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“Religion et intégrisme,
ou les paradoxes
du désenchantement
du monde”
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur
de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Micheline Milot,
Courriel : milot.micheline@uqam.ca
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour
Macintosh.
Introduction
Résumé
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 4
Micheline Milot,
Sociologue, département de sociologie, UQAM
Introduction
Notre époque, devenue «indifférente aux dieux et aux prophètes 1», semble,
paradoxalement, les voir réapparaître à travers des discours qui prônent la référence
aux textes sacrés en tant qu'unique critère de l'organisation de la vie publique:
revendications de territoire, tentatives de conquêtes du pouvoir, militantismes
volontiers violents visant à restaurer l'ordre social. Les revitalisations religieuses aux
prétentions politiques font saillie sur le mur uniforme de la rationalité formelle
désenchantée. La sociologie, qui avait eu tendance à écarter le fait religieux de sa
lecture de la modernité, en prédisant son rapetissement infini dans les sociétés
modernes, a dû se doter de moyens d'analyser l'importance qu'il y conservait, malgré
l'irréligion croissante et l'effondrement de l'emprise des systèmes religieux sur
l'ensemble de la vie sociale.
I.
Religion et modernité,
une dynamique complexe
Les Marx, Durkheim et Weber ont fourni, chacun à sa façon, les bases
sociologiques d'une interprétation des avancées de la modernité concomitantes du
«dépouillement des dieux». Cependant, aucune de leurs théories respectives n'a pu
fournir une véritable caution sociologique à l'hypothèse de la fin de la religion. Le
dépérissement de la religion ne fait aucun doute à l'intérieur de chacune de ces
problématiques. Toutefois, selon Marx, il faut extirper les fondements matériels de
l'aliénation pour que les hommes soient délivrés des illusions religieuses, l'opium qui
leur tient lieu de vision fataliste du monde. La conception marxiste a ainsi rattaché à
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 8
2 J. Séguy, «Rationalisation, modernité et avenir de la religion chez Max Weber», Archives des
sciences sociales des religions, nos 69-71, janvier-mars 1990, p. 127-138.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 9
[...] non pas [comme un] processus d'effacement de la religion dans une société massivement
rationalisée, mais [comme un] processus de recomposition du religieux, à l'intérieur d'un
mouvement plus vaste de redistribution des croyances, dans une société dont l'incertitude est -
du fait même du primat qu'elle accorde au changement et à la novation - la condition
structurelle 6.
valeurs finirait par «assimiler» les différents groupes sociaux. Les mouvements
sociaux liés à l'ethnicité ne sont pas disparus sous l'effet de la diffusion progressive
d'un modèle d'État-nation transcendant les particularismes. On a, au contraire,
observé des renouveaux ethniques analogues aux revitalisations religieuses, les uns et
les autres se confrontant avec les logiques dominantes des démocraties libérales.
[...] la société moderne suscite les insatisfactions et les sentiments d'échec par les
contradictions entre les idéaux qu'elle pose et les réalités concrètes de la vie sociale. Elle
proclame la valeur de l'égalité mais ne peut éviter les inégalités de fait. [...] Elle accorde une
valeur absolue à l'individu en tant que tel et tend à le réduire à son rôle dans les organisations
technico-bureaucratiques. [...] Elle a pour vocation un universel abstrait, alors que se
maintient la réalité concrète des enracinements particuliers, nationaux, religieux ou
ethniques 8.
8 Ibid., p. 157.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 11
dériveraient non pas de l'échec de celle-ci, mais des contradictions inhérentes à son
déploiement et à sa radicalisation 9.
9 Voir, entre autres, sur cette problématique, les deux numéros spéciaux de la revue Archives des
sciences sociales des religions sur le thème «Croire et modernité», sous la direction du sociologue
J.-P. Willaime, no 81, Paris, Éditions du CNRS, 1993; voir aussi G. Davie et D. Hervieu-Léger
(dir.), Identités religieuses en Europe, ouvrage cité; N. J. Cohen (dir.), The Fundamentalist
Phenomenon. A View from Within, a Response from Without, Grand Rapids (Mich.), William B.
Eerdmans Publ. Co., 1990; P. Michel (dir.), Religion et démocratie, Paris, Albin Michel, 1997; R.
Lemieux et M. Milot (dir.), Les croyances des Québécois. Esquisse pour une approche empirique,
Cahiers de recherches en sciences de la religion, vol. 11, 1992.
10 D. Schnapper, art. cité, p. 157.
11 G. Kepel, «Mobilisations religieuses et désarrois politiques à l'aube de l'an 2000», Encyclopédie
des religions, Paris, Bayard, 1997, vol. 2, p. 2419.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 12
mais ses conséquences ont une portée sociale et politique «inquiétante» pour l'idéal
démocratique.
II.
L'activisme religieux:
précisions conceptuelles
L'intégrisme recouvre des réalités fort diverses, au point qu'il est parfois difficile
de justifier le recours à une même catégorie d'analyse. Qu'ont en commun
l'ultra-orthodoxie juive israélienne, l'intégrisme islamique, l'impérialisme capitaliste
américain, la Conscience de Krishna, les Témoins de Jéhovah, l'orthodoxie
balkanique du Kosovo? L'intégrisme - comme le modernisme - est un concept
polémique, forgé par ses adversaires. Il est donc en quelque sorte un sobriquet,
comme le notait Émile Poulat. Il a fallu d'abord le dégager de cette étiquette
infamante, afin de le rendre acceptable comme catégorie sociologique permettant de
discerner les rapports de force qui interviennent dans les sociétés qui le produisent ou
le reproduisent.
D'un point de vue sociologique, on peut considérer que toutes les traditions
religieuses ont été, et sont encore, confrontées aux conditions structurelles de la
modernité, entre autres: la rationalité formelle, qui s'oppose à la rationalité
substantive véhiculée par les religions; le pluralisme et ses effets de relativisation de
toutes les vérités qui se proclament chacune unique; le dualisme du privé et du public
qui porte directement atteinte aux visées globalisantes des référentiels religieux; la
sécularisation et ses conséquences, notamment la déligitimation du religieux dans
l'organisation de la vie sociale et politique. En somme, les références extra-sociales
de type religieux se trouvent évincées de l'ordre social et moral de la modernité.
Les traditions religieuses peuvent résoudre les dilemmes que crée le monde
moderne selon des modes différents. Premièrement, il y a la voie la plus conservatrice
et la plus auto-protectrice qui est celle du repli du groupe religieux sur lui-même,
avec le rejet de tout rapport et de tout compromis avec l'un ou l'autre des aspects de la
modernité. Les groupes religieux de ce type vont mettre en place une forte
organisation communautaire et institutionnelle permettant aux membres de cette
communauté d'avoir accès à tous les services nécessaires (santé, éducation,
commerces, etc.) sans qu'ils doivent se tourner vers le monde extérieur. Certaines
formes du judaïsme hassidique et la communauté amish aux États-Unis peuvent
illustrer cette tendance. On parlera ici de traditionalisme religieux. Les courants
traditionalistes agissent généralement à l'intérieur du seul champ religieux, tentant de
maintenir indemne l'héritage de la tradition originelle. Leur action vise directement
les coreligionnaires qui auraient dénaturé l'orthodoxie religieuse de la tradition par un
trop grand nombre de compromis avec le monde moderne. Ils ne sont généralement
pas porteurs d'une visée de transformation du social au-delà de leur propre
communauté.
Un deuxième mode que peuvent adopter les groupes religieux dans leur rapport à
l'ordre moderne est l'accommodation. Selon cette voie, la conception du monde
moderne et ses principaux axes normatifs ne font pas l'objet d'une répudiation.
L'individualisme, les droits de l'homme, le souci du bien-être seront intégrés à
l'intérieur du langage religieux, quitte à devoir recourir à certaines interprétations
renouvelées des données de la tradition. Un certain degré de traditionalisme peut être
conservé pour certains éléments du corpus religieux, alors que d'autres seront plus
facilement adaptés au monde moderne. Les groupements de type «église», tels que les
a décrits Ernst Troeltsch 12, ont tous recherché un compromis avec les avancées de la
modernité. Ainsi, l'humanisme et la problématique des droits individuels font partie
du discours de l’Église catholique, qui n'en révise pas pour autant la question de la
12 E. Troeltsch, Soziallehren des christichen Kirchen und Gruppen, Tubingen, Mohr, 1912;
traduction des «Conclusions» par M.-L. Letendre, Archives de sociologie des religions, no 11,
1961.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 14
place des femmes dans son organisation. Les groupements de type église ne
renoncent pas à un discours critique sur les effets de la modernité. Cependant, ils
n'aspirent pas à se substituer aux mécanismes de gestion sociale et politique des
sociétés modernes.
a) L'intégrisme ou la radicalisation
du fondamentalisme
13 Notons ici que l'emploi usuel du terme secte a généralement une forte connotation péjorative et ne
correspond pas à l'usage sociologique de ce concept.
14 O. Roy, Généalogie de l'islamisme, Paris, Hachette, 1995, p. 21.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 15
sociologique de toute religion, bien qu'il ne soit pas exclusif à la seule idéologie
religieuse. Il affleure chaque fois qu'à l'intérieur d'un système idéologique donné se
pose la question de l'adaptation à la nouveauté, chaque fois qu'apparaissent des
possibilités de transformation radicale du cadre de légitimation des valeurs, de la
vision du monde et des normes sociales véhiculées par une longue histoire qui en
garantit la pérennité.
III.
Les traits essentiels
du radicalisme religieux
et des stades de la vie qu'est le dharma. Selon cette conception religieuse, l'oubli que
l'Inde est avant tout une nation hindoue a créé les conditions propices à la domination
étrangère et à la dépravation de la culture hindoue classique. Le slogan du parti
nationaliste hindou, «un peuple, une nation, une culture», est clairement associé à des
emblèmes confessionnels et a un pouvoir mobilisateur réel.
La lecture de l'histoire que font les intégristes islamiques s'inscrit dans le constat
d'un double échec: celui de la modernisation à l'occidentale et celui du nationalisme
arabe. L'idéologisation politique et radicale du fondamentalisme islamique remonte
donc aux années vingt et trente, alors que les vagues nationalistes commençaient à
mobiliser les peuples pour l'indépendance face aux puissances coloniales
européennes. Synonyme de révolution, de lutte anti-féodale, anticléricale et
anti-coloniale, le nationalisme (kémalisme, nassérisme, arabisme, baassisme, etc.)
semble alors à ses partisans être seul en mesure de projeter véritablement les sociétés
musulmanes dans le XXe siècle. Ce nationalisme n'a rien de religieux, et il sera très
mal reçu par les réformistes religieux qui voient leur influence passablement réduite.
Ils réagiront progressivement par une opposition à la modernisation de type socialiste
et seront reprimés violemment.
Cette vision du monde n'est pas seulement une réaction «théologique» aux avatars
de la modernité. L'orthodoxie appelle toujours une orthopraxie, et la lecture des
malheurs du monde moderne se prolonge dans une volonté d'intervention dans
l'organisation pratique de la vie. L'extrémisme ou le radicalisme religieux se pose
généralement comme une voie pour corriger les diverses déviations sociales que sont
l'immoralité, l'injustice, l'oppression politique, les abus et les dépravations apportés
par le progrès et la modernité. Pour le sociologue américain James Hunter, il s'agit de
rien de moins que de corriger le cours de l'histoire: «make history right again 16». Les
textes et la loi sacrés sont à la fois la solution des problèmes et le repère moral pour
l'action.
Du côté catholique, il est clair également que le pape et ses cardinaux très
influents, comme Joseph Ratzinger et Jean-Marie Lustiger, visent à établir les bases
d'une «nouvelle évangélisation» de l'Europe. Restaurer les mœurs dépravées par la
16 J. D. Hunter, «Fundamentalism in its global contours», dans N. J. Cohen (dir.), ouvrage cité, p. 59.
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consommation et l'érotisme, recréer une éthique sociale forte ne peuvent se faire que
par le retour à la morale chrétienne. Ce mouvement rejoint une certaine demande
d'une partie de la population à l'égard d'une éthique sociale que les pouvoirs publics
ne peuvent mettre en place ni ne sont en mesure de mettre en place.
Une telle disproportion entre les désirs et leur satisfaction a alimenté la recherche
d'une solution face aux sollicitations de la société de consommation. À cela s'ajoute le
fait que la croissance démographique, l'urbanisation rapide et le libéralisme excessif
n'ont pu être régulés par les dirigeants politiques de la plupart de ces sociétés
autrement que par un autoritarisme répressif 17. Dans ce contexte de brassage et de
brouillage des repères traditionnels et de déceptions face à une richesse inatteignable,
les islamistes tiennent un discours religieux fortement intégrateur, articulé autour de
valeurs communes absolues, ou, comme le dit Leveau, un discours de socialisation et
de structuration des mécontents:
[...] face à ce vide de l'existence et aux sollicitations d'un imaginaire qui s'alimente à la vision
extérieure d'une société de consommation inaccessible, les islamistes tentent une
reconstruction de l'intérieur. Ils réussissent à fabriquer des anticorps en mobilisant à leur tour
l'imaginaire des jeunes par un discours religieux 18.
17 Les mouvements islamistes ont été encouragés d'abord par des gouvernements qui les ont laissés
se développer en croyant qu'ils neutraliseraient les courants marxistes actifs dans les universités.
Le pouvoir a pu, notamment dans l'Algérie de 1988 à 1992, en apprécier les effets en matière
d'ordre social, alors que le mouvement y trouvait son avantage en étendant sa base d'influence.
18 R. Leveau, «Vers une fonction tribunicienne 9», dans L'islamisme, ouvrage cité, p. 63. Voir aussi
sur ce thème R. Leveau, Le sabre et le turban. L'avenir du Maghreb, Paris, François Bourin, 1993;
0. Roy, Généalogie de l'islamisme, Paris, Hachette, 1995; G. Kepel, Les banlieues de l'Islam,
Paris, Seuil, 1987, et F. Burgat, L'islamisme en face, Paris, La Découverte, 1995.
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Il s'agit d'une réaction étroitement liée à la croyance que seul l'islam pourra
répondre à toutes ces aspirations dans un cadre de justice. L'islam entend répondre
aux aspirations modernes. D'ailleurs, les mouvements sociaux de type religieux sont,
sociologiquement parlant, en bonne position pour exercer un contrôle social fort,
notamment quand il s'agit de ramener à un niveau collectivement acceptable les désirs
individuels et collectifs (on pense ici à la thèse de Durkheim). Le discours islamiste
entend corriger la dissolution identitaire et réviser l'ordre social et l'accès aux
ressources. L'islam se présente ainsi comme une troisième voie, entre le communisme
et le capitalisme. Il ne s'agit donc pas d'une quête de la cité islamique originelle, mais
de la recherche d'un ordre social nouveau où la justice serait assurée grâce au cadre
des valeurs islamiques puisées directement dans les textes sacrés.
Tous les mouvements intégristes recherchent dans les textes sacrés une légitimité
quant à l'utopie de la société à construire. Pris à la lettre, ces textes contiennent en
effet plusieurs injonctions concernant la nécessité de la stricte observance religieuse
pour que l'humanité soit préservée des malheurs qui découleraient de tout écart à la
Loi. Est-ce à dire que l'intégrisme est la conséquence logique du corpus religieux par
rapport auquel il se légitime? Par exemple, l'islam est-il condamné à se radicaliser sur
la base du Coran? L'intégrisme est-il la conséquence logique de la lecture de la Torah,
qui fournit à Israël une légitimation religieuse à l'occupation du territoire? La
question nous amène sur un terrain glissant, car elle suppose que l'on examine les
écrits sacres pour détecter un éventuel germe de fanatisme qui s'y trouverait tapi. Les
textes sacrés, comme tous les textes idéologiques, ne se résument jamais uniquement
à ce que le lecteur ou l'activiste y voit. La signification sociale ou politique des
mouvements qui entendent restaurer l'ordre social sur la base de textes religieux n'est
pas tributaire d'une exégèse théologique. D'un point de vue analytique, celle-ci peut
tout au plus fournir à l'analyste une compréhension du répertoire symbolique dans
lequel les mouvements contestataires cherchent un sens et une légitimité aux codes
d'observance qu'ils veulent imposer à la société.
3. L'instrumentalisation identitaire
des références religieuses
En premier lieu, on peut donc observer que les emblèmes confessionnels qui sont
brandis contribuent fortement à la formation des identités sociales blessées,
malmenées par les forces dominantes de la modernisation. Le recours au signifiant
univoque, rassembleur dans sa simplicité et son apparente sécurité, devient une voie
de salut avant d'être une voie de changement social. En tous les cas, il s'agit d'un fort
liant social, capable d'attacher l'individu au groupe qui est le porteur symbolique de la
légitimité identitaire basée sur l'unité. La pluralité, en tant qu'un des fondements de
l'ordre social moderne, provoque la dispersion des forces sociales et psychiques. La
vérité absolue, en nommant le signifiant unitaire et univoque, rend possible l'unité et
sauve de la dispersion. Ce qui est exclu du fonctionnement social moderne, soit la
solidarité et la fusion identitaire, est remis en oeuvre par le fanatisme d'individus et de
petits groupes.
[...] comme il tient un discours universaliste envers une population coupée de ses racines et
qui a du mal à trouver une nouvelle identité dans l'intégration, il peut offrir une identité de
substitution, qui va précisément au-delà des références nationales, ethniques et raciales [...]
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c'est une construction intellectuelle et abstraite qui s'oppose à des siècles d'ajouts de
traditions, de cultures locales, mais aussi de grandes civilisations 19.
4. La traduction politique
de l'espoir social
Les stratégies politiques et sociales ont connu une évolution au cours des années
soixante-dix et quatre-vingt. Gilles Kepel 23 explique bien ce développement qui a
emprunté, dans un premier temps, une tactique «par le haut», les mouvements juifs,
islamiques ou chrétiens aspirant à prendre le contrôle des organisations et du pouvoir
politiques. Hormis en Iran, qui a basculé dans la révolution lors du renversement du
pouvoir, ces tentatives ont échoué dans la plupart des sociétés, les mouvements
réussissant tout au plus à se hisser dans l'arène du pouvoir sans arriver à le contrôler.
25 Jerry Falwell, télé-évangéliste américain très populaire et leader du mouvement Moral Majority,
qui vient d'ailleurs de donner son appui aux procédés de colonisation juive en Israël, est ingénieur
en aéronautique. Branover, figure de proue du mouvement loubavitch en Israël, est mondialement
renommé en magnétohydrodynamique. Nombre de militants islamistes suivent des formations en
ingénierie ou en médecine sur les campus universitaires américains
26 G. Kepel, art. cité, p. 2419.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 27
L'islamisme prend racine dans les insatisfactions découlant des espoirs déçus face
à la modernité occidentale, et non dans une explosion de zèle purement religieux. Les
aspirations demeurent bien séculières, intra-mondaines, et les idéaux qui sont brandis
s'appellent liberté, égalité, justice: il n'y a donc pas à proprement parler de
substitution d'une idéologie moderne par une idéologie spirituelle traditionnelle.
IV.
Avenir des utopies radicales
La religion entretient des liens indéniables avec la construction des identités dans
les sociétés contemporaines. L'une des forces des mouvements ethnico-religieux
réside certainement dans leur capacité à satisfaire le besoin d'identification sociale, à
la fois comme appartenance à une communauté et comme différenciation par rapport
au reste de l'environnement social. Robert Bellah et ses collègues ont montré, dans
31 Ainsi, les mariages arrangés par les mouvements radicaux islamiques se révèlent être, pour
beaucoup de jeunes, une solution bien moins coûteuse que ce qu'exigent les structures
traditionnelles du mariage.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 29
leur étude sur l'intense désir de communauté des Américains (Habits of the Heart 32),
à quel point la dissolution des formes traditionnelles de communauté et ses effets
d'érosion des identités poussent les Américains à rechercher les formes de solidarité
et de fraternité qu'offrait jadis l'appartenance à une religion ou à une race. Dans les
sociétés contemporaines, la personne est assaillie par une pluralité de références et
doit continuellement procéder à la construction et à la reconstruction de son identité.
Est-ce à dire que les radicalismes religieux sont des modèles de solidarités
sociales qui vont continuer leur mouvement ascendant et qu'ils sont appelés à se
propager encore davantage? Les cas de l'intégrisme islamique iranien et algérien
32 R. N. Bellah, Habits of the Heart: Individualism and Commitment in American Life, Berkeley,
University of California Press, 1985.
33 K. Gerden, The Satured Self: Dilemmas of Identity in Contempory Life, New York, Basic Books,
1992.
34 A. Grosser, Les identités difficiles, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 30
suggèrent que ces utopies sont au contraire en régression 35. Les populations que ces
mouvements étaient censés représenter sont maintenant désenchantées et ne croient
plus aux lendemains prometteurs économiquement. En fait, ces deux cas démontrent
de façon assez éloquente qu'un projet mobilisateur doit se prolonger dans une vision
du monde crédible à long terme pour conserver l'assentiment et l'implication des
différentes couches de la population. Cette capacité de construire une idéologie
intellectuellement et culturellement plausible a fait défaut aux intégristes islamiques
qui sont maintenant davantage préoccupés de s'entretuer pour la prise de pouvoir que
de construire un État correspondant à l'idéal de justice. C'est ce qui fait dire à F.
Khosrokhavar que l'Iran est dans une phase post-islamique, même si le pouvoir est
encore exercé à partir d'un cadre de légitimité islamique. Ce pouvoir tend vers une
realpolitik qui semble maintenant la voie de sortie de l'impasse dans laquelle se
trouve l'Iran désenchanté 36. Même chose pour l'Algérie, où les islamistes ont réduit
l'islam à une conception d'un État totalitaire base uniquement sur l'application de la
charia. Gilles Kepel prédisait récemment «la fin des islamistes», par défaut d'avoir pu
produire une vision du monde crédible. Selon lui, il y a même une revendication
démocratique dans les populations musulmanes, liée à une conception des droits de
l'homme, qui pourrait transformer le champ politique dans ces sociétés: la naissance
de la «démocratie musulmane 37».
La question qui demeure cependant, c'est que même dans sa forme domestiquée
ou tempérée, la revalorisation des identités sur une base communautaire remet en
question un certain idéal démocratique. Notamment dans les sociétés occidentales, la
reconnaissance du droit à la différence culturelle soulève en effet des problèmes qui
affleurent aujourd'hui dans les champs politique, philosophique et juridique. À
mesure que les sociétés démocratiques sont devenues plus égalitaires et volontaires,
elles sont en même temps devenues moins fraternelles et moins solidaires. La
recherche de solidarité des individus trouve une réponse favorable du côté des
mouvements religieux. La religion, qui, au regard des théories de la sécularisation,
La sociologie des religions est, quant à elle, bel et bien face à une problématique
qui suppose qu'elle puisse comprendre les logiques selon lesquelles la modernité
dissout les structures de plausibilité de toutes les traditions religieuses en même temps
qu'elle suscite des renouveaux religieux qui tirent profit des contradictions générées
par le monde moderne. L'appareillage conceptuel doit permettre de mieux saisir la
modernité religieuse et le sens de la revalorisation des identités confessionnelles
qu'elle comporte. Weber se référait à l'expression«polythéisme des valeurs» pour
décrire les conflits symboliques et culturels au sein des sociétés modernes. La
sociologie n'a peut-être pas encore tiré toutes les conséquences théoriques d'un tel
paradigme.
Micheline MILOT
Département de sociologie
Université de Québec à Montréal
Résumé
La montée des intégrismes religieux, tout comme l'essor des nouveaux
mouvements religieux et les multiples demandes de sens dans les sociétés
contemporaines, a forcé le renouvellement des perspectives sociologiques concernant
la sécularisation du monde moderne. Ces phénomènes ne peuvent être interprétés
comme un retour au Passé et un refus de la modernité. Ils sont plutôt des productions
religieuses de la modernité. Plus particulièrement en ce qui a trait au radicalisme
religieux, l'auteure émet l'hypothèse qu'il contribue à étendre le champ d'action de la
modernité.
Fin du texte