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Jacques Bouveresse
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Presses Universitaires de France | « Cités »
ISBN 9782130572527
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-cites-2009-2-page-129.htm
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Santé et maladie dans la philosophie et dans la vie
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JACQUES BOUVERESSE
Charles Rosen commence son livre, Aux confins du sens. Propos sur la
musique, en posant la question suivante : 129
1. Charles Rosen, Aux confins du sens. Propos sur la musique, traduit de l’anglais par Sabine
Lodéon, Paris, Le Seuil, p. 11-12.
Cités 38, Paris, PUF, 2009
plutôt la disparition des éléments familiers, et donc la déception ininter-
rompue des attentes et des espoirs entretenus par la tradition musicale dans
laquelle nous avons été élevés. Ce n’est pas la nouveauté, par conséquent,
mais l’absence d’éléments reconnaissables dans le style ou le langage
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– éléments que nous jugions jusqu’alors essentiels à toute musique – qui
fait de l’écoute d’une œuvre radicalement originale une épreuve que nous
avons de fortes chances de ne pas surmonter »1. On peut conclure de cela,
selon Rosen, qu’il y a une proximité constante entre la musique et le non-
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sens, ce qui est, du reste, probablement vrai aussi de n’importe quel art :
« La musique frôle toujours l’absence de signification, le non-sens.
[...] Comprendre la musique signifie, dans une large mesure, “se sentir
bien” avec elle ; la musique doit se conformer à ce que nous attendons en
termes de grammaire et de syntaxe musicales, et c’est alors seulement qu’il
nous est possible de lui conférer une signification, en partie par tradition (la
musique lente en mode mineur est souvent mélancolique, par exemple), en
partie, il faut le dire, par caprice, selon le libre jeu de notre imagination »2.
Ce genre de remarque peut peut-être constituer un point de départ utile
pour comprendre certaines des déclarations que Wittgenstein formule à
propos de la situation dans laquelle se trouve quelqu’un qui est aux prises
130 avec un problème philosophique. Dans ce cas-là également, la difficulté
provient, selon lui, du fait que des attentes et des espérances qui avaient été
formées à tort – en l’occurrence, essentiellement à propos du fonctionne-
Grand article
ment de notre langage – sont déçues, ce qui provoque une sensation de frus-
tration et de malaise caractéristique qu’il faut essayer de guérir. Wittgenstein
dit dans une formule fameuse que le « philosophe traite une question comme
on traite une maladie »3. À propos d’un exemple typique, comme celui de la
question de savoir s’il est vrai que nous choisissons librement, il écrit :
« Le problème philosophique semble insoluble. Jusqu’à ce qu’on voie qu’il y a
une maladie qui a son siège dans la forme de représentation (Darstellungsform).
“Mon choix est libre” ne signifie rien d’autre que : je choisis parfois. Et que je
choisisse parfois, n’est tout de même pas douteux. Ce qu’on appelle “libre” est
seulement le choix en soi. Dire “nous croyons seulement que nous choisissons” est
un non-sens. Le processus que nous appelons “choisir” a lieu, que l’on puisse ou
ne puisse pas prédire le résultat d’après des lois de la nature. »4
1. Ibid., p. 12.
2. Ibid., p. 21.
3. MS 116, p. 323.
4. MS 115, p. 110-111.
Le fait que le traitement de la question s’apparente à celui d’une
maladie constitue, bien entendu, une des choses qui distinguent fonda-
mentalement, du point de vue de Wittgenstein, les questions philosophi-
ques des questions scientifiques, pour lesquelles on ne pourrait évidem-
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ment pas être tenté de dire une chose du même genre. On peut remarquer
également que, dans le cas de la philosophie aussi bien que dans celui de
la musique, l’incompréhension – autrement dit, la prise de conscience
douloureuse du fait que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être –
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peut susciter une forme de révolte qui comporte un aspect moral. Rosen
rapporte que, d’après ce qu’on lui a raconté, lorsqu’il entendit pour la
première fois Debussy à l’âge de huit ans, il eut une réaction d’indignation
violente et déclara qu’il faudrait faire une loi contre ce genre de musique1 :
« On peut, dit-il, le comprendre : Wagner et Beethoven étaient mes
compositeurs favoris. L’influence de Wagner et la logique avec laquelle
Debussy poursuit, tout en la renouvelant, la tradition wagnérienne me
restaient inintelligibles. La réaction normale face à une musique que nous
ne comprenons pas est la révolte morale, et j’étais tout à fait décidé à pros-
crire ou à bannir les musiques que je n’avais pas encore comprises »2.
Il n’est pas exagéré de dire que, pour Wittgenstein, le traitement d’une
maladie philosophique a pour but de nous guérir d’une forme de mécon- 131
tentement qui peut prendre également, au moins dans un premier temps,
la forme d’une condamnation qui est de nature plus ou moins morale.
Santé et maladie
C’est bien une chose de cette sorte qui se passe à chaque fois que nous dans la philosophie
considérons la réalité en fonction d’un idéal auquel nous sommes particu- et dans la vie
lièrement attachés, mais qui ne peut malheureusement qu’être démenti de Jacques Bouveresse
façon plus ou moins radicale par elle et auquel nous devons par consé-
quent apprendre à renoncer. Wittgenstein caractérise la philosophie
comme étant un travail que l’on doit effectuer sur soi-même, sur la façon
dont on voit les choses et sur ce qu’on exige d’elles. C’est donc un travail
qui comporte inévitablement une dimension éthique, puisqu’il vise à
produire sur le philosophe le genre de transformation susceptible de réta-
blir entre lui et la réalité un accord que des attentes et des espérances
chimériques et condamnées par nature à rester insatisfaites avaient rompu.
Nous sommes, dans nos moments philosophiques, victimes de l’illusion
que la réalité se comporte en quelque sorte de façon injuste parce qu’elle
1. Charles Rosen, Aux confins du sens. Propos sur la musique, op. cit., p. 14.
2. Ibid.
ne satisfait pas le genre d’idéal que nous nous croyons en droit de lui pres-
crire et nous devons apprendre avec beaucoup de difficulté que l’injustice
est en réalité de notre côté et que ce sont nos exigences métaphysiques qui
sont illégitimes et nos idéaux qui doivent être dépossédés du prestige et de
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l’autorité que nous nous considérons comme tenus de leur reconnaître.
Tout le problème est justement de réussir à nous convaincre que nous
n’avons pas d’obligation de continuer à regarder le monde à travers des
lunettes que nous avons nous-mêmes chaussées et que nous pourrions en
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la question suivante : « Existe-t-il un décret royal ordonnant qu’un mot
ait une signification fixe ? »1 Ce qu’il veut dire est que la musique ne peut,
par essence, accepter l’idée d’une signification fixée une fois pour toutes.
L’idée d’une signification de cette sorte ne peut pas, du reste, ne pas
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1. Lichtenberg dit exactement : « Je ne sais pas du tout ce que veut cet homme. Il s’est mis en
tête que certains mots auraient une certaine signification qu’ils devraient garder en permanence. Je
demande : y a-t-il un décret royal contre cela ou non ? Qui me défendra de prendre ici un mot et là
une signification et de les relier l’un à l’autre ? » (Georg Christoph Lichtenberg, Schriften und
Briefe, Erster Band, Sudelbücher I, Munich, Carl Hanser Verlag, 1968, p. 360).
pouvons naturellement trouver aucun courant de cette sorte et pas d’endroits de
cette sorte. Notre langage admet des questions pour lesquelles il n’y a pas de
réponse. Et il nous induit de façon trompeuse à poser ces questions par la figurati-
vité (Bildhaftigkeit) de l’expression. Une analogie a fait prisonnière notre pensée
et l’emmène de façon irrésistible avec elle. »1
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II
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le droit d’ignorer le plus difficile ou de demander qu’il lui soit épargné
adopte, constate-t-il, une attitude fausse à l’égard de la vie. Mais que
signifie, en l’occurrence, « faux » et en quoi consiste exactement la vérité
qu’il s’agit de mettre à la place de la fausseté ? Qui plus est, de quel
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un fait qu’on a tendance à attendre de la philosophie qu’elle nous guérisse
non seulement de certaines formes de crispation intellectuelle, mais égale-
ment, si on peut parler de quelque chose de ce genre, de certaines formes
de crispation morale, qui sont capables, dans certains cas, d’affecter de
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III
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livre le héros à partir des données de sa propre vie et par la leçon de sagesse
pratique qui est administrée dans le livre, mais également par certains
développements de nature plus théorique et philosophique qui ont parfois
une allure, somme toute, assez wittgensteinienne. La deuxième version de
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représente seulement »1.
Keller avait expliqué que son Dieu n’était plus depuis un certain temps
déjà qu’une sorte de président ou de premier consul qui ne jouit pas d’un
grand prestige et que l’enseignement de Feuerbach l’avait obligé à
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favorable et être sauvé du danger, et je dois avouer à ma honte que je récla-
mais toujours ou bien ce qui n’était pas possible ou bien ce qui n’était pas
juste. »1 Mais c’est une attitude que Jukundus, le héros de Das verlorene
Lachen, a réussi pour sa part à dépasser complètement. « Si l’éternel et l’in-
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gion presque aussi couvert de poussière, sec et désagréable que si j’étais un
théologien respectable et avais polémiqué pour la foi, et je dois me hâter de
quitter ce terrain débilitant pour en arriver à nouveau aux figures de la vie
réelle simple »1. Dans la comparaison entre le tailleur et le menuisier, qui
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sont l’un et l’autre des athées déclarés, le premier dans le genre bavard,
agressif et, d’une façon qui n’a évidemment rien d’accidentel, aussi arro-
gant et méprisant envers les Juifs que peut l’être un chrétien, le deuxième,
dans le genre silencieux, indifférent, aimable et tolérant, c’est évidemment
le deuxième qui, aux yeux de Keller, se comporte réellement comme un
homme supérieur : « [Le tailleur] n’avait pas beaucoup d’intelligence ni de
piété à l’égard de rien, pas même de la nature, et il semblait éprouver
seulement un besoin personnel de nier l’existence de Dieu ou de la
souhaiter écartée, alors que le menuisier ne s’en tracassait pas beaucoup,
mais, en revanche, avait, durant ses années de pèlerinage, observé le
monde avec attention, continuait à s’instruire, et savait parler avec amour
140 de toute sorte de choses remarquables, quand il se dégelait. »2
S’il est vrai qu’ « on peut croire à ceci et être un homme de bien ; on
peut n’y pas croire et l’être tout de même »3, il est compréhensible
Grand article
qu’Henri finisse par ressentir presque comme une forme de vulgarité
pénible, y compris dans son propre cas, toute forme de croyance et égale-
ment d’incroyance susceptible de prendre une forme militante et a fortiori
polémique. À la fin de Das verlorene Lachen, Jukundus, invité par Justine à
prêcher, comme l’ont fait certains saints, aux pierres ou aux poissons les
principes de sa propre religion silencieuse et sans Église, lui répond, en
riant : « Non, l’Église, c’est terminé ! Entends-tu le signe ? » Le signe en
question est le fait éminemment symbolique qu’au même moment « réel-
lement dans le lointain çà et là les cloches annonçaient la fin du service
divin »4. C’est un aspect de la nouvelle qui a dû intéresser particulièrement
Wittgenstein. Il pensait, semble-t-il, que la religion de l’avenir serait juste-
1. Gottfried Keller, Der grüne Heinrich, op. cit., p. 380.
2. Gottfried Keller, Henri le Vert, t. 1, op. cit., p. 48.
3. « Wer an eine Sache glaubt, kann ein guter Mann sein, wer nicht, ein ebenso guter » (ibid.,
p. 264).
4. Ibid., p. 622.
ment une religion essentiellement personnelle, sans dogmes, sans prêtres et
sans confessions ; mais on peut penser qu’il faisait preuve sur ce point
d’un optimisme dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas
habituel chez lui.
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IV
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Charles Taylor dit, dans son livre sur William James, que celui-ci « se
range du côté de la religion du cœur plutôt que du côté de la religion de la
tête »1. C’est une tendance que Wittgenstein partage clairement avec lui,
tout comme il partage, au moins jusqu’à un certain point, sa tendance à
exclure la théologie et la théorisation en général du centre de la vie reli-
gieuse. C’est aussi, comme on a pu s’en rendre compte, la tendance géné-
rale de Keller. C’est une façon de voir les choses qui, comme le constate
Taylor, n’est pas facile à admettre pour les croyants, et encore moins pour
les représentants de l’autorité religieuse : « Une telle position est particu-
lièrement difficile à accepter pour la chrétienté. Non pas qu’il n’y ait pas
eu fréquemment de sur-théologisation, dans le sens d’excessives arguties,
au point même de diviser les Églises sur ces questions, là où une plus 141
grande intelligence de ce qui est essentiel (où moins d’orgueil et plus de
charité se serait manifesté) aurait pu éviter les schismes. Mais la dévotion,
Santé et maladie
la pratique religieuse et (s’il en est) les rites sacramentels requièrent une dans la philosophie
conception minimale de ce que cela suppose : certaines prémisses sont et dans la vie
inévitables – concernant Dieu, la Création, le Christ, etc. De même que la Jacques Bouveresse
vie ne peut être séparée de son expression collective, de même ne peut-elle
être isolée d’une formulation explicite minimale. La foi, l’espérance ne
peuvent être qu’en quelque chose » (op. cit., p. 29-30). Autrement dit, une
religion ne peut pas, semble-t-il, comporter uniquement des directives
pratiques et se dispenser complètement de contenir des assertions théo-
riques ou quasi théoriques explicites ayant trait à ce que les choses sont
(ou seront un jour) réellement.
En 1950, une année avant sa mort, Wittgenstein a écrit, à propos de la
religion : « À proprement parler, j’aimerais dire qu’ici ce qui compte n’est
pas les mots que l’on prononce, ou ce qu’on pense ce faisant, mais la diffé-
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rend aucune chose plus claire (Karl Barth). Elle gesticule pour ainsi dire
avec des mots parce qu’elle veut dire quelque chose et ne sait pas comment
l’exprimer. La pratique donne aux mots leur sens »1. L’idée que la chose
importante est la différence que font les mots à différents endroits de la vie
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vie, ma manière de vivre, alors je n’ai pas à me casser la tête sur elle, si je peux
penser là-dessus avec raison, alors ce que je pense doit être dans une relation
exacte avec ma vie, sans cela ce que je pense est du flan, ou ma vie est en
danger. »1
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« Si on se pose la question “Qu’est-ce qu’un apôtre ?”, ce n’est pas non plus
dans le fait de tenir un discours d’une certaine sorte, mais uniquement dans une
certaine façon de vivre, que l’on peut espérer trouver la réponse adéquate :
« Être un apôtre est une vie. Cela s’exprime sans doute en partie dans ce qu’il
dit, non pas, toutefois, dans le fait que c’est vrai, mais dans le fait qu’il le dit.
Souffrir pour l’idée est ce qui fait de lui ce qu’il est, mais ici aussi il est vrai que le
sens de la phrase “Celui-ci est un apôtre” est son mode de vérification. Décrire un
apôtre veut dire décrire une vie. L’impression que cette description fait sur d’au-
tres, on doit s’en remettre à eux pour cela. Croire en un apôtre veut dire se
comporter – se comporter activement – de telle ou telle façon à son égard. [...]
« À propos de Kierkegaard : je te présente une vie et à présent vois comment tu
te comportes par rapport à cela, si cela t’excite (si tu éprouves le besoin) de vivre
aussi de cette façon, ou quel autre rapport tu acquiers à cela. Je voudrais pour
ainsi dire, par cette présentation, ameublir ta vie (dein Leben auflockern). »2 143
Or il ne faut surtout pas perdre de vue que, même dans les cas appa-
Santé et maladie
remment les plus défavorables, la relation précise dans laquelle elles sont dans la philosophie
susceptibles d’entrer avec la vie est justement en mesure de soustraire les et dans la vie
propositions de la religion au soupçon de n’être rien de plus que des Jacques Bouveresse
absurdités ou des non-sens. Elles acquièrent d’une certaine manière en
profondeur, dans l’emprise pratique qu’elles exercent sur la vie, la signifi-
cation dont elles semblent dépourvues en surface :
« Une proposition peut sembler absurde et l’absurdité de sa surface être engloutie
par la profondeur qui pour ainsi dire est derrière elle. On peut appliquer cela à
l’idée de la résurrection des morts et d’autres qui lui sont rattachées. Mais ce qui lui
donne de la profondeur est l’application, la vie que mène celui qui croit à elle. »3
On a parfois supposé que, quand Wittgenstein dit que c’est la pratique
qui donne aux mots leur sens, il veut dire que les énoncés de la religion
1. MS 183, p. 203.
2. Ibid., p. 73-74.
3. Ibid., p. 147.
n’ont de signification que pratique et ne tirent leur sens que des diffé-
rences qu’ils font quant à la pratique. Je pense que c’est une erreur, mais je
ne veux pas m’attarder sur ce point. Je voudrais revenir plutôt sur ce qu’il
a pu trouver spécialement parlant et séduisant dans l’idée que Jukundus se
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fait de la religion, tout en se demandant, du reste, si c’est bien encore de
quelque chose comme une croyance en Dieu et une crainte de Dieu qu’il
faut parler. Comme je l’ai dit, Jukundus en arrive à la conclusion que
nous devrions en quelque sorte nous efforcer de laisser Dieu à peu près
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1. MS 183, p. 194.
semblent barrer, de façon provisoire ou définitive, l’accès à la croyance et
la part de responsabilité personnelle qui intervient dans le refus de croire :
« Dans la Bible je n’ai rien qu’un livre devant moi. Mais pourquoi dis-je “rien
qu’un livre” ? J’ai un livre devant moi, un document, qui, s’il reste tout seul, ne
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peut pas avoir plus de valeur que n’importe quel autre document. »1
V
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1. Ibid., p. 148.
2. Gottfried Keller, Henri le Vert, op. cit., troisième partie, chapitre VII, « La mort et l’enterre-
ment d’Anna », t. 2, p. 67.
3. Voir W. G. Sebald, « La mort s’en vient, le temps s’en va. À propos de Gottfried Keller », in
Séjours à la campagne, suivi de Au royaume des ombres, par Jean Peter Tripp, traduit de l’allemand
par Patrick Charbonneau, Paris, Actes Sud, 2005, p. 109-111.
bien accepter ce terme) de Keller et qui expliquent sans doute largement
pourquoi il se sentait à ce point attiré par l’œuvre de celui-ci.
Comme dans le cas de Keller, on pourrait parler, à propos de Wittgen-
stein, d’une relation à la nature et aux phénomènes naturels qui est faite
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de soumission et de respect, et qui s’apparente à une forme de
Weltfrömmigkeit, de piété naturelle – une relation qui est presque aux
antipodes du rapport de domination et de maîtrise que la science
moderne, dont l’esprit lui semble complètement différent du sien et de
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1. Tractacus, 6 . 4312.
2. Ibid., 6 . 4321.
future ne pourrait être constitué, à son tour, que de « faits » d’une certaine
sorte, elle ne peut évidemment pas constituer une réponse qui ne serait
pas déjà accessible aussi bien dans cette vie-ci.
De toute évidence, ce qui a attiré Wittgenstein vers la religion a
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toujours été complètement indépendant des promesses qu’elle comporte
et des assurances qu’elle peut donner à propos de l’au-delà. Même à la
veille de sa mort, il n’a pas changé d’attitude sur ce point et il donne l’im-
pression de n’avoir pas été plus préoccupé ni même intéressé par le
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1. Ibid., 6 . 4311.
2. MS 183, p. 170-171.
monde terrestre et de la vie présente, que, pour reprendre l’expression de
Sebald, aucune transcendance n’a besoin de venir troubler ? Cela semble à
première vue difficile, tellement la référence à quelque chose qui est appa-
remment d’une autre nature et qu’il appelle das Höhere (le Supérieur) est
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constante et importante chez lui. Mais, en même temps, si l’on se fie à ce
que disait déjà le Tractatus : « Comment le monde est, est complètement
indifférent pour le Supérieur. Dieu ne se révèle pas dans le monde. »1 Et
exiger ou seulement désirer qu’il manifeste, de façon quelconque, sa
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1. Tractatus, 6.432.
2. Gottfried Keller, Henri le Vert, op. cit., p. 107.