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MERCREDI 22 JUILLET 2020

L’été des idées décryptage | 25

E
n 1859, à 50 ans tout juste, le na­
turaliste et paléontologue an­
glais Charles Darwin publie
l’ouvrage qui va révolutionner
la biologie, L’Origine des espèces.
Tous les êtres vivants, affirme­
t­il, ont évolué au cours du temps à par­
tir de quelques ancêtres communs grâce
au processus de la sélection naturelle. Le
scandale est à la hauteur du blasphème :
selon les lois de l’évolution, l’homme fait
partie du règne du vivant au même titre
que l’éléphant ou le ver de terre. Il n’est
plus au centre, et encore moins au som­
met de la création. Une rupture majeure
avec la pensée classique judéo­chrétien­
ne, pour qui notre espèce, créée par
Dieu, n’a pas sa place dans la nature
mais au­dessus d’elle.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Dans la
longue construction occidentale de la na­
ture, tout commence en Grèce, comme
d’habitude. Avant même Aristote (384­
322 av. J.­C.), les philosophes présocrati­
ques s’efforcent de dégager des lois pour
expliquer le monde qui les entoure. Il
s’agit pour eux de proposer des causes
physiques à chaque sorte de phénomène,
des causes relevant de leur « nature » et
non de l’arbitraire des dieux. « Pour le
philosophe et mathématicien Thalès, s’il
survient un tremblement de terre, ce n’est
pas parce que Poséidon s’énerve et remue
la mer, et que la Terre étant posée sur les
eaux, elle se met à trembler. C’est à cause CHRISTELLE ENAULT
d’une série régulière de phénomènes qui
ne nécessitent plus l’intervention des
dieux », résume le philosophe des scien­
ces Dominique Bourg. Le concept des lois

LA CONSTRUCTION
naturelles est déjà là. Il reviendra à Aris­
tote (voir extrait) de le systématiser.
vers fait de pure matière. C’est le cogito
UN DIEU TRANSCENDANT cartésien, le « Je pense, donc je suis » du
Dès le début du livre II de sa Physique, ce Discours de la méthode (1637) : dans sa re­

DU GRAND PARTAGE
disciple de Platon définit la nature cherche de la connaissance, la seule
comme « un certain principe, à savoir une chose dont l’homme peut être certain
cause du fait d’être mû et d’être en repos est sa propre existence, en tant que
pour ce à quoi elle appartient immédiate­ « chose qui pense ».
ment par soi et non par accident ». Ce Dès lors, écrit Philippe Descola, « l’intel­
principe est celui de la phusis, qui don­ ligibilité et le contrôle des non­humains
nera natura en latin : ce qui apparaît de sont renvoyés au sujet connaissant et au
soi­même, ce qui advient à l’existence. La LA FIN DE LA NATURE ? 2|6  sujet agissant, au savant dans son poêle
phusis, « c’est d’abord le processus de dé­ et à l’ingénieur asséchant les polders, au
veloppement des choses qui croissent, Chez les philosophes grecs, physicien manipulant sa pompe à vide et
précise le philosophe Pierre Pellegrin, les humains font partie au garde­marteau dans les forêts de Col­
traducteur d’Aristote. C’est ensuite la ma­ bert ». A l’aube du siècle des Lumières, le
tière première à partir de laquelle les cho­ de la nature. Mais tout « grand partage » a donc pleinement ga­
ses se développent ; c’est aussi le moteur change avec l’avènement gné droit de cité. Il donnera naissance à
même de ce développement, et pour Aris­ l’économie moderne, pour laquelle la
tote, cela ne peut être qu’une réalité for­ créateur, celui­ci suppose un Dieu trans­ du christianisme, puis écrit­il dans Par­delà nature et culture nature n’a d’autre valeur que d’être une
melle : “l’homme engendre l’homme”, cendant, étranger au monde et précé­ de la modernité. A partir (2005, réédité en Folio Essais). ressource à exploiter.
c’est­à­dire qu’il faut que la réalité origi­ dant l’existence du cosmos qu’il a lui­ A l’époque médiévale, la nature reste Vue du côté de la science, en revanche,
naire soit en pleine possession de sa na­ même conçu. Il entraîne également une du XVIe siècle, et plus encore une force chaotique et récalci­ la séparation surplombante de l’homme
ture pour que le processus d’engendre­ modification du statut de l’homme. encore du siècle suivant, trante. De gigantesques épidémies de avec le reste du monde ne tarde pas à se
ment ait lieu ; c’est enfin le résultat de ce Dans la pensée chrétienne, celui­ci n’est peste ravagent l’Europe, des volcans en­ fissurer. « Le XVIIe siècle avait engendré
processus de développement, ce que l’on plus « par nature », comme les plantes et les progrès de la pensée gloutissent des villes entières. Cette na­ l’idée d’une humanité purement exté­
appelle couramment la “nature” de cha­ les animaux : son essence et son devenir scientifique vont rendre ture, que l’Occident reçoit en héritage rieure et purement spirituelle, le grand
cune des choses. » relèvent désormais de la grâce, qui est des premiers siècles du christianisme, mouvement de pensée qui suivra consis­
Les Grecs séparent l’univers en deux au­delà de la nature. Une transcendance le dualisme entre l’homme conserve « une part de mystère, une tera à réintégrer l’être humain dans la na­
mondes différents : le monde sublunaire, qui lui donne le droit et le devoir d’admi­ et le reste du monde forme d’autonomie que l’on renvoie sans ture », précise Dominique Bourg. La pre­
soumis à l’évolution et à l’altération, nistrer le reste du vivant, de l’organiser et conviction à une obscure volonté divine », mière secousse survient dès le XVIIIe siè­
dans lequel se situent la Terre et donc de l’aménager selon ses besoins. quasiment irréversible souligne Virginie Maris, philosophe de cle : alors que triomphe le matérialisme,
l’homme ; et le cosmos, monde parfait Commence ainsi ce que l’anthropolo­ l’environnement et autrice de La Part le médecin et philosophe Julien Offray
des astres, immuable et soumis à des lois gue Philippe Descola appelle le « grand sauvage du monde (Seuil, 2018). Alors de La Mettrie, dans L’Homme machine
différentes des lois terrestres. Dans la partage » : entre les humains et leurs pro­ que le Moyen Age se soumet à cet instru­ (1748), étend à l’homme le principe carté­
pensée grecque, les humains font donc ductions d’une part, le monde naturel ment divin, destiné à éprouver la foi des sien de l’animal­machine, rejetant ainsi
partie de la nature, celle­ci englobant à la d’autre part. Transcendance divine, sin­ fidèles ou à les punir de leurs péchés, la toute forme de dualisme entre pure pen­
fois monde sublunaire et monde céleste. gularité de l’homme, extériorité du modernité va changer la donne. A partir sée et pure matière. Mais c’est au cœur
Tout change avec l’avènement du chris­ monde : au sortir du Moyen Age, « toutes du XVIe siècle, et plus encore du siècle du XIXe siècle, lorsque la révolution
tianisme. Contrairement à la pensée les pièces du dispositif sont désormais suivant, les progrès de la pensée scienti­ darwinienne inscrit magistralement l’es­
grecque, selon laquelle le cosmos est in­ réunies pour que l’âge classique invente la fique, sa puissance de raisonnement et pèce humaine dans la lignée de l’évolu­
compatible avec le principe d’un Dieu nature telle que nous la connaissons », de compréhension du monde consa­ tion du vivant, que survient la véritable
crent durablement ce « grand partage », rupture avec la pensée judéo­chrétienne
rendant le dualisme entre l’homme et le jusqu’alors dominante.
reste du monde quasiment irréversible. Un siècle plus tard, la structure de

« LES ÉTANTS PAR NATURE ET LES AUTRES »


l’ADN, support universel de l’hérédité,
EXCEPTIONNALITÉ DE L’HOMME est élucidée (1953). Quelques décennies
Après Copernic (1473­1543), Galilée (1564­ encore, et c’est l’éthologie qui explose.
1642), puis Newton (1642­1727), la vision On observe que des groupes de chim­
EXTRAIT ration. Par contre un lit, un man­
teau, et quoi que ce soit d’autre de
parce que, d’après lui, ce qui lui ap­
partient par accident c’est la dispo­
du monde ne peut plus être la même : la
Terre tourne autour du Soleil, l’univers
panzés se transmettent des techniques
bien distinctes, que les chants des

P armi les étants, certains


sont par nature, les autres
du fait d’autres causes :
nous disons que sont par nature
les animaux ainsi que leurs par­
ce genre, d’une part en tant qu’ils
ont reçu chacune de ces dénomi­
nations et dans la mesure où ils
sont le produit d’un art, ne possè­
dent aucune impulsion innée au
sition conventionnelle que lui a
donnée l’art, alors que sa substance
c’est cette réalité qui, continûment,
perdure tout en subissant cela. (…)
Un homme naît d’un homme,
est composé de particules, et les mêmes
lois régissent le tout. « Ce que fait la mo­
dernité à l’idée de nature, c’est la vider de
toute autonomie, l’épuiser littéralement,
résume Virginie Maris. Elle devient une
oiseaux présentent des variations indi­
viduelles et régionales – bref, que les
animaux sont capables de produire de la
différence culturelle. Mieux (ou pire) :
on découvre aujourd’hui que les plantes
ties, les plantes, les corps simples changement. (…) mais pas un lit d’un lit ; c’est pour­ substance, homogène et passive. Les ani­ communiquent entre elles d’une ma­
comme la terre, le feu, l’air, l’eau – Certains sont d’avis que la nature quoi aussi on dit que ce n’est pas la maux sont comme des automates aux nière bien plus « intelligente » qu’on ne
de ces choses, en effet, et des cho­ et la substance des êtres qui sont configuration qui en est la nature mécaniques infiniment plus fines et com­ le croyait jusqu’alors. L’exception hu­
ses semblables nous disons qu’el­ par nature est le constituant in­ mais le bois (parce que ce qui vien­ plexes que les montres que fabriquent les maine en prend un sérieux coup, l’unité
les sont par nature. Or toutes ces terne premier de chaque chose, par drait à l’être, si ça bourgeonnait, ce horlogers, mais répondant aux mêmes du vivant commence à réapparaître.
choses se montrent différentes de soi dépourvu de structure, par n’est pas un lit mais du bois) ; si, principes, faits de rouages et de ressorts. » Comme l’écrivait le philosophe britan­
celles qui ne sont pas constituées exemple que d’un lit la nature c’est donc, ceci est un artefact, la figure Pour Descartes (1596­1650), le père de nique Alfred North Whitehead (1861­
par nature. Chacune de celles­là, le bois, d’une statue l’airain. Un in­ aussi est nature : du moins un « l’animal­machine », la nature n’est plus 1947), « les bords de la nature sont tou­
en effet, possède en elle­même un dice en est, dit Antiphon, que, si on homme naît­il d’un homme.  « qu’une chose étendue, flexible et mua­ jours en lambeaux ». 
principe de mouvement et d’arrêt, enterrait un lit, et si la putréfaction ble ». Une vision qui, plus que jamais, catherine vincent
les unes quant au lieu, d’autres acquérait la puissance de faire Physique, Livre II, d’Aristote conforte l’exceptionnalité de l’homme,
quant à l’augmentation et à la di­ pousser un rejet, ce n’est pas un lit (GF Flammarion, 2002, seul être suffisamment doué de raison Prochain article Naissance
minution, d’autres quant à l’alté­ qui viendrait à l’être mais du bois, traduction Pierre Pellegrin). pour comprendre et contrôler cet uni­ du sentiment de la nature

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