LE COURRIER

VENDREDI 10 JUILLET 2020

CULTURE leMAG 19
WEEK-END

Dans Générations collapsonautes, les chercheurs Yves Citton et Jacopo Rasmi dressent
l’état des lieux des discours «effondristes» qui hantent notre présent

HABITER L’EFFONDREMENT
MAXIME MAILLARD
Essai X Comme son nom ne l’indique
pas en français, la collapsologie est un
courant de pensée ayant pour mission
d’évaluer les risques d’«effondrement»
de la civilisation industrielle et d’imagi-
ner les formes de vie qui pourraient lui
succéder. Ses tenants sont des militants
et des scientifiques de tous bords qui
s’appuient sur les données scientifiques
liées au réchauffement climatique et à
la sixième extinction de masse de la
biodiversité, pour produire des discours
visant à alarmer les gouvernements
et l’opinion publique sur l’urgence de
changer de modèle de société.
Suscitant tantôt incrédulité, fasci-
nation, voire adhésion fanatique, ces
discours sont au cœur d’un essai ré-
cemment paru aux Editions du Seuil.
Dans Générations collapsonautes, les
chercheurs Yves Citton et Jacopo Ras-
mi se proposent à la fois de dresser l’état
des lieux des récits d’effondrement, d’en
montrer la pertinence et les limites, tout
en opérant une prise de recul salutaire
avec une peur – la fin du monde – qui
ne date pas d’hier et dont certains effets
pourraient s’avérer contreproductifs.
Hiatus entre savoir et faire
Premier constat: l’effondrement car-
tonne! Coups de cœur en librairie,
séries, blogs, groupes Facebook («La
collapso heureuse») prolifèrent, attes-
tant d’une accoutumance aux données
– «de moins en moins réfutables», selon
les auteurs – du délitement de nos so-
ciétés et de notre environnement. Des
données illustrées par exemple par les
courbes modélisant l’élévation expo-
nentielle de la population mondiale, des
émissions de CO2, de la consommation
d’eau, de fertilisants ou de téléphones...
Autant de marqueurs de l’hubris mo-
derne et de l’exploitation incontrôlée
des ressources.
Reste que, si les faits sur lesquels
s’appuie la «sensibilité effondriste»
semblent globalement acceptés, les au-
teurs notent une impuissance à tirer
les conséquences pratiques d’une telle
connaissance: nous ne croyons pas ce
que nous savons. Pire, les collapsolo-
gues essuient de nombreuses critiques:
tantôt pris pour les gourous d’une secte
New Age ou pour des oiseaux de mal-
heur, on leur reproche leur vision an-
thropocentrique de la chute (alors que
la Nature serait déjà effondrée), leur
incapacité à anticiper les évolutions
technologiques susceptibles de «répa-
rer» les dégâts causés par l’humain; ou
encore de favoriser l’abattement et de
casser les solidarités à force de litanies
anxiogènes et millénaristes, incitant au
repli individualiste voire survivaliste.
L’Afrique, terre d’utopies
D’où l’interrogation des deux cher-
cheurs: comment sortir les discours
«effondristes» de cette hantise paraly-
sante? Autrement dit: l’effondrement
est-il habitable, et si oui, comment?
Tout d’abord en nous distanciant d’un
mot qui monopolise dans l’usage cou-
rant l’idée «que tout va tomber d’un
coup». Cette image d’une chute brus-
que et verticale masque par ailleurs les
Les tenants
de la collapso­
logie sont les
héritiers d’un
imaginaire
occidental
hanté par
l’idée de
l’effondrement.
A l’image de
ce tableau de
John Martin,
La Fin
du Monde
(1851­1853).
WIKIMEDIA
COMMONS
inégalités dues aux effets différentiels
du dérèglement, certaines populations
étant plus exposées que d’autres.
Pour y remédier, le professeur de
littérature cinquantenaire et le jeune
docteur de 28  ans, proposent une
pluralité de perspectives. En décalant
leur regard vers le Sud, ils constatent
que «les Amérindiens depuis Cortez,
les Africains depuis la traite négrière,
vivent déjà dans l’effondrement.» Par
le détour de pensées, comme celles
d’Achille Mbembe («Il y a toujours une
vie après la fin») et de Felwine Sarr
(afrocontemporanéité), ils ouvrent sur
d’autres possibles humains. Battant en
brèche l’idée d’un «retour à la nature»,
ils incitent à embrasser large avec
Bruno Latour et sa notion de «faitiche»,
espace sémantique de ralliement entre
les modernes et les autres, entre science
et superstition, rationalité et croyance.
Du fictif à l’effectif
Les domaines de l’esthétique et de la
littérature font aussi l’objet de deux
chapitres éclairants. Là encore, il s’agit
pour les auteurs de donner à voir en
quoi le cinéma, la performance ou la
fiction peuvent nous offrir des infor-
mations sensibles (et non des données
computationnelles angoissantes) pour
renouer avec une puissance d’agir.
Les livres d’Olivia Rosenthal (Mé-
canismes de survie en milieu hostile) ou
Antoine Volodine (Terminus radieux),
grâce aux «anticipations dormantes»
qu’ils abritent, acclimatent aux déso-
rientations induites par le saccage de
milieux de vie. De même que les films
du Lituanien Sharunas Bartas (Few of
Us), en montrant comment les peuples
autochtones de l’ex-Empire soviétique
ont ap pris à vivre dans un monde
d’après-la-fin, libèrent de l’impératif
urgentiste.
Tel est l’un des principaux apports
de cet essai bien documenté et agréa-
blement défricheur: esquisser une
troisième voie entre catastrophisme et
scepticisme, qui n’exclurait ni l’humour
ni d’autres rythmes d’attention. En dé-
construisant l’imaginaire européen de
la chute à venir – héritage de prophé -
-ties apocalyptiques d’auteurs comme
Aldous Huxley (Le Meilleur des mondes) –
pour nous installer d’ores et déjà après
l’effondrement, Yves Citton et Jacopo
Rasmi ménagent un espace commun
pour cheminer du fictif à l’effectif. I
Yves Citton et Jacopo Rasmi, Généra-
tions collapsonautes. Naviguer par temps
d’effondrement, Ed. du Seuil, 288 pp.

Une famille dans les griffes de l’histoire

Documentaire X Dans Heidi en Chine, François
Yang remonte le fil d’une histoire familiale dou­
loureuse entre la Suisse et l’Empire du Milieu.
Jeune Chinoise, Heidi est confiée par son père à
une famille fribourgeoise en 1946. L’homme, qui
étudiait à l’université de Fribourg, ne reviendra
jamais la rechercher. Aujourd’hui, le fils d’Heidi,
François Yang, interroge sa mère sur son passé
et part en voyage avec elle dans l’Empire du Mi-
lieu, pour remonter le fil d’une histoire tourmen-
tée. En rencontrant ses frères et sœurs, Heidi va
mesurer l’ampleur du drame vécu par sa famille
restée en Chine et persécutée par le Parti com-
muniste. Un destin qui tient résolument de la
tragédie.
François Yang avait déjà tourné un documen-
taire sur une famille qui partait s’installer en
Chine en 2008. Il questionnait aussi ses origines
dans L’Ame du tigre, son premier long métrage de
fiction sorti en 2017. Dans Heidi en Chine, il ra-
conte la grande histoire à la lumière de la doulou-
reuse aventure vécue par les siens. Né à Fribourg
et vivant à Paris, le cinéaste était de retour dans
sa ville natale pour la sortie de ce documentaire
d’une grande intensité émotionnelle.
Comment votre grand-père est-il arrivé à Fribourg?
François Yang: Avec l’œuvre de Saint-Justin,
créée pour faire venir des étudiants chinois en
Suisse. L’Eglise catholique ne voulait pas que
l’élite chinoise devienne communiste. Les étu-
diants étaient invités pour être formés à la pensée
occidentale. Une forme de prosélytisme.
Heidi en Chine raconte le parcours de votre mère.
Comment vous est venu le besoin de raconter cette
histoire si personnelle?
C’est parti d’une anecdote. Lorsque ma mère a
pris sa retraite, des voisins – bien intentionnés –
lui ont demandé si elle allait rentrer en Chine,
alors qu’elle n’a jamais vécu là-bas. Ma mère ne
voulait pas trop qu’on parle d’elle au départ. Il y
a dans son histoire familiale des choses cachées,
taboues. Elle avait peur des conséquences pour
les siens.
Partagiez-vous ses craintes?
La peur vient de l’ignorance. Au début, nous ne
connaissions rien de la Chine. Nous savions seule-
ment que des gens avaient été emprisonnés et que
la parole n’était pas libre. Sachant que le film ne
serait pas diffusé là-bas, nos interlocuteurs se sont
sentis plus libres. Pour beaucoup, il est important
que ce qui s’est passé durant la Révolution cultu-
relle ne soit pas oublié. Je n’ai pas voulu parler des
événements plus récents comme Tian’anmen, ab-
solument tabous en Chine, pour éviter de mettre
des gens en danger.
Le destin de votre mère épouse les contours
de la grande histoire...
L’histoire de ma famille est aussi celle de millions Retrouvailles entre Heidi, mère du réalisateur François Yang, et son frère aîné Tao. OUTSIDE THE BOX
de gens. Elle est complètement liée aux événe-
ments historiques. Pour moi, c’est ce qui légitime
ce film, pas seulement le parcours d’une petite J’étais accompagné pendant le tournage, notam- Suédois en Europe. Il y a des niveaux sociaux très
famille avec une Heidi abandonnée dans les mon- ment par une traductrice. Ce qui aide à garder de différents. Quoi qu’on en dise, le gouvernement a
tagnes. La thématique de la Révolution culturelle la distance. Le film a été ensuite longuement ré- quand même dû faire des efforts pour améliorer
devient aussi de plus en plus sensible en Chine et fléchi au montage. les conditions de vie de la population. On voit une
seuls des gens de l’extérieur, comme moi, peuvent modernisation incroyable. Le pays s’est occiden-
en parler librement. Il faut conserver cette mé- Votre premier voyage en Chine remonte à 2007. talisé, la consommation est devenue folle. La
moire, qui sera peut-être assumée un jour. Quels changements avez-vous observés dans la mondialisation bat son plein. Mais dès qu’on
société chinoise au cours des dernières années? s’éloigne des grands centres urbains, on retombe
Vous filmez des moments d’émotion très intenses. Tout n’est pas noir ou blanc. La Chine est com- dans la pauvreté.
Comment garder une distance avec cette histoire plexe et surtout gigantesque, c’est comme si on PROPOS RECUEILLIS PAR
familiale? mettait dans le même panier des Italiens et des OLIVIER WYSER /LA LIBERTÉ