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Montaigne lecteur sceptique de l'Ecclésiaste

Renzo Ragghianti

1. Pierre Villey soulignait déjà le nombre assez restreint de citations bibliques par
rapport aux emprunts faits aux Anciens, estimant par exemple à 500 ceux tirés de Plutarque,
tandis qu'il n'en comptait que 33 extraits de la Bible, dont bon nombre tirés de l’Ecclésiaste.
D'autres recherches en ont calculé 45, qui deviennent 65 si l'on compte les sentences inscrites
sur les poutres de la bibliothèque. Mais indépendamment d'une évaluation purement
quantitative, l'écho de la Bible retentit par delà les citations et les allusions explicites, car, tout
comme les pages de Plutarque ou de Sénèque, elle a été l'objet d'emprunts implicites. Mais
tandis que les biblistes ses contemporains, tels Tolet, Maldonat et Bellarmin, privilégient le
sens historique littéral, Montaigne préfère le sens ‘psychique’ ou moral, selon la distinction
du Moyen Age des ‘quatre sens’ de la Bible, auquel il faut ajouter, outre le sens littéral, les
sens allégorique et ‘analogique’ ou spirituel.
Il faut remarquer l'étendue des traductions dans les premières décennies du XVIe siècle
en France et il est à rappeler que cette pratique relevait alors davantage du travail
herméneutique que de l'exercice linguistique. On rappellera tout d'abord, à côté de la Vulgate,
les différentes “traductions de Sébastien Munster, d'Isidore Clarius, et de Sébastien
Castellion, enrichies de multiples annotations, scholies ou gloses; sans oublier la Bible dite de
Vatable ou celle de Robert Estienne, condamnée par la Sorbonne, qui ose mettre en regard ce
texte dit de Vatable et celui de Saint-Jérôme” . La vogue paraphrastique des psaumes et
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d'autres livres sapientiaux qui caractérise le XVIe siècle, en France, de Marot à Malerbe est à
souligner. À la moitié du siècle, le dessein de fournir à l'Église romaine un substitut au
psautier protestant sera évident. Cette “exubérance” de la poésie religieuse, avec le
maniement libre de la lyrique hébraïque , se tournera aussi vers l'Ecclésiaste: parmi la
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floraison des paraphrases on citera celle de Lancelot de Carle, ami intime de l'Hôpital,
aumônier de François Ier, puis ambassadeur à Rome en 1547 et beau-frère de La Boétie . Le 3

1 J. Vignes, “Paraphrase et appropriation: les avatars poétiques de l'Ecclésiaste au temps des guerres de
religions (Dalbiac, Carle, Belleau, Baïf)”, BHR, LV, 1993, p. 504. Il parle de “l'engouement suscité par
ce texte” dans le contexte des Guerres de Religion, car la “préoccupation morale et sentencieuse
coïncide par ailleurs avec un rejet de la métaphysique, lequel trouve justement dans l'Ecclésiaste une
formulation très vigoureuse” (art. cit., p. 522). Pour la datation J. Plattard, “Les sentences inscrites au
plafond de la bibliothèque de Montaigne”, Revue des cours et conférences, décembre 1934, pp. 19-31,
indiquait déjà l’année 1576, ce qui explique que plusieurs d’entre elles se retrouvent transcrites et
souvent traduites dans les Essais. Cf. aussi P. Hendrick, Montaigne et Sebond. L'art de la traduction,
Paris, Champion 1966.
2 Cf. les remarques pénétrantes de M. Jeanneret, Poésie et tradition biblique au XVIe siècle. Recherches
stylistiques sur les paraphrases des psaumes de Marot à Malherbe, Paris, Corti 1969, p. 525: “De 1535
à 1562 environ, l'actualité religieuse est dominée par l'avènement du calvinisme et la lente survie de
l'idéal évangélique. Or la vogue des psaumes correspond nettement aux ambitions spirituelles et
liturgiques qui animent ces deux mouvements. L'entreprise de Marot s'inscrit dans le programme
d'Erasme, de Lefèvre d'Etaples, de Marguerite de Navarre: il s'agit de communiquer à la pratique des
fidèles une intensité nouvelle et de rendre vigueur au message des Écritures. La perspective change au
moment où Calvin s'empare des paraphrases de Marot: le psautier en vers français, que va compléter
Bèze, se charge d'une coloration confessionnelle et obéira désormais aux besoins des Huguenots”.
3 Voir à ce sujet Lewis C. Harmer, “Lancelot de Carle et les hommes de lettres de son temps”, BHR, VII,
1945, pp. 95-117. M. Simonin, “Îuvres complètes ou plus que complètes? Montaigne éditeur de La
Boétie”, Montaigne Studies, 1-2, 1995, p. 28, soutient que Lancelot de Carles, proche du jeune Charles
IX, disposait d'un “exorbitant pouvoir culturel”.
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fait que 12 des 19 sentences bibliques peintes sur les poutres soient tirées du Qôhéléth – elles
recouvrent souvent des vers latins et grecs – démontre le lien entre l'Ecclésiaste et le
pyrrhonisme, que l'on découvrira aussi dans l'Apologie de Sebond. L'état de la question a été
ainsi résumé: on a demontré que toutes les citations bibliques suivent la Vulgate, à la seule
exception des emprunts du Qôhéléth: “la source utilisée par Montaigne n'a pas encore été
déterminée. Certains textes sont proches de celui édité par Jan van Kampen, alias Campensis,
auteur d'une traduction paraphrasée de l'hébreu (1532, nombreuses réimpressions et
traduction française par Dolet en 1542, sans oublier l'usage qu'en fait Clarius), d'autres de la
Bible de Castellion (1535), mais on trouve aussi le texte de la Vulgate” . Plusieurs de ces
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sentences se retrouvant traduites en français dans les Essais de 1580, on peut en déduire que
vraisemblablement à cette date elles avaient déjà été peintes sur les poutres. On a souligné
tout particulièrement les échos de Castellion et, comme les autres citations bibliques sont
conformes à la Vulgate, on a supposé que “Montaigne se serait servi d'une édition de
l'Ecclésiaste, inspirée de Castellion, qui intégrait les gloses au texte” . 5

Contrairement à ce que soutenait Michel Butor – qui soupçonnait que les textes de
l'Ecclésiaste sur le plafond de la librairie n'étaient pas authentiques, que c'était du
camouflage, un masque d'orthodoxie pour le périgourdin –, il est désormais acquis que
Montaigne n’a pas forgé les sentences de l’Ecclésiaste sur les solives de la librairie. En réalité
le plafond constitue une véritable cornucopia et la majeure partie des sentences découle de
trois sources principales: Strobée, les voces Scepticorum et l’Ecclésiaste. Tout récemment la
distinction entre poutres et solives a donné une dimension dynamique à l’ensemble des
citations et on y a perçu une mnémotechnique selon l’art de la mémoire à l’automne de la
Renaissance. Sur le plafond “la concentration des formules ‘sceptiques’ apparaît comme le
socle philosophique discursif sur lequel s’établissent” les versets du Qôhéléth. Toutes les
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sentences de la librairie marquées par le sigle ECCL et communes aux Essais figureront dans
le texte de 1580.
En effet cela n’a pas été un pur hasard si en rédigeant son Journal, dans ses
pérégrinations à travers la Suisse et l’Allemagne, Montaigne a semblé conduire une véritable
enquête sur les différentes confessions religieuses. Il n'est pas inutile de souligner l’absence
dans son itinéraire de la ‘rigoriste Genève’ à laquelle il préféra Bâle, la tolérante; on peut
alors supposer une influence sur l’Apologie du cercle de Zwinger, successeur de Castellion à
la chaire de grec et beau-fils de Conrad Lychostenes, disciple de Sozzini. Cette attitude
modérément sceptique de Castellion, qui aurait introduit à nouveau l’akatalepsia de la
Nouvelle Académie, lui sera reprochée dans De Hereticis par Théodore de Bèze comme tout à
fait contraire à la foi chrétienne. La réplique de Castellion, confiée au De arte dubitandi,
visait le dogmatisme calviniste. Mais ce sont justement les attaques de Calvin et de Bèze à ses
traductions bibliques qui lui vaudront d’être inclu dans le chapitre des blasphémateurs de
l'Apologie pour Hérodote de Henri Estienne, ouvrage que Montaigne possédait. Sinon la
4 A. Legros, Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne, Paris, Klincksieck 2003, p.
202, soutient que “sur les douze sentences examinées, la moitié présente un nombre variable de
ressemblances textuelles parfois troublantes avec une paraphrase de la Concio Salomonis EcclesiastÆ
par Jan Van Kampen”, élève de Reuchlin et professeur au collège des Trois Langues de Louvain en
1521. Sa paraphrase a connu de nombreuses éditions bien au-delà de la moitié du siècle. Sur cette
question on pourra consulter J. Céard, “Montaigne et l'Ecclésiaste. Recherches sur quelques sentences
de la ‘librairie’”, BHR, XXXIII, 1971, pp. 367-374. Il remarque que Villey considérait les sentences
peintes sur les travées comme “un document psychologique de premier ordre”, car elles “font connaître
l'atmosphère de pensée dans laquelle Montaigne désirait vivre” (art. cit., p. 367).
5 M. S. Meijer, “Montaigne et la Bible”, BSAM, 20, 1976, p. 35.
6 A. Legros, Essais sur poutres cit., p. 410.
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Biblia, Montaigne a certainement connu de Castellion, outre la traduction de Xenophontis


opera, celle de l'Ecclésiaste parue chez Oporin en 1556.

2. Par delà les interprétations spiritualistes et ascétiques, l'‘énigme Qôhéléth’ consiste


dans sa critique de l'optimisme historique, de tout développement linéaire, ‘messianique’,
ainsi que dans l'impossibilité de détecter toute recherche de sens dans l'action divine. Son
caractère ‘scandaleux’ est démontré par le fait qu'au lieu de résoudre la vanité dans la sagesse,
le Dieu de Qôhéléth réduit, rabat cette dernière sur la première.
Le nom est un pseudonyme qui indique celui qui a la charge d'une assemblée, non pas
liturgique, mais génériquement sapientiale. Le rédacteur du profil biographique qui clôt le
texte parle d'un enseignement au peuple, mais Qôhéléth est gêné par la masse, par ses
stéréotypes sapientiaux.
Hebel est le chiffre symbolique, mais le traduire par vanité lui donne une connotation
moraliste et ascétique, une signification ‘métaphysique’, tout à fait étrangère aux langues
sémitiques et par conséquent éloignée de la sensibilité de Qôhéléth. Il faut remarquer les
différentes valeurs sémantiques. Dans l'hébreu et dans l'araméen tardifs il signifie: souffle
chaud, vapeur, fumée, haleine, néant; en syriaque: poussière; en arabe: vapeur, fumée, vent;
en égyptien tardif et en éthiopien: vent; en mandéen: haleine, souffle, vapeur, fumée. Le tout
exprime l'inconsistance, la fluidité, l'absurdité, le vide, donc la caducité endogène de
l'homme. Hebel enveloppe inextricablement le bien et le mal, la sagesse et la sottise, le plaisir
et la douleur. L'impénétrabilité des desseins divins rend vaine toute recherche de sens et
empêche aussi toute religion consolatoire, tout messianisme; l'homme est prisonnier d'une
histoire qui ne va nulle part et de laquelle il ne peut s'évader. Qôhéléth est tout à fait étranger
à une conception de l'histoire comme lieu de l'action salvatrice de Dieu et de l'Alliance. On
est là en présence d'un Dieu tout à fait insondable et humainement injustifiable. L'invective
du prophète lancée contre les inégalités sociales cède la place à un regard désenchanté et
sarcastique devant la condition humaine. Même la langue, riche en emprunts du persan et
hybridée d'arameïsmes et de grécismes, trahissait la singularité de Qôhéléth. Ce sont là les
éléments d'une sagesse pessimiste dont bien des exemples figuraient dans les littératures du
Proche Orient. Cela n'exclut pas que des stéréotypes de la culture grecque puissent avoir
pénétré des milieux hébraïques; on est en effet en présence d'une disposition critique et
hédoniste dans l'horizon de l'éternel retour. À l'âge moderne il se prêtera à être lu comme un
manuel sceptique.
L'“amas des âneries de l'humaine prudence”, que les Essais recueillent, “comme une
montre”, est “non moins utile à considérer que les opinions saines et modérées”: face à la
sottise des “reproches que les philosophes se font les uns les autres sur les dissensions de leurs
opinions et de leurs sectes” (II, 12, 341/545) , s'élève l'avertissement selon lequel il faut que
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celui qui adhère aux opinions de Xénophon et de Platon “emboive leurs humeurs, non qu'il
apprenne leurs préceptes” (I, 26, 262-263/151), qu'il revive, en se l'appropriant, tout un
parcours logique, qui n'est pas réductible à l'exposition de quelques lambeaux de doctrine. La
sagesse est donc une lente correction des critères de falsification et de vérification de nos
axiomes.
Cette constante revendication contre la bêtise s'exprime dans une philosophie de
l'adéquation, de la composition nécessaire et ininterrompue des équilibres, toujours entachés
par l'ignorance, par la superstition, qui traduit l'action individuelle dans un amas de passions

7 Les citations renvoient au texte des Essais édité par A. Tournon, Paris, Imprimerie Nationale 1998; on
trouvera indiqué également la page de l'édition Villey-Saulnier.
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désagrégeantes, et aussi par la résistance et la pesanteur immobiles des choses. La philosophie


de Montaigne est une philosophie de la lenteur, de la fatigue d'apprendre, c'est le Qôhéléth: le
mot ‘injan, qui ne se répète dans aucun autre livre de la Bible, désigne, avec une nuance
péjorative, le métier, source de fatigue et d'anxiété. L'Ecclésiaste est parcouru par le thème de
la vanité comme attribut de l'existant: “par une fiction littéraire, l'auteur parle comme s'il était
l'ancien roi Salomon, qui dans la tradition est le Sage par excellence”. En réalité l’expression
“Roi en Jérusalem”, sur laquelle s'ouvre le texte, désigne le conseiller . Le livre, un ensemble
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de morceaux autobiographiques, de considérations et de réflexions générales, d'admonitions


adressées à un disciple, tout imprégné de pessimisme, rencontra des difficultés à être accueilli
dans le canon hébreu. On considère que l’Ecclésiaste a le caractère d'une Ïuvre de transition:
les certitudes traditionnelles sont ébranlées, mais rien d'arrêté ne vient les remplacer. La
possibilité de la communication est mise en doute: “verba sunt plurima, multamque in
disputando habentia vanitatem” (6,11); il fustige la vanité de la science: les livres qui se
multiplient sans fin (12,12), qui s'entreglosent. Il est superflu de rappeler le sarcasme de
Montaigne contre les grammairiens. Contre le mauvais emploi des richesses humaines, les
accents peuvent paraître iconoclastes: “hoc itaque visum est mihi bonum, ut comedat quis, et
bibat, et fruatur laetitia ex labore suo, quo laboravit ipse sub sole, numero dierum vitae suae”
(5,17). De même: “laudavi igitur laetitiam, quod non esset homini bonum sub sole, nisi quod
comederet et biberet, atque gauderet: et hoc solum secum auferret de labore suo” (8,15).
Si le Deutéronome avait établi le principe de la rétribution collective – Israèl sera
heureux ou malheureux selon sa fidélité ou sa trahison au ‘pacte’ –, ensuite appliquée à
l'individu, Qôhéléth lui oppose le scepticisme (7,9-12). Il faut accepter la vie comme elle
vient, sans vouloir lui donner un sens, car les événements sont inexplicables, la réalité
insondable et même répugnante (7,13-8,14), mais il n'est pas inutile de souligner que la page
trahit aussi une allure misogyne (7,25-28).
Ainsi l'Apologie épouse l'exhortation de Qôhéléth (5,17) d'accepter “en bonne part les
choses au visage et au goût qu'elles se présentent à toi, du jour à la journée: le demeurant est
hors de ta connaissance”, qui traduit une des citations de la première travée: “Extrema homini
scientia ut res sunt boni consulere cÆtera securum” (II, 12, 278-279/506). Elle n'est pas
conforme au texte de la Vulgate, mais proche de la Paraphrase de l'Ecclésiaste de Salomon
par Johannes Campensis. De même, De la vanité exécute un “vaste et patient travail de
déconstruction subversive” de l'Ecclésiaste . 9

En effet, quoiqu'il adhère à la profession apostolique romaine, Montaigne éprouve de la


sympathie pour les doctrines théistes des populations amérindiennes . Dans l'Apologie et dans
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les Cannibales se manifeste une religion naturelle étrangère à toute révélation et dans De la
physionomie on déduit que la confirmation de la religion n'est pas de nature dogmatique, mais
morale. La notion de péché, qui à la fin du XVIe siècle imprègne également d'Aubigné,
8 G. Miegge, ed., Dizionario Biblico, Milano, Feltrinelli 1968, p. 189. La bibliographie sur le Qôhéléth
étant immense, je signale uniquement G. Ravasi, Qohelet. Il libro più originale e “scandaloso”
dell'Antico Testamento, Milano, San Paolo 2004, et E.I. Rambaldi, ed., Qohelet: letture e prospettive,
Milano, Franco Angeli 2006. Pour des indications bibliographiques on peut se reporter à Ecclesiastes a
Working Bibliography May 1, 2003. Compiled by Ted Hildebrandt, Gordon College, Wenham, MA.
9 A. Diane, “Rabelais et Montaigne. De la chronique gigantale à l'essai infini: réécriture kaléidoscopique
d'un pouvoir”, in C. Blum, ed., Montaigne, penseur et philosophe (1588-1988), Paris, Champion 1990,
p. 108. M. B. McKinley, Les terrains vagues des Essais: itinéraires et intertextes, Paris, Champion
1996, p. 112, soutient que la présence du Qôhéléth “comme intertexte est beaucoup plus importante et
plus répandue que ces notes ne l'indiquent”.
10 G. Nakam, Les “Essais” de Montaigne, miroir et procès de leur temps, Paris, Nizet, 1984, pp. 99 et
105 suiv.
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Charron et Chassignet, est tout à fait ignorée par Montaigne, comme avant par Rabelais. De
cette perte de l'idée de péché, à l'intérieur d'une éthique sécularisée et mondaine, on en déduit
le caractère relativiste et conventionnel du droit et la désignation de la simplicité comme
comportement vertueux . 11

3. De la vanité est l'“écho multiple” de l'Ecclésiaste qui en constitue l'intertexte; de


même que l'Apologie, qui affirme l'impuissance herméneutique du langage. La mobilité, la
fluidité du réel, typiques de la condition humaine, agissent de telle façon que “la vérité et le
mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goût et les allures pareilles” (III, 11,
369/1027) . L'individu est un fatras multiple de sujets momentanés, d'où la méfiance envers
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l'identité personnelle comme quelque chose de fixe.


De la vanité s'ouvre sur le chiffre symbolique de l'Ecclésiaste – “Il n'en est à l'aventure
aucune plus expresse, que d'en écrire si vainement” (III, 9, 249/945) –, mais déjà la librairie
renvoyait à Qôhéléth 1,2: “Per omnia vanitas”. L'identité personnelle est un fait linguistique,
mais cela propage aussi des chimères et des monstres fantasques’ et les Essais traduisent
l'effort constant en vue du dévoilement des impostures. En effet dans l'Apologie le flux de la
réalité n'est plus l'écoulement harmonieux de la Renaissance, mais l'écoulement torrentiel,
sans cesse tumultueux. Chez Montaigne, il n'y a aucune substantialité du moi, car l'être se
résout dans le changement. L'absence de toute constante, vivre dans un monde héraclitien,
infirme la possibilité d'une “communication à l'être”, parce qu'on n'est “qu'une obscure
apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion” (II, 12, 434/601).
Le modèle anthropologique immergé dans une atmosphère automnale est un ensemble
“de lopins, et d'une contexture si informe et diverse que chaque pièce, chaque moment, fait
son jeu” (II, 1, 24/337). Mais par delà la radicale discontinuité des formes de la personnalité,
le moi réductible à une mosaïque, il faut une ‘forme maîtresse’ pour mettre de l'ordre dans
nos actes, une morale provisoire, qui réclame des “mÏurs, bas[ses] et humbles”, car toute
prétention de la philosophie de monter “sur ses ergots pour nous prêcher” (III, 13, 500/1113)
est sotte; son devoir est au contraire de dompter notre présomption et notre vanité. La
caractéristique irréductible de l'instant infirme les conjectures de la raison et les
enseignements de l'expérience: la comédie humaine et profane de Montaigne se mesure avec
l'obstacle auquel se heurtent depuis toujours les mystiques dans leur tentative d'“écarter la
médiation de la conscience réfléchie”. En écartant la “tentation dogmatique d'ériger
l'inconscient en une sorte de substance transcendante au cours de nos tendances naturelles”, il
conjure “l'horreur conjuguée de la discipline ‘violente’ et du ‘pédantisme’ dogmatique”.
L'effort de l'intelligence consiste à esquiver le fanatisme logique pour exercer un jugement
indépendant . 13

Pour Qôhéléth la caducité structurale et la fugacité, cette dernière réduisant tout à une
fumée, une poussière, unissent les hommes et les bêtes. De même, chez Montaigne, la critique
de l'anthropocentrisme se traduit par la négation d'une différence qualitative entre l'homme et

11 Cf. G. Stabile, “Tra ‘emozione’ ed ‘esperienza’: frammenti [di un saggio possibile] sui ‘movimenti’
degli Essais di Montaigne”, Aut-Aut, 205, 1985, p. 129.
12 M. Ishigami, “Montaigne et la relativité”, in C. Blum et F. Moureau, eds., Études montaignistes en
hommage à Pierre Michel, Genève-Paris, Slatkine 1984, pp. 131-133, parle d'une “sensibilité à la
mobilité et à la relativité des phénomènes”, déjà à l'Ïuvre dans les premiers chapitres et qui acquerra
dans l'Apologie le statut d'“une théorie de la relativité d'inspiration sceptique"”.
13 L. Brunschvicg, Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, Paris, Puf, 19532, p.
125, soutient que Montaigne est un “moraliste de la conscience pure”. Cf. aussi Ibid., Descartes et
Pascal lecteurs de Montaigne, Paris, Pocket 1995, pp. 49-55 passim et 187.
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l'animal. Il faut souligner le changement de sens de Qôhéléth 9,3 dans la page des Essais:
“Nous ne sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste: tout ce qui est sous le Ciel, dit le sage,
court une loi et fortune pareille” (II, 12, 202/459). Tandis que l'hagiographe soutient que les
événements affectent également les justes et les injustes, Montaigne interprète ce verset
d'après Qôhéléth 3,19, “le sort de l'homme et celui de la bête est le même”. Sans solution de
continuité, ce glissement de sens s'appuie sur l'extrait du De rerum natura. Reproduite sur une
des solives de la première travée de la librairie, cette sentence avait déjà été transcrite dans
De l'usage de se vêtir (I, 36, 371/225) où la page s'arrête sur un nouveau passage de Lucrèce.
Cela démontre qu'il n'y a aucune primauté, aucun statut privilégié de la citation biblique par
rapport aux Anciens.
En effet les qualités primaires et secondaires se rapportent aussi bien à l'homme qu'aux
bêtes. A cela il faut ajouter que “notre âme” est tourmentée par un tourbillon incessant
d'images, “une rêverie sans corps et sans sujet” (III, 4, 95/839), qui tire sa nourriture de
l'“inanité” : cela marque l'abandon du motif humaniste de la grandeur et de la centralité de
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l'homme sur le plan de l'univers. Dans l'Apologie également (II, 12, 266/499) retentit l'écho
du Qôhéléth 10,9 – “Bourbe et cendre, leur dit-elle, qu'as-tu à te glorifier?” – déjà sur les
solives de la troisième travée de la librairie (“Quid superbis, terra et cinis”). En vérité, même
s'il s'accorde avec la page biblique, ce texte ne s'y trouve pas.
A propos de la parenté avec les animaux, Montaigne oppose à ses contemporains, qui
leur imputent des maléfices, une sorte d'amitié pythagoricienne : c'est le ‘cousinage’ déjà
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exprimé par l'hagiographe: “dixi in corde meo de filiis hominum, ut probaret eos Deus, et
ostenderet similes esse bestiis” (3,18). En effet dans l'Apologie il défendait cette forme de
fidéisme que l'on a nommé pyrrhonisme catholique, en opposant tout d'abord à Sebond la foi
comme seul fondement de la religion chrétienne, puis en dénonçant l'insuffisance des raisons
formulées par celui-ci, d'où le délaissement de toute différence ontologique entre l'homme et
l'animal.
Le concept d'échelle des êtres comme série des formes naturelles, que Bonaventure et
Thomas d'Aquin retrouvaient chez Aristote et Augustin, implique la pluralité et la diversité
des créatures jugées un bien, d'où le postulat de la supériorité de l'homme. On a donc attribué
à Montaigne l'envie de renverser l'échelle de Sebond: l'homme occuperait alors l'échelon le
plus bas. Montaigne aurait eu pleine conscience de l'insuffisance des arguments théologiques
de Sebond, qui expriment “parfaitement une forme du savoir dogmatique de son époque”,
pour les besoins de ses contemporains, attestée par la renaissance de l'hermétisme religieux au
XVIe siècle .
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On comprend alors les modifications considérables introduites par Montaigne dans la


traduction du Prologue de la Theologia Naturalis, qui vont toutes à l'encontre de la confiance
de Sebond dans la capacité de la Raison d'atteindre à la vérité toute seule, sans l'aide de la foi.
C'est pourquoi “la traduction/trahison de l'ouvrage de Sebond est un élément important dans
la formation des idées qui seront exprimées dans l'Apologie” . 17

14 Au contraire de Rousseau, “Montaigne naturalise l'atrocité ou plutôt retrouve la férocité naturelle, en


oblitérant le partage entre les humains et les animaux” (J. Miernowski, L'ontologie de la contradiction
sceptique. Pour l'étude de la métaphysique des Essais, Paris, Champion 1998, p. 87).
15 G. Nakam, Les Essais cit., p. 442.
16 R. Esclapez, “L'échelle de Nature dans la Théologie naturelle et dans l'Apologie de Raimond Sebond”,
in C. Blum, éd., Montaigne, Apologie de R. Sebond, De la Theologia à la Théologie, Paris, Champion
1990, p. 224. Cf. également à ce propos E. Limbrich, “Métamorphose d'un philosophe théologien”, in
De la Theologia à la Théologie cit., pp. 234 et 242.
17 P. Hendrick, “Traduttore traditori: Montaigne et Sebond”, in De la Theologia à la Théologie cit., pp.
141 suiv. et 165. Si Dréano souligne à juste titre que “Montaigne exposait, quand il a corrigé la
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Mais à propos de l'“homme dérisoire” de l'Apologie qui a valu à Montaigne d'être inscrit
au courant du scepticisme chrétien, on remarquera que dans les Essais il est toujours question
du Dieu des philosophes, en tout et partout distinct du Dieu vivant, un et trin, de la
Révélation: l'attention se concentre en effet sur l'efficacité sociale du phénomène religieux
dans un monde qui est mensonge et théâtre. Un “vaste fossé” sépare le “docteur in medicina
perspicuus” de Montaigne, “leur manière d'appréhender la réalité n'est pas la même”: à la
confiance “dans la force de la logique pour prouver sans le moindre doute les grandes vérités
de la religion” est opposée le doute, c'est-à-dire une analyse qui fouille la psychologie du
croyant et l'orgueil humain. En effet, “le concept de Dieu qui se dégage de l'argument
théologique de Sebond est fermement ancré dans le système philosophique du Moyen âge. Le
Dieu de la Théologie, par contre, est un Dieu plus humanisé, [...] plus en harmonie avec la
vision du monde de la Renaissance” . 18

La charge des faits, la résistance des choses, cette vanité qui pénètre et imprègne tout,
constitue la barrière infranchissable contre laquelle se brise l'exigence de la communication.
Par conséquent des tactiques prudentes sont adoptées, l'action humaine se résout dans
l'interaction avec la nécessité. Cela explique l'absence d'intérêt pour les fondements de la
connaissance, le mépris avec lequel le périgourdin parle des disciplines scientifiques . 19

Le scepticisme est une thérapeutique, et l'utilisation du divers, de l'autre, en est un


moyen: la mesure de l'homme et la vérité des choses dans la mentalité de la Renaissance. Par

Théologie naturelle, la doctrine qu'il développera plus tard dans l'Apologie de Raimond Sebond”, en
effet “cette affirmation vise à mettre en évidence l'orthodoxie de Montaigne en matière de religion, et
elle vise à cacher les contradictions qui existent à la fois entre la Théologie naturelle et l'Apologie et
celles qui existent au sein même de l'Apologie”. En réalité scepticisme et idéalisme sont tout à fait
étrangers à la mentalité de Sebond qui représente l'aboutissement d'un des courants de la pensée
moyenâgeuse, le courant augustinien-anselmien-franciscain; on l'a accusé de “radicalisme
anthropologique”, car il aurait concilié “l'ancien théocentrisme doctrinal, et son nouvel
anthropocentrisme méthodique”. Au faîte de cette théologie, une christologie qui, en raison du lien
étroit qu'elle établit entre incarnation et rédemption, a été rapprochée des christologies de Marsile
Ficien et de Pic de la Mirandole (E. Colomer, “Raimond Sebond, un humaniste avant la lettre”, in De
la Theologia à la Théologie cit., pp. 66 et 65). M. Habert, “Aspects sceptiques de la traduction de
Sebond”, in M.-L. Demonet et A. Legros, eds., L'écriture du scepticisme chez Montaigne, Genève,
Droz 2004, pp. 77-78, soutient que «la confrontation minutieuse du texte français avec sa source latine
révèle un nombre prodigieux d'écarts de détail. D'une grande cohérence, ces écarts semblent désigner
dans le texte la marque d'une pensée distincte de celle de Sebond, se formulant dans l'acte même de
traduire». Voir aussi S. Giocanti, “Quelle place pour Dieu au sein du discours sceptique de Montaigne”,
in M.-L. Demonet et A. Legros, eds., op. cit., pp. 63-76. Sur le “platonisme chrétien”, on se référera à
A. Comparot, Augustinisme et aristotélisme de Sebond à Montaigne, Lille, Éditions du Cerf, s.d.
Pareillement, J. Delumeau, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident, XIII e-XVIIIe siècle,
Paris 1983, retrouve chez Montaigne les traces d'“une longue tradition paulinienne et augustinienne”.
Les sources de Sebond “témoignent d'un grand éclectisme” même si “la filiation partiellement lulliste”,
qui motive l'intérêt de Charles de Bovelle et de Lefèvre d'Etaples (M. Simonin, “La préhistoire de
l'Apologie de Raimond Sebond”, in De la Theologia à la Théologie cit., p. 104), se heurte au “dessin
profond du philosophe catalano-toulousain et s'inscrit délibérément à l'encontre du rationalisme
bouillant de R. Lulle” (A. Gay, “La Theologia naturalis en son temps: structure, portée, origines”, in
De la Theologia à la Théologie cit., pp. 40 suiv.). Cf. également G. Nakam, Le dernier Montaigne,
Paris, Champion 2002, pp. 115-141.
18 J. de Puig, Les sources de la philosophie de Raimond Sebond (Ramon Sibiunda), Paris, Champion
1994, pp. 97, 112 et 172.
19 P. Michel, “Actualité de Montaigne”, BSAM., 1, 1957, pp. 24 et 27, parle d'une mise en état
d'accusation de la science, tout particulièrement dans l'Apologie, dans le chapitre du pédantisme et dans
de l'institution des enfants, en raison de l'impossibilité de parvenir à la vérité, car “les hypothèses des
savants [...] bâtissent des systèmes ingénieux, mais incomplets et incapables d'expliquer la Nature”.
8

conséquent, son scepticisme est tout à fait étranger à la tradition augustinienne qui en faisait
une étape dans l'itinéraire vers la vérité. En effet, le but de Montaigne est “la formation d'une
faculté dirigée vers l'être et non vers la connaissance, capable donc de modeler la
personnalité” . Il faut toujours se souvenir de la différence de valeur sémantique entre ‘hebel’
20

et ‘vanité’, celle-ci a une forte connotation morale et une acception tout à fait étrangère à
l'hébreux. Pareillement, sous la plume du Périgourdin, elle acquiert une nuance naturaliste, un
horizon déterministe.

4. Certainement, après le texte de Villey, Montaigne devant la postérité, publié en 1935,


on ne peut plus soutenir la thèse d'un Montaigne irréligieux, et il faut au contraire s'interroger
sur la première réception des Essais. Jusqu'à la moitié du XVIIe siècle, le scepticisme qui
transparaît dans l’Apologie de Sebond ne semble pas avoir suscité de violentes réactions: la
critique des pouvoirs de la raison bien loin de nuire à la foi, l'affermit comme fidéisme. Cela
n'est pas la marque d'une quelconque originalité de la part de Montaigne, car la combinaison
du fidéisme et du scepticisme était alors assez répandue. Ainsi Gilson dans sa Philosophie au
Moyen Age la définit-il “classique et de tous les temps”. À des conclusions analogues
parviendront ceux qui, dans le but de ranger l'Apologie dans l'‘espace mental’ du XVIe siècle,
analysent la préface de 1520 de Gian Francesco Pico au troisième livre de l'Examen vanitatis
et la lettre dédicatoire à Henri de Mesmes placée par Estienne en exergue des Hypotyposes
quarante ans après . En effet, l'Apologie “s'harmonise avec l'idéologie de la Contre-Réforme,
21

telle qu'elle se manifeste par exemple dans la traduction par Gentian Hervet de l'Adversus
mathematicos” . 22

C'est Henri Estienne qui publia le premier une traduction latine des Hypotyposes suivie
de celle de plusieurs Ïuvres, par les soins de Gentian Hervet, représentant de la contre-
réforme française, pour fourbir les armes contre le Calvinisme. Si déjà des théologiens
‘antirationalistes’, et tout particulièrement Nicolas de Cuse, avaient eu recours aux assertions
du scepticisme ancien, dans l'intervalle qui sépare Luther de Descartes, l'importance acquise
par le scepticisme dépend de la coïncidence chronologique entre la Réforme et la
redécouverte des arguments des sceptiques grecs. Le scepticisme académique de Cicéron et
d'Augustin s'alanguissait alors ainsi que la synthèse des deux scepticismes, l'académique et le
pyrrhonien, proposée par Diogène Laërce. On en déduit que ‘scepticisme’ et ‘fidéisme’ ne
sont absolument pas des classifications contradictoires. En effet, ce fut à propos de la valeur
des connaissances religieuses, c'est-à-dire de la regula fidei, que les argumentations des
sceptiques anciens entrèrent dans le noyau philosophique des disputes religieuses à l'automne
de la Renaissance. On peut faire converger aussi dans ce cadre l'opposition érasmienne entre
la sottise chrétienne et l'orgueil, la suffisance des théologiens . 23

20 M. Baraz, L'Être et la connaissance selon Montaigne, Paris, Corti 1968, p. 124; voir sur ce point M.
Conche, Montaigne et la philosophie, Paris, Puf 1996, p. 27. Cf. aussi F. Brahami, “‘Pourquoi prenons-
nous titre d'être’? Pensée de soi et pensée de Dieu chez Montaigne et Descartes”, Revue de
Métaphysique et de Morale, 1, 2006, pp. 21-39.
21 T. Cave, “Psyché et Clio: le cas Montaigne”, in Carrefour Montaigne, Pise-Genève, ETS/Slatkine
1994, pp. 102 et 104. Par contre, T. Gregory, “Per una lettura di Montaigne”, Giornale Critico della
Filosofia Italiana, II, 1997, p. 154, soutient que “les développements du pyrrhonisme dans les pages
des Essais rendent difficiles d'aligner Montaigne sur le fidéisme chrétien des autres théologiens de la
Contre-Reforme”.
22 À propos de cette traduction, cf. les remarques pénétrantes de M. di Loreto, “La fortuna di Sesto
Empirico tra Cinque e Seicento”, Elenchos, 2, 1995, p. 341.
23 J. Miernowski, L'ontologie de la contradiction sceptique cit., pp. 24 et 28, relie ce scepticisme au
“sillage de la réflexion métaphysique renaissante et médiévale”; par conséquent, le doute révèle “une
9

Les Essais constituent la première réélaboration systématique du scepticisme de la basse


antiquité. Il faut remarquer que la quasi totalité des emprunts faits aux Hypotyposes se trouve
dans l'Apologie, alors que dans les autres chapitres la source est plutôt Diogène Laërce et
Cicéron . Après 1580, les emprunts sceptiques se limiteront aux Academica. Par conséquent
24

le radicalisme pyrrhonien se dissout dans le probabilisme. L'Apologie instaure donc “un


nouvel ordre du discours apologétique que l'on peut bien appeler moderne” . La doctrine du 25

Christ et le pyrrhonisme constituent en effet l'idéologie de la Contre-Réforme française: d'une


façon emblématique, dans les Trois vérités, Charron relie le fidéisme de Montaigne à la
tradition de la théologie négative. Ainsi son amitié avec le contre réformateur jésuite Juan
Maldonat, que l'on disait proche des sociniens, puiserait-elle ici ses raisons, car le
scepticisme, en entachant la philosophie dogmatique, fait de la foi le seul chemin pour
accéder à la vérité religieuse.
Par conséquent, à l'unité cohérente de la raison et de la foi chez Sebond, Montaigne
oppose une distinction entre “ces deux instances et les pose aux deux extrémités d'un prisme:
la raison est néant et la foi surnature”. Ce fidéisme “aboutit à une conception du réel dans
laquelle ni la raison ni la foi ne sont des catégories pertinentes pour en saisir la nature. [...]
L'instinct devient le concept central à partir duquel le réel sera posé comme un effet inventé
par la vie”, donc son scepticisme “se traduit positivement en un vitalisme radical”, dans une
“sagesse instinctive du corps”, qui détourne Montaigne “de la voie tracée par les prédicateurs
néo-stoïciens ou chrétiens exhortant au mépris de la chair périssable” . 26

5. Montaigne lit certainement avant 1580 le De incertitude et vanitate scientiarum de


Agrippe de Nettesheim, publié en 1527 à Anvers, et qui sera fréquemment réédité , car on en 27

trouve des emprunts dans l'Apologie et dans De la ressemblance des enfants aux pères.

conception de l'être d'une radicale négativité”. Si Strowski soutient que Gian Francesco Pico aurait
revêtu un grand rôle dans la pensée sceptique du XVIe siècle, R.H. Popkin, The history of scepticism
from Erasmus to Spinoza, Berkeley, Los Angeles, London, University of California press 1979, parle,
au contraire, d'une influence assez modérée, car il n'aurait même pas été capable de s'imposer comme
vulgarisateur des idées de Sextus. Cf. aussi G. Paganini, Scepsi moderna: interpretazioni dello
scetticismo da Charron a Hume, Cosenza, Busento 1991.
24 Car le scepticisme est exposé tout particulièrement dans l'Apologie F. Brahami, Le scepticisme de
Montaigne, Paris, Puf 1997, p. 6, souligne l'“importance fondamentale de la théologie”, puisque
“l'anthropologie de Montaigne est irrationaliste, [...] sa ‘théologie’ est centrée sur la grâce et sur le
caractère surnaturel de la foi, et [...] sa théorie de la connaissance est un contre-pragmatisme”. Il faut
retenir ce qu'écrit M. Baraz, op. cit., p. 212: après la rédaction de l'Apologie, Montaigne a eu le
sentiment de l'insuffisance de la philosophie pyrrhonienne qui “ignore presque entièrement le côté
positif de l'inscience. L'ataraxie, telle que la conçoit Sextus Empiricus, n'est création de soi que dans
une mesure réduite”. De même, L. Brunschvicg, Descartes et Pascal cit., p. 61, affirme que Montaigne
“n'est point dupe du mirage que l'évocation des noms prestigieux de l'Antiquité suscite chez les érudits
de la Renaissance”.
25 C. Blum, “L'Apologie de Raimond Sebond et le déplacement de l'apologétique traditionnelle à la fin du
XVIe siècle”, in L.D. Kritzman, ed., Le signe et le texte, Lexington, French Forum 1980, p. 204. La
conclusion de P. Villey, Montaigne devant la postérité, Paris, Bovin 1935, p. 112, est tranchante: “Ni
au temps de Montaigne, qui survécut douze ans à la publication de l’Apologie, ni longtemps après lui
personne ne dénonce le pyrrhonisme des Essais ou comme une feinte d’un auteur mécréant, ou comme
un danger pour la foi des lecteurs”. À propos de la ‘modernité’ de son scepticisme, G. Stabile, art. cit.,
pp. 134-143 passim, soutient que l'anthropologie de Montaigne ne se consacre “ni à la recherche du
fondement mais du fonctionnement, ni du principe des choses mais de leur comment, ni de l'ontologie
mais de la psychologie”.
26 A. Tournon, Montaígne: la glose et l'essai, Lyon, Presses Universitaires de Lyon 1983, p. 40. Voir
aussi F. Brahami, Le scepticisme cit., pp. 53 suiv., 78 et 91.
10

À propos de la fortune de Sextus, on s'intéressa à lui tout d'abord dans un but


simplement historique, comme l'atteste la Manuductio in stoicam philosophiam de Juste
Lipse. C'est seulement vingt ans après, avec le Quod nihil scitur de Sanchez, que s'imposera
une approche typiquement philosophique, niant toute possibilité de connaissance scientifique
sur la base de la méthode aristotélicienne; on dépassait ainsi l'anti-intellectualisme d'Agrippe
– c'est-à-dire le recours à l'‘histoire de la sottise humaine’ ou à la multiplicité contradictoire
des différents dogmatismes – pour en arriver à une analyse épistémologique de l'objet et du
sujet de la connaissance. Le ‘scepticisme constructif’ de Montaigne ne se résout donc pas
dans le cadre de philosophies hellénistiques mais dans le creusement de l'expérience vécue . 28

Pareillement, pour Qôhéléth, la connaissance découle de l'expérience, donc certitude et


absoluité ne sont pas ses attributs. Ainsi dans Que Philosopher c'est apprendre à mourir,
enchâssé entre un passage des Tusculanes, où l'on se réfère au spiritualisme platonicien, et un
autre passage tiré des Ad Lucilium Espistularum de Sénèque, Qôhéléth III, 12, affirme que
“de vrai, ou la raison se moque, ou elle ne doit viser qu'à notre contentement, et tout son
travail tendre en somme à nous faire bien vivre, et à notre aise” (I, 20, 156/81).
Qôhéléth se confond avec Socrate dont la grandeur d'âme consiste dans ce tressaillement
de plaisir éprouvé en se grattant la jambe, dans son inclination à la modestie, à la modération,
dans le fait de “mener l'humaine vie conformément à sa naturelle condition” (III, 2, 51/809).
Montaigne écrit qu'“après que Socrate fût averti que le Dieu de sagesse lui avait attribué le
surnom de sage, [...] il se résolut qu'il n'était distingué des autres et n'était sage que parce qu'il
ne s'en tenait pas [...] et que sa meilleure doctrine était la doctrine de l'ignorance, et sa
meilleure sagesse la simplicité” (II, 12, 265-266/498). Mais si l'on parcourt le passage (a),
dont le précédant peut être lu comme un exemple, on y trouve deux citations de l’Ecclésiaste,
déjà dessinées sur le plafond de la librairie. De même, après s'être référé à l’Ecclésiaste (a)
d'une façon très pertinente, car la Vulgate écrit: “Et deprehedi nihil esse melius quam laetari
hominem in opere suo”, Montaigne cite le Timée, où Socrate est un simple personnage
platonicien.
Socrate, sûrement digne d’admiration pour avoir assumé sa mort comme une donné
purement naturelle, est de plus en plus ramené à la quotidienneté. Montaigne convoie donc
“le savoir-mourir dans le cadre du savoir-vivre, en établissant une entière égalité de
conscience et d'humeur entre le temps de notre existence et celui qui la terminera” , d'où la 29

27 R.H. Popkin le désigne comme un des artisans du renouveau de la pensée sceptique à la Renaissance.
La diffusion du De incertitude fut assez large, traduit en italien, en français et en anglais; ce livre
constitua aussi, avec les Academicorum libri, la source de Rabelais. En effet l'Ïuvre d'Agrippe, avec ses
renvois à Cicéron et à Diogène Laërce , témoigne de l'intérêt croissant, dans les premières décennies du
XVIe siècle, pour le scepticisme académique plutôt que pour le pyrrhonisme de Sextus Empiricus. À ce
sujet, cf. T. Cave, art. cit., p. 111: “la première vague de pensée sceptique en France, puisant dans des
sources latines plutôt que grecques, [...] eut lieu dans les années 1540 et [...] amena Rabelais”. Cet
intérêt se traduisit pour certains, comme Reginald Pole, Pierre Brunel et Arnould du Ferron, par un
antirationalisme propédeutique à des professions de foi fidéistes. Sur cette question, voir aussi M. di
Loreto, art. cit., pp. 334 suiv. Aux alentours de 1550, on enregistre une audience plus large dans le
cercle de Ramus: Guy de Brués est l'auteur des Dialogues contre les nouveaux académiciens, une des
sources de Montaigne.
28 S. Mancini, Oh, un amico! In dialogo con Montaigne e i suoi interpreti, Milano, Franco Angeli 1996,
pp. 15 suiv. Dans son article remarquable, W. Cavini, “Appunti sulla prima diffusione in Occidente
delle opere di Sesto Empirico”, Medioevo, III, 1977, pp. 9 suiv., soutient que le ‘retour’ de Sextus
entraînera aussi la redécouverte, en plus du Platon ‘politique’ et de l'Aristote ‘moral’, des
présocratiques et des “gnoséologies et épistémologies hellénistiques les plus raffinées dans toute leur
complexité et leur subtilité spéculative et même lexicale”.
29 L. Brunschvicg, Descartes et Pascal cit., p. 109.
11

faveur accordée à Socrate, “indifférent” devant la mort, qui est “effroyable à Cicéron,
désirable à Caton” (I, 50, 475/302). Par conséquent on en déduit que le Socrate silénique et
syncrétique est l'exemple de la condition mixte, que sa conduite se résume dans un éloge de la
mixité, à la fois Aristippe et Zenon, la corporéité et la spiritualité; il s'agit d'un autre visage de
Qôhéléth .
30

La négation d'une étude purement livresque est alors finalisée au désir de connaître:
l'‘idéal de la santé’, implique le recours à l'expérience lorsque la raison nous fait défaut. À ce
sujet, on a parlé de matérialisation du travail intellectuel, d'attachement aux fonctions du
corps, en rapport aussi avec des éléments baroques; on en déduit “une tendance naturelle à
éviter toute sorte d'abstraction dans la genèse et l'expression de l'idée” . La notion de travail
31

accompagne celle de fatigue, telle est la quotidienneté: il est symptomatique que Qôhéléth
exprime une même conception, d'où la nuance péjorative de ‘injan, le métier, ensemble de
fatigue et d'anxiété.
Le scepticisme est donc une attitude de contrôle des données sensorielles et des
instruments de l'aperception, qui se traduit dans une tournure d'esprit, dans une morale, car le
“renforcement de notre raison” est finalisé à la correction de “notre conscience” (III, 2,
62/816). Mais si notre condition fait obstacle à la connaissance, et l'homme “doit à la fortune
et au rencontre la vérité” (II, 12, 354/553), la raison reste toujours le seul guide “en cette
confusion venteuse de bruits de rapports et opinions vulgaires qui nous poussent” (II, 16,
469/624), guide incertain, car incapable de recourir à des vérités fortuitement acquises.
L'hygiène conseille de “prêter un peu à la simple autorité de la nature”. Toutefois, à la
différence des bêtes, il ne faut pas “nous laisser tyranniquement emporter à elle”, car “la seule
raison doit avoir la conduite de nos inclinations” (II, 8, 92/387): on doit conformer nos actes à
l'“usage naturel” et limiter l'imagination (III, 5, 100/842). La conscience de son insuffisance
doit tourner son regard de la place publique vers le forum intérieur. Certes l'‘idéal de la santé’
met en relation l'individu avec lui-même, mais il ne l'enferme pas dans le solipsisme, car le
but est de “ranger ma fantaisie à rêver même par quelque ordre et projet, et la garder de se
perdre et extravaguer au vent” (II, 18, 553/665). Dans les Essais, on peut lire une exigence de
contrôle aussi bien de l'instrument que de l'objet de la connaissance: en effet “le travail
mécanique de la mémoire” est aussi une “source intarissable d'images”, exprimées
fréquemment dans “un langage métaphorique licencieux”, fonctionnel au propos de “rendre
sa pensée plus charnelle” (II, 12, 372/564). Il faut remarquer que dans la physiologie de la
perception, Montaigne oppose à la primauté de la vue, divulgué par la Renaissance, “les
images gustatives” et tout particulièrement les images cénesthésiques, “le corps, ses fonctions,
ses gestes, ses mouvements internes” . C'est justement l'asservissement de l'homme à son
32

corps qui explique pourquoi l'imagination est une faculté en même temps active et passive,
qui “dépasse la puissance expressive de l'homme, car elle peut loger ce que l'homme n'arrive
pas à s'exprimer” . Il s'agit d'un ‘scepticisme phénoménologique’, d'une ‘pensée concrète’.
33

30 J. Brody, “Pourquoi la lecture philologique?”, in Carrefour cit., pp. 28 et 35. G. Nakan, Montaigne. La
manière et la matière, Paris, Klincksieck 1991, p. 123, affirme que “c'est à travers l'Ecclésiaste aussi
que s'exprimera Montaigne, en son nom propre ou par la bouche de Socrate, à travers le livre III,
particulièrement dans De la Vanité. Pyrrhon est, au livre II, un avant-portrait du Socrate du livre III.
Les personnages se font miroir”.
31 K. Christodoulu, “De l'abstrait au concret: aspects de la pensée et du style de Montaigne”, in Études
montaignistes cit., p. 82.
32 M. Baraz, L'être et la connaissance cit., p. 72. Pour ce qui concerne l'“observation phénoménologique
du corps”, voir ce qu'écrit S. Mancini, op. cit., p. 107.
33 I. Maclean, Montaigne philosophe, Paris, Puf 1996, pp. 73 et 69 suiv.
12

Montaigne rejette sur la puissance de l'imagination la crédulité, tout ce que l'on dit “des
miracles, des visions, des enchantements et de tels effets extraordinaires” (I, 21, 183/99), et
raille les “singeries”, les “plaisantes liaisons”, sur le compte desquelles on mettait
l'impuissance sexuelle. Pareillement, il démasque les prétentions scientifiques de la médecine,
car le médecin agit de façon que “l'effet de l'imagination supplisse l'imposture de leur
aposème” (190/103). L'absence de toute constante, vivre dans un monde héraclitien, entache
la possibilité d'une “communication à l'être”, car on n'est qu'“une obscure apparence et
ombre, et une incertaine et débile opinion” (II, 12, 434/601).
On a fait alors de Montaigne un nominaliste car il ne reconnaît aucune signification
universelle aux choses: cela “n'écarte pas seulement le platonisme mais tout réalisme, toute
objectivité de l'universel. L'idée générale exprime une multitude, non une essence”. Contraire
à l'interprétation platonico-augustinienne, qui établit une correspondance biunivoque entre les
universaux et les réalités ou les idées existant effectivement dans l'esprit de Dieu, “l'universel
n'est plus l'essence, mais l'apparence”, car “la nature est ici un principe différenciant et
singularisant” .
34

Dans les Essais n'entrent en scène ni le démonologue, ni le juge, mais le ‘naturaliste’; en


effet De la tristesse “frappe par son caractère ‘clinique’”. La conception finaliste des
processus bio-physiologiques de Galène, proposée de nouveau en 1575 par Juan Huarte dans
l'Examen de ingenios para las sciencias, et acceptée non seulement par Montaigne mais aussi
par Bodin, Cardan, Charron, fournit une explication unitaire susceptible d'interpréter en
même temps les phénomènes naturels et les phénomènes psychiques et mentaux. Et à propos
de la ténacité ‘antiplatonicienne’ du discours sur le corps, retentit chez Montaigne
l'hylémorphisme aristotélicien, c'est-à-dire la substance comme unité de matière et de forme;
il déduit d'après le Stagirite que le corps est la matière comprise comme potentiel, comme
principe d'individualisation; De l'expérience analyse donc le détail susceptible
d'universalisation, non pas le général passible de différenciation . Il faut souligner que dans
35

les poèmes homériques il n'y a pas d'âme dans le corps, mais l'âme est le corps vivant: le
corps n'a pas encore été réduit à la matière inerte. C'est pourquoi on peut le distinguer du
cadavre, tandis que Platon sera contraint de les identifier. La tradition juive elle-aussi
méconnaît le concept d'âme: le mot hébraïque nefes, traduit ensuite en grec par psyché et en
latin par anima, signifie simplement la “vie du corps”. C'est uniquement au XVII e siècle, avec
la naissance de la science moderne, qu'on a réduit le corps à un organisme, à une somme
d'organes, d'où la mentalité dualiste qui adjoint l'âme au corps. Montaigne est du côté des
Anciens .
36

Si l'on abandonne le cadre gnoséologique pour se rapporter au domaine de la pratique, le


désenchantement, un scepticisme conservateur, est le chiffre du discours politique de
Qôhéléth, où il se lie au renversement du topos de la vieillesse liée, dans la figure du roi, à la
richesse et à la sottise, tandis que la jeunesse accompagne la sagesse et la pauvreté. La
vieillesse c'est la peur de mourir (11,7), le regret de la jeunesse, l'affaiblissement vital,
34 M. Conche, La philosophie cit., pp. 12 et 22.
35 D. Taranto, Pirronismo ed assolutismo nella Francia del ’600. Studi sul pensiero dello scetticismo da
Montaigne a Bayle (1580-1697), Milano, Franco Angeli, 1994, p. 71. G. Nakam, “Montaigne, la
mélancolie et la folie”, in Études montaignistes cit., pp. 198-208 passim. À propos De l'Expérience, G.
Nakam, Les Essais cit., p. 283, soutient que “le naturalisme de Montaigne consiste à ‘naturaliser’ la
maladie”: “la maladie est ‘une pièce de la nature’ vivante elle-même, avec ses périodes, sa durée”. Cf.
également F. Garavini, Mostri e chimere: Montaigne, il testo, il fantasma, Bologna, Il Mulino 1991, p.
141
36 M. Conche, “Tendances matérialistes chez Montaigne”, BSAM, 19-20, 2000, p. 14, soutient que
Montaigne est “porté à reconnaître la dépendance radicale de l'‘âme’ à l'égard du corps”.
13

l'attente de l'irréparable (11,7-12,7). Il faut donc rappeler le jugement de Montaigne envers la


vieillesse, qui sûrement est fluctuant, comme l'est son rapport avec Cicéron, mais il détruit le
topos classique de la vieillesse comme âge de la sagesse, réduite par contre sous la catégorie
de l'affaiblissement, car la désagrégation des forces physiques accompagne l'engourdissement
des facultés intellectuelles et de la sensibilité . 37

L'hygiène du comportement implique l'urgence de la modération car “la raison humaine


est un glaive double et dangereux” (II, 17, 517/654) et c'est aussi “une teinture infuse environ
de pareil poids à toutes nos opinions et mÏurs de quelque forme qu'elles soient” (I, 23,
203/112). La modération se traduit alors dans une inclination au doute, où derrière le
problème gnoséologique finit par émerger l'écho d'un présent difficile.
Dans la Présomption on entend la voix de Qôhéléth 1,13 – “La curiosité de connaître les
choses a été donnée aux hommes pour fléau, dit la sainte parole” (II, 17, 485/635) –, sentence
qu'on lisait déjà sur une des solives de la librairie: “Cognoscendi studium homini dedit Deus
eius torquendi gratia”. Déjà dans l'Apologie, où l'on se réfère a Qôhéléth 1,18, le malheur de
la connaissance est affirmé . 38

Le scepticisme de Montaigne est un exercice de modestie qui naît dans la pratique


quotidienne de la raison, qui “bâtit aussi bien sur le vide que sur le plein, et de l'inanité que de
matière” (III, 11, 369/1027). Pareillement Qôhéléth manifeste une attitude pessimiste,
sceptique et eudémoniste dans une cosmologie de l'éternel retour, considéré comme
compulsion de répétition et lassitude, qui corrige le positivisme théologique de la révélation
et qui refuse toute dévaluation du bonheur mondain opérée par la théologie de la résurrection.

37 Voir sur ce point Craig B. Brush, “What Montaigne has to say about old age”, in R. C. La Charité, ed.,
O un amy! Essays on Montaigne in honor of Donald M.Frame, Lexington (Ky.) 1977, p. 108. Cf. aussi
C. Skenazi, “Une écriture de la vieillesse: les ‘excremens d'un vieil esprit’ et la vanité montaignienne”,
BHR, LXVIII, 2006, pp. 289-305.
38 Villey a fait observer que ce passage avec l'anecdote tirée des Épîtres d'Horace, l'histoire de
Thrasylaus et les vers de l'Ajax de Sophocle, se trouvait déjà dans la Fortunata stultitia des Adages
d'Érasme.

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