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Micheline Milot

Professeure titulaire, département de sociologie, UQAM


(1998)

“Religion et intégrisme,
ou les paradoxes
du désenchantement
du monde”

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,


professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca
Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"


Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 2

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur
de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Micheline Milot,

“Religion et intégrisme, ou les paradoxes du désenchantement du monde”. Un


article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 30, 1998, pp. 153-
178. Montréal : Département de sociologie, UQAM.

Mme Micheline Milot, sociologue, professeure titulaire au département de


sociologie de l’Université du Québec à Montréal.

[Autorisation formelle accordée par Mme Milot de diffuser ce texte accordée le


17 novembre 2004]

Courriel : milot.micheline@uqam.ca

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times, 12 points.


Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour
Macintosh.

Mise en page sur papier format


LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition numérique réalisée le 8 mai 2005 à Chicoutimi, Ville de


Saguenay, province de Québec, Canada.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 3

Table des matières

Introduction

I. Religion et modernité, une dynamique complexe

a) L'apport des théories classiques


b) Les productions ethno-religieuses de la modernité
c) Un indicateur des contradictions du monde moderne

II. L'activisme religieux: précisions conceptuelles

a) L'intégrisme ou la radicalisation du fondamentalisme

III. Les traits essentiels du radicalisme religieux

1. Une lecture des malheurs du monde moderne: modernisation et


désenchantement

2. Corriger le cours de l'histoire: le retour de l'observance religieuse dans


l'existence publique

3. L'instrumentalisation identitaire des références religieuses


4. La traduction politique de l'espoir social
5. Une visée de conversion de la modernité

IV. Avenir des utopies radicales

Résumé
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 4

Micheline Milot,
Sociologue, département de sociologie, UQAM

“Religion et intégrisme, ou les paradoxes du


désenchantement du monde”.

Un article publié dans la revue Cahiers de recherche sociologique, no 30,


1998, pp. 153-178. Montréal : Département de sociologie, UQAM.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 5

Introduction

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La force ascendante des radicalisations religieuses depuis une vingtaine d'années,


et ce dans la plupart des sociétés, a provoqué de vives réactions. Le fanatisme de
leaders religieux, capables de mobiliser des masses grâce à leur position de
représentants terrestres des lois divines, heurte tout autant les conceptions
démocratiques que les théories classiques du lien entre religion et monde moderne.
Pourquoi des individus adhèrent-ils à des idées absolues et intransigeantes dans des
sociétés qui fondent leur légitimité sur leur aptitude à harmoniser le pluralisme et à
assurer la tolérance? Ces comportements radicaux nous apprennent-ils quelque chose
de la société et de la culture dans lesquelles ils se produisent? Quelle est la
signification sociale de la radicalisation religieuse dans la modernité?

Retour à l'état de barbarie, refus de la modernité, réponse enragée des laissés-


pour-compte du développement économique, les thèses se sont succédé pour
interpréter ce phénomène social et politique. La conjonction de la religion et du
déploiement d'idéologies socio-politiques radicales connaît certes des antécédents
dans l'histoire. Cependant, cette politisation du transcendantal et la volonté de
transformation de l'ordre social qui se diffusent dans toutes les grandes traditions
religieuses bouleversent les prophéties sur le sens de l'histoire, issues notamment des
Lumières. Une lecture «rationalisante» de la modernité avait conduit à considérer la
«fin de la religion» comme inhérente au développement même des sociétés
contemporaines. Le sentiment religieux, s'il n'était pas complètement disparu, en était
réduit a survivre dans le repli de la sphère privée.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 6

Notre époque, devenue «indifférente aux dieux et aux prophètes 1», semble,
paradoxalement, les voir réapparaître à travers des discours qui prônent la référence
aux textes sacrés en tant qu'unique critère de l'organisation de la vie publique:
revendications de territoire, tentatives de conquêtes du pouvoir, militantismes
volontiers violents visant à restaurer l'ordre social. Les revitalisations religieuses aux
prétentions politiques font saillie sur le mur uniforme de la rationalité formelle
désenchantée. La sociologie, qui avait eu tendance à écarter le fait religieux de sa
lecture de la modernité, en prédisant son rapetissement infini dans les sociétés
modernes, a dû se doter de moyens d'analyser l'importance qu'il y conservait, malgré
l'irréligion croissante et l'effondrement de l'emprise des systèmes religieux sur
l'ensemble de la vie sociale.

Nous examinerons la forme la plus radicale des multiples phénomènes religieux


qui prolifèrent dans les sociétés contemporaines, soit l'intégrisme. Nous l'aborderons
a partir d'une perspective théorique qui reconsidère les rapports entre religion et
modernité dans leur dynamique complexe. Nous verrons comment la prise en compte
de cette dynamique a donné lieu à la révision des thèses sécularistes de la sociologie
et à un remodelage des catégories conceptuelles de cette discipline en vue
d'appréhender les productions religieuses de la modernité. Par ailleurs, on constate
que l'intégrisme se résout bien souvent en une association d'idées, comme la droite,
l'autoritarisme, la violence, le retour au passé, le refus de la modernité, dimensions
qui, tout en ayant partie liée avec ce fait social, traduisent également ce qui apparaît
abject pour ceux qui recourent à ce concept. Je m'emploierai donc à préciser la façon
dont le concept peut devenir opérationnel pour l'analyse. Enfin, je pose l'idée que le
radicalisme religieux contribue autant à perturber qu'à étendre le champ d'action de la
modernité. Si cette hypothèse s'avère fondée, nous pourrions assister à une
transformation de ces radicalismes religieux, comme le préfigurent les cas de l'Iran et
de l'Algérie où l'on peut déjà parler du désenchantement de l'utopie religieuse
radicale.

1 M. Weber, La science comme vocation, Paris, Plon, 1959.


Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 7

I.
Religion et modernité,
une dynamique complexe

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Depuis l'analyse que Max Weber a développée quant au «désenchantement du


monde», l'affirmation de l'incompatibilité de la religion et de la modernité a nourri
l'hypothèse rationaliste de la sécularisation croissante et inéluctable des sociétés. Bien
que la formalisation de Weber ait ouvert une perspective plus vaste que la simple
jonction entre la perte d'emprise des grandes religions et la «mort des dieux», les deux
furent généralement confondues dans les théorisations subséquentes. Si les
conséquences de la modernité varient en fonction des contextes politiques et culturels,
cette modernité se développerait néanmoins de façon radicalement séculière, après
s'être échappée, en quelque sorte, de la matrice des grands monothéismes.

a) L'apport des théories classiques

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Les Marx, Durkheim et Weber ont fourni, chacun à sa façon, les bases
sociologiques d'une interprétation des avancées de la modernité concomitantes du
«dépouillement des dieux». Cependant, aucune de leurs théories respectives n'a pu
fournir une véritable caution sociologique à l'hypothèse de la fin de la religion. Le
dépérissement de la religion ne fait aucun doute à l'intérieur de chacune de ces
problématiques. Toutefois, selon Marx, il faut extirper les fondements matériels de
l'aliénation pour que les hommes soient délivrés des illusions religieuses, l'opium qui
leur tient lieu de vision fataliste du monde. La conception marxiste a ainsi rattaché à
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 8

la même eschatologie séculière la réalisation complète du communiste et la


disparition du sentiment religieux. Il s'agit donc moins d'une perspective sociologique
que d'un attentisme historique.

La conception durkheimienne, en définissant la religion comme l'expression


même de la société, a davantage «sociologisé» la nécessité sociale d'une foi religieuse
plutôt que d'en prédire la fin. Comme les idéaux religieux sont le liant de la trame
sociale, la religion est appelée à se métamorphoser en une «religion de l'homme»,
mais ne cessera pas d'être le langage globalisant de la vie sociale et nécessaire à son
maintien. Dans une vision moins optimiste que Durkheim au sujet de l'avenir de la
religion, Weber a néanmoins été attentif aux déplacements et aux métaphorisations de
la religion qui se produisent malgré le processus de rationalisation. Il a dissocié
l'étude de la perte d'emprise des grandes religions du pronostic de la «mort des dieux»
et a établi le principe du «polythéisme des valeurs» comme constitutif de
l'investissement religieux dans la modernité 2.

Les théories de la sécularisation qui ont eu cours jusqu'aux années soixante-dix


ont durci, en y prenant appui, les analyses classiques du devenir de la religion dans le
monde moderne. Cependant, plusieurs observations empiriques ont contribué à
relativiser les convictions sécularistes: effervescence de nouveaux mouvements
religieux, attraction exercée par les rites religieux traditionnels, quêtes de sens
multiples, revitalisation religieuse de type intégriste. A ces observations s'ajoute celle
qui a ébranlé encore un peu plus l'architecture des théories de la sécularisation: le
constat que ces phénomènes ne concernent pas uniquement les populations
marginalisées, socialement ou économiquement. Au contraire, ils sont généralement
portés par des classes moyennes, intégrées culturellement, professionnellement et
économiquement à la modernité, ou du moins ouvertes aux possibilités de celle-ci par
leur éducation.

2 J. Séguy, «Rationalisation, modernité et avenir de la religion chez Max Weber», Archives des
sciences sociales des religions, nos 69-71, janvier-mars 1990, p. 127-138.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 9

b) Les productions ethno-religieuses


de la modernité

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Le concept de sécularisation a bien permis de rendre compte de la place


secondaire désormais assignée au domaine du religieux dans la vie sociale et
politique. Mais, puisqu'il demeure pertinent, il doit être élargi pour englober la variété
des formes de manifestations religieuses qui persistent au sein de nos sociétés.
Plusieurs théoriciens ont fourni des analyses permettant de reconsidérer les rapports
entre sécularisation et modernité, dont les Américains Jeffrey K. Hadden et Anson
Shupe 3, la Française Danièle Hervieu-Léger 4 et le Britannique David Martin 5. Selon
ces différents théoriciens, la modernité ne peut plus être considérée comme
incompatible avec la religion; plus encore, il faudrait faire l'hypothèse qu'il y a des
«productions religieuses de la modernité», voie discrètement ouverte par Weber
lui-même. Le phénomène de la sécularisation apparaît

[...] non pas [comme un] processus d'effacement de la religion dans une société massivement
rationalisée, mais [comme un] processus de recomposition du religieux, à l'intérieur d'un
mouvement plus vaste de redistribution des croyances, dans une société dont l'incertitude est -
du fait même du primat qu'elle accorde au changement et à la novation - la condition
structurelle 6.

Dominique Schnapper 7 prolonge cette hypothèse en l'appliquant au


développement qu'ont connu les théories de l'ethnicité pendant la même période. Les
perspectives évolutionnistes ont été, là aussi, radicalement remises en question: celle
de la tradition marxiste, prédisant l'épuisement graduel des appartenances ethniques,
comme celle de l'école de Chicago, croyant qu'un même système de normes et de

3 J. K. Hadden et A. Shupe (dir.), Secularization and Fundamentalism Reconsidered. Religion and


the Political Order, New York, Paragon House, 1989, vol. 3.
4 D. Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993, et «Productions religieuses de la
modernité: les phénomènes du croire dans les sociétés modernes», dans B. Caulier (dir.), Religion,
sécularisation, modernité, Québec, Presses de l'Université Laval, 1996, p. 37-58.
5 D. Martin, «Remise en question de la théorie de la sécularisation», trad. par A. Roig et G.
Belleteste, dans G. Davie et D. Hervieu-Léger (dir.), Identités religieuses en Europe, Paris, La
Découverte, 1996, p. 25-42.
6 D. Hervieu-Léger, art. cité, p. 43.
7 D. Schnapper, «Le sens de l'ethnico-religieux», Archives des sciences sociales des religions, no
81, janvier-mars 1993, p. 149-163.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 10

valeurs finirait par «assimiler» les différents groupes sociaux. Les mouvements
sociaux liés à l'ethnicité ne sont pas disparus sous l'effet de la diffusion progressive
d'un modèle d'État-nation transcendant les particularismes. On a, au contraire,
observé des renouveaux ethniques analogues aux revitalisations religieuses, les uns et
les autres se confrontant avec les logiques dominantes des démocraties libérales.

c) Un indicateur des contradictions


du monde moderne

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Ces renouveaux ethnico-religieux sont révélateurs des contradictions nourries par


la rationalité formelle, l'abstraction et les idéaux mêmes de la modernité. Durkheim
avait déjà présenté les conséquences de l'affaissement du lien social et de l'écart entre
les désirs et les satisfactions, en mettant en évidence la situation d'«anomie» dans les
sociétés modernes. Cette situation résulte de l'opposition qui s'accentue entre
l'individualisme de plus en plus poussé et le sentiment d'interdépendance entre les
individus, indispensable à la trame de la vie collective. L'interprétation de Schnapper
va dans le même sens, lorsqu'elle affirme, à propos de ces renouveaux
ethnico-religieux, que

[...] la société moderne suscite les insatisfactions et les sentiments d'échec par les
contradictions entre les idéaux qu'elle pose et les réalités concrètes de la vie sociale. Elle
proclame la valeur de l'égalité mais ne peut éviter les inégalités de fait. [...] Elle accorde une
valeur absolue à l'individu en tant que tel et tend à le réduire à son rôle dans les organisations
technico-bureaucratiques. [...] Elle a pour vocation un universel abstrait, alors que se
maintient la réalité concrète des enracinements particuliers, nationaux, religieux ou
ethniques 8.

Ces processus de renouvellement se déploient bien selon les paramètres valorisés


par la modernité, soit le droit à la réalisation personnelle, l'accès au monde de la
consommation et au capital culturel que les moyens de communication rendent de
plus en plus proches. L'instrumentalisation identitaire des références ethniques et des
symboles religieux et l'aspect protestataire qui s'y associe visent non pas à restreindre
la portée de la modernisation, mais plutôt à en rendre accessibles les promesses. Les
emblèmes religieux traditionnels sont réemployés en même temps que retraduits dans
une syntaxe moderne, laquelle ne prétend pas faire obstacle à la modernité, mais
corriger ses failles et ses ratés. Les logiques paradoxales du croire dans la modernité

8 Ibid., p. 157.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 11

dériveraient non pas de l'échec de celle-ci, mais des contradictions inhérentes à son
déploiement et à sa radicalisation 9.

Un autre aspect des tensions consubstantielles à l'avancée de la modernité fut


pressenti par Weber: la déperdition du sens. La société moderne n'est pas capable de
donner à l'expérience collective un sens ultime. Elle ne dispose d'aucun système
explicatif relativement au paradoxe de la souffrance et de l'injustice. La modernité a
dissout l'emprise normative des grandes traditions religieuses sur les individus,
désarticulant du même coup la production de sens, individuel et social, des cadres
religieux de référence. Ce processus de dérégulation institutionnelle du croire n'a
toutefois pas éradiqué chez l'individu la nécessité que son destin s'inscrive dans un
univers signifiant. «Le vide des sociétés modernes, écrit Dominique Schnapper, laisse
à l'individu la possibilité, la charge, le privilège et l'angoisse de choisir le sens qu'il
veut donner à son existence 10.» Les individus puisent dans les répertoires religieux
traditionnels des symboliques qu'ils agencent librement afin de donner un sens à leur
existence, ce qui peut prêter à divers types de remploi ou de bricolage des signes
confessionnels.

C'est à la jonction de ces différents «désenchantements» que se situent les


revitalisations extrémistes. Avant d'être une idéologie structurée et cohérente,
l'intégrisme serait peut-être surtout révélateur d'une mentalité, d'une attitude de
l'esprit devant le dilemme que font surgir les contradictions du monde moderne et les
effets dévastateurs de ce dernier sur toute tradition et toute valorisation du passé. Les
mouvements communautaires qui réactivent les identités ethnico-religieuses
s'engouffrent donc par les brèches d'une modernité qui dissout les appartenances
religieuses et ethniques traditionnelles en même temps que les repères régulateurs et
organisateurs de la vie sociale. Comme le dit Gilles Kepel, ils font sens «pour
beaucoup de désenchantés que la post-modernité a laissés sur le bord de la route 11».
Ces désenchantés ont été ouverts aux promesses de la modernité mais n'y ont pas eu
l'accès auquel ils croyaient avoir droit. L'emploi des bannières religieuses pour
légitimer des affirmations identitaires n'est pas un phénomène tout à fait nouveau,

9 Voir, entre autres, sur cette problématique, les deux numéros spéciaux de la revue Archives des
sciences sociales des religions sur le thème «Croire et modernité», sous la direction du sociologue
J.-P. Willaime, no 81, Paris, Éditions du CNRS, 1993; voir aussi G. Davie et D. Hervieu-Léger
(dir.), Identités religieuses en Europe, ouvrage cité; N. J. Cohen (dir.), The Fundamentalist
Phenomenon. A View from Within, a Response from Without, Grand Rapids (Mich.), William B.
Eerdmans Publ. Co., 1990; P. Michel (dir.), Religion et démocratie, Paris, Albin Michel, 1997; R.
Lemieux et M. Milot (dir.), Les croyances des Québécois. Esquisse pour une approche empirique,
Cahiers de recherches en sciences de la religion, vol. 11, 1992.
10 D. Schnapper, art. cité, p. 157.
11 G. Kepel, «Mobilisations religieuses et désarrois politiques à l'aube de l'an 2000», Encyclopédie
des religions, Paris, Bayard, 1997, vol. 2, p. 2419.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 12

mais ses conséquences ont une portée sociale et politique «inquiétante» pour l'idéal
démocratique.

II.
L'activisme religieux:
précisions conceptuelles

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L'intégrisme recouvre des réalités fort diverses, au point qu'il est parfois difficile
de justifier le recours à une même catégorie d'analyse. Qu'ont en commun
l'ultra-orthodoxie juive israélienne, l'intégrisme islamique, l'impérialisme capitaliste
américain, la Conscience de Krishna, les Témoins de Jéhovah, l'orthodoxie
balkanique du Kosovo? L'intégrisme - comme le modernisme - est un concept
polémique, forgé par ses adversaires. Il est donc en quelque sorte un sobriquet,
comme le notait Émile Poulat. Il a fallu d'abord le dégager de cette étiquette
infamante, afin de le rendre acceptable comme catégorie sociologique permettant de
discerner les rapports de force qui interviennent dans les sociétés qui le produisent ou
le reproduisent.

L'activisme religieux connaît des évolutions complexes, notamment parce que


divers courants, aux visées sociales et politiques différentes, suivent des voies
différentes, mais qui ont toutefois un point en commun, soit le fait de se réclamer
d'une révélation divine pour organiser l'existence publique. Les notions de
fondamentalisme et d'intégrisme sont souvent considérées comme équivalentes pour
désigner la montée des radicalismes religieux, rapprochement accentué par l'usage, en
langue anglaise, du seul terme fundamentalism. C'est dire que fondamentalisme et
intégrisme servent à décrire une large variété de mouvements politico-religieux dans
des contextes nationaux très différents. Les catégories d'analyse reflètent également
les frontières parfois floues ou poreuses entre le fondamentalisme, le traditionalisme
et l'intégrisme. Il est toutefois possible de dégager un certain nombre de propriétés
formelles qui permettent de distinguer les divers mouvements désignes par l'un ou
l'autre de ces concepts.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 13

D'un point de vue sociologique, on peut considérer que toutes les traditions
religieuses ont été, et sont encore, confrontées aux conditions structurelles de la
modernité, entre autres: la rationalité formelle, qui s'oppose à la rationalité
substantive véhiculée par les religions; le pluralisme et ses effets de relativisation de
toutes les vérités qui se proclament chacune unique; le dualisme du privé et du public
qui porte directement atteinte aux visées globalisantes des référentiels religieux; la
sécularisation et ses conséquences, notamment la déligitimation du religieux dans
l'organisation de la vie sociale et politique. En somme, les références extra-sociales
de type religieux se trouvent évincées de l'ordre social et moral de la modernité.

Les traditions religieuses peuvent résoudre les dilemmes que crée le monde
moderne selon des modes différents. Premièrement, il y a la voie la plus conservatrice
et la plus auto-protectrice qui est celle du repli du groupe religieux sur lui-même,
avec le rejet de tout rapport et de tout compromis avec l'un ou l'autre des aspects de la
modernité. Les groupes religieux de ce type vont mettre en place une forte
organisation communautaire et institutionnelle permettant aux membres de cette
communauté d'avoir accès à tous les services nécessaires (santé, éducation,
commerces, etc.) sans qu'ils doivent se tourner vers le monde extérieur. Certaines
formes du judaïsme hassidique et la communauté amish aux États-Unis peuvent
illustrer cette tendance. On parlera ici de traditionalisme religieux. Les courants
traditionalistes agissent généralement à l'intérieur du seul champ religieux, tentant de
maintenir indemne l'héritage de la tradition originelle. Leur action vise directement
les coreligionnaires qui auraient dénaturé l'orthodoxie religieuse de la tradition par un
trop grand nombre de compromis avec le monde moderne. Ils ne sont généralement
pas porteurs d'une visée de transformation du social au-delà de leur propre
communauté.

Un deuxième mode que peuvent adopter les groupes religieux dans leur rapport à
l'ordre moderne est l'accommodation. Selon cette voie, la conception du monde
moderne et ses principaux axes normatifs ne font pas l'objet d'une répudiation.
L'individualisme, les droits de l'homme, le souci du bien-être seront intégrés à
l'intérieur du langage religieux, quitte à devoir recourir à certaines interprétations
renouvelées des données de la tradition. Un certain degré de traditionalisme peut être
conservé pour certains éléments du corpus religieux, alors que d'autres seront plus
facilement adaptés au monde moderne. Les groupements de type «église», tels que les
a décrits Ernst Troeltsch 12, ont tous recherché un compromis avec les avancées de la
modernité. Ainsi, l'humanisme et la problématique des droits individuels font partie
du discours de l’Église catholique, qui n'en révise pas pour autant la question de la

12 E. Troeltsch, Soziallehren des christichen Kirchen und Gruppen, Tubingen, Mohr, 1912;
traduction des «Conclusions» par M.-L. Letendre, Archives de sociologie des religions, no 11,
1961.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 14

place des femmes dans son organisation. Les groupements de type église ne
renoncent pas à un discours critique sur les effets de la modernité. Cependant, ils
n'aspirent pas à se substituer aux mécanismes de gestion sociale et politique des
sociétés modernes.

Un troisième mode de rapport à la modernité est défini par le concept de secte,


emprunté à la même sociologie de Troeltsch. La secte apparaît comme un type
d'association religieuse beaucoup plus résistante face aux aspects du monde moderne
susceptibles de diluer la pureté de l'expression religieuse traditionnelle. Le type secte,
entende comme catégorie sociologique 13, se constitue en vertu d'une vision
fondamentaliste de la référence religieuse. Le terme fondamentalisme aurait d'ailleurs
ses racines dans une tendance religieuse dérivée du protestantisme américain du XIXe
siècle.

Les fondamentalistes sont de tendance réformiste, voulant modifier les


comportements individuels et l'ordre social de façon qu'ils se modèlent sur les valeurs
de leur tradition religieuse. Le fondamentalisme désigne «la volonté de revenir aux
seuls textes fondateurs de la religion, en contournant tous les apports de l'histoire, de
la philosophie et de la tradition des hommes 14». S'il n'est pas en soi politiquement
radical ou révolutionnaire, il est cependant toujours porteur d'une idée de rupture avec
la société contemporaine qui éloigne, par ses sollicitations et ses déviations morales,
le croyant de son seul et vrai devoir capable d'assurer son salut (intra-mondain ou
extra-mondain).

a) L'intégrisme ou la radicalisation
du fondamentalisme

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L'expression intégrisme traduit un point de vue français catholique libéral du


XVIIIe siècle. Le terme provient des milieux catholiques progressistes de la France
révolutionnaire et visait, péjorativement, ceux qui combattaient l'ouverture sociale et
politique du christianisme au nom d'un catholicisme romain intégral. Cette «hérédité»
ne limite pas le champ d'application du concept à la tradition catholique. En fait,
l'intégrisme se trouve, d'un point de vue sociologique, en latence dans la trame

13 Notons ici que l'emploi usuel du terme secte a généralement une forte connotation péjorative et ne
correspond pas à l'usage sociologique de ce concept.
14 O. Roy, Généalogie de l'islamisme, Paris, Hachette, 1995, p. 21.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 15

sociologique de toute religion, bien qu'il ne soit pas exclusif à la seule idéologie
religieuse. Il affleure chaque fois qu'à l'intérieur d'un système idéologique donné se
pose la question de l'adaptation à la nouveauté, chaque fois qu'apparaissent des
possibilités de transformation radicale du cadre de légitimation des valeurs, de la
vision du monde et des normes sociales véhiculées par une longue histoire qui en
garantit la pérennité.

L'intégrisme est la radicalisation du fondamentalisme, quand celui-ci s'exprime en


tant que volonté politique de réforme globale de la société. Il s'agit moins d'une
continuité que d'une tangente que peut prendre tout mouvement qui, en voulant
remonter aux sources de la tradition, peut aboutir à un procès des déviations
historiques et, par la suite, aspirer à refonder le système social et politique. Alors que
le réformisme religieux (traditionalisme) se limite au champ du religieux, le
radicalisme s'oppose, quant à lui, à tout l'environnement social qu'il juge déformé.
L'intégrisme vise à réintégrer le religieux dans toute la vie politique et sociale pour
lutter contre les dysfonctionnements nés de la modernisation matérialiste. Le désir de
restaurer l'ordre social à partir de codes normatifs inspirés des textes sacres présente
de multiples variantes selon les traditions religieuses et les contextes politiques dans
lesquels surgit l'intégrisme. Le degré de radicalisation de la rhétorique et de l'action
varie en fonction, notamment, de la capacité d'insertion dans les institutions
politiques.

Dans les contextes nationaux où existe un jeu politique ouvert, sinon


démocratique, les mouvements fondamentalistes activistes ou intégristes ont fait
preuve d'une certaine modération tout en s'intégrant dans l'organisation politique.
Cela est vrai, par exemple, en Turquie et au Koweït, pour l'islamisme, aux États-Unis
pour le fondamentalisme protestant. Ainsi, le fondamentalisme protestant américain a
depuis longtemps dépassé le strict champ religieux pour investir le champ politique. Il
constitue désormais une force bien engagée dans l'infrastructure politique. Son
alliance avec l'aile droite républicaine a permis d'élargir son audience publique. Les
factions libérales doivent composer avec un «agenda» politique qui ramène les
questions sociales sous la bannière des codes d'éthique religieuse, comme pour
l'avortement, la peine de mort, le lien entre la religion et l'éducation publique. Dans
d'autres contextes, les liens serrés entre idéologie religieuse et identité nationale
peuvent donner lieu à des situations explosives, comme l'alliage du judaïsme et du
nationalisme en Israël, de l'hindouisme et du nationalisme en Inde. Quoi qu'il en soit
des contextes politiques, aucun de ces groupes ne renonce cependant à la croyance
que la loi de Dieu prime toute loi humaine.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 16

III.
Les traits essentiels
du radicalisme religieux

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Malgré la grande variété de formes d'expression et d'enracinement socioculturels


que présentent les mouvements intégristes, on peut dégager un certain nombre de
traits communs qui rendent un concept unique tout de même opérationnel au regard
de tous ces radicalismes. Cinq composantes m'apparaissent caractéristiques de tous
ces mouvements:

1. La rhétorique, généralement agressive, renvoie invariablement à une


dénonciation des avatars consubstantiels au monde moderne.
2. Le retour à l'observance religieuse dans tous les aspects de la vie sociale est la
seule façon valable d'échapper à ces maux modernes.
3. Pour contrer l'obsolescence des solidarités et des idéologies traditionnelles qui
découle de l'uniformisation de la modernité culturelle, le référentiel religieux
retrouve sa qualité de liant social fort et mobilisateur, générateur de repères
identitaires.
4. Cette capacité mobilisatrice agit en quelque sorte comme un tremplin
socio-politique pour assurer la mise en place de l'ordre nouveau, soit «par le
haut» de l'organisation politique, soit «pas le bas», à partir des groupes
sociaux.
5. Enfin, par l'hybridation des catégories modernes et religieuses traditionnelles,
la logique intégriste est porteuse d'une certaine modernisation selon les
contextes sociaux où elle surgit.

Je commenterai ces cinq caractéristiques en les illustrant à partir de différentes


radicalisations religieuses actuelles, en insistant davantage sur le cas de l'islamisme
qui est probablement l'une des formes de radicalisme religieux les plus médiatisées
dans le monde occidental et l'une des formes les plus déployées.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 17

1. Une lecture des malheurs du monde moderne:


modernisation et désenchantement

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La rhétorique et l'activisme des différents intégrismes s'enracinent d'abord dans


une vision du monde dont les principaux paramètres sont étonnamment similaires. La
lecture de la modernité, qui leur tient lieu de diagnostic de l'état des sociétés
modernes, est axée sur une mise en relief des dysfonctionnements de celles-ci,
imputables au double processus de sécularisation et de perte d'emprise des codes
religieux sur l'organisation sociale et politique. La société moderne apparaît
dangereusement chaotique et dépravée. La toxicomanie, la prostitution, le racisme, la
délinquance seraient tous des produits directs de l'éloignement des observances
religieuses. Même le nazisme et le stalinisme sont interprétés comme des
conséquences de l'oubli que l'homme doit d'abord être soumis à Dieu. Cette vision
très négative du monde moderne n'équivaut pourtant pas à un rejet en bloc de tous ses
apports. La science et la technique, par exemple, sont tenues pour idéologiquement
neutres, mais elles doivent être utilisées à la lumière de principes religieux qui
peuvent seuls prévenir leur usage à des fins néfastes.

Pour le fondamentalisme protestant américain, il est clair que les troubles de la


société américaine découlent directement de la désaffection à l'égard de la religion.
Cette lecture de la dépravation de l'histoire est transmise notamment par les
télé-évangélistes qui appuient les politiciens de la droite chrétienne. L'éloignement de
Dieu et l'éloignement de l'âge d'or américain sont des processus qui s'emboîtent l'un
dans l'autre. Pour le très populaire télé-évangéliste Jerry Falwell, qui a déjà fondé le
mouvement politique Moral Majority, l'organisation politique américaine doit
impérativement se donner de nouvelles balises, comme les valeurs chrétiennes.

Le fondamentalisme hindou propose une lecture semblable du devenir de la


société indienne. C'est le problème de l'unité nationale qui est au premier plan du
programme politique du parti nationaliste hindou BJP (Parti du peuple indien),
ramené au pouvoir en mars 1998. Mais c'est la conviction sous-jacente à cette
revitalisation, soit une justification religieuse, qui importe ici: tous les problèmes que
connaît la société indienne sont imputés au projet de laïcité néhruvien et à la
reconnaissance du pluralisme confessionnel de l'Inde par Ghandi. Si la société
indienne a dégénéré, c'est parce qu'elle n'a pas respecté le code de conduite des castes
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 18

et des stades de la vie qu'est le dharma. Selon cette conception religieuse, l'oubli que
l'Inde est avant tout une nation hindoue a créé les conditions propices à la domination
étrangère et à la dépravation de la culture hindoue classique. Le slogan du parti
nationaliste hindou, «un peuple, une nation, une culture», est clairement associé à des
emblèmes confessionnels et a un pouvoir mobilisateur réel.

La lecture de l'histoire que font les intégristes islamiques s'inscrit dans le constat
d'un double échec: celui de la modernisation à l'occidentale et celui du nationalisme
arabe. L'idéologisation politique et radicale du fondamentalisme islamique remonte
donc aux années vingt et trente, alors que les vagues nationalistes commençaient à
mobiliser les peuples pour l'indépendance face aux puissances coloniales
européennes. Synonyme de révolution, de lutte anti-féodale, anticléricale et
anti-coloniale, le nationalisme (kémalisme, nassérisme, arabisme, baassisme, etc.)
semble alors à ses partisans être seul en mesure de projeter véritablement les sociétés
musulmanes dans le XXe siècle. Ce nationalisme n'a rien de religieux, et il sera très
mal reçu par les réformistes religieux qui voient leur influence passablement réduite.
Ils réagiront progressivement par une opposition à la modernisation de type socialiste
et seront reprimés violemment.

La problématique islamiste se situe dans un cadre où les séparatismes de tout


genre (chiite, alaouite, palestinien, israélien, kurde, etc.) et l'expérience coloniale ont
laissé des blessures non encore cicatrisées dans le corps social: l'essor du
nationalisme a été le fruit des modernisations, l'islamisme contemporain est le fruit
amer de leur échec et, en premier lieu, celui du nationalisme qui a conduit ces
modernisations au XXe siècle 15. Pour le sociologue français d'origine syrienne
Burhan Ghalioun, l'islamisme contemporain est d'abord et avant tout une résurgence à
la mesure des espoirs trahis, une construction sur les ruines du nationalisme. Cela
vaut autant pour l'Iran de Khomeyni, pour la résurgence religieuse face aux difficultés
du kémalisme turc, que pour les échecs du nassérisme.

15 B. Ghalioun, «Pensée politique et sécularisation en pays d'Islam», dans L'islamisme (ouvrage


collectif), Paris, La Découverte, 1994, p. 23.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 19

2. Corriger le cours de l'histoire: le retour de


l'observance religieuse dans l'existence publique

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Cette vision du monde n'est pas seulement une réaction «théologique» aux avatars
de la modernité. L'orthodoxie appelle toujours une orthopraxie, et la lecture des
malheurs du monde moderne se prolonge dans une volonté d'intervention dans
l'organisation pratique de la vie. L'extrémisme ou le radicalisme religieux se pose
généralement comme une voie pour corriger les diverses déviations sociales que sont
l'immoralité, l'injustice, l'oppression politique, les abus et les dépravations apportés
par le progrès et la modernité. Pour le sociologue américain James Hunter, il s'agit de
rien de moins que de corriger le cours de l'histoire: «make history right again 16». Les
textes et la loi sacrés sont à la fois la solution des problèmes et le repère moral pour
l'action.

Au diagnostic de dépérissement social se juxtapose une prescription sacrée: la


volonté d'appliquer la loi sainte - la halakha en Israël, la charia dans le monde
musulman, le code moral chrétien en Amérique. Les juifs orthodoxes de l'État
d'Israël, qui contrôlent un peu plus de 15 % des votes, ont réussi à s'imposer comme
partenaires de coalition indispensables pour tout gouvernement au pouvoir. Il ont
ainsi pu faire modifier les lois civiles pour que celles-ci soit plus compatibles avec la
halakha. Dans cette conception religieuse, le territoire comme l'histoire sont sacrés: ce
serait contrevenir à la volonté de Dieu que de s'éloigner de l'application stricte de sa
loi et de ne pas rétablir la nation d'Israël selon les paramètres religieux qui l'ont vue
naître. C'est là le seul moyen valable pour reprendre sa destinée en main et se protéger
contre ce qui risque de la compromettre: autant les Arabes de Palestine, la décadence
de la culture de l'Ouest, que les courants séculiers dans l'État d'Israël (comme les
accords de Camp David l'ont démontré aux yeux des juifs orthodoxes) peuvent
compromettre la «destinée» juive telle que la conçoivent les juifs orthodoxes.

Du côté catholique, il est clair également que le pape et ses cardinaux très
influents, comme Joseph Ratzinger et Jean-Marie Lustiger, visent à établir les bases
d'une «nouvelle évangélisation» de l'Europe. Restaurer les mœurs dépravées par la

16 J. D. Hunter, «Fundamentalism in its global contours», dans N. J. Cohen (dir.), ouvrage cité, p. 59.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 20

consommation et l'érotisme, recréer une éthique sociale forte ne peuvent se faire que
par le retour à la morale chrétienne. Ce mouvement rejoint une certaine demande
d'une partie de la population à l'égard d'une éthique sociale que les pouvoirs publics
ne peuvent mettre en place ni ne sont en mesure de mettre en place.

Quant aux sociétés musulmanes contemporaines, leurs aspirations sont bien


ancrées dans la modernité et ne peuvent être interprétées comme une volonté de
retour aux modes de vie et de pensée des générations passées. Mais l'ordre moderne a
également été source d'injustices sociales et de ruptures culturelles. Les attentes des
nouvelles générations se sont alignées sur les gains des premières générations. L'essor
pétrolier et, parfois, l'aide étrangère ont entretenu l'illusion qu'il s'agissait d'un
phénomène durable. Une population récemment urbanisée, jeune à 70 %, estime avoir
droit à la part de richesse qu'elle contemple. L'émigration, le tourisme et les images
télévisées ont nourri des aspirations et des attentes modelées sur l'Occident.
L'insatisfaction se transforme rapidement en une accusation dirigée d'abord vers les
gouvernements qui s'approprieraient le produit national, puis vers l'Occident qui
entretiendrait sa propre richesse en exploitant les pays musulmans. Ces constructions
simplificatrices et mobilisatrices ont été largement confortées par des événements
comme la guerre du Golfe.

Une telle disproportion entre les désirs et leur satisfaction a alimenté la recherche
d'une solution face aux sollicitations de la société de consommation. À cela s'ajoute le
fait que la croissance démographique, l'urbanisation rapide et le libéralisme excessif
n'ont pu être régulés par les dirigeants politiques de la plupart de ces sociétés
autrement que par un autoritarisme répressif 17. Dans ce contexte de brassage et de
brouillage des repères traditionnels et de déceptions face à une richesse inatteignable,
les islamistes tiennent un discours religieux fortement intégrateur, articulé autour de
valeurs communes absolues, ou, comme le dit Leveau, un discours de socialisation et
de structuration des mécontents:

[...] face à ce vide de l'existence et aux sollicitations d'un imaginaire qui s'alimente à la vision
extérieure d'une société de consommation inaccessible, les islamistes tentent une
reconstruction de l'intérieur. Ils réussissent à fabriquer des anticorps en mobilisant à leur tour
l'imaginaire des jeunes par un discours religieux 18.

17 Les mouvements islamistes ont été encouragés d'abord par des gouvernements qui les ont laissés
se développer en croyant qu'ils neutraliseraient les courants marxistes actifs dans les universités.
Le pouvoir a pu, notamment dans l'Algérie de 1988 à 1992, en apprécier les effets en matière
d'ordre social, alors que le mouvement y trouvait son avantage en étendant sa base d'influence.
18 R. Leveau, «Vers une fonction tribunicienne 9», dans L'islamisme, ouvrage cité, p. 63. Voir aussi
sur ce thème R. Leveau, Le sabre et le turban. L'avenir du Maghreb, Paris, François Bourin, 1993;
0. Roy, Généalogie de l'islamisme, Paris, Hachette, 1995; G. Kepel, Les banlieues de l'Islam,
Paris, Seuil, 1987, et F. Burgat, L'islamisme en face, Paris, La Découverte, 1995.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 21

Il s'agit d'une réaction étroitement liée à la croyance que seul l'islam pourra
répondre à toutes ces aspirations dans un cadre de justice. L'islam entend répondre
aux aspirations modernes. D'ailleurs, les mouvements sociaux de type religieux sont,
sociologiquement parlant, en bonne position pour exercer un contrôle social fort,
notamment quand il s'agit de ramener à un niveau collectivement acceptable les désirs
individuels et collectifs (on pense ici à la thèse de Durkheim). Le discours islamiste
entend corriger la dissolution identitaire et réviser l'ordre social et l'accès aux
ressources. L'islam se présente ainsi comme une troisième voie, entre le communisme
et le capitalisme. Il ne s'agit donc pas d'une quête de la cité islamique originelle, mais
de la recherche d'un ordre social nouveau où la justice serait assurée grâce au cadre
des valeurs islamiques puisées directement dans les textes sacrés.

Tous les mouvements intégristes recherchent dans les textes sacrés une légitimité
quant à l'utopie de la société à construire. Pris à la lettre, ces textes contiennent en
effet plusieurs injonctions concernant la nécessité de la stricte observance religieuse
pour que l'humanité soit préservée des malheurs qui découleraient de tout écart à la
Loi. Est-ce à dire que l'intégrisme est la conséquence logique du corpus religieux par
rapport auquel il se légitime? Par exemple, l'islam est-il condamné à se radicaliser sur
la base du Coran? L'intégrisme est-il la conséquence logique de la lecture de la Torah,
qui fournit à Israël une légitimation religieuse à l'occupation du territoire? La
question nous amène sur un terrain glissant, car elle suppose que l'on examine les
écrits sacres pour détecter un éventuel germe de fanatisme qui s'y trouverait tapi. Les
textes sacrés, comme tous les textes idéologiques, ne se résument jamais uniquement
à ce que le lecteur ou l'activiste y voit. La signification sociale ou politique des
mouvements qui entendent restaurer l'ordre social sur la base de textes religieux n'est
pas tributaire d'une exégèse théologique. D'un point de vue analytique, celle-ci peut
tout au plus fournir à l'analyste une compréhension du répertoire symbolique dans
lequel les mouvements contestataires cherchent un sens et une légitimité aux codes
d'observance qu'ils veulent imposer à la société.

3. L'instrumentalisation identitaire
des références religieuses

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Les visées sociales et politiques propres aux radicalismes religieux pourraient


donner à penser que le recours à la bannière religieuse n’est que subterfuge. Tel n'est
pas le cas: la référence religieuse a bel et bien une fonction centrale. Elle se pose
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 22

comme fondement, moteur et sens' de la mobilisation, lesquels se déploient selon un


double processus: la recherche d'un signifiant unitaire susceptible de fournir un
référentiel identitaire fort et la construction d'une altérité qui servira de repoussoir
pour l'élaboration d'un contre-modèle identitaire.

En premier lieu, on peut donc observer que les emblèmes confessionnels qui sont
brandis contribuent fortement à la formation des identités sociales blessées,
malmenées par les forces dominantes de la modernisation. Le recours au signifiant
univoque, rassembleur dans sa simplicité et son apparente sécurité, devient une voie
de salut avant d'être une voie de changement social. En tous les cas, il s'agit d'un fort
liant social, capable d'attacher l'individu au groupe qui est le porteur symbolique de la
légitimité identitaire basée sur l'unité. La pluralité, en tant qu'un des fondements de
l'ordre social moderne, provoque la dispersion des forces sociales et psychiques. La
vérité absolue, en nommant le signifiant unitaire et univoque, rend possible l'unité et
sauve de la dispersion. Ce qui est exclu du fonctionnement social moderne, soit la
solidarité et la fusion identitaire, est remis en oeuvre par le fanatisme d'individus et de
petits groupes.

L'islam, approprié comme religion et culture, resurgit comme pierre angulaire


d'une remise en forme des identités individuelles et nationales déstructurées à la suite
des échecs des tentatives de laïcisation et de nationalisation dans lesquelles on avait
mis tant d'espoir. La référence à l'islam, en tant qu'elle doit «informer» l'identité, se
fait cependant selon un mode inédit a ce jour. La tradition musulmane a toujours été
multiforme, liée à des coutumes locales, des contextes politiques différents les uns
des autres, divisée selon des langues, des groupes ethniques, des pays différents. Les
leaders fondamentalistes pieux ou réformistes sont restés généralement à l'intérieur de
frontières ethniques ou nationales. Les radicalistes islamiques vont au contraire se
réclamer d'une matrice conceptuelle commune, aplatissant les diverses formes qu'a
prises la tradition, afin de forger une conception unitaire de tous les musulmans
comme appartenant tous à la même communauté, la ummah. Le radicalisme
islamique prend donc appui sur une référence religieuse pour à la fois uniformiser,
mondialiser et normaliser l'appartenance musulmane.

Cette volonté de donner une forme politique au concept de ummah, la


communauté de tous les musulmans, quelles que soient leur langue, leur ethnie et leur
origine, est l'une des forces principales de ce radicalisme religieux. Notamment en
contexte d'immigration,

[...] comme il tient un discours universaliste envers une population coupée de ses racines et
qui a du mal à trouver une nouvelle identité dans l'intégration, il peut offrir une identité de
substitution, qui va précisément au-delà des références nationales, ethniques et raciales [...]
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 23

c'est une construction intellectuelle et abstraite qui s'oppose à des siècles d'ajouts de
traditions, de cultures locales, mais aussi de grandes civilisations 19.

En second lieu, la reconstruction identitaire n'échappe pas à la règle psychosociale


selon laquelle l'identité se définit toujours par rapport à une certaine altérité. Pour
tous ces mouvements de radicalisation religieuse, le rejet symbolique d'une certaine
modernisation rend possible la construction d'une altérité de soi. Ce processus de
construction procède à partir d'une certaine image de la «modernité occidentale», ou
d'une certaine caricature de celle-ci, en ce qu'on en présente uniquement les traits
grossis des dysfonctionnements auxquels elle a donné lieu. Tant la réaffirmation
identitaire islamique que celle que mettent de l'avant les mouvements juifs
ultra-orthodoxes vilipendent explicitement les conséquences de la modernisation
occidentale et ses effets de dilution sur les identités communautaires traditionnelles.
On sait la portée mobilisatrice que cette instrumentalisation identitaire a eue, en Iran
par exemple, auprès des couches sociales jeunes et éduquées, mécontentes de leur
sort.

On observe, par exemple chez une partie de la population musulmane immigrée


au Québec, une rhétorique agressive face aux valeurs environnantes, désireuse de
marquer clairement les frontières entre les musulmans et l'environnement non
musulman, ce qui renforce un processus identificatoire par différenciation. En effet,
un seuil de différenciation est recherché et revendiqué par les musulmans euxmêmes
et n'apparaît pas comme un critère de ségrégation imposé de l'extérieur par le groupe
dominant 20. Mais le vocabulaire de rejet n'est pas nécessairement le reflet fidèle de la
véritable logique de ces mouvements 21. Dans les faits, la recherche de l'unité
identitaire passe par une construction de la modernité occidentale, qu'on met
symboliquement à distance, puis qu'on se réapproprie dans un cadre terminologique
et sociologique différent. Celui-ci apparaît structurellement compatible avec certains
traits de la culture d'origine et des normes qui y sont valorisées. On retrouve dans
toutes les variantes de l'intégrisme cette dimension protestataire face à l'uniformité
neutralisante induite par la modernisation industrielle et culturelle.

19 O. Roy, ouvrage cité, p. 15.


20 M. Milot, «Religion et affirmation identitaire. Le cas de la communauté musulmane du Québec»,
Cahiers de recherches en sciences de la religion, vol. 15, 1998.
21 F. Burgat, ouvrage cité.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 24

4. La traduction politique
de l'espoir social

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À l'intérieur de toutes les manifestations du radicalisme religieux, la conjonction


de l'idéologie religieuse et de l'identité nationale constitue un formidable tremplin
pour l'action sociale et politique. Est-ce là uniquement une convocation de la religion
pour habiller un discours et légitimer une revendication politique radicale et violente?
Selon Hunter, il s'agit plutôt d'un lien structurel: «[...] the integrity of the faith and the
future of the nation are entwined. The defense of one implies the defense of the
other 22.» Le mouvement de rejudaïsation de l'État d'Israël, le Goush Emunim
(littéralement, le Bloc de la Foi), illustre bien cette perspective par son célèbre slogan:
«La terre d'Israël, pour le peuple d'Israël en accord avec la Torah d'Israël». Une
question géonationale prend des dimensions cosmiques, et ce caractère sacré n'est pas
négociable. L'idéologie sikh fondamentaliste suit la même tendance à
l'instrumentalisation identitaire comme base de la mobilisation politique, dont la
division du Punjab en 1966 était considérée comme la première étape d'un processus
qui doit permettre à ce peuple distinct d'occuper une place distincte.

Les stratégies politiques et sociales ont connu une évolution au cours des années
soixante-dix et quatre-vingt. Gilles Kepel 23 explique bien ce développement qui a
emprunté, dans un premier temps, une tactique «par le haut», les mouvements juifs,
islamiques ou chrétiens aspirant à prendre le contrôle des organisations et du pouvoir
politiques. Hormis en Iran, qui a basculé dans la révolution lors du renversement du
pouvoir, ces tentatives ont échoué dans la plupart des sociétés, les mouvements
réussissant tout au plus à se hisser dans l'arène du pouvoir sans arriver à le contrôler.

Dans les années quatre-vingt, on note la montée d'importants mouvements


religieux qui entendent agir «par le bas» de l'organisation sociale, visant la
resocialisation des populations, autochtones ou immigrées, afin de changer leurs
habitudes, de remplacer chez les individus les références morales et normatives. On
prône le rejet des références séculières et le retour en force de la légitimité des valeurs
et des normes religieuses. Le mouvement haredim chez les juifs, les mouvements

22 J. D. Hunter, art. cité, p. 65.


23 G. Kepel, art. cité, et La revanche de Dieu. Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du
monde, Paris, Seuil, 1991.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 25

charismatiques ou pentecôtistes, les différents mouvements musulmans, comme les


Frères musulmans en Égypte ou le Tablighi Jamaat en Inde, aspirent tous, comme le
souligne Kepel, «à investir la société par le prosélytisme et l'exemple, en fournissant
des réponses et des palliatifs concrets à la crise des valeurs et des solidarités qui se
traduit par l'anomie et la perte des repères 24».

Dans le cas de l'islam, la visée de remodelage de l'ensemble de l'organisation


sociale s'est d'abord limitée à l'éducation et à la vie domestique, réislamisées,
l'économie et le pouvoir demeurant la chasse gardée de la bureaucratie étatique et de
l'armée. À partir des mosquées et des mouvements associatifs, les mouvements
islamiques reprennent en main la socialisation des jeunes. Dans une phase
d'urbanisation accélérée, les jeunes rejettent l'encadrement familial traditionnel,
campagnard ou banlieusard, et trouvent dans les activités organisées par les
mouvements religieux un vecteur d'intégration à la ville.

La stratégie d'institutionnalisation a cependant dévié de sa fonction tribunicienne


pour revendiquer les pleins pouvoirs, exigence satisfaite par la révolution en Iran,
bloquée par l'annulation des élections de 1992 en Algérie. Dans ce dernier cas,
l'escalade d'affrontements et les ripostes violentes entre le pouvoir et les groupes
radicaux qui ont suivi cette annulation tendent à dessiner un mouvement ascendant de
recherche violente du pouvoir, au détriment de la fonction d'intégration et de
représentation des exclus. C'est le «paradoxe des conséquences» décrit par Max
Weber: la révolution n'est pas un fiacre dont on descend a volonté. La violence
politique et l'intimidation seront cependant des moyens de manifester une présence
forte sur la scène publique, mais ne sont pas une fin. Il ne s'agit pas de sous-estimer
l'ampleur bien réelle de la violence, mais celle-ci ne doit pas masquer les enjeux
complexes du processus dont elle est la partie la plus visible mais non la plus
significative d'un point de vue analytique.

24 G. Kepel, art. cité, p. 2413.


Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 26

5. Une visée de conversion


de la modernité

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La dimension protestataire et potentiellement «démodernisante» est commune à


tous ces mouvements. Mais cette protestation peut être porteuse d'une certaine
modernisation, d'abord de la tradition religieuse elle-même, puis de l'organisation
sociale des groupes. Le radicalisme religieux ne cherche pas a se soustraire à la
modernisation, mais vise à dompter celle-ci, à en corriger les dérives, sources de
malheurs et d'injustices.

Pour y arriver, il doit procéder à une réinterprétation critique de la tradition


religieuse à partir de laquelle il se légitime, puisqu'il ne s'agit pas d'effectuer un retour
au passé dans les conditions qui y existaient. Au contraire, le remploi de la
symbolique religieuse est orienté vers un projet de changement social, qui n'abolit pas
pour autant les acquis de la modernité. D'ailleurs, les jeunes diplômés universitaires
en sciences appliquées sont sur-représentés dans tous ces mouvements, les leaders
étant généralement issus des milieux scientifiques 25. Ainsi, si le vocabulaire utilisé
est ancien, il est replacé dans un cadre nouveau qui nécessite une réappropriation
sélective et critique des données de la tradition, puisant dans les textes sacrés les
éléments pertinents à l'appui de leur projet et de leur combat. Les jeunes islamistes
démontrent donc, comme le souligne Kepel «une très grande disponibilité à
s'émanciper des contraintes de l'accumulation historique des gloses 26», quand ils ne
souffrent pas tout simplement d'inculture religieuse. D'ailleurs, ces mouvements se
heurtent tous à une résistance interne à la tradition socio-religieuse dans laquelle
s'inscrivent les interprètes traditionnels de la loi religieuse. Alors que les mouvements
traditionalistes qui agissent à l'intérieur du champ religieux fustigent tous les
compromis qui ont contaminé la pureté originelle de la tradition et sont extrêmement
soucieux de situer toute interprétation du corpus sacre dans la ligne des autorités
traditionnelles, les mouvements intégristes n'effectuent aucun retour en arrière et ne

25 Jerry Falwell, télé-évangéliste américain très populaire et leader du mouvement Moral Majority,
qui vient d'ailleurs de donner son appui aux procédés de colonisation juive en Israël, est ingénieur
en aéronautique. Branover, figure de proue du mouvement loubavitch en Israël, est mondialement
renommé en magnétohydrodynamique. Nombre de militants islamistes suivent des formations en
ingénierie ou en médecine sur les campus universitaires américains
26 G. Kepel, art. cité, p. 2419.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 27

cherchent pas à valider leur propre interprétation à partir des interprétations


traditionnelles. La tradition doit au contraire servir le projet de changement social.

La réinterprétation critique de la tradition à laquelle ces mouvements donnent lieu


est bien illustrée par les cas algérien et iranien. Les intégristes s'opposent en fait à
l'organisation religieuse traditionnelle. F. Khosrokhavar 27 souligne bien ce paradoxe
en rappelant comment Khomeyni lui-même a profondément bouleversé la tradition
cléricale du chiisme en devenant le «Guide de la révolution», choisi comme tel par la
jeunesse révolutionnaire iranienne, sans souci ni des normes propres au champ
religieux chiite en matière de hiérarchie ni du mode classique de distance par rapport
au pouvoir politique effectif. Par ailleurs, la religiosité des générations précédentes se
voulait de nature communautaire et musulmane, tandis que les jeunes militants
ambitionnent de bâtir un nouvel ordre social selon un mode néo-communautaire
islamique. On peut parler de productions religieuses post-traditionnelles, car
l'interprétation des normes et dogmes religieux se fonde indéniablement sur des
paramètres modernes.

L'islamisme prend racine dans les insatisfactions découlant des espoirs déçus face
à la modernité occidentale, et non dans une explosion de zèle purement religieux. Les
aspirations demeurent bien séculières, intra-mondaines, et les idéaux qui sont brandis
s'appellent liberté, égalité, justice: il n'y a donc pas à proprement parler de
substitution d'une idéologie moderne par une idéologie spirituelle traditionnelle.

Plusieurs spécialistes et observateurs appuient l'hypothèse selon laquelle les


sociétés «ré-islamisées» ne seraient pas en voie de faire disparaître tout ce qui est
associé à la modernité (démocratie, droits de l'homme, valeurs individualistes,
laïcité), mais tenteraient, d'une façon certes parfois violente, incohérente et enragée,
de se réapproprier un projet de modernité acceptable au regard du contexte historique
et culturel de ces populations. Les observateurs parleront d'une modernisation qu'on
s'est réappropriée 28, d'une forme d'intériorisation de la modernité 29, de contre-projet
de modernité 30. En ce sens, Burgat considère qu'il y a bien un processus d'écriture de
la modernité, mais suivant une terminologie et une symbolique différentes de celles
qui ont cours en Occident. On traduit localement, dans des références culturelles plus
familières, une modernité dont la représentation et les modes de mise en oeuvre ne
seraient plus l'exclusivité de l'Occident, européen et américain. Les mouvements de

27 F. Khosrokhavar, L'utopie sacrifiée. Sociologie de la révolution iranienne, Paris, Presses de la


FNSP, 1993.
28 F. Burgat, «Une volonté de retour au passé?», dans L'islamisme, ouvrage cité, p. 75-84.
29 O. Roy, ouvrage cité
30 R. Leveau, ouvrage cité.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 28

réactivation de l'islam extirpent les valeurs d'humanisme du contexte où elles ont


germé pour se les réapproprier dans un cadre de légitimation islamique.

Le moment de rejet de l'Occident, langagier et symbolique surtout, remplit une


fonction importante de construction de l'altérité, comme je l'ai décrit plus haut. Il
permet à ces mouvements de se donner l'espace pour construire un modèle, un
«contre-modèle», qui ne soit pas qu'un rejeton abâtardi engendré par l'envahissement
des modèles occidentaux qui ont le plus souvent forcé les frontières culturelles et
sociales de ces sociétés. Le vocabulaire de rejet constitue donc la dimension
réactionnelle permettant de se différencier d'un monde qui revêt soudainement tous
les attributs de l'altérité. Burgat montre bien que la restauration d'une norme ancienne,
la réintroduction de règles d'éthique puisées dans le passé ne signifient pas que ces
mouvements prônent un retour au passé, mais qu'ils entendent reprendre de l'intérieur
de leurs sociétés la modernisation en vue de leur propre modernité.

Le potentiel modernisateur de tous les mouvements tient au fait qu'ils proposent


une autre voie d'organisation sociale et politique moderne en provoquant en même
temps l'émancipation d'un certain nombre de structures sociales alourdies par la
tradition 31. L'idée avancée par Weber concernant la diversité possible des
rationalisations nous oblige sans doute à réviser la conception plus largement
répandue d'un modèle unique et linéaire de modernisation.

IV.
Avenir des utopies radicales

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La religion entretient des liens indéniables avec la construction des identités dans
les sociétés contemporaines. L'une des forces des mouvements ethnico-religieux
réside certainement dans leur capacité à satisfaire le besoin d'identification sociale, à
la fois comme appartenance à une communauté et comme différenciation par rapport
au reste de l'environnement social. Robert Bellah et ses collègues ont montré, dans

31 Ainsi, les mariages arrangés par les mouvements radicaux islamiques se révèlent être, pour
beaucoup de jeunes, une solution bien moins coûteuse que ce qu'exigent les structures
traditionnelles du mariage.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 29

leur étude sur l'intense désir de communauté des Américains (Habits of the Heart 32),
à quel point la dissolution des formes traditionnelles de communauté et ses effets
d'érosion des identités poussent les Américains à rechercher les formes de solidarité
et de fraternité qu'offrait jadis l'appartenance à une religion ou à une race. Dans les
sociétés contemporaines, la personne est assaillie par une pluralité de références et
doit continuellement procéder à la construction et à la reconstruction de son identité.

La pluralité instaure une inévitable relativité. Aucune idéologie ne peut plus


prétendre s'imposer a l'ensemble, aucune référence n'est intangible, aucune norme
«sacrée» ne s'impose à l'ensemble de la conscience collective (Durkheim). Cette
absence de permanence de la référence identitaire a certes un aspect libérateur par
rapport aux identités prescrites, mais elle comporte sa part d'angoisse, chacun devant
désormais assumer ses propres représentations de la vérité. Les identités sont
constamment assiégées 33 et difficiles 34. Cette difficulté est amplifiée dans le
contexte où une culture ou des groupes sociaux se sentent placés en état d'infériorité
par la dominance de la modernité culturelle occidentale. Par ailleurs, la relativité des
systèmes de référence rend problématique les mobilisations sociales. Ces conditions
structurantes des rapports sociaux poussent en quelque sorte le comportement
intégriste à affirmer plus fort ce que le social ne veut pas reconnaître, soit la primauté
d'une identité sur toute autre référence.

Les caractéristiques particulières liées aux processus de recomposition identitaire


à fondement religieux engendrent un rapport paradoxal aux processus d'intégration et
une conception ambiguë de la citoyenneté. La place de la religion dans l'imaginaire
instituant, auquel s'alimente le sentiment d'appartenance, instaure un double
mouvement dans les logiques identitaires et les relations entre les groupes. D'abord,
elle génère un mouvement d'affirmation identitaire par auto-différenciation sociale,
avec la charge de distance, de revendication et de protestation que comporte,
implicitement ou explicitement, une telle affirmation. Par ailleurs, la production d'une
identité religieuse comme vecteur premier de l'auto- affirmation constitue également
une stratégie d'insertion sociale, qui refuse l'uniformité de la rationalité dans sa forme
occidentale.

Est-ce à dire que les radicalismes religieux sont des modèles de solidarités
sociales qui vont continuer leur mouvement ascendant et qu'ils sont appelés à se
propager encore davantage? Les cas de l'intégrisme islamique iranien et algérien

32 R. N. Bellah, Habits of the Heart: Individualism and Commitment in American Life, Berkeley,
University of California Press, 1985.
33 K. Gerden, The Satured Self: Dilemmas of Identity in Contempory Life, New York, Basic Books,
1992.
34 A. Grosser, Les identités difficiles, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 30

suggèrent que ces utopies sont au contraire en régression 35. Les populations que ces
mouvements étaient censés représenter sont maintenant désenchantées et ne croient
plus aux lendemains prometteurs économiquement. En fait, ces deux cas démontrent
de façon assez éloquente qu'un projet mobilisateur doit se prolonger dans une vision
du monde crédible à long terme pour conserver l'assentiment et l'implication des
différentes couches de la population. Cette capacité de construire une idéologie
intellectuellement et culturellement plausible a fait défaut aux intégristes islamiques
qui sont maintenant davantage préoccupés de s'entretuer pour la prise de pouvoir que
de construire un État correspondant à l'idéal de justice. C'est ce qui fait dire à F.
Khosrokhavar que l'Iran est dans une phase post-islamique, même si le pouvoir est
encore exercé à partir d'un cadre de légitimité islamique. Ce pouvoir tend vers une
realpolitik qui semble maintenant la voie de sortie de l'impasse dans laquelle se
trouve l'Iran désenchanté 36. Même chose pour l'Algérie, où les islamistes ont réduit
l'islam à une conception d'un État totalitaire base uniquement sur l'application de la
charia. Gilles Kepel prédisait récemment «la fin des islamistes», par défaut d'avoir pu
produire une vision du monde crédible. Selon lui, il y a même une revendication
démocratique dans les populations musulmanes, liée à une conception des droits de
l'homme, qui pourrait transformer le champ politique dans ces sociétés: la naissance
de la «démocratie musulmane 37».

Ces radicalismes religieux n'auront peut-être été en fait que l'hypertrophie


conjoncturelle, sous un mode utopique et souvent brutal, d'un processus à l'œuvre
dans toutes les sociétés, processus selon lequel l’ethnico-religieux se reconstitue,
certes dans une forme totalement différente de celle des appartenances traditionnelles,
mais néanmoins porteuse d'une demande sociale de sens, d'appartenance
communautaire et d'éthique sociale, demande qui ne refuse pas l'idéal démocratique
des droits de l'homme.

La question qui demeure cependant, c'est que même dans sa forme domestiquée
ou tempérée, la revalorisation des identités sur une base communautaire remet en
question un certain idéal démocratique. Notamment dans les sociétés occidentales, la
reconnaissance du droit à la différence culturelle soulève en effet des problèmes qui
affleurent aujourd'hui dans les champs politique, philosophique et juridique. À
mesure que les sociétés démocratiques sont devenues plus égalitaires et volontaires,
elles sont en même temps devenues moins fraternelles et moins solidaires. La
recherche de solidarité des individus trouve une réponse favorable du côté des
mouvements religieux. La religion, qui, au regard des théories de la sécularisation,

35 O. Roy, L'échec de l'islam politique, Paris, Seuil, 1992.


36 F. Khosrokhavar, ouvrage cité, et «Iran. La phase post-islamique», dans L'islamisme, ouvrage cité,
115-119.
37 Entretien dans Le Nouvel Observateur, janvier 1998.
Micheline MILOT, “Religion et intégrisme…” (1998) 31

semblait s'être repliée dans l'espace restreint de la vie privée, va continuer de se


reconstituer dans l'espace public. Il est inévitable que l'organisation du pouvoir
apprenne à composer avec cette nouvelle donne. C'est le prix de la démocratie
libérale.

La sociologie des religions est, quant à elle, bel et bien face à une problématique
qui suppose qu'elle puisse comprendre les logiques selon lesquelles la modernité
dissout les structures de plausibilité de toutes les traditions religieuses en même temps
qu'elle suscite des renouveaux religieux qui tirent profit des contradictions générées
par le monde moderne. L'appareillage conceptuel doit permettre de mieux saisir la
modernité religieuse et le sens de la revalorisation des identités confessionnelles
qu'elle comporte. Weber se référait à l'expression«polythéisme des valeurs» pour
décrire les conflits symboliques et culturels au sein des sociétés modernes. La
sociologie n'a peut-être pas encore tiré toutes les conséquences théoriques d'un tel
paradigme.

Micheline MILOT
Département de sociologie
Université de Québec à Montréal

Résumé
La montée des intégrismes religieux, tout comme l'essor des nouveaux
mouvements religieux et les multiples demandes de sens dans les sociétés
contemporaines, a forcé le renouvellement des perspectives sociologiques concernant
la sécularisation du monde moderne. Ces phénomènes ne peuvent être interprétés
comme un retour au Passé et un refus de la modernité. Ils sont plutôt des productions
religieuses de la modernité. Plus particulièrement en ce qui a trait au radicalisme
religieux, l'auteure émet l'hypothèse qu'il contribue à étendre le champ d'action de la
modernité.

Mots-clés: religion, intégrisme, modernité, sécularisation, identité, solidarité


sociale, ethnicité, désenchantement, radicalisme, activisme religieux,
fondamentalisme.

Fin du texte

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