AFP / PHOTOMONTAGE TELQUEL
UN DOSSIER DE
HASSAN II vs. MOHAMMED VI
Comparaison n’est pas raison, mais…
“L
ui c’est lui, moi c’est moi”. C’était l’une des toutes
premières déclarations de Mohammed VI, sitôt
LE MATCH
monté sur le trône. Le nouveau roi faisait réfé-
rence à son défunt père, et voulait sans doute si-
gnifier par là que toute comparaison entre les
deux hommes était malvenue. C’était en 1999 – et en effet, à
l’époque, il n’y avait pas grand-chose à comparer. Hassan II venait
tout juste de rendre l’âme, après un règne de 38 ans. Mohammed
VI, lui, n’avait aucune expérience à faire valoir. Mettre en balance
les bonnes intentions du second avec le long et riche parcours du
premier eût alors, effectivement, été dénué de sens.
Depuis, 10 ans sont passés. Mohammed VI a désormais une
solide expérience de chef d’Etat à faire valoir. Une expérience marquée
de succès, de revers, d’hésitations et de tâtonnements, mais aussi de
questionnements et de zones d’ombre. Cela fait-il sens, pour autant, de
comparer un règne complet avec son introduction, son développement et
sa conclusion, à un tout autre, qui n’a achevé que sa phase de “rodage” ?
68 TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
HASSAN HAMDANI ET
SOULEÏMAN BENCHEIKH
AVEC DRISS BENNANI
MOHAMMED BOUDARHAM
FADOUA GHANNAM
ABDELLAH TOURABI
ET YOUSSEF ZIRAOUI
A TelQuel, nous pensons que oui. Car le “style M6” est
désormais établi. Il a évolué, s’est affiné, s’est souvent
“corrigé” - et pas toujours dans le bon sens, notamment
dans ses volets démocratie et droits de l’homme. Mais
il y a désormais un “parcours Mohammed VI” propre. Un
parcours suffisamment riche pour mériter analyse, com-
mentaires… et mise en perspective.
Bien sûr, l’exercice a ses limites. Parce que, bien en-
tendu, le contexte politique, social et géostratégique
a changé. Il est, par exemple, délicat de comparer
deux rois “militaires”, alors que l’un a conduit deux
guerres, et que l’autre ne fait que gérer, un demi-siècle
plus tard, un cessez-le feu aux contours incertains. Il
n’est pas simple de comparer deux rois “communi-
cants”, quand on sait à quel point les médias (et leur
influence) ont évolué d’un siècle à l’autre. Il n’est pas
évident non plus de dresser le bilan comparé de deux
“imams”, sachant que le premier n’a pas eu à gérer la
même pression intégriste que le second…
Les deux règnes ont cependant un point commun qui,
à notre sens, transcende toutes leurs dissemblances :
sous Hassan II comme sous Mohammed VI, la marche du
Maroc est, d’abord et avant tout, celle que lui imprime
son roi. Autrement dit, les époques ont changé, mais pas
le degré de personnification du pouvoir. Dresser un ta-
bleau comparatif des deux monarques (y compris dans
leurs dimensions personnelles) revient à comparer le Ma-
roc d’hier à celui d’aujourd’hui. En cette fin d’“année-bilan” c’est, plus
qu’utile, nécessaire. Pour voir où nous avons avancé, où nous avons
reculé, et où nous faisons encore du surplace.
Puisse ce dossier de TelQuel vous apporter une nouvelle perspec-
tive, et vous donner matière à réflexion… I ARB
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010 69
 LE MATCH

LE POLITIQUE
Alors que Hassan II a guerroyé … Mohammed VI, qui a hérité de
pendant 40 ans pour diviser partis discrédités, tente de les
la classe politique issue du “remodeler par le haut”. Pour
mouvement national… l’instant, il n’arrive qu’à les perturber.
sentiel” : la préservation du de son règne ne déçoit pas ces
AFP

trône alaouite, plus solide que
jamais sous son successeur.
Hassan II a donc réussi de
son vivant à soumettre la clas-
se politique, mais au prix
d’une violence politique extrê-
me, à la fois réelle et symbo-
lique. Et non sans imagination,
voire une pointe de perversi-
té… Ainsi, parce qu’il refuse
d’avaliser l’option du référen-
dum d’autodétermination au
Sahara en 1981, Abderrahim
Bouabid est envoyé en exil à
Missour, réputée “capitale des
ânes”. Quant au leader isla-
miste Abdeslam Yassine, qui
publie en 1974 son célèbre
pamphlet L’islam ou le déluge,
Hassan II répond par… un in-
ternement en asile psychia-
trique ! Pour soumettre le peu
d’opposants que son père lui a
légués, Mohammed VI n’aura,
dates-clés lui, nul besoin d’user des
mêmes méthodes. Il ignorera
Mars 1965. Les émeutes lycéennes du 23 mars sont durement répri- superbement le cheikh Yassine
mées à Casablanca. En juin, Hassan II proclame l’état d’exception. quand, libéré en 2000, il lui
Mehdi Ben Barka est enlevé en octobre. conseillera dans son Mémoran-
Novembre 1975. Grâce au succès de la Marche verte, le roi retrouve dum à qui de droit, d’utiliser
le chemin de la concorde nationale. son héritage pour “éponger la
Octobre 1978. Après avoir nommé Premier ministre Ahmed Osman, dette extérieure du Maroc” (!)
son beau-frère et camarade du collège royal, Hassan II le pousse à Au contraire, avant même
créer le Rassemblement national des indépendants (RNI). d’accéder au trône, Moham-
Septembre 1996. La Constitution proposée par le roi est approuvée lors de la sanglante répression med VI est déjà auréolé d’une
par référendum. Pour la première fois, les partis d’opposition font
des émeutes rifaines de 1958. étiquette de “roi démocrate”.
campagne en faveur du “oui”.
Octobre 1997. Hassan II nomme Abderrahmane Youssoufi Premier ministre. Sa première décennie de D’ailleurs, la première année
C’est la première fois depuis 1958 que la gauche accède au pouvoir. règne, dite “les 10 affreuses”,
sera à l’avenant et s’achèvera,
AFP
attentes : l’irréductible oppo-
sant Abraham Serfaty est enfin
autorisé à rentrer d’exil, et
Driss Basri, grand vizir honni,
est prestement limogé. Tout le
monde s’attendait à ce que,
dans la foulée, le successeur
de Hassan II tende la main aux
hommes politiques pour les
associer démocratiquement
au pouvoir, enfin.
Un ouragan nommé PAM
Mais ce n’est pas ainsi que
les choses ont tourné. En 2002,
malgré la victoire officielle de
l’USFP aux législatives, Mo-
hammed VI nomme Driss Jet-
tou Premier ministre, cédant,
comme son père en 1993, à la
tentation d’un gouvernement
technocratique. Les analystes
politiques dénoncent immé-
diatement un choix non dé-
mocratique – ce qui ne gêne
nullement le nouveau roi. Et dates-clés
puis, qu’à cela ne tienne ! Cinq Octobre 2002. L’USFP et l’Istiqlal se disputant la victoire des
ans plus tard, Jettou est rem- législatives, c’est Driss Jettou, ex-ministre de l’Intérieur (et donc
placé par Abbas El Fassi, chef non partisan), qui accède à la primature.
du parti vainqueur aux légis- Avril 2004. Création officielle de l’Instance équité et réconciliation,
latives. Même la presse offi- chargée d’apurer le passif des “années de plomb”.
cielle pavoise et salue le Août 2007. Le ministre délégué à l’Intérieur et ami du roi,
respect de la “méthodologie Fouad Ali El Himma, démissionne de ses fonctions pour se
démocratique”. Mais en surfa- présenter aux législatives.
ce seulement car, d’une part, d’épaisseur d’El Fassi, et Octobre 2007. Les deuxièmes élections législatives du règne de
Mohammed VI consacrent la victoire de l’Istiqlal. Abbas El Fassi
tout le monde s’accorde sur d’autre part, Fouad Ali Him-
est nommé Premier ministre.
l’inconséquence et le manque ma est dépêché tel un Promé-
Juin 2009. Le PAM, parti créé par Fouad Ali Himma, remporte
thée parmi les hommes les communales et devient le premier parti du royaume.
politiques, le regard braqué

i une chose n’a pas rahmane Youssoufi qui, dit-on,

après les deux coups d’Etat
manqués en 1971 et 1972, dans
le m atch vers la primature de 2012.
Depuis août 2007, en effet, De son temps, en effet, Has- l’ancien régime, le jeu en va-

S oui…
changé entre les deux
règnes, c’est bien le
caractère absolu de la
monarchie. Hassan II
s’est échiné à briser des leaders
politiques encombrants et ré-
calcitrants, Mohammed VI, lui,
a reçu en héritage une classe
politique en débandade, encore
occupée à savourer la tardive
ouverture de l’ancien règne.
Car l’Alternance, préparée
avec soin par Hassan II à l’orée
des années 1990, était assuré-
ment un coup de maître. En
obtenant le soutien de Abder-
70
avait juré, “la main sur le Co-
ran”, de faciliter la transition,
Hassan II est parvenu à pacifier
et à dédramatiser sa propre
succession : le roi est mort,
mais ses institutions lui ont
survécu. Et, par un incroyable
tour de passe-passe, ses adver-
saires d’hier sont devenus les
remparts du trône.
Une classe politique
domestiquée
Lorsqu’il monte sur le trône
en 1961, Hassan II a déjà une
réputation de guerrier, forgée
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
la trahison et le bain de sang.
Vient alors la
Marche verte qui
unit le peuple au-
tour de son roi et…
désunit les oppo-
sants au régime, qui
ne s’en remettront jamais
complètement. D’où l’héritage
de Mohammed VI : une classe
politique subjuguée par le trô-
ne et paralysée par la “cause
nationale”. Au crédit de Has-
san II l’homme politique, on
peut ainsi mettre ce qu’il consi-
dérait lui-même comme “l’es-
• Il a opté dès le début pour le
multipartisme “à l’occidentale”.
• A la fin de son règne, il a prôné
une ouverture politique (quoique
sous contrôle de Driss Basri).
• Il a conduit les premières élections
véritablement libres du royaume.
• Il a mis à plat le passif de son père
en matière de violations de droits
de l’homme.
mais…
• C’était un adepte de la
manière forte : prison, torture et
disparitions d’opposants.
• Il a poussé à l’inflation des partis et,
par contrecoup, à leur décrédibilisation.
• Il a ignoré la classe politique,
souvent jusqu’à l’humiliation.
• Avec son ami El Himma, il tente
de reconfigurer la classe politique
autour du Palais.
c’est bien l’ex-ministre délé-
gué à l’Intérieur et ami intime
de Mohammed VI, qui fait la
politique du royaume. Moins
de deux ans après avoir dé-
missionné du gouvernement
pour se faire élire député,
“Si Fouad” se retrouve à la tê-
te du premier parti politique
du royaume, qui a réalisé une
véritable razzia
aux communales
de 2009. Du coup,
on parle ouverte-
ment de “hassani-
sation du régime”.
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
san II avait, par deux fois, ai-
dé des proches à créer des
partis politiques : en 1963, le
FDIC, de son conseiller et ami
Ahmed Réda Guédira, et en
1978, le RNI, de son Premier
ministre et beau-frère Ahmed
Osman. Mohammed VI mar-
cherait-il sur les traces poli-
tiques de son père, même si
l’époque a changé et que
l’appel mondialisé à la dé-
mocratie est plus pressant ?
Aurait-il lui aussi la tentation
de remodeler le champ poli-
tique à sa convenance ? Sous
lait peut-être la chandelle :
c’était, après tout, un trône
qu’il fallait sauver. Mais au-
jourd’hui, que peut gagner la
Couronne à discréditer da-
vantage une scène politique
qui l’est déjà suffisamment ?
Les partis pourront-ils pal-
lier leur manque actuel de
leadership et faire émerger
de nouvelles élites, mili-
tantes et technocrates ? Et
puis, d’abord, Mohammed VI
y a-t-il vraiment intérêt ? Ou
plus simplement : en a-t-il
vraiment envie ? I
71
 LE MATCH

LE MILITAIRE
Alors que Hassan II a été … Mohammed VI a modernisé
deux fois trahi par une les FAR sans rien céder sur
armée qu’il avait lui-même l’essentiel : une obéissance
mise au monde… aveugle et totale.
Une armée au service du roi en son temps. Il est chef
DR

Mohammed VI hérite donc
d’un pays pacifié. Le cessez-le-
feu au Sahara dure depuis
1991, et les premières lignes
marocaines sont protégées par
un gigantesque mur construit
sous Hassan II. De surcroît, le
roi défunt lègue à son fils une
armée mise au pas et des hauts
gradés tout à son service, des
hommes de confiance à l’ima-
ge des généraux Bennani,
Benslimane et Arroub. Figu-
rant parmi les premiers si-
gnataires de l’allégeance,
Mohammed VI sait qu’il peut
compter sur leur (coûteuse)
loyauté, même s’il doit toujours
(comme son père) faire preuve
d’une extrême intransigeance
au moindre manquement. Il
n’hésite ainsi pas à “se débar-
rasser” du général Driss Ar-
chane, patron de la Santé
militaire. Il choisit d’éconduire
dans la foulée deux poids-
lourds du renseignement mili-
taire : le général Mohamed
Belbachir et le général Ahmed
Harchi, qu’il remplace par son
camarade de classe au collège
royal, Yassine Mansouri, à la
tête de la puissante DGED
dates-clés (renseignements extérieurs).
Car, ne nous-y trompons
1963. Moulay Hassan et Oufkir créent les Forces armées royales (FAR).
pas, Mohammed VI est le seul
1963. Le Maroc sort vainqueur de la guerre des Sables.
1971. Premier putsch manqué. Des mutins attaquent le palais de Skhirat. du Boeing royal l’année chef à bord, comme Hassan II
1972. Deuxième putsch manqué. Sain et sauf, le roi décapite l’armée. d’après. Blessé dans son
1975. Début de la guerre au Sahara. amour propre, le monarque
1991. Cessez-le-feu avec le Polisario et envoi de troupes en Irak. ne fera pas dans la dentelle.
Les mutins de 1971 sont fu-
le m atch
AFP
suprême des armées et d’un
état-major qu’il connaît sur le
bout des doigts, au moins de-
puis 1985. Cette année-là, il a
été nommé coordinateur des
bureaux et services de l’état-
major des FAR. L’apprentis-
sage est garanti et, à la clé, le
futur roi a déjà un grade de
général de division octroyé
en 1994 par son père. Six ans
plus tard, le nouveau chef su-
prême promeut son frère,
Moulay Rachid, au grade de
général de brigade.
L’uniforme fait le militaire
A l’image des dictateurs afri-
cains, Hassan II adorait se
montrer à la télé vêtu d’un ru-
tilant uniforme militaire.
Question d’époque, peut-être.
En tout cas, les Marocains se
souviennent encore du roi sor-
tant de sa “tchaboula” (habita-
tion de fortune des soldats au
Sahara), en treillis, goûtant au
pain rond qui accompagne le
repas de ses fantassins. Mais,
quand il recevait ses collègues
chefs d’Etat, Hassan II a tou-
jours préféré les costumes
chamarrés, qui ont fait sa ré-
dates-clés
putation d’élégance, au strict
uniforme militaire. A une ex-
1985. Nommé coordinateur des services et bureaux de
l’état-major de l’armée.
1994. Promu général de division.
ception près : quand, dans les
1999. Prend le titre de chef suprême des armées le jour de
années 1980, il accueille un co- lonel Mouammar Kadhafi en
son intronisation.
treillis… pistolet à la ceinture !
2002. Crise de l’îlot Leïla. Le conflit armé avec l’Espagne est évité
Contrairement à son père,
Mohammed VI opte rarement
pour l’habit militaire, qu’il ré-
grâce à la médiation américaine.
2006. Mohammed VI supervise la célébration du cinquantenaire des FAR.

es Forces armées gnie d’un certain Mohamed

sillés ou expédiés dans de
lointains mouroirs.
oui… mais… serve aux grandes occasions :
l’anniversaire des FAR célébré ci, des bâtiments de guerre ments de fonction, frais de dé-

L
royales (FAR) ont été of-
ficiellement créées sous
Mohammed V, dès
1956. Mais tout le mon-
de sait que c’est le futur Has-
san II qui a piloté l’opération.
On le crédite ainsi d’un grand
rôle dans l’opération Ecou-
villon pour mater l’Armée de
libération du Sud, début 1958.
Quelques mois plus tard, ce
sont les émeutes du Rif que le
prince héritier Moulay Hassan
s’en va réprimer (en compa-
72
Oufkir) avec acharnement,
presque sans discernement.
Après la première véritable
épreuve de la guerre des
Sables contre l’Algérie (1963),
Hassan II est aux petits soins
pour son armée. Les privi-
lèges sont la règle. Les galon-
nés font alors la pluie et le
beau temps. Jusqu’au jour où
les canons se retournent
contre le chef, le roi lui-même,
d’abord dans son palais de
Skhirat en 1971, puis à bord
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
Le pacte de confian-
ce est rompu et la
méfiance s’installe,
depuis, dans le
cœur de Hassan II.
Pour tenir son armée à distan-
ce, le roi se résout alors à l’oc-
cuper en l’envoyant sur
d’autres fronts (le Golan, en-
suite le Sahara) et, surtout, en
enrichissant ses principaux
gradés : ne dit-on pas qu’un of-
ficier riche ne cherche pas à
prendre le pouvoir ?
• Il est le vrai fondateur des Forces
armées royales.
• Il passait pour un fin stratège
et a mené plusieurs guerres.
• Il a fait souffler un vent de
modernité sur l’armée.
• Il répond à la menace militaire
algérienne en achetant des armes.
• Ses troupes l’ont trahi à deux reprises
au moins, en 1971 et 1972.
• Il a perdu des batailles au Sahara
où l’armée marocaine a subi de
lourdes pertes.
• Il n’a pas mis fin aux passe-droits
dont bénéficient certains hauts gradés.
• Les dépenses militaires en hausse grèvent
le budget de l’Etat et se font au détriment
des priorités sociales (santé, éducation, etc.)
chaque année en grande pom-
pe. Fidèle à son habitude, le
nouveau roi semble faire peu
de cas de la symbolique de
chef suprême des armées. Et
ce, au profit d’un travail de mo-
dernisation souterrain et de
longue haleine. Depuis son ac-
cession au trône, Il
a engagé la mue des
casernes et, surtout,
signé des contrats
d’armement : un
paquet d’avions par-
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
pour la marine par-là...
Pourtant, ceux qui espé-
raient du “nouveau règne” une
réforme profonde du fonction-
nement des Forces armées
royales en sont pour leurs frais :
les vieux généraux sont tou-
jours là, et ont toutes les
chances de mourir de leur bel-
le mort, au faîte de leur pou-
voir. Et, comme du temps de
Hassan II, Mohammed VI
chouchoute ses gradés : prises
en charge médicales, loge-
placements et passe-droits sont
plus que jamais d’actualité.
En définitive, les vieilles mé-
thodes ont toujours cours, et le
silence de la grande muette est
toujours aussi assourdissant.
Pour avoir osé briser l’omerta,
des Adib, Zaïm et Jalti se re-
trouvent derrière les barreaux
pendant de longues années.
La confirmation qu’au sein du
bras armé de l’Etat, il n’y a
toujours pas de place pour les
voix discordantes. I
73
 LE MATCH

LE DIPLOMATE
Alors que Hassan II, interlocuteur inévitable … Mohammed VI brille par son absence
dans le conflit israélo-palestinien, a donné lors des grands sommets internationaux,
l’image d’un grand diplomate, tout en mais a marqué un point décisif avec son
s’enlisant dans une guerre ruineuse… plan d’autonomie pour le Sahara.
internationaux. Là où le père se a contribué à la légende has-
AFP

plaisait à donner la réplique à
ses pairs chefs d’Etat, le fils a
choisi un chemin fait d’influen-
ce et de discrétion : sous son
règne, les lobbies pro-maro-
cains ont essaimé par-delà les
frontières, et les cadres du mi-
nistère des Affaires étran-
gères ont opéré leur mue. A la
vieille école, incarnée par
l’ancien ministre Mohamed
Benaïssa, a succédé une jeu-
ne vague de diplomates pro-
fessionnels, qui gèrent au
jour le jour la politique étran-
gère du pays. Car, si Hassan II
attirait les projecteurs, il en
privait aussi ses collabora-
teurs. A l’opposé, Mohammed
VI, tout en se retirant médiati-
quement et physiquement de
la scène internationale, a mis
en place un appareil diploma-
tique à la fois plus visible et
moins personnalisé.
Mais pour quel résultat ? Le
fils a-t-il réussi là où le père a
échoué ? Rien n’est moins sûr.
Les deux règnes sont riches en
péripéties et rebondissements
diplomatiques. Incontestable-
ment, la Marche verte a été pour
dates-clés Hassan II un grand moment de
rayonnement mondial : précé-
Octobre 1963. Hassan II déclenche la guerre des Sables contre la timidité. Non seulement il dent historique à l’échelle in-
l’Algérie. Malgré son succès militaire, il opte pour un cessez-le-feu. n’a aucun goût pour la diplo- ternationale, le succès de cette
Novembre 1975. Sous couvert de la Marche verte, Hassan II récupère matie-spectacle, mais il la dé- marche populaire et pacifique
le Sahara espagnol par une conquête militaire éclair. nonce même ouvertement,
Août 1979. Les populations de Oued Addahab et de Saguiet Al comme on l’a vu dans la cé-
Hamra jurent allégeance au trône alaouite.
Septembre 1991. Cessez-le-feu entre le Maroc et le Polisario. Début
lèbre lettre qu’il a envoyée à
un sommet de la Ligue Arabe,
le m atch
du travail de la Minurso (corps militaire détaché par l’ONU).
Juillet 1999. Quelques semaines avant sa mort, Hassan II déplorant ces sommets “qui
mettent en avant les
oui…
assiste au défilé des troupes marocaines sur les Champs Elysées :
son ultime consécration. personnes et relè-
guent les vrais pro- • La Marche verte, son coup de génie
blèmes au second diplomatique, éclipse l’appropriation
n bon adepte de Ma- son charisme diplomatique plan”. Et vlan ! Les militaire du Sahara.
AFP
sanienne. C’est aussi un évé-
nement qui a permis à Hassan
II d’isoler son opposition inter-
ne tout en remportant une vic-
toire (symbolique et non
militaire) sur une puissance
coloniale, l’Espagne. Pourtant,
avec 35 années de recul, la
Marche verte a en fait ouvert
un conflit que le Maroc échoue
encore à résoudre. Un lourd
héritage pour Mohammed VI,
dont le trône est certes solide,
mais dont le royaume reste
menacé d’amputation.
Priorité au Sahara
Hassan II fait la guerre com-
me il prône la paix, et il a la di-
plomatie des grands seigneurs
féodaux, le sens du geste ma-
gnanime… et pas forcément
payant. Comme en 1963, lors-
qu’il mène contre l’Algérie une
guerre des Sables conclue par
une victoire militaire, mais
achevée par une capitulation
diplomatique aux allures che-
valeresques. La postérité salue
sa politique de rapprochement
dans le conflit israélo-palesti-
nien, et l’autorité morale qu’il a
pu parfois représenter dans le
monde arabo-musulman. Mais
dates-clés
c’est là sans doute une stature à assez d’années de règne au Juillet 2002. Six militaires marocains débarquent sur l’îlot Leïla.
laquelle l’âge n’est pas étran- compteur pour jouer au “sa- Le Maroc et l’Espagne frôlent le conflit armé.
ger. Mohammed VI n’a pas ge”. Après 10 ans de pouvoir, Mars 2005. Mohammed VI se rend à Alger au sommet de la
les grands faits d’armes du Ligue Arabe. Il y rencontre longuement Abdelaziz Bouteflika.
nouveau roi ne se trouvent
Avril 2007. Le Maroc propose aux Nations Unies un plan
pas sur la scène internationa-
le, mais bien dans le pré car-
d’autonomie pour le Sahara.
Juin 2008. Echec du quatrième round de négociations à Manhasset.
Le Polisario se retire.
mais… ré du royaume : IER ou
Moudawana, les deux ré-
Novembre 2009. Dans son discours anniversaire de la Marche verte,
Mohammed VI hausse le ton vis-à-vis des ennemis de l’intégrité
formes phares de la décennie territoriale : “Ou on est patriote, ou on est traître” !
• Il n’est jamais parvenu à sont maroco-marocaines.
résoudre le conflit du Sahara, dont il Mohammed VI a en fait tardé
a pourtant fait l’affaire de son règne. à briller dans le théâtre diplo- re. Sauf qu’en 2007, le Maroc a quitté la table des négocia-

E
chiavel et en admira-
teur assumé de Louis
XI, Hassan II avait un
goût prononcé pour
l’activité diplomatique. Rom-
pu aux joutes verbales, la ré-
partie qui tue toujours au bord
des lèvres et doté d’un pen-
chant immodéré pour la ma-
nipulation, il était écrit que
74
transcenderait les frontières.
De fait, il est devenu le facili-
tateur incontournable des
pourparlers israélo-palesti-
niens et (à ce titre ?), la tête de
pont des Etats-Unis en Afrique
du Nord, voire dans le monde
arabe. Mohammed VI, en
comparaison, a toujours fait
preuve d’une réserve frisant
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
approches diploma-
tiques du fils et du père ne pou-
vaient être plus éloignées…
L’ombre et la lumière
Là où un Hassan II extraver-
ti médiatisait ses rencontres
avec les grands de ce monde,
Mohammed VI, plus introverti,
boude la plupart des sommets
• Ses talents diplomatiques en ont fait
un incontournable “grand de ce monde”.
• Il a permis l’émergence d’une diplo-
matie professionnelle et compris les
vertus du lobbying international.
• Il a marqué un point avec le plan
d’autonomie du Sahara.
• Sa “diplomatie-pastilla” s’est finale-
ment révélée contre-productive.
• Physiquement, il est quasiment absent
de la scène diplomatique internationale.
• La flambée patriotique qu’il a récemment
initiée n’a servi qu’à crisper le dossier saha-
rien. Point d’orgue : l’affaire Aminatou Haïdar.
matique mondial. L’annonce proposé un plan d’autonomie tions et, cerise sur le gâteau, le
de la découverte de gisements pour le Sahara qui a soulevé de représentant “pro-marocain”
de pétrole importants à Talsint nombreux espoirs. Approuvé de l’ONU pour le conflit du Sa-
a en effet brouillé l’image in- par les grandes puissances, le hara, Peter Van Walsum, a été
ternationale du jeu- plan ne peut cependant être remplacé. Le vent aurait-il
ne roi, de même que adopté et appliqué qu’après des une fois de plus tourné en
la crise maroco-es- négociations à l’ONU. Mais notre défaveur ? Une chose est
pagnole de l’îlot Leï- voilà que le quatrième round sûre, diplomatiquement, c’est
la, durant l’été 2002, de négociations de Manhasset encore le Maroc qui a la main.
a fait craindre le pi- a échoué, que le Polisario a Pour le moment… I
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010 75
 LE MATCH
Alors que Hassan II était un
orateur hors pair, maîtrisant
le jeu des médias au sens
propre comme au figuré….
DR
dates-clés
1971. Hassan II tient une conférence de presse le lendemain de la
tentative de putsch de Skhirat. Extrait : “Il fallait exécuter tous les
putschistes immédiatement.”
1976. Hassan II se lance dans l’essai politique en publiant Le défi.
1984. Discours royal suite à des émeutes réprimées dans le sang.
Il traite les émeutiers de “awbach” (insectes).
Mai 1993. Invité de “7 sur 7” sur TF1, le roi déclare : “Il n’y a,
à Kelaât M’gouna, que des roses” (il y avait aussi un bagne secret).
Décembre 1993. Parution de Hassan II, La mémoire d’un roi, livre
d’entretiens entre le souverain et le journaliste Eric Laurent.
ssis sur le coin d’une
A
table, en 1961, Hassan
II, roi depuis quelques
mois, répond de maniè-
re naturelle aux ques-
tions de journalistes français.
Ils sont curieux de savoir qui est
ce jeune homme de 32 ans, hé-
ritier d’un royaume millénaire
et indépendant depuis peu.
Hassan II est élégant dans son
costume gris dernier cri, sorte
de John Kennedy du Tiers-
Monde, encore quasiment vier-
ge de toute atteinte aux droits
de l’homme. 40 ans plus tard, à
son accession au trône, son
successeur est dans les mêmes
starting-blocks. Il est à la tête
d’un royaume désireux de sau-
76
LE COMMUNICANT
ter à pieds joints dans le 21ème
siècle, prêt à faire une croix sur
les années de plomb dans la
foulée de son jeune roi. Mo-
hammed VI renvoie alors une
image quasi conforme à celle
de son père, quatre décennies
plus tôt : celle d’un roi moderne,
partisan de l’ouverture démo-
cratique. “Hip, mod, charming”
(sympa, à la mode, charmant),
commente à son propos le ma-
gazine américain Time, qui
réussit en juin 2000 à décro-
cher la première interview du
tout nouveau roi. Encore en
état de grâce, communicatif.
Mais, si les débuts média-
tiques des deux rois sont pro-
metteurs, la suite montrera
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
qu’en matière de communica-
tion, le père et le fils ne pou-
vaient être plus différents…
Je parle, donc je suis
Hassan II a parlé jusqu’à plus
soif, à l’aise avec les médias,
même quand il a fallu assumer
les casseroles des droits de
l’homme accumulées lors de
son règne. Mohammed VI, lui,
s’est très vite montré
avare de ses mots. Il
partait pourtant avec
une image extrême-
ment positive, vierge
de tous les dérapages
imputés à son père. Mais Mo-
hammed VI a préféré se faire
discret, et communiquer par
l’image plutôt que par la parole.
Même les discours royaux télé-
visés, figure obligée de tout mo-
narque, semblent un exercice
qu’il n’affectionne guère, se
contentant de lire des textes ré-
digés dans un arabe classique
lénifiant – là où son père passait
sans complexe à la darija et re-
gardait la caméra en face,
quand il avait quelque chose
d’important (voire de menaçant)
à dire à son peuple…
Il suffit d’un petit tour sur
Google ou Youtube pour se
rendre compte du gouffre mé-
diatique qui sépare les deux rois.
Après 40 ans au pouvoir, Hassan
II est devenu une clé de re-
cherche fournissant une matière
riche en interviews écrites et té-
lévisées. Le roi défunt parlait aux
journalistes avec humour et en-
train, se plaisant à commenter
toutes les facettes de son règne.
Au bout de dix ans sur le trône,
Mohammed VI a un bilan d’étape
beaucoup plus mitigé. Excep-
tions faites de ses discours télévi-
sés, dont on ne sait vraiment
comment les perçoit un auditoi-
re par nature captif et interdit de
commentaires, le nouveau roi
n’a accordé qu’une demi-douzai-
ne d’entretiens à des journalistes
étrangers qui, par droit et devoir,
peuvent lui demander des
comptes. Et même là, il s’est tou-
jours protégé en n’acceptant
d’accorder que des interviews
écrites (c’est-à-dire contrô-
lables), sans jamais se prêter au
jeu risqué des questions-ré-
ponses en live, devant une camé-
le m atch
oui…
• Il parlait sans hésiter, et avec
aisance, aux médias étrangers.
• Il émaillait ses discours
d’improvisations en darija qui
captivaient les Marocains.
• Il prend des bains de foule,
communiant avec les Marocains plus
par le geste que par la parole.
• Il a ouvert son intimité aux médias
étrangers, démythifiant la famille royale.
ra de télévision. Tout le contraire
de son père, qui aimait manifes-
tement prendre des risques avec
les médias. Maniant la langue de
Molière souvent mieux que ses
interviewers, Hassan II leur en
remontrait sur leur propre ter-
rain linguistique, ponctuant ré-
gulièrement ses propos de
références à sa large culture
classique. Message subliminal :
“Si je maîtrise les philosophes des
lumières, c’est que je suis conscient
de mes atteintes aux droits de
l’homme, mais que je les assume
en tant que despote éclairé” – un
concept parlant pour les médias
français, ses interlocuteurs privi-
légiés. Hassan II avait aussi une
manière très efficace de botter
en touche quand les questions
dérangeantes se faisaient trop
insistantes. “Ce qui était fasci-
nant avec lui, c’était qu’il entre-
laçait avec beaucoup d’habileté
les vrais détails, son étonnante
capacité à éluder et celle de ne
pas dire la vérité”, a témoigné
dans le quotidien Le Soir Eric
Laurent, qui a recueilli le té-
moignage du roi défunt dans
son ouvrage Hassan II, la mé-
moire d’un roi. C’était un “per-
former” (homme de spectacle
et de représentation), suren-
chérit fort justement Abdellah
Laroui dans Le Maroc et Has-
san II, un témoignage.
mais…
• Il biaisait et éludait les questions
embarrassantes, les noyant dans des
références érudites.
• Il n’hésitait pas à menacer son peuple,
en direct à la télévision.
• Ses discours télévisés, prononcés dans un
arabe classique châtié, restent impersonnels.
• Interviews, reportages intimistes
fouillés… il refuse aux médias marocains
ce qu’il accorde aux médias étrangers.
… Mohammed VI parle peu, préférant
communiquer par l’image plutôt que
par les mots – et sévit contre les
médias qui “l’asticotent” de trop près.
Le choc des photos
sans le poids des mots
Mohammed VI, quant à lui, a
initié une démarche aux anti-
podes de celle de son père :
toujours mutique, il a en re-
vanche, et très tôt, encouragé
la diffusion de photos person-
nelles habillé “cool”, taguia
sur la tête, à la pêche, à la
chasse ou encore chevauchant
son jet-ski. Il a ainsi cassé
l’image du “roi mythique” telle
qu’incarnée par son père, en
devenant abonné des pages
people de Paris Match. La fa-
mille royale pluri-séculaire est
ainsi devenue une royauté qui
fait rêver, de celles que l’on
peut afficher en Une, à l’instar
des familles ré-
gnantes d’Angleter-
re et de Monaco.
Mais à la différence
de ces dernières,
quand il s’agit des
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
DR
dates-clés
2000. Première interview de Mohammed VI accordée à Time.
Le magazine américain titre “The Cool King”.
Janvier 2005. Premier grand entretien de Mohammed VI, accordé au
quotidien espagnol El Pais. Il n’y en aura qu’une demi-douzaine en 10 ans.
Mars 2005. Al Jarida Al Oukhra publie un portrait intimiste de Lalla Salma.
Le chef du protocole royal fustige le “voyeurisme” de l’hebdomadaire.
2005. Paris Match a la primeur historique d’une photo de groupe
de la famille royale.
2007. Le roi fait un coup de com’ en recevant 2 magazines féminins
marocains pour une séance photo (expédiée en quelques minutes) –
pour la première et dernière fois.
Alaouites, c’est le choc des ne permettait pas aux journa-
photos sans le poids des mots ; listes marocains de lui poser
juste du “light” sur la vie de fa-
mille, les goûts artistiques des
des questions. Mohammed VI
perpétue cet héritage en n’ac-
uns et des autres, etc.
Encouragée par la commu-
cordant aucun entretien à des
journalistes marocains – consi-
nication “people” internationa- dérés avant tout comme des su-
le autour de la famille royale, jets corsetés par leur devoir
la presse indépendante maro- d’allégeance. Le nouveau roi a
caine a tenté de pénétrer dans certes ouvert ses portes - une
la brèche. Mal lui en a pris. fois seulement - à deux maga-
Lettres de menaces du proto- zines féminins marocains. Mais
cole royal, saisies et interdic- là encore, pas d’interview au
tions, procès pour raisons programme. Juste une séance
détournées… les médias lo- photo expresse… et l’interdic-
caux ont vite pris conscience tion de rapporter la moindre
que le Palais les tenait dans le parole prononcée par lui ou un
même dédain qu’à l’époque de membre de sa famille pendant
Hassan II. Dans ses confé- cette même séance. Le cadenas
rences de presse, le roi défunt n’est pas près de sauter… I
77
 LE MATCH

L’IMAM
Alors que Hassan II a utilisé … Mohammed VI l’a
la religion pour combattre employée pour justifier
la gauche et consolider tantôt les réformes,
son pouvoir…. tantôt l’immobilisme.
traditionnel de la bey’a (allé- nettoyer les écuries d’Augias et
DR

geance). L’acte a ainsi été rédi-
gé à la hâte par Abdelouahab
Benmansour, l’historiographe
du royaume. Autre exemple :
lors de la rédaction de la Consti-
tution de 1962, le fameux statut
d'Amir al Mouminine (Com-
mandeur des croyants) n’a été
ajouté qu’à la fin, et encore, à la
demande de Allal El Fassi et Ab-
delkrim Khatib. Pour les deux
nationalistes marocains, ce titre
ne devait avoir qu’une portée
honorifique et marquer la natu-
re musulmane de l’Etat. Mais
Hassan II ne tardera pas à en
faire un tout autre usage…
C’est ainsi que le roi, dans son
bras de fer avec la gauche, pro-
cède dès la fin des années 1970 à
une véritable opération de “tra-
ditionalisation” de l’enseigne-
ment, et par conséquent, de la
société marocaine. L’Etat se met
ainsi à fermer successivement
les facultés de philosophie et de
sociologie, considérées comme
des foyers de subversion et de
dates-clés dissidence, tout en ouvrant des
facultés d’études islamiques et
1962. Rédigée par Hassan II, la première Constitution du Maroc affirme de théologie. Comme le docteur
que le roi, “Commandeur des croyants”, “veille au respect de l’islam”. Frankenstein, qui crée un
1974. Abdeslam Yassine envoie une lettre d’admonestation à Hassan II.
monstre qui se retournera
Premier signe de contestation du pouvoir royal par les islamistes.
contre lui, Hassan II a préparé,
1981. Création du Conseil supérieur des ouléma. Hassan II réorganise
l’islam officiel pour contrer la gauche. seulement Mohammed VI par ce choix, le nid de l’islamis-
1985. Le pape Jean-Paul II est invité par le roi du Maroc - qui se n’a pas cette prétention, me radical. Son successeur a
positionne, du coup, comme son “alter ego musulman”. mais il n’a clairement pas le donc hérité d’une lourde tâche :
1993. Inauguration de la mosquée Hassan II à Casablanca. même goût que son père
pour la chose religieuse. Il
DR
trouver l’équilibre adéquat entre
la nécessaire modernisation de
la société marocaine et l’existen-
ce d’un fort courant conserva-
teur, dont le mouvement
islamiste est le fer de lance.
M6, réformateur religieux
Instruit par l’expérience de
son père, Mohammed VI a tout
de suite compris l’intérêt de
s’appuyer politiquement sur la
religion. Dès son premier dis-
cours, le nouveau monarque se
réfère à sa qualité de Com-
mandeur des croyants. Puis il y
a régulièrement recours pour
justifier ses décisions. Les
proches du roi assurent que
l’homme a pour intention de
mener “une révolution tran-
quille” au niveau du champ re-
ligieux marocain et qu’il
dispose dans ce domaine d’une
“vision progressiste”.
C’est dans le registre des
droits de la femme que Moham-
med VI va engager pleinement
son statut religieux, pour impo-
ser la réforme de la Moudawa-
dates-clés
na. Le 10 octobre 2003, dans son 1999. Deux femmes signent la bey’a (acte d’allégeance). Une première.
discours au parlement, Moha-
16 mai 2003. Attentats kamikazes à Casablanca. Bilan : 42 morts et
des dizaines de blessés.
med VI endosse ses habits de
10 octobre 2003. Mohammed VI réforme la Moudawana, en procédant
chef de la communauté reli- à une relecture moderne du Coran.
gieuse pour faire passer la ré- les associations féministes, les 2004. Discours royal à Tétouan, considéré comme la “feuille de route”
forme phare de son règne. Les modernistes, et même les laïcs de la nouvelle politique religieuse.
militants des droits de l’homme, applaudissent à tout rompre 2009. Le Maroc rompt ses relations diplomatiques avec l’Iran en
cette réforme menée au nom invoquant “le prosélytisme chiite” de son ambassade à Rabat.
d’une lecture éclairée et libéra-

amadan 1983, au pa- au théologien qu’il n’a pas utili-

n’est d’ailleurs pas un assidu
des causeries ramada-
le m atch le du Coran et de la Sounna.
La religion au service de la Le soufisme au cœur ritier fait aussi de cette spécifici-

R oui…
lais royal de Rabat.
Hassan II, en jellaba
blanche et tarbouche
rouge, écoute attenti-
vement le cheikh Youssef
Qardhaoui, invité du mo-
narque aux traditionnelles
causeries religieuses télévisées
du mois sacré. Le célèbre pré-
dicateur égyptien explique le
sens d’un hadith annonçant
qu’au début de chaque siècle,
Dieu envoie un grand réforma-
teur qui donne à l’islam une
nouvelle vie. A la fin de la cau-
serie, Hassan II fait remarquer
78
sé dans son exposé la version
la plus connue du hadith. Le
cheikh reconnaît la justesse de
la remarque du roi, et les deux
hommes s’engagent dans une
discussion autour du sujet.
Cette histoire, que Youssef
Qardhaoui relate dans ses mé-
moires, nous informe sur un
aspect assez méconnu de Has-
san II : son savoir religieux et
son goût pour les discussions
théologiques. Le roi défunt se
considérait comme un alem
(théologien) et tenait à le faire
savoir aux Marocains. Non
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
niennes. Alors qu’il aurait pu
leur accoler son
nom, il a conservé
l’intitulé officiel
des causeries “has-
saniennes”. Un
signe révélateur…
Islam vs “péril rouge”
Le début de règne de Hassan
II ne présageait pourtant pas
d’une telle importance donnée à
la religion officielle. Lors de son
intronisation en 1961, le succes-
seur de Mohammed V n’a mê-
me pas pensé à organiser le rite
• Il a positionné le Maroc comme un modèle
de tolérance et de modération religieuse.
• Il a bien “géré” les islamistes, qui n’ont
jamais présenté de danger pendant
son règne.
• Il a réformé le droit des femmes grâce
à une lecture éclairée du Coran.
• Il a réhabilité le soufisme pour faire
contrepoids à l’islamisme.
mais…
• Il fait de son statut de Commandeur
des croyants le fondement constitutionnel
d’un pouvoir sans limites.
• En utilisant les islamistes contre la gauche,
il a fait le lit de l’intégrisme et du terrorisme.
• Il s’est laissé surprendre par les
radicaux islamistes, avant de les
réprimer avec une férocité excessive.
• Le soufisme, son nouveau credo, pourrait
se révéler une arme à double tranchant…
réforme et de la modernité ?
Pas toujours. Mohammed VI a
souvent rappelé sa qualité de
Commandeur des croyants
pour balayer les demandes de
modernisation de la monar-
chie et de rééquilibrage des
pouvoirs. Aux contempteurs de
l’archaïsme du baisemain et
de la cérémonie de la bey’a,
Mohammed VI op-
pose le respect de la
tradition musulma-
ne, et se réclame de
la figure de l’imam
et du guide.
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
(du dispositif)
Mais pour les deux rois, le
Maroc a une spécificité religieu-
se fondée autour d’un triptyque :
ascendance prophétique de
l’imam, rite malékite et tradition
soufie. Hassan II avait mis cette
particularité au service de ses
activités diplomatiques, et pour
positionner le Maroc sur l’échi-
quier international. En conviant
le pape Jean-Paul II à Casablan-
ca en 1985, il s’est ainsi position-
né, de facto, comme son alter
ego musulman - damant le pion
à Khomeiny, au passage. Son hé-
té la pierre angulaire de sa poli-
tique religieuse. Après les
attentats du 16 mai 2003, attri-
bués au salafisme jihadiste et au
wahhabisme, Mohammed VI ré-
affirme la place du malékisme
en tant que rite officiel de l’Etat
et replace le soufisme au cœur
de la pratique religieuse offi-
cielle. Mais cette unité du rite
affirmée s’oppose parfois au
discours officiel sur la liberté
de culte et le pluralisme reli-
gieux. La chasse au chiisme en
avril 2009 est un exemple fla-
grant de cette contradiction. I
79
 LE MATCH

LE BÂTISSEUR
Alors que Hassan II a initié … C’est sous Mohammed VI que
la politique des grands barrages, ces projets ont réellement vu le
des 200 000 logements et de jour, avec une cadence de réalisation
l’électrification du monde rural … jamais atteinte auparavant.
pérenniser son règne et lutter jusqu’au bout de ses pro-
MARADJI

contre les “complots” et at-
taques en tous genres. Les
grands chantiers ne sont clai-
rement pas une priorité pour
lui. Pire, quand il en lance un,
ce n’est pas forcément sous
l’adhésion générale. Un ancien
ministre de l’Agriculture ra-
conte : “Lorsque Hassan II met
sur la table sa politique des bar-
rages, il est critiqué par plu-
sieurs pays voisins et même par
certains leaders politiques lo-
caux. Quelques années et plu-
sieurs cycles de sécheresse plus
tard, le pari de Hassan II s’est
avéré être d’une clairvoyance
rare. L’expérience marocaine
en la matière a même été ensei-
gnée dans plusieurs universités
prestigieuses de par le monde”.
Au milieu des années 1980,
le roi lance deux nouveaux
programmes restés mythiques :
le plan 200 000 logements et le
programme national pour
l’électrification du monde ru-
ral. Faute de bonnes volontés
ou de moyens, les deux pro-
grammes trébuchent et
n’aboutissent réellement que
dates-clés sous Mohammed VI. “Hassan II
avait plusieurs laits sur le feu,
1979. Inauguration du barrage d’El Massira (région de Settat). avec une guerre ouverte avec le
1989. Création de la Société nationale des autoroutes du Maroc. Polisario, et une situation poli-
1992. Début des travaux de Sala Al Jadida.
tique au bord de l’implosion.
1994. Lancement du plan 200 000 logements.
1998. Un milliard de dollars pour la seconde licence GSM. litologue : “Il y a les barrages, Cela ne l’a pas aidé pour aller
évidemment, mais pas seule-
ment. Lorsqu’on le surnomme le
i Mohammed V a été sonnellement de près. Des in- bâtisseur, on fait également ré-
DR
grammes ambitieux”, affirme
cet économiste. D’ailleurs, mê-
me lorsqu’il décide de construi-
re une autoroute entre Rabat et
Casablanca, cela prend plus de
dix ans et provoque la faillite
d’un fleuron marocain du bâti-
ment et travaux publics.
In GSM we trust
Le dénouement de la situa-
tion aura finalement lieu en
1998 quand le Maroc reçoit l’un
des plus gros chèques de son
histoire. Un milliard de dollars,
fruit de la vente de la seconde
licence de téléphonie mobile du
pays. Hassan II place l’argent
dans un fonds d’investissement
qui porte son nom, et qui servi-
ra à améliorer les infrastruc-
tures publiques. Ce sera donc
là l’une des priorités du jeune
Mohammed VI. Très vite, le
nouveau monarque se met au
travail et s’entoure d’une arma-
da d’ingénieurs et de hauts
fonctionnaires de valeur. A la
tête de ce bataillon, un éminent
conseiller de son père : Abdela-
ziz Meziane Belfqih. Les grands dates-clés
chantiers deviennent dès lors
une véritable politique d’Etat. A 2001. Lancement de la construction du barrage Hassan II à Midelt.
l’international, Mohammed VI 2004. Lancement de deux chantiers modèles : Tanger Med et la ville
n’hésite pas à jouer aux VRP de nouvelle de Tamansourt, près de Marrakech.
2007. Agrandissement de l’aéroport Mohammed V de Casablanca.
luxe pour attirer les géants
2008. Ouverture du tronçon autoroutier Casablanca - Marrakech.
mondiaux du BTP. Depuis, tout va plus vite. Au-
2009. Accord pour un projet de TGV.
jourd’hui par exemple, le Ma-
roc construit 160 kilomètres
le m atch d’autoroutes par an, contre 40 verture sur l’Atlantique. Mo- grandes que Sala Al Jadida,

S
le “libérateur” et Has-
san II le “rassembleur
et réunificateur” du
Maroc moderne, Mo-
hammed VI devait théorique-
ment se trouver une “nouvelle
niche” pour marquer, voire
marqueter son règne. Il sera le
roi “démocrate et solidaire”.
Mais en réalité, c’est dans un
autre registre, moins contes-
table que celui-là, que le fils a
dépassé le père : celui du “bâ-
tisseur”. Dès ses premières
années de règne, Mohammed
VI fait le tour du pays et y lan-
ce des projets qu’il suit per-
80
frastructures, mais pas seule-
ment. Le nouveau roi ne ressent
par exemple aucune gêne à
inaugurer une peu coûteuse
“maison de l’étudiante” ou un
petit centre de formation pro-
fessionnelle. “La bâtisse n’est
qu’un prétexte, mais de tels bâ-
timents peuvent changer toute
une vie”, assure un respon-
sable de la Fondation Moham-
med V pour la solidarité.
Mais alors, qu’a donc bâti
Hassan II si l’essentiel de l’in-
frastructure et des grands tra-
vaux a été réalisé sous son
successeur ? Réponse d’un po-
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
férence à la mise en place des
institutions, de l’administration,
de tout ce qui fait un
Etat moderne. N’ou-
blions pas qu’il a pris
les rênes alors que le
pays n’était indépen-
dant que depuis six
ans et que tout restait à faire”.
Un royaume à construire
Au départ, c’est vrai, le pays
manquait de tout, et surtout de
ressources, de compétences et
de stabilité. Pendant les an-
nées 1960 et 1970, Hassan II
concentre tous ses efforts pour
oui…
• Il a couvert le Maroc de
barrages qui, même décriés,
se sont avérés nécessaires.
• Il a pensé plusieurs projets
d’infrastructure de base pour le Maroc.
• Il a transformé le Maroc en un
chantier à ciel ouvert.
• Il n’hésite pas à multiplier les
“descentes” sur le terrain et à
réorienter les projets mal engagés.
mais…
• Beaucoup de ses ambitions n’ont
pas été réalisées, à cause de limites
budgétaires et de priorités politiques.
• Ses idées étaient bonnes, mais
budgétairement, très mal ficelées.
• La crise internationale fait planer de
sérieux doutes quant à l’aboutissement
de plusieurs grands chantiers.
• Son action fait de l’ombre à celle
du gouvernement.
au début du règne de Moham-
med VI et moins de 10 kilo-
mètres sous Hassan II. Goûtez
la différence. Les routes rurales
avancent pratiquement à la
même cadence.
L’un pense, l’autre réalise
Le même schéma (initiation
par Hassan II, concrétisation
par Mohammed VI) se repro-
duit avec le port de
Tanger Med. Initia-
lement pensé par
l’ancien roi, il de-
vait offrir au Maroc
une nouvelle ou-
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
hammed VI déplace le projet
en Méditerranée et en fait un
moyen de contrebalancer le
succès économique de Sebta
et de Melilia, tout en dopant
l’économie du Nord, région
hier honnie par Hassan II. Le
port a d’ailleurs à peine dé-
marré son activité qu’une ex-
tension, dite Tanger Med 2,
est déjà en chantier. Quant au
fameux plan des 200 000 loge-
ments (toujours pas atteints),
Mohammed VI le remplacera
par un concept beaucoup plus
audacieux : celui des villes
nouvelles, six à sept fois plus
inaugurée en grande pompe
par son père.
Mohammed VI n’a pas peur
des projets pharaoniques.
Hassan II a construit la gran-
de mosquée qui porte son
nom ? Mohammed VI fait
pousser des marinas un peu
partout dans le pays, met du
foncier à disposition des plus
grands promoteurs immobi-
liers du monde et participe à
l’émergence de champions
nationaux qui rivalisent
d’ambition. Résultat, en 10
ans : un Maroc économique-
ment métamorphosé. I
81
 LE MATCH
Alors que Hassan II
n’a accumulé les
richesses que pour asseoir
sa domination politique …
DR
dates-clés
1971. Début de la marocanisation des terres de colons, offertes
pour la plupart à des courtisans.
1973. Marocanisation du secteur privé et commercial,
notamment des banques.
1995/96. Campagne d’assainissement dans les milieux
d’affaires menée par Driss Basri.
1999. Cession de la 2ème licence GSM pour un milliard de dollars.
n 1992, Moumen Douiri
E
publie en France un livre
qui fait grincer beaucoup
de dents. A qui appartient
le Maroc ? s’interroge
l’opposant à Hassan II en ten-
tant de dresser l’inventaire des
bien royaux. Avec une fortune
estimée à 10 milliards de
82
LE BUSINESSMAN
francs français (près de 15 mil-
liards de dirhams à l’époque),
la famille royale contrôlait déjà
les secteurs-clés de l’économie
marocaine : agriculture,
pêches, agroalimentaire,
mines, services financiers.
Pour gérer sa fortune, Hassan
II, qui contrôlait déjà l’ONA
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
(mais avec 13% seulement de
son capital), avait, tout comme
Mohammed VI aujourd’hui,
ses hommes de confiance. Il y
avait bien évidemment Ahmed
Réda Guédira, dont le détail de
la fortune personnelle a
nourri la chronique judiciai-
re du pays après sa mort. Il y
avait surtout les frères Frej,
l’un secrétaire particulier et
l’autre chambellan du roi,
mais surtout chargés de la
gestion de sa fortune.
Réflexe de survie
Mais tout cela ne se fera que
sur le tard, car au début de son
règne, le jeune Hassan II avait
d’autres chats à fouetter. En
1965, quatre ans après son in-
tronisation, Casablanca se
soulève. Désormais, le main-
tien du trône prime sur tout le
reste. Les deux coups d’Etat
ratés du début des années
1970 ne font que renforcer cet-
te priorité. Pour la monarchie,
politiquement fragilisée, il de-
vient impératif d’engranger le
maximum de soutiens, notam-
ment auprès de la grande
bourgeoisie. Le 4 août 1971,
moins d’un mois après le coup
d’Etat manqué de Skhirat,
Hassan II annonce dans un
discours à la nation le début
de la “marocanisation” des
terres agricoles, jusque-là
laissées en exploitation aux
anciens colons français. Offi-
ciellement, le peuple maro-
cain récupère enfin ses
richesses. Dans la
réalité, les dizaines
de milliers d’hec-
tares concernés par
ces transferts mas-
sifs de propriétés al-
laient revenir au petit cercle
des familles proches du sérail.
“Gouverneurs, pachas, super-
caïds ; mais mieux encore, gé-
néraux, colonels, ministres et
princes ont acquis l’essentiel des
fermes coloniales ou ont pris
des participations dans des so-
ciétés anonymes de l’agro-in-
dustrie”, écrit ainsi le grand
sociologue Paul Pascon dans
son livre Le Haouz et Marrake-
ch. Le pays se transforme en
une énorme vache à lait ex-
ploitée par les hommes forts
du régime, avec la bénédiction
du monarque – en échange,
bien entendu, d’une allégean-
ce totale et inconditionnelle.
Pendant les années 1970, des
fortunes colossales sont ainsi
amassées par un petit cercle de
privilégiés, alors que l’écono-
mie du pays va, lentement
mais sûrement, vers l’apo-
plexie. La Banque Mondiale et
le FMI obligent alors le Maroc
à adopter une politique d’ajus-
tement structurel, menée
tambour battant durant les
années 1980. Les grands
équilibres sont retrouvés non
sans mal, mais pendant ce
temps-là, des milliards d’ar-
gent public continuent à être
dilapidés – toujours par souci,
pour la monarchie, de fidéli-
ser sa clientèle d’élites. A
coups de faveurs et de crédits
sans garanties, des établisse-
ments financiers publics
comme le CIH, le Crédit Agri-
cole, la BNDE ou encore la
Banque Populaire creusent
des trous financiers farami-
neux. Pendant ce temps-là,
l’ONA, tête de pont des entre-
le m atch
oui…
• Il a orienté l’économie vers le libéralisme,
lui épargnant les affres du socialisme d’Etat.
• Son orientation agricole du pays l’a
démarqué des expériences d’industriali-
sation calamiteuses des pays arabes.
• Il a stabilisé les agrégats
macro-économiques du pays.
• Ses “visions” d’avenir et ses grands
chantiers font tourner l’économie et
créent des milliers d’emplois.
prises royales, se diversifie, se
modernise et investit la plu-
part des secteurs-clés de
l’économie nationale.
Real economic
A son accession au trône, en
1999, Mohammed VI hérite de
finances publiques en piteux
état, d’une bourgeoisie d’af-
faires traumatisée par la
“campagne d’assainissement”
de sinistre mémoire de
1995/96… et d’un holding fa-
milial, Siger (anagramme de
Régis, roi en latin), qui tient
plus de la caisse noire que du
holding structuré. Le jeune roi
va agir simultanément sur ces
trois fronts, non sans succès.
Dès la nomination de Driss
Jettou à la primature, un vaste
programme de “nettoyage” des
établissements financiers pu-
blics est mis en œuvre. Cela
prendra du temps, mais au ter-
me du mandat Jettou, l’opéra-
tion est un indéniable succès.
Aux entrepreneurs du royau-
me, le roi annonce parallèle-
ment son intention, non
seulement d’améliorer l’envi-
ronnement des affaires, mais
de booster l’économie par un
programme de “visions” d’ave-
nir, déclinées en autant de
grands chantiers d’une am-
pleur sans précédent. Les mar-
mais…
• Il a installé les bases d’une
économie de rente anti-sociale
et contre-productive.
• L’industrie, le commerce et les
services sombrent sous son règne.
• Il a créé un mastodonte économique
qui domine le grand capitalistisme marocain.
• L’appétit sans limites de ses hommes
d’affaires suscite l’hostilité des
entrepreneurs nationaux.
… Mohammed VI, qui a la fibre
économique, a consolidé son
héritage jusqu’à devenir le
premier entrepreneur du royaume.
chés colossaux se succèdent,
DR
et les grands groupes étran-
gers ne sont pas les derniers à
prendre leur part du gâteau.
En 10 ans, de grandes opéra-
tions de privatisation et d’in-
troduction en Bourse sont
menées (Maroc Telecom, Ad-
doha…) au ravissement d’une
place boursière qui voit sa ca-
pitalisation multipliée par 4.
Sur le plan macro-écono-
mique, le Maroc retrouve des
couleurs, de moins en moins
liées aux aléas des saisons
agricoles. En 2006, et pour la
première fois depuis des di-
zaines d’années, le pays enre-
gistre un excédent budgétaire.
Mais en même temps, et dès
le début
intérêts privés du
roi. Moins d’un an après son in-
tronisation, Mohammed VI
nomme au poste de PDG de Si-
ger, son nouveau secrétaire
particulier, Mounir Majidi, qui
s’entoure d’une poignée de
quadras bardés de diplômes. Ce
sera le point de départ d’une
décennie d’expansion fulgu-
rante de la fortune royale. Et
gare à ceux qui prétendraient
faire concurrence aux hommes
d’affaires de Sa Majesté ! Neuf dates-clés
ans après avoir essayé, Othman
Benjelloun panse encore ses
2000. Mounir Majidi nommé secrétaire particulier du roi, puis PDG de Siger.
2000. Vivendi acquiert 35% de Maroc Telecom pour 23, 3 milliards
plaies. Maîtres incontestés du de DH. C’est le plus gros chèque jamais encaissé par le royaume.
2003. Siger verrouille son contrôle sur l’ONA et la SNI.
capitalisme marocain, Majidi et
ses hommes créent la plus Les dividendes royaux quadruplent.
2003. La fusion de la BCM et de Wafabank accouche de la plus
grosse banque privée du pays
grande banque privée du pays - sous contrôle de l’ONA.
(Attijariwafa), raffermissent
leur monopole ou leur domina-
2005. L’ONA crée Wana et se lance dans la téléphonie,
secteur le plus rentable du pays.
tion sur des marchés de pre-
mière nécessité (sucre et
laitages) et investissent dans à tion boursière, et pas moins se positionne clairement com-
peu près tous les secteurs ren- de 6% du PIB du pays !! me un acteur économique pri-
tables du pays : énergie, immo- Avec tout cela, on est loin de vé qui cherche, à l’instar de
bilier, téléphonie… la conception hassanienne, se- tous les autres, à maximiser
Aujourd’hui, Siger, lon laquelle l’argent n’avait ses richesses - quitte à s’aliéner
de loin le premier d’intérêt que dans la mesure la bourgeoisie d’affaires, qui
holding privé du où il servait à raffermir le pou- supporte de moins en moins
Maroc, représente le voir royal en entretenant sa les appétits gargantuesques
tiers de la capitalisa- clientèle. Mohammed VI, lui, d’un tel compétiteur… I
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010 83
 LE MATCH

L’AMI
Alors que Hassan II … Mohammed VI concilie son
considérait l’amitié statut de chef d’Etat et ses
comme une faiblesse affinités personnelles, au
interdite pour un roi absolu… risque du mélange des genres.
Hassan II ou le ses culottes courtes au collège
TIME - LIFE

voyage en solitaire
Une fois souverain, vieilli
trop vite sous le harnais des
luttes de pouvoir, Hassan II
découvre une vérité vieille
comme le monde : un roi ne
peut pas avoir d’amis car le
pouvoir suprême est un exer-
cice solitaire. Quant aux
autres, ceux qui ont côtoyé
Hassan II avec une stature
d’homme d’Etat, à l’instar de
Ahmed Réda Guédira, le roi se
contentait de leur tendre une
Ahmed Réda oreille, sans apprécier pour
Ghédira, conseiller
de Hassan II, mais autant qu’ils se fassent trop
pas plus. critiques. “Bien qu’il eût affir-
mé à plusieurs reprises qu’il
n’avait pas besoin de “voix de
son maître”, il ne se sentait à
l’aise que parmi les techniciens,
ceux qui se contentaient de
trouver des solutions aux pro-
blèmes qu’il leur posait”, ana-
lyse avec pertinence Abdellah
Laroui dans Le Maroc et Has-
san II. Au fond, c’est là toute la
différence entre Hassan II et
son fils. L’un n’avait plus au-
cune confiance en son entou-
rage, dépourvu d’amis
d’enfance à l’exception de Ah-
dates-clés med Osman, son condisciple
au collège royal, son coloca-
1958. Hassan II devient compagnon d’armes du général Oufkir lors coups ensemble. Hassan II a taire lors de leurs études en
du soulèvement du Rif. Ils étaient déjà compagnons de loisirs. confié avant le coup d’État avorté France, et son futur beau-frè-
1963. Ahmed Réda Guédira, conseiller le plus proche de Hassan II, et d’Oufkir : “Nous passâmes, lui re. Son fils, a contrario, a usé
le plus écouté par lui, crée le FDIC pour contrer l'hégémonie de l’Istiqlal. jeune officier, moi célibataire, des
1967. Le général Oufkir est nommé ministre de l’Intérieur. années agréables”, rapporte Ste-
1972. Ayant trahi son roi et compagnon, Oufkir meurt “suicidé”.
A partir de là, Hassan II n’aura plus aucun ami proche. phen Smith dans sa biographie
du général putschiste. Niant les
le m atch
DR
royal avec des “potes” aux-
quels il a fait appel une fois
roi, comme pour se rassurer.
En dix ans de règne, il a placé
une bonne partie de ses
condisciples dans l’appareil
d’Etat. Exemple le plus mar-
quant, Fouad Ali El Himma,
proche entre les proches, a été
ministre délégué à l’Intérieur,
avant de se lancer en politique
en créant le PAM, un parti qui
doit sans doute son succès mé-
téorique à l’image d’“ami du
roi” de son fondateur.
M6, ami mais avant tout roi Fouad Ali El
Himma, ami et
Il n’en demeure pas moins vecteur politique
que Mohammed VI, contraire- de Mohammed VI.
ment à son père, a un “sens de
l’amitié fort et durable”, confie
l’un de ses proches, lecteur
privilégié de la psychologie
du souverain. Sauf qu’entre-
temps, l’ami est devenu chef
d’Etat : “Quand je suis monté
sur le trône, j’ai dit à mon frè-
re : si je change, préviens-moi.
Il y a quelques temps, je lui ai
demandé si j’avais changé. Il dates-clés
m’a répondu oui, un petit peu 1973. Le prince héritier intègre le collège royal où il rencontre Fouad
(…) Au début, je pensais que Ali El Himma, Yassine Mansouri, Hassan Aourid et les autres.
je resterais le même. Mais le
pouvoir change un homme et
1980. Toute la promotion de Mohammed VI redouble sa terminale
avec le prince, sur ordre de Hassan II. Un an plus tard, la plupart
je ne fais pas exception”, te mue, inévitable pour un s’inscriront à l’Université Mohammed V de Rabat, pour “tenir
confiait Mohammed VI au Fi- puissant, le roi n’en est pas compagnie” au futur roi.
garo en septembre 2004. Cet- “coupable”. Par contre, il est 1999. El Himma est nommé secrétaire d’Etat à l’Intérieur.
responsable d’avoir perpétué Il deviendra le n°2 officieux du régime.
le cordon ombilical entre 2005. Mohammed VI confie la DGED (contre-espionnage) à Mansouri.
sphère privée et sphère pu-
blique. Si bien qu’aujourd’hui,
2009. Aourid est nommé historiographe du royaume, hagiographe
de Mohammed VI.

on Dieu, gar- mé comme une huître suite au

liens qui l’unissaient à Oufkir, le
roi efface de sa mé-
oui… mais… son amitié quasi indéfectible
avec ses anciens camarades que le roi revient à de déclarés. Entre le copain

“M
dez moi de
mes amis.
Quant à mes
ennemis, je
m’en charge !”, a écrit Voltaire.
Même s’il ne partageait pas les
idées du philosophe des Lu-
mières, Hassan II aurait pu faire
sien son adage, à force de cumu-
ler les “infidélités amicales”. A ce
titre, la trahison du général Ouf-
kir est sans aucun doute celle qui
l’a le plus marqué. Profondé-
ment blessé, Hassan II s’est fer-
84
coup d’État de 1972, reniant mê-
me sa proximité avec son mi-
nistre de l’Intérieur. Dans ses
confessions recueillies par Eric
Laurent, il évacue le général en
parlant de lui comme d’un “servi-
teur” qu’il a hérité de son père, un
simple employé qui a commis
une faute professionnelle. “Je
n’ai eu aucune relation personnel-
le avec lui”. Un mensonge d’Etat
parmi tant d’autres car, dans leur
jeunesse, le futur roi et le futur
général avaient bien fait les 400
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
moire l’époque où le
“serviteur de son pè-
re” pouvait pénétrer
son intimité sans se
faire annoncer, gar-
der ses lunettes de soleil assis
en face de lui, partager les
mêmes sorties et les mêmes
loisirs… “C’était alors un héri-
tier plein d’espoir, que les frac-
tures politiques n’avaient pas
encore aigri”, écrit dans ses
mémoires Malika Oufkir, la
fille du général.
• Il a assumé la solitude inhérente
au pouvoir, ne laissant pas ses
affinités personnelles lui dicter
sa conduite politique.
• Il est fidèle en amitié.
• Ses colères contre ses amis
sont toujours limitées
dans le temps.
de classe est au cœur du fonc-
tionnement du régime… tout
• Il a fait le vide autour de lui,
en restant - et c’est là où le
personne n’osant remettre en
mélange des genres intervient
cause ses choix - même ceux qui
- une affaire éminemment pri-
étaient contestables.
vée. Quand le roi est de mau-
vaise humeur, ses proches
collaborateurs et amis d’en-
• Il entretient la confusion entre son cercle fance doivent sup-
privé et la sphère de la décision publique.
porter ses colères
• Ses grâces et disgrâces sont le seul (homériques, dit-
vrai baromètre de la vie politique
on) sans broncher.
et économique nationale. Et, enjeux de pou-
voir obligent, dès
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
meilleurs sentiments, ils
acceptent de bon cœur leur
retour en grâce, sans com-
mentaires superflus. Une
situation inédite et pas forcé-
ment saine, à équidistance
entre l’amitié, la courtisane-
rie… et les intérêts supérieurs
de la nation. En coulisses, les
amis du roi se battent avec fé-
rocité pour avoir ses faveurs,
à l’image d’un Mounir Majidi
et d’un Fouad Ali El Himma,
depuis longtemps ennemis
d’adolescence du prince héri-
tier, chargé de faire fructifier
sa fortune, et l’ami d’enfance,
vecteur politique du roi, les
bisbilles se multiplient et sont
nuisibles à la marche du
pays. Comme coincé entre
les deux, Mohammed VI
semble s’être fait une raison.
Conscient d’une réalité que
son père avait découverte
avant lui, à savoir que le chef
d’Etat prime toujours sur le
“pote” ? A voir… I
85
 LE MATCH
AFP
dates-clés
1953. Déportation de la famille royale en Corse, puis à Madagascar.
1957. Moulay Hassan devient prince héritier.
1959. Le prince héritier échappe à un présumé “complot” visant
à attenter à sa vie.
1960. Devient vice-Premier ministre.
1961. Hassan II devient roi après le décès de son père.
a relation d’un roi à son
L
père n’est jamais anodi-
ne. Au lendemain des fu-
nérailles de Mohammed
V, Hassan II avait par
exemple affirmé avoir “enterré
trois personnes : le roi du Maroc,
le père … et le prince héritier”. Un
règne plus tard, Mohammed VI
apparaissait à la télévision, les
yeux encore rouges de larmes,
pour faire part aux Marocains
du décès de son père. En privé,
le nouveau monarque se rend
régulièrement, pendant les
deux premiers mois suivant la
mort de Hassan II, au mausolée
Mohammed V pour se recueillir
discrètement sur la tombe de
86
Alors que Hassan II a été
un roi avant l’heure, régnant
aux côtés de son père et lui
faisant parfois de l’ombre...
premiers mois, vu les tensions
qui tiraillaient le pays”. Il rè-
gnera finalement 38 ans pen-
dant lesquels il a été un
monarque absolu, le “père de
tous les Marocains”.
son père. Y cherchait-il un quel- Pendant les premiers mois de
conque réconfort ? En profi- son règne, Mohammed VI joue-
tait-il pour solder des comptes ra quant à lui la rupture totale -
avec un père qu’on disait sévè-
re et autoritaire ? Personne ne
du moins au niveau de l’image.
Lui est plus proche
le saura jamais. Une chose de son peuple, moins
reste sûre : succéder à Hassan regardant sur le pro-
II est loin d’être une sinécure. tocole, sensible à la
“Mais attention, prévient ce souffrance des plus
politologue, il ne faut pas avoir démunis. Un peu
la mémoire courte. Hassan II a, comme son grand-père, dont il
lui aussi, eu à gérer une succes- donne le nom à sa fondation
sion difficile. Après l’indépen- pour la solidarité. “S’identifier
dance, Mohammed V avait au grand-père de la nation, sur-
accédé au rang de héros de la tout pendant ces premières an-
libération. Et à seulement 32 nées de règne, a été bénéfique. Il y
ans, plusieurs observateurs ju- a plus d’unanimité autour de
raient que le jeune monarque Mohammed V. Et puis, comme
ne passerait pas le cap des six pour Hassan II, les relations de
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
LE FILS
Mohammed VI avec son père
n’ont pas toujours été évidentes”,
analyse notre politologue. Les
deux monarques (Hassan II et
Mohammed VI) continueront
pourtant à vouer une réelle fas-
cination à leurs géniteurs.
Un roi avant l’heure
Malgré toutes ces similitudes,
Mohammed VI et Hassan II ont
eu des trajectoires diamétrale-
ment opposées à l’ombre de
leurs pères respectifs. Si Sidi
Mohammed a longtemps été te-
nu par son père à l’écart de la
gestion effective des affaires
courantes, Moulay Hassan a
carrément joué le rôle de vice-
roi, surtout lors des dernières
années de Mohammed V.
En 1956, alors que le Maroc
n’est indépendant que depuis
quelques mois, Mohammed V
gouverne un pays qui reste à
construire. A ses côtés, un prin-
ce héritier frêle et élégant. Sans
en avoir le titre, ce dernier est,
déjà, le premier conseiller de
son père. “Il n’hésitait pas à dé-
fendre ardemment ses positions.
Et Mohammed V étudiait tou-
jours ses recommandations
avant de trancher”, écrit Abdel-
hadi Boutaleb dans ses mé-
moires. C’est qu’au fil des
années et des épreuves, les
deux hommes ont bien appris à
le m atch
oui…
• En exil avec son père, il a acquis une
expérience politique certaine lors de
la lutte pour l’indépendance.
• Devenu roi, il rétablit très vite le pou-
voir jusque là branlant de la monarchie.
• Prince héritier, il a suivi les
négociations secrètes avec le Polisario.
• Tout en s’inscrivant dans la
continuité de son père, il a opéré
une nette distinction sur la forme.
… Mohammed VI a longtemps vécu
à l’ombre d’un père à l’autorité
étouffante. Cela a-t-il changé sa
vision du métier de roi ?
se connaître. D’abord à l’occa-
AFP
sion de la lutte pour l’indépen-
dance, durant laquelle Moulay
Hassan était chargé des rela-
tions avec le Mouvement natio-
nal ; puis durant l’exil à
Madagascar de la famille roya-
le, pendant lequel il a été le
premier confident du sultan dé-
chu. Ce n’est pas un hasard si la
littérature officielle lui attribue,
d’ailleurs, le surnom de “com-
pagnon de la libération”.
Durant les premières années
de l’indépendance, Moulay Has-
san, prince héritier depuis 1957,
a tellement de pouvoir qu’il de-
vient l’ennemi déclaré des lea-
ders historiques du Mouvement
national. Méticuleusement or-
ganisé, il monte une “garde” fai-
te de jeunes fidèles comme
Ahmed Réda Guédira, supervise
la création des FAR en 1956 et en
devient le premier chef. La mort
subite de Mohammed V, en 1961,
le propulse au devant de la scè-
ne. Mais il est préparé. Mieux, il
est prêt à aller de l’avant, et à en
découdre au besoin.
dates-clés
Apprentissage sous contrôle 1974. Sidi Mohammed représente son père aux obsèques de
Deux ans après son accession Georges Pompidou.
au trône, Hassan II a un premier compagnons du prince héri- 1993. Doctorat en droit en France.
garçon : Sidi Mohammed, futur tier au collège royal sont, eux 1994. Promu général de division.
1998. Encore prince héritier, il lance sa campagne de “solidarité
roi du Maroc. L’encadrement de aussi, choisis selon de stricts
avec les démunis”.
ce dernier est confié à des édu- critères d’excellence. “La com-
catrices triées sur le volet. Les paraison entre les deux rois est 1999. Mohammed VI devient roi après le décès de son père.
tronquée. Le destin de Sidi Mo-
hammed a été entièrement déci- 1994”, fait remarquer un militai- dès 1998, il lance, encore prince
dé par son père. Ce qui n’était re. Le prince héritier est visible- héritier, la fameuse campagne
pas tout à fait le cas pour Moulay ment différent de son père. Ses de “solidarité avec les démunis”.
mais… Hassan avec Mohammed V”,
analyse un observateur.
goûts sont plus populaires, son
style plus décontracté. Il souffre
Quelques semaines après son
intronisation, une blague popu-
Hassan II a choisi, pour son en silence à l’ombre de Hassan II laire s’est très vite répandue, ré-
• Bras droit de son père après l’indépen- fils, d’y aller lentement, gra- et sème régulièrement sa garde sumant toute la philosophie de la
dance, il ne tarde pas à le supplanter. duellement. Sidi Mohammed rapprochée pour pouvoir “souf- transition, la désormais fameuse
• Alors que Mohammed V joue les représente son père à certaines fler”. A cette époque, ses diffé- “rupture dans la continuité” : ar-
équilibres démocratiques, son fils traite cérémonies officielles, fait le rents avec son père ne sont un rivé à un carrefour, le chauffeur
les politiques comme ses ennemis. tour du monde en compagnie secret pour personne. demand e à M o h a m m e d V I
de ses hommes liges. “Même En fait, le futur Mohammed VI quelle direction prendre. “Quel
sur le plan militaire, Hassan II y n’hérite de ses véritables chemin prenait mon père ?”, ré-
• Il a attendu son heure dans l’ombre de est allé doucement. grandes missions qu’à la fin des pond le jeune roi. “Il tournait à
son père. Du coup, il était mal préparé. Sidi Mohammed a années 1990. Il reçoit par gauche, Majesté”, rétorque le
• Malgré le courageux processus d’apure- d’abord été coordi- exemple des leaders du Polisario chauffeur. Hésitation, puis dé-
ment des années de plomb de son père, il nateur des FAR, pour des négociations secrètes cision de Mohammed VI : “Met-
n’a pas présenté d’excuses aux victimes. avant de devenir autour du Sahara (mais dûment tez le clignotant à droite et
général de division en chapeauté par Driss Basri). Et, prenez à gauche”… I
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010 87
 LE MATCH

LE CHEF DE FAMILLE
Alors que Hassan II était un … Mohammed VI ne rechigne pas à
patriarche qui gérait son clan dans médiatiser sa famille, notamment
la discrétion et se réservait l’exclusivité sa femme, qui joue un vrai rôle
des apparitions publiques… dans l’image de la royauté.
que comme de simples Dans tous les cas, Moham-
DR

hommes, maris et pères de
famille. Cela a changé du tout
au tout aujourd’hui.
Et Dieu créa Lalla Salma
En prenant pour épouse
une femme instruite, diplô-
mée en ingénierie et issue
d’une famille ancienne mais
désargentée, Mohammed VI a
sérieusement modifié les
codes de l’organigramme et
du protocole des Alaouites. Là
où son père et son grand-père
avaient fait de leurs mariages
le moyen de sceller des al-
liances traditionnelles, Mo-
hammed VI s’est choisi une
épouse moderne, élégante
ambassadrice du nouveau
règne. Mais le Maroc n’est pas
la Jordanie, et Salma n’est pas
Rania : si elle a le statut officiel
et convoité de princesse, elle
n’est ni reine, ni mentionnée
dans le classement des 100
femmes les plus influentes
réalisé chaque année par le
magazine Forbes. Qu’à cela ne
tienne, notre First lady natio-
dates-clés nale préside une Association de
1963. Naissance de Sidi Mohammed, premier fils de Hassan II.
lutte contre le cancer, et joue le
rôle d’ambassadrice de bonne
La continuité de la dynastie alaouite est assurée. toujours très discret, très volonté pour le compte de l’Or-
1964. Naissance de Moulay Hicham, fils de Moulay Abdellah “protecteur” envers son ganisation mondiale de la san-
et neveu de Hassan II. épouse, Lalla Abla. A cette té. Des fonctions qu’elle prend
1967. Smiyet Sidi entre à l’école princière, avant d’intégrer
démarche conservatrice des d’ailleurs très au sérieux.
plus tard le collège royal.
1970. Naissance de Moulay Rachid, second fils de Hassan II. deux premiers rois du Maroc
indépendant, il faut tout de
1983. Mort de Moulay Abdellah, frère cadet de Hassan II.
même ajouter un élément
important : du temps de
le m atch
PARIS MATCH
med VI semble plus enclin que
son père à faire bénéficier
son épouse de son royal
rayonnement. Comme lors-
qu’il autorise certains maga-
zines étrangers à pénétrer
l’intimité de son couple, pho-
to-reportages à l’appui. Mais il
est fidèle à son père sur au
moins un point : sa mère, Lal-
la Latifa, est encore un per-
sonnage inconnu du grand
public, toujours dans l’ombre
de son défunt époux, et désor-
mais dans celle de son fils.
Pater familias
Mohammed VI, comme Has-
san II, sont par contre des
pères très diserts sur leur pro-
géniture. Dans son livre de
mémoires Le Défi, le défunt
monarque s’est fendu de tout
un chapitre sur l’éducation. Il
en ressort qu’il a été l’adepte
assidu d’une éducation à la du-
re, allant jusqu’à justifier les
châtiments corporels pour ses
enfants. Divers observateurs
de la monarchie se sont
d’ailleurs faits l’écho des bri-
mades dont a pu être victime le
futur roi. Mais un proche du
dates-clés
sérail tempère : “Ça se passait le en plus. Le petit-déjeuner était 1999. Dès son accession au trône, Mohammed VI se brouille
exactement comme dans toutes le moment privilégié de la fa- avec son cousin Moulay Hicham.
les familles marocaines, avec mille royale. On y voyait par- 2002. Mariage avec Salma Bennani. Pour la première fois,
l’épouse du roi prend le titre de princesse.
sans doute une dose de protoco- fois Hassan II réprimander ses
2003. Naissance de Moulay Hassan, prince héritier.
fils pour leurs résultats sco-
2007. Naissance de Lalla Khadija, deuxième enfant du roi.
laires ou pour des broutilles”.
Et aujourd’hui, qu’est-ce qui a
changé ? “Sous Mohammed VI,
2009. Mariage de Moulay Ismaïl, cousin du roi.

u soir de sa vie, Hassan informations, rien de plus. Ce Hassan II, et plus encore sous
oui… mais… l’ambiance est plus détendue. Le cun membre de la famille ré- narchique, il est bien le seul,

A
II était dépeint comme
un authentique pa-
triarche. En plus
d’être, selon la termi-
nologie officielle, le “père de
tous les Marocains”, il était
aussi, bien entendu, le père de
cinq enfants…et de deux ne-
veux et une nièce, enfants de
Moulay Abdellah, élevés
comme s’ils étaient les siens.
Sur la vie de famille de tout ce
petit monde, jamais rien n’a
filtré. Des rumeurs, des
bruits de couloir, des demi-
88
n’est évidemment pas un ha-
sard. Hassan II a toujours pris
le parti de très peu mettre en
scène l’intimité de sa vie de
famille. Il était en quelque
sorte la vitrine et le porte-pa-
role, le seul, de tout son petit
monde. Son épouse, Lalla La-
tifa, dont le public n’a jamais
vu le visage, est ainsi restée
cantonnée dans son statut de
“mère des princes”. En ce
sens, Hassan II n’a pas rompu
avec les habitudes de son pè-
re, Mohammed V, lui aussi
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
Mohammed V,
la presse people
n’avait pas les
moyens d’investi-
gations dont elle
peut se targuer au-
jourd’hui. En d’autres termes,
si la vie familiale de Hassan II
ou Mohammed V n’intéres-
sait pas trop les médias, c’est
qu’elle n’intéressait pas les
foules non plus. Les deux
premiers rois du Maroc indé-
pendant étaient davantage
perçus comme des divinités
• Dès son plus jeune âge,
il s’est affirmé comme le chef
de sa fratrie.
• Il est resté discret et pudique
sur sa vie de famille.
• Il a accordé à son épouse un rôle
institutionnel, donnant ainsi une
image plus moderne de la monarchie.
• Chef de famille, l’entente avec son
frère et ses sœurs semble parfaite.
• Il a été particulièrement sévère
et autoritaire avec sa famille, et
surtout ses enfants.
• Il a maintenu la mère des princes
dans une totale invisibilité.
• La mésentente entre Mohammed VI et
Moulay Hicham n’est pas près de prendre fin.
• Une tante maternelle du roi a défrayé
la chronique en se croyant au-dessus
des lois, sans être sanctionnée.
roi insiste par exemple pour
que le prince Moulay Hassan
fasse la bise aux hôtes du Pa-
lais”, poursuit notre source.
Mais le roi n’est pas qu’un
père, il est également le chef
de file de tout un clan, l’ordon-
nateur des affaires de la famil-
le alaouite. Et de ce point de
vue, Hassan II a eu
la tâche plutôt faci-
le. Très tôt désigné
prince héritier, il a
vite appris le métier
de roi et n’a vu au-
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
gnante contester son autorité
ou ses choix. Moulay Abdel-
lah, son cadet de six ans, n’a
jamais montré de goût parti-
culier pour la chose publique.
Prince réputé fêtard et géné-
reux, il n’a de fait jamais été
associé au pouvoir par son
frère. A l’opposé, Mohammed
VI a dû gérer un cousin
quelque peu encombrant,
Moulay Hicham, d’un an son
cadet. Surnommé le prince
rouge en raison de ses cri-
tiques envers le système mo-
parmi les descendants de Mo-
hammed V, à prétendre à une
existence politique hors de
l’ombre tutélaire du roi. Heu-
reusement, Mohammed VI
peut compter sur son frère,
Moulay Rachid, qui ne re-
chigne pas à représenter le
roi aux mariages et décès qui
font aussi la vie d’une famil-
le, ou encore sur Moulay Is-
maïl (28 ans), dont le récent
mariage a été un moment de
communion de toute la fa-
mille… ou presque. I
89
 LE MATCH

LE SPORTIF
Alors que Hassan II surexposait à … Mohammed VI est passionné par
la télévision sa passion pour le golf, le jet-ski, sport tout aussi élitiste
sport élitiste, et utilisait le football que le golf, mais délègue la gestion
comme outil pour gouverner… du ballon rond aux spécialistes.
sique. Un monde de différence… nationale relève des mes préro-
DR

Le père et le fils se rejoignent
tout de même sur un point : le
sport, cela se pratique toujours à
domicile. C’est ainsi que Mo-
hammed VI a équipé ses palais
de salles de musculation, tandis
que Hassan II y implantait de
luxueux parcours de golf. Pour le
reste, à savoir l’essentiel, les
deux rois ont deux visions “poli-
tiquement” opposées du sport.
Hassan II, entraîneur
number one
S’agissant de football, sport
populaire par excellence, les
schémas tactiques choisis par
l’un et l’autre diffèrent en tous
points. Le “dernier sultan”
qu’était Hassan II avait ainsi dé-
cliné le vieil adage des empe-
reurs romains, à savoir que le
peuple a avant tout besoin “de
pain et de jeux”. Et quoi de
mieux que le foot pour calmer
dates-clés les Marocains, leur servir de dé-
fouloir dans l’espace restreint
1971. Création du trophée Hassan II de Golf. d’un stade, là où ils peuvent dé-
1984. Saïd Aouita et Nawal El Moutawakil, médaillés d’or aux JO verser impunément leurs frus-
de Los Angeles. trations de toutes sortes ?
1986. Le Maroc est le premier pays arabe et africain à accéder aux Amoureux de foot (à moins qu’il
huitièmes de finale d’un Mondial de football. n’ait été amoureux du levier po-
1994. Le général Housni Benslimane est nommé à la tête de la Fédération à des ministres, tout comme litique que le foot constitue),
royale de football, suite à la débâcle du Maroc au Mondial américain.
d’associer qui que ce soit à son Hassan II le fut à coup sûr. Au
1996. Grand favori du 1500 mètres d’Atlanta, Hicham El Guerrouj
trébuche en finale. loisir favori, qu’il pratique de point de s’en mêler souvent de
préférence sur les plages du trop près… “Je vous concède ce
nord du royaume. A peine le que vous voulez, mais l’équipe
es surnoms des deux rois sant son goût pour le golf (qu’il premier cercle de ses intimes
DR
gatives. C’est mon jardin secret”,
a-t-il un jour déclaré. Comme
certains ministères, le choix du
sélectionneur des Lions de l’At-
las a toujours relevé, sous Has-
san II, de sa “souveraineté”
personnelle. Le roi défunt s’est
ainsi mêlé de la composition des
onze nationaux successifs,
rayant des noms, en ajoutant
d’autres... avec des méthodes
originales, parfois même dou-
teuses. C’est ainsi que le roi dé-
funt avait un jour eu une lubie,
censée pallier le manque de “vi-
sion du jeu” de ses joueurs : les
obliger à s’entraîner avec des mi-
nerves… Bien entendu, le “pre-
mier footballeur” se devait
d’avoir “son” équipe, hors de la
sélection nationale. Ce sera celle
des Forces armées royales
(FAR), qu’il créera peu après l’in-
dépendance et propulsera direc-
tement en seconde division pour dates-clés
2002. Brahim Boulami, contrôlé positif à l'EPO, est suspendu.
ne pas perdre de temps en vaines
qualifications. Vu les moyens illi- Le dopage éclabousse l’athlétisme marocain.
mités qu’il lui a accordés, l’équi- Février 2004. Les Lions de l’Atlas disputent la finale de la CAN en
pe des FAR est vite passée en Tunisie. Leur meilleur résultat depuis 1976 – et à ce jour.
première division, et a longtemps Mai 2004. Pour la troisième fois, l’organisation de la Coupe du Mon-
dominé le football national. de de football est refusée au Maroc.
Août 2004. A Athènes, Hicham El Guerrouj devient double champion
Technocrate vs militaire son agenda. Il y traînait le prin- olympique (1500 et 5000 mètres).
2008. Débâcle des athlètes marocains aux JO de Pékin.
Assidu, Hassan II n’a jamais ce héritier qui, sur les photos
2009. Housni Benslimane est remplacé par Ali Fassi Fihri à la tête de
raté une finale de Coupe du d’époque, semble s’ennuyer à
la Fédération de football.
Trône - les dates en étaient périr… Manifestement, dans
d’ailleurs fixées en fonction de ces matchs, le futur roi ne
voyait rien d’autre qu’une as- coup de fil au sélectionneur, me surtout connu pour sa maî-

L
sont révélateurs de leurs
conceptions respectives
du sport. D’un côté, Has-
san II s’était autoprocla-
mé Arriyadi Al Awal (“premier
sportif”) pour marquer sa pré-
séance, dans ce domaine comme
en toute chose. De l’autre, Mo-
hammed VI a été qualifié de “Sa
Majetski” par l’humoriste Bziz,
un surnom dont le roi se serait
bien passé. Cela n’a pas que des
inconvénients, cela dit : chevau-
chant les vagues à cheval sur
une puissante “moto de l’eau”,
comme disent les Marocains,
Mohammed VI renvoie l’image
d’un roi moderne, “cool”.
En surexposant et en médiati-
90
considérait, à l’instar de l’équi-
tation, comme des “humanités”
dans lesquelles tout souverain
accompli se doit d’exceller),
Hassan II avait choisi de capita-
liser sur son image de seigneur
fortuné – élément de pouvoir s’il
en est. Surtout qu’il aimait “tra-
vailler” sur les greens, donnant
audience à ses collaborateurs
courbés, dossiers sous le bras,
entre deux swings… Du coup,
l’effet de Cour a joué à plein, et
la pratique du golf est devenue
sous son règne un must de l’élite
de Cour - ou de ceux qui aspi-
rent à y entrer. Difficile, en
revanche, pour Mohammed VI
de faire chevaucher des jets-ski
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
l’accompagne-t-il sur la plage,
condamné à observer ses
prouesses de loin.
Deux règnes, deux concep-
tions du sport, donc.
Tandis que l’ancien
roi faisait de sa pas-
sion du golf un show
politique visant à le
montrer à son avan-
tage (il le pratiquait toujours tiré
à quatre épingles, avec une élé-
gance toute royale), son succes-
seur se jette littéralement à l’eau,
s’astreignant à des heures de
musculation pour se préparer
physiquement à une pratique
sportive solitaire, dans le seul
souci de parfaire sa forme phy-
le m atch
oui…
• Il a su canaliser la passion
populaire pour le football.
• Sous son règne, l’athlétisme
marocain a accédé à la
classe mondiale.
• Il n’a jamais instrumentalisé
politiquement sa pratique
personnelle du sport.
• Il tente de professionnaliser le foot
en y injectant des capitaux colossaux.
mais…
• Féru de foot, il empiétait allègrement sur les
prérogatives des sélectionneurs nationaux.
• Exclusivement individuels, les exploits
des sportifs marocains n’ont jamais rien
dû à une politique étatique de formation.
• L’équipe nationale de foot n’a jamais
été aussi faible que sous son règne.
• Sa politique de “sur-capitalisation”
du sport laisse craindre des
dérives affairistes.
sommante activité protocolai-
re. Depuis son avènement,
Mohammed VI n’a d’ailleurs
jamais assisté à une finale de
Coupe du Trône, déléguant
cette assommante obligation à
son frère Moulay Rachid. Cela
n’a peut-être pas de rapport,
mais le foot marocain a vécu,
ces 10 dernières années, une
lente descente aux enfers… Le
seul fait d’armes notable de
l’équipe du Maroc a été l’acces-
sion à la finale de la
Coupe d’Afrique
2004 - et c’est aussi
la seule occasion où
Mohammed VI s’est
astreint à passer un
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
Baddou Zaki à l’époque. Mais
ce n’est pas pour autant que le
nouveau roi ignore la dimen-
sion politico-sociale du foot.
Sauf qu’il y applique une mé-
thode de gestion plus à son
image : placer des techno-
crates aux postes sportifs clés.
Après des années de bons et
royaux services, le général
Housni Benslimane a ainsi
transmis les clés de la Fédé-
ration royale marocaine de
football à Ali Fassi Fihri, tech-
nocrate pur jus, jusque-là pa-
tron de l’Office national de
l’électricité. Seconde étape :
confier le ministère des Sports
à Moncef Belkhayat, un hom-
trise du business et du marke-
ting. C’est d’ailleurs là son
cahier des charges : appliquer
ses compétences managé-
riales au sport national n°1
pour en faire, à terme, une
“machine à rêve” qui attire
des centaines de milliers de
spectateurs au stade, et des
centaines de millions de di-
rhams en droits télévisuels et
publicitaires - comme en Eu-
rope. Nous n’y sommes pas
encore, mais le positionne-
ment royal, en tout cas, est
clair : Mohammed VI a défini-
tivement abandonné le rôle
de numéro 10, et laissé les
spécialistes mener le jeu… I
91
 LE MATCH

L’ARTISTE
Alors que Hassan II était mélomane … Mohammed VI booste la peinture par
et jouait au mécène avec les ses achats personnels, fait souffler un
artistes et musiciens chantant vent de liberté sur le cinéma et contribue
le mieux ses louanges… à l’essor des festivals musicaux.
fausse note ! Pour marquer sa quand il ne dessinait pas la plus
DR

désapprobation, le souverain
défunt avait des armes autre-
ment plus redoutables que
des sifflets ou des tomates…
M6, une palette
plus colorée
Mohammed VI, lui, n’est
nettement pas dans la veine
“Borgia”. Le jeune roi est un
amateur de peinture, au sens
que le dictionnaire donne au
mot amateur : “personne qui a
du goût pour quelque chose,
l'apprécie, le recherche et en pos-
sède une certaine connaissance,
sans chercher à en tirer profit”.
Aux artistes, jamais il ne se per-
met de donner, comme le faisait
son père, des “petits conseils à
prendre en compte” - aimable
litote, quand on connaît la per-
sonnalité du défunt roi. Le
peintre Hassan El Glaoui, inlas-
sable figurateur de chevaux,
illustre à lui seul la différence
d’approche artistique des deux
rois. Le fils du pacha de Marra-
kech a côtoyé Hassan II, mais ce
dernier ne l’a jamais considéré
comme un artiste à part entière.
dates-clés En raison de son ascendance, il
était juste assigné à un job ali-
1960. Création du Festival des arts populaires de Marrakech, dédié aux tidiennement en son hon- mentaire, celui de “secrétaire
chants et danses traditionnels. neur. Les chanteurs ? Le roi particulier chargé de mission”,
1964. Le compositeur Ahmed El Bidaoui signe Al far’ha al koubra (“La défunt les voyait, en quelque spécialisé dans le golf. Dans
grande joie”), première chanson à la gloire de Hassan II. sorte, comme un juke-box l’enceinte du palais royal,
1971. Nass El Ghiwane triomphe au théâtre Mohammed V de Rabat qu’on fait tourner non avec
1975. Jil Jilala compose Laâyoune Aïniya (“Laâyoune, prunelle de des pièces de monnaie, mais
mes yeux”) au lendemain du discours de la Marche verte.
1998. La porte close de Abdelkader Lagtaâ est banni du grand écran
à coups d’enveloppes de cash.
De Abdelwahab Doukkali à
le m atch
car le film parle d’homosexualité.
Nass El Ghiwane, Hassan II
s’est offert tous les
oui…
i Hassan II et Mo- touré de ménestrels chargés artistes marocains
AFP
belle conquête de l’homme,
Hassan El Glaoui brossait le
portrait du plus beau conqué-
rant des Marocains, Hassan II,
tel un artiste de Cour honorant
une commande du Médicis lo-
cal. Mais la situation du peintre
a radicalement changé avec
l’avènement de Mohammed VI.
Non seulement le nouveau roi
apprécie l’œuvre d’El Glaoui,
mais il respecte le peintre, lui
achète ses toiles au lieu de se
les faire offrir, et trouve
régulièrement le temps
d’échanger longuement avec
lui sur “les intentions, les
teintes et les proportions”…
Un point commun entre les
deux rois, cependant : leur sta-
tut de prescripteur. Tout com-
me les goûts de Hassan II
devenaient ceux de l’élite,
l’amour de Mohammed VI pour
les arts picturaux a boosté le
marché de la peinture marocai-
ne comme jamais auparavant. Si
aujourd’hui les galeries d’art
fleurissent, les ventes aux en-
chères se multiplient et les prix
ne cessent de flamber, c’est dates-clés
avant tout grâce à l’effet de le-
vier royal. Parmi les courtisans
2001. Première édition du Festival international du film de Marrakech.
2006. Un demi-million de festivaliers envahissent Essaouira pour le
et l’élite, c’est à qui accrochera à La fiesta remplace le folklore Festival gnaoua.
son salon les œuvres les plus Dur, dur de mettre fin au sui- Mai 2008. Le secrétaire particulier du roi, Mounir Majidi, dope le
“tendance” et les plus chères - visme, règle de vie des élites budget du festival Mawazine.
“comme Sa Majesté”… sous tout régime autocratique. Et Juin 2008. Mahi Binebine vend une sculpture à 1,5 million de
cela, malgré la meilleure volonté dirhams. Le marché de l’art flambe.
du monde et la “rupture artis- Janvier 2009. Sortie en salles de Casanegra, qui connaîtra un
tique” opérée depuis le change-
ment de règne. Avec le nouveau
triomphe et une avalanche de prix internationaux.
Juin 2009. Mohammed VI fait un chèque de 2 millions de dirhams
à L’Boulevard, temple des arts alternatifs.
mais… monarque, pas de soirées “mo-
hammediennes” calquées sur les
“soirées hassaniennes.” “M6” compte le verdict du public, et le orientalisantes pour donner le

S
hammed VI n’étaient
pas devenus rois, ils
auraient pu être ar-
tistes. Le premier
adorait la musique et maîtri-
sait l’accordéon, tandis que
le second tâte du pinceau à
ses heures perdues. A cha-
cun ses goûts, donc, mais à
chacun, aussi, ses rapports
avec les hommes de l’art.
Hassan II se comportait
avec les artistes tel un roi en-
92
de tromper son ennui. Il invi-
tait, lors de ses soirées restées
célèbres, tous les chanteurs
qui comptaient au Maroc, dé-
cidant qui était “in” et qui
était “out”, à l’instar d’un
chroniqueur branché, pres-
cripteur du goût musical de
tout un peuple – plus particu-
lièrement, de l’ensemble des
téléspectateurs qui devaient
se farcir les chansons patrioti-
co-laudatrices diffusées quo-
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
majeurs de son
temps, en concerts
privés dans ses pa-
lais. Et le maître
était impitoyable, car il avait
l’oreille musicale. Stressant,
très stressant, “Al Fanane Al
Awal” (“le premier artiste”)…
Il était exigeant avec les
musiciens, se joignant
occasionnellement aux
orchestres, un bendir à la
main. Et gare au couac ou à la
• Il était généreux avec les artistes
nationaux… qui lui plaisaient.
• Ses nombreux palais ont permis aux
artisans marocains de rester
actifs et créatifs.
• Son goût pour la peinture a donné
un coup de fouet au marché de l’art.
• Les festivals musicaux gratuits,
plébiscités par le public, se sont
multipliés depuis son avènement.
• L’expression musicale marocaine
est restée cantonnée aux goûts du roi.
• La chape des “années de plomb” était
aussi culturelle : d’où une érosion de
la créativité des artistes nationaux.
• “L’effet de Cour” reste le moteur
principal du marché de l’art.
• Les festivals sont devenus un outil
politique, entre les mains des courtisans
les plus puissants et les plus riches.
est un homme de son temps qui
préfère le rap et, de son propre
aveu, la “musique commerciale”.
Surtout, le credo culturel de la
nouvelle ère n’est plus le mécé-
nat, mais les festivals. Vu leur foi-
sonnement et leur variété depuis
10 ans, il est impos-
sible pour leurs ini-
tiateurs, même s’ils
l’avaient voulu, de
“coller” aux goûts du
souverain. Seul
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
public a des goûts particulière-
ment éclectiques, loin de la seule
musique andalouse, qui était de-
venue la bande-son mortifère de
l’ancien régime. Sous Hassan II,
les ihtifalate al akalim (“festivi-
tés des régions”), cérémonies in-
dexées au calendrier officiel et
dûment télévisées le samedi soir,
se taillaient la part du lion avec
un programme unique : fanta-
sias et musique andalouse - avec
quelques guest-stars locales
change. Après l’avènement de
Mohammed VI, acteurs cultu-
rels et artistes hument l’air du
temps et y perçoivent un fumet
démocratique, qui les convainc
que désormais, un autre mon-
de est possible. Sans oublier les
cinéastes de la nouvelle géné-
ration, acteurs principaux
d’une movida en images, qui
“osent” de plus en plus… et
qu’on censure de moins en
moins. Tant mieux ! I
93
 LE MATCH

LE PEOPLE
Alors que Hassan II, plutôt discret … Mohammed VI s’est immédiatement
sur sa vie privée, fascinait les médias imposé en “people”, allant jusqu’à
occidentaux par son aura et son faire de la famille royale un sujet
allure de despote oriental éclairé… de “Unes” sur papier glacé.
suis le pape”. Crédible ou pas, Kalthoum, Mohamed Abdel-
MARADJI

l’information a fait, pendant
quelques jours, les délices de
la presse hexagonale.
Fin 1999, Mohammed VI,
amateur de hip hop US, ren-
contre le rappeur Jay Z dans
une discothèque en vogue de
New York. Ni une ni deux, le
jeune roi lui fait parvenir un
plateau de fraises à la crème
“pour lui témoigner son admi-
ration”. Cette fois, les faits sont
rapportés par le New York
Post. Comme quoi, même à
l’autre bout du monde, le roi du
Maroc est une “celebrity”, qui a
aussi son diminutif branché :
M6. A Paris, le monarque aime
poser ses royales valises à l’hô-
tel Crillon, où il croise des stars
à l’aura internationale, comme
Jennifer Lopez ou Madonna.
Le roi du Maroc possède aussi
un chalet dans la très select
station de Courchevel, the pla-
ce to be pour la jet-set mondia-
dates-clés le, où il aime faire la fête avec
les people de France et de Na-
Avant l’indépendance. Encore prince héritier, le futur Hassan II est varre, comme Johnny Hallyday
attaqué par la presse du protectorat qui le qualifie de “grand noceur”.
ou Gérard Depardieu.
1965. Hassan II reçoit au Maroc Oum Kalthoum, grande star et
première “people” du monde arabe. Vie de rêve
1971. Hassan II invite pour son anniversaire des célébrités au palais Prince héritier, Moulay Hassan II, célèbre mais discret
de Skhirat. Une tentative de putsch transforme la sauterie en carnage. Hassan a dû faire face à plu- Hassan II aussi fréquentait
2009. Hassan II meurt, tous les médias du monde en font leurs gros titres. sieurs reprises aux remon- les stars. Mais plutôt qu’aller à
trances de son père, qui lui leur rencontre, il préférait les
reprochait de mener une vie recevoir chez lui en guest stars
eople, Mohammed VI pavé. Dans le monde, et à frivole. Hassan II a reproduit de soirées pharaoniques. Oum
AFP
wahab, et autres Farid Al Atra-
ch étaient ainsi des habitués
des soirées royales. Durant sa
jeunesse, Hassan II n’est pas à
proprement parler un people,
terme anachronique pour
l’époque. Les médias étant en-
core à leurs balbutiements, le
visage du roi est peu connu,
même au Maroc. Le roi défunt
raconte dans Le défi (Ed. Albin
Michel, 1976) que, lors de la
tentative de coup d’Etat de
1971, les cadets, originaires de
la campagne pour la plupart,
ne l’ont pas reconnu. En ville
où son visage est plus familier,
Hassan II éprouve un grisant
plaisir à faire des sorties inco-
gnito. “Dissimulé sous la jellaba
d’un esclave, le roi conduisit lui-
même notre calèche. Dans la
médina, il marchanda les ca-
deaux qu’il nous offrit. Personne
ne le reconnut”, raconte Malika
Oufkir dans La prisonnière (Ed.
dates-clés
1999. Le Journal publie une photo de Mohammed VI en jet-ski,
Grasset & Fasquelle, 1999). Si
ce n’est pas là une coquetterie un cliché qui provoque l’ire royale.
de star, cela y ressemble beau- 2001. Mohammed VI accorde une interview people au magazine
Paris Match, où il évoque son futur mariage.
coup. Pourtant, pas de paparaz-
Juillet 2002. Mohammed VI épouse une fille du peuple et la
zi pendant les déplacements de rumeur, il aurait été furieux de
présente aux Marocains. Début du mythe Lalla Salma.
Hassan II hors du royaume, en- voir un cliché de lui (pourtant Novembre 2002. Le rappeur P. Diddy fête son anniversaire avec la
core moins au Maroc, juste des anodin) en jeans et lunettes jet-set mondiale au palais royal de Marrakech.
photographes attitrés. Moham- noires, un paquet de Marlboro 2003. Lalla Salma fait sa première apparition publique.
med VI aussi a son service pho- à la main, publié par un maga-
to, mais il n’est pas à l’abri des zine français. Car le roi, qu’on
voleurs d’images. D’après la dit pourtant friand de presse venu le roi tout court”, pour re- hammed VI épouse Lalla Sal-

P
l’est devenu sur
le tard. Question
d’époque d’abord.
Timorés sous Hassan
II, les titres de presse maro-
cains font aujourd’hui leurs
choux gras des sujets dédiés à
la famille royale. Ici, un re-
portage photo sur la princesse
Lalla Soukaïna, là, une man-
chette sur le mariage de Mou-
lay Ismaïl, ou encore une
cover story sur les hobbies de
Sa Majesté. Impensable sous
le règne du père. Question
d’époque, là encore. Car
lorsque Moulay Hassan de-
vient Hassan II en 1961, la
presse people internationale
ne tient pas encore le haut du
94
plus forte raison au Maroc, on
ne suit pas - ou si peu - les
aléas de la vie privée des célé-
brités, et notamment des têtes
couronnées. Du temps où il
était prince héritier dans un
Maroc sous protectorat, Has-
san Ben Mohammed n’avait
droit qu’aux articles peu
amènes de La Vigie et du Petit
Marocain, organes de la pres-
se colonialiste, qui traînaient
dans la boue le prince héri-
tier, alors qualifié de “grand
noceur”. Mais les temps
changent. Aujourd’hui, les ta-
bloïds qui parviennent à déni-
cher un scoop royal sont
assurés de se vendre comme
des petits pains.
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
le même schéma avec son
fils. Mais une fois roi, Mo-
hammed VI n’a pas tout de
suite enterré sa vie de night-
clubber, lui qui aimait tant les
dancings de Paris et
de Londres. Ses es-
capades nocturnes
ne passent pas in-
aperçues, même
hors du royaume.
Ce qui ne se passe pas toujours
sans heurts. Le très satirique
Canard Enchaîné rapporte un
jour l’anecdote suivante : à
l’entrée d’une discothèque ul-
tra-branchée à Paris, Moham-
med VI se présente comme le
roi du Maroc. Réponse du vi-
deur incrédule : “Et moi, je
le m atch
oui…
• Il fréquentait les stars internationales
et s’affichait en leur compagnie quand
il était prince héritier.
• Il a fait les choux gras de la presse
en son temps.
• Il aime skier à Courchevel,
repaire de la jet-set mondiale.
• Il adore les bolides et
notamment les Ferrari.
mais…
• Une fois roi, il est devenu beaucoup
plus discret, préférant les soirées
privées dans ses palais.
• Le personnage politique charismatique a
occulté le personnage privé, plus complexe.
• Ses vacances prolongées à l’étranger
sont de plus en plus critiquées par
les acteurs politiques.
• Le parc automobile du Palais consomme à
lui seul plus de 60 millions de dirhams par an.
people, souhaite très tôt
contrôler son image.
M6 superstar
Ces derniers temps, Mo-
hammed VI a adopté une ligne
de conduite qui tranche avec
les premières années de son
règne. Lors d’une récente visi-
te privée en France, il aurait
exigé de ses accompagnateurs
qu’ils ne fréquentent pas les
boîtes de nuit parisiennes. “Le
mot d'ordre était la discrétion :
oui pour le shopping
et les restaurants,
mais pas de night-
club !”, confiait l’un
d’eux à TelQuel. “Le
roi des pistes est de-
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010
prendre le mot d’un journalis-
te. Aux photos volées, le roi
préfère les photo-reportages.
Depuis son intronisation en
1999, le monarque multiplie
les apparitions, aussi bien sur
papier glacé que sur des titres
de presse réputés “sérieux”. En
juin 2000, le magazine améri-
cain Time, à qui Mohammed
VI a accordé sa première in-
terview, titre “The Cool King”,
dépeignant un roi “hip, mod,
charming”, comme il aurait pu
décrire une star du showbiz.
Un monde auquel le roi du
Maroc appartient, et auquel
son père aurait sans doute ap-
partenu s’il était né 30 ans
plus tard. En juillet 2002, Mo-
ma et la présente à son
peuple. Une première sous la
dynastie alaouite. Sept ans
plus tard, quand Al Ayam de-
mande au Palais l’autorisation
de publier la photo de Lalla
Latifa, mère de Sa Majesté,
l’hebdomadaire arabophone
essuie une violente réaction
de Rabat. Le local de la ré-
daction est passé au peigne
fin, les journalistes sont tra-
qués par la BNPJ et interro-
gés pendant des dizaines
d’heures. Message adressé
aux médias : “Ma femme,
mes frères et sœurs, et même
moi, passe encore. Mais pas
touche à ma mère”. Même le
people a des limites. I
95
LE MATCH
Et pour finir…
Pourquoi,
malgré tout,
le Maroc va
mieux
ans après sa mort, les Marocains
10 semblent toujours fascinés par
Hassan II. Mieux : plus la “nou-
velle ère” avance, plus cette ten-
dance s’accentue. On entend même, de plus
en plus souvent et tous cercles sociaux
confondus, que les Marocains “regrettent”
l’ancien roi – sous-entendu : ils le préfè-
rent à l’actuel, parce que le Maroc d’hier
était “mieux géré” (ou plutôt mieux “te-
nu”) que celui d’aujourd’hui.
D’abord, dissipons une illusion d’optique :
ce jugement n’est pas celui de la majorité.
Le sondage “Mohammed VI - 10 ans de
règne” commandé l’été dernier par TelQuel
et Le Monde avait été, comme chacun sait,
censuré par les autorités (avant d’être
consulté, grâce à cette publicité inespérée,
par des millions d’internautes de par le
monde). L’une de nos questions, posées à un
échantillon représentatif des Marocains,
était la suivante : “Pensez-vous que le Maroc
d’aujourd’hui est mieux ou moins bien dirigé
qu’au temps de Hassan II, ou dirigé comme au
temps de Hassan II ?” 58% des sondés
avaient estimé que la gestion du fils était
préférable à celle du père – contre 17% qui
pensaient le contraire, 15% qui mettaient les
deux rois dos à dos, et 10% qui n’avaient pas
d’opinion sur le sujet. Il ne faut donc pas se
leurrer : quelle soit la nostalgie des Maro-
cains pour Hassan II, la plupart d’entre eux
reconnaissent avec lucidité qu’ils vivent
mieux sous Mohammed VI. C’est une vérité
dont il faut prendre acte.
Un règne moins “lisible”
Cela ne veut pas dire que toute nostalgie
est forcément infondée. Il est au moins un
point sur lequel elle reste pertinente : l’an-
cienne ère était plus “claire” que l’actuelle.
Tout simplement parce que les régimes dic-
tatoriaux sont plus “lisibles” que ceux “en
96
De plus en plus de Marocains regrettent le
règne précédent, qu’ils semblent préférer
à l’actuel. Voici pourquoi ils ont tort.
PHOTOS AFP
transition”. Sous Hassan II, on savait où on Le temps efface les nuances…
allait : vers la gabegie économique et la pau-
périsation – et aussi où on n’allait pas : vers
la démocratie. A la fin de son règne encore,
une “campagne d’assainissement” de si-
nistre mémoire avait traumatisé les investis-
Sur le plan économique comme sur celui
des libertés, des acquis indéniables ont été
enregistrés ces 10 dernières années. Même
s’ils restent chétifs et incertains, leur aban-
don total est cependant très difficile à envi-
seurs. Politiquement aussi, “l’alternance” de sager. Voilà pourquoi – c’est en tout cas la
1998 avait vite montré ses limites. Forcé- recommandation de TelQuel – il ne faut pas,
ment, elle s’était faite sous l’étroite sur- quelles que soient nos frustrations actuelles,
veillance de Driss Basri, caution parmi nous fourvoyer dans une mythification exa-
toutes du maintien de l’absolutisme royal. gérée du règne précédent. Le temps efface
Aujourd’hui, 10 ans après l’avènement de les nuances. Or, ce qu’on considère aujour-
Mohammed VI, économiquement, cela va d’hui comme des “nuances”, ce sont la ré-
incontestablement mieux – quoique, ces pression systématique et la terreur
dernières années, les indi- constante en vigueur sous
cateurs de compétitivité SOUS MOHAMMED VI, Hassan II. Force est de
ont tendance à plonger, et
la dérive affairiste de l’en-
L’AVENIR DÉMOCRATIQUE constater que nous n’en
sommes plus là. Sous Mo-
tourage royal inquiète de EST INCERTAIN. hammed VI, la répression
plus en plus. Politique- MAIS SOUS HASSAN II, n’a, hélas, pas disparu. Mais
ment, en revanche, on ne
sait pas du tout où va le
IL ÉTAIT CARRÉMENT elle est épisodique et se
heurte à des contrepoids
Maroc. Vers la démocratie HORS SUJET. médiatiques et/ou diplo-
et le respect des libertés ? À CHOISIR ENTRE matiques qui ont toujours
C’est douteux, surtout vu un certain effet. Quant à la
la dégradation sans précé-
LES DEUX… terreur, on peut affirmer
dent, constatée notamment en 2009… Al- qu’elle a disparu – à sa place, les sujets “sé-
lons-nous, a contrario, vers une ditieux” de Sa Majesté (islamistes, jour-
restauration de la dictature ? C’est encore nalistes, défenseurs des droits de
plus douteux, voire impossible : le respect l’homme, indépendantistes sahraouis…)
des règles démocratiques fondamentales vivent dans la crainte des “flambées de
est devenu un impératif géostratégique colère” – épisodiques aussi, mais quand
dont aucun pouvoir ne peut faire fi, au même violentes – du Palais royal.
risque de se voir placé au ban d’une com- Il n’y a évidemment pas de quoi pavoi-
munauté internationale prompte à la ser. Si le pire n’est pas exclu, le meilleur
condamnation. Quelles que soient ses hé- ne l’est pas non plus. C’est une situation
sitations en ce domaine, Mohammed VI ne tendue et incertaine… mais qui vaut tout
peut ignorer qu’il n’est pas seul au monde. de même mieux que la certitude de la dic-
La preuve : ses reculs, tactiques ou straté- tature, en vigueur sous le règne précédent.
giques, constatés à chaque fois que le Ma- Et tant pis pour notre confort mental. Le
roc est soumis à la pression internationale. sacrifier est le prix à payer pour maintenir
L’épilogue de la toute récente “affaire Haï- l’espoir – aussi ténu soit-il. I
dar” (lire en p. 42) l’a encore démontré. AHMED R. BENCHEMSI
TELQUEL 26 DÉCEMBRE 2009 AU 8 JANVIER 2010