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26/07/2020 Le travail sur les textes traduits en littérature générale

Palimpsestes
Revue de traduction

9 | 1995 :
La lecture du texte traduit
Lectures et textes traduits

Le travail sur les textes traduits


en littérature générale
RAYMONDE ROBERT
p. 165-174
https://doi.org/10.4000/palimpsestes.688

Résumés
Français English
La littérature comparée est confrontée au problème suivant : ou bien elle restreint son champ
d'application aux domaines linguistiques de compétence des étudiants, des enseignants et des
chercheurs ; ou bien elle prend en compte les textes traduits. Le présent article examine la
seconde hypothèse. Il vise à démontrer que, pratiqué avec les précautions qui s'imposent, le
travail sur textes traduits n'est pas une solution de pis-aller mais peut, au contraire, se révéler
bénéfique pour la discipline elle-même : il impose aux étudiants une attitude de vigilance
continuelle, les oblige à pratiquer une lecture qui est le contraire et le complément de celle qu'ils
pratiquent sur textes originaux. Aux chercheurs, il ouvre le champ illimité d'une réflexion
véritable sur la littérature.

Comparative literature is confronted with the following problem : it can either restrict its
objectives to make them meet the linguistic abilities of the students, the teachers and the
researchers ; or it can concentrate on translated texts. This article examines and justifies the
second hypothesis. It tries to demonstrate that the study of translated texts, if the necessary
precautions are taken, far from being a worse case possibility, can be beneficial for the discipline
itself : it imposes a continuously cautious attitude on the students and a mode of reading that is
both reverse and complementary to the one they are practicing on texts written in the original
language. For the researchers, this opens a wide field for genuine reflection on literary texts.

Texte intégral
1 Pour des littéraires, un travail sur texte traduit n'est jamais, a priori, qu'un pis-aller,
le palliatif d'une incompétence linguistique qui empêche l'accès au texte original.
Prétendre que, sous certaines conditions, ce qui n'était qu'un handicap peut se
transformer en bénéfice peut paraître relever de la provocation ; c'est pourtant ce qu'on
peut essayer de démontrer, non par goût du paradoxe, mais parce que c'est toute la

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pratique des étudiants, dans une partie de leur cursus, et celle de certains chercheurs,
qui se trouve engagée dans cette manière d'aborder les problèmes.

I. Le dilemme de la littérature générale


2 Dans son principe premier, la littérature générale se définit comme une démarche qui
postule, pour l'analyse littéraire, la nécessité de dépasser le cadre étroit et toujours
restrictif des frontières politiques et des littératures nationales. Or, sauf à supposer
qu'étudiants et chercheurs sont polyglottes, ce qui n'est évidemment pas le cas, le
problème risque de se transformer en un choix difficile : ou bien le sujet des travaux
(dans la recherche) et le programme des études (dans l'enseignement) se réduisent
systématiquement aux domaines de compétence linguistique du chercheur ou des
étudiants et, dans ce cas, le champ de la réflexion risque de se trouver, dans certains
cas, non seulement restreint, mais probablement faussé par l'élimination de pans
entiers où elle aurait dû s'exercer ; ou bien les questions sont formulées comme elles
doivent l'être, c'est-à-dire sans exclusions arbitraires et, dans ce cas, il faut accepter de
travailler sur textes traduits.
3 En ce qui concerne les étudiants, cette solution est évidemment la seule qu'on puisse
retenir pour deux raisons au moins. La première tient à un fait brutal : les étudiants
littéraires maîtrisent, plus ou moins bien, une seule langue, rarement deux. C'est tantôt
l'allemand, tantôt l'anglais, mais ce peut être aussi l'arabe, voire le chinois. Tout
programme, quel qu'il soit, comportera donc des textes qui échapperont à leur
compétence. La seconde raison est plus fondamentale : il serait choquant de prétendre
faire travailler des étudiants en lettres sur le théâtre en Europe, par exemple, sans les
amener à rencontrer le théâtre élisabéthain, les autos sacramentales espagnols et les
œuvres de Goldoni, pour citer au hasard. Il ne s'agit pas ici d'une revendication
d'exhaustivité qui serait particulièrement absurde, mais du nécessaire élargissement de
la réflexion à des formes significatives entre lesquelles il faudra évidemment opérer des
choix. Mais il y a plus. La définition de certains objectifs pédagogiques implique le
passage par tel texte fondateur : Dostoïevski pour le roman moderne, par exemple,
l'Iliade et l'Odyssée pour les formes européennes de l'épopée, Walter Scott pour le
roman historique au XIXe siècle, etc. A la limite — mais les compétences scientifiques
des enseignants sont, hélas, limitées — c'est un appauvrissement de la réflexion
littéraire que de la borner au domaine de la civilisation gréco-latine et judéo-
chrétienne.
4 Si, dans l'enseignement, le travail sur textes traduits ne donne aucun état d'âme aux
enseignants, la question est beaucoup plus délicate en ce qui concerne la recherche. Est-
il vraiment nécessaire de prendre le risque de travailler les textes par l'intermédiaire
qu'est la traduction ? La réponse sera fonction de la définition qu'on donne de la
littérature générale comme discipline de recherche. La société qui regroupe chercheurs
et enseignants dans cette spécialité s'appelle la S.F.L.G.C., "Société française de
littérature générale et comparée" ; selon qu'on supprime, ou non, qu'on valorise, ou
non, la dernière épithète ("comparée"), on postule, ou non, la possibilité, voire la
nécessité, du recours aux textes traduits. L'histoire de la société est, dans son évolution,
l'inverse exact de la disposition des lettres dans le sigle. En ses débuts, la discipline ne
se voyait, en effet, que "comparante" : étude de sources ou d'influences, d'abord ; puis
comparaison des traitements subits par un sujet repris par différents auteurs, on parlait
ainsi du "mythe" de Faust, de Don Juan, d'Electre ou d'Antigone, etc. La tendance a si
fortement changé qu'il me semble — mais c'est un point de vue personnel — qu'on
pourrait aller jusqu'à dire que la comparaison n'est plus qu'une façon de poser les
questions et une méthode au service d'une approche qui se veut désormais réflexion sur
tout ce qui touche au texte littéraire : définition, fonctionnement, réception et, peut-être
un jour, production. La confrontation des textes n'est plus l'objectif en lui-même, elle
est devenue un moyen au service d'une ambition beaucoup plus large. Dans ces
conditions, on peut concevoir qu'à condition de respecter toutes les règles d'une
prudence élémentaire, le chercheur refuse de faire subir à son corpus une mutilation

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qui risquerait de fausser ses conclusions. Imposer aux chercheurs l'exacte adéquation
de leurs compétences linguistiques (j'entends par là une véritable maîtrise d'une langue
dans ses subtilités littéraires) et de leur corpus, revient à réserver aux polyglottes le
privilège de travailler sur une grande partie des questions de littérature vraiment
générale. Hormis les études de réception et de traduction qui peuvent, sans aucun
dommage, n'engager que la connaissance de deux langues, celle du texte d'origine et
celle du pays de réception, toutes les autres grandes approches excluent la limitation
qu'imposerait une quelconque incompétence linguistique. A une exception près
toutefois, celle des textes poétiques. Il est facile de comprendre que ce domaine échappe
complètement à la littérature générale et cela, moins parce que le discours poétique
serait plus individuel que les autres formes d'expression, que parce qu'une traduction se
révèle en l'occurrence inutilisable comme matériel de travail, la fonction poétique du
langage y étant une réalité incontournable.

II. Un premier bénéfice du travail sur


texte traduit ?
5 Pour de multiples raisons, la littérature générale serait donc obligée — presque par
définition — d'avoir recours aux traductions, aussi bien dans l'enseignement que dans
la recherche. Ce qui ne signifie pas, bien évidemment, que la maîtrise d'une langue
étrangère, voire de deux ou davantage, soit inutile. Nos étudiants sont tous obligés de
suivre, depuis la première année d'université, un enseignement sérieux en langue
étrangère. Le problème ne se pose pas en ces termes, je viens d'essayer de le montrer.
6 Dans une autre perspective, donc, si l'on y regarde de plus près, le travail sur texte
traduit peut se transformer, pour les étudiants surtout, mais peut-être aussi pour
quiconque le pratique, en un atout à exploiter. Ce qui n'était qu'un palliatif pourrait
bien, au contraire, se révéler un des meilleurs moyens pédagogiques pour développer la
vigilance critique dans la lecture et les analyses. Le principal obstacle que tout
enseignant rencontre, dans son travail, auprès des étudiants, c'est une espèce de
myopie qui les rend quelquefois incapables de prendre une certaine distance par
rapport aux contenus des textes, une sorte de passivité dans la lecture qui les livre
souvent, pieds et poings liés, au sens et aux effets des textes. Or tous les objectifs
pédagogiques que les études littéraires poursuivent ont besoin, pour être atteints, d'une
attitude d'extrême vigilance, dont on pourrait, à la limite, prétendre qu'elle est, à elle
seule, le premier et le principal de ces objectifs. Bien lire, c'est aussi se regarder lisant,
c'est ne pas laisser agir, passivement, les effets retors que fait jouer tout texte, qu'il soit
de fiction, rhétorique, argumentatif, etc. ; c'est instaurer continuellement, entre la
signification reçue et le texte qui la transmet, le décalage nécessaire à l'analyse. Or une
traduction, c'est d'abord un texte second par rapport à un texte originel ; ce n'est qu'une
évidence, mais elle est fondamentale. Tout étudiant de littérature générale tenté de
prendre un texte traduit au pied de la lettre et de se livrer à une interprétation
imprudente doit avoir — c'est le travail de l'enseignant de le lui faire acquérir — une
espèce de réflexe de prudence et donc de vigilance. Un seul exemple illustrera le fait. A
l'agrégation de lettres modernes figurait cette année, sous l'intitulé "Formes nouvelles
de la comédie au XVIIIe siècle", une pièce de Lessing, Minna von Barnhelm (1767) dans
la réédition d'une traduction assez inattentive de 1954. Une scène de l'acte III met en
présence la femme de chambre de Minna et le serviteur du fiancé de cette dernière ; en
voyant entrer la femme de chambre, le serviteur déclare, en aparté : "Ah ! la porte
s'ouvre. C'est la charmante petite femme de chambre". Par réflexe d'étudiants formés
par quatre années d'analyse littéraire, les agrégatifs repèrent aussitôt l'adjectif
"charmante", le commentent historiquement et en déduisent que le serviteur est
amoureux de la femme de chambre. Or rien dans la suite de l'entretien ne confirme
cette hypothèse, d'où une contorsion de l'analyse pour démontrer l'évolution négative
de ce sentiment. S'il est toujours imprudent d'accrocher à un seul mot d'un texte toute
une interprétation, et davantage encore au théâtre où des éléments non linguistiques —
mimique, intonation — peuvent modifier complètement le sens des répliques, il l'est
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tout particulièrement sur une traduction où le vocabulaire n'est jamais un pur décalque.
La preuve en est que le texte allemand comportait un jeu de mot intraduisible : "Das
Kammerkätzchen" littéralement : "le petit chat — femme de chambre", ce que traduisait
en partie l'adjectif "petite", mais pour lequel "charmante" était ambigu. Cet exemple
illustre l'attitude que doit adopter systématiquement tout étudiant travaillant sur textes
traduits ; elle est certes inconfortable, mais l'inconfort qu'elle implique n'est jamais que
celui dans lequel se trouve quiconque analyse un texte, sinon que cet inconfort est porté
à son intensité extrême par une suspicion supplémentaire qui, visant le texte, se
répercute aussi sur le discours critique, avec un seul risque : devenir muet par excès de
prudence. Ce risque se conjure facilement pour les étudiants et pour les chercheurs et
tient à la façon d'aborder les textes.

III. Un deuxième bénéfice du travail sur


texte traduit ?
7 Ce qui distingue, au fond, le travail sur texte traduit du travail sur texte original, c'est
l'impossibilité des micro-analyses ; vocabulaire, morphologie, syntaxe sont, de fait, hors
de portée de l'analyse. Seuls peuvent passer, à travers la traduction (à supposer qu'elle
ne soit pas une "belle infidèle", mais l'espèce est en voie de disparition), des éléments
stylistiques comme certaines figures : métaphore, prétérition, métalepse, par exemple,
l'organisation générale des chapitres et des paragraphes, des phénomènes larges
d'isotopie, etc. C'est dire que l'approche des textes est presque aux antipodes de celle
qui est menée habituellement sur les textes originaux ; il est important que les étudiants
soient habitués à pratiquer parallèlement les deux types de démarche, car elles sont
parfaitement complémentaires et aussi nécessaires l'une que l'autre. Prendre l'habitude
de ne travailler que sur texte traduit finirait par transformer la vigilance critique en une
sorte de lecture superficielle, délibérément inattentive aux mots ; ne travailler que sur
texte original aboutirait à survaloriser le texte comme objet unique, ce qu'il est certes,
mais pas uniquement, et à omettre de relativiser la place qu'il occupe dans le contexte
large du fonctionnement des discours littéraires. Entre presbytie et myopie, le mieux est
de ne pas avoir à choisir.
8 Reste à préciser les modalités de cette lecture "de loin". Il faut ici faire une différence
entre la pédagogie et la recherche, parce qu'il s'agit, pour les étudiants, d'un
entraînement, par des exercices, à un type d'approche des textes, étape que les
chercheurs ont évidemment dépassée. Cette importante nuance mise à part, la
philosophie de la démarche ne me semble pas essentiellement différente.
9 En littérature générale, l'enseignement recourt à deux types d'exercices, dont on peut
considérer qu'ils ont surtout une fonction formative, quoique, par la force des choses,
ils aient aussi une fonction évaluative. Ce sont, d'une part, une forme spécifique de
commentaire de texte et, d'autre part, une dissertation qu'on peut dire générale. Il y a
une vingtaine d'années, s'y ajoutait ce qu'on appelait alors "commentaire comparé", qui
proposait à l'étude plusieurs textes à la fois ; cet exercice plutôt périlleux a été
abandonné dans le mouvement qui a amené la discipline à devenir plus "générale" que
“comparée”.
10 Parmi les multiples définitions du commentaire de texte, la littérature générale a
élaboré la sienne, qu'il est intéressant de comparer avec celle de la littérature française,
puisque l'une travaille sur textes originaux, l'autre sur textes traduits. Dans les deux
cas, il s'agit d'exercices de type synthétique qui doivent procéder d'une analyse
préalable. Mais alors que sur texte original, la perspective étant très près du texte, celui-
ci doit être choisi très court et se mesure par lignes (quarante au maximum), sur texte
traduit, l'approche au mot à mot étant impossible, le texte se mesure en pages (jusqu'à
cinq ou même davantage, selon la densité de la signification). Cette différence
quantitative n'est pas formelle, elle s'explique par un changement de perspective dans
les analyses. Le propos de la littérature française est essentiellement recentré sur trente
à quarante lignes d'un texte envisagé dans la façon dont chaque mot concourt à
engendrer les divers aspects du sens ; celui de la littérature générale va consister, non
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plus à mettre l'accent sur les effets de signification dans leurs diverses nuances
linguistiques, mais à analyser la façon dont le passage choisi se construit, s'ordonne
dans ses grandes lignes et surtout fait sens par rapport à l'ensemble dont il est extrait.
C'est dans la perspective de l'économie générale d'une œuvre que le commentaire sur
texte traduit prend tout son sens. Ce que la littérature générale perd en précision
stylistique, elle le regagne par la nécessaire réorientation de l'attention sur ce qu'on
peut appeler, pour aller vite, les effets de sens structurels.
11 Mais l'exercice dans lequel la littérature générale se reconnaît le mieux, c'est
évidemment un type de dissertation qui lui est propre et qui est directement associé à
une question d'enseignement appuyée sur un corpus de textes. Ces questions ont une
visée pédagogique : aider les étudiants à prendre conscience des problèmes littéraires
généraux, les amener, par exemple, à interroger la notion de genre dans un corpus
regroupant des récits dits fantastiques aussi éloignés l'un de l'autre que les nouvelles du
K de Buzzati, celles d'Apollinaire dans L'Hérésiarque et Cie, celles de Poe ou
d'Hoffmann, ou encore les inciter à réfléchir aux formes du comique au théâtre, au
fonctionnement du roman épistolaire, etc. Dans cette perspective, si intéressants que
puissent être, par eux-mêmes, les textes, ils sont toujours choisis parce qu'ils offrent
l'occasion d'examiner un problème qu'ils illustrent. Ce ne sont certes pas des prétextes,
mais la notion esthétique de "grand" texte se trouve remplacée par celle,
méthodologique, de texte représentatif, non de l'art d'un auteur, mais de la façon dont
l'écrivain s'est placé dans le grand jeu des formes et des significations.
12 En ce qui concerne la recherche, les problèmes sont plus complexes dans la mesure
où il n'est pas sécurisant pour un chercheur de s'attaquer à des textes dont il ne maîtrise
pas forcément toutes les subtilités linguistiques. C'est pourtant dans cette démarche
audacieuse que se concrétisent au maximum les avantages de l'ouverture totale des
frontières linguistiques, en même temps que, si l'on sait s'y prendre, on peut en
minimiser fortement les inconvénients en soumettant les endroits délicats à la
compétence d'un spécialiste. Se trouveront alors transformés profondément non
seulement les méthodes mais surtout la façon d'aborder les problèmes et par
conséquent d'abord les objectifs.
13 La question de la recherche en littérature générale se pose dans des termes différents
de ceux qui valent pour les études littéraires restreintes à un seul domaine linguistique.
Alors que ces dernières visent un objectif limité et bien défini : offrir aux enseignants,
aux étudiants et aux lecteurs les moyens d'aborder une œuvre ou un groupe d'œuvres
dans les meilleures conditions possibles (apports d'éléments d'information inédits,
analyses stimulantes et originales, mise au point de telle question délicate, etc.), les
visées d'une recherche qui porte sur plusieurs domaines linguistiques sont fort
différentes. Il semble que, dans la perspective du travail sur textes traduits, on puisse
diviser en deux groupes les travaux des chercheurs en littérature générale. D'une part,
et ils n'entrent pas dans le cadre de ce propos, tous ceux qui concernent les problèmes
de réception, de lecture, de traduction ou d'adaptation d'une œuvre donnée. II est bien
évident que, dans tous ces cas, l'égale maîtrise des deux langues, celle du texte original
et celle du texte d'arrivée, est une contrainte impérative. D'autre part, ceux qui
concernent les grandes questions qui sont, par définition, du ressort de la littérature
générale, car aucune littérature nationale ne peut les aborder dans une perspective
suffisamment large. Plutôt que de tenter une périlleuse, abstraite et, de toute façon,
interminable énumération de ces questions, il est préférable de recourir à quelques
exemples concrets qui illustreront trois domaines de recherche dans leurs objectifs et
leurs méthodes ; ils concernent, le premier, l'étude d'une forme, le second, celle d'un
topos et le troisième, la question du fonctionnement des récits.
14 Parmi les formes courtes de récit, la nouvelle est sans doute la plus difficile à définir.
Depuis Propp, le conte populaire focalise sur lui l'attention ; un genre, le fantastique, la
contamine souvent. On peut concevoir de nombreuses façons d'aborder l'étude de cette
forme narrative. Dans une seule langue, on s'attachera à la pratique d'un seul auteur : la
nouvelle chez Henry James, chez Maupassant ou Borges, ce qui ne définit en rien la
forme elle-même, mais simplement l'usage particulier qu'en fait un écrivain. C'est en
littérature générale par l'analyse et la comparaison des structures narratives qu'une
tentative de définition peut être réellement tentée ; d'abord dans une visée
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chronologique et géographique restreinte : la nouvelle de telle à telle année, en Europe,


par exemple ; mais ce ne sera que lorsque les autres champs culturels, en particulier
orientaux, auront été pris en compte, et que la chronologie sera élargie, qu'on pourra
aborder le problème avec le maximum d'efficacité. Les études de formes et de
structures sont certainement facilitées par le fait que le regard critique s'éloigne du mot
à mot du texte. Le meilleur exemple en est certainement celui de Vladimir Propp
travaillant sur le corpus de contes populaires russes d'Afanasiev. Des textes oraux
retranscrits n'invitent assurément pas à une lecture de près. On peut imaginer qu'un
corpus incluant Perrault ou Les Mille et Une Nuits, et leurs effets de mise en littérature,
aurait beaucoup plus difficilement conduit à la rédaction de la fameuse Morphologie ;
les structures narratives et les fonctions y sont certes aussi bien représentées que chez
Afanasiev, mais la force des textes eux-mêmes a tendance à faire oublier le caractère
banal du schéma narratif.
15 Le deuxième exemple concerne les études dites thématiques qui ont cours aussi bien
en littérature générale qu'en littérature française. En littérature française, elles
fournissent un outil intéressant pour aborder un auteur. En littérature générale,
l'objectif s'inverse, parce que la démarche se "transversalise". Le vocabulaire étant
encore, actuellement, incertain dans beaucoup d'équipes de recherche ("thème",
"topos", "motif" étant en concurrence), j'emploierai le thème topos au sens d'élément
défini, limité et localisé dans un texte mais repris par d'autres textes par exemple, le
topos du viol. Comme pour la nouvelle, on peut traiter le sujet en le limitant à l'étude
d'un auteur : scène de viol longuement décrite par Cervantès dans un récit court des
Nouvelles exemplaires (1613), "La Force du sang", qui sera dans ce cas du ressort des
hispanistes, viol de Clarisse dans le roman de Richardson pour les anglicistes. Analyse
stylistique du passage, place dans la structure, utilisation visant des effets à valeur
idéologique, etc. : ce type d'approche vise évidemment à affiner la lecture d'un texte. En
littérature générale, la démarche va s'inverser par la confrontation du plus grand
nombre possible de scènes illustrant le topos, dans des textes appartenant à des
contextes culturels les plus largement éloignés (chronologiquement et
géographiquement) les uns des autres. L'étude comparée permettra certes de
caractériser plus efficacement chacun des textes par mise en évidence de leur
spécificité, mais là n'est pas l'objectif essentiel, les études par domaine linguistique
ayant leur propre efficacité. En revanche, cette convocation large est la seule qui
permette d'aborder par exemple, la question complexe du rapport de la littérature et de
la société. On constate alors les paradoxes intéressants qui méritent réflexion et
examen. Ainsi, un historien comme Tite-Live fait du viol de Lucrèce un élément
d'explication de la chute des Tarquins, alors que Plaute et Térence emprunteront aux
Grecs, comme moyen de nouer l'intrigue d'une comédie, le viol d'une fille libre, réparé,
sans beaucoup d'histoires, par le mariage, au dénouement. Cervantès et Calderon, à
quelque trente ans de distance, traiteront ce sujet de façon très différente. Dans "La
Force du sang" (1613), Cervantès dédramatise fortement la situation ; dans L'Alcade de
Zalamea, Calderon, au contraire, la dramatise ; plus curieux, encore, dans Le Timide à
la cour (1623), Tirso de Molina fait se glisser subrepticement dans le lit d'une belle un
amoureux repoussé qui se fait passer pour un autre ; or le fait est escamoté au
dénouement, la jeune fille épouse le jeune homme indélicat comme si de rien n'était.
L'étude des topoï à valeur sociale ou idéologique constitue ainsi une mine de questions,
sinon de réponses. Pour que ce type de travail ait un sens, il y faut le plus vaste
panorama possible, ce qui suppose un travail sur textes traduits.
16 Enfin le dernier exemple sera emprunté à l'époque contemporaine, dans laquelle le
phénomène de mondialisation des faits littéraires rend particulièrement utile
l'approche "décloisonnante" de la littérature générale. On parle actuellement beaucoup,
dans les romans, de "littérature de l'épuisement", formule qui prétend rendre compte
d'un phénomène fréquent dans le roman contemporain et qui peut se traduire ainsi : le
romancier ne raconte plus car il est trop occupé à dire qu'il raconte. Ce phénomène
largement représenté — on en trouve des exemples dans les domaines américain,
européen, arabe francophone — est peut-être trop vite analysé par des critiques qui s'en
tiennent à un seul champ culturel et à une seule explication : la nécessité de renouveler
les pratiques romanesques ; le contenu n'étant plus renouvelable, tout ayant été dit,
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l'innovation se situerait dans la manière. Le travail sur un corpus large peut faire
apparaître le problème sous un jour différent et certainement plus complexe, en
substituant à des jugements rapides des analyses transversales qui visent à rendre
compte du phénomène beaucoup plus que des textes eux-mêmes.

**

17 Obligée, par définition, à travailler sur textes traduits, la littérature générale doit
donc regagner, par la façon différente dont elle pose les questions, ce qu'elle a perdu du
côté de la lecture du mot à mot du texte. Il serait cependant particulièrement risqué de
prétendre que cette sorte de reconversion est facile ; subsistent en effet dans
l'enseignement, et surtout dans la recherche, des difficultés qui peuvent faire apparaître
les affirmations précédentes comme fort ambitieuses voire irréalisables. Ces difficultés
sont d'ordre divers. Elles concernent d'abord le repérage large des textes significatifs.
En l'absence de recensements thématiques nationaux, la constitution d'un corpus
suffisamment représentatif tient de la gageure ou du hasard. La situation est cependant
en train d'évoluer favorablement grâce à l'informatique. A ma connaissance, au moins
deux équipes de recherche travaillent à l'établissement de ces fichiers thématiques dans
le domaine du roman français. Le fait n'est certainement pas limité à la France. La
question des fichiers thématiques internationaux est associée étroitement à la question
des textes traduits. Se pose aussi la question connexe de la nécessaire traduction de
tous les outils : bibliographies, études critiques par auteurs, etc. A ce propos, on ne peut
que se féliciter de voir se répandre un type de recherche qui consiste à présenter en
français une étude sur un auteur étranger dont la langue est parfaitement maîtrisée par
le chercheur. Quant aux fichiers nationaux, on peut espérer qu'ils seront traduits
lorsqu'ils seront établis.
18 Tout compte fait, il se pourrait bien que l'ampleur des domaines qui s'ouvrent à
l'exploration de la littérature générale, se retourne, elle aussi, en un dernier avantage :
l'obligation du travail en équipe. Parce qu'elle formule des objectifs ambitieux, la
littérature générale a besoin que des forces multiples s'associent selon des
configurations variables qui associent capacités de recherches et compétences
linguistiques.

Pour citer cet article


Référence papier
Raymonde Robert, « Le travail sur les textes traduits en littérature générale », Palimpsestes,
9 | 1995, 165-174.

Référence électronique
Raymonde Robert, « Le travail sur les textes traduits en littérature générale », Palimpsestes [En
ligne], 9 | 1995, mis en ligne le 03 janvier 2011, consulté le 26 juillet 2020. URL :
http://journals.openedition.org/palimpsestes/688 ; DOI : https://doi.org/10.4000/palimpsestes.688

Auteur
Raymonde Robert
Université Nancy II

Droits d’auteur
Tous droits réservés

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