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Palimpsestes
Revue de traduction
9 | 1995 :
La lecture du texte traduit
Lectures et textes traduits
Résumés
Français English
La littérature comparée est confrontée au problème suivant : ou bien elle restreint son champ
d'application aux domaines linguistiques de compétence des étudiants, des enseignants et des
chercheurs ; ou bien elle prend en compte les textes traduits. Le présent article examine la
seconde hypothèse. Il vise à démontrer que, pratiqué avec les précautions qui s'imposent, le
travail sur textes traduits n'est pas une solution de pis-aller mais peut, au contraire, se révéler
bénéfique pour la discipline elle-même : il impose aux étudiants une attitude de vigilance
continuelle, les oblige à pratiquer une lecture qui est le contraire et le complément de celle qu'ils
pratiquent sur textes originaux. Aux chercheurs, il ouvre le champ illimité d'une réflexion
véritable sur la littérature.
Comparative literature is confronted with the following problem : it can either restrict its
objectives to make them meet the linguistic abilities of the students, the teachers and the
researchers ; or it can concentrate on translated texts. This article examines and justifies the
second hypothesis. It tries to demonstrate that the study of translated texts, if the necessary
precautions are taken, far from being a worse case possibility, can be beneficial for the discipline
itself : it imposes a continuously cautious attitude on the students and a mode of reading that is
both reverse and complementary to the one they are practicing on texts written in the original
language. For the researchers, this opens a wide field for genuine reflection on literary texts.
Texte intégral
1 Pour des littéraires, un travail sur texte traduit n'est jamais, a priori, qu'un pis-aller,
le palliatif d'une incompétence linguistique qui empêche l'accès au texte original.
Prétendre que, sous certaines conditions, ce qui n'était qu'un handicap peut se
transformer en bénéfice peut paraître relever de la provocation ; c'est pourtant ce qu'on
peut essayer de démontrer, non par goût du paradoxe, mais parce que c'est toute la
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pratique des étudiants, dans une partie de leur cursus, et celle de certains chercheurs,
qui se trouve engagée dans cette manière d'aborder les problèmes.
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qui risquerait de fausser ses conclusions. Imposer aux chercheurs l'exacte adéquation
de leurs compétences linguistiques (j'entends par là une véritable maîtrise d'une langue
dans ses subtilités littéraires) et de leur corpus, revient à réserver aux polyglottes le
privilège de travailler sur une grande partie des questions de littérature vraiment
générale. Hormis les études de réception et de traduction qui peuvent, sans aucun
dommage, n'engager que la connaissance de deux langues, celle du texte d'origine et
celle du pays de réception, toutes les autres grandes approches excluent la limitation
qu'imposerait une quelconque incompétence linguistique. A une exception près
toutefois, celle des textes poétiques. Il est facile de comprendre que ce domaine échappe
complètement à la littérature générale et cela, moins parce que le discours poétique
serait plus individuel que les autres formes d'expression, que parce qu'une traduction se
révèle en l'occurrence inutilisable comme matériel de travail, la fonction poétique du
langage y étant une réalité incontournable.
tout particulièrement sur une traduction où le vocabulaire n'est jamais un pur décalque.
La preuve en est que le texte allemand comportait un jeu de mot intraduisible : "Das
Kammerkätzchen" littéralement : "le petit chat — femme de chambre", ce que traduisait
en partie l'adjectif "petite", mais pour lequel "charmante" était ambigu. Cet exemple
illustre l'attitude que doit adopter systématiquement tout étudiant travaillant sur textes
traduits ; elle est certes inconfortable, mais l'inconfort qu'elle implique n'est jamais que
celui dans lequel se trouve quiconque analyse un texte, sinon que cet inconfort est porté
à son intensité extrême par une suspicion supplémentaire qui, visant le texte, se
répercute aussi sur le discours critique, avec un seul risque : devenir muet par excès de
prudence. Ce risque se conjure facilement pour les étudiants et pour les chercheurs et
tient à la façon d'aborder les textes.
plus à mettre l'accent sur les effets de signification dans leurs diverses nuances
linguistiques, mais à analyser la façon dont le passage choisi se construit, s'ordonne
dans ses grandes lignes et surtout fait sens par rapport à l'ensemble dont il est extrait.
C'est dans la perspective de l'économie générale d'une œuvre que le commentaire sur
texte traduit prend tout son sens. Ce que la littérature générale perd en précision
stylistique, elle le regagne par la nécessaire réorientation de l'attention sur ce qu'on
peut appeler, pour aller vite, les effets de sens structurels.
11 Mais l'exercice dans lequel la littérature générale se reconnaît le mieux, c'est
évidemment un type de dissertation qui lui est propre et qui est directement associé à
une question d'enseignement appuyée sur un corpus de textes. Ces questions ont une
visée pédagogique : aider les étudiants à prendre conscience des problèmes littéraires
généraux, les amener, par exemple, à interroger la notion de genre dans un corpus
regroupant des récits dits fantastiques aussi éloignés l'un de l'autre que les nouvelles du
K de Buzzati, celles d'Apollinaire dans L'Hérésiarque et Cie, celles de Poe ou
d'Hoffmann, ou encore les inciter à réfléchir aux formes du comique au théâtre, au
fonctionnement du roman épistolaire, etc. Dans cette perspective, si intéressants que
puissent être, par eux-mêmes, les textes, ils sont toujours choisis parce qu'ils offrent
l'occasion d'examiner un problème qu'ils illustrent. Ce ne sont certes pas des prétextes,
mais la notion esthétique de "grand" texte se trouve remplacée par celle,
méthodologique, de texte représentatif, non de l'art d'un auteur, mais de la façon dont
l'écrivain s'est placé dans le grand jeu des formes et des significations.
12 En ce qui concerne la recherche, les problèmes sont plus complexes dans la mesure
où il n'est pas sécurisant pour un chercheur de s'attaquer à des textes dont il ne maîtrise
pas forcément toutes les subtilités linguistiques. C'est pourtant dans cette démarche
audacieuse que se concrétisent au maximum les avantages de l'ouverture totale des
frontières linguistiques, en même temps que, si l'on sait s'y prendre, on peut en
minimiser fortement les inconvénients en soumettant les endroits délicats à la
compétence d'un spécialiste. Se trouveront alors transformés profondément non
seulement les méthodes mais surtout la façon d'aborder les problèmes et par
conséquent d'abord les objectifs.
13 La question de la recherche en littérature générale se pose dans des termes différents
de ceux qui valent pour les études littéraires restreintes à un seul domaine linguistique.
Alors que ces dernières visent un objectif limité et bien défini : offrir aux enseignants,
aux étudiants et aux lecteurs les moyens d'aborder une œuvre ou un groupe d'œuvres
dans les meilleures conditions possibles (apports d'éléments d'information inédits,
analyses stimulantes et originales, mise au point de telle question délicate, etc.), les
visées d'une recherche qui porte sur plusieurs domaines linguistiques sont fort
différentes. Il semble que, dans la perspective du travail sur textes traduits, on puisse
diviser en deux groupes les travaux des chercheurs en littérature générale. D'une part,
et ils n'entrent pas dans le cadre de ce propos, tous ceux qui concernent les problèmes
de réception, de lecture, de traduction ou d'adaptation d'une œuvre donnée. II est bien
évident que, dans tous ces cas, l'égale maîtrise des deux langues, celle du texte original
et celle du texte d'arrivée, est une contrainte impérative. D'autre part, ceux qui
concernent les grandes questions qui sont, par définition, du ressort de la littérature
générale, car aucune littérature nationale ne peut les aborder dans une perspective
suffisamment large. Plutôt que de tenter une périlleuse, abstraite et, de toute façon,
interminable énumération de ces questions, il est préférable de recourir à quelques
exemples concrets qui illustreront trois domaines de recherche dans leurs objectifs et
leurs méthodes ; ils concernent, le premier, l'étude d'une forme, le second, celle d'un
topos et le troisième, la question du fonctionnement des récits.
14 Parmi les formes courtes de récit, la nouvelle est sans doute la plus difficile à définir.
Depuis Propp, le conte populaire focalise sur lui l'attention ; un genre, le fantastique, la
contamine souvent. On peut concevoir de nombreuses façons d'aborder l'étude de cette
forme narrative. Dans une seule langue, on s'attachera à la pratique d'un seul auteur : la
nouvelle chez Henry James, chez Maupassant ou Borges, ce qui ne définit en rien la
forme elle-même, mais simplement l'usage particulier qu'en fait un écrivain. C'est en
littérature générale par l'analyse et la comparaison des structures narratives qu'une
tentative de définition peut être réellement tentée ; d'abord dans une visée
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l'innovation se situerait dans la manière. Le travail sur un corpus large peut faire
apparaître le problème sous un jour différent et certainement plus complexe, en
substituant à des jugements rapides des analyses transversales qui visent à rendre
compte du phénomène beaucoup plus que des textes eux-mêmes.
**
17 Obligée, par définition, à travailler sur textes traduits, la littérature générale doit
donc regagner, par la façon différente dont elle pose les questions, ce qu'elle a perdu du
côté de la lecture du mot à mot du texte. Il serait cependant particulièrement risqué de
prétendre que cette sorte de reconversion est facile ; subsistent en effet dans
l'enseignement, et surtout dans la recherche, des difficultés qui peuvent faire apparaître
les affirmations précédentes comme fort ambitieuses voire irréalisables. Ces difficultés
sont d'ordre divers. Elles concernent d'abord le repérage large des textes significatifs.
En l'absence de recensements thématiques nationaux, la constitution d'un corpus
suffisamment représentatif tient de la gageure ou du hasard. La situation est cependant
en train d'évoluer favorablement grâce à l'informatique. A ma connaissance, au moins
deux équipes de recherche travaillent à l'établissement de ces fichiers thématiques dans
le domaine du roman français. Le fait n'est certainement pas limité à la France. La
question des fichiers thématiques internationaux est associée étroitement à la question
des textes traduits. Se pose aussi la question connexe de la nécessaire traduction de
tous les outils : bibliographies, études critiques par auteurs, etc. A ce propos, on ne peut
que se féliciter de voir se répandre un type de recherche qui consiste à présenter en
français une étude sur un auteur étranger dont la langue est parfaitement maîtrisée par
le chercheur. Quant aux fichiers nationaux, on peut espérer qu'ils seront traduits
lorsqu'ils seront établis.
18 Tout compte fait, il se pourrait bien que l'ampleur des domaines qui s'ouvrent à
l'exploration de la littérature générale, se retourne, elle aussi, en un dernier avantage :
l'obligation du travail en équipe. Parce qu'elle formule des objectifs ambitieux, la
littérature générale a besoin que des forces multiples s'associent selon des
configurations variables qui associent capacités de recherches et compétences
linguistiques.
Référence électronique
Raymonde Robert, « Le travail sur les textes traduits en littérature générale », Palimpsestes [En
ligne], 9 | 1995, mis en ligne le 03 janvier 2011, consulté le 26 juillet 2020. URL :
http://journals.openedition.org/palimpsestes/688 ; DOI : https://doi.org/10.4000/palimpsestes.688
Auteur
Raymonde Robert
Université Nancy II
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