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L'HOMME
ET SON DESTIN
HARMONIE ET DISCORDANCE
XIX E
siècle. On a cru alors au p r o g r è s , au p r o g r è s continu. On
s'est imaginé que l ' h u m a n i t é avait t r o u v é un levier qui l u i per-
mettrait de soulever tous les obstacles. Mais en définitive qu'a-t-on
résolu ? les p r o b l è m e s physiques, et uniquement les p r o b l è m e s
physiques.
C'est que notre intelligence est une fonction mentale qui est
naturellement et p a r t i c u l i è r e m e n t a d a p t é e à comprendre et à or-
ganiser la m a t i è r e et l'espace. Aussi a-t-elle p r o p u l s é surtout les
sciences de la m a t i è r e . Leur p r o g r è s vertigineux a e n t r a î n é la
société dans son sillage. Il y a développé, h y p e r t r o p h i é le culte
de la m a t i è r e , de tout ce qui est dans l'espace, du concret, du
positif, et le culte de ce qui en nous-mêmes est le plus apte à les
saisir, à les manier, c'est-à-dire notre intelligence fonctionnelle.
Qu'en est-il résulté ? L a civilisation moderne, scientifique et
technique qui, dans son domaine, a d o n n é des r é s u l t a t s éton-
nants, parce que l'intelligence sèche ainsi t o u r n é e m é t h o d i q u e -
ment et e x p é r i m e n t a l e m e n t vers le réel ne pouvait qu'y réussir.
C'était, pour ainsi dire, sa fonction naturelle. Jamais encore, avant
la science, on ne l'avait si exactement a p p l i q u é e à ses possibilités.
Mais les facultées sensibles, spirituelles, l'âme étaient négligées,
en contrepartie, j u s q u ' à ê t r e atteintes dans leur vitalité.
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N é a n m o i n s , le x i x siècle a d'abord cqnnu une é p o q u e d'eu-
phorie, dans l'ivresse de c o n q u é r i r et d'asservir la nature. Bien !
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Mais le X X siècle commence à mesurer les contrecoups.
L'homme n'est pas qu'une m é c a n i q u e c é r é b r a l e ; la réalité
n'est pas que de la m a t i è r e . E t nous sommes placés en face d'une
carence ; nous arrivons à une échéance. A l'heure actuelle,
l'homme s'aperçoit q u ' à n ' ê t r e que m a t é r i a l i s t e , on néglige et on
perd une part immense de soi-même, qui est la vie i n t é r i e u r e
(ce mot désuet !), la vie spirituelle — et en n ' é t a n t que technicien,
c'est-à-dire m é c a n i s t e , on finit par ne plus pratiquer que des rou-
tines mentales auxquelles on fait moudre, comme dans un moulin
à café, les informations dont on nous mitraille...
Ainsi l'homme a perdu le sens de sa fonction globale qui est
à la fois d ' a d h é r e r au réel pour le sentir d'abord, le comprendre
ensuite, et a p r è s quoi d ' a d h é r e r à la longue expérience du passé.
Nous sommes devenus des hommes incomplets, en passe de
se transformer en robots mentaux.
— Oui, René Huyghe, l'homme a perdu l'essentiel. Mais l'homme
est-il perdu ?
— Alors là, vous posez un p r o b l è m e qui, vous le pensez bien,
me p r é o c c u p e é n o r m é m e n t . Il faudrait distinguer le plan phy-
sique et le plan moral. On peut dire que l'homme est, à l'heure
actuelle, extraordinairement m e n a c é sur ces deux plans. Voulez-
vous qu'on les aborde successivement ?
Plan physique : r é c e m m e n t , j ' a i entendu à l'Académie le discours
de Jean Rostand à qui personne ne contestera la qualité de savant ;
et Jean Rostand soulignait justement le danger devant lequel
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faut également avoir des ouvriers. Faites des enfants, parce que
l'industrie marchera mieux. » La machine, i l est vrai, supplante
la main-d'œuvre. Mais alors, i l faut des consommateurs. Consé-
quence : la surpopulation... Le contre-choc intervient !
La surpopulation e n t r a î n e tout ce qui n'a pas é t é p r é v u :
nous sommes en train d'épuiser les ressources de la terre ; non
seulement nous les é p u i s o n s , mais, en les utilisant dans nos usi-
nes, nous c r é o n s des sous-produits chimiques, é t r a n g e r s à nos
prévisions. Et nous empoisonnons l'eau qui reste et l'air.
Tout de m ê m e , depuis que nous avons é t é dans la Lune, nous
pensons, — parce que nous l'avons vu — que la terre est une bulle
perdue dans l'espace et limitée. Tant que nous prendrons ce qu'il
y a dedans... comme dans un sac, nous aurons de quoi vivre ; mais
le jour où le sac sera vide ? Et cette échéance, nous faisons tout
pour la rapprocher.
La surpopulation augmente continuellement au c a r r é et plus ;
elle poursuit une croissance exponentielle. On aura mis, par exem-
ple, deux mille ans pour doubler une population ; maintenant,
pour doubler ce total, i l ne faudra plus que cent cinquante ans.
C'est une accélération folle, celle de la voiture dont les freins
lâchent dans une pente !
Nous accélérons la croissance de la population, donc nous accé-
lérons la consommation. U n autre p r o b l è m e surgit : i l va y avoir
manque d'eau. D'ici un siècle, l ' h u m a n i t é saura d'autant moins o ù
la trouver que nous la polluons quand nous ne la consommons pas !
Il y aura é p u i s e m e n t fatal, un jour ou l'autre, du p é t r o l e .
Ah ! nous avons les optimistes, qui sont toujours les gens à œil-
lères et qui nous tranquillisent. C'est comme l'enfant qui croque ses
bonbons : le sac est gonflé encore. « Oh, pense-t-il, i l y en aura tou-
jours ! » Oui, mais attention ! un jour i l n'y en aura plus. E t si, au
surplus, ce n'est pas un gosse, mais dix gosses qui puisent dans le
sac, ça ira encore plus vite. C'est le p r o b l è m e de l ' h u m a n i t é .
Tel est le danger de la pensée et de son m é c a n i s m e orienté sur
son r é s u l t a t i m m é d i a t , c h e r c h é , mais qui ne prévoit pas les con-
s é q u e n c e s qu'il e n t r a î n e r a une fois atteint.
Et voilà un premier danger.
Mais i l en est un d e u x i è m e qui e n c h a î n e sur le premier ; j ' a i
p a r l é des dangers moraux...
Notre intelligence positive ne croit plus q u ' à la m a t i è r e ; elle
n'admet plus que le m a t é r i a l i s m e . Mais peut-être qu'aujourd'hui le
vrai p r o g r è s , c'est de penser au-delà de la m a t i è r e . L a V i e ? On
s'acharne à d é m o n t r e r que la vie — n'est-ce pas la grande préoccu-
pation de beaucoup de scientifiques ? — que la vie est simplement
n é e d'un hasard de la m a t i è r e .
— Vous pensez à Jacques Monod, là encore ?
— Je pense à Monod, bien sûr...
— « Le Hasard et la Nécessité » !
— ... à Monod, que j'aime beaucoup, qui est un collègue, qui
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