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JBs021 COUR SUPERIEURE CANADA : PROVINCE DE QUEBEC DISTRICT DE MONTREAL 500-17-113300-209 DATE: 8 septembre 2020 SOUS LA PRESIDENCE DE L’'HONORABLE FREDERIC BACHAND, J.C.S. POLITIMI KAROUNIS -et- ANNA DRITSAS -et- KARINE SAMPAIO -et- SARAH GIBSON “et ERICA MOODY -et- MARISA FERNANDEZ Demanderesses c. PROCUREUR GENERAL DU QUEBEC Défendeur JUGEMENT™ (plan de retour a I'école au Québec — ordonnance de sauvegarde) * An English translation of the present judgment will be made available in the coming weeks. §00-17-113300-209 PAGE: 2 [1] Le 10 aot dernier, le gouvernement du Québec a annoncé son plan de retour & école dans le contexte exceptionnel de la pandémie de la COVID-19' qui bouleverse nos vies depuis le printemps dernier. Deux aspects de ce plan sont particuliérement pertinents aux fins du présent jugement [2] Premiérement, en régle générale, la présence physique a lécole est redevenue obligatoire pour tous les enfants de 6 a 16 ans. Parallélement, diverses mesures ont été mises en place afin de limiter la propagation du nouveau coronavirus au sein des 6tablissements scolaires. {3]__ Deuxiémement, le plan crée un régime d'exemption de obligation de fréquenter lécole en personne en prévoyant que les éléves dont état de santé — ou celui d'une personne avec qui ils résident — les met a risque de complications graves siils contractent la COVID-19 pourront recevoir des services éducatifs dispensés a distance. Pour avoir accés A ces services, I'éléve doit d'abord obtenir d'un médecin une recommandation selon laquelle il serait préférable qu'il ou elle fréquente 'école & distance. Le 14 aodit dernier, le directeur national de la santé publique a publié un document d'une vingtaine de pages destiné a guider les médecins appelés a identifier les conditions de santé associées A une augmentation des risques de complications graves chez enfant en cas de contraction de la COVID-192. [4] Les demanderesses sont méres d’éléves visés par le plan de retour & l'école du gouvernement. Elles remettent en cause le principe méme du caractére obligatoire de la présence physique des éléves a |'école : insistant notamment sur le fait que les connaissances scientifiques relatives aux risques liés a la COVID-19 chez l'enfant sont incertaines — du moins a certains égards —, elles sont d’avis que, comme en Ontario, il devrait revenir a tous les parents d’enfants d’age scolaire, plutét qu’au gouvernement ou aux professionnels de l'éducation et de la santé, de décider si le retour a I'école devrait se faire en personne ou a distance. Les demanderesses ont également d'autres préoccupations : * certains parents souhaitant bénéficier du régime d'exemption n‘auraient pas été en mesure de consulter un médecin avant la rentrée scolaire; + Le plan de retour & 'école du gouvernement fait objet du décret numéro 885-2020 du 19 aod 2020, (2020) 152 G.0.Q. Il, 35344. Ce décret a ét8 adopté en vertu de Varticle 123 de la Loi sur fa santé publique, RLRQ c S-2.2, qui permet notamment au gouvernement, en situation d'urgence sanitaire, diordonner toute mesure quil estime nécessaire pour protéger la santé de la population. 2 Piéce P-15, « Orientations intérimaires du directeur national de la santé publique au sujet des considérations médicales pour le retour des enfants présentant des maladies chroniques en milieu scolaire primaire et en milieu de garde au Québec en période de COVID-19 ». 500-17-113300-209 PAGE :3 + certaines commissions scolaires se réserveraient le droit de refuser d'accorder une exemption méme lorsqu'un médecin a recommandé que 'éleve ne fréquente pas I'école en personne; + les lignes directrices publiées par le directeur national de la santé publique seraient trop rigides et trop limitatives; + des médecins auraient mal apprécié les risques de complications graves en cas de contraction de la COVID-19 chez certains enfants soutfrant de problémes de santé; + il n'est pas possible d'obtenir une exemption sur le fondement de problémes de santé dont souffre un membre de la famille qui ne réside pas avec l'enfant, alors qu'une telle personne joue parfois un rdle important dans la vie de l'enfant; + l'éducation 4 domicile, qui demeure permise — sous certaines conditions — par Varticle 15 paragr. 4° de la Loi sur I’instruction publique®, ne serait pas toujours une option envisageable; * les mesures sanitaires mises en place dans les établissements scolaires ne seraient pas adéquates. [5] Dans Ie cadre de t'action qu'elles ont intentée il y a quelques jours, les demanderesses — qui agissent dans I'intérét public au sens de l'article 85 al. 2 C,p.c.* — souhaitent que la Cour émette diverses ordonnances qui auraient essentiellement pour effet de rendre la présence physique a I'école facultative, tout en offrant tous les enfants d’ge scolaire la possibilité de recevoir des services éducatifs dispensés & distance. [6] Le présent jugement n’aborde cependant pas le fond de laffaire. II porte plutét sur la question de savoir si la Cour devrait émettre une ordonnance de sauvegarde® qui permettrait & tous les parents d’enfants d’age scolaire d’avoir accés a des services denseignement a distance immédiatement et pendant toute la durée de I'instance. RLRQ c $-2.2. + Le procureur général a précisé lors de 'audience quil ne s‘opposait pas a ce que les demanderesses agissent dans lintérét public. 5 Il s’agit de la qualification que les demanderesses ont donnée aux conclusions qu’elles recherchent & ce stade-ci de instance. La question se pose cependant de savoir sil ne s'agirait pas plutét de conclusions de nature injonctive, mais il n'est pas nécessaire de lapprofondir aux fins du présent jugement. Dans un autre ordre d'idées, il semble utile de préciser que le procureur général a contirmé lors de l'audience qu'll n'entendait pas invoquer l'article 81 C.p.c. 500-17-113300-209 PAGE: 4 [7] Lescritéres applicables en matiére d’ordonnance de sauvegarde — qui rejoignent ceux applicables en matiére d'injonction interlocutoire provisoire® — sont bien conus. Afin d'avoir gain de cause, les demanderesses doivent démontrer a) une apparence de droit quant aux conclusions recherchées sur le fond; b) que l’émission d'une ordonnance de sauvegarde permettrait de prévenir un préjudice sérieux ou irréparable durant le déroulement de instance; ) que la prépondérance des inconvénients favorise leur position; d) quill y a urgence a intervenir immédiatement plutét qu’a une phase ultérieure de linstance. Ces critéres demeurent applicables lorsque, comme en l'espéce, la partie demanderesse souléve des moyens fondés sur la Charte canadienne des droits et libertés?. [8] Ill convient par ailleurs de garder a l'esprit un principe bien établi qui prend toute son importance dans une affaire comme celle-ci. II s‘agit du principe selon lequel il appartient pas aux tribunaux judiciaires de juger du bien-fondé des décisions prises par des acteurs politiques. La Cour d’appel, sous la plume du juge Jean-Louis Baudouin, en a résumé les tenants et aboutissants dans une affaire datant du début des années 90° : Dans notre tradition, les tribunaux judiciaires ont un pouvoir de contréle sur la légalité des actes de 'Administration. Cette réalité juridique bien reconnue est saine en démocratie, puisque ce pouvoir représente, pour le citoyen ordinaire, Tultime protection contre larbitraire politique ou administratif. Par contre, Je rdle des tribunaux reste limité. lls n’ont pas pour mission de remplacer le pouvoir législatif, exécutif ou |'Administration ou de s'y substituer. A l'endroit du pouvoir législatif, ils peuvent seulement contréler la constitutionnalité de la loi. A 'endroit du pouvoir exécutif et administratif, leur tache est de s'assurer que la loi, et donc la volonté du Parlement, a bel et bien été suivie et respectée. lls ne peuvent et ne doivent pas s’ériger en arbitres de l'opportunité, de la rationalité, de la prudence ou de la sagesse des décisions politiques ou administrative: [Soulignement ajouté] © Tremblay e. Cast Steel Products (Canada) Ltd., 2015 QCCA 1952, paragr. 10. Voir également Groupe manufacturier d’ascenseurs Global Tardif inc. c. Société de transport de Montréal, 2018 QCCS 5371, paragr. 31 et s. 7 RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur Général), [1994] 1 R.C.S. 311. © Bellefleur c. Québec (Procureur général), 1993 CanLII 4067 (QC CA), p. 59. 500-17-113300-209 PAGE: 5 [9] Ces commentaires préliminaires étant faits, il y a lieu d’entamer l'analyse des positions des parties en abordant le premier des critéres applicables, soit celui de apparence de droit. I. ¥ a-teil une apparence de droit sur le fond? [10] Avant d'examiner en détail les prétentions des parties sur la question de Vapparence de droit, quelques observations d'ordre général sont de mise. [11] _ D’abord, bien que les ordonnances recherchées par les demanderesses soient de nature mandatoire®, le critére qu'il convient d'appliquer est celui de l'apparence de droit et non celui de la forte apparence de droit. Je suis conscient que, dans l'atfaire Société Radio-Canada, la Cour supréme a conclu que, en matiére d'injonction interlocutoire mandatoire, la partie demanderesse doit démontrer une forte apparence de droit'®. La Cour a expliqué que cette conclusion était justifiée en raison des conséquences potentiellement sérieuses d'une injonction interlocutoire exigeant de la partie défenderesse qu'elle « fasse quelque chose » au lieu de s'abstenir de poser certains gestes"'. Je suis également conscient que le critére de la forte apparence de droit est désormais appliqué au Québec, tant dans un contexte diinjonction interlocutoire provisoire mandatoire que dans un contexte d’ordonnance de sauvegarde mandatoire"?, [12] Toutefois, aucune question de Charte n’était soulevée dans laffaire Société Radio-Canada. De plus, la Cour n’a pas nuancé la conclusion a laquelle elle était arrive dans laffaire AJR-MacDonald et selon laquelle «le requérant d'un redressement interlocutoire dans un cas relevant de la Charte doit établir l'existence d'une question sérieuse a juger »'%. Par ailleurs, comme le professeur Kent Roach le souligne a juste titre, application du critére de la forte apparence de droit est susceptible dentraver laceés a la justice des individus invoquant une atteinte & leurs droits et libertés ® Cette qualification doit @tre retenue étant donné que ces ordonnances auraient notamment comme conséquence de forcer le gouvernement & poser divers gestes ayant pour effet d'accroitre son offre en matiére de services éducatifs dispensés a distance. "© Rc, Société Radio-Canada, 2018 CSC 5. 1 id, paragr. 15 et 16. 1 Voir par ex. : Québec inc. c. Gracia, 2018 QCCS 2944, paragr. 34; Procureure générale du Québec c. 1ta-Can Démoliion inc., 2019 QCCS 3833, paragr. 80; Brouilltte c. Front Row Insurance Brokers In 2020 QCCS 769, paragr. 62; Devimco Immobilier inc. c. HAM Projet Children inc. , 2020 QCCS 103% paragr. 19 (demande de permission dinterjeter appel rejetée). Voir aussi les propos du juge Robert Mainville, siégeant a titre de juge unique, dans cette méme affaire Devimco Immobilier Inc, jugement inédit rendu le 4 septembre 2020, C.A. 500-09-029033-206, paragr. 15. 18. RUR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur Général), [1994] 1 R.C.S. 811, p. 348. Ce crite correspond A celui de la simple apparence de droit (voir par ex. : 2957-2518 Québec Inc. c. Dunkin'Donuts (Canada) Lid,, 2002 CanLil 41132 (QC CA), paragr. 22; Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063, paragr. 28) 500-17-113300-209 PAGE: 6 fondamentaux"*, Le professeur Roach a également raison de souligner que impact d'une ordonnance interlocutoire mandatoire sur la partie étatique devrait plutét étre pris en considération la troisiéme étape de l'analyse, soit celle portant sur la prépondérance des inconvénients'®, [13] En outre, ily a lieu de rappeler que, toujours dans RJR-MacDonald, la Cour supréme a insisté sur le fait que, en appliquant le critére de 'apparence de droit dans une affaire de Charte, le ou la juge de premiére instance doit se fonder « sur le bon sens [ainsi que sur] un examen extrémement limité du fond de l'affaire »'®, car sa tache se limite a vérifier que les réclamations de la partie demanderesse ne sont ni futiles ni vexatoires"”. La Cour supréme a ajouté que, dans ce type de dossiers, c’est habituellement 'étape de analyse de la prépondérance des inconvénients qui s'avérera décisive"®. La Cour ne s'attend donc pas a ce que les deux premiers critéres soient appliqués de maniére & imposer un fardeau trés lourd a une partie demanderesse qui invoque une atteinte a ses droits et libertés fondamentaux, [14] Dans la présente affaire, les demanderesses sattaquent au plan de retour & 'école du gouvernement en soulevant des arguments de droit administratif ainsi que des arguments fondés sur les Chartes canadienne et québécoise. [15] Au niveau du droit administratif, les demanderesses peuvent invoquer le pouvoir dont dispose la Cour supérieure d'invalider un acte réglementaire, et il est clair que le décret du Conseil des ministres relatif au plan de retour & I'école constitue un tel acte"® Sans préjuger de quelque maniére que ce soit du sort de cet aspect de la thése des demanderesses, il semble pertinent de rappeler que les cours supérieures ont tendance A faire preuve de beaucoup de retenue lorsqu'elles sont appelées a exercer ce pouvoir. D’abord, la norme de contréle applicable est généralement celle de la décision raisonnable®. Ensuite, analyse de la légalité de l'acte contesté doit tenir compte d'un ensemble de facteurs d'ordre social, économique et politique dont l'organisme concemé peut tenir compte lorsqu'il exerce son pouvoir réglementaire?'. Enfin, 'acte en question «ne sera annulé que sii [...] n’aurait pu étre adopté par un organisme raisonnable tenant “4 Kent Roach, Constitutional Remedies in Canada, 2° &d., Toronto, Thomson Reuters, 2019 (feuilles mobiles, mise & jour n® 34, octobre 2019), n° 7.171 "9 Id,,n° 7.475, "8 RJR-MacDonald Ine. c. Canada (Procureur Général), [1994] 1 A.C.S. 311, p. 348 [soulignement ajouté} " Ibid. 18 /d., p. 842 et 948. Infra, paragr. 36. "2 Voir notamment Racicot c. Procureure générale du Québec, 2020 QCCA 656, paragr. 11 % Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, paragr. 10 et s.; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 68, paragr. 197. Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, paragr. 19 et 24. 500-17-113300-209 PAGE :7 compte de ces facteurs »®. Sur le fond, toute la question sera de savoir si ce critére est rempli en l'espéce. [16] Auniveau des arguments fondés sur les Chartes, les demanderesses soutiennent que le plan du gouvernement porte surtout atteinte a la liberté d'association, aux droits & la liberté et a la sécurité de la personne ainsi qu’au droit a 'égalité respectivement garantis par les articles 2, 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et les articles 1, 8 et 10 de la Charte des arvits et libertés de la personne du Québec. [17] _Nuln’est besoin d'analyser tous les arguments que les demanderesses avancent. A ce stade de I'instance, une apparence de droit sur lune ou l'autre de ces questions suffira et, a la réflexion, j'estime que les demanderesses en ont établi une relativement a atteinte alléguée au droit a la liberté de la personne. [18] _Leur position sur cette question repose tout d’abord sur lidée selon laquelle le droit a la liberté de la personne ne se limiterait pas & absence de contrainte purement physique. I! garantirait aussi a tout individu le droit de prendre des décisions touchant & des questions qui lui sont particuligrement importantes, et le choix d'un retour a I'école en personne ou a distance dans le contexte exceptionnel de la pandémie de la COVID-19 ferait partie de ces questions. [19] La position des demanderesses trouve appui dans larrét Blencoe, ol! la Cour supréme a précisé que le droit a la liberté de la personne garanti par l'article 7 de la Charte canadienne «ne s‘entend plus uniquement de absence de toute contrainte physique »®3, Selon la Cour supréme, ce droit protege aussi « les choix importants et fondamentaux qu'une personne peut faire dans sa vie », puisque « [dans notre société libre et démocratique, chacun a le droit de prendre des décisions d'importance fondamentale sans intervention de Etat »®*, La Cour a toutefois nuancé ses propos en affirmant plus loin que « (mJéme si un individu a le droit de faire des choix personnels fondamentaux sans intervention de I'Etat, cette autonomie personnelle n'est pas synonyme de liberté illimitée »25. paragr. 24. 2 Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 4, paragr. 49. Voir aussi: Carter c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 5, paragr. 68; A.C. c. Manitoba (Directeur des services 4 enfant et & la famille), 2009 CSC 30, paragr. 100; Association des juristes de justice c. Canada (Procureur général), 2017 CSC 55, paragr. 51 2 Blencoe ¢. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 4, paragr. 49. Sur cette question, voir Hamish Stewart, Fundamental Justice: Section 7 of the Canadian Charter of Rights and Freedoms, 2° éd., Toronto, Irwin Law, 2019, p. 83 et s. 25. Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 4, paragr. §4. Voir aussi R. c. ‘Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, paragr. 85-87. 500-17-113300-209 PAGE: 8 [20] Le fait que le droit a la liberté de la personne ne soit pas synonyme de liberté illimitée s'avérerait vraisemblablement déterminant si on s'interrogeait sur sa pertinence en matiére de fréquentation scolaire, mais en dehors du contexte exceptionnel d'une crise de santé publique majeure. Bien que la fréquentation scolaire des enfants et ses modalités constituent sans doute des questions trés importantes, il est permis de penser que les tribunaux concluraient que les articles 14 et 15 de la Lo/ sur l'instruction publique®® —qui rendent la fréquentation scolaire obligatoire, sous réserve de certaines exceptions — ne portent pas atteinte au droit fondamental a la liberté de la personne. [21] _Ladonne change cependant dans un contexte comme celui de la pandémie de la COVID-19, car la décision de fréquenter ’école en personne ou a distance est susceptible de mettre en jeu la santé des enfants et celle des personnes avec qui ces derniers sont fréquemment en contact. La raison tient au fait que les connaissances scientifiques sur le nouveau coronavirus sont encore limitées. Bien que le directeur national de la santé publique soit aujourd'hui confiant que la trés grande majorité des enfants d'age scolaire courent peu de risques, et bien que le gouvernement estime qui est done dans l'ntérét supérieur de ces demiers de recommencer a fréquenter physiquement I'école, personne n’est en mesure de garantir que les risques auxquels seront exposés les éléves actuellement non admissibles & une exemption — ou leurs proches — ne dépasseront pas les risques usuels qui étaient associés a la présence physique & |'école avant que la pandémie n’éclate. Le directeur national de la santé publique reconnait d’ailleurs qu'une certaine incertitude plane a cet égard, puisque les recommandations mises & la disposition des professionnels de la santé le 14 aoit dernier sont des orientations intérimaires qui sont appelées a étre adaptées en fonction de l'évolution de la pandémie et de 'avancement des connaissances scientifiques”. [22] Ainsi, dans le contexte de cette pandémie, décider de rendre obligatoire la fréquentation de I'école en personne revient a prendre position, a la lumiére de connaissances scientifiques qui sont limitées — a certains égards du moins —, sur le niveau de risque acceptable pour la santé des élves visés et celle de leurs proches. Ce constat est pertinent aux fins de l'analyse d’une possible atteinte au droit & la liberté de la personne, car il ressort de la jurisprudence de la Cour supréme que les décisions ayant un impact sur I'intégrité corporelle des individus font partie de ces choix fondamentaux visés par ce droit?®. Et puisque « les dispositions explicites de la Charte canadienne [...] doivent recevoir une interprétation large et libérale »?®, iln’est pas impensable quill puisse ® RLAQ c|-13.3. 2 Pidce P-15, p. 1 % Carter ¢. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, paragr. 66. 2 Mouvement laique québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, paragr. 147. 500-17-113300-209 PAGE :9 en étre de méme de certaines décisions qui sont seulement susceptibles d'avoir un certain impact sur I'intégrité corporelle des individus. [23] Un mot maintenant sur ‘argument du procureur général mettant ‘accent sur le fait que le recours des demanderesses vise a forcer le gouvernement a fournir des services qui n’existent pas a heure actuelle. D’abord, il n'est pas clair quill y ait lieu de parler ici de services inexistants, car il est peut-étre préférable de concevoir la démarche des demanderesses comme visant plutat a élargir 'accessibilité de services existants. De toute maniére, la jurisprudence de la Cour supréme montre quil est parfois justifié de remédier 4 une violation d'un droit constitutionne! en enjoignant a la partie étatique concernée de fournir des services qui n’existaient pas jusque-Ia. On peut citer en exemple laffaire Eldridge® : apres avoir jugé discriminatoire le fait, pour un gouvernement provincial, de ne pas offrir de services d'interprétes gestuels a des personnes atteintes de surdité lorsque ces demiéres recoivent des soins, la Cour a conclu que le gouvernement de la Colombie-Britannique devait mettre sur pied et fournir de tels services. [24] Bref, étant donné que — pour la tres grande majorité des parents d’élaves d’age scolaire — le plan du gouvernement rend obligatoire la fréquentation de l'école en personne dans le contexte d'une crise de santé publique a la fois majeure et causée par un virus dont on ne connait pas encore toutes les propriétés, la prétention des demanderesses selon laquelle ce plan porte atteinte au droit a la liberté de la personne ne s'avére ni futile ni vexatoire. [25] Ce constat ne suffit pas a lui seul pour conclure a une apparence de droit quant & une contravention a l'article 7 de la Charte canadienne, car cette disposition permet & V'Etat de porter atteinte au droit a la liberté de la personne, a condition quil le fasse en respectant les principes de justice fondamentale. Ainsi, afin d’établir une contravention apparente A larticle 7, les demanderesses doivent aussi démontrer que le décret du gouvernement semble souffrir d'une ou plusieurs lacunes importantes au point d'enfreindre un ou plusieurs principes de justice fondamentale. [26] Toutefois — et comme Ie procureur général I'a reconnu lors de l'audience —, Varticle 1 de la Charte québécoise garantit le droit & la liberté de la personne sans Vassujettir & une limite intrins@que comparable. Cette distinction est lourde de conséquences, comme la Cour supréme I’ souligné dans l'affaire Chaoulli" [29] La distinction la plus évidente est 'absence, alart. 1 de la Charte québécoise, de mention des principes de justice fondamentale. L'analyse requise aux termes ® Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624. 81 Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 3. 500-17-113300-209 PAGE: 10 de l'art. 7 de la Charte canadienne est double. Selon I'approche généralement suivie pour cette disposition, le demandeur doit prouver, dans un premier temps, une atteinte au droit a la vie, a la liberté et a la sécurité de la personne, et, dans un deuxiéme temps, que latteinte n'est pas conforme aux principes de justice fondamentale (Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84, par. 205, le juge Bastarache). Si cette preuve est faite, "Etat doit alors démontrer, conformément a l'article premier de la Charte canadienne, que Vatteinte est justiiée dans le cadre d'une société libre et démocratique. [80] Conformément aux principes reconnus, il appartient au demandeur de prouver quil y a eu atteinte a ses droits constitutionnels : R. c. Collins, (1987] 1 R.C.S. 265, et Rio Hotel Ltd. c. Nouveau-Brunswick (Commission des licences et permis d'alcool), [1987] 2 R.C.S. 59; voir aussi [Peter W. Hoog, Constitutional Law of Canada, vol. 1 (&d. feuilles mobiles, mise-&-jour n° 1, 2004)], p. 44-3. En vertu de l'art. 7 de la Charte canadienne, le fardeau du demandeur serait done double. Llimposition de ce fardeau de preuve au demandeur a pour effet d'alourdir sa tache. Le double fardeau de preuve ne se pose pas dans le cas de la Charte québécoise_en raison de absence dincorporation des principes de justice fondamentale a l'art. 1_de la Charte québécoise. Celle-ci_a_done_une_portée potentiellement plus large et cette caractéristiaue ne devrait pas étre éludée. [Soulignement ajouté] Ainsi, afin d’établir une contravention apparente a l'article 1 de la Charte québécoise, les demanderesses n'ont pas a établir que le plan de retour a I'école du gouvernement semble contrevenir a un ou plusieurs principes de justice fondamentale. Il s'ensuit que le constat tiré au paragraphe 24 du présent jugement suffit pour établir une contravention apparente a cette disposition [27] Certes, Varticle 1 de la Charte québécoise est assujetti une disposition justificative — énoneée a l'article 9.1 —, tout comme lest l'article 7 de la Charte canadienne, En outre, le procureur général du Québec soutiendra sans doute lors de l'instruction au fond que, si tant est que le plan de retour a !’école du gouvernement contrevient a l'article 1 de la Charte québécoise, cette contravention est justifiée aux termes de l'article 9.1. Est- ce A dire que, pour avoir gain de cause a ce stade-ci, les demanderesses doivent aussi 6tablir que la réponse qu’elles entendent offrir & d’éventuels arguments du procureur général du Québec fondés sur l'article 9.1 de la Charte québécoise souléve une question sérieuse? 8 Voir article 1 de la Charte canadienne. 500-17-113300-209 PAGE: 11 [28] Ala lumiére de la jurisprudence de la Cour supréme, il y a lieu de répondre a cette question par la négative. En effet, dans l'arrét Harper, la Cour a reconnu que la question de savoir si une loi portant atteinte a la Charte canadienne pouvait étre justifiée « comporte toujours une analyse juridique et factuelle complexe »*, ce qui implique qu'un débat sur ce point soulévera pratiquement toujours une question sérieuse a juger®*. Rien ne donne a penser que ce raisonnement soit manifestement inapplicable lorsque le débat concerne plutét l'article 9.1 de la Charte québécoise. Ainsi, pour les fins de leur demande dordonnance de sauvegarde, les demanderesses n’ont pas @ alller plus loin qu'une démonstration d'une apparence de droit quant a une atteinte au droit a la liberté de la personne, ll. Lordonnance de sauvegarde permettrait-elle de prévenir un préjudice sérieux ou irréparable? [29] Dans laffaire RR-MacDonald, la Cour supréme a indiqué que, a la deuxigme 6tape de l'analyse, « la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait étre si défavorable a lintérét du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l'objet d'une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et issue de la demande interlocutoire »®, II faut cependant tenir compte d'une spécificité du droit québécois en vertu de laquelle il suffit aux demanderesses d'établir que 'émission de Vordonnance de sauvegarde qu’elles recherchent permettrait de prévenir un préjudice sérieux; elles n’ont pas & démontrer que ce préjudice serait au surplus irréparable™. [30] Si on revient aux enseignements de 'arrét RJR-MacDonald, on constate que le préjudice sur lequel il faut s‘interroger au premier chef est celui que les demanderesses subiraient elles-mémes d'ici un jugement au fond, et il faut faire I'hypothése que ce jugement confirmerait que le plan de retour a 'école du gouvernement est illégal, notamment parce qu'l contrevient au droit a la liberté de la personne. Toutefois, étant donné que les demanderesses agissent dans |'intérét public au sens de larticle 85 al. 2 C.p.c., il est également permis de prendre en considération le préjudice que pourrait subir ensemble des enfants d’age scolaire ainsi que les membres de leur famille immédiate. Dailleurs, dans RJR-MacDonald, la Cour supréme a indiqué qu’« il convient d'autoriser 8 Harper c. Canada (Procureur général), 2000 CSC 57, paragr. 4. % Kent Roach, Constitutional Remedies in Canada, 2° éd., Toronto, Thomson Reuters, 2019 (feuilles mobiles, mise a jour n® $4, octobre 2019). n° 7.180: « In Canada (Attorney General) v. Harper, the court indicated that the question of whether legislation can be justified under s. 1 of the Charter ‘is always a complex factual and legal analysis’ that produces a serious question of law that is not frivolous and vexatious. This approach also recognizes the practical difficulties of attempting to rule on s.1 issues in the expedited processes of motion court. » 35. RJA-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur Général), [1994] 1 R.C.S. 311, p. 344 8© Supra, paragr. 7. Voir aussi Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063, paragr. 30 ets. 500-17-113300-209 PAGE: 12 les deux parties & une procédure interlocutoire relevant de la Charte a invoquer des considérations d'intérét public »®”, et qu'll n'y a done pas lieu de limiter 'analyse au seul préjudice que la partie demanderesse subirait dans I'éventualité ot aucune ordonnance interlocutoire ne serait accordée™®. [81] Par ailleurs, dans une affaire récente, le juge Sébastien Grammond a tres justement insisté sur le fait qu'il incombe a la partie demanderesse de produire des éléments de preuve a la fois précis et détaillés sur le préjudice qu’elle allégue. Le juge Grammond a également rappelé que, a cette étape de l'analyse, il ne suffit pas de raisonner sur le fondement de simples hypothéses ou suppositions, car les preuves produites en demande doivent établir une probabilité réelle qu'un préjudice sérieux ou irréparable survienne si aucune ordonnance interlocutoire n’était émise®?. [32] En appliquant ces enseignements aux circonstances de la présente affaire, il faut éviter de sauter aux conclusions en tenant pour acquis que toute personne dont les droits seraient brimés par le plan de retour a 'école du gouvernement subirait effectivement un préjudice si aucune ordonnance de sauvegarde n’était émise. II est raisonnable de postuler que de nombreux parents préféreraient que leurs enfants fréquentent I'école en personne méme sills avaient la possibilité de choisir l'enseignement a distance, et on voit mal comment le plan du gouvernement leur causerait un préjudice que préviendrait Vordonnance de sauvegarde recherchée. Seuls les parents qui, en toute probabilité, choisiraient 'enseignement a distance s'ils en avaient la possibilité seraient susceptibles de subir un tel préjudice. [33] Les éléments de preuve actuellement au dossier démontrent clairement que les demanderesses font partie de ces personnes qui choisiraient I'enseignement a distance sielles en avaient la possibilité*. Si on fait I'hypothse que le plan de retour & 'école du gouvernement contrevient au droit a la liberté de la personne, l'ordonnance de sauvegarde recherchée leur permettrait d’éviter un préjudice qui est sérieux — compte tenu de la nature et de importance fondamentale du droit a la liberté de la personne — et qui, au surplus, pourrait difficilement faire l'objet d'une réparation adéquate a posteriori 3” RJA-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur Général), [1994] 1 R.C.S. 311, p. 344, %8 Ibid. Sur le fait que les propos de la Cour supréme sont pertinents & ranalyse du préjudice sérieux ou irréparable, voir Kent Roach, Constitutional Remedies in Canada, 2° é4., Toronto, Thomson Reuters, 2019 (feuilles mobiles, mise & jour n° 34, octobre 2019), n* 7.360. Colombie-Britannique (Procureur général) c. Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195, paragr. 136. “© La question d'un éventuel préjudice ne se pose plus en ce qui a trait & la demanderesse Marisa Fernandez, qui explique dans sa déciaration sous serment datée du 25 aot 2020 avoir finalement obtenu une exemption permettant & ses enfants de fréquenter Vécole & distance, 8 500-17-113300-209 PAGE: 13 [34] Toutefois, rien dans la preuve qui a été versée au dossier ne permet de tirer des conclusions précises quant au préjudice qui serait subi plus largement — c'est-a-dire dans l'ensemble de la société québécoise — si aucune ordonnance de sauvegarde n’était émise. Les demanderesses ont produit en preuve des documents tendant a démontrer qu'une pétition électronique dénongant le plan de retour a ’école du gouvernement a déja recueilli plus de 25 000 signatures**. Or, a supposer méme que ces éléments de preuve soient a la fois recevables et dotés d'une certaine force probante — ce qui est loin d’étre acquis —, ils tendraient seulement a démontrer que plus de 25 000 personnes estiment quill aurait été préférable que le gouvernement laisse a tous les parents d’enfants d’age scolaire le soin de décider si ces demiers retourneraient a !'école en personne ou & distance. Non seulement ignore-t-on combien de ces personnes sont des parents d’enfants qui fréquentent des établissements scolaires au Québec, on ignore aussi combien d'entre elles feraient le choix de lenseignement a distance si elles en avaient la possibilité [35] Cela étant, ces constats ne sont pas fatals a la position des demanderesses, puisque le fait que l'émission de l'ordonnance de sauvegarde recherchée permettrait d'éviter qu'elles subissent elles-mémes un préjudice sérieux, voire irréparable, suffit pour conclure qu'elles se sont déchargées de leur fardeau quant au second critére. La prépondérance des inconvénients favorise-t-elle la position des demanderesses? [36] A la troisiéme étape de I'analyse, il incombe aux demanderesses d’établir que les inconvénients qui découleraient du refus d’émettre l'ordonnance de sauvegarde recherchée sont plus importants que les inconvénients qu’engendrerait cette ordonnance dans léventualité ol elle serait émise. Comme je ai mentionné plus haut, c'est habituellement cette étape de l'analyse qui s’avére déterminante dans des affaires impliquant des droits et libertés garantis par les Chartes*. [87] Il est acquis que, dans les affaires de sursis — c'est-a-dire, lorsque la partie demanderesse invoquant une atteinte a ses droits et libertés fondamentaux demande a la Cour de suspendre l'application de la disposition Iégislative ou réglementaire ayant prétendument causé cette atteinte —, l'intérét public revét une importance particuliére & + Pidces P- ‘Supra, paragr. 13, RUR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur Général), [1994] 1 R.C.S. 311, p. 342 « [clompte tenu des exigences minimales relativement peu élevées du premier critere et des difficultés d/application du critére du préjudice irréparable dans des cas relevant de la Charte, c'est & ce stade que seront décidées de nombreuses procédures interlocutoires ». 500-17-113300-209 PAGE : 14 I'étape de analyse de la prépondérance des inconvénients®. Cela s'explique par le fait que les lois et les actes réglementaires visent généralement le bien commun et la promotion de I'intérét public**. II s'ensuit notamment que les tribunaux doivent présumer que l'intérét public sera généralement mieux servi par le rejet de la demande de sursis*. Cette présomption impose un lourd fardeau a la partie demanderesse*®, a un point tel que les tribunaux ont tendance a émettre de telles ordonnances seulement lorsqu'll est manifeste que la prépondérance des inconvénients favorise la position de la partie demanderesse”. [38] _ En tentant de réfuter cette présomption, la partie demanderesse a surtout intérét a insister sur les exigences de I'intérét public, car les tribunaux vont généralement «subordonner les intéréts des plaideurs privés a Tintérét public »#®, La partie demanderesse doit donc principalement s'employer & démontrer en quoi l'intérét public serait mieux servi par 'émission de l'ordonnance interlocutoire recherchée. II n'est pas impossible qu’elle y parvienne dans certains cas puisque, comme la Cour supréme !'a souligné dans affaire RJR-MacDonald, «le gouvernement n'a pas le monopole de Fintérét public »“® [39] J'ouvre une parenthése pour préciser que, dans les litiges en matiére de droits et libertés fondamentaux, le maintien du statu quo n'est pas, en soi, un facteur pertinent dans l'analyse de la prépondérance des inconvénients. II semble pertinent de le préciser, car on considére généralement que les injonctions interlocutoires et les ordonnances de sauvegarde ont principalement pour but de maintenir le statu quo™. D’ailleurs, dans l'arrét American Cyanamid, la Chambre des Lords a souligné que, dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients, il est généralement souhaitable de chercher & “3 Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, p. 149; RJR-MacDonaid inc. c. Canada (Procureur Général), (1994] 1 P.C.S. 811, p. 848; Hak ¢. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 2145. “+ Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Lid, [1987] 1 R.CS. 110, p. 136. “© Harper c. Canada (Procureur général), 2000 CSC 57, paragr. 9; RUR-MacDonald inc. ¢. Canada (Procureur Général), [1994] 1 P.C.S. 311, p. 349. Voir également Hak c. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 2145, paragr. 104. “© Harper c. Canada (Procureur général), 2000 CSC §7, paragr. 9; Quebec English Schoo! Boards Association c. Procureur général du Québec, 2020 QCCS 2444, paragr. 145 (jugement porté en appel dossier n° 500-09-029030-202). ©” Hamper c. Canada (Procureur général), 2000 CSC 87, paragr. 9; Hak c. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 2145, paragr. 92 et 105. 4“ Manitoba (P.G.) ¢. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, p. 195-136. “9. RJR-MacDonaid Inc. c. Canada (Procureur Général), [1994] 1 A.C.S. 311, p. 343. 5° Voir par ex. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam) c. Québec (Procureure générale), 2014 QCCA 2193, paragr. 74, citant Lord c. PG du Québec, 2000 CanLII 17191 (QC CA), paragr. 12 (« [le but d'une injonetion interlocutoire (et donc d'une ordonnance de sauvegarde) est de maintenir ou de rétablir Ie statu quo et non dlaccorder un redressement au demandeur jusqu'au moment de Finstruction »). 500-17-113300-209 PAGE : 15 préserver le statu quo". Toutefois, dans l'affaire RJA-MacDonald, la Cour supréme a jugé que cette approche ne devait pas étre retenue dans des litiges concernant de prétendues atteintes a des droits fondamentaux, car les instruments juridiques protégeant ces droits ont justement pour fonction « de fournir aux particuliers un moyen de contester ordre actuel des choses ou le statu quo »®. [40] Dans la présente affaire, les parties sont en désaccord sur importance qui devrait étre accordée aux considérations liées a |'intérét public. Les demanderesses les jugent non pertinentes étant donné quielles ne demandent pas & la Cour de suspendre application d'une quelconque disposition Iégislative ou réglementaire, mais plutot d’émettre une ordonnance de sauvegarde. Pour le procureur général, cette distinction est sans pertinence et l'intért public doit occuper une place aussi importante, a cette étape de l'analyse, que dans les affaires de sursis. [41] Largument des demanderesses doit étre rejeté, car il fait fides enseignements de la Cour supréme. En effet, dans l'arrét RUR-MacDonald, la Cour a été trés claire : « dans tous les litiges de nature constitutionnelle, l’intérét public est un ‘élément particulier’ & considérer dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients, et qui doit recevoir ‘Vimportance qu'il mérite’ »®°, Ce qui importe, ce n'est pas la nature de lordonnance recherchée par les demanderesses, mais plutdt le fait que cette ordonnance affecterait application du décret attaqué tout en contrecarrant 'intention du Conseil des ministres quant € obligation de fréquenter 'école en personne. En outre, la position des demanderesses semble difficile a concilier avec l'arrét Groupe CRH Canada Inc., ol la Cour d'appel a souligné quill y a lieu de tenir compte des exigences de l'intérét public méme lorsqu’aucune question constitutionnelle n'est soulevée™, [42] La question clé, A ce stade de l'analyse, est done de savoir si lintérét public serait manifestement mieux servi par 'émission de 'ordonnance de sauvegarde recherchée par les demanderesses ou plutot par le rejet de leur demande. Et afin d'y répondre adéquatement, il me semble essentiel de mettre 'accent sur le principe fondamental selon lequel toute décision concernant un enfant doit étre prise dans son meilleur intérét (article 33 C.c.Q.). Ainsi, il convient d'analyser la prépondérance des inconvénients en se concentrant surtout sur la situation des enfants québécois directement visés par obligation de frequenter I'école en personne. 8! American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396, p. 408. 82 RJR-MacDonaid Inc. c. Canada (Procureur Général), [1994] 1 R.C.S. 311, p. 347. 5° (bid. [soulignement ajouté} 54 Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard, 2018 QCCA 1063, paragr. 86. Voir aussi les propos du juge Robert Mainville, siégeant & titre de juge unique, dans HRM Projet Children Inc. ¢. Devimco Immobilier inc., jugement inédit rendu le 4 septembre 2020, C.A. 500-09-029033-206, paragr. 23 ets. 500-17-113300-209 PAGE: 16 [43] A la lumigre de la jurisprudence qui vient ’étre invoquée, on comprend quill y a lieu de présumer que cet aspect du plan du gouvernement sert le meilleur intérét de ces enfants, II importe cependant de souligner que le procureur général ne s'appuie pas seulement sur cette présomption afin de défendre sa position sur la question de la prépondérance des inconvénients. I a produit une preuve a laquelle il convient de Svattarder afin de bien en comprendre la teneur et 'ampleur. [44] Cette preuve est d’abord composée de déclarations sous serment provenant de trois médecins — le Dr Marc Lebel, la Dre Caroline Quach-Thanh et la Dre Marie-France Raynault — dont les champs d’expertise comprennent la pédiatrie, la microbiologie, Tinfectiologie et la santé publique. Tous les trois ont été consultés par le gouvernement & loccasion de I'élaboration de son plan de retour a l'école, et ils attestent de plusieurs faits qui sont particuligrement pertinents aux fins de l'appréciation des exigences de Vintérét public : + les risques pour la santé auxquels seront exposés les enfants sans facteur de risque en recommengant a fréquenter I'école en personne est relativement faible, particuligrement pour ce qui est du risque de complications graves en cas de contraction de la COVID-19; + lemiliou de vie de ’école joue un réle important dans le développement personnel, social et psychologique des enfants; * les mesures sanitaires qui ont été mises en place dans les écoles du Québec sont conformes aux recommandations formulées a échelle internationale; + lenseignement a distance par le biais de moyens technologiques ne convient pas aux jeunes enfants; + au printemps demier, le retour a cole s’est bien déroulé; + les enfants ayant des difficultés d’apprentissage ou vivant dans des milieux difficiles risquent d'étre particuliérement affectés s'ils ne recommencent pas & fréquenter 'école en personne, car celle-ci joue un rdle important dans leur développement et leur sécurité en leur offrant un milieu de vie ol plusieurs adultes veillent quotidiennement a leur bien-étre et a leur intégrité physique; + de maniére générale, les avantages d'un retour a 'école en personne l'emportent largement sur les risques pour la santé — relativement faibles — auxquels les enfants québécois seront exposés. 500-17-113300-209 PAGE: 17 [45] Une quatriéme déclaration sous serment produite en défense provient de la professeure Catherine Haeck, qui est notamment spécialisée en économie de I’éducation et du travail. Dans le cadre de ses recherches, elle s‘intéresse tout particuliérement au développement du capital humain des enfants, aux liens entre les inégalités observées durant la petite enfance et le parcours de vie sur le marché du travail, ainsi qu’a impact de I'éducation parentale et des politiques publiques touchant les enfants. Dans sa déclaration sous serment, la professeure Haeck atteste notamment des faits suivants : [46] le retour I'école en personne des enfants sans facteur de risque leur permetira de recevoir les meilleurs services disponibles afin de promouvoir la persévérance scolaire et de combler, dans une certaine mesure, les retards accumulés durant les fermetures d’école du printemps; le systéme d'éducation québécois et les enseignants plus généralement ont peu d’expérience en matiére d'enseignement a distance; on en sait peu sur les impacts de l'enseignement a distance au primaire et au secondaire; il est peu probable que 'enseignement a distance permette d'ottrir un service en tout point équivalent a l'enseignement en personne, surtout pour les plus jeunes enfants; compte tenu des ressources humaines et financiéres limitées, élargir de maniére significative l'offre en matiére d’enseignement a distance affecterait négativement la qualité des services offerts aux enfants admissibles 4 une exemption; les enfants issus de milieux défavorisés seraient moins susceptibles de recommencer a fréquenter l’école en personne; 'école joue un rdle important dans la sécurité des enfants qui vivent dans des milieux violents ou difficiles; du point de vue des sciences économiques, permettre aux enfants n’ayant pas de facteur de risque pour leur santé (ou celle des proches avec qui ils résident) de fréquenter 'école a distance nest pas souhaitable. Le procureur général a également produit des déclarations sous serment de deux fonctionnaires qui ont été directement impliquées dans I'élaboration du plan de retour & Técole du gouvernement. Ces déclarations attestent premierement du fait que ce plan a 616 élaboré en tenant compte de l’avis d'experts sur les risques pour la santé auxquels 500-17-113300-209 PAGE : 18 seraient exposés les enfants qui recommenceraient a fréquenter ’école en personne. En outre, Mme Julie Rousseau, qui est directrice du développement, de l'adaptation et de l'intégration sociale au ministére de la Santé et des Services sociaux, explique que son ministére a l'intention de surveiller la situation de prés et que les mesures sanitaires mises en place pour la rentrée scolaire — lesquelles sont conformes aux recommandations formulées a I’échelle internationale — seront adaptées afin de tenir compte de ’évolution de la pandémie. Quant 4 Mme Anne-Marie Lepage, qui est sous-ministre adjointe du secteur de l'éducation préscolaire, de lenseignement primaire et secondaire au ministére de |'Education, elle affirme ce qui suit dans sa déclaration sous serment * lors de la préparation du plan de retour a 'école du gouvernement, son ministére a collaboré étroitement avec le ministére de la Santé et des Services sociaux, les experts relevant du directeur national de la santé publique, l'Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) et la Commission des normes, de réquité, de la santé et de la sécurité du travail; + le plan de retour a I'école du gouvernement respecte rigoureusement les recommandations des experts et des professionnels qui ont été consultés, lesquels sont notamment d'avis que les avantages d'un retour & l'école en personne lemportent largement sur les risques pour la santé — relativement faibles — auxquels les enfants québécois seront exposés; + selon 'UNICEF, Ie retour a I’école en personne aura pour effet de promouvoir la santé publique; + absence de frequentation scolaire a des conséquences négatives sur l'éducation, la santé, la sécurité, le bien-étre et l'avenir des enfants; * lécole, en plus de répondre aux droits des enfants de recevoir une éducation formelle, tient lieu de filet de protection pour plusieurs enfants vivant dans la pauvreté ou en situation de vulnérabilité; * la fréquentation de I’école en personne permet de diminuer les inégalités sociales tout en favorisant la résilience communautaire en situation de pandémie; + enplus d’exacerber les inégalités sociales, l'enseignement a distance présente de nombreuses limites, notamment parce que tous les enfants n’ont pas un environnement familial propice l'apprentissage, mais aussi parce que cette forme d'enseignement ne favorise pas naturellement la socialisation et ne permet pas l'apprentissage par les échanges spontanés entre les pairs; 500-17-113300-209 PAGE : 19 + lordonnance de sauvegarde recherchée par les demanderesses forcerait le gouvernement & offrir 4 l'ensemble des familles québécoises ayant des enfants d’ge scolaire un service d'enseignement & distance qui n’existe pas présentement, et dont la mise sur pied poserait probléme notamment eu égard & la situation actuelle de rareté de main d’ceuvre. [47] La preuve produite par le procureur général a clairement pour effet de renforcer la présomption selon laquelle le plan de retour a l'école du gouvernement sert adéquatement l'intérét public, y compris pour ce qui est de obligation qu'il impose a la plupart des enfants d’ége scolaire de recommencer a fréquenter I'éole en personne. Conséquemment, le fardeau incombant aux demanderesses de réfuter cette présomption s'en trouve alourdi. [48] Dans Varrét RUR-MacDonald, la Cour supréme a été trés claire sur un autre point « [llorsqu’un particulier soutient qu'un préjudice est causé & l'intérét public, ce préjudice doit étre prouvé »§°, Et comme je rai mentionné plus haut, les tribunaux ont tendance a conclure en faveur de la partie demanderesse seulement lorsqu'll est manifeste que la prépondérance des inconvénients la favorise®. II faut donc se demander si la preuve en demande contient des éléments suffisamment probants pour conclure que l'intérét public serait manifestement mieux servi si tous les enfants québécois d'age scolaire avaient la possibilité de fréquenter I'école & distance. [49] Amon avis, ce n'est clairement pas le cas. [50] Tout d'abord, bien qu'il n'y ait aucune raison de douter de la profondeur et de la sincérité des convictions des demanderesses, leur opinion quant a ce que l'intérét public commande ne saurait peser lourdement dans analyse. [51] Quant a la déclaration sous serment de Mme Marine Dumond — qui est chargée de cours en sciences de l'éducation et doctorante a l'Université de Montréal —, ses observations sur les bienfaits de 'éducation & domicile, bien qu’intéressantes, sont seulement indirectement et partiellement pertinentes aux questions qui se soulévent & ce stade-ci de instance. Elles ne suffisent pas pour réfuter les nombreuses et sérieuses préoccupations exprimées par les auteurs des déclarations sous serment produites en défense, [52] _Enfin, les demanderesses ont produit en preuve une déclaration sous serment provenant du Dr Marty Steven Teltscher, qui est spécialisé en microbiologie médicale et en infectiologie, et qui a été impliqué dans le traitement de nombreux patients atteints de 59 Id.,p. 344. ®© Supra, patagr. 37. 500-17-113300-209 PAGE : 20 COVID-19 au cours des demiers mois. Bien qu'il reconnaisse que les enfants semblent moins affectés par cette maladie que les adultes, le Dr Teltscher insiste sur le fait que les risques de complications graves chez les enfants ne sont pas inexistants. I! insiste aussi sur le fait que les enfants, y compris les plus jeunes, peuvent transmettre le nouveau coronavirus aux membres de leur entourage. Jugeant les mesures sanitaires mises en place dans les établissements scolaires inadéquates, le Dr Teltscher affirme — a instar d'environ 150 médecins, spécialistes et parents qui, comme lui, ont signé une lettre ouverte adressée notamment au premier ministre du Québec'” — que forcer la grande majorité des enfants québécois a retourner a |'école en personne est trop risqué du point de vue de la santé publique. {53] La déclaration sous serment du Dr Teltscher tend a démontrer que tous les spécialistes ne sont pas convaincus que l'approche privilégiée par le gouvernement soit la bonne, ce qui ne surprend guére étant donné la complexité et le caractére inédit de la question des modalités d'un retour a 'école dans le contexte d'une crise de santé publique majeure. Or, le fait que l'approche privilégiée par le gouvernement ne fasse pas Tunanimité chez les experts ne suffit pas pour conclure qu'il a manifestement fait fausse route du point de vue de I'intérét public en limitant acces aux services éducatifs dispensés a distance comme il a fait. [54] Bref, puisque — en I'état actuel — le dossier ne contient pas suffisamment d’éléments de preuve pour réfuter la présomption selon laquelle le plan de retour 4 'école du gouvernement sert adéquatement |'intérét public, il faut conclure que les demanderesses ne se sont pas déchargées de leur fardeau de démontrer que la prépondérance des inconvénients favorisait leur position. Leur demande d’ordonnance de sauvegarde doit done étre rejetée. IV. Est-il urgent que la Cour intervienne immédiatement? [55] Si les demanderesses avaient eu gain de cause au niveau de la prépondérance des inconvénients, je n’aurais eu aucune difficulté a constater que le critére de l'urgence 6tait lui aussi rempli. Le procureur général a eu raison de ne pas insister sur cette question lors de l'audience. POUR CES MOTIFS, LA COUR : [56] REJETTE la demande d’ordonnance de sauvegarde des demanderesses. [57] FRAIS DE JUSTICE A SUIVRE. 5 Pigce MT-1 500-17-113300-209 PAGE: 21 FREDERIC BACH Me Julius Grey Me Vanessa Paliotti Grey & Casgrain s.e.n.c. Avocats des demanderesses Me Stéphanie Garon Me Maryse Loranger Bernard, Roy (Justice-Québec) Avocats du procureur général du Québec Date d'audience: 3 septembre 2020

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