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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’.

Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia


62 (2000), p. 101-153.

Introduction biographique
Raphaël Arnáiz y Barón, en religion frère Marie Raphaël, est né le 9 avril 1911 à Burgos (Nord-ouest de
l’Espagne), premier de quatre enfants d’une famille aisée catholique pratiquante. Tout commence vraiment
lorsqu’en 1930, tout jeune bachelier, il obtient comme cadeau de fin d’études de passer ses vacances d’été chez
son oncle et sa tante, Leopoldo (dit « oncle Polín ») et María, ducs de Maqueda, à Pedrosillo, dans la province
d’Avila. C’est le commencement d’une amitié spirituelle intense entre Raphaël et ses oncles, dont témoigne une
correspondance abondante et profonde. C’est à l’issue de ces vacances que, sur le conseil de l’oncle Polín,
Raphaël passe son premier séjour à la Trappe de San Isidro de Dueñas, en septembre 1930 : il est séduit par le
silence, enthousiasmé par la beauté du lieu, emballé par les sonorités du Salve Regina entendu à Complies…
Raphaël, très doué pour le dessin, commence des études prometteuses d’architecture à Madrid. Mais il prend
enfin la grande décision, et entre au monastère le 15 janvier 1934, convaincu d’avoir trouvé sa vocation. Un
diabète se déclare d’une façon foudroyante, et oblige le novice presque moribond à quitter, triste et perplexe, son
cher monastère. Ce n’est qu’en janvier 1936, après une très longue convalescence, qu’il peut entrer de nouveau à
San Isidro, cette fois en qualité de simple oblat, car sa maladie ne lui permet pas de suivre les exigences de la
Règle. Après une deuxième sortie (septembre-décembre 1936) où il est déclaré inapte à porter les armes dans le
conflit qui ravage son pays, et une troisième sortie (février-décembre 1937), qui achève de le dépouiller de lui-
même, il vit son dernier séjour à la Trappe, du 15 décembre 1937 au 26 avril 1938, son dernier carême, comme
une préparation au dernier dépouillement, celui de la vie.
Le mystère de cette vie, jusqu’au bout, aura été de se laisser conduire à travers les perplexités d’une vocation
embrassée avec enthousiasme et sans cesse contrariée par la maladie, par la guerre, jusqu’à renoncer entièrement
à soi-même, à ses dernières illusions, jusqu’à accepter de renoncer à prononcer les vœux de trappiste. Son
noviciat sur la terre, accompli dans solitude et la maladie humiliante, s’achève lorsqu’à Pâques, enfin revêtu de
la coule par une faveur spéciale de son abbé, il fait par son passage vers la vraie vie la profession qu’il n’avait pu
faire parmi ses frères de la terre.
Ce mystère de dépouillement si dramatique n’a pu être vécu que grâce à un enthousiasme débordant, une joie
qui possède, plutôt que de la naïveté, un certain humour, une certaine marque de l’humilité. Raphaël est « un
trappiste fou et excité d’amour pour Dieu », qui sans cesse se retient de crier à tue-tête la miséricorde de Dieu à
son égard. Et cette force le fait pénétrer toujours davantage dans une réduction à l’essentiel, à ce qui comble son
cœur en vérité : « Dieu seul ». Dans la solitude et le silence, sans autre directeur spirituel que Jésus, la souffrance
de la Croix devient le lieu propre où il renonce à lui-même, et sa propre souffrance , acceptée comme grâce de
Dieu, permet le dépouillement ultime de l’humilité, jusqu’à la mort. Raphaël ne s’appartient plus, il n’y a que
« Dieu seul », le message fou de l’amour.
Raphaël a été béatifié le 27 septembre 1992.

Note à propos du texte


Outre sa correspondance, les écrits de Raphaël sont constitués d’une série de cahiers où s’enchaînent de
courtes méditations. Raphaël ne s’attendait pas à ce qu’ils soient publiés, mais il y a tout de même un certain
travail d’écriture. Son dernier cahier, en revanche, Dieu et mon âme, nous livre en brut ses réflexions lors de son
dernier séjour à la Trappe. Le ton devient plus sérieux, plus angoissé parfois, mais c’est le même enthousiasme
du jeune homme découvrant la Trappe pour la première fois qui incite l’oblat à répéter obstinément les
miséricordes de Dieu. Cet enthousiasme est surtout perceptible dans la ponctuation assez débridée. Nous avons
dû parfois la simplifier, surtout quand les virgules rendaient incompréhensibles la phrase française. En revanche,
nous avons respecté le plus possible les juxtapositions de points d’exclamation et points de suspension au milieu
d’une phrase. L’espagnol a un usage plus souple de ces signes d’expression. Nos italiques correspondent
généralement à un soulignement simple, nos gras à un soulignement double.
Le texte utilisé est celui de : Hermano Rafael, Obras completas, ed. Monte Carmelo, Burgos 1993 (2e
édition), pp. 723-822.

Bibliographie succinte
Les écrits du Bx Raphaël sont accessibles en espagnol principalement sous deux formes :
Vida y escritos de Fray María Rafael Arnáiz Barón monje trapense, PS editorial, Madrid 1964 (1 e éd.) ; 1984
(11e éd.). Les écrits sont chronologiquement présentés par la mère de Raphaël, et de nombreux dessins de
Raphaël servent d’illustrations.
Hermano Rafael, Obras completas, ed. Monte Carmelo, Burgos 1988 (1e éd.) ; 1993 (2e éd.).

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Sr. Juanita Colon, OCSO, a commencé à donner une introduction et une traduction anglaise d’une partie de la
Vida y escritos, sous le titre « Introduction to Blessed Rafael Barón, OCSO ; Life and Writings of M. Rafael
Barón », dans Cistercian Studies Quarterly 31. 1 (1998), pp. 61-79 et 34. 1 (1999), pp. 29-52.
Le Père T. Gallego a donné une étude en français sous le titre : « Le frère Raphaël Arnáiz y Barón (1911-
1938), témoin de la transcendance de Dieu », dans Collectanea Cisterciensia (1987) pp. 279-297 ; (1988) pp. 57-
75 et 335-371.
Enfin, Leopoldo Barón Torres, « oncle Polín », a donné son témoignage, accompagnant des lettres de
Raphaël, dans l’un des premiers livres à paraître sur lui, Un secreto de la Trapa.

[L'apprentissage de l'humilité]

Après un long séjour (presque un an) passé chez mes parents1, à me remettre d'un accès de ma maladie,
je suis de retour à la Trappe pour continuer à remplir ma vocation, qui consiste simplement à aimer Dieu,
dans le sacrifice et le renoncement, sans autre règle que l'obéissance à sa Divine Volonté.
Je crois la remplir aujourd'hui, en obéissant sans vœux et en qualité d'Oblat, aux Supérieurs de l'Abbaye
Cistercienne de San Isidro de Dueñas.
Dieu ne me demande qu'un amour humble et un esprit de sacrifice.
Hier, quand j'ai quitté ma maison et mes parents, et mes frères, ça a été l'un des jours de ma vie où j'ai
le plus souffert.
C'est la troisième fois2 que j'abandonne tout pour suivre Jésus, et je crois que cette fois-ci, ça a été un
miracle de Dieu, puisque par mes propres forces il est certain que je n'aurais pas pu venir à l'Infirmerie de
la Trappe pour supporter la peine, la faim dans le corps, due à ma maladie et la solitude dans le cœur,
puisque je me trouve bien loin des hommes. Dieu seul…, Dieu seul…, Dieu seul. Voilà mon sujet…, voilà
mon unique pensée.
Je souffre beaucoup…, Marie, ma Mère, aide-moi.
Je suis venu pour plusieurs motifs:
1° Parce que je crois réaliser mieux au monastère ma vocation d'aimer Dieu par la Croix et le sacrifice.
2° Parce que l'Espagne est en guerre, et pour aider mes frères à combattre3.
3° Pour tirer profit du temps que Dieu me donne de vie, et me dépêcher d'apprendre à aimer sa Croix.
L'unique chose à quoi j'aspire au monastère est:
1° De m'unir absolument et entièrement à la volonté de Jésus.
2° De ne vivre que pour aimer et souffrir.
3° D'être le dernier, sauf pour ce qui est d'obéir.
Que la Très Sainte Vierge Marie prenne mes résolutions dans ses divines mains et les dépose aux pieds
de Jésus, c'est la seule chose que désire aujourd'hui ce pauvre Oblat.
16-12-1937

Il y a une chose dont je dois me convaincre: Tout ce que je fais est pour Dieu. Les joies, c'est Lui qui
me les envoie; les larmes, c'est Lui qui me les fait verser; la nourriture, c'est pour Lui que je la prends, et
quand je dors, c'est pour Lui que je le fais.
Ma règle est sa volonté et son désir est ma loi; je vis parce qu'il Lui plaît, je mourrai quand Il le voudra
bien. Je ne désire rien en dehors de Dieu.
Puisse ma vie n'être qu'un "fiat" continuel.
Puisse la Très Sainte Vierge Marie m'aider et me guider sur ce bref chemin de la vie en ce monde.
21-12-1937

Dans la vie de communauté, tant que je n'aurai pas appris à dominer tout mon "système nerveux", je
ne saurai jamais ce que c'est que d'apprendre à me mortifier.
Pauvre Frère Raphaël… il lutte jusqu'à la mort; voilà son destin. Désir impatient du ciel d'un côté, et
cœur humain de l'autre. Résultat… souffrance et croix.

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Pauvre Frère Raphaël, au cœur trop sensible aux choses des créatures… Tu souffres de ne voir ni
amour ni charité entre les hommes… Tu souffres de ne voir qu'égoïsme. Qu'attends-tu de ce qui n'est que
misère et boue? Mets ton idéal en Dieu et laisse la créature…, tu ne trouveras rien en elle de ce que tu
cherches.
Mais, et si Dieu se cache?… Comme il fait froid alors dans la Trappe. La Trappe sans Dieu…, n'est
qu'une réunion d'hommes.
Voici les jours de Noël et je n'y trouve qu'une énorme solitude… Une peine très profonde… Personne
en qui me reposer, faible et malade… Ah, Seigneur, et tellement peu de foi! Mon Dieu, mon Dieu, Tu es
très bon… Ta miséricorde pardonnera tous mes oublis…, mais, Seigneur, je souffre tellement, que la
faiblesse toute seule ne pourra pas le supporter.
Je ne vois que ma misère et mon âme mondaine de peu de foi et sans amour.
Je parviendrai, Seigneur, jusqu'où Tu voudras, mais donne-moi des forces, et le secours au moment
opportun…, regarde, Seigneur, ce que je suis.
Le jour de Noël j'ai livré au Seigneur Jésus enfant, la dernière chose qui restait de ma volonté. Je lui ai
livré jusqu'à mes plus petits désirs… Que me reste-t-il?… Rien. Pas même le désir de mourir. Je ne suis
plus qu'une chose possédée par Dieu. Mais Seigneur, quelle pauvre chose Tu possèdes!
Pauvre Frère Raphaël…, tu es venu à la Trappe pour souffrir… De quoi te plains-tu?… Je ne me
plains pas, Seigneur, mais je souffre sans vertu. Quelques petites larmes dans la solitude le jour de Noël…
Toi, Seigneur, qui sais tout et vois tout…, Tu pardonnes tout aussi.
Emplis mon cœur, Seigneur…. Emplis-le de ce que les hommes ne peuvent pas me donner.
Mon âme rêve d'amours, d'affections pures et sincères. Je suis un homme fait pour aimer, mais pas les
créatures, mais Toi, mon Dieu, et elles en Toi… Je ne veux aimer que Toi, Toi seul ne déçois pas. En Toi
seul se verra réalisé mon idéal.
J'ai quitté mon foyer… J'ai brisé mon cœur en mille morceaux… J'ai vidé mon âme des désirs du
monde… J'ai embrassé ta Croix. Qu'attends-Tu, Seigneur? Si ce que Tu désires, c'est ma solitude, mes
souffrances et ma désolation…, prends tout, Seigneur, je ne te demande rien.
26-12-1937

Une heure de prière sans penser une fois à Dieu. Je m'en suis à peine rendu compte, le temps a passé.
L'horloge a sonné cinq heures et voilà une heure déjà que j'étais à genoux… Et la prière? Je ne sais pas…
je ne l'ai pas faite. J'ai passé mon temps à penser à moi, à mes souffrances personnelles, aux souvenirs du
monde. Et Jésus? Et Marie? Rien… Juste de l'égoïsme, pas beaucoup de foi et beaucoup d'orgueil… Je me
crois tellement important! Je me considère tellement!
Pauvre petit! Grain de poussière insignifiant aux yeux de Dieu. Si tu ne sais pas tirer du fruit de la
prière, apprend du moins à t'humilier devant Lui, et ainsi, tu le feras mieux ensuite devant les hommes.
Seigneur, prenez pitié de moi… Je souffre, oui…, mais j'aimerais que ma souffrance ne fût pas si
égoïste. J'aimerais, Seigneur, souffrir pour tes douleurs de la Croix, pour les oublis des hommes, pour les
péchés, les miens et ceux des autres…, pour tout, mon Dieu, sauf pour moi… Qu'est-ce que je vaux dans
la création? Qu'est-ce que je suis devant Toi?… Que représente ma vie cachée dans l'infinie éternité?… Si
je m'oubliais moi-même, je serais meilleur, Seigneur.
Je n'ai qu'un amour propre raffiné, et, je le répète, beaucoup d'égoïsme.
Je tâcherai de me corriger, avec l'aide de Marie. Je prendrai la résolution, à chaque fois qu'un souvenir
du monde viendra me troubler, de venir à Toi, Vierge Marie et de te dire un Salve pour tous ceux qui
t'offensent dans le monde.
Au lieu de méditer sur mes souffrances,… méditer dans la reconnaissance, d'aimer Dieu dans mes
propres misères.
Je persévérerai dans la prière, même si je perds mon temps.
29-12-1937

Je me rends compte peu à peu que la vertu la plus pratique pour posséder la paix dans la vie de
communauté, c'est l'humilité.
L'humilité devant Dieu, nous aide à avoir confiance, car l'humilité est connaissance de soi, et qui, se
connaissant, peut-il espérer quelque chose de soi?… Il serait fou de ne pas tout espérer de Dieu.

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

L'humilité remplit de paix nos relations avec les hommes. Avec elle il n'y a pas de discussion, il n'y a
pas de jalousie, il n'y a pas d'offense possible… Qui peut offenser ce qui est proprement le néant?
Je demande avec insistance à Marie, qu'elle m'apprenne ce dont elle fut maîtresse… humble devant
Dieu et devant les hommes.
"Fiat"
31-12-1937

[1 janvier 1938]
Dans la prière de ce matin j'ai fait un vœu. J'ai fait le vœu d'aimer toujours Jésus.
Je me suis rendu compte de ma vocation. Je ne suis pas religieux…, je ne suis pas laïc…, je ne suis
rien… Dieu soit béni, je ne suis rien qu'une âme amoureuse du Christ. Il ne veut que mon amour, et le
veut détaché de tout et de tous.
Vierge Marie aide-moi à réaliser mon vœu.
Aimer Jésus, en tout, pour tout et toujours… Rien que l'amour. Amour humble, généreux, détaché,
mortifié, en silence… Que ma vie ne soit qu'un acte d'amour.
Je vois bien que la volonté de Dieu est que je ne fasse pas les vœux religieux, ni suivre en tout la Règle
de Saint Benoît. Puis-je vouloir ce que Dieu ne veut pas?
Jésus m'envoie une maladie incurable; c'est sa volonté que j'humilie mon orgueil devant les misères de
ma chair. Dieu m'envoie la maladie; ne dois-je pas aimer tout ce que Jésus peut m'envoyer?
J'embrasse avec une immense affection la main bénie de Dieu qui donne la santé quand Il veut, et
l'enlève quand cela lui plaît.
Job disait que puisque nous recevons avec joie les biens de Dieu, pourquoi ne devrions-nous pas
recevoir ainsi les maux? Mais est-ce que tout cela m'empêcherait de l'aimer?… Non… je dois le faire à la
folie.
Vie d'amour, voilà ma règle…, mon vœu… Voilà mon unique raison de vivre.
1938 commence. Qu'est-ce que Dieu m'y prépare? Je ne sais pas… Peut-être que ça m'est égal… Mis à
part l'offenser, tout m'est égal… Je suis à Dieu, qu'Il fasse de moi ce qu'il voudra. Je lui offre aujourd'hui
une nouvelle année, où je veux qu'il ne règne qu'une vie de sacrifice, d'abnégation, de détachement et
guidée seulement par l'amour pour Jésus…, par un amour très grand et très pur.
J'aimerais, mon Seigneur, t'aimer comme personne. J'aimerais passer toute cette vie en ne touchant le
sol qu'avec les pieds. Sans m'arrêter à regarder une si grande misère, sans m'arrêter à aucune créature. Le
cœur embrasé d'amour divin et alimenté par l'espérance.
J'aimerais, Seigneur, ne regarder que le ciel, où Tu m'attends, où est Marie, où sont les saints et les
anges, qui te bénissent pour une éternité, et qui n'ont passé dans le monde qu'en aimant ta loi et en
observant tes divins préceptes.
Ah, Seigneur, combien j'aimerais t'aimer! Aide-moi, Mère Marie!
Je dois aimer la solitude, puisque Dieu m'y met.
Je dois obéir aveuglément, puisque Dieu est celui qui ordonne.
Je dois mortifier continuellement mes sens.
Je dois avoir de la patience dans la vie de communauté.
Je dois m'exercer à l'humilité.
Je dois tout faire pour Dieu et pour Marie.

6 janvier.
Ce matin, j'ai eu beaucoup de paix et de consolation à la sainte communion. J'ai passé un long moment
dans le recueillement; j'ai clairement vu que Jésus seul peut combler mon âme et ma vie.
J'aurais voulu offrir quelque chose à l'Enfant Jésus…, quelque chose que je n'ai pas. J'aurais voulu
mourir en sa présence, en oubliant tout, et en ne faisant que l'aimer… Comme Dieu est bon!
Il ne s'était pas passé trois quarts d'heure, que je ne sais pas, je n'arrive pas à l'expliquer, une très grande
angoisse a rempli mon esprit. Mon âme a fondu en larmes dans la chapelle du noviciat. Seigneur, je suis un
pauvre homme!
Je me suis vu si seul…! Et ma ferveur?… Et mon désir de Dieu et mon mépris du monde, où étaient-
ils passés?… Pourquoi m'abandonnes-Tu, Seigneur?… Que vais-je faire sans Toi? J'ai honte de moi-
même, quand je me vois si faible.

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

En faisant l'examen, le soir, j'ai compris beaucoup de choses, que je n'arrive pas à écrire. Dieu est très
bon avec moi.
Une de mes plus grandes fautes, c'est l'impatience et parfois un Frère, sans s'en rendre compte, met
mes nerfs dans un tel état, surtout avec certains bruits, que je me mettrais à crier si je me laissais emporter.
Mais je suis venu à la Trappe pour me mortifier et pour souffrir ce que le Seigneur veut m'envoyer.
La plus grande pénitence est la vie en commun.
Notre-Dame, Reine du Ciel, concédez-moi la grâce d'être doux. Ainsi soit-il.
Une de mes plus grandes hontes, c'est de voir que j'ai embrassé la Croix de Jésus et que je ne l'aime pas
comme je le voudrais.

[7 janvier 1938]
Mon Dieu…, mon Dieu…, apprends-moi à aimer ta Croix. Apprends-moi à aimer la solitude absolue
loin de tout et de tous. Je comprends bien, Seigneur, que c'est comme cela que Tu me veux, que c'est la seule
manière dont Tu puisses courber vers Toi ce cœur tellement rempli de monde et si occupé de vanités.
C'est comme cela, dans la solitude où Tu me mets, que Tu m'apprendras la vanité de tout, que Tu parleras
Toi seul à mon cœur et que mon âme se réjouira en Toi.
Mais je souffre beaucoup Seigneur…, quand la tentation presse et que Tu te caches…, quel poids
prennent mes angoisses!…
Tu demandes le silence!… Seigneur, je t'offre le silence.
Vie cachée!… Seigneur, que la Trappe soit ma cachette.
Sacrifice!… Seigneur, qu'est-ce que je peux te dire? j'ai tout donné pour Toi.
Renoncement!… Ma volonté est tienne, Seigneur.
Que voulez-vous de moi, Seigneur?4
Amour!! Ah! Seigneur, voilà ce que j'aimerais posséder à ras bord.
J'aimerais, Seigneur, t'aimer comme personne… J'aimerais, mon Jésus, mourir embrasé d'amour et de
désir envers Toi. Qu'est-ce que cela peut faire que ma solitude parmi les hommes? Jésus béni, plus je
souffrirai…, plus je t'aimerai. Je serai d'autant plus heureux, que ma douleur sera plus grande. Ma
consolation sera d'autant plus grande, que j'en manquerai. Plus je serai seul, plus grande sera ton aide.
Je serai tout ce que Tu voudras.
J'aimerais que ma vie soit un seul acte d'amour…, un soupir prolongé de désir envers Toi.
J'aimerais que ma pauvre vie de malade soit une flamme où se consumeraient par amour…, tous les
sacrifices, toutes les douleurs, tous les renoncements, toutes les solitudes.
J'aimerais que ta vie soit ma seule Règle.
Que ton "amour eucharistique" soit mon unique nourriture.
Ton évangile, ma seule étude.
Ton amour, mon unique raison de vivre.
J'aimerais arrêter de vivre, si je devais vivre sans t'aimer.
J'aimerais mourir d'amour, puisque je ne puis ne vivre que d'amour.
J'aimerais, Seigneur,… devenir fou… Cela m'angoisse de vivre ainsi.
Quelle douleur que de vouloir t'aimer et de ne le pouvoir pas! Quelle tristesse que de traîner sur le sol
du monde la matière qui est la prison de l'âme qui ne soupire qu'après Toi… Ah! Seigneur, vivre ou
mourir, comme Tu voudras…, mais par amour.
Je ne sais même pas ce que je dis, ni ce que je veux… Je ne sais même pas si je souffre, ni si je suis
heureux…, je ne sais même pas je ce que je veux ni ce que je fais.
Protège-moi, Vierge Marie… Sois ma lumière dans les ténèbres qui m'entourent. Guide-moi dans ce
chemin où je vais seul, guidé seulement par mon désir d'aimer ton Fils avec tendresse.
Ne m'abandonne pas, ma Mère. Je sais bien que je ne suis rien et que je ne vaux rien… Misère et
péchés, voilà la seule chose, et la meilleure, que je puisse avancer pour que Tu écoutes ma prière.
Notre-Dame, je suis venu à la Trappe, en quittant les hommes, et je me retrouve avec les hommes.
Aide-moi à suivre les conseils de l'Imitation de Jésus, qui me dit qu'il ne faut rien chercher dans les
créatures et que je dois me réfugier dans le Cœur du Christ5.
Je ne veux rien qui ne soit Dieu… Hors de Lui tout est vanité.
31-1-38

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

San Isidro, 5 février 1938.


Les jours passent avec rapidité, et je passe avec eux. La feuille blanche devant moi et la plume à la
main, je ne sais pas quoi faire… Mon âme renferme tellement de choses que si j'écrivais tout ce que je
sens, je ne m'arrêterais jamais.
Dieu, dans son infinie bonté, sans avoir besoin de paroles humaines, m'enseigne petit à petit la seule
science que je sois venu apprendre ici à la Trappe…, le mépris du monde et la pratique de son amour. Et
j'apprends peu à peu au prix de beaucoup de souffrances.
Je commence à m'habituer à rester enfermé dans le monastère. Voilà deux mois passés sans jouir d'un
peu d'air et de soleil… Ah! Seigneur, comme c'est dur pour moi… moi qui trouvais joie dans le monde, à
chanter dans la campagne tes merveilles et tes grandeurs…, dont le plus grand plaisir était d'ouvrir grand
les yeux pour contempler la mer…, dont l'âme s'extasiait devant un ciel semé d'étoiles, et dont l'âme te
bénissait en écoutant le silence de la terre lors d'un doux et tranquille coucher de soleil.
Tout est fini pour moi… Le ciel, le soleil et les fleurs. La part humaine en moi, encore grande, pleure,
Seigneur, la liberté perdue. Mais Toi, Tu viens et me consoles… Que ne ferais-Tu pas pour moi, Jésus
béni?
Hier, à l'heure du travail, un splendide ciel bleu entourait le monastère… Un clair jour d'hiver régnait
dans ces champs de Castille. L'obéissance m'a envoyé envelopper du chocolat à l'usine. J'avais une tristesse
bien grande à l'intérieur de moi… J'ai serré mon crucifix et me suis disposé à remplir le devoir
d'obéissance, et Toi, Seigneur, Tu m'as fait réfléchir. Quelle meilleure fleur que la pénitence?… J'avais
envie de pleurer, mais en communauté on ne peut pas.
Je suis venu pour faire pénitence…, de quoi te plains-tu, mon frère? Si tu savais que chaque larme que
tu verses par amour pour moi dans la pénitence du cloître, est un présent qui fait chanter de joie tous les
anges du ciel.
J'avais l'impression que Dieu me disait, courage, Raphaël…, tout passe… et, Jésus béni, la tristesse
m'abandonnait… Je n'avais plus que faire de la beauté du jour, ni de rien sur la terre… Je savais que Dieu
me venait en aide, et que Dieu me bénissait, et dans mon pauvre travail consistant à envelopper du
chocolat, je n'avais rien à envier à personne du ciel ou de la terre, puisque je pensais que si les saints
pouvaient descendre un moment sur la terre, ce serait pour, depuis ici-bas, augmenter la gloire de Dieu,
quand bien même ce ne serait que par un Ave Maria, à genoux, en silence…, ou qui sait, en enveloppant
des pastilles de chocolat.
Comme Tu es bon, Seigneur! Comme Tu m'aimes! Petit à petit je parviens à comprendre la vanité de
toute chose.
Quand, après Vêpres, je me suis agenouillé au pied de ton Tabernacle, j'ai vu que le jour était passé, et
avec lui, le ciel bleu, le soleil qui brille, mes peines et mes joies… Tout est passé et rien ne reste.
Comme je comprends la vanité qu'il y a à aimer le périssable. Seul ce que j'ai souffert pour ton amour à
la fin du jour, me servira à quelque chose… Tout le reste n'est que du temps perdu, et ah! Seigneur, c'est
alors que nous pleurerons de ne pas avoir fait pénitence; alors nous bénirons les pastilles enveloppées dans
l'obscurité de la chocolaterie…
Comme Tu es bon, Seigneur! Tu es doux quand Tu consoles…, mais ton véritable amour, Tu nous le
montres dans les épreuves et les tribulations.
Je ne demande pas le repos sur la terre, Seigneur. Je veux accomplir ta volonté jusqu'à la fin…
Apprends-moi comme jusqu'à maintenant Tu es en train de le faire…, dans la solitude et la désolation,
dans la foi pure…, dans l'abîme de mon néant, et… entre les bras de la Croix.
De quoi ai-je besoin pour être heureux? De rien, puisque je ne désire rien.
Tu sais bien, Seigneur, ne fais pas attention à mes larmes, ne t'arrête pas parfois à la grande défaillance
de ma réponse à ton amour… Tu sais bien ce que je suis et comment je suis.
Je n'ose pas te demander souffrances et Croix, parce que cela me paraîtrait une orgueilleuse
présomption, pour mon énorme faiblesse…, mais si Tu me les envoies, bénies soient-elles.
Je bénis ta main, Seigneur, et il me vient une joie énorme à me voir pauvre, inutile, malade…, et parfois
j'ai peur…, j'ai encore des gens qui m'aiment, et j'ai un lit…, et Saint Job te bénissait depuis un tas de
fumier, tandis qu'il grattait ses ulcères avec un tesson… De quoi puis-je me plaindre?… Ah! Seigneur, je
suis encore quelque chose et j'ai encore quelque chose.
Je m'abandonne entre tes mains et aux pieds de la Très Sainte Vierge Marie…
A quoi cela me sert-il de continuer à écrire? cela aussi me semble vanité.
Que Jésus et Marie me pardonnent. Ainsi soit-il.

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

12 février 1938.
J'ai souvent pensé que la plus grande consolation consiste à n'en avoir aucune; je l'ai pensé et j'en ai fait
l'expérience.
Si la consolation nous vient des créatures, revenir à la désolation devient dur et pénible. Et si la
consolation vient de Dieu…, comment est-ce possible ensuite de vivre parmi tant de misère! En quelle
pente abrupte la vie se change-t-elle! Quelle souffrance laisse la fréquentation des hommes! Quel pénible
souci que de devoir s'occuper de ce misérable corps, et de devoir se nourrir, dormir et souffrir mille
faiblesses de la chair!
J'ai parfois senti dans mon cœur de petits battements d'amour pour Dieu… Désir impatient de Lui et
mépris du monde et de moi-même.
J'ai parfois ressenti la consolation énorme et immense de me voir seul et abandonné entre les bras de
Dieu. Solitude avec Dieu… Personne ne peut savoir ce que c'est à moins d'en avoir fait l'expérience, et je
suis incapable de l'expliquer. Mais je sais juste que c'est une consolation dont on ne fait l'expérience que
dans la souffrance…, et c'est dans la souffrance solitaire… et avec Dieu, que réside la joie véritable.
Cela consiste à ne rien désirer que souffrir. C'est un désir très grand de vivre et mourir ignoré des
hommes et du monde entier… C'est un grand désir de tout ce qui est volonté de Dieu… Cela consiste à
ne rien vouloir hors de Lui… C'est vouloir et ne pas vouloir… Je ne sais pas, je n'arrive pas à
m'expliquer… Dieu seul me comprend, mais bien que je n'en sache pas la cause, j'en sais les effets.
Tout est en train de changer dans mon âme. Ce qui auparavant me faisait souffrir…, maintenant m'est
indifférent; à l'inverse, je découvre peu à peu des recoins de mon cœur qui restaient cachés, et qui
maintenant viennent au jour.
Premièrement, ce qui auparavant m'humiliait, maintenant me fait presque rire. Ma situation d'Oblat au
sein du monastère m'est désormais complètement égale… Parfois je considère la coule avec envie, mais je
serais très content si l'on me donnait la chape d'Oblat et m'enlevait celle de Novice. Je vois bien que la
dernière place est la meilleure de toutes; je suis content de n'être rien ni personne, je suis ravi de ma
maladie qui me donne l'occasion de souffrir physiquement et moralement. Mais la condition générale, c'est
de ne pas m'occuper de moi, être indifférent à tout, la chape, la coule…, et quant à la place, je vois bien
que c'est la chose qui compte le moins…
Ma maladie… Qu'est-ce que cela peut faire que je mange seul ou avec quelqu'un, des lentilles ou des
patates, que j'aie faim ou soif, que je vive à droite ou à gauche?
Tout m'est égal. Je veux seulement aimer Dieu et accomplir sa volonté… Qu'y a-t-il hors de cela?
Vanité…, de l'air, un homme aux désirs puérils.
Auparavant je souffrais de me voir seul. Solitude béni, Seigneur, où Tu me mets… Je veux qu'aucune
créature ne me parle. Que peuvent-elles me dire que Toi depuis ta Croix, Tu ne m'enseignes?
Quand j'ai un doute, ou quelque chose dont je ne suis pas sûr, quand une tentation me presse ou que je
me laisse aller à une faiblesse, je fais un acte d'humilité au pied de ta Croix, et en baisant ton divin sang qui
coule des plaies, de tes pieds sur le bois…, te demander protection, aide et conseil…, ce que Tu m'inspires
en cet instant, c'est cela que je fais.
Solitude bénie où Toi seul recueilles mes peines. Où Toi seul reçois mes larmes, et pour qui seul [sic] sont
mes ferveurs, mes désirs impatients de ton amour, mes désirs de souffrir un petit morceau de ta Croix.
Je ne me plains plus de rien, Seigneur… Je veux seulement faire ta volonté et je crois, Seigneur, dans
l'obéissance humble, l'accomplir.
Je ne prétends que vivre une vie très simple, sans choses extraordinaires…, mon amour pour Toi bien
caché des hommes…
Vivre ma vie de malade à la Trappe, le sourire aux lèvres… Faire ce qu'on me demande avec simplicité.
Obéir avec promptitude…, et dissimuler à tous le petit volcan de mon cœur, qui aimerait mourir en
embrassant la Croix de Jésus…, mes désirs parfois de pénitences que je ne peux pas réaliser…
J'aimerais dormir dans les escaliers… J'aimerais manger sous la table du Père Abbé. J'aimerais être
habillé d'un sac et d'une corde… J'aimerais, Seigneur, rester muet pour Toi pour toute ma vie… Et
j'aimerais parfois faire le fou et me mettre à pousser des cris dans les cloîtres du monastère…, et me
traîner aux pieds de tous les religieux… Je ne sais pas, Seigneur, ce que je ferais si on me laissait faire..,
peut-être rien du tout.
Ah! Qui pense aux blanches coules…, quand je vois mon Jésus nu sur une Croix?… Qui pense être
méprisé des hommes, quand je vois mon Jésus oublié par ses amis et méprisé et outragé dans la rue de
l'amertume?…

7
X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Qui pense à agir avec prudence, quand on voit Jésus muni d'une cape et d'un sceptre de fou…?
Seigneur, Seigneur, j'aimerais être ce fou…, et entendre les rires et les ricanements que Tu as reçus…
J'aimerais, Seigneur, être ce fou… Je ne sais plus ce que je dis…, pauvre Oblat trappiste, dont Tu veux
que la vie s'écoule dans le silence, l'obscurité…, la simplicité… Seigneur, que ta volonté soit faite.
Mais ne tarde pas, Seigneur…! Vois quelle impatience a ton serviteur Raphaël d'être avec Toi…, de
voir Marie, ta Très Sainte Mère…, de chanter tes louanges avec les saints et les anges… Ah! Seigneur,
quand n'aurai-je plus besoin de manger…, de dormir…, et de parler à tout le monde?
Quelle profession vais-je faire le jour de ma mort!… Des vœux éternels d'amour!… pour toujours…,
toujours… Qui penserait à la terre, et aux hommes? Tout est périssable, petit et corruptible…, Dieu
seul… Tout le reste est vanité… Dieu seul… Le temps et l'homme passent… Dieu seul.
Dieu seul… Dieu seul… Dieu seul… soit ma vie et Marie ma bonne Mère puisse-t-elle m'aider à
cheminer dans cette vallée de misères. Ainsi soit-il.

[L'entrée dans la souffrance]

Dimanche de la Septuagésime – 13 février 1938


Jésus béni, comment t'exprimer, oh Seigneur!, la grande tendresse que ressent mon âme devant la
douceur de ton amour?
Qu'ai-je fait, mon Dieu, pour que Tu me traites ainsi? Mon âme n'est pas plutôt inondée d'amertume
profonde, qu'elle s'emplit d'une joie exultante, lorsque je pense à Toi et à ce que Tu me promets à la fin de
la journée6.
Qu'ai-je fait, Seigneur? Aujourd'hui à la sainte communion j'ai ressenti la consolation de me voir tout
proche de Toi, quand il me semble que tout m'abandonne. J'ai voulu, Seigneur, graver dans ton Cœur ces
paroles que je dis tous les jours: "ne permets pas, Seigneur, que je sois séparé de Toi".
Serré contre ta Croix, je suis entré au Chapitre… Au pied de ta Croix, j'ai pris la nourriture dont a
besoin ma pauvre nature… Au pied de ta Croix ensanglantée, je trouve la consolation d'écrire ces lignes…
"Ne permets pas que je sois séparé de Toi".
Puissé-je être toujours, Seigneur, à l'ombre du rude bois. Puissé-je y installer, là, à tes pieds, ma cellule,
mon lit… Puissé-je, Seigneur, y avoir mes délices, mes réconforts dans la souffrance… Puissé-je arroser de
mes larmes le sol du Calvaire… Là au pied de la Croix, puissé-je faire ma prière, mes examens de
conscience…
"Ne permets pas, Seigneur, que je sois séparé de Toi".
Quelle joie que de pouvoir vivre au pied de la Croix. J'y rencontre Marie, Saint Jean et tous ceux qui
t'aiment. Là, point de douleur, car en voyant la tienne, Seigneur, qui ose souffrir?
Là on oublie tout, il n'y a aucun désir d'être heureux, personne ne pense à ses peines… En voyant tes
plaies, Seigneur, une seule pensée occupe l'âme… L'Amour…, oui, l'amour pour essuyer ta sueur; l'amour
pour adoucir tes blessures; l'amour pour alléger une douleur si immense.
Ne permets pas, Seigneur, que de Toi je sois séparé.
Laisse-moi vivre au pied de ta Croix sans penser à moi, sans rien vouloir ni désirer, que contempler,
fou à lier, le divin sang qui inonde la terre…
Laisse-moi, Seigneur, pleurer, mais pleurer de voir le peu que je peux faire pour Toi, tout ce en quoi je
t'ai offensé en étant loin de ta Croix… Laisse-moi pleurer l'oubli où te laissent les hommes, même les
bons…
Laisse-moi, Seigneur, vivre au pied de ta Croix…, le jour, la nuit, dans le travail, dans le repos, dans la
prière, dans l'étude, en mangeant, en dormant…, toujours… toujours…
Comme le monde me paraît loin, quand je pense à la Croix. Comme le jour me paraît court quand je le
passe avec Jésus au Calvaire. Comme est douce et tranquille la souffrance subie en compagnie de Jésus
crucifié.
Voici bien peu de temps que j'ai connu la douceur des chemins du Christ, mais c'est dans la Croix que
j'ai toujours trouvé la consolation. C'est dans la Croix que j'ai appris le peu que je sais. C'est dans la Croix
que j'ai toujours fait ma prière et mes méditations… En réalité je ne connais pas de meilleur lieu, ni ne
parviens à en trouver un autre…, donc restons tranquille.

8
X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

C'est pourquoi, Seigneur, quand je vois la divine école de ta Croix; quand je vois que c'est uniquement
au Calvaire, en compagnie de Marie, que je puis apprendre à être meilleur, à t'aimer, à m'oublier et me
mépriser, "ne permets pas que je sois séparé de Toi".
Comme Dieu est bon avec moi. Voilà une chose que je ne sais pas exprimer. Il me sort du monde de
force. Il m'envoie une croix et me fait approcher de la sienne…, et ainsi, juste attendre; attendre avec foi,
avec amour; attendre en embrassant sa Croix.
Ah! la folie de la Croix, qui pourrait l'arrêter! Ah! si le monde savait le trésor de la Croix, comme les
hommes changeraient.
Ah! si Dieu permettait que je ne l'offense point! et je le fais toujours lorsque je m'éloigne de sa Croix…,
comme je serais heureux alors.
C'est pourquoi, Seigneur, accroché à elle de toutes mes forces, joignant mes larmes à ton sang et
poussant des gémissements et des plaintes…, pris du désir de devenir fou…, fou à cause de ta très sainte
Croix…, écoute-moi, oh Seigneur! exauce-moi et ne méprise pas mes prières… Lave de l'eau de ton côté
mes énormes péchés, mes fautes, mes ingratitudes; emplis mon cœur de ton sang divin et apaise mon âme
qui ne cesse de crier: "laisse-moi, Seigneur, vivre auprès de ta Croix, et ne permets pas que j'en sois
séparé".
Vierge Marie, Mère des Douleurs! Quand Tu verras ton Fils ensanglanté au Calvaire, laisse-moi
humblement recueillir ton immense douleur, et laisse-moi, bien que j'en sois indigne, essuyer tes larmes.

18 février 1938.
Par chance… oh Seigneur!, ce n'est pas seulement mon esprit qui souffre. Avant de venir à la Trappe,
je ne savais pas ce que c'était que de pleurer de faim. Ma maladie est une mine inépuisable de souffrances
physiques et morales… Bénie soit ta main, ô bon Jésus…, je la baise et l'adore, aussi bien quand Tu me
fouettes avec elle, que quand Tu me caresses… Bénie soit ta volonté…
Des larmes de faim…, qui m'aurait dit que j'en verserais? Et, pourtant, c'est la réalité. Comme je
souffre, oh Seigneur! Tu le sais bien… Combien de fois suis-je sorti du Réfectoire les yeux humides, et ai-
je déposé ma pénitence au pied de ta Croix bénie…, cette faim que produit ma maladie, et dont je peux
dire qu'ici à la Trappe il y a bien peu d'instants où elle se voie comblée.
Je me souviens de mon premier Carême passé quand j'étais novice7. Quelle joie j'avais à jeûner au sein
de la communauté. Où était ma pénitence?… Où était le pain de larmes, celui qui est agréable à Jésus?
Je n'avais alors qu'une vaine satisfaction à voir la pauvreté de ma nourriture… Peut-être un jour me
souviendrai-je de ce que j'ai laissé…, mais jamais je n'ai eu faim comme maintenant, où ma vie est et sera
un Carême continuel…, au sein de ma solitude dans l'infirmerie.
Quand après manger je me lève de table et comme un homme charnel, misérable et matériel, je vais
pleurer les souffrances de ma maladie au pied du Tabernacle…, ah! si j'étais un ange, je ne pleurerais pas
mais je suis un homme…, et un homme comme il n'y en a pas beaucoup, Dieu le sait.
Seigneur, aide-moi…, sois attentif à moi dans la tentation; ne m'abandonne pas, Seigneur, car seul, que
pourrai-je faire?… Où irai-je avec ma souffrance? Qui sera attentif à mes plaintes?…
Je souffre, Seigneur, Tu le sais bien… Jusqu'à quand prolongeras-Tu cette vie qui est la mienne, qui
t'est inutile, à Toi et à tous, puisque même si dans mes moments de générosité j'aimerais souffrir pour le
monde entier, et je m'offre à Toi, pour ce que Tu voudras…, les moments où je pense ainsi sont si peu
nombreux…, la sensualité de ma chair est si grande, et si grande la faiblesse de mon esprit, que Tu vois
bien, Seigneur… combien de fois je défaille.
Je ne suis rien, et ne vaux rien… Que peut-on espérer de la boue, de l'argile misérable,… faible et
malade?
Seigneur…, Seigneur, ne tarde pas… Aide-moi; regarde, mes pieds trébuchent si je me vois seul…
Regarde, je ne sais pas jusqu'où j'arriverai et j'aimerais, Seigneur, arriver à la fin, mais quand je vois mes
pieds ensanglantés, et avec tellement de douleur… Y résisterai-je?… Ne m'abandonne pas, bon Jésus…
Prends-moi sous ta protection, Vierge Marie.
Je ne sais pas pourquoi j'écris tout cela!… Je ne sais pas pourquoi! Qui va lire mes faiblesses et mes
misères?… Je ne sais pas, et ça m'est égal, mais c'est une consolation pour moi, vu que je ne communique
avec personne, que de remplir des pages et des pages et écrire comme si j'écrivais à Jésus lui-même…
Peut-être cela me servira-t-il de prière et m'écoutera-t-Il.
Douce solitude, qui permet à l'âme de s'attacher à Jésus et ne chercher que Lui.

9
X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Douce pénitence ignorée des hommes, et qui fait pleurer en silence sans que personne ne s'en
aperçoive que Jésus.
Heureux suis-je, mille fois heureux, quand au pied de la Croix du Christ, je lui raconte mes peines, à
Lui et seulement à Lui, je lui offre mes joies profondes de me voir aimé de Lui, je lui livre d'autres fois
mon âme qui peine et souffre de se voir si seule dans la tribulation, j'arrose le pied du bois des larmes de
ma pénitence…, et je chante et je pleure, et… je ne sais que lui demander l'amour…, l'amour pour
attendre…, l'amour pour souffrir, l'amour pour être heureux…, et il y a des moments où rien au monde
ne m'intéresse plus, ni les hommes, ni les bêtes, ni les ténèbres, ni le soleil…
Il y a des moments où j'oublie jusqu'à la faim… J'aimerais mourir en embrassant la Croix de Jésus, en
baisant ses plaies, en me noyant dans son sang divin, dans l'oubli de tous et de tout.
Heureux suis-je, mille fois heureux, bien que dans ma faiblesse je me plaigne quelquefois.
Je ne désire rien, je ne veux rien, seulement remplir doucement et humblement la volonté de Dieu.
Mourir un jour en embrassant sa Croix et monter jusqu'à Lui dans les bras de la Très Sainte Vierge Marie.
Ainsi soit-il.

23 février 1938.
Seigneur Jésus! C'est Toi seul qui me consoles dans cet exil parmi les hommes; c'est en Toi seul que
mon âme trouve le repos; c'est Toi seul qui m'instruis et me guides. Sois aussi, Seigneur, le soutien et l'appui
dans mes faiblesses et mes tentations.
Que suis-je venu chercher ici? Les hommes, peut-être? Non, mon Dieu…, non… C'est Toi seul et ta
Croix que je désire… Mais (il y a toujours un "mais"), je suis aussi un homme, sujet au changement et au
cœur vain et capricieux… Moi, Seigneur, je suis venu Te chercher, Toi…, mais je dois vivre parmi les créatures,
quelle grande croix!… alors que c'est Toi que je désire, c'est après Toi que je soupire…, je dois vivre
encore parmi les hommes… Je dois voir à chaque pas, sur la terre, une misère, une faiblesse, une
douleur… Combien vivre sur la terre devient difficile, Seigneur!
Il y eut un temps où j'ai cherché l'homme… J'ai cherché sa consolation… J'ai cherché Dieu dans la
créature… Vaine illusion… Quelle souffrance j'en ai tirée.
Je n'espère plus rien des hommes… Que peuvent-ils me donner? … Toi seul, Seigneur, tu es mon
unique espérance.
Où sont ceux qui t'aiment, mon Dieu? Je suis venu au monastère sous le coup d'une illusion. La réalité
m'a ouvert les yeux… Dans mes luttes, Seigneur, Tu m'as soutenu… (je n'ai pas encore fini de lutter…)
Dans la désillusion de ma vie, j'aurais pu prendre un autre chemin, le monde, mais la miséricorde de Dieu
m'a soutenu et me soutient… Et quelle merveilleuse œuvre de Jésus! Mon âme se dilate et exulte quand
elle voit qu'elle a perdu ses illusions, et s'extasie de voir que Dieu seul peut combler ma vie.
Seul à la Trappe, détachant peu à peu mon cœur de tout, je vis ma solitude avec Dieu. Quel bonheur!…
mais combien de larmes il en coûte. Combien la tentation devient dure, parfois.
L'autre jour j'ai vu et entendu quelque chose qui m'a profondément troublé l'âme… Comment se peut-il,
Seigneur? Je suis homme et j'ai souffert… Evidemment!… Je ne savais plus quoi faire, pleurer, me cogner
la tête contre les murs… Je ne pouvais pas étudier, ni prier, ni penser à autre chose… Mon Dieu, mon
Dieu, où sont ceux qui t'aiment?… Comment peut-on vivre parmi les hommes?… Seigneur, prends pitié
de moi, je suis le plus misérable… Je ne sais pas…, c'est quelque chose qu'il faut avoir éprouvé pour
pouvoir le comprendre.
Dans mes va-et-vient précipités à travers le noviciat, sans savoir quoi faire…, j'ai regardé à travers la
fenêtre, contre mon habitude et mon règlement qui me l'interdit.
Le soleil commençait à poindre. Une grande paix régnait sur la nature… Tout commençait à
s'éveiller…, la terre, le ciel, les oiseaux… Tout, peu à peu, s'éveillait doucement au commandement de
Dieu… Tout obéissait à ses divines lois, sans plaintes, et sans soubresauts, doucement, calmement, la
lumière aussi bien que les ténèbres, le ciel bleu aussi bien que la terre dure couverte de la rosée de l'aube…
Comme Dieu est bon, pensai-je… La paix habite partout sauf dans le cœur humain.
Et doucement, tranquillement, Dieu m'a appris à moi aussi, par l'intermédiaire de cette aurore douce et
tranquille, à obéir...
Une très grande paix s'empara de mon âme… Je pensai que Dieu seul est bon; que tout est ordonné
par Lui… Que m'importe ce que disent ou font les hommes… Il ne doit y avoir pour moi qu'une seule
chose dans le monde…: Dieu. Dieu qui ordonne tout pour mon bien…

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Dieu, qui tous les matins fait se lever le soleil, qui fait fondre le givre, qui fait chanter les oiseaux et
change les nuages du ciel en mille suaves nuances…
Dieu qui m'offre un coin sur la terre pour prier; qui me donne un coin où pouvoir attendre ce que
j'attends… Dieu si bon avec moi, qui parle à mon cœur dans le silence, et m'apprend peu à peu, parfois
avec des larmes, toujours avec des croix, à le détacher des créatures, à ne chercher la perfection qu'en
Lui…, à me montrer Marie, et me dire: voici la seule créature parfaite… En Elle tu trouveras l'amour et la
charité que tu ne trouves pas chez les hommes.
De quoi te plains-tu, Frère Raphaël?
Aime-Moi, souffre avec Moi, c'est Moi, Jésus.
Ah! Vierge Marie…, voilà la grande miséricorde de Dieu… Voilà comme Dieu œuvre dans mon âme,
tantôt dans la désolation, tantôt dans la consolation, mais toujours pour m'apprendre que ce n'est qu'en
Lui seul que je dois mettre mon cœur, que ce n'est qu'en Lui seul que je dois vivre, que c'est Lui seul que je
dois aimer, désirer, espérer…, dans la foi pure, sans consolation ni secours d'humaine créature…
Quel bonheur, ma Mère… Combien dois-je en être reconnaissant à Dieu… Comme Jésus est bon!
Quand je cessai de regarder le ciel par la fenêtre du noviciat…, je pensai: le Seigneur fait d'un mal un
bien. Si quelqu'un m'avait vu, il aurait pensé…, un novice qui perd son temps.
Est-ce perdre son temps que d'adorer amoureusement Dieu?… La tentation a passé, le trouble, et avec
lui, j'ai arrêté de penser à ce que j'avais entendu, et après avoir fait un acte d'union à la volonté divine,
chose que je fais à chaque fois que je m'en souviens, je suis descendu à l'église pour entendre la sainte
messe, et de là, au pied du Tabernacle, j'ai élevé mon cœur vers Dieu et vers la Très Sainte Mère Marie, et
je le lui ai offert pour qu'Il continue à le purifier, et à en faire ce qu'Il voudra.
Comme la miséricorde de Dieu est grande! Comme je comprends ces paroles (je ne sais plus où elles se
trouvent) qui disent: "il l'a conduit dans la solitude, et là, a parlé à son cœur"8.
Toi seul, mon Dieu, Toi seul.
Plus je me suis approché des créatures, plus je me suis vu loin d'elles, et plus je suis loin de l'homme,
plus je suis proche de Dieu.

Béni soit le Seigneur. Chaque insinuation qu'Il me manifeste, après une tentation ou une épreuve,
procure grande paix à mon âme.
Une bonne pensée; un mot lu au hasard dans un livre…, une phrase de l'Evangile suffisent à dissiper
mes ténèbres et remplir mon âme de lumière… Béni soit Dieu…, mille et mille fois béni par son serviteur
Raphaël, qui ne sait pas comment le remercier pour une telle bienveillance, et voudrait seulement s'abîmer
dans son néant pour glorifier la grandeur du Seigneur.
Ma vie est une continuelle alternance de désolations et de consolations. Les premières sont tristesses et
peines, parfois très profondes…, des pensées qui me troublent, des tentations qui me font souffrir.
Les consolations sont la même chose, mais à l'envers…, joies intérieures inouïes, désirs de souffrir et
amour pour la Croix de Jésus, qui emplissent mon âme de paix et de tranquillité au milieu de ma solitude
et de mes douleurs, ce que je ne changerais pour rien au monde.
Voici un exemple récent.
L'autre jour, je voyais tout en noir; ma vie obscure et enfermée dans l'infirmerie, sans soleil, sans lumière,
sans rien pour l'aider à supporter la charge que Dieu m'a mise dessus… Maladie, silence, abandon…, je ne
sais pas, mon âme souffrait beaucoup; le souvenir du monde, la liberté…, m'accablaient… Mes pensées
étaient tristes, lugubres. Je me voyais sans amour pour Dieu, oublié des hommes, sans foi et sans lumière.
L'habit me pesait… J'avais froid et sommeil… Je ne sais pas, tout s'accumulait. L'obscurité de l'église
me rendait triste… Je regardais le Tabernacle, et il ne me disait rien. Je me voyais mort vivant…, je me
voyais enfermé dans le monastère, comme un mort dans un tombeau…, pire que dans un tombeau, puisqu'au
moins on y trouve le repos… Bref, voilà quelles étaient mes pensées l'autre jour avant de recevoir le
Seigneur à la communion.
L'idée d'être enterré vif m'obsédait, me rendait fou… le démon s'attachait à me faire souffrir avec le
souvenir du monde, de la lumière, de la liberté et m'insinuait la joie de vivre.
Les moines me semblaient des âmes en peine, qui eux aussi étaient morts vivants, qui souffraient
l'enfermement du tombeau…
Bon, je n'arrive pas à m'expliquer…, j'aurais aimé à cet instant mourir vraiment…, mais pour ne pas
souffrir… J'ai vu ensuite que c'était tentation.

11
X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

C'est l'âme dans cet état que je me suis approché pour recevoir le Seigneur. Je venais de me mettre à
genoux, avec le désir de demander à Jésus la tranquillité pour mon esprit, quand j'ai senti une ferveur très
grande, et un amour immense pour Jésus, et un oubli absolu de toutes mes pensées antérieures, en me
souvenant de quelques mots dont je crois que c'est Jésus qui me les inspira en cet instant, et qui me disaient:
"Je suis la Résurrection et la Vie"9.
A quoi bon exprimer combien mon âme fut consolée! Je pleurais presque de joie en me voyant aux
pieds de Jésus, enterré vif. Mes mains serraient le crucifix et mon cœur aurait voulu mourir, mais cette fois
par amour pour Jésus, par amour pour la vie véritable, pour la véritable liberté… J'aurais voulu mourir à
genoux en embrassant la Croix, en aimant la volonté de Dieu…, en aimant ma maladie, mon
enfermement, mon silence, mon obscurité, ma solitude. En aimant mes douleurs, qui, en un instant de
lumière…, et avec une étincelle d'amour de Dieu, sont si vite oubliées.
Comme tout me paraissait petit!…, le monde avec toutes ses créatures…, comme ma vie me semblait
insignifiante avec tant et tant d'attentions puériles… Comme les affaires humaines…, le monastère, me
paraissaient insignifiants, ses moines si petits… bref, comme tout disparaissait, devant l'immense bonté
d'un Dieu qui descend jusqu'à moi, pour me dire…: pourquoi souffres-tu?… Je suis le salut10… Je suis la
Vie… Que cherches-tu ici-bas?
Ah! bon Jésus…, si les hommes savaient ce que c'est que de t'aimer sur la Croix…! Si les hommes
soupçonnaient ce que c'est que de renoncer à tout pour Toi!
Quelle joie, vivre sans volonté.
Quel grand trésor que de n'être rien, ni personne…, le dernier… Quel grand trésor que la Croix de
Jésus, et comme l'on vit bien en l'embrassant; personne ne peut le soupçonner.
Fais de moi ce que Tu veux, bon Jésus… Envoie-moi la consolation quand j'en ai besoin, et ne te
préoccupe pas de mes désolations; en elles résident mon bonheur, mon amour, mes…, je ne sais plus ce
que je dis…, Seigneur, j'aimerais aimer ta Croix à la folie…, ne permets pas que d'elle je sois séparé.
Voilà ma vie d'Oblat Cistercien…, souffrir, souffrir, et aimer à la folie tout ce que Dieu voudra
m'envoyer dans son infinie bonté… C'est Lui qui fait tout, et s'Il m'envoie la consolation, c'est Lui aussi
qui m'envoie la douleur… Comment ne pas aimer celui qui fait tout pour notre salut?
Comment ne pas devenir fou de joie en voyant que c'est Dieu qui nous envoie la croix? Comment ne
pas adorer jusqu'à mourir cette croix bénie, qui est notre unique salut, résurrection et vie?
Je ne sais pas…, si je continue à écrire, je perds le fil. Je peux seulement dire que dans l'amour pour la
Croix du Christ, j'ai trouvé le vrai bonheur et je suis heureux, absolument heureux, comme personne ne
peut le soupçonner, quand j'embrasse la Croix ensanglantée et vois que Jésus m'aime, et que Marie aussi
m'aime, malgré mes misères, mes négligences, mes péchés. Mais je n'ai aucune importance…, Dieu seul.
26 février 1938.

Dimanche de la Quinquagésime11. Aujourd'hui, j'ai offert au Seigneur la seule chose qu'il me restait…
la vie. J'ai déposé à ses pieds, pour qu'Il l'accepte et l'emploie à ce qu'Il voudra et la prenne quand Il
voudra, et pour ce qu'Il voudra…: ma vie.
Quand j'ai abandonné ma maison, j'ai abandonné de ma propre initiative un certain nombre de soins
que requiert ma maladie, et je suis venu embrasser un état, dans lequel il est impossible de prendre soin
d'une maladie si délicate. Je savais parfaitement où j'allais.
Et pourtant… parfois, pauvre frère Raphaël ! sans t'en rendre compte, tu souffrais de te voir privé de
tant de choses nécessaires…, tu souffrais de te voir privé de la liberté de donner à la faiblesse de ta
maladie les remèdes qui ne te faisaient pas défaut, là-bas dans le monde.
Dès le début, tu as embrassé la Croix du Christ, mais à certains moments, tu défaillais.
D'autres fois, en voyant que tu écourtais consciemment ta vie ici à la Trappe, en voyant que par la volonté de
Dieu (et non des hommes), tu ressentais plus ici que dans le monde, où tout est à ton service, le poids de la
maladie incurable, tu souffrais encore.
D'autres fois, tu souffrais seulement de voir ta vie malade et à jamais sans nul soulagement.
Eh bien, tout cela est terminé.
Ce matin, j'ai offert au Seigneur ma vie. Elle ne m'appartient plus… Qu'Il en prenne soin s'Il veut,
pour moi, je n'ai plus l'intention de m'en préoccuper. M'en occuper, certes, parce qu'Il me la prête, mais…
c'est tout.

12
X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

S'Il le veut, Il m'enverra les remèdes nécessaires. S'Il ne veut pas, je serai tout aussi content sans eux. Je
ne me préoccuperai plus du tout de mon état de santé… Je prendrai ce que l'on me donnera, je ferai ce
que l'on me demandera, j'obéirai en tout.
Je traiterai mon corps comme si c'était celui d'un autre. Je ne chercherai que la volonté de Dieu.
J'aimerai ses désirs et en ferai mon unique loi. S'Il veut de moi une vie longue et pénible…, soit. S'Il veut la
prendre cette nuit…, soit. Aujourd'hui comme demain, comme dans mille ans, ma vie est à Lui, mon
corps est à Lui, ma santé, bonne ou mauvaise, est à Lui. Qu'Il soit le responsable de tout ce qui m'arrivera.
J'ai demandé à la Vierge Marie qu'elle intercède pour moi devant Jésus, pour qu'Il accepte mon
oblation. Quelle grande joie si Dieu l'acceptait! Quelle joie ce serait de mourir pour Jésus…, et qu'Il offre
ma vie au Père Eternel, en réparation des péchés du monde; des guerres, des peuples infidèles; pour les
prêtres; pour le Pape et pour l'Eglise!
Ca m'est égal de souffrir, si Jésus accepte mon oblation. Je lui ai déjà donné mon cœur…, je lui ai
donné ma volonté… Maintenant, je lui donne ma vie. Il ne me reste plus qu'à mourir quand Il le voudra.
Que sa volonté soit faite, et non la mienne.
Comme je suis content de ne plus rien posséder! De ne plus avoir à vérifier prudemment si telle chose
me fait du bien, ou telle autre du mal, la médication ou le régime, ou n'importe quoi d'autre… Je fais ce
que l'on me demande… et je ne m'occuperai de rien de plus.
Que le Seigneur prenne soin de ma maladie comme Il veut. Et moins Il m'enverra de soins, et plus Il me
plongera dans le besoin…, mieux ce sera.
Parfois, Seigneur, j'aimerais mourir dans l'indigence, abandonné de tous dans la rue ou dans un hôpital
public… Mourir de détresse, mais je crois que c'est une tentation… Je ne sais pas, je suis en tes mains et
me remets en celles de la Vierge Marie.
J'ai bien vu et vérifié que plus j'ai faim et plus mes genoux fléchissent, plus je suis fervent et proche de
Dieu.
Les larmes que je verse certains jours dans le Chœur, après la collation, m'aident beaucoup.
Dans ces moments-là, je souffre beaucoup physiquement et moralement, mais ensuite, je bénis Dieu
avec tendresse.
Vraiment, je ne suis que misère, pour autant que je regarde, au dedans comme au dehors. Quand arrive
la nuit et que je vois la fatigue de mon corps, la pauvre détresse de la matière, la petitesse et la misère de
mon corps et, encore, la puérilité et la futilité des raisons pour lesquelles mon esprit s'est troublé pendant
la journée, les insignifiants motifs que j'ai eus de souffrir, et la petitesse du monde entier, quand bien
même il m'écraserait… Quand je vois tout cela et que je mets à côté la Très Sainte Croix de Jésus… Qui ose
penser à soi et dire qu'il souffre?
Oh!… Egoïsme humain…, tu pleures pour une pomme, tu te chagrines des paroles d'un frère…, tu es
troublé au souvenir d'un jour ensoleillé dans le monde… et tu souffres de ce qui est vent et vanité.
Oh, misère de l'homme! Comme tu portes peu ton regard vers le Christ crucifié!… Combien peu tu
souffres et pleures pour Lui!…
Humilie ta face dans la poussière, Frère Raphaël, et arrête de penser à quoi que ce soit qui soit glaise,
qui soit créature, qui soit monde, qui soit toi… Emplis ton âme de l'amour du Christ; baise ses plaies;
embrasse sa Croix; rêve, pense, dors en Lui… Quel repos l'on trouve au pied du doux Bois! Comme on
dort bien, accroché au Crucifix!
Comme Dieu est bon!

4 mars 1938.
Bénie soit la toujours adorable et tranquille Très Sainte Trinité.
Je prends aujourd'hui la plume au nom de Dieu, pour que mes mots, en se gravant sur le blanc papier,
servent de perpétuelle louange au Dieu béni, auteur de ma vie, de mon âme et de mon cœur.
J'aimerais que l'univers entier, avec toutes les planètes, tous les astres et les innombrables systèmes
sidéraux, fussent une immense surface lisse où pouvoir écrire le nom de Dieu.
J'aimerais que ma voix fût plus puissante que mille tonnerres, et plus forte que le courant de la mer, et
plus terrible que le vacarme des volcans, pour ne dire que: Dieu.
J'aimerais que mon cœur fût aussi grand que le ciel, aussi pur que celui des anges, simple que la
colombe, pour avoir Dieu en lui.
Mais puisque toute cette grandeur rêvée ne peut se voir réalisée, contente-toi, Frère Raphaël, de peu, et
toi qui n'es que néant, le néant doit te suffire.

13
X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Quelle hypocrisie que de dire qu'il n'a rien…, celui qui a Dieu! Oui! Pourquoi le taire?… Pourquoi le
dissimuler? Pourquoi ne pas crier au monde entier, et publier aux quatre vents les merveilles de Dieu?
Pourquoi ne pas dire aux gens, et à tous ceux qui voudront bien l'entendre… Vous voyez ce que je
suis?… Vous voyez ce que j'ai été? Vous voyez ma misère qui se traîne dans la fange?… Eh bien, ça ne fait
rien, soyez émerveillés, malgré tout, j'ai Dieu…, Dieu est mon ami…, que le sol se dérobe, que la mer
s'assèche de stupeur…, Dieu m'aime si tendrement, moi, que si le monde entier le comprenait, toutes les
créatures deviendraient folles et rugiraient de stupéfaction.
Bien plus… tout cela n'est rien.
Dieu m'aime tellement que les anges eux-mêmes ne le comprennent pas.
Comme est grande la miséricorde de Dieu! M'aimer, moi…, être mon ami…, mon frère…, mon père,
mon maître…, être Dieu et moi, être ce que je suis!
Ah! mon Jésus, je n'ai ni plume ni papier. Que dirai-je…! Comment ne pas devenir fou… Comment
peut-on vivre, manger, dormir, parler et avoir des relations avec tous? Comment est-il possible que j'aie
encore suffisamment de sérénité pour penser à quelque chose que le monde appelle raisonnable, moi qui
perds la raison quand je pense à Toi?
Comment est-ce possible, Seigneur!… Je sais, Tu me l'as expliqué déjà…, c'est par le miracle de la
grâce.
Si le monde qui cherche Dieu…, savait. S'ils savaient, ces savants qui cherchent Dieu dans la science, et
dans les éternelles discussions… Si les hommes savaient où l'on trouve Dieu…, combien de guerres
éviterait-on…, quelle paix y aurait-il dans le monde, combien d'âmes seraient-elles sauvées.
Ignorants et insensés, qui cherchez Dieu où Il n'est pas.
Ecoutez, et… tombez dans l'étonnement. Dieu est dans le cœur de l'homme… je sais. Mais écoutez,
Dieu vit dans le cœur de l'homme, quand ce cœur vit détaché de tout ce qui n'est pas Lui. Quand ce cœur
se rend compte que Dieu frappe à sa porte, et balaie et nettoie tous ses appartements pour se disposer à
recevoir le Seul qui comble vraiment.
Comme il est doux de vivre ainsi, avec Dieu seul dans le cœur. Quelle grande douceur que de se voir
empli de Dieu. Comme il doit être facile de mourir ainsi.
Faire ce qu'Il veut demande bien peu…, ou plutôt rien du tout, car on aime sa volonté, et même la
souffrance et la douleur sont paix, car on souffre par amour.
Dieu seul comble l'âme… et la comble toute entière.
Il n'y a ni créatures, ni monde, il n'y rien pour la troubler… Seule la pensée de pouvoir l'offenser et le
perdre la fait souffrir…
Qu'ils viennent, les savants, demander où est Dieu. Dieu est où le savant à l'orgueilleuse science ne peut
arriver… Dieu est dans le cœur détaché…, dans le silence de la prière, dans le sacrifice volontaire de la
douleur, dans le vide du monde et de ses créatures.
Dieu est sur la Croix, et tant que nous n'aimerons pas la Croix, nous ne le verrons pas, nous ne le
sentirons pas…
Qu'ils se taisent, les hommes, qui ne font que du bruit.
Ah! Seigneur, comme je suis heureux dans ma retraite… Combien je t'aime dans ma solitude…
Combien de présents j'aimerais t'offrir, que je n'ai pas, puisque je t'ai déjà donné tout… Demande-moi,
Seigneur… Mais que puis-je te donner?
Mon corps? Tu le possèdes déjà; il est à Toi. Mon âme?… Seigneur, après qui soupire-t-elle, sinon
après Toi, pour que Tu achèves une fois pour toutes de la prendre? Mon cœur?… Il est aux pieds de
Marie, pleurant d'amour…, sans plus rien désirer que Toi.
Ma volonté?… Seigneur, y a-t-il quelque chose que je désire et que Tu ne désires pas? Dis-le-moi…,
dis-moi, Seigneur, quelle est ta volonté, et je mettrai la mienne à côté de Toi… J'aime tout ce que Tu
m'envoies et me commandes, autant la santé que la maladie, autant être ici qu'être là, autant être une chose
ou une autre.
Ma vie?…, prends-la, Seigneur mon Dieu, quand Tu voudras.
Comment ne pas être heureux ainsi!
Si le monde et les hommes savaient… Mais ils ne sauront pas; ils sont très occupés de leurs affaires; ils
ont le cœur bien rempli de choses qui ne sont pas Dieu. Le monde vit pour une fin bien terrestre; les hommes
rêvent de cette vie, où tout est vanité, et ainsi…, il est impossible de trouver le vrai bonheur qui est
l'amour pour Dieu. Peut-être peut-on arriver à le comprendre, mais pour le ressentir, il faut le vivre et bien
peu se renoncent eux-mêmes et prennent leur croix…, même chez les religieux…

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Seigneur… quelles choses Tu permets…, ta sagesse saura bien ce qu'elle fait; pour moi, tiens-moi par
la main et ne permets pas que mon pied trébuche, car si Tu ne le fais pas… qui m'aidera? Et si Tu ne
construis pas la maison?12
Ah!, Seigneur, comme je t'aime. Jusqu'à quand, Seigneur!
Vierge Marie, dis à Jésus que j'aimerais devenir fou et faire des folies pour son amour; dis-lui… qu'Il
me pardonne… Il le fera, Mère bénie, si Tu le lui dis. Ainsi soit-il.

[7 mars 1938]
Avec quelle facilité le monde juge-t-il, et avec quelle égale facilité se trompe-t-il. Pour ma famille, que je
sois à la Trappe est la chose la plus naturelle du monde.
Mes frères et ma sœur, poussés par leur tendresse, désirent mon bonheur. Ils ont vu, tandis que j'étais
dans le monde, mes désirs de vivre et de mourir trappiste… Maintenant que je vis dans le monastère, ils
disent…, que Dieu te vienne en aide, tu vis enfin en ton centre, puisses-tu ne plus devoir sortir…, tu es
heureux au couvent, le monde n'est pas pour toi.
Voilà quels raisonnements fait ma famille.
C'est naturel…, ils ignorent ma vocation.
Si le monde savait quel martyre continu est ma vie… Si ma famille savait que mon centre, ce n'est pas la
Trappe, ni le monde, ni aucune créature, mais que c'est Dieu, et Dieu crucifié…
Ma vocation, c'est de souffrir, souffrir en silence pour le monde entier; m'immoler avec Jésus pour les
péchés de mes frères, pour les prêtres, les missionnaires, pour les besoins de l'Eglise, pour les péchés du
monde, les besoins de ma famille, que je veux voir, non pas dans l'abondance de la terre, mais très proche
de Dieu.
Ah! si le monde savait ce qu'est ma vocation à la Trappe… S'ils savaient voir la croix derrière un
pacifique sourire; s'ils savaient voir les énormes luttes derrière la paix conventuelle… Mais non, il ne faut
pas qu'ils le voient… Dieu seul. C'est très bien ainsi.
Ce ne sont pas des reproches, ni de l'amertume… tout au contraire. Mes désirs de croix ne diminuent pas.
Ma plus grande joie, c'est de vivre ignoré. Ma vocation, je la comprends, et en elle, je bénis Dieu quand je
l'embrasse de tout cœur… Comme il est doux de souffrir pour Jésus et seulement pour Lui et ses affaires.
La Trappe, mon centre, dit le monde…, quel paradoxe. Mon centre, c'est Jésus, c'est sa Croix… La
Trappe m'est complètement indifférente…, et si Dieu me manifestait un autre lieu où souffrir plus et qu'Il me
le demandait, j'irais les yeux fermés.
Il y a des fois où je ne me comprends pas. Je suis tout à fait heureux à la Trappe, parce que j'y suis tout
à fait malheureux.
Je n'échangerais pas mes peines pour tout l'or du monde, et en même temps, je pleure sur mes
tribulations et mes désolations, comme si je ne pouvais vivre avec elles.
Je désire la mort avec impatience, pour cesser de souffrir, et parfois, j'aimerais ne pas cesser de souffrir,
même après ma mort.
Je suis fou, dément, je ne sais pas ce qui m'arrive. A certains moments, je ne retrouve mon calme que
dans la prière, au pied de la Croix de Jésus, et auprès de Marie.
Qu'Il me vienne en aide. Ainsi soit-il.

8 mars 1938.
Dieu et sa volonté sont la seule chose qui occupe ma vie. Ce qui auparavant était désir véhément, par
sa miséricorde infinie, se tempère peu à peu. Comme la grâce de Dieu est immense quand peu à peu, Il
emplit une âme. Comme peu à peu se précise de plus en plus la vanité de tout ce qui est humain, et
comme on parvient au contraire à se convaincre qu'en Dieu seul se trouve la sagesse véritable, la paix
véritable, la vie véritable, l'unique nécessaire et l'unique amour et désir de l'âme.
L'autre jour, j'étais avec le Révérend Père Abbé. J'ai été lui demander de me concéder une pénitence
pour ce saint temps du Carême, chose qu'il me refusa, et à la place, il me dit que le jour de Pâques, il me
donnerait la coule monacale et le scapulaire noir. Quelle joie j'éprouvai, Bon Jésus! J'aurais embrassé le
Révérend Père Abbé… Il est trop bon avec moi.
Quel désir j'avais depuis déjà un certain temps de pouvoir revêtir la coule… Quel grand bonheur me
donna la pensée de ce qu'à brève échéance, je ne me distinguerais en rien d'un vrai religieux (si ce n'est par
la couronne que je ne pourrai pas porter).

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Mais après avoir été rendre grâce au Seigneur pour ce bienfait, je vis clairement qu'en moi, c'est vanité.
J'ai vu que c'est un honneur que me fait la communauté, et cela me désole plus qu'autre chose. Ah! s'il
m'avait donné l'habit de convers, comme je le lui ai suggéré…, ç'aurait été autre chose; mais ça m'est égal.
En marron ou en blanc, avec ou sans coule, je suis le même devant Dieu. Tout ce qui est extérieur
m'est indifférent… Je veux seulement aimer Dieu, et je le fais à l'intérieur et sans que les hommes s'en
aperçoivent.
Ca m'est égal, Seigneur, de connaître l'honneur ou le mépris. La joie vaine et un peu infantile de revêtir
la coule s'est déjà calmée… J'aimerais, Seigneur, que rien au monde ne me trouble, ni aucune des créatures
ne m'enlève la paix et la tranquillité de n'aimer que ta volonté.
Et je vois ainsi, Seigneur, que tout est vanité. Que tu n'es ni dans l'habit, ni dans la couronne. Alors? Tu
n'es, Seigneur, que dans le cœur détaché de tout.
Tu as, bon Jésus, mon divin bien-aimé, tes délices… Ah! Seigneur, que vais-je dire, dans le cœur de
l'homme… Je t'offre le mien.
Laisse-moi faire ma cellule dans le tien. Laisse-moi faire ma couche auprès de lui. Laisse-moi vivre seul
et nu de tout auprès de ton Cœur divin, et me moquer des habits, des couronnes, et… des barbes de tous
les convers du monde. Je serai toujours le même pour Toi, n'est-ce pas, Jésus?
Comme le monde est ignorant et puéril! Quelle joie nous procure un chiffon et quelle tristesse un
nuage! Avec quelle facilité nous considérons-nous heureux d'une puérilité, et sommes-nous abattus et
désespérés avec une autre!
Ce que nous sommes peu de choses…, comme nous vivons sur le plan extérieur, sans penser que tout
n'est rien, excepté de t'aimer et de te servir, Toi, mon Jésus!
J'aimerais, Seigneur, passer ce Carême, à mourir peu à peu, de tout ce qui me manque encore, pour ne
vivre que pour Toi; pour qu'un jour, Tu me laisses, Seigneur, pénétrer par la plaie de ton côté, et m'y faire
une cellule auprès de ton Divin Cœur… Tu me le permettras? Je le demande avec ferveur à la Très Sainte
Vierge Marie. Ainsi soit-il.
(Guenon de soie vêtue…, guenon demeure).
Un jour où la petite croix que Jésus m'envoyait me semblait bien grande… Un jour où, en pensant à ce
qui me reste de vie…, de vie trappiste, enfermé ici pour toujours, cela me paraissait bien long…, un jour
où je souffrais parce que mon chemin me paraissait long et pénible, j'ai lu des mots qui me disaient…
RIEN DE CE QUI A UNE FIN N'EST GRAND

Mon Jésus très aimé: Je comprends que l'humilité et la patience sont les choses dont j'ai le plus besoin.
Après avoir passé une heure et quelque en cours de latin avec les oblats, je sors avec l'esprit fatigué et
les nerfs tendus… Combien de fois, Seigneur, je m'accroche au crucifix et je fais un acte de soumission à
ta volonté… Mais, Seigneur, les nerfs, je ne peux les dominer. Si j'avais une vraie humilité, et une parfaite
patience!
Très Sainte Vierge Marie, je t'offre à Toi cette petite souffrance en réparation de tant de fois où je t'ai
offensée dans les cours et les classes de l'Université.
Je t'offre, Notre-Dame, l'effort d'attention en réparation de tellement de temps perdu au temps où j'étais
étudiant. Je t'offre, Vierge Marie, l'humble obéissance en cours, en réparation de tant de fautes d'orgueil
que j'ai commises dans le monde.
Enfin, Notre-Dame, je t'offre pour que tu la présentes à Jésus, toute ma volonté et ma soumission, aux
divins désirs de ton Fils.
Reçois tout, ma Mère, bien que j'aille vers tes mains sans toute la pureté que j'aimerais avoir, mais
regarde, Notre-Dame, non l'offrande en soi, qui ne vaut rien, mais mon intention dont j'aimerais bien
qu'elle te fût agréable. Ainsi soit-il.
9 mars 1938

[13 mars 1938]


Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit.
Seigneur! comment peut-on vivre, quand on attend ce que j'attends? Comment peut-on penser à toutes
les choses créées qui m'entourent, quand je t'ai, Toi? Je m'étonne que ta grâce ne me tue pas. Elle est si
grande et si abondante!
Je rêve de ta gloire; je vis parfois tout stupide et sans savoir ce que je veux…, tellement je veux.

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Comme les créatures me fatiguent, mon Seigneur et mon Dieu! Quelle grande amertume me laisse la
nécessité de devoir m'occuper de choses du monde, de devoir parler d'affaires temporelles, de devoir
écouter des nouvelles…! Ah! Seigneur, je voudrais ne rien savoir, ne rien écouter… Toi seul, Seigneur, Toi
seul.
Rien ne me comble… Mon âme ne désire rien…, ni même jouir ou souffrir… Elle désire seulement
aimer à la folie. Elle n'est comblée que de penser à Toi… Quelle énorme impatience, Seigneur…, comme
c'est dur de vivre!
Auparavant, tout me portait à Toi… Tout me parlait de ton immense bonté, de ta grandeur; maintenant
aussi, je te loue dans les créatures, Seigneur,… mais le soleil me semble petit…, le ciel bleu est beau, mais
ce n'est pas Toi, la beauté du monde…, est si peu de choses.
Comme Tu changes mon âme!… Quel miracle admirable. Les créatures ne me disent rien…, tout est
bruit… Ce n'est que dans le silence de tout et de tous que je trouve la paix de ton amour… Ce n'est que
dans l'humble sacrifice de ma solitude que je trouve ce que je cherche…, ta Croix…, et sur la Croix, il y a
Toi, et Toi seul, sans lumière ni fleurs, sans nuages, sans soleil… Les créatures t'abandonnèrent, le ciel
s'obscurcit… Il ne resta, dans le silence du Golgotha, qu'un Dieu cloué sur la Croix.
Seigneur Jésus…, regarde-moi à tes pieds, adorant ton agonie, baisant tes plaies, lavant ton divin sang
de ma douleur…
Combien j'aimerais, Seigneur, mourir à tes pieds, d'amour…, oublié de tous, sans bruit, en silence, sans
penser aux hommes qui sont créatures, sans rêver du monde, qui t'a abandonné, sans regarder les cieux, ni
les fleurs, ni les oiseaux, ni le soleil.
Seigneur, j'aimerais mourir d'amour au pied de ta Croix; quel divin miracle as-Tu fait avec mon âme?
Où sont mes peines?… Où sont mes joies? Où sont mes illusions? Tout s'est envolé.
Mes peines étaient des égoïsmes… Mes joies, des vanités… Mes illusions, Tu les as fait disparaître au
souffle de ton amour. Tu m'as montré les hommes et Tu m'as dit…: Que peuvent-ils te donner, que je ne
te donne?… Et j'ai vu des misères, qui m'ont fait pleurer… J'ai cherché la consolation, et je ne l'ai pas
trouvée. J'ai cherché la charité et… Seigneur, que dirai-je? je ne l'ai trouvée qu'en Toi.
Tout m'est désormais égal…, seule l'attente me fait souffrir… la peur de te perdre…, l'obligation de
vivre.
Ca m'est égal désormais, de devoir vivre enfermé derrière des murs, sans voir les couchers de soleil,
sans sentir les brises de la mer, sans courir le monde sur les ailes de la liberté. Tout cela est petit, ce n'est
rien, je préfère Jésus dans la solitude.
Je ne fais plus attention aux créatures, les faiblesses des hommes ne me font plus mal… Ce sont des
hommes, et rien de plus; il n'y a qu'en Dieu que je trouve refuge; il n'y a qu'en Lui que je dois chercher la
charité.
Je ne fais plus attention à ma vie, à la santé, à la maladie… Je ne trouve consolation qu'à faire sa
volonté…, et cela me remplit de tant de joie que parfois, j'ai le cœur si plein qu'il semble qu'il va éclater…
Comme Dieu est bon, comme est grande sa miséricorde…, comme l'amour que Jésus a pour moi est
incroyable… Jusqu'où ira-t-il?
Je ne sais pas, Seigneur, je m'anéantis, je tombe dans la stupidité, je m'abîme dans ma petitesse et
soupire après un petit peu d'amour pour pouvoir te l'offrir. Je ne suis rien, je ne vaux rien, je n'ai que
misères et péchés… et malgré tout… Toi, Seigneur, Tu veilles sur moi et me consoles…, Tu me sépares
des créatures et me combles de ton amour… Que dirai-je?
J'aimerais bien me taire…, mais écrire cet immense miracle que Tu fais avec mon âme, même si peut-
être personne ne le lira…, j'ai l'impression de te donner un petit peu de gloire avec, puisque mon écriture
est souvent prière.
Seigneur Jésus, comme Tu es bon.
L'une de tes grandeurs, c'est la transformation que Tu opères dans mon âme sur le plan de l'amour du
prochain. Je vais m'expliquer.
Auparavant, quand je cherchais un religieux et qu'à la place, je trouvais un homme comme les autres…,
comme je souffrais, Dieu de bonté!
Quand un frère, sans le savoir, m'humiliait (moi…, quel paradoxe!), je souffrais encore…
Quand mon âme ne trouvait pas ce qu'elle cherchait… même si ce n'était que de la politesse…, j'ai
passé bien du temps au pied de la Croix… Seigneur, Tu le sais bien.
J'ai perdu mes illusions…, et dans mes instants de désolation, je pensais… cela vaut mieux…, je dois
séparer mon cœur des hommes et ne le livrer qu'à Dieu… Je passais plusieurs jours sans même vouloir
faire des signes13… Au centre de tout cela (je le vois nettement, maintenant), il y avait beaucoup d'orgueil,

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

beaucoup de vanité, et un immense amour propre… Jésus doux et humble…, pardonne-moi, je ne savais
pas ce que je faisais… Seul et sans guide…, si Tu ne m'aides pas Toi, je dévierai des milliers de fois du vrai
chemin, de la charité du Christ.
A présent, il m'arrive une chose bien curieuse. Certains jours, quand je sors de la prière, bien qu'il me
semble ne rien y avoir fait, je sens de très grands désirs d'aimer tous les membres de la communauté avec
une très grande envie…, comme Jésus les aime.
Certains jours, après avoir reçu le Seigneur dans la communion, et avoir vu combien Il m'aime étant ce
que je suis, je sens que, de bon gré, je baiserais le sol que foulent les religieux, et je ressens de si grands
désirs de m'humilier devant ceux dont auparavant, je croyais qu'ils m'avaient humilié.
Ce sont des religieux au service de Dieu… Jésus les aime… Moi, je suis le dernier, le plus mondain et le
plus chargé de péchés… Ah, si le monde savait ce que j'ai été!
Ah! Seigneur, dans ces instants, j'aimerais être foulé aux pieds par tous; je ressens un grand amour et
une grande charité pour tous; cela me serait égal que le dernier m'ordonne les choses les plus humiliantes
de toutes…, je ne vois en personne ni faiblesses ni misères…, je ne vois que ma misère aimée par Dieu…, et
face à cela, que ne voudrais-je faire pour l'imiter?… Eh bien, aimons le prochain avec tendresse!
Comme est grande ta miséricorde, Seigneur. Quel mérite avons-nous à aimer les bons et les saints? Est-
ce que Jésus n'est pas cloué sur la Croix pour les pécheurs?
Bon Jésus, mon âme est pleine de charité… C'est la seule nourriture qui puisse vraiment m'alimenter
dans cette vie…
Je ne sais pas si je me fais comprendre…? mais ce qui m'arrive, moi, je le comprends très bien.
Ah! Seigneur, et quelle grande paix l'on ressent dans ces instants… De même qu'auparavant, je me
troublais devant une faute ou la faiblesse d'un frère et j'en ressentais presque de la répulsion…, maintenant,
je ressens une très grande tendresse envers lui…, et j'aimerais, pour ce qui dépend de moi, en réparer la
faute… C'est une âme qu'aime Jésus. C'est une âme pour laquelle Jésus saigne depuis la Croix… Est-ce
que je vais la dédaigner!… Dieu m'en garde…, au contraire, je ressens un grand amour envers elle, et ce
que je dis n'est pas un vain bavardage, mais un fait réel et positif, que je n'ai pas acquis par moi-même,
mais que Jésus a mis dans mon âme… Voilà le miracle stupéfiant.
Maintenant, je le vois nettement. Seule la charité rend heureux… C'est en elle seule que l'on trouve le
calme et la paix… Ce n'est que dans la charité que l'on trouve la vraie humilité, et ce n'est qu'en elle que
nous pouvons vivre tranquilles et heureux en communauté. Combien de choses je dirais si je savais écrire!
Mais je ne sais pas, et face à l'impuissance de pouvoir exprimer ce que ressent mon âme, je préfère me
taire.
La Très Sainte Vierge, qui me comprend sans qu'il y ait besoin de bruits ou de paroles, est ma grande
consolation.
Je dépose devant Elle mon silence.
Ainsi soit-il.

19 mars, Glorieux Saint Joseph.


Jésus béni, moi-même, je ne me comprends plus. Je ne sais plus ce que je veux, ce que je désire, si je
veux ou si je désire… Mon âme est un tourbillon. Tantôt, je crois que mon cœur est déjà vide de tout, et
tantôt je vois bien que ce n'est pas le cas… Conclusion!… Je ne sais pas.
Seigneur, j'ai un désir immense d'accomplir ta volonté et rien qu'elle; d'être plongé dans ta volonté; de
l'aimer jusqu'à en mourir; de me noyer en elle et de ne vivre que pour l'accomplir… C'est vrai.
En même temps, je ressens des désirs de mortification et de pénitence qui viennent de moi. Je ressens une
immense envie de souffrir quelque chose pour Toi, mon bon Jésus.
Je voudrais me laisser mourir de faim, si on me laissait faire… Je voudrais ne plus respirer, ne plus
parler, ne plus lever les yeux du sol… Je voudrais ne plus dormir, ne plus me coucher…
Je voudrais, Seigneur, vivre ou mourir, mais en faisant quelque chose pour ton amour…, cette vie inutile
que je mène est terrible.
J'ai très peur, dans la situation présente. Je reçois trop de considération, on va me donner la coule,
personne ne me foule aux pieds, comme je le mérite.
Je voudrais vivre dans un coin du monastère, vêtu d'un sac, et ne mangeant que les croûtes de fromage
que laisse la communauté…
Je voudrais, Seigneur, faire des folies…, et au lieu de vivre comme je vis, vivre oublié, méprisé et même
provoquant le dégoût.

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Tout cela est vrai. Est-ce que cela s'accorde avec ta volonté? Je ne sais pas, du moins pas pour l'instant.
Tantôt, je crois que non, et tantôt, je crois que ce dont je manque, c'est de courage et de résolution pour
franchir le pas et sauter pour de bon. Parfois, je crois que Dieu m'appelle à un chemin de plus de
pénitence et de prière. Plus de mortification et moins ou pas de soin pour ma maladie.
Comme au milieu de la communauté, on ne me laisserait pas mener cette vie, je pourrais la mener sous
les ponts et aux porches des églises… avec des sabots de bois et un sac sur les épaules…, et disparaître
loin de tous ceux qui me connaissent, parents, amis, frères moines…, personne, seulement Dieu et moi.
On dit que Saint Benoît Labre est mort d'inanition dans une église.
J'ai sérieusement pensé à tout ça.
Chez mes confesseurs, mes supérieurs et mes maîtres, je n'ai rencontré que de la prudence…, prudence
et prudence. On me demande de manger, de dormir et de ne pas travailler… Je suis une espèce de fleur de
serre qui ne donne même pas d'odeur.
Pendant ce temps-là…, attendre de savoir ce que je dois faire. Le saurai-je un jour avec certitude?
J'espère en Dieu et en Marie que oui.
Seigneur, cette vie est si confortable! J'ai ma chambre; mon lit, un peu dur, mais je me suis déjà
habitué… J'ai des livres; j'ai un peu faim, mais je n'en meurs pas, loin de là, au contraire, j'ai l'impression
que je vais mieux depuis que je suis venu. On ne me donne pas de travail pénible… J'ai du silence quand je
veux, puisque je n'ai qu'à me retirer dans ma chambre… Bref, excepté des broutilles, que puis-je demander
de plus!… Et je sens une chose à l'intérieur qui me dit: mortification…, pénitence…, sacrifice…, je ne fais
rien de cela.
Face à cet appel, j'oppose deux choses. 1° Moi-même. 2° La prudence. La chair et l'obéissance. Ma nature
trouve l'obéissance si raisonnable, c'est si confortable!
Mon Père, je peux me lever pour l'Office?
Non, mon fils, tu as besoin de repos.
Mon Père, je peux réduire ma nourriture?
Non, mon fils, tu as besoin de nourriture.
Mon Père, je peux aller au travail des champs?
Non, mon fils, tu te fatigues.
Bon, eh bien, obéissons… et j'obéis parfois avec une immense envie de faire le contraire…, sauter par-
dessus la prudence, et… mourir pour Jésus et pour Marie.

Troisième dimanche de Carême –20 mars.


Comme je suis fatigué, mon Seigneur et mon Dieu! Jusqu'à quand, Seigneur, me laisseras-Tu dans
l'oubli?… Combien mon âme éprouve de plaisir dans ces psaumes de David où il pleure son ennui de
vivre encore sur la terre et soupire après Toi… "Incola ego sum in terra"14, voilà ce que je me répète
souvent, soupirant après le ciel et me voyant étranger et exilé sur la terre.
Comme je suis fatigué, Seigneur! Combien il m'est parfois pénible de devoir traiter avec les créatures
qui me parlent de tout sauf de Dieu… Quelle violence je me fais parfois pour ne pas me mettre à crier, à
appeler Dieu à mon aide au milieu de cet exil où, comme dit Sainte Thérèse, tout est obstacle pour ne pas
en jouir.
Jusqu'à quand, Seigneur!
Les hommes me fatiguent, même les bons… Ils ne me disent rien… Tout le jour je soupire après le
Christ, et au milieu de mon désir du ciel et de l'amour pour Jésus, je traîne ma vie que le monde tient
encore et je suis obligé de me préoccuper de manger, de dormir… Quel dégoût! Seigneur, pardonne-
moi… Tu le veux ainsi.
Je ne sais plus ce que je dis… Je ne sais plus ce que je sens… Pardonne-moi, Seigneur… Je suis si
fatigué! Mon âme souffre de se voir privé de tes amours, elle souffre de se voir enfermée dans ce
misérable corps… Je suis malade, Seigneur, prends pitié de moi… J'ai été un grand pécheur. Je ne sais plus
ce que je veux ni ce qui m'arrive… Pardonne-moi, Seigneur, ce que je dis… Toi qui connais mon cœur
jusqu'au fond, Tu peux comprendre… Les hommes, eux, non, mais ça ne fait rien… Qu'ils continuent
avec leurs affaires, leur monde, leurs préoccupations…, avec leurs vanités… Moi, Seigneur, je ne veux
rien, rien ne m'importe…, Toi seul… N'écoute pas ce que je dis… parfois, je suis fou.
Hier, je voulais mourir à force de pénitence; aujourd'hui, je vois que je ne peux rien faire que Tu ne le
veuilles… Je suis attaché à ta volonté…, quelle joie!

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Ne m'écoute pas, Seigneur…, je suis un enfant capricieux… Mais c'est ta faute, mon Dieu… Si Tu ne
m'aimais pas autant!
Comprends, mon Jésus, qu'avec tout l'amour que Tu as pour moi, et tout l'amour que moi, j'ai pour
Toi, vivre ainsi est très pénible…, et bien sûr, Tu comprendras que parfois je ressente ces désirs de me
détacher de ce corps qui me fait tant la guerre, que je veuille sortir du milieu de tant de créatures qui ne sont
pas Toi…, que je me fatigue d'attendre… Tu vois bien, Seigneur, je suis frêle et misérable… Je ne sais pas
souffrir, je ne sais pas accomplir ta volonté…
Je suis un pauvre homme qui, tout en voulant n'accomplir que ce que Tu veux et désires, meurt
d'impatience de s'envoler vers Toi, de languir de vouloir voir la Vierge et les Saints…
Quelle joie, le jour où je pourrai voir Marie, avec Saint Jean l'Evangéliste, et Saint Jean de la Croix,
Saint Bernard, Saint François d'Assise et Saint Joseph qui sont mes protecteurs, ainsi que ces deux Saintes
qui t'ont tellement aimé et m'ont tant enseigné: Gertrude et Thérèse de Jésus, et la petite Sainte Thérèse…,
et tous les Anges, et le Glorieux Saint Raphaël, et mon Ange Gardien…, et… bon, et Toi, Seigneur, que
j'aime tant, que j'adore, que j'aime par-dessus tout, après qui je soupire et je peine, et je pleure, et pour qui,
Tu le sais bien, mon bon Jésus, j'aimerais devenir fou.
J'ai, Seigneur, au-dedans de moi, comme Tu le vois, tout cela, et je ne peux pas vivre comme cela, je te le
dis sérieusement, Seigneur…, je suis un malheureux.
Mais excuse-moi mon audace… Qui suis-je pour tant oser? Je ne sais pas…, l'ignorant qui ose tout, et
j'ignore souvent ce que je suis, et ce que j'ai été… Illumine mes ténèbres pour mieux me connaître, et voir,
à la lumière que Tu m'enverras, mes misères, mes péchés, mes énormités que je dois encore pleurer
longtemps ici sur la terre.
Ne m'écoute pas, Seigneur, jusqu'à ce que je sois pur… Envois ta lumière, pour comprendre. La sainte
componction pour pleurer. La foi pour ne compter que sur elle. L'espérance pour soutenir mes
faiblesses… Et par-dessus tout, dominant tout, comble-moi, Seigneur, de ton immense charité, de ton
amour… Qu'il me comble, qu'il déborde, qu'il m'inonde des délices de ton amour sans limites…, et me
rende fou pour de bon.
Pardonne-moi, Seigneur…, je ne sais plus ce que je demande.
Marie, ma Mère, sois mon aide et sois mon guide. Ainsi soit-il.

[25 mars 1938]


Mon Jésus, comme l'on vit bien en souffrant à tes côtés, ici, dans la vie cachée du monastère…!
Comme j'ai pitié de ceux du monde!
Mon frère est venu me voir15…, comme je l'aime, c'est un ange de Dieu. Sa façon de penser si
chrétienne m'édifie, ainsi que sa conduite si sérieuse et formelle, son âme en laquelle je vois du bois pour
construire et un cœur prêt pour Dieu… Voilà mon frère, le sympathique lieutenant d'artillerie.
Il est venu du front en permission, et… nous avons parlé…, parlé du monde et parlé de Dieu.
Après avoir passé la journée avec lui, maintenant dans la retraite de ma cellule, je vois comme Dieu est
bon de m'avoir mené, moi, à la vie religieuse, loin du monde et aux pieds de Jésus.
Comme je suis heureux au milieu de mes peines et de mes sacrifices… Comme je suis heureux de
pouvoir être une âme qui souffre pour Jésus… Comme je suis heureux de pouvoir déposer mes souhaits,
mes désirs, et même mes faiblesses, au pied du Tabernacle de Jésus.
J'ai parlé du monde avec mon frère…, et j'ai vu ce que j'avais déjà maintes fois pensé: la vanité des
choses du monde.
Il m'a parlé de ma famille…, ses soucis et ses affaires… Nous avons parlé de projets pour le futur… Il
m'a raconté des détails de la nouvelle vie de mes parents et de mes frères, de réparations dans la maison. Il
m'a parlé de chiens, de chevaux, de voitures…, que sais-je encore.
Comme Dieu est bon de m'avoir séparé de tout cela… Pour moi, il n'y a plus rien qui m'intéresse…
Comme je suis heureux avec Dieu seul et ma Croix.
Dans le monde, on souffre…, ce ne sont que soucis, désirs, espoirs…, bien peu souvent remplis. Dans
le monde, on pleure pour des affaires matérielles, viles et friables… Dans le monde, on pleure peu pour le
Christ. Dans le monde, on souffre peu pour Dieu.
Quelle pitié j'ai pour le monde!… L'homme perd son temps en bagatelles; il perd son temps à pleurer
cette vie qui n'est qu'un souffle d'enfant au milieu d'une tempête, qui n'est qu'un grain de sable dans la
mer…, un instant dans l'éternité.

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Je n'envie personne… Je ne veux pas la liberté si elle ne me sert qu'à oublier l'unique nécessaire, c'est-à-
dire aimer Jésus sur la Croix.
Quelle pitié j'ai pour le monde!… qui ne sait pas, parmi ses désirs impérieux de plaisir et de bonheur,
que l'unique félicité, c'est de pouvoir parvenir à mourir en embrassant la Croix de Jésus, au milieu de
larmes de douleur, de soupirs et de désirs de ciel et d'amour.
Je souffre beaucoup…, oui. Parfois, la charge que j'ai jetée sur mes frêles et malades épaules est bien
lourde… Je regarde derrière moi et…, c'est si dur de vivre dans la pauvreté pour celui qui a eu de tout et à
qui rien n'a manqué… Je regarde en avant et… la montée que je dois emprunter me semble si élevée.
Parfois, Jésus se cache si profondément! Ma vie s'est réduite à un continuel renoncement en toute chose. Et ce
n'est pas facile pour une créature aussi frêle et fragile que moi… C'est pour cela que je souffre.
Et pourtant…, oh! merveilles de la grâce divine, je comprends parce que c'est comme ça, que ce qui
m'arrive est son œuvre (je ne sais pas si je vais arriver à m'expliquer).
Je sens une joie immense à pouvoir souffrir pour Jésus, telle que je n'aurais jamais pu l'imaginer. J'aime
ma croix chaque jour davantage…, et je ne voudrais la lâcher pour rien au monde.
Je me souviens, quand j'étais heureux, si heureux dans le monde. Des parents chrétiens, le confort, la
santé et la liberté, tout me souriait… Qui pense à souffrir?
Jésus m'appelle. Solitude et pauvreté, maladie, enfermement sans soleil…, parfois quelque chose de très
noir qui me fait pleurer…, je ne sais pas ce que c'est.
Dieu, je ne le vois pas…, et au milieu de tout cela, je crie avec toute la violence de mon cœur…
Comme je suis heureux, combien je souffre pour Jésus!! Je ne veux pas le bonheur du monde, avec lui, je
serais un malheureux… Je veux souffrir pour Lui, sans le voir…, savoir que c'est pour Lui me suffit.
Le monde ne comprend pas cela…, c'est très difficile. Je sais que c'est la grâce de Dieu, mais je ne sais
pas comment l'expliquer.
Aujourd'hui, avec mon frère, nous avons parlé du monde. J'ai ressenti une grande peine…, je me suis
vu loin de tout ce que mon cœur aimait, et aime encore, et je ne crois pas que ce soit illicite. Quel est celui
qui, ayant un cœur, n'aime pas son foyer?
Et pourtant, Dieu continue à agir en mon âme, je sens très en-dedans un éloignement de tout que je ne
sais comment expliquer.
Je sens une affection très douce et très tendre pour ma famille, mais d'une autre manière qu'avant.
Je trouve plus de joie à ne pas sentir l'amour de Jésus, que celle que je pourrais trouver dans l'amour sensible
des créatures; ma solitude est pénible, j'en souffre, et je ne voudrais pour rien au monde l'abandonner.
Je ne sais si quelqu'un pourra comprendre cela.
C'est si difficile d'expliquer pourquoi l'on aime la souffrance! Mais je crois que c'est explicable dans la
mesure où l'on n'aime pas la souffrance en soi, mais dans le Christ, et celui qui aime le Christ, aime sa
Croix. Et moi, je ne peux pas en dire plus, même si je le comprends.
Et j'aime tellement Jésus, que je n'aime rien d'autre que Lui. Et je remarque que Jésus m'aime tellement,
que je mourrai de tristesse si je savais que moi, j'aimais quelqu'un plus que Lui.
Je me sens si uni à sa volonté, que quand je souffre, je cesse de souffrir dès que je comprends que telle
est sa volonté.
Je suis dans une telle situation que quand j'y pense, je m'y perds…
J'espère en Jésus avoir bientôt un guide16 qui m'expliquera tout cela et mettra de l'ordre dans mon âme,
parce que sinon, je vais devenir fou.
Ah, Seigneur, Jésus, comme je t'aime! Si j'avais mille vies, je te donnerais les mille… Avec ta grâce
divine et l'aide de Marie, je peux tout. Béni sois-Tu.

[28 mars 1938]


Aujourd'hui, à la sainte communion, j'ai demandé au Seigneur un petit morceau de sa Croix… Je lui ai
demandé de pouvoir l'aider dans son agonie, je lui ai demandé de me faire participer à sa souffrance, je lui
ai demandé un petit morceau… (un tout petit morceau, parce que je suis faible) de sa Très Sainte Croix.
Jésus m'a entendu.
J'ai senti la Croix sur mes épaules…, j'ai senti le poids et j'ai pleuré mon abandon et ma solitude…
Après le petit déjeuner, j'ai promené mon petit accablement à travers la galerie de l'infirmerie. Une
tristesse très grande s'empara de moi. Je me suis vu si malade, si seul, si faible pour souffrir ce que Jésus
me demande, que je me suis assis, fatigué de tout et de tous, et me suis mis à pleurer avec peine et
accablement.

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

L'abandon dans lequel je me voyais, matériellement et spirituellement, me paraissait bien grand.


Je n'ai personne en qui trouver un soulagement. Chose qui est tantôt une bien grande consolation,
tantôt aussi une douleur très profonde. Surtout quand on est malade. A ces moments-là, où une parole
dite au cœur soulage tant de peines, et va jusqu'à donner des forces pour souffrir les faiblesses et les
misères de la maladie… Et pourtant, à moi, cela me fait défaut. Béni soit Dieu.
Il est très douloureux de devoir souffrir de la détresse dans le corps, quand s'y ajoute aussi la détresse
de l'esprit, et qu'en plus, Dieu se cache et nous laisse seuls avec la Croix… Comment s'étonner que l'âme
souffre et pleure?
Ce matin, je ne me souvenais pas à ce moment de ce que j'avais demandé à Jésus à la communion… Le
petit morceau de sa Croix.
Si l'infirmier savait comme j'ai eu faim! Il ne connaît ni ne comprend ma maladie, et comme il me fait
souffrir. Dieu fait qu'il en soit ainsi, et ainsi l'a prévu. Je ne me plains pas et je bénis la main de l'infirmier
qui est pour moi la main de Dieu.
La faim dans la solitude et le silence…, parfois, je crois que je ne pourrais pas résister, mais Dieu me
vient en aide, et je sens comme une impression que tout se terminera bientôt. D'un côté, c'est mon désir,
de l'autre, ça m'est égal, et je ne désire qu'accomplir la volonté de Dieu.
Le jour s'achève et avec lui…
Maintenant, je trouve la paix, j'adore et je bénis Dieu qui accumule pour moi dans le ciel comme un
trésor ces petits morceaux de sa Croix, qu'Il m'envoie quand Il veut. De quelle grande miséricorde Il
témoigne envers moi! Si je ne souffrais pas à la Trappe, à quoi servirait donc ma vie?!
Si tu possèdes tant de désirs de pénitence, pourquoi pleures-tu?
Mes larmes, Seigneur, ne sont pas celles de la rébellion… Mes larmes, Seigneur, je ne les échange
contre rien… Reçois-les, car je dois bien te payer avec quelque chose. Toi aussi, Tu as pleuré quand Tu
t'es vu abandonné. Seigneur… comme je suis content de souffrir. Je n'échange mon sort avec personne…
Mais jusqu'à quand, Seigneur?

1 avril 1938.
Toujours de bonnes résolutions… Toujours le désir d'être meilleur… Toujours les désirs de
mortification…, mais ce ne sont que des désirs…
Quel pauvre homme tu fais, frère Raphaël! Quand commenceras-tu? Quand te mettras-tu vraiment à
être ce que tu as promis à Jésus?
Il te faut encore t'humilier en tes propres faiblesses… Tu as encore besoin de l'expérience par laquelle
tu te vois incapable de rien de bon… Que pourrais-tu, à toi seul? Tomber et ne pas te relever… Reculer au
lieu d'avancer. Regarde devant Jésus ce que tu es, et apprends à te connaître; tu n'auras ainsi plus d'orgueil,
et dans ta propre humiliation, tu apprendras un peu l'humilité, tu ne sais pas encore ce que c'est, et il te
faut l'apprendre.

[La dernière Pâque]

3 avril 1938. Dimanche de la Passion.


Aujourd'hui, la Communauté a eu la chance de pouvoir écouter les paroles de l'Evêque de Tuy17, venu
passer quelques jours de retraite. Il nous a fait un petit sermon au Chapitre, il nous a parlé de la Croix du
Christ.
Comment exprimer ce qu'a ressenti mon âme, quand, de la bouche d'un si saint Prélat, elle a entendu
ce qui est déjà ma folie, ce qui me rend absolument heureux dans mon exil… l'amour pour la Croix!
Oh, si je savais m'exprimer comme Mgr. l'Evêque! Oh, qui me donnera le lexique de David pour
pouvoir exprimer les merveilles de l'amour pour la Croix! Oh, si ma plume, au lieu d'être d'un acier dur et
matériel, n'était qu'esprit, et à la place de mots maladroits, pouvait écrire quelque chose qui dise
véritablement ce que ressent mon âme!
Oh, la Croix du Christ! Que peut-on dire de plus? Je ne sais pas prier… Je ne sais pas ce que c'est
qu'être bon… Je ne suis pas un esprit religieux, puisque je suis plein du monde… Je ne sais qu'une seule
chose, une chose qui comble mon âme de joie bien que je me voie si pauvre en vertus et si riche en
misères… Je sais seulement que j'ai un trésor que je n'échangerai pour rien ni pour personne au monde…,

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

ma croix… La Croix de Jésus. Cette Croix qui est mon unique repos… Comment l'expliquer! Celui qui ne
l'a jamais senti…, ne pourra pas soupçonner même le plus grossièrement ce que c'est.
Ah, si seulement tous les hommes aimaient la Croix du Christ… Oh, si le monde savait ce que c'est
que d'embrasser complètement, vraiment, sans réserve, avec une folie d'amour, la Croix du Christ…! Combien
d'âmes, même religieuses, ignorent cela… Quelle pitié!
Combien de temps perdu en sermons, dévotions et exercices, certes saints et bons…, mais qui ne sont
pas la Croix de Jésus, qui ne sont pas le meilleur…
Ah, si je pouvais parler ou crier au milieu des hommes les sublimités de l'amour pour la Croix…
Pauvre homme qui ne vaux rien ni ne sers à rien, quelle folle prétention que la tienne.
Pauvre Oblat qui traînes ta vie en suivant comme tu le peux les austérités de la Règle, contente-toi de
garder tes ardeurs en silence; aime à la folie ce que le monde méprise parce qu'il ne le connait pas; aime en
silence cette Croix qui est ton trésor, sans que personne s'en aperçoive. Médite en silence à son pied les
grandeurs de Dieu, les merveilles de Marie, les misères de l'homme dont tu ne dois rien attendre…
Continue ta vie en silence; aimant, adorant et t'unissant à la Croix…, que veux-tu de plus?
Savoure la Croix…, comme l'a dit ce matin Mgr. l'Evêque de Tuy. Savoure la Croix.
Ah! Seigneur Jésus… comme je suis heureux…, j'ai trouvé ce que mon âme désire. Ce ne sont pas les
hommes, ce ne sont pas les créatures…, ce n'est pas la paix, ce n'est pas la consolation, ce n'est pas ce que
croit le monde…, c'est ce que personne ne peut soupçonner…, c'est la Croix.
Comme l'on vit bien en souffrant!…, à tes côtés, sur ta Croix…, en voyant pleurer Marie. Ah, si l'on
pouvait avoir des forces de géant pour souffrir!
Savourer la Croix… Vivre malade, ignoré, abandonné de tous… Toi seul et sur la Croix… Comme
elles sont douces, les amertumes, les solitudes, les peines, dévorées et avalées en silence, sans aide. Comme
elles sont douces, les larmes versées auprès de ta Croix.
Ah, si je pouvais dire au monde où se trouve le vrai bonheur! Mais le monde ne le comprend pas, ni ne
peut le comprendre, parce que pour comprendre la Croix, il faut l'aimer, et pour l'aimer, il faut souffrir,
pas seulement souffrir, mais aimer la souffrance…, et sur ce point, bien peu, Seigneur, te suivent au
Calvaire!
Je voudrais, mon Jésus, suppléer, moi, à ce que le monde ne fait pas… Je voudrais, Seigneur, aimer ta
Croix bénie de tout l'empressement que ne met pas, et devrait y mettre, le monde, s'il savait le trésor que
tu renfermes dans tes plaies, dans tes épines, dans ta soif, dans ton agonie, dans ta mort…, sur ta Croix.
Si l'on pouvait me donner de souffrir auprès de ta Croix, pour soulager ma douleur.
Regarde-moi, Seigneur, prostré à tes pieds. Je suis fou, je ne sais plus ce que je demande, ni ce que je
dis. J'ai peur de prétendre à plus que je ne puis… Suis-je un insensé quand j'y prétends?
Seigneur, conduis-moi par le chemin de l'humilité… et rien de plus…
J'ai peur, quoique…, pardonne-moi, mon Jésus, si Tu es à mes côtés et si je te laisse faire…, que puis-je
craindre?
Tue-moi si Tu veux… Prends ma vie, emploie-la à ce que Tu voudras, ouvre, coupe et tranche,
émiette, unis et désunis…, mets-moi en pièces…, fais ce que Tu veux, moi, je ne veux que t'aimer avec
frénésie, à la folie… Adorer ta volonté qui est la mienne, vivre absorbé dans ton immense pitié à mon
égard… Je vois ce que Tu me veux…, je vois ce que je suis, et sans oser même baisser le regard…, je ne
sais ni rire ni pleurer…, je veux seulement mourir d'amour.
Bref, quelles folies je raconte…, mais Jésus fait tant de choses avec moi que je ne peux pas y rester
insensible.
Tout ce que je dis n'a à la rigueur ni queue ni tête… mais c'est ce que je ressens, et rien de plus.
Si j'avouais qu'à certains instants, je ressens une immense envie de me mettre à crier…, Jésus…,
Jésus…, Jésus…, comme un fou, personne ne me croirait. D'autres fois, je ressens l'envie de me coucher
sur le sol, le front contre terre, et demander en criant la miséricorde de Dieu, et ne plus me relever.
D'autres fois, j'aimerais disparaître d'entre les hommes, et m'envoler vers Dieu qui m'attend… Je ne
sais pas, j'aimerais ne pas raconter n'importe quoi.
Mon Seigneur Jésus…, comme il est dur de vivre, et pourtant il y a des hommes qui aiment cette
misérable vie et s'appellent religieux. Seigneur, moi, je ne suis pas religieux, je ne suis rien ni personne…,
je suis le dernier de tous, mais Seigneur, je voudrais t'aimer comme personne…, j'ai méprisé le monde
pour Toi…, laisse-moi mépriser la dernière chose qui me reste, ma volonté et ma vie.
Mais, Seigneur, il n'y a aucun mérite à cela, puisque haïr la seule chose qui me sépare de Toi n'est pas
un grand exploit, et attendre avec impatience ce qui peut me rapprocher de Toi, n'est pas vertu. Quel
mérite y a-t-il à haïr la vie et attendre la mort?

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Mais moi, Seigneur, je ne veux pas haïr ce que Tu me donnes, ni désirer ce que Tu ne veux pas encore.
Que ta volonté, mon Jésus, soit faite. Laisse-moi continuer auprès de ta Croix… Ne m'oublie pas quand je
tomberai, Vierge Marie…
Je ne cherche pas la consolation, je ne cherche pas le repos… Je ne veux qu'aimer la Croix…, sentir la
Croix…, savourer la Croix.

Plan pour vivre la Semaine de la Passion.


Ne pas me séparer un seul instant de la Croix de Jésus.
Dormir, marcher, étudier, prier, manger, en ayant toujours présent à l'esprit que Jésus me regarde du
haut de la Croix.
Au lever, adorer la Croix, et au coucher, mettre le lit au Calvaire auprès d'elle.
La communion, l'oraison et la sainte messe seront en réparation du monde entier qui ne met pas à profit
les mérites de la Passion du Christ.
L'Office Divin sera prié en ayant présent à mon esprit Jésus de mon âme cloué sur le bois de la Croix.
Que la Très Sainte Vierge m'aide et m'accompagne… Ainsi soit-il.

7 avril 1938.
Mon Jésus, humblement agenouillé au pied de ta Très Sainte Croix, je te demande avec toute ma
ferveur de me donner la vertu de patience, de me rendre humble, et de me remplir de douceur… Mon
Jésus, écoute, j'ai vraiment besoin de ces trois choses.
Hier, j'ai souffert le mépris d'un frère…, cela m'a fait pleurer et si Tu ne m'avais appris, du haut de la
Croix, à pardonner, peut-être aurais-je commis une faute. Combien cela m'a coûté de me vaincre!… Mais
j'ai dormi plus tranquille!
Jésus béni, qu'est-ce que les hommes peuvent bien m'apprendre, que Tu ne m'apprennes, Toi, du haut
de la Croix?
Hier, j'ai clairement vu que c'est seulement en venant à Toi que l'on apprend; que c'est seulement Toi
qui donnes des forces dans les épreuves et les tentations et que c'est seulement au pied de ta Croix, en t'y
voyant cloué, que l'on apprend à pardonner, que l'on apprend l'humilité, la charité et la mansuétude.
Ne m'oublie pas, Seigneur…, regarde-moi, prostré à tes pieds, et accède à ma demande.
Que viennent ensuite les mépris, que viennent ensuite les humiliations, que viennent les coups de fouet
de la part des créatures… Qu'importe! Avec Toi à mes côtés, je peux tout… La prodigieuse, l'admirable,
l'inénarrable leçon que Tu me fais apprendre du haut de ta Croix me donne des forces pour tout.
Toi, on t'a craché dessus, on t'a insulté, on t'a flagellé, on t'a cloué sur un bois, et étant Dieu, Tu
pardonnais, humble, Tu te taisais et même, Tu t'offrais… Que pourrais-je dire, moi, de ta Passion… Mieux
vaut ne rien en dire, et que là, au-dedans de mon cœur, je médite ces choses que l'homme ne pourra jamais
parvenir à comprendre.
Fais-moi me contenter d'aimer profondément, passionnément le mystère de ta Passion, et d'apprendre
à souffrir de la manière dont Tu a souffert. Je sais bien que c'est le plus impossible des impossibles, mais
regarde, Seigneur Jésus, mon intention.
Comme elle est douce, la Croix de Jésus! Comme il est doux de souffrir en pardonnant!
Comme il est doux de souffrir abandonné des hommes, embrassé à la Croix du Christ! Comme il est
doux de pleurer un petit peu de nos peines et les unir à la Passion de Jésus! Comme Dieu est bon, qui
m'éprouve ainsi, et, du haut de sa Croix sainte, me montre! Me montre ses plaies d'où coule un sang
innocent; me montre obscurément qu'au milieu de l'agonie et de la douleur, ce ne sont pas des plaintes qui
jaillissent, mais des paroles d'amour et de pardon.
Comment ne pas devenir fou!… Il me montre son Cœur ouvert aux hommes, et méprisé… Où a-t-on
pu voir, qui a jamais rêvé semblable douleur!
Comme l'on vit bien dans le Cœur du Christ. Qui peut se plaindre de souffrir?
Seul l'insensé qui n'adore pas la Passion du Christ, la Croix du Christ, le Cœur du Christ, peut
désespérer dans ses propres douleurs…
Mais celui qui aime vraiment, et sent vraiment ce que c’est que de s'unir à Jésus sur la Croix, celui-là
seul peut dire que souffrir est un plaisir, que la douleur est douce comme le miel, que la solitude, l'ennui et
la tristesse qui vient des hommes sont une énorme consolation.
Comme l'on vit bien, auprès de la Croix du Christ!

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Christ Jésus, apprends-moi à souffrir… Apprends-moi cette science qui consiste à aimer le mépris,
l'injure, l'abjection… Apprends-moi à souffrir avec cette joie humble et sans cris qui est celle des Saints…
Apprends-moi à être doux avec ceux qui ne m'aiment pas, ou me méprisent… Apprends-moi cette science
que Tu montres au monde entier au sommet du Calvaire.
Mais je sais bien…, une voix intérieure très douce m'explique tout…, quelque chose que je sens en moi
et qui vient de Toi, sans que je sache l'expliquer, me déchiffre tout le mystère que l'homme ne peut
comprendre… Moi, Seigneur, à ma façon, je le comprends…, c'est l'amour…, tout est là… Je le vois bien,
Seigneur,… je n'ai pas besoin de plus, je n'ai pas besoin de plus…, c'est l'amour, qui pourra expliquer
l'amour du Christ?… Que se taisent les hommes, que se taisent les créatures,… Taisons-nous à tout, pour
entendre dans le silence les susurrements de l'amour, de l'amour humble, de l'amour patient, de l'amour
immense, infini que nous offre Jésus, ses bras ouverts, du haut de la Croix.
Le monde, fou, n'écoute pas… Fou et insensé, il s'envole, enivré dans son propre bruit…, il n'entend
pas Jésus, qui souffre et qui aime du haut de la Croix.
Mais Jésus a besoin d'âmes qui l'écoutent en silence.
Jésus a besoin de cœurs qui, s'oubliant eux-mêmes et loin du monde, adorent et aiment avec frénésie et
à la folie son Cœur douloureux et déchiré par un si grand oubli. Mon Jésus, doux maître de mes amours,
prends le mien.
Je le dépose au pied de ta Croix… Il est auprès de Marie. Mon Jésus, prends-le…, montre-lui tes
blessures… Montre-lui tes douleurs et tes amertumes. Montre-lui tes trésors, pour qu'il apprenne à
mépriser le monde et tout ce qui n'est pas Toi… Montre-lui l'amour… Mets-le près de ton Cœur pour
qu'une fois pour toutes, il s'enivre en tes délices et s'imbibe en ta très pure divinité.
Vierge Marie…, je suis fou, je ne sais plus ce que je demande, je ne sais plus ce que je dis… Mon âme
déraisonne… Je ne sais plus ce que je ressens; mes mots sont maladroits et mal disposés, mais Toi, Vierge
Marie, ma Mère, qui vois les désirs de tous tes fils, tu sauras le comprendre.
Je sais bien que je demande beaucoup, puisque je demande tout.
Moi, en retour, Notre-Dame, j'ai tout donné, et s'il me reste encore quelque chose, prends-le aussi, Notre-
Dame, et donne-le à Jésus. Je sais bien que même si j'avais mille vies pour pouvoir les donner, je ne serais
pas digne de recevoir seulement une bonne pensée de Dieu, mais c'est ma façon de parler. Je sais bien que
j'ai tout donné et…, ce n'est rien. Je n'allègue donc pas ce que le monde croit être des mérites, pour
demander à Jésus un tout petit peu d'amour. Il en donne à qui et quand Il veut. Et puisque les sacrifices et
les renoncements que j'ai fait pour Jésus ne sont pas assez…, je t'offre, Notre-Dame, quelque chose que tu
ne peux pas repousser, quelque chose pour lequel tu dois m'écouter, quelque chose qui fait s'ouvrir les
cieux et que le Père lui-même regarde avec complaisance… C'est, Notre-Dame, la Passion du Christ, ton
Fils… C'est le Sang du Christ; c'est la Croix où mourut le Fils de Dieu.
Notre-Dame, Vierge Marie…, tu vois? avec la Croix, je peux tout.
Ne m'oublie pas, ma Mère…, et pardonne les folies de ce pauvre Oblat trappiste, qui aimerait bien
devenu fou pour de vrai, de tant t'aimer, Toi, Vierge Mère, et de tant aimer son obsession…, c'est-à-dire la
Croix de Jésus son Divin Modèle. Ainsi soit-il.

10 avril 193818.
Je prends aujourd'hui la plume pour continuer comme toujours à louer Dieu. J'aimerais ne pas parler
de moi-même et parler seulement de Jésus, mais j'ai mon Dieu si en-dedans de moi! Elle est si
merveilleuse, l'œuvre qu'Il fait peu à peu dans mon âme! qu'en relatant et racontant ce qui m'arrive à moi,
pauvre et misérable pécheur, dans mes relations avec Lui…, je lui rends gloire à Lui.
J'aimerais bien disparaître, et d'une certaine manière, c'est bien ce qui m'arrive, puisqu'Il remplit tout…
Comme Dieu est bon! Moi, je n'ai rien fait pour Jésus, et pourtant…, comme sa miséricorde est grande!…
Je ne vais pas plus loin et je ne sais pas quoi ajouter.
Mon âme s'abîme devant une si grande merveille et reste muette. Je ne vois qu'une pauvre créature
sortie du monde, et de quel monde!, par la grâce, et rien que la grâce de Dieu, et conduite dans la solitude
pour y coopérer, presque sans s'en rendre compte, à une des plus grandes et des plus merveilleuses
grandeurs de Dieu…
Et quelle est cette merveille? Cette merveille, c'est l'étonnant miracle de voir une âme comme la
mienne, pauvre, nue, pleine du monde et de ses vices…, la voir aimée de Dieu, conduite par Lui sur les
humbles sentiers de la pénitence, soutenue par Lui dans ses nombreuses faiblesses et misères, tentations et
désolations…

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Dieu en train de faire son œuvre en mon âme…, en train de transformer mon cœur et de l'élever
jusqu'à Lui, en le sortant du milieu des créatures et en le comblant de son amour… Dieu l'Eternel, en train
de me conduire et de me guider, moi… Qui ne s'étonnerait pas? Qui ne serait frappé de stupeur?
Ah, si le monde me connaissait et pouvait voir ce que je suis… Si les hommes pouvaient voir mes
maladresses et mon cœur dur, ils resteraient muets devant la grandeur de Jésus, qui ne dédaigne pas de
s'occuper de ce pauvre homme, plus digne de pitié que d'amour… Et Dieu m'aime… Ah, et de quelle
manière!… Je le sais bien, cela, et personne plus que moi. Si je pouvais le proclamer!… Si j'avais des mots
qui soient suffisamment expressifs pour cela!
Mais je ne sais pas…, je suis très gauche, et encore plus pour parler de cela… Et si je voulais être
sincère, plutôt que parler, j'aimerais bien rugir ou mugir comme les taureaux… Comme Dieu est grand!
Une des transformations que Jésus a opérées dans mon âme, c'est l'indifférence. Je suis moi-même
étonné, car je vois que suis arrivé à comprendre quelque chose qu'auparavant, je ne comprenais pas.
Je savais que ne rien désirer est très agréable à Dieu et que c'est le chemin pour parvenir à faire sa
volonté… Mais je le savais par la lumière de l'intelligence… Je comprenais par la raison une doctrine si
sublime. Je désirais acquérir cette vertu de la sainte indifférence et je l'ai demandée à Jésus.
Il n'y a aucun mérite à ne rien désirer, quand on aime Dieu, car c'est tout naturel. C'est ce que je vois
maintenant.
Comment peut-on aimer la vanité, quand on aime Dieu? Et tout ce que nous, nous désirons et que
Dieu ne désire pas est vanité. Ne vouloir que ce que Dieu veut est tout ce qu'il y a de plus logique pour
celui qui l'aime pour de vrai… Hormis ses désirs… nos désirs n'existent pas, et s'il en existe un, c'est que
celui-là est conforme à sa volonté, et s'il ne l'était pas, alors, ce serait que notre volonté n'est pas unie à la
sienne…
Mais si nous sommes vraiment unis par amour à sa volonté, nous ne désirerons rien qu'Il ne désire,
nous n'aimerons rien qu'Il n'aime, et en étant abandonnés à sa volonté, nous serons indifférents à quoi que
ce soit qu'Il nous envoie, en quelque endroit qu'Il nous mette… Tout ce qu'Il voudra de nous, ne nous
sera pas seulement indifférent: cela nous sera même agréable.
Je ne sais pas s'il n'y a pas d'erreur dans tout ce que je dis; je me soumets en tout à celui qui s'y
entendra. Pour moi, je ne dis que ce que je sens, et la vérité, c'est que je ne désire rien d'autre que de
l'aimer, Lui, et tout le reste, je le remets entre ses mains; que sa volonté soit faite.
Je suis chaque jour plus heureux en mon complet abandon entre ses mains. Je vois sa volonté jusque
dans les choses les plus petites et minuscules qui puissent m'arriver.
De tout, je tire un enseignement qui me sert pour comprendre davantage sa miséricorde envers moi.
J'aime avec tendresse ses desseins et cela me suffit. Je suis un pauvre homme ignorant ce qui me
convient et Dieu veille sur moi comme personne ne peut s'en douter.
Qu'y a-t-il d'extraordinaire à ce que je ne désire rien, si cela me va si bien, lorsque je mets mon unique
désir en Dieu, et que j'oublie le reste?
Ou plutôt, ce n'est pas que j'oublie mes désirs: ceux-ci se font si insignifiants et si indifférents, que
plutôt que de les oublier, ils disparaissent, et il ne reste plus dans mon esprit qu'un contentement très grand
à voir que je ne désire avec impatience que faire ce que Dieu veut de moi, et en même temps une joie
énorme à me voir comme allégé d'un poids si lourd, à me voir libre de ma volonté que j'ai placée auprès de
celle de Jésus.
Le seul désir que me reste, c'est une grande envie d'obéir. J'aimerais ne plus décider pour moi, et que
tout, absolument tout, me soit ordonné. J'ai encore une grande liberté; et comme je n'ai pas de directeur
spirituel, j'ai parfois très peur de me tromper et de voir la volonté de Dieu dans ce qui n'est que mon
caprice.
Mon Jésus, viens à mon aide.
Vierge Marie, ne m'abandonne pas.
Si l'on me disait en détail ce que je dois faire pour être saint et agréable à Dieu, je crois qu'avec l'aide de
Dieu et de Marie, je le ferais en entier.
Avec Jésus à mes côtés, rien ne me paraît difficile, et le chemin de la sainteté me semble à chaque fois
plus facile. Il me paraît consister plus à enlever des choses qu'à en ajouter. Il se réduit peu à peu à la
simplicité, plutôt qu'il ne se complique de choses nouvelles.
Et au fur et à mesure que l'on se détache d'un si grand amour désordonné pour les créatures, et pour
nous-mêmes, il me semble que l'on s'approche de plus en plus de l'unique amour, de l'unique désir, de
l'unique but de cette vie… de la vraie sainteté, et c'est Dieu.

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Comme Dieu est bon, Lui qui m'apprend peu à peu tout cela!… Comme Dieu est bon envers moi!…
Saurai-je agir en retour comme je le dois?
Seigneur, ne regarde pas mes actes, ni mes paroles, regarde mon intention et si elle n'est pas bien
dirigée vers toi, redresse-la. Ne permets pas, mon Seigneur, que je sois ingrat et que je perde mon temps.
Comme l'on vit bien loin des hommes et près de Toi. Quand j'entends le bruit que fait le monde;
quand je vois le soleil qui inonde les champs et illumine les oiseaux en liberté; quand je me rappelle les
jours heureux que j'ai passés dans mon foyer…, je ferme les yeux, je me bouche les oreilles et j'étouffe les
voix du souvenir et je dis…, quel bonheur c'est que de vivre avec le Christ… Je n'ai rien et j'ai le Christ…
Je ne possède rien ni ne désire rien, et je possède et je désire le Christ… Je ne jouis de rien et ma joie, c'est
le Christ.
Et là, dans mon cœur, je suis complètement heureux, même si ce n'est pas le mot pour désigner l'état
de mon âme.
Les créatures me sont indifférentes, si elles ne me conduisent pas à Dieu. Je ne veux pas de la liberté, si
elle ne me conduit pas à Dieu. Je ne veux pas de consolations, de plaisirs et de joies, je ne veux que la
solitude avec Jésus, l'amour pour la Croix et les larmes de la pénitence.
Mon Jésus, mon doux amour, ne permets pas que je sois séparé de Toi.
Marie, ma Mère, sois ma seule consolation.
L'autre jour, j'ai essayé la coule que le Révérend Père Abbé me laissera revêtir, par une faveur spéciale,
à partir du jour de Pâques. J'ai toujours eu une grande envie de pouvoir porter un jour la coule
cistercienne. Mais…, elle est si neuve et si blanche, qu'ensuite, j'ai eu beaucoup de honte de ce désir puéril;
car ce n'est pour moi qu'une vanité devant les hommes.
Le Christ, qui est mon Maître, en ces jours, a été dépouillé devant la foule qui l'insultait…, et moi, on
m'habille… Puis-je en tirer un vain orgueil?… Je serais bien insensé de ne pas voir une grande humiliation
le jour de Pâques, quand moi, le dernier disciple du Christ, je me présenterai à la Communauté avec la
coule neuve et reluisante de l'Ordre Cistercien… C'aurait valu bien mieux de me revêtir d'un "sac".
Mais cela encore aurait été une vanité puérile, et en réalité, aujourd'hui, je suis arrivé à la conclusion que
ça m'est égal. Au bon du compte, vêtu de soie, de laine, ou de sac, cela ne doit en rien changer mon cœur
qui est ce qui, un jour, vaudra aux yeux de Dieu. Tout le reste est extérieur et vaudra quelque chose aux
yeux des hommes, mais ce ne sont pas eux qui me jugeront.
Seigneur…, Seigneur…, combien les hommes sont insensés!! Un morceau de chiffon nous procure du
plaisir, et un grand de sable nous procure de la douleur.
Prends pitié des hommes, Seigneur!

12 avril 193819.
Je ne trouve qu'en Dieu ce que je cherche, et je le trouve en une telle abondance, que cela m'est égal de
ne pas trouver chez les hommes ce qui fut un jour mon illusion. Illusion qui s'en est allée…
J'ai cherché la "vérité" et je ne l'ai pas trouvée. J'ai cherché la "charité" et je n'ai vu chez les hommes
que quelques petites étincelles qui n'ont pu combler mon cœur assoiffé d'elle… J'ai cherché la paix et j'ai
vu qu'il n'y a point de paix sur la terre.
L'illusion s'en est allée, s'en est allée doucement, sans que je m'en rende compte… Le Seigneur qui est
celui qui m'a trompé pour me conduire jusqu'à Lui, me l'a fait voir…
Et maintenant, comme je suis heureux! Que cherches-tu chez les hommes? me dit-Il. Que cherches-tu
sur la terre où tu es un étranger de passage? Quelle paix désires-tu? Comme le Seigneur est bon, qui me
met à l'écart de la vanité et de la créature!
A présent, je vois clairement que la véritable paix est en Dieu…, que la vraie charité est en Jésus…, que
le Christ est l'unique Vérité.
Aujourd'hui à la sainte communion, quand j'avais Jésus dans mon cœur, mon âme nageait dans
l'énorme et immense joie de posséder la Vérité… Je me voyais maître de Dieu, et Dieu maître de moi… Je
ne désirais rien qu'aimer profondément ce Seigneur qui, dans son immense bonté, consolait mon cœur
assoiffé de quelque chose dont je ne savais pas ce que c'était et que je cherchais en vain dans la créature, et le
Seigneur me fait comprendre, sans bruit de paroles, que ce que mon âme désire, c'est Lui… Que la Vérité,
la Vie et l'Amour, c'est Lui… Et que si je l'ai, Lui… qu'est-ce que je cherche, qu'est-ce que je demande?…
qu'est-ce que je veux?

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Rien, Seigneur…, le monde est trop petit pour contenir ce que Tu me donnes. Qui pourra expliquer ce
que c'est que de posséder la Suprême Vérité? Qui aura suffisamment de mots pour dire ce que c'est: je ne
désire rien, puisque j'ai Dieu?
Mon âme pleure presque de joie… Qui suis-je, Seigneur? Où mettrai-je mon trésor, pour qu'il ne se
souille pas? Comment puis-je vivre tranquille, sans craindre qu'on me le dérobe? Que fera mon âme pour
te remercier?
Pauvre Frère Raphaël, quelle réponse devras-tu faire devant Dieu pour le si grand bienfait qu'il te fait
ici! Tu as un cœur de pierre, à ne pas pleurer tant d'ingratitudes et tant de mépris envers la divine grâce.
Je vis, mon Seigneur, noyé dans mes propres misères, et en même temps, je ne rêve ni ne vis que pour
Toi. Comment faut-il comprendre cela? Je vis assoiffé de Toi… Je pleure mon exil, je rêve du ciel; mon
âme soupire après Jésus, en qui elle voit son Trésor, sa Vie, son seul Amour; je n'attends rien des
hommes… Je t'aime à la folie, mon Jésus, et pourtant, je mange, je ris, je dors, je parle et j'étudie et je vis
parmi les hommes sans faire de folies, et j'ai même honte de voir que…, je cherche mon confort.
Comment faut-il expliquer cela, Seigneur?
Comment se peut-il que Tu mettes ta grâce en moi? Si je m'en rendais digne en quelque mesure…, je
comprendrais peut-être.
Mon Jésus, pardonne-moi…, je devrais être saint, et je ne le suis pas. Et c'est moi, celui qui,
auparavant, se scandalisait de deux ou trois misères des hommes? Moi?… Quelle absurdité.
Puisque Tu m'as donné la lumière pour voir et comprendre, donne-moi, Seigneur, un cœur très grand,
très grand pour aimer ces hommes qui sont tes fils, mes frères, en qui mon énorme orgueil voyait des
fautes tandis que je ne me voyais pas moi-même.
Si Tu avais donné au dernier d'entre eux ce que Tu m'as donné à moi. Mais Tu fais tout bien… Mon
âme pleure ses mauvaises habitudes d'antan… Elle ne cherche plus la perfection dans l'homme…, elle ne
pleure plus de ne pas trouver où se reposer…, elle a déjà tout.
C'est Toi, mon Dieu, qui comble mon âme; c'est Toi ma joie; c'est Toi ma paix et ma tranquillité. C'est
Toi, Seigneur, mon refuge, ma forteresse, ma vie, ma lumière, ma consolation, mon Unique Vérité et mon
Unique Amour. Je suis heureux, j'ai tout!
Une grande douceur m'inonde le cœur quand je pense à ces faveurs si profondes que me fait Jésus.
Comme mon âme s'inonde de charité vraie envers l'homme, envers le frère faible, malade… Comme elle
comprend et avec quelle douceur elle excuse la faiblesse qui, auparavant, lorsqu'elle la voyait chez le
prochain, la faisait souffrir… Ah! Si le monde savait ce que c'est que d'aimer un peu Dieu, il aimerait aussi
le prochain.
En aimant Jésus, en aimant le Christ, forcément, on aime aussi ce qu'Il aime. Est-ce que Jésus n'est pas
mort d'amour pour les hommes? Eh bien, en transformant notre cœur en celui du Christ, nous ressentons
et notons aussi ses effets… Et le plus grand de tous, c'est l'amour…, l'amour pour la volonté du Père, l'amour pour
tout le monde qui souffre, qui souffre… C'est le père, c'est le frère lointain, qu'il soit anglais, japonais ou
trappiste. L'amour pour Marie… Bref, qui pourra comprendre le cœur du Christ? Personne, mais il y a des
gens qui ont des étincelles de ce cœur…, bien cachées…, bien en silence, sans que le monde s'en
aperçoive.
Mon Jésus, comme Tu es bon. Tu fais tout merveilleusement bien. Tu m'apprends le chemin; Tu
m'apprends la fin.
Le chemin, c'est la douce Croix…, c'est le sacrifice, le renoncement, parfois la bataille sanglante qui se
résout en larmes au calvaire, ou au jardin des Oliviers; le chemin, Seigneur, c'est d'être le dernier, le
malade, le pauvre Oblat trappiste qui parfois souffre auprès de ta Croix.
Mais ça ne fait rien; au contraire…, on ne jouit de la douceur de la douleur qu'en souffrant
humblement pour Toi.
Les larmes auprès de ta Croix sont un baume dans cette vie de renoncement continuel et de sacrifice;
et les sacrifices et les renoncements sont agréables et faciles, quand l'âme est animée par la charité, la foi et
l'espérance.
Voilà comment Tu transformes les épines et roses. Mais la fin?… La fin, c'est Toi, et rien que Toi… La
fin, c'est l'éternelle possession de Toi, là-bas, au ciel avec Jésus, avec Marie, avec tous les anges et les
saints. Mais ça, ce sera là-bas, dans le ciel. Et pour donner du courage aux faibles, aux débiles et aux
pusillanimes comme moi, Tu te montres parfois au cœur et Tu lui dis…, que cherches-tu? que veux-tu?
qui appelles-tu?… Tiens, regarde ce que je suis… Je suis la Vérité et la Vie.

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

Et alors, Tu verses dans l'âme des délices que le monde ignore et ne comprend pas. Alors, Seigneur, Tu
comble l'âme de tes serviteurs de douceurs ineffables qui se ruminent en silence, que l'homme ose à peine
expliquer…
Mon Jésus, combien je t'aime, malgré ce que je suis…, et pire et plus misérable je suis, plus je t'aime…,
et je t'aimerai toujours et je m'accrocherai à Toi et je ne te lâcherai pas, et… je ne sais plus ce que je
voulais dire.
Vierge Marie, aide-moi!

13 avril 193820.
Jésus très aimé, mon Dieu. Je vois bien, Seigneur, que je ne fais rien pour ton service. J'ai bien peur de
perdre mon temps… Les heures, les jours et les mois passent, et ce ne sont que bonnes paroles et bonnes
intentions, mais les œuvres ne paraissent pas.
Aujourd'hui, Seigneur, pendant la sainte messe, je voyais ma grande inutilité et je considérais comme
toujours tes grands bienfaits… Je voyais ton immense pitié envers moi, qui me permettait d'assister au
saint sacrifice, jour après jour, et moi, comme un imbécile. Quand commencerai-je, mon Seigneur, à te servir
vraiment?…
Je suis toujours en train de commencer, et je ne vois pas que je fasse quoi que ce soit… Je mène une
vie gâtée, confortable et sans mortifications… D'une part (mais seulement d'une part), parce que les
supérieurs m'en empêchent, et d'autre part (la plus importante), parce que je ne me décide pas, et
l'austérité me fait reculer, de sorte que je ne suis ni un laïc, parce que je vis en religion, ni un religieux,
parce que je vis comme un laïc… Que suis-je alors, mon Dieu?… Je ne sais pas, et parfois, quand j'y
pense, il me semble que ça m'est égal…, mais ce qui en revanche m'importe et me préoccupe, c'est que,
d'une manière ou d'une autre, je ne me soucie pas autant que je devrais de me mortifier, de renoncer à
moi-même, de vivre davantage pour Toi que pour les autres ou pour moi.
Je recherche beaucoup de confort… Je suis encore très attaché à mes goûts et mes opinions… Je vois
encore souvent en moi ce Raphaël du monde, orgueilleux, vaniteux, critique, dont la seule vie consistait
dans la table, le vêtement et le vice… Ah! Seigneur, quand je me souviens…, laissons cela de côté pour
aujourd'hui.
Mon Seigneur, peut-être qu'à présent, je ne fais rien de mal, mais, sûrement, rien de bon non plus…
Ma vie est celle d'un imbécile dans un monastère. Je ne sers à Dieu ni corporellement ni spirituellement.
Tout revient à dire: comme Dieu est bon, combien je l'aime, combien Il m'aime…, et à baver, comme on
dit vulgairement.
Quand je pense à mon inutilité, je m'angoisse vraiment. J'ai une telle dette envers Dieu!
Je ne fais pas bien l'oraison, ni la méditation, ni la lecture; au travail…, je travaille à peine. Quand je
mange et je dors, je ne fais que cela… manger et dormir comme une petite bête, et je ne peux pas
continuer comme ça…, je ne dois pas continuer. Mais que puis-je faire? Inutile et malade… Pauvre Frère
Raphaël!! contente-toi de purifier ton intention à chaque instant, et à chaque instant aimer Dieu; de faire tout
par amour et avec amour… L'acte en soi n'est rien, et ne vaut rien. Ce qui vaut, c'est la manière de le
faire… Quand comprendras-tu cela? Comme tu es lent.
Quand comprendras-tu que la vertu ne consiste pas à manger de l'oignon, mais à manger de l'oignon
par amour pour Dieu? Quand comprendras-tu que la sainteté ne consiste pas à faire des actes extérieurs,
mais en l'intention intérieure de chaque acte, quel qu'il soit?… Si tu le sais, pourquoi ne l'appliques-tu pas?
Je le fais déjà, Seigneur, mais je le fais mal. Je n'ai pas d'humilité et j'aimerais faire ce qui est mon
caprice…, rechercher ce qui est ma volonté, même dans la pénitence…
Mon Dieu, mon Dieu, aide-moi à faire humblement ta volonté. Aide-moi à te servir, en aimant ma
propre faiblesse et inutilité… Seigneur, Seigneur, regarde mon intention et purifie-la, Toi.
Que pourrai-je faire sans Toi! Quand bien même je m'égorgerais vif à force de pénitence, qu'est-ce que
cela vaut si Toi, Tu ne le veux pas et moi, j'y mets de la vanité et mon goût propre?
Que soit fait, Seigneur, ce que Tu voudras de moi, mais écoute, mon Jésus, ne permets pas que le
démon me trompe. Montre-moi ce que Tu veux, pour que je le fasse, et donne-moi un esprit humble pour
le voir et l'accomplir. Ne permets pas, mon Jésus, que je rejette tes divines insinuations.
Je comprends que je peux faire quelque chose de plus que ce que je fais, et que Tu l'accepteras.
Donne-moi des forces, Vierge Marie.

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X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

14 avril 1938. Jeudi Saint.


Aujourd'hui a été un jour heureux pour moi. A la sainte communion, j'ai promis de ne pas abandonner
le Seigneur durant ces jours de sa Sainte Passion. Toujours auprès de moi; très en-dedans de mon cœur, et
très uni aux souffrances de ta Croix. Mon Jésus, ne permets pas que je sois séparé de Toi. Mon doux
Jésus, combien je t'aime!
En m'approchant pour communier, je me souvenais de l'Apôtre Saint Jean, que Tu as laissé se coucher
sur ton sein pendant la Cène. Est-ce que je dois l'envier? Ses vertus, oui, mais pas ton amour…
Mon Jésus, je ne suis pas digne, tu le sais bien, et pourtant, Tu me laisses moi aussi reposer auprès de
ton Cœur Divin comme le Disciple Aimé. Je te promets de t'aimer beaucoup, comme personne dans la
Communauté, plus que tous réunis, et de ne pas t'abandonner en tes douleurs et en ta Passion Très Sainte.
Vierge Marie, aide-moi à être fidèle à mon bon Jésus.
Le jour s'en est allé… Un jour de plus dans le compte final, et un jour de moins dans l'exil de la vie…
Le Jeudi Saint s'en est allé et avec lui, la consolation de l'avoir vécu pour Dieu et avec Dieu. Comment
demain sera-t-il?… J'ai peur. Je n'ai aucune confiance en moi-même. J'ai très peur, quand je vois que je suis
si heureux avec Jésus, et seulement avec Jésus.
J'ai tant souffert depuis quatre ans! J'ai tenu mon âme détachée pendant si longtemps!…, que
maintenant, en voyant qu'une telle chose a été nécessaire pour cela…, j'ai peur et je ne sais pas de
quoi.
Pas de la souffrance, non, pas de cela. Je n'ai peur de rien de ce qui pourrait me venir des hommes,
mais après avoir eu Dieu…, j'ai peur de le perdre. On vit si bien ainsi!
Aujourd'hui, Jeudi Saint, jour où le Seigneur réunit ses disciples et leur promit de rester avec eux pour
toujours21, moi aussi dans ma petitesse, je me suis approché de Jésus, en lui demandant qu'Il reste aussi
avec moi, et m'admette à sa table, et me permette de vivre avec Lui et de le suivre partout comme une
ombre…
J'ai demandé à Jésus de me permettre de poser ma tête sur son sein comme Saint Jean… Je lui ai
demandé de ne pas se séparer de moi, même s'il me voit faible et misérable… Je lui ai demandé d'écouter
mes prières… J'ai parcouru le monde entier pour montrer à Jésus tout ce que je voulais qu'Il arrange:
l'Espagne…, la guerre…, mes frères, tant de cœurs que j'aime…, mes parents…, que sais-je encore?
J'ai tout montré à Jésus et je lui ai dit: Seigneur, moi, prends-moi et Toi, donne-toi au monde. Partage ce que
Tu me donnes à moi… Laisse-moi partager le trésor que j'ai avec ceux qui sont dans le besoin dans le
monde… Ils sont si nombreux!… Et moi, laisse-moi, pauvre, avec Toi…, je ne veux que ton amour, ton
amitié…, ta compagnie…, accepte-moi, Seigneur, comme je suis, malade, inutile, distrait et négligeant.
Et le Seigneur m'a écouté… J'ai senti son amour très en-dedans, très profond… J'ai vu mon immense
trésor, et j'ai peur de le perdre.
Que faire?… Je ne sais pas…, j'entends les hommes parler, discuter… Je les vois avec leurs efforts,
attachés à la terre… personne ne parle de Dieu… Tout est bruit, même à la Trappe.
J'aimerais, Seigneur, ne pas vivre, pour ne pas troubler l'envie d'amour dont souffre mon âme…, car
celui qui fait le plus de bruit, c'est moi… Accroché à mon crucifix, j'aimerais mourir.
Tout est un reproche pour moi… Toi seul, Seigneur!… Toi seul!
Combien j'ai peur de te perdre, mon bon Dieu! Je vois comme Tu m'aimes, mais je vois aussi ce que je
suis, et ce que j'ai été.
Comme on vit bien avec Toi! Si le monde savait!
Demain, Vendredi Saint… je serai auprès de ta Croix. Ca m'est égal de ne pas te recevoir demain à la
communion, parce que j'ai convenu aujourd'hui avec Toi que je ne me séparerais pas de Toi, et cela a paru
te plaire; la communion d'aujourd'hui servira pour aujourd'hui et pour demain.
Ah! je ne sais pas écrire, et si j'écris, je dirais des folies… Mieux vaut que je me taise.

Dimanche de Pâques, 17 avril 1938. Aujourd'hui, le Révérend Père Abbé m'a donné la coule et le
scapulaire noir. Je mentirais si je disais que je ne me suis pas laissé emporter aujourd'hui par la vanité. Quel
pauvre homme je suis!
Seigneur, Seigneur, prends pitié de moi et fais-moi miséricorde. Je ne suis pas plus grand ni plus petit
en ta présence pour être ici ou là, pour être habillé d'une manière ou d'une autre… Nous, les hommes,
nous sommes bien puérils et nous jouons comme des enfants… Nous mettons notre idéal en des choses
qui font rire les anges. Seigneur, donne-moi ta sainte crainte, emplis mon cœur de ton Amour et le reste…
Vanitas vanitatem [sic].

30
X. MORALES, « ‘Dieu et mon âme’. Le dernier cahier (février 1937-avril 1938) », Collectanea Cisterciensia
62 (2000), p. 101-153.

J'attends chaque fois moins des hommes… Quelle grande miséricorde que celle de Dieu! Il supplée
avec excès à ce qu'ils ne me donnent pas.
Je vois peu à peu avec une clarté plus aiguë que celui qui pose les yeux sur la terre et les créatures perd
son temps… Jésus seul comble le cœur et l'âme.

1
Du 7 février au 15 décembre 1937. La guerre rendait très difficile le séjour de Raphaël à l’Infirmerie.
2
En fait, la quatrième fois.
3
Après les élections troublées du printemps 1936, le général Franco se soulève avec les troupes du Maroc, au
petit matin du 18 juillet 1936. Le frère de Raphaël, Luis Fernando, qui faisait ses études en Belgique, rentre pour
s’engager dans les troupes franquistes.
4
Ste. Thérèse de Jésus.
5
Cf. Imitation de Jésus II, 7.
6
Cf. Mt 20, 8. C'est l'Evangile du jour.
7
En 1934.
8
Os 2, 14.
9
Jn 11, 25.
10
Jeu de mots intraduisible: le même mot signifie aussi "la santé".
11
27 février 1938.
12
Cf. Ps 127, 1.
13
Il s'agit d'une espèce de langage des signes utilisé par les moines pour ne pas rompre le silence régulier.
14
Ps 118, 19 de la Vulgate.
15
Luis Fernando, lieutenant dans les forces franquistes, rend visite à son frère pour la dernière fois, au cours
d'une permission, le 25 mars 1938. Lui-même devait entrer à la Chartreuse quelques années plus tard.
16
Raphaël était sans directeur depuis l'hiver 1936. L'abbé avait à cette époque changé les confesseurs du
noviciat, et Raphaël ne pouvait donc plus se confier à son directeur, le père Théophile Sandoval Fernández. Les
conseils du nouveau confesseur ne lui donnaient que de l'angoisse, et Raphaël ne recourut donc plus à la
direction spirituelle. Mais son ancien confesseur lui avait suggéré, dans une dernière entrevue, de tenir ce cahier,
qui pourrait servir à l'occasion pour reprendre sa direction.
17
Qui venait prendre possession du siège de Valladolid.
18
Dimanche des Rameaux.
19
Mardi Saint.
20
Mercredi Saint.
21
Cf. Mt 28, 20.

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