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84 (2012)
Travailler chez l'Autre en Méditerranée / Les constructions navales en Méditerranée
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Abdelhamid Henia
Le rôle des étrangers dans la
dynamique sociopolitique de la Tunisie
e e
(XVII - XVIII siècle). Un problème
d’historiographie
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Référence électronique
e e
Abdelhamid Henia, « Le rôle des étrangers dans la dynamique sociopolitique de la Tunisie (XVII - XVIII siècle). Un
problème d’historiographie », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 84 | 2012, mis en ligne le 15 décembre 2012,
consulté le 26 août 2013. URL : http://cdlm.revues.org/6471
1. Une première version de ce texte a fait l’objet d’une conférence présentée le 27 mars 2009,
à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS - Paris), dans le cadre du séminaire
« Transméditerranées », dirigé par Jocelyne Dakhlia.
2. Le terme d’« étranger » est utilisé ici comme une catégorie d’analyse et non comme une catégorie
propre aux acteurs de l’époque.
3. Voir surtout les travaux de Mohamed-Hédi Chérif : pour le xvie siècle, lire « L’histoire de
l’Afrique du Nord jusqu’à l’indépendance du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie. Le Maghreb
dans l’histoire », dans Centre de Recherche et d’Études sur les Sociétés Méditerranéennes (dir.),
Introduction à l’Afrique du Nord contemporaine, Paris, CNRS Éditions, 1975, p. 17-47 ; pour les
débuts du xixe siècle, lire : « Expansion européenne et difficultés tunisiennes de 1815 à 1830 »,
Annales ESC, n° 3, mai-juin 1970, p. 714-745.
4. Sur la démographie de la Tunisie aux xviie et xviiie siècles, Paul Sebag, « La peste dans la région
de Tunis aux xviie et xviiie siècles », Revue de l’Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA), n° 109, 1965,
p. 35-48 ; Lucette Valensi, « Calamités démographiques en Tunisie et en Méditerranée orientale
aux xviiie et xixe siècles », Annales ESC, n° 6, 1969, p. 1540-1561 ; id., Fellahs tunisiens : l’économie
rurale et la vie des campagnes aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris - La Haye, Mouton, 1977, p. 13-15 ;
Mohamed-Hédi Chérif, Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn Bin ‘Alî (1705-1740), Tunis,
214 TRAVAILLER CHEZ L’AUTRE, TRAVAILLER AVEC L’AUTRE EN MÉDITERRANÉE (XIVe - XIXe SIÈCLE)
environ, le pays n’a pratiquement pas connu d’épidémie. Cette paix démogra-
phique est de nature à multiplier le nombre de bras aptes au travail et contribue
pour beaucoup à la croissance économique des années 1760 et 1770, décrite par
l’historien Hammûda Bin Abdalazîz dans son Kitâb al-bâshî 5. Cette période est
suivie sur le plan démographique par des reflux brutaux que provoquèrent des
épidémies successives jusqu’au milieu du xixe siècle.
Les xviie et xviiie siècles sont également marqués par une certaine prospérité
des villes6. On assiste en Tunisie, plus qu’ailleurs dans le reste du Maghreb, à une
croissance de la vie urbaine par rapport au xvie siècle7. Ce progrès urbain n’est pas
toujours aisé à démontrer chiffres à l’appui. Il n’existe aucune statistique (même
partielle) sur les villes et leur population avant le milieu du xixe siècle. Cependant,
on peut déduire ce progrès à partir de quelques appréciations fondées sur des in-
dices indirects, en étudiant par exemple l’histoire des monuments, la localisation
des mosquées, des bains maures, des fontaines et d’autres éléments analogues qui
peuvent informer sur l’évolution du tissu urbain8. À l’époque moderne, le monde
des villes en Tunisie se trouve renforcé et revigoré par l’apparition de nouvelles
agglomérations ou par le renouveau de sites anciens, qui avaient décliné ; on n’y
compte presque pas de villes tombées en ruine9, comme c’est le cas au Maroc,
par exemple10. Plusieurs autres villes, en revanche, apparaissent principalement à
partir du xviie siècle, notamment celles qui ont accueilli les Andalous dans la ré-
gion du Nord-Est11. Le Sahel, réduit à l’époque hafside à l’arrière-pays de Sousse,
Monastir et Mahdia, s’étend à partir du xviie siècle grâce au développement de
la culture de l’olivier qui joue en l’occurrence le rôle de front pionnier12. Le Sahel
Publications de l’Université de Tunis, 1984, t. I, p. 26-29 ; Salvatore Speziale, Oltre la peste : sanità,
popolazione e società in Tunisia e nel Maghreb (XVIII-XX secolo), Cosenza, Pellegrini, 1997.
5. Hammûda Bin Abdalazîz, Kitâb al-bâshî, manuscrit de la Bibliothèque nationale de Tunis
n° 351, s. d., p. 342-355.
6. Ce qui réfuterait la thèse du déclin très souvent développée par l’historiographie coloniale
pour la période dite « précoloniale ».
7. Abdelhamid Hénia, « Le città nel Maghreb in età moderna : vettore di modernità ? », dans Enrico
Iachelle et Paolo Militello (dir.), L’insediamento nella Sicilia d’età modernà e contemporanea, Bari,
Edipuglia, 2008, p. 143-165.
8. Jacques Revault, Palais et demeures de Tunis (XVe et XVIIe siècles), Paris, CNRS Éditions, 1967 ; id.,
Palais et demeures de Tunis (XVIIe et XIXe siècles), Paris, CNRS Éditions, 1971 ; id., Palais et résidences
d’été de la région de Tunis (XVIe - XIXe siècles), Paris, CNRS Éditions, 1974 ; id., Le fondouk des Français
et les consuls de France à Tunis (1660-1860), Paris, Éd. Recherche sur les civilisations, 1984.
9. L’historiographie tunisienne ne mentionne qu’un seul cas de ville disparue après le xvie siècle :
celui de la ville d’al-Urbus.
10. Abdelahad Sebti et Halima Farhat, al-Madîna fî-l-‘açr al-wasit : qadhâyâ wa wathâ’iqa fî
târîkh al-Maghrib al-islâmî (La ville au Moyen Âge : questions et documents relatifs à l’histoire
du Maghreb islamique), Beyrouth-Casablanca, Al-Markiz al-thaqâfî al-‘arabî, 1994.
11. Plusieurs travaux ont porté sur l’installation des Andalous dans cette partie de la Tunisie.
Citons l’une des plus récentes publications sur ce sujet : Nizar Sayari et Hichem Rejeb, « Origine
du paysage andalou dans le Nord-Ouest tunisien. Testour et son entourage morisque », dossier
thématique sur « Les Morisques », Cahiers de la Méditerranée, n° 79, décembre 2009, p. 319-335.
12. Mohamed-Hédi Chérif, « Propriétés des oliviers au Sahel des débuts du xviie à ceux du xixe siècle »,
dans Actes du 1er Congrès d’histoire et de civilisation du Maghreb, Tunis, Publications du CERES,
1979, t. 2, p. 209-252 ; Khalifa Chater, « Relations ville-campagne dans la Tunisie du xixe siècle :
le cas du Sahel et des basses steppes », dans Système urbain et développement au Maghreb, Tunis,
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 215
finit par englober une soixantaine de cités, villages et bourgs, soit toute la partie
sédentaire et arboricole de la Tunisie centrale.
On assiste également au cours de cette période au rétablissement de la centra-
lité politique, principalement en faveur des villes : le rôle assuré par ces dernières
dans la construction du pouvoir étatique est fondamental. Celui-ci a permis aux
villes de construire peu à peu des espaces fonciers plus ou moins importants. Au
terme de l’évolution, le rôle de Tunis, à titre d’exemple, finit par s’étendre sur
presque toute la vallée de la Medjerda, soit dans un rayon de 30 à 50 kilomètres
environ13.
La macrocéphalie des villes est un phénomène absent en Tunisie au temps
des Hafsides. Le changement sur ce plan est spectaculaire à partir du xviie siècle :
la macrocéphalie14 s’est imposée alors en Tunisie au profit exclusif de la ville de
Tunis. La grande originalité du système urbain en Tunisie réside dans le nombre
de petites villes qui pèsent d’un certain poids et imprègnent sur le plan culturel
et économique la société tout entière. Tous ces faits ont été décrits comme autant
d’aspects d’une certaine « modernité »15 que la Tunisie a connue au cours des xviie
et xviiie siècles16.
Venons-en maintenant à l’interrogation. Quels sont les architectes (ou les
« vecteurs ») d’une telle prospérité, d’une telle « modernité » ? L’enquête, menée
dans la production historiographique portant sur cette période de l’histoire tuni-
sienne, révèle sans ambiguïté que les premiers acteurs identifiés d’un tel processus
sont les « étrangers », qui affluent dans le pays en nombre relativement important,
plus particulièrement à partir de la fin du xvie siècle17. Il s’agit des Turcs (consti-
tuant un corps de quelque trois mille janissaires en 1574, porté plus tard à quatre
mille), des Andalous (30 à 40 000), des captifs de la course convertis à l’islam de
gré ou de force (quelques milliers) et des juifs livournais (quelques centaines)18.
situent dans une tranche allant d’1 à 2 millions d’habitants, ordre de grandeur proposé par le
professeur Mohamed-Hédi Chérif (Pouvoir et société…, op. cit., p. 26).
19. Jamil M. Abun-Nasr, A History of the Maghrib in the Islamic Period, Cambridge, Cambridge
University Press, 1987, p. 184-205.
20. Ibn Abî Dînâr, Al-Mu’nis fî ‘akhbâri Ifrîqiyya wa Tûnis, Tunis, éd. Al-Maktaba al-‘Atîqa, 1967, p. 186.
21. Ibid., p. 178 et 195.
22. Sami Bargaoui, « Des Turcs aux Hanafiyya. La construction d’une catégorie “métisse” à Tunis
aux xviie et xviiie siècles », Annales HSS, n° 1, janvier-février 2005, p. 209-228.
23. Hasîn Khûja, Dhayl bashâ’ir ‘ahli l-’îmân bi-futûhât ‘âli ‘Uthmân, édité par At’-T’âhir
al-Ma‘mûrî, Tunis, Al-Dâr al-‘Arabiyya li-l-kitâb, 1975, p. 167.
24. Ahmad Ibn Abî Dhiyâf, Ithâf ‘ahl al-zamân bi-’akhbâri mulûki Tûnis wa ‘ahd al-’amân, 2e éd.,
Tunis, Maison Tunisienne d’Édition, 1976-1979, t. 2, p. 17-18.
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 217
parle des Ifranj (ou Francs) qui sont en paix (« muçâlihîn ») avec les musulmans29.
Aucun commentaire dans ces écrits ne montre que les Européens ont marqué
d’une manière ou d’une autre les esprits de l’époque. On ne leur attribue aucun
génie particulier ; aucun sentiment d’infériorité vis-à-vis des Européens ne trans-
paraît30. Cependant, tout change au xixe siècle, plus particulièrement à partir de
1830 avec l’occupation de l’Algérie par la France31.
différence entre une historiographie telle que celle caractérisée par Mohamed-Hédi
Chérif ou Toufik Bachrouch (bien qu’il existe des divergences entre ces deux his-
toriens), cultivant l’image d’un pouvoir turc resté socialement et culturellement
étranger à la société – pour ces historiens les Turcs ne sont in fine que des conqué-
rants48 – et celle, représentée par la Revue d’histoire maghrébine, dans laquelle le
professeur Abdeljalil Témimi souligne les liens religieux désintéressés entre Turcs
et autochtones49.
On trouve chez l’historien Chérif l’usage d’un certain nombre d’expressions
très significatives comme « déturquisation » ou « tunisification » du régime poli-
tique turc, et jamais d’expressions telles que « turquisation », « andalousisation »
ou encore « européanisation »50. L’ambivalence vis-à-vis des Turcs est plus ac-
centuée dans les écrits de Chérif. En effet, tout en insistant sur la question de
la « tunisification » du régime politique turc ou de sa « déturquisation », l’histo-
rien montre comment la Tunisie doit son entrée dans la modernité à l’apport
des Turcs. Parlant du Maghreb en général, il le décrit comme étant « incapable
de s’adapter par lui-même aux nouvelles conditions créées par le décollage de
l’Europe occidentale ». Il ajoute : « les Turco-ottomans furent donc au Maghreb
à la fois conquérants et porteurs d’une certaine modernité »51. Pour conforter sa
thèse de l’incapacité des Maghrébins à se relever par eux-mêmes de la crise et
à entrer dans la « modernité », Chérif insiste (en relayant ici l’historien Ahmed
Abdesselem52) sur la léthargie générale qui a régné au xvie siècle53. Il note que dans
le domaine religieux, les Turcs trouvent bien la ville de Tunis à leur arrivée au 1574
« vide de science »54. Au total, pour Chérif, les Turcs sont les principaux acteurs de
la dynamique connue par la Tunisie au cours des xviie et xviiie siècles.
La réponse à la question initiale posée par cette enquête historiographique
n’est, certes, pas évidente. Tous les courants passés en revue s’accordent pour ex-
pliquer la dynamique qu’a connue la Tunisie au cours des xviie et xviiie siècles,
48. Mohamed-Hédi Chérif, « Apport des Turco-ottomans… », art. cit. ; Taoufik Bachrouch, Formation
sociale…, op. cit.
49. Abdeljalil Témimi, « Al-Khalfiyya al-dîniyya li-l-çirâ‘ al-isbânî al-‘uthmânî ‘alâ al-iyâlât
al-maghribiyya fî-l-qarn al-sâdis ‘ashar », Revue d’histoire maghrébine, n° 29-30, 1983, p. 4-44.
50. Mohamed-Hédi Chérif, « La “déturquisation” du pouvoir en Tunisie : classes dirigeantes
et société tunisienne de la fin du xvie siècle à 1881 », Les Cahiers de Tunisie, t. XXIX, n° 117-118,
3e et 4e trim. 1981, p. 177-197.
51. Mohamed-Hédi Chérif, « Apport des Turco-ottomans … », art. cit.
52. Ahmed Abdesselem, Les historiens tunisiens…, op. cit.
53. Ceci correspond parfaitement à un discours largement répandu par les acteurs du mouvement
de la Nahdha (ou « renaissance ») au xixe siècle. Dans ce discours, le xvie siècle est pris comme
point de repère pour dater la décadence du monde musulman : il aurait marqué la fermeture de
la porte de l’exégèse (Ijtihâd) et l’ouverture de la porte de l’imitation (al-taqlîd). Ainsi, l’expres-
sion « ‘asr al-nahdha » (temps de la renaissance) du xixe siècle a engendré a contrario une autre
catégorie temps, stigmatisante cette fois, celle de « ‘asr al-inhitât » (temps du déclin). Les acteurs
de la nahdha auraient ainsi inventé le « temps du déclin » pour valoriser leur époque à l’instar de
ceux de la renaissance en Europe au xvie siècle qui ont inventé le « Moyen Âge ».
54. L’expression est rapportée par le chroniqueur Hasîn Khûja qui, à son tour, rapporte ce qu’aurait
remarqué un savant turc débarqué à Tunis au début du xviie siècle : Hasîn Khûja, D’ayl bashâ’ir
‘ahli l-’îmân bi-futûhât ‘âli ‘Uthmân, édité par at’-T’âhir al-Ma‘mûrî, Tunis, Al-Dâr al-‘Arabiyya
li-l-kitâb, 1975, p. 167.
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 223
par l’intervention du génie des éléments « étrangers ». En effet, s’il y eut pros-
périté et une quelconque forme de modernité, celles-ci seraient dues à l’apport
soit des Turcs aux yeux de certains, soit des Andalous selon d’autres, ou encore
des « renégats » pour d’autres. Que faut-il penser d’une telle approche des réalités
tunisiennes ? Les acteurs locaux sont-ils réellement si absents dans la dynamique
sociopolitique qui les concerne ?
Il en va par ailleurs de même quand on aborde l’historiographie qui s’est inté-
ressée aux pays de l’Afrique du Nord au cours du xvie siècle. Cette historiographie
se réduit presque exclusivement aux seuls aspects relatifs au conflit hispano-turc55.
Même quand on aborde des éléments relatifs aux réalités locales, c’est sous l’angle
de ce conflit qu’ils sont lus et interprétés. C’est Fernand Braudel qui a donné le
ton sur ce plan avec son article publié dans la Revue africaine en 1928 56. Toutes les
études suivantes ont poursuivi dans la même direction, y compris celles réalisées
par les historiens maghrébins57. Parmi ces derniers, certains ont eu tendance à
insister sur la dimension religieuse de ce conflit pour le transformer en un conflit
islamo-chrétien58. Toutes ces études s’accordent pour ignorer totalement les élé-
ments autochtones dans le déroulement des péripéties de ces conflits, ou, tout au
plus, pour ramener leur participation à de simples actions mineures dans le cadre
de l’événement majeur. Les populations locales sont presque réduites à de simples
spectatrices qui attendent de savoir à qui va revenir la victoire finale, aux Turcs
ou aux Espagnols.
Au total, il n’y a pas d’acteurs dans cette dynamique qui ne soient pas venus
d’ailleurs, et en l’occurrence d’Europe. En effet, on a attribué, d’une manière ou
d’une autre, à tous ces « étrangers » une identité européenne : ceci vaut pour les
Andalous en l’occurrence, mais également pour les Turcs. Effectivement, ces der-
niers peuvent être qualifiés à l’occasion d’Européens : Lucette Valensi n’hésite pas
à associer la Sublime Porte à l’Europe59.
Mais le problème se complique dès que l’on aborde la question de la moder-
nité en dehors de l’Occident européen, notamment en Tunisie. Faut-il admettre
une idée qui fait presque l’unanimité, consistant à dire que la modernité et toutes
ses composantes sont une création spécifiquement européenne60, et que le monde
55. Rares sont les études (pour la Tunisie du moins) où on a mis l’accent sur autre chose : voir par
exemple Charles Monchicourt, Études kairouanaises : Kairouan et les Chabbïa (1450-1592), Tunis,
Impr. J. Aloccio, 1939.
56. Fernand Braudel, « Les Espagnols et l’Afrique du Nord de 1492 à 1577 », Revue africaine, 1928,
p. 184-233 et 351-428.
57. Abdallah Laroui, L’histoire du Maghreb, un essai de synthèse, Paris, Maspéro, 1970 ; Mohamed-
Hédi Chérif, « L’histoire de l’Afrique du Nord jusqu’à l’indépendance du Maroc, de l’Algérie et
de la Tunisie. Le Maghreb dans l’histoire », dans Introduction à l’Afrique du Nord contemporaine,
Paris, CNRS, 1975, p. 17-47.
58. Abdeljalil Témimi, « Al-Khalfiyya al-dîniyya… », art. cit., p. 4-44.
59. En effet, Lucette Valensi rappelle dans son ouvrage intitulé Venise et la sublime Porte…, qu’Istanbul
est en Europe, en précisant ce qui suit : « Quelle place la Sublime Porte – qui est en Europe,
ne l’oublions pas – occupe-t-elle dans l’imaginaire européen des xvie et xviie siècles ? » : Lucette
Valensi, Venise et la Sublime Porte. La naissance du despote, Paris, Hachette, 1987, p. 11.
60. Voir, entre autres, Jean Philippe Genet (dir.), L’État moderne : genèse. Bilans et perspectives, Paris,
CNRS Éditions, 1990.
224 TRAVAILLER CHEZ L’AUTRE, TRAVAILLER AVEC L’AUTRE EN MÉDITERRANÉE (XIVe - XIXe SIÈCLE)
61. Jacques Berque nie totalement l’existence d’une quelconque modernité au Maghreb de l’époque,
dans L’intérieur du Maghreb (XVe - XIXe siècle), Paris, Gallimard, 1978.
62. L’idée d’importation a fait des adeptes auprès des historiens maghrébins : Mohamed-Hédi Chérif
dans sa thèse (Pouvoir et société…, op. cit.) et Abdallah Laroui dans son livre en arabe sur la
notion d’État dans le monde arabe : La notion d’État (en arabe : Mafhûm al-dawla), Casablanca,
éd. Al-Markaz al-thaqâfî al-‘arabî, 1981.
63. Bertrand Badie, Les deux États, pouvoir et société en Occident et en terre d’Islam, Paris,
Fayard, 1986 ; du même auteur : L’État importé. Essai sur l’occidentalisation de l’ordre politique,
Paris, Fayard, 1992.
64. Jean-François Bayart (dir.), La greffe de l’État, Paris, Karthala, 1996.
65. Sur le modèle segmentaire au Maghreb, voir Jocelyne Dakhlia, Le Divan des rois. Le politique
et le religieux, Paris, Aubier, 1998, p. 292-307.
66. Ernest Gellner, Les Saints de l’Atlas, Traduction de Paul Catalen, présentation de Gianni
Albergoni, Paris, Bouchene, 2003.
67. Lucette Valensi, Fellahs tunisiens : l’économie rurale et la vie des campagnes aux XVIIIe et XIXe siècles,
Paris - La Haye, Mouton, 1977.
68. Lucette Valensi, « Archaïsme de la société maghrébine », La Pensée, décembre 1968, p. 57-93 ;
id., Le Maghreb avant la prise d’Alger (1790-1830), Paris, Flammarion, 1969 ; id., Fellahs tunisiens…,
op. cit.
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 225
72. Sur l’ouverture de l’Ifriqiya sur la Méditerranée au xvie siècle, lire Sadok Boubaker, « La perception
de la Méditerranée en Tunisie », http://periples.mmsh.univ-aix.fr/med-representations/textes/
sadok/index.htm [consulté mars 2012].
73. Jocelyne Dakhlia écrit à ce propos : « En Méditerranée, les hommes circulent, il faut
prendre garde de l’oublier, du nord au sud mais aussi d’est en ouest. Notre conception des rap-
ports Nord-Sud aujourd’hui nous conduit à oublier cet ancien rapport transversal à l’islam. Le
cloisonnement nominal de la Barbarie et du Levant ne résiste pas, en bien des cas, à l’examen
des circulations commerciales ou des carrières marchandes, diplomatiques, ou même militaires,
pour le cas des Ottomans. Cela n’efface aucunement les disparités régionales, mais invite à ne
pas les systématiser, ni à les formaliser à outrance » : Jocelyne Dakhlia, Lingua Franca. Histoire
d’une langue métisse en Méditerranée, Paris, Actes Sud, 2008, p. 83.
74. Il est impossible de croire, par voie de conséquence, à une fermeture de la porte de l’exégèse
(Ijtihad). Lire à ce propos notre article : « Les catégories temporelles de l’historiographie tunisienne
à l’époque moderne », dans Fatma Ben Slimane et Hichem Abdessamad (dir.), La périodisation
dans l’écriture de l’histoire du Maghreb, Tunis, Publications de DIRASET et Éditions Arabesques,
2010, p. 64-84, voir p. 76-80.
75. La zaouïa est un établissement religieux lié le plus souvent à un marabout. L’essentiel des
zaouïas que l’on peut recenser de nos jours sur le territoire tunisien, est apparu justement au
cours du xvie siècle. Le phénomène est rare avant la crise qu’a connue ce siècle.
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 227
attaque en 1557 menée par les Turcs (Darghûth Pacha à la tête de 3 000 janissaires)
fortement soutenus par les citadins kairouanais dirigés par une zaouïa rivale, celle
des Gharyaniyya. La question est de savoir pourquoi les Saadiens réussissent au
Maroc et non les Shâbiyya en Tunisie ? Qu’est-ce qui fait que la solution turque
s’impose en Tunisie et non au Maroc ? Ou, en d’autres termes, pourquoi l’État (à
vocation tribale) des Shâbiyya échoue en Tunisie alors que celui des Saadiens au
Maroc réussit à imposer une centralité politique salvatrice ?
En Tunisie, ce sont les sociétés citadines qui ont fait échouer les Shâbiyya en
soutenant fortement les Turcs. Comparées aux sociétés citadines au Maroc, celles
de Tunisie pèsent plus lourdement socialement, culturellement et politiquement.
On peut rappeler ici la différence des taux de citadinité dans les deux pays : en
Tunisie, il est de l’ordre de 20 % à peu près77 ; au Maroc, il n’est que de 10 % tout
au plus, selon les estimations rapportées par Lucette Valensi et André Nouschi78.
En effet, les sociétés citadines en Tunisie ont opté pour la solution ottomane qui
leur procure les éléments de puissance dont elles ont besoin pour affronter les
défis qui se présentent à elles, à savoir : les Espagnols qui occupent les côtes et
paralysent toute tentative de commerce en Méditerranée, d’une part, et les tribus
guerrières qui se sont emparées des terres fertiles empêchant ainsi les sociétés cita-
dines de faire fructifier les espaces fonciers environnants, d’autre part.
Derrière la centralité politique que les sociétés citadines cherchent à imposer,
il y a donc des attentes : premièrement, mettre la main sur les espaces fonciers
environnants après avoir maîtrisé les tribus, ce qui signifierait concrètement une
maîtrise du territoire (ou une territorialisation de l’espace) au profit exclusif des
sociétés citadines ; deuxièmement, chasser les Espagnols des côtes, car ces derniers
asphyxient le commerce maritime des villes côtières, or ce commerce est vital
pour leur économie monétaire. Pour les sociétés citadines, seuls les Turcs sont en
mesure de les aider à réaliser leurs objectifs. Ils possèdent des techniques de pou-
voir très développées (une forte expérience de centralisation du pouvoir avec des
traditions administratives paperassières). Militairement, ils sont puissants grâce à
l’usage de l’arme à feu. Par conséquent, ils pourront évincer les Espagnols et mater
les tribus guerrières. Les sociétés citadines (côtières surtout) ont pu expérimenter
ce que signifie une présence turque. En effet, quand ils débarquent dans ces villes,
les corsaires créent une réelle dynamique dans l’économie locale grâce aux butins
qu’ils rapportent. Léon l’Africain rapporte que les citadins de Constantine re-
crutent au début du xviie siècle des mercenaires turcs (munis d’armes à feu redou-
tables) pour défendre leurs caravanes de commerce. On comprend alors pourquoi
les sociétés citadines font appel à ces Turcs. Elles sont des « sociétés d’appel » selon
l’heureuse expression de Jocelyne Dakhlia79. Effectivement, elles ont ouvert les
77. C’est à peu près la norme aussi en Europe vers 1700, d’après Fernand Braudel, Civilisation
matérielle, économie et capitalisme, XVe - XVIIIe siècles, Paris, A. Colin, 1979, t. 1, p. 425.
78. Lucette Valensi, Le Maghreb avant la prise d’Alger…, op. cit., p. 50-51 ; André Nouschi, « Les villes
dans le Maghreb précolonial », dans Amel Rassam et Abdelkader Zghal (dir.), Système urbain et
développement au Maghreb, Tunis, Cérès Productions, 1980, p. 37-53.
79. L’expression est utilisée par Jocelyne Dakhlia pour qualifier les populations de la rive sud
de la Méditerranée qui adoptent la lingua franca pour communiquer avec les Francs venus de la
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 229
portes de leurs villes aux Turcs. C’est le cas de Tunis en 1534 pour chasser les
Hafsides. C’est aussi le cas de toutes les villes du sud et du centre de l’Ifriqiya
pour permettre à Darghûth Pacha et ses janissaires de chasser les Shâbiyya et les
Espagnols à partir des débuts des années 1550. Les Oulémas tunisois, quant à eux,
développent des discours divers et des mytho-histoires multiples pour légitimer
leur présence dans les villes80.
S’il y a une conclusion à tirer de cette enquête menée sur l’échiquier socio-
politique de la Tunisie au xvie siècle, c’est bien la suivante : la dynamique his-
torique au xvie siècle n’est pas commandée exclusivement par les Espagnols et
les Turcs. Ces derniers n’y participent que parce qu’ils répondent à des appels /
attentes (et donc à des stratégies) locales opposées. Les indigènes sont ainsi les
vrais maîtres d’œuvre des principaux événements qui se trament sur leur territoire
au cours du xvie siècle. En 1574, les Turcs ont chassé les Espagnols, mais les vrais
bénéficiaires de l’événement sont d’abord les sociétés citadines. Victorieuses, elles
vont marquer le système politique mis en place par les Turcs81. Mais le résultat le
plus important du dénouement de la crise du xvie siècle réside dans le renverse-
ment de l’équilibre des forces dans le pays au profit des sociétés citadines et aux
dépens des communautés tribales.
souhaité. C’est dans ce sens que nous considérons les sociétés citadines en Tunisie
comme des « sociétés d’appel ».
Outre les Turcs attirés en nombre important depuis le xvie siècle, l’appel des
sociétés citadines a concerné aussi les juifs livournais. Ces derniers rejoignent
leurs coreligionnaires installés depuis des temps immémoriaux dans le pays, et
établissent des rapports suivis avec le port de Livourne et, au-delà, avec le reste
de l’Europe et même avec le Levant83. Il ressort des actes du consulat de France
à Tunis qu’ils ont la haute main sur le commerce de Tunis avec Livourne84. Ils
se spécialisent principalement dans le rachat des esclaves chrétiens captifs de
la course85. Attirés en grand nombre surtout au cours de la première moitié du
xviie siècle, ces Livournais ont fondé à Tunis un quartier (appelé Grâna) jouxtant
la Hâra des « juifs de Tunis » (Yahûd tuwânsa). Ils sont connus pour leur compé-
tence en matière de techniques financières, pour leur capacité à approvisionner
en numéraire la régence de Tunis et surtout pour leur rôle d’intermédiaires entre
les deux rives de la Méditerranée. Ils ne tardent pas à créer à Tunis des agences de
leurs maisons de commerce86. Aussi, la société tunisoise observe-t-elle une grande
tolérance vis-à-vis de ces juifs à qui on accorde le statut de dhimmis (littéralement
protégés)87.
On trouve aussi les Andalous. Nos informations sur les conditions de leur
installation en Tunisie sont plus amples. Expulsés d’Espagne par Philippe III en
1609, ils sont attirés dans le pays grâce aux efforts conjugués du dey de Tunis,
‘Uthmân (1598-1610), et de son grand santon vivant, Sîdî Bilghîth al-Qashshâsh88.
Sur un ensemble de quelque quatre-vingt mille personnes expulsées d’Espagne,
estime-t-on, plus de la moitié est très bien accueillie à Tunis89, pour des raisons
démographiques sans doute, mais surtout pour tout ce qu’ils représentent sur le
plan des savoirs techniques, et des richesses en numéraire90.
Ces Andalous ont constitué des communautés actives et joué un rôle im-
portant dans l’extension de l’agriculture sédentaire des régions où ils s’installent,
mais aussi dans les villes où leur compétence et leur dynamisme vivifient certaines
activités, notamment celles du tissage de la soie et de la fabrication de carreaux
de faïence91. À Tunis, ils donnent à l’artisanat des chéchias une impulsion telle
que cette fabrication devient, pendant deux siècles, la principale activité « indus-
trielle » de la Tunisie92.
Installés au Nord-Est de la Tunisie, dans un rayon de 60 km autour de la
ville de Tunis, dans la région correspondant à la basse et moyenne vallée de la
Medjerda, ces Andalous vont constituer pour les dirigeants turcs et les citadins en
général, le pont par lequel ils font leur entrée dans la partie la plus fertile du pays
pour conquérir les campagnes riches et territorialiser le monde des tribus jusque-
là réfractaire à toute soumission à un pouvoir central.
Ceci dit, faut-il attribuer la prospérité du pays au seul apport des Andalous ?
L’historiographie européenne a tendance à exagérer leur contribution à la pros-
périté qu’a connue la Tunisie au cours du xviie siècle. En fait, plusieurs autres
facteurs ont contribué à cette prospérité, qui a d’ailleurs également concerné
d’autres régions du pays n’ayant pas connu la présence d’Andalous. L’exagération
de l’apport des Andalous apparaît donc comme largement héritée des impressions
laissées par les voyageurs européens du xviiie siècle93.
L’appel des sociétés citadines a concerné également les « renégats », aventuriers
et commerçants européens. Ces derniers sont porteurs de bien des nouveautés
humaines, économiques et techniques. Pour renforcer l’activité de course, on a
attiré toutes les compétences chrétiennes possibles, dont des aventuriers hollan-
dais et anglais. Ainsi, l’activité de course a permis l’introduction de nouvelles
techniques de combat et de navigation94. Elle a conféré également aux villes cô-
tières un cachet cosmopolite par les éléments qui s’y côtoient, la lingua franca qui
s’y pratique et les produits qui y circulent95. Les chrétiens convertis à l’islam, ap-
pelés « renégats » par les Européens, ‘ulûj (pluriel de ‘ilj) par les chroniqueurs tu-
nisiens, mais également dans le langage populaire de l’époque, sont aussi désignés
par de nombreux auteurs par l’expression « Turcs de profession ». Il est vrai que
ces derniers tendent à s’identifier aux Turcs : ils vivent comme eux, prennent des
prénoms turcs et adoptent le rite hanéfite, celui des Turcs. Ils sont bien intégrés
et ne sont jamais stigmatisés localement, comme l’atteste le cas de l’anglais Ward,
Sadok Boubaker, La Régence de Tunis au XVIIe siècle : ses relations commerciales avec les ports de
l’Europe méditerranéenne, Marseille et Livourne, Zaghouan, Fondation Témimi, 1987, p. 172-174.
91. John Derek Latham, « Towards a study of Andalusian immigration, in Tunisian history », Les
Cahiers de Tunisie, t. XIX-XX, 1957, p. 203-252.
92. Lucette Valensi, « Islam et capitalisme : production et commerce des chéchias en Tunisie
et en France aux xviiie et xixe siècles », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, t. XVII, 1969,
p. 376-400.
93. Jean André Peyssonnel, Voyage dans les régences de Tunis et d’Alger, Paris, La Découverte, 1987,
p. 123.
94. Mohamed-Hédi Chérif, « Apport des Turco-ottomans au Maghreb… », art. cit.
95. Tunis est décrite comme le Shanghai de la Méditerranée au xviiie siècle : Lucette Valensi,
Le Maghreb avant la prise d’Alger…, op. cit., p. 97.
232 TRAVAILLER CHEZ L’AUTRE, TRAVAILLER AVEC L’AUTRE EN MÉDITERRANÉE (XIVe - XIXe SIÈCLE)
appelé Qâbûdân Wardiyya par les chroniques de l’époque, qui finit par prendre le
nom de Yussuf Raïs96. Quel pourrait être leur nombre à l’époque ? Les estimations
les plus réalistes parlent de quelques centaines tout au plus97. Si on encourage les
conversions des captifs de la course – dont certains deviennent des maîtres ou
mamelouks tout puissants –, on ne les oblige pas à se convertir. La preuve : on
trouve des chapelles dans les bagnes, et des églises sont aussi construites à Tunis.
Contrairement à ce que cherche à démontrer Robert Charles Davis, il y a une
grande tolérance vis-à-vis des chrétiens98. Les Turcs et les assimilés (c’est-à-dire
les chrétiens d’Europe convertis de gré ou de force) ont fini au bout d’un certain
temps par se fondre dans les milieux citadins, avec de fortes alliances avec les
notabilités locales.
On réserve également un bon accueil aux commerçants français, anglais,
hollandais et toscans. On leur accorde des conditions favorables au séjour et au
commerce99. En fait, ils profitent des conditions offertes par les traités de paix
et de commerce signés par la Sublime Porte avec leurs pays respectifs à la fin du
xvie siècle et au début du xviie siècle, réitérés par la suite, à plusieurs reprises, par
les autorités de la Régence. Ces marchands ne sont pas nombreux : on compte en
tout et pour tout 10 à 20 Français peuplant un fondouk à Tunis au xviie siècle ; les
Anglais et les Hollandais sont encore moins nombreux100.
Conclusion
On comprend alors pourquoi les sociétés citadines, principales bénéficiaires de
la présence des personnes venues de l’extérieur, ont très vite intégré tous ces élé-
ments exogènes. En effet, Turcs, captifs convertis, mamelouks, Andalous et juifs
de Livourne, finissent par s’intégrer parfaitement dans les milieux citadins et
renforcent la catégorie des notabilités citadines (ou baldî)101. Cette catégorie est
apparue justement au cours du xviie siècle, ce qui est loin d’être le produit d’un
pur hasard. Aucun de ces éléments venus d’ailleurs n’est qualifié en tout cas de
barrânî (c’est-à-dire « étranger »). C’est pour cela justement que le mot « étranger »
appliqué à tous les éléments attirés par les sociétés citadines est impropre pour
l’époque. C’est une construction opérée par les chercheurs.
Ce qui attire l’attention, ici, est le fait que progressivement l’émergence et l’af-
firmation des sociétés citadines (tunisoise en particulier) aboutissent à une valo-
risation de leur autochtonie. Qu’est-ce qui fait qu’avant le xvie siècle le fait d’être
venu d’ailleurs est source de prestige et de prééminence sociale ? L’autochtonie
est stigmatisée jusqu’à cette date. Les Arabes conquérants tout comme plus tard
96. Ibn Abî Dînâr, Al-Mu’nis…, op. cit., p. 203.
97. Paul Sebag, Tunis au XVIIe siècle…, op. cit., p. 50.
98. Robert Charles Davis, Esclaves chrétiens, maîtres musulmans. L’esclavage blanc en Méditerranée
(1500-1800), traduit par Manuel Tricoteaux, Paris, Jacqueline Chambon, 2006.
99. Sadok Boubaker, La Régence de Tunis…, op. cit., p. 41-42, 140-166, 180-195 ; Mohamed-Hédi
Chérif, « Apport des Turco-ottomans au Maghreb… », art. cit.
100.Paul Sebag, Tunis au XVIIe siècle…, op. cit., p. 57.
101. Littéralement, originaire de la ville, ou fils de la ville.
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 233
102. Ce retour à l’autochtonie est un peu une forme de construction de la cité pour répliquer
à l’analyse de Jocelyne Dakhlia quand elle parle de l’oubli de la cité au Jérid. Dans cette région,
la règle – démontre Jocelyne Dakhlia – est la hantise de l’autochtonie : Jocelyne Dakhlia, L’oubli
de la cité. La mémoire collective à l’épreuve du lignage dans le Jérid tunisien, Paris, La Découverte,
1990.
103. Mohamed-Hédi Chérif, « Hommes de religion et pouvoir… », art. cit., p. 595, note 3.
104.Mohamed-Hédi Chérif, Pouvoir et société…, op. cit., t. 1, 1984, p. 37.
105. Abdelhamid Hénia, « Hal shakkala al-Atrâku fî-l-bilâd al-tûnisiyya mahmala al-hadâtha ? » (« Les
Turcs ont-ils constitué le vecteur de la modernité ? » en arabe), dans Abderrahim Benhadda,
Abderrahman El Moudden et Mohamed Lazhar El Gharbi (dir.), Transmission des idées et des
techniques au Maghreb et Méditerranée, Rabat, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences
Humaines, 2009, p. 157-178.
106.Bertrand Badie, Les deux États…, op. cit. ; id., L’État importé…, op. cit.
107.Jean-François Bayart (dir.), La greffe…, op. cit.