontation de la morale sociale et de la morale personnelle: le
critique voit dans ce monde où le bien et le mal peuvent parfois se toucher
sans jamais vraiment se confondre (la morale du regard langien) un «cinéaste
quasi balzacien» - et Balzac est l'écrivain préféré de Truffaut. Rivette obser-
ve quant à lui dans l'Invraisemblable vérité un « univers de la pure nécessité»,·
c'est-à-dire non plus seulement balzacien mais hégélien : il regarde une vérité
abstraite plus que des personnages vivants, presqu'un squelette. Les person-
nages ont perdu toute valeur individuelle, ne sont plus que des concepts
humains. Le critique est d'ailleurs le premier à reconnaître cette abstraction
de plus en plus épurée du style langien et y voit le couronnement, par «coup
d'état», de l'auteur: «Untel film est évidemment l'antithèse absolue de
l'idée de la "bonne soirée" ; et par comparaison, le Condamné à mort [de Bres-
son] ou The Wrong Man [d'Hitchcock] sont des divertissements de samedi soir.
Dans l'Invraisemblable vérité on respire, si j'ose dire, l'air des sommets, mais en
y risquant l'asphyxie; il ne fallait pas moins attendre de l'ultime dépassement
d'un des esprits les plus intransigeants de ce temps, et dont les derniers films
nous avaient déjà préparés à ce coup d'état du savoir absolu.»
Lang apparaît comme un enjeu extrêmement important dans la ciné-
philie des Cahiers. Car le metteur en scène creuse de plus en plus profondé-
J. ·L. G.
44. Sur Godard critique, on lira Jean Collet, Jean-Luc Godard, Seghers, Paris, 1963 ; Raymond
Lefèvre, Jean-Luc Godard, Edilig, Paris, 1983; Jean-Luc Douin, Jean-Luc Godard, Rivages, Paris-
Marseille, 1985; Carole Desbarats, L 'l:!.ïfet Godard, Éd. Milan, 1989. Tous ses textes ont été édités
dans Godard par Godard, op. cit. (précédé d'un entretien où le réalisateur revient longuement sur
sa carrière critique). De même, l'entretien du numéro 138 des Cahiers retrace l'itinéraire critique
de Godard. Trois numéros spéciaux peuvent également être utiles: Cinématographe n°95; les
Cahiers du cinéma n°300 et hors-série « Godard 30 ans depuis » dirigé par Thierry Jousse et Serge
Toubiana, supplément au numéro 437 des Cahiers. Enfin l'lntroduction à une véritable histoire du
cinéma, Éd. Albatros, Paris, 1980, explicite le goût et les choix godardiens en matière de cinéma.
Hollywood : terre classlque 2ij7
nécessité, se cachant d'une mère, d'un employeur ou de critiques rivaux, lui
l'est par définition. Définition certes dépendante des aléas de son itinéraire
personnel, mais contenue surtout dans un collage de personnalités déjà très
godardien.
Il existe ainsi deux Godard successifs: Hans Lucas est un polémiste
des Cahiers du cinéma de l'année 1952; Jean-Luc Godard est un étrange cri-
tique de la même revue à partir de l'automne 1956. On pourrait presque en
ajouter un troisième, celui d'après 1959, qui est pleinement cinéaste, mais
demeure critique tandis que ses collègues Truffaut et Chabrol ne le sont
plus. Le premier, Hans Lucas («Jean Luc » en allemand, pseudonyme très
littéraire peut-être forgé sur le « Jean Paul » de Richter45), a été, comme les
autres jeunes Turcs, formé à l'école Rohmer plus que dans le lycée Buffon
qu'il fréquente après son arrivée de Suisse, ou qu'à la Sorbonne. Formation
cinéphilique donc: le Ciné-Club du Quartier Latin, la Cinémathèque, puis
la Gazette du cinéma. Itinéraire classique. Il a gardé de ses six articles dans
les pages de cet organe, outre de solides relations avec Rohmer et Rivette,
un profond goût pour la défense du cinéma hitchcocko-hawksien, et une
manière très particulière de raconter l'histoire d'un film, à sa façon, en
maniant l'ironie et l'allusion. C'est dans ce registre narratif - Godard a tou-
jours, plus que les autres, porté attention au sujet même du film - qu'il
intervient pour la première fois dans le numéro 8 des Cahiers, à propos de
La Flamme qui s'éteint de Rudolph Maté, ceci après avoir été mis en contact
avec Doniol-Valcroze par relations familiales (leurs mères sont amies). Il n'y
a pas grand-chose à dire sur ce film, et cela se lit: ce premier article res-
semble plus à un test d'aptitude qu'à un texte critique. Mais le hitchcocko-
hawksien se réveille vite : ses deux autres articles46 aux Cahiers, en 1952,
sont des pamphlets. Pour Strangers on a Train d'Hitchcock, c'est-à-dire
contre la rédaction en chef; pour le découpage classique, c'est-à-dire contre
Bazin. Mais Godard, s'il a lancé la polémique qui aboutira à la victoire des
jeunes Turcs deux ans plus tard, n'a pas le temps, lui-même, d'appronfondir
sa stratégie de contradiction. En 1953, après avoir pris un peu d'argent aux
Cahiers, il retourne en Suisse travailler sur la construction du barrage de la
Grande Dixence, et en profite pour réaliser, sur place, son premier court
métrage, Opération Béton.
Trois ans plus tard, le retour aux Cahiers, à l'occasion du numéro 62, se
réalise dans un contexte tout différent. En 1952, la « cohorte de très jeunes
critiques», turbulente, était encore bridée par Bazin, Doniol et Kast, et ruait
divers dans ses textes sur les auteurs américains, Hitchcock, Ray, Lang,
Tashlin et Douglas Sirk essentiellement, puis ses reportages pris sur le vif
du renouveau du cinéma français: Astruc, Chabrol, Truffaut, Franju ou Jean
Rouch. Mais, le critique Godard est aussi celui qui, avec Rivette sans doute,
attache le plus d'importance à l'apparence de son écriture. On trouve chez
lui une diversité d'écriture très curieuse, toujours recherchée (il existe un
certain maniérisme chez Godard), mêlant les styles et croisant les rythmes:
le pamphlet, la description anecdotique, l'ironie stendhalienne, la rhétorique
péremptoire propre aux Cahiers et le goût du récit d'un film, peuvent aisé-
ment coexister dans un même article.
Dans son texte le plus travaillé, « Bergmanorama », en juillet 1958, on
rencontre ainsi, d'un paragraphe à l'autre, d'abord l'une des phrases les plus
longues jamais écrites dans les Cahiers de cette époque, dépassant même,
avec ses cent-quatre-vingt-deux mots, le phrasé rivetcien de la « Lettre sur
Rossellini», ensuite la construction la plus courte: «Pourquoi?» . De ces
croisements naît le style de Godard. Il raconte ses critiques comme il pourra
laisser Anna Karina discourir sans fin sur la philosophie (sans le savoir) puis
la faire tuer d'un geste dérisoire dans Vivre sa vie; ou réaliser à la fois le tra-
velling le plus long et les fragments les plus éphémères dans Week-end.
du talent, il serait surprenant qu'en dix ans il n'ait pas trouvé à les manifes-
ter.» Quant au dictionnaire des cinéastes américains, pourtant rédigé par les
jeunes Turcs, il hésite encore: « Minnelli séduit comme les peintres mineurs
de la Renaissance ,,54. Ce sont ces « arêtes vives» et cette «séduction» que
Domarchi va systématiquement mettre en valeur, s'arrogeant sur le cinéaste
un quasi-monopole critique. On a là, mis à nu, le phénomène d'auteurifica-
tion le plus systématique des années cinquante.
L'habilitation commence avec Brigadoon, dans le numéro 63. Usant de
l'arme d'intimidation la plus efficace déployée par la politique des auteurs,
Domarchi emploie d'emblée le mode déclaratif cher à Rivette ou à Truffaut:
«Je le déclare sans plus attendre: il m'est impossible d'exprimer la moindre
réserve sur Brigadoon, ce film si séduisant et si profond.» On aime d'abord,
on analyse ensuite: « Un film génial, et je vais m'efforcer de le prouver» ...
Domarchi s'appuie alors d'une part sur la « maîtrise parfaite du langage ciné-
matographique» de son auteur. Puis, car la langue ne suffit pas, sur son
«esthétique du refus» semblable à celle d'Aldrich, Mankiewicz ou Hawks,
permettant de voir, de l'autre côté du rire, le tragique d'une société améri-
caine déchirée encre son amour traditionnel de la nature et son goût moder-
ne des choses. Enfin, argument indispensable: l'éloge de la mise en scène
minnellienne, définie comme « l'intrusion vive et triomphante du conte de
fée dans le cinéma». Minnelli met en scène comme on récite un conte,
avec des plages de temps s'étirant à l'infini, bousculées par des boucles de
nervosité si vives qu'elles laissent pantois spectateurs et critiques. Cette
défense en trois points débouche sur l'allégorie finale, Minnelli peint en
classique: « J'avais considéré Minnelli comme le dernier représentant du
"maniérisme" au sens que les historiens d'art donnent à ce terme: perfec-
tion un peu mièvre et non dépourvue d'éclectisme. Je me rétracte: Minnelli
est un grand artiste à qui la peinture ancienne et classique devra ses prolonge-
ments les plus prometteurs et le cinéma deux ou trois films essentiels.» Sui-
vant le parcours habituel, le critique défend ensuire55 un film considéré
comme raté, Lust for Lije (La Vie passionnée de Vincent Van Gogh), à la grande
surprise de Bazin qui écrira son texte dénonçant les effets pervers de la
politique des auteurs après avoir lu cet article. Puis viennent l'entretien et
56. Sur Minnelli, on lira d'abord Vincence Minnelli, Tous m scène. Autobiographie, Jean-Claude
Lattès, Paris, 1981; puis Marion Vidal, Vincente Minnelli, Seghers, Paris, 1973 ; François Gué-
rif, Vincente Minnelli, Edilig, Paris, 1984; et Patrick Brion, Dominique Rabourdin, Thierry de
Navacelle, Vincente Minnelli, Hatier, Paris, 1985.
57. Cahiers du cinéma n°63. Les interprétations marxistes de Domarchi sont explicitées dans
son livre de 1972: Marx et l'histoire, paru aux éditions de L ' Herne.
VII / À LA RECHERCHE
DU CINÉMA MODERNE
1. Sur Pierre Kast, on se reportera au livre de Pierre Boiron, Pierre Kast, Lherminier, Paris,
1986, qui regroupe les textes essentiels du critique. A sa mort, en octobre 1984, Positif et les
Cahiers du cinéma, les deux revues auxquelles il participa, lui ont rendu hommage: Bernard
Chardère, « Des tiroirs de la commode du boudoir de Pierre Kast », Positif n°286; Serge Tou-
biana, « La mort de Marat», Cahiers du cinéma n°366. Enfin, on lira les critiques des princi-
paux films de Kast dans les Cahiers: le Bel âge, n°IOS; la Morte saison des amours, n°I24;
Vacances portugaises, n ° 149; le Grain de sable, n ° 168.
Hollywood : terre classique 21'1
2 . Courts métrages de Pierre Kast: Les Charmes de /'existence (1950, coréal. Jean Grémillon),
Femmes du Louvre ( 1951 ), Les Désastres de la gue,re (1951), Arithmétique ( 1952, coréal. Raymond
Queneau), Je sème à tous vents ( 1952), Jacques Callot, ou la guerre en dentelles ( 1953 ), La Chasse à
/'h()l!11/1e (1953 ), A nous deux Paris (1953 ), M. Robida, prophète et explorateur d11 temps (1953 ),
Claude-Nicolas Ledoux, l'architecte maudit (1954), Nos ancêtres les e:,.p/orateurs (1954), Le Corbu-
sier, l'architecte du bonheur (1956), Images pour Baudelaire ( 1957), Des mines et des hommes (1958),
Une question d 'assurance (1959), P. X. 0 (1963, coréal. Jacques Doniol-Vakroze), la Brûlure de
mille soleils ( 1965). On trouvera des compte rendus des {,'han11es rie l'existence, des Désastres de la
guerre et de Je sème à tous vents dans les Cahiers n°2, 7, 14.
3. « Court traité d'optimisme», Positif n°6, mars-avril 1953.
218 Histoire d'une revue
Ripois, dont Queneau a co-écrit le scénario, Kast peut ainsi mettre en valeur
les « premières belles scènes purement verbales entendues depuis les
grands Prévert», cette « technique éblouissante du maniement des mots»,
car le critique « croit trop que le cinéma est un art intellectuel, un art de la
preuve, de la démonstration, pour ne pas tenir précisément Clément pour
l'un de ceux qui font le plus pour cet art»4. Là, Kast s'oppose clairement
aux jeunes Turcs et à leur héraut François Truffaut, eux qui ont choisi la
langue du roman classique, de Balzac à Malraux, Gide ou Aragon, aussi bien
contre l'édulcorante adaptation « de qualité» que contre la modernité litté-
raire dont Queneau est alors l'un des représentants les plus écoutés.
Seconde forme de perversion de la morale bourgeoise: l'athéisme.
Pierre Kast est particulièrement insistant, et nous le rencontrons souvent
sur ce terrain, croisant le fer avec Rohmer ou Truffaut, car il sait pouvoir
toucher une corde très sensible aux Cahiers. Dans Ripois, par exemple, il
met en avant les répliques anticléricales, ce « Fais-toi bonne sœur » que
Gérard Philipe lâche à l'une de ses six conquêtes, réplique, dit Kast, avec
esprit et sens de la répartie, qu' « on ose à peine citer dans une revue
comme celle-ci, encombrée du cliquetis des chapelets, et où elle risque de
provoquer cinquante pages sur le goût du blasphème considéré comme une
inquiétude cachée, superposée à une basse flatterie à double entente »s, allu-
sion très explicite à l'article de François Truffaut, « Une certaine tendance du
cinéma français» .
Ce parti pris conduit Kast à soutenir des cinéastes qui, s'ils ne sont pas
tous détestés par les jeunes Turcs, n'entrent pas vraiment dans la ligne de
la politique des auteurs, principalement René Clément, on l'a vu, et Henri-
Georges Clouzot en France; Bufiuel, Bardem, Fellini en Europe; Laszlo
Benedek aux Etats-Unis. Il faudrait toutefois y ajouter Renoir, seul centre
de ralliement de l'ensemble de la rédaction. En ce sens, les éloges de Kast
recomposent dans la revue un îlot irréductible, un peu comme si Positif
avait bénéficié d'une tribune aux Cahiers-mêmes. Le numéro qu'il construit
autour du Los 0/vidados de Bunuel, les comptes rendus du Salaire de la peur
de Clouzot, de Ripois de Clément et de The Wild One (L'Equipée sauvage) de
Benedek, la découverte de la Strada de Fellini, sont les moments forts de
son choix critiqué. Mais ce sont surtout ses oppositions à la ligne de l'école
Schérer qui le singularisent. Toujours un peu marginal, mais bénéficiant de
entretien réalisé par Jean Narboni : « Le temps de la critique»). On se reportera par ailleurs
au livre de Joël l\fagny, Eric Rohmer, op. cit.; ainsi qu'à Etudes ci11ématographiq11es, n°146-152
(2 volumes), Paris, 1985-1986 ; et à l'entretien du numéro 172 des Cahiers du cinéma. Enfin,
dans les numéro 5 et 12, Rohmer publie (sous son pseudonyme et avec son ami Gégauff) des
extraits de deux scénarios, La Roseraie et Présentation.
9. « Pour un cinéma parlant», les Temps modernes, septembre 1948; « Le cinéma, art de l'espa-
ce», La Revue du cinéma, n°14, juin 1948 (les deux articles sont repris dans Le Goût de la beauté,
op. cit.).
222 Histoire d'une revue
très prof. A nous les fauchés, il passait toujours de l'argent, mais il fallait
remettre en échange un justificatif: du ticket de métro au billet de train, en
passant par la note de l'épicier. Il ne nous donnait que la somme nécessaire
strictement. Question d'organisation.» Avec l'aide du fondateur du ciné-
club, l'un de ses anciens élèves: F. -C Frœschel, Rohmer crée, à la fin de
l'année 1949, une petite revue, le Bulletin du Ciné-Club du Quartier Latin, où
écrivent deux des jeunes assidus: Jacques Rivette et Jean-Luc Godard. Le
bulletin, transformé en Gazette du cinéma, devient un vrai journal. Cinq
numéros, et la Gazette s'arrête, non rentable. Mais à travers ses expériences
à la Revue du cinéma, aux Temps modernes (qu'il quitte sur une phrase assez
provocatrice et très rohmérienne: « S'il est vrai que l'histoire est dialec-
tique, il arrive un moment où les valeurs de conservation sont plus
modernes que les valeurs de progrès»), puis à la Gazette du cinéma, il a ren-
contré de nombreux critiques: Doniol-Valcroze, Bazin, As truc, de qui il est
apprécié, et s'est imposé comme le maître à penser d'une petite équipe très
active: les futurs hitchcocko-hawksiens. En 1950-51, moment où il se lance
dans la réalisation de courts métrages, Schérer est donc déjà un critique
reconnu, dont la pensée sur le cinéma s'est constituée, précise-t-illO, en
deux étapes: le passage de l'amour du cinéma français (Carné, Clair) à celui
du cinéma américain, puis de l'existentialisme sartrien au spiritualisme,
cela grâce à Rossellini. Il insiste particulièrement sur cette seconde « conver-
sion » : «Cela s'est passé au milieu de Stromboli, en 1950. Durant les pre-
mières minutes de la projection, j'ai ressenti les limites de ce réalisme à la
Sartre où je croyais que le film allait se cantonner. J'ai détesté le regard qu'il
m'invitait à prendre sur le monde, avant de comprendre qu'il m'invitait aussi
à le dépasser. Et alors, il y a eu la conversion. C'est cela qui est formidable
dans Stromboli, cela a été mon chemin de Damas: au milieu du film j'ai épou-
sé le trajet spirituel d'Ingrid Bergman et j'ai été converti ... » Le cinéma amé-
ricain (Hitchcock, Hawks principalement) et Rossellini, formeront toujours,
avec le Renoir d'après La Règle du jeu, les bases cinéphiliques de la théorie
rohmérienne du cinéma.
Lorsqu'il arrive aux Cahiers, au numéro 3, à l'occasion de son premier
article « Vanité que la peinture», Rohmer y vient avec armes (théoriques) et
bagages (ses jeunes amis de la Gazette). C'est avec eux, rejoints immédiate-
ment par François Truffaut, qu'il prend le pouvoir dans la revue. Nous
avons suivi les différentes étapes de cette montée en puissance. Celle-ci est
couronnée par l'entrée dans le trio de la rédaction en chef. Lo Duca évincé,
Rohmer pénètre naturellement dans le saint des saints, en mars 1957, à
l'occasion du numéro 69. Mais cela fait plusieurs mois déjà qu'il propose sa
ligne aux Cahiers.
Car Rohmer, avant son encrée à la rédaction en chef, intervient de
façon tout à fait stratégique dans la revue. Il a l'intelligence de ne pas écrire
sans compter tout en maintenant une présence régulière (quarante articles
en soixante-dix numéros, de l'été 1951 au printemps 1957), et choisit, de
plus, très précisément ses encrées. La liste des auteurs dont il traite est
significative: Hawks, Hitchcock, Rossellini, Dreyer, Nicholas Ray, Renoir,
Welles, Bresson, Mizoguchi, Bergman, Anthony Mann ou Frank Tashlin 11.
Jamais il ne se penche sur un cinéaste considéré comme mineur par les
Cahiers. Mises à part ces critiques (et son goût semble assez sûr. . . ), Rohmer
prend en main la rubrique « Livres et Revues» à partir de la fin de l'année
1956. C'est alors que s'enflamment les polémiques avec Positif. Tout à la
fois critique des grands auteurs spécifiquement Cahiers et défenseur de la
revue («gardien de nos bues», confie-t-il dans le numéro 68 en employant
une métaphore qu'il poussera plus avant dans ses textes sur le corps sportif
à l'écran), Rohmer a établi très justement sa stratégie d'intervention. Ecri-
vant sans dispersion, ni tumulte (tactique de Truffaut et de ses « campagnes
de presse»), avec constance (Rivette et Bazin sont parfois éloignés de Paris
par la fragilité de leur santé; Kast, tournant beaucoup, intervient surtout au
gré de la conjoncture polémique, et Godard part plus de deux années en
Suisse), avec discernement, dans un style simple et sérieux, presque profes-
soral : voilà le profil critique rohmérien.
Rohmer, absorbé par son écriture critique, n'a pas non plus, contraire-
ment à Doniol, à assumer la tâche plus ingrate du suivi matériel de la revue.
Cela change cependant à partir de la fin de l'année 1957, lorsqu'il prend le
relai, initié par Jacques et Lydie Doniol-Valcroze à l'art de la mise en page et
de la fabrication d'un journal. Mais cette initiation est autant passage de
témoin que mise à l'épreuve. Dès lors, en effet, Rohmer, âgé de 38 ans,
marié, établi, bientôt père de deux garçons, est premier maître à bord, Doniol
et Truffaut tournant leurs longs métrages, Bazin disparaissant en novembre
1958. Il est tenu d'intervenir toujours davantage, confectionnant parfois à lui
seul la moitié du sommaire. Encre 1958 et 1963, sous sa conduite, secondé
11. Les textes de Rohmer sur les grands auteurs des Cahiers se trouvent dans les numéros
suivants: Gentlemen Pre.fer Blondes (Hawks), n°38; « Spécial Hitchcock » et The Trouhle œ•ith
Hany, n°39 et 58 ; Voyage en Italie (Rossellini), n°59; Onlet (Dreyer), n°55; « Présentation
d'Ingmar Bergman», n°61; The Las! Frontier (Mann), n°63; Rebel without a Cause (Ray), n°69;
Elé11a et les hommes (Renoir), n°64; /Ur. Arkadi11 (Welles), n°61, U11 condamné à mort s'est échappé
(Bresson), n°65; Les Amants crucifiés (Mizoguchi), n°73; La Blonde explosive (Tashlin), n°76;
The Quiet American (Mankiewicz), n°86.
224 Histoire d'une revue
par Jean Doucher, les Cahiers du cinéma trouvent sans doute leur plus grande
cohérence, parfois au risque d'un certain engourdissement.
Mais Eric Rohmer, critique et polémiste du camp des « Cahieristes »,
en est aussi le théoricien. C'est ce rôle, autant que les deux autres, qui lui
permet d'établir progressivement son autorité sur la revue. Publiée en cinq
parties, sa contribution à l'ontologie du cinéma, « Le Celluloïd et le mar-
bre», est en effet le plus important essai théorique des années cinquante,
moyen pour son auteur d'affirmer pleinement sa personnalité. Il s'agit
d'ailleurs, en février 1955, du premier texte critique important signé « Eric
Rohmer». « Le Celluloïd et le marbre», long essai couvrant plus de cin-
quante pages, apparaît donc comme une sorte de bilan, et s'appuie sur trois
des principaux textes publiés par « Schérer » à la fin des années quarante:
« Le cinéma, art de l'espace», « Nous n'aimons plus le cinéma» et « L'âge
classique du cinéma» 12. Du premier, le critique garde ce désir intangible
de cerner « la spécificité des moyens employés par le cinéma»; du second,
cette «colère» contre ceux qui n'aiment plus le septième art, c'est-à-dire
les critiques avant-gardistes qui l'ont « mis en tutelle» sous la domination des
autres arts; du troisième, il conserve cette unique volonté d'être « le Boileau
d'un art trop jeune pour redouter les La Harpe», le juge d'un art qui dé-
couvre devant lui l'étendue de son classicisme et non la perversion de sa
langue: «A l'orée de son âge classique, le cinéma découvre ses Anciens, non
comme les reliques d'un monde charmant et désuet de l'orthochromatique et
des images muettes, mais les archétypes d'une beauté qu'il sait maintenant
éternelle et dont il se prétend à même de débrouiller les canons subtils. Est-
ce donc si naïf ou si téméraire qu'il veuille à son tour, mais en pleine lucidité,
bâtir dans le marbre .. . Que les esprits inquiets se rassurent. Au cinéma, le
classicisme n'est pas par derrière, mais en avant.»
Introduisant «Rohmer» comme écrivain non plus de fictions mais
d'essais, « Le Celluloïd et le marbre» est un texte fondateur. Le critique
tient d'ailleurs d'emblée à situer son regard: «Je parle, non pas au nom de
l'homme de la rue, mais de l'amateur éclairé et, d'ailleurs, cultivé, de ciné-
ma »13 . Cet amateur, Rohmer lui-même, regarde son art, et, dans le même
temps, les autres arts, ceux qu'il «convoque à son propre tribunal». De là
une certitude: l'amateur éclairé pense que les arts anciens vont mourir, sont
en train de mourir, sont morts peut-être, et qu'un autre art, le cinéma, leur
succède. « L'art, comme un organisme autonome, croît de sa propre force,
12. « Nous n'aimons plus le cinéma », les Temps modernes, juin 1949; « L 'Age classique du
cinéma», Combat, 15 juin 1949 (les deux articles sont repris dans Le Goût de la beauté, op. cit.).
13. « Le Celluloïd et le marbre 1. Le bandit philosophe», Cahiers du cinéma 11°44.
 la recherche du cinéma moderne 221
par quel biais l'art pourrait glisser son mot. Comment l'écran si apte à
peindre les secrètes affinités de l'esprit et de la chair, s'accommodera-t-il de
tous les robots qu'on nous promet? Sans vouloir poser en prophète, je me
demande si l'idée d'une fin du monde ou de notre monde, n'est pas plus satis-
faisante pour l'esprit que celle d'un progrès illimité de l'esprit humain . .. »
Certes, ce très long essai est daté par la croyance de Rohmer en la
décadence de tous les arts au profit du seul cinéma classique, parti pris que
le critique lui-même ne tiendrait plus aujourd'hui. Il s'est d'ailleurs refusé à
republier tel quel « Le celluloïd et le marbre» car, dit-il : « Je ne considère
plus maintenant le cinéma comme le sauveur de tous les arts, qui ouvrirait
une nouvelle ère, comme Jésus-Christ a ouvert l'ère chrétienne. C'est peut-
être plus pessimiste en ce qui concerne le cinéma, c'est peut-être plus opti-
miste en ce qui concerne les autre arts» 15. Mais la force de ce texte tient
dans sa cohérence théorique: chaque art offre au cinéma, lègue au cinéma,
une partie de lui-même que le nouvel art régénère en l'accueillant, le Beau
idéal de la peinture, la métaphore poétique, la transcendance musicale, la
composition architecturale de l'espace .. . En ce sens, et c'est beaucoup,
Eric Rohmer propose aux Cahiers une Défense et Illustration du cinéma,
doublée d'un autoportrait du critique en honnête homme : « Suis-je clas-
sique, suis-je moderne? Je crois qu'il n'est pas impossible de pratiquer à la
fois ces deux vertus, et même de les cultiver mieux que ceux qui optent
pour l'une au détriment de l'autre» 16.
Mais, autant qu'un épouvantail agité devant les grincheux, Renoir, dans
les Cahiers, est un signe de ralliement. Il apparaît en effet comme le seul
auteur autour duquel s'établit un consensus solide dans la rédaction. On ne
trouvera pas un rédacteur des Cahiers pour attaquer ou même discuter son
génie. André Bazin le note d'ailleurs avec amusement lors de la représenta-
tion de J u/es César, mis en scène par Renoir en Arles durant l'été 1954, où les
rédacteurs des Cahiers sont descendus en nombre, en remarquant que même
les tendances les plus opposées pouvaient sympathiser autour du cinéaste:
« Kast et Schérer, les deux tendances opposées - je ne veux pas dire enne-
mies - des Cahiers du cinéma font une paix très méridionale autour de ce lieu
géométrique de leur admiration qu 'est Jean Renoir»20.
Si Renoir fait figure de point de ralliement, ce n'est pas tant parce qu'il
apparaît comme l'exact reflet de la conception classique du septième art,
que parce qu'il incarne, avec chaleur et bonté, cette intimité du cinéma que
les Cahiers des années cinquante traquent sans cesse à travers la politique
des auteurs. Renoir parle aux Cahiers, écrit dans la revue, s'y sent à l'aise et
le manifeste. On y comprend ses films, on les commente longuement. Fren-
ch Cancan est ainsi présenté par Bazin: «Jean Renoir est l'homme le plus
civilisé qui se puisse concevoir. Avec [lui], on assiste précisément à cette
suprême conjoncture. Il rassemble en sa personne, outre le génie cinémato-
graphique individuel, l'infaillibilité d'une culture ou, du moins l'un des
aspects les plus hauts de la culture occidentale, celle de ses peintres. Il est
l'impressionnisme multiplié par le cinéma»21 . Eléna et les hommes est compa-
ré par Rohmer à l' « art de la sagesse classique», cet art simple qui n'a besoin
que d'un seul geste pour exprimer le monde : « Essayez de refaire le geste
du bras par lequel Pierre Bertin, tout à la fin, avant de se mettre à table,
exprime avec tant de ~'"aveur, la morale, l'une des morales de la fable?
Essayez et vous comprendrez combien Renoir est inimitable et combien est
ingrate la tâche du critique condamné à célébrer par des mots les mérites
d'un art qui a su rendre la mimique plus subtile et plus éloquente que la
plus belle prose du monde ,,22. Surtout, les Cahiers font parler, comme le dit
Bazin, l'<< homme civilisé», l' « homme de culture» . Renoir est d'une part le
femme de chambre sont d'aussi mauvais films pour !VI. Denis Marion, il semble normal qu'il
sous-estime la richesse des films d'Hitchcock ou de Rossellini. C'est le contraire qui éton-
nerait sous la plume de qui manifeste d'aussi curieuses opinions critiques» (n°4I). Truffaut
reprend la polémique à propos de la pièce de théâtre de Renoir, Orvet, dans le numéro 46
des Cahiers.
20. Cahietx du cinéma n°38.
21. Cahiers du cinéma n°46.
22. Cahien du cinéma n°64.
À la recherche du cinéma moderne
24. Sur les rapports de Roberto Rossellini avec la critique cr les Cahie1:ï en particulier, on lira,
écrit par le cinéaste lui-même, « Dix ans de cinéma», publié dans les (,"ahiers n°SO, 52, et SS.
Ces textes, ainsi que des entretiens et des propos, ont été édités sous le titre: Robe110 Rosselli-
ni: le ciNéma révélé, ltd. Cahiers du cinéma, Paris, 1984 (rééd. Flammarion, Paris, 1988). Enfin,
on lira Mario Verdonc, Robe,10 Rosselli11i, Seghers, Paris, 1963; Pio Baldclli, Robe,10 Rossellini,
Rome, 1972; Gianni Rondolino, Rohe1to Rosselli/li, Turin, 1989; er, sous la direction d'Alain
Bergala cr Jean Narboni, Robe110 Rossellini, 11° hors-série Éd. Cahiers du cinéma/Cinéma-
thèque, Paris, 1989.
À la recherche du cinéma moderne
Audiberti, Braun berger, Frank, Leenhardt sont contre; Agel, Astruc, Bitsch,
Chabrol, Demonsablon, Doniol, Domarchi, Rohmer, Truffaut et Rivette
sont violemment pour, tandis que Bazin, Claude Mauriac, et Richer hési-
tent. La « Lettre sur Rossellini» de Jacques Rivette, publiée dans le numé-
ro 46, veut donc mettre fin au malentendu.
Rivette26 est sans doute le mieux placé pour le faire. En cette fin d'hiver
1955, il est malade, tenu depuis quelques mois éloigné de Paris dans un sana-
torium (d'où le principe de la lettre) : le repos lui est profitable et il possède
tout le temps de peaufiner son texte. Mais, en règle générale, Jacques Rivette
prend son temps. De tous les jeunes Turcs, c'est sans doute lui qui publie le
moins, toujours d'assez longs textes mûrement réfléchis. En six années, de
février 1953 où il arrive aux Cahiers en rendant compte d'un film de Boris Bar-
net, Un été prodigieux, au mois de décembre 1958 lorsqu'est publié un extrait
du scénario de son premier long métrage Paris nous appartient, en ces soixante-
dix numéros Rivette n'est intervenu que trente fois. Mais les dix-huit longues
critiques qu'il donne alors aux Cahiers sont, chacune, de petits événements
pour la rédaction. Dès la première, il prend position pour Barnet contre Pou-
dovkine, contre le réalisme socialiste. Ce qu'il voit chez Barnet, plus vite que
les autres, c'est un art de bouger les corps, un art centré sur ces relations cor-
porelles suspendues dans l'espace qui devient pour lui tout le cinéma, rien
que le cinéma, c'est-à-dire la mise en scène. Cette idée, souvent exprimée
avec une évidence qui agace ses confrères (Rivette termine par exemple son
second texte aux Cahiers, à propos de Hawks, par ces mots : « Ce qui est, est »),
cette traque de la mise en scène est une vieille obsession chez lui. Le cinéma
ne parle pas une langue que l'on pourrait lire, mais est (devrait être) une
mise en scène qui s'impose à vous par sa seule présence. On peut dire que
25. Cahiers du ri11éma n°43 : « Le \!oya.i:e en Italie de Rossellini suscite un marathon de discus-
sions, qui se prolonge des heures dans un bistrot après la projection .. . Les rossellinisces sont
comblés; les autres les accrochent férocement.» («Petit Journal intime du cinéma»).
26. On ne trouvera malheureusement que peu de chose sur les rapports de Jacques Rivette
aux Cahiers, puisque le metteur en scène se refuse à republier ses textes en recueil. Cela est
dommage, car ils sont souvent extrêmement pertinents et très finement écrits. De plus, le
rôle de Rivette semble prépondérant, tant par ses avis (il est l'animateur principal des discus-
sions du groupe des jeunes Turcs) que par l'influence exercée au moment du « tournant
moderniste» effectué sous sa direction dans les années 1963-64. On lira donc les entretiens
donnés aux Cahiers dans les numéros 204 puis 323-24; on regardera surtout l'émission en
deux volets réalisée sur Rivette par Claire Denis et Serge Dancy en 1990 pour la série Ciné-
ma, de notre temps (Janine Bazin, André S. Labarthe, et A. Plagne), où le réalisateur parle une
dizaine de minutes de son arrivée à Paris et de son rôle aux Cahiers (qu'il minore de façon
très exagérée).
2j4 Histoire d'une revue
cette idée, Rivette la possède déjà lorsqu'il arrive à Paris, venant de Rouen,
sa ville natale, au début de l'année 1949. Il a alors tout juste vingt et un ans
et, plutôt que d'aller suivre les cours de la Sorbonne où il est inscrit, il pré-
fère assister, sur les conseils de Jean Gruault et Suzanne Schiffman, ses pre-
miers amis parisiens, aux séances du Ciné-Club du Quartier Latin ... La
première à laquelle il prend part, autour des Dames du bois de Boulogne de
Bresson, l'impressionne particulièrement27. Il revient régulièrement, puis
participe à la rédaction du Bulletin du ciné-club par un article s'en prenant
au « cinéma de montage », au cinéma d'avant-garde. Ensuite, au gré de ren-
contres (Truffaut lors de la projection d'un Renoir au Studio Parnasse;
Godard à la Cinémathèque), de collaborations (à la Gazette du cinéma où,
nous l'avons vu, il polémique sévèrement contre Doniol-Valcroze), et de réa-
lisations (Aux quatre coins, 1949; Le Quadrille, 1950; Divertissement, 1952),
Rivette se révèle un indispensable membre de l'école Rohmer.
A travers ses écrits, il apparaît donc essentiellement comme le critique
de la mise en scène. Tentant d'en définir la spécificité à partir des corps en
action, il est naturellement poussé vers certains réalisateurs américains:
Hawks et Preminger surtout, qu'il introduit aux Cahiers et dont il est l'intrai-
table défenseur, mais aussi Hitchcock (sa critique de / Confess est l'un des
plus beaux textes publiés par les Cahiers des années cinquante), Lang
(L'fnvraisemblable vérité, a utre texte cristallin), Nicholas Ray et l'ensemble de
la nouvelle génération, dont il dresse un portrait de groupe très suggestif
dans le numéro« Situation du cinéma américain ». Si l'on ajoute ses défenses
d'Ophuls, d'Astruc, de Mizoguchi et de Bergman, l'on s'aperçoit que Rivet-
te, avec un goût très sûr et sélectif, possède une stratégie d'intervention cri-
tique assez proche de celle d'Eric Rohmer.
Les deux hommes défendent, à peu de choses près, les mêmes
auteurs, mais diffèrent cependant sur les formes d'écriture. Alors que Roh-
mer s'établit clairement en théoricien, Rivette vit davantage dans l'intimi-
té du cinéma, pratiquant, à l'égal de Truffaut, l'entretien ou le journal inti-
me. Les entretiens réalisés par « Truffette et Riva ut», selon l'expression
amicale de Bazin28, constituent effectivement la base classique de la poli-
tique des auteurs, que cc soi t avec Re noir, Hawks, puis Rossellini. De
27. Claire Denis, Serge Daney, Jacques Rivette, le veilleur. 1 : Le jour; 2: La nuit, 1990, pour la
série « Cinéma de notre temps » .
28. L'expression « Trufft:ccc et Rivaut » désignant le couple des « cntreceneurs » le plus actif
des Cahiers durant les années cinquante, est initiée par And ré Bazin dans le numéro 38.
Quant aux principaux articles de Rivecce, on se reportera aux numéros suivants: sur Barnet,
n°20; Hawks, n°23 e t 53; Preminger, n°29, 32, 73, et 82; Hitchcock, n°26 ; Lang, n°76; Ray,
n°27; Ophuls, n°28 ; As truc, n°52; l'vlizoguchi, n°81; Bergman, n°84 ; et Rossellini, n°46.
À la recherche du cinéma moderne
plus, le ton de Rivette est très personnel. Nous avons déjà parlé de cette
utilisation volontairement provocatrice de l'affirmation (Rohmer préfère la
démonstration), il faut y ajouter un sens très cristallin du verbe et de la
métaphore: les images préférées de l'écriture de Rivette tournent toutes
autour du diamant, de ses faces épurées et mystérieuses, comme de son
éclat ou de sa dureté - diamant qui se révèle très vice être la figure-même
de la mise en scène-, tandis que Rohmer use de comparaisons plus phy-
siologiques que minérales. Enfin, très tôt, le premier, Rivette, avant même
Truffaut, dit explicitement « écrire en cinéaste». Dès son troisième texte
pour les Cahiers, le critique critique la critique au nom du cinéma:
« Hawks, Hitchcock, le Renoir américain, Rossellini sont les premiers té-
moins de ce cinéma moderne dont la connaissance sera réservée aux seuls
cinéastes »29.
« Parler en cinéaste» permet à Rivette de juger, de séparer ce qui est
moderne de ce qui ne l'est pas. Et ce jugement compte beaucoup dans la
rédaction des Cahiers. Si Rivette écrie relativement peu, c'est sans douce
qu'il n'éprouve pas le besoin de se situer trop souvent, c'est sûrement aussi
que ses avis, ses prises de position, comptent autrement que dans et par
l'écriture. A ce sujet, tous les témoignages concordent: Rivette est l'anima-
teur des discussions du groupe et ses choix ont valeur absolue. Jean Dou-
chet le rappelle sans détours: «Legrand discoureur, c'était Rivette. C'était
l'âme secrète du groupe, le penseur occulte, un peu censeur. On l'appelait
d'ailleurs "le Père Joseph" . Son jugement était toujours très abrupt, très
contradictoire, n'hésitant pas à brûler ce qu'il avait adoré »30. Ce à quoi
Jean-Luc Godard ajoute: « J'aimais beaucoup un film et si Rivette disait
"c'est de la connerie", je disais comme lui. Il y avait un côté stalinien dans
ces rapports-là. C'était comme s'il avait détenu la vérité cinématographi-
que, différente de celle des autres»3 1. Jacques Rivette bénéficie donc du
prestige du jugement de vérité, manière d'ordalie critique. « Âme du
groupe», Rivette est ainsi décrit par chacun comme une sorte de moine-sol-
dat du cinéma. Il en a presque l'apparence, vivant dans l'ascèse et le
dénuement, le corps maigre, le visage émacié, animé par la passion et une
voix omniprésente, avec, parfois, un sourire profond: « Il ressemblait au
chat d'Alice au pays des merveilles. Il était tout petit. On le voyait à peine. Il
semblait ne pas manger. Quand il souriait, il disparaissait entièrement der-
rière ses dents superbes. Il n'en était pas moins aussi féroce que les
autres», écrit Claude Chabrol32.
Dans la « Lettre sur Rossellini» publiée en avril 1955, on reconnaît
l'entier portrait de Rivette. Sa méfiance envers le jugement des autres tout
d'abord. Quand les critiques ne comprennent pas Rossellini, ce sont eux qui
se trompent ... Rivette retrouve là de vieux adversaires, en l'occurrence
Objectif 49 et les rédacteurs (Doniol, Kast, Bazin) qui en sont issus, pris à par-
tie pour leur goût du cinéma littéraire: « Vous souvenez-vous de ce groupe
fort sympathique qui, il y a quelques années, s'était donné je ne sais plus
quel nombre pour objectif et ne cessait de réclamer la "libération" du ciné-
ma; rassurez-vous, il ne s'agissait pas pour une fois du progrès de l'homme;
simplement on souhaitait au septième art un peu de cet air plus léger où flo-
rissent ses aînés; tout venait d'un bon sentiment. Il paraît cependant que
certains parmi les survivants n'apprécient pas du tout Voyage en Italie; cela
semble incroyable. Car voilà un film qui est à la fois presque tout ce qu'ils
appelaient de leurs vœux: un essai métaphysique, confession, carnet de
route, journal intime - et ils ne l'ont pas reconnu. C'est une histoire morale
que je tenais à vous conter.»
Cette histoire, Rivette la retourne donc contre les contempteurs de
Rossellini. Car il croit avoir trouvé la cause du désaccord: tandis que le met-
teur en scène italien montre des corps perdus dans l'Italie du sud, les cri-
tiques ont voulu y voir des mots, les mots de la grande et belle littérature de
voyage. Rossellini a filmé un journal intime - de plus en plus intime
d'ailleurs, Rivette le signale: « ses films sont de plus en plus des films
d'amateur, des films familiaux .. . Voilà que Rossellini ne montre plus ses
idées seulement, mais sa vie la plus quotidienne » - , les commentateurs ont
tenté d'y lire un roman. C'est de ce décalage entre le réel du réel - l'intimi-
té filmée par l'auteur - , et les mots des autres, la littérature, qu'est née
l'incompréhension: « Rien en effet de moins littéraire, de moins roma-
nesque que Voyage en Italie; Rossellini n'aime guère raconter, encore moins
démontrer; qu'a-t-il à faire des malhonnêtetés de l'argumentation: la dialec-
tique est une fille qui couche avec le tout-venant de la pensée, et s'offre à
tous les sophismes; et les dialecticiens sont des canailles. [ .. . J La mode est
à la subtilité, aux raffinements, aux jeux de princes de l'esprit; Rossellini n'est
pas subtil, mais prodigieusement simple. Elle est encore à la littérature : qui
sait pasticher Moravia a du génie; et chacun s'extasie sur les brouillons d'un
Soldati, d'un Wheeler, d'un Fellini (nous parlerons une autre fois du sieur
Zavattini); le rabâchage, l'ennui passent sous le compte d'épaisseur roma-
nation des amants se prenant dans les bras l'un de l'autre) se déroule simul-
tanément au miracle du saignement (donc de la ré-incarnation chrétienne)
de San Gennaro, le saint patron de la ville de Naples. Jacques Rivette dit
cela en de longues et belles phrases: « Voici, là, le pays de Rossellini, sa
ville; mais un pays privilégié gardant intact l'innocence et la foi, vivant de
plain-pied dans l'éternel; une ville providentielle; et voici du même coup le
secret de Rossellini, qui est de se mouvoir avec une liberté continue et
d'un seul et simple mouvement dans l'éternel visible: le monde de l'incar-
nation. [... ] Nous ne pouvons plus guère sortir de ce cercle central, de ce
refrain fondamental repris en cœur: que le corps est l'âme, l'autre moi-
même, l'objet vérité et message; nous voici pris aussi à ce lieu où le passage
d'un plan à l'autre est perpétuel et infiniment réciproque; où les arabes-
ques de Matisse ne sont pas seulement invisiblement liées à leur foyer, ne
le figurent pas seulement, mais sont ce feu même.»
Mais la mise en scène de ces corps est elle-même moderne. D'abord,
Rossellini les suit dans leurs hésitations, dans leurs désœuvrements ou leurs
dégoûts, presque dans leur désincarnation progressive, communauté de
regards que Rivette retrouve chez tous les cinéastes qu'il aime:« Une chasse
à chaque instant, à chaque instant périlleuse, une quête corporelle, un mou-
vement incessant de prise et de poursuite qui confère à l'image un je ne sais
quoi de victorieux et d'inquiet tout à la fois: l'accent même de la conquête.»
Rossellini tourne autour des corps, qui parfois se dérobent (les lunettes
noires de Bergman), parfois se confondent avec les objets qu'ils côtoient,
mais jamais n'échappent à leur mystère allégorique, ce « viol immédiat de
l'âme».
Ce mouvement de conquête défini par Rivette comme l'essence de la
mise en scène chez Rossellini, ne débouche pas sur la révélation subite,
celle-ci prendra du temps: c'est précisément ce temps qui est l'autre marque
du génie du cinéaste italien et dont les critiques ne saisissent pas la profon-
deur, la texture même. Rossellini est moderne car son regard conquérant
posé sur les corps débouche sur une attente: « Il faut, juste châtiment, subir
aussitôt l'angoisse de l'attente, l'idée fixe de ce qui doit venir après; quel
poids de temps soudain donné à chaque geste; on ne sait ce qui va être,
quand, comment: on pressent l'événement mais sans le voir progresser; tout
y est accident, aussitôt inévitable ... »
L'événement enfin, après la quête et l'attente, survient, troisième
moment du triptyque rossellinien que Rivette met en valeur: la révélation,
lorsque le signe allégorique de l'incarnation se voit confirmé dans sa pleine
puissance, là où l'âme affleure sur le corps: « Rossellini n'est pas seulement
chrétien, mais catholique; c'est à dire charnel jusqu'au scandale ... Que notre
À la recherche du cinéma moderne 239
corps aussi participe au mystère divin, à l'image de celui du Christ, voilà qui
n'est pas du goût de tout le monde, et il y a décidément dans ce culte, qui
fait de la présence charnelle l'un de ses dogmes, un sens concret, pesant,
quasi sensuel, de la matière et de la chair, qui répugne fort aux purs esprits :
leur "évolution intellectuelle" ne leur permet pas de participer à d'aussi
grossiers mystères.» Ce transfert des dogmes catholiques, dans leur expres-
sion substantielle, c'est-à-dire lié à la puissance spirituelle de la chair, vers
les principes de la mise en scène de cinéma n'a jamais été poussé aussi loin
que dans cette« Lettre sur Rossellini». En ce sens, Jacques Rivette exprime
une conception quasi caravagesque du cinéma, le peintre de l'Incarnation, et
s'inspire très directement, presque littéralement à certains moments, de
l'œuvre de Charles Péguy.
Un mois plus tard, Eric Rohmer reprend à son compte ce concept de la
« mise en scène eucharistique» dans sa critique du Voyage en Italie. Le texte33
s'intitule « La terre du miracle», référence explicite à cet « art sacré» que
devient le cinéma sous la plume de certains critiques des Cahiers, rédacteurs
qui, quelle que soit leur évolution ultérieure, passent directement dans ce
moule spiritualiste: aussi bien Rivette et Rohmer que Truffaut ou Chabrol.
Les dogmes de l'eucharistie (l'Incarnation et sa répétition rituelle, la trans-
substantiation) constituent la base fondamentale de l'apport théorique de
Bazin ou de Rohmer. L' « âge classique» du cinéma n'est pas autre chose
qu'une interprétation catholique du monde appliquée au domaine de la mise
en scène : montrer la chair (le corps du Christ), montrer des objets (l'hostie)
et en eux voir l'universalité du monde et son âme (la nature divine).
Les théoriciens des Cahiers ne sont certes ni les seuls, ni les premiers à
réaliser cette jonction intellectuelle entre la modernité d'un art et son
approche sacrée. Le Père Couturier ainsi, fondateur en 193 7 de la revue
L'Art sacré, découvre, par fréquentation assidue des artistes et de leurs
œuvres, la peinture contemporaine. Il écrit dans sa revue, en 1950, un mani-
feste moderniste, illustré par la participation de nombreux peintres (dont
Braque, Chagall, Léger, Matisse) à la décoration de l'église du Plateau
d'Assy. Teilhard de Chardin, quant à lui, mort en 1955 mais dont l'œuvre
commence à se répandre, tout à la fois théologien et paléontologue, est une
autre comparaison éclairante, lui qui pouvait voir Dieu à travers l'étude
minutieuse des fossiles (la « puissance spirituelle de la matière»), tout
comme Bazin ou Rohmer voient l'âme à travers les objets et les corps du
xxe siècle enregistrés par le cinéma. C'est ce transfert de l'interprétation
théologique vers l'objet cinématographique moderne qui constitue l'une des
été un vrai critique; nous pensons plutôt qu'il a toujours été le plus cinéas-
te des critiques des Cahiers du cinéma.
38. Si l'on regroupait tous les textes de Jacques Audiberti (1899-1965) consacrés au cinéma,
l'on obtiendrait un intéressant et beau volume ... En attendant, on lira les actes du colloque de
Cerisy tenu autour de l'œuvre du dramaturge-essayiste, Audiberti, le trouble fête, Ed. J.M. Place,
1979; et, surtout, la communication d'Isabelle Boireau, « Audiberti, critique de cinéma", pré-
sentée au colloque Audibet1i, cavalier seul, tenu à la Bibliothèque nationale en décembre 1990
(actes à paraître); ainsi que, dans le numéro 170 des Cahiers, publié en hommage, deux scéna-
rios d'Audiberti. Enfin, il existe des Cahiers Jacques Audiberti (une quinzaine de numéros à ce
jour). Plus qu'un véritable discours critique, Audiberti propose aux Cahiers, de juillet 1954 à
avril 1956, un « journal de spectateur cinéphile" où sont consignées ses impressions, suivant le
À la racharche du cinéma moderne 243
ton libre et les enchaînements capricieux qui conviennent au genre. On tient là, un des
exemples les plus féconds de ces rencontres entre cinéphilie et littérature assez caractéristiques
des Cahiers des années cinquante, un peu comme si un « Giraudoux claudélien » (rencontre
paradoxale mais très «classique» - jusque dans les alexandrins des premiers poèmes - qui
fait le charme déroutant des textes d'Audiberti) avait tenu chronique sur le cinéma ...
39. Cahiers du cinéma n°48.
40. Cahiers du cinéma n°5I.
244 Histoire d'une revue
aime chez Fellini, façon de signifier au cinéaste italien une fin de non-rece-
voir. De plus, Truffaut trouve une parade à l'argument-massue des felliniens
des Cahiers («La Strada-événement de l'année SS»), celui de I' « auteur de
l'année». Ce sera, et le critique est rapidement suivi par ses amis, Robert
Aldrich, dont quatre films viennent coup sur coup de sortir à Paris. L'un des
héros fétiches du genre hollywoodien sacré plus bel acteur du monde, Robert
Aldrich plébiscité auteur de l'année: la politique des auteurs s'est brusque-
ment retournée contre Fellini.
Chacun à leur tour, les «voyageurs» viennent ensuite enlever une pier-
re au monument qu'avaient rapidement élevé Kast, Martin, Doniol et Bazin.
Rohmer, Labarthe, Domarchi soulignent ainsi les défauts de La Strada ou
de Luci del Varieta. Jacques Rivette est encore plus sévère (car il a voyagé le
plus loin), parlant explicitement des « exhibitionnismes felliniens ,,41, puis
opposant le style de Rossellini (qui se «referme» sur les corps et les
choses) à celui de Fellini: « qui s'ouvre, les éléments communs du néo-
réalisme s'y étalant comme sur un éventail» ... Face à cette guérilla anti-
Fellini, les stradistes ont du mal à résister. Ils sont deux cependant à procla-
mer, malgré tout, leur amour: Pierre Kast, qui salue la sortie du Cheik blanc
en faisant de Fellini l'égal de Bufiuel, retrouvant chez lui le même « réalis-
me de la décrépitude humaine ,,42; André Bazin, quant à lui, finit par accor-
der au cinéaste italien une place centrale dans son analyse critique.
On peut avancer que, chez Bazin, Fellini a presque pris la place
qu'occupait Rossellini, rejoignant puis dépassant même Orson Welles
dans son panthéon personnel. Le critique a forcé quelque peu son juge-
ment pour apprécier l'œuvre du Rossellini des années cinquante. Il ne s'est
pas détaché de l'ami Rossellini - avec qui il entoure encore Truffaut lors-
41. Les hitchcocko-hawksiens sont sévères avec Fellini. Rivette enfonce le clou en 1958
(n°84), mais Rohmer, auparavant, écrivait dans le numéro 59: « Fellini demeure pourvu d'un
style qui se cherche, reste attaché à la recherche constante de l'effet, à la présence de clichés
d'école». Domarchi poursuit l'attaque, voyant chez le cinéaste « la sensiblerie qui affadit
toute la production italienne récente et dont malheureusement Fellini est loin d'être
exempt» (n°62). Enfin, Labarthe conclut: « Fellini est, à ce jour, l'auteur de cinq films et il
semble que déjà rous ses thèmes aient été inventoriés, son style démonté, son œuvre mise
au pilon du plus contraignant des "mot à mot" ... Cette promptitude à circonscrire, à définir,
voire à disséquer, relève d'une tendance toute moderne de la critique cinématographique:
c'est la revanche de l'université qui brûle aujourd'hui les étapes pour avoir ignoré le cinéma
pendant plusieurs lustres» (n°67). Longtemps, le commentaire des films de Fellini sera ainsi
laissé aux autres revues par les rédacteurs. Mis à part un dossier consacré au cinéaste en 1965
(n°164, coordonné par Kast, qui n'est pas un critique très «Cahiers»), il faut attendre les
années quatre-vingt pour lire un vrai discours sur Fellini dans la revue.
42. Cahiers du cinéma n°53.
À la recherche du cinéma moderne 241
qu'ils sont ses deux témoins de mariage en 195 7 - mais n'a pas pris natu-
rellement le tournant du Voyage que Rivette l' invitait à suivre. Bazin montre
cerces sa compréhension du film de Rossellini, mais, plus encore, exprime
sa totale admiration devant l'œuvre de Fellini dans un long article paru en
novembre 1957: « Cabiria ou le voyage au bouc du néo-réalisme ». Le titre
est très explicite: le seul voyage qu'accepte de faire Bazin est en compa-
gnie de Fellini, car celui-ci le ramène à ses sources critiques (le néo-réalis-
me) tout en lui proposant une ouverture vers le cinéma moderne. Les Nuits
de Cabiria représentent pour Bazin l'accomplissement du « système felli-
nien » . Perfection car l'auteur a conservé, a dépouillé mê me, le travail sur
l'apparence du monde propre au néo-réalisme, tout en donnant une com-
plexité, une épaisseur jamais atteinte à ses personnages. Ainsi, Fellini est le
réalisateur « qui pousse le plus loin l'esthétique néo-réaliste, si loin qu'il la
traverse et se retrouve de l'autre côté des apparences». Bazin emploie une
métaphore magnifique: Fellini est le seul à avoir déchiré le voile de Véro-
nique posé sur le monde des apparences e t des corps. Le critique appelle
cela le « processus de surnaturalisation » : « Le monde est passé de la signi-
fication à l'analogie, puis de l'analogie à l'identification au surnaturel».
Ainsi Fellini ne quitte pas le système critique d 'André Bazin, il est simple-
ment celui qui, tardivement, le pousse le plus loin, de l'autre côté du voile,
de l'autre côté du monde. C 'est ce que Bazin voie dans Cabiria à travers la
« mé taphore de l'ange» : l'ange y est la mesure ultime de l'ê tre, mais appa-
raît toujours chez Fellini à travers la réalité des personnages, par exemple ce
moine portant un fagot de bois, dessinant subrepticement sur l'écran un
archange et ses ailes ...
Malgré cette très belle défense, il faut reconnaître que le ciné aste de
Rimini n'est pas encore entré dans l' « Olympe » des Cahiers du cinéma, sa
partie italie nne é tant occupée de façon exclusive par Robe rto Rossellini.
43. André Martin, spécialiste du cinéma d'animation, devenu lui-même par la suite un
cinéaste travaillant dans ce genre à l'audience réduite en France, a beaucoup écrie jusqu'au
milieu des années soixante. On lira surcout, en plus des biographies exhaustives consacrées à
Norman Mac Laren et aux frères Marx publiées dans les Cahiers, son travail pour Cinéma chez
soi, n°25 et 26, 1959: « L'animation, de Michel-Ange à Walc Disney ».
44. Cahiers du cinéma n°79, 80, 81, et 82.
À la recherche du cinéma moderne 247
apparaisse le premier sous la plume de Martin dans les Cahiers, commentant
en février 1958 une image de Blinkity Blank où un jeune oiseau dessiné fait
éclater un œuf puis tente de s'en extirper: « un poème dédié à l'apparition de
la Nouvelle Vague» . Février 1958 : quatre mois après la publication, dans
! 'Express du 3 octobre précédent, du « Rapport sur la jeunesse» où apparaît
l'expression, André Martin l'applique au cinéma. Ce champ d'application, on
le sait, va faire rapidement fortune ...
Mais André Martin ne s'intéresse pas qu'à la Nouvelle Vague, aux petits
animaux étranges de Mac Laren, ou aux marionnettes du tchèque Jiri Trnka,
l'autre grand de l'animation. Les anciens trouvent également sous sa plume
une occasion de resurgir en pleine lumière, particulièrement les comiques.
Ce sont là quelques autres de ses passions excentriques: les Marx Brothers
et Buster Keaton. Aux premiers, André Martin consacre une très longue
série 45, intervenant souvent sur ce mode du récit à épisode, de la saga, dans
la revue. Quatre livraisons là encore, de février à juin 1955, courant sur plus
de soixante pages, c'est-à-dire occupant un numéro presqu'entier. Ces
séries sont appréciées (le courrier des lecteurs des Cahiers en témoigne sou-
vent) et Martin est un critique très respecté par ses confrères (y compris les
jeunes Turcs), sorte d'incarnation de l'érudition de l'étrange qui doit sûre-
ment fasciner quelqu'un comme Truffaut. Martin, tout comme François
Mars, autre spécialiste du gag aux Cahiers, s'intéresse également à Buster
Keaton, auteur plus connu des critiques (Rohmer lui consacra en partie son
premier texte de la Revue du cinéma, « Le cinéma, art de l'espace»), mais
néanmoins très peu étudié. André Martin, érudit du comique, peut ainsi
faire valoir, dans le très complet dossier qu'il dédie à Keaton46, « Un K
extraordinaire», que « les Cahiers n'ont cité que cinq fois le nom de Keaton
en quatre-vingt-cinq numéros» . Ce dossier de rattrapage vaut surtout pour
le texte de Martin qui en occupe le centre, « Le mécano de la pantomime»,
où, sur les traces de Rohmer ou de James Agee, le critique étudie le rapport
du comique avec la machine et l'espace, définissant, à travers Sennett, Cha-
plin, Keaton, puis Tati (qui vient de finir Mon Oncle), la notion de « comique
géométrique». André Martin occupe donc une place singulière aux Cahiers,
éclairant tout un versant du cinéma qui, sans lui, serait resté dans l'ombre,
tant la politique des auteurs, sans être tout à fait intolérante, est néanmoins
assez exclusive.
Autre excentricité, autre voie détournée vers une certaine modernité
du cinéma, vers son futur même : le cinéma fantastique et la science-fiction.
Dans ce goût de l'étrange, André Martin est en effet rejoint par un autre
critique, Fereydoun Hoveyda47. Ce diplomate iranien né en 1924, après
une jeunesse passée à Beyrouth, est attaché de presse à l'ambassade d'Iran
à Paris dans les années cinquante. Il fréquence assidument les milieux artis-
tiques, curieux de tout, doué lui-même d'une culture assez universelle. Lié
à Soupault et Cocteau, il rencontre, par leur intermédiaire, Henri Langlois.
La Cinémathèque le fascine, de même que les jeunes cinéphiles qui la
hantent. Nous sommes en 1954, et Fereydoun Hoveyda commence alors sa
collaboration aux Cahiers. D'abord cantonné dans ce domaine privilégié
qu'est pour lui le film fantastique, il élargit sa palette de façon beaucoup
plus ambitieuse à partir de 1960, écrivant sur Bergman, Ray, Rossellini,
Tashlin, Lang. Il travaille également pour la concurrence, pour Positif, car il
ne suit pas les jeunes Turcs, en particulier Truffaut, dans leur politique des
auteurs, qu'il combat très fermement. Nous pourrions approcher plus près
encore la personnalité et les goûts de cet étrange critique comme il s'en
croise heureusement parfois dans la revue, en avançant qu'il est, assez
curieusement, un rossellinien projeté dans les étoiles. Rossellinien sûrement,
puisqu'il se lie d'amitié avec le cinéaste et offre aux Cahiers trois longues
interviews du maître italien; égaré dans les étoiles ensuite, car la passion de
Fereydoun Hoveyda, depuis l'enfance, demeure la science-fiction.
La spécialité du critique, son terrain d'intervention privilégié dans les
années cinquante, est ainsi le film fantastique, donc la compréhension peut
s'entendre jusqu'au serial, c'est-à-dire le film de série C . A partir de 1955,
certains critiques des Cahiers tentent en effet d'intéresser les lecteurs à ce
genre grandissant. Une cinquantaine de films fantastiques one été produits
depuis 1945, mais seulement une dizaine ont été vus en France. A l'occa-
sion de la sortie de ces œuvres, Rémo Forlani, ami de longue date de Bazin,
et Fereydoun Hoveyda essayent d'attirer l'attention sur Les 5000 doigts du
Dr T, Des monstres attaquent la ville, La Créature du lagon noir ou La Conquête
de l'espace. Sans succès apparemment, car les défenseurs de la série B (Truf-
faut, Bitsch, Moullet ... ) ne descendent pas d'un cran, et refusent de relayer
les efforts du critique. C'est sans doute pour amener ses confrères vers ses
goûts qu'Hoveyda présence alors le genre de la série C en tentant de lui
47. Fereydoun Hoveyda a écrie une autobiographie, publiée en 1983 aux éditions Scarabée:
Les Nuits féodales; tribulations d'un Persan au Moyen-Orient. Il y décrit son enfance cinéphile à
Beyrouth (pp. 127-130), puis sa rencontre avec l'équipe des Cahiers cc celle de Positif (p. 254).
Depuis le milieu des années soixante, il écrie des romans (publiés chez Gallimard), ainsi que
des essais sur son pays, l'Iran, bouleversé par la chute du Shah et l'instauration de la Répu-
blique Islamique . Frère du premier ministre du Shah, Amir Abass Hoveyda, exécuté au
début de la révolution, Fereydoun Hoveyda vie en exil à New York depuis 1978.
À la recherche du cinéma moderne 24~
conférer des lettres de noblesse. Cet aperçu historique et esthétique du
serial couvre trois épisodes, et trouve sa place au printemps 1956. « C'était
en 1930, au Liban. Avec mes camarades d'école, je préférais à tout autre
spectacle celui des salles dites "populaires" ,,48, commence-t-il par avouer,
égrénant les noms de ses héros favoris, Nick Carter, Tom Mix, Rin Tin Tin,
Flash Gordon, poursuivis par Captain Africa, Barman et Robin, Superman
ou Rocketman, le justicier à fusées portatives .. . Le serial est conçu, par
Hoveyda, davantage comme un «tremplin» que comme un genre basse-
ment commercial: les jeunes commencent par regarder des films fantas-
tiques ou d'aventure et aboutissent à Rossellini (ce sera d'ailleurs son trajet
critique aux Cahiers ... ).
Cette dernière référence indique bien quels sont les interlocuteurs
visés par Hoveyda. Il s'agit de Rivette, Rohmer ou Truffaut, les rosselli-
niens qui négligent le serial. Peine perdue semble-c-il, car l'érudite présen-
tation d'Hoveyda ne rencontre que peu d'écho dans la revue. Le critique
tente une seconde fois de forcer le passage de la série C dans les Cahiers en
commentant, en un long article, le genre de la science-fiction. « La science-
fiction à l'heure des Spoutniks ,,49 établit un large panorama de la trentaine
de films du genre produits aux Etats-Unis en 1957, vogue considérable qui
commence à déboucher en France à travers la diffusion de La Chose d 'un
autre monde, La Cité pétrifiée, Les Survivants de l'infini, L'Homme qui rétrécit, Le
Monstre magnétique, Planète interdite, Le Peuple de l'enfer, ou Satellite in the Sky.
Hoveyda y explique les difficultés d'adhésion au genre par l'évolution trop
lente des trucages: les ambiguïtés du fantastique tiennent à ce que la lecture
du film par le spectateur a progressé plus rapidement que la technique. Les
manipulations trop grossières défont la croyance dans le réel du film plutôt
qu'elles ne la construisent. Il faudra attendre les années soixante-dix pour
que les trucages du fantastique surpassent de nouveau le degré de croyance
du spectateur. Mais Hoveyda, inversant la mécanique de l'identification au
film, voit dans ce décalage une chance historique pour le genre: puisque la
technique ne suffit plus, la « mise en scène» doit prendre le relai.
La démonstration est habile, elle s'intègre surtout aux impératifs cri-
tiques des Cahiers où le panthéon des auteurs ne s'ouvre, comme le dit
Rohmer, qu 'aux metteurs en scène. Un problème demeure: Hoveyda ne
S'il fallait établir quelques repères sur le chemin qui mène le cinéma
d'après-guerre vers la modernité, nombreux seraient aujourd'hui les ciné-
philes à citer Visconti et Antonioni. Mais ceux-ci rencontrent le même
degré d'incompréhension, voire de méfiance, que Fellini, dans les pages
des Cahiers. Tout imprégnée de classicisme, la revue, si elle combat vigou-
reusement l'académisme de la qualité française et suit attentivement les
productions hollywoodiennes, n'est pas toujours très clairvoyance à propos
des auteurs européens. Le cas de Luchino Visconti est assez exemplaireSO,
lui qui se voit habilité successivement par Bazin au nom de La Terre tremble et
du néo-réalisme; par Willy Acher, le critique le plus ouvertement marxiste
des Cahiers jaunes, au nom de son « engagement dans la lutte des classes»;
par Doniol-Valcroze pour la « marque seigneuriale» de Senso et par Truffaut
qui découvre dans Nuits blanches le « pur joyau» d'un auteur qu 'il avoue avoir
50. Visconti est successivement défendu par Nino Frank (la Terra trema, n°9); Doniol-Val-
croze (Senso, n°56) ; Willy Acher (n°57) ; Truffaut et Demonsablon (Nuits blanches, n°84);
Hoveyda (Ossessione, n°101).
À la racharcha du cinéma moderne 211
51. Un extrait du scénario del 'Ativentura est publié dans le numéro 110, puis Doniol-Valcro-
ze consacre l'expression « nouveau cinéma» à son propos dans sa critique intitulée: « Le fac-
teur rhésus et le nouveau cinéma» (n°113).
2J2 Histoire d'une revue
Deux ans plus tard, Eric Rohmer, revenant sur cette première impres-
sion, présente Bergman aux lecteurs53, profitant d'une « rétrospective scandi-
nave» à la Cinémathèque pour dresser le portrait de cet auteur de dix-sept
films, « l'un des tout premiers cinéastes d'Europe». On sent pourtant chez
Rohmer que l'adhésion n'est pas encore totale. Il existe un mystère Bergman:
tout ce qu'en dit le critique semble éloigner le réalisateur de l'univers des
Cahiers, mais malgré cela il éprouve un grand respect pour cette œuvre. « Une
veine romantique plus éprise de l'idée de bonheur que de celle de morale,
plus apte à peindre l'état contemplatif que l'action», voici une définition qui
pourrait passer pour rédhibitoire. De même, ce « cinéma du Dieu absent»
dont parle Rohmer devrait l'exiler à mille lieux de Rossellini. Mais le retour-
nement s'opère définitivement à la fin d'une présentation qui ne cache rien
des hésitations du critique : « Dans la description de l'action, Bergman se
montre d'une indéniable maladresse ou indifférence. Les raccords sont à
l'avenant ... Bref, il est loin de la perfection américaine actuelle. Ce n'est pas
non plus un paysagiste: son image est plate, il ne sait pas, comme Renoir ou
Rossellini, construire en quelques plans un ensemble cohérent, jouer sur les
éléments réels. Et pourtant, il a sa manière, son sens du lieu: c'est presque
l'odeur des choses, plus que leurs formes, qui l'intéresse ... Il porte tout son
effort sur le travail de la pâte humaine, par ses soins longuement, obstiné-
ment, fiévreusement malaxé. »
La manière de Bergman survient dans le temps indéfinissable de ces
longues séquences où est fouillée la pâte humaine. C'est par là que le cinéas-
te suédois se transforme en metteur en scène: il vient au corps, à l'objet, par
la malaxation, tandis que d'autres y parviennent par l'action (les Américains)
ou par le paysage des âmes (Renoir, Rossellini). André Labarthe emboîte
immédiatement le pas d'Eric Rohmer et, dans l'un de ses premiers articles,
confirme qu' « lngmar Bergman aura été la grande révélation du cycle scandi-
nave de la Cinémathèque. Il faudra maintenant reparler en toute occasion
de cet auteur nordique qui mérite d'occuper une grande place dans la hié-
rarchie des cinéastes de l'âme et de la vie intérieure ... ,,54_
Reparler de Bergman: l'année 1958 en offre souvent l'occasion, elle qui,
tout comme 1955 avait été dédiée à Robert Aldrich, est nommée « année Berg-
man» par les rédacteurs des Cahiers du cinéma. Successivement, la Nuit des
forains, le Septième sceau, Sommarlek, les Fmises sauvages et Rêves de femmes, puis
une rétrospective de la Cinémathèque le consacrent pleinement: « Voici les
Cahiers abonnés à lngmar Bergman pour un bon bout de temps», écrit Rohmer
SS. L'année 1958 est bergmanienne grâce aux numéros 77 (Labarthe sur La Nuit des forains),
83 (Jean Mambrino sur Le Septième sceau), 84 (Rivette sur Sommar/ek), 85 (Godard et son
« Bergmanorama », et l'ensemble de la rédaction à propos de la rétrospective de la Cinéma-
thèque), 86 (Godard rend compte de l'événement du festival de Berlin : Les Fraises sauvages),
88 (Jean Béranger, correspondant à Stockholm, rencontre et interroge Bergman), 89 (Rohmer
sur Rêves de femmes), et 92 (Demonsablon sur L 'Attente des femmes).
VIII/ MORT ET RENAISSANCE
DU CINÉMA FRANÇAIS
François Truffaut, avec « Une certaine tendance ... », a-t-il réglé son
compte au cinéma français des années cinquante? Dire cela reviendrait à
faire une lecture un peu rapide des Cahiers du cinéma. Car le débat y est
assez nuancé, les rédacteurs préférant les colonnes de l'hebdomadaire Arts
pour éreinter les cinéastes « de qualité». Et si l'on veut saisir tous les éclats
de la polémique, on n'oubliera pas de lire en parallèle ce magazine où les
jeunes Turcs n'hésitent jamais à injurier certains cinéastes français et prépa-
rent de lourds et fournis dossiers d'accusation, parfois en concurrence avec
les Cahiers. Doniol s'en plaint d'ailleurs à plusieurs reprises, particulière-
ment en avril-mai 1957, quand, à l'occasion du festival de Cannes, parais-
sent ici et là deux bilans du cinéma français notoirement répétitifs.
Les Cahiers tiennent cependant, malgré les nuances, un discours sévè-
re sur le cinéma français. Un bilan en est donc publié en mai 1957: «Situa-
tion du cinéma français». li s'organise autour de deux axes: une table-
ronde, « Six personnages en quête d'auteurs; débat sur le cinéma français»,
et un dictionnaire de soixante entrées, rédigé collectivement et sans com-
plaisance. La première table-ronde publiée dans la revue est introduite en
ces termes: « Les Cahiers ont, jusqu'alors, beaucoup et peu parlé du cinéma
français ... Au seuil de ce numéro, la question se posait donc: qui se charge-
rait, et sous quelle forme, d'un bilan de notre cinéma, qui soit juste sans
tourner pourtant au jeu de massacre? ... Qu'il y ait quelque chose de pourri
dans notre royaume cinématographique, nul n'en disconvient. Mais pour-
quoi? Voilà de quoi discuter longuement, voilà sur quoi s'opposer; et le
plus simple était peut-être justement de reproduire une de ces conversa-
21ô Histoire d'une revue
rions où, plus librement que devant la page blanche, chacun dit ce qu'il
croit vrai.» Autour du magnétophone: Bazin, Doniol-Valcroze, Kast, Leen-
hardt, Rohmer, Rivette. Par l'intermédiaire du dernier nommé, c'est,
confirmant les craintes de l'éditorial, un jeu de massacre qui commence:
« Le cinéma français est actuellement un cinéma français qui s'ignore ... Il
est fondé uniquement sur une loi de la demande bâclée. On croit que le
public demande tels genres, on lui en fournit en essayant de jouer toutes
les règles de ce jeu, mais on les joue mal, sans franchise, et sans talent.» A
ce jugement tranché, Bazin et Doniol - qui, sans en être des avocats zélés,
se sentent porteurs d'une certaine défense de la qualité tant décriée -
opposent deux arguments. Le premier souligne que, en France, le cinéma
de genre lui-même a péréclité; le second que dans les listes des dix meilleurs
films de 1956 figurent en tête: U11 condamné à mort s'est échappé de Bresson et
Eléna et les hommes de Renoir, films français ... Rivette affine alors, avec l'aide
de Rohmer, son analyse et aboutit à un jugement dont ses interlocuteurs par-
tagent les conclusions : en France, contrairement à Hollywood, on constate
l'inexistence de genres possédant une qualité moyenne, la production étant
écartelée entre une exaspérante prétention littéraire et la nullité commercia-
le. Il faut donc se« résigner à l'exception» (Bresson, Renoir. .. ).
Après le diagnostic, voici son explication. Chacun avance la sienne.
Retenons celle de Doniol: « Le drame c'est que le cinéma français n'a plus
rien à dire». La crise du cinéma moyen s'explique donc d'abord par une
crise du sujet et du récit, crise touchant également la littérature précisent
Leenhardt et Kast, cette « incapacité des élites française à raconter des his-
toires». Rivette regrette quant à lui l'absence d'un «cinéma, sinon social, du
moins «situé», qui serait l'équivalent du cinéma italien d'après-guerre», et
pourrait faire office de respectable qualité moyenne. Au lieu de cela, précise
le critique, la qualité française s'est fourvoyée dans «l'académisme» et a
conduit à un « pourrissement du cinéma dans son prestige et son confort
intellectuels», désignant alors les trois grands coupables: Clouzot, Clément,
Autant-Lara («Ils sont pourris, et pourris par l'argent»). Seul l'«esprit de
pauvreté» pourra, par obligation et par choix, « situer à nouveau le cinéma
français dans son réel », ce cinéma qui, en 1957, continue de parler de la
France « d'il y a vingt ans».
Ce jugement négatif est conforté et explicité par les choix particuliers
tels qu'ils apparaissent dans le dictionnaire des soixante principaux réalisa-
teurs français . Rédigées par Chabrol, Bitsch, Doniol, de Givray, Godard,
Lachenay, Marcorelles et Moullet, les notices sont sélectives. Echappent
clairement au massacre : Astruc, Becker, Bresson, Cocteau, Gance, Guitry,
Leenhardt, Renoir, Tati, Rouquier, Vadim et Agnès Varda. Sont porteurs
Mort et renaissance du cinéma français 211
d'un certain espoir: Boisrond, Boissol, Camus, Carbonnaux, Joffé, Melville
et Henri Verneuil («le mieux classé des mal partis .. . »). Sont sujets à contro-
verses (notices très nuancées) : Carlo Rim, Carné, Clair, Clément, Clouzot,
Pagnol, et Pierre Prévert. Sont condamnés: Marc et Yves Allégret, Audry,
Autant-Lara, Calef, Cayatte, Ciampi, Daquin, Duvivier, Grémillon, Greville,
La Patellière, Le Chanois, L'Herbier, Manuel, Michel, Pinoteau, Rouleau,
Vermorel, Wheeler. Sont exécutés : Berthomieu, Borderie, Brabant, Chris-
tian-Jaque, Decoin, Delannoy, Devaivre, Dréville, Habib, Hossein, Joannon,
Lampin, Moguy, Sacha. Ces notules présentent, portrait après portrait, un
instantané de l'état du cinéma français juste avant la Nouvelle Vague. Elles
sont aussi le résultat de la réflexion et du débat critique interne à la revue
qui suivit le manifeste de Truffaut publié dans le numéro 31.
Car ce manifeste anti-qualité française, nous l'avons vu, provoqua un
certain malaise dans la rédaction. Bazin, ainsi, prit la parole pour manifester,
contre Truffaut et ses amis, le « beaucoup d'estime» 1 qu'il portait au travail
d'Autant-Lara, à l'occasion de la sortie du Blé en herbe, puis du Rouge et le
noir. Doniol-Valcoze, de son côté, saluait La Traversée de Paris comme « une
réussite de cinéma» et trouvait «indiscutable » l'apport d'Aurenche et de
Bost2. Autant la rédaction en chef se montre conciliante sur le cinéma amé-
ricain, laissant les jeunes Turcs promouvoir leurs auteurs, autant, dans les
Cahiers (ce n'est pas le cas à Arts), le jugement sur le cinéma français demeu-
re longtemps sujet à disputes internes. Car certaines victimes de Truffaut
comptent dans la revue d'ardents défenseurs. Le cas de René Clément est
exemplaire. Monsieur Ripois fait la couverture du numéro 35, quatre mois
après que son auteur ait été placé au cœur des attaques d' « Une certaine
tendance ... ». Il est également considéré comme un « admirable film» par
Doniol, tandis que, en juin 1954, Pierre Kast en fait l'emblème du cinéma
moderne. De même, Gervaise, du même auteur, est défendu par Jacques
Siclier suivant un postulat identique: René Clément est le plus moderne
réalisateur du cinéma français car, en adaptant Zola, il vient d' « épuiser le
naturalisme à la française». Clément, en ce sens, est, tout à la fois, le der-
nier représentant d'un cinéma passé et son premier fossoyeur. En cela, il
est résolument moderne : « Le cinéma français s'obstinait à traîner un
cadavre. Après Gervaise le cadavre doit être enterré sous peine de tuer défini-
tivement ce cinéma. Gervaise rend désormais impossible l'imposture du pseu-
do-réalisme de qualité en faisant exploser l'univers naturaliste originel »3 .
sensible: «Jacques Lupin, alias D'Artagnan Becker est donc mort. Faisons
semblant d'être émus, car nous savons, depuis Le Testament d 'Orphée, que les
poètes font semblant de mourir. »
Les films de Bresson, Un condamné à mort s'est échappé, puis Pickpocket
sont élevés au rang d'événements majeurs des années 1956 et 1960, classés
en tête de la grande majorité des listes des dix meilleurs films. Bresson,
plus qu'un auteur, est ainsi défini comme un «exemple » pour la revue:
« Bresson n'est pas un maître, mais un exemple. Et c'est pourquoi, pendant
ses années de silence avons-nous cru parfois que s'il n'existait pas, il fallait
qu'on l'inventât. Il nous avait appris quelque chose, un rien, une simple exi-
gence sans laquelle nous eussions été impuissants à découvrir toutes les
beautés que nous décelions ailleurs. Nous sentions le cinéma tâtonner dans
un sens que Bresson nous avait révélé comme possible. Ce classique, ce
modeste faisait figure de précurseur, et si les œuvres des autres rivalisaient
parfois avec les siennes dans notre cœur, c'est de lui que nous tenions notre
aptitude à les aimer», écrit ainsi Rohmer en décembre 1956 à la sortie d'Un
condamné à morts 'est échappé, venant après cinq ans de silence.
Alexandre Astruc est, quant à lui, l'auteur Cahiers du cinéma français.
Aux côtés d'Arts, la revue fait campagne de presse en sa faveur, d'abord à
l'occasion des Mauvaises rencontres, lorsque Rivette pourfend I' « accueil
condescendant » fait au film et « l'hostilité ironique d'un public troublé
dans son confort et qui se devine secrètement visé» . Il ajoute à son compte
rendu ce jugement définitif: « Pour une fois, les salauds ne sont pas sur
l'écran, mais chez les juges . .. ,,11. Puis, en novembre 1958, les Cahiers
reprennent le combat quand Jean-Luc Godard protège le cinéma d'Astruc
contre le mépris du «connaisseur» - celui qui, trop sûr de son intelligen-
ce, « admire mal» -, et défend Une vie au nom d'un plaidoyer rimbaldien :
« Le manège décoré par Walt Disney, le déjeuner sur l'herbe avec nappes
en simili-plastique, le vert chewing-gum d'une pelote de laine: on s'en
fout. Toutes les fautes de goût accumulées par Astruc: on s'en fout .. . De
toute façon, la vraie beauté d' Une vie est ailleurs. Elle est dans la robe jaune
de Pascale Petit qui frissonne dans les dunes gris-Velasquez de Normandie.
C'est faux! Pas gris-Velasquez ! Et même pas gris-Delacroix, s'égosillent les
"connaisseurs". En vain. Déjà Christian Marquand se penche au bout de la
digue et tend la main à Maria Schell. Les "connaisseurs" sont semés par un
film qui va si vite qu'il fait presque du sur-place.»
Jacques Tati conduit régulièrement les rédacteurs de la revue à se pen-
cher sur le fonctionnement de son rire. Ainsi, entre Les Vacances de Monsieur
te de la qualité des années cinquante, c'est parce qu'il était déjà celui de la
qualité des années trente. Le critique peut ainsi mettre à bas cet âge d'or
du cinéma français généralement et consensuellement recherché dans le
réalisme poétique, école que tente vainement de prolonger la tradition de
qualité vingt ans plus tard. En 1936, pour Truffaut, il ne fut ainsi tourné
que trois vrais films: Les Bas-Fonds de Renoir, Beethoven d'Abel Gance et
Faisons un rêve de Guitry; les autres, « Belle équipe, Gueule d'amour et autre
Kermesse héroïque étant invisibles aujourd'hui, même s'ils conservent quelques
laudateurs dans la rédaction en chef de cette revue» 14. La politique des
auteurs se transporte dans l'histoire du cinéma et y détruit les genres, les tra-
ditions établies comme les divisions admises. Car Guitry est un auteur. Truf-
faut signe là une habilitation: « Il suffit, je crois, qu'un film ressemble à son
auteur pour qu'il soit impossible de dire que ce n'est pas du cinéma ... Dans
une Histoire du cinéma digne de ce nom, Sacha Guitry trouvera tout natu-
rellement place dans le chapitre des "Auteurs de films", son nom voisinant
avec ceux de Jean Cocteau et d'André Malraux, et puis ceux de Bresson,
As truc, Gance, Ophuls et Renoir» 15 . La revue opère ici un choix anti-
conformiste qui, au milieu des années cinquante, ne manque pas de sur-
prendre. Car si Guitry, à sa mort en juillet 1957, méprisé par la presse de
gauche, est salué par d'autres comme amuseur de scène et auteur de bons
mots, symbole d'une certaine virtuosité française, les Cahiers, eux, « chan-
tent les louanges d'un auteur de films : Citizen Sacha».
Dans le « chapitre "Auteurs de films"» que Truffaut rêve de voir écrit,
il cite, outre Cocteau (qui dessinera la couverture du centième numéro de
la revue, en octobre 1959) et Malraux (déclaré « plus fascinant personnage
de la littérature française moderne» par Godard en mai 1958), Bresson,
Astruc, Renoir, réalisateurs déjà rencontrés. Mais figurent aussi en bonne
place Gance et Ophuls. Le premier fait partie du corpus des auteurs-Truf-
faut, puisqu'il est entretenu dès décembre 1954 par le jeune critique, non
pas en souvenir de son œuvre passée, mais en prévision de ses films à venir.
Là aussi, on perçoit un pied de nez critique qui peut paraître déroutant pour
nombre de lecteurs de l'époque, habitués à l'image toute faite du «Gance-
entcrré-avec-le-parlant », du mégalomane incapable de gérer ses folies .. .
Gance, comme Guitry, devient un antidote contre la qualité française : « Dans
le champ désolé du cinéma français l'herbe est desséchée. Lheure est venue
d'apprendre à choisir: il faut sauver Gance et brûler l'herbier [allusion au
cinéaste, directeur de !'IDHEC] avec sa tranche dorée» 16, écrit François Truf-
faut. De ce grand feu joyeux où brûlerait la qualité française, Gance serait
donc épargné; il peut élire domicile pour longtemps dans une revue qui le
défendra très régulièrement, et n'hésite pas à lui servir d'annonceur: « Pour
laisser travailler Abel Gance, cherche commanditaire genre Louis XIV. Écrire:
Cahiers du cinéma qui transmettront. Urgent» 17.
Max Ophuls relève, lui, d'un goût plus partagé. Il est pourtant issu
d'une incompréhension assez générale, même interne à la revue. la Ronde et
surtout le Plaisir, n'ont pas été vus avec les yeux de l'amour, jugés pesants et
dépassés. Revenant sur ce jugement, Jacques Rivette, à l'occasion de la sortie
de Madame de ... , fait part de son admiration pour le cinéaste allemand tra-
vaillant en France. Sur cette lancée, Lola Montes, est salué comme un événe-
ment par Truffaut, voyant en Ophuls le « seul cinéaste à se sentir à l'aise
avec des costumes» et « se grisant du film cinq fois en sept jours» 18. C'est à
ce moment qu 'Ophuls est adoubé comme auteur à part entière: « Alors que
tant de critiques blasés reportent sur un avenir vague l'admiration et l'enthou-
siasme qu'ils refusent au cinéma d'aujourd'hui, le cinéma de demain a déjà
commencé; il s'appelle Lola Montes»19. Dès lors, Ophuls est, pour les Cahiers,
une sorte d'oncle bienveillant, revenu de loin (d'Allemagne et d'Amérique),
à qui l'on demande conseils par écrit, que l'on fait très longuement parler, un
oncle que l'on quitte malheureusement, le 26 mars 1957, en regrettant de ne
pas l'avoir connu plus tôt : « Les Cahiers rougissent encore de ne pas avoir
parlé du Plaisir à son époque ... »
Guitry, Ophuls: les Cahiers pleurent des auteurs à peine habilités, goût
pour les vieux «sages-fous» qui peut étonner dans une revue dont la moyen-
ne d'âge se situe résolument sous la barre des trente ans. Attirance pour les
«grands-pères» du cinéma, avons-nous déjà dit; Rohmer le signale d'ailleurs
explicitement: « On sait que notre amour du neuf et des générations
modernes n'entraîne pas, en contrepartie, un préjugé défavorable à l'égard de
la vieille garde, que tout au contraire, nous tenons fermement en dépit des
sarcasmes, pour les "dernières manières" d'un Renoir, d'un Hitchcock, d'un
Hawks, d'un Lang. Nous ne croyons pas à la décadence des auteurs ,,20. Mais
cet amour de la dernière manière, la plus achevée, n'empêche pas, appelle
16. Cahiers du cinéma n°43. Sur Abel Gance, on regardera Roger Icare, Abel Gance, ou le Promé-
thée foudroyé, L 'Age d'homme, Lausanne, 1983.
17. Cahiers du cinéma n°4 7.
18. Sur Max Ophuls: Claude Beylie, Max Ophuls, Lherminier, Paris, 1984; William Karl Gué-
rin, 111ax Ophuls, Éd. Cahiers du cinéma, Paris, 1988.
19. Cahiers du cinéma n°55.
20. Cahiers d11 cinéma n°76.
Mort et renaissance du clnêma français 261
au contraire, un désir de renouveau. Dans le cinéma français, autour de
1957, il se manifeste par l'intermédiaire d'un nom: Roger Vadim. Celui-ci a
choqué, déshabillant Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme, recommen-
çant avec Françoise Arnoul dans Sait-on jamais. Mais cette utilisation d'un
corps moderne, cette écoute de la diction anticonformiste de Bardot, ont
immédiatement attiré les rédacteurs des Cahiers, ceux-ci pouvant y voir un
réel que la qualité française cachait sous l'adaptation, la psychologie, les
lumières ou les pseudo-films à thèses. Mais, plus qu'un auteur, Vadim appa-
raît très vite comme un phénomène, un révélateur de crise: lui seul filme une
femme de 1957, alors que les autres filment vingt ans en arrière. En avril
1957, Sait-on jamais est en couverture des Cahiers, avec cette légende: « Nos
lecteurs savent l'importance que nous attachons à Et Dieu créa la femme ... »,
et en juillet, la critique de Jean-Luc Godard reconnaît toute l'importance
du phénomène: « Roger Vadim est "dans le coup". C'est entendu. Ses
confrères, pour la plupart, tournent encore "à vide". C'est entendu aussi.
Mais il faut néanmoins admirer Vadim de ce qu'il fait enfin avec naturel ce
qui devrait être depuis longtemps !'ABC du cinéma français. Quoi de plus
naturel, en vérité, que de respirer l'air du temps? Ainsi, inutile de féliciter
Vadim d'être en avance car il se trouve seulement que si tous les autres sont
en retard, lui, en revanche, est à l'heure juste.»
Le choix des jeunes Turcs, outre Vadim et, à un degré moindre, Louis
Malle et ses Amants21, se porte sur ce qui est susceptible de détruire la qua-
lité française de l'intérieur: toute une série de cinéastes jugés mineurs par
les «connaisseurs» (au sens godardien du mot), mais repérés par Truffaut,
Chabrol, Godard, Bitsch ou Moullet comme, disons, loufoques subversifs.
Cette recherche n'est pas sans risque: un jeune cinéaste excentrique devient
parfois très vice, car trop malin, un vieux crabe de qualité. Avec Henri Verneuil
et Michel Boisrond, un temps soutenus, les Cahiers connaîtront ainsi quelques
désillusions. Truffaut a davantage de flair et choisit plus particulièrement Alex
Joffé. L'auteur comique, «co-auteur» avec Bourvil (qui joue dans la moitié de
ses films), des Hussards, des Assassins du dimanche et des Fanatiques, est, selon
le critique, l'un des rares à créer «un univers» dans le cinéma français. « Un
Mack Sennett revu par Labiche», écrit-il dans le dictionnaire des cinéastes
français, « un oiseau bafouilleur-gazouilleur», reprend-il, ou, plus intéres-
21. Rohmer en 195 7 décerne à Ascenseur pour l'échafaud, premier long métrage de Louis
Malle, « le premier accessit pour le troisième film français de l'année après Sait-on jamais de
Vadim et Patrouille de choc de Bernard-Aubert» (n°58); et Doniol-Valcroze pousse plus loin
l'éloge, voyant dans Les Amants « un film qui tient au centuple les promesses du premier
film; une œuvre personnelle et rare» (n°89).
266 Histoire d'une revue
Tandis qu'une génération passe ainsi à la réalisation, une autre, non pas
vraiment plus jeune, mais venue plus tardivement à la critique, prend peu à
peu la relève dans la revue. Rohmer et Rivette, dont les premiers longs
métrages, Le Signe du lion et Paris nous appartient, ne suffisent pas à décider,
économiquement parlant, de leur destin de réalisateur, assurent une sorte de
continuité, tant dans le ton des Cahiers que dans la ligne éditoriale. Auprès
d'eux, Domarchi, Demonsablon et Bitsch représentent l'équipe ancienne,
celle parvenue à maturité critique au milieu des années cinquante. Cepen-
dant, au bureau du 146, Champs-Elysées, passent maintenant Jacques
Siclier, Luc Moullet, André Labarthe, Claude de Givray, Louis Marcorelles,
Claude Beylie, Jean Doucher, nouveaux venus encre 1955 et 1959. Ils assu-
rent une relève dont la qualité principale est d'apporter de nouvelles idées
en les moulant assez exactement dans les tendances et les options critiques
préétablies. Car désormais, comme Siclier, comme Beylie, on parvient aux
Cahiers autant par la lecture de la revue que par culture cinéphilique. Cela
devient une habitude. On retrouvera souvent la première trace d'un futur
critique dans le courrier des lecteurs quelques semaines avant son entrée
dans les pages du journal. L' « esprit Cahiers» prend forme dans ce jeu de
miroir entre la lecture et l'écriture: l'identité de la revue, comme ses goûts,
gagnent ainsi en cohérence.
Charles Bitsch25, formé au Ciné-Club du Quartier Latin et au Studio
Parnasse, fait déjà figure d'ancien, façonné par une amitié cinéphilique de
près de dix ans avec Truffaut et Rivette. Grand filmographe et « entrete-
neur » (Logan, Minnelli, Kelly, Welles passent devant son micro ... ), doublé
d'un traducteur régulier de textes de cinéastes américains, il possède
quelques intéressantes critiques à son actif, sur Cukor, Aldrich, Preminger.
Bientôt, il suivra ses compagnons de route, et passera à la réalisation. Philip-
pe Demonsablon26 est venu aux Cahiers par des chemins plus détournés.
25. Entre 1955 et 1959, avant de passer à la réalisation, Charles Bitsch a sans doute incarné avec
le plus de transparence le « goût Cahiers » en matière de cinéma américain, entretenant succes-
sivement Hitchcock (n°62), Logan (n°65), Mann (n°69), Minnelli (n°74), Welles (n°84 et 87),
Gene Kelly (n°85), Ray (n°89), et Brooks (n°92). De même, il a rendu compte de A Star is Bom
(Cukor, n°48), Kiss me Deadly et Attack (Aldrich, n°51 et 64), l'Homme au bras d'or (Preminger,
n°59) et Ma sœur est du tonnerre (Richard Quine, n°63). Pas une seule fausse note dans cette hol-
lywoodophilie fervente ... Ce qui ne l'empêche pas d'apprécier Mizoguchi ou Ophuls.
26. En six années de carrière « cahieriste » (1954-1960) et une quarantaine de textes, pas un
accroc non plus chez Philippe Demonsablon. Encore une fois, voici le choix Cahiers à l'état
quasiment épuré: King Vidor (n°33, 54, 57), Kenji Mizoguchi (n°33, 77, 95), Fritz Lang
Zô8 Histoire d'une revue
(n°50, 98, 99), Nicholas Ray (n°52, 95), Joseph Mankiewicz (n°49, 107) et Alfred Hitchcock
(n°58, 62), en auteurs privilégiés; avec quelques arrêts-découvertes destinés à révéler aux
lecteurs Robert Wise (n°40, 43, 46) ou Douglas Sirk (n°49) ; tandis que l'œil bienveillant du
critique accompagne ces vieux compagnons de route du cinéma classique américain que sont
Allan Dwan (n°59), George Cukor (n°65) ou Raoul Walsh (n°80, 93). Reste l'Europe, qui
sauve la face grâce à la modernité marquée du sceau Cahiers : Renoir (n°38), Ophuls (n°55) et
Bergman (n°92 et 101).
27. L'immense érudition cinéphilique qui parcoure les films de Luc Moullet est bien sûr
héritée des « années Cahiers" · Celles-ci (1956-1968) se prolongent en parallèle (ce qui est ori-
ginal) avec la réalisation des premiers longs métrages (Brigitte et Brigitte, 1966; Les Contreban-
dières, 1967), bien que l'influence de Moullet aux Cahiers décline après le tournant modernis-
te (l'ouverture aux sciences humaines et la collaboration avec Tel Quel) du milieu des années
soixante. Encore aujourd'hui, Luc Moullet reste proche de la rédaction, intervenant notam-
ment lors des numéros spéciaux (Ford, Godard, quarantième anniversaire, en 1990-91). Avec
Jean Douchet, il demeure sans doute le plus typique représentant de la culture cinéphilique
classique des Cahiers, dont les deux bases sont le cinéma hollywoodien des années cinquante
et la Nouvelle Vague française.
Mort et renaissance du cinéma français 2ij~
28. Entre 1956 et 1959, Claude de Givray a publié une dizaine de critiques. Le goût pour la
comédie musicale américaine (Gene Kelly particulièrement, n°62 et 64) y balance l'intérêt
pour les premières tentatives de renouveau du cinéma français (Vadim, n°67, 71; Alex Joffé,
n°79 ... ). Les débuts de la carrière de réalisateur de Claude de Givray seront ensuite suivis
avec attention par les Cahiers, notamment Tire au flanc 62 (n°128), Une grosse tête (n°134), Un
mari à prix fixe (n°169) et l'Amour à la chaîne (n°170).
29. Les principaux articles de Jean Doucher sont réunis dans l'Art d'aimer, Éd. Cahiers du
cinéma, Paris, 1987. Son Hitchcock demeure par ailleurs un classique (L'Herne, 1967, rééd.
1985). Nous parlons plus en détail de I' «art» d'analyser les films propre à Doucher dans le
second volume de cette histoire des Cahiers.
270 Histoire d'une revue
30. Jean-José Richer a collaboré une trentaine de fois aux Cahiers, s'attachant particulière-
ment au cinéma français (Gremillon, Duvivier, puis Astruc) et rendant compte des festivals
de Venise et de Cannes en 1953 et 1954. Son choix n'est pas dirigé par les certitudes ou
l'érudition cinéphilique des jeunes Turcs, et la présence de Richer vaut d'abord par la diver-
sité de ses centres d'intérêts. De Michel Mayoux, on peut tracer, à peu de chose près, le
même profil critique, passant, au cours de sa quinzaine d'article (1951-1953), d'Antonioni à
Kenneth Anger, visitant Poudovkine ou Renoir. Cet esprit flaneur, ainsi que le goût des fes-
tivals (des multiples séances de projection comme des mondanités) et l'élégance de leur
plume, rapprochent assez Richer et Mayoux de Doniol-Valcroze, celui qui les a introduit, dès
1951, dans la revue.
Mort et renaissance du cinéma français 271
Roméo et Juliette de Renato Castellani, envoyé à la revue quelques semaines
plus tôt, et publié par François Truffaut. Très vite, le nouveau critique se
signale par un ton personnel. Il n'hésite pas, dans une lettre parue dans le
courrier des lecteurs, à dénoncer les hitchcockiens dont la compétence ne
« brasserait que du vide». Reprochant ouvertement à ses confrères d' « igno-
rer les hiérarchies élémentaires» (il ne viendra que tardivement à Hitch-
cock), Siclier indique clairement ses choix au cours de ses deux années de
travail régulier pour la revue, entre 1955 et 1957. Ils sont essentiellement
centrés sur le cinéma européen. Cinéma allemand d'abord, dont il se fait
une spécialité dès le numéro 52, suivant de près Pabst, Kaütner et Staudte.
Cinéma français ensuite, qu'il n'attaquera jamais de façon aussi sévère que
les jeunes Turcs, et dans lequel, suivant en cela Pierre Kast, il sauve priori-
tairement René Clément à l'occasion de la sortie de Gervaise, ainsi que,
vivant d'espoir, Henri Verneuil, puis Michel Boisrond, défendu pour Cette
Sacrée Gamine et C'est arrivé à Aden. Ses autres interventions notables, en
décembre 1956 par exemple, lorsqu'il publie son texte le plus important,
concernant Rita Hayworth et la désagrégation de son image, « Rita assassi-
née ou comment on détruit les mythes», confirment encore son décalage par
rapport à la ligne rohmérienne dominant la revue. Car si Jacques Siclier
demeure un collaborateur des Cahiers, c'est essentiellement par fidélité à
Truffaut, celui qui l'a introduit dans le milieu critique. Il se fait pourtant de
plus en plus rare dans les pages de la revue, travaillant plutôt à Radio Cinéma
Télévision puis, à partir de 1960, au journal le Monde.
André S. Labarthe (S comme cinémaScope ... ) possède cette culture
assez large et encyclopédique, très ouverte sur l'art moderne, voire sur la
psychanalyse, qui fait la force de textes nourris de références. Par la varié-
té de ses champs d'exploration, il s'intègre parfois délicatement à la ligne
assez resserrée des Cahiers jaunes. Ses goûts et ses jugements peuvent en
dérouter plus d'un. Ainsi, il commence sa collaboration par l'éloge d'un
Sternberg« baudelairien », en avril 1956, continue sur Cela s'appelle l'aurore
de Bufiuel puis creuse une interprétation psychanalytique de La Nuit du
chasseur de Laughton, établit un panorama du cinéma scandinave, manie
l'érudition hitchcockienne, entreprend une sorte de réhabilitation de
Carné ... Rohmer est le premier dérouté par cet éclectisme, ce saut d'une
culture à l'autre, d'une référence à l'autre, de Baudelaire à Freud, du surréa-
lisme à Hitchcock, Rohmer qui attaque les « psychanalystes ergoteurs» à
deux reprises peu après que Labarthe ait longuement cité Moïse et le mono-
théisme dans son article sur Charles Laughton. Mais cette diversité d'intérêts
et de goûts fait aussi la richesse de l'intervention critique d'André Labarthe.
Et si Rohmer, en cette fin d'année 1956, se montre parfois circonspect, voire
272 Histoire d'une revue
sarcastique, dix ans plus tard, lorsqu'il réalise pour la télévision Le Celluloid
et le marbre, version filmée de sa série d'articles des Cahiers réaménagée
comme une rencontre entre un cinéaste et des artistes contemporains,
c'est Labarthe qui le conseille, surtout en ce qui concerne le choix même
des artistes. Tentant d'ouvrir la critique de cinéma vers d'autres disciplines
dès 1956, on peut avancer qu'André Labarthe annonce, mais de loin, le
tournant moderniste des Cahiers effectué sous la direction de Rivette à par-
tir de 1963, tournant auquel il prendra une part active.
Louis Marcorelles n'appartient, lui non plus, à aucune tendance pré-
cisément définie. Il se signale, à partir de 1956, par une grande connaissan-
ce des cinématographies étrangères, suivant de près les productions
anglaises, allemandes ou des pays de l'Est. Mais c'est à propos du cinéma
américain que Marcorelles affirme le plus ouvertement sa personnalité.
Car il s'oppose presque trait pour trait (mis à part sur Minnelli et Mankie-
wicz, points d'amour communs) aux hitchcocko-hawksiens. Non seule-
ment les réalisateurs qu'il révèle ou défend sont les bêtes noires des
jeunes Turcs (Huston, Delbert Mann, Ritt. .. ) mais lui-même n'a que très
rarement écrit sur les auteurs hollywoodiens (Hitchcock, Hawks, Lang,
Ray, Aldrich ... ) dans les années cinquante. D'autre part, venant couronner
cette singularité, Marcorelles choisit peu à peu un auteur, son auteur: John
Ford. Voici sans doute le principal apport du critique, assez isolé dans cet
amour au sein de la rédaction. A la fin des années cinquante, les autres
rédacteurs, peu enclins à traiter du héraut de Monument Valley, laissent
cette tâche, considérée alors comme peu glorieuse, à Marcorelles. Celui-ci
profite de cette situation et rend successivement compte de quatre films
de Ford: Inspecteur de service, notule du numéro de juillet 1958, puis Quand
se lève la lune et La Dernière fanfare, regroupés en une critique en février
1959; enfin The Horses Soldiers (Les Cavaliers) a droit à sa critique entière
dans le numéro 102. S'il n'arrive pas à vaincre seul les résistances à Ford,
Marcorelles prépare cependant le terrain à une reconnaissance tardive qui
marquera les Cahiers au milieu des années soixante. Sans doute est-ce en
août 1958 qu'il en a posé la base la plus solide, à l'occasion d'un dossier
consacré au « plus grand homme de cinéma vivant, avec Jean Renoir» .
Marcorelles réunit un témoignage de travail donné par Michael Killanin,
des « Eléments pour une biographie» proposés par Lindsay Anderson et
son propre texte, son plus ambitieux sur le sujet. Il lance alors le signal
d'une réhabilitation: « Il faut redécouvrir les prodigieuses épopées où
Ford, sans histoire sensationnelle, sans programme proclamé, définit un
idéal viril que nos chasseurs de sorcières auront vite fait d'appeler fasciste,
qui n'est en réalité que la vision spontanée d'un artiste attardé dans une
Mort et renaissance du cinéma français 27j
époque qui lui est chère .. . A l'écran, cet idéalisme paternaliste acquiert les
vertus d'innocence des primitifs. Comme en outre il épouse admirablement
le génie de l'art qui nous passionne, il se voit soudain doté de qualités que
nous lui refuserions dans un roman ou à la scène. Avec son ami Howard
Hawks, mais d'une manière plus impétueuse, John Ford nous enseigne une
morale qui est celle de l'action brute, de la création continue. La dialec-
tique, cristallisation de la schizophrénie contemporaine, sauve-qui-peut de
toutes les mauvaises consciences, n'a que faire dans un univers de l'éviden-
ce où il n'y a pas deux manières de donner un coup de poing et de chevau-
cher les pistes du Far West. »
Le plus étonnant dans ce texte réside dans les arguments employés:
spécificité du cinéma, enregistrement simple du réel, morale des gestes de
l'action, univers d'évidence .. . On croirait lire un hitchcocko-hawksien défen-
dant l'un de ses auteurs. Comment, à partir d ' un système de jugement si
proche, parvenir à des choix si différents? Pourquoi les Cahiers ont-ils si sou-
verainement ignoré Ford pendant près de quinze années31? Il faut sans
doute tenir compte du poids des héritages: Georges Sadoul et Jean Mitry,
admirateurs des films de Ford d'avant-guerre, les plus classiques - acadé-
miques réplique Marcorelles - , ont peut-être figé et glacé le regard porté
sur l'auteur de Stagecoach. Roger Leenhardt dans son pamphlet de 1948,
«A bas Ford, vive Wyler», a sans douce aussi contribué à conduire Ford
vers cette éclipse critique française d'une quinzaine d'années. Dix ans
après le manifeste de Leenhardt, trois ans après le livre de Mitry sur Ford,
le texte de Marcorelles a au moins le mérite de proposer la fin d'un oubli
critique.
Dernier arrivé, Claude Beylie32 est aussi le plus difficilement classable.
Car au vu de ses premières collaborations, à partir de janvier 1958, il s'inté-
resse à tout. Au cinéma français d'adord, ce qui l'éloigne sans doute des hit-
chcocko-hawksiens. Aux classiques ensuite : Renoir, surtout ses périodes
françaises, auquel il consacre son plus long article, revenant plus précisé-
ment sur La Grande illusion à l'occasion de sa ressortie en 1958. Autre auteur
de référence largement revisité : Max Ophuls. Mais le pendant de cette
connaissance et de ce goût des classiques est une défense du jeune cinéma
français, celui du «renouveau» pour reprendre l'expression consacrée par les
Cahiers. Tati, Rouch, Truffaut, en sont de bons exemples. Entrant aux Cahiers
31. Luc Moullet se pose cette question dans le hors-série John Ford publié par les Éd .
Cahiers du cinéma en 1990 sous la direction de Patrice Rollet et Nicolas Saada: « Le coulé de
l'amiral », pp. 4-7.
32. Claude Beylie, Vers une cinémathèque idéale, Éd. Henri Veyrier, Paris, 1982.
274 Histoire d'une revue
34. Le numéro 91, en hommage à André Bazin, se compose de douze textes d'amis et de
proches racontant chronologiquement la vie du critique : Guy Léger, « C'était la drôle de
guerre »; Pierre-Aimé Touchard, « D'Esprit au Parisien libéré» ; Jean-Louis Tallenay, « La
Maison des Lettres»; Janick Arbois, «Jeunesses cinématographiques»; Joseph Rovan, « Tra-
vail et culture »; Roger Leenhardt, « Du côté de Socrate» ; Claude Roy, « Il rendit heureux»;
Alexandre Astruc, « Une façon d'aimer »; Claude Vermorel, « Ce qui est»; François Truffaut,
« Il faisait bon vivre » ; Eric Rohmer, « La Somme d'André Bazin »; Georges Sadoul, «A Work
in progress ». S'ajoutent des témoignages de cinéastes, dont Bardem, Bresson, Bunuel, Coc-
teau, Fellini, Gance, Renoir, et de conservateurs de Cinémathèque tels Langlois ou Sales
Gomez. Enfin, un texte de Bazin clôt le numéro, « De la difficulté d'être coco », où le cri-
tique explique les rapports tumultueux entretenus avec son perroquet ramené du Brésil.
278 Histoire d'une revue
une pureté totale dans un monde qui se purifiait à son contact», celui qui
« fait franchir le fossé séparant le vrai cinglé de cinéma du critique, puis du
cinéaste». Cette morale pédagogique en action, que nous avons déjà ren-
contrée dans la lecture de la revue, Truffaut, témoin privilégié mais encore
troublé, la définit mieux qu'un autre: «Je rougissait (sic) de fierté si, au
cours d'une discussion, il venait à m'approuver, mais je ressentais un plaisir
plus vif encore à être contredit par lui. Il était le Juste par qui on aime être
jugé et pour moi un père dont les réprimandes-mêmes m'étaient douces,
comme les témoignages d'un intérêt affectueux dont, enfant, j'avais été
privé.» Enfin, revient à Alexandre Astruc, l'un des plus anciens amis cri-
tiques de Bazin, rencontré dans l'immédiat après-guerre à la Cinémathèque,
compagnon de la lutte pour Orson Welles, la charge délicate de dresser le
profil et de présenter l'itinéraire intellectuel de l'auteur de Qu'est-ce que le ciné-
ma?. Il s'en tire avec précision et justesse dans un texte qui, par son titre, rap-
pelle la dette due à Bazin,« Une façon d'aimer».
Il faut relire ce texte d'Alexandre Astruc pour percevoir la marque
indélébile que Bazin a laissée sur une revue qui, désormais, demeure la
sienne. « Voilà déjà le premier trou parmi nous, on meurt à quarante ans, on
a à peine commencé de vivre. Et quelle différence pourrais-je faire entre ce
jeune homme avec qui je sors de voir Les Dames du bois de Boulogne, et ce
jeune homme que sa dernière image nous montre seulement un peu plus
chauve, seulement un peu plus émacié? Pour moi c'est le même. Quinze
ans déjà, quinze ans seulement, Objectif 49, Wyler, Rossellini, Travail et Cul-
ture, les Cahiers, Bazin se marie, Bazin-Renoir, Bazin-Truffaut - au festival
de Biarritz un jeune garçon aux culottes courtes que Bazin traîne derrière
lui comme secrétaire ... Après la Libération, Bazin à qui l'on venait de don-
ner une tribune, celle du Parisien libéré, ne mit pas plus de six mois à pres-
sentir le fantastique courant d'intérêt pour le cinéma qui était en train de se
former dans le public dit cultivé et les générations dites en gestation, et
que ce courant, s'il attendait ses Hugo, attendait aussi son Sainte-Beuve -
et pas plus de deux ans à devenir ce Sainte-Beuve. Parti de Travail et Cultu-
re, qui était quelque chose comme une organisation chargée d'obtenir des
billets réduits de spectacle pour les étudiants, il parvint au Festival de Venise
en n'ayant jamais dévié d'un pouce de sa façon de voir: à savoir que le ciné-
ma pouvait être un instrument de culture, que tout ce qui était intéressant de
nos jours allait se faire dans le cinéma et dans le cinéma exclusivement, que
par conséquent on pouvait parler de Rossellini et de Renoir avec le même
sérieux, la même profondeur (et la même exagération) que de Malraux,
Sartre et Camus, que, bien que l'avant-garde n'ait plus aucun sens, c'est
dans une certaine façon de voir le cinéma commercial, et de le découvrir,
Mort et renaissance du cinéma français Z79
que l'avant-garde pouvait encore exister. .. Toutes ces idées étaient dif-
fuses, et pour beaucoup la paternité n'en revient pas directement à Bazin,
mais lui seul sut les organiser, leur donner une cohésion dogmatique, les
architecturer en un mouvement en gestation perpétuelle dont il s'était fait
à la fois le guide et le témoin. On peut presque dire que Bazin, en qui la
passion critique dominait toutes les autres, dans la mesure où elle était la
passion de comprendre pour pouvoir expliquer, et d'aimer pour pouvoir
faire aimer, sut en quelque sorte s'inventer un domaine dont dorénavant il
serait le seul à posséder les clefs. Ces clefs, il les distribuait généreusement
à la fois aux auteurs dont les œuvres servaient de pièces maîtresses à son
château de cartes et qui les recevaient tout à la fois étonnés, ravis, émus et
éblouis, et aux jeunes critiques apprentis-auteurs qui venaient chercher
dans cette somme une façon de s'affirmer en s'en différenciant. Bazin
donna ainsi à Renoir, comme il donna à Truffaut, et puisque ces lignes sont
écrites pour les Cahiers du cinéma, où plus que partout ailleurs Bazin fit sen-
tir son influence, qu'il me soit permis de dire que, en définitive, et malgré
toute sorte d'excès et de passion théorique, la contribution de cette petite
revue à couverture jaune n'aura pas été si mince que cela à l'évolution du
cinéma en France et en Europe.»
Mais le véritable hommage fait à André Bazin est encore en préparation.
Il s'agit, bien évidemment, des premiers films de ses turbulents disciples des
Cahiers. Pour ne prendre que deux exemples, ni Truffaut, ni Godard n'oublie-
ront de signaler, en exergue à leur œuvre, l'apport de Bazin. Les Quatre cents
coups lui sont dédiés, et Le Mépris s'ouvre, dans le récitatif du générique, sur
un hommage au maître: « Le cinéma, disait André Bazin, substitue à notre
regard un monde qui s'accorde à nos désirs. Ce film est l'histoire de ce
monde». Voici la Nouvelle Vague explicitement intégrée dans une filiation
critique.
35. Outre les livres de Jacques Siclier et de Marcel Martin sur l'histoire du cinéma français
(cités au chapitre I), on se reportera, concernant la Nouvelle Vague, aux essais tentés sur le
vif: Jacques Siclier, Nouvelle Vague?, Éd. du Cerf, Paris, 1960; André S. Labarthe, Essai sur le
jeune cinéma français, Éd. Losfeld, Paris, 1960; Raymond Borde, Freddy Buache, Jean Curte-
lin, Nouvelle Vague ... , Éd. Serdoc, Lyon, 1962. Puis à Jean Collet, Le Cinéma en question:
280 Histoire d'une revue
Rozier, Chabrol, Rivette, Troffaut, Demy, Rohmer, Éd. du Cerf, Paris, 1972; La Nouvelle Vague, 25
ans après, sous la direction de Jean-Luc Douin, Éd. du Cerf, Paris, 1983. Un recueil de nom-
breux textes et critiques de films de la Nouvelle Vague est paru en italien : Nouvelle Vague,
par Roberto Turigliatto, Turin, 1985.
Mort et renaissance du cinéma français 281
1958 où il a pu voir les films de Resnais, Varda, Rozier et Demy: « On parle
rarement des courts métrages aux Cahiers. Et certains lecteurs, d'ailleurs,
nous en ont fait l'amical reproche. Tours 1958 nous incite à réparer cette
lacune et, en l'expliquant, à la justifier. Car la vérité m'oblige à dire
qu'aucun d'entre nous ne croit au court métrage en tant que tel. Je veux
dire, aucun de nous n'a jamais cru qu'il y avait d'une part le court métrage
avec ses principes et ses possibilités esthétiques, et d'autre part, le long
métrage, avec d'autres principes, d'autres possibilités esthétiques ... Et nous
y croyons d'autant moins, aux Cahiers, que la plupart d'entre nous, depuis
quelques années, nous nous sommes précisément mis à notre tour à gâcher
un peu de pellicule. Car si nous avons trop peu parlé, par exemple, de Toute
la mémoire du monde d'Alain Resnais, c'est que nous parlerons beaucoup
d'Hiroshima mon amour, et que ce sera la même chose. Que si nous avons
oublié de parler de Pourvu qu'on ait l'ivresse de Jean-Daniel Pollet, on se rat-
trapera avec La Ligne de mire, et que ça reviendra au même. Nous n'avons
jamais parlé non plus de La Première nuit de Georges Franju, mais de La Tête
contre les murs ... De même qu'en parlant du sentiment de la nature dans To
Catch a Thiej et Vertigo, nous trouvons déjà les mots qu'il faudra employer
pour applaudir Agnès Varda et François Reichenbach ... Car entre un court
et un long métrage, il n'y a pas de différence de nature, mais seulement, vue
l'organisation industrielle du cinéma, de degré »36. Godard refuse donc
l'interprétation classique du court métrage comme équivalent cinématogra-
phique de la nouvelle littéraire: «Allons jusqu'au bout: un court métrage n'a
pas le temps de penser.. . Il est donc, d'une certaine manière, utile au ciné-
ma. Mais comme les anticorps à la médecine. Car si c'est toujours du ciné-
ma, c'est d'abord parce que c'est de l'anticinéma. »
« Anticinéma » sans doute, mais constituant peu à peu une véritable
école. En mai 1957, dans le numéro spécial « Situation du cinéma français»,
l'ensemble de la production est prise en compte pour la première fois
comme mouvement cohérent, essentiellement comme mouvement écono-
mique. Doniol-Valcroze met particulièrement l'accent sur le rôle des Films
de la Pléiade, petite maison de production dirigée par Pierre Braunberger,
qui propose, dans son catalogue, des films de Resnais, Reichenbach, Truf-
faut, Rouch, Doniol, Rivette, Varda, Marker. . . L'ancien producteur de Jean
Renoir, dans les années trente, retrouve alors, à plus de cinquante ans, une
seconde jeunesse37. Il suit l'équipe des Cahiers depuis longtemps, depuis
39. François Truffaut, « Paris nous appartient de Jacques Rivette», dans Les Films de ma vie,
chap. « Mes copains de la Nouvelle Vague», op. cit., pp. 334-335.
284 Histoire d'une revue
sion, institution comptant surtout dans ses rangs des défenseurs du cinéma
français. De plus, Bazin et Doniol siègent régulièrement dans les jurys des
grands Festivals, que ce soit à Cannes ou à Venise. Enfin, rédacteurs en
chef d'une revue dont la réputation s'accroît d'année en année, ils sont évi-
demment soumis aux pressions de toute sorte, tant celles des organisations
officielles comme le Centre National de la Cinématographie présidé par
Jacques Flaud, CNC qui rêve, Doniol le dit ouvertement44 ' d'une « vitrine
prestigieuse » où mettre en valeur ses produits, que celles des grandes compa-
gnies de production et de distribution. N'oublions pas non plus que les
Cahiers, dès leurs origines, ont été financés par deux hommes, Keigel et Mage,
possédant la maison de production Dismage et le réseau de distribution Ciné-
phone. Même si, Doniol le répète souvent, l'indépendance rédactionnelle a
toujours été totalement préservée, les Cahiers demeurent une entreprise qui,
financièrement, doit survivre. Le cas de l'attribution mensuelle de la couvertu-
re est, de ce point de vue, significatif. Deux principes pouvant entrer en contra-
diction sont mis en avant: la rédaction choisit de placer en Une un film repré-
sentatif de ses choix esthétiques, mais il est toujours préférable de vendre la
couverture à une grande compagnie. Heureusement, les deux politiques ne
sont pas forcément incompatibles, mais, en cas de conflit. .. La plupart du
temps, les Cahiers ont accordé priorité au jugement cinéphilique, quitte à se
priver d'une substantielle rentrée d'argent. Si cette position honore Doniol et
Bazin, reste que la stratégie de la rédaction en chef des premiers Cahiers a tou-
jours cherché à éviter les conflits trop directs avec le cinéma français.
Les jeunes Turcs n'ont pas ces précautions. S'appuyant sur un rituel
de clan, sur un groupe soudé, se développe une culture construite soit dans
l'affrontement de la qualité française soit, au moins, dans son contourne-
ment. Il s'agit de proposer autre chose. Cette altérité est d'abord une autre
famille. Nombreux sont ainsi les témoignages qui décrivent les réunions
dans le bureau du 146, Champs Elysées comme une « vie de chapelle».
Jean-Luc Godard, celui qui y est resté le plus attaché avec Jacques Rivette,
peut en rappeler le cérémonial et les rites secrets : « C'était notre seul foyer,
et moi j'y étais presque plus que les autres. A partir de deux heures on allait
aux Cahiers, puis au cinéma, et on revenait au début de la soirée. [ ... ] Tout
le monde se retrouvait vers six ou sept heures. Au plus tôt, on partait à neuf
heures. Parfois, les discussions duraient jusqu'à minuit. [ ... ] C'était un peu
comme dans les vieilles familles protestantes, on parlait peu de notre vie.
N'empêche qu'on vivait des choses et qu'on était au courant mais on faisait
comme si ça n'existait pas. [ ... J Toute cette partie n'était pas dite mais elle
pe devait détruire un objectif. Il est vrai que cette équipe est productrice
d'une culture très polémique, construite contre une autre, défendue ardem-
ment comme une position stratégique, culture tout à la fois subversive et
moyen de promotion collective47. Eric Rohmer, lui qui pourtant possédait le
bagage culturel le plus classique, professeur de littérature en lycée, peut ainsi
écrire : « Nous, nous n'appartenions à rien, à aucune école, à aucune classe
intellectuelle précise, à aucune tradition reconnue, nous n'étions pas acceptés
du tout dans le cinéma où nous ne voyions même pas comment nous introdui-
re. Donc il fallait tout faire, tout créer, et Truffaut a été l'un de ceux qui a
pensé le plus qu'il ne fallait pas essayer d'intriguer pour entrer dans le cinéma
tel qu'il était, mais de rompre avec lui violemment et de créer notre propre
cinéma contre celui des autres. C'est lui, sans aucun doute, qui a provoqué
cette rupture »48. Dans ces «gueuloirs collectifs » dont parle Claude de Givray
s'est donc construite une autre culture de cinéma qui s'est affirmée contre les
réalisateurs reconnus et la profession critique établie.
Des articles « écrits par des apprentis-metteurs en scène », rappelle
également Claude de Givray. Cela constitue l'un des chapitres obligés des
commentaires sur l'histoire des Cahiers: Truffaut, Chabrol, Godard, Rivette,
Rohmer, ou Doniol-Valcroze et Kast, puis Moullet, Bitsch, de Givray . .. sont
tous des critiques-cinéastes. Seul Bazin serait un «critique-critique ». Il est
clair que cette approche du cinéma p ar son intimité-même est revendiquée
comme telle. Les rédacteurs l'ont assez dit. Rivette le premier, on l'a vu,
mais il le répète sans cesse, au point de l'élever en principe d 'écriture: « La
critique idéale d'un film ne pourrait être qu'une synthèse des questions qui
fondent ce film: donc une œuvre parallèle, sa réfraction dans le milieu ver-
bal. Mais le défaut de celle-ci e st d'être encore faite de mots, soumis à
l' analyse et aux contours. La seule critique véritable d'un film ne peut être
qu'un autre film »49. Truffaut l'affirme aussi, avec une certitude de plus en
plus grande, et sur un mode existentiel: « Nous parlons beaucoup de ciné-
ma aux Cahiers et même nous ne parlons que de ça, à tel point que nous
deviendrons dingues tôt ou tard, si nous ne prenions pas la précaution à
tour de rôle d 'aller impressionner un peu de pe llicule, nous aussi, pourquoi
pas .. . »50. Mais toutes ces prises de positions ne sont finalement que la
mise en pratique d'un principe confié par Renoir dans son premier grand
entretien: « Pour aimer un film, il faut être cinéaste en puissance »51. Voici
une génération qui se sent donc profondément cinéaste, après avoir été
profondément cinéphile, mais aussi profondément critique.
Car l'on dit trop souvent que la critique n'a été, pour Truffaut et Cie,
qu'un «moyen» de parvenir à la réalisation. Certes, pour aucun des rédac-
teurs des Cahiers, la critique n'est une fin en soi. Même André Bazin avait le
projet d'un film sur les églises de Saintonge ... Mais se demander, de façon
faussement naïve si, pour la Nouvelle Vague, la critique a été une fin ou un
moyen, me semble être le type-même de la fausse question. Vision téléolo-
gique d'abord, qui revient à juger l'écriture critique des Cahiers des années
cinquante à partir de l'expérience de la Nouvelle Vague. Tentation que
nous avons tous subie de vouloir voir dans l'écriture de Truffaut, de Godard,
de Rivette ou de Rohmer, l'annonce d'un style de mise en scène, de ne
considérer tel texte qu'en fonction de tel film réalisé par la suite. Or, quoi
qu'on en dise, quoi qu'en pense Truffaut lui-même à l'époque, son écriture
ainsi que celles de Godard, Rivette ou Rohmer ne se réduisent pas à un
prélude à la mise en scène : leurs films n'épuisent pas leurs articles.
Entre 1951 et 1959, les uns et les autres ont été, aussi, pleinement, cri-
tiques. Cela représentait d'abord une façon de vivre dans l'intimité du cinéma
et des auteurs élus. Il n'y a qu'à lire le « petit journal intime du cinéma» rédi-
gé par Truffaut en juillet 1954 pour comprendre que, dans son enthousiasme,
le jeune homme vivait peut-être sa vie en futur cinéaste, mais aussi en critique.
Voici la semaine du 4 au 12 juin 1954 par exemple: le 4 juin, rencontre avec
Bufiuel; le 6, visite sur le tournage de Becker; le 8, discussion avec Gance; le
lendemain, entretien avec Rossellini, puis avec Renoir trois jours après; enfin
re-tournage de Becker le 12 juin; tandis que, pendant ce temps, trois soirées à
la Cinémathèque, un débat à la Maison de la Pensée, une virée au Cardinet,
« la salle la plus intelligemment programmée de Paris», et la vision de treize
films (dont quatre fois El, et trois fois Robinson Crosoëï occupent son esprit.
D'autre part, cette période critique est vécue comme un apprentissa-
ge. Et la durée d'un apprentissage n'est pas moins importante, ni moins
autonome (ni plus d'ailleurs) dans la vie d'un artiste que ses moments de
maturité créatrice. Godard emploie une comparaison éclairante à cet égard:
« En peinture, autrefois, il y avait une tradition de la copie. Un peintre par-
tait en Italie et faisait ses tableaux à lui en recopiant ceux des maîtres. Nous,
on a remis le cinéma à sa place dans l'histoire de l'art ,,sz. En retrouvant la
(Les chiffres entre parenthèses renvoient aux premiers ec derniers numé ros où ont écrie les
différents auteurs)
Les parrains:
Jean George Auriol, directeur de la Revue du Cinéma
Roger Leenhardc, critique, cinéaste
Les sages :
Jean Renoir, cinéaste, philosophe
Jean Cocteau, poète, cinéaste
Max Ophuls, cinéaste, voyageur
Jacques Audiberti, dramaturge, cinéphile
Alexandre Ascruc, critique, essayiste, cinéaste
Le directeur-gérant :
Léonide Keigel, homme d'affaires, distributeur, hollywoodophile, mécène
Le père spirituel:
André Bazin (alias Florent Kirsch), critique, rédacteur en chef, « Saint à casquette de velours»
(1-89)
les hitchcocko-hawksims :
Maurice Schérer (alias Eric Rohmer), critique, théoricien, professeur, rédacteur en chef,
cinéaste (3-145)
François Truffaut (alias Robert Lachenay, alias François de Monferrand), critique,
polémiste, gagman, janséniste, érotomane, cinéaste (21-101)
Jacques Rivette, critique, rédacteur en chef, metteur en scène (20-217)
Jean-Luc Godard (alias Hans Lucas), critique, comique tashlinesque, cinéaste (8-15; 63-106)
Claude Chabrol (alias Jean-Yves Goute, alias Charles Eitel), critique, gourmand, théologien,
cinéaste (28-70)
Charles Bitsch, critique, truffaldo-rivettien, chef opérateur, cinéaste (48-96)
Jean Domarchi, critique, universitaire, minnellien, marxiste hollywoodophile (18-149)
Philippe Demonsablon, critique, polytechnicien, hitchcocko-mizoguchien (30-107)
Luc Moullet, critique, fullerien, truffaldien, provocateur, humoriste, cinéaste (58-214)
Claude de Givray, critique, truffaldien, cinéaste (62-114)
Jean Doucher, critique, rohmérien, hitchcocko-langien (81-163)
les excentrés:
Jean-José Richer, critique, doniolien (5-61)
Jacques Siclier, critique, truffaldien (43-69; 120-131)
André S. Labarthe, critique, hitchcocko-bunuelien, amateur d'art moderne et féru
de psychanalyse (58-220)
Louis Marcorelles, critique, fordien (63-225)
Claude Beylie, critique, renoiro-ophulso-truffaldien (80-147)
les excentriques:
Michel Dorsday (alias Michèle Torletsky, alias « Mylène Demongeot »),critique,
bunuelo-langien, pamphlétaire ( 16-37)
André Martin, critique, érudit, keatono-maclarenien, marionnettophile (22-107)
Fereydoun Hoveyda (alias F . Hoda), critique, diplomate iranien, positiviste,
arnoldo-rossellinien, martien (50-158)
Rémo Forlani, scénariste, critique, homme de radio (41)
François Mars, critique gagman (75-140)
la vieille garde:
Georges Sadoul, critique, historien, communiste
Jean Quéval, critique
Denis Marion, critique
Jean Myrsine, critique
Claude Vermorel, critique
Jean Mitry, critique, historien, cinéaste
Nino Frank, critique, écrivain
Amédée Ayfre, critique, filmologue
Georges Charensol, critique
Marcel L'Herbier, cinéaste, directeur de l'IDHEC
les consultés:
Gilles Jacob, critique
Henri Colpi, critique
Henri Agel, critique, spiritualiste
Tour de table rédactlonnelle 297
Jean-Louis Tallenay (alias Jean-Pierre Chartier), critique, éditeur catholique
François Chalais, critique
Barthélémy Amengual, critique
Claude Gauteur, critique
Henri Langlois, directeur de la Cinémathèque
Lotte H. Eisner, critique, historienne, langienne
Correspondants étrangers:
Herman G. Weinberg, Etats-Unis
Curtis Harrington, Etats-Unis
Lindsay Anderson, Angleterre
Gavin Lambert, Angleterre
Guido Aristarco, Italie
Marie-Claire Solleville, Italie
Lotte H. Eisner, Allemagne
Jean Béranger, Suède
José Augusto Franca, Portugal
Gilbert Salachas, Grèce
Philippe Sabant, URSS
Paulo Emilio Sales Cornez, Brésil
les f ounnis:
Lydie Doniol-Valcroze, secrétaire de rédaction, maquettiste, comptable, manutentionnaire,
éditrice, scripte
Maya Josse, secrétaire
Marie-Lou Parolini, secrétaire
Mars S. Beckett, Molloy (le livre Je chante pour vous (H. Levin).
qui lance Beckett). Cas de conscience (R. Brooks).
J. L. Borges, Fictions. Pre- Onze Fioretti de François
mier numéro de Preuves d'Assise (R. Rossellini).
(R. Aron), revue mensuelle Le Demiervoyage (V. Sherman).
de la pensée libérale. Knock (G. Lefranc).
La Flèche brisée (D. Daves).
Avril Condamnation à mort des Edouard et Caroline (J. Bec- (n°1) : Rédacteurs en chef
Rosenberg par le tribunal ker). Garou Garou, le passe fondateurs: J. Doniol-Valcro-
fédéral de New York. Mobili- muraille (J. Boyer). Le Grand ze, J. -M. Lo Duca (A. Bazin a
sation contre le maccarthys- alibi (A. Hitchcock). Bibi Fri- été «oublié», et apparaîtra
me. Exposition N . de Staël cotin (M . Blistène). S1111set dans le second numéro
(Galerie J. Du bourg). Plan Boulevard (B. Wilder). Los comme «co-rédacteur en
Schuman instituant une Olvidados (L. Bunuel) empor- chef»). Dédié à J. G. Auriol.
Communauté européenne du te le prix de la Critique à L 'éditorial se prononce contre
charbon et de l'acier (CECA : Cannes. « une neutralité malveillante
France, RFA, Benelux, Ica- qui tolère un cinéma
lie). médiocre, une critique pru-
dente et un public hébété».
En couverture: Sunset Boule-
vard (B. Wilder).
Mal A. Stil, Le Pre111ier choc, modè- Eve (J. Mankiewicz). Le petit (n°2) : Présentation de J. Man-
le du roman réaliste socialiste monde de Don Camillo kiewicz (Doniol-Valcroze).
jQQ Histoire d'une revue
Juin Mort du philosophe Alain. Les Miracles 11 '0111 lieu qu 'u11e (n°3) :« La Stylistique de
J. -P. Sartre, Le Diable et le bon fois (Y. Allégret). La Chute de Robert Bresson », par
dieu (Théâtre Antoine, mise Berli11 (M. Tchiaourelli). Le A. Bazin (sur Le Journal d'un
en scène de L. Jouvet). Christ i11terdit (C. Malaparte). curé de campagne). « Vanité
O. Messiaen, Quatre Etudes de que la peinture», par
rythme. Première grande expo- M. Schérer (E. Rohmer) sur
sition Giacometti (galerie Murnau et Flaherty.
Maeght).
Juillet Mort du maréchal Pétain. Les Ama11ts de la nuit (N. Ray). Juillet-août (n°4) :Dossier
Triomphe de G. Philipe et de Les Lumières de la ville (repri- «Cinéma allemand». Pre-
J. Vilar au Sc Festival d'Avi- se, C. Chaplin). mière lettre de New York de
gnon (Le Cid et Le Prince de H. G. Weinberg.
Hombourg).
Nov. Création du TNP Los Olvidados (L. Bunuel). (n°6) : Présentation de J. von
de Jean Vilar. Première C'étaient des hommes (F. Zinnc- Sternberg (C. Harringcon), et
mission scientifique de mann). La Flamme qui s'éteint de N. McLaren (J. Quéval).
La Calypso sous la direction (R. Mate). Miracle à Mila11 H. G. Weinberg s'en prend à
de Cousteau. Th. Maulnier, (V. De Sica). Cyra110 de Berge- L '/nco11nu du Nord-Express
La Face de méduse du commu- roc (M. Gordon). (A. Hitchcock).
nisme.
Chronologle jQ1
La Poison (S. Guitry). Messali- (n°7): « Notes sur !'oeuvre de
ne (C. Gallone). Le Fleuve Bunuel ", par P. Kast.
(J. Renoir). Le Com111ando de
la mort (L. Milestone). De l'or
en barre (C. Chrighton).
1952
Janvier L 'Inconnu du Nord-Express (n°8): Spécial Jean Renoir.
(A. Hitchcock). Jeanne d'Arc Articles de Bazin sur la pério-
(Reprise avec négatif restauré, de française, et de Schérer sur
C. T . Dreyer). Quatorze heures une oeuvre américaine très
(H. Hathaway). La Terre réévaluée. Textes de Renoir
tremble (L. Visconti). Capitaine et de D. Nichols. Critique de
sans peur (R. Walsh). Massacre The River(M. Schérer). Pre-
en dentelles (A. Hunebelle). mier texte de Hans Lucas
L'Amour... Mada111e (J . -L. Godard) sur La Flamme
(G. Grangier). La Chose d'un qui s'éteint (R. Mate).
autre monde (C. Nyby). Le
Majorgalopant(H. Cornélius).
La Maison surfa colliT1e(R. Wise).
Février J. Paulhan, Lettre aux Direc- La Table aux crevés (H. Ver- (n°9) : Un genre : le western
teurs de la Résistance (dénon- neuil). Les Loups chassmt la (J. -L. Rieupeyrout).
ciation de l'épuration et de nuit (B. Borderie). La Vérité
l'attitude des communistes. sur bébé Do11ge (H. Decoin).
Polémiques). Première expo- Avec André Gide (M. Allégret).
sition Pollock à Paris. Domenico (M. Cloche).
Avril Violent article de Ch. Maurras Le Gouffre aux chimères (n°11): Présentation de
sur les «atrocités,, de l'épura- (B. Wilder). Une place au soleil B. Wilder (J. Myrsine). Polé-
tion. Le bilan officiel en est (G. Stevens). Casque d'or mique avec Les Temps
donné : 10 522 exécutions. (J. Becker). Rashomon modernes, accusés de « traiter le
(A. Kurosawa). cinéma par-dessous la jambe"·
Mal Traité de Paris instituant la Révolté au large (S. Fuller). (n°12): Présentation de
CED, communauté euro- Jeux interdits (R. Clément). J. Huston (G. Jacob).
péenne de défense. Manifes- Nous sommes tous des assassins
tations communistes contre la (A. Cayatte). Elle 11'a dansé
venue du général Ridgway en qu '1111 seul été (A. Mattson).
France, accusé d'être respon- N°! de la revue Positif, fon-
sable de la guerre bactériolo- dée à Lyon par Bernard Char-
gique en Corée. 1 mort; dère.
J. Duclos arrêté et inculpé.
Juin Adoption du plan de dévelop- L 'Affaire Cicéron (n°13) : Eloge de Jeux Inter-
pement de l'énergie atomique. (J. Mankiewicz). La Maison dits de R. Clément (P. Kast).
Electrification de la ligne dans l'ombre (N. Ray).
Paris-Lyon. Sartre, Saint Genet,
502 Histoire d'une revue
Jumet Jean Dutourd, Au bon beurre Deux sous d'espoir (n°!4): Présentation de
(la figure du BOF profiteur (R. Castellani). Gene Kelly Q. Myrsine).
de la guerre, mais bon Fran-
çais). Sartre, « Les commu-
nistes et la paix» dans
Les Temps modernes (rappro-
chement avec le PCF).
Sept. A. Pinay acquiert sa populari- Les Diables de Guadalcanal (n°!5) : J. Doniol-Valcroze pré-
té à la tête du gouvernement. (N. Ray). Othello (O. Welles). sente Stanley Kramer, produc-
PCF: exclusion de A. Marty; Le Paradis des mauvais garçons teur indépendant J. -L. Godard
destitution de C. Tillon. (J. von Sternberg). Anna défend Hawks et Hitchcock et
(A. Lattuada). Le Fruit défendu polémique conue Bazin dans sa
(H. Verneuil). Le Train sifflera «Défense et illusuation du
trois/ois (F. Zinnemann). découpage classique». A. Bazin
Adorables créatures (Christian- lance une grande «Enquête sur
Jaque). la critique».
Octobre Inauguration de l'usine La Jeu11e folle (Y. Allégret). 011 (n°!6): Unnouveaujeune
Renault à Flins. La maison mrmnure dans la ville O. Man- rédacteur, M. Dorsday, défend
de Le Corbusier à Marseille kiewicz). Les Conquérants soli- Othello de O. Welles, et s'en
(La « Cité radieuse») est taires (C. Vermorel). La P .. . prend à « l'impeccable parfait»
inaugurée. respectueuse (M. Pagliero). du cinéma français: « Le ciné-
Umberto D. (V. De Sica). La ma français est mon, mort sous
Minute de vérité (J. Delannoy). la qualité .. . », écrit-il à propos
des Adorables créatures de
Christian-Jaque.
Nov. Mon de Ch. Maurras. Mort de Lime/ight (Ch. Chaplin). Le (n°17): Dossier sur Limelight
P. Eluard. E. Hemingway, Le Trou normand Q. Boyer). de Ch. Cap lin. («Si Charlot
Vieil homme et la mer. N° spécial L'Homme tranquille O. Ford). ne meure ... », par A. Bazin).
d'Esprit: « La gauche américai- Belles de nuit (R. Clair). La
ne» (contre l'anti-américanis- Dame et le toréador (B. Boetti-
me systématique de la gauche cher). Fureur sur la ville
française). Ch. -A. Julien, (C. Endfield). Le Démon
L'Afrique de Nord m marche s'éveille la nuit (F. Lang).
(l'éveil des nationalismes en
Algérie, Tunisie, Maroc).
Déc. Fr. Mauriac, prix Nobel de Je retourne chez maman (n°18) : Présentation de
littérature. B. Frank, « Gro- (G. Cukor). La Fête à Henrie1te E. von Stroheim (D. Marion).
gnards et hussards» (Les (J. Duvivier). lvanhoe « Le feu et la glace», texte de
Temps modernes) : pamphlet (R. Thorpe). Trois dames et un A. Astruc sur Murnau.
contre la droite littéraire. as (R. Neame). Histoire de
détective (W. Wyler).
Chronologie jQj
1953
Janvier S. Beckett, En attendant Godot Il est important d'être constant (n°!9): M. Dorsday attaque
(Théâtre de Babylone, mise (A. Asquith). Manon des J. Delannoy, qui « incarne le
en scène de R. Blin). M. Mer- sources (M. Pagnol). Viva mythe d'une rigueur bien
!eau-Ponty, leçon inaugurale Zapata (E. Kazan). Convoi de pensante, mythe car cette
au Collège de France. Procès femmes (A. Wellman). Un été rigueur n'est souvent qu'une
Slansky à Prague (polémiques prodigieux (B. Barnet). Suzana grande pauvreté de voir les
en France). G. Brassens, «Gare la perverse, Montée au ciel choses, une sclérose,
au gori/Je» interdit sur les (L. Bufiuel). un artifice».
ondes. J. Laurent lance La
ParisÎellne (Truffaut y collabo-
rera).
Février A. Robbe-Grillet, Les Gommes. La Vie d'un honnête homme (n°20) : Premier texte de
Lancement du « livre de (S. Guitry). Chérie je me sens J. Rivette ( Un été prodigieux
poche» par Hachette. rajeunir (H. Hawks). Le Che- de B. Barnet).
valier à l'etoile d'or (1. Raiz-
man). Le Carosse d'or
O. Renoir). Les Vacances de Mr
Hu/otO. Tati).
Mali Mort de Staline. Affaire du La Mort d'un commis voyageur (n°21): Présentation de F. W.
Portrait d'hommage à Staline (L. Benedek). Le Rideau cra- Murnau (J. Domarchi). Texte de
par Picasso en Une des Lettres moisi (A. Astruc). Le Bal des M. Schérer, « La revanche de
Françaises. R. Barthes, Le masques (R. Brooks). Sous Je l'Occident», sur Tabou. Premier
Degré uro de l'écriture. M. Hei- plus grand chapiteau du monde article de F. Truffaut (Suddet1
degger, Kant et Je problème de (C. B. De Mille). Tabou (rep. Fearde D. Miller) : il s'en prend
la métaphysique (premier livre F. W. Murnau). d'emblée à Aurenche et Bost, et
imponant en traduction fran- fait, en contrepartie, l'éloge des
çaise). « petits films» américains.
Juillet Armistice en Corée. Sade, La Europe 51 (R. Rossellini). (n°25) : Premier dossier sur le
Nouvelle Justine ou les malheurs cinémascope; F. Truffaut
de la vettu (J . -]. Pauvert). s'enthousiasme : « En avoir
plein la vue». Défense
d'Europe51 de R. Rossellini
par M. Schérer («Génie du
christianisme »).
Sept. J. Lacan, vedette du Congrès Dottoir des grandes (n°26): « De crois films et
de psychanalyse de Rome . (H. Decoin). L 'Esclave d'une certaine école» : M.
D. Mascolo, Le Communisme (Y. Ciampi). Pierre Le Grand Schérer présence son «école»
(polémique: J. Kanapa (W. Pecrov). Chantons sous la et ses choix: Renoir (Le Carros-
dénonce le « révisionnisme» pluie (S. Donen, G. Kelly). se d'or), Rossellini (Europe 51)
à l'usage des intellectuels). Niagara (H. Hathaway). et Hitchcock (La Loi du silence).
Madame de . .. (M. Ophuls). La J. Rivette le soucient en traçant
Lune était bleue (0. Premin- le portrait d'un Hitchcock dos-
ger). La Loi du silence (A. Hic- coïevskien à travers La Loi du
chcock). La Charge victorieuse silence. J. Doniol-Valcroze prend
(J. Huston). le parti contraire, montrant en
V. Minnelli un simple « mec-
ceur en page œuvranc à l'incé-
rieur d'un cadre extrêmement
étroit : Hollywood».
Déc. P. Klossowski, Robette ce soir. Un si doux visage (O. Premin- (n°29): Présentation de O. Pre-
P. Boulez crée l'Association ger). Moulin rouge (J. Huston). minger (J. Rivette). M. Schérer
culturelle du Domaine musical Règlemmt de compte (F . Lang). définie le «cinéma classique» à
(succès des concerts révélant }ulietta (M. Allégret). Lili travers La Captive aux yeux clairs
Webern, Berg, Stockhausen). (C. Walcers). de H. Hawks. A Noël, paraît le
numéro spécial « La femme ec
le cinéma» (n°30).
1954
Janvier R. Aron, « L'essence du coca- L 'Ennemi public (H. Verneuil). (n°31): F . Truffaut : « Une cer-
licarisme » (Critique, sur Han- Le Blé en herbe (C. Autane-Lara). caine tendance du cinéma fran-
nah Arendt). Destinées (M. Pagliero). Barbe çais ». Le jeune critique sépare
noire, le pirate (R. Walsh). la « tradition de la qualité fran-
Chronologle jQ1
çaise» des «auteurs». La pre-
mière, basée sur un «cinéma
de scénaristes » (le rôle de
J. Aurenche), est rejetée bruta-
lement (Delannoy, Christian-
Jaque, Autant-Lara, Clourot,
Clément). Les seconds doivent
être protégés ( Renoir, Bresson,
Tati, Cocteau, Gance, Becker,
Ophuls, Leenhardt). Second
dossier sur le cinémascope :
Rivette, Astruc, Schérer y
voient l'avènement de I' « Age
des metteurs en scène». Dans
le cahier critique, Truffaut
achève le programme : « Aimer
Fritz Lang», écrit-il à propos
de Règlement de compte, série B
généralement méprisée.
Févier Appel de l'abbé Pierre pour La Furie du désir(K . Vidor). (n°32): Premier grand entre-
préserver les sans-logis de la La Vie de O'Haru,femme galan- tien au magnétophone: J. Bec-
vague de froid (Ch. Chaplin te (K. Mizoguchi). Si Versailles ker (entretenu par Truffaut et
donne deux millions de m'était conté (S. Guitry). Avant Rivette). A Bazin soutient Le
francs). Création de l'organi- le déluge (A. Cayatte). Blé en herbe de C. Autant-Lara,
sation humanitaire scénario de J. Aurenche, et
« Emmaüs» . « Le Déser- tente de revenir sur la dénon-
teur» , de B. Vian, est interdit ciation, trop violence à ses
de radio. yeux, de la « qualité française»
par Truffaut.
Mars Création du tiercé. R. Brad- La Femme au gardénia (n°33): Dossier «cinéma ita-
bury, Chroniques martiennes (la (F. Lang). Touchez pas au Gris- lien» . Début du « Petit Jour-
reconnaissance de la science- bi U. Becker). Unefemmequi nal intime du cinéma » tenu
fiction). Fr. Sagan, Bonjour s'affiche (G. Cukor). Tant qu'il y par un rédacteur de la revue à
Tristesse (Succès et scandale). aura des hommes (F. Zinne- cour de rôle.
mann).
Avril Fr. Mauriac transfert son Bloc- Vacances romaines (W. Wyler). (n°34) : Entretien avec
Notes de la revue La Table Les Vitelloni (F. Fellini). Jlfoni- J. Renoir (Truffaut et Rivet-
ronde à L 'Express. Bill Haley, ka (1. Bergman). L'Amour te). Truffaut défend Si Ver-
Rock around the Clock (vogue d'une femme U. Grémillon). sailles m'était conté de S. Guitry.
mondiale du rock'n roll). Mademoiselle Nitouche (Y. Allé-
G . Trigano devient PDG du gret). L 'équipée sauvage
Club Méditerranée. (L. Benedek).
Juin P. Mendès France, président El(L. Buiiuel). L'Affaire (n°36) : Entretien avec
du Conseil. Exclusion Maurizius (J. Duvivier). L. Buiiuel (Doniol-Valcroze,
d'A. Lecœur du PCF. Bilan Bazin). P. Kast défend Mr.
de l'ORTF: 1 % des ménages Ripois de R. Clément, et cri-
30ô Histoire d'une revue
Juillet Fin de la guerre d'Indochine. La Tour des ambitieux (n°37): Entretien avec
R. Barthes, « Littérature objec- ( R. Wise). Tous t11 scène R. Rossellini (Truffaut et
cive» (Critique) : première (V. Minnelli). Plus fort que le Schérer). J. Audiberti corn-
réflexion théorique sur la nou- diable O. Huston). mence une collaboration qui
veaucé romanesque (à partir s'étendra sur dix-sept
des Gommes de Robbe-Grillet). «billets» de cinéphile.
Août Mort de Colette. Rejet de la Les Corsaires du bois de Bou- (n°38) : Dossier: « Les soixan-
CED par l'Assemblée nationa- log11e (N. Carbonnaux). Les ce ans de J. Renoir».
le. Création de la FNAC. 5000 doigts du Dr. T (R. Row- M. Schérer et J. Domarchi
Début de la collection « Petite land). Les Hommes préfèrent les comparent H. Hawks (Les
Planète» au Seuil (dirigée par blo11des (H. Hawks). Hommes préfèrent les blo11des) à
Chris Marker: Autriche, Boileau et à Corneille.
Chine, Iran, Suède, premiers
titres).
Octobre Début de l'insurrection dans La Moisson (V. Poudovkine). (n°39): Numéro spécial
les Aurès. Mort de Matisse. Les Rats du désert ( R. Wise). «Alfred Hitchcock». M. Sché-
Rivière sans retour (O. Premin- rer le présence: « Dans ce
ger). Mogambo O. Ford). numéro, consacré au plus
brillant des techniciens, il ne
sera que fort peu question de
technique ... L'affreux jargon
des studios sera remplacé par
les termes plus nobles et plus
prétentieux d'âme, de Dieu, de
diable, d'inquiétude ou de
péché.» Plaidoyer pour un Hic-
chcock «métaphysique».
Déc. S. de Beauvoir, Les Mandarins Ulysse (M. Camerini). La Piste (n°4I): Numéro spécial de
(prix Goncourt). Hemingway, des !llphants (W. Dieterle). Le Noël: «L'Amour au cinéma»
prix Nobel. J. -P. Richard, D!mon des eaux troubles
Li11!rature et smsation (renou- (S. Fuller). La Brigade h!roïque
veau de la critique littéraire). (R. Walsh).
1955
Janvier Cl. Bourdet, « Votre Gestapo Ali Baba et les quarante voleurs (n°43): Entretien avec
d'Algérie» (France-Observa- (J. Becker). Le Crime était A Gance (Truffaut et Rivette).
teur) : interpelle Mendès presque pa,fait (A. Hitchcock).
Chronologlo jQ7
France et Mitterrand sur le Sabrina (B. Wilder). Les Dia-
comportement de la police en boliques (H. -G. Clouzot). Sur
Algérie. H. Cartier-Bresson, les quais (E. Kazan).
D'une Clzine à l'autre.
FéVller Chute de Bronco Apac/ze (n°44): A Bazin : «Comment peut-on être hitchcocko-hawk-
P. Mendès (R. Aldrich). sien? » Le critique tente de comprendre les arguments des
France. Jolz1111y Guitar « jeunes Turcs» donc « les préférences heurtent ('opinion géné-
(N. Ray). ralement reçue ». Entretien avec A. Hitchcock (Truffaut et
Chabrol). Début de la série Le Celluloïd et le marbre, par E. Roh-
mer (ex Maurice Schérer qui signe désormais sous ce nom) : le
cinéma définit comme « arc classique du xxc siècle ». Dans sa
critique du film de J. Becker, Ali Baba et les quarante voleurs,
Truffaut avance la « Politique des Auteurs» : celle-ci «consiste
à nier l'axiome, cher à nos aînés, selon quoi il en va des films
comme des mayonnaises, cela rate ou se réussit». Truffaut, au
contraire, aime tous les films de Becker (y compris Ali Baba) et
montre pourquoi: il y reconnaît toujours l'auteur.
Mars Suicide de N. de Staël. Mani- La Tour de Nesle (A. Gance). (n°45): Début d'une intense
feste de la « nouvelle Gauche » Le Sel de la terre (H. -J. Biber- bataille critique : faut-il aimer
(G. Martinet) dans Fra11œ- man). Je suis u11 aventurier La Strada (F. Fellini) ou
Obseroateur. Etat d' urgence (A. Mann). La Strada Voyage en Italie
décrété en Algérie. Vasarely, (F. Fellini). (R. Rossellini) ?
« Le manifeste jaune ».
Ami Premières émissions sur Euro- Voyage en Italie (R. Rossellini). (n°46): La Strada est en cou-
pe n°1. More d'A. Einstein. Du Rififi clzez les lzommes verture, mais Voyage en Italie
Conférence de Bandung 0. Dassin). Razzia sur la marque des points grâce à la
réunissant vingt-neuf pays clz11ouff (H. Decoin). Fenêtre « Lettre sur Rossellini » de
d'Afrique et d'Asie (montée surcour(A. Hitchcock). J. Rivette: Rossellini, génie
des puissances du tiers- de la « chair spirituelle»,
monde). A. Robbe-Grillet, Le héraut d'un « cinéma de
Voyeur. Rupture Sartre/Mer- l'Incarnation». Truffaut sou-
leau-Ponty. tienc}olznny Guitarde N. Ray,
et Chabrol Rear Window
d' Hitchcock.
Juin P. Boulez, Le Marteau sans Futures vedettes (M. Allégret). (n°48): Défense de R. Aldri-
maitre (sur des poèmes de La Comtesse aux pieds nus ch (Vera Cruz) et de A. Mann
R. Char). Rétrospective Picas- O. Mankiewicz). Le Cri de la (Je suis u11 aventurier).
so au Musée des arts décora- victoire (R. Walsh).
tifs. M. Blanchot, L'Espace litté-
raire.
JulUet M. Béjart, Symplzonie pour un Désirs lzumai11s (F. Lang). (n°49): Le Ce/luloid et le
lzomme seul (chorégraphie sur L 'Etrange créature du lac noir marbre (Il) par E. Rohmer.
l'œuvre de Henry et Schaef- O. Arnold). Ce 11 'estqu'u11 au Dossier sur La Comtesse aux
fer) . Troisième victoire revoirO. Ford). pieds nus O. Mankiewiecz).
Histoire d'une revue
AoOt Premier voyage en France de E11 quatrième vitesse (R. Aldrich). (n°50) : Ouverture du « cour-
M. Heidegger. More de rier des lecteurs». Les lettres
F. Léger. sont très contrastées: la poli-
tique des auteurs, basée sur
l'éloge de Hitchcock, Hawks,
Lang, Rossellini, Renoir,
Becker, Ray ... ne fait pas
l'unanimité.
Octobre Cl. Lévi-Strauss, Tristes Tro- Marty (D. Mann). A l'Est (n°51): Le Celluloid et le marbre
piques. P. Teilhard de Char- d'Eden (E. Kazan). Quatre (III). Truffaut: « Nous savons
din, premier volume de ses étranges cavaliers (A. Dwan). à présent que 1955 sera
Œuvres posthumes. 1. Xenakis, Les grandes manœuvres l'année Aldrich » (Kiss me
Metastosis. (R. Clair). Création de Deadly et The Big Knife en
l'Association française de vedette).
cinéma et d'arc et essai,
qui constate la crise de la
fréquentation des salles
(1947: 424 millions
d'entrées ; 1955:
342 millions).
Nov. Création du Comité d'action La Terre des pharaons (n°52) : Début du «Conseil
des intellectuels contre la pour- (H. Hawks). L'Homme qui n'a des dix» : inauguration du
suite de la guerre en Afrique pas d 'étoile (K. Vidor). Ordet système d'étoiles chez les
du Nord (A. Mandouze, (C. -T. Dreyer). Les Hussards rédacteurs (• : inutile de se
E. Morin, R. Antelme, D. Mas- (A. Joffé). déplacer; • : à voir si
colo, Fr. Mauriac, J. -P. Sartre). on aime ça; .. : à voir;
Esprit, n° spécial: «Arrêtons la ... : à voir absolument).
guerre d'Algérie». Le Ce/luloid el le marbre
(IV).
Déc. L'Express publie une série de Graine de violence (R. Brooks). (n°53): Le Celluloid et le
cinq photos: l'exécution d'un Le grand co11tea11 (R. Aldrich). marbre (V). A Noël (n°54) :
Algérien par un soldat fran- L'Homme de la plaine numéro spécial « Situation
çais. Fr. Jeanson, L'Algérie (A. Mann). Lo Moiti 011 collet du cinéma américain» : Hol-
hors la loi. (A. Hitchcock). Lola Montes lywood, terre classique (com-
(M. Ophuls). Les Sept somou- porte une revue des genres
raïs (A. Kurosawa). et des auteurs à l'aide d ' un
dictionnaire de soixante
encrées).
1956
Chronologlo J09
Janvier Lancement de la Dauphine Marguerite de la nuit (n°55) : Editorial par J.
par Renault. L. Goldmann, (C. Autant-Lara). Doniol-Valcroze et A. Bazin :
Le Dieu caché, et R. Picard, La « Le bulletin de santé des
Carrièredelea11 Racine: le Cahiers du cinéma est bon" · La
classicisme retrouvé. revue aime Ordet (Dreyer),
Lola Montes (Ophuls), Jea1111e
au bûcher(Rossellini), La
Main au collet (Hitchcock) et
L'Homme de la plai11e (Mann).
Avril Décret portant rappel sous La Fureur de vivre (N. Ray). (n°58) : Editorial pour les cinq
les drapeaux des disponibles. Dreams that Mo11ey can buy ans de la revue: Doniol se dit
(H. Richter). Cette sacrée gamine fier des « scandales causés par
(M. Boisrond). Voici le temps des la jeunesse provocatrice des
assassi11s (J. Duvivier). L 'Amore critiques"· Première « photo
(R. Rossellini). Scander Beg du mois " (sur un tournage en
(S. Youtkevitch). Nuit et cours, ici Renoir sur Eléna et
brouillard (A. Resnais), retiré les hommes).
de la sélection française à
Cannes sur demande l'ambas-
sade d'Allemagne.
Mal A. Camus, La Chute. E. Cio- Marie-A11toi11ette (J. Delannoy). (n°59) : Dossier sur La Fureur
ran, La Tentatio11 d'exister. Les Troa11ds (C. Rim). Cela devivre(N. Ray).
s'appelle l'aurore (L. Bunuel).
Le Mystère Picasso (H. -G.
Clouzot). La Nuit du chasseur
(C. Laughton). L'Homme au
brasd'or(O. Preminger). La
Mère (M. Donskoï).
Juin A. Artaud, Œuvres complètes. Les Assassins du dimanche (n°60): Bazin soucient Le Mys-
Rétrospective F. Léger au (A. Joffé). La Dernière/ois que tère Picasso (H. G. Clouzot).
Musée des arcs décoratifs. j'ai vu Paris (R. Brooks). Mr.
Arkadi11 (0. Welles). Lifeboat
(A. Hitchcock). Sourires d'u11e
nuit d'été (1. Bergman).
Juillet Cl. Lefort, « Le Totalitarisme Artistes et modèles; Chéri, ne fais (n°6 J) : Présentation
sans Staline » (Socialisme ou pas le zouave (F. Tashlin). d'l. Bergman (E. Rohmer).
Barbarie). Nationalisation du Beau fixe sur New York Première attaque très violente
Canal de Suez par Nasser. (S. Donen, G. Kelly). La de Rohmer conue Positif:
Histoire d'une revue
A. Robbe-Grillet, « Une voie Charge des tuniques bleues « Tous les lieux communs du
pour le roman futur» . (A: Mann). Lo cinquième victi- surréalisme même pas adaptés
me (F. Lang). Lo Peur aux goûts et aux nécessité
(R. Rossellini). du jour».
AoOt Mort de B. Brecht. Bob leflombeur(J. -P. Melvil- (n°62): Entretien avec
le). Bungalow pour femmes A. Hitchcock (F. Truffaut et
(R. Walsh). Mo sœurest du ton- C. Bitsch). Dossier Hitchcock.
nerre (R. Quine). Eloge de F. Tashlin (Artistes et
modèles) par J. -L. Godard dont
c'est le retour après trois ans
d'absence.
Nov. Intervention des troupes Paris-Palace Hôtel (H. Ver- (n°64): Rencontre avec
soviétiques à Budapest. Rup- neuil). La Traversée de Paris R. Aldrich (Truffaut).
cure avec le PCF de Sartre, (C. Autant-Lara). Un condom-
Vailland, Cl. Roy, Vercors, néà mort s'estéchappé(R. Bres-
G. Philipe, Y. Montand et son). Bus Stop (J. Logan).
S. Signoret; Picasso, G. Wal- Grand'Rue (J. -A. Bardem). Et
Ion, G. Sadoul réaffirment leur Dieu créa la femme (R. Vadim).
fidélité. A. Sauvy consacre le
terme « tiers-monde »:
Le Tiers-monde, sous-développe-
ment et déueloppeme1J/.
Mars P. -H. Simon, Contre la torture Courte tête (N. Carbonnaux). (n°69): Rohmer devient
(témoignage d'un officier). Géant (G. Stevens). Blanches rédacteur en chef avec
La Une du Monde s'interroge colombes et vilains messieurs Doniol-Valcroze et Bazin.
sur la torture en Algérie. (J. Mankiewicz). Eloge de Derrière le miroir
R. Vailland, La Loi. (N. Ray).
1. Xénakis, Pithopratka.
Avril Création de la Commission La Blonde et moi; Un vrai ci11- (n°70) : « De la politique des
de sauvegarde des droits et glédecinéma (F. Tashlin). auteurs», par A. Bazin: la ligne
des libertés en Algérie. L'Homme qui rétrécit des jeunes Turcs aurait ten-
J. -Fr. Revel, Pourquoi des phi- (J. Arnold). Les sorcières de dance à construire un « culte
losophes P (polémiques). Salem (R. Rouleau). esthétique de la personnalité»
autour de certains auteurs.
Eloge d'Assassi11s et voleurs
(S. Guitry) par Truffaut.
Mal E. Henriot, titre sa critique Le Faux coupable (A. Hitch- (n°71): Numéro spécial
de La Jalousie de Robbe- cock). Les Trois /0111 la paire « Situation du cinéma
Grillet et de Tropismes de Sar- (S. Guitry). Sainte Jea1111e français». Sortant pendant le
raute: « Nouveau Roman» (0. Preminger). Les Amants festival de Cannes, il s'agit
(Le Monde). G. Balandier, crucifiés (K. Mizoguchi). Le d'un bilan très sombre, mar-
Afrique ambiguë: G. Bachelard, Quarante-et-u11ième (G. Tchou- qué par cette phrase de Rivet-
Poétique de l'espace. khraï). ce: « Ils sont pourris, et pourris
par l'argent» (il vise Autane-
Lara, Clouzot et Clément). Le
cinéma français doit retrouver
,d'esprit de pauvreté», seul
capable de le fixer à nouveau
dans le réel. (Dictionnaire de
soixante cinéastes français).
Juin R. Aron, La Tragédie algérien- Sait-011 jamais (R. Vadim). La (n°72): Entretien avec
ne. L.-F. Céline, D'un château Loi du Seigneur (W. Wyler). M. Ophuls (Truffaut et
l'autre. Cote 465 (A. Mann). Rivette). Eloge du Faux cou-
pable (Hitchcock) par Godard,
et de La Blonde et moi
(F. Tashlin) par Domarchi.
Julllet G. Debord, A. Jorn, création Patrouille de choc (C. Bernard- (n°73): Sait-on jamais
de l'Internationale situation- Aubert). Face au crime (D. Sie- (R. Vadim) et Un vrai cinglé de
niste (fusion de l'Incernatio- gel). Dieu seul le sait (J. Huston). cinéma (F. Tashlin), films du
nale lettriste et du groupe La Dernière chasse (R. Brooks). mois pour Godard.
Cobra). Sept hommes à abattre (B. Boetti-
cher). Le Brigand bien-aimé
(N. Ray). Mon de Sacha Guitry.
Ocotbre Spoutnik I, premier satellite La Blonde explosive (F. Tash- (n°75) : Dossier R. Bresson.
artificiel soviétique. Cl. Simon, lin). L'Aigle vole au soleil
Le Vent. G. Bataille, La Li1tém- (J. Ford). Porte des Lilas
ture et le mal. R. Musil, traduc- ( R. Clair). La Vie criminelle
tion de L 'Homme sans qualités. d'Archibald de la Cruz
Un Rapport sur la jeunesse est (L. Buêiuel). Amour de poche
publié dans L 'Express sous le (P. Kast). La Nuit des forains
titre« La Nouvelle Vague». (I. Bergman).
Déc. A. Camus, prix Nobel. Amère victoire (N. Ray). Le Tri- (n°77) : J. Domarchi salue
M. Butor, La Alodijication porteur (J . Pinoteau). La « l'intelligence et la pureté» de
(prix Renaudot et premier Femme modèle (V. Minnelli). Chaplin (Un roi à New York).
grand succès public du Nou- Drôle de frimousse (S. Donen). Truffaut dénonce les caprices
veau Roman). Prisonnier de la peur(R. Mulli- de Clouzot («Clouzot au tra-
gan). Chronique des pauvres vail, ou le règne de la terreur»).
amants (C. Lizzani). Aparajito Le Coup du berger, court-métra-
(S. Ray). L 'Esclave libre ge de J. Rivette, est désigné
(R. Walsh). L 'Ultime razzia comme le symbole du « renou-
(S. Kubrick). Le Pont de la veau» du cinéma français. A
rivière Kwai (D. Lean). Noël (n°78), numéro spécial
«Jean Renoir», composé
essentiellement de textes du
cinéaste («Ce bougre de nou-
veau monde»).
1958
Janvier Mise en place des institutions La Belle de Moscou (n°79): F. Truffaut, « Positif,
européennes à Bruxelles. Pre- (R. Mamoulian). Les Dix Com- copie zéro» . Le critique
mière collection Yves Saint mandements (C. B. de Mille). dénonce le comportement
Laurent pour Dior. M. Duras, Othello (S. Youtkevitch). « poujadiste » de ses adver-
ldoderato Cantabile. J. Staro- Ascenseur pour l'échafaud saires.
binski, J. -1. Rousseau. La (L. Malle).
Transparence et l'obstacle (la cri-
tique littéraire moderne s'affir-
me). G. Dumézil, L'idéologie
Chronologle jij
tripartite des Indo-Européeus.
E. Morin, « Tintin, héros
d'une génération" (La Nef).
Mars J. -P. Sartre soucient H . Alleg Le Dos au mur (E . Molinaro). (n°81): Dossier M. Ophuls.
dans L'Express. Cl. Lévi- Les Misérables Q. -P. Le Cha- Dossier K. Mizoguchi.
Scrauss, Anthropologie stroctu- nois). Bonjour tristesse (O. Pre-
rale (livre fondateur de la minger). Le Camaval des dieux
méthode structurale d'analy- (R. Brooks). Kanal
se des sociétés). R. Devos au (A. Wajda).
théâtre des Trois-Baudets.
Avril R. Martin du Gard, Fr. Mau- Bel ami (L. Daquin). Montpar- (n°82): Eloge de Mon Oncle
riac, J. -P. Sartre, A. Malraux nasse 19 O. Becker). Les Girls Q. Tati) par Doniol-Valcroze,
protestent contre la saisie du (G. Cukor). Le Septième sceau et de Bonjour tristesse (O. Pre-
livre d'H. Alleg. Exposition (I. Bergman). minger) par Rivette . Premier
universelle à Bruxelles. Expo- long texte de Eisenstein
sition de Y. Klein à la galerie publié par les Cahiers.
Iris Clerc, « Le Vide" (aucun
objet, des murs blancs).
Mai Un Comité de salue public se Mon Oncle Q. Tati). Nuits (n°83) : Entretien avec J. Tati
constitue à Alger (Massu), lan- blanches (L. Visconti). Jeux (Truffaut et Bazin). Le Septiè-
çant un appel à de Gaulle. Celui- d'été (I. Bergman). me sceau (I. Bergman) et Les
ci se déclare « prêt à assumer les Girls (G. Cukor), films du
pouvoirs de la République». mois pour Rohmer.
Julllet A. Malraux, nommé ministre L 'Ennemi public (D. Siegel). (n°85): Bergman élevé au
chargé du « rayonnement et La Toile d'araignée ; Thé et rang d'auteur Cahiers : • Berg-
de l'expansion de la culture Sympathie (V. Minnelli). manorama » par J. -L. Godard.
française" · Un Américain bien tranquille
(J. Mankiewicz).
Les Espions s'amusent O. Von
Sternberg).
Août More de R. Martin du Gard. La Ronde de l'aube (D. Sirk). (n°86): Dossier B. Keaton
Esprit, n° spécial « Nouveau Le Gorille vous salue bien (par A. Martin). Dossier J. Ford
Roman». (B. Borderie). (par L. Marcorelles).
Un Américain bien tranquille
(Mankiewicz) et Les Espions
s'omusf!tlt (Von Sternberg)
sont les films du mois
pour E. Rohmer ec
L. Moullec.
514 Histoire d'une revue
Sept. Constitution de la vc Répu- E11 cas de malheur (C. Autanc- (n°87): Dossier O. Welles (le
blique. S. de Beauvoir, Mémoires Lara). Une Vie (A. Astruc). Le plus long entretien des
d'unejeu11ejil/erangée. H. de Mon- Gaucher(A. Penn). La Clé années cinquance).
therlant, Théâtre, en Pléiade. (C. Reed).
Octobre W. Gombrowicz, Ferdydurke Lettre de Sibérie (C. Marker). (n°88) : Dossier K. Vidor.
(traduction). L. Aragon, La Rêves de femmes (l. Bergman).
Semaine sainte. Les Tricheurs (M. Carné).
Déc. Le général de Gaulle est élu La Chatte sur u11 toit brûlant (n°90): Numéro spécial
Président de la République (R. Brooks). La dernière fanfa - « Jeunesse du cinéma fran-
au suffrage indirect. F. Brau- re (j. Ford). L'Homme de çais» : présentation des films
del, « La longue durée» l'Ouest (A. Mann). Les Vikings d'Ascruc, Malle, Rouch, Cha-
(Annales ESC) : une nouvelle (R. Fleischer). brol, Franju, Kast. Extraits
étape pour la nouvelle de scénario de films de
histoire. Rivette, Marker, Truffaut,
Carbonnaux, Reichenbach ,
Bernard-Aubert.
1959
Janvier Encrée en vigueur du Marché Les Rendez-vous du diable (n°91) : Numéro spécial
commun. Révolution castriste (H. Tazieff). Les Nus et les « André Bazin» . Témoi-
à Cuba. Début de «Cinq morts (R. Walsh). Le Juge111ent gnages de cinéastes, textes de
colonnes à la une» (P. Des- des flèches (S. Fuller). Vertigo critiques, souvenirs d'amis.
graupes, P. Dumayet, I. Barrè- (A. Hitchcock). Le Temps
re, P. Lazareff). Colloque sur d'aimer et le temps de mourir
le mot «Structure » à la vie (D. Sirk). LeCauche111arde
section de l'Ecole pratique des Dramla (T. Fisher).
hautes études. Exposition Pol-
lock au Musée national d'art
moderne.
Février Fr. Maspéro crée sa maison Le Beau Serge (C. Chabrol). (n°92): Entretien avec
d'édition. La Femme et le pantin R. Brooks (Bitsch).
(J. Duvivier). Guinguette
(J. Delannoy). Gif}
(V. Minnelli). Au Seuil de la vie
(1. Bergman).
Mars E. Morin, Autocritique (Récit Les Cousins (C. Chabrol). (n°93) : Entretien avec
du parcours-type de l'intel- Moi, 1111 Noir(j. Rouch). L. Visconti (Doniol-Valcroze
lectuel au, puis hors du PCF). La Tête c011tre les murs et Domarchi). Présentation
(G. Franju). Vacances à Paris de S. Fuller par L. Moullet.
(B. Edwards). La Blonde et le Vertigo (A. Hitchcock), voici
shérif (R. Walsh). La Forêt LE film pour E. Rohmer.
interdite (N. Ray). Ivan J. Doucher rend compte
le Terrible (S. Eisenstein). du Beau Serge de C. Chabrol.
Les Contes de la lune vague après
la pluie (K. Mizoguchi).
La Prison (l. Bergman).
Chronologie 3m
Avril M. Weber, Le Savant et le poli- Les Dragueurs (j. -P. Mocky). (n°94): Entretien avec
tique (première traduction Goha (j. Baratier). Les TrijJl!f au R. Rossellini (Rivette et
française de Weber). R. Que- solei/(C. Bernard-Aubert). Les F. Hoveyda).
neau, Zazie dans le métro. Travauxd'Hercule(P. Francisci).
V. Nabokov, Lolita. Les Fraises sauvages (l. Bergman).
Mal Les Quatre cents coups (F. Truf- (n°95): Dossier K. Mizogu-
faut). Rio Bravo (H. Hawks). chi: « La splendeur du vrai».
Comme un toTTent (V. Minnel- Texte de Rivette sur les
li). Cannes: triomphe de la Quatre cents coups (Truffaut)
« Nouvelle Vague ». et de Godard sur La Tête contre
les murs (Franju).
Juin More de B. Vian. Esprit, n° Hiroshima mon amour (n°96) : En couverture : Les
spécial « Le Loisir». (A. Resnais). Orfeu Negro Quatre cents coups. Dans le
(M. Camus). La Révolte des compte rendu du festival de
gladiateurs (V. Coccafavi). Cannes: « Eclatée au début du
L'impératrice Yang Kwei Fei festival, la bombe Truffaut
(K. Mizoguchi). aura retenti jusqu'à la fin et son
écho se prolongera longtemps
encore » (Doniol-Valcroze).
Sept. Yves Saine Laurent lance la Les Liaisons dangereuses (n°99): Numéro spécial
« guerre du genou» en le (R. Vadim). Le Joumal d'Anne « Fritz Lang ».
dévoilant. L. Althusser, Mon- Frank (G. Stevens). Le Pigeon
tesquieu. La Politique et l'histoi- (M. Monicelli). Gipsy
re. Premier numéro de Salut (J. Losey).
les copains.
J16 Histoire d'une revue
Octobre J. Genet, Les Nègres (théâtre Le Déjeuner sur l'herbe (n°100) : Numéro spécial:
de Lutèce, mise en scène (J. Renoir). Le Général de la couverture dessinée par Coc-
R. Blin). Premier numéro de Rovere (R. Rossellini). teau, textes de Astruc, Bec-
Pilote. ker, Renoir, Leenhardt, Cha-
brol, Audiberti, Bazin.
Doniol-Valcroze raconte l'his-
toire de la fondation de la
revue.
Nov. Jacques Brel à Bobino. La Jummtverte (C. Autant- (n°101) : Dossier G. Franju
Lara). La Mort aux trousses (entretien, par F. Truffaut,
(A. Hitchcock). Cendres et dia- textes, et témoignages de tra-
mant (A. Wajda). Mort de vail).
Gérard Philipe.
Déc. Première grande émission de Signé Arsène Lupin (Y. Robert). (n° 102): Quatre « chefs-
radio avec Johnny Hallyday. Un trou dans la tête (F. Capra). d'œuvre » pour E. Rohmer,
Rétrospective Max Ernst au J. Douchet, L. Moullec,
Musée d'art moderne. J. Domarchi, l'équipe-type de
la revue à ce moment : Le
Déjeuner sur l'herbe de Renoir,
La Mort aux trousses d'Hitch-
cock, Le Général de la Rovere
de Rossellini, et Deux hommes
dans Ma11ha11a11 de Melville.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION .................................................................................................................. 7
Le petit théâtre des Cahiers du cinéma
Historien des pratiques culturelles, Antoine de Baecque est également depuis cinq ans
zw
I · membre de la rédaction des Cahiers du cinéma. JI a déjà publié La Caricature révolutionnaire
0
u (Presses du CNR.S) et un essai sur Andrei Tarkovski (Editions des Cahiers du ci néma).