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stratégies identitaires
Entretien avec Malek Chebel
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- Ne peut-on pas alors dire un «être islamique» ?
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massif, sans l’assumer. Il est certain que la fille maghrébine qui vit ici
ressent les choses différemment par rapport à sa camarade française,
née de parents français, dont la chrétienté reste une valeur religieuse
principale, dont l’espace français demeure l’espace imaginaire par
excellence, dont la société française et la nation française sont les
éléments de référence. Une fille de la «minorité négative» va tenter de
«dupliquer» en quelque sorte les schémas de ses parents ; elle va
essayer de les «convertir» dans sa propre langue. Par conséquent, elle
adapte constamment le rapport au corps, la tenue vestimentaire, les
sentiments amoureux, les autres pratiques quotidiennes… à la société
d’accueil ; la jeune femme va tenir compte de tous ces éléments de
«diffraction» et de détournement de sens ; il n’y a aucune fille qui peut
traduire exactement la langue des parents. Elle ne fait que l’adapter et
la traduire dans la langue d’arrivée, sans même se soucier de la langue
de départ.
En clair, d’une part, la jeune fille va tenir compte de la réalité sociale
d’ici, et, d’autre part, essayer de ne pas trop choquer ses parents. (...)
Une fille maghrébine qui sort le soir, pour se rendre à une boum, avec
sa copine française ou portugaise, ne va jamais dire à sa mère qu’elle
sort le samedi soir. Elle dit qu’elle va chez une copine, une cousine,
dormir chez une copine, faire ses devoirs. C’est ainsi qu’elle va négo-
cier son autonomie, son indépendance, et par conséquent elle va vivre
sa soirée du samedi soir complètement différemment des autres
copines, peut-être même plus fortement, plus affectivement que ne
font les autres copines. Alors que pour les autres, c’est banal d’aller à
une boum un samedi soir, la Maghrébine, elle, va faire la gaffe peut-
être irrécupérable ce soir-là. Elle va «s’envoyer en l’air», par exemple,
dans tous les sens du terme ; elle va surinvestir cette soirée, parce
qu’elle est dans une situation minoritaire. Ces moments étant rares, le
temps pour elle prendra un relief différent.
On voit ainsi que l’usage du corps, de la sexualité, est surdéterminé
par la situation familiale et par l’idée qu’elle se fait de la famille. L’idée
que la fille se fait de l’interdit (interdit possible, imposé presque
toujours par le père) implique qu’elle réagisse différemment : elle va
compenser cet interdit potentiel par une volonté de gagner du terrain,
de gagner du temps sur le temps en quelque sorte, pour que ses désirs
soient réalisés et que son cadre de vie se trouve renforcé. De ce point
de vue, on peut dire qu’il existe un vécu espace-temps complètement
différent d’une jeune femme à l’autre, en fonction de l’origine. Si tout
le monde pouvait être névrosé de la même manière, il n’y aurait plus
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se pose d’ailleurs même pas la question de son identité et veut par
tous les moyens se prouver qu’il est français. Alors dans ce cas, il y a
un excès : il change de nom, l’internationalise un peu, essaie de
montrer ses références, de s’habiller à la dernière mode, de montrer sa
fortune, s’il en a – car on sait bien que lorsqu’on est plus riche, on est
plus vite accepté.
A l’inverse, les islamistes qui ont une conception fondamentaliste de
la religion et, en même temps, veulent par tous les moyens montrer
que l’islam peut être un fait français, mettent l’accent sur l’aspect exté-
rieur de la religiosité (vêtements, foulard, barbe, etc.). Ils donnent par
exemple au port du foulard une dimension qu’il n’a pas forcément. Ils
ne retiennent qu’un aspect de la culture d’origine et en font le porte-
flambeau d’une Communauté imaginée ; ils disent vouloir s’intégrer,
mais cherchent des repères dans le passé. Dans ce cas, c’est l’abus
inverse de l’assimilé (...) Mais tous ces phénomènes expriment une
diversité de situations et indiquent qu’il s’agit de processus très
souples, aléatoires et réversibles. Il s’agit parfois de réactions à des
situations de crise. Il suffit ainsi parfois d’un événement, pour que
tout de suite on observe une organisation de la jeunesse ou des
personnes qui se comportent de manière aberrante – comportement
que le bon sens le plus élémentaire n’accepterait pas.
Prenons l’exemple du foulard : nous observons que pour les mêmes
individus, vivant dans un pays sans conflit – au Maroc ou ailleurs –,
le tchador perd de son sens ; le mettre ou ne pas le mettre importe peu;
car dans ce pays (le Maroc, par exemple), tout le monde est considéré
comme musulman. Prenons d’autres exemples, relatifs au comporte-
ment vestimentaire, celui de la barbe, ou du Qamis sur les baskets, du
vêtement «traditionnel» sur les Adidas, etc. Si les jeunes les portent
ici, ce n’est pas pour se protéger du froid, mais pour signifier et dire
autre chose ; c’est donc un comportement porteur de message, de
revendications. Pour ma part, je considère que l’adaptation et l’inté-
gration se font progressivement et naturellement. On peut les consi-
dérer comme réversibles et aléatoires tant que les individus concernés
se sentent rejetés ; tant qu’ils ne se sentent pas eux-mêmes français à
part entière, tant qu’ils vivront les discriminations et les exclusions, ils
seront toujours sensibles aux courants idéologiques minoritaires et
radicaux.
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professionnelle, à participer à la vie de la cité. Mais on ne peut pas
assimiler les gens en les poussant à renier leur identité et leur culture.
Les personnes sont, par définition, des entités autres. Les assimiler à
quoi ? En faire des chrétiens, après avoir été musulmans ? Cela rime à
quoi de devenir chrétien, alors que l’Eglise chrétienne elle-même est
désertée par ses propres ouailles ; c’est ridicule. Les intégrer au capi-
talisme ? Mais le capitalisme s’impose à eux, dès leur naissance. Ainsi,
l’usage des notions d’intégration ou d’assimilation est souvent biaisé;
ces notions ont souvent un sens scolastique, idéologique, politique ;
elles n’ont aucun sens sur le plan intellectuel. Ces notions sont contra-
dictoires et obsolètes. Moi, je veux bien accepter l’idée d’intégrer un
jeune né en France, d’origine algérienne, à l’Algérie, éventuellement,
s’il veut devenir algérien. Mais un jeune né en France n’a pas à être
intégré. Il l’est de fait. La constitution française dit : on est français par
le droit du sol. Ceux qui ne sont pas d’accord disent en fait : transfor-
mons la Constitution et affirmons que celui qui est né en France n’est
pas suffisamment français et qu’il doit s’intégrer. Ces jeunes sont des
citoyens, paient des impôts, travaillent. Ils ne veulent pas devenir
chrétiens, ils sont à peine musulmans. Alors, s’intégrer à quoi ?
Le problème réside dans le fait que, généralement, on ne précise pas
suffisamment ce que l’on entend par intégration ; ce mot n’a pas la
même signification pour tous. S’il s’agit de permettre à un jeune de
progresser, d’accéder à des postes qui ne sont pas généralement
ouverts à des populations immigrées, je suis d’accord. Mais si l’on
cherche à ce que ces jeunes, pour s’intégrer, deviennent forcément ce
que l’on veut qu’ils deviennent, en reniant leur culture, leur religion,
je suis contre. Beaucoup de gens ici en France sont laïques ou athées.
Alors de quel droit des gens qui ne sont pas forcément laïques
doivent-ils décliner leur appartenance ? Ainsi, ou bien la France
évolue en adaptant ses lois, ou bien elle tient de manière dogmatique
à ses textes, et alors elle va continuer à exclure. Je me demande parfois
s’il n’y a pas une espèce de chasse aux sorcières qui ne dit pas son
nom. C’est vrai pour les catholiques qui essaient de rester catholiques
malgré l’esprit dominant de la laïcité, de l’athéisme et de l’anticlérica-
lisme en général ; ils sont parfois traités de fascistes ! Il existe un ostra-
cisme à leur égard. Ceci est encore plus vrai, pour un musulman, un
jeune, un pauvre, un banlieusard quasi analphabète. C’est pourquoi
mon attitude consiste à proposer un fédéralisme à l’américaine.
Puisque certains en France ne veulent pas intégrer, mais assimiler (du
point de vue de l’alimentation, des vêtements, etc.), puisqu’ils
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A mon avis, la réalité est plus forte que toutes les idéologies, les
cultures ou les langues. La jeune fille ou la jeune femme maghrébine
qui va à l’école, au travail, qui y rencontre forcément des garçons, je
ne vois pas comment elle reviendrait le soir chez elle et accepterait la
fatalité de sa famille, de son père et de sa mère qui vont lui imposer
un garçon qu’elle ne connaît pas. Il y a vingt ou trente ans, c’était assez
courant. Les filles, on les envoyait là-bas, les mariait là-bas, et les
ramenait. Maintenant, c’est plus difficile. Ce qui s’est passé avec une
jeune fille sénégalaise par exemple est assez significatif. Mais il faut
souligner aussi les campagnes systématiques, en Occident, de déni-
grement ou de généralisations abusives, qui montrent l’incompréhen-
sion des traditions familiales africaines ou musulmanes. Tout un
système de propagande se met en place ; même les ministres sont
sommés de prendre position. On commence d’abord par diaboliser
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l’Autre ; c’est toujours le même principe de la culpabilisation à
l’œuvre. On se saisit d’affaires de séquestrations de jeunes filles, et on
diabolise d’abord les familles, sans se poser forcément la question de
l’intérêt de la jeune femme. Sans essayer de comprendre les motiva-
tions profondes et les conceptions des autres, on diabolise la famille ;
on dit «ah les barbares! Ce sont des musulmans évidemment !». On va donc
diaboliser la famille. On monte un dossier ; après on fait intervenir des
Comités de défense des droits de la femme ou contre l’esclavage, etc.;
des responsables africains ou arabes sont sommés de s’exprimer ; on
fait aussi parler les responsables français au plus haut niveau. Il s’agit
souvent d’interventions visant des familles pauvres. Si c’était une
famille riche et influente, aucun président n’aurait pris la parole pour
la condamner, aucun ministre (...).
Plus généralement, on constate une volonté de diabolisation de
l’islam. En France, toutes les associations de femmes prennent parfois
la parole à juste titre, parfois sans discernement quand il s’agit de
l’aire islamique. L’idéologie ambiante et le principe de culpabilisation
de l’islam sont tellement ancrés que tout ce qui se fait concernant la
femme en terre d’islam est forcément mauvais. Et tout ce qui se fait ici
est forcément meilleur et bon. Hélas ! Parfois l’idéologie s’empare
d’un fait réel et singulier pour en faire un discours totalisant et négatif
sur l’islam. Je pense que c’est une méthode néfaste. Je suis également
contre la démarche l’inverse, contre le fait que des musulmans criti-
quent l’Occident et la chrétienté en général. C’est absurde. Les sociétés
occidentales ne sont pas homogènes ou monolithiques, les individus
qui y vivent non plus. Et ceci est valable pour les musulmans
aussi (...).
Ainsi, tous les cas singuliers que j’ai cités tout à l’heure concernant
des comportements familiaux injustes à l’égard de femmes ou de
jeunes filles n’ont pas à être généralisés ; ils ne m’intéressent qu’en
tant que phénomènes singuliers et limités ; de là à en tirer un constat
général, il y a un pas que je refuse de franchir ; je ne veux pas parti-
ciper à cette cabale, parce que c’est une vraie chasse aux sorcières. Je
veux différencier chaque cas et l’examiner à part, avant de porter un
jugement à l’emporte-pièces ; de l’autre côté, je souhaite que la justice
pénale s’applique de manière précise et limitée à chaque affaire, forcé-
ment singulière sans généralisation abusive. Ce que je critique, c’est
cette tentation de confusion, qui consiste à prendre le cas particulier
pour le cas général. Cela, c’est de la désinformation. Ceci est malheu-
reusement courant en Occident parce qu’il est dominant. C’était
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L’acculturation est une réalité valable pour les deux sexes. A mon
avis, le garçon a autant progressé que la fille, parce que parfois l’ap-
prentissage qu’il a reçu dans la rue lui a montré la richesse de l’iden-
tité féminine. La femme n’est pas pour lui ce qu’était sa mère pour les
hommes de son époque : une «boniche qui ferme sa gueule». Ce n’est
heureusement plus le cas. Elle est plus intelligente, plus instruite
parfois que lui. Donc, il a appris à relativiser les préjugés du passé et
à considérer que la femme n’est pas un être inférieur. Mais en même
temps, la misogynie n’est pas un phénomène qui disparaît facilement.
Elle existe partout, pas seulement chez les Arabes qui ne l’ont en rien
inventée !
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- Peut-on enfin encore parler d’esprit de sérail en France ?
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