C'est au xme siècle que la civilisation médiévale sort ses
effets les plus caractéristiques. Les monarchies féodales font place dans leur organisation à toutes les forces dont se compose une société développée ; les nations européennes sont à la veille de naître ; le bien-être matériel s'accroît, les relations entre peuples se multiplient ; le gothique surgit à côté du roman ; la peinture à fresque de Giotto, les canzones de Guido Cavalcanti et les poèmes de Dante ouvrent à l'art une voie triomphale qui mènera en droite ligne à la Renaissance. Plus que jamais la religion contribue à l'unité et au cosmopolitisme des conceptions dont vivent les hommes de ce temps. L'Eglise est partout, par ses évêques, ses clercs, ses moines ; et la Papauté, arrivée à l'apogée de sa puis sance, se dresse au-dessus des empires et des royaumes. Les hommes sont fiers de la façon dont ils ont organisé l'existence ; et comme au temps d'Auguste, ils croient de bonne foi avoir conduit l'humanité à un stade décisif et fait pour durer. A ce moment paraissent en masse compacte des systèmes de philosophie. Ils sont si nombreux que pour trouver un
*) Extraits d'un ouvrage sous presse : Civilization and Philosophy in the
Middle ages, que publiera l'université de Princeton (U. S. A.). 60 M. De Wulf
autre exemple d'une floraison aussi abondante, il faut
remonter jusqu'au temps de la splendeur néo-platoniciennne. Toutefois, parmi tant de systèmes, il en est un qui domine par la valeur de ses doctrines et le nombre de ses adhérents ; il fournit sur les problèmes capitaux du monde et de la vie les solutions les mieux coordonnées ; les penseurs les plus brillants de l'époque adoptent ses directives : c'est la philosophie scolastique. Cette philosophie est le résultat d'un travail lent et progressif, qui suit le rythme général de la civilisation occidentale. La fermentation doctrinale, peu active dans les débuts, s'intensifie aux xie et xn° siècles, en même temps que la société prend sa figure féodale ; elle atteint son intensité maximale, au moment où dans tous les départe mentsde l'activité humaine apparaît une façon de vivre, de penser, de sentir, propre au moyen âge. Cette grande systématisation philosophique reflète les tendances unitaires du temps ; sa valeur est cosmopolite ; son optimisme, son impersonnalité, son souffle religieux la mettent à l'unisson de la civilisation tout entière. Les occidentaux ont repensé, dans la scolastique, les problèmes et les solutions du monde grec et du monde oriental, mais ils y ont introduit leur génie propre, et dans ce sens on peut l'appeler un produit spécifique du moyen âge. Là est le secret de son expansion en Occident l). Est-il surprenant que la philosophie scolastique ait contribué à former le tempérament philosophique des peuples qui en ont vécu ; qu'elle leur ait donné un pli intellectuel, un tour de pensée durable, et qu'à ce moment unique où se fixe la figure des peuples Européens, nous assistions à la formation de certains caractères généraux, dont l'action survit au xme siècle et même au moyen âge ? Les formes économiques, les organisations politiques se transforment ou se perdent — et de fait, vers la fin du
1) Voir chapitres V-VIII du même ouvrage.
La Formation du Tempérament national au XIIIe s. 61
xive siècle, elles subissent des changements profonds. Mais
les idéals moraux et intellectuels — émanations plus directes de l'âme — persistent et se transmettent. Ils forment une sorte de tempérament psychique, dont l'em preinte affecte des races entières, à peu près comme le tempérament physique affecte le corps durant toute la vie d'un individu. C'est ainsi, pour choisir un exemple, que les habitudes de courtoisie et d'honneur, nées du contact de l'Eglise et de la société féodale, ont survécu au moyen âge. De même, le xme siècle nous a légué un tempérament philosophique ou plutôt des tempéraments pliilosophiques divers ; et j'entends par là des manières de philosopher résultant de la mise en œuvre de certaines doctrines et de certaines méthodes.
II.
Le tempérament philosophique dominant dans la civil
isation du xin( siècle est le tempérament scolastique, puisque la scolastique est la philosophie la plus répandue, celle qui répond le mieux aux aspirations de l'Occident. Or la philosophie scolastique a mis en œuvre trois doctrines, qu'on peut aussi appeler des méthodes de penser, ou façons générales d'approcher les problèmes : La première consacre la valeur de l'individu ou de la personne, seule réalité humaine. Elle fait de chaque homme un agent autonome, ayant en propre son corps, son intell igence, sa volonté, sa liberté. Chaque individu est nanti de capacités personnelles qui diffèrent en degré d'un individu à l'autre ; et cette inégalité des pouvoirs d'action explique la diversité des aptitudes dans la vie de groupe. Chaque être humain a droit à un bonheur personnel, et, après la mort, il est appelé à jouir d'une survie personnelle. De plus, l'individu humain est protégé contre l'Etat ou la collectivité par tout un système de droits intangibles. Il en résulte que la scolastique du xme siècle répugne à tout ce 62 M. De Wulf
qui ressemble à l'abdication d'un homme devant un autre
homme. Il en résulte aussi qu'elle a conçu une horreur profonde pour le monisme ou le panthéisme, c'est-à-dire pour la doctrine qui fusionne tous ou certains êtres en un seul, qui fait de tous les hommes des parties ou des devenir d'un grand tout, qui dès lors supprime leur individualité. L'âpre bataille livrée par les scolastiques du xme siècle contre les averroïstcs parisiens, qui ne voulaient qu'wne seule âme pour tous les hommes, s'explique par les sen timents profonds de la majorité. Cette doctrine que l'individu seul est une réalité et dès lors la valeur principale du monde moral est — je le sais — d'inspiration aristotélicienne ; elle est gravée au fron tispice de la Métaphysique, de ce grand livre de bon sens et de vie dont l'humanité a vécu et vit encore : l'individu seul est vraie substance. Mais soyez certains que si cette doctrine n'avait pas répondu à des besoins profonds de la civilisation du moyen âge et des peuples qui en avaient alors la direction suprême, elle n'eût jamais passé dans leur moelle et dans leur sang. D'Aristote comme de Platon, comme de saint Augustin, comme d'Avicenne et d'Averroès, les occidentaux n'ont pris que ce qui leur convenait et parce que cela leur convenait. Or, il est aisé de voir que la doctrine philosophique de la valeur de l'individu et des qualités individuelles était en intime accord avec les conditions de la vie, avec les vertus féodales, avec le système de pactes et contrats qui réglaient le travail des corporations et les rapports des sujets et des rois, des vassaux et des suzerains. La théorie s'organise dans les systèmes philosophiques, en même temps que la pratique se cristallise dans les réalités vécues. Les solutions individualistes du problème des universaux, qui triomphent définitivement depuis Abélard, sont une justification méta physique du particularisme des seigneurs féodaux 1).
1) Voir chapitre III du même ouvrage.
La Formation du Tempérament national au XTIF s. 63
Voici une seconde doctrine, qui deviendra une façon
générale de philosopher, et qui s'apparente d'ailleurs à celle que nous venons d'exposer : c'est l'intellectualisme, c'est-à-dire la royauté de la raison dans l'homme — et, par voie de corollaire, l'amour de la clarté et de la précision. L'intellectualisme, dont Thomas d'Aquin et Duns Scot sont les grands représentants, mais qui se retrouve à un moindre degré dans les écoles d'Alexandre de Halès et de saint Bonaventure, introduit dans tous les départements de la vie consciente la suprématie de la raison. Cette suprématie se manifeste en psychologie, où la raison apparaît en reine, où elle est le flambeau qui éclaire et dirige la volonté nécessaire ou libre, où elle est la règle qui freine les passions et les appétits inférieurs. Même souve raineté en morale, où la raison donne à la destinée et au bonheur une signification caractéristique. Etre heureux, c'est avant tout connaître. Déjà ici-bas, la science est la grande consolatrice : si elle était parfaite, ce serait le bonheur. Cette suprématie de la raison apparaît encore dans la théorie de la science, dans l'étude métaphysique de l'ordre fondamental des choses qui est suspendu tout entier à la raison divine ; elle éclate dans la théorie de la loi natu relle et morale que Dieu lui-môme ne pourrait changer sans contredire à la raison éternelle, c'est-à-dire sans se détruire. Dante, qui fut élevé dans ce clair intellectualisme, peut donc écrire en vérité : La raison est dans l'individu ce que le père de famille est dans la famille, le chef dans la cité — elle est maîtresse l). Le Convito de Dante est écrit pour les « affamés de savoir » et veut faire participer toute l'humanité à la science « désirée de tous ». Dans la Divine Comédie, Virgile représente la science humaine que l'âme doit acquérir dans sa plénitude avant d'être admise aux mystères divins, et chaque élu du Paradis jouit de la béatitude « qu'il peut concevoir ». En toutes choses la
1) De Monarchia, lib. I. 64 M. De Wulf
raison fait entendre sa voix. Les Dits de Raison remplissent
nos vies comme ils remplissent le Roman de la Rose. La souveraineté de la raison se manifeste non moins dans la théorie de l'Etat, où le gouvernement doit être un gouvernement de lumière, appartenir à une aristocratie intellectuelle *), aider l'individu à se conduire suivant sa raison ; où tout arbitraire doit être exclu des lois ; où le système électif n'est justifié que parce qu'il favorise l'œuvre de la raison. C'est parce que la philosophie dominante du xme siècle est une philosophie intellectualiste qu'elle a conçu l'amour des idées claires. Elle a lutté contre les vapeurs capiteuses du mysticisme arabe ; elle a fait planer dans les discussions une atmosphère de précision et de netteté qui a exercé sur la formation des esprits la plus bienfaisante influence. C'est à cette discipline mentale, remarquent justement Saintsbury et Brunetière, que le latin philosophique des maîtres doit son assouplissement et sa précision, et les langues modernes, des parties entières de leur vocabulaire2). Il est intéressant de noter que l'intellectualisme et l'amour de la clarté, que la scolastique érige à la fois en méthode de penser et en doctrine, apparaissent dans d'autres formes de la culture du xme siècle. Ils inspirent dans les moindres parties l'édifice dogmatique que les docteurs en théologie ont construit, en donnant à chaque élément de la croyance un sens apologétique et rationnel. On les retrouve dans le travail des canonistes qui raisonnent le droit ecclésiastique et dans celui des légistes qui raisonnent le droit romain. Même intellectualisme dans l'explication des rites et des symboles dont un homme comme Guillaume Durand, de Mende, cherche à pénétrer les multiples sens ou raisons. Même intellectualisme surtout et même clarté dans
1) Thomas d'Aquin, Contra Gentiles, I, c. 81.
2) Saintsbury, The Flourishing of Romances and the rise of Allegory (Periods of European Literature. London, t. II, 1897), chap. I, The Function of Latin. — F. Brunetière, Manuel de l'histoire de la littérature française, 1898, pp. 28 et ss. La Formation du Tempérament national au XIIIe s. G5
l'architecture et la sculpture gothiques, où tout est raisonné
et rationnel. N'a-t-on pas dit, avec justesse, que l'architec ture gothique est une application de la logique à des poèmes de pierres, qu'elle parle haut et clair à l'esprit autant qu'aux veux ? Elle n'est autre chose, selon Viollet-Le-Duc, que l'application la plus logique possible des lois de la pesanteur. Dans les cathédrales du xme siècle, la croisée d'ogives traduit bien haut sa fonction, comme aussi les contreforts et les arcs-boutants. Partout éclate la rationalisation élé gante. Pas d'ornements superflus, rien de cette décoration de fantaisie où sombre l'idée ogivale au xve siècle. Il n'en est pas autrement de la sculpture du xme siècle, dont toute la plastique est vivifiée par des idées claires et rigoureuses. L'iconographie du xme siècle, écrit M. Mâle, veut parler à l'intelligence et non au sentiment. Elle est doctrinale et Ihéologique, c'est-à-dire logique et rationnelle, mais n'a rien de pathétique et de tondre. Les grandes scènes religieuses s'adressent à l'esprit et non au cœur 1). Toute la société d'ailleurs est intellectualisée en ce sens que tout le xmp siècle est assoiffé d'ordre. Rapports de vassaux et de suzerains, de sujets et de rois ; participation des féodaux et des Communes aux prérogatives du gouver nement ; établissement des Parlements nationaux ; codifica tion des lois civiles et canoniques, hiérarchie absolue et
1) Voyez la façon dont les artistes du xme siècle conçoivent la Nativité :
« Marie, sur son lit, détourne la tête ; l'enfant n'est pas dans une crèche, mais sur l'autel ; une lampe est suspendue au-dessus de sa tête entre les rideaux ouverts. Les sentiments humains se taisent dans pareille conception et il en est de même quand la Vierge, impassible, porte sur les bras ou sur les genoux l'enfant Rédempteur, ou qu'elle assiste, sans faiblir sous la douleur, au crucifi ementde son fils. Ce n'est qu'à partir du xive siècle que l'art s'attendrit, que la Vierge sourit et pleure, et la pomme symbolique que la sérieuse Vierge du xme siècle porte dans sa main, pour rappeler qu'elle est l'Eve nouvelle, devient au xive siècle un jouet qui empêche l'enfant Jésus de pleurer». Male, L'Art religieux au XIIIe siècle en France, 1910, pp. 221 et 239 Ce qui est vrai de la sculpture l'est des débuts de la peinture, qui, elle aussi, fait passer le sentiment après l'idée et se met au service de la doctrine. 5 66 M. De Wulf
internationale de l'Eglise ; subordination des Etats à
l'autorité morale du Pape : la société du xme siècle est modelée sur la cité de Dieu, et l'on croyait le moment venu où toutes choses devaient trouver leur place définitive. Or, la passion de l'ordre implique celle de la clarté et de la logique, car l'ordre, remarque Thomas d'Aquin, révèle partout l'intervention de l'esprit. Intelleclus solhis est or dinar e l). L'équilibre qui existe entre les forces sociales et civilisa tricesdu xme siècle se manifeste à l'intérieur de la philo sophie scolastique. La philosophie dominante de ce temps a le sens de la mesure, et ceci est un troisième caractère profond qui entrera dans le tempérament de ceux qui l'ont constituée et cultivée. Ses doctrines sont faites de modérat ion et de prudence. Elle est à mi-chemin entre la pensée de Platon .et celle d'Aristote ; elle corrige le naturalisme d'Aristote par l'idéalisme de Platon et de saint Augustin. C'est ainsi, par exemple, que la méthode constructive du savoir humain, préconisée par la scolastique, est une combinaison équilibrée d'analyses et de synthèses. L'obser vation des faits physiques et moraux, et l'expériment ation s'il y a lieu, fournissent les données fondament ales que l'esprit décompose (analyse) afin d'y découvrir des lois, qu'il enchaîne les unes aux autres et qu'il hiérarchise. Mais après qu'il a saisi dans le fait — qui est toujours complexe — le mode d'action et la nature de l'être agissant, l'esprit repart de ces notions simples, où tout est contenu en raccourci. Il les combine (synthèse), fait appel à des notions nouvelles et cherche à comprendre d'un point de vue déductif l'objet de sa recherche. La mécanique, par exemple, l'hydrostatique, l'optique sont construites sur des bases inductives, mais dès qu'elles sont placées dans le champ d'éclairage des mathématiques et soumises au jeu des formules, elles deviennent graduellement déductives.
1) In Ethic ad Nicomach. Lect. I, 7.
La Formation du Tempérament national au XTIF s. 67
Joindre l'analyse à la synthèse, tempérer la synthèse par
l'analyse est la méthode idéale, dont la scolastique ordonne à chaque science de se rapprocher. Si j'en avais le temps, je montrerais cette modération dans toutes les théories psychologiques, métaphysiques, cosmologiques, logiques, esthétiques, morales que la scolas tique aborde, et aussi dans sa théorie du progrès et de la culture, qui tient compte à la fois de ce qu'il y a de fixe et de ce qu'il y a de changeant et de perfectible dans la nature humaine l). La scolastique évite les extrêmes, se complaît dans les solutions mitoyennes. Pour toutes ces raisons elle est profondément humaine.
III
Valeur de la personnalité, royauté de la raison et des
idées claires, sens de la mesure et modération dans les doctrines qui la constituent : ces trois caractères de la philosophie scolastique sont en parfaite consonance avec la civilisation occidentale du xme siècle. Si l'on songe d'autre part que cette civilisation est avant tout le produit de facteurs français et que la France est le centre d'où elle rayonne au dehors *), il est intéressant de noter que les ouvriers de la philosophie scolastique, ceux qui l'ont menée à bonne fin et lui ont apposé leur empreinte, sont des Français, des Italiens, des Anglais, des Flamands, des Wallons. Thomas d'Aquin etBonaventure appartiennent à de grandes familles italiennes ; A. de Halès, Duns Scot, Guillaume d'Occam et combien d'autres sont des Anglo- Celtes ; Gérard d' Abbeville, Guillaume d'Auvergne, Guil laume d'Auxerre sont nés en France ; Henri de Gand, Siger de Courtrai sont originaires des Flandres ; Godefroid de Fontaines est de noblesse liégeoise. Tous se coudoient
1) Voir chapitre XII du même ouvrage.
2) Les xue et xni'- siècles sont des siècles français. Plus personne ne conteste sérieusement ce fait. Lampreclit et Steinhausen le reconnaissent pleinement. 68 M. De Wulf
à Paris, y séjournent, y enseignent et sont Français par
leur éducation. Le rôle des Teutons est effacé, presque nul. La seule personnalité de marque, venue d'outre-Rhin, est le Souabe Albert le Grand, comte de Bollstadt. Son œuvre mérite d'être jugée avec le plus grand soin, mais les services qu'il rendit à la philosophie scolastique sont de nature très spéciale. Albert le Grand, en effet, est un infatigable dresseur de textes, un commentateur inlassable, un obser vateur de faits, un excellent encyclopédiste, mais un piètre philosophe. Qu'on me comprenne bien. Je n'entends pas dire que les Germains d'outre-Rhin — que j'appellerai Teutons avec les philosophes du moyen âge — n'ont pas joué de rôle dans la philosophie du xine siècle, car il est sorti de leurs rangs des hommes remarquables, dont la pensée est signi ficative dans l'histoire de la civilisation du moyen âge. Mais leur philosophie n'est pas la philosophie scolastique. Ils inaugurent d'autres tendances. Dans leur pensée se déposent des semences étrangères au tempérament néo-latin et anglo-celte, qui lèveront timidement au xine siècle mais fructifieront aux xiv° et xve siècles et nourriront les idéals de l'âme allemande moderne. Le contraste entre le tem pérament scolastique et le temperament teutonique du xme siècle est instructif. Il vaut la peine qu'on s'y arrête.
IV
Pour le comprendre, il nous faut revenir un instant au
fait capital de l'histoire philosophique médiévale que j'ai signalé en commençant et que je n'ai pas le temps de déve lopper ici l) : « La philosophie scolastique est dominante au xnie siècle ; mais à côté de la scolastique, beaucoup
1) Voir mon Histoire de la Philosophie médiévale, 4e édit , 1912.
La Formation du Tempérament national au XIIIe s. 69
d'autres philosophies se développent » . Le xine siècle est
une période d'exubérance. Du point de vue social qui nous occupe, le plus influent parmi ces courants secondaires de philosophie est le courant néo-platonicien 1). Il se nourrit des doctrines de Proclus, dont les écrits étaient nouvellement traduits ; il s'alimente aussi de quelques théories d'origine averroiste, et son sillage se dessine nettement à partir du milieu du xnr siècle. Or, n'est-il pas étrange que tous les néo-platoniciens connus à ce jour sont des Germains d'outre-Rhin ou ont des attaches avec la Germanie ? Ce sont des contemporains ou successeurs immédiats d'Albert le Grand, et plusieurs sont, comme lui, des dignitaires de la province dominicaine de Germanie : Ulric de Strasbourg, son disciple immédiat, — le Silésien Witelo — Thierry de Fribourg ou le Teutonique — Berthold de Mausbach, qui fut peut-être le disciple d'Albert, — et le plus célèbre de tous, maître Eckhart de Hochheim. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que tous ces écrivains philosophiques du xme siècle, dont les travaux sont main tenant publiés ou bien connus, s'éloignent volontairement de la philosophie scolastique dominante, de la philosophie des néo-Latins et des Anglo-Celtes qu'ils connaissent d'ail leurs admirablement. Thierry de Fribourg dit expressément qu'il veut se séparer des communiter loquentes, de la philo sophie commune. De même Eckhart nous avertit qu'à première vue ses doctrines sembleront monstruosa, dubia ant falsa 2). Sans pouvoir entrer ici dans le détail de ces philosophies, je suis frappé de voir qu'il s'en dégage des caractères, des tendances qui sont diamétralement opposés aux tendances de la pensée néo-latine et anglo-celte que nous avons signalées.
1) Je ne m'occupe pas ici du courant averroiste, dont l'action sociale, à mon
avis, fut secondaire. Voir le même ouvrage sous presse, chap. XI1I. 2) Denifle, Meister Eckharts lateinische Schriften (Archiv. fur Litteratur und Kirchen Geschichte des Mittelalters, 1886), p. 535. 70 M. De Wulf
Le premier caractère est un manque de clarté dans la
pensée et de précision dans le langage. Le célèbre Eckhart est un penseur obscur, ein unklarer Dcnker, dit Denifle, son meilleur historien et lui-même un Allemand 1). Aux idées claires et aux expressions précises de la sco- lastique, les néo- platoniciens teutoniques préfèrent des théories équivoques et des images trompeuses. Leur pensée ne vole pas en pleine lumière ; elle se contente d'à-peu-près. Leur imagination trouve une pâture dans des analogies — notamment dans la comparaison de l'écoulement, du rayon nement, du flux, qui représente la création et la génération comme une eau qui s'échappe de la source divine, une lumière qui part du foyer lumineux de la divinité. Ceci nous amène à un second caractère, beaucoup plus important, par lequel cette philosophie s'oppose à la sco- lastique : l'attirance vers le panthéisme, le besoin d'unir l'homme à Dieu au point de les confondre ; la recherche d'un commerce mystique si intime que toute distinction de l'âme avec la divinité disparaît. De tout le groupe des esprits germaniques du xme siècle, Eckhart est celui qui subit le plus cette attirance, et c'est lui qui aura le plus d'action sur les générations montantes. Il enseigne que l'existence de Dieu est l'existence môme de ses créatures : une seule et même existence les enveloppe. Voilà pourquoi, écrit-il, les créatures sont affamées et assoiffées de Dieu. Les animaux cessent de nourrir leurs petits quand ils gran dissent, mais de Dieu les créatures sont insatiables parce qu'elles existent en lui 2). Pareille théorie est aux antipodes de la scolastique, qui donne à chaque personne sa valeur d'existence distincte de toute autre, même de celle de Dieu. Dès lors les descriptions qu' Eckhart fait de l'union mys tique de l'âme et de Dien donnent le vertige. Ce que Dieu aime en nous, c'est lui-même, sa propre existence. L'âme est un sanctuaire de Dieu où lui-même se retrouve.
1) Ibid., p. 459. 2) Ibid., p. 582. La Formation du Tempérament national au XIIIe s. 71
II est bien difficile d'absoudre une pareille doctrine du
reproche de panthéisme, malgré les efforts de maître Eck- hart pour s'en défendre, et malgré la sincérité de ses inten tions. Mais les intentions d'un homme relèvent de sa psy chologie et de sa conscience morale ; elles ne sont pas un facteur de sa doctrine. Enfin, la philosophie des Teutons du xine siècle manque de modération et d'équilibre. Nous avons dit que la méthode constructive employée par la scolastique est une combinai son d'analyse et de synthèse. Elle part des faits qu'elle observe dans la nature extérieure et dans la conscience ; des faits elle s'élève aux lois et aux principes. Ce n'est qu'après ce travail d'analyse qu'elle autorise les vues déduc- tives où tout le réel est suspendu à Dieu. Le néo-platonisme allemand procède à rebours. Il ne part pas des faits, mais de l'idée d'être. De l'être en général, il déduit les choses particulières selon une sorte d' « écoulement •» , une format ionpar cascade. Ici encore Eckhart représente le mieux l'esprit du groupe. Personne plus que lui ne s'est complu dans la majestueuse tranquillité et l'impénétrable mystère de la divinité, dans l'abîme obscur et insondable de sa réalité, dans l'effusion de l'âme passive et dépouillée d'elle- même en cet océan de réalité. Eckhart ne s'attarde pas comme Bonaventure à marquer les étapes inférieures de l'itinéraire de l'âme vers Dieu ; sa pensée bondit vers Dieu même. Le principe et le terme seuls l'intéressent. Déjà Eckhart est de la race de Jacob Bôhme, de Fichte et de Hegel. Il serait aisé de montrer que ce manque de mesure affecte non seulement la méthode constructive de ce groupe de Teutons néo-platoniciens, mais leur métaphysique, leur psychologie, leur morale. Eckhart l'introduit dans son explication du dogme et des données de la conscience reli gieuse. Son mépris de l'acte extérieur, son exagération du côté direct de l'expérience religieuse, le peu de place qu'il laisse à l'autorité de l'Ecriture, tout cela prépare la 72 M . De Wulf
Réforme, et contraste avec la théologie dogmatique, mys
tique et morale d'un Thomas d'Aquin. En résumé : Mise en valeur de l'individu métaphysique et de la personnalité ; culte de l'idée claire et de l'expres sion nette ; combinaison de l'induction et de la déduction ; modération dans les doctrines et juste milieu entre les extrêmes. Ces caractères ou, si l'on veut, ces tendances de la scolastique édifiée par des néo Latins et des Anglo- Celtes font place dans le néo-platonisme d'un groupe d'Allemands du xine siècle à une complaisance pour le monisme ou le panthéisme, à un besoin de la déduction à outrance, à une prédilection pour l'étude de l'Etre et de ses degrés descen dants, à une sorte d'aversion pour l'intellectualisme, à une complaisance dans des images et des métaphores qui repré sentent, sous un jour trompeur ou équivoque, le commerce mystique de l'âme et du divin, et par-dessus tout à une absence d'équilibre qui donne à des points de vue et à des doctrines trop de relief, au détriment d'autres laissés dans l'ombre. C'est au moment où les nations européennes prennent leur physionomie propre, où les cadres du cosmopolitisme médiéval sont à la veille d'éclater, — c'est alors que, pour la première fois, on voit poindre des oppositions fondament ales dans le tempérament philosophique des occidentaux, — et il ne serait pas difficile de montrer que ces oppositions ont pénétré la mentalité moderne. M. De Wulf.