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Cahiers de la Méditerranée

84  (2012)
Travailler chez l'Autre en Méditerranée / Les constructions navales en Méditerranée

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Abdelhamid Henia
Le rôle des étrangers dans la
dynamique sociopolitique de la Tunisie
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(XVII  - XVIII  siècle). Un problème
d’historiographie
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Référence électronique
e e
Abdelhamid Henia, « Le rôle des étrangers dans la dynamique sociopolitique de la Tunisie (XVII  - XVIII  siècle). Un
problème d’historiographie », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 84 | 2012, mis en ligne le 15 décembre 2012,
consulté le 26 août 2013. URL : http://cdlm.revues.org/6471

Éditeur : Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine


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Le rôle des étrangers dans la dynamique
sociopolitique de la Tunisie (XVIIe - XVIIIe siècle).
Un problème d’historiographie1
Abdelhamid HENIA

Nous proposons dans ce texte d’aborder un problème d’historiographie relatif à


la manière dont les « étrangers »2 dans la Tunisie des xviie et xviiie siècles ont été
perçus par les différents courants qui se sont attachés à l’étude de cette période.
Les « étrangers » dont il est question ici sont les Turcs (ou assimilés), les Andalous,
les juifs livournais, les chrétiens islamisés de gré ou de force ou restés fidèles à
leur religion ; en somme, il s’agit d’immigrants méditerranéens. Il sera question
également des populations tunisiennes qui se sont confrontées à ces « étrangers ».
Pour ce faire, partons d’un constat et d’une interrogation.
Le constat d’abord : mis à part quelques moments de difficultés, les travaux
historiographiques qui ont porté sur la Tunisie ont unanimement considéré les
xviie et xviiie siècles comme un moment de prospérité, surtout lorsqu’on les com-
pare aux xvie et xixe siècles, ces deux dernières périodes étant connues pour leurs
difficultés structurantes et déstabilisantes3. Quant aux marques de cette prospé-
rité, elles sont nombreuses. Sur le plan démographique, les sources s’accordent
pour souligner une croissance exceptionnelle de la population, plus particulière-
ment au cours du xviiie siècle4. Entre 1705 et 1784, soit durant trois générations

1. Une première version de ce texte a fait l’objet d’une conférence présentée le 27 mars 2009,
à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS - Paris), dans le cadre du séminaire
« Transméditerranées », dirigé par Jocelyne Dakhlia.
2. Le terme d’« étranger » est utilisé ici comme une catégorie d’analyse et non comme une catégorie
propre aux acteurs de l’époque.
3. Voir surtout les travaux de Mohamed-Hédi Chérif : pour le xvie siècle, lire « L’histoire de
l’Afrique du Nord jusqu’à l’indépendance du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie. Le Maghreb
dans l’histoire », dans Centre de Recherche et d’Études sur les Sociétés Méditerranéennes (dir.),
Introduction à l’Afrique du Nord contemporaine, Paris, CNRS Éditions, 1975, p. 17-47 ; pour les
débuts du xixe siècle, lire : « Expansion européenne et difficultés tunisiennes de 1815 à 1830 »,
Annales ESC, n° 3, mai-juin 1970, p. 714-745.
4. Sur la démographie de la Tunisie aux xviie et xviiie siècles, Paul Sebag, « La peste dans la région
de Tunis aux xviie et xviiie siècles », Revue de l’Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA), n° 109, 1965,
p. 35-48 ; Lucette Valensi, « Calamités démographiques en Tunisie et en Méditerranée orientale
aux xviiie et xixe siècles », Annales ESC, n° 6, 1969, p. 1540-1561 ; id., Fellahs tunisiens : l’économie
rurale et la vie des campagnes aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris - La Haye, Mouton, 1977, p. 13-15 ;
Mohamed-Hédi Chérif, Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn Bin ‘Alî (1705-1740), Tunis,
214 TRAVAILLER CHEZ L’AUTRE, TRAVAILLER AVEC L’AUTRE EN MÉDITERRANÉE (XIVe - XIXe SIÈCLE)

environ, le pays n’a pratiquement pas connu d’épidémie. Cette paix démogra-
phique est de nature à multiplier le nombre de bras aptes au travail et contribue
pour beaucoup à la croissance économique des années 1760 et 1770, décrite par
l’historien Hammûda Bin Abdalazîz dans son Kitâb al-bâshî 5. Cette période est
suivie sur le plan démographique par des reflux brutaux que provoquèrent des
épidémies successives jusqu’au milieu du xixe siècle.
Les xviie et xviiie siècles sont également marqués par une certaine prospérité
des villes6. On assiste en Tunisie, plus qu’ailleurs dans le reste du Maghreb, à une
croissance de la vie urbaine par rapport au xvie siècle7. Ce progrès urbain n’est pas
toujours aisé à démontrer chiffres à l’appui. Il n’existe aucune statistique (même
partielle) sur les villes et leur population avant le milieu du xixe siècle. Cependant,
on peut déduire ce progrès à partir de quelques appréciations fondées sur des in-
dices indirects, en étudiant par exemple l’histoire des monuments, la localisation
des mosquées, des bains maures, des fontaines et d’autres éléments analogues qui
peuvent informer sur l’évolution du tissu urbain8. À l’époque moderne, le monde
des villes en Tunisie se trouve renforcé et revigoré par l’apparition de nouvelles
agglomérations ou par le renouveau de sites anciens, qui avaient décliné ; on n’y
compte presque pas de villes tombées en ruine9, comme c’est le cas au Maroc,
par exemple10. Plusieurs autres villes, en revanche, apparaissent principalement à
partir du xviie siècle, notamment celles qui ont accueilli les Andalous dans la ré-
gion du Nord-Est11. Le Sahel, réduit à l’époque hafside à l’arrière-pays de Sousse,
Monastir et Mahdia, s’étend à partir du xviie siècle grâce au développement de
la culture de l’olivier qui joue en l’occurrence le rôle de front pionnier12. Le Sahel
Publications de l’Université de Tunis, 1984, t. I, p. 26-29 ; Salvatore Speziale, Oltre la peste : sanità,
popolazione e società in Tunisia e nel Maghreb (XVIII-XX secolo), Cosenza, Pellegrini, 1997.
5. Hammûda Bin Abdalazîz, Kitâb al-bâshî, manuscrit de la Bibliothèque nationale de Tunis
n° 351, s. d., p. 342-355.
6. Ce qui réfuterait la thèse du déclin très souvent développée par l’historiographie coloniale
pour la période dite « précoloniale ».
7. Abdelhamid Hénia, « Le città nel Maghreb in età moderna : vettore di modernità ? », dans Enrico
Iachelle et Paolo Militello (dir.), L’insediamento nella Sicilia d’età modernà e contemporanea, Bari,
Edipuglia, 2008, p. 143-165.
8. Jacques Revault, Palais et demeures de Tunis (XVe et XVIIe siècles), Paris, CNRS Éditions, 1967 ; id.,
Palais et demeures de Tunis (XVIIe et XIXe siècles), Paris, CNRS Éditions, 1971 ; id., Palais et résidences
d’été de la région de Tunis (XVIe - XIXe siècles), Paris, CNRS Éditions, 1974 ; id., Le fondouk des Français
et les consuls de France à Tunis (1660-1860), Paris, Éd. Recherche sur les civilisations, 1984.
9. L’historiographie tunisienne ne mentionne qu’un seul cas de ville disparue après le xvie siècle :
celui de la ville d’al-Urbus.
10. Abdelahad Sebti et Halima Farhat, al-Madîna fî-l-‘açr al-wasit : qadhâyâ wa wathâ’iqa fî
târîkh al-Maghrib al-islâmî (La ville au Moyen Âge : questions et documents relatifs à l’histoire
du Maghreb islamique), Beyrouth-Casablanca, Al-Markiz al-thaqâfî al-‘arabî, 1994.
11. Plusieurs travaux ont porté sur l’installation des Andalous dans cette partie de la Tunisie.
Citons l’une des plus récentes publications sur ce sujet : Nizar Sayari et Hichem Rejeb, « Origine
du paysage andalou dans le Nord-Ouest tunisien. Testour et son entourage morisque », dossier
thématique sur « Les Morisques », Cahiers de la Méditerranée, n° 79, décembre 2009, p. 319-335.
12. Mohamed-Hédi Chérif, « Propriétés des oliviers au Sahel des débuts du xviie à ceux du xixe siècle »,
dans Actes du 1er Congrès d’histoire et de civilisation du Maghreb, Tunis, Publications du CERES,
1979, t. 2, p. 209-252 ; Khalifa Chater, « Relations ville-campagne dans la Tunisie du xixe siècle :
le cas du Sahel et des basses steppes », dans Système urbain et développement au Maghreb, Tunis,
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 215

finit par englober une soixantaine de cités, villages et bourgs, soit toute la partie
sédentaire et arboricole de la Tunisie centrale.
On assiste également au cours de cette période au rétablissement de la centra-
lité politique, principalement en faveur des villes : le rôle assuré par ces dernières
dans la construction du pouvoir étatique est fondamental. Celui-ci a permis aux
villes de construire peu à peu des espaces fonciers plus ou moins importants. Au
terme de l’évolution, le rôle de Tunis, à titre d’exemple, finit par s’étendre sur
presque toute la vallée de la Medjerda, soit dans un rayon de 30 à 50 kilomètres
environ13.
La macrocéphalie des villes est un phénomène absent en Tunisie au temps
des Hafsides. Le changement sur ce plan est spectaculaire à partir du xviie siècle :
la macrocéphalie14 s’est imposée alors en Tunisie au profit exclusif de la ville de
Tunis. La grande originalité du système urbain en Tunisie réside dans le nombre
de petites villes qui pèsent d’un certain poids et imprègnent sur le plan culturel
et économique la société tout entière. Tous ces faits ont été décrits comme autant
d’aspects d’une certaine « modernité »15 que la Tunisie a connue au cours des xviie
et xviiie siècles16.
Venons-en maintenant à l’interrogation. Quels sont les architectes (ou les
« vecteurs ») d’une telle prospérité, d’une telle « modernité » ? L’enquête, menée
dans la production historiographique portant sur cette période de l’histoire tuni-
sienne, révèle sans ambiguïté que les premiers acteurs identifiés d’un tel processus
sont les « étrangers », qui affluent dans le pays en nombre relativement important,
plus particulièrement à partir de la fin du xvie siècle17. Il s’agit des Turcs (consti-
tuant un corps de quelque trois mille janissaires en 1574, porté plus tard à quatre
mille), des Andalous (30 à 40 000), des captifs de la course convertis à l’islam de
gré ou de force (quelques milliers) et des juifs livournais (quelques centaines)18.

CERES Productions, 1980, p. 69.


13. Mohamed-Hédi Chérif, « Pouvoir beylical et contrôle de l’espace dans la Tunisie du xviiie et des
débuts du xixe siècle », Annuaire de l’Afrique du Nord, t. XXII, 1983, p. 51.
14. Le phénomène est relevé par le géographe Pierre Signoles, L’Espace tunisien, capitale et État-région,
Fascicule de recherches, Tours, URBAMA, 1985.
15. Nous entendons par les expressions « moderne » et « modernité » les nouvelles réalités
survenues après le tournant du xvie siècle, en rupture avec celles de la période précédente ; la
« modernité » serait donc une mise à distance par rapport à des pratiques pré-modernes. Par
conséquent, nous nous inscrivons en faux contre l’idée européocentrique d’une « modernité »
atteinte par un unique chemin et inventée de toutes pièces par l’historiographie nationale ou
nationaliste européenne du xixe siècle qui a fait de l’Europe la seule entité à même de générer
une modernité. Nous suivons plutôt ici Pierre Bourdieu, Olivier Christin et Pierre-Étienne Will,
« Sur la science de l’État », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 133, juin 2000, p. 3.
16. En tout cas le professeur Chérif affirme clairement l’existence d’une « modernité » dans la Tunisie
de l’époque. Voir Mohamed-Hédi Chérif, « Apport des Turco-ottomans au Maghreb à l’époque
moderne », dans Mélanges méditerranéens d’estime, d’amitié et de reconnaissance à André Raymond,
Tunis, Fondation Témimi, 2004.
17. C’est ce qui explique les qualificatifs de « carrefour de races » ou de « cosmopolite » attribués
souvent à la Tunisie ; voir Abdeljalil Karoui, La Tunisie et son image dans la littérature française du
XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle (1801-1945), Tunis, Société Tunisienne de Diffusion,
1975, p. 7 ; Mohamed-Hédi Chérif, Pouvoir et société…, op. cit., p. 26.
18. Les estimations de la population tunisienne durant la période étudiée (xviie - xviiie siècle) se
216 TRAVAILLER CHEZ L’AUTRE, TRAVAILLER AVEC L’AUTRE EN MÉDITERRANÉE (XIVe - XIXe SIÈCLE)

Cependant, si ces travaux historiographiques sont unanimes pour valoriser le rôle


des « étrangers » dans cette dynamique connue par la Tunisie, ils ne s’accordent
pas à désigner une catégorie particulière parmi ces étrangers. Ainsi, nous ne pou-
vons faire l’économie d’un détour historiographique.

Une cacophonie historiographique


L’historiographie tunisienne des XVIIe et XVIIIe siècles
Les historiens tunisiens ont manifesté un intérêt limité pour les Européens
(chrétiens et juifs livournais). Ils ont, en revanche, réservé une place bien plus
importante de leurs travaux aux Turcs, principalement, et aux Andalous, acces-
soirement. En effet, ils parlent des Turcs avec beaucoup d’admiration. Ces histo-
riens attribuent à l’intervention des Ottomans, pour libérer Tunis de l’occupation
espagnole en 1574, des motivations essentiellement religieuses : la défense du dâr
al-islâm (la Cité musulmane) qu’ils auraient sauvée du péril chrétien, représenté
par les Espagnols poursuivant leur élan de Reconquista sur les côtes de l’Ifriqiya.
Le sultan Sélim II aurait ainsi rempli, selon eux, son rôle de « Commandeur des
croyants » et de défenseur de l’islam19.
Présentés comme des sauveurs, les Turcs auraient répondu à l’appel des sociétés
citadines : Sidi Mahrez, saint protecteur de la ville de Tunis, apparu dans un songe
au Sultan, aurait réclamé son intervention pour sauver sa ville des Infidèles20.
Ainsi, les historiens tunisiens ont développé toute une mytho-histoire pour légi-
timer l’œuvre bienfaitrice des Turcs et l’installation de leur pouvoir dans le pays21.
Quant aux courants historiographiques se désignant comme hanafi ou
hanafiyya (turcs natifs du pays)22, ils tendent à développer l’idée de la supériorité
des Turcs, en glorifiant leur apport. Ainsi, Hasîn Khûja, un hanafî ayant écrit son
Dhayl au cours des années 1720, n’hésite pas à rapporter ce qu’aurait remarqué
un savant turc débarqué à Tunis au début du xviie  siècle : la ville est « vide de
science »23. Il va sans dire que le « vide » ici est fondateur de la légitimité de l’œuvre
bienfaitrice des Turcs. L’auteur de l’Ithaf, un autre historien autochtone écrivant
au cours des années 1860, développe en revanche, concernant les oulémas turcs,
un discours tout autre et tend à valoriser le savoir local par rapport à celui des
Turcs ; ces derniers étant jugés par lui « frustes », « plus soldats que oulémas »24.

situent dans une tranche allant d’1 à 2 millions d’habitants, ordre de grandeur proposé par le
professeur Mohamed-Hédi Chérif (Pouvoir et société…, op. cit., p. 26).
19. Jamil M. Abun-Nasr, A History of the Maghrib in the Islamic Period, Cambridge, Cambridge
University Press, 1987, p. 184-205.
20. Ibn Abî Dînâr, Al-Mu’nis fî ‘akhbâri Ifrîqiyya wa Tûnis, Tunis, éd. Al-Maktaba al-‘Atîqa, 1967, p. 186.
21. Ibid., p. 178 et 195.
22. Sami Bargaoui, « Des Turcs aux Hanafiyya. La construction d’une catégorie “métisse” à Tunis
aux xviie et xviiie siècles », Annales HSS, n° 1, janvier-février 2005, p. 209-228.
23. Hasîn Khûja, Dhayl bashâ’ir ‘ahli l-’îmân bi-futûhât ‘âli ‘Uthmân, édité par At’-T’âhir
al-Ma‘mûrî, Tunis, Al-Dâr al-‘Arabiyya li-l-kitâb, 1975, p. 167.
24. Ahmad Ibn Abî Dhiyâf, Ithâf ‘ahl al-zamân bi-’akhbâri mulûki Tûnis wa ‘ahd al-’amân, 2e éd.,
Tunis, Maison Tunisienne d’Édition, 1976-1979, t. 2, p. 17-18.
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 217

Il faut dire qu’à partir du milieu du xixe siècle on commence à développer en


Tunisie vis-à-vis des Ottomans un discours de plus en plus autonomiste et plutôt
proto-nationaliste.
D’une manière générale, historiens autochtones et hanafiyya n’ont pas cher-
ché outre mesure à établir une distinction entre les Turcs (venus d’Anatolie ou
natifs du pays) et les « assimilés aux Turcs » parmi les chrétiens captifs de la course
convertis à l’islam. Il faut donc attendre les années 1860 pour trouver un Ibn Abî
Dhiyâf qui évoque les mamelouks comme une catégorie particulière25.
Concernant les Andalous, les historiens de l’époque se révèlent, en revanche,
nettement moins diserts : ils soutiennent principalement que les Morisques sont
tous bien accueillis en 1609, date de leur expulsion par Philipe III d’Espagne. On
précise aussi qu’ils ont revivifié certaines localités et qu’ils ont beaucoup sillonné
le pays26. En tout cas, ils ne font l’objet, d’après ce qu’en disent les historiens des
xviie et xviiie siècles, d’aucune admiration particulière ; on ne leur attribue au-
cun génie particulier, même pas dans l’industrie de la chéchia (bonnet de laine)
qui a beaucoup prospéré, plus particulièrement au cours du xviiie siècle, et qui
est qualifiée plus tard par l’historiographie coloniale et postcoloniale d’activité
proprement andalouse. C’est donc l’historiographie contemporaine qui donne
une plus grande importance au rôle des éléments andalous, au point de pouvoir
parler, comme nous le verrons, d’une véritable « andaloumanie » chez certains
historiens de nos jours. Le renversement de l’attitude vis-à-vis des Andalous s’est
opéré progressivement avec les transformations survenues au xixe siècle et plus
particulièrement la nouvelle attitude d’admiration à l’égard de l’Occident. Dans
ce nouveau contexte, certains Tunisois baldî trouvent d’autant plus valorisant
pour eux de se remémorer leur origine andalouse. L’autochtonie mémorielle cède
progressivement la place à d’autres mémoires d’origine extérieure jugées de plus
en plus valorisantes. L’historien Ahmed Abdesselem écrit ainsi qu’« un très grand
nombre de fonctionnaires et même de dignitaires religieux tunisiens des derniers
siècles […], quand ils n’étaient pas d’origine “turque”, se prévalaient d’une ascen-
dance andalouse »27.
Sur les juifs livournais, l’historiographie locale de l’époque ne dit rien. Au sujet
des Européens (naçâra / chrétiens ou ifranj / Francs), nos chroniqueurs n’écrivent
que très peu de choses. L’historien Ibn Abî Dînâr nous informe dans Al-Mu’nis
(achevé en 1681-1682), que les chrétiens (naçâra) sont peu avertis (« fî ghaflatin »)
des nouvelles techniques de course adoptées par les corsaires tunisiens au début
du xviie siècle28 ; dans son Kitâb al-bâshî, écrit vers 1777, Hammûda Bin Abdalazîz
25. Ahmad Ibn Abî Dhiyâf, Ithâf…, 1re édition (Éditions du Secrétariat d’État à l’Informa-
tion), 1963-1966, 8 tomes, voir les biographies dans les tomes 7 et 8. À propos des mamelouks,
lire l’excellente thèse de M’hamed Oualdi, Esclaves et maîtres. Les mamelouks des beys de Tunis du
XVIIe siècle aux années 1880, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.
26. Ibn Abî Dînâr, Al-Mu’nis…, op. cit., p. 204.
27. Ahmed Abdesselem, Les historiens tunisiens des XVIIe, XVIIIe et XIXe  siècles. Essai d’histoire
culturelle, Paris, Klincksieck, 1973, p. 333.
28. Ibn Abî Dînâr, Al-Mu’nis…, op. cit., p. 203 ; voir également Muh’ammad bin Muh’ammad
al-Wazîr al-Sarrâj al-Andalusî, Al-H’ulal al-sundusiyya fî-l-akhbâr al-tûnisiyya, (2e éd.), Tunis,
Dâr al-Gharb al-Islâmî, 1985, t. 2, p. 343.
218 TRAVAILLER CHEZ L’AUTRE, TRAVAILLER AVEC L’AUTRE EN MÉDITERRANÉE (XIVe - XIXe SIÈCLE)

parle des Ifranj (ou Francs) qui sont en paix (« muçâlihîn ») avec les musulmans29.
Aucun commentaire dans ces écrits ne montre que les Européens ont marqué
d’une manière ou d’une autre les esprits de l’époque. On ne leur attribue aucun
génie particulier ; aucun sentiment d’infériorité vis-à-vis des Européens ne trans-
paraît30. Cependant, tout change au xixe siècle, plus particulièrement à partir de
1830 avec l’occupation de l’Algérie par la France31.

L’historiographie européenne (précoloniale, coloniale et postcoloniale)


L’historiographie européenne s’est plus particulièrement intéressée au rôle des
Morisques chassés d’Espagne, à celui des chrétiens d’Europe captifs de la course
et convertis à l’islam de gré ou de force (les « Chrétiens d’Allah » selon l’expression
des Bennassar32) et aux Européens venus simplement en tant qu’aventuriers cher-
cher fortune auprès des gouvernants. En revanche, cette historiographie ne s’est
presque pas intéressée aux juifs livournais installés à Tunis au cours de la même
période (xviie - xviiie siècles)33.
29. Hammûda Bin Abdalazîz, Al- Kitâb…, op. cit., p. 339.
30. On leur déclare la guerre s’il le faut. Ce fut chose faite avec Venise, le 22 janvier 1784 ; la
paix ne s’est rétablie entre les deux États que huit années plus tard, le 2 mai 1792 (Ahmad Ibn
Abî Dhiyâf, Ithâf…, op. cit., t. 3, p. 201-207). Avec la France, quand elle a occupé la Corse en
1769, la déclaration de guerre est évitée de justesse : le bey de Tunis considère qu’il a des droits
sur l’île (ibid., t. 2, p. 17-18).
31. Ahmed Abdesselem souligne l’intérêt tardif porté par les historiens tunisiens aux étrangers
européens (Les historiens tunisiens…, op. cit., p. 476-478).
32. Bartolomé et Lucile Bennassar, Les Chrétiens d’Allah. L’histoire extraordinaire des renégats
(XVIe - XVIIe siècles), Paris, Perrin, 1989.
33. Cependant, on assiste, à partir de la seconde moitié du siècle dernier, à un regain d’intérêt pour les
études portant sur les communautés juives de Tunisie. Elles sont produites par des juifs d’origine
tunisienne installés en France d’une part – c’est le cas de Lucette Valensi (« Une histoire des Juifs
de Tunisie est-elle nécessaire ? Est-elle possible ? », dans Histoire communautaire : histoire plurielle, la
communauté juive de Tunisie, Tunis, Centre de Publication Universitaire, 1999, p. 51-63) et de Paul
Sebag (« Les Juifs de Tunisie au xixe siècle d’après J.-J. Benjamin II », Les Cahiers de Tunisie, n° 28,
7e année, 4e trimestre 1959, p. 489-510 ; Tunis au XVIIe siècle. Une cité barbaresque au temps de la course,
Paris, L’Harmattan, 1989), par des historiens tunisiens d’autre part. Les écrits de ces derniers ne
remontent pas avant les années 1980 : Hédi Timoumi, Al-Nashât al-çuhyûnî bi-Tûnis (1897-1948),
Sfax, éditions Dâr Muhammad ‘Alî li-l-nashr (1re édition 1982), 2001 ; Abdelhamid Hénia, « Juifs
et chrétiens à Tunis à l’époque moderne : cantonnement dans des quartiers spécifiques et exclusion
du droit d’appropriation », dans Abdeljalil Témimi (dir.), Chrétiens et musulmans à l’époque de la
renaissance, Zaghouan, Publications de la Fondation Témimi pour la Recherche Scientifique et
l’Information, 1997, p. 165-174 ; Habib Jamoussi, Juifs et chrétiens en Tunisie au XIXe siècle, essai
d’une étude socio-culturelle des communautés non musulmanes (1815-1881), thèse de doctorat d’his-
toire, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, 1998-1999 ; Ridha Ben Rejeb, « Les juifs
de Tunisie à l’époque précoloniale à travers les fonds des Archives nationales tunisiennes », dans
Histoire communautaire…, op. cit., p. 65-81 ; Ridha Ben Rejeb, Al-Nukhab al-yahûdiyya fi Tûnis wa
mawqi’uhâ mina l-iqtisâd wa 1-sulta (Les élites juives à Tunis et leur place dans la vie économique et
politique), thèse de doctorat, Université de Tunis, 2003, inédite ; Ahmed Saadaoui, « Les synagogues
de Tunisie : recherches architecturales », dans Histoire communautaire…, op. cit., p. 181-201 ; Youssef
Ben Sassi, « Al-Aqliyya al-yahûdiyya bi-jazîrat Jirba bayna al-khurâfât wa-l-wâqi‘ al-târîkhî » (La
mentalité juive dans l’île de Jerba entre les histoires mythiques et les réalités historiques), Revue
d’Histoire maghrébine, t. 27, n° 99-100, mai 2000, p. 411-426. L’essentiel de cette production his-
toriographique porte sur des périodes plus récentes que celle qui nous préoccupe ici.
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 219

Paul Sebag présente les juifs livournais comme européens :


Venus d’Europe, ils en avaient conservé les usages et les manières qui tranchaient
avec celles des juifs indigènes. Ils faisaient preuve à l’égard des juifs indigènes
d’une certaine condescendance, voire d’un grand mépris, et ceux-ci ne pouvaient
s’empêcher de leur tenir rigueur de leur déplaisante superbe34.
Certaines sources les nomment « les juifs francs », « les juifs européens » ou
même « les juifs chrétiens »35. La catégorie d’« Européens » attribuée aux juifs li-
vournais ne peut dater de l’époque (c’est-à-dire du xviie siècle). Elle ne peut avoir
été construite que tardivement, au cours de la période coloniale très probable-
ment, que ce soit par les acteurs eux-mêmes (c’est-à-dire les juifs livournais), ou
bien par les chercheurs européens, français en l’occurrence.
Le plus ancien savoir historique sur les Européens est principalement fourni
par les relations de voyage datant de la même période36, et accessoirement par
les rapports des agents consulaires en poste à Tunis ou des envoyés spéciaux37. Ils
ont la caractéristique d’offrir du pays et de la société une vue réfractée à travers
des mentalités et des expériences autres38. Aussi, la société est-elle présentée en
« ordres », à l’instar du modèle de la France de l’époque. Au xviie siècle, Pierre Dan
divise les populations de Barbarie en trois « nations » : Turcs, Maures et Arabes
(bédouins)39. Près d’un siècle plus tard, vers 1724, Jean-André Peyssonnel reprend
le même schéma en soulignant l’existence de trois « états », où les Turcs forment
« la noblesse du pays »40. Dans sa classification de la société selon la théorie des
trois ordres, Peyssonnel met en valeur les Turcs et les Andalous et ravale les au-
tochtones (qu’il appelle les Arabes) « au rang d’un peuple sans génie ni relief »41.
Bien qu’ils soient assimilés à la noblesse française, les Turcs, selon notre voyageur,
34. Paul Sebag, Tunis au XVIIe siècle…, op. cit., p. 54.
35. Ahmed Saadaoui, « Les Européens à Tunis aux xviie et xviiie siècles », Cahiers de la Méditerranée,
n° 67, décembre 2003, p. 61-84 [http://cdlm.revues.org/index124.html].
36. Citons les relations de voyages les plus connues ; pour le xviie siècle, lire : Paul Sebag, « Un
document inédit sur la Tunisie au début du xviie siècle », Les Cahiers de Tunisie, n° 33/35, 1961,
p. 109-211 ; Pierre Grandchamps, « Une mission délicate en Barbarie au xviie siècle », Revue tuni-
sienne, n° 30, p. 299-322, et n° 31/32, 1937, p. 471-501 ; Jean de Thévenot, Relation d’un voyage fait
au Levant, Paris, Thomas Jolly, 1665 ; Nicolas Béranger, La régence de Tunis à la fin du XVIIe siècle,
Paris, L’Harmattan, 1993 ; Anonyme, Histoire des dernières révolutions du royaume de Tunis et
des mouvements du royaume d’Alger, Paris, 1689 (réédition, Paris, L’Harmattan, 2003). Pour le
xviiie siècle, lire : Jean-André Peyssonnel, Voyage dans les Régences de Tunis et d’Alger, présentation
et notes de Lucette Valensi, Paris, La Découverte, 1987 ; Thomas Shaw, Travels, or observations
relating to several parts of Barbary and the Levant, 2 vol., Oxford, printed at the theatre, 1738-1746.
37. Mohamed-Hédi Chérif, Pouvoir et société…, op. cit., t. 2, p. 221-222. Christian Windler, « Diplomatie
et interculturalité : les consuls français à Tunis, 1700-1840 », Revue d’histoire moderne et contem-
poraine, n° 50-4, octobre-décembre 2003, p. 63-91.
38. Les relations de voyages ont fait l’objet d’analyses critiques, notamment par Guy Turbet-Delof,
L’Afrique barbaresque dans la littérature française aux XVIe et XVIIe siècles, Genève, Droz, 1973 ; Denise
Brahimi, Voyageurs français de XVIIIe siècle en Barbarie, thèse de doctorat d’État, Université de
Paris III, 1976.
39. Pierre Dan, Histoire de Barbarie et de ses corsaires, Paris, chez P. Rocolet, 1637.
40. Jean-André Peyssonnel, Voyage…, op. cit., p. 77, 88, 134.
41. Taoufik Bachrouch, Formation sociale barbaresque et pouvoir à Tunis au XVIIe siècle, Tunis, Publi-
cations de l’Université de Tunis, 1977, p. 12.
220 TRAVAILLER CHEZ L’AUTRE, TRAVAILLER AVEC L’AUTRE EN MÉDITERRANÉE (XIVe - XIXe SIÈCLE)

ont un niveau de civilisation inférieur à celui de l’Occidental. Ce sont surtout les


Andalous qui attirent son attention et son admiration. Il rend visite aux villages
andalous situés au nord-est du pays, dans un rayon de 60 km autour de Tunis. Il
souligne leur « européanité ». Ils lui rappellent l’Espagne et la Province :
Les villes et les villages – précise-t-il – étaient bien rares dans ce royaume avant la
venue des Andalous. La plupart des villes qu’on trouve aujourd’hui leur doivent
leur fondation ou du moins leur rétablissement, parce qu’avant eux, les naturels
ou maures bédouins aimaient mieux vivre sous des tentes à la campagne que dans
des villes comme la plupart le pratiquent encore42.
Il trouve les Morisques très laborieux et raffinés : « en un mot, ils ont toutes
les coutumes et le génie des Espagnols ». Il les place au-dessus des Turcs et au-
dessus des autochtones, les Arabes. Ces derniers seraient réfractaires à toute forme
de civilisation, et surtout fainéants. De ses observations découlent des images
stéréotypées que Taoufik Bachrouch résume comme suit : « le Turc qui combat,
l’Andalous qui travaille et l’Arabe qui ne fait rien ou presque »43.
Ainsi, les voyageurs européens ont perçu les Andalous comme les représen-
tants de l’Europe moderne et « modernisante » et non comme des musulmans.
Tout se passe comme si, au xviiie siècle, les différences religieuses ne comptaient
plus ; les guerres de religion et l’inquisition qui ont sévi au xviie siècle sont désor-
mais oubliées.
Leurs témoignages ont servi de source d’inspiration (parfois unique) aux écrits
européens de la période coloniale et postcoloniale, mais pas seulement. On insiste
sur le rôle primordial des Morisques dans la prospérité qu’a connue la Tunisie au
cours des xviie et xviiie siècles. Ce discours historiographique sur les Andalous est
relayé à l’époque postcoloniale par un courant local représenté principalement
par la Fondation Témimi. Depuis les années 1980, un colloque sur l’apport des
Morisques est organisé pratiquement tous les deux ou trois ans à Tunis44, au point
d’aboutir au bout du compte à une forme d’ « andaloumanie ».
Certes, les Andalous ont sans doute beaucoup contribué à la transformation
de la vie économique et culturelle de la région du Nord-Est de la Tunisie. Cepen-
dant, la prospérité que les autres régions du pays ont connue à la même époque
(comme le Sahel au centre-est et les oasis du Jérid au sud-ouest), ne doit en rien
à l’apport des Andalous.
L’historiographie coloniale a beaucoup insisté aussi sur l’apport des autres
Européens arrivés en Tunisie dans le cadre de la guerre de course. En effet, cette

42. Jean-André Peyssonnel, Voyage…, op. cit., p. 123.


43. Taoufik Bachrouch, Formation sociale…, op. cit., p. 13.
44. Fondateur du Comité international d’études morisques en 1983, Abdeljelil Témimi en assume
jusqu’à aujourd’hui la direction ; à ce titre, il a organisé 15 congrès d’études morisques. À titre
d’exemples, citons les actes de congrès suivants édités par le professeur Abdeljeli Témimi : Religion,
identité et sources documentaires sur les Morisques Andalous, Tunis, Publications de l’Institut supérieur
de documentation, 1984 ; Métiers, vie religieuse et problématiques d’histoire morisque, Zaghouan,
Publications du Centre d’Études et de Recherches Ottomanes, Morisques, de Documentation
et d’Information, 1990 ; Famille Morisque, Femmes et Enfants, Tunis, Fondation Témimi pour la
Recherche Scientifique et l’Information, 1997.
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 221

dernière a attiré une foule d’Européens, parfois de gré (protestants hollandais ou


anglais, par exemple) ou le plus souvent de force (pris par les corsaires), convertis
plus ou moins sincèrement à l’islam : ces « Chrétiens d’Allah » furent souvent, à
l’origine, de pauvres individus auxquels la course offre l’unique chance d’acqué-
rir, outre la liberté, la richesse et la puissance. Incontestablement, cette course a
enrichi la Tunisie principalement jusqu’au milieu du xviie siècle et accessoirement
pour la période suivante, jusqu’au xviiie siècle. Les Européens, attirés par cette
activité dans la régence de Tunis, ont sans aucun doute contribué à la dynamique
du pays par leurs techniques et leurs savoir-faire. Cependant, faut-il aller jusqu’à
soutenir comme Pierre Grandchamps (un archiviste de la Résidence de France en
Tunisie) que « les musulmans ne seraient sans doute pas arrivés à rien faire sans
les renégats »45 ?
L’historiographie européenne n’attribue, en revanche, aucun mérite aux Turcs.
D’une manière générale, elle dénigre toute la période précédant la colonisation.
D’ailleurs, ces Turcs ne sont, en Tunisie, que des conquérants. Ils sont les héri-
tiers et les continuateurs de la vénérable tradition ottomane des grands ghazî 46.
Ils succèdent, sur ce territoire, à de précédents colonisateurs. En fait, pour cette
historiographie, l’histoire de la Tunisie n’est qu’une suite de colonisations47. Les
meilleures colonisations seraient celles des Romains et des Français.
En somme, pour l’historiographie européenne, les vrais changements survenus
en Tunisie au cours de la période étudiée proviennent d’éléments venus d’Europe,
en l’occurrence les Andalous. Remarquons que cette historiographie n’a pas in-
venté pour cette période de vocables précis pour exprimer la forte influence de ces
« étrangers » comme on l’a fait pour la même époque avec l’Amérique latine au su-
jet de laquelle l’historiographie européenne a mis au point des catégories tempo-
relles européocentriques du genre « civilisation colombienne » et « civilisation pré-
colombienne » ; ou encore, pour rester dans le cas tunisien mais concernant une
période plus récente (xixe - xxe siècles) quand on a inventé des expressions comme
« occidentalisation » ou « européanisation » ; c’est dans la même perspective qu’on
a parlé également de la « ville européenne » à côté de la médina (ou « ville arabe »),
et aussi d’« occidentalisation des goûts » ou de l’enseignement, et ainsi de suite.

L’historiographie tunisienne postcoloniale


L’historiographie tunisienne postcoloniale n’est pas homogène quant au sujet
qui nous préoccupe. L’attitude vis-à-vis des Turcs est ambivalente. Il existe une
45. Pierre Grandchamps, Documents relatifs aux corsaires tunisiens 2 octobre 1777 - 4 mars 1824,
Tunis, Impr. de J. Barlier, 1925, p. XIII.
46. André Raymond, « Les provinces arabes », dans Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire otto-
man, Paris, Fayard, 1989, p. 341 sq. ; Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, Le Seuil,
1993, p. 287-290. Sur cette question, certains historiens tunisiens de la période postcoloniale ont
relayé l’historiographie française. « Mais tout frères en religion et sauveurs du péril chrétien qu’ils
ont été, – écrit Mohamed-Hédi Chérif – ces Ottomans ne furent pas moins des conquérants et
le sont restés à divers degrés selon les lieux et les époques » (Mohamed-Hédi Chérif, « Apport
des Turco-ottomans… », art. cit.).
47. Émile-Félix Gautier, L’islamisation de l’Afrique du Nord. Les siècles obscurs du Maghreb,
Paris, Payot, 1927.
222 TRAVAILLER CHEZ L’AUTRE, TRAVAILLER AVEC L’AUTRE EN MÉDITERRANÉE (XIVe - XIXe SIÈCLE)

différence entre une historiographie telle que celle caractérisée par Mohamed-Hédi
Chérif ou Toufik Bachrouch (bien qu’il existe des divergences entre ces deux his-
toriens), cultivant l’image d’un pouvoir turc resté socialement et culturellement
étranger à la société – pour ces historiens les Turcs ne sont in fine que des conqué-
rants48 – et celle, représentée par la Revue d’histoire maghrébine, dans laquelle le
professeur Abdeljalil Témimi souligne les liens religieux désintéressés entre Turcs
et autochtones49.
On trouve chez l’historien Chérif l’usage d’un certain nombre d’expressions
très significatives comme « déturquisation » ou « tunisification » du régime poli-
tique turc, et jamais d’expressions telles que « turquisation », « andalousisation »
ou encore « européanisation »50. L’ambivalence vis-à-vis des Turcs est plus ac-
centuée dans les écrits de Chérif. En effet, tout en insistant sur la question de
la « tunisification » du régime politique turc ou de sa « déturquisation », l’histo-
rien montre comment la Tunisie doit son entrée dans la modernité à l’apport
des Turcs. Parlant du Maghreb en général, il le décrit comme étant « incapable
de s’adapter par lui-même aux nouvelles conditions créées par le décollage de
l’Europe occidentale ». Il ajoute : « les Turco-ottomans furent donc au Maghreb
à la fois conquérants et porteurs d’une certaine modernité »51. Pour conforter sa
thèse de l’incapacité des Maghrébins à se relever par eux-mêmes de la crise et
à entrer dans la « modernité », Chérif insiste (en relayant ici l’historien Ahmed
Abdesselem52) sur la léthargie générale qui a régné au xvie siècle53. Il note que dans
le domaine religieux, les Turcs trouvent bien la ville de Tunis à leur arrivée au 1574
« vide de science »54. Au total, pour Chérif, les Turcs sont les principaux acteurs de
la dynamique connue par la Tunisie au cours des xviie et xviiie siècles.
La réponse à la question initiale posée par cette enquête historiographique
n’est, certes, pas évidente. Tous les courants passés en revue s’accordent pour ex-
pliquer la dynamique qu’a connue la Tunisie au cours des xviie et xviiie siècles,
48. Mohamed-Hédi Chérif, « Apport des Turco-ottomans… », art. cit. ; Taoufik Bachrouch, Formation
sociale…, op. cit.
49. Abdeljalil Témimi, « Al-Khalfiyya al-dîniyya li-l-çirâ‘ al-isbânî al-‘uthmânî ‘alâ al-iyâlât
al-maghribiyya fî-l-qarn al-sâdis ‘ashar », Revue d’histoire maghrébine, n° 29-30, 1983, p. 4-44.
50. Mohamed-Hédi Chérif, « La “déturquisation” du pouvoir en Tunisie : classes dirigeantes
et société tunisienne de la fin du xvie siècle à 1881 », Les Cahiers de Tunisie, t. XXIX, n° 117-118,
3e et 4e trim. 1981, p. 177-197.
51. Mohamed-Hédi Chérif, « Apport des Turco-ottomans … », art. cit.
52. Ahmed Abdesselem, Les historiens tunisiens…, op. cit.
53. Ceci correspond parfaitement à un discours largement répandu par les acteurs du mouvement
de la Nahdha (ou « renaissance ») au xixe siècle. Dans ce discours, le xvie siècle est pris comme
point de repère pour dater la décadence du monde musulman : il aurait marqué la fermeture de
la porte de l’exégèse (Ijtihâd) et l’ouverture de la porte de l’imitation (al-taqlîd). Ainsi, l’expres-
sion « ‘asr al-nahdha » (temps de la renaissance) du xixe siècle a engendré a contrario une autre
catégorie temps, stigmatisante cette fois, celle de « ‘asr al-inhitât » (temps du déclin). Les acteurs
de la nahdha auraient ainsi inventé le « temps du déclin » pour valoriser leur époque à l’instar de
ceux de la renaissance en Europe au xvie siècle qui ont inventé le « Moyen Âge ».
54. L’expression est rapportée par le chroniqueur Hasîn Khûja qui, à son tour, rapporte ce qu’aurait
remarqué un savant turc débarqué à Tunis au début du xviie siècle : Hasîn Khûja, D’ayl bashâ’ir
‘ahli l-’îmân bi-futûhât ‘âli ‘Uthmân, édité par at’-T’âhir al-Ma‘mûrî, Tunis, Al-Dâr al-‘Arabiyya
li-l-kitâb, 1975, p. 167.
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 223

par l’intervention du génie des éléments « étrangers ». En effet, s’il y eut pros-
périté et une quelconque forme de modernité, celles-ci seraient dues à l’apport
soit des Turcs aux yeux de certains, soit des Andalous selon d’autres, ou encore
des « renégats » pour d’autres. Que faut-il penser d’une telle approche des réalités
tunisiennes ? Les acteurs locaux sont-ils réellement si absents dans la dynamique
sociopolitique qui les concerne ?
Il en va par ailleurs de même quand on aborde l’historiographie qui s’est inté-
ressée aux pays de l’Afrique du Nord au cours du xvie siècle. Cette historiographie
se réduit presque exclusivement aux seuls aspects relatifs au conflit hispano-turc55.
Même quand on aborde des éléments relatifs aux réalités locales, c’est sous l’angle
de ce conflit qu’ils sont lus et interprétés. C’est Fernand Braudel qui a donné le
ton sur ce plan avec son article publié dans la Revue africaine en 1928 56. Toutes les
études suivantes ont poursuivi dans la même direction, y compris celles réalisées
par les historiens maghrébins57. Parmi ces derniers, certains ont eu tendance à
insister sur la dimension religieuse de ce conflit pour le transformer en un conflit
islamo-chrétien58. Toutes ces études s’accordent pour ignorer totalement les élé-
ments autochtones dans le déroulement des péripéties de ces conflits, ou, tout au
plus, pour ramener leur participation à de simples actions mineures dans le cadre
de l’événement majeur. Les populations locales sont presque réduites à de simples
spectatrices qui attendent de savoir à qui va revenir la victoire finale, aux Turcs
ou aux Espagnols.
Au total, il n’y a pas d’acteurs dans cette dynamique qui ne soient pas venus
d’ailleurs, et en l’occurrence d’Europe. En effet, on a attribué, d’une manière ou
d’une autre, à tous ces « étrangers » une identité européenne : ceci vaut pour les
Andalous en l’occurrence, mais également pour les Turcs. Effectivement, ces der-
niers peuvent être qualifiés à l’occasion d’Européens : Lucette Valensi n’hésite pas
à associer la Sublime Porte à l’Europe59.
Mais le problème se complique dès que l’on aborde la question de la moder-
nité en dehors de l’Occident européen, notamment en Tunisie. Faut-il admettre
une idée qui fait presque l’unanimité, consistant à dire que la modernité et toutes
ses composantes sont une création spécifiquement européenne60, et que le monde

55. Rares sont les études (pour la Tunisie du moins) où on a mis l’accent sur autre chose : voir par
exemple Charles Monchicourt, Études kairouanaises : Kairouan et les Chabbïa (1450-1592), Tunis,
Impr. J. Aloccio, 1939.
56. Fernand Braudel, « Les Espagnols et l’Afrique du Nord de 1492 à 1577 », Revue africaine, 1928,
p. 184-233 et 351-428.
57. Abdallah Laroui, L’histoire du Maghreb, un essai de synthèse, Paris, Maspéro, 1970 ; Mohamed-
Hédi Chérif, « L’histoire de l’Afrique du Nord jusqu’à l’indépendance du Maroc, de l’Algérie et
de la Tunisie. Le Maghreb dans l’histoire », dans Introduction à l’Afrique du Nord contemporaine,
Paris, CNRS, 1975, p. 17-47.
58. Abdeljalil Témimi, « Al-Khalfiyya al-dîniyya… », art. cit., p. 4-44.
59. En effet, Lucette Valensi rappelle dans son ouvrage intitulé Venise et la sublime Porte…, qu’Istanbul
est en Europe, en précisant ce qui suit : « Quelle place la Sublime Porte – qui est en Europe,
ne l’oublions pas – occupe-t-elle dans l’imaginaire européen des xvie et xviie siècles ? » : Lucette
Valensi, Venise et la Sublime Porte. La naissance du despote, Paris, Hachette, 1987, p. 11.
60. Voir, entre autres, Jean Philippe Genet (dir.), L’État moderne : genèse. Bilans et perspectives, Paris,
CNRS Éditions, 1990.
224 TRAVAILLER CHEZ L’AUTRE, TRAVAILLER AVEC L’AUTRE EN MÉDITERRANÉE (XIVe - XIXe SIÈCLE)

extra-européen, et en l’occurrence maghrébin, ne joue, par conséquent, aucun


rôle dans le processus de construction de celle-ci61 ? La modernité serait soit « im-
portée »62 à la manière expliquée par Bertrand Badie63, ou « greffée » à la manière
présentée par Jean-François Bayart 64 ; en tout cas, elle vient toujours d’Europe.
Résultat : l’idée est toujours de prôner l’absence totale des éléments locaux dans
toute forme de dynamique interne.
Avons-nous affaire à une société « froide » incapable de faire quoi que ce soit
par elle-même et sans l’intervention des étrangers ? Effectivement, l’image que
l’on a des sociétés maghrébines, dans le tableau ainsi brossé, est celle de sociétés
inertes, sans aucune initiative, froides… Nous retrouvons ici l’approche et la ma-
nière de voir les sociétés maghrébines prônée par les tenants de la théorie segmen-
taire65 qu’Ernest Gellner a expérimentée pour le Maroc66 et Lucette Valensi pour
la Tunisie67. Cette dernière cultive dans ses écrits sur le Maghreb en général et sur
la Tunisie en particulier, l’idée de « l’archaïsme »68.
D’où l’intérêt d’une démarche qui repense le rôle des « étrangers », mais qui
prendrait en compte également celui des éléments indigènes dans cette dyna-
mique : en somme, une lecture endogène qui soulignerait aussi le rôle des acteurs
locaux dans leur diversité (à la fois culturelle et politique) et dans leurs stratégies
différentes.
À l’origine de la présence des étrangers en Tunisie, il y a sans doute la crise du
xvie siècle qui a mis en présence plusieurs forces sociopolitiques à la fois locales
et étrangères. Il serait utile de voir comment s’est opérée la rencontre entre ces
forces et quels sont leurs enjeux respectifs, à la fois politiques et stratégiques.
Pour ce faire, commençons par resituer l’échiquier sociopolitique de la Tunisie au
xvie siècle et essayons de voir au juste qui a fait quoi durant la crise d’abord, puis
au sortir de cette crise ensuite.

61. Jacques Berque nie totalement l’existence d’une quelconque modernité au Maghreb de l’époque,
dans L’intérieur du Maghreb (XVe - XIXe siècle), Paris, Gallimard, 1978.
62. L’idée d’importation a fait des adeptes auprès des historiens maghrébins : Mohamed-Hédi Chérif
dans sa thèse (Pouvoir et société…, op. cit.) et Abdallah Laroui dans son livre en arabe sur la
notion d’État dans le monde arabe : La notion d’État (en arabe : Mafhûm al-dawla), Casablanca,
éd. Al-Markaz al-thaqâfî al-‘arabî, 1981.
63. Bertrand Badie, Les deux États, pouvoir et société en Occident et en terre d’Islam, Paris,
Fayard, 1986 ; du même auteur : L’État importé. Essai sur l’occidentalisation de l’ordre politique,
Paris, Fayard, 1992.
64. Jean-François Bayart (dir.), La greffe de l’État, Paris, Karthala, 1996.
65. Sur le modèle segmentaire au Maghreb, voir Jocelyne Dakhlia, Le Divan des rois. Le politique
et le religieux, Paris, Aubier, 1998, p. 292-307.
66. Ernest Gellner, Les Saints de l’Atlas, Traduction de Paul Catalen, présentation de Gianni
Albergoni, Paris, Bouchene, 2003.
67. Lucette Valensi, Fellahs tunisiens : l’économie rurale et la vie des campagnes aux XVIIIe et XIXe siècles,
Paris - La Haye, Mouton, 1977.
68. Lucette Valensi, « Archaïsme de la société maghrébine », La Pensée, décembre 1968, p. 57-93 ;
id., Le Maghreb avant la prise d’Alger (1790-1830), Paris, Flammarion, 1969 ; id., Fellahs tunisiens…,
op. cit.
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 225

« Étrangers » et autochtones : qui fait quoi ?


Le xvie siècle est un siècle de fer ; mais il est plus dur pour les sociétés citadines
que pour les tribus guerrières69. Les changements survenus vers la fin du xve siècle
et au début du xvie se traduisent, à l’échelle globale, par le déplacement du centre
de gravité de la circulation internationale du commerce de la Méditerranée à
l’Atlantique, et, à l’échelle locale, par l’affaiblissement progressif du pouvoir éta-
tique hafside. Tels sont les deux phénomènes majeurs qui ont fait que la Tunisie
aborde les temps modernes dans un contexte de violence et d’instabilité politique.
À partir du xvie siècle, le sultanat hafside qui englobe l’Ifriqiya (en gros l’ac-
tuelle Tunisie) commence à se désagréger à la suite de l’effondrement de l’écono-
mie monétaire. Privées de leurs revenus commerciaux et surtout isolées de leurs
espaces fonciers environnants, les villes hafsides s’effondrent comme des « châ-
teaux de carte » selon l’expression de Fernand Braudel70. Livrées à elles-mêmes
–  la protection du pouvoir central étant défaillante  –, les sociétés citadines et
sédentaires subissent de plus en plus la pression des tribus guerrières71. Autrefois
occupées dans le commerce caravanier transsaharien, ces tribus, touchées elles
aussi par les changements des circulations commerciales internationales, se ré-
tractent vers le nord, mettent la main sur les terres fertiles et accroissent leur
pression fiscale sur les sociétés citadines et les communautés sédentaires. Affaibli
par la crise, le pouvoir hafside devient de plus en plus dépendant de ces tribus.
De l’autre côté de la Méditerranée, en Europe occidentale et dans l’Empire ot-
toman, on assiste à l’émergence de constructions politiques centralisées, soutenues
par des organisations militaires et administratives sophistiquées. Les Espagnols et
les Portugais monopolisent (ou presque) l’activité du commerce international et
le numéraire qui en découle. À la suite à la marginalisation de la Méditerranée
par rapport aux circulations internationales du commerce, on assiste au dévelop-
pement de la course (activité économique) légitimée comme « jihad » pour les
musulmans, et « guerre sainte » pour les Chevaliers de Malte.
Le sultanat hafside n’arrive pas à s’adapter à la nouvelle situation marquée par
la montée de l’Empire ottoman et de l’Europe occidentale. Les forces sociopoli-
tiques locales/indigènes sont donc obligées de s’adapter à leur époque si elles ne
veulent pas disparaître politiquement et culturellement. Elles tentent de combler
ce vide politique et militaire chacune à sa manière. Comment ont-elles vécu ces
grands changements ? Comment ont-elles fait pour s’adapter aux nouvelles réa-
lités locales et internationales ? Quels rôles ont-elles assurés dans le processus de
changement ? Le duel hispano-turc, qui a duré une quarantaine d’années, s’achève
vers le dernier quart du xvie siècle, en 1574, par la victoire des Ottomans sur les
Espagnols à Tunis. Quels en sont les principaux bénéficiaires ?

69. Mohamed-Hédi Chérif, « Hommes de religion et pouvoir dans la Tunisie de l’époque


moderne », Annales, ESC, n° 3-4, mai-août 1980, p. 582.
70. Fernand Braudel, « Monnaies et civilisations : de l’or du Soudan à l’argent d’Amérique. Un drame
méditerranéen », Annales d’Histoire Économique et Sociale, t. I, n° 11, 1946, p. 9-22.
71. Hasan al-Wazzân al-Fâsî, alias Léon l’Africain, Waçf Ifrîqiyâ, Trad. par Md. Hajjî et Md. al-
Akhdhar, t. 2, Rabat, 1982, p. 65-96.
226 TRAVAILLER CHEZ L’AUTRE, TRAVAILLER AVEC L’AUTRE EN MÉDITERRANÉE (XIVe - XIXe SIÈCLE)

Effervescence et bouillonnement politique et culturel au XVIe siècle


Une question capitale surgit dans le chaos survenu au xvie siècle : comment
reconstruire la centralisation politique ? Celle-ci est devenue dans la Tunisie du
xvie siècle l’objectif majeur que partagent toutes les forces sociopolitiques locales.
Pourquoi feraient-elles exception ? En effet, la centralisation politique est deve-
nue, au cours du xvie  siècle, une valeur politique première dans tout le pour-
tour méditerranéen. En témoignent des écrits théoriques tels que Le Prince de
Machiavel, mais aussi la pratique de l’exercice du pouvoir qui est fortement mar-
quée à l’époque par l’émergence des grandes constructions politiques (ottomane,
espagnole, française…). Il ne faut surtout pas penser que les populations mé-
diterranéennes au xvie siècle (en Ifriqiya ou ailleurs) ne sont pas au fait de tout
ce qui se passe autour d’elles, notamment au niveau des idées et des formes de
pouvoir72 ; s’observe à l’époque une forte circulation des hommes, des idées et des
techniques : la lingua franca ne s’est-elle pas développée justement au cours de ce
siècle et dans l’espace méditerranéen plus précisément73 ?
Ainsi on comprend pourquoi le xvie siècle est à lire, pour les forces sociopoli-
tiques locales, comme un moment d’effervescence, de bouillonnement culturel,
de contacts conflictuels, de transferts et de passage d’hommes, de techniques et
d’idées de tous genres74. On assiste à un véritable débat politique exprimé par
l’émergence presque simultanément d’une multitude de zaouïas75. Il ne faut pas
s’étonner donc quand on dit que toutes les forces sociopolitiques locales s’ac-
cordent pour considérer la centralisation politique comme l’objectif premier.
Cependant, chacune de ces forces cherche à reconstruire cette centralisation à
sa manière et à son profit exclusif : d’où les conflits internes et la divergence des
stratégies adoptées par les partis en présence ; d’où aussi le recours à l’aide des
forces extérieures, à la fois turque et espagnole. Voyons comment l’échiquier des
forces sociopolitiques se présente.

72. Sur l’ouverture de l’Ifriqiya sur la Méditerranée au xvie siècle, lire Sadok Boubaker, « La perception
de la Méditerranée en Tunisie », http://periples.mmsh.univ-aix.fr/med-representations/textes/
sadok/index.htm [consulté mars 2012].
73. Jocelyne Dakhlia écrit à ce propos : « En Méditerranée, les hommes circulent, il faut
prendre garde de l’oublier, du nord au sud mais aussi d’est en ouest. Notre conception des rap-
ports Nord-Sud aujourd’hui nous conduit à oublier cet ancien rapport transversal à l’islam. Le
cloisonnement nominal de la Barbarie et du Levant ne résiste pas, en bien des cas, à l’examen
des circulations commerciales ou des carrières marchandes, diplomatiques, ou même militaires,
pour le cas des Ottomans. Cela n’efface aucunement les disparités régionales, mais invite à ne
pas les systématiser, ni à les formaliser à outrance » : Jocelyne Dakhlia, Lingua Franca. Histoire
d’une langue métisse en Méditerranée, Paris, Actes Sud, 2008, p. 83.
74. Il est impossible de croire, par voie de conséquence, à une fermeture de la porte de l’exégèse
(Ijtihad). Lire à ce propos notre article : « Les catégories temporelles de l’historiographie tunisienne
à l’époque moderne », dans Fatma Ben Slimane et Hichem Abdessamad (dir.), La périodisation
dans l’écriture de l’histoire du Maghreb, Tunis, Publications de DIRASET et Éditions Arabesques,
2010, p. 64-84, voir p. 76-80.
75. La zaouïa est un établissement religieux lié le plus souvent à un marabout. L’essentiel des
zaouïas que l’on peut recenser de nos jours sur le territoire tunisien, est apparu justement au
cours du xvie siècle. Le phénomène est rare avant la crise qu’a connue ce siècle.
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 227

L’échiquier des forces sociopolitiques


Les positions stratégiques des Espagnols et des Turcs ottomans vis-à-vis de
l’Afrique du Nord sont divergentes. Pour développer leur commerce, les Espa-
gnols s’efforcent d’arrêter l’activité des corsaires ottomans surtout dans le bas-
sin occidental de la Méditerranée. Pour ce faire, ils essaient de s’installer sur des
points stratégiques des côtes maghrébines. Cependant, ils ne cherchent nulle-
ment à occuper des territoires. L’appel au secours des Hafsides, chassés de leur
capitale Tunis en 1534 par Kheireddine Barberousse, offre à l’empereur Charles
Quint une belle occasion pour chasser ce dernier de l’Ifriqiya hafside, imposer au
sultan son protectorat, maîtriser le détroit de Sicile en occupant la Goulette, et
contrôler ainsi les mouvements des corsaires turcs.
Les Turcs intéressés par l’Afrique du Nord sont d’abord des corsaires tra-
vaillant pour leur propre compte. Le bassin occidental de la Méditerranée est
stratégiquement très important pour leur activité. Il est régulièrement sillonné
par les bateaux espagnols chargés du numéraire drainé depuis l’Amérique latine.
Le pouvoir hafside ainsi que les tribus guerrières redoutent la présence turque sur
le territoire ifriqien.
Le conflit hispano-ottoman dans la région est fortement instrumentalisé par
les forces sociopolitiques locales. Ces dernières cherchent à reconstruire la centra-
lité politique, mais chacune à son profit exclusif, avions-nous noté. Pour ce faire,
l’aristocratie hafside76 et les tribus guerrières font appel aux Espagnols, alors que
les sociétés citadines s’adressent aux Turcs.
Contrairement aux sociétés citadines, les tribus guerrières voient leur pouvoir
s’accroître en Ifriqiya à la suite des grands changements survenus au xvie siècle.
En se rétractant vers le nord, elles mettent la main sur les terres et imposent leur
loi sur les communautés rurales sédentaires et les sociétés citadines. Après une
période d’alliance avec les Hafsides et les Espagnols pour lutter contre la présence
turque, les tribus finissent par agir de manière autonome, se liguent avec la zaouïa
des Shâbiyya pour fonder, à Kairouan, au cours des années 1530, un État de type
tribal occupant en gros la partie centrale et intérieure de la Tunisie actuelle. Pour
les sociétés citadines, l’État shâbiyya constitue un danger potentiel. Depuis la
nuit des temps, le pouvoir dans cette partie de l’Afrique du Nord a constamment
pour assise les sociétés citadines. On comprend alors l’enjeu pour celles-ci. L’État
des Shabiyya à Kairouan ressemble beaucoup, socialement et politiquement, à
l’État tribal des Saadiens au Maroc, fondé, lui aussi, vers la même époque. Les
deux États se trouvent menacés dans leur existence par deux forces extérieures
(les Ibériques et les Turcs) d’une part, et par les citadins d’autre part. Finalement,
l’État saadien est arrivé à s’imposer dans l’espace marocain au profit des tribus
contre les Espagnols et les Portugais d’une part et contre les Turcs et leurs alliés
citadins (ceux de Fès principalement) d’autre part.
En revanche, les tribus guerrières en Tunisie, sous la bannière des Shâbiyya,
ne résistent pas longtemps. Leur État à Kairouan s’effondre après la première
76. Il s’agit de tous ceux qui se sont liés d’une manière ou d’une autre au pouvoir dynastique hafside
(début xiiie - fin xvie siècle).
228 TRAVAILLER CHEZ L’AUTRE, TRAVAILLER AVEC L’AUTRE EN MÉDITERRANÉE (XIVe - XIXe SIÈCLE)

attaque en 1557 menée par les Turcs (Darghûth Pacha à la tête de 3 000 janissaires)
fortement soutenus par les citadins kairouanais dirigés par une zaouïa rivale, celle
des Gharyaniyya. La question est de savoir pourquoi les Saadiens réussissent au
Maroc et non les Shâbiyya en Tunisie ? Qu’est-ce qui fait que la solution turque
s’impose en Tunisie et non au Maroc ? Ou, en d’autres termes, pourquoi l’État (à
vocation tribale) des Shâbiyya échoue en Tunisie alors que celui des Saadiens au
Maroc réussit à imposer une centralité politique salvatrice ?
En Tunisie, ce sont les sociétés citadines qui ont fait échouer les Shâbiyya en
soutenant fortement les Turcs. Comparées aux sociétés citadines au Maroc, celles
de Tunisie pèsent plus lourdement socialement, culturellement et politiquement.
On peut rappeler ici la différence des taux de citadinité dans les deux pays : en
Tunisie, il est de l’ordre de 20 % à peu près77 ; au Maroc, il n’est que de 10 % tout
au plus, selon les estimations rapportées par Lucette Valensi et André Nouschi78.
En effet, les sociétés citadines en Tunisie ont opté pour la solution ottomane qui
leur procure les éléments de puissance dont elles ont besoin pour affronter les
défis qui se présentent à elles, à savoir : les Espagnols qui occupent les côtes et
paralysent toute tentative de commerce en Méditerranée, d’une part, et les tribus
guerrières qui se sont emparées des terres fertiles empêchant ainsi les sociétés cita-
dines de faire fructifier les espaces fonciers environnants, d’autre part.
Derrière la centralité politique que les sociétés citadines cherchent à imposer,
il y a donc des attentes : premièrement, mettre la main sur les espaces fonciers
environnants après avoir maîtrisé les tribus, ce qui signifierait concrètement une
maîtrise du territoire (ou une territorialisation de l’espace) au profit exclusif des
sociétés citadines ; deuxièmement, chasser les Espagnols des côtes, car ces derniers
asphyxient le commerce maritime des villes côtières, or ce commerce est vital
pour leur économie monétaire. Pour les sociétés citadines, seuls les Turcs sont en
mesure de les aider à réaliser leurs objectifs. Ils possèdent des techniques de pou-
voir très développées (une forte expérience de centralisation du pouvoir avec des
traditions administratives paperassières). Militairement, ils sont puissants grâce à
l’usage de l’arme à feu. Par conséquent, ils pourront évincer les Espagnols et mater
les tribus guerrières. Les sociétés citadines (côtières surtout) ont pu expérimenter
ce que signifie une présence turque. En effet, quand ils débarquent dans ces villes,
les corsaires créent une réelle dynamique dans l’économie locale grâce aux butins
qu’ils rapportent. Léon l’Africain rapporte que les citadins de Constantine re-
crutent au début du xviie siècle des mercenaires turcs (munis d’armes à feu redou-
tables) pour défendre leurs caravanes de commerce. On comprend alors pourquoi
les sociétés citadines font appel à ces Turcs. Elles sont des « sociétés d’appel » selon
l’heureuse expression de Jocelyne Dakhlia79. Effectivement, elles ont ouvert les

77. C’est à peu près la norme aussi en Europe vers 1700, d’après Fernand Braudel, Civilisation
matérielle, économie et capitalisme, XVe - XVIIIe siècles, Paris, A. Colin, 1979, t. 1, p. 425.
78. Lucette Valensi, Le Maghreb avant la prise d’Alger…, op. cit., p. 50-51 ; André Nouschi, « Les villes
dans le Maghreb précolonial », dans Amel Rassam et Abdelkader Zghal (dir.), Système urbain et
développement au Maghreb, Tunis, Cérès Productions, 1980, p. 37-53.
79. L’expression est utilisée par Jocelyne Dakhlia pour qualifier les populations de la rive sud
de la Méditerranée qui adoptent la lingua franca pour communiquer avec les Francs venus de la
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 229

portes de leurs villes aux Turcs. C’est le cas de Tunis en 1534 pour chasser les
Hafsides. C’est aussi le cas de toutes les villes du sud et du centre de l’Ifriqiya
pour permettre à Darghûth Pacha et ses janissaires de chasser les Shâbiyya et les
Espagnols à partir des débuts des années 1550. Les Oulémas tunisois, quant à eux,
développent des discours divers et des mytho-histoires multiples pour légitimer
leur présence dans les villes80.
S’il y a une conclusion à tirer de cette enquête menée sur l’échiquier socio-
politique de la Tunisie au xvie  siècle, c’est bien la suivante : la dynamique his-
torique au xvie  siècle n’est pas commandée exclusivement par les Espagnols et
les Turcs. Ces derniers n’y participent que parce qu’ils répondent à des appels /
attentes (et donc à des stratégies) locales opposées. Les indigènes sont ainsi les
vrais maîtres d’œuvre des principaux événements qui se trament sur leur territoire
au cours du xvie siècle. En 1574, les Turcs ont chassé les Espagnols, mais les vrais
bénéficiaires de l’événement sont d’abord les sociétés citadines. Victorieuses, elles
vont marquer le système politique mis en place par les Turcs81. Mais le résultat le
plus important du dénouement de la crise du xvie siècle réside dans le renverse-
ment de l’équilibre des forces dans le pays au profit des sociétés citadines et aux
dépens des communautés tribales.

Les sociétés citadines et leurs « étrangers »


Comment les sociétés citadines ont-elles pu renverser le rapport de forces en
leur faveur ? D’abord par leur ouverture sur la Méditerranée, d’où elles tirent tous
les éléments de puissance dont elles ont besoin : le numéraire nécessaire à leur
économie monétaire, les techniques militaires (armées régulières rompues aux
techniques nouvelles comme l’arme à feu) et administratives. Ces moyens leur
permettent l’entretien d’un pouvoir étatique suffisamment centralisé et surtout à
même d’imposer l’ordre citadin sur les campagnes environnantes et sur les tribus
réfractaires à toute autorité supérieure. Avec de tels moyens les sociétés citadines
disposent d’une certaine marge de manœuvre.
À défaut de pouvoir se procurer tous ces éléments de puissance sur place, les
sociétés citadines ont eu recours à l’extérieur et encouragé l’installation des élé-
ments étrangers : Turcs, Morisques, juifs livournais et chrétiens d’Europe venus
dans le cadre de la course ou aventuriers82. En somme, les hommes capables de
coordonner tous ces éléments afin d’en tirer le meilleurs profit.
On réserve un accueil favorable à ces minorités musulmanes et non musul-
manes. Porteuses de techniques et de savoir-faire, ces dernières sont susceptibles
d’aider les sociétés citadines à engager le processus de changement sociopolitique

rive nord : Jocelyne Dakhlia, Lingua Franca…, op. cit.


80. Abdelhamid Hénia, « Historiographie moderne en Tunisie et mémoire de l’État (xviie - xixe siècles) »,
dans Abdelhamid Hénia, Abderrahmane Elmoudden et Abderrahim Benhadda (dir.), Écritures
de l’histoire du Maghreb : identité, mémoire et historiographie, Rabat, Publications de la Faculté
des Lettres et des Sciences Humaines (Série colloques et séminaires, n° 138), 2007, p. 59-80.
81. Mohamed-Hédi Chérif, « La “déturquisation” du pouvoir en Tunisie… », art. cit., p. 177-197.
82. Bartolomé et Lucile Bennassar, Les Chrétiens d’Allah…, op. cit.
230 TRAVAILLER CHEZ L’AUTRE, TRAVAILLER AVEC L’AUTRE EN MÉDITERRANÉE (XIVe - XIXe SIÈCLE)

souhaité. C’est dans ce sens que nous considérons les sociétés citadines en Tunisie
comme des « sociétés d’appel ».
Outre les Turcs attirés en nombre important depuis le xvie siècle, l’appel des
sociétés citadines a concerné aussi les juifs livournais. Ces derniers rejoignent
leurs coreligionnaires installés depuis des temps immémoriaux dans le pays, et
établissent des rapports suivis avec le port de Livourne et, au-delà, avec le reste
de l’Europe et même avec le Levant83. Il ressort des actes du consulat de France
à Tunis qu’ils ont la haute main sur le commerce de Tunis avec Livourne84. Ils
se spécialisent principalement dans le rachat des esclaves chrétiens captifs de
la course85. Attirés en grand nombre surtout au cours de la première moitié du
xviie siècle, ces Livournais ont fondé à Tunis un quartier (appelé Grâna) jouxtant
la Hâra des « juifs de Tunis » (Yahûd tuwânsa). Ils sont connus pour leur compé-
tence en matière de techniques financières, pour leur capacité à approvisionner
en numéraire la régence de Tunis et surtout pour leur rôle d’intermédiaires entre
les deux rives de la Méditerranée. Ils ne tardent pas à créer à Tunis des agences de
leurs maisons de commerce86. Aussi, la société tunisoise observe-t-elle une grande
tolérance vis-à-vis de ces juifs à qui on accorde le statut de dhimmis (littéralement
protégés)87.
On trouve aussi les Andalous. Nos informations sur les conditions de leur
installation en Tunisie sont plus amples. Expulsés d’Espagne par Philippe III en
1609, ils sont attirés dans le pays grâce aux efforts conjugués du dey de Tunis,
‘Uthmân (1598-1610), et de son grand santon vivant, Sîdî Bilghîth al-Qashshâsh88.
Sur un ensemble de quelque quatre-vingt mille personnes expulsées d’Espagne,
estime-t-on, plus de la moitié est très bien accueillie à Tunis89, pour des raisons
démographiques sans doute, mais surtout pour tout ce qu’ils représentent sur le
plan des savoirs techniques, et des richesses en numéraire90.

83. Jean-Pierre Filippini, « Livourne et l’Afrique du Nord au xviiie siècle », Revue d’histoire


maghrébine, 1977, p. 125-149 ; Ridha Ben Rajab, Al-Nukhab al-yahûdiyya…, op. cit.
84. Paul Sebag, Tunis au XVIIe siècle…, op. cit., p. 54.
85. Ibid., p. 55.
86. Ibid., p. 54.
87. Abdelhamid Hénia, « L’individu entre la logique étatique et la logique communautaire : cas de
la Tunisie à l’époque moderne (xviie - xixe siècles) », dans Mohamed Hédi Chérif et Abdelhamid
Hénia (dir.), Individu et pouvoir dans les pays islamo-méditerranéens, Paris, Publications de la Fon-
dation Européenne des Sciences, Maisonneuve et Larose, 2008, p. 67-83 ; du même, « Dynamique
du statut de l’individu en Tunisie (xviiie - xxe siècle) », dans Abdelhamid Hénia (dir.), Itinéraire d’un
historien et d’une historiographie. Mélanges de DIRASET offerts au professeur émérite Mohamed-Hédi
Chérif, Tunis, Publications du CPU et de DIRASET, 2008, p. 157-176.
88. Ibn Abî Dînâr, Al-Mu‘nis…, op. cit., p. 204 ; Al-Muntaçir Ibn al-Murâbit Bin Abî Lihyâ Al-Gafsî,
Nûr al-’Armâsh fî manâqib al-Qashhâsh, étude et établissement du texte par Hussein Boujarra
et Lotfi Aïssa, Tunis, Librairie al-Atika, 1998, p. 138-140 ; John Derek Latham, « Contribution
à l’étude des immigrations andalouses et leur place dans l’histoire de la Tunisie », dans Mikel
de Epalza et Ramon Petit (dir.), Recueil d’études sur les Moriscos andalous en Tunisie, Madrid,
Instituto hispano-árabe de cultura / Tunis, Centre d’études hispano-andalouses, 1973, p. 21-63.
89. Hassan Hussni Abdulwahab, « Coup d’œil général sur les apports ethniques étrangers en
Tunisie », Revue tunisienne, 1917, p. 371-372.
90. Denise Brahimi, « Quelques jugements sur les Maures Andalous dans les Régences turques du
xviie siècle », dans Mikel de Epalza et Ramon Petit (dir.), Recueil d’études…, op. cit., p. 137-142 ;
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 231

Ces Andalous ont constitué des communautés actives et joué un rôle im-
portant dans l’extension de l’agriculture sédentaire des régions où ils s’installent,
mais aussi dans les villes où leur compétence et leur dynamisme vivifient certaines
activités, notamment celles du tissage de la soie et de la fabrication de carreaux
de faïence91. À Tunis, ils donnent à l’artisanat des chéchias une impulsion telle
que cette fabrication devient, pendant deux siècles, la principale activité « indus-
trielle » de la Tunisie92.
Installés au Nord-Est de la Tunisie, dans un rayon de 60  km autour de la
ville de Tunis, dans la région correspondant à la basse et moyenne vallée de la
Medjerda, ces Andalous vont constituer pour les dirigeants turcs et les citadins en
général, le pont par lequel ils font leur entrée dans la partie la plus fertile du pays
pour conquérir les campagnes riches et territorialiser le monde des tribus jusque-
là réfractaire à toute soumission à un pouvoir central.
Ceci dit, faut-il attribuer la prospérité du pays au seul apport des Andalous ?
L’historiographie européenne a tendance à exagérer leur contribution à la pros-
périté qu’a connue la Tunisie au cours du xviie  siècle. En fait, plusieurs autres
facteurs ont contribué à cette prospérité, qui a d’ailleurs également concerné
d’autres régions du pays n’ayant pas connu la présence d’Andalous. L’exagération
de l’apport des Andalous apparaît donc comme largement héritée des impressions
laissées par les voyageurs européens du xviiie siècle93.
L’appel des sociétés citadines a concerné également les « renégats », aventuriers
et commerçants européens. Ces derniers sont porteurs de bien des nouveautés
humaines, économiques et techniques. Pour renforcer l’activité de course, on a
attiré toutes les compétences chrétiennes possibles, dont des aventuriers hollan-
dais et anglais. Ainsi, l’activité de course a permis l’introduction de nouvelles
techniques de combat et de navigation94. Elle a conféré également aux villes cô-
tières un cachet cosmopolite par les éléments qui s’y côtoient, la lingua franca qui
s’y pratique et les produits qui y circulent95. Les chrétiens convertis à l’islam, ap-
pelés « renégats » par les Européens, ‘ulûj (pluriel de ‘ilj) par les chroniqueurs tu-
nisiens, mais également dans le langage populaire de l’époque, sont aussi désignés
par de nombreux auteurs par l’expression « Turcs de profession ». Il est vrai que
ces derniers tendent à s’identifier aux Turcs : ils vivent comme eux, prennent des
prénoms turcs et adoptent le rite hanéfite, celui des Turcs. Ils sont bien intégrés
et ne sont jamais stigmatisés localement, comme l’atteste le cas de l’anglais Ward,

Sadok Boubaker, La Régence de Tunis au XVIIe siècle : ses relations commerciales avec les ports de
l’Europe méditerranéenne, Marseille et Livourne, Zaghouan, Fondation Témimi, 1987, p. 172-174.
91. John Derek Latham, « Towards a study of Andalusian immigration, in Tunisian history », Les
Cahiers de Tunisie, t. XIX-XX, 1957, p. 203-252.
92. Lucette Valensi, « Islam et capitalisme : production et commerce des chéchias en Tunisie
et en France aux xviiie et xixe siècles », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, t. XVII, 1969,
p. 376-400.
93. Jean André Peyssonnel, Voyage dans les régences de Tunis et d’Alger, Paris, La Découverte, 1987,
p. 123.
94. Mohamed-Hédi Chérif, « Apport des Turco-ottomans au Maghreb… », art. cit.
95. Tunis est décrite comme le Shanghai de la Méditerranée au xviiie siècle : Lucette Valensi,
Le Maghreb avant la prise d’Alger…, op. cit., p. 97.
232 TRAVAILLER CHEZ L’AUTRE, TRAVAILLER AVEC L’AUTRE EN MÉDITERRANÉE (XIVe - XIXe SIÈCLE)

appelé Qâbûdân Wardiyya par les chroniques de l’époque, qui finit par prendre le
nom de Yussuf Raïs96. Quel pourrait être leur nombre à l’époque ? Les estimations
les plus réalistes parlent de quelques centaines tout au plus97. Si on encourage les
conversions des captifs de la course – dont certains deviennent des maîtres ou
mamelouks tout puissants –, on ne les oblige pas à se convertir. La preuve : on
trouve des chapelles dans les bagnes, et des églises sont aussi construites à Tunis.
Contrairement à ce que cherche à démontrer Robert Charles Davis, il y a une
grande tolérance vis-à-vis des chrétiens98. Les Turcs et les assimilés (c’est-à-dire
les chrétiens d’Europe convertis de gré ou de force) ont fini au bout d’un certain
temps par se fondre dans les milieux citadins, avec de fortes alliances avec les
notabilités locales.
On réserve également un bon accueil aux commerçants français, anglais,
hollandais et toscans. On leur accorde des conditions favorables au séjour et au
commerce99. En fait, ils profitent des conditions offertes par les traités de paix
et de commerce signés par la Sublime Porte avec leurs pays respectifs à la fin du
xvie siècle et au début du xviie siècle, réitérés par la suite, à plusieurs reprises, par
les autorités de la Régence. Ces marchands ne sont pas nombreux : on compte en
tout et pour tout 10 à 20 Français peuplant un fondouk à Tunis au xviie siècle ; les
Anglais et les Hollandais sont encore moins nombreux100.

Conclusion
On comprend alors pourquoi les sociétés citadines, principales bénéficiaires de
la présence des personnes venues de l’extérieur, ont très vite intégré tous ces élé-
ments exogènes. En effet, Turcs, captifs convertis, mamelouks, Andalous et juifs
de Livourne, finissent par s’intégrer parfaitement dans les milieux citadins et
renforcent la catégorie des notabilités citadines (ou baldî)101. Cette catégorie est
apparue justement au cours du xviie siècle, ce qui est loin d’être le produit d’un
pur hasard. Aucun de ces éléments venus d’ailleurs n’est qualifié en tout cas de
barrânî (c’est-à-dire « étranger »). C’est pour cela justement que le mot « étranger »
appliqué à tous les éléments attirés par les sociétés citadines est impropre pour
l’époque. C’est une construction opérée par les chercheurs.
Ce qui attire l’attention, ici, est le fait que progressivement l’émergence et l’af-
firmation des sociétés citadines (tunisoise en particulier) aboutissent à une valo-
risation de leur autochtonie. Qu’est-ce qui fait qu’avant le xvie siècle le fait d’être
venu d’ailleurs est source de prestige et de prééminence sociale ? L’autochtonie
est stigmatisée jusqu’à cette date. Les Arabes conquérants tout comme plus tard
96. Ibn Abî Dînâr, Al-Mu’nis…, op. cit., p. 203.
97. Paul Sebag, Tunis au XVIIe siècle…, op. cit., p. 50.
98. Robert Charles Davis, Esclaves chrétiens, maîtres musulmans. L’esclavage blanc en Méditerranée
(1500-1800), traduit par Manuel Tricoteaux, Paris, Jacqueline Chambon, 2006.
99. Sadok Boubaker, La Régence de Tunis…, op. cit., p. 41-42, 140-166, 180-195 ; Mohamed-Hédi
Chérif, « Apport des Turco-ottomans au Maghreb… », art. cit.
100.Paul Sebag, Tunis au XVIIe siècle…, op. cit., p. 57.
101. Littéralement, originaire de la ville, ou fils de la ville.
LE RÔLE DES ÉTRANGERS DANS LA DYNAMIQUE SOCIOPOLITIQUE DE LA TUNISIE… 233

les Almohades et les Hafsides, venus en dominants du Maroc, se revendiquent


d’ailleurs de cette origine étrangère et y trouvent leurs titres de gloire. À partir
du xviie siècle, l’autochtonie dans les villes devient valorisée plus que jamais. Un
tel changement ne peut s’expliquer que par le fait que les sociétés citadines se
sont hissées au sommet de la hiérarchie sociale. L’ordre citadin devient dominant.
Ainsi être natif du milieu citadin devient une source de gloire102.
Désormais, les Tunisois se démarquent des Hafsides en stigmatisant le mo-
dèle qui les représente. Ils taxent de « hafside » au xviie siècle ce qui leur paraît
archaïque, relevant d’un autre temps103. Est-ce à dire que les Tunisois vont do-
rénavant glorifier les Turcs ou tout ce qui est turc ? Loin de là. Les moqueries
proférées par les Tunisois à l’encontre des Turcs sont très fréquentes dans la lit-
térature de l’époque. Ces Turcs restent pour eux des éléments dominants certes,
mais frustes, rudes, grossiers, sauvages, dénués de finesse, ne sachant que manier
le sabre. L’image de « Baba Osman » et de « tête de Turc » est présente dans l’ima-
ginaire populaire104.
Sociétés d’appel des compétences étrangères par pragmatisme et sans aucun
sentiment d’infériorité, les sociétés citadines en Tunisie ont surtout fondé un
ordre citadin et construit une certaine modernité. Grâce à leur forte présence en
Tunisie, ces sociétés citadines ont su être les vrais vecteurs de la modernité connue
par le pays au cours de l’époque étudiée.
Si les Turcs, les chrétiens captifs (convertis ou non), les juifs livournais et les
Andalous sont des passeurs des éléments de la modernité, les citadins, en re-
vanche, sont les véritables commandeurs de cette modernité connue par la
Tunisie à l’époque105. Évidemment, c’est une modernité qui n’a rien à voir avec
celles connues ailleurs. En tout cas, elle n’est ni « importée » (comme cherche à
le prouver Bertrand Badie)106, ni « greffée » (comme cherche à le démontrer Jean-
François Bayart)107. Elle est engendrée de l’intérieur en étroite relation avec les
données offertes par le monde extérieur, car elle ne se développe pas en vase clos.
Elle est le produit d’un processus historique conflictuel, involontaire, largement
inconscient et conduit dans le désordre des affrontements et des compromis.

102. Ce retour à l’autochtonie est un peu une forme de construction de la cité pour répliquer
à l’analyse de Jocelyne Dakhlia quand elle parle de l’oubli de la cité au Jérid. Dans cette région,
la règle – démontre Jocelyne Dakhlia – est la hantise de l’autochtonie : Jocelyne Dakhlia, L’oubli
de la cité. La mémoire collective à l’épreuve du lignage dans le Jérid tunisien, Paris, La Découverte,
1990.
103. Mohamed-Hédi Chérif, « Hommes de religion et pouvoir… », art. cit., p. 595, note 3.
104.Mohamed-Hédi Chérif, Pouvoir et société…, op. cit., t. 1, 1984, p. 37.
105. Abdelhamid Hénia, « Hal shakkala al-Atrâku fî-l-bilâd al-tûnisiyya mahmala al-hadâtha ? » (« Les
Turcs ont-ils constitué le vecteur de la modernité ? » en arabe), dans Abderrahim Benhadda,
Abderrahman El Moudden et Mohamed Lazhar El Gharbi (dir.), Transmission des idées et des
techniques au Maghreb et Méditerranée, Rabat, Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences
Humaines, 2009, p. 157-178.
106.Bertrand Badie, Les deux États…, op. cit. ; id., L’État importé…, op. cit.
107.Jean-François Bayart (dir.), La greffe…, op. cit.

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