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Seizième Siècle – 2006 – N° 2 p. 57-78

FAULSE PARODIE, VRAYE CONTROVERSE :


RENVERSEMENT DE CONNIVENCE DANS
LA RÉÉCRITURE DES PLACARDS (1535)

A la période où l’évangélisme se répand en France, la tentation paro-


dique est vive. L’effervescence d’un renouveau spirituel contré par la
rigueur des censeurs de la Faculté de Théologie de Paris qu’encourage le
pouvoir royal, n’y est pas étrangère. Ainsi, quand la Faculté, à l’initiative
de son syndic Noël Beda, rend publique le 2 décembre 1523 une Deter-
minatio en latin qui reprend, pour les condamner, des propositions soute-
nues par deux prédicateurs du groupe de Meaux autour de Guillaume Bri-
çonnet, la riposte ne se fait-elle pas attendre1 : la Determinatio Facultatis
Theologiae parisiensis qui paraît à Bâle en février-mars 1524 n’est autre
qu’une parodie en latin du texte des docteurs parisiens, attribuée à
Guillaume Farel, lui-même ancien membre du groupe de Meaux réfugié
en Suisse2. A l’inverse des écrits ultérieurs en français, cet ouvrage épouse
les structures propres au genre parodié : la Determinatio originale (répar-
tie en propositio et censura), qui fournit les « propositions » condamnées,
est reproduite en caractères romains, et le commentaire de Farel apparaît
en italiques. La critique des « hérétiques » assimilés aux « luthériens » par
la Faculté de Théologie étant rattachée aux hérésies anciennes dans la
Determinatio originale, Farel utilise les citations de l’Ecriture à contre-
emploi dans sa parodie, par un jeu entre la réfutation de la proposition et
les marginalia.
Dans les décennies suivantes, la parodie poursuivra son développe-
ment en langue française dans le camp des réformateurs, et l’on verra
ainsi paraître, du temps de Calvin, des « édits parodiés » chez l’éditeur
genevois Jean Girard, Le Mandement de Jesus Christ à tous les chrestiens
et fideles (1544), et les Arrestz et ordonnances royaux de la supreme,

1 Sur le contexte de cet événement, voir Denis Crouzet, La genèse de la Réforme fran-
çaise (1520-1562), Paris, SEDES, 1996, p. 149-151.
2 Ce texte paru sous un pseudonyme, qui n’est autre que le sobriquet attribué à un contro-
versiste catholique, fera scandale, jugé épouvantable par Erasme et qualifié de moque-
rie amère par Lefèvre d’Etaples.
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tres-haulte et souveraine Court du Royaume des Cieux. Avec la Generale


Croisade, jadis donnée, et maintenant confirmée par nostre sainct Pere
Dieu. Le tout collationé au vray original (1550)3. On connaît le goût
d’une partie des réformateurs pour « la supercherie littéraire, goût imposé
par les circonstances, mais qu’ils ont parfois pris plaisir à cultiver »4.
Tout subterfuge éditorial, y compris l’usurpation de l’identité auctoriale,
est bon pour déjouer la censure. La Confession et raison de la foy de
maistre Noel Beda, Docteur en theologie et Sindique de la sacree uni-
versité à Paris : envoyee au treschrestien Roy de france, Françoys pre-
mier de ce nom, attribuée à Antoine Marcourt, est emblématique de ce
type de littérature. Rédigée par les « hérétiques » que pourchassait le syn-
dic de la Sorbonne, sous le nom de ce dernier5, l’ouvrage est publié en
1533, « à Paris par Pierre de Vignolle, demourant en la rue de la Sor-
bonne » ; les bibliographes ont reconnu derrière cette échoppe fantaisiste
celle de Pierre de Vingle à Neuchâtel6 : c’est de ses presses que sortira
l’année suivante le fameux texte du placard – attribué au même Mar-
court –, apposé jusque sur la porte de la chambre du roi dans la nuit du
17 au 18 octobre 1534, et qui mettra le feu aux poudres dans la capitale
du royaume. Le titre, Articles veritables sur les horribles, grandz et
importables abuz de la Messe papalle, inventee directement contre la
saincte Cene de Jesus Christ, en annonce le contenu violemment polé-
mique dans la bataille de la Réforme. Toutefois, au regard de l’histoire,
la portée de l’« affaire des Placards » est moins doctrinale que politique.
Elle est à la fois une tentative des réformistes radicaux, insatisfaits de la
politique de concorde menée par François Ier, auprès de Melanchthon en
particulier, de « saboter cette “réforme douce” qui progressait trop bien

3 Voir Francis Higman, « Les genres de la littérature calviniste du XVIe siècle », Lire et
découvrir la circulation des idées au temps de la Réforme, Genève, Droz, 1998, p. 447.
4 G. Berthoud, « Livres pseudo-catholiques de contenu protestant », Aspects de la pro-
pagande religieuse, éd. G. Berthoud et al., Genève, Droz, 1957, p. 153.
5 Le syndic de Sorbonne s’était déjà commis en littérature religieuse, notamment en adap-
tant avec Thomas Warnet un ouvrage de saint Bernard de Sienne, le Quadragesimale
de Christiana religione, sous le titre La petite diablerie dont lucifer est le chef et les
membres sont tous les joueurs iniques et pecheurs reprouvez intitulé leglise des mau-
vais, qui aurait été publié quatre fois entre 1512 et 1541 à Paris (voir F. Higman, Piety
and the People : Religious Printing in French, 1511-1551, Aldershot, Scolar Press,
1996, p. 56). A partir de la fin du mois de mai 1533, Beda est en exil à cause de son
intransigeance (voir D. Crouzet, op. cit.) : la publication de la Confession et raison de
la foy peut donc apparaître comme amende honorable de la part du syndic.
6 Voir G. Berthoud, « La “Confession” de Maître Noël Beda et le problème de son
auteur », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance 29, 1967, p. 373-397.
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en France »7, et « le prétexte attendu par le parti de l’intolérance »8 dirigé


par les censeurs de la Sorbonne, pour amener le roi à la répression défi-
nitive de toute forme d’hérésie.
Le texte des Placards a fait l’objet d’une double réécriture9. La seconde
est de même obédience que le texte original. Il s’agit de la publication ano-
nyme à la foire de Guibray en 1560 d’une édition, tronquée et amendée, qui
amplifie la portée des Articles initiaux. Elle sera reprise en 1564 par le pro-
testant Jean Crespin, qui pense alors rendre public l’exact texte de 153410 :
Articles veritables sur les horribles, grands et importables abuz de la Messe
papalle, inventee directement contre la saincte Cene de nostre Seigneur,
seul Mediateur et seul Sauveur Jesus Christ. L’insertion d’un syntagme
dont la double apposition comporte l’épithète seul, caractéristique de
l’écriture évangélique et réformée, est l’indice de l’amplification de la
matière11. La première réécriture sur le plan chronologique est, quant à elle,
d’obédience conservatrice. Publiée en 1535 avec l’assentiment de la Faculté
de Théologie, la réponse à l’attaque formulée contre la messe est le fait de
Jérôme d’Hangest, docteur en théologie connu pour être un « écorcheur de
latin »12, et surnommé par ses contemporains le « marteau des héré-
tiques »13 : Contre les tenebrions lumiere evangelicque14.

7 F. Higman, « De l’affaire des Placards aux nicodémites : le mouvement évangélique


français sous François Ier », Lire et découvrir…, p. 623. Ce n’est cependant pas direc-
tement cette première attaque, mais la « seconde affaire des Placards » du 13 janvier
1535 (dont l’auteur présumé serait aussi Antoine Marcourt), la distribution clandestine
d’un traité réitérant les « blasphèmes et hérésies » contre le sacrement de l’autel, qui
génèrera un cycle d’exécutions et l’interdiction d’impression dans le royaume.
8 R. Hari, « Les Placards de 1534 », Aspects de la propagande religieuse, éd. cit., p. 120-
121.
9 L’intégralité du texte des Placards de 1534, avec les variantes de l’édition Crespin,
figure dans l’article de Robert Hari, p. 114-119. Le texte de l’affiche semble avoir existé
également sous forme de « libelles », livrets de quelques feuillets, de même contenu
(voir ibid., p. 113).
10 Voir ibid., p. 112-113. Les Placards de Guibray donneront lieu à une réfutation de la part
des théologiens conservateurs : Brieve response aux quatre execrables Articles contre
la Saincte Messe […] par René des Freuz, religieux de l’ordre de Sainct Benoist, Doc-
teur en théologie à Paris, en 1561.
11 Voir I. Garnier-Mathez, L’Epithète et la connivence. Ecriture concertée chez les Evan-
géliques français (1523-1534), Genève, Droz, THR 404, 2005, p. 337-339 (le souli-
gnement est nôtre).
12 F. Higman, op. cit., p. 26.
13 M.-M. de La Garanderie, « La réponse catholique aux Placards de 1534. Le Contre les
tenebrions de Jérôme d’Hangest, “marteau des hérétiques” », La Controverse religieuse
(XVIe- XIXe siècles), Montpellier, 1980, I, fol. 1v.
14 Ouvrage publié à Paris, Guillaume de Bossozel, Jean Petit, 1535 (Paris, BN Rés.
D 80052 ; Paris, SHP A 641 : c’est ce second état de la même édition que nous avons
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Marie-Madeleine de La Garanderie a été la première à « considérer en


lui-même » le texte de Jérôme d’Hangest en le versant « pour cette année
climatérique de 1534, au dossier de la controverse religieuse »15. Sa
réflexion, qui porte sur la « mentalité de son auteur »16, peut être prolon-
gée dans une perspective générique et stylistique, avec un retour au texte
source des Placards, pour une étude en miroir. Nous envisagerons le Contre
les tenebrions à la fois sous l’angle de la coprésence et sous l’angle de
l’hypertextualité, car il présente la particularité de conjoindre ces deux
modes d’intertextualité17. En effet, il inclut un texte autre, celui des Pla-
cards, et procède dans le même temps de la transformation – opération
caractéristique de la parodie – des Placards envisagés comme hypotexte,
la réponse d’Hangest faisant figure d’hypertexte. Si le terme même de
parodie dans son usage moderne est marqué par « une confusion fort oné-
reuse, parce qu’on lui fait désigner tantôt la déformation ludique, tantôt la
transposition burlesque d’un texte, tantôt l’imitation satirique d’un
style »18, nous nous arrêterons moins à sa nature formelle19 qu’à son hori-
zon axiologique, considérant que c’est lui qui détermine en grande partie
l’organisation de l’œuvre littéraire et ses aspects formels20. La parodie sur-
vient ainsi dès que « les valeurs (littéraires et/ou morales) d’un hypotexte

suivi, dans lequel manque ici ou là un caractère par rapport à l’exemplaire de la BN),
voir Francis Higman, Piety…, H 1, p. 244. La page de titre porte « secunde et ampliee
edition », mais aucune autre édition n’est connue. Hangest est l’un des (rares) docteurs
de la Faculté de Théologie à répondre en français aux ouvrages réformés, aux côtés de
Guillaume Petit avec Le viat de salut tresnecessaire et utile a tous chrestiens pour par-
venir a la gloire eternelle (1526 ?), qui est probablement une réponse à L’Oraison de
Jesuchrist de Farel inspirée de Luther ; et Pierre Doré avec le Dialogue instructoire, des
Chrestiens en la foy, esperance et amour de Dieu (1538) qui est une réfutation du caté-
chisme de tendance luthérienne de Gaspard Megander (1536).
15 Art. cit., fol. 1r.
16 Ibid., fol. 2v.
17 « Il y a relation de coprésence quand un texte est inclus dans un autre alors que dans
le cas de l’hypertextualité, c’est une opération d’imitation ou de transformation qui
conduit d’un hypotexte à un hypertexte » (S. Rabau, L’intertextualité, Paris, GF Flam-
marion, 2002, p. 231) : c’est selon les définitions proposées par Gérard Genette dans
Palimpsestes (Paris, Seuil, 1982, p. 16 sqq.) qu’il convient d’entendre les termes d’hy-
pertextualité et d’hypertexte.
18 G. Genette, op. cit., p. 39.
19 Patricia Eichel-Lojkine souligne l’intérêt d’une définition qui se démarque « des défi-
nitions restreintes (restrictives) de la parodie comme réécriture à l’intérieur d’un genre
identique (messes, sermons, homélies, déclarations parodiques) », Excentricité et huma-
nisme. Parodie, dérision et détournement des codes à la Renaissance, Genève, Droz,
2002, p. 33.
20 Voir T. Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981, p. 74.
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sont remises en cause »21, en particulier par l’ironie ; la primauté de la pré-


sence de l’ironie sur la notion d’effet comique comme composante struc-
turelle de la parodie correspond à l’un des courants d’analyse actuels,
notamment anglo-saxon, de la notion22. Peut-on, dans cette perspective,
parler de parodie conservatrice de ce texte réformé, polémique et provo-
cateur des Placards ; si oui, sur quels signes linguistiques précis se cons-
truit-elle, et quelles en sont les marques génériques ?

Ecrit « pour la circonstance, dans l’émotion et l’indignation [avec] toute


la charge explosive » dont il était capable, le livre d’Hangest mène un
« assaut contre les ténébrions », que sont « les enfants de la nuit, disci-
ples de Satan, le prince des ténèbres »23. Le substantif tenebrion est attesté
dans la langue à partir du XVIe siècle ; si les lexicographes mentionnent son
apparition dans le corpus rabelaisien à partir de 154024, sa présence dès le
titre d’Hangest permet d’avancer celle-ci d’un lustre au moins. Ce titre,
programmatique, annonce la teneur du propos : il s’oppose au « sur » du
titre des Placards (lequel pouvait donner l’illusion – démentie aussitôt par
la triade d’épithètes axiologiques – d’une information sans parti pris), et
l’invective au prince des tenebrions, omniprésente, conditionne l’œuvre
dans la forme comme dans le fond. Le dessein parodique n’est pas absent
du titre d’Hangest. Il reprend deux lexèmes qui possèdent une forte conno-
tation évangélique25 : « lumiere » et « evangelicque ». Ce dernier est
apparu pour la première fois en français dans un titre de livre une dizaine
d’années auparavant (1525) : le Brief Recueil de la substance et principal
fondement de la doctrine evangelique, œuvre anonyme – traduction d’un
traité latin de Melanchthon – produite par l’officine parisienne de Simon

21 S. Rabau, op. cit., article « Parodie », p. 242-243.


22 Voir Linda Hutcheon, A Theory of Parody, New York et Londres, Methuen, 1985, dont
Daniel Sangsue résume le propos dans La parodie, Paris, Hachette, 1994, p. 53.
23 M.-M. de La Garanderie, art. cit., fol. 2r - 2v.
24 Tenebrion revêt trois acceptions : « esprit des ténèbres » ; « lutin, esprit follet » ; « injure
lancée contre les hérétiques ». Voir Dictionnaire du moyen français, A. J. Greimas,
T. M. Keane, Paris, Larousse, 1992, p. 620.
25 Nous employons l’épithète évangélique et l’adjectif substantivé les Evangéliques dans
le sens du projet de rénovation spirituelle et religieuse de langue française autour de
Marguerite de Navarre et Jacques Lefèvre d’Etaples (en relation avec Guillaume Farel)
manifesté par des signes linguistiques communs dans les œuvres des auteurs de cette
période ; voir I. Garnier-Mathez, op. cit., en particulier p. 25-55 pour l’historiographie
de la notion d’évangélisme. En cette période charnière de 1534, nous userons du terme
« rénovateurs » pour référer à la fois aux Evangéliques (réformateurs non schisma-
tiques) et aux Réformés plus radicaux, lorsque nous évoquerons des positions commu-
nes, notamment linguistiques.
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Du Bois, en pleine propagande évangélique26. Quant à la collocation des


deux termes, qui accroît la connotation évangélique, elle correspond à l’un
des motifs des rénovateurs qui prônent le retour à l’Evangile, Lefèvre
d’Etaples en tête :
Recevons la doulce visitation de Jesuchrist nostre seul salutaire, en la lumiere
celeste evangelicque.27
Laquelle chose considerant iceluy sainct Paul, veu que la gracieuse et vivifiante
lumiere evangelique commence à apparoir28.

Si l’auteur a des droits sur le discours, « l’auditeur a aussi ses droits, et


en ont aussi ceux dont les voix résonnent dans les mots trouvés par l’au-
teur »29 : l’emploi du syntagme lumiere evangelicque est non seulement
une contre-attaque (ladite lumière « n’est pas la propriété exclusive des
“hérétiques” »30, s’en réclamer arrache « leurs propres armes aux Réfor-
més »31), mais surtout une revendication linguistique : les conservateurs
entendent retourner à leur profit le vocabulaire annexé par les rénovateurs.
La conversion religieuse passe ainsi par une conversion linguistique –
resémantisation et « défense et illustration » de termes clés du discours
théologique – comme en témoigne la fréquence du vocabulaire métalin-
guistique chez Hangest :
La signification du terme n’y est moins observee que au cueur contrit & ault-
res choses en l’escripture appellees sacrifice : certe luy convient ladicte gram-
maticale signification de ce mot sacrificium ou sacrificare, parquoy trop lourdz
asniers sont ceulx qui recalcitrent estre nommee sacrifice, & raisonnablement
sacrifice l’ont nommé les sainctz docteurs de l’eglise, & aussy les sacrez conci-
les : & ce nyer seroit en vain insister à equivocation de terme. [xxxiiir]

Trois rapprochements viendront étayer notre propos avant d’aborder l’ou-


vrage de manière linéaire32. Le premier a trait au vocabulaire du sacre-

26 Voir ibid., p. 39.


27 Lefèvre d’Etaples, Epistre exhortatoire, Nouveau Testament, t. 1, [a iiir]. Le souligne-
ment est nôtre dans l’ensemble des citations.
28 Epistres et Evangiles des cinquante et deux dimenches de l’an, Lyon, Pierre de Vingle,
1530, éd. G. Bedouelle et F. Giacone, Leiden, Brill, 1976, p. 1.
29 T. Todorov, op. cit., p. 83, citant Bakhtine.
30 F. Higman, « Premières réponses catholiques aux écrits de la Réforme en France, 1525-
c.1540 », Lire et découvrir…, p. 508.
31 M.-M. de La Garanderie, art. cit., fol. 2v.
32 Il y en aurait bien d’autres, qui montrent une focalisation sur les choix lexicaux de l’ad-
versaire, plus encore que sur le contenu de ses assertions : « Et quant ad ce que tu dis,
les œuvres de dieu estre certaines & manifestes. Je te reponds quant ad ce mot certai-
nes, que de la presence de Jesuchrist au sacrement, certifiez sommes par son assertion :
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ment de l’Eucharistie : l’une des pierres d’achoppement entre conserva-


teurs et réformateurs est, on le sait, la doctrine de la présence réelle33.
Quand les Placards tournent en dérision le terme savant « transsubstan-
tiation » par l’évocation railleuse de la silhouette des membres du clergé
(« ces gros enchaperonnez ») et de leurs gestes (« soufflé ou parlé sur ce
pain »)34, le Contre les tenebrions – qui par ailleurs joue de la surenchère
dans l’ironie – riposte sur le plan linguistique. Il énumère d’autres termes
dont usent les réformateurs sans avoir, eux non plus, la caution des « evan-
gelistes » rédacteurs du Nouveau Testament, en les soulignant de l’ana-
phore « ne de ce mot » et de la reprise de « n’ont ainsi parlé »35 :

Placards (1534)36 Contre les tenebrions (1535)


Tiercement, iceulx paovres Pour ton tiers article voulant prouver que le pur
sacrificateurs, pour adjouster pain demeure sans aultre chose y succeder, tu insiste
erreur sur erreur, ont en leur fre- à ce mo[t] transsubstantiation disant estre prodigieux,
naisie dict et enseigné, apres & demandant, où l’ont trouvé ces gros enchaperon-
avoir soufflé ou parlé sur ce pain nez, & que les evangelistes n’ont ainsy parlé. Tu
que ilz prennent entre leurs derechef monstre ta grande ignorance & malevolente
doigtz, et sur le vin qu’ilz mettent iniquité à toy mesme & à tes consors directement
au calice, qu’il n’y demeure ni repugnant : car aussi n’ont lesdictz evangelistes usé
pain ni vin, mais comme ilz par- de ton mot gros enchaperonnez. Item n’ont usé de ce
lent de grans et prodigieux motz, mot eucharistie, duquel vous usez. Ne de ce mot sym-
par Transsubstantiation, Jesu- bole par vous [i]nventé interpretant le texte de ce

laquelle plus grande certitude nous fait, que ne feroit sans elle experience. Et quant ad
ce mot manifestes, tu te monstre trop ignorant : car est chose notoire, que tant occulte-
ment que manifestement peult operer la divine puissance », [xxxixv].
33 Voir A. Jouanna, La France du XVIe siècle, 1483-1598, Paris, PUF, 3e éd., 2002, p. 306
pour une synthèse des différences confessionnelles dans la doctrine de la présence réelle.
34 « Mettre en scène l’adversaire, l’imposer dans sa masse physique, en cerner la sil-
houette », dans le but d’« inspirer de la répulsion pour son être », est un procédé de sub-
version du discours reproduit, mais il est à noter qu’il figure ici dans l’hypotexte et non
dans le texte transformé (M. Angenot, La Parole pamphlétaire : contribution à la typo-
logie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, p. 291 ; un grand merci à Luce Mar-
chal-Albert pour les discussions stimulantes nées de la confrontation de cet ouvrage
avec le Contre les tenebrions).
35 Nous adopterons les conventions suivantes dans les citations comparatives : les termes
et passages des Placards repris mot à mot dans le Contre les tenebrions sont en ita-
liques soulignés dans les deux textes ; les termes repris et transformés voire recontex-
tualisés, ou non repris mais appelant une mise en évidence, sont en italiques ; les
apostrophes vindicatives qui se font écho d’un texte à l’autre et d’un fragment à l’au-
tre sont en italiques gras.
36 Texte de Robert Hari, art. cit. (p. 114-119), avec l’introduction des conventions d’usage
(discrimination i/j, u/v etc). Que William Kemp, chercheur associé à l’Université McGill
à Montréal, lise dans ces colonnes l’expression d’une amicale reconnaissance pour la
mise à disposition de son édition personnelle des Placards.
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christ est soubz les accidens du tresprecieux sacrement. Ne de ce mot incarnation ou


pain et du vin caché et enve- incarnatus. Ne de ce mot consubtantiel aux trois divi-
loppé, qui est doctrine des dia- nes personnes attribué, & d’aultres quasi innumera-
bles, contre toute verité, et aper- bles, mesmement en voz livres contenuz. Tu aussi en
tement contre toute l’escripture. ton attache parle francois, ilz n’ont ainsi parlé. Tu
Et je demande à ces gros encha- par motz exquis detestablement vitupere la messe
peronnez où ont ilz inventé et avecq les ministres, ils n’ont ainsi parlé. Tu glosse les
trouvé ce gros mot Transsubstan- escriptures, ils n’ont ainsi parlé […]
tiation ? S. Paul, S. Matthieu, Et comme au premier chapitre ay declaré, trans-
S. Marc, S. Luc et les anciens substantiation c’est […] : parquoy appert que prodi-
peres n’ont point ainsi parlé. gieux n’est ledict mot, sinon aux ignorantz ains est
[Troisième article] mot moduleux & pregnant, tres apte & propre à
ladicte succedence d’une substance en lieu de l’aul-
tre. [xliiir-xliiiir]

L’emploi de la langue française, quoique les docteurs de la Faculté de


Théologie y vinssent à reculons (« Tu aussi en ton attache parle francois »),
s’inscrit également dans la revendication d’ordre linguistique – ce sera
notre deuxième exemple. La traduction de passages des Pères de l’Eglise,
fournis en latin dans les Placards, est un exemple du retournement contre
eux des armes propres aux Réformés : la mise à disposition du texte
biblique en vernaculaire était leur cheval de bataille – il leur a valu tour-
ments, répression, interdiction d’imprimer. L’insertion de la traduction du
passage (soulignement simple dans l’extrait ci-dessous), auparavant répété
dans son intégralité en latin, a valeur de provocation, même si le texte est
d’exégèse patristique, et non biblique :

Placards Contre les tenebrions


Ce que S. Augustin a bien Tu produis sainct Augustin qui en parlant de
congneu quand, en parlant de Jesuchrist, a ainsy escript : donec finiatur seculum
Jesuchrist, il a ainsi escript : sursum dominus est, sed tamen hic nobiscum est veri-
Donec finiatur seculum sursum tas domini. Corpus enim in quo resurrexit in uno loco
dominus est, sed tamen hic nobis- esse oportet, veritas autem eius ubique diffusa est. O
cum est veritas domini. Corpus malheureux, contre toy est sainct Augustin : qui croit
enim in quo resurrexit in uno loco estre en plusieurs hosties ung mesme corps de Jesu-
esse oportet, veritas autem eius christ, & par ainsy en plusieurs lieux : doncq je te
ubique diffusa est. Item Fulgence concede ce que de luy allegue, mais riens pour toy :
escrit ainsi : Absens ... [Deuxième il dict, jusques ad ce que finera le siecle, nostre sei-
article] gneur est en hault : vray est, mais ne s’ensuit que ne
soit en terre : le corps aussi auquel il est resuscité
(dict sainct Augustin) fault estre en ung lieu : il est
ainsy, mais ne s’ensuit que par divine puissance ne
puisse estre en plusieurs. Et aux dictz de fulgence :
est certain qu’il parloit (aussy sainct Augustin) de la
naturele, visible, & sensible presence de Jesuchrist
selon l’humanité. [xxxixv-xlr]
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Le troisième exemple est, au lecteur averti, le plus parlant. Il s’agit pure-


ment et simplement d’un dol linguistique – nous entendons par là une
tromperie sur l’usage de la langue. Hangest, docteur de la Faculté de Théo-
logie, crée – il ne figure sous aucune forme approchante dans les Placards
– un syntagme entier (« seule foy ouvrante par charité ») à partir des mots-
clés des Evangéliques (seule foy ; foy œuvrant par charité) et non des
moindres, puisque ce sont ceux que censure la Faculté elle-même :

Placards Contre les tenebrions


Le fruict de la saincte Cene Tu objice estre audict chapitre commandé si ne
de Jesuchrist est publiquement mengez la chair du filz de l’homme, & si ne buvez
faire protestation de sa foy, et en son sang, vous ne aurez vie en vous : or ainsy est que
confidence certaine de salut, innumerables jeunes adolescentz & aultres ont vie
avoir actuelle memoire de la mort eternele, qui jamais corporelement ne le mengerent
et passion de Jesuchrist par ne beurent : parquoy fault ce entendre non de comes-
laquelle nous sommes racheptez tion exterieure, mais interieure par seule foy ouvrante
de damnation et perdition. Avoir par charité. Tu de ton glaive te occis, car aussy sans
aussi souvenance de la grande ladicte foy ouvrante par charité ont vie eternele plu-
charité et dilection, dequoy il sieurs avant usaige de raison baptisez : certe de telz
nous a tant aymez que il a baillé innocentz non estre entendu ledict texte apertement
sa vie pour nous, et de son sang declaire sainct Paul, disant que pour ledict sacrement
nous a purgez. Aussi, en prenant dignement recepvoir fault discerner à aultre viande
d’ung pain et d’ung breuvage, le corps nostre seigneur : de quoi capables ne sont
nous sommes admonnestez de la telz innocentz. Aussy en telz commandementz cir-
charité et grande union en cunstances decentes determine l’eglise, doncq ineffi-
laquelle, tous d’un mesme espe- cace est ta raison. [xxxviv-xxxviir]
rit, nous debvons vivre et mourir
en Jesuchrist. [Quatrième article]

L’association de l’épithète seule et du nom foy est totalement impensa-


ble sous la plume d’un chasseur d’hérétiques : ce sont les termes mêmes
qui propagent la doctrine réformée de la sola fides37. Combinée à l’ex-

37 « Seule foy justifie, et seule foy impetre et obtient le sainct esperit et la puissance de
acomplir la loy et de faire des œuvres vrayement bonnes », Declaration d’aucuns motz
desquelz use sainct Paul en ses epistres (traduction anonyme de Luther, 1525), [i8r].
Initialement formulée par Luther, la doctrine de la justification par la foi seule, et sa
réception par les conservateurs, donnent lieu à ce commentaire de Calvin : « Mainte-
nant les lecteurs peuvent voir de quelle équité usent aujourdhuy les Sophistes en
cavillant nostre doctrine : c’est où nous disons que l’homme est justifié par la seule foy.
Ils n’osent pas nier que l’homme ne soit justifié par foy, voyant que l’Escripture le dit
tant souvent, mais pource que ce mot Seule n’y est point exprimé, ils nous reprochent
qu’il est adjousté du nostre », Institution de la religion chrestienne, livre III, chapi-
tre XI, éd. J. D. Benoît, Paris, Vrin, 1957-1961, p. 225.
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pression « ouvrante par charité », qui renvoie à l’Epître aux Galates V,


638 – à laquelle se réfèrent les deux camps –, c’est une reprise abusive
qui pervertit le message des novateurs, brouille les repères des « simples
gens », et renverse, de façon plus perfide encore que dans les exemples
qui vont suivre, la connivence instaurée avec eux par les Evangéliques,
en particulier à travers les textes de Lefèvre d’Etaples et de ses disci-
ples39 :
Dieu n’estime pas beaucoup toutes noz œuvres exteriores, combien que elles
soyent belles ou en apparence bonnes, se nous n’avons foy par charité ouvrant
en nous, laquelle seule et ses œuvres il estime.40

La ruse d’Hangest tient au décalage sémantique dans l’emploi de l’épithète


seule : alors que pour les Evangéliques, elle est le symbole même de la
nouvelle doctrine de la foi – et pour cela utilisée avec circonspection par
les plus modérés – elle a dans le Contre les tenebrions la valeur adverbiale
de « seulement » sans plus d’implication théologique.

Si l’on en vient maintenant à la construction de l’œuvre, dès la pré-


face, le texte exploite la phraséologie des Evangéliques pour réhabiliter
le sens de l’Eucharistie et « tresclarement montrer de ce Christifere, &
superdivin sacrement, la pure et evangelicque verité41 ». L’appel à la
vérité, lancé par les rénovateurs, pour être repris dans le Contre les tene-
brions, doit jeter le discrédit sur la parole adverse. C’est le propos des
épithètes axiologiques violentes et dépréciatives dans la dédicace à Anne
de Montmorency – l’adresse à un dédicataire illustre caractérise les
ouvrages conservateurs et les oppose aux réformateurs, parlant aux
simples :
Les detestables, contumelieuses, & blasphematoires attaches, par quelques abo-
minables tenebrions, puis peu de temps en aulcuns lieux fichee, avez (comme
je croy) veues tresillustre seigneur [a iir].

38 « Car ne circoncision ne incirconcision ne vault aucune chose en Jesuchrist : mais la


foy laquelle œuvre par charité », Galates V, 6, traduction de Lefèvre d’Etaples, Nou-
veau Testament, 1523.
39 Le nom connivent donné par les Evangéliques à la « seule foy ouvrante par charité »
pour déjouer la censure est vive foy : « ceste foy est une foy vive qui œuvre par cha-
rité », Epistres et Evangiles …, éd. cit., p. 359 ; voir I. Garnier-Mathez, op. cit., p. 170-
193.
40 Epistres et Evangiles …, éd. cit., p. 333.
41 Contre les tenebrions, [aiiiir].
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FAULSE PARODIE, VRAYE CONTROVERSE 67

En réponse aux deux autres traités de Marcourt publiés peu après les Pla-
cards42, le « Premier chapitre manifestement prouve la presence du bon
Jesus au sacrement eucharistique » et s’adresse aux chrétiens, véritables
allocutaires du propos d’Hangest :
O doncq chrestians non mal affectez, pensez, & en syncerité de jugement consi-
derez combien clers, combien liquides & manifestes sont les sainctz sacrez
textes evangelicques & apostolicques prealleguez. [xiir]
O donc chrestians soyez en ce constantz : ne vous mouvez, revoltez, ou variez
pour tels mechants folz ou follettes : vous estes bien fondez & sur pierre tres-
ferme. [xviv]

Dès le « Second chapitre aux arguments responsif », bien qu’Hangest


affirme l’ineptie des arguments adverses, donc l’inutilité d’une réponse43,
« sont repris l’un après l’autre, et offerts à la dérision du lecteur, tous les
points des textes de Marcourt »44. Ce qui nous intéresse est comment les
éléments de l’hypotexte sont transformés, dans la visée ironique et des-
tructrice qui est celle du docteur conservateur. Le premier procédé est un
bouleversement total de la situation d’énonciation45 :

Placards Contre les tenebrions


Articles veritables sur les L’evangelicque et apostolique verité monstre, que
horribles, grandz et importables tu as au premier mot menty, ce que jusques à la fin
abuz de la Messe papalle, inven- tu continue, o langue pestilente, certe ne sont les arti-
tee directement contre la saincte cles veritables, car manifestement repugnent aux
Cene de Jesus Christ. sainctz sacrez textes de Jesuchrist & de son veri-
dicque apostre, ci devant alleguez.
Je invocque le ciel & la terre […] les appeler horribles & importables, est à
en tesmoignage de verité : contre toy horrible blaspheme & importable perversité :
ceste pompeuse & orgueilleuse certe est tout evident que horribles ne sont, mais plu-
messe papalle, par laquelle le tost sans horreur ont beaulté fort plaisante : et ne sont

42 Il s’agit de la Declaration de la Messe, Le fruict dicelle, La cause, et le moyen pour-


quoy et comment on la doibt maintenir [Neuchâtel, Vingle, 1534 ?] et du Petit traicté
tresutile et salutaire de la saincte eucharistie de nostre seigneur Jesuchrist [Neuchâtel,
Vingle, 1534] (voir F. Higman, Piety and the people…, p. 305 et 308). Le premier est
annoncé « (dieu aidant) » dans les Placards qui en résument le propos (passage cité
infra, p. 75).
43 « … quelques raisons, pour son erreur contre l’excellent sacrement & fructueuse messe
prouver, mais tant ineptes, & entre gens scavantz tant insulses, & ridicules, que ne
valent la peine les reciter, & encoire moins de y respondre », [xxviiiv].
44 M.-M. de La Garanderie, art. cit., fol. 4r.
45 A l’inverse de la parodie en latin de Farel (la Determinatio citée en début d’article), il
n’y a aucune marque typographique dans le texte d’Hangest : il faut scruter le petit in-
octavo pour retrouver les citations extraites des Placards – supposées (trop) connues.
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monde (si Dieu bientost n’y importables, mais sans grevance ont doulceur melli-
remedie) est et sera totallement flue aux cœurs devotz.
ruiné, abysmé, perdu et desolé : Pour le premier article de ton abominable atta-
quand en icelle nostre Seigneur che, ton maistre Satan de ce sublime sacrement tres
est si outrageusement blasphemé : envieux, voyant ne pouvoir l’abolir, & par la puis-
et le peuple seduict et aveuglé : sante verité evangelicque & apostolicque estre vaincu
ce que plus on ne doibt souffrir & confus, enraige parlant en toy, & te fait aussy
ny endurer. Mais affin que plus enraiger, & par impetueuse commotion d’esperit te
aysement le cas soit d’ung chas- fait crier & dire. Je invocque le ciel & la terre en
cun entendu : par articles il temoignage de verité contre celle pompeuse &
convient proceder. orgueilleuse messe papale.
[Titre et Préambule] O diabolicque & blasphematoire invocation.
[xxix r°- xxx r°]

A un texte bref46 placardé pour être lu est substitué un long texte de pré-
dicateur, écrit certes pour être lu, mais plus encore déclamé. A un texte des-
tiné à une collectivité de simples gens abusés malgré eux, qui n’entre dans
le discours que par le truchement de la troisième personne, en position
d’objet47 (« le peuple », le « paovre monde »), est substitué un texte adressé
à un allocutaire individualisé par le « tu » – double parodique du « je » qui
assume l’énoncé des Placards dès le premier mot (« Je invocque »).
La contre-argumentation, qui dès le début s’appuie et sur la coprésence
et sur l’hypertextualité, est soutenue par plusieurs procédés. L’appel à
l’évidence supérieure (« manifestement », « certe est tout evident ») figu-
rait déjà dans le premier chapitre du Contre les tenebrions, mais avec un
lexique différent martelant la notion de clarté : « si cleres & evidentes
parolles », « telle evidente clarté », « clers & patentz »48. Il est associé ici
à la reprise des épithètes évangéliques, conjointe à la réappropriation de
la notion de vérité, centrale dans le débat théologique : « l’evangelicque
et apostolique verité », « la puissante verité evangelicque & apostolicque »,
valorisée par la disposition en chiasme. Hangest joue de la connivence
implicite avec le lecteur que suppose toute écriture parodique, sorte de

46 Les quatre points précis et concis des Placards, « loin des 27 abus catalogués dans la
Déclaration de la messe », sont résumés par Robert Hari, art. cit., p. 120.
47 Le locuteur des Placards ne s’adresse pas au peuple en tant qu’allocutaire, même si le
discours lui est destiné : il n’y a pas d’indice d’énonciation de deuxième personne qui
y renvoie.
48 Les expressions se trouvent concentrées au sein d’une même phrase : « Certe si la verité
n’estoit telle au divin sacrement, n’eussent usé de si cleres & evidentes parolles Jesu-
christ, et apres luy sainct Paul : car par telle evidente clarté eussent donné occasion d’er-
rer, & que ainsy soit, appert : car à leursdictes parolles ont creu depuis la passion innu-
merables peuples, voyant lesdictz textes ainsy clers & patentz », [xii v°].
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clin d’œil complice du discours citant vers le discours cité, d’autant plus
manifeste que le « mot-valeur »49 central des discours de référence – nova-
teur et conservateur – (sinon des textes en présence) est le même, sous
une forme différente : adjectivale pour le premier, vray ; nominale pour le
second, verité.
Cependant, la « connivence évangélique » est ici détournée de son
objet : elle fonctionne à l’origine comme instrument de contournement de
la censure, de la part d’auteurs qui communiquent entre eux, et avec leurs
lecteurs, au moyen d’épithètes courantes enrichies de multiples niveaux de
signification, dont vray est l’archétype50. A partir d’un hypotexte sans épi-
thète (voir l’extrait du Troisième article précédemment cité : « contre toute
verité, et apertement contre toute l’escripture »), Hangest exploite à son
profit l’arme forgée par les Evangéliques contre les docteurs de la Sor-
bonne ! Non seulement il reprend leurs épithètes à ses adversaires, mais
il les recontextualise, non sans ironie, en reproduisant leurs figures de rhé-
torique51 (répétition sémantique et lexicale, dérivation, polyptote …, ainsi
que l’antithèse) qui ont pour but de marteler un point clé et d’amener les
« simples gens » vers le vray : « les appeler horribles & importables, est
à toy horrible blaspheme & importable perversité », « sans horreur ont
beaulté fort plaisante : et ne sont importables, mais sans grevance ont doul-
ceur melliflue aux cœurs devotz ». Si l’on a présent à l’esprit le fait que,
dans une argumentation, le choix de l’épithète révèle « l’aspect tendan-
cieux de la présentation »52 d’un élément, Hangest s’avère doublement
adroit : il démasque son adversaire en mettant en exergue les épithètes
axiologiques qu’il adopte, c’est-à-dire le côté partial et réducteur de ses
propos ; il y substitue ses propres épithète évaluatives pour conduire ses
lecteurs à une réévaluation d’ensemble de l’objet du débat, dans le sens
des positions de la Faculté de Théologie, garante de ce qui convient « aux
cœurs devotz ».

49 M. Angenot, op. cit., p. 134.


50 En plus de « lumiere evangelicque » déjà évoquée, c’est le cas dans les expressions
« vraye verité », « vray chrestien », « seul Dieu », « vive foy », « ferme confiance »
etc., voir I. Garnier-Mathez, op. cit., p. 95-232. Hangest reprend ainsi le syntagme vray
chrestian dans un sens divergent par rapport à celui du discours évangélique, en jouant
à nouveau sur l’ambiguïté, car si les Evangéliques sont ceux qui se réclament « vrays
chrestians », ce sont aussi ceux qui sont « punis » : « Mais quant aux vrays chrestians
(foy des articles demeurant en iceulx syncere) aulcuns sont prevaricateurs, commettant
quelques abus : lesquelz (comme l’experience monstre) chascun jour on punist » [lviiir].
51 Voir ibid., p. 235-334.
52 C. Perelman, L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique,
éd. de l’Institut de Sociologie de la Faculté Libre de Bruxelles, 1970, p. 169.
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Par-dessus tout, une mise en scène presque burlesque de la parole vise


à la décrédibiliser, d’abord en énonçant un point d’origine (« ton maistre
Satan ») qui dénie toute autorité auctoriale au rédacteur, puis en créant un
effet de polyphonie, censé brouiller l’émission de la parole originale :
« enraige parlant en toy », « par impetueuse commotion d’esperit te fait
crier & dire »53. Dans les Placards, les tenants d’une pratique conserva-
trice sont apostrophés en tant que « sacrificateurs » (premier article), « pao-
vres idolatres » (deuxième article), mais la rhétorique dialogique peut aussi
s’inverser et l’allocutaire devient objet dans le discours : « remplie de mis-
erables sacrificateurs » ou « iceulx paovres sacrificateurs » (premier et
troisième articles), « endurer telz mocqueurs, telles pestes, faulx ante-
christs » (troisième article) ; ils ne sont point directement taxés d’émis-
saires du diable, lequel n’est convoqué que dans une expression quasi lexi-
calisée, « doctrine des diables », qui réfère à toute « tradition humaine »
contraire à l’interprétation évangélique ou réformée de l’Ecriture54.
L’adresse au rédacteur des Placards apparaît aussi comme amplification
parodique des invectives en germe que celui-ci avait insérées dans son
texte : « paovre aveugle », [xxxviiir], « o langue pestilente », [xxixr].
L’apostrophe injurieuse se déploie avec force épithètes axiologiques, déri-
vées des termes mêmes des Placards (« blasphemé ») : « O diabolicque &
blasphematoire invocation » [xxixv], « O evident et effronté menteur »
[xxxiir].
Toutefois le dialogue ne sera pas burlesque : sur fond d’ironie, appa-
raît un jeu sur le genre, qui, par un autre angle, pousse la réfutation d’Han-
gest du côté de la parodie. Comme elle, c’est un « acte d’opposition litté-
raire »55 : opposition à la forme des Placards, opposition de fond
(religieuse, théologique, éthique), opposition générique. Le genre du dia-
logue est prisé par les Evangéliques pour son aspect pédagogique : dès
1525, Louis de Berquin publie à Paris chez Simon du Bois Le symbole
des apostres (quon dict vulgairement le Credo) contenant les articles de
la foy : par maniere de dialogue : par demande et par response. La
pluspart extraict dung traicté de Erasme de Roterdam intitulé Devises

53 Dans le premier chapitre déjà, les Placards étaient considérés comme l’ouvrage de Satan
(« les cauteleux diables »), délégué à de « legiers & inconstantz esperitz », le pluriel
généralisant déniant par avance l’action personnelle – si ce n’est la responsabilité – du
rédacteur des Placards : « en son impudente bouche ne parloit le bon dieu mais le per-
vers & seducteur diable », [a iii r°].
54 « Jesuchrist est soubz les accidens du pain et du vin caché et enveloppé, qui est doc-
trine des diables, contre toute verité, et apertement contre toute l’escripture », Placards,
Troisième article, cité infra avec le texte du Contre les tenebrions en vis-à-vis.
55 D. Sangsue, La parodie, op. cit., p. 75.
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FAULSE PARODIE, VRAYE CONTROVERSE 71

familieres, dans lequel sont séparées « Demande » et « Response », dispo-


sées comme dans un dialogue de théâtre. Avant l’exploitation de ce genre
en français pour contrer les positions réformatrices (dans le Dialogue
instructoire, des Chrestiens en la foy, esperance et amour de Dieu56, 1538,
Pierre Doré fera converser Cornélien, qui interroge, et saint Pierre, qui
répond, en un texte compact sans alinéas), Hangest élabore une parodie de
dialogue entre l’anonyme auteur des Placards – qui ne sera que posté-
rieurement identifié à Marcourt – et lui-même :

Placards Contre les tenebrions


Donc, je demande à tous Tu de rechef argue, disant le sacrifice par Jesu-
sacrificateurs si leur sacrifice est christ avoir esté parfaict (comme est deduict en
parfaict ou imparfaict. S’il est l’epistre aux Hebrieux v, vi, vii, x) & si parfaict, ne
imparfaict, pourquoy abusent ilz le fault plus reiterer. Honte debvrois avoir faire tant
ainsi le paovre monde ? S’il est inepte argument. Je te repond, parfaict estoit, et de
parfaict, pourquoy le faut il rei- toute nature humaine redemptif et reconciliatif ; par
terer ? Mettez vous en avant, lequel les pechez des viateurs ont esté faictz remissi-
sacrificateurs, et si vous avez bles, et leurs œuvres à beatitude acceptables et d’aul-
puissance de respondre, respon- tres biens capables ; mais non ainsi parfaict que par
dez. ledict sacrifice soit nature humaine de tous comman-
[Premier article] dementz exempte : & que nulz pechez soient à elle
imputez. Je te dis donc que ne se reitere ledict sacri-
fice redemptif de nature humaine, mais trop bien le
sacramental, et ce pour plusieurs choses impetrables.
En oultre je te demande : l’amour parfaict de dieu ou
de ton prochain ne se doibt il reiterer ? Oraison vers
dieu parfaicte ou adoration ou contemplation ou aul-
tre chose vertueuse ne se doibt elle reiterer ? Item
increpe Jesuchrist, car dudict sainct sacrement par luy
est ordonnee reiteration, increpe les apostres, lesquelz
l’ont aussi reiteré : est doncq ton argument (comme
tu dis) inevitable, povre aveugle, et pour lequel si
presumptueusement avecq opprobes debvois dire :
mettez vous en avant sacrificateurs, et si avez puis-
sance, respondez. Certe à toy irrevinciblement
respond la trespuissante verité evangelicque et apos-
tolicque cy devant alleguee, & aussi n’est requise
grande puissance à tant puerile, tant frivole et debile
argument. [xxxvr-xxxvr]

Le dialogue est servi par le parallélisme syntaxique des formules intro-


ductrices, qui simulent l’alternance de la parole entre discours cité et dis-
cours citant : « Tu de rechef argue », « Je te repond » etc., formules qui

56 Voir supra note 14.


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se multiplient dans les pages suivantes : « tu dis estre sainct sacré pain,
qui », « Tu en oultre produis ledict apostre », « Je te reponds malheureux
abusé & inique abuseur », « Tu affermes que ». Une telle construction rap-
proche le texte de la mimesis dialogale : le Contre les tenebrions trouve
ainsi sa place dans l’évolution du genre du dialogue au XVIe siècle, qui
s’éloigne progressivement du mode diégétique (ou narratif) pour devenir
de plus en plus mimétique (ou dramatique)57.
Mais la polyphonie dialogique n’est que simulacre. Avec une place
supérieure accordée à la prise de parole du « je », c’est surtout la dévalo-
risation du discours cité (par les commentaires, les apostrophes, ou les
dénégations du rapporteur : « Je te nie qu[e] ») qui prouve que la parole
n’est donnée à l’adversaire, « en quelque sorte mimé par l’auteur »58, que
pour être mieux reprise : « Honte debvrois avoir faire tant inepte argu-
ment », « tant puerile, tant frivole et debile argument », et plus loin, « les
indoctes, injustes & ridiculeuses argumentations » [xxxiv]. Les épithètes
dépréciatives, porteuses de calomnie, s’accumulent en polynômes : le pro-
cédé, caractéristique de l’écriture renaissante, prend souvent un rythme
ternaire, en écho au « drame à trois personnages »59, vérité, énonciateur,
adversaire, représenté par Hangest. L’inefficacité des arguments de l’au-
tre est aussi marquée par la présence des incises entre parenthèses, qui
ruinent à l’avance le succès de la parole adverse : « est doncq ton argu-
ment (comme tu dis) inevitable, povre aveugle », « Pour ton second arti-
cle blasphemant le redempteur, & ses ministres opprobriant tu te efforce
(& en vain) prouver », [xxxviv]60. Au passage, Hangest reprend l’axiolo-
gique paovre des Placards, en transformant la commisération récurrente
sous les plumes réformées (« paovre monde »61) en rabaissement injurieux
(« povre aveugle »), récurrent dans le traité :

Placards Contre les tenebrions


Parquoy il s’ensuit bien, si Tu monstre contre l’omnipotence de dieu ta
son corps est au ciel, pour ce grande ignorance ou abominable perversité, & fais

57 Voir A. Godard, Le Dialogue à la Renaissance, Paris, PUF, 2001.


58 M.-M. de La Garanderie, art. cit., fol. 4r.
59 M. Angenot, op. cit., p. 38.
60 Le premier chapitre contient une parenthèse mettant en scène la vérité face à Luther :
« Jesuchrist pour nous crucifié, duquel avons memoire, & auquel du cueur tend nostre
intention, & lequel neantmoins croyons (& est vray) estre audict sacrement : ce que croit
mesmement luther, voyant les textes tant patentz », [xiiir].
61 Il suffit de penser à la « paovrette petite eglise » de la préface contemporaine d’Olive-
tan à sa Bible qui est toute la saincte escripture … (1535).
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mesme temps, il n’est point en la argument trop connu povre aveugle. Je te nie qu’il
terre ; et s’il estoit en la terre, il s’ensuive bien, si son corps est au ciel, il n’est ce
ne seroit point au ciel, car pour mesme temps en terre, responds, toy presumptueux
certain jamais ung veritable corps ignare : dieu est au ciel, s’ensuit il qu’il ne soit pour
n’est que en ung seul lieu pour le mesme temps en terre ? ton ame est au cœur, s’en-
une foys. suit il qu’elle ne soit pour le mesme temps au foye ou
[Deuxième article] au cerveau ? cloz ta bouche meschant malheureux,
aiant honte parler devant gentz clers. [xxxviiir]

Afin de préciser la nature de la polyphonie dialogique à l’œuvre dans


le Contre les tenebrions, partons de la remarque selon laquelle « le dia-
logisme, en tant que structure mentale autant que construction discursive,
correspond, dans le dialogue, à la possibilité de mettre en scène plusieurs
points de vue divergents et plusieurs niveaux énonciatifs »62. La pluralité
d’instances énonciatives est présente chez Hangest : le locuteur de pre-
mière personne donne la parole à un adversaire, dédoublé en deux instan-
ces de deuxième personne, « ton maistre Satan […] parlant en toy » et
« toy presumptueux ignare ». Ce dédoublement, qui ne correspond pas à
une répartition différenciée des voix dans le texte63, répond à la volonté
de dissocier les Placards de l’idée d’une parole sur Dieu ou liée à Dieu,
pour en faire une parole contre Dieu, une parole blasphématoire. Quant
à la présence de points de vue divergents, le Contre les tenebrions est
trompeur : si la présence conjointe de deux contextes d’énonciation dis-
tincts, celui de l’énonciation présente (Hangest) et celui d’une énoncia-
tion antérieure dédoublée (les Placards) rattache l’hypertexte au « dis-
cours dyphonique, ou bivocal », il l’est sous la forme particulière du
discours « passif » et « divergent » qu’est la parodie, car l’auteur ne fait
rien d’autre qu’utiliser « le discours d’autrui pour exprimer ses propres
orientations »64.
Si donc le dialogue, particulièrement à la Renaissance, est une image
de « la nécessité de se confronter à la pensée de l’autre pour progresser »65,
celui que monte Hangest est un contre-exemple. Il n’y a aucun d’effort d’a-

62 A. Godard, op. cit., p. 9.


63 Hangest, tout en rapportant les paroles d’un seul locuteur face à lui, cherche à faire
admettre l’idée de deux énonciateurs, c’est-à-dire de deux instances distinctes à qui
attribuer la responsabilité de l’acte de parole : un commanditaire (Satan), un rapporteur
ou une sorte de coénonciateur (l’auteur des Placards). Pour ces notions, voir l’article
« Polyphonie » de Franck Neveu, Lexique des notions linguistiques, Paris, Nathan,
2000, p. 85-87.
64 T. Todorov, op. cit., p. 110-111.
65 A. Godard, op. cit., p. 41.
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daptation à la position adverse, mais au contraire une tentative de des-


truction : le dialogue stagne et régresse au point de vue antérieur énoncé
et dénoncé dans l’hypotexte. Cette parodie de dialogue s’apparente à la
« parole pamphlétaire » telle que la définit Marc Angenot : elle se ratta-
che au « discours agonique » (polémique, pamphlet, satire) dans la mesure
où elle intègre « un contre-discours antagoniste » et vise « une double
stratégie : démonstration de la thèse et réfutation/disqualification d’une
thèse adverse »66. En fin de compte, en dépit d’une structure dialogique,
le discours, « construit par un seul locuteur », apparaît « monologal »67 :
la distance entre les deux voix en présence est dissoute par l’évaluation
systématiquement négative du discours d’autrui68. Mais ce n’est pas seu-
lement le discours adverse qui est annihilé : l’interlocuteur, nous l’avons
vu, l’est aussi. La présence des injures, qui rompt la relation humaine,
affecte aussi par contrecoup le dialogisme. « Porté par une colère sacrée,
et martelant (souvenons-nous de son surnom !), avec une infatigable vio-
lence, ses certitudes, ses mépris et ses menaces »69, Hangest rabaisse en
permanence l’adversaire : « cloz ta bouche meschant malheureux, aiant
honte parler devant gentz clers ».
Le rabaissement de l’interlocuteur et de ses propos, s’il fait écho à celui
de la « messe papalle » par la mise en scène grotesque, théâtralisée, des
pratiques rituelles dans les Placards, est donc une constante du Contre les
tenebrions70. Dans l’extrait suivant, Hangest substitue une énumération
(reproduite tronquée, pour en souligner l’inanité) à une autre, et se moque
ouvertement d’un adversaire dont il met perfidement en doute le discer-
nement :
Placards Contre les tenebrions
le temps occupé en sonneries, Tu dis le temps se occupe en sonneries & chan-
urlemens, chanteries, ceremonies, teries. &c.
luminaires, encensemens, desgui- O ingrat miserable, les mondaines occupations
semens, et telles manieres de sin- en gourmandies, danses, chasses, vaines paroles, pro-
geries ces & aultres choses innumerables tu ne reprends &
[Quatrième article] celles concernantes l’honneur de Jesuchrist & profict

66 M. Angenot, op. cit., p. 34.


67 Article « Dialogue », Dictionnaire d’analyse du discours, sous la dir. de P. Charaudeau
et D. Maingueneau, Paris, Seuil, 2002, p. 179. Le Contre les tenebrions n’est pas mono-
logique puisqu’il met en scène plus d’un énonciateur.
68 Voir T. Todorov, op. cit., p. 114.
69 M.-M. de La Garanderie, art. cit., fol. 2v.
70 En invitant « à rebours » à solenniser les pratiques rituelles de la messe, le Contre les
tenebrions se trouvera « dans le droit fil de la Contre-Réforme », ibid., fol. 4r.
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des chrestians tu vitupere. Avec grande solicitude, en


plusieurs sortes, solennelement sont serviz & admi-
nistrez les terriens Roys, ducs, comtes & autres
grands seigneurs : & tu plaings le temps aux dictes
choses occupé à l’honneur du hault roy des roys.
[lxvir]

Le rabaissement de l’autre exploite aussi les armes purement linguistiques,


avec humour et créativité. Du motif biblique des « loups ravissans » – au
pluriel – annexé par les Evangéliques71, Hangest fait une attaque person-
nelle, singulière, insérant au cœur du syntagme un complément d’objet72 :

Placards Contre les tenebrions


…le paovre monde est Tu crains ta peau loup ames ravissant ! voyla
comme brebis ou moutons pourquoi a dit luther ne estre licite hereticques brus-
miserablement entretenu et pour- ler : pour plus liberement seduire. [liiv]
mené, et par ces loups ravissans,
mangé, rongé, et devoré. [Qua-
trième article]

En subvertissant l’hypotexte avec finesse, le docteur de la Faculté de


Théologie réussit à faire rire, si ce n’est encore à séduire. L’attention amu-
sée du lecteur est tenue en haleine par divers procédés, dont celui de la
« citation-boomerang »73, qui renvoie à l’émetteur son propos à l’iden-
tique – en respectant le jeu des parenthèses, dont nous avons souligné l’im-
portance –, « (dieu aidant) », non sans en créer un double parodique, (« le
diable aidant ») :
Placards Contre les tenebrions
Disposez vous, paovres idola- Certe veu a esté ledict traicté, par toy (le diable
tres, à recongnoistre vostre erreur, aidant) composé, & en ce present livre (dieu aidant)

71 Le verset de l’Evangile de Matthieu VII, 15 est glosé de manière récurrente : « Toute


la puissance des pasteurs est de edifier en bien, instruire & enseigner le peuple par la
pure et simple parolle de dieu. Et aultrement ne poeuvent faire comme pasteurs, mais
sont tournés en loupz ravissantz & faulx prophetes, comme dieu permet pour les pechez
du peuple » [i(8)r-i(8)v], Farel, Sommaire et briefve declaration daulcuns lieux fort
necessaires a ung chascun chrestien, pour mettre sa confiance en Dieu, et ayder son pro-
chain, [Alençon, Simon Du Bois], 1532 [?].
72 La métaphore du loup apparaît plusieurs fois sous la plume d’Hangest : « Tu es le loup,
& un des pervers seducteurs : qui criras tant hault que voudras : mais est ton cris trop
abusif » [lvir].
73 M. Angenot, op. cit., p. 293.
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et confesser verité, ou en brief irrevinciblement confuté : lequel n’a en fait puissance


temps vous conviendra respondre ou efficace : mais en langue temeraires jactances,
à ung petit traicté, lequel (Dieu impudentes injures, & blasphemes tresexecrables : de
aydant) sera composé particulie- ce est tout farci, tout puant, & infect ton detestable
rement de ceste matiere, si claire- livre : aulcunes raisons contenant, mais debiles, inep-
ment et apertement qu’il n’y aura tes, captieuses & abusivement appliquees, comme fay
femme ne enfant qui ne congnoisse apparoir. [xliiv- xliiir]
vostre damnable cecité. [Deuxième
article]

C’est au pamphlétaire qu’Hangest emprunte de tels procédés d’intrusion


brutale dans le discours adverse. Dans le passage suivant, qui constitue la
fin du traité, et porte l’estocade finale face aux derniers mots des Placards,
le commentaire « Certe ilz ont force & verité : force de dieu, verité
d’evangile » combine la « citation glosée » et la « citation farcie »74, qui
jouent sur les mots, en prolongeant la parole adverse, et en exploitant le
non-dit ; elles s’associent à l’effet « boomerang », issu d’un changement
de l’objet des verbes de l’hypotexte, menacer, pourchasser, détruire
(« les » qui désigne les conservateurs dans les Placards devient chez Han-
gest un « vous » englobant les « hérétiques ») :

Placards Contre les tenebrions


Il ne se fault donc esmer- Dict en oultre pour conclusion de sa detestable
veiller se bien fort ilz la [la attache ce grand menteur & pervers seducteur les
messe] maintiennent : ilz tuent, presbtres nonavoir plus aultres choses que la force &
ilz bruslent, ilz destruisent, ilz que verité leur fault.
meurtrissent comme brigans tous Certe ilz ont force & verité : force de dieu, verité
ceulx qui à eulx contredisent, car d’evangile : & tu n’as verité ne force contre ce noble
aultre chose ilz n’ont plus que la sacrement : à toy & tes consors default ladicte evan-
force. Verité leur fault. Verité les gelicque et apostolicque verité, comme ay evidem-
menasse. Verité les suyt et pour- ment monstré) : certe icelle vous menasse, & quand
chasse. Verité les espouvante. Par et quand : vous vaincq icelle vous pourchasse, et
laquelle briefvement seront des- vous renverse en bas ; icelle vous espouvante qui fre-
truictz. Fiat, Fiat. Amen. quentez secretz conventicules & cheminez de nuict,
fichantz voz enormes placquars : voz erreurs des-
truira, comme autresfois a faict : au fond d’enfer
vous chassera puissante & invincible meschants
tenebrions, si ne vous repentez delaissantz vos
erreurs, comme est de telz pervers escript en la fin
de eulx enfers, tenebres & peines. [liiir -liiiir]

74 M. Angenot, op. cit., p. 292.


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Dans son ensemble, le Contre les tenebrions apparaît comme une forme
mixte, où la parodie ne passe pas seulement par le matériau disponible
dans la mémoire collective, mais s’offre le luxe de citer mot à mot l’hy-
potexte en le subvertissant : il y a dégradation du discours d’autrui. La
réécriture se double d’une interpellation directe et offensive de l’adver-
saire, véritable atteinte à la dignité d’autrui : c’est une controverse qui
coupe le dialogue. En intégrant le contre-discours des Placards, Hangest
crée un discours agonique qui n’offre à l’adversaire aucune échappatoire :
il placarde à son tour une évidence, en reprenant les mots de l’autre,
auquel il refuse la parole, sous couvert de semblant de dialogue.
Le dialogue en effet suppose un terrain commun. Si celui qui s’affiche
dans la polémique – et dès le titre –, c’est l’Evangile et l’autorité des textes
saints, le terrain commun que se disputent discours et contre-discours est
en réalité la vérité : la controverse porte sur le vray, sur « l’evangelicque et
apostolique verité ». Le texte permet, par les apostrophes en formes d’in-
vectives, d’identifier la cible du Contre les tenebrions comme étant l’auteur
des Placards, et derrière lui les « hérétiques », mais le public réellement
visé par l’ouvrage apparaît moins nettement. S’agit-il des chrestians apos-
trophés dans le premier chapitre, susceptibles de balancer entre Rome et
Genève ? L’Institution de la religion chrétienne n’a pas encore été diffu-
sée : elle ne sera publiée qu’un an plus tard, en latin. Ou bien des simples
gens ? La lecture du Contre les tenebrions, contrairement aux ouvrages
habituellement élaborés par les docteurs de la Faculté, ne présuppose
aucune compétence des interlocuteurs : les citations sont fournies in
extenso, et explicitées ; elles sont même traduites, geste incompréhensi-
ble de la part d’un membre de la Faculté de Théologie qui interdit l’im-
pression de la Bible en langue vernaculaire. En revanche, la recontextua-
lisation des citations, comme le traitement qui leur est infligé, exigent une
clairvoyance et un esprit de synthèse qui ne sont peut-être pas le fait de
tous les « simples ». Cible et public sont dès lors fictifs : il s’agit avant
tout d’une volonté de se positionner soi-même, afin de montrer que l’Eglise
se défend contre les novateurs de tout acabit. La fonction du texte est autant
persuasive qu’agressive.
Le Contre les tenebrions n’est que le deuxième écrit en français d’un
docteur de la Faculté de Théologie, et l’accent mis sur la langue française
confirme que l’enjeu est linguistique. Le « tort » dénoncé par Hangest est
celui de la « spoliation lexicale ». Il combat le détournement de sens et de
vocabulaire, corollaire au détournement des notions théologiques, opéré
par les novateurs, pour revenir vers la « lumiere evangelicque ». En pré-
sence de deux vérités contraires qui s’affrontent, subsumées par une
topique commune, le docteur qui prête sa voix à la Faculté de Théologie
veut faire triompher la vérité qu’il estime être supérieure, celle dont est
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gardienne la Sorbonne pour le compte de la royauté terrestre, incarnation


terrestre de la royauté céleste.
Mais sait-on bien dans quel sens il y a eu spoliation, entre novateurs
et conservateurs ? Doit-on finalement parler de parodie ou de controverse ?
Par sa longueur, le Contre les tenebrions est une amplification parodique,
et polémique, des Placards. Les deux œuvres font ainsi figure de « dou-
bles parodiques », non sur le plan générique (comme c’était le cas dans
l’Antiquité), mais sur le plan du contenu thématique et argumentatif. La
reprise des termes des Placards, jointe à une redondance burlesque, avec
la réduplication des mêmes termes ou expressions deux fois dans l’hy-
pertexte, contribue à l’effet de ridicule qui caractérise la parodie.
Nonobstant, en dépit de la présence de traits parodiques, il s’agit d’une
faulse parodie, à la fois inauthentique, impure, et « méchante, cruelle, per-
verse » selon l’acception de l’adjectif au XVIe siècle exploitée par les Pla-
cards, qui taxent les idolâtres de « faulx antechrists », authentiques sans
aucun doute, mais bien cruels. Hangest n’utilise la parodie qu’en tant
qu’instrument, à l’instar d’une technique rhétorique, au service d’une lit-
térature de combat. La réfutation des Placards s’avère l’alibi qui permet
une propagande en français – et non en latin – envers les indécis que la
Faculté tremble de voir passer à la Réforme, symétriquement à la propa-
gande jugée jusqu’alors caractéristique des novateurs75.
Plus tard dans le siècle, on s’avisera que pour combattre les « héré-
tiques », il faut « en quelque sorte entrer en dialogue avec eux »76. N’était
l’évaluation systématiquement négative du discours adverse, on pourrait
considérer Hangest comme un précurseur en la matière : attirant les rieurs
de son côté – et renversant la connivence –, il joue des mots pour restau-
rer l’autorité en perdition et reprendre la maîtrise de la langue habilement
détournée par les novateurs en matière de religion. Retourner contre les
Evangéliques des armes linguistiques forgées pour esquiver les foudres de
la censure (la « seule foy ouvrante par charité ») n’est pas le moindre des
paradoxes du Contre les tenebrions lumiere evangelicque. Voilà en somme
l’ouvrage polémique d’un magister de la Faculté qui se voudrait maître es-
connivence.

Université de Clermont II Isabelle Garnier-Mathez

75 Voir en particulier Gabrielle Berthoud et al., Aspects de la propagande religieuse,


Genève, Droz, 1957.
76 F. Higman, « Luther, Calvin et les docteurs », Lire et découvrir…, p. 320 (soulignement
de l’auteur).

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