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Les principes fondateurs de l’éthique en islam

Abd-al-æaqq Isma‘œl Guiderdoni

Il n’y a pas, dans la langue arabe utilisée par la pensée islamique depuis les origines, de mot
correspondant exactement à ce ce que l’on entend par ethos, « éthique ». Sans doute le terme qui s’en
éloigne le moins, et qui a d’ailleurs été retenu dans la langue moderne, est-il celui de khuluq, qui désigne
le « trait de caractère », puis, au pluriel akhlåq, l’ensemble des traits de caractère, les mœurs, donc le
comportement moral, la morale et l’éthique, entendue d’abord au sens concret. 1 Comme la racine
khalaqa renvoie à l’idée de « création », le khuluq désigne l’ « inné », le beau don d’un noble trait de
caractère que Dieu accorde à la naissance d’un de Ses serviteurs. Ce mot fait bien évidemment référence
aux sources textuelles de l’islam, et en particulier à ces ahadœth où le Prophète (sur lui la Paix et le
Bénédiction de Dieu) rapporte qu’il a été envoyé pour parfaire « les nobles caractères » (makårim al-
akhlåq), ou encore « la beauté des mœurs » (∆usn al-akhlåq). On lit aussi dans les recueils de ahadœth
cet enseignement selon lequel « chaque religion a son trait de caractère, le trait de caractère propre à
l’islam, c’est al-∆ayâ’ (la modestie ou la pudeur) ». D’une certaine façon, on pourrait dire que l’éthique
de l’islam est avant tout une éthique de la modestie, la modestie propre au serviteur face au Seigneur,
puis au frère face au frère au sein de la société musulmane traditionnelle.

Mais le mot khuluq a d’autres occurrences textuelles qui permettent de comprendre qu’il ne renvoie pas
à une morale « naturelle ». L’ordre prophétique est en effet de revêtir les traits de caractère de Dieu ( at-
takhalluq bi akhlåqi-Llåh). Alors, l’éthique est-elle tout entière d’inspiration divine ? Le Prophète
disait de lui-même : « C’est Dieu qui m’a enseigné la courtoisie. Que ma courtoisie est belle ! » en
utilisant le mot adab (plur. ådåb) qui désigne lui aussi les bonnes manières, le comportement, la
politesse, mais dans le sens de l’éducation et de la science. L’adab se rapporte à l’éthique apprise et
assimilée par un effort personnel, à l’ « acquis » par rapport à l’ « inné » du khuluq. Il ne faut pas
s’étonner d’ailleurs que cette science de l’éthique vienne de Dieu, puisque le Prophète ne cessait de
dire : « Ô mon Dieu, augmente ma science ». Chez le Prophète, la grâce de l’impeccabilité ( ‘içmah)
vient recouvrir la nature spirituelle primordiale de l’homme ( fitrah), comme la connaissance synthétique
du qur’ån vient raviver le souvenir du pacte primordial (mœthåq). La « divine courtoisie » (al-adab al-
ilåhœ) consiste alors à revêtir l’ensemble des attributs divins. C’est pourquoi ‘A’ishah, l’épouse du
Prophète, disait de lui que « son caractère était comme le Coran ».

L’éthique, dans la mesure où elle est ce qui permet à l’homme de rester humain, ne peut se passer d’une
réponse à la question « qui est l’homme ? » Les hésitations de l’éthique actuelle sont des hésitations
relatives à la réponse à apporter à cette question redoutable. Présenter les principes fondateurs de
l’éthique en islam requiert donc d’aborder la question de l’anthropologie islamique, tout entière définie
par le rapport de l’homme à Dieu. L’ « humanisme » de l’islam est donc quelque peu paradoxal,
puisqu’il n’est pas centré sur l’homme, comme les humanismes modernes, mais sur le but de la vie
humaine, qui est la connaissance de Dieu. La vision de l’homme que propose la tradition islamique
repose d’abord sur un « mythe », l’histoire d’Adam et de sa compagne. Pour éviter tout malentendu, il
faut rappeler immédiatement que le mythe représente le dernier énoncé symbolique qui peut être donné
de la vérité, au seuil du mystère ineffable. Bien loin de la « démythologisation » propre à l’exégèse
moderne, le commentaire traditionnel n’élucide pas le mythe ; il laisse ce dernier élucider, éclairer,
illuminer le lecteur.

Le récit coranique relatif à la création d’Adam nous renseigne sur la vocation spirituelle de l’homme :
« Ton Seigneur dit aux anges : Je vais placer un représentant (khalœfah) sur la Terre. »2 Ce représentant
est l’homme mortel, créé « à partir de l’argile (tœn) »,3 c’est-à-dire de l’eau et du fin limon qui
représentent respectivement l’aspect psychique et l’aspect physique de l’être humain, le corps et l’âme si

1 L’adjectif akhlåqœ, dérivé du pluriel, signifie « moral » ou « éthique ».


2 Cor. 2:30.
3 Cor. 38:71.

1
étroitement liés dans l’individu (an-nafs) qu’ils constituent en quelque sorte les deux aspects d’une
même réalité. Mais Dieu ne laisse pas ce corps-âme à l’abandon. Il y projette « de Son Souffle », ou « de
Son Esprit » (min r¨∆œ).

Les anges se récrient alors : « Vas-Tu y placer quelqu’un qui y sèmera la corruption et y répandra le
sang, alors que nous, nous célébrons Ta gloire et Ta louange, et nous proclamons Ta sainteté ? » Et
Dieu répond : « Je sais ce que vous ne savez pas. »4 Les anges, qui ne peuvent pas ne pas adorer Dieu,
se scandalisent de la nature argileuse de l’homme, de sa faiblesse constitutive lourde de conséquences.
Or Dieu connaît le secret de l’homme pour y avoir placé de Son Esprit, c’est-à-dire pour l’avoir rendu
capable d’une connaissance illimitée de Dieu, alors que les anges sont arrêtés à un degré de
connaissance certes très élevé, mais par eux indépassable. L’homme partage son argile avec le reste du
monde matériel et psychique, alors que sa réceptivité potentiellement illimitée à la connaissance
accordée par Dieu le rend supérieur aux anges.

La nature originelle de l’homme (fi™rah), agencé selon la « meilleure des dispositions (fœ a∆sani
taqwœm) »5 est donc, dans son essence même, spirituelle, puisque, selon la tradition prophétique, « Dieu
créa Adam selon Sa forme ( ‘alå ç¨ratiHi) »6 en lui communiquant de Son Esprit. La « forme » de Dieu,
n’est pas, bien sûr, une forme physique. Elle désigne l’ensemble des Noms de Dieu que nous devons
nous efforcer de « réaliser » en « revêtant les qualités divines » (at-takhalluq bi akhlåqi-Llåh) selon le
mode qui nous est propre. Par exemple, le Nom divin « le Créateur » (al-Khåliq) nous définit comme
créatures (makhl¨q¨n), « Celui qui pourvoit » (ar-Razzåq) fait de nous les bénéficiaires de la
Providence (ar-rizq), et « Celui qui est digne de gloire et de louange » (al-Majœd al-æamœd) nous incite
à proclamer cette gloire et cette louange. Les Noms de Majesté exaltant la transcendance divine, comme
« Celui qui proclame Sa propre Grandeur » ou « le Très-Contraignant » (al-Mutakabbir, al-Jabbår), sont
réservés à Dieu seul et correspondent à des vertus réalisées « négativement » par l’humilité et la
servitude. En revanche, les Noms de Beauté proclamant la similitude divine, comme « le Charitable » ou
« le Très-Doux » (al-Barr, ar-Ra’¨f), doivent être réalisés « positivement » par l’homme. Par les Noms
de Dieu, nous Le connaissons et nous nous connaissons. Dans la mesure où c’est la lumière qui
constitue le principe de la vision et de la connaissance, les Noms sont Lumière puisqu’ils nous éclairent
sur Dieu et sur le monde. La nature primordiale de l’homme créé selon la forme de Dieu est la lumière
prophétique recouverte de la Lumière de Dieu, « Lumière sur lumière » qui voile et dévoile, lampe
« allumée à un arbre béni, un olivier qui n’est ni d’Orient, ni d’Occident, et dont l’huile brille presque
sans que le feu ne la touche. »7

Dieu a ainsi confié à l’homme le « dépôt » (al-amånah) qui constitue sa particularité dans la création, et
dont « le ciel, la terre et les montagnes n’ont pas voulu se charger. »8 Les commentateurs ont beaucoup
écrit sur la nature de ce dépôt, qui est le propre de l’homme. S’agit-il de la raison, de la liberté, de la foi,
ou, plus justement, de la possibilité de revêtir l’ensemble des noms divins, par l’accomplissement de la
sainteté ? C’est notre vision de l’homme qui est ici en jeu. Pour l’islam, l’homme ne saurait être défini
comme un « animal raisonnable », selon la formule proposée par Aristote. L’homme n’est pas
seulement doué d’une activité cérébrale que ne possèdent pas les autres êtres vivants. Il est la créature
façonnée selon la « forme » de Dieu, et faite pour la connaissance de Dieu qui se manifeste dans une
vocation, d’abord à l’attestation, ensuite à la foi, et finalement à la certitude. Après avoir créé Adam,
Dieu lui enseigne « tous les noms »9, c’est-à-dire les réalités essentielles des êtres sur lesquels il possède
ainsi, par son intellect, la maîtrise. Les anges n’ont pas accès à ce savoir total. Dieu, dit le Coran, a ainsi
« honoré les fils d’Adam » et leur a donné « la préférence sur beaucoup de ceux qu’[Il] a créés. »10

Après avoir créé Adam, Dieu intime aux anges l’ordre de se prosterner devant Son « représentant ».
4 Cor. 2:30.
5 Cor. 95:4.
6 Bukhårœ et Muslim.
7 Cor. 24:35.
8 Cor. 33:72.
9 Cor. 2:31.
10 Cor. 17:70.

2
Malgré leurs protestations, les anges obéissent à Dieu, à l’exception de l’un d’entre eux, appelé Iblœs, qui
s’enorgueillit et refuse. En fait, Iblœs préfère sa propre glorification de Dieu (tasbœh) à l’ordre direct et
explicite de Dieu. Iblœs ne croit pas en l’homme. Il raisonne sur Dieu et sur lui-même : « Tu m’as créé de
feu et lui d’argile » et en conclut par analogie qu’il est meilleur que l’homme. Pourtant Dieu a averti les
anges : « Je sais ce que vous ne savez pas. »11 En prononçant « Allåhu Akbar », « Dieu est plus grand »,
Iblœs pense en fait, dans son for intérieur, qu’ Iblœs est plus grand, puisqu’il se détermine de façon
indépendante. En réalité, Iblœs ne croit pas davantage en Dieu, puisqu’il refuse d’obéir à l’ordre direct et
explicite que Celui-ci lui donne. Iblœs préfère à Dieu l’idée qu’il se fait de Dieu, à travers la glorification
qu’il Lui porte à sa manière. Sûr de son fait, il demande à Dieu de lui accorder un « délai » pour montrer
à quel point l’homme est peu digne de confiance. Iblœs devient ainsi ash-Shaytån, l’ « adversaire »
déclaré de l’homme, qu’il va s’efforcer de faire trébucher.

Dieu aurait pu refuser ce délai à Iblœs, mais Il le lui accorde parce qu’Il croit en l’homme. Dieu est bien
al-Mu’min, « le Croyant », Celui qui fait confiance en l’homme, auprès duquel Il a mis le dépôt, celui de
la foi et de la connaissance libres — ou relativement libres — rendues possibles par la forme des
qualités divines. Comme, selon le hadœth, « le croyant est le miroir du croyant », Dieu le Croyant Se
connaît Lui-même dans le miroir de Son serviteur croyant, de même que le serviteur se connaît dans le
miroir de Dieu. L’Adversaire est en réalité sans pouvoir, sinon celui de suggérer à l’homme de ne pas
respecter le dépôt placé. C’est pour cela qu’il est encore appelé « celui qui susurre de mauvaises pensées
et se dérobe (al-waswås al-khannås) ».

Dieu donne à Adam et à son épouse la connaissance dont ils ont besoin pour séjourner dans le Jardin :
« Ô Adam, habite le Jardin, toi et ton épouse. Mangez de ses fruits partout où vous voudrez ; mais
n’approchez pas de cet arbre, sinon vous seriez au nombre des injustes. »1212 Et ailleurs : « Ô Adam,
[Iblœs] est un ennemi pour toi et pour ton épouse. Qu’il ne vous fasse pas sortir tous deux du Jardin,
sinon tu serais malheureux. Tu n’y auras pas faim ; tu n’y seras pas nu ; tu n’y auras pas soif ; tu n’y
souffriras pas de la chaleur du soleil. »13 Mais Iblœs vient les tenter : « Ô Adam ! T’indiquerai-je l’Arbre
de l’immortalité et un royaume qui ne périt pas ? »14 Alors qu’Adam et Eve sont justement dans ce
royaume qui ne périt pas, ils commettent une erreur fatale d’appréciation qui provoque le premier acte
de désobéissance, en mangeant du fruit de l’Arbre interdit. La faute initiale réside dans cet oubli de la
vérité pourtant patente.

Les conséquences de leur acte sont immédiates : « leur nudité leur apparut ; ils déposèrent sur eux des
feuilles du Jardin. Adam désobéit à son Seigneur, il était dans l’erreur. » Adam et Eve découvrent leur
nudité (saw’åt), c’est-à-dire, étymologiquement, le « mal » (s¨’) qui se trouve en eux, inhérent à la nature
argileuse dont ils sont constitués. Dans le Jardin, Adam et Eve n’avaient conscience que du Souffle que
Dieu avait mis en eux en les créant. L’Arbre ( shajarah), c’est, étymologiquement, la source de la
« divergence » qui apparaît dans la pousse des branches, la connaissance distinctive du mal et donc du
bien, qu’Adam et Eve veulent s’approprier. Or Dieu seul est source de connaissance. Alors que Dieu
venait juste de leur apprendre tout ce qui était nécessaire pour vivre dans le Jardin, voilà qu’Adam et
son épouse préfèrent la connaissance inutile à la connaissance utile, la conscience du mal et du bien à la
conscience du Souffle unifiant de Dieu. En commettant à chaque instant la même faute, nous sommes
nous aussi jetés, comme Adam et Eve, dans le monde de la dualité. Après avoir perdu la connaissance
de notre nature spirituelle dans la lumière de Dieu, nous prenons douloureusement conscience de notre
nudité, cette fragilité de notre existence dans le silence glacé des espaces « infinis » qui nous entourent
et nous emprisonnent.

La faute d’Adam et de sa compagne pose la question de la liberté humaine, l’une de celles qui ne
peuvent recevoir de réponse sans ambiguïté. Si Dieu sait tout et peut tout, Lui qui est l’Omniscient et
l’Omnipotent (al-‘Alœm al-Qådir), Il connaît nécessaire-ment dans la permanence de l’éternité la réalité

11 Cor. 2:31.
12 Cor. 7:19.
13 Cor. 20:117-119.
14 Cor. 20:120.

3
essentielle de notre vie aussi bien que les détails de son développement, dans ce qui apparaît pour nous
comme la succession. Tout est donc fixé dans la Connaissance détenue par Dieu et « Il englobe tout par
Sa connaissance ». Toutefois, nous n’avons pas accès à cette Connaissance divine, et, du point de vue
de notre connaissance, nous avons, compte tenu de notre passé et à partir de notre présent, un choix,
même limité, pour notre futur. Aussi Dieu dit-Il, alors qu’ « Il connaît toute chose »1515 : « Nous vous
éprouverons jusqu’à ce que Nous connaissions ceux qui luttent et ceux qui patientent. »1616

C’est l’ordre créateur de Dieu, le « Sois ! » initial, qui, en amenant à l’existence les choses, les met en
lumière. C’est aussi l’ordre de Dieu dans le jardin : « Ne vous approchez pas de l’arbre ! » qui permet à
Adam et à sa compagne de vivre dans la lumière unifiante de Dieu. Pourtant, cette liberté requiert la
possibilité d’un choix entre la connaissance et l’ignorance de l’ordre voulu par Dieu. L’acte de volonté
— obéissance ou désobéissance — procède nécessairement d’un acte d’intelligence, celui du juste
rapport entre le Seigneur et le serviteur. L’homme créé selon la forme des qualités de Dieu, et installé
dans le jardin, est libre, plus exactement, relativement libre. Dieu seul est absolument libre et connaît
l’ordre des choses qu’Il a décrétées. La liberté de l’homme est participation à la liberté de Dieu tant qu’il
Lui obéit. Il était donc nécessaire que le premier homme pût faillir à sa mission pour être libre. Or c’est
seulement la possibilité du mal qui rend l’homme libre, et non le mal lui-même, parce que la
désobéissance, due à l’orgueil excité par la suggestion diabolique, l’assujettit aussitôt à sa passion.
Autrement dit, nous sommes libres quand nous pouvons dire non au mal, en adhérant à l’ordre de
Dieu ; à peine disons-nous oui au mal, dans un acte que nous croyons libre, et qui n’est en fait
qu’arbitraire, que nous sommes aussitôt enchaînés aux conséquences de nos actes.

Ce qui est possible finit toujours par arriver, puisque Dieu manifeste tous les « possibles » contenus
dans Sa connaissance. La désobéissance d’Adam était possible : elle dut advenir. La « chute » (al-hubût)
— un mot connotant l’acte de faire un faux pas, de trébucher — est la conséquence de la révolte, qui
procède de l’ignorance. Mais cette chute est suivie de repentance et Adam, le premier homme déchu,
devient aussi, par une réparation providentielle, le premier prophète, puisque Dieu accepte de
renouveler un pacte qui a été pourtant rompu de façon unilatérale : « Son Seigneur l’a ensuite élu ; il est
revenu vers lui [notons que le sujet du verbe est ambigu : c’est tout à la fois Dieu qui revient vers
l’homme et l’homme qui revient vers Dieu] et Il l’a dirigé. (Dieu) dit : “Descendez, tous les deux
ensemble, du Jardin, ennemis les uns des autres. Une direction vous sera donnée de Ma part.
Quiconque aura suivi Ma direction ne s’égarera pas et il ne sera pas malheureux.” »17

L’homme, créé par Dieu pour la connaissance de la vérité, refuse cette vérité : telle est la faute première
dont découlent toutes les autres fautes. Dieu, dans Sa miséricorde, donne à l’homme, à travers la
Révélation, les moyens de réparer cette faute : telle est la réparation qui rend possible toutes les autres
réparations. Il n’y a donc pas de péché originel entachant toute l’humanité, mais une situation
exemplaire qui montre tour à tour la faiblesse inhérente à la condition humaine, la faute ( ithm), la
repentance (tawbah), et, pour finir, la possibilité de réparation accordée à l’homme par Dieu et
accueillie par l’homme. A peine Dieu a-t-Il prononcé son ordre de chute, et soustrait Adam et Eve à la
béatitude du Jardin, qu’Il leur propose déjà Son aide et Sa direction en faisant descendre une révélation.
Car l’homme ne peut se maintenir dans l’existence, fût-ce en tant qu’homme déchu, sans le secours
divin.

Depuis lors, la perfection de l’homme n’est plus que potentielle, puisque celui-ci est désormais « injuste
— ou obscurci — et ignorant ( zhal¨m jah¨l) ».18 Mais Adam revient vers Son Seigneur qui Lui révèle
une Direction (hudå). Voilà ouverte une voie nouvelle pour la connaissance de Dieu. La « chute » de
l’homme est obscurcissement. La « descente » (nuz¨l) de la Révélation — sous la forme de paroles —
vient apporter une nouvelle lumière selon un mode voisin de la chute, pour en corriger les effets.
L’homme, qui a commis la faute de vouloir connaître le bien et le mal distinctivement, en dehors de la

15 Cor. 2:29.
16 Cor. 47:31.
17 Cor. 20:121-123.
18 Cor. 33:72.

4
lumière unifiante de Dieu qui est le respect de l’ordre divin — dans les deux sens du terme —, va
pouvoir retourner providentiellement à Dieu par la distinction faite dans la Loi révélée entre le bien et
le mal, entre ce qui rapproche de Dieu et ce qui en éloigne. La succession des prophètes depuis Adam
renouvelle ce don providentiel. En ce bas monde, qui est celui des formes exclusives les unes des
autres, notre connaissance de Dieu passe maintenant par des formes, mais des formes « révélées ».
Parce qu’elles ont ainsi « perdu leur voile », ces formes ont retrouvé leur transparence symbolique
disparue lors de la chute, et elles peuvent reconduire effectivement aux réalités spirituelles.

La vision de l’homme proposée par l’islam n’est pas « originale », puisque la révélation du Coran vient
seulement rappeler des vérités éternelles partagées avec toutes les religions précédentes. Si chacune des
Révélations possède des spécificités providentielles, les différences de dogmes et de rites ne sont pas, à
proprement parler, « irréductibles » puisque celles-ci viennent de Dieu et y reconduisent. Il faut accepter
le fait que les religions, au-delà même de leurs différences, soient liées dans une unité infrangible, en
Dieu même qui en est la Source et le Terme.

Il existe dans le Coran un récit bref, mais lumineux, qui fonde en quelque sorte tout l’enseignement de
l’islam sur Dieu, sur l’homme et sur la nature de leur relation. Le Coran relate l’événement du Pacte
primordial (mœthåq) entre Dieu et les humanités à venir : « Quand ton Seigneur tira une descendance
des reins des fils d’Adam, Il les fit témoigner sur eux-mêmes : “Ne suis-Je pas votre Seigneur ?” Ils
dirent : “Oui, nous en témoignons !” Cela afin que vous ne disiez pas, le jour de la résurrection : “nous
n’étions pas au courant de cela.” »19 Nous avons donc commencé notre parcours de connaissance avant
même notre venue en ce bas monde, en acquérant une connaissance de Dieu par la re-connaissance que
Dieu est le seul Seigneur. Cet événement a trois conséquences considérables qui fondent la perspective
islamique du dialogue inter-religieux.

D’abord, tous les hommes ont dit : « notre Seigneur est Dieu » et ont donc pour Dieu le même Dieu, le
Dieu unique, dont le nom arabe est Allåh, mais qui Se fait appeler de nombreux noms dans toutes les
Révélations.

Ensuite, tous les hommes ont répondu à la question posée par Dieu et possèdent donc, gravée au fond
de leur cœur, une même connaissance qui constitue une unique nature spirituelle originelle. Quand
nous avons tous répondu à l’unisson : « Oui ! Nous en témoignons », nous avons déjà été unis dans
cette réponse commune, car seul l’Unique peut nous unir. Cette nature spirituelle fonde entre les
hommes une fraternité profonde, au-delà de la fraternité confessionnelle avec leurs coreligionnaires, de
la fraternité abrahamique avec les autres monothéistes, et même de la fraternité adamique. Car cette
fraternité-là n’est pas génétique, mais métaphysique.

Enfin, comme la ligne droite est le plus court chemin entre les deux points, il n’existe en vérité qu’une
façon, pour la nature spirituelle de l’homme, de rejoindre la réalité divine, et il n’y a donc, par essence,
qu’une seule religion. Il ne saurait alors être question de se battre pour des raisons religieuses, puisque
par delà la diversité apparente de nos Révélations, nous avons tous la même religion.

Puisque l’homme a accepté de se charger du dépôt de la foi, sa condition se caractérise non seulement
par la dépendance, mais encore par la responsabilité. Nous avons tous, en effet, répondu à la question
primordiale, avant le temps ; nous avons répondu « librement » à une question dont Dieu nous a
« soufflé » la réponse. Cette question est en effet bien plus qu’un « enseignement » divin ; elle est don de
l’être et participation à la glorification de Dieu. C’est pourquoi la réponse donnée nous rend
responsables. Après la question primordiale, l’homme devra répondre devant son Seigneur à une
question ultime, sur la façon dont il aura exercé cette charge. L’indépendance illusoire vis-à-vis de Dieu
débouche sur une irresponsabilité qui sera en fin de compte tout aussi illusoire, parce qu’il faudra bien
répondre à la question posée.

19 Cor. 2:130.

5
Si nous avions conservé cette conscience intime de l’unicité de Dieu, de l’unicité de la nature spirituelle
de l’homme, et de l’unicité de la religion, il n’y aurait pas eu d’histoire. Mais combien d’hommes sont
encore prêts à accepter cette triple évidence aux conséquences considérables, qui devrait pourtant nous
rapprocher les uns des autres, en une fraternité véritable voulue par Dieu, bien davantage que tous les
beaux discours ? Les évidences ne nous apparaissent plus telles, parce que l’homme est congénitalement
oublieux. N’a-t-on pas rapproché le mot arabe qui signifie « homme » (insån) de la racine du verbe
« oublier » (nasiya) ? A la lumière de la grâce, l’homme préfère l’obscurité du péché. Au savoir,
l’homme préfère l’ignorance. A la prise de conscience de sa vocation spirituelle, l’homme préfère la
négligence. En un mot, l’homme est un « infidèle », parce qu’il « efface » en lui le souvenir de Dieu.
Telle est la signification étymologique du mot arabe qui signifie « infidélité » (kufr).

Ainsi l’appel de toutes les religions au retour actif et confiant vers Dieu est-il avant tout un rappel, une
incitation à la réminiscence, le souvenir du témoignage que nous avons donnés avant même le
commencement du temps, en cet instant d’éternité où nous avons tous reconnu notre dépendance
totale vis-à-vis de Dieu. La « spécificité » de l’islam, en cette fin des temps, consiste seulement à
rappeler ce message universel qu’il partage avec les « autres » religions. C’est pourquoi l’appel à Dieu
parle de lui-même au cœur des hommes. Au sens premier du terme, cet appel n’est pas inouï. Les
hommes l’ont déjà entendu. Encore faut-il qu’ils s’en souviennent. « Dis : “ceux qui savent et ceux qui
ne savent pas sont-ils égaux ? Les hommes doués d’un cœur sont les seuls qui se remémorent.” »20

Même s’il n’en a pas conscience, l’homme n’a de sens que dans son rapport à Dieu. « Adore ton
Seigneur jusqu’à ce que te vienne la certitude »,21 nous demande le Coran. Malgré les succès que
l’homme a remportés dans sa démarche pour connaître la réalité immédiate et agir sur elle, sa vocation
ultime est la connaissance de la Réalité transcendante qui est, dans le monothéisme, l’un des nombreux
noms de Dieu. L’homme est humain parce que sa vocation est la connaissance transformante de Dieu.
Telle est la plus haute réussite intellectuelle de l’homme — et il faut ici entendre le mot « intellectuel »
en son sens fort, le sens médiéval, partagé par les juifs, les chrétiens et les musulmans. Seule cette
possibilité de connaissance de Dieu fonde une responsabilité authentique, ancrée dans l’espérance et la
pratique du pardon. Car la connaissance de Dieu s’accomplit dans un au-delà de ce monde — qui est
déjà présent d’une certaine façon — où nous ferons face à Dieu et où nous devrons répondre de nos
actes. C’est bien cela qui nous rend « responsables » — au sens étymologique — et nous permet de
comprendre et de respecter le « droit de Dieu » (∆aqq Allåh), le « droit de l’âme » (∆aqq an-nafs) et le
« droit des autres hommes » (∆aqq an-nås), pour reprendre la distinction traditionnelle en islam. Car,
selon le hadœth, « aucun d’entre vous n’est croyant s’il ne désire pas pour son frère ce qu’il désire pour
lui-même. »22 Faute de cette dimension verticale, l’ « éthique de la responsabilité » que nous appelons de
nos vœux risque de se résumer à des querelles d’experts auprès des tribunaux.

Quand les représentants des religions parlent seulement d’éthique, on ne veut entendre dans leurs
discours que de simples prédications moralistes. Aussi forte que soit la demande éthique, les religions
ne peuvent faire seulement de l’éthique sans trahir le message spirituel et intellectuel qu’elles sont
chargées de transmettre. La force de la demande éthique ne doit pas nous faire oublier la nécessité, plus
impérieuse encore, de la demande spirituelle. De même que l’action doit être ancrée dans la
contemplation — car, pour agir, il faut être — l’éthique doit être justifiée par la connaissance de la
vérité. Or c’est justement à ce tournant que l’on attend les religions et que le dialogue inter-religieux
prend toute sa portée. Tant de crimes ont été commis par des hommes soi-disant religieux, au nom de
la vérité, nous rétorque-t-on. Il nous faut comprendre que le message authentique des religions diffère
de celui des idéologies et des sectes, qui prétendent enfermer la vérité en un système clos, comme il
nous faut accepter que la vérité ne nous appartient pas, parce que c’est nous qui appartenons à la Vérité,
al-æaqq, qui est un nom de Dieu. C’est pourquoi toutes les religions sont vraies relativement aux
communautés auxquelles elles s’adressent, parce qu’elles ont vocation à les amener effectivement vers la
connaissance de la Vérité unique, Dieu Lui-même. En revanche, comme les dogmes et les rites, les
20 Cor. 7:172.
21 Cor. 15:99.
22 Bukhårœ et Muslim.

6
formes des valeurs éthiques changent d’une religion à l’autre, parce que les hommes sont différents.
« Nous n’avons envoyé de prophète qu’avec la langue de son peuple, afin qu’il l’éclaire »23, nous révèle
Dieu dans le Coran.

A beaucoup de nos contemporains, il semblera que la vision de l’homme fait pour la connaissance
transformante de Dieu, qui est proposée par toutes les religions orthodoxes, ne résoud pas
immédiatement les questions délicates posées par la nécessité d’une coexistence pacifique dans un
monde toujours plus complexe. Comment passer des récits de la Bible, des Evangiles ou du Coran, à
des règles pratiques qui permettront de nous déterminer face aux problèmes les plus concrets ? En fait,
il y a là une difficulté qui provient de notre incurable idéalisme. Nous croyons pouvoir anticiper notre
arrivée au terme du chemin alors que nous ne sommes pas encore partis. Dans leur acception la plus
haute, les religions sont des « mystiques », au sens véritable du terme, c’est-à-dire des voies de
connaissance du Mystère. Chacun peut — et, sans aucun doute, chacun doit — parcourir la voie qui est
providentiellement la sienne, et seulement celle-là, par la pratique des rites, l’exercice des vertus, la
méditation sur les enseignements et les dogmes de sa religion. C’est alors que se produira, s’il plaît à
Dieu et selon le témoignage unanime des contemplatifs de toutes les religions, une transformation qui,
en nous changeant, nous fera regarder le monde d’un autre regard. La voie de l’éthique, dans cette
perspective, est donc d’abord la voie de la sainteté à laquelle nous sommes tous appelés.

La constitution d’une « éthique planétaire » risque d’être aussi utopique, voire aussi dangereuse, que
celle d’une « religion planétaire » construite par l’homme en un effort individuel vers la transcendance,
aussi louable soit-il. Ne dit-on pas que l’enfer est pavé de bonnes intentions ? En revanche, le dialogue
inter-religieux — auquel il faut, peut-être, préférer le terme d’entente ou de rencontre inter-religieuse —
peut nous aider, providentiellement, à prendre conscience de notre vocation identique au salut et à la
connaissance, et nous aider à éviter le double piège du repli identitaire et exclusiviste, et de la
dissolution dans une vague religiosité syncrétique. Il se pourrait que se produise un événement
inattendu : Et si la rencontre entre les religions, au seuil de l’eschatologie, ne finissait pas par manifester,
non la fausseté de chacune d’entre elles, comme on pouvait le croire au siècle dernier, mais leur
commune vérité, par la prise de conscience de leur identité métaphysique ? Divine surprise ! Mais est-ce
vraiment une surprise pour « ceux qui se remémorent » ? C’est par le retour de chacun d’entre nous à la
dimension spirituelle et intellectuelle authentique, au cœur de sa religion, que les problèmes éthiques
considérables qui se posent à l’humanité, avec une urgence parfois dramatique, pourront être résolus,
en quelque sorte, « par surcroît ».

23 Cor. 14:4.

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