HONG KONG — XI JINPING RETROUVEZ NOTRE

S’ARME DE PATIENCE
SCIENCES — BARBECUE : HORS-SÉRIE CHEZ VOTRE
PLUTÔT GAZ OU CHARBON ? MARCHAND DE JOURNAUX

Andorre 5 € Autriche 5,40 € Canada

G-B 4,60 £ Grèce 5,20 € Italie 5,20 €
7,75 $CAN DOM 5 € Espagne 5,20 €
Algérie 530 DA Allemagne 5,40 €

Suisse 6,70 CHF TOM 850 XPF

Maroc 41 DH Pays-Bas 5,20 €
No 1503 du 22 au 28 août 2019

Japon 850 ¥ Liban 9 000 LBP

Afrique CFA 3 400 FCFA

Portugal cont. 5,20 €

courrierinternational.com

Tunisie 7,20 DT
France : 4,50 €

BIENTÔT
UN MONDE
SANS EAU ?
Un quart de la population mondiale
risque de manquer d’eau d’ici à 2030.
Reportages de la presse étrangère

M 03183 - 1503 - F: 4,50 E

3’:HIKNLI=XUYZU]:?b@f@k@n@a";

lEs Choix
dE “CourriEr”
ClairE Carrard
La carte de l’eau
C ’est une carte. Celle
publiée à la une
du New York Times
le 7 août et conçue à partir
du rapport du World
Resources Institute qui
prévoit qu’à l’horizon 2030
un quart de la population
mondiale connaîtra de graves
pénuries d’eau : soit 17 pays,
des centaines de millions
de personnes exposées
à un stress hydrique extrême,
des grandes métropoles
particulièrement menacées
(São Paulo, Mexico,
Le Cap, Madras…).
Les conclusions du World
Resources Institute ont été
relayées par de nombreux
titres de presse dans le
monde. Nous avons construit
le dossier de cette semaine
en nous appuyant sur la carte
du New York Times.
À Courrier international,
nous accordons une grande
importance aux cartes et à la
représentation graphique :
l’information visuelle nous
paraît une façon pertinente,
immédiate et claire de
représenter le monde.
Une autre grille de lecture
de l’information, qui permet
de comparer les situations
des pays et surtout de sortir
d’un point de vue
ethnocentré. En pleine
canicule en France et alors
que le Groupe d’experts
intergouvernemental sur
l’évolution du climat (Giec)
vient de rendre un rapport
alarmiste concernant
l’impact de l’agriculture
et de nos modes de
consommation sur le
réchauffement climatique,
ces données devaient trouver
un écho très large dans nos
pages. Nous sommes allés
chercher dans la presse
internationale quelques
illlustrations de cette
problématique.
Au Honduras, raconte ainsi
le site Criterio, des milliers de
paysans quittent ce qui est
devenu le “corridor sec”
pour rejoindre les États-Unis,
faute de programmes réels
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019 NE. 3
sommaire
Les sources chaque semaine, les journalistes de Courrier international sélec-
tionnent et traduisent des articles tirés de plus de 1 500 médias du monde entier.
Voici la liste exhaustive des journaux, sites et blogs utilisés dans ce numéro :
d’irrigation. Au Moyen- Ha’Aretz tel-aviv, quotidien. Aujourd’hui au Faso ouagadougou, quotidien. Criterio (criterio.hn) tegucigalpa, en ligne.
Daily News & Analysis Bombay, quotidien. The Daily Telegraph londres, quotidien. L’Espresso rome, hebdomadaire.
Orient, l’Arabie Saoudite, Expert moscou, hebdomadaire. Frankfurter Allgemeine Zeitung Francfort, quotidien. Financial Times londres, quo-
qui a bâti sa fortune sur tidien. The Guardian londres, quotidien. History Today londres, mensuel. Hong Kong Free Press (hongkongfp.com)
hong kong, en ligne. Los Angeles Times los angeles, quotidien. The Nation lahore, karachi, islamabad, quotidien. New
le pétrole, périra-t-elle par Scientist londres, hebdomadaire. The New York Times new York, quotidien. El País madrid, quotidien. Smithsonian
manque d’eau ? s’interroge, Magazine washington, mensuel. Sunday Independent Dublin, hebdomadaire. Le Temps lausanne, quotidien. Tyzden
provocateur, The Guardian. Bratislava, hebdomadaire. Die Welt Berlin, quotidien.
En Turquie, la construction
annoncée de 22 barrages
sur le Tigre attise la colère
de l’Irak et de la Syrie p.24 à la u ne
voisins, qui craignent
le détournement
de leurs ressources.
Une autre carte, publiée
Bientôt un monde sans eau ?
dans notre hors-série l’Atlas Un quart de la population mondiale
des inégalités (à retrouver pourrait bientôt manquer d’eau
Josh haner/“the new York times”
chez votre marchand
de journaux), et que nous
selon les chiffres du World
reprenons dans le dossier Resources Institute publiés
de cette semaine, montre début août. De l’Arabie Saoudite
les disparités mondiales au Honduras, décryptages avec
d’accès à l’eau potable. The New York Times, The Guardian,
Paradoxalement, celle-ci le site hondurien Criterio, The
coûte plus cher aux pauvres
qu’aux riches. Selon l’Unesco, Nation (Pakistan), DNA (Inde)…
7 jours da ns
les citadins dont le logement
est équipé en eau courante
paient leur eau beaucoup
moins cher que les habitants
allEmagNE p.8 le monde
des bidonvilles qui doivent
acheter de l’eau en bidon
Récession ? Quelle récession ?
ou en bouteille… Pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung, en dépit des récentes rumeurs
Le sujet semble inépuisable. alarmistes, l’économie est solide et l’État n’a pas à s’endetter davantage.
Nous l’avons déjà
longuement évoqué dans
Courrier international et
nous l’évoquerons encore,
TraNsvErsalEs p.36 poliTiquE p.12
car la problématique de l’eau,
fracture mondiale majeure, Barbecue, plutôt Le mal des maires
est sans doute la prochaine
frontière : avec les pénuries gaz ou charbon ? français
viennent les migrations, puis Les viandes grillées au gaz sont-elles La mort de Jean-Mathieu Michel,
les conflits. L’eau est une plus saines que celles cuites au maire de Signes, a secoué les Français.
question environnementale, charbon ? Un journaliste du Temps Pour Die Welt, elle reflète une
sociétale, économique s’est penché sur la question. profonde crise des institutions.
et géopolitique.
Les réfugiés climatiques
pour cause de sécheresse
(ou, à l’inverse, de montée lEs ExploraTEurs 5/6 p.38 360°
Wendell Phillips,
des eaux) vont se multiplier,
et avec eux les conflits pour
le contrôle des ressources –
un Indiana Jones au Yémen
Beppe GiacoBBe, italie
comme celui qui se profile
entre l’Égypte et l’Éthiopie
autour du barrage de
Cet Américain obsédé par la reine de Saba a mené
la Renaissance sur le Nil.
au début des années 1960 une improbable expédition dans
L’eau pourrait bien être
les ruines de l’antique cité de Marib. Le récit d’une équipée
le moteur des prochaines rocambolesque par le Smithsonian Magazine.
guerres.
En couverture : Le lac salin Poopó, en Bolivie, desséché, en 2016. Le réchauffement climatique est
responsable en partie de la baisse de niveau de cette étendue d’eau et a provoqué la mort de millions de poissons.
Photo Josh Haner/The New York Times. Science : dessin de Sondron paru dans L’Avenir, Namur.
4. Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019

Édité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire

et conseil de surveillance au capital de 106400 €
SOMMAIRE SUR NOTRE SITE Actionnaire : La Société éditrice du Monde
Président du directoire, directeur de la publication : Arnaud Aubron
Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président
7 jours dans le monde L’horoscope de Rob Brezsny Dépôt légal août 2019. Commission paritaire no 0722c82101.
8. Hong Kong. Xi Jinping Le signe de la semaine ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
s’arme de patience Lion (23 juillet-23 août) : L’expression américaine Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0) 1 46
46 16 00 Fax général 33 (0) 1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0) 1 46 46 16 02 Site web
11. Controverse. Faut-il faire stay in your lane [“restez sur votre voie”, utilisée pour www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com
Directrice de la rédaction Claire Carrard (16 58) Rédactrice en chef Hamdam
moins d’enfants pour sauver

DESSIN DE MIKEL CASAL, ESPAGNE, POUR COURRIER INTERNATIONAL

inviter les automobilistes à maintenir leur trajectoire], Mostafavi (17 33) Rédacteur en chef Raymond Clarinard (16 77) Direction artistique
la planète a pris le sens de “occupez-vous de vos affaires” Sophie-Anne Delhomme (16 31) Conception graphique Javier Errea Comunicación
édition Virginie Lepetit (chef d’édition, 16 12), Fatima Rizki (17 30) 7 jours dans le
D’un continent à l’autre et a généralement une connotation méprisante. monde Paul Grisot (chef de rubrique, 17 48) Europe Gerry Feehily (chef de service,

12. France. Le mal des maires Je voudrais élargir encore un peu ce sens et l’adoucir 16 95), Danièle Renon (chef de service adjointe, Allemagne, Autriche, Suisse alé-
manique, 16 22), Laurence Habay (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe,

14. République tchèque. pour que tu puisses utiliser cette phrase dans 16 36), Jean-Hébert Armengaud (Espagne 16 57), Sasha Mitchell (Royaume-Uni,
Irlande, 19 74), Carole Lyon (Italie, Belgique 17 36), Antoine Mouteau (Pays-Bas),
Une ville assaillie les semaines à venir. Donnons-lui celui de Vincent Barros (Portugal), Corentin Pennarguear (chef de rubrique, France, 16 93),
Alexandre Lévy (Bulgarie), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège, Suède),
par le tourisme chinois “tiens-t’en aux domaines que tu connais et maîtrises”, Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Romain Su (Pologne),

15. Espagne. Le business ou “n’essaie pas de sortir de ton champ Guillaume Narguet (République tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie,
Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian

des oliviers millénaires de compétences”, ou encore “exprime-toi avec (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat
(chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Sabine Grandadam (chef de service,
16. SÉRIE : LES ÎLES DISPUTÉES 2/4. les moyens que tu as gagné le droit d’employer”. Amérique latine, 16 97), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier (Canada)

Royaume-Uni. Le caillou qui Selon l’écrivaine Zadie Smith, c’est un excellent conseil Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine
Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine,

rend fou pour les auteurs. “Déterminez les choses que vous 17 47), Guillaume Delacroix (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-
jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran),
18. États-Unis. À Los Angeles, ne pouvez pas faire, laissez-les tomber et concentrez- Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe) Afrique Sébastien

la langue tongva renaît de vous sur ce qui marche”, leur enjoint-elle. Hervieu (chef de rubrique, 16 29), Hoda Saliby (chef de rubrique, Maghreb, 16 35), Sidy
Yansané (Afrique de l’Ouest et Afrique centrale), Adrien Barbier (Afrique australe et

ses cendres Tu ferais bien de suivre toi aussi ce conseil dans Afrique de l’Est) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Économie,
16 47), Catherine Guichard (Économie, 16 04), Carole Lembezat (chef de rubrique,
21. Kirghizistan. La chute ton propre domaine de compétence, ami Lion. Courrier Sciences, 16 15), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Bélœil
(chef des informations, 17 32), Claire Pomarès (16 74), Delphine Veaudor (16 76),
d’un autocrate Mélanie Liffschitz (Histoire, 16 96)

22. Iran. Les moudjahidin Également sur notre site Site Internet Carolin Lohrenz (chef des informations, 19 77), Sylvie Chayette (chef
d’édition), Adrien Oster (chef d’éditio n), Paul Grisot (Actualité), Gabriel Hassan
du peuple, nouveaux amis Dans l’actu. La taxation des Gafa, la guerre commerciale, le Brexit sont (rédacteur multimédia, 16 32), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Hoda Saliby

de l’Amérique parmi les sujets discutés au G7 à Biarritz. Retrouvez toutes les meilleures analyses (rédactrice multimédia, 16 35), Laura Geisswiller (vidéo, 16 65), Paul-Boris Bouzin (déve-
loppement web) Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
À la une de la presse étrangère. Traduction Raymond Clarinard (responsable, Courrier Histoire), Mélanie Liffschitz

24. Bientôt un monde Enquête. Quand la Chine avale la côte cambodgienne : les dessous d’un (chef de service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe,
anglais, espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
sans eau ? gigantesque complexe balnéaire construit au Cambodge avec des fonds chinois. (anglais, allemand, portugais), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais),
Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
Long format. Faire du sport en plein air à Dakar : une tradition locale, anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol)
Transversales mais une mission de plus en plus impossible. Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle Bryskier, Philippe
Czerepak, Aurore Delvigne, Françoise Hérold, Julie Martin Pôle visuel Sophie-Anne
34. Économie. Jumia, Delhomme (responsable), Web design et animation Alexandre Errichiello (chef
de service, 1617), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-Badet, Pierrick Van-Thé
l’“Amazon africain”, nouveau Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Twitter, Instagram et Pinterest Iconographie Luc Briand (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie
visage du colonialisme ? Saindon (16 53), Céline Merrien (colorisation) Maquette Bernadette Dremière
(chef de studio, 16 67), Alice Andersen, Catherine Doutey, Gilles de Obaldia, Denis
36. Sciences. Barbecue : plutôt Scudeller Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey
(16 66) Informatique Denis Scudeller (16 84)
gaz ou charbon ? Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
36. Environnement. Oslo gèle fabrication, 45 35) Impression, brochage, routage : Maury, 45330 Malesherbes
ses aides
Atlas des inégalités
Ont participé à ce numéro Laura Bannier, Leïla Bergougnoux, Valentin Bigot,
Jean-Baptiste Bor, Cécile Chemel, Mélanie Chenouard, Marie Daoudal, Geneviève
Deschamps, Corinne Duqueyroix, Amandine Farges, Audrey Fisné, Hugo Florent,
360° François Gerles, Nathan Hallegot, Masatoshi Inoue, Beniamino Morante, Valentine
38. SÉRIE : LES EXPLORATEURS Les richesses, les ressources, Morizot, Claire Olives, Adrien Palluet, Polina Petrouchina, Denis Tarcelin, Jean-
François Tubiana-Potiez, Valentin Scholz, Suzi Vieira, Gudrun Zett
5/6. Wendell Phillips,
les libertés sont mal partagées. Publicité MPublicité, 80, boulevard Blanqui, 75013 Paris, tél. : 0157282020
36 cartes et infographies pour mieux Directrice générale Laurence Bonicalzi Bridier Directeur délégué David Eskenazy
un Indiana Jones au Yémen comprendre ces fractures mondiales (david.eskenazy@mpublicite.fr, 38 63) Directeur de la publicité David Delannoy
44. Culture. Le vieil homme (ddela nnoy@regieobs.fr, 30 23) Directeurs de clientèle Marjorie Couderc (mar-
jorie.couderc@mpublicite.fr, 37 97) Sébastien Herreros (sherreros@regieobs.fr,
et les faussaires
46. Tendances. Bêtes des sables Un hors-série Courrier international 30 54) Assistante commerciale Carole Fraschini (carole.fraschini@mpublicite.fr,
38 68) Partenariat et publicité culturelle Guillaume Drouillet (guillaume.drouillet@
mpublicite.fr, 10 29) Régions Éric Langevin (eric.langevin@mpublicite.fr, 38 04)
47. Histoire. Avoir ses règles chez votre marchand de journaux Direction commerciale online/opérations spéciales Vincent Salini (vincent.salini@
mpublicite.fr, 37 00) Agence Courrier Patricia Fernández Pérez (responsable, 17 37),
en camp de concentration Jessica Robineau (16 08) Dialla Konate (17 38)
Gestion Administration Bénédicte Menault-Lenne (responsable, 16 13), Emilien
Hiron (gestion) Droits Eleonora Pizzi (16 52) Comptabilité 0148884551 Directeur
de la diffusion et de la production Hervé Bonnaud Responsable des ventes France
et International Sabine Gude Responsable commerciale internationale Saveria
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 6.

u rs d a n s
7 jo
le monde
Le Soudan
en liesse
Le train qui entre à Khartoum
transporte des milliers
de Soudanais venus d’autres
provinces. Ils arrivent dans
la capitale pour manifester
leur joie : ce 17 août, les militaires
au pouvoir et l’opposition civile
ont signé un accord historique,
après huit mois de soulèvement
et la destitution du dictateur
Omar Al-Bachir le 11 avril.
Le texte, conclu grâce
à la médiation de l’Éthiopie
et de l’Union africaine, prévoit
le transfert du pouvoir aux civils
au terme de trente-neuf mois de
transition. Celle-ci doit être
menée par un “Conseil souverain”
composé de 11 membres
– 6 civils et 5 militaires.
Même si la joie est immense
dans le pays, la vigilance doit
toutefois rester de mise pendant
cet “interminable intérim”,
souligne l’éditorialiste
du quotidien burkinabé
Aujourd’hui au Faso :
les militaires, au pouvoir
depuis trente ans, risquent
ne pas lâcher prise si facilement
(lire page 10).
Photo Stringer/EPA/EFE/MAXPPP

sur notre site

courrierinternational.com

Retrouvez tous les vendredis

notre diaporama “Une semaine
d’actu en photos”. Et dans notre
édition imprimée, chaque jeudi,
la photo d’actualité la plus forte.
8.
a ns
7 jours odnde
le m
Hong Kong Xi Jinping
s’arme de patience
En manipulant l’opinion et en attendant un éventuel
délitement de l’opposition hongkongaise, le président
chinois espère pouvoir compter sur le soutien croissant des
Chinois du continent, écrit cet universitaire à Hong Kong.
—Hong Kong Free Press Hong Kong
L
e maelström qui est en train de
s’emparer de Hong Kong met le
leader chinois Xi Jinping dans un
sacré pétrin – du moins en apparence.
Les manifestations ne faiblissent pas
[1,7 million de personnes le 18 août], et
même un homme fort tel que lui n’a pas
d’autre solution que d’observer à distance
en serrant les dents.
Xi est confronté à un dilemme. S’il
accède aux revendications des manifes-
tants en retirant le projet de loi contro-
versé sur l’extradition [qui n’a été que
suspendu], ce sera perçu comme une
cuisante défaite, sa première. Cela
encouragerait aussi les contestataires.
Comprenant que leurs tactiques sont
efficaces, ils essaieraient de lui arra-
cher d’autres concessions, comme le
suff rage universel [déjà sur la liste de
leurs cinq revendications]. Pis encore,
céder encouragerait les groupes subver-
sifs en Chine continentale, qui pour-
raient être tentés de suivre l’exemple
de Hong Kong.
L’autre option serait d’envoyer l’armée
pour rétablir l’ordre. Mais une telle initia-
tive perturberait les marchés financiers, à
tel point que les banques internationales
pourraient envisager de rapatrier leurs
fonds et leurs activités vers un endroit
plus stable d’Asie, comme Singapour.
Xi Jinping doit aussi tenir compte de la
réputation de la Chine. Pékin est encore
dans le collimateur des médias interna-
tionaux pour avoir fait intervenir l’armée
sur la place Tian’anmen il y a trente ans
[contre la jeunesse réclamant la démo-
cratie, faisant au moins 1 000 morts]. Et
puis il y a l’actuelle guerre commerciale
avec les États-Unis. Intervenir, même
de la façon la moins offensive possible
– par exemple en imposant un couvre-
feu – créerait certainement des tensions
entre les deux superpuissances et retar-
derait indéfiniment les négociations
commerciales.
Par ailleurs, reste à savoir si l’armée
serait capable d’aff ronter efficacement
les jeunes en tee-shirt noir, qui ont su
organiser leurs manifestations avec une
habileté impressionnante.
Xi est donc particulièrement gêné aux
entournures.
Mais peut-être pas tant que ça.
Les dernières échauffourées à l’aéro-
port de Hong Kong jouent en faveur de
Xi. Mardi 13 août, les manifestants, qui
avaient réussi à bloquer le trafic aérien du
huitième aéroport international pour la
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
↙ Careful… (“Je vous ai à l’œil…”)
Dessin de Danziger paru
dans Rutland Herald, États-Unis.
deuxième journée d’affilée, ont molesté
deux Chinois du continent devant les
caméras du monde entier. Les vidéos
de l’agression ont tourné en boucle sur
les médias chinois, choquant encore un
peu plus l’opinion publique sur le conti-
nent, déjà mal disposée à l’égard de Hong
Kong, après deux mois de manifestations.
Certains agissements des manifestants,
savamment sélectionnés pour l’audience
chinoise de manière à décrédibiliser la
foule vêtue de noir, ont, sur le conti-
nent, jeté le discrédit sur la démocratie.
Chaos. Pour l’opinion publique chinoise,
les scènes de violence à Hong Kong qui leur
sont montrées ne font que confirmer le sen-
timent de méfiance collectif à l’égard des
“dangers” d’une société libre et ouverte.
Si le désordre se poursuit, la société de
plus en plus contrôlée de Xi, certes détes-
table, peut apparaître comme la meilleure
option face au chaos d’un Hong Kong semi-
démocratique. Aux yeux de Xi, toute cette
affaire pourrait bien consolider le soutien
de son 1,3 milliard de sujets continentaux
au régime communiste. Et l’affaiblisse-
ment du degré d’adhésion des 7 millions
de casse-pieds de Hong Kong n’est qu’un
prix minime à payer.
En attendant, l’économie de la Région
administrative spéciale a déjà souffert.
Les arrivées de touristes, qui viennent en
majorité du continent, ont chuté de 30 % au
cours des deux premières semaines d’août,
et c’était avant la débâcle de l’aéroport.
Encore un mois ou deux, et une baisse de
30 % de fréquentation pourrait apparaître
comme un moindre mal.
La stratégie de Xi, qui consiste à attendre
patiemment tout en regardant l’économie
de Hong Kong sombrer et l’opinion publique
hongkongaise commencer à se retourner
contre les manifestants, notamment si le
chômage augmente et les marchés finan-
ciers se mettent à dégringoler, est sans
doute la bonne.
—Paul Stapleton
Publié le 20 août
SOURCE
HONG KONG FREE PRESS
Hong Kong
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– grâce à une campagne
de crowdfunding – par des
journalistes qui s’inquiétaient
de l’érosion de la liberté de la
presse à Hong Kong et pour
fournir une alternative au South
China Morning Post, racheté en
2016 par le groupe Alibaba.
Ci-gît
le glacier Ok
ISLANDE — Un cortège funé-
raire, emmené par la Première
ministre Katrin Jakobsdottir,
a symboliquement dit adieu le
18 août au glacier Okjokull, mort
à l’âge de 700 ans. “En marquant
la disparition d’Ok, nous espérons
attirer l’attention sur ce que nous
sommes en train de perdre alors
que les glaciers agonisent”, relève
Cymene Howe, réalisatrice en
2018 d’un documentaire sur ce
glacier et interrogée par Iceland
Review. “Ces masses de glace sont
les plus grandes réserves d’eau
douce de la planète.”
Un baroud
d’honneur
ARGENTINE —
“El Che Macri,
en avant vers
l’élection, tou-
jours !” ironise
le quot id ien
de gauche
Página12 le 16 août, en référence
au fameux “Hasta la victoria,
siempre”, attribué au révolu-
tionnaire argentino-cubain Che
Guevara. Après avoir perdu les
élections primaires du 11 août –
défaite qui a provoqué une défla-
gration économique en Argentine
–, le président Mauricio Macri a
annoncé une série de mesures
en faveur du pouvoir d’achat,
comme “la suspension de la TVA
sur les aliments de première néces-
sité jusqu’en décembre, le gel du prix
de l’essence” ainsi qu’une hausse
du salaire minimum. En ligne de
mire, le premier tour de la prési-
dentielle, le 27 octobre.
Noces
tragiques
AFGHANISTAN — Un millier
de convives étaient réunis pour
célébrer un mariage dans le
Dubai Wedding City Hall de
Kaboul, le 17 août. Et puis, “en
une minute, la cérémonie s’est
transformée en enterrement” pour
63 des 1 000 invités, raconte le
Washington Post. L’attentat-
suicide, le plus meurtrier depuis
le début de l’année, visait des
chiites. Il a été revendiqué le
lendemain par l’État islamique,
dont “l’émergence pourrait bien
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
↓ Dessin de Cajas,
Equateur.
constituer la plus grande menace
pour les civils afghans, alors que les
États-Unis et les talibans négocient
un accord pour mettre un terme à
dix-huit ans de combats”, prévient
Time Magazine.
Opération
chaos
Royaume-uni — Des documents
confidentiels anticipant les effets
sur le Royaume-Uni d’un Brexit
sans accord ont
été publiés par
The Sunday
Times le 18 août.
Les autorités
s’attendent entre
autres à une hausse
du prix de la nour-
riture et à un réta-
blissement de la
frontière physique
entre l’Irlande et
l’Irlande du Nord.
“Ces documents
détaillent les conséquences les plus
plausibles et non les scénarios catas-
trophes”, précise le journal domi-
nical. Cette fuite complique la
tâche du Premier ministre Boris
Johnson, dont l’objectif est de “faire
planer la menace réaliste d’un Brexit
sans accord afin de convaincre l’UE
de rouvrir les négociations”, rappelle
The Daily Telegraph.
Esclavage :
400 ans après
É tat s - u n i s
— Sombre une
pour le New
Yo r k T i m e s
Magazine à
l’occasion des
400 ans de
l’arrivée des premiers esclaves
africains en Amérique. Sur sa
couverture, où ne figure qu’une
ligne d’horizon à perte de vue,
on peut lire : “En août 1619, un
navire est apparu à l’horizon ici,
près de Point Comfort, un port de
la colonie britannique de Virginie.
Ce navire transportait plus de
20 Africains asservis qui furent
vendus aux colons. Aucune facette
de ce pays, qui était alors dans sa
genèse, ne peut être dissociée des
siècles d’esclavage qui ont suivi.
Quatre cents ans après ce moment
fatidique, il est temps de raconter
notre histoire telle qu’elle s’est véri-
tablement déroulée.”
7 jours. 9
↓ Économie. Dessin de Pavel
Constantin, Roumanie.
ALLEMAGNE
Récession, vous avez
à la réalisation d’excédents budgétaires
depuis quelques années.
Dans ce contexte, la contraction actuelle
dit récession ?
du PIB de l’Allemagne apparaît comme
minime [mais elle pourrait se confirmer au
troisième trimestre selon la Bundesbank].
Il n’y a pas de quoi paniquer. Oui, les com-
La première économie européenne s’est contractée de 0,1 % mandes baissent dans l’industrie allemande,
au deuxième trimestre, ouvrant le débat sur la mise en œuvre et certains groupes connus ont annoncé
de mesures de relance. Ce journal conservateur s’y oppose. des licenciements. Les constructeurs auto-
mobiles dépensent beaucoup d’argent pour
trouver des alternatives rentables au moteur
à combustion et mettre au point des logi-
ciels avancés pour les véhicules de demain.
Il n’y a pas là de quoi s’inquiéter, au
—Frankfurter Allgemeine ou les machines spéciales. Et l’émergence contraire. Ils osent innover et donc prennent
Zeitung Francfort économique de la Chine s’est révélée par- des risques parce que tout changement
L
ticulièrement avantageuse pour elles : les n’est naturellement pas planifiable dans
’État allemand doit-il à nouveau constructeurs allemands offrent ce dont les moindres détails et que la réussite
s’endetter ? Le gouvernement fédé- ce pays a besoin, un pays qui est en train n’est jamais sûre à cent pour cent. Serait-il
ral doit-il mettre au point un plan de devenir une nation industrielle et dont mieux qu’ils s’abstiennent ? Les grands
pour relancer l’économie ? Les voix qui une grande partie de la population voit groupes de nouvelles technologies comme
appellent à renoncer à la politique des sa prospérité augmenter et veut aussi Amazon, Google ou Microsoft renforcent
années passées se font de plus en rouler en Volkswagen, BMW et leurs centres de recherche en Allemagne
plus fortes – car le conflit entre Mercedes. Deuxièmement, l’Al- et recrutent volontiers des informaticiens
Pékin et Washington a des effets lemagne a mis en œuvre sous formés dans les universités allemandes.
de plus en plus importants sur Gerhard Schröder des réformes
l’économie mondiale, en particu- Édito importantes qui ont permis à Prétexte. Si on exige aujourd’hui des
lier sur les pays exportateurs. On beaucoup de gens de trouver du mesures de relance, on doit expliquer
est bien au-delà de la question des droits travail. Troisièmement, les gouverne- concrètement les problèmes qu’elles sont
de douane ou de celle des ventes de soja, ments d’Angela Merkel ont réagi intelli- censées résoudre. Ce n’est pas en construi-
et il n’y a pas d’accord en vue susceptible gemment à la crise financière et contribué sant des routes et des ponts qu’on va appor-
de ramener rapidement le calme. ainsi à la reprise rapide de l’économie, ter une solution au fait que le président
Bien entendu, la classe politique ne fait à la baisse de l’endettement, et même américain remet en cause les règles de la
pas la sourde oreille à la situation écono- mondialisation et poursuit un nationa-
mique, d’autant que des élections régionales lisme économique à somme nulle, c’est-à-
importantes doivent avoir lieu prochai- dire où l’un ne peut gagner que si l’autre
nement. Les organisations patronales et perd. Si c’est ce qui nous attend à moyen
les syndicats demandent un soutien, ce terme, il appartient à chaque entreprise
qui est compréhensible, mais la chance- de trouver une solution. Ce n’est pas
lière devrait camper sur ses positions, et à le rôle de Berlin.
raison : il n’est actuellement pas nécessaire
de lancer un vaste programme d’aide.
Dans le même temps, il est tout
simplement faux de rendre Donald
L’économie allemande, la plus grande Trump responsable de tous les défis
d’Europe, n’est pas dans une crise économiques que connaît notre pays.
telle qu’il faille recourir à l’ar- Le président américain n’est pour rien
gent du contribuable (en dans le fait qu’aucune entreprise de
grande quantité) pour en logiciels allemande de rang mon-
venir à bout. dial n’a été fondée depuis SAP le
Pour s’en convaincre, 1er avril 1972. Ce n’est pas Trump
on peut se pencher sur son qui freine le développement de
évolution sur le long terme : l’Internet à haut débit ni celui
le PIB allemand a considérable- de la formation en informatique
ment augmenté au cours des vingt à l’école. Ce n’est pas à cause de
dernières années, puisqu’il est passé de lui que l’électricité est plus chère chez nous
2 milliards à près de 3,5 milliards d’euros, que dans les autres pays et que le gouver-
soit un accroissement de 70 %. Dans le nement agit beaucoup en matière de poli-
même temps, le chômage n’a cessé de dimi- tique sociale, mais s’occupe relativement
nuer, et le nombre d’actifs d’augmenter – peu des entreprises.
ils sont actuellement 45 millions, selon les Ce sont là des domaines où Berlin peut
statistiques. Il n’y a jamais eu autant de faire beaucoup pour la réussite économique
gens qui ont du travail en Allemagne. Il de l’Allemagne à long terme. Si des inves-
ne faut pas oublier ni occulter tout cela. tissements publics pertinents peuvent
On peut en dire autant des raisons aider, allons-y. Car il est aussi vrai que
de cette évolution que le monde entier les conditions sont vraiment favorables
jalouse. Premièrement, les entreprises alle- en ce moment.
mandes, petites et grandes, convainquent, —Alexander Armbruster
que ce soit dans l’automobile, l’ingénierie Publié le 19 août
10. 7 JOURS Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019

Dans la crise, plus
profondément
ITALIE — Comme attendu, le
chef du gouvernement Giuseppe
Conte a présenté sa démission
le 20 août. Sa décision met fin
à quatorze mois d’une coalition
inédite entre le Mouvement 5
étoiles (anti-système) et la Ligue
(extrême droite) emmenée par
le vice-président du Conseil
Matteo Salvini. C’est ce dernier,
qualifié par Giuseppe Conte
d’“opportuniste”, qui a déclenché
la crise en espérant provoquer
des élections anticipées et accé-
SOUDAN
Enfin
innocentée La lente et périlleuse
mue vers un pouvoir civil
SALVADOR — Evelyn Hernández
a été acquittée le 19 août du
meurtre de son bébé mort-né,
après plus de trois ans de bataille
judiciaire et trente-trois mois Un accord de transition a été signé le 17 août entre les militaires
derrière les barreaux, rapporte La au pouvoir et les représentants de la contestation. Pour ce
Prensa Gráfica. La jeune femme,
aujourd’hui âgée de 21 ans, avait
journal burkinabé, la vigilance doit néanmoins rester de mise.
perdu son bébé après avoir accou-
ché dans des toilettes. Transférée
à l’hôpital, elle avait été immédia-
tement arrêtée et incarcérée pour
homicide, dans un pays où les lois —Aujourd’hui au Faso (extraits) cette transition à bon port avec des élec-
antiavortement sont parmi les Ouagadougou tions transparentes et acceptables. Bref,

der à la tête du gouvernement.
Mais face à son offensive deux
off res de coalition ont émergé.
Et donc maintenant, relève La
Repubblica, “le problème c’est
le scénario post-Conte”.
Un bidonville
en cendres
BANGLADESH — “Un quartier
dévoré par le feu, des habitants
consumés par le désespoir”, titre
le Daily Star le 18 août sur une
photo d’un bidonville de Dacca
réduit en cendres. “L’incendie
qui s’est déclaré dans le bidonville
de Chalantika à Dacca vendredi
16 août n’a pas seulement détruit
des logements, il a aussi anéanti
les rêves de ses habitants”, ajoute
le quotidien. S’il n’y a pas eu de
victimes, 3 000 foyers ont été
engloutis dans les flammes, lais-
sant quelque 10 000 personnes
sans abri. Parmi elles, un grand
nombre d’ouvriers de l’indus-
trie de la confection. Beaucoup
étaient partis célébrer la fête
musulmane de l’Aïd Al-Adha,
sans quoi le bilan aurait été cer-
tainement plus lourd.
plus strictes du monde. Elle avait
été condamnée en juillet 2017 à
trente ans de prison.
Le Groenland
n’est pas à vendre !
DANEMARK — “Stratégiquement,
pour les États-Unis, ce serait bien.”
Par ce commentaire, le prési-
dent américain Donald Trump a
confirmé le 18 août avoir évoqué
la possibilité de racheter le
Groenland. L’information avait
été révélée quelques jours plus
tôt par le Wall Street Journal.
“Il va de soi que le Groenland
n’est pas à vendre”, ont réagi les
autorités de ce territoire
autonome du Danemark
qui se trouve de plus en
plus convoité à mesure
que la fonte de la
calotte polaire ouvre
la perspective de nou-
velles routes maritimes et
de nouveaux fi lons
miniers.
P
d’indiquer le chemin des casernes aux mili-
ile les civils gagnent, face les mili- taires et celui de la gouvernance aux civils.
taires perdent ! Après huit mois de Ce sera un tango entre civils et militaires
lutte sans merci, l’Alliance pour la de trois ans et trois mois entre deux entités
liberté et le changement (ALC), fer de lance qui se sont détestées. Et quand bien même
de la contestation populaire, est parvenue on parviendrait sans problème au terme des
↙ Groenland.
à dissiper la buée dans laquelle tentait de trente-neuf mois, l’élection fera l’objet de
les maintenir le quarteron de généraux, ex- toutes les convoitises et de toutes les ten-
Psychiatre. compagnons d’Omar Al-Bachir [pré- tatives de manipulation.
Dessin de
Martirena,
sident déposé par l’armée en avril
après près de trente ans de règne].
Les Soudanais ont gagné la pre-
mière manche de leur combat, mais,
Cuba. Les 17 et 18 août, un accord a scellé embarqués dans le même bateau que
l’avènement du Conseil souverain ÉDITO leurs ex-bourreaux, rester sur le qui-
[constitué de six civils et de cinq vive est impératif. Les Soudanais
militaires, il conduira la transition pen- ont décidé de ne plus regarder passer les
dant un peu plus de trois ans]. trains de l’histoire, mais d’être à bord, et
Des images qui ont suscité une liesse de même d’être aux commandes de la loco-
joie à Atbara, la ville d’où sont parties les motive. Cette posture aura un coût.
émeutes de la faim le 19 décembre 2018 [jour —Zowenmanogo Zoungrana
de l’annonce du triplement du prix du pain Publié le 19 août
par le gouvernement], avant d’atteindre la
capitale, Khartoum. Oui, avouons-le : cran
après cran, les Soudanais se détutélarisent
Al-Bachir devant
du joug des soldats entrés par effraction en
politique en 1989, à grand renfort de bruits
ses juges
de fusils. L’ALC et tous les démocrates du ●●● L’ancien président du Soudan,
pays sont en train de conquérir leur liberté destitué le 11 avril, a comparu le 19 août
pour l’avènement d’un État de droit, au devant un tribunal. Il doit répondre des
grand dam de la soldatesque. accusations de “possession de devises
Au regard de l’âpre lutte menée par le étrangères, de corruption et de réception
peuple soudanais, et vu le sang versé par les illégale de cadeaux”, précise le site
martyrs de la démocratie [les huit mois de d’Al-Jazira. Et au premier jour de son
révolte et la répression sanglante ont provo- procès, un policier a affirmé qu’Omar
qué la mort de 250 civils], absolument rien Al-Bachir lui avait confié avoir reçu
ne semble pouvoir entraver cette marche 90 millions de dollars en liquide de

18 500
C’est le nombre de “chèvres pompiers” déployées sur le
terrain au Portugal pour lutter contre les incendies. Leur rôle?
Brouter la végétation afin d’éviter la propagation des feux.
L’hebdomadaire Expresso l’annonce dans un petit article
en écho à un reportage du New York Times. Le quotidien
américain s’est rendu récemment à Vermelhos, un village
de l’Algarve, pour rendre compte de cette solution, “la plus
naturelle et la plus économique”, selon le gouvernement
portugais. Ce projet pilote a officiellement été lancé
en mars 2018 pour une durée de cinq ans.
héroïque vers des horizons prometteurs. la main de membres de la famille royale
Vigilance tout de même, eu égard à cette saoudienne, dont feu le roi Abdullah
longue transition de trente-neuf mois. Un et le prince Mohammed Ben Salmane.
interminable intérim dont les vingt et un Mais, quelles que soient les sommes
premiers mois seront assurés par un géné- détournées, Nesrine Malik, chroniqueur
ral. Ce sera presque deux années délicates d’origine soudanaise du Guardian,
de surveillance mutuelle entre civils et mili- regrette qu’“après trente années
taires, d’actions calculées, car si les soldats de massacres ethniques, de tortures
ont, de guerre lasse, lâché prise pour s’ac- et d’exécutions arbitraires, Bachir a[it]
commoder avec la volonté du peuple, ils été inculpé d’un seul chef de corruption”.
n’ont guère pour autant renoncé à rester Accusé de génocide au Darfour, Omar
dans le jeu politique, voire demeurer maîtres Al-Bachir fait toujours l’objet de deux
du jeu, jusqu’en 2022 et au-delà. mandats d’arrêt de la part de la Cour
Et ce sera également de la responsabilité pénale internationale.
du civil qui prendra les rênes les derniers Mais les dirigeants à Khartoum
dix-huit mois de conduire impérativement ont écarté l’idée de le livrer à la CPI.
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
Controverse
Faut-il faire moins d’enfants pour sauver la planète ?
Au Royaume-Uni, le prince Harry a confié au magazine Vogue que ses convictions écologiques l’empêchaient
d’avoir une progéniture trop nombreuse. Sa prise de position a ravivé un vieux débat.
oui
C’est une grosse
économie en CO2
—The Guardian Londres
o
mon cher Harry, la vie est un peu
compliquée, n’est-ce pas ? Dans
votre entretien avec la grande pri-
matologue Jane Goodall, paru dans l’édition
britannique de Vogue, vous sous-entendez
que vous n’aurez pas plus de deux enfants
par souci pour la planète. Par rapport à vos
parents et grands-parents, c’est en effet
un bon début. Mais la planète vit assez
mal vos habitudes de globe-trotteur. Et si
vos deux petits adoptent les mêmes com-
portements que papa et maman, ça ne va
rien arranger.
Pour réellement changer les choses,
il faut que vous et votre famille cessiez
de voyager en jet privé pour un séjour en
Jamaïque, un safari de luxe au Botswana,
un mariage à Montego Bay, une escapade
improvisée à Tromsø, en Norvège, une
petite pause en Australie et à New York
avant la naissance du bébé, une retraite
dans les îles méditerranéennes et un petit
détour par les îles Fidji.
Mais vous avez raison d’associer le sort de
la planète à la croissance démographique.
Par les temps qui courent, ne pas protéger
la Terre serait un manquement à nos obli-
gations. Depuis soixante-dix ans, la popu-
lation humaine a quasiment triplé, et la
consommation des ressources a fortement
augmenté chez les plus riches – deux points
qui, selon de nombreux défenseurs de l’en-
vironnement, notamment Jane Goodall,
David Attenborough et Chris Packam,
sont responsables de l’effondrement des
écosystèmes, de la crise climatique et de
la pollution.
Ainsi, parmi tous les changements que
vous pourriez adopter au quotidien, avoir
un enfant de moins est de loin la meilleure
solution. Selon des travaux de recherche réa-
lisés à l’université de Lund, en Suède, choi-
sir d’avoir un enfant de moins permet aux
parents de réduire leurs émissions de CO2
de 58,6 tonnes par an au cours de leur vie
– c’est 25 fois plus que tout autre mesure
écologique. Se débarrasser de sa voiture,
éviter les vols long-courriers et devenir
végétarien, c’est très bien, mais selon les
chercheurs ces décisions économisent très
peu de CO2 par rapport à celle d’avoir un
enfant en moins.
Et vous, Harry, n’êtes pas un parent ordi-
naire. En termes écologiques, vous et votre
famille êtes un troupeau d’éléphants piéti-
nant la forêt. Au cours de votre vie, le bébé
britannique moyen émettra jusqu’à 150 fois
plus de CO2 qu’un enfant né en Éthiopie.
À seulement 34 ans, vous avez probable-
ment déjà émis plus de CO2 et autres gaz
à effet de serre que ne le feront quasi tous
les habitants du Malawi, soit 18 millions
de personnes, au cours de leur vie entière.
C’est pourtant une bonne chose que vous
ayez discuté avec Jane Goodall, car très
peu de gens sont prêts à admettre cette
vérité qui dérange, c’est-à-dire le fait que
la population soit le principal moteur de la
crise écologique mondiale. La plupart des
partis politiques et des ONG environne-
mentales ont peur d’en parler, car on dirait
un reproche adressé aux pays ayant un taux
élevé de natalité. Il est beaucoup plus facile
de clore le débat et d’attribuer aux riches
et à leur mode de vie extravagant la res-
ponsabilité du recul de la biodiversité et
du changement climatique.
La consommation a son importance,
évidemment, mais il faut aussi s’appuyer
sur des chiffres. Il y a actuellement 7,5 mil-
liards de personnes sur Terre, ce chiffre
augmente de 82 millions chaque année et
la population mondiale devrait atteindre
11 milliards d’habitants pendant la vie des
enfants de Harry. Subvenir aux besoins de
3,5 milliards de personnes supplémentaires
Avoir un enfant de moins
permet aux parents de
réduire leurs émissions de
CO2 de 58,6 tonnes par an.
– l’équivalent de l’Inde et de la Chine actuel-
lement – aura inévitablement des répercus-
sions sur le climat, les océans et les forêts,
et épuisera les ressources naturelles. Dans
les régions où la croissance démographique
est forte, nombreux sont ceux qui veulent
moins d’enfants mais qui n’ont pas accès à
la contraception.
Malgré tout, la croissance démographique,
l’utilisation des ressources naturelles et les
retombées environnementales sont étroi-
tement liées, et il y a peu de chances qu’on
puisse remédier à l’extinction de masse et
à l’urgence climatique actuelles, à moins de
s’attaquer aux deux en même temps. David
Attenborough a résumé la situation : “Ce
n’est pas uniquement une question de dérègle-
ment climatique ; c’est un problème d’espace,
d’endroits où produire de la nourriture pour
cette horde phénoménale. Si nous ne limitons
pas nous-mêmes notre croissance démogra-
phique, la nature le fera pour nous. La nature
le fait déjà pour nous.”
—John Vidal
Publié le 31 juillet
non
La Terre en passe
de se dépeupler
—The Daily Telegraph (extraits)
Londres
F
âcheux timing pour le prince Harry
et Meghan Markles. Un jour après
avoir annoncé qu’ils n’auraient
pas plus de deux enfants par souci éco-
logique, l’Institut britannique de la sta-
tistique a révélé que le taux de natalité en
Angleterre et au pays de Galles avait chuté
de 10 % depuis 2010. Pour qu’une popula-
tion se maintienne, il faut 2,1 naissances
par femme, mais ce chiffre n’est plus que
de 1,7 en Angleterre et au pays de Galles
(contre 1,8 en 2018).
Notre perception de la population
humaine est un peu faussée. La plupart
des gens pensent que le monde étouffe
à cause de la propagation débridée de
notre espèce. En politique, les Verts affir-
ment ouvertement qu’avoir des enfants est
égoïste. Selon eux, on peut toute sa vie
éviter l’avion et la voiture, réutiliser et
recycler méticuleusement, cultiver son
potager, mais tous ces comportements
vertueux ne serviraient à rien si on n’a ne
serait-ce qu’un enfant.
Et pourtant, nous nous dirigeons à plus
ou moins long terme vers la dépopulation,
même s’il n’y paraît pas. Les démographes
ne savent pas exactement quand, mais
beaucoup s’accordent à dire que ce sera
au xxie siècle. Une grande étude réalisée
par la Deutsche Bank porte à croire que la
population mondiale atteindra 8,7 milliards
de personnes en 2055, avant de retomber à
8 milliards d’ici à 2100. D’après l’ONU, le
pic sera atteint à 11,5 milliards de Terriens,
mais ce ne serait pas la première fois que
cette organisation surestime la croissance
7 jours. 11
démographique. D’autres études avancent
divers chiffres allant jusqu’à 14 milliards.
Mais tout le monde est d’accord pour dire
qu’un pic est à venir.
Pourquoi ? Car dans tous les pays, le taux
de fécondité baisse à mesure que la popu-
lation s’enrichit. Là aussi, les statisticiens
s’interrogent sur les causes de cette dyna-
mique. Notre espèce semble la seule à moins
se reproduire à mesure qu’augmente l’ap-
provisionnement en nourriture. Certains
affirment que tout repose sur la scolarisa-
tion des filles : plus elles restent longtemps
à l’école, plus le taux de natalité est faible.
D’autres pensent que le facteur qui compte
le plus est le développement de la société
de consommation. Selon moi, la corrélation
essentielle concerne la mortalité infantile.
Dans une société où de nombreux enfants
meurent de maladie, de malnutrition ou de
violences, il est logique d’avoir une grande
famille. Les avancées de l’État de droit et
de la médecine modifient les priorités.
Nous pouvons discuter des causes, mais
pas des chiffres. Sur chaque continent, le
développement économique fait baisser le
taux de fécondité. Au Kenya par exemple,
ce chiffre est passé en cinquante ans de
8 naissances vivantes par femme à 3,5 ;
il est passé de 6,8 à 2,1 en Iran et de 5,7 à
1,7 au Brésil. Plus le pays s’enrichit, plus la
chute est forte.
Aujourd’hui, dans les pays riches, la plu-
part d’entre nous vivent dans une sorte
d’éden, où nous avons accès à des diver-
tissements et à des luxes qui auraient
semblé inimaginables aux générations
précédentes. Certes, le taux de natalité
dans les États développés est bien en deçà
du seuil de renouvellement : 1,7 au Chili ;
1,6 en Allemagne ; 1,5 au Canada ; 1,4 au
Luxembourg ; 1,3 au Japon ; 1,2 à Singapour ;
1,1 en Corée du Sud. Même ces chiffres
sont souvent dopés par les mères immi-
grées, qui conservent les habitudes cultu-
relles de leur société d’origine, plus pauvre.
Un enfant sur trois au Royaume-Uni naît
d’une femme venue d’un autre pays.
On peut multiplier les arguments contre
la procréation. Personne ne doit se sentir
forcé d’avoir ou de ne pas avoir d’enfants.
Mais on ne peut plus dire qu’avoir une
famille moins nombreuse est un choix
absolument altruiste. La prochaine géné-
ration devra faire face aux défis de la dépo-
pulation : difficultés de financement des
retraites, villes qui tombent en ruine et
tensions intergénérationnelles.
—Daniel Hannan
Publié le 3 août
12.
d’un
continent
à l’a ut r e.
fra nce
Politique.
Le mal
des maires
La mort du maire de Signes,
Jean-Mathieu Michel, a secoué
les Français. Pour ce quotidien allemand,
elle reflète une profonde crise
des institutions dans un pays
où le respect pour les élus disparaît
progressivement.
—Die Welt Berlin
E
n voyant le grand bureau
de Jean-Mathieu Michel à
la mairie de Signes, on s’at-
tendrait que le maire revienne à
tout instant. Des piles de dossiers,
des feuilles volantes, des coupures
de presse. Pour la déco, un ballon
de rugby, posé à l’avant du bureau.
Sans les portraits du maire
étalés sur ce même bureau, on pen-
serait qu’il vit encore. Les photos
montrent un homme d’un cer-
tain âge, coiffé d’un chapeau de
paille. Sur un des clichés, on le
voit en train de prononcer un dis-
cours enflammé, avec son écharpe
bleu-blanc-rouge aux initiales de
la République française, tendue sur
un ventre qui trahit le bon vivant.
Jean-Mathieu Michel, maire de
la bourgade de Signes, 2900 âmes,
est mort le lundi [5 août], dans
Europe ......... 14
Amériques...... 18
Asie ........... 21
Moyen-Orient... 22
l’exercice de ses fonctions, écrasé
par une camionnette. Il a été
décoré à titre posthume de la
Légion d’honneur et inhumé au
son des fifres et des tambourins
de Provence, en présence de deux
ministres.
Le président de la République
a envoyé un mot dans lequel il
assure qu’il veillera “personnelle-
ment” à ce que, face aux incivili-
tés et à l’irrespect grandissants,
la réponse de l’État soit “ferme,
exemplaire et sans complaisance”.
Les circonstances de la mort
de l’édile ont choqué les Français,
bien au-delà de Signes, bien au-
delà de la Provence : ce matin-
là, Jean-Mathieu Michel avait
sermonné un jeune homme qui
venait de déverser des gravats
dans la nature. Il avait garé son
SUV blanc devant la camion-
nette de l’ouvrier pour l’empêcher
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
de prendre la fuite et il était en
train d’appeler la police lorsque
celui-ci a reculé et percuté l’élu
de 76 ans.
En bordure de la D402, petite
départementale qui traverse les
85000 hectares du parc naturel
[du massif] de la Sainte-Baume,
on peut encore voir des compo-
sitions florales se flétrir au soleil,
une semaine après les faits. La
police a matérialisé au sol, à la
bombe orange, la position des
véhicules et du corps de la vic-
time. Au loin, on aperçoit la mon-
tagne de Cézanne, la montagne
Sainte-Victoire, qui dresse sa
tête nue vers le ciel.
Jean-Mathieu Michel
est la première
victime d’une
République en crise.
Cet éden n’est troublé que par
le vrombissement des bolides qui
font des tours de piste sur le cir-
cuit tout proche du Castellet, qui
appartient au fabricant de pastis
Paul Ricard, lui-même un ancien
maire de Signes.
Pourquoi Jean-Mathieu Michel
est-il mort? N’était-ce qu’un acci-
dent bête, causé par un geste un
peu vif? Comment expliquer que
l’ouvrier ait fait marche arrière
alors qu’il savait ou, tout au moins,
devait supposer que Jean-Mathieu
Michel se trouvait derrière sa
camionnette?
La justice a ouvert une infor-
mation judiciaire visant le jeune
ouvrier de 23 ans, pour homi-
cide involontaire. Une quali-
fication que réfute la famille.
Jean-Mathieu Michel était accom-
pagné de deux témoins, mais il
faudra attendre le procès pour
↙ Dessin de Bertrams paru
dans De Groene
Amsterdammer, Pays-Bas.
que toute la lumière soit faite
sur cette affaire.
Quoi qu’il se soit réellement
passé ce lundi matin, la mort du
vieil édile a secoué les Français :
sa mort est un symbole, un symp-
tôme, l’illustration de la dispari-
tion progressive du respect et de
la considération pour les repré-
sentants de l’État. Jean-Mathieu
Michel est la première victime
d’une République en crise, dont les
citoyens n’ont plus foi dans la poli-
tique ni confiance dans leurs élus.
Les premiers à le sentir sont
les maires – ce sont les élus les
plus proches de la population.
“Nos maires sont en danger”, alerte
François Baroin, maire de Troyes
depuis plus de vingt-cinq ans et
président de l’Association des
maires de France.
Peu après la mort de Jean-
Mathieu Michel, le ministère de
courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
l’Intérieur a publié des chiffres
qui font froid dans le dos. L’année
dernière, 361 maires auraient été
victimes de violences en France.
C’est presque un par jour. Une
bonne moitié d’entre eux auraient
reçu des menaces verbales ou
subi des pressions. Près de 40 %
auraient été victimes de violences
physiques.
Le vendredi [9 août], le maire
de Saint-Myon, dans le Puy-de-
Dôme, a été attaqué au couteau.
Un autre a vu la porte de son domi-
cile incendiée. Michel Soriano,
64 ans, maire depuis onze ans
du petit village de Lasséran, dans
le Gers, est bien placé pour en
parler. L’édile est insulté régu-
lièrement et a été agressé phy-
siquement à plusieurs reprises.
Un jour, il a même été menacé de
mort. “Heureusement que je cours
vite”, confie l’homme dans une
interview au Journal du dimanche.
Il déplore aussi que, après onze
ans à exercer une fonction qui
ne lui laisse guère de temps pour
sa famille et pour laquelle il ne
Plus d’une centaine
de permanences
d’élus ont été
vandalisées ces
dernières semaines.
s’attribue que 300 euros (pour
payer son essence), il ne trouve
pas de successeur. Quand on lui
demande pourquoi il est devenu
maire, il répond : “En tout cas, ce
n’est pas pour l’argent ! Mon moteur,
c’est le bien-être de la collectivité.”
Parmi les représentants de
l’État, les maires font pourtant
partie des plus respectés. Un
récent sondage Ifop révèle que
83 % des interrogés ont une “bonne
opinion” de leur maire. Pour les
sénateurs et les députés, ce chiffre
tombe à 33 % – seul un tiers des
Français a encore confiance dans
le monde politique.
Les premiers à en faire l’ex-
périence sont les députés de
La République en ma rche
(LREM), le parti d’Emma-
nuel Macron. Dans les régions
rurales, où les agriculteurs pro-
testent contre la signature de
l’accord de libre-échange avec le
Canada, 15 permanences d’élus
ont été vandalisées ces dernières
semaines, murées, couvertes de
graffitis. Depuis la prise de fonc-
tion des députés [LREM], sou-
vent novices en politique, ce sont
au total plus d’une centaine de
permanences qui ont été visées.
Quand Valérie Gomez-Bassac,
députée du Var, est revenue de
l’enterrement du maire de Signes,
c’était pour découvrir que sa per-
manence avait été prise pour
cible. “On est encore là”, disait
l’inscription bombée à la pein-
ture jaune sur la façade – mani-
festement une opération des
“gilets jaunes” visant à rappeler
leur existence et leurs revendica-
tions au bon souvenir de l’élue.
Irrespect croissant. Il règne
une drôle d’ambiance dans cette
République qui attache tant d’im-
portance à la liberté, l’égalité et la
fraternité. Les incivilités, le van-
dalisme, les menaces verbales et
les agressions physiques, l’irres-
pect croissant à l’égard des repré-
sentants de l’État – tout cela n’est
pas sans rappeler l’époque de la
Révolution française, quand ces
idéaux [de la devise républicaine]
ont été conquis de haute lutte,
par la violence.
C’est Alain Reichardt, l’ancien
adjoint de Jean-Mathieu Michel,
qui siège désormais à la place du
maire. Depuis le lundi [12 août],
il est son successeur officiel. Il
parle d’un ami souvent bourru,
mais aussi grand amateur d’opéra
et qui, en quarante-deux années
de mandat, n’a “jamais pris de
vacances”. Jean-Mathieu Michel
se plaisait à dire que, même si le
pape l’appelait, il donnerait encore
la priorité aux Signois.
“Jeannot, tu n’es pas mort pour
rien, assure Alain Reichardt. On
a un problème avec tous ceux qui
symbolisent l’État. Les policiers,
les pompiers, les urgentistes, les
enseignants, les directeurs d’école :
plus personne n’est respecté dans ce
pays”, déplore-t-il. Reste la maigre
consolation de savoir que la mort
de son ami a peut-être ouvert les
yeux aux Français.
Alain Reichardt, regard bleu,
silhouette athlétique, retraité à
Signes après une carrière dans
la marine à Toulon, voulait arrê-
ter la politique, à dire vrai. En
mars, aux municipales, il pré-
sentera pourtant sa candidature.
Notamment pour faire barrage
aux extrêmes. “Qu’est-ce qui se pas-
sera si quelqu’un du Rassemblement
national se présente et gagne les élec-
tions ?” Jeannot, dit-il, se retourne-
rait dans sa tombe.
—Martina Meister
Publié le 13 août
Vu d’espagne
Macron prend
les rênes de l’Europe
Au grand désespoir de l’Allemagne, le président
français semble asseoir toujours plus solidement
son pouvoir sur l’Union. Pourtant, les divergences
entre les Vingt-Sept réduisent son champ d’action.
—El País Madrid
L
e récent choix de la vice-
présidente de la Banque
mondiale, Kristalina
Georgieva, comme candidate
européenne à la tête du Fonds
monétaire international (FMI)
doit être considérée comme une
victoire personnelle du président
Emmanuel Macron. L’ancienne
commissaire bulgare était, en
effet, sa candidate cachée, avant
même qu’ait commencé la valse
des [prétendants].
L’essentiel des nouveaux postes
communautaires porte la marque
de la France. Ainsi, la nouvelle pré-
sidente de la Commission, Ursula
von der Leyen, est tout autant une
[ex-]dauphine de la chancelière
Angela Merkel qu’un nom suggéré
par Paris. La nouvelle présidente
de la Banque centrale européenne
(BCE), Christine Lagarde, est on
ne peut plus française. Et le nou-
veau président désigné du Conseil
européen, le Belge francophone
Charles Michel, appartient au
même groupe libéral que le pré-
sident de la République.
En politique, une si riche mois-
son n’est jamais due au hasard.
Sans compter que la chancelière
en est pour ses frais. Parce que
la nomination de l’Allemande
Ursula von der Leyen à la tête de
la Commission ne doit pas faire
illusion : l’indépendance du collège
des commissaires et la pluralité
de sa composition rendront diffi-
cile toute tentative de faire primer
les intérêts immédiats ou à court
terme de l’Allemagne.
En outre, Merkel a été malme-
née, car elle a dû faire face à une
rébellion de son propre parti, le
Parti populaire européen (PPE),
contre le pacte initial, qui a été
remis en cause : un fait insolite
après quinze ans d’un pacte qui
avait marqué, vaille que vaille,
l’ordre du jour européen. Pendant
toutes ces années, la chancelière
avait exercé officieusement un
droit de veto individuel, même sur
des questions qui sont votées non
pas à l’unanimité, mais à la majo-
rité. Elle devient ainsi un “canard
boiteux”, son importance décroît
de jour en jour.
Faiblesses. Résultat, ces pre-
mières décisions de la législature
marquent un tournant : le lea-
dership de l’Union passe de Merkel
à Macron. Le président français
présente des qualités pour assu-
rer la relève. Il dispose d’un pro-
gramme clair et ambitieux, sur
lequel il a bien communiqué. Son
projet politique est connu, son
audace sans limites, ou presque.
Et il se situe dans une certaine
centralité politico-idéologique.
Malgré ces atouts, la France pré-
sente de nombreux points faibles :
son économie n’est pas aussi forte
que celle de l’Allemagne, et ses
finances publiques sont moins
France. 13
↙ Angela Merkel et Emmanuel
Macron. Dessin de Balaban,
Luxembourg.
saines. La prestidigitation diplo-
matique employée par Macron
pour renouveler les postes clés
de l’UE s’est faite au détriment de
certains de ses amis, comme l’Es-
pagne. Et la présidence française
n’a toujours pas exorcisé ses fai-
blesses intérieures, reflétées par le
mouvement de contestation popu-
liste et violent des “gilets jaunes”.
Macron ne peut donc pas aspi-
rer à être le chef de file de l’Union
sur le modèle de Merkel – cette
dernière, d’ailleurs, était plus
discrète –, comme s’il était un
nouvel avatar proeuropéen du
général de Gaulle. Il y a déjà
longtemps que même le couple
franco-allemand ne peut plu y
aspirer seul, dans un club dont
les nombreux membres ont sou-
vent des avis contradictoires.
Mais il peut et il doit tenter
d’établir une vraie complicité col-
légiale, qui regroupe au moins
Berlin, Paris et la Commission,
comme à l’époque dorée de
François Mitterrand, Helmut Kohl
et Jacques Delors. Sans laisser sur
la touche d’autres membres impor-
tants comme l’Espagne. Les défis
internationaux qui s’annoncent,
notamment la prochaine défec-
tion du Royaume-Uni, exigent une
direction des Vingt-Sept solide,
plurielle et efficace.—
Publié le 14 août
L’économie
s’invite au G7
●●● Entre la guerre
commerciale entre la Chine
et les États-Unis, le Brexit,
les Gafa, ou encore la
crise italienne, les grandes
puissances ne manqueront
pas de sujets de
discussion lors du G7,
qui se tient du 24 au 26 août
à Biarritz. Le risque
d’une nouvelle récession
devrait également
occuper les esprits
d’Emmanuel Macron,
Justin Trudeau, Angela
Merkel, Donald Trump,
Shinzo Abe, Giuseppe
Conte et Boris Johnson.
Pour découvrir ce que
la presse étrangère écrit
avant, pendant
et après le G7, rendez-vous
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14. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
europe
République tchèque.
Une ville assaillie
par le tourisme
chinois
La ravissante bourgade médiévale de Cesky
Krumlov est devenue une destination
privilégiée pour les Chinois, qui représentent
désormais 20 % de la population.
—Tyzden Bratislava
T
out y est devenu chinois.
Des hôtels, des restau-
rants, des commerces et
même des quartiers résidentiels
entiers avec de grandes tours
de logements. Les casinos sont
chinois, les centaines de milliers
de vacanciers sont bien entendu
chinois, et même la mafia locale
est chinoise. Les autorités se sont
résignées à leur présence et leur
ont officieusement cédé la ville…
Ce dont il est question ici, c’est
de la petite cité balnéaire autrefois
somnolente de… Sihanoukville, au
Cambodge. Quelques années ont
suffi pour que Sihanoukville se
transforme radicalement. Le gou-
vernement cambodgien a ouvert
les portes au dragon chinois pour
lui permettre d’investir. Celui-ci
s’y est engouff ré. Les investis-
sements sont arrivés, simple-
ment ils ont été d’une ampleur
bien plus importante que ce à
quoi les Cambodgiens s’atten-
daient. Aujourd’hui, les princi-
pales rues et le littoral ne leur
appartiennent plus, les Chinois
ont tout racheté. Depuis 2012,
le nombre de touristes a aug-
menté de 700 %. Une partie de ces
vacanciers ont posé leurs valises
pour de bon. On estime que les
Chinois représentent désormais
20 % de la population.
L’exemple de Sihanoukville
peut-il servir d’avertissement
à Cesky Krumlov ? On peut lire
tout et son contraire sur Internet.
Selon les informations pêchées
sur différents sites, cette petite
ville – dont le centre historique a
été, après la chute du régime com-
muniste, l’un des tout premiers
sites tchèques inscrits au patri-
moine mondial de l’Unesco –,
subit un immense afflux de visi-
teurs majoritairement asiatiques.
Il ne nous a pas fallu bien long-
temps pour avoir la confirmation
qu’elles dépeignaient bien la réa-
lité. Dans le wagon du train qui
nous a menés à Cesky Krumlov,
nous étions seuls au milieu des
touristes venus de Chine !
“Les gens de Krumlov
n’ont aucune bonne
raison de se rendre
dans le centre, il n’y a
là plus rien pour eux.”
Jakub Smida,
HÔTELIER
Dans un passé encore relati-
vement récent, les rues de Cesky
Krumlov étaient le plus souvent
désertes. “La ville a été laissée
à l’abandon sous le régime com-
muniste, personne ne s’en occu-
pait, et c’est d’ailleurs pourquoi
elle a conservé son aspect d’ori-
gine”, explique l’hôtelier Jakub
Smida. Son établissement est
situé dans le cœur même de
la ville, sur la place principale
(Namesti Svornosti, place de
la Concorde). S’il affi rme que
lui n’a pas de quoi se plaindre,
un peu plus loin, hors des sen-
tiers battus empruntés par l’im-
mense majorité des touristes,
se trouvent quelques restau-
rants qu’il nous recommande
vivement mais qui restent peu
ou pas fréquentés.
Lorsque nous nous sommes
promenés dans les étroites rues
médiévales, soit il nous a été dif-
ficile de nous frayer un passage
entre les interminables files de
touristes chinois se prenant en
photo, soit nous n’avons croisé per-
sonne. Tous suivent le même iti-
néraire. Tomber sur des habitants
de Krumlov dans le centre-ville
est chose plutôt rare. “Les Chinois
sont partout !” grogne une maman
tchèque, en tirant son petit garçon
par le bras. À peine avons-nous
le temps de nous retourner pour
lui poser une ou deux questions
qu’elle a déjà disparu dans une des
discrètes ruelles qui se trouvent à
l’écart des circuits empruntés par
les touristes.
“Les gens de Krumlov n’ont
aucune bonne raison de se rendre
dans le centre, il n’y a là plus rien
pour eux”, constate Jakub Smida.
L’hôtelier nous raconte l’événe-
ment que représentait le marché
de Noël pour les habitants de la
ville il y a encore quelques années.
“Désormais, ils préfèrent organiser
leurs propres petits marchés entre
voisins au milieu des immeubles en
périphérie”, ajoute-t-il.
Un peu plus tard, nous rencon-
trons le maire, Dalibor Carda. Lui
aussi reconnaît que les habitants
ont abandonné le centre-ville. “Ils
n’y viennent plus que pour certaines
manifestations culturelles ou par
exemple pour emprunter un livre
à la bibliothèque. Mais c’est sûr
qu’ils n’y viennent plus pour faire
leurs courses et que de nombreux
IKON IMAGES
commerces, ou encore la pharma-
cie, ont fait faillite faute de clients.”
“J’ai quand même le sentiment
que la municipalité ne fait pas tout
ce qu’elle pourrait pour que les
choses changent, regrette Smida.
Il suffirait pourtant qu’elle montre
qu’elle tient aussi à la présence des
habitants dans le centre-ville, et
qu’il n’y a pas que les touristes qui
comptent à ses yeux.” Lui-même
vit à Krumlov depuis plus de
quinze ans et sait que beaucoup
d’habitants lui reprochent de tra-
vailler dans le tourisme, la seule
activité qui importe désormais
vraiment dans cette ville.
“Tout le monde pense que les tou-
ristes ont priorité sur tout le reste,
mais ce n’est absolument pas vrai”,
se défend cependant Carda, sou-
lignant qu’au-delà des travaux
en cours à la gare ferroviaire,
la gare routière, la piscine et le
cinéma ont déjà été récemment
rénovés. “Les touristes ne vont
pas plus à la piscine qu’au cinéma,
Prague
RÉP. TCHÈQUE
Cesky Krumlov
ALLEMAGNE
Hallstatt
AUTRICHE
ITALIE
↙ Dessin de Jonathan McHugh,
Royaume-Uni.
mais c’est en partie grâce à l’argent
qu’ils apportent à la ville que ces
projets ont pu être réalisés.” Lors
des dernières élections muni-
cipales, le tourisme a constitué
l’un des principaux thèmes de
campagne. Le mécontentement
des habitants de Krumlov est
général. Les foules de touristes
photographes les font tous (ou
presque) râler.
Les experts sont unanimes :
à de rares exceptions, le tou-
risme de masse a des retom-
bées négatives. Cesky Krumlov
compte 13 000 habitants, mais
environ 1,6 million de touristes
visitent la ville chaque année.
Les touristes Chinois sont pré-
dominants. Quelque 140 auto-
cars les y amènent chaque jour.
Dans une volonté de réduire le
nombre de ces autocars, ou plutôt
de faire rentrer encore plus d’ar-
gent dans les caisses, la munici-
palité a instauré, début juin, une
taxe dite “Bus stop” de 50 euros.
Concrètement, il s’agit d’un sys-
tème de réservation obligatoire
pour les autocars, qui peuvent sta-
tionner sur deux parkings qui leur
sont réservés, comme cela existe
déjà à Salzbourg ou à Vienne.
Changement brutal. Si le tou-
risme est donc source de reve-
nus substantiels pour la ville,
les coûts qu’il engendre sont
importants aussi. “Regardez les
déchets, prévient Carda. Nous
en produisons autant qu’une ville
de 50 000 habitants. Des pickpoc-
kets des Balkans sévissent dans
les rues. Il nous faut désormais
une police municipale surdimen-
sionnée et un centre opérationnel
non-stop, ce dont les autres villes de
même taille n’ont absolument pas
besoin. Il faut maintenir la ville
propre, que les toilettes publiques
soient accessibles”, énumère le
POLOGNE
SLOVAQUIE
Vienne
COURRIER INTERNATIONAL
HONGRIE
200 km
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
maire au chapitre des principales
contraintes. Mais lorsqu’on lui
demande si la ville arrive au bout
de ses forces, Carda répond qu’on
n’en est pas encore là.
Le problème avec les tou-
ristes chinois, c’est d’abord que
ce sont des touristes d’un jour.
Ils viennent, parcourent la rue
principale, se prennent en photo,
exceptionnellement achètent un
souvenir, et tout au plus s’ins-
tallent à la table d’un restau-
rant avant de repartir quelques
heures à peine plus tard. Entre-
temps, d’autres sont arrivés pour
marcher sur leurs traces, faisant
ainsi se produire un incessant
roulement. C’est qu’ils n’ont pas
le loisir de traîner en route dans
leur tour d’Europe qui doit leur
permettre, à un rythme effréné,
de prendre en photo le maximum
de monuments.
“Nous produisons
autant de déchets
qu’une ville de
50 000 habitants.”
Dalibor Carda,
MAIRE DE KRUMLOV
Ces flots de touristes ont com-
mencé après que le président
tchèque Milos Zeman a décidé
de renforcer les relations entre
Prague et Pékin [en 2016]. Il a
effectué plusieurs voyages en
Chine, avec notamment pour
objectif de contribuer au déve-
loppement du tourisme. La
signature du programme Czech-
China Tourism a été synonyme
de changement brutal pour
Cesky Krumlov. Aussitôt après,
les maires de diverses villes
chinoises s’y sont pointés avec
des demandes de partenariat
sous les bras. Krumlov les refuse
cependant en prétextant de ne
pas pouvoir faire face. Même
l’ambassadrice de Chine a fait le
déplacement depuis Prague après
avoir reçu l’ordre directement du
président Xi Jinping d’augmen-
ter de 1 % le nombre de touristes
chinois en République tchèque.
La Chine fait aussi une intense
promotion de la République
tchèque. Sur le campus de la
société Huawei à Pékin se trouve
par exemple une copie gran-
deur nature du centre de Cesky
Krumlov. “Personne ne nous a
rien demandé, explique le maire.
Une année, des ingénieurs chinois
sont venus et ont pris des photos,
même avec un drone. Ils sont reve-
nus l’année suivante cette fois avec
des appareils de mesure. Et la troi-
sième année, ils ont entrepris les
travaux. Depuis, ils possèdent une
copie quasi identique.” Ils ont pro-
cédé de manière similaire avec
le village autrichien de Hallstatt,
dont une copie a également été
réalisée en Chine. Hallstatt est
depuis confronté aux mêmes pro-
blèmes que Krumlov.
Nouvelle vie. L’hôtelier Smida
souligne néanmoins que c’est
essentiellement grâce au tourisme
que des bâtiments qui tombaient
en désuétude ou qui avaient été
gravement endommagés par les
grandes inondations de 2002 ont
pu être rénovés. Les touristes
ont insufflé une nouvelle vie à
la ville. Si tout cela est vrai, il
n’en reste pas moins que la ville
préférerait accueillir une clien-
tèle plus variée qui resterait plu-
sieurs jours sur place.
En déambulant avec le maire
de Krumlov, nous avons porté un
autre regard sur la ville. En obser-
vant la rivière Vltava – que par ail-
leurs plus de 200 000 canoéistes,
cette fois majoritairement
tchèques, descendent chaque
année –, nous repensons à l’inté-
rêt de notre reportage. Nous nous
sommes comportés comme les
touristes chinois, qui représen-
tent quelque 70 % des visiteurs.
Comme eux, nous n’avons passé
que quelques heures à Krumlov,
n’avons rien dépensé et sommes
pressés de repartir. Cela justifie-
t-il un déplacement de quatre
heures en voiture (ou de cinq
en train) depuis Prague, autre
étape obligatoire de tout passage
en République tchèque ?
Notre réponse est “oui”, même
s’il convient de rester prudent.
Cesky Krumlov est indéniable-
ment une ville magnifique. Mais
sans aucun doute sa découverte
nécessite-t-elle d’y passer plu-
sieurs jours, de prendre son
temps, de visiter les musées, de
profiter d’une promenade en
bateau sur la rivière ou d’entre-
prendre une excursion dans les
environs. Et si vous en évitez
les rues principales, ou plutôt si
vous les empruntez tôt le matin
ou tard le soir, il ne fait alors
aucun doute que la ville vous
enchantera.
—David Pasztor
et Filip Minich
Publié le 29 juin
EUROPE. 15
↙ Dessin de Kazanevsky,
Ukraine.
ESPAGNE
Le business des arbres recensés, on distingue un
olivier de plus de 1 705 ans. “C’est
oliviers millénaires
le plus vieux d’Espagne”, soulignait
récemment Núria Ventura sur les
réseaux sociaux.
Et pourtant, ce n’est pas facile
Dans le sud de la Catalogne, ces arbres sont l’objet d’un de déterminer l’âge d’un arbre. En
négoce lucratif pour être replantés dans des jardins ce qui concerne ces oliviers d’une
de particuliers aisés. Un scandale pour les élus locaux. valeur historique, les écologistes
et les biologistes s’accordent à dire
que si le pourtour du tronc dépasse
les 3,5 mètres en prenant la mesure
à 130 centimètres du sol, alors il
s’agit d’un olivier extraordinaire.
—El País (extraits) Madrid Plantés il y a des centaines d’an- Le lent déclin de l’agriculture a
C
nées, voire plus de mille ans dans donné lieu à ce commerce lucra-
’est tout un patrimoine qui certains cas, ces arbres bibliques tif. “Pour quelqu’un qui ne travaille
disparaît sous nos yeux. sont très prisés sur le marché de plus sa terre, il est tentant de vendre
La vente d’oliviers millé- l’horticulture. un arbre ou une parcelle”, explique
naires représente une perte consi- “Il faut arrêter cette spolia- Xavi Jiménez. Il confirme que les
dérable pour la région catalane tion”, dénonce le groupe écolo- revendeurs font d’énormes béné-
des Terres de l’Èbre, dans le sud giste Gepec, le Groupe d’étude fices : “Ils achètent un olivier environ
de la Catalogne, à la frontière de et de protection des écosystèmes 100 euros mais ils le revendent beau-
la région de Valencia. Un terri- de Catalogne, un des plus actifs coup plus cher”. On trouve facile-
toire qui a toujours été agricole et dans la lutte contre cette pra- ment des publicités d’entreprises
où les exploitations abandonnées tique. Rafael Ribó a très vite réagi qui proposent ces arbres majes-
laissent place à un commerce flo- et a demandé au gouvernement tueux pour 3 000 euros.
rissant : des arbres uniques sont autonome catalan de prendre des
déracinés afin de décorer les jar- “mesures strictes” contre la vente Mémoire d’un peuple. Le
dins de riches particuliers. de ces arbres. Parlement autonome catalan pré-
Les maires et les écologistes Cela fait longtemps que les mai- pare actuellement une proposition
ont fait part de leurs inquiétudes ries signalent le fait que ces arbres de loi qui protégera les oliviers cen-
à Rafael Ribó, défenseur des ne sont pas protégés et dénoncent tenaires ou millénaires. Elle pré-
droits du peuple de Catalogne, et l’inaction de la région autonome voit un régime de sanctions avec
au Parlement autonome qui tra- catalane. Núria Ventura, 45 ans, des amendes qui pourront s’éle-
vaille sur une loi pour protéger est la maire socialiste d’Ullde- ver à 500 000 euros. La chambre
le précieux héritage que repré- cona, environ 6 500 habitants. Elle des députés catalans a formé une
sentent ces oliviers millénaires. vient de renouveler son mandat, le commission chargée de rédiger
Le long de la frontière entre 26 mai. Elle s’est montrée très cri- le texte de loi pour protéger ces
la Catalogne et le Castellón tique face à l’incapacité de la justice arbres de grande valeur historique,
[région autonome de Valencia], à protéger ces oliviers extraordi- culturelle et écologique.
à l’ombre des montagnes de la naires. Selon elle, ce phénomène Pour ce faire, il s’agira de dresser
Serra de Godall, s’étendent des n’est pas localisé mais découle de la liste des oliviers millénaires tous
parcelles d’oliviers, tentant de sur- l’appauvrissement de régions déjà les ans et de déterminer quelles
vivre malgré la sécheresse qui cra- très vulnérables. Elle lance une sont les ressources nécessaires
quelle les sols. alerte : “D’ici quinze ans, il ne res- pour les protéger et les soigner.
Les plus vieux, reconnaissables tera peut-être plus rien à protéger.” En outre, le texte interdira “d’en-
à leur tronc robuste et tortueux, Les écologistes déplorent égale- dommager, de tuer, de déraciner ou
à leurs branches noueuses, sont ment ces pertes : “On les arrache par de commercialiser” ces spécimens.
convoités pour leurs vertus déco- centaines”, s’indigne Xavi Jiménez, Mais, selon le Gepec et le groupe
ratives et non pour leurs olives. président du Gepec. Parmi les Salvem lo Montsià [Sauvons
Montsià, le canton le plus méri-
dional de Catalogne], la procé-
dure parlementaire a eu un effet
inverse puisque le saccage des oli-
veraies s’est accéléré. Ces orga-
nismes possèdent des vidéos
où l’on aperçoit des camions
chargés d’une demi-dou-
zaine d’arbres. Ils comptent
se fonder sur la réglementa-
tion de la région autonome de
Valencia qui, elle, protège déjà ces
arbres millénaires. Les Terres de
l’Èbre livrent une bataille pour
sauver la mémoire d’un peuple.
—Marc Rovira
Publié le 8 juillet
16. EuROpE
ROyaumE-unI
Le caillou qui rend fou
Au début de l’été, le ton est monté entre les
gouvernements écossais et irlandais. En cause,
l’îlot de Rockall, un minuscule bloc de granit,
théâtre régulier de revendications farfelues.
—Sunday Independent
Dublin
u
n endroit horrible”, voilà
comment lord Kennet
décrivit un jour le rocher
de Rockall. “Il n’existe aucun lieu
plus désolé, plus déprimant et plus
laid au monde”, estimait l’ancien
marin et lord écossais. Même
les oiseaux qui se perchent sur
ses arêtes rocailleuses le jugent
trop inhospitalier, et seuls les
bigorneaux les plus intrépides
et quelques bandes de mousse
y ont élu domicile. Personne n’y
a jamais vécu – au risque d’être
balayé par la puissante houle –
plus que quelques mois. Au début
des années 1970, un responsable
politique britannique affirmait
que plus d’hommes avaient posé
le pied sur la Lune que sur Rockall.
Ce rocher ne mesure que
25 mètres de large pour 31 mètres
de haut, mais il suscite depuis des
années des accrocs réguliers entre
l’Irlande et le Royaume-Uni, et
parfois le Danemark et l’Islande,
qui se joignent à la partie. Rockall
est également revendiqué par le
clan écossais des MacKay. Lorsque
les Britanniques ont occupé, en
1955, ce caillou isolé, John-Abrach
MacKay en a sèchement reven-
diqué la propriété au nom de sa
famille : “Mon vieux père a reven-
diqué cette île pour le clan MacKay
en 1846, j’exige que l’Amirauté la
rende. Elle ne lui appartient pas.”
Le principal intérêt de ce bloc de
granit revêche relève surtout de la
pêche, du pétrole et de la possibi-
lité de garder à distance les espions
russes désireux de voler des secrets
nucléaires au Royaume-Uni.
Plan d’invasion. Depuis le début
de l’été, les gouvernements écos-
sais et irlandais sont à couteaux
tirés, se disputant des droits de
pêche à près de 400 kilomètres
de la côte du Donegal, au nord de
l’Irlande. Il a même été question
d’envoyer un détachement de la
marine irlandaise pour reprendre
Rockall. Le rocher pourrait être
au Premier ministre irlandais Leo
Varadkar ce que les Malouines
furent à Margaret Thatcher. Alors,
est-il temps d’envoyer un corps
expéditionnaire et de dire à ces
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
↙ L’île de Rockall.
Photo Paulo Oliveira/Alamy/Hemis
infâmes pêcheurs écossais qu’ils drapeau de l’Union Jack, McClean
peuvent se carrer leur haddock est resté sur l’île pendant quarante
là où on pense ? jours, vivant dans une boîte en bois Reykjavík ISLANDE
Infatigables pourvoyeurs d’odes semblable à un cercueil. Il a tenu
à la révolte, les Wolfe Tones ont un journal pendant son séjour et
déclaré à la mi-juin : “On est prêts communiquait par radio avec les Îles Féroé
à embarquer sur un chalutier pour pêcheurs des environs. “J’ai reven- Océan (Danemark)
revendiquer l’île au nom de l’Irlande.” diqué Rockall pour l’Angleterre alors
Atlantique
Célèbre groupe de musique tra- que j’étais irlandais, a-t-il déclaré
ditionnelle irlandaise, les Wolfe dans un entretien en 2010. Je suis
Tones sont les auteurs de Rock on, un Irlandais qui parle comme un Rockall
Rockall, une chanson du milieu Anglais et qui vit en Écosse.” ÉCOSSE
des années 1970 dont les paroles Cet épisode provoqua la conster-
disent : “Que les mouettes prennent nation en Irlande où le bien nommé IRLANDE
Dublin ROYAUME-UNI
COURRIER INTERNATIONAL
leur envol et vous arrachent les homme politique Sean Dublin Bay
yeux, que les vagues anéantissent Rockall Loftus appela le Taoiseach Londres
vos bateaux, le gaz naturel vous [chef du gouvernement irlandais],
brûlera le fion et vous expédiera Garret FitzGerald à envoyer la 300 km
tous en enfer.” On ne marine pour délo-
peut pas dire qu’ils ger McClean. Mais
abusent des méta- Garret était homme s’était emparé de Rockall afin d’em-
phores poétiques. trop prudent pour pêcher l’Union soviétique de s’en
En réalité, aller se mesurer à servir comme base pour espion-
Rockall ne serait SÉRIE 2/4 la puissante marine ner les tests de missile effectués
pas le territoire le britannique et ses dans les Hébrides extérieures, au
plus stratégique lES îlES porte-avions. large de l’Écosse.
d’un quelconque dISputÉES Plusieurs per- Rockall est considéré au
empire et ne retien- sonnes ont tenté au Royaume-Uni comme la der-
drait probablement même pas fil des ans d’obtenir un permis nière conquête territoriale de
l’attention s’il n’était pas entouré de construire sur Rockall – sans l’Empire britannique, bien que
de bancs de haddocks et de cala- grand succès. Deux d’entre eux, son appartenance ne soit pas
mars. Des marins l’ont parfois les frères Philip et Fergus Gribbon, reconnue par le gouvernement
pris pour un iceberg, un navire avaient imaginé un plan d’inva- irlandais et que sa conquête en
ennemi, un sous-marin, voire sion, sept ans après l’arrivée de 1955 ait inspiré quelques esprits
une baleine. Pendant la Première McClean sur le rocher, afin de moqueurs. L’une des invasions
Guerre mondiale, un croiseur cui- le reprendre pour le compte de les plus réussies remonte en
rassé, apercevant les contours de l’Irlande. Ils ont finalement dû fait à 1997, lorsque trois mili-
l’îlot, le confondit avec un bateau renoncer en raison d’une panne tants de Greenpeace ont occupé
ennemi. N’obtenant aucune de moteur de leur bateau. l’île pour protester contre l’ex-
réponse et voyant que l’objet ne ploitation pétrolière. Ils y ont
reculait pas, le croiseur ouvrit Dernière conquête. De nom- vécu quarante-deux jours dans
le feu, dispersant les mouettes breuses expéditions ont été une capsule à énergie solaire
dans un nuage de plumes. menées en direction de l’îlot au et déclaré la création de “l’État
De nombreux aventuriers ont cours des siècles. Le moine saint mondial de Waveland”. Rockall
tenté de poser le pied sur Rockall, Brandan, célèbre pour ses voyages en fut désigné comme capitale.
mais rares sont ceux qui ont réussi dans l’Atlantique, décrivait déjà “En nous emparant de Rockall,
à escalader ses flancs abrupts et Rockall et ses dimensions dans Greenpeace revendique les mers de
glissants. La première personne un récit du vie siècle. Au début du la planète et tous leurs habitants”,
à avoir vécu sur Rockall serait un xixe siècle, l’expédition du HMS déclara l’un des militants. La
aventurier originaire de Dublin, du Endymion menée par Basil Hall a citoyenneté de Waveland a été
nom de Tom McClean. Arrivé sur été considérée comme la première offerte à quiconque était prêt à
l’îlot en 1985, McClean n’a toute- à débarquer sur Rockall. Le bateau jurer de défendre la nature et
fois pas débarqué avec le drapeau s’est ensuite égaré dans la brume à agir pacifiquement. Plus de
irlandais. Fils d’une fille-mère pendant de nombreuses heures 15 000 personnes se sont por-
de Dublin, McClean a grandi en avant d’être retrouvé. tées candidates.
Angleterre et a servi dans l’armée Cette éminence de granit hos- L’histoire nous laisse deviner
de l’air britannique. Il a revendi- tile n’attirait que quelques visi- que les tensions entre l’Irlande
qué Rockall pour le Royaume-Uni. teurs occasionnels quand les et l’Écosse autour de Rockall
Après s’être hissé jusqu’au Britanniques décidèrent de s’en devraient bientôt retomber ; les
sommet du rocher pour y planter le emparer. En septembre 1955, deux mouettes devraient retrouver la
soldats de la marine y accédèrent paix et la Première ministre écos-
par la voie des airs – tout simple- saisse, Nicola Sturgeon, devrait
De nombreux ment par hélitreuillage –, et y plan- laisser nos calamars tranquilles.
aventuriers ont tenté tèrent un drapeau de l’Union Jack Il est toutefois certain que Rockall
et une plaque de ciment faisant n’a pas fini de provoquer des prises
de poser le pied valoir la souveraineté britannique de bec entre voisins, notamment
sur Rockall, mais sur le rocher. Le gouvernement après le Brexit.—
peu ont réussi. britannique laissa entendre qu’il Publié le 15 juin
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18. D’UN CoNtINeNt À L’aUtre Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019

amériques
États-Unis. À Los Angeles, En suivant son raisonnement,
la classe construit le mot “hyo-
naayn’ar” pour traduire le terme
le nom de “gabrieliño”. En effet,
contrairement au luiseño, la pre-
mière langue californienne qu’elle

la langue tongva
“enseignant”. a étudiée, le tongva n’avait pas de
Munro a grandi dans le nord de locuteurs natifs.
l’État de New York et déménagé Puis, un jour, à la fin des

renaît de ses cendres

en Californie à l’âge de 16 ans.
Ses parents étaient bibliothé-
caires universitaires. Pendant ses
études de premier cycle en his-
toire à Stanford, elle maîtrisait
Oubliée de tous, la première langue parlée dans le bassin de Los Angeles, déjà les rudiments du français,
par les Indiens Tongvas, retrouve aujourd’hui des locuteurs grâce au patient de l’italien, de l’allemand et du
travail de la linguiste Pam Munro. russe et se décrivait comme une
passionnée des langues.
Puis à l’université de Californie
à San Diego, elle a écrit une thèse
sur le mojave, la langue du peuple
autochtone qui vivait sur les
—Los Angeles Times carnets et les documents col- Munro se tient devant un berges du Colorado.
(extraits) Los Angeles lectés par les musées. tableau blanc couvert de mots, À l’époque, dans les années 1970,
années 1970, un collègue lui a
envoyé cinq cartons remplis de
fiches sur lesquelles un ancien
étudiant avait compilé des cen-
taines de notes sur le tongva à
partir des travaux d’un linguiste.
À la lecture de ces fiches, elle a
senti qu’elle avait la responsabi-
lité de s’efforcer à comprendre le
tongva et sa famille linguistique.
Mais les mots et les sons
n’étaient pas suffisants. Elle
devait découvrir le fonctionne-
ment de la grammaire.

D
Récemment, toutefois, le de lettres entourées et de flèches. l’étude des langues autochtones “Des esclaves”. Les villages
epuis le sommet de Signal tongva a refait surface sur une Ses élèves viennent d’aussi loin de la Californie suscitait beau- tongvas étaient autrefois disper-
Hill, Los Angeles dispa- page Facebook, dans laquelle que la vallée de San Fernando coup d’intérêt. “C’était nouveau, sés dans la plaine inondable où se
raît sous la brume. La se trouve aussi un lien vers le et du comté d’Orange. Le plus passionnant”, dit-elle. Guidée par trouvent aujourd’hui les comtés
lumière vaporeuse estompe les site SoundCloud. À San Pedro, vieux a 71 ans, et les plus jeunes, sa mentor, la linguiste Margaret de Los Angeles et d’Orange. On
détails, de sorte que seules les des étudiants ont commencé à âgés de 6 à 11 ans, sont les petits- Langdon, Munro a commencé retrouvait des campements sai-
montagnes, l’océan et la bande de apprendre la langue afin de lui enfants de deux femmes ayant à travailler avec des locuteurs sonniers jusqu’aux contreforts
terre entre les deux sont visibles. redonner la place qui lui revient des origines tongvas. natifs pour documenter ces lan- des montagnes, et les baies de
Il n’y a ni autoroutes, ni maisons, dans le monde. La linguiste de 71 ans a étudié gues et en consigner les principes l’île de Santa Catalina en abri-
ni immeubles, ni palmiers. Leurs efforts vacillants et les langues autochtones de la de base. Mais elle n’avait jamais taient aussi quelques-uns.
Au large, on devine la large timides ont parfois quelque Californie du Sud pendant près de même songé à étudier la langue Les Tongvas commerçaient
silhouette de l’île de Santa chose d’émouvant. “Wereechey quatre décennies. Elle enseigne tongva, connue à l’époque sous avec les tribus voisines : les
Catalina. La pénin- chinuuho ‘epeekmok le tongva comme s’il s’agissait
sule de Palos Verdes she’iinga” – “la petite d’une langue bien vivante qui
s’avance à l’ouest ; à araignée a grimpé peut être parlée avec des amis
l’est, Saddleback ; et, su r le roseau” – ou des voisins.
au nord, la chaîne de reportage chantent à l’unisson Aujourd’hui, elle essaie de
montagnes qui s’étire adultes et enfants. former le mot tongva pour “ensei-
de Malibu à San Bernardino. Ils se retrouvent chaque mois gnant”. Certains mots et cer-
To-VAA-ngar. pour pratiquer la prononciation, taines expressions n’ont jamais été
Ces trois syllabes sont dif- étudier l’emploi des particules et consignés ou n’ont jamais existé
ficiles à prononcer, la seconde chanter sous la supervision de en tongva (“merci”, “penser”,
doit être accentuée. Pam Munro, une linguiste de “punir”, “se reposer” ou “éga-
Traduit littéralement, “tovaan- l’université de Californie à Los lité”, par exemple). Ils doivent
gar” veut dire “le monde”, soit Angeles (Ucla) qui enseigne le être inventés en se fondant sur
cette colline et tout ce qui l’en- tongva depuis quinze ans. ce que l’on connaît de la gram-
toure. Le monde tel que le Munro décrit son travail maire et de l’usage du tongva.
voyaient les Tongvas, les pre- comme une démarche visant à
miers habitants du territoire. “réhabiliter” une langue qui n’est
Ce monde était le leur avant plus utilisée dans les conversa- Certains mots
d’appartenir à quiconque, avant tions. Elle évite de dire que le et expressions n’ont
que des étrangers n’arrivent et tongva est une langue morte, jamais été consignés
ne commencent à en faire ce car elle considère qu’il est bles- ou n’ont jamais
qu’ils veulent. sant de décrire ainsi une culture
Aucune fumée ne s’élève plus qui existe toujours et un monde
existé en tongva.
des feux allumés pour envoyer qui, aux yeux de nombreuses per-
des signaux, “chewee’et chaa- sonnes, n’a jamais cessé d’exister. “Nous avons le verbe ‘hyoonax’,
vot”. Les herbes hautes, “mamaa- Au fil du temps, Munro a ras- ou ‘connaître’”, dit-elle, réfléchis-
har”, ont disparu. Les rivières, semblé les pièces du puzzle en s’ap- sant tout haut.
“papaaxayt”, ont changé de cours, puyant sur les travaux d’anciens E l le é c r it “ p a va a y n a x ”
et les étoiles, “shushuu’ram”, se linguistes et ethnographes. Les (“donner de l’eau”) et “‘ashuuy-
sont effacées du ciel. mots prononcés et les syntagmes nak” (“baigner”) sur le tableau
Le monde qu’autrefois seuls soigneusement assemblés dans sa blanc et entoure le yn.
leurs mots décrivaient est devenu salle de classe évoquent un autre “Yn a une fonction causative,
méconnaissable, et la langue espace et une autre époque, même dit-elle. Si l’on doit créer un mot
tongva a cessé d’être parlée. Elle si une grande partie de la langue pour ‘faire connaître’, il nous faut
a survécu, en silence, dans les restera à jamais un mystère. y intégrer le morphème yn.”
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
Chumashs, les Tataviams, les
Serranos, les Cahuillas et les
Luiseños. Ils se mariaient entre
eux et apprenaient leurs langues.
Les historiens croient qu’il
y avait quelque 5 000 Tongvas
répartis dans près d’une cen-
taine de villages au moment de
l’arrivée de la première expé-
dition terrestre espagnole en
Californie, en 1769 – on estime
à environ 3 000 la population
actuelle de Tongvas.
Cinq ans plus tard, la mission
San Gabriel a été fondée, puis les
missions San Juan Capistrano
et San Fernando, et Tovaangar a
commencé à se transformer. Les
prêtres ont donné aux Tongvas
le nom de Gabrieliños et, en
1826, un visiteur de la mission
a décrit ainsi leurs conditions
de vie : “Ils sont maintenus dans
la peur et on les punit pour la
moindre infraction ; ils sont trai-
tés comme des esclaves dans tous
les sens du terme.”
L’histoire s’est répétée dans
d’autres tribus un peu partout
en Californie. La richesse cultu-
relle de la région, l’une des plus
diversifiées au monde, a ainsi fini
par être diluée dans une sorte
de mélange hispano-mexicano-
américain. Des quelque 90 lan-
gues qui y prospéraient, entre
12 et 30 seulement sont encore
parlées de nos jours. Pour les
autochtones de Californie, il
s’agit d’une perte dévastatrice.
“La langue nous
définit, elle renseigne
ceux qui nous
écoutent sur
notre identité.”
David Bellos,
Linguiste
“L’appartenance ethnique passe
par la langue, explique le linguiste
David Bellos, la langue nous défi-
nit, elle renseigne ceux qui nous
écoutent sur notre identité.”
Ce qui s’est passé il y a plus de
cent cinquante ans n’était rien
de moins qu’une purification
ethnique, et c’est dans le vide
qu’elle a créé qu’est intervenu
John Peabody Harrington. Dans
la première moitié du siècle der-
nier, ce linguiste et ethnologue
américain a commencé à com-
piler des notes sur les langues
autochtones de la Californie.
D’après Munro, Harrington
considérait qu’il était de son
devoir de consigner toutes les
langues du monde. “Nous avons
de la chance qu’il ait décidé de
commencer par la Californie”,
souligne-t-elle.
Chacu n de leu r côté,
Harrington et Clinton Hart
Merriam, un naturaliste devenu
ethnologue, ont collaboré étroite-
ment avec les locuteurs de tongva
afin de conserver des traces
écrites de la langue. Merriam est
décédé en 1942, et Harrington,
qui a vécu jusqu’en 1961, a cessé
de travailler avec les Tongvas à
la fin des années 1930. Leur tra-
vail, qui a permis la survie de la
langue, contraste violemment
avec les crimes commis par les
générations précédentes.
“Quand on estime qu’une autre
personne mérite qu’on s’y intéresse,
on se met à traduire [ses propos].
C’est un premier pas vers la civi-
lisation”, explique David Bellos.
Les travaux de ces chercheurs
sont cependant incomplets. Il
n’existe en effet aucun enre-
gistrement du tongva parlé,
seulement quelques cylindres
de cire abîmés sur lesquels
sont conservées des chansons
tongvas, une traduction du
Notre-Père et une histoire d’à
peine quelques mots, aussi énig-
matique qu’un haïku :
Qu’est-ce que ce corps mort ?
Un homme ?
Une femme ?
Une femme.
Encouragée par William
Bright, un collègue de l’Ucla,
Munro a commencé à étudier ces
fragments. Elle s’est appuyée sur
le corpus de phrases arbitraire-
ment recueillies par Harrington
pour trouver des constantes dans
l’emploi des verbes et des noms.
Une fois compris le fonctionne-
ment de la grammaire, elle a pu
construire ses propres phrases.
La structure de base est simple.
On peut dire, par exemple :
“L’homme est là.”
Prier en tong va. Ce qui
manque, ce sont les proposi-
tions subordonnées, comme
dans : “L’homme que j’ai vu est là.”
“Nous n’avons pas d’infor-
mations là-dessus”, dit-elle.
Harrington ne semblait pas sou-
haiter poser des questions à ce
sujet. “C’est très triste.”
Amériques. 19
↙ Dessin d’Ale + Ale paru dans
Internazionale, Rome.
En 2004, Munro a participé à
une conférence, intitulée “Breath
of Life”, à l’université de Berkeley,
qui vise à mettre en relation des
linguistes et des autochtones de
Californie dont les langues ne
sont plus parlées.
Au contact des participants,
Munro s’est rendu compte qu’elle
n’était pas bien préparée. Les
gens qu’elle rencontrait vou-
laient prier. Et ils voulaient prier
en tongva.
Munro a dû changer sa façon
de voir les choses. Les linguistes
veulent parler de pronoms et
apprendre comment construire
des phrases, explique-t-elle. Ils
sont généralement plus intéres-
sés par le fonctionnement de la
langue que par la communication
elle-même. Elle a donc passé une
nuit à concevoir un dictionnaire
à l’intention des participants.
Il s’agissait aussi de l’occa-
sion de redonner vie à la langue :
désormais, le tongva ne serait
plus une pièce de musée.
“De nombreuses personnes
se sentent plus proches de leurs
ancêtres lorsqu’elles prient ou pen-
sent dans leur langue”, explique
Munro. Aujourd’hui enfin, → 20
20. AMÉRIQUES
19 ← elles peuvent offrir de
telles prières à leurs ancêtres.
Virginia Carmelo était l’une
des premières étudiantes de
Munro. Elle se rappelle quelle
fut sa surprise lorsqu’elle apprit
l’existence de la langue tongva.
D’origine tongva et kumeyaay,
elle a été élevée dans le comté
d’Orange et n’a aucun souvenir
d’avoir entendu sa famille parler
le tongva.
À la fin de l’atelier, Carmelo
et une autre participante ont
demandé à Munro si elle accepte-
rait de continuer de leur donner
des leçons. Elles ont commencé
à se réunir une fois par mois à
San Pedro et le groupe s’est pro-
gressivement élargi.
Deux cultures. Carmelo,
69 ans, continue d’assister
aux cours et y emmène désor-
mais ses quatre petits-enfants.
“Connaître les différents aspects de
notre culture tribale nous permet de
renforcer notre identité en tant que
peuple”, dit-elle. Tina Calderon,
qui se décrit elle-même comme
étant d’ascendance gabrieliño-
tongva et chumash, a commencé
à suivre les cours en 2017. Elle y
assiste avec son petit-fils.
D’après elle, le tongva est bien
plus qu’un moyen d’honorer ses
ancêtres : c’est un pont entre
deux cultures qui lui permet
de vivre simultanément à Los
Montrez-nous votre envie de découvrir la région sur evenements.courrierinternational.com/blogs-a-part/pyrenees-de-catalogne
Angeles et à Tovaangar sans
avoir à dissimuler son héritage
culturel.
“Mon grand-père disait qu’il était
Mexicain, raconte-t-elle. C’était
la seule façon qu’il avait de trou-
ver du travail.”
Chase Brown a étudié le tongva
pendant quatre ans. Le jeune
homme de 29 ans vit à Rancho
Santa Margarita avec ses parents.
Il parle tongva quand il part en
excursion dans la nature.
“Quand je dis ‘pakiishar’–
‘faucon’ –, je sens qu’il se passe
quelque chose autour de moi,
comme si le territoire lui-même
avait conservé un souvenir que le
mot permettait de faire émerger”,
raconte-t-il.
Quant à Brent Scarcliff, l’ap-
prentissage du tongva lui a
permis de mieux comprendre
la Californie du Sud. Après les
cours, il fait un grand détour
par la péninsule de Palos Verdes
pour rentrer chez lui à Redondo
Beach. En contemplant le détroit
de Catalina, il a fini par com-
prendre pourquoi les Tongvas
croyaient que le paradis se trou-
vait juste au-delà du scintillement
créé par la lumière et le brouillard.
“Apprendre le tongva m’a aidé à
comprendre ce à quoi ressemblait
la Californie il y a plusieurs cen-
taines d’années, dit-il. Ça m’a aussi
permis de considérer le territoire
avec un sentiment d’attachement
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Vous avez jusqu’au 5 septembre pour participer
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
“Mon grand-père
disait qu’il était
Mexicain, seule façon
qu’il avait de trouver
du travail.”
Tina Calderon, QUI SUIT
DES COURS DE TONGVA
plus mystique. Ce n’est pas seule-
ment un lieu où je me trouve par
hasard : c’est un endroit qui a une
signification particulière et où se
concentre un grand pouvoir.”
Par un beau dimanche matin,
les étudiants se retrouvent sur
le parking de la Santiago Park
Nature Reserve, à Santa Ana. Ils
sont venus ici pour accéder à un
autre monde, une autre époque.
Ils espèrent que leurs mots leur
permettront de faire surgir cet
univers oublié.
“C’est un bon endroit pour
cultiver une relation avec la
nature, notamment en utili-
sant la langue qui était autrefois
parlée ici”, explique le natura-
liste Joel Robinson, qui leur sert
aujourd’hui de guide.
Munro distribue une courte
liste indiquant, en anglais et en
tongva, les noms des espèces
animales et végétales indigènes.
Coiffés de chapeaux à large bord,
les étudiants suivent un étroit
sentier et commencent leur
chasse aux mots.
“Naavot, dit Robinson. Naavot
xaa maneema’. C’est un cactus à
figues de Barbarie.”
Tout le monde répète le mot
et la phrase.
“Paa’or”, dit-il en pinçant une
feuille de sauge. L’odeur qui s’en
dégage se répand dans le sentier.
Bientôt, les mots commencent
à fuser.
“Sheveer”, dit Robinson en
désignant un platane d’Amérique.
Munro corrige la prononcia-
tion. “Le e de la première syllabe
se prononce è”, explique-t-elle.
Les élèves participent et les
mots circulent librement.
Un chien, “woshii’”, s’approche
du groupe.
Un chardonneret volète dans
les broussailles.
“Paa xarengar chey uu’”–
“L’oiseau tournesol”–, dit un
membre du groupe.
Les étudiants s’arrêtent devant
un panneau pour lire au sujet de
l’écureuil terrestre de Californie,
ou Spermophilus beecheyi, nommé
par John Richardson en l’honneur
de Frederick William Beechey,
un explorateur et officier de
marine britannique du début
du xixe siècle.
Ils cherchent l’équivalent
tongva. L’un d’eux montre un
lézard du doigt.
“Chiruuko’”, disent-ils.
Le groupe fait une pause sous
un chêne, ou “wiit”.
concours blogging
Certains élèves y grimpent et
prennent la pose pour une photo.
Joe Calderon, le mari de Tina,
sort un hochet-calebasse et com-
mence à chanter. Il tape du pied
et se balance légèrement en répé-
tant les paroles.
“Taamet pakook.” (“Le soleil
se lève.”)
“ H u u n a r k i i .”( “ L’o u r s
approche.”)
À 14 heures, les étudiants sont
de retour sur le parking.
“‘Aweeshkore xaa”, dit l’un
d’eux, et les autres hochent la
tête : “Nous sommes heureux.”
—Thomas Curwen
Publié le 9 mai
SOURCE
LOS ANGELES TIMES
Los Angeles, États-Unis
Quotidien, 233000 ex.
latimes.com
Le géant de la côte Ouest. Créé
en 1881, c’est le plus à gauche
des quotidiens à fort tirage
du pays et le grand spécialiste
des sujets de société et de
l’industrie du divertissement.
Détenu par des Californiens
depuis l’origine, le titre est
racheté en l’an 2000 par le
groupe Tribune – propriétaire
du Chicago Tribune.
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
asie
Kirghizistan.
La chute
d’un
autocrate
L’ancien dirigeant Almazbek
Atambaev est en prison.
Celui qui régnait sans partage
sur son pays a perdu face
au président en exercice,
Sooronbaï Jeenbekov,
qu’il considérait pourtant
comme sa marionnette.
—Expert Moscou
L
’arrestation à Bichkek [le
8 août, à l’issue de deux
jours d’assaut contre sa
résidence] de l’ancien dirigeant
Almazbek Atambaev a été l’évé-
nement le plus marquant de
la semaine. Paradoxalement,
l’homme politique a une fois de
plus fait figure de précurseur. En
effet, premier président kirghiz
à quitter son poste de son plein
gré, sans coup d’État, il est aussi
le seul à avoir établi un pouvoir
autocratique sans limites, sem-
blable à celui des pays voisins. Et
voici qu’Atambaev, fort de ces deux
succès, si l’on peut dire, est devenu
le premier malheureux président
kirghiz à se retrouver derrière les
barreaux. Ses prédécesseurs, le
démocrate Askar Akaev et l’au-
tocrate Kourmanbek Bakiev, tous
deux démis de leurs fonctions lors
de révolutions, ont pu quitter le
pays et vivent à l’étranger. Il est
fort peu probable qu’ils atterrissent
un jour dans une prison kirghize.
Le triomphe de Jeenbekov a
cependant failli tourner à l’hu-
miliation publique par la faute
des services de sécurité kirghizes.
Au lieu d’un assaut habilement
mené, le pays et le monde entier ont
assisté à une opération policière
mal préparée qui aurait pu s’enli-
ser longtemps si Atambaev n’avait
finalement préféré se rendre. En se
rendant et en libérant les pauvres
agents des forces spéciales qu’il
avait pris en otage, l’ancien prési-
dent s’est évité à lui-même, comme
à Jeenbekov, des problèmes avec
la Russie. En effet, le Forum
économique eurasiatique s’est
ouvert à Bichkek ce week-end [du
10-11 août], avec la participation
du Premier ministre russe Dmitri
Medvedev. Si cet événement avait
été éclipsé par les affrontements
avec les soutiens de l’ancien prési-
dent, le Kremlin aurait sans doute
perdu toute sympathie pour lui. Or
il aura encore besoin de Moscou.
D’autant plus qu’il s’est déjà fait
pas mal d’ennemis.
La chute d’Atambaev, c’est l’his-
toire, fréquente dans le monde
postsoviétique, du divorce entre
le marionnettiste et sa marion-
nette. Ou, si vous préférez, entre
le “protégé” et son “protecteur”.
KAZAKHSTAN
Sy
r-D
ar
ia
K I RG H I Z I S TA N
Djalal-Abad
na
Ferga Och
OUZBÉKISTAN
TADJIKISTAN
AFGHAN.
D’UN CONTINENT À L’AUTRE.
naturel, dans la veine de la bataille
russo-ukrainienne sur la même
question. L’intransigeance de
Bichkek n’a pas non plus permis de
mettre un terme au conflit de ter-
ritoire qui l’oppose au Tadjikistan.
L’irascibilité d’Atambaev a même
eu raison de la loyauté dont les
autorités du Kazakhstan faisaient
initialement preuve à son égard. Il
avait en effet ouvertement laissé
entendre, en 2017, qu’un nouveau
leader devait remplacer le prési-
dent Noursoultan Nazarbaev. Sa
Lorsque en 2017 Atambaev a quitté démission avait donc suscité un
le poste de président, il ne pré- certain soulagement à Astana.
voyait pas de s’éclipser pour tou- En quittant la présidence,
jours. Sa retraite ressemblait plutôt Atambaev pensait rester au pou-
à une nécessaire formalité. Le voir, suivant un scénario qui a fait
Kirghizistan avait connu deux ses preuves dans d’autres pays
coups d’État. Pour ne pas en subir postsoviétiques : devenir Premier
un troisième en 2010 lors d’une ministre. En 2016, il avait organisé
énième vague de contestation, un référendum en ce sens pour
une nouvelle Constitution avait apporter les corrections législa-
été adoptée, limitant les pouvoirs tives nécessaires afin d’élargir
du président à un seul mandat les prérogatives du chef de gou-
de six ans. Une règle qui n’a pas vernement. Enfin, il s’était choisi
été modifiée sous Atambaev. Le un successeur. Jeenbekov sem-
peuple voulait ce mandat unique
L’Occident voit le
de six ans, dans le souvenir de son
passé nomade et de sa capacité à Kirghizistan comme
se soulever contre un chef faisant l’unique démocratie
mine de s’éterniser au pouvoir. À
l’étranger, on ne voulait pas non
de l’Asie centrale
plus d’un changement constitu- postsoviétique.
tionnel : l’Occident voyait depuis
longtemps le Kirghizistan comme blait être un bon candidat pour
l’unique démocratie de l’Asie cen- le rôle de vacataire sur le trône.
trale postsoviétique et n’avait pas Premièrement, il n’avait jamais
besoin d’un nouvel autocrate indé- été un politique indépendant,
boulonnable. Les pays voisins s’ac- n’avait jamais eu de réels par-
commodaient eux aussi très bien tisans et devait sa carrière uni-
d’un président au mandat unique. quement à Atambaev. Grâce à lui,
Atambaev fut un leader extrê- Jeenbekov avait quitté sa pro-
mement peu conciliant. Il n’a pas vince natale d’Och pour venir
su apaiser les relations tradition- à Bichkek et il était devenu l’un
nellement tendues avec l’Ouzbé- des hommes forts de l’adminis-
kistan – au contraire, elles se sont tration présidentielle, puis avait
transformées en véritable “guerre été nommé Premier ministre.
froide” à cause des désaccords Deuxièmement, il est originaire
autour de l’acheminement du gaz d’une famille réputée et ances-
trale du Sud. Il allait donc être
accepté par le clan “sudiste”, mais
200 km
Base militaire pas non plus être rejeté par le
russe de Kant clan “nordiste” auquel appar-
7 439 m tient Atambaev.
Bichkek Or, une fois au pouvoir,
Jeenbekov a vite démontré à l’an-
CHINE cien président combien ce dernier
XINJIANG s’était trompé sur son compte.
Atambaev a vécu sa première
défaite lorsqu’il n’a pas pu obte-
nir le poste de Premier ministre.
COURRIER INTERNATIONAL
Le chef du gouvernement, son
protégé Sapar Isakov, n’a pas eu
le temps de lui céder sa place –
Jeenbekov a fait en sorte de le
limoger et de le faire tomber pour
21
↙ Dessin de Kazanevsky,
Ukraine.
corruption. En deux ans à peine,
Atambaev a été systématiquement
écarté de tous les leviers du pou-
voir jusqu’à être finalement exclu
de la direction de son propre parti
social-démocrate.
Aujourd’hui l’ancien président
risque de se retrouver derrière les
barreaux pour longtemps. Il est
notamment accusé de corruption
et de liens avec le crime organisé
[ainsi que de tentative de coup
d’État et d’assassinat : lors de l’as-
saut de sa résidence, un membre
des forces spéciales est mort et
85 autres ont été blessés]. Mais
il est trop tôt pour tirer un trait
sur Atambaev. Les experts disent
que même dans le nord du pays
ses soutiens sont peu nombreux,
mais ils existent.
La “première démocratie d’Asie
centrale” ne fait pas encore de
miracles en matière de crois-
sance économique. Ici, comme
en Ouzbékistan et au Tadjikistan
voisins, la stabilité politique rela-
tive repose essentiellement sur
le fait que les forces de contes-
tation potentielles, à savoir la
jeunesse, travaillent en Russie
et au Kazakhstan. De plus, le
Kirghizistan présente un facteur
de stabilité qui lui est propre : les
populations locales sont fatiguées
des coups d’État et des crises qui
manquent à chaque fois de plon-
ger le pays dans la guerre civile.
Dans ces conditions, il suffit à
Atambaev de démontrer que sa
condamnation reviendrait trop
cher au pouvoir en place. S’il y
arrive, il n’est pas exclu qu’il suive
la voie tracée par Akaev, Bakiev
et Batoukaev, avec la perspec-
tive de revenir un jour au pays et
de reprendre le pouvoir. Il pour-
rait même, pourquoi pas, éviter
la prison et l’exil.
—Guennadi Petrov
Publié le 10 août
SOURCE
EXPERT
Moscou, Russie
Hebdomadaire, 85000 ex.
expert.ru
Fondé en 1995, Expert est
un hebdomadaire conservateur
de référence. Il fait autorité
dans la presse économique
et explore en profondeur
les mécanismes politiques et
sociaux à l’œuvre dans la société
russe. Sans être d’opposition,
il n’en est pas moins critique.
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyen-
orient
Iran. Les moudjahidin
du peuple, nouveaux
amis de l’Amérique
Autrefois classée parmi les organisations terroristes, l’Organisation
des moudjahidin du peuple iranien, aujourd’hui basée en Albanie, bénéficie
du soutien de proches de Donald Trump, mais aussi d’élus démocrates,
qui espèrent qu’elle renversera le régime des ayatollahs.
Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv
A
lors que les tensions entre
les États-Unis et l’Iran
continuent de s’accroître,
de nombreux proches de Donald
Trump appellent à un change-
ment de régime rapide à Téhéran
et plaident en faveur d’un groupe
de dissidents iraniens dont le siège
se trouve aujourd’hui en pleine
campagne albanaise.
En dépit de son passé contro-
versé et de son retrait très récent
de la liste des organisations terro-
ristes, l’Organisation des moudja-
hidin du peuple iranien (Ompi) a
reçu le soutien enthousiaste de plu-
sieurs grands responsables poli-
tiques qui la considèrent comme
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
Stephen Harper et le parlemen-
taire britannique conservateur
Matthew Offord. Dans un dis-
cours enflammé, Giuliani a fait
l’éloge de l’Ompi, qu’il a présenté
comme un “gouvernement en exil”
et un “groupe que nous pouvons
soutenir. C’est un groupe dont nous
devrions arrêter de dire du mal et
qui devrait nous mettre à l’aise avec
l’idée d’un changement de régime.”
Bellicisme. L’ancien maire de
New York n’est pas le seul membre
de la coterie présidentielle à se
faire rémunérer pour participer
à des manifestations de soutien à
l’Ompi : en juin 2017, John Bolton
était invité à un meeting de l’or-
ganisation à Paris peu de temps
avant sa nomination en tant que
conseiller à la sécurité dans l’ad-
ministration Trump. (La journa-
liste d’investigation et spécialiste
de l’Ompi Joanne Stocker estime
que les deux hommes ont été payés
plusieurs dizaines de milliers de
dollars pour ces prestations.)
“Cela fait dix ans que je participe
à ces événements et que j’affirme
que l’objectif déclaré des États-
Unis devrait être le renversement
du régime des mollahs en Iran”, a
déclaré Bolton devant une foule en
extase. Et le bellicisme de Bolton
n’a pas diminué d’un cran depuis
son entrée dans le gouvernement
américain en avril 2018. Lorsque
Donald Trump a autorisé, puis
annulé, une frappe militaire contre
l’Iran en réponse à la perte d’un
drone américain, abattu en juin,
John Bolton était, selon le New York
Times, l’un des partisans les plus
véhéments d’une action militaire.
Outre Bolton et Giuliani,
d’autres éminents représentants
politiques ont été payés par l’or-
une solution démocratique et viendrait du fait que, même si de ganisation pour s’exprimer dans
viable au régime des ayatollahs. nombreuses voix s’élèvent pour des rassemblements de l’Ompi,
L’Ompi n’est pas la seule repré- critiquer le régime, il n’y a que parmi lesquels l’ancien président
sentante de l’opposition iranienne l’Ompi qui se considère comme de la Chambre des représentants
à la République islamique. Ces der- une alternative viable. Newt Gingrich et plusieurs anciens
nières années, Reza Pahlavi, prince Le mois dernier, alors que directeurs de la CIA et du FBI.
héritier en exil et descendant du Washington et Téhéran semblaient Alors qu’il leur est interdit
dernier chah, a également se diriger vers un d’accepter de l’argent provenant
émergé comme l’un des conflit ouvert, l’Ompi a directement d’entités étrangères
principaux opposants, organisé un rassemble- lorsqu’ils sont en fonction, des res-
laïc et démocratique, au ment de cinq jours dans ponsables politiques américains
régime de Téhéran. son siège en Albanie, auraient bénéficié de généreuses
Le fils de l’ancien chah Achraf  3. L’avocat contributions de campagne.
ENQUÊTE
ne bénéficie toutefois pas personnel de Donald Selon Joanne Stocker, plusieurs
du même soutien des Trump, Rudy Giuliani, groupes de soutien de l’Ompi,
Américains que l’Ompi. D’après était l’invité vedette de cet événe- comme l’Organization of Iranian
Ilan Berman, vice-président de ment auquel ont participé d’autres American Communities, ont joué
l’American Foreign Policy Council, sommités, comme l’ancien séna- un rôle crucial pour obtenir qu’à
un think tank américain conser- teur démocrate Joe Lieberman, la fois des démocrates et des répu-
vateur basé à Washington, cela l’ancien Premier ministre canadien blicains accordent leur appui à ce
↙ Dessin d’Arend,
Pays-Bas.
groupe d’opposition. Se fondant
sur de longs entretiens ainsi que
des archives publiques et juri-
diques, Stocker pense que l’Ompi
paie ces soutiens internationaux
grâce à des fonds venus d’Arabie
Saoudite. Riyad pourrait en effet
considérer ce groupe comme un
allié stratégique et idéologique
dans sa lutte contre Téhéran.
Ces liens pourraient être confir-
més par la présence régulière de
responsables saoudiens à des ras-
semblements de l’Ompi. Le prince
Turki Al-Faisal par exemple a
assisté à des meetings en France
en 2016 et 2017. Plus récemment,
Salman Al-Ansari, président et
fondateur du Saprac [commission
des relations publiques saoudo-
américaines], un lobby saoudien
basé à Washington, a participé
le mois dernier à une conférence
de l’Ompi en Albanie où il a réaf-
firmé son engagement aux côtés
de l’opposition iranienne, en arabe
et en farsi. “Je suis fier d’être ici
avec vous et de combattre l’ayatol-
lah Khamenei, a déclaré Ansari. Les
mollahs au pouvoir en Iran finiront
par être renversés.”
Giuliani, l’avocat
de Trump, a présenté
l’Ompi, comme
un “gouvernement
en exil”.
Au fil des ans, l’Ompi est par-
venue à obtenir un soutien éton-
namment large tant de la part
des républicains que des démo-
crates – soutiens sur lesquels j’en-
quête depuis près de six mois. Je
me suis d’abord concentré sur
l’OIAC, l’Organisation des com-
munautés irano-américaines, une
association de bénévoles liée à
l’Ompi et basée à Washington,
qui entretient des liens avec plu-
sieurs représentants officiels et
parlementaires favorables à un
changement de régime en Iran.
L’ancien élu démocrate à la
Chambre des représentants Lee
Hamilton, qui a coprésidé la com-
mission d’enquête sur les attentats
du 11 septembre et publique-
ment condamné l’Ompi devant
les membres du Congrès, en est
aujourd’hui un fervent partisan.
Le sénateur démocrate Chuck
Schumer et la présidente de la
Chambre des représentants, Nancy
Pelosi, se sont affichés aux célé-
brations de Norouz, le nouvel an
perse, organisées par l’OIAC au
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019 Frais
de port
COMMANDEZ
offerts DÈS MAINTENANT

Capitole. Tous les deux ont réaf-
firmé le soutien de leur parti à l’ob-
jectif de l’organisation : un Iran
laïc, démocratique et dépourvu
d’arsenal nucléaire.
Majid Sadeghpour habite à Falls
Church, en Virginie, et est le direc-
teur politique de l’OIAC depuis
2012. Son cœur est resté en Iran,
où il a grandi sous le règne du
chah, mais il n’a que mépris pour
le régime islamique qui a récem-
ment célébré ses quarante années
d’existence. “Les institutions amé-
ricaines incarnent la démocratie,
dit-il, et contrairement à l’Iran des
ayatollahs, elles défendent les droits
de l’homme et la liberté pour tous.”
Pendant la journée, ce sexagé-
naire mince et grisonnant [tra-
vaille] dans sa pharmacie. Le reste
du temps, il prépare la révolu-
tion pour un nouvel Iran. Pour
lui, l’avenir de l’Iran se trouve à
Manëz, dans l’ouest de l’Albanie,
où l’Ompi se prépare au jour où les
ayatollahs n’auront plus le pouvoir.
L’Ompi est née au milieu des
années 1960 du regroupement
d’étudiants de l’université de
Téhéran, gauchistes, marxistes et
islamistes qui avaient décidé d’unir
leurs forces pour s’opposer au
chah. Dirigé par un révolutionnaire
charismatique du nom de Massoud
Rajavi, le groupe s’est brièvement
associé aux islamistes qui allaient
chasser le chah et donner le pou-
voir à l’ayatollah Khomeini lors de
la révolution islamique de 1979.
L’Ompi n’est pourtant pas restée
longtemps l’alliée de Khomeini.
S’étant vu interdire d’être can-
didats à toute fonction publique
par la nouvelle théocratie, les
membres de l’Ompi ont répondu
par la violence, en plaçant notam-
ment une bombe au siège du parti
de Khomeini à Téhéran – provo-
quant la mort de plus de 70 hauts
représentants islamistes.
Un certain nombre de dirigeants
de l’Ompi ont alors décidé de s’exi-
ler en Europe, mais la plupart de
ses membres traversent simple-
ment la frontière pour rejoindre
l’Irak en 1986 alors que la guerre
Iran-Irak bat son plein. Le prési-
dent irakien Saddam Hussein, qui
venait d’envahir des territoires
iraniens stratégiques, leur offrit
sa protection. En retour, les mili-
tants de l’Ompi lui jurèrent fidélité
et furent envoyés dans des mis-
sions suicides pour conquérir des
territoires stratégiques en Iran.
Aujourd’hui encore, de nom-
breux Iraniens qualifient les
hommes de l’Ompi de monafeghan,
des hypocrites qui ont combattu
au côté de Saddam. En 1997, l’ad-
ministration Clinton ajouta l’Ompi
à sa liste des organisations terro-
ristes et fut bientôt imitée par le
Canada et l’Union européenne.
En 2003, l’invasion de l’Irak par
les États-Unis ne suscita aucune
réaction de la part de Massoud
Rajavi, et la plupart des observa-
teurs en conclurent qu’il devait être
mort. L’Ompi n’a jamais confirmé
sa disparition mais son épouse,
Maryam Rajavi, lui a depuis suc-
cédé à la tête du mouvement.
“Les mollahs au
pouvoir en Iran
finiront par être
renversés.”
Salman Al-Ansari,
LOBBYISTE SAOUDIEN LORS
D’UNE CONFÉRENCE DE L’OMPI
Une fois Saddam renversé
en 2003, les membres de l’Ompi
n’étaient plus les bienvenus en
Irak. Les soldats américains ras-
semblèrent et désarmèrent plus de
3 500 combattants dans le camp
d’Achraf qui leur servait alors de
base, afin de les protéger d’éven-
tuelles attaques de la part des
forces de sécurité irakiennes et des
Gardiens de la révolution iraniens.
Dix ans plus tard, en septembre
2012, l’Ompi était retirée de la
liste des organisations terroristes,
permettant à l’administration
Obama de négocier plus facilement
le transfert du siège de l’organisa-
tion en Albanie, un an plus tard.
Un petit groupe composé d’an-
ciens directeurs du FBI et de la
CIA, ainsi que de journalistes
renommés comme Carl Bernstein,
avaient exercé d’intenses pres-
sions pour aboutir à cette décision.
“Les États-Unis ont un devoir
envers ces 3 500 personnes qui ont
été abandonnées après le départ des
forces américaines” d’Irak, a déclaré
Bernstein lors d’un symposium
de l’Ompi à Manhattan en 2012.
Bernstein a par la suite reconnu
avoir été payé 12 000 dollars pour
cette apparition, mais affirme qu’il
n’y était pas “en tant que partisan”
mais en tant que personne “qui
croit aux droits de l’homme et à leur
caractère inaliénable”.
Depuis son installation en
Albanie, explique l’historien ira-
nien Ervand Abrahamian, l’Ompi
se concentre moins sur l’entraî-
nement au combat que sur sa
réputation sur Internet où elle
attaque ses adversaires et cer-
tains transfuges. En juin dernier,
une enquête du site The Intercept
a révélé qu’un militant présumé
du nom de Heshmat Alavi écri-
vant pour Forbes, The Hill et plu-
sieurs autres publications était en
réalité un personnage inventé de
toutes pièces par l’Ompi. Cette
découverte a ravivé les inquié-
tudes concernant les tendances
antidémocratiques et antilibé-
rales de l’organisation.
La controverse ne s’arrête pas
là. Les Albanais ne semblent pas
exactement ravis d’abriter le siège
de l’Ompi depuis que le rapport
“d’évaluation des risques” mené
en 2018 par les forces de police
du pays a conclu que les membres
de l’Ompi étaient “profondément
endoctrinés, disposaient de structures
militaires et avaient participé à des
actes de guerre et de terrorisme”.
Le déménagement de l’Ompi
en Albanie en 2013 s’est accom-
pagné d’une forte augmentation
des défections, d’anciens membres
révélant la réalité de leur sort au
sein de cette organisation en Irak
et en Albanie. Un ancien respon-
sable du renseignement de l’Ompi,
Massoud Khodabandeh, a confié
dans un entretien réalisé par mail
que le groupe n’avait plus rien à
voir avec le mouvement étudiant
hautement organisé et influent
qui s’était opposé au shah dans les
années 1970. Dix ans plus tard, dit-
il, l’Ompi n’était plus qu’une orga-
nisation de guérilla, pro-Saddam et
anti-ayatollahs dont la seule raison
d’existence semblait être une fidé-
lité absolue à la famille Rajavi.
Un autre transfuge, Masoud
Banisadr, évoque également la
discrimination entre les sexes et
raconte la séparation de certaines
familles dans les camps de l’Ompi.
Des enfants ont été enlevés de
force à leurs parents, le célibat était
de rigueur et l’amour considéré
comme un crime, à moins d’être
dédié aux Rajavi, explique-t-il. Des
couples ont été contraints de se
séparer parce qu’on leur “ordon-
nait de sacrifier leur âme, leur cœur
et leur esprit aux Rajavi”, a déclaré
Banisadr dans un entretien avec
Vice News en 2014.
L’Ompi n’a pas répondu à nos
multiples sollicitations envoyées à
sa branche européenne, le Conseil
national de la résistance iranienne
(CNRI).
—Jonathan Harounoff
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24. Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019

à la une

Bientôt un monde
sans eau ?
Un quart de la population mondiale pourrait bientôt manquer d’eau (p. 26).
Le chiffre du World Resources Institute publié début août s’ajoute à d’autres
indicateurs inquiétants : le récent rapport du Giec sur l’impact de l’agriculture
sur le réchauffement climatique et la confirmation, par l’agence américaine Noaa,
que juillet 2019 aura été le mois le plus chaud jamais mesuré. De l’Arabie Saoudite
(ci-contre) au corridor sec du Honduras (p. 28), du Pakistan (p. 30) à la Turquie,
les pénuries d’eau forcent les migrations et nourrissent les conflits. Décryptage.
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019 BIENTÔT UN MONDE SANS EAU ? 25

Le pays de l’or noir

en quête d’or bleu
En Arabie Saoudite, où la consommation d’eau est deux fois plus élevée
que la moyenne mondiale, les réserves souterraines s’épuisent à un
rythme accéléré. Le recours à la désalinisation ne résoudra pas tout.
Turquie
Guerre de l’eau —The Guardian Londres agricoles très gourmands en eau, comme la
sur le TiGre eT culture du blé, sur des terres distribuées à des

A
l’euphraTe Riyad, dans une usine de la marque proches de la famille royale.
Avec le grand “projet Berain Water, les bouteilles d’eau défilent Beaucoup contestent les estimations opti-
du Sud-Est anatolien”, sur les tapis roulants, des gouttes d’eau mistes données par les représentants du royaume
la Turquie a lancé le forment une flaque sur le sol en béton. au sujet des réserves pétrolières, mais la menace
plus grand programme Non loin, des cuves émettent un faible imminente d’une pénurie d’or bleu pourrait
de développement ronflement : l’eau acheminée depuis les être encore plus grave. En Arabie Saoudite, la
régional de son précieuses nappes aquifères est purifiée ici en consommation d’eau par personne est deux
histoire : 22 barrages six étapes avant d’être embouteillée. fois plus élevée que la moyenne mondiale, soit
sur le Tigre “En Arabie Saoudite, il n’y a que deux sources de 263 litres par jour – un chiffre qui conti-
et l’Euphrate d’eau : la mer et les puits profonds, explique nue d’augmenter malgré le contexte du dérè-
et 19 centrales Ahmed Al-Asmari, qui gère l’un des deux sites glement climatique, qui affaiblira encore les
hydrauliques doivent de Berain Water à Riyad. Nous sommes au centre réserves en eau.
couvrir 25 % du pays, c’est pourquoi nous n’avons accès qu’aux En mars, le royaume a lancé une campagne
de sa consommation puits profonds.” appelée Qatrah pour inciter les citoyens à réduire
d’électricité et Ce n’est peut-être pas surprenant venant drastiquement leur consommation. L’objectif
dynamiser l’économie d’un homme qui gagne sa vie en vendant de est de ramener le volume à 200 litres par per-
agricole des provinces l’eau, mais Ahmed Al-Asmari ne craint pas sonne et par jour d’ici à 2020, puis de passer
à majorité kurde du de pénurie en Arabie Saoudite. “Des études
pays. Une politique de
“prestige” qui soulève
montrent que certaines réserves contiennent assez
d’eau pour les cent cinquante prochaines années.
L’eau dessalée représente
de nombreuses En Arabie Saoudite, nous avons de nombreuses 50 % de la consommation
protestations. réserves de ce type. Nous n’avons aucun problème saoudienne, les 50 % restants
Le barrage d’Ilisu,
sur le Tigre, qui pourrait
dans ce domaine.”
Ses prédictions optimistes sont en décalage
sont puisés dans
entrer en fonction avec les faits. Un spécialiste des nappes phréa- les nappes souterraines.
au printemps 2020, tiques à l’université du Roi-Faisal a estimé
est contesté par en 2016 que ces ressources se tariraient avant à 150 litres avant 2030. Le pays a aussi tenté de
la population et 2030 dans le pays. “Le niveau des réserves souter- réformer son secteur agricole, très gourmand
par les défenseurs raines en Arabie Saoudite baisse à la vitesse grand en eau, en limitant les subventions accordées à
de l’environnement et V, avertissait l’Organisation des Nations unies la production céréalière. Mais la surface totale
du patrimoine culturel. pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) dès de terres irriguées n’a pas baissé, car les pro-
La Syrie et l’Irak 2008. La majeure partie de l’eau pompée vient de ducteurs choisissent des cultures plus rentables
craignent d’en payer nappes aquifères fossiles et, d’après certaines pré- qui ont besoin d’encore plus d’eau. Almarai, un
le prix fort. Car ces visions, ces ressources pourraient être asséchées grand groupe agroalimentaire, a commencé à
barrages permettront sous vingt-cinq ans.” acheter des terres désertiques aux États-Unis
à la Turquie de maîtriser près de Los Angeles et en Arizona, mais aussi
le débit d’eau dans Filtration. Dans un pays où il pleut rarement, en Argentine, afin de cultiver de la luzerne
ces pays. “La Syrie et la pratique consistant à filtrer les eaux sou- pour nourrir ses vaches à lait.
l’Irak sont les otages de terraines, ce que fait l’usine de Berain Water, Le plan national de transformation de l’Arabie
la Turquie”, dénonçait pourrait se révéler dangereuse, car les nappes Saoudite, intitulé Vision 2020 (un axe de l’ini-
le site d’information forment environ 98 % de l’eau douce présente tiative Vision 2030 visant à diversifier l’écono-
allemand Heise.de en naturellement en Arabie Saoudite. mie saoudienne afin qu’elle dépende moins du
août dernier, soulignant L’État saoudien moderne s’est peut-être pétrole), a pour but de réduire la quantité d’eau
Photo Josh haner / the new York times

les potentielles construit grâce au pétrole, mais c’est le manque puisée par le secteur agricole dans les nappes
conséquences de d’eau qui risque de le détruire si des solu- aquifères, soit de ne plus attribuer que 191 %
la tutelle d’Ankara sur tions drastiques ne sont pas trouvées sous de ces ressources à l’agriculture, contre 416 %
Chine. Progression du désert les ressources d’eau : peu. L’urgence n’est pourtant pas manifeste actuellement selon les estimations.
de Tengger, en 2016. Les exode des paysans à Riyad, capitale où l’immobilier est en plein “Cela signifie que l’Arabie Saoudite consomme
agriculteurs plantent des et flux de migrants. essor et où les gratte-ciel poussent comme plus de quatre fois le volume d’eau qui se renou-
arbres pour atténuer l’impact des champignons. velle – et c’est ce que prévoit Vision 2020”, explique
des vents de sable. Beaucoup Les travaux réalisés pendant des décen- Rebecca Keller, qui travaille pour Stratfor, un
d’entre eux fuient la région. nies pour faire fleurir le désert et nourrir les cabinet-conseil d’analyse géopolitique. Elle
habitants de la ville se soldent par des projets avoue avoir été choquée en découvrant → 26
26. À LA UNE Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019

25 ← les chiffres. “Techniquement, ils utilisent de

l’eau fossile, dont le renouvellement est extrêmement Stress hydrique : un quart de l'humanité concerné
lent. J’ai été frappée par l’ampleur de ces excès.”
Dessaler l’eau de mer est vu depuis long-
temps comme la solution miracle au Moyen- Niveau de stress hydrique
Orient. L’Arabie Saoudite est le pays qui produit (Situation actuelle) Faible De faible De modéré Fort Extrêmement fort
le plus d’eau dessalée, on y trouve actuelle- à modéré à fort
ment 31 usines de désalinisation. Cette eau
représente 50 % de la consommation saou-
dienne, les 50 % restants sont puisés dans les Moscou
nappes souterraines.
Mais ces méthodes sont particulièrement
énergivores. Selon l’Agence internationale de
Londres
l’énergie (AIE), la désalinisation correspondait
en 2016 à 3 % de l’approvisionnement en eau New York Madrid Séoul
au Moyen-Orient, mais à 5 % de ses dépenses
énergétiques. Des chercheurs à l’université
Pékin
du Roi-Abdulaziz, à Djeddah, estiment que Los Le Caire
la demande en eau dessalée augmente d’en- Angeles Dacca
New
Mexico Delhi
En mars, le royaume a lancé Riyad Madras
une campagne pour
inciter les citoyens Jakarta
à réduire drastiquement
leur consommation.
São Paulo
Santiago
viron 14 % par an, mais que “la désalinisa-
Le Cap Melbourne
tion est un procédé très coûteux et non durable”.
Villes ayant subi récemment
Les usines de désalinisation sont par ailleurs de graves pénuries d’eau
néfastes pour leur environnement immédiat,
car elles rejettent des substances polluantes Pas de données
dans l’air et dans la mer, menaçant ainsi les SOURCES : WORLD RESOURCES INSTITUTE. WEIYI CAI/THE NEW YORK TIMES
écosystèmes marins.
Grâce à une campagne récente visant à aban-

Un Terrien sur quatre

donner les combustibles fossiles au profit de l’éo-
lien pour dessaler l’eau, la première usine de ce
type devrait être inaugurée en 2021 au plus tôt,
même si les travaux semblent avoir pris du retard.
Selon Rebecca Keller, les avancées technolo-
giques de l’Arabie Saoudite dans le domaine de la
désalinisation pourraient aussi faire évoluer ses
risque de manquer d’eau
relations avec d’autres pays de la région, notam-
ment Israël. “Ils mettent au point les innovations ↘ Niger. Adou Issa
Le “jour zéro”, où plus une goutte ne sortira du robinet, s’approche
les plus pointues dans le domaine de la désalinisa- observe ses cultures dangereusement pour une grande partie de la population mondiale.
tion, et à grande échelle, précise-t-elle. Comme rabougries, dans
les deux pays se rejoignent de plus en plus au sujet la région de Zinder,
des questions géopolitiques, comme leur rapport à en 2016. Depuis des —The New York Times New York Brésil, Madras (Chennai) en Inde, et Le Cap
l’Iran, ils sont susceptibles de renforcer leur coo- en Afrique du Sud, qui en 2018 a frôlé de peu le

pération sur d’autres plans. Le secteur saoudien
de l’eau pourrait en bénéficier.”
Afin d’esquiver la crise de l’eau qui se profile,
le défi le plus ambitieux reste l’évolution des
habitudes. Le royaume poursuit le développe-
ment du Red Sea Project, une oasis touristique
de la taille de la Belgique qui doit attirer 1 mil-
lion de visiteurs par an sur des plages immacu-
lées et dans 50 nouveaux hôtels. Or ces projets
immobiliers monumentaux signifient que la
consommation d’eau va augmenter : d’après
les estimations actuelles, la nouvelle chaîne
de grands hôtels utilisera 56 000 mètres cubes
d’eau par jour.
“Nous sommes dans le désert, rappelle Rebecca
Keller. Évidemment que l’eau est une ressource rare.”
—Ruth Michaelson
Publié le 6 août
U
années, les paysans
de ce pays constatent n risque pèse de plus en plus sur des pays “jour zéro” – celui où toutes les retenues d’eau
une baisse drastique où vit un quart de la population mon- de ses barrages seraient asséchées.
de leur récolte, diale, celui d’être un jour à court d’eau.
en raison Dix-sept pays dont l’Inde, l’Iran et le Évaporation. “Il est probable que ce type de
de la sécheresse. Botswana subissent actuellement une phénomène se reproduise à l’avenir. La situa-
situation de stress hydrique extrême, tion est alarmante dans de nombreuses régions
→ LibaN. Des cèdres c’est-à-dire qu’ils utilisent presque toute l’eau du monde”, avertit Betsy Otto, responsable
dans la réserve à leur disposition, selon des données publiées du programme mondial de l’eau au WRI. Le
naturelle du Chouf, le 6 août par le World Resources Institute changement climatique accentue les risques.
en 2018. Un insecte (WRI) [Institut des ressources mondiales]. Plus les précipitations sont imprévisibles et
qui prolifère Beaucoup de ces États sont arides et cer-
avec la hausse des tains dilapident leurs ressources. Plusieurs
températures ronge comptent trop sur les nappes souterraines, La ville de São Paulo
les aiguilles des qu’ils devraient pourtant laisser se renouve- a été ravagée par
arbres et pourrait
provoquer la
ler afin d’y puiser en période de sécheresse.
Dans ces pays, plusieurs grandes métropoles
des inondations un an
disparition de cet assoiffées ont récemment été confrontées à après avoir failli manquer
emblème national. de graves pénuries, notamment São Paulo au d’eau au robinet.
 Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
irrégulières, moins l’approvisionnement en eau
est fiable. Parallèlement, la hausse des tempé-
ratures accélère l’évaporation dans les réser-
voirs alors que la demande d’eau augmente.
Les endroits où l’eau manque sont parfois
maudits par les deux extrêmes. São Paulo a été
ravagé par des inondations un an après avoir
“L’eau est un problème
local qui a besoin
de solutions locales.”
Priyanka Jamwal,
AshokA TrusT for reseArch
in ecoLogy And The environmenT
failli manquer d’eau au robinet. Il y a quatre
ans, des crues meurtrières ont frappé Madras
et ses réservoirs sont aujourd’hui quasi vides.
La capitale mexicaine, Mexico, pompe de
telles quantités d’or bleu dans les réserves
souterraines que la ville est littéralement en
train de s’effondrer [du fait de la déformation
des sols]. Au Bangladesh, Dacca est extrême- Les photos
ment dépendante de ses nappes phréatiques,
qui alimentent la population et l’industrie de Les images de
la confection, très gourmande en eau, au point ce dossier ont été
que la ville puise maintenant dans des réserves réalisées par Josh
aquifères à plus de 100 mètres de profondeur. Haner, qui, depuis
Les habitants de Madras, qui ont l’habitude quatre ans,
de consommer l’eau des nappes souterraines photographie les
depuis des années, se rendent aujourd’hui conséquences des
compte qu’elles sont asséchées. En Inde comme changements
au Pakistan, les agriculteurs vident les aqui- climatiques dans le
fères pour cultiver des plantes très gourmandes monde pour le New
en eau comme le coton et le riz. York Times. Pour lui,
Selon le World Resources Institute, 33 villes il s’agit de montrer,
comptant plus de 3 millions d’habitants (soit parfois à l’aide d’un
plus de 255 millions de personnes au total) drone, d’autres
subissent un stress hydrique “extrêmement aspects que les
élevé”, avec des répercussions sur la santé clichés habituels
publique et des troubles sociaux. À l’ho- d’icebergs à la dérive
rizon 2030, ce seront 45 villes et presque ou d’ours polaires
470 millions d’habitants qui seront dans isolés sur un morceau
cette situation. de banquise.
Photos Josh haner / the new York times
BIENTÔT UN MONDE SANS EAU ? 27
Les enjeux sont considérables. Lorsqu’une
ville ou un pays utilise presque toute l’eau
disponible, une période de sécheresse peut
être catastrophique. En 2018, après trois ans
de faibles précipitations, la ville du Cap a dû
prendre des mesures draconiennes et ration-
ner le peu d’eau qu’il restait dans ses réser-
voirs. Mais cette crise n’était que l’expression
d’un problème chronique : les 4 millions d’ha-
bitants du Cap sont en concurrence avec les
agriculteurs pour des ressources limitées.
Piscines. Il en va de même à Los Angeles. La
dernière sécheresse qu’a connue la ville a pris
fin cette année, mais l’approvisionnement en
eau ne tient pas le rythme de la demande galo-
pante et le goût des habitants pour la piscine
dans le jardin n’arrange rien.
À Bangalore, quelques années de manque
de pluie ont montré à quel point la ville a
mal géré ses ressources. Les nombreux lacs
qui émaillaient autrefois son territoire et ses
environs ont été remplacés par du béton ou
transformés en décharges et ne peuvent donc
plus stocker l’eau de pluie. Il faut aller de plus
en plus loin pour chercher de l’eau pour les
8,4 millions d’habitants, et une grande partie
est perdue en chemin.
Beaucoup de choses peuvent cependant être
faites pour améliorer la gestion de l’eau. Les ser-
vices municipaux peuvent d’abord colmater les
fuites dans le réseau de distribution. Les eaux
usées peuvent être recyclées. La pluie peut être
captée et stockée : pour cela, il faut nettoyer les
lacs et les zones humides, et réparer les anciens
puits. Les agriculteurs peuvent abandonner les
cultures à forte consommation d’eau, comme
le riz, au profit, par exemple, du millet.
“L’eau est un problème local qui a besoin de
solutions locales”, insiste Priyanka Jamwal, de
l’Ashoka Trust for Research in Ecology and
the Environment [Centre de recherches sur
l’écologie et l’environnement] à Bangalore.
—Somini Sengupta
Publié le 6 août
En Iran la source
des émeutes
●●● “Depuis 2017, parmi les multiples
raisons des troubles en Iran, figurent
les pénuries d’eau. Certes les conditions
climatiques jouent un rôle, mais il faut
aussi blâmer la gestion incompétente
et corrompue de l’eau par les différents
gouvernements iraniens. Des millions
d’Iraniens seront contraints de migrer
vers des pays plus développés,
notamment en Europe, si la crise de l’eau
n’est pas résolue d’ici vingt à trente ans”,
souligne Foreign Policy. “Avant la
révolution de 1979, le pays comptait moins
de 34 millions d’habitants et les ressources
en eau renouvelables étaient d’environ
135 milliards de mètres cubes. Aujourd’hui,
alors que la population dépasse
les 80 millions, les ressources en eau
renouvelables sont inférieures
à 80 milliards de mètres cubes.”
Plusieurs experts iraniens ont mis en
garde le gouvernement révolutionnaire
contre une baisse attendue des
précipitations à la suite du changement
climatique. ils ont proposé des plans
de réduction de la consommation d’eau
et de diversification de la production
alimentaire. “Au lieu de cela, la
République islamique a construit des
centaines de barrages, la plupart inutiles.
La construction a profité aux entreprises
liées au régime. Mais les nouveaux
barrages ont empêché les principales
rivières d’atteindre de nombreuses régions
du pays et ont empêché la reconstitution
des aquifères. Par ailleurs, le régime,
cherchant à devenir autonome dans
son conflit avec l’Occident, a encouragé
les agriculteurs à semer davantage
de blé et d’autres céréales.”—
28. À LA UNE Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019

États-Unis. Sauver
le fleuve Colorado
●●● “L’Arizona, le Nevada et le Mexique
vont, pour la toute première fois en 2020,
devoir prélever moins d’eau dans le fleuve
Colorado, à la suite d’une série d’accords
historiques sur le barrage Hoover signés
en mai”, souligne le quotidien USA Today.
Si les chutes de neige ont été abondantes
cet hiver sur les montagnes Rocheuses
et ont permis de faire remonter
le niveau de certains réservoirs,
la sécheresse qui sévit depuis le début
des années 2000, la surexploitation
de l’eau du fleuve par les grandes villes
et les agriculteurs du sud-ouest
des États-Unis et, enfin, les effets des
Photos Josh haner / the new York times

changements climatiques rendent ces

restrictions inévitables. “La Californie est
également concernée par les accords signés
en mai”, explique le quotidien américain,
même si elle ne sera pas touchée
par les premières restrictions. Interrogée
par le journal, Jennifer Pitt, de l’Audubon
Society, l’une des principales organisations
environnementales américaines,
estime que “le fleuve Colorado entre
dans une nouvelle ère : l’ère des limitations”.

Au Honduras, ils fuient

Elle se félicite de la signature des accords
et des premières mesures restrictives,
qui, selon elle, représentent “un véritable

le corridor de la sécheresse
effort pour éviter une crise”. Reste
à espérer, alors que le réchauffement
dans le bassin du Colorado menace
la ressource, “que nous allons
pouvoir rester dans la même dynamique
d’accords collaboratifs”, conclut-elle. ↑ Nouveau-Mexique Les petits agriculteurs qui souffrent des changements climatiques
(États-Unis). Un bénéficient parfois de projets de retenue d’eau mis en place
Le Canada exploite champ irrigué, près
de Lemitar, en 2018.
par le gouvernement, mais le manque de suivi et de soutien
effectif les incite toujours plus à émigrer aux États-Unis.
les icebergs À l’instar d’autres
grands cours d’eau
●●● Avec 7 % des réserves planétaires de la planète,
d’eau douce renouvelables, le Canada le Rio Grande —Criterio (extraits) Tegucigalpa haricots, qu’ils sèment sur une petite parcelle.
Malgré l’adversité, ils continuent d’espérer que

L
fait figure de parent riche. Et certaines s’assèche, victime
entreprises de Terre-Neuve-et-Labrador de sa surexploitation. e soleil décline et embrase le relief du leur troisième fils, parti le 30 juin, arrivera aux
n’hésitent pas à exploiter l’eau des icebergs. parc national de Celaque, dans l’ouest du États-Unis et leur enverra lui aussi de l’argent
Surnommé le cow-boy des icebergs, ↗ Mexique. Honduras, où les paysans du hameau de pour subvenir à leurs besoins essentiels. Cette
Ed Kean chasse et tire depuis des décennies À Mexico, en 2016, Villa Verde (dans le département pauvre de famille se trouve actuellement dans une situa-
ces masses géantes de glace flottante des ânes acheminent Lempira) déplorent la perte de leurs récoltes tion très précaire.
du Groenland vers Terre-Neuve, de l’eau. Dans à cause de la sécheresse. Pedro Hernández Le flot de Honduriens qui émigrent aux États-
indique le Financial Post. Il récolte ainsi le quartier de et sa femme, Juana Rodríguez, vivent dans cette Unis ne tarit pas depuis 1998, année où l’oura-
1 000 tonnes de glace chaque été Xochimilco, localité où l’opulence et la pauvreté se côtoient. gan Mitch a détruit récoltes et infrastructures,
pour alimenter en eau l’industrie de la bière certains habitants Tous deux paysans, ils ne sont pourtant pas mais a aussi provoqué d’autres dégâts collaté-
et de la vodka. Désormais, il commercialise doivent consacrer bénéficiaires des projets d’irrigation lancés par raux sur le plan économique. L’émigration s’est
lui-même l’eau issue des icebergs. une part importante le gouvernement. encore accentuée à partir de 2009, en raison du
“J’espère que [cette industrie] sera plus de leur maigre Pedro nous accueille aimablement dans le patio coup d’État [qui a chassé le président Manuel
importante que celles de la vodka budget à cette denrée de sa petite maison au toit de tuiles, construite en Zelaya, de centre droit]. Depuis, des gens de
et de la bière”, explique l’entrepreneur. précieuse. adobe. Avec pour fond sonore une vache mugis-
Cinq autres compagnies de la province sante – sa seule source de nourriture –, il nous
suivent ses traces. The Times of India raconte qu’il a acheté la bête grâce aux dollars Le nombre de Honduriens
rapporte que Dyna Pro, qui exporte envoyés par deux de ses trois fils, installés aux qui sont arrêtés à la frontière
de l’eau d’iceberg vers l’Europe,
Singapour et Dubaï, la vend désormais
États-Unis, où ils ont émigré en quête de nou-
veaux horizons, car “ici, nous sommes foutus”.
avec le Mexique est passé
jusqu’au Proche-Orient 16 dollars En raison de la sécheresse, Pedro et Juana ont de 47 900 en 2017 à 205 039
canadiens (10,70 euros) la bouteille. perdu plusieurs fois leurs cultures de maïs et de au premier semestre 2019.
courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
tous âges, parfois des familles entières, s’orga-
nisent en caravane pour partir.
Au Honduras, il est fréquent que les récoltes
soient mauvaises, ce qui met à mal la sécurité
alimentaire, dans un pays où 69 % des citoyens
vivent dans la pauvreté. Selon la police aux fron-
tières des États-Unis, le nombre de Honduriens
qui se présentent à la frontière avec le Mexique
et qui y sont arrêtés est passé de 47 900 en 2017
à 205 039 au premier semestre 2019.
Près de chez Pedro, il y a un réservoir prévu
pour l’irrigation. “Ils l’ont fait construire, mais
ici, pour que les projets aboutissent, il faut de l’ar-
gent”, explique-t-il. Il dénonce aussi la politisa-
tion du projet, dont les seuls bénéficiaires sont
les militants du Parti national [conservateur et
proche du gouvernement].
État d’urgence. Faisant valoir les mauvaises
récoltes de céréales de base et l’insécurité ali-
mentaire, le gouvernement a déclaré l’état d’ur-
gence dans 11 départements du “couloir de la
sécheresse” – une bande à l’ouest du territoire
hondurien qui subit de plein fouet les rigueurs
du climat. Les autorités ont affirmé qu’elles vou-
laient à l’avenir pallier les effets de phénomènes
tels que la sécheresse extrême ou l’irrégularité des
pluies, provoqués par le dérèglement climatique.
Cet état d’urgence, toujours en vigueur, a
été déclaré en septembre 2016. Dans ce cadre,
le ministère de l’Agriculture et de l’Élevage a
déclenché le programme présidentiel de collecte
d’eau, qui prévoit des réservoirs pour y retenir
les eaux pluviales, mais aussi un réseau d’irriga-
tion au goutte-à-goutte pour un certain nombre
de citoyens. Ce projet a été évalué à 8,2 millions
de dollars [7,4 millions d’euros]. Pour avoir
La situation agricole
s’est aggravée à partir
de 2014 en raison
de la modification
du régime des pluies.
droit à ces mesures, il fallait avoir au maximum
1 hectare de terres cultivables par famille. Les
foyers retenus devaient à terme obtenir une
aide technique, mais elle n’est jamais arrivée.
Sur la propriété de Jeremías Miralda, un
producteur âgé qui vit dans le département
d’Olancho (l’autre grenier d’Amérique centrale,
dans le centre-est du pays), le gouvernement a
creusé un gigantesque trou pour y créer un lac
de retenue desservant des canaux. Mais ça n’a
servi à rien, car ces travaux ont été réalisés à un
endroit où il n’y a aucun affluent et où la nature
des sols n’est pas compatible avec la filtration.
Sur 70 retenues d’eau, 30 à 40 ne sont pas
fonctionnelles, estime le responsable de l’ir-
rigation et du drainage au ministère de l’Agri-
culture et de l’Élevage, Juan Carlos Colindres,
car les bénéficiaires n’ont pas eu les moyens de
construire des rigoles. Quand le système fonc-
tionne, c’est parce que les travaux ont pu être
terminés grâce aux ressources des bénéficiaires
eux-mêmes.
Le projet de Villa Verde est représentatif des
problèmes rencontrés : Juan Ramón Melgar
explique que le système ne fonctionne qu’à
moitié, car la tuyauterie qui relie le réservoir
aux canaux d’irrigation n’est pas adaptée à la
pression de l’eau et a donc été endommagée.
Ce maraîcher raconte que le gouvernement
BIeNTÔT uN MoNDe SANS eAu ? 29
a fait savoir que le projet avait coûté environ
400 000 dollars, mais selon lui les agriculteurs
n’y croient pas. Il sous-entend que le chantier a
été surévalué. D’après les informations fournies
par l’État, 24 entreprises du bâtiment ont à ce
jour participé aux chantiers. Le gouvernement
se prépare à valider de nouveaux dossiers, alors
même que de nombreux ouvrages existants ne
sont pas en état de marche.
Moustiques. Les erreurs commises sont mani-
festes. Dans de nombreux cas, les retenues d’eau
sont devenues des incubateurs pour les larves
de moustique et des abreuvoirs pour le bétail,
au lieu de pallier les effets de la sécheresse et
d’aider les paysans pauvres qui ont besoin d’un
soutien économique et technique de l’État.
Selon les chiffres officiels, lors de la première
récolte de 2018 (du 15 avril au 15 août), 80 % du
maïs et 20 % des haricots ont été gâtés dans sept
départements du couloir de la sécheresse, une
catastrophe qui a touché 100 000 personnes.
Les données montrent que la récupération
d’eau n’est pas efficace. Néanmoins, selon Juan
Valladares, vice-président de l’Association hon-
durienne des producteurs de céréales de base
(Prograno), les chiffres relatifs aux récoltes per-
dues que fournit le gouvernement ne sont pas
fiables. Ils servent à justifier l’état d’urgence, à
valider des achats directs sans appel d’offres, et
par conséquent facilitent la corruption.
D’après les analyses d’Octavio Sánchez, ingé-
nieur agronome et directeur de l’Association
hondurienne pour le développement de l’agro-
écologie (Anafae), de nombreux travaux ont
été réalisés sur des parcelles dont les proprié-
taires refusent maintenant le raccordement des
infrastructures aux terres de leurs voisins, c’est
pourquoi chacun des réservoirs profite exclu-
Source sivement à un producteur. L’agronome y voit
donc “un échec”, même s’il précise qu’il ne faut
Criterio pas diaboliser les personnes concernées mais
Tegucigalpa, Honduras plutôt rectifier certaines erreurs, notamment
criterio.hn revoir le profil type des bénéficiaires.
Lancé en 2015 Pendant ce temps, les habitants du couloir de
à Tegucigalpa, la sécheresse continuent d’émigrer à l’étranger
capitale du Honduras, ou s’installent ailleurs au Honduras, dans l’es-
“Critère” se présente poir d’y vivre dans de meilleures conditions.
comme “une alternative La municipalité de Cedros, en plein cœur du
indépendante pays, est l’une des zones qui se vident le plus vite
aux élites économiques de leurs habitants. Beaucoup d’hommes partent
et politiques en direction des États-Unis, les femmes vont
du pays, dans plutôt en Espagne. La famille de Vilder Canaca
le but de contribuer a été éclatée par les migrations. Quatre de ses
à la construction six enfants ont émigré aux États-Unis. En juin,
de la démocratie l’aîné, Osman, a été le cinquième à partir, mais
et de lutter contre son périple s’est soldé par un échec, car il a été
la corruption”. expulsé en juillet par les autorités états-uniennes.
Outre les membres de la famille Canaca, beau-
coup d’autres sont partis, certains en rémuné-
rant des “coyotes” (des passeurs), d’autres en
essayant de franchir le Río Bravo ou d’escala-
der le mur de Tijuana, qui séparent le Mexique
des États-Unis.
Selon un rapport rédigé en 2016 à partir de
données de 2015, les Honduriens qui vivent dans
le couloir de la sécheresse quittent leur région
pour plusieurs raisons, dont le manque → 30
30. À LA une Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019

29 ← de nourriture et d’argent, le chômage, les

mauvaises récoltes, le regroupement familial, le
déplacement forcé ou encore les violences. Cette
étude, réalisée par la Banque interaméricaine
de développement (BID), le Fonds international
de développement agricole (Fida), l’Organisa-
tion des États américains (OEA), l’Organisation
internationale pour les migrations (OIM) et le
Programme alimentaire mondial (PAM), révèle
que les personnes qui quittent le Salvador, le
Guatemala et le Honduras et qui sont ensuite
présentées aux services mexicains de l’immigra-
tion sont principalement des hommes (79 %),
et que la moitié d’entre eux travaillaient dans
l’agriculture avant d’émigrer.
Les mauvaises récoltes de céréales essentielles
sont récurrentes au Honduras. Mais la situa-
tion s’est aggravée à partir de 2014, en raison
de la modification du régime des pluies, qui se

Photo Josh haner / the new York times

concentrent à certaines périodes de l’année ou
se prolongent à d’autres moments. Face à cette

Nombre de réservoirs ont été

construits sur des parcelles
dont les propriétaires
refusent maintenant le
raccordement à leurs voisins.

crise, le gouvernement a mis en place plusieurs

mesures : l’indemnisation, la distribution de
↑ Chine. Guo Kaimin
plante des arbres, en Au Pakistan, l’agriculture
en accusation
rations alimentaires, mais aussi la construction 2016, pour empêcher
de petits réseaux d’irrigation, dont beaucoup sont la progression du
insuffisants ou inefficaces, notamment les réser- désert de Tengger.
voirs d’eau. Selon une étude du PAM, un foyer Il gère également
sur quatre dans le couloir de la sécheresse est un parc pour les
en situation d’insécurité alimentaire modérée touristes et prévient Le secteur, qui représente moins de 5 % du PIB, consomme
ou grave – soit un total de 525 000 personnes. qu’il n’est pas prêt à plus de 80 % des ressources. Si rien n’est fait, en 2025 le pays
Paradoxalement, si les Honduriens n’ont rejoindre les réfugiés
aucun moyen de s’en sortir, les budgets affec- climatiques.
sera confronté à de graves pénuries d’eau.
tés à la crise climatique et alimentaire sont de
plus en plus importants. Dans le couloir de la
sécheresse au Honduras, des millions de dollars —The Nation (extraits) souterraine, extraite par le biais de puits tubulaires
ont été investis grâce aux fonds d’organismes Lahore, Karachi, Islamabad et de pompes manuelles ou motorisées. D’après
internationaux de coopération. Malgré tout, le Bureau des statistiques du Pakistan, chaque

les résultats restent insatisfaisants, car la ges-
tion des sommes allouées n’a pas été coordon-
née, explique Rolando Sierra Fonseca, directeur
de la branche hondurienne de la Faculté latino-
américaine de sciences sociales (Flacso).
Lors de son discours au 26e Sommet ibéro-
américain, qui s’est déroulé en novembre 2018
à Antigua (Guatemala), le président hondurien,
Juan Hernández, a déclaré que l’émigration de
ses compatriotes était en grande partie due
aux conséquences du changement climatique.
Juan Hernández, qui est soupçonné de cor-
ruption, s’est félicité le 6 juillet de l’obtention
de 35 millions de dollars affectés par le Fonds
vert pour le climat (soit des dons à hauteur de
24,2 millions de dollars et un prêt de 10,8 mil-
lions de dollars). Le chef du gouvernement a
spécifié que cet argent servirait à restaurer
270 000 hectares de forêts.
—Emy Padilla
Publié le 8 août
L
’eau est une ressource stratégique vitale. C’est
même un droit dont devraient profiter libre-
ment la population actuelle et les générations
futures. Au Pakistan, les ressources en eau
se trouvent principalement dans les sols et
en surface. Les nappes souterraines sont une
richesse naturelle fondamentale, à laquelle on
accède grâce à des puits ouverts ou tubulaires.
Les eaux de surface sont des réserves comme
les cours d’eau, les lacs ou les retenues d’eau des
sur notre site
barrages. Dans un pays semi-aride comme le
courrierinternational.com Pakistan, l’eau de pluie se limite à 500 mm par
an, contrairement à d’autres pays d’Asie du Sud
Retrouvez l’article de où les précipitations dépassent 1 000 mm.
Yale environnement Depuis que de l’eau de mer s’est infiltrée dans
360 : Dessaler l’eau les nappes phréatiques de Karachi, première
de mer, une fausse métropole pakistanaise, ses habitants dépendent
bonne idée ? exclusivement des eaux de surface. En revanche,
Lahore exploite principalement les réserves sou-
terraines. La population de la deuxième ville du
pays a accès à 1,6 milliard de mètres cubes d’eau
citoyen a le droit de forer un puits de n’importe
quelle dimension et d’y puiser la quantité d’eau
qu’il souhaite, c’est pourquoi il y aurait actuelle-
ment 1 million de puits tubulaires au Pendjab [la
province la plus peuplée du pays], contre 300 000
au début des années 1990.
La pénurie prévisible à laquelle le Pakistan sera
confronté ces prochaines années est le résultat
d’une très mauvaise gestion des ressources, et ce
depuis longtemps. Selon la Banque mondiale, le
volume d’eau disponible par habitant et par an
au Pakistan n’atteint pas 3 000 mètres cubes –
un chiffre très inférieur à celui des pays voisins.
D’après un rapport du Fonds monétaire interna-
tional (FMI) paru en 2015, le pays doit se prépa-
rer à une grave crise de l’eau d’ici à 2025 en raison
de sa croissance démographique, de techniques
inefficaces d’irrigation et de la surexploitation
des nappes souterraines.
La population atteindra bientôt 207 millions
d’habitants d’après les estimations, soit un taux
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019 BIENTÔT UN MONDE SANS EAU ? 31

Il semble difficile de
s’attaquer à la crise de l’eau Part de la population ayant accès à des services d’alimentation en eau potable
sans mener une campagne (gérés en toute sécurité, en %, par pays, données de 2017)

de sensibilisation visant Plus de 99

à limiter le taux de natalité. De 76 à 99
De 50 à 75
de croissance annuel de 2 %. Pour cette raison,
Moins de 50
il semble difficile de s’attaquer à la crise de l’eau
sans mener une campagne de sensibilisation
visant à limiter le taux de natalité.
D’après un rapport récent de la Banque mon-
diale, des découvertes stupéfiantes ont été faites PAPOUASIE
sur la consommation d’eau dans le secteur agri- NOUVLLE-GUINÉE

SOURCE : “PROGRESS ON HOUSEHOLD DRINKING WATER, SANITATION AND HYGIENE” (OMS-UNICEF, 2019)
cole. Les principales cultures sont le blé, le riz, la 97
canne à sucre et le coton : elles représentent moins 41
de 5 % du PIB mais consomment plus de 80 % de 93
l’eau dans ce pays. Les anciennes méthodes d’ir-
rigation doivent être modernisées, ce qui contri-
buera à faire baisser la consommation d’eau et à
augmenter le rendement. Ces progrès pourront
89
être mis en œuvre en adoptant un système d’ir- 93
rigation sous pression [moins gourmand en eau]. 95

Bouteilles. Les puits tubulaires commerciaux 94

vident les nappes souterraines pakistanaises, en 99
particulier dans le Pendjab. Il faut noter que cet 78
assèchement rapide est dû avant tout à l’ineffica- 50
cité des pratiques agricoles et beaucoup moins à 98
ÉTHIOPIE 41
l’industrie. Par exemple, les quantités extraites SOUDAN DU SUD 41
pour la mise en bouteille d’eau et d’autres bois- R.D.C. OUGANDA 49
BURKINA 43
sons sont anecdotiques par rapport au volume FASO 48 Le Tchad a le plus
utilisé dans l’agriculture. bas taux du monde.
Des règles équitables doivent être rédigées à Seule 39 % de la
l’attention de tous les usagers afin que chacun population dispose
d’un accès basique
paie sa part. Un arrêt de la Cour suprême fixe une Données insuffisantes 93 à l’eau potable.
taxe de 1 roupie pakistanaise [0,006 euro] par ou pas de données
litre d’eau utilisé par les entreprises qui condi-
tionnent des boissons. Mais personne ne sait
vraiment comment cette somme a été calculée
et si elle s’appliquera aussi aux autres secteurs L’eau coûte News Ghana. Selon Richard Connor, le rédac-
teur en chef du rapport de l’Unesco, interrogé

plus cher
qui puisent dans les nappes. par la Fondation Thomson Reuters, les cita-
Les autorités du Pendjab se sont rendu compte dins dont le logement est équipé en eau cou-
de la surexploitation des nappes phréatiques, ce À la une rante paient leur eau beaucoup moins cher

aux pauvres
qui a abouti en 2017 au projet de loi sur la protec- que les habitants des bidonvilles. Ces derniers
tion, la réglementation et le développement des doivent souvent acheter de l’eau en bidon ou
nappes souterraines du Pendjab – ce texte est en bouteille, à un prix dix à vingt fois plus
en cours d’examen. Il est impératif de mettre en élevé. “Certains pensent que si ces personnes
place un programme global et ambitieux de ges- n’ont pas d’eau, c’est parce qu’elles n’en ont pas

tion visant à économiser les ressources.
Les dissensions politiques et le manque de
préparation sont les principaux obstacles qui
empêchent les dirigeants pakistanais de s’at-
taquer réellement au problème. Il est essentiel
d’améliorer la gouvernance pour lutter contre les
pénuries, grâce à une meilleure maîtrise de l’ap-
provisionnement, au recyclage et à la gestion des
eaux usées. Ces mesures doivent être accompa-
gnées de campagnes de sensibilisation pour faire
évoluer les comportements de tous les usagers.
Cela semble peut-être difficile, mais c’est un
travail qui doit être entrepris de toute urgence.
Taxer l’eau sera peut-être une manne financière
à court terme, mais ça ne résoudra en rien les
problèmes fondamentaux.
—Sadia Hussain
Publié le 3 juin
Q
uelque 2,1 milliards de personnes sur
la planète n’ont pas accès à de l’eau
potable propre et disponible en per-
manence, et 4 milliards de personnes
– près des deux tiers de la population
L’atLas des mondiale – ont été confrontées à de
inégaLités graves pénuries d’eau pendant au moins un
Les richesses, les mois au cours de l’année. C’est ce que révèle
ressources, les libertés le rapport 2019 de l’Unesco dévoilé le 19 mars.
sont mal partagées. Outre ces chiffres alarmants, ce rapport
Trente-six cartes met en lumière les inégalités d’accès à cette
et infographies pour ressource vitale. “La moitié des personnes qui
mieux comprendre ces boivent de l’eau provenant de sources non sûres
fractures mondiales. vivent en Afrique : 24 % seulement de la popu-
Un hors-série de lation de l’Afrique subsaharienne a accès à de
Courrier international l’eau potable sûre et 28 % possède des installa-
en vente chez votre tions sanitaires basiques qui ne sont pas par-
marchand de journaux. tagées avec d’autres foyers”, souligne le site
les moyens, mais c’est complètement faux. Elles
consacrent jusqu’à 30 % de leur salaire à l’eau”,
insiste Richard Connor.
Par ailleurs, l’organisation WaterAid a publié
un rapport intitulé Sous la surface : l’état de l’eau
dans le monde 2019. Il montre que l’Inde utilise
la plus grande quantité d’eau souterraine (24 %
du total mondial) et en est le troisième expor-
tateur (12 % du total mondial). “L’importation
de produits alimentaires et de vêtements par les
riches pays occidentaux fait que nombre de com-
munautés pauvres et marginalisées ont du mal à
accéder à de l’eau propre chaque jour. Ces pro-
duits qui possèdent une ‘empreinte eau’ – le volume
d’eau utilisé pour leur production – considérable
viennent en effet de régions où l’eau est rare”, ren-
chérit le site indien Punjab News Express.
—Courrier international
32. À LA UNE
Pays-Bas. Comme
le sud de la France
● “Il est difficile de déterminer
quelle région des Pays-Bas est la plus
sèche, mais ce qui est sûr, c’est que
l’Achterhoek obtient un très haut score.
Dans la rivière Baakse, à hauteur
du village de Vorden, il n’y a plus d’eau
en vue”, écrit le NRC. La situation
est d’autant plus grave pour
cette région située à l’est du pays
que c’est la deuxième année
consécutive qu’elle est confrontée
à une telle sécheresse. “Il n’y a plus
d’eau au-dessus des petits barrages
de fossés. Même les marais se vident”,
raconte le journal. L’Office des eaux
de l’Achterhoek est le premier
à avoir interdit tout prélèvement
dans les bassins, fossés et étangs
de son territoire.
“Beaucoup de gens pensent que ça va.
Ils voient qu’il pleut un peu de temps
en temps et que l’herbe est verte. Mais
la sécheresse est un tueur silencieux.
Le sol est affreusement sec. Encore
un peu et on se croirait dans le sud de
la France”, prévient un responsable
de l’Office des eaux. Certains
agriculteurs enregistrent plusieurs
dizaines de milliers d’euros de
pertes, liées à l’approvisionnement
en eau et en nourriture
supplémentaire pour leur bétail.
“La situation est dramatique”, juge
un garde champêtre interrogé par
le NRC. Par manque d’eau, les tritons
crêtés, les grenouilles des champs
et plusieurs espèces de libellules
sont en train de s’éteindre.
La Pologne, pire
que le Soudan ?
● La Pologne, plus sèche que
l’Australie ou le Soudan…
C’est le parallèle qu’esquisse
l’hebdomadaire Polityka, alors que
les pénuries d’eau ont atteint cette
année une ampleur inhabituelle.
À Skierniewice, ville de
50 000 habitants du centre
du pays, l’approvisionnement
en eau courante a dû être
interrompu pendant plusieurs jours
au mois de juin en raison de la
sécheresse, quand, à la même
période, une centaine d’autres
mairies appelaient leurs
administrés à économiser l’eau.
“Le problème des pénuries compte
plusieurs niveaux”, explique le
magazine. Tout d’abord, “en matière
de ressources renouvelables d’eau
douce par habitant, la Pologne
est le quatrième des pays les plus mal
dotés de l’Union européenne”.
Ces mauvaises conditions
géologiques et climatiques
initiales se détériorent encore
à cause du réchauffement d’origine
humaine, qui entraîne une plus
forte évaporation.
Polityka pointe aussi du doigt
des facteurs plus locaux comme
une “gestion de l’eau incohérente”,
“l’utilisation d’engrais chimiques
et de produits phytosanitaires dans
l’agriculture” et, enfin, “une industrie
fondée sur l’extraction du charbon”.
À proximité de la gigantesque mine
à ciel ouvert de Konin, la région
de Pojezierze Gnieznienskie,
qui doit son nom à ses nombreux
lacs, voit ainsi son eau disparaître
et être contaminée par des
“substances chimiques toxiques”.
La pluie manque en
Grande-Bretagne
● “Quand on parle de pénurie d’eau,
le dernier endroit auquel on pense est
bien la Grande-Bretagne, où il pleut
tant”, admet la BBC. Chaque année,
1 200 millimètres de pluie s’abattent
sur le Royaume-Uni, contre moins
de 100 en Égypte. Et pourtant.
“Une grande partie de cette moyenne
à quatre chiffres est liée aux pluies
abondantes qui tombent sur les
Highlands écossaises, au pays deGalles
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
et dans le nord de l’Angleterre,
explique le site du média public
britannique. Dans le sud-est de
l’Angleterre, les précipitations
moyennes sont comprises entre 500
et 600 millimètres chaque année :
c’est moins qu’au Soudan du Sud.”
Des quantités si faibles que cette
région densément peuplée,
notamment à cause de la présence
de la capitale, Londres, pourrait
manquer d’eau d’ici vingt-cinq ans.
L’Agence pour l’environnement
britannique s’attend, selon The Daily
Telegraph, à voir les courbes de
hausse de la population et de baisse
des réserves se croiser d’ici à 2050.
“Le grand public doit réduire sa
consommation d’eau, les compagnies
des eaux doivent réparer les fuites,
et de nouvelles usines de désalinisation
ainsi que de nouveaux réservoirs
doivent être construits”, a prévenu
le directeur général de l’agence, en
mars. Gaspiller de l’eau doit devenir
“tout aussi inacceptable socialement
que fumer sous le nez d’un bébé ou
jeter un sac plastique dans l’océan”.
La France
aussi souffre
● La France n’a pas été épargnée
par la canicule qu’a subie l’Europe
cet été. Dans l’Hexagone, le record
a été atteint le 28 juin, à Vérargues
dans l’Hérault : 46 °C, affichait
le thermomètre. À Paris, il a atteint
42,6 °C. “La dernière fois que j’ai
connu de telles températures, j’étais
à Bagdad”, ironisait alors la
correspondante de The Irish Times,
qui vit dans la capitale française.
Trois quarts du territoire
ont été contraints de limiter
leur consommation d’eau et
21 départements ont été classés
en alerte rouge, ce qui signifie
que l’irrigation agricole est interdite
et le prélèvement d’eau seulement
autorisé “à des fins de consommation,
de santé et d’hygiène”, précise
le Financial Times.
Interrogé par le quotidien
britannique, un expert constate :
“La situation est liée au manque de
précipitations cette année et pendant
l’hiver dernier – nous sommes
maintenant en déficit de pluies depuis
deux ans.” Il ajoute que “le
changement climatique, qui entraîne
des chutes de neige moins importantes
et un renouvellement insuffisant
des nappes aquifères, fait baisser
le débit des cours d’eau ; des travaux de
recherche annoncent une baisse
de 10 à 30 % du débit dans des fleuves
tels que la Loire, plus long cours d’eau
en France”. Cette sécheresse a aussi
eu pour conséquences de nombreux
incendies. “En pleine période
de moissons, la chaleur, associée
à la sécheresse, peut faciliter
les départs de feux”, souligne Metro
Belgique. En parallèle, “les arbres
agonisent”, note le quotidien chilien
La Nación, qui y voit un “signe
manifeste du réchauffement
climatique” et déplore le danger de
voir disparaître les forêts françaises.
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019 BIENTÔT UN MONDE SANS EAU ? 33

générale et décidé de les appliquer scrupuleusement,

explique-t-il. Nous avons également demandé aux Afrique Puiser dans
les nappes
habitants de ne pas se laver les mains au-dessus de
leurs assiettes après le repas, mais près des arbres Menaces
plantés devant leur maison. Nous collectons désor- sur le nil

invisibles
mais les eaux usées dans des puits d’infiltration. Ces “Le conflit entre l’Égypte
petits changements ont contribué à ressusciter et et l’Éthiopie au sujet
recharger la nappe phréatique. En seulement trois du barrage de
mois, les puits et les pompes à main qui ne don- la Renaissance sur
naient plus une goutte d’eau ont commencé à se rem- le Nil ne fait que
plir. Nous pouvions donner à boire à notre bétail.” commencer”, estime —New Scientist Londres

L
le chercheur éthiopien
Solidarité. Tukaram Patil, un entrepreneur Shimelis Dessu dans e village de Tojquia, dans la sierra des
qui travaille à Dhule mais qui est originaire un article publié par le Cuchumatanes, une région montagneuse
d’Aanore, est venu aider les villageois. “Nous site The Conversation. dans l’ouest du Guatemala, est entouré de
les avons convaincus que s’ils s’unissaient, ils Coauteur d’un livre sur 35 immenses filets noirs. Les plus larges
Photos Josh haner / the new York times

changeraient le visage de leur village, raconte-t-
il. Notre union est devenue si forte que, pendant
les élections législatives, personne n’est allé voter
avant 14 heures, poursuit-il. Les gens avaient
décidé de d’abord travailler à la construction du
barrage. À 14 heures, ils sont allés faire la queue
devant l’isoloir et, à 16 heures, on comptait 100 %
de participation.”
Un autre entrepreneur, Bajirao Patil, qui est
originaire de Nasik et vit à Aanore, a offert
1 200 plants d’arbres au village et a promis d’en
donner 1 700 autres pendant la mousson. “Nous
le sujet et enseignant pourraient recouvrir deux places de par-
à l’Institut de l’eau king. Chacun de ces filets fournit jusqu’à
et de l’environnement 200 litres d’eau douce par jour aux villageois.
de l’Université Lorsque la brume s’étend sur les flancs de la
internationale de montagne le matin, des gouttelettes s’accrochent
Floride, il juge que aux filets et coulent dans des réservoirs. L’ONG
“ce barrage représente canadienne FogQuest s’est tournée vers ce pro-
un affront pour l’Égypte, cédé il y a vingt ans pour subvenir aux besoins
qui se considère comme en eau de ce village isolé. Mais il pourrait éga-
la réserve d’eau et lement être utilisé dans des endroits moins
d’électricité de la région brumeux. “Moissonner le brouillard va devenir
et le ‘gardien’ du Nil”. rapidement une technique viable dans un grand

Le village
voulons faire revivre les anciens temps où le village Pour accroître son nombre de régions”, déclare Jonathan Boreyko,
et ses alentours étaient pleins d’arbres luxuriants, approvisionnement ingénieur à Virginia Tech.
déclare-t-il. Avant, les enfants pouvaient jouer en électricité, l’Éthiopie La conception des filets est importante. Si les

qui plante dehors même en plein été sans jamais souffrir de la

chaleur ou risquer une insolation. Maintenant, on
construit depuis 2013
ce qui sera le plus
mailles sont trop larges, le brouillard passe à
travers, et si elles sont trop serrées, les gouttes

des arbres
ne peut pas sortir l’été. Nous voulons faire renaître
cette époque qui n’était pas toujours facile, mais où
la nature était belle et où nous étions proches d’elle.”
Ranjeet Shinde, directeur de l’école et mili-
tant, a également participé à l’effort collectif et
Grâce à la mobilisation des loue l’unité dont ont fait preuve les villageois.
habitants du hameau de Aanore, Des endroits autrefois couverts de végétation
en Inde, la nappe phréatique sont devenus des déserts à cause de l’abattage
massif d’arbres, regrette-t-il. “Aanore a montré
s’est rechargée en trois mois. qu’avec un peu d’effort et de volonté, on peut créer
des oasis dans le désert. Nous sommes heureux de
voir nos efforts porter leurs fruits. Nous espérons
—Daily News & Analysis Bombay que le gouvernement appliquera ce modèle partout
dans le Maharashtra.”
grand barrage finissent par engorger les fibres. Boreyko et son
hydroélectrique collègue Brook Kennedy ont optimisé le design
d’Afrique. L’Égypte en s’inspirant des séquoias de Californie du Nord.
craint une baisse du Ces arbres tirent une grande partie de l’eau dont
débit du Nil pour son ils ont besoin du brouillard côtier, qui se condense
haut barrage d’Assouan, sur leurs aiguilles et tombe sur le sol. Un proto-
situé en aval. Ce dernier type installé dans une ferme en Virginie a pro-
“assure au pays une duit trois fois plus d’eau que les filets classiques.
sécurité énergétique Même dans les endroits où il n’y a pas de
et hydrique, et un brouillard, il y a de la vapeur d’eau dans l’air qui
avantage géopolitique peut être transformée en liquide avec le bon équi-
stratégique indéniable”, pement. Zero Mass Water, une entreprise établie
rappelle le chercheur. en Arizona, propose des panneaux semblables à
des panneaux solaires qui condensent l’humidité

A
anore se trouve dans le nord de l’État du —Sudhir Suryawanshi contenue dans l’air. Selon l’entreprise, deux pan-
Maharashtra, à plus de 350 km de Bombay. Publié le 10 juin neaux peuvent fournir environ 10 litres d’eau par
Ce n’est qu’un hameau de 95 maisons, ↖ Islande. jour, même en climat aride.
mais il est devenu un véritable modèle Reforestation dans Le problème de ce procédé est l’énergie néces-
pour les autres villages de la région qui le nord du pays. Cette saire à son fonctionnement : il faut environ
souffrent de pénuries d’eau pendant l’été. L’agriculture a soif végétation nouvelle 140 000 joules pour produire un litre d’eau, soit
Selon les données publiées par l’État, plus de Prélèvements d’eau par secteur (2010, en %) permet d’absorber à peu près autant que pour faire bouillir de l’eau
20 000 villages sont en situation de sécheresse. plus de CO2 et pour 40 tasses de thé. Cependant, il supprime
Municipalités Industrie Agriculture
Plus de 1 million de têtes de bétail ont dû être contribue à ralentir le besoin d’infrastructures pour acheminer l’eau
réparties dans 1 300 enclos pour être nourries MONDE le réchauffement d’un endroit à un autre, dont la construction est
avec du fourrage, et plus de 5 000 villages doivent climatique. également énergivore.
être alimentés en eau par des camions-citernes. Afrique Et, si cela vous tente, vous pouvez même capter
Sandeep Patil, ancien membre du conseil du Amériques ↖ CalIfORnIe la vapeur d’eau qui se dégage du corps de vos
district de Jalgaon, est l’architecte du change- (États-Unis). le parc collègues en sueur. À la fin de 2018, Skywell a
ment qui a rendu Aanore autosuffisant en eau Asie de mobil-homes de lancé la première fontaine à eau du Royaume-Uni
en trois mois. Pour y parvenir, il a demandé aux Europe Journey’s end, après qui récupère l’humidité dans l’air des bureaux.
villageois de faire plusieurs choses, notamment un incendie à santa L’entreprise prévoit de commercialiser un conden-
économiser chaque goutte d’eau, planter deux Océanie Rosa, en 2017. la sateur industriel capable de subvenir aux besoins
arbres devant chaque maison et participer à la 0 20 40 60 80 100 sécheresse des années en eau d’une petite ville.
construction de barrages. “Le conseil du village SOURCE : FAO 2016
2012-2016 a multiplié —Frank Swain
a adopté ces mesures à l’unanimité en assemblée les feux dans cet État. Publié le 31 juillet
34.
tra n s-
versales.
économie
Jumia, l’“Amazon
africain”,
nouveau visage
du colonialisme ?
Entreprises. Enregistrée en Allemagne,
cotée à la Bourse de New York et codirigée
par deux Français, cette plateforme
panafricaine de commerce en ligne
suscite un débat sur son identité
– et sur ce qu’elle apporte au continent.
→ Dessin de Glez paru dans le
Journal du jeudi, Ouagadougou.
—Financial Times Londres
E
n 1886, un an à peine après
que les grandes puis-
sances européennes se
sont partagé le continent africain
[lors de la conférence de Berlin],
la reine Victoria, au Royaume-
Uni, accordait une charte à sir
George Goldie pour créer la Royal
Niger Company. Ce gentleman
d’origine écossaise obtenait ainsi
le droit d’administrer la région
du delta du Niger et son arrière-
pays [aujourd’hui au Nigeria].
Comme la plupart de ses pairs,
Goldie était intéressé par les
ressources naturelles : en l’oc-
currence, les noix de kola, les
cacahuètes et l’huile de palme.
Ce schéma s’est globalement
répété dans toute l’Afrique sub-
saharienne : les Européens arri-
vaient forts de leur puissance et
de leur technologie, et ils repar-
taient avec des ressources et des
profits. Ils ont d’abord pris des
esclaves – le péché originel –
avant de se tourner vers l’or, le
Sciences........ 36
Environnement .. 36
cacao, le caoutchouc et le café.
Puis les entreprises à charte ont
progressivement laissé la place à
de véritables empires. La Royal
Niger Company de Goldie ne fit
pas exception, cédant ses droits
au gouvernement britannique
en 1900.
Le Nigeria a beaucoup changé
depuis son accession à l’indé-
pendance, en 1960 [obtenue des
Britanniques]. Toutefois, comme
dans d’autres pays africains, le
cadre économique hérité des
Européens a la vie dure. Le com-
merce reste entre les mains des
élites politiques ayant accès aux
ressources. Ce n’est qu’après
avoir quitté le continent que ces
matières sont augmentées de
leur plus grosse part de valeur
ajoutée. L’éternel casse-tête du
développement de l’Afrique après
la colonisation reste de trouver
comment briser ce schéma.
Certains pensent qu’il faut
s’appuyer sur les nouvelles tech-
nologies. Ils sont nombreux à
miser sur le “leapfrogging” [saut
de grenouille], l’idée que l’Afrique
pourrait sortir de la pauvreté et
de l’héritage colonial en sautant
des phases entières de dévelop-
pement. La diff usion des télé-
phones portables, sans passer
par la case du déploiement de
lignes fi xes, en est la meilleure
illustration.
Le continent africain
regorge d’initiatives
technologiques.
Derrière ces espoirs émergent
pourtant des inquiétudes fami-
lières. Si au lieu d’être une force
libératrice, les grandes entre-
prises technologiques n’étaient
que le visage d’une nouvelle
forme de colonialisme?
Le 12 avril, Juliet Anammah,
directrice générale de la branche
nigériane de Jumia, a sonné la
cloche marquant l’ouverture de
la Bourse de New York. Elle avait
été invitée à fêter l’entrée en
Bourse de cette société souvent
qualifiée d’“Amazon du conti-
nent africain”. Présente dans
14 pays d’Afrique, du Nigeria
à l’Égypte, en passant par la
Côte d’Ivoire et le Kenya, Jumia
est la première entreprise de
commerce en ligne entièrement
consacrée au continent africain
à être cotée à Wall Street.
Grâce aux technologies en ligne
et à un réseau d’infrastructures
stratégiques – parmi lesquelles
des entrepôts et toute une flotte
de motos –, Jumia promet à
une classe de consommateurs
africains toujours plus nom-
breux la possibilité d’être livré
à domicile. D’un clic, les clients
peuvent désormais commander
un iPhone, une télévision LED ou
un poulet korma et s’épargner la
plaie des bouchons et de la pol-
lution qui caractérisent tant de
grandes métropoles africaines.
L’entrée en Bourse de Jumia a
suscité un immense intérêt. À la
fin de la première journée, l’ac-
tion avait progressé de 75 % – et
fait la fortune de ses fondateurs
–, l’entreprise étant alors valo-
risée à presque 2 milliards de
dollars [1,8 milliard d’euros].
Cette opération montrait que
le secteur technologique afri-
cain avait atteint sa maturité
et que les vannes de l’inves-
tissement étaient désormais
ouvertes, arguaient les promo-
teurs de Jumia. Ces capitaux
allaient aider les entreprises et
les économies africaines à bâtir
un nouvel avenir.
Transferts d’argent. L’entrée
en Bourse de Jumia n’a fait que
mettre en lumière ce que les
observateurs attentifs savaient
depuis longtemps : le continent
africain regorge d’initiatives
technologiques. Après l’adoption
du téléphone portable, l’efferves-
cence a réellement commencé
il y a un peu plus de dix ans
au Kenya avec l’invention du
M-Pesa, un système permet-
tant de transférer de petites
sommes d’argent entre télé-
phones portables. Les gens ont
commencé à envoyer de l’argent
à leurs familles dans les villages
ou à payer des biens et des ser-
vices aussi facilement que s’ils
envoyaient un SMS. Le M-Pesa
et ses dizaines de variantes sont
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
à présent utilisés par des cen-
taines de millions d’Africains,
dont la plupart seraient exclus
des réseaux bancaires classiques.
Dans la capitale kényane,
Nairobi, ce nouvel écosystème
a fait émerger un centre tech-
nologique très dynamique, sur-
nommé la “Silicon Savannah”.
Des centaines d’entreprises se
sont greffées sur ce système de
transfert monétaire pour pro-
poser des services comme la
location de panneaux solaires,
pour lesquels les clients effec-
tuent des micropaiements par
téléphone. Des pharmacies en
ligne ont été créées, permettant
aux consommateurs de vérifier
l’authenticité de certains pro-
duits et d’éviter les escroqueries.
Lagos, la capitale écono-
mique du Nigeria, possède elle
aussi son hub technologique
dans le district de Yaba, sur-
nommé “Yabacon Valley”. Sur
tout le continent, la diff usion
accélérée des smartphones a
ouvert le champ des possibles
avec l’apparition d’applications
capables – au moins en théorie –
de répondre à des problèmes
allant des carences dans l’éduca-
tion à la faiblesse des rendements
agricoles, en passant par des
défauts d’infra structures
ou la corruption de cer-
taines procédures d’ap-
pels d’off res.
Au R w a nda , des
applications de santé
o f f r e nt a u x p lu s
pauvres la perspec-
tive de consultations
médicales bon marché
grâce à des technolo-
gies fondées sur l’in-
telligence artificielle. Au
Nigeria, la société Cars45
cherche à répondre aux pro-
blèmes de vol et d’escroque-
rie qui minent l’immense
marché africain de l’auto-
mobile d’occasion, en pro-
posant des enchères en ligne
et en temps réel.
Problèmes logistiques. En
dépit de tout ce bouillonnement,
le secteur technologique africain
reste relativement petit. L’an der-
nier, les start-up africaines ont
levé la somme record de 726 mil-
lions de dollars [650 millions
d’euros], soit à peine plus du
dixième des 7 milliards de dol-
lars rassemblés par les start-up
indiennes sur la même période.
Le chiff re de l’an dernier repré-
sentait toutefois une augmenta-
tion de 300 % par rapport à celui
de l’année précédente.
Juliet Anammah fait partie
de ceux qui croient au pouvoir
de la technologie pour transfor-
mer le continent. Jumia emploie
déjà 5000 personnes en Afrique,
explique-t-elle, et l’entreprise uti-
lise la technologie pour résoudre
des problèmes logistiques avec
lesquels les États africains se
débattent depuis longtemps.
“Nous sommes une entreprise
africaine, affirme-t-elle. Nous
résolvons des problèmes pour le
continent africain.”
Ses détracteurs se demandent
pourtant en quoi l’entreprise
est “africaine”. C’est en effet à
Berlin, en 2012, que Jumia a vu
le jour et est enregistrée. Elle a
d’abord porté le nom de Kasuwa,
qui signifie “marché” en haoussa,
la langue utilisée dans le nord du
Nigeria. Ce n’est que plus tard
qu’elle a été rebaptisée Jumia
Group.
La direction de l’entreprise
n’est pas composée d’Africains,
mais de [deux] responsables fran-
çais [Jérémy Hodara et Sacha
Poignonnec] installés à Paris
avant de déménager à Dubaï. La
plupart des techniciens qui ont
conçu et entretiennent les sys-
tèmes de Jumia sont au Portugal,
et nombre d’entre eux sont por-
tugais. L’essentiel des capitaux
de l’entreprise vient d’Europe
et des États-Unis.
Alors en quoi Jumia se dif-
férencie-t-elle d’entreprises
comme Shell ou Coca-Cola, qui
emploient elles aussi des milliers
d’Africains mais peuvent diffici-
lement prétendre être africaines?
Jumia met largement en avant
ses prétendues racines africaines.
Le jour de son entrée en Bourse,
son codirecteur général, Sacha
Poignonnec, se vantait sur la
chaîne de télévision américaine
CNBC : “Nous sommes une entre-
prise complètement africaine.” Une
déclaration que ses détracteurs
jugent d’autant plus curieuse que
l’entreprise s’apprêtait à rappor-
ter [grâce à son introduction en
Bourse] des millions à ses diri-
geants – essentiellement blancs.
Rebecca Enonchong, une
entrepreneuse des nouvelles
technologies née au Cameroun,
fait partie de ceux qui affirment
que Jumia n’est qu’une entreprise
étrangère drapée d’oripeaux afri-
cains. Jumia est un produit de
Rocket Internet, un incubateur
allemand qui ne fait que “copier-
coller” des concepts venus de la
Silicon Valley [Amazon dans le
cas de Jumia] pour les appliquer
au reste du monde. “Ce n’est pas
une start-up africaine, affirme-
t-elle. Nous avons une histoire
douloureuse avec des entreprises
européennes, l’héritage colonial
est encore très récent. Et on dirait
qu’il est en train de se répéter dans
le monde des start-up.”
Loin de contribuer au dévelop-
pement du continent, poursuit
Rebecca Enonchong, les entre-
prises comme Jumia étouffent
l’industrie technologique nais-
sante de l’Afrique. Et cela tient
au grand avantage secret dont
bénéficient les entreprises euro-
péennes : leur accès aux capi-
taux. “Je ne vois pas quelle start-up
africaine serait autorisée à perdre
“Je ne vois pas quelle
start-up africaine
serait autorisée
à perdre autant
d’argent que Jumia.”
Rebecca Enonchong,
ENTREPRENEUSE DES
NOUVELLES TECHNOLOGIES
TRANSVERSALES.
autant d’argent”, souligne-t-elle
à propos du milliard de dollars
qu’a perdu Jumia durant les sept
années précédant son entrée en
Bourse. “Les Africains sont ainsi
privés de la possibilité d’arriver les
premiers”, analyse-t-elle, ajou-
tant que de nombreuses start-
up africaines ont été éliminées
par le rouleau compresseur de
Jumia parce qu’elles n’avaient
pas les mêmes moyens de riva-
liser en termes de financement.
Une étude menée en 2018 sur
les start-up installées en Afrique
de l’Est confirme que 90 % des
investissements sont allés à des
créateurs d’entreprise qui étaient
étrangers. De nombreux entre-
preneurs africains dénoncent
les manœuvres de ces socié-
tés étrangères qui utilisent une
fausse identité africaine comme
argument marketing et qui
obtiennent des financements
parce qu’elles “font le bien” en
pratiquant “l’investissement à
impact social”, mais fi nissent
toujours par arrondir les for-
tunes des grands capitalistes.
Corruption. Pour les défen-
seurs de Jumia, dont nombre
d’Africains, ce ressassement
de l’époque coloniale est au
mieux inutile, au pire nuisible.
Iyinoluwa “E” Aboyeji, un des
grands noms de la tech au Nigeria
et cofondateur d’Andela, une
société qui forme des codeurs
africains, s’inscrit fermement
en faux contre cette position.
Aboyeji, qui passe l’essentiel de
son temps dans la Silicon Valley,
aux États-Unis, estime que les
détracteurs de Jumia se trompent
sur la nature du capitalisme mon-
dial. Sachant le niveau de corrup-
tion et l’instabilité qui règnent
sur le continent, il estime qu’au-
cune entreprise de ce genre ne
pourrait être créée en Afrique
et espérer trouver des capitaux
– sauf peut-être en Afrique du
Sud et sur l’île Maurice. Même les
entreprises chinoises ou d’Asie
du Sud-Est préfèrent s’enregis-
trer à Singapour ou Hong Kong
pour bénéficier de juridictions
plus stables, ajoute-t-il.
De son point de vue, ce n’est
pas parce que les directeurs de
Jumia sont français que l’en-
treprise n’est pas africaine;
pas plus que la présence d’un
Indien [Satya Nadella] à la tête
de Microsoft ne fait de cette der-
nière une entreprise indienne.
35
En outre, conclut-il, l’action-
naire principal de Jumia n’est
autre que l’opérateur de télé-
coms sud-africain MTN.
Pendant qu’une élite de “petits
chefs dépourvus de vision” s’em-
bourbe dans une vaine contro-
verse sur le techno-colonialisme,
fulmine Aboyeji, on oublie ce qui
compte vraiment : la technologie
peut servir à surmonter l’héri-
tage colonial et à régler certains
problèmes structurels.
Shell ou Coca-Cola,
qui emploient des
milliers d’Africains,
ne peuvent prétendre
être africaines.
Fondateur de Wari, une société
de paiements par téléphone
portable, le Sénégalais Kabirou
Mbodje partage cet avis. “Jumia
n’a rien d’une entreprise africaine,
déclare-t-il. Mais nous devons les
féliciter. Cela montre qu’il existe des
opportunités. Si ce sont d’autres
qui les saisissent, tant mieux pour
eux. Si nous dormons, tant pis
pour nous.”
Pour répondre au problème,
il faudrait notamment que les
Africains ayant fait fortune
dans les industries tradition-
nelles se fassent les business
angels des start-up africaines
[en entrant dans leur capital],
conclut Rebecca Enonchong. “Il
ne faut pas attendre de la Silicon
Valley qu’elle investisse dans des
start-up africaines. Il en va de notre
responsabilité d’être plus actifs.”
—David Pilling
Publié le 5 juillet
SOURCE
FINANCIAL TIMES
Londres, Royaume-Uni
Quotidien, 780000 ex.
ft.com
Fondé en 1888 sous le nom
de London Financial Guide,
un journal de quatre pages
destiné “aux investisseurs
honnêtes et aux courtiers
respectables”, le Financial
Times est aujourd’hui
le quotidien financier et
économique de référence en
Europe. Il a été racheté par le
groupe japonais Nikkei en 2015.
36. transversales
sCienCes
Barbecue : plutôt gaz
ou charbon ?
Alimentation Les viandes grillées au gaz sont-elles plus saines
que celles cuites au charbon ? Un journaliste suisse s’est penché
sur la question.
—Le Temps Lausanne
t
out comme les moustiques, les san-
dales et les chemisettes – quoique
moins irritants –, les barbecues
reviennent chaque été. Et, avec eux, d’inter-
minables palabres entre maîtres queux auto-
proclamés. Au charbon de bois ou au gaz ?
Insipide, le débat a eu le mérite de me
faire plonger dans la littérature scientifique
afin de savoir laquelle de ces deux options
était la moins nocive pour la santé. Sans
surprise, des scientifiques ont déjà étudié
la question à de multiples reprises : une
simple recherche sur Google Scholar ren-
voie à des milliers de résultats.
Deux types de molécules font parler
d’elles dans ces documents : celles de la
famille des amines hétérocycliques aro-
matiques (AHA) et celles des hydrocar-
bures aromatiques polycycliques (HAP).
Les premières se créent sur la viande ou
le poisson, en particulier durant des cuis-
sons à haute température. Elles sont géno-
toxiques chez l’animal et possiblement
chez l’homme [elles peuvent provoquer
des dommages génétiques sur les cel-
lules exposées à ces substances]. Quant
aux HAP, il s’agit de gaz qui s’échappent
lorsque des gouttes de gras tombent sur le
feu et imprègnent ainsi la viande.
Plus d’une centaine de HAP ont été
identifiés, le benzopyrène étant la molé-
cule la plus dangereuse documentée à ce
jour. Cet agent mutagène, connu pour sa
présence à la sortie des pots d’échappe-
ment de moteurs diesel ou dans la fumée
de cigarette (en bien plus grande quantité
que dans la nourriture), est classifié cancé-
rigène pour l’homme par le Centre interna-
tional de recherche sur le cancer, l’Union
européenne ou encore l’Agence américaine
de protection de l’environnement.
Mieux vaut utiliser une
lèchefrite, ne pas piquer
la viande ou encore la
rôtir, plutôt que la griller.
Les grillades au charbon seraient-elles
plus riches en benzopyrène que celles au
gaz ? Une étude du Centre pour l’évaluation
de la sécurité alimentaire à Séoul, parue
en 2011 dans la revue Food Chemistry, s’est
intéressée à sa teneur dans de la viande de
bœuf ou de porc selon le mode de cuisson :
grillée ou rôtie au charbon de bois (c’est-
à-dire en plaçant la viande au-dessus ou à
côté des braises, respectivement), ou bien
sur un barbecue à gaz.
Commençant leur barbecue avec du faux-
filet de bœuf, les scientifiques coréens ont
détecté 0,15 microgramme de benzopy-
rène par kilo de viande (μg/kg) après une
grillade au charbon, contre 0,01 μg/kg après
rôtissage au charbon et 0,003 μg/kg sur le
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
↙ Dessin de Sondron
paru dans L’Avenir, Namur.
gaz. N’écoutant que leur appétit, les scien-
tifiques sont passés au plat de résistance :
de l’épaule de porc. La viande titrait alors
2,90 μg/kg de benzopyrène après avoir été
grillée, contre 0,02 μg/kg avec les deux
autres modes de cuisson.
Sans surprise, ils concluent que le fait de
griller de la viande directement au-dessus
des braises génère significativement plus
de benzopyrène et d’autres HAP qu’en
la plaçant à côté de la source de chaleur,
ou qu’en utilisant un barbecue à gaz. Ces
appareils impliquent de placer la viande
au-dessus des flammes, mais celles-ci sont
généralement recouvertes d’une plaque
métallique qui empêche la nourriture ou
les graisses de brûler.
Pollution. La présence d’HAP n’est pas
forcément dangereuse, rappelle Elisabetta
Rapiti, épidémiologiste au Registre genevois
des tumeurs. “Le lien entre cancer et expo-
sition au benzopyrène ou autres HAP géné-
rés à partir de la viande cuite a été démontré
chez l’animal, mais avec des expositions bien
plus importantes que celles habituellement
rencontrées chez l’homme.” Sans compter
que l’exposition aux HAP s’explique sur-
tout par la pollution atmosphérique, plus
que par les barbecues.
Pour l’heure, “en l’absence d’études épi-
démiologiques chez l’homme, on ne peut pas
donner de recommandations scientifiques sur
les seuils à ne pas dépasser”, ajoute Elisabetta
Rapiti. Il faut s’en remettre au bon sens : uti-
liser une lèchefrite qui recueille les gouttes
de gras, ne pas piquer la viande ou encore
la rôtir, plutôt que la griller au charbon.
Pour le gril, il reste aussi les légumes,
qui ne libèrent pratiquement pas d’HAP
ou d’AHA. Car au-delà du risque relatif
à ces molécules pèse celui lié à la viande
elle-même. “Il ne faut pas être trop drastique
avec les grillades, qui ne modifient pas fon-
damentalement le risque de maladies liées à
la consommation excessive de viande rouge
ou transformée, telles que le cancer colorec-
tal, les maladies cardiovasculaires ou l’obé-
sité”, conclut Elisabetta Rapiti. Au charbon
ou au gaz, tout est bon avec modération.
—Fabien Goubet
Publié le 16 juillet
sourCe
Le Temps
Lausanne, Suisse
Quotidien, 36 800 ex.
letemps.ch
Né en mars 1998 de la fusion
du Nouveau Quotidien, du Journal
de Genève et de la Gazette
de Lausanne, ce titre de centre
droit se présente comme
le quotidien de référence de
la Suisse romande et francophone.
environnement
Amazonie : Oslo
gèle ses aides
Opposée à la politique
environnementale du Brésil,
la Norvège suspend
son financement du Fonds
Amazonie.
C
ela ne semblait plus être qu’une ques-
tion de temps. Le 15 août, le ministre
norvégien de l’Environnement, Ola
Elvestuen, a annoncé que son pays bloquait
30 millions d’euros de subventions pour le
Fonds Amazonie. Une décision qui inter-
vient quelques jours après la suspension
par le gouvernement allemand du verse-
ment de 35 millions d’euros destinés à ce
même programme.
Le fonds avait été créé au Brésil en 2008
afin d’aider le pays à préserver la plus grande
forêt tropicale du monde. La Norvège et
l’Allemagne en étaient les principaux bail-
leurs. Selon le ministre norvégien, dont les
propos sont repris par l’édition brésilienne
d’El País, le Brésil a “rompu l’accord avec la
Norvège et l’Allemagne depuis qu’il a suspendu
le conseil d’administration et le conseil tech-
nique du fonds”, sans même solliciter l’ac-
cord des deux États donateurs. “Ce que le
Brésil a fait montre [qu’il ne souhaite plus]
stopper le déboisement” de la forêt amazo-
nienne, a-t-il observé.
Le président brésilien, Jair Bolsonaro,
estime que les chiffres officiels de la défores-
tation de l’Amazonie, qui font notamment
état d’une hausse de 278 % du déboisement
en juillet par rapport à la même période
l’an dernier, sont exagérés. Début août, il a
d’ailleurs licencié le directeur de l’Institut
national des recherches spatiales (INPE),
chargé de la publication de ces données. 
“Au lieu de combattre l’augmentation dras-
tique de la déforestation en Amazonie, le gou-
vernement Bolsonaro interroge les données et
se retourne contre l’INPE, reconnu au niveau
international”, mais accusé par l’exécutif de
vouloir “porter atteinte à l’image du Brésil”,
s’inquiétait déjà, avant le blocage des dons,
l’édition brésilienne de la Deutsche Welle. 
“Par ailleurs, le président veut être informé
à l’avance des chiffres, qui ne devraient plus
être publiés automatiquement, comme cela
se faisait auparavant”, ajoute la Deutsche
Welle, soulignant que “jamais aucun prési-
dent n’avait contesté les résultats” de l’INPE.
“Au contraire, ils alignaient leur politique sur
les données de l’institut.”
En réaction à l’annonce de la Norvège,
Jair Bolsonaro a évoqué, lors d’une inter-
view, un pays qui “tue des baleines”, rap-
porte Folha de São Paulo. 
—Courrier international
 Courrier RENDRE
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ainsi que du droit de donner des instructions sur le sort des BIC – Code international d’identification de votre banque 80, bld Auguste-Blanqui 75013 Paris
données après décès.
360
38. Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019

Magazine
Le vieil homme et les faussaires • art ......... 44
Bêtes des sables • Tendances ................... 46

Wendell Phillips, un
Indiana Jones au Yémen
Les explorateurs 5/6
Cet Américain, obsédé par la reine de
Saba, a mené au début des années 1950
une improbable expédition dans
les ruines de l’antique cité de Marib.
Récit d’une équipée rocambolesque.
– Smithsonian Magazine (extraits) Washington

L
es vieilles bobines de film 16 millimètres dégagent
un parfum de vinaigre. Il y a plus de soixante
ans, ces boîtes rouillées et ces rouleaux de pel-
licule ont été rapportés d’Arabie du Sud [une
éphémère fédération de territoires dans le sud
de la péninsule arabique, alors sous influence
britannique]. Certains n’ont jamais été visionnés depuis.
Aujourd’hui, les bobines emplissent de leur odeur, carac-
téristique de l’acétate en décomposition, une salle des
archives de la galerie Arthur M. Sackler, de la Smithsonian
Institution, à Washington. La première, qui vient d’être
numérisée, passe sur un écran d’ordinateur.
Le paysage lunaire du désert yéménite défile sous mes
yeux. Des plans serrés montrent des chameaux lourdement
série d’éTé
chargés, de gigantesques araignées belliqueuses et de
jeunes danseuses majestueuses qui trempent leur che-
velure dans l’urine de chameau pour la lisser. La nuque
brûlée par le soleil, des archéologues époussettent de gros
blocs de calcaire.
Puis un personnage maigre, plutôt pâle, apparaît à
l’écran, des lunettes d’aviateur sur le nez, une coiffe
rouge et blanche sur la tête et une paire de colts aux
crosses nacrées accrochés à la ceinture. L’homme prend
un air dur et supérieur – mais il a aussi l’air d’un petit
garçon qui s’est déguisé. “C’est Wendell ! Il dégaine son
calibre 45 ! Fantastique !” s’écrie Rocky Korr, le respon-
sable de collections à la retraite qui reste l’expert en titre
du musée pour tout ce qui concerne l’explorateur amé-
ricain Wendell Phillips [1921-1975]. “Personne n’a jamais
vu ça ! Oh, fabuleux… Et maintenant, il tire !”
Une infortunée boîte de pêches en conserve rebon-
dit dans le sable tandis que Wendell Phillips tire à tout-
va, sans que l’on sache très bien ce qu’il vise au juste.
Il se flattait d’être un tireur d’élite à la vision acérée et
racontait que son six-coups gravé à son nom était “sa
meilleure police d’assurance”. Mais il semble surtout s’en
être servi pour intimider les araignées géantes et diver-
tir les Bédouins. Bien sûr, la marque Colt faisait partie
des commanditaires de son expédition.
Rappelons combien Phillips était célèbre dans les années
1940 et 1950, quand, âgé de seulement 26 ans, alors qu’il
n’avait au départ ni références, ni formation, ni contacts, il
mit sur pied une série d’expéditions archéologiques aussi
audacieuses qu’extravagantes en Afrique et au Moyen-
Orient, avec en point d’orgue le Yémen, où il mena les
toutes premières fouilles américaines, jusqu’à leur dénoue-
ment quasi catastrophique. À son retour aux États-Unis,
Phillips fut élu parmi les “dix jeunes hommes de l’an-
née 1954” et qualifié de “Lawrence d’Arabie américain”.
Phillips aurait même inspiré le personnage d’Indiana
Jones [d’après d’autres hypothèses, c’est l’explorateur
américain Hiram Bingham qui aurait inspiré à George
Lucas son célèbre personnage d’aventurier]. Il raconta
qu’un jour, alors qu’il se trouvait dans le palais d’un sultan,
on lui servit un plat de globes oculaires, tandis que des
serviteurs l’éventaient avec des feuilles de palme. → 40
Dessin de Beppe
Giacobbe,
Italie, pour Courrier
international.
40. 360o
38 ← Il avait choisi de belles femmes pour l’accompa-
gner dans ses expéditions, notamment une conductrice
de camion “aux courbes de mannequin” et une secrétaire
de 19 ans tellement séduisante qu’il redoutait qu’on ne
la kidnappe pour la placer dans un harem. Il parlait de
découvrir des trésors enfouis et promit de retrouver
les traces de la reine de Saba. Ce qui est sûr, c’est qu’il
emporta ses propres caméras dans le désert, qu’il tourna
d’innombrables images pour des publicités, qu’il donna
des conférences de presse internationales et envoya des
télégrammes au président Truman, tout cela entre deux
visites à sa maman.
Au-delà de tout le tralala hollywoodien, les expéditions
de Phillips ont fait mouche : au fil de plusieurs séjours,
il a constitué ce qui reste considéré aujourd’hui comme
l’une des collections d’art et d’artisanat yéménite antique
les plus cohérentes et les plus riches en dehors de l’Arabie
saoudite. La valeur de cette collection, en partie conser-
vée dans les collections de la Smithsonian [une fondation
qui rassemble une quinzaine de musées à Washington],
s’est encore accrue ces dernières années, alors que les
fouilles au Yémen sont empêchées par la guerre civile et
par la crise humanitaire qui va s’aggravant.
Il est d’autant plus fascinant que cet homme des plus
marquants, qui est né presque sans le sou mais dont la
rumeur dit qu’il était parmi les plus riches Américains
à sa mort, en 1975, ait quasiment sombré dans l’oubli. La
plupart de ses collègues archéologues ont aujourd’hui
disparu, et lui-même n’a laissé aucun enfant derrière lui
– sa parente la plus proche est sa sœur cadette, qui gère
une grande partie de sa collection.
Wendell Philips est né à Oakland, dans une famille
californienne à l’ancienne. C’est peut-être sa mère,
qui avait travaillé comme chercheuse d’or dans la
sierra Nevada, qui lui a insufflé le goût de l’aventure. À
10 ans, pendant la Grande Dépression, Phillips a gagné
un peu d’argent en vendant des journaux ; plus tard, il
a joué les guides au moment de l’Exposition interna-
tionale de San Francisco pour financer ses études de
paléontologie à Berkeley. Puis, comme bon nombre
de ses semblables, il a quitté l’université pendant la
Le sud de la péninsule arabique au début des années 1950
ARABIE SAOUDITE
M
er
Marib
Ro
ROYAUME
ug
MUTAWAKKILITE
e
DU YÉMEN
Timna
Érythrée
Taëz
Protectorat occidental d’Aden
(ROYAUME-UNI)
ABYSSINIE Aden
(Empire
d’ÉTHIOPIE)
Détroit de Bab-el-Mandeb
CÔTE FRANÇAISE
DES SOMALIS
Courrier international
Seconde Guerre mondiale, pour servir au sein
de la marine marchande.
Ce ne sont pas les innombrables dangers du
Pacifique qui finirent par l’immobiliser, mais une
maladie infantile : la polio. Cloué au lit dans un
hôpital du Maryland, incapable de marcher, le jeune
homme de 24 ans écrivit à William F. Albright, un
archéologue de renommée internationale qui travaillait
dans une université à proximité. Albright ne tarda pas
à rendre chaque jour visite au jeune estropié, manifes-
tement émerveillé par le charisme de cet “homme svelte
et enthousiaste”, “mince au point de n’être qu’une ombre”
même quand il était en bonne santé. Les deux hommes
discutaient de l’art des fouilles archéologiques. Jusqu’au
jour où Phillips fut en capacité de reprendre le chemin
de l’université.
Q
uelle ne fut pas la surprise d’Albright quand,
quelques années plus tard, le jeune homme
loquace reparut à sa porte, désormais tout à
fait valide. Il avait persuadé le président de
l’université de Californie et des officiers de la
marine américaine de lui confier la direction
d’une mission d’exploration sans précédent en Afrique.
Cette expédition traverserait le continent entier et
traiterait “de questions de médecine tropicale, de paléonto-
logie, de géologie, d’anthropologie, d’archéologie et d’autres
domaines”, selon les dires de Phillips, qui n’entendait
quasiment rien à ces domaines et qui n’avait jamais
mis les pieds en Afrique. Albright avait-il envie de
venir avec lui ? Maître dans l’art du boniment, le jeune
homme parvint à ses fins. “J’ai essayé de ne pas céder à
la tentation, écrivit plus tard Albright, mais Wendell était
tellement persuasif que, peu après minuit, mes dernières
défenses s’affaissèrent.”
Ce beau voyage aux frais de la princesse finit par
compter une cinquantaine de savants et techniciens,
des dizaines de camions et un avion, pour une durée de
vingt-six mois : ce fut la plus grande expédition amé-
ricaine en son genre. Ses diverses découvertes, toutes
plus sensationnelles les unes que les autres, firent les
SULTANAT
D’OMAN
Protectorat oriental d’Aden
(ROYAUME-UNI)
den
d’ A
lfe 200 km
Go
gros titres des journaux, depuis
les restes fossilisés d’un prétendu
“homme singe” qui aurait mesuré
2,75 mètres (un hominidé pré-
historique trouvé à Swartkrans,
en Afrique du Sud) jusqu’à un
nouvel itinéraire supposément
suivi par Moïse pour traverser
la mer Rouge.
En Afrique, Phillips – qui
avait le don troublant de ren-
contrer les gens par hasard –
tomba sur l’Aga Khan, l’imam
immensément riche des ismaé-
liens nizarites, alors que celui-
ci se détendait dans son élégant
camp de chasse du Serengeti [un
parc national à cheval entre le Kenya
et la Tanzanie]. L’influent chef sug-
géra à Phillips d’orienter ses recherches
vers le sud de la péninsule arabique, en
particulier vers la région qui comprend
le Yémen actuel, et Phillips eut à cœur
de suivre son conseil. L’intéressé s’affaira à
lever des fonds. Il charma systématiquement
les dirigeants de Pan American, Heinz ou encore
Chrysler, et accepta même les dons de matériel, comme
des pick-up Dodge ou des générateurs Fairbanks Morse,
dont il mentionnerait obligeamment les marques au fil
de ses aventures.
En 1950, Phillips emmena une équipe d’à peine 15 per-
sonnes dans le sud du Yémen moderne. À l’époque connue
sous le nom de protectorat d’Aden, cette zone aux mains
des Britanniques était considérée comme bien plus sûre
que d’autres parties de la région, même si le territoire
voisin [le royaume mutawakkilite du Yémen], objet de
conflits, ne se trouvait qu’à quelques kilomètres. “Notre
expédition était sans conteste la mieux équipée au monde, se
flatta Phillips dans une lettre à la revue illustrée Collier’s.
Nous avions du matériel de pointe, des réfrigérateurs, et nous
étions aussi bien motorisés et armés que des marines.” Sans
oublier qu’ils possédaient des machines à calculer et des
colts en abondance. Mais Phillips avait malencontreuse-
BEPPE GIACOBBE, ITALIE POUR COURRIER INTERNATIONAL
ment omis d’emporter des pelles et des seaux pour dépla-
cer des milliers d’années de sable du désert, et ces outils
indispensables durent être récupérés sur place ou qué-
mandés auprès des habitants.
Une fois sur le site de la ville antique de Timna, les
découvertes ne se firent toutefois pas attendre.
Rocky Korr, le spécialiste de Phillips, me conduit au
milieu des vitrines qui abritent les collections du musée :
une pléiade de trésors venus du désert brûlant d’Ara-
bie s’étalent devant nous sur une longue table de confé-
rences. Je fais la connaissance de Miriam, une beauté
d’albâtre du ier siècle avant J.-C., dont le teint crémeux,
la fossette au menton et les yeux constellés de lapis-lazuli
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
me font penser à [l’actrice] Jessica Chastain.
Je découvre également un collier ouvragé, seul
objet d’importance en or que l’expédition ait jamais
découvert. Le bijou, orné d’un croissant de lune, a été
exhumé sur le même site que la statue baptisée Miriam,
et les spécialistes se demandent s’il parait jadis son gra-
cile cou de pierre.
M
ais les pièces les plus fascinantes de la col-
lection de Phillips sont peut-être les objets
plus modestes, révélateurs des détails de
la vie quotidienne dans l’Antiquité sudara-
bique. Le visage de Korr s’illumine devant
un modeste pot en terre cuite. “Est-ce qu’il
n’est pas mignon ?” Son bord ondulé offre un rare exemple
d’un style caractéristique du Yémen.
Le Yémen est aujourd’hui l’une des régions les plus iso-
lées, en raison de la guerre qui y sévit [un conflit oppose
depuis 2015 les rebelles houthistes à une coalition sous
commandement saoudien], mais l’Arabie Heureuse, comme
la surnommaient les Grecs et les Romains, fut un centre
bouillonnant et cosmopolite du commerce mondial de
l’encens. Récoltée sur certains arbres d’Arabie du Sud,
la résine parfumée était transportée à travers le monde
antique par caravane et par bateau, peut-être jusqu’en Inde.
Le lucratif commerce de l’encens permit
aux chefs arabes de construire et d’irriguer
leurs terres arides, et ainsi de développer
une riche agriculture, autrement impos-
sible dans le désert. À une soixantaine de
kilomètres de Timna, la cité antique de
Marib abritait un gigantesque barrage en
terre qui approvisionnait toute la région
en eau. Marib aurait aussi été la capitale du
légendaire royaume de Saba. D’après l’An-
cien Testament, la reine [de cette contrée
mythique] s’était rendue à Jérusalem
accompagnée d’une caravane char-
gée de trésors pour y poser des ques-
tions au sage roi Salomon – vers 950
avant J.-C., peut-être. Les réponses
du roi semblaient l’avoir satisfaite.
“Il ne vint plus jamais autant d’aro-
mates que la reine de Saba en donna
au roi Salomon”, lit-on dans le Livre
des rois.
Certains spécialistes pensent
que l’éblouissante reine du désert
n’a jamais existé ; d’autres qu’elle
venait en réalité d’Éthiopie. Bref,
elle se trouve à mi-chemin entre le
mythe et l’histoire, dans une zone qui
a tout pour plaire à un Indiana Jones.
Vers le ive siècle après J.-C., le com-
merce terrestre de l’encens s’effondra –
peut-être parce que la découverte de
nouveaux vents accéléra le trans-
port par bateau, qui devint plus
rapide que la voie terrestre,
ou parce que l’Église com-
mença à regarder l’encens
d’un œil suspect en raison
de ses utilisations païennes.
Alors que les caravanes se
raréfièrent, les richesses de
l’Arabie du Sud se tarirent et,
avec elles, les systèmes d’irri-
gation. Le titanesque barrage
de Marib cessa comme d’autres
de fonctionner, et le sable reprit ses
droits sur le royaume de Saba.
Les bustes et les poteries que Phillips et son équipe
déterrèrent lors de leurs deux séjours de fouilles en
Arabie du Sud constituent des découvertes fascinantes :
ils mettent en lumière les détails d’un commerce vital
pour la région et ils ont contribué à établir la chronolo-
gie de toute une civilisation.
Officiellement, Phillips insistait sur le fait qu’il était à
la recherche d’une civilisation disparue, et non de trésors
sensationnels. Il était fort impressionné par Albright et
d’autres chercheurs de son expédition, qui passaient des
heures et des heures, sous le soleil brûlant, à déchiffrer
des inscriptions à moitié effacées par le temps. Pourtant,
certains signes indiquent que l’or avait légèrement plus
d’attrait aux yeux du jeune explorateur que les poteries.
D’abord, Phillips était obsédé par la reine de Saba et ses
chameaux chargés d’or. Même s’il se trouvait dans un pays
dangereux [le royaume mutawakkilite du Yémen], hors
du contrôle britannique, le légendaire royaume de Saba
attirait l’explorateur. Il n’était situé qu’à une soixantaine
de kilomètres. Peut-être Phillips deviendrait-il l’homme
qui trouverait des preuves irréfutables de l’existence de
la mythique reine.
360o. 41
Phillips se mit à échafauder des plans pour quitter
le confort relatif du protectorat d’Aden et la tutelle de
Hussein, le chérif de Beihan [l’émirat du protectorat dans
lequel se trouvait le site de Timna]. Ce dernier avait laissé
les Américains se tailler la part du lion dans les trésors
mis au jour, ce qui était déjà considéré à l’époque comme
scandaleux. (Aujourd’hui, il serait illégal de faire sortir la
moindre découverte du pays, et, même dans les années
1950, des pays comme l’Égypte défendaient une vision
bien plus évoluée et équilibrée du “partage”, comme on
appelait alors la répartition du fruit des recherches.)
P
hillips avait obtenu, fait rarissime, une entrevue
avec le roi [mutawakkilite] du Yémen, qui vivait
en reclus, pour discuter d’éventuelles fouilles
à Marib. “J’ai essayé de me comporter comme le
digne responsable d’une expédition scientifique,
écrit Phillips, mais au fond de moi je me sentais
comme un petit garçon qui venait de découvrir une montagne
de crème glacée – et de son parfum préféré, en plus !”
Le roi, bien sûr, ne tarda pas à tomber sous le charme
de Phillips – pour un temps, en tout cas. Phillips et son
équipe obtinrent ainsi la permission de quitter les terri-
toires britanniques pour entrer dans la cité interdite de
Marib et se mettre à fouiller le sable, avec à l’esprit, tou-
jours, la reine de Saba.
Le principal temple de Marib était dédié au dieu
lunaire Almaqah. Phillips avait déjà remarqué la pré-
sence de croissants de lune – un symbole aujourd’hui
islamique, autrefois païen – un peu partout en Arabie
du Sud, peints sur le front des femmes ou encore sur les
brûleurs d’encens. L’enceinte principale était arrondie,
comme l’astre sélène, et avait peut-être, à une époque,
entouré une source d’eau sacrée destinée aux caravanes.
La nuit, tout l’édifice calcaire devait scintiller. L’intérieur
était décoré de têtes de taureau d’albâtre et de motifs
associés, le dieu Almaqah prenant souvent la forme d’un
taureau aux cornes en forme de croissants de lune. Il y
avait aussi des bassins en pierre pour recueillir le sang
du sacrifice des bœufs. Un bronze de l’animal plus grand
que nature s’y était trouvé jadis. Une marque de sabot
restait visible, comme si la divinité venait de s’éclipser
pour un bref instant seulement.
Une demi-douzaine d’imposants piliers carrés mar-
quaient l’entrée du lieu de culte quand Phillips arriva de
son voyage à travers le désert (comme à son habitude, il
avait pris l’itinéraire le plus court, mais pas le plus sûr).
“Ce temple, c’était trop pour nous”, note-t-il à propos de
l’instant où, émerveillé, il mit le pied à l’extérieur de son
véhicule. Pendant une demi-heure, le jeune homme qui
avait craint de ne plus jamais pouvoir marcher foula un
sol où aucun Américain n’avait mis le pied.
Tout à son excitation d’explorer ce site sacré, qu’il espé-
rait lié à la reine de Saba, Phillips avait regrettablement
omis d’aller rendre hommage aux dignitaires locaux. À
leur arrivée dans la ville voisine, lui et son équipe furent
promptement faits prisonniers. S’ils furent libérés peu
de temps après, on ne peut dire que leur aventure avait
pris un bon départ.
Jour après jour, les tensions entre Américains et
Yéménites s’accrurent sous l’ardent soleil du désert. Outre
les catastrophes évitées de justesse – un des immenses
piliers carrés faillit tomber sur un ouvrier yéménite –, le
conflit se nourrissait de profonds désaccords culturels.
Beaucoup d’habitants avaient encore pour coutume de
se peindre le visage en bleu avec des plantes à indigo et
de porter un janbiya – un poignard acéré et recourbé. Ils
n’avaient jamais vu de tube de rouge à lèvres, de → 42
42. 360o
41 ← machine à écrire ou encore de montre-bracelet. Or
voilà que ces étrangers à la peau blanche et aux équipe-
ments louches – matériel photographique, bandes trans-
porteuses et automobiles assoiffées d’essence – voulaient
construire une route et une piste d’aviation pour empor-
ter au loin des caisses pleines de vieilles pierres.
Les travailleurs musulmans se plaignaient du fait que
les archéologues ne leur laissaient pas le temps de faire
la prière. Et, en ces lointaines contrées ferventes, où les
femmes s’aventuraient rarement hors du harem de leur
époux, Phillips avait amené une jolie secrétaire avec un
penchant pour les robes légères laissant ses épaules dénu-
dées. (Le rouge à lèvres lui appartenait.) Il était aussi venu
avec un prêtre catholique versé dans les langues anciennes.
M
ais, plus que tout, Phillips semble avoir été
déconcerté par le fait que les responsables
yéménites s’estimaient propriétaires des
objets découverts par les archéologues
sur le site du temple lunaire. Objets que
des soldats yéménites saisissaient et enfer-
maient dans une salle gardée. Les ennuyeux bureaucrates
locaux montraient même un vif intérêt pour des objets
“sans valeur”, comme les moulures en latex que le prêtre
polyglotte réalisait à partir des inscriptions retrouvées
sur le temple.
Les Yéménites voulaient leurs propres copies de ces
moulures, ainsi que des explications sur le dialecte disparu
dans lequel les inscriptions étaient rédigées. Habitués à
des façons plus coloniales, les explorateurs occidentaux
voyaient là une coûteuse perte de temps.
Les doléances se multipliaient. Les Yéménites auraient
cassé les vitres d’un des camions des archéologues, ils
auraient abattu leur chien et craché sur leur prêtre. Les
pouvoirs magiques dont faisait habituellement preuve
Phillips en matière de relations sociales semblaient ici
sans effet. Les responsables yéménites étaient selon lui
“imbéciles et impossibles”. Et vouloir leur faire entendre
raison serait revenu à “expliquer quelque chose à un trou-
peau de chameaux”.
Cela étant, le temple au dieu lunaire leur réserva
d’époustouflantes découvertes, notamment un guerrier
en bronze intact, ainsi que des milliers d’inscriptions qui
témoignaient de l’existence d’une société étonnamment
lettrée. Mais toujours pas une once d’or, et pas de trace
de la reine de Saba. Phillips était de plus en plus agacé, et
même inquiet. Les réserves s’amenuisaient et il sentait
que son équipe avait été délibérément isolée. Ils commen-
çaient à manquer de carburant pour le voyage de retour.
“Personne ne pensait réellement, bien sûr, que nous met-
trions fin à nos problèmes en cédant [aux Yéménites] des mou-
lures en latex, écrit Philips. Il fallait que nous quittions ces
lieux.” Phillips décida de tenter sa chance. Il envisageait de
laisser derrière lui tous ses équipements technologiques,
ainsi que les objets trouvés sur le site, d’une inestimable
valeur, à l’exception de quelques bandes de latex et de pho-
tographies dissimulées dans une boîte de corn-flakes. La
clarté de la lune faillit faire capoter leur projet d’évasion.
“À cause de la pleine lune, rapporte Phillips, il était impossible
de cacher les fusils, les munitions et l’eau sur nos camions.”
Mais au petit matin, ils étaient prêts à partir, la tête froide
– excepté, peut-être, la secrétaire, qui avait revêtu pour
ce voyage dans le désert son plus beau manteau de four-
rure, qu’elle ne pouvait se résoudre à laisser derrière elle.
Les explorateurs accompagnèrent une dernière fois les
maudits chefs yéménites jusqu’au temple lunaire en pré-
textant vouloir les filmer. Puis, à leur arrivée, le chauf-
feur de Phillips mit les gaz. “Les soldats se sont mis à hurler
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
quelque chose, se souvient Phillips, mais je n’entendais pas
ce qu’ils disaient. Leurs mots se perdirent pour toujours dans
le merveilleux rugissement des moteurs de nos pick-up.”
On entend presque la musique d’Indiana Jones en
fond sonore. “La cavalerie à dos de chameau”, comme
Phillips surnomme les forces montées yéménites, ne les
rattraperait plus.
La chose la plus précieuse que Phillips put sauver de
Marib, ce fut cette histoire. Et il ne s’est pas privé de la
raconter : à ses commanditaires, à la presse (qui a bu
comme du petit-lait sa fable du “Bédouin sanguinaire”)
et, finalement, dans des Mémoires pleins de charme, qui
ont connu un vif succès [mais qui ne sont aujourd’hui pas
disponibles en français].
Les Yéménites, eux, ont raconté une tout autre histoire,
soutenant que l’ahurissante évasion de Phillips était une
pure mise en scène. “L’imam [qui désigne ici le roi mutawak-
kilite du Yémen], indigné, nie qu’il y ait pu avoir la moindre
volonté de tuer des membres de l’équipe de Phillips”, rappor-
tera plus tard, dans un entretien, Hermann Frederick Eilts,
alors consul américain à Aden. En réalité, Phillips devait
d’après lui des milliers de dollars d’arriérés de salaires à
la main-d’œuvre locale, et il aurait mis les voiles pour ne
pas avoir à les payer. (Notons que le consul accorde foi
à la version yéménite des faits.) Ce conflit a occupé “le
devant des relations américano-yéménites pendant un an et
demi”, et les donateurs de Phillips finirent par verser les
fonds nécessaires pour rapatrier son matériel.
Pendant ce temps, Phillips se lia d’amitié avec le sultan
d’Oman, où son équipe, fortement réduite, ne tarda pas
à entreprendre de nouvelles fouilles. Sentant bien que le
véritable génie de Phillips résidait dans le commerce, et
non dans l’archéologie, le souverain le chargea de vendre
de l’or noir et lui octroya des droits sur une zone du désert
“de la taille de l’Indiana”. Au fil des ans, l’explorateur fit
fructifier ses possessions à Oman (qui ne produisirent
cependant jamais beaucoup de pétrole) pour en acqué-
rir d’autres au Venezuela, en Indonésie, en Corée du Sud
et ailleurs. À présent dans la quarantaine, Phillips était
un homme “nanti”, assis à un “bureau rutilant” comme
ceux dont il rêvait autrefois. Un temps, il fut même le plus
grand propriétaire de concessions pétrolières des États-
Unis, avec un empire évalué à 120 millions de dollars, une
somme astronomique pour l’époque.
Lui qui avait été insatiable promoteur de lui-même
avait presque disparu de la scène publique, la presse ne
publiant plus que quelques rares lignes consacrées à cer-
taines de ses excentricités. Le mystérieux millionnaire
vivait dans un luxueux appartement, “exclusivement meublé
en style arabe”, au bord d’un volcan, à Waikiki [Hawaï].
Il ne possédait que deux costumes, mais voyageait avec
près de 100 kilos de bagages, en majorité composés de
documents de travail destinés à une biographie de Jésus.
Sa curiosité et son zèle d’antan n’avaient pas entiè-
rement disparu. Il s’associa brièvement avec un fils de
[l’aviateur] Charles Lindbergh pour “chercher les épaves de
caravelles portugaises et de galions turcs”, et d’autres mer-
veilles encore, dans le golfe d’Oman, mais l’entreprise fit
apparemment chou blanc, ou presque. Pendant tout ce
temps, Phillips continuait de dire du pétrole que c’était
un loisir, et de l’exploration que c’était sa vocation. “Je
suis fatigué et usé, je veux retourner en Arabie, confia-t-il
un jour au New York Times. Je veux retourner sur le ter-
rain, là où un homme peut vivre.”
Après une mystérieuse maladie, cet éternel jeune explo-
rateur mourut à l’âge de 54 ans.
—Abigail Tucker
Publié le 15 mars
Polémique
Un héros ou
un salaud ?
Avec ses méthodes de baroudeur
et son allure de star hollywoodienne,
Wendell Phillips est loin de faire
l’unanimité parmi les spécialistes
d’archéologie. “[Sa] réputation
a mal vieilli”, souligne le Smithsonian
Magazine, qui précise que “certains
universitaires voient aujourd’hui
Phillips comme un personnage absurde,
voire dangereux, dont le travail fleure
l’impérialisme et les excès capitalistes.”
Interrogé au sujet de ses découvertes,
Carl Lamberg-Karlovsky, professeur
d’archéologie émérite de l’université
Harvard, ne mâche pas ses mots :
“Le terme qui convient est ‘pillage’.
[…] Ses fouilles n’en étaient pas :
c’étaient plutôt des exploitations minières.”
Julian Raby, qui a dirigé l’Arthur M. Sackler
Gallery de Washington, où est conservée
une partie de la collection de Phillips,
prend au contraire la défense
de cet explorateur haut en couleur :
selon lui, au début du xxe siècle,
les “archéologues entreprenants”
étaient nombreux et “considérés
comme des héros”. S’il employait
des méthodes aujourd’hui inacceptables,
Wendell Phillips a le mérite à ses yeux
d’avoir “contribué à faire découvrir
toute une culture antique au monde
universitaire” et “poussé les gens
à s’intéresser au Yémen, qui était
alors très peu connu”.
SourCe
SmithSonian magazine
Washington, États-Unis
Mensuel, 1 800 000 ex. (2016)
smithsonianmag.com
Magazine culturel mâtiné d’histoire
naturelle et d’écologie, c’est l’émanation
du Smithsonian Institute, une entité
publique fondée à Washington
et rassemblant notamment 16 musées
et divers centres de recherche
internationaux.
La semaine prochaine, découvrez
le dernier épisode de notre série
consacrée aux grands explorateurs :
Alexander von Humboldt,
un génie universel.
 imagine 4-7 octobre 2019

Opéra Bastille - Théâtre des Bouffes du Nord - Cinéma Beau Regard

Programme et inscription sur festival.lemonde.fr

44. 360o
culture.
—L’Espresso Rome
A
Crespina, sur les collines des envi-
rons de Pise, habite un homme
capable de distinguer un tableau
valant plusieurs millions de dollars d’un
faux qui mérite d’être brûlé. Un homme
qui saisit au premier coup d’œil si une
toile est digne d’être mise aux enchères
chez Sotheby’s, comme ce Nu couché (sur
le côté gauche) d’Amedeo Modigliani, qui
s’est vendu il y a un an [en mai 2018]
pour 157 millions de dollars. Ou si, au
contraire, il faut la détruire, comme cela
risque d’arriver au Grand Nu exposé au
palais ducal de Gênes en 2017 : c’était un
faux, de même qu’une vingtaine d’autres
toiles de l’exposition. Le parquet l’a établi
au terme d’une enquête lancée à la suite
d’une plainte de notre homme de Crespina.
Canular. Carlo Pepi a 82 ans. Et il a
derrière lui une double vie de conseiller
fiscal et de collectionneur passionné. Son
amour pour l’art est né à l’âge de 6 ans :
“J’avais découpé dans un magazine un
tableau de Van Gogh et j’ai passé des jours,
fasciné, à regarder ses coups de pinceau.”
Sa carrière d’expert en faux Modigliani
a débuté une quarantaine d’années plus
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
jours qu’ils allaient faire leurs recherches
[la légende veut que Modigliani ait jeté trois
sculptures dans le canal un jour de 1909,
ce que la mairie de Livourne avait décidé
de vérifier à l’occasion de l’année du cen-
tenaire]. Je me suis précipité pour les voir
et j’ai aussitôt dit que c’étaient des faux.”
Les éminences
académiques ont snobé
Pepi, alors qu’elles avaient
manifestement un moins
bon œil que lui.
Et il avait raison. Les têtes avaient été
sculptées quelques jours plus tôt par un
artiste féru de provocation et trois gar-
çons armés d’une perceuse. Mais les émi-
nences du monde académique ont snobé
Pepi, alors que, question Modigliani, elles
avaient manifestement un moins bon
œil que ce personnage singulier, suf-
fisamment sûr de lui pour convaincre
Jeanne, la fille de l’artiste, de l’intégrer
à l’équipe des Archives Modigliani [fon-
dées en 1983]. “Je faisais partie des fonda-
teurs, mais j’ai rendu mon tablier en 1990.
J’avais compris que mes collègues se ser-
vaient des Archives comme d’une couver-
ture pour mettre en circulation un faux
après l’autre.”
Expert sans chaire. Soulignons que, si
Pepi a aussitôt su que les têtes étaient des
imitations, ce n’est pas uniquement grâce
à son œil désormais légendaire. La vérité
est que lui aussi avait eu l’idée d’un canu-
Le vieil homme
lar : “Ils en parlaient depuis des jours et des
jours. Tout le monde savait où ils allaient
effectuer leurs recherches. J’ai donc fabri-
et les faussaires
qué deux sculptures, je les ai chargées dans
ma voiture, j’ai prévenu deux militaires de
Camp Darby [une base militaire américaine]
pour avoir deux témoins, et je me suis mis
en route pour aller les jeter dans le fleuve.
Mais finalement je n’ai pas eu le courage. Et
elles sont restées là.” Il indique deux sculp-
tures posées au bord d’un étang, dans le
petit jardin d’une des grandes maisons
qu’il a emplies de sa collection.
L’Italien Carlo Pepi n’a jamais étudié l’histoire “Une collection chaotique et sans valeur”,
de l’art. À 82 ans, ce parfait autodidacte est jugeront les carabinieri lors d’une des mésa-
ventures légales qui ont jalonné la carrière
pourtant passé maître dans l’art de débusquer de cet expert de Modigliani sans chaire :
les œuvres attribuées à tort à Modigliani, quand il a accusé ses confrères des Archives
de faux, ceux-ci lui ont rendu la pareille.
l’un des peintres les plus contrefaits du xxe siècle. Chaotique, toutefois, sa collection l’est bel
et bien : des toiles accrochées n’importe
où, d’autres qui se chevauchent, posées
contre des murs, des étagères et des sièges
tard. Des débuts fracassants. C’était en côte toscane], sont saluées par d’éminents couverts de catalogues et de publications.
1984, l’année du centenaire de la nais- historiens de l’art comme des œuvres de Sur les rayonnages, des dossiers qui s’accu-
sance de l’artiste. Une année restée dans jeunesse de Modigliani, Carlo Pepi, lui, n’y mulent, pleins de dessins, dont dépassent
la chronique comme celle du “canu- croit pas un instant : “J’étais dans deux croquis de Keith Haring.
lar de Livourne” : alors que trois
ART ma voiture. J’ai entendu à la radio Carlo Pepi, lui, se retrouve très bien dans
têtes de pierre retrouvées dans le canal qu’ils les avaient trouvées juste à l’endroit ce chaos. Et les conditions de conservation
du Fosso Reale, près de Livourne [sur la où tout le monde savait depuis plusieurs semblent parfaites : peu de lumière, pas
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
↙ L’un des Nu couché d’Amedeo Modigliani,
présenté chez Christie’s le 30 octobre 2015.
Photo Timothy A. Clary/AFP
l’ombre d’un grain de poussière, aucune
moisissure et nulle humidité. Mais ne
serait-ce pas une bonne chose si le minis-
tère pour les Biens et Activités culturels
finançait un inventaire ou un catalogue ?
“Oh non, il faudrait que je suive tout ça, je
perdrais un temps fou.”
Pepi n’a pas étudié l’art. “À la fin de la
guerre, il y avait tellement de choses à recons-
truire, mon père m’a conseillé de m’inscrire à
l’Institut des géomètres. En sortant, je pou-
vais uniquement faire des études d’économie,
et c’est ce que j’ai fait. Ensuite, j’ai ouvert
un cabinet de conseil fiscal, j’ai trimé. Dans
le fond, ce fut une chance…” Une chance
d’avoir fait une école où l’on apprenait le
dessin, même si c’était du dessin tech-
nique : “Mon professeur s’était formé auprès
d’Oskar Kokoschka [peintre expressionniste
autrichien, 1886-1980]. C’est lui qui m’a
offert mes premières toiles et qui m’a parlé
des artistes qu’il faut connaître.” Ce fut une
chance, aussi, d’avoir un métier qui lui
rapporte de l’argent à investir : “Mais je
n’ai jamais beaucoup dépensé : je faisais des
petits chèques de trois ou quatre cent mille
lires seulement [l’équivalent de quelques cen-
taines d’euros], comme ça les banques ne se
plaignaient pas s’ils n’étaient pas approvi-
sionnés.” Une chance d’avoir l’habitude
de peu dormir : “Le jour, je travaillais, la
nuit, je courais les ventes aux enchères. Je
sillonnais l’Italie le pied au plancher. J’ai
toujours adoré rouler, je faisais aussi des
rallyes automobiles.” Une chance d’avoir
renoncé, après l’accident qui a coûté la
vie à un ami peintre, aux courses et à la
moto, cette moto qui trône dans la pre-
mière salle de sa collection : “Jamais je
n’aurais été capable de conduire lentement.”
Une chance, enfin, d’avoir hérité des mai-
youtube
sons où il a installé sa collection : “Même
si, avec les impôts, l’entretien, les factures,
je ne joins pas les deux bouts : ce n’est que
l’année dernière, pour la première fois, que
j’ai dû vendre des tableaux pour remettre
mes comptes à flot.”
Pepi répète qu’il a eu de la chance. Peut-
être même était-ce une bénédiction de ne
pas trouver chaussure à son pied : “Quand
j’étais jeune, j’avais du succès auprès des
femmes : un succès inexplicable, vraiment.
Mais aucune n’aurait pu supporter ma pas-
sion pour l’art.” Le lit à deux places du
xixe siècle, couvert de tableaux et de gra-
vures de Lorenzo Viani [peintre expres-
sionniste italien, 1882-1936], une autre
de ses passions, en dit long sur le sujet.
Instinct. C’est que l’amour de Pepi pour
l’art n’est pas né avec Modigliani, mais
avec les macchiaioli [de l’italien mac-
chia, “tache”, le terme désigne un mou-
vement artistique de la seconde moitié
du xixe siècle] et Giovanni Fattori (1825-
1908) : “Quand j’ai lu un essai de Roberto
Longhi [un historien d’art italien réputé]
qui étrillait Fattori, j’ai jeté le livre contre
le mur et je me suis dit que ce type s’était
trompé de métier. Et moi, je n’allais pas
perdre mon temps à lire ces grands bonzes
de la peinture, j’allais suivre mon instinct
et mes idées.” Le fait est que ce ne sont
pas des artistes célèbres comme Goya,
[Mario] Schifano [peintre italien post-
moderne, 1934-1998] ou Andy Warhol qui
font sa fierté – même s’il en compte parmi
les 2 500 artistes de sa collection –, mais
des peintres qu’il a choisis par instinct,
qu’il a connus et qu’il a, avec ses acqui-
sitions, aidés à grandir, comme Zeb, ce
génial graffeur livournais disparu sans
laisser de traces en 2008.
Parmi les presque 20 0 00 pièces de
sa collection, les plus demandées par
les commissaires d’exposition sont les
œuvres de Fattori : des huiles et des des-
sins, des aquarelles sur des cartes pos-
tales, et puis des carnets où alternent
des brouillons de lettres et des projets
de dîners avec des esquisses.
“Le jour, je travaillais,
la nuit, je courais les ventes
aux enchères.”
Carlo Pepi,
expert de l’œuvre de modigliani
De Modigliani, Pepi possède un dessin
au crayon, une Femme assise de 1916 :
“Pour celui-là, j’ai déboursé 2 millions [de
lires], il y a des années. J’en avais d’autres,
qu’on m’a volés, une nuit. Ils sont partis avec
50 tableaux.” Quand il parle du peintre
à qui il doit sa renommée, Pepi s’assom-
brit : trop de disputes, de dénonciations,
d’escroqueries, d’amitiés trahies. Il a bien
eu quelques satisfactions : une université
américaine lui a remis un titre de docteur
honoris causa et James Beck, un histo-
rien de l’art célèbre pour son opposition
aux politiques courantes de restauration
des œuvres, a voulu le faire entrer dans
son association ArtWatch International,
qui se bat pour de meilleures pratiques.
Mais cela ne lui suffit pas : Carlo Pepi
répète que l’Italie l’attriste, qu’il ne sait
pas à qui léguer sa collection “parce que,
vu la manière dont ils m’ont traité, la meil-
leure chose à faire serait de mettre le feu à
tout ça. J’ai fini par avoir une tumeur à
l’estomac…” Même l’histoire des têtes de
Modigliani le fait encore enrager. Peu s’en
souviennent, mais après les fausses têtes,
on a retrouvé les vraies : “Modigliani les
avait offertes à un marchand ambulant et
elles étaient encore là, dans son jardin. Elles
étaient vraiment belles. Vous savez où elles se
trouvent aujourd’hui ? Dans un musée ? Non,
dans un coffre-fort de Banca Etruria : avec
tout ce qui est arrivé à cette banque [sauvée
de la faillite par l’État italien en 2015, elle a
depuis été absorbée par UBI], imaginez ce
qu’elles ont risqué !”
Ses yeux s’illuminent lorsque l’on parle
du nu le plus beau de tous, le Nu couché
sur fond rouge que Christie’s a vendu pour
170 millions de dollars en 2015. Mais là
encore, l’amertume revient : “Il a appar-
tenu à la collection de Gianni Mattioli, l’in-
dustriel. Il l’a fait sortir d’Italie en prétextant
une exposition, et le tableau n’est plus jamais
revenu. Quand il a été mis en vente à New
York, l’Italie aurait dû intervenir. C’est un
milliardaire chinois qui l’a acheté. Qui sait si
on le reverra jamais dans une exposition…”
Aura. Dans les expositions, pendant ce
temps, on accroche les faux. Et Pepi les
reconnaît dès qu’il les voit en photo. Il
les signale sur Facebook. Après Gênes,
c’est ce qui est arrivé il y a un mois [en
avril 2019] à deux œuvres de l’exposition
“Modigliani Experience” de Palerme.
Autant de cas où ses intuitions ont été
confirmées par des experts des tribunaux.
L’enquête qui a débuté à Gênes a permis
de mettre au jour l’existence d’une orga-
nisation internationale de faussaires à
l’œuvre depuis des dizaines d’années et
qui implique jusqu’à celui qui aurait dû
être le gardien de l’œuvre de Modigliani :
le Français Christian Parisot, président
des Archives dont Pepi a démissionné.
“À un moment [dans les années 2000],
j’avais vu ses dessins et j’avais reconnu sa
main : il avait produit des faux. Je l’avais
dénoncé, sans résultat. Il a quand même fini
par se faire arrêter en France [puis en Italie,
l’homme ayant fait l’objet dans les deux pays
de diverses poursuites qui ont durablement
terni sa réputation, même s’il reste le dépo-
sitaire des archives de Modigliani]”. Mais
le groupe international de faussaires a
poursuivi ses activités sans lui. Parmi
ses chefs, les deux organisateurs de l’ex-
position génoise : Joseph Guttman, mar-
chand d’art à New York, et Rudy Chiappini,
ancien directeur du Musée d’art moderne
de Lugano [les deux font l’objet d’une
enquête de la justice italienne].
Pepi est préoccupé. Même si la machine
à faux Modigliani a été démantelée, les
360o. 45
Quand il parle du peintre
à qui il doit sa renommée,
Pepi s’assombrit : trop
de disputes, d’escroqueries,
d’amitiés trahies.
contrefaçons circulent encore : “L’année
prochaine, c’est le centenaire de sa mort :
qui sait combien de faux sortiront pour
l’occasion…” La “mode” des Modigliani a
commencé avec la célébration du cente-
naire de sa naissance, en 1984. Avant, il y
avait déjà eu des faux, qui avaient même
fait du bruit, mais depuis cette année-
là, c’est devenu quasiment une manie.
“C’est ce canular qui a donné l’impression
qu’il était facile de le falsifier.” Produire des
lignes nettes, des cous disproportion-
nés, des yeux asymétriques semble à la
portée de tout bon faussaire : mais Pepi,
lui, a l’œil pour distinguer les traits qui
ont été tracés avec naturel de ceux qui
imitent, les toiles qui “sont” Modigliani
de celles qui “font” Modigliani.
Quel est son secret pour les reconnaître ?
Tel un musicien qui chercherait à expli-
quer l’oreille absolue, pour répondre à
cette question, Pepi semble se raccrocher
à tout ce qu’il trouve : il parle d’“aura”,
d’“ADN”, d’“œuvres qui sont vivantes et
de faux qui sont morts”. Puis il finit par
avancer cette comparaison plus compré-
hensible : “C’est un peu comme un grapho-
logue qui distingue l’écriture d’un auteur de
celle d’un autre…”
Mais même Pepi a été victime de
faussaires. Avec des toiles de Renato
Guttuso [peintre réaliste italien, 1912-
1987] : “J’avais une confiance aveugle dans
les personnes qui me les avaient vendues”,
se justifie-t-il. “Je les considérais comme
des amis.” Avec eux aussi, les choses ont
fini en bataille judiciaire. “Parfois, je me
dis que j’ai de la chance d’être en vie. J’ai
de la chance que ces faussaires cupides ne
m’aient pas descendu, malgré tout l’argent
que je leur ai fait perdre.”
—Angiola Codacci-Pisanelli
Publié le 29 mai
SourCe
L’EsprEsso
Rome, Italie
Hebdomadaire, 295 350 ex.
espressonline.it
Fondé en 1955 par eugenio
Scalfari, qui créera ensuite
La Repubblica, le titre s’est
vite imposé comme le grand
hebdomadaire du centre
gauche. il est devenu célèbre
dans le milieu journalistique
italien pour ses enquêtes et
dossiers.
 46. 360o Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019

tendances.
Le tri punitif
CHINE — Le pays de Xi Jinping diversifie
les recours à la reconnaissance faciale à
des fins de surveillance. Selon le Beijing
Youth Daily, repris par le South China
Morning Post, le district de Xicheng,
à Pékin, a mis en place 26 bennes à
ordures “intelligentes” : “Les habitants
“silkworm, série sand creatures ii” par claire droppert. www.claireonline.nl

doivent scanner leur visage avant

d’y déposer leurs déchets triés.” Gare
à ceux qui mêleraient papier, plastique
et canettes sous l’œil des caméras.
Dans le cadre du système de notation
que la Chine est en train de généraliser,
ces “mauvais citoyens” risquent points
négatifs, amendes et sanctions.

Une invention
lumineuse
FINLANDE — Pour illuminer les hivers
rigoureux de leur pays, les artistes
Päivi Raivio et Daniel Bumann ont mis
au point The Light Swing, une balançoire
dotée de lampes. Un exemplaire a été
installé dans la cour du musée municipal
d’Helsinski, relate le site PopUpCity.
Le principe est simple : une balançoire,
mise à la disposition des passants,
Bêtes des sables alimente une dynamo, et le courant ainsi
produit permet d’éclairer les alentours.
Une pelle et un appareil photo doté d’une grande vitesse
d’obturation, c’est tout ce dont la Néerlandaise Claire Droppert
photo a besoin pour convoquer d’étranges créatures dans les dunes
de son pays natal. “La photographe a donné un nom à chacun de ses clichés,
mais le caractère abstrait des images laisse le spectateur libre de décider
où commence et où finit l’anatomie des animaux représentés”, commente raivio Bumann

le site spécialisé Colossal. Ci-dessus, le ver à soie.

TECHNOLOGIE — “Vous êtes-vous déjà

La canne
ou la queue ? 22 000
keio university

demandé ce que cela ferait d’avoir CONDUCTEURS PALESTINIENS ont été séduits
une queue, comme les singes ou les loups ?” par Doroob Navigator en l’espace de deux mois.
interroge Fast Company. Des chercheurs Lancée en juin par Mohammed Abdel Haleem,
de l’université Keio, à Tokyo, ont mis au point un entrepreneur de Ramallah, et nourrie notamment
une queue pour humains, inspirée de celle de l’hippocampe. Pour l’instant, par l’expérience de ses utilisateurs, cette application
le prototype, appelé Arque, ne fonctionne que relié à un dispositif imposant, GPS propose des itinéraires bis pour contourner
ce qui limite la mobilité de celui qui le porte. Mais cet accessoire robotique pourrait les colonies israéliennes, interdites d’accès à beaucoup
à terme faciliter le travail des manutentionnaires en faisant office de contrepoids, de Palestiniens, et esquiver les barrages routiers
ou aider les personnes souffrant de troubles de l’équilibre. “Il pourrait aussi être imposés par l’armée ou la police israéliennes.
utilisé dans les jeux vidéo pour déséquilibrer les joueurs, et rendre les parties plus Autant de services jusque-là inédits dans
réalistes”, prédit le magazine. Qui attend toutefois de voir si une telle queue la Cisjordanie occupée, souligne le quotidien émirati
pourrait être mieux acceptée socialement que la bonne vieille canne de bois. The National.
Courrier international — no 1503 du 22 au 28 août 2019
HISTOIRE
Avoir ses règles
en camp de
concentration
Seconde Guerre mondiale – Europe
Face à l’horreur des camps, la question des
règles peut paraître accessoire. Et pourtant,
pour les femmes internées, il s’agissait
souvent d’une source supplémentaire
d’humiliation et d’angoisse.
—History Today (extraits) Londres
A
près avoir été déportées dans un camp ou
un ghetto, de nombreuses femmes en âge
de procréer cessaient d’avoir leurs règles
à cause du choc et de la malnutrition. Beaucoup
avaient peur d’être devenues stériles parce que
leur corps avait été poussé à ses limites, et le
lien existant entre règles et fertilité prenait une
place de plus importante dans leur vie. Gerda
Weissman, qui était originaire de Bielsko, en
Pologne – elle avait 15 ans pendant sa détention
–, a expliqué par la suite que, si elle voulait sur-
vivre, c’était entre autres parce qu’elle voulait
avoir des enfants ; c’était “une obsession”.
D’après S. Lillian Kremer, historienne, à la peur
de devenir stérile s’ajoutait le fait de ne pas savoir
si leur fertilité reviendrait si elles survivaient.
L’arrêt des règles constituait donc “une double
atteinte psychologique” à leur identité de femme.
Dès l’arrivée au camp, les détenues recevaient
des vêtements informes et avaient la tête rasée.
Elles maigrissaient. Les témoignages oraux
et écrits montrent que ces changements les
poussaient à s’interroger sur leur identité. Erna
Rubinstein, une Juive polonaise déportée à 17 ans,
écrit à propos de son séjour à Auschwitz dans
ses Mémoires publiés en 1986 : “Qu’est-ce qu’une
femme sans splendeur sur la tête, sans cheveux ? Une
femme qui n’a pas de règles ?”
Il était difficile de ne pas voir ou de dissimu-
↗ File de déportées ler les règles dans les camps. À cela s’ajoutait le
après leur passage manque de tissu et de possibilité de se laver. Trude
par le bâtiment Levi, une Juive hongroise qui était institutrice
dit de désinfection, d’école maternelle et avait 20 ans à l’époque, a
à Auschwitz. confié par la suite : “Nous n’avions pas d’eau pour
Photo SIPA nous laver, nous n’avions pas de sous-vêtements.
Nous ne pouvions aller nulle part. Tout nous col-
lait. C’était sans doute la chose la plus déshumani-
sante pour moi.”
La difficulté de trouver du tissu accentuait
encore l’humiliation. Julia Lentini, une Rom de
17 ans de Biedenkopf, en Allemagne, a été affectée
à la cuisine d’abord à Auschwitz-Birkenau, puis à
Schlieben. Les déportées avaient mis au point des
astuces, explique-t-elle. “On prenait le petit sous-
vêtement qu’ils nous donnaient, on le déchirait en
bandelettes et on les gardait comme si c’était de l’or…
on les rinçait un peu, on les mettait à sécher sous le
matelas, comme ça personne ne pouvait les voler.”
Il y avait toute une économie parallèle autour
de ces bouts de tissu. Ils se volaient, se donnaient,
s’empruntaient et s’échangeaient. Le témoignage
d’Elizabeth Feldman de Jong met en lumière leur
valeur. Ses règles s’étaient arrêtées peu après son
arrivée à Auschwitz mais sa sœur continuait à les
avoir tous les mois. Les expériences médicales
comprenant des injections dans l’utérus étaient
courantes mais si une femme avait ses règles, les
médecins refusaient souvent de la toucher parce
Les femmes avaient
peur de devenir stériles,
leur corps ayant été
poussé à ses limites.
qu’ils trouvaient ça dégoûtant. Un jour Elizabeth
fut appelée pour être opérée. Aucune détenue
n’avait de vêtements propres car les possibilités
de les laver étaient limitées. Elizabeth emprunta
donc les sous-vêtements de sa sœur et les montra
au médecin en disant qu’elle avait ses règles. Il
refusa alors d’opérer. Elizabeth comprit qu’elle
pouvait utiliser la situation de sa sœur pour échap-
per aux expériences et c’est ce qu’elle fit à trois
autres reprises lors de son séjour à Auschwitz.
Certaines femmes ont échappé au viol grâce à
l’idée que les règles sont une chose répugnante.
Lucille Eichengreen, une jeune Juive allemande,
avait trouvé un foulard alors qu’elle était internée
dans un camp satellite de Neuengamme à l’hi-
ver 1944-1945. Elle était ravie : elle allait pouvoir
couvrir sa tête rasée. Craignant d’être punie si
elle se faisait prendre avec cet objet interdit, elle
le cacha entre ses jambes. Plus tard, un gardien
47
allemand l’entraîna dans un coin et entreprit
de la violer. Il lui tripota l’entrejambe et sentit
le foulard. “Espèce de sale pute ! T’es bonne à rien !
Tu saignes !” s’exclama-t-il. Cette erreur permit
à Lucille d’échapper au viol.
Certaines adolescentes avaient leurs premières
règles dans les camps, seules, alors qu’elles avaient
été séparées de leur famille ou rendues orphe-
lines. Les détenues plus âgées apportaient alors
aide et conseils. Tania Kauppila, une Ukrainienne
internée au camp de Mühldorf, avait 13 ans quand
ses règles ont commencé. Elle ne savait pas ce
qui se passait et croyait être en train de mourir.
Des femmes plus âgées lui expliquèrent, ainsi qu’à
d’autres jeunes filles, ce qu’étaient les règles. Cette
histoire revient dans nombre de témoignages.
“Les camps ne sont pas seulement destinés à
l’extermination des gens et à la dégradation des
humains : ils servent aussi à l’horrible expérience
qui consiste à éliminer, dans des conditions scien-
tifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en
tant qu’expression du comportement humain”, a
écrit Hannah Arendt. Cette solidarité féminine
qu’a fait naître l’expérience commune de la mens-
truation montre cependant que les choses pou-
vaient se passer autrement.
Après leur libération, la plupart des femmes
qui avaient souffert d’aménorrhée dans les
camps de concentration ont fini par avoir à
nouveau leurs règles. Ce fut un moment de joie
pour beaucoup d’entre elles. Née à Londres,
Amy Zahl Gottlieb était, à 24 ans, le plus jeune
membre de la première unité de Jewish Relief
envoyée à l’étranger. Elle a évoqué son travail
avec les survivantes des camps lors d’un entre-
tien avec le musée du Mémorial de l’Holocauste,
aux États-Unis. Quand les femmes recommen-
çaient à mener une vie normale, leurs règles
revenaient ; elles étaient ravies de pouvoir envi-
sager d’avoir des enfants. La menstruation était
devenue un symbole de leur liberté.
—Jo-Ann Owusu
Publié le 5 mai
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