Beruflich Dokumente
Kultur Dokumente
Julie Devineau
2012/2 - N° 84
pages 77 à 91
ISSN 0765-1333
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
http://www.cairn.info/revue-problemes-d-amerique-latine-2012-2-page-77.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Autour du concept de Fémicide/
Féminicide : Entretiens avec Marcela
Lagarde et Montserrat Sagot
Julie Devineau *
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
Apparu sous la plume d’auteures féministes, le concept de « fémicide »
(ou « féminicide » selon le pays) désigne le meurtre d’une femme lié à sa
condition même de femme. L’idée selon laquelle le genre est un facteur
prépondérant dans certains homicides de femmes est devenue l’un des fers
de lance des stratégies des organisations et des mouvements qui dénoncent
les violences à l’encontre des femmes en Amérique latine. Plusieurs pays
ont récemment adopté des lois qui reconnaissent le fémicide/féminicide, la
violence féminicide (Mexique) ou l’homicide d’une femme « parce qu’elle
est une femme » (por el hecho de ser mujer 1) et les pénalisent : le Mexique
et le Costa Rica (2007), le Guatemala et la Colombie (2008), le Chili (2010),
le Pérou et Salvador (2011), le Nicaragua (2012). Le succès du concept
a dépassé les sphères académiques et juridiques, et ce néologisme fait
désormais pratiquement partie du langage courant : journalistes, hommes
et femmes politiques, militants et membres d’ONG l’utilisent, en le dotant
de diverses significations, le plus souvent de façon implicite.
Ce foisonnement suscite de multiples questions, tout d’abord sur l’histoire
du concept et la façon dont il s’est propagé en Amérique latine. Par ailleurs,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
féministes qui se sont emparées du concept dès les années quatre-vingt- dix.
Elles ont joué un rôle majeur dans son adoption et sa diffusion, tant par les
recherches qu’elles ont dirigées sur le sujet que par leur rôle dans l’adoption
des lois reconnaissant le fémicide/féminicide 2. Les différences que l’on ne
manquera néanmoins pas de voir entre elles au niveau sémantique, théorique
et pratique renvoient à des trajectoires intellectuelles différentes ainsi qu’à
des situations politiques, sociales et économiques distinctes au Mexique et
au Costa Rica.
2. Pour un panorama plus complet des études sur le féminicide/fémicide en Amérique
latine, on renverra à l’ouvrage collectif de R. L. Fregoso & C. Bejarano, Terrorizing
women : feminicide in the Américas, Durham, Duke University Press, 2010.
3. New York, Twayne, 1992.
Autour du concept de fémicide/féminicide 79
théorique, je l’ai élargie et j’ai considéré que, tant au Mexique que dans
d’autres pays, elle incluait deux éléments supplémentaires : d’une part, il
s’agissait de crimes de genre, de crimes misogynes, de haine contre les
femmes, qui s’expliquaient aussi par la grande tolérance sociale envers la
violence à l’encontre des femmes et d’autre part, parce que l’État n’agissait
pas pour empêcher ces crimes ; une fois commis, l’État contribue à l’impunité
des cas de féminicide. Résultat, ces crimes ne s’arrêtent pas, au contraire
ils augmentent.
l’avons lu pour la première fois dans le livre de Diana Russell, Femicide, the
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
politics of woman killing. J’avais trouvé ce texte aux États-Unis à la fin des
années quatre-vingt-dix. Nous avions déjà le souci, au Costa Rica, d’étudier
les assassinats de femmes mais nous ne connaissions pas le concept de
fémicide. Depuis que nous avons découvert ce livre, nous sommes entrées
en contact avec ses auteures et avons adopté une définition semblable à celle
de Diana Russell, c’est-à-dire justement l’assassinat de femmes pour des
raisons associées aux inégalités de genre, surtout lorsqu’il y a un désir de
pouvoir, de contrôle, de plaisir. En exploitant justement le cadre théorique
de Diana Russell, Ana Carcedo et moi-même avons réalisé au Costa Rica la
première recherche sur le fémicide, qui est aussi, d’après ce que nous savons,
la première recherche en Amérique latine réalisée avec ce concept.
(…) Quand nous avons commencé le travail, nous n’avions jamais entendu
le concept traduit en espagnol et nous nous sommes demandées comment
le traduire. Nous avons consulté des collègues linguistes de l’université
du Costa Rica, qui nous ont dit que le terme correct en espagnol serait
« féminicide ». Mais nous avons choisi d’utiliser « fémicide » : puisqu’il
s’agissait d’un néologisme que personne n’avait encore traduit en espagnol
(du moins le pensions-nous), nous avons voulu « coller » à la définition
originale de Diana Russell et conserver un mot semblable à l’original qu’elle
avait utilisé, tout en étant conscientes qu’en espagnol, il est plus correct
d’utiliser « féminicide ».
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
Ces crimes touchent essentiellement des femmes vivant dans des
conditions précaires et dans une situation d’exclusion sociale importante.
Dans une moindre mesure, des crimes sont également commis sur les
femmes de classes sociales élevées. L’analyse a également porté sur les
femmes indigènes. Au Mexique par exemple, où 15 % de la population est
indigène, nous avons relevé des niveaux très élevés de violence sexuelle,
psychologique, économique et communautaire dans certains cas contre
les femmes indigènes. En revanche, dans certains endroits on retrouve des
homicides, et dans d'autres non. Ce n'est donc pas un facteur déterminant
des homicides.
M. S. – Dans notre première enquête sur le fémicide 4, nous avons analysé
une décennie entière (1990-1999) et bien que nous ayons utilisé le cadre de
Diana Russell, nous avons choisi une définition un peu plus restreinte du
concept pour des raisons éminemment pratiques. Nous nous sommes limitées
à analyser les assassinats de femmes dus à la violence domestique, sexuelle,
ou intrafamiliale. à cette occasion, nous avons laissé de côté d’autres types
de décès que Diana Russell définit aussi comme des fémicides, notamment
les décès de femmes suite à des avortements illégaux, car cela rendait le
travail trop difficile.
(…) Nous ne connaissions alors pas d’autres études que celle, théorique,
de Diana Russell. Nous avons bâti une méthodologie en faisant appel à notre
créativité, car rien de ce genre n’avait jamais été fait au Costa Rica. Nous
avons dû demander des permis spéciaux à des institutions pour pouvoir
recueillir des informations, par exemple à la morgue, et consulter les dossiers
de l’institut d’enquêtes judiciaires, incluant celles qui étaient encore en cours.
Nous avons finalement pu avoir accès à ces dossiers grâce à l’université du
Costa Rica. Nous avons procédé à une triangulation des sources et avons dû
expliciter nos critères pour définir ce que nous entendions par fémicide et
ce qui était exclu de la définition ; cette partie méthodologique de l’enquête
était intéressante, parce que nous ne connaissions pas, ou, tout au moins,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
nous n’avions pas accès à d’autres recherches.
(…) Nous avons conçu des catégories liminaires, grossières, comme par
exemple celle des femmes tuées par leur compagnon ou leur ex-compagnon.
C’est pour cela qu’il était important pour nous de connaître clairement la
relation et le contexte dans lequel la femme était morte. Sans cette information,
il était impossible de définir s’il s’agissait ou non d’un fémicide. Nous avons
établi la catégorisation suivante :
– les femmes assassinées par leurs compagnons ;
– les femmes assassinées dans le contexte familial (pères, oncles, etc.) ;
– les femmes assassinées dans le contexte d’une agression sexuelle ;
– les femmes dont le corps était retrouvé avec des signes de torture, de
viol, des marques sur le corps ou des mutilations ;
– les femmes dont le corps nu était retrouvé, sans que l’on connaisse
l’auteur ou le contexte du meurtre.
(…) La recherche a mené à plusieurs résultats notables. Les circonstances
dans lesquelles meurent les femmes, du moins au Costa Rica, sont totalement
différentes de celles dans lesquelles meurent les hommes. C’est-à-dire que
les scènes des assassinats de femmes sont complètement différentes de
celles des hommes. 70 % des homicides de femmes sont commis par des
hommes qu’elles connaissent ou lors d’agressions sexuelles. Dans le cas des
hommes, seuls 8 % des homicides sont associés à des raisons de violence
domestique ou d’agressions sexuelles. Et même ce qui est considéré comme
de la « violence domestique », qui est le critère utilisé par l’Institut d’enquêtes
judiciaires, peut inclure des meurtres par d’autres hommes : un frère, le
père, etc. Chez les hommes, la proportion d’assassinats dans le cadre du
couple est très faible.
Au Costa Rica, les fémicides ne sont pas liés aux taux d’homicides en
général. Bien que le taux d’homicide ait augmenté au cours de la décennie,
le taux de fémicide s’est maintenu à un niveau plus ou moins stable. Cela
signifie que les fémicides répondent à des causes bien plus profondes que la
seule croissance du taux de criminalité en général. Ils répondent à des raisons
82 Julie DEVINEAU
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
Le taux de fémicides a pratiquement doublé entre 2007 et 2009 et nous
ne savons toujours pas comment l’expliquer. De nouvelles scènes se sont
très significativement développées, différentes de celles étudiées dans les
années quatre-vingt-dix : la traite et le trafic d’êtres humains, l’assassinat de
femmes migrantes ou les nombreuses morts liées à l’exploitation sexuelle
commerciale. Au Costa Rica, les scènes tendent à changer, même si le
fémicide continue majoritairement à être commis au sein du couple et de
la famille.
5. “Ley general de acceso de las mujeres a una vida libre de violencia.”
Autour du concept de fémicide/féminicide 83
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
essayant de défendre d’autres femmes de l’agression fémicide (une mère
défendant sa fille, une sœur, une amie, une voisine qui essaye d’intervenir
dans une situation où un fémicide était en train de se produire) et qui finissent
aussi par être tuées. C’était assez fréquent au Costa Rica, et nous pensions
que cela méritait une définition à part. Ces femmes n’entraient en jeu que
pour défendre une autre femme qui allait être assassinée, mais n’avaient
pas nécessairement de relation avec leur assassin.
Des années plus tard, nous avons réalisé une enquête sur le fémicide, cette
fois à l’échelle de toute l’Amérique centrale 6, à laquelle j’ai participé au début
mais que je n’ai pas pu continuer (…). Nous nous sommes rendu compte
qu’à l’échelle de l’Amérique centrale, ces catégories étaient très pauvres et
le phénomène trop complexe. Ana Carcedo et l’équipe qui a continué la
recherche ont alors défini le concept de « scènes » ou « cadres » (escenarios)
du fémicide. Le concept fait plus référence au contexte dans lequel le fémicide
se produit, et non plus seulement à la relation qui existe entre la femme
et l’agresseur. Six ou sept scènes ont été définies par l’équipe : la scène des
relations familiales, la scène de l’agression sexuelle, la scène des maras 7 – en
Amérique centrale, il est très commun que les femmes meurent assassinées
dans ce contexte –, la scène de la traite et du trafic d’êtres humains, où de
nombreuses femmes meurent dans des conditions d’exploitation et la scène
des groupes paramilitaires ou policiers qui assassinent des femmes pour
donner une leçon à la communauté, fait banal dans les zones rurales du
Guatemala. Pour nous, en Amérique centrale, il est maintenant plus utile
d’utiliser ce concept de scène, qui évoque le contexte général dans lequel
l’assassinat a été commis, plutôt que de parler de la seule relation avec
l’agresseur.
Féminicide/Fémicide et impunité
M. L. – [L’impunité occupe une place très importante dans votre définition
du féminicide. Est-ce pour mieux caractériser le phénomène au Mexique et en
Amérique latine ?] Il y a des études sociodémographiques où il est possible
de voir, en termes généraux, que plus il y a de démocratie, plus il y a de
développement et moins il y a de la violence en général, et moins envers les
femmes et les petites filles en particulier. Nous insistons sur ce point. Nous,
les féministes mexicaines, faisons partie du mouvement pour établir une
démocratie véritable ; mais nous pensons qu’il est aussi nécessaire de faire
le lien entre la démocratie et le type de développement social, parce qu’il
n’est pas possible d’avoir des droits s’ils ne sont pas ancrés socialement dans
la capacité et le potentiel de la qualité de vie, de l’éducation, de la santé, de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
l’emploi, de l’accès des femmes à la prise de décision, etc. Il faut que cette
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
question, au Mexique et ailleurs, s’inscrive comme une tâche à accomplir
des démocraties inachevées. Tant que nous n’avancerons pas dans notre
démocratie en termes d’égalité et de respect de la diversité, nous ne pourrons
pas sortir de cette situation et la violence continuera. Moins il y a d’état de
droit, plus il y a de violence envers les femmes.
J’insiste beaucoup sur l’impunité, mais il faut aussi comprendre qu’il
existe des niveaux d’impunité. Je fais en ce moment une comparaison entre
le Mexique, le Guatemala et l’Espagne (…) ; c’est un exercice par lequel je
cherche à montrer la relation entre le degré de démocratisation – ou de
manque de démocratie – de chacun de ces pays, le degré de développement
social et les avancées de l’égalité entre les hommes et les femmes. L’Espagne
est un pays avec un niveau de développement répondant aux paramètres
européens (qui sont élevés), mais qui n’est pas le même dans toute l’Espagne.
En nous intéressant aux inégalités sociales et économiques, nous avons vu
que les femmes les plus exclues du développement sont celles qui subissent le
plus de violence et de crimes, crimes qui sont aussi commis au Mexique et au
Guatemala. Mais bien sûr, le taux d’homicide est très inférieur en Espagne, les
politiques publiques de prévention et d’élimination de la violence beaucoup
plus avancées ; les politiques sont mieux mises en œuvre, les femmes ont
davantage de possibilités de dénonciation et d’accès à la prévention. La
réponse institutionnelle a permis de sauver des milliers de vies de femmes
en Espagne depuis que la loi a été votée.
Si l’on compare cela à ce qu’il s’est passé au Mexique depuis que la loi a
été votée, il est vrai que c’est lamentable : nous avons passé de nombreuses
années à essayer de parachever le cadre légal parce qu’il y a eu beaucoup
de négligences de la part des autorités, parce qu’elles n’étaient pas d’accord,
même si appuyer et garantir les droits humains des femmes font partie de
leurs obligations constitutionnelles. C’est encore pire au Guatemala : le crime
y a été spécifié, il y a aussi une loi, des politiques publiques intégrales ont été
proposées mais comme la société civile est plus faible et que l’État de droit
est quelque chose de plus compliqué, parce qu’il y a une grave impunité et
un grave manque de respect des garanties démocratiques, la situation est
comparativement pire qu’au Mexique.
Autour du concept de fémicide/féminicide 85
suggestion pour accepter la violence contre les femmes : les hommes pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
être violents, et les femmes pour supporter la violence, pour ne pas sentir
que nous avons le droit de vivre sans violence. C’est pour cela que j’insiste
beaucoup sur l’élimination de l’impunité. On la trouve dans les trois pays,
pour différentes raisons.
Si l’on passe à l’Espagne, j’ai par exemple devant moi l’image d’un juge,
à Madrid, dans son bureau qui est tapissé de dossiers : sur la table, dans
les placards, les bibliothèques. La photo dit « le juge untel parmi les 7 000
dossiers en retard de son tribunal ». Le juge explique que chaque nuit, quand
il entend aux informations qu’une femme a été tuée à Madrid, il pense
« Pourvu qu’elle n’ait pas porté plainte à mon tribunal ». L’impunité a de
nombreuses facettes. Dans ce cas-ci, une institution comme la justice doit
être réformée pour garantir les droits des citoyens – dans ce cas, les femmes
–, ce qui n’est actuellement pas le cas : elle n’est pas plus grande, il n’y a pas
plus de juges ni plus de spécialisation. Les vieilles structures reçoivent donc
les plaintes. La majeure partie des femmes en Espagne ayant dénoncé ces
violences ont été assassinées. 20 % de ces plaintes n’ont pas été prises en
compte parce que l’institution n’en a pas la capacité. C’est pour cela, selon
moi, que les institutions publiques doivent être réformées, car elles ont le
droit et le devoir d’agir.
Nous avons besoin d’une profonde réforme de la culture, des institutions,
de la justice normative et pratique, dirigée d’un côté vers l’élimination des
inégalités structurelles qui touchent les femmes par rapport aux hommes
et de l’autre vers l’empowerment des femmes. Et enfin, vers l’élimination
des privilèges et des pouvoirs extraordinaires dont jouissent les hommes
en termes de force et de violence.
M. S. – Lorsque le terme de « féminicide » a commencé à être utilisé au
Mexique, et particulièrement la définition qu’en donne Marcela Lagarde,
liée aux meurtres de Juárez, elle inclut un élément supplémentaire, qui
selon nous pose problème. Elle propose une définition semblable à celle de
Diana Russell, en ajoutant que le féminicide a lieu lorsqu’il y a impunité, et
d’une certaine façon, participation de l’État. Notre critique est qu’il y a des
86 Julie DEVINEAU
fémicides, des assassinats de femmes pour des raisons liées au genre, qui
finissent par être éclaircis et dont les coupables finissent même en prison. On
ne peut pas déterminer une participation directe de l’État – une participation
structurelle, d’accord, mais pas une participation directe. La question que
je pose à Marcela Lagarde est : qu’est-ce qu’il se passe dans ces cas ? Ce
ne sont plus des féminicides quand il n’y a pas d’impunité ? Depuis notre
perspective, le concept de Marcela Lagarde perd de sa force parce qu’il ne
peut pas répondre à cette question. Pour nous, la question de l’impunité ne
définit pas le féminicide. Ce sont les motivations, le cadre dans lequel il a lieu,
la façon dont la femme meurt et la relation qu’elle avait avec l’agresseur.
(…) Nous sommes plus proches en revanche de Julia Monárrez, de sa
façon d’analyser d’une part la relation entre la violence à l’encontre des
femmes, le capitalisme et certaines formes d’organisation de la production
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
à Ciudad Juárez et d’autre part la relation entre classe, genre et race. Julia
analyse un panorama plus vaste que le fait qu’il y ait ou non de l’impunité,
participation ou non de l’État. Même si nous sommes toutes dans le même
bain, Marcela Lagarde a une perspective plus légaliste et nous plus socio-
économique.
(…) La loi insiste sur le fait que l’État doit se transformer pour rendre
justice et mettre fin à l’impunité. Elle prévoit et formule qu’il est possible
d’éliminer la violence envers les femmes au Mexique. Il s’agit d’une loi
intégrale pour que les trois niveaux de gouvernement (municipe, état fédéré,
fédération) agissent dans une politique articulée avec des budgets fixés selon
les politiques publiques. On peut prévenir la violence, sanctionner ceux
qui commettent des délits, éliminer progressivement la tolérance sociale
envers cette violence. La loi établit que l’État doit changer, qu’il doit y
avoir des formations à la perspective de genre pour toutes les autorités,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
les fonctionnaires et toutes les personnes qui sont en charge des politiques
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
publiques. J’ai promu qu’un élément fondamental soit inclus dans la loi
en tant qu’antidote pour faire face à la violence : c’est l’égalité entre les
hommes et les femmes. La loi prévoit aussi de favoriser l’empowerment des
femmes pour qu’elles aient la capacité et la position sociale d’être respectées
et traitées sans violence.
Une fois mon mandat de députée achevé, j’ai fondé un réseau de chercheuses
« pour la vie et la liberté des femmes ». Ce réseau a reçu pendant trois ans
le soutien de l’ONU pour créer un observatoire, être des interlocutrices du
gouvernement et veiller à ce que la loi soit mise en œuvre. Nous avons réussi,
pendant ces années, à ce que 32 lois locales soient adoptées (...), une dans
chaque état fédéré. Ceci nous a pris entre trois et quatre ans. Nous avons
reçu le soutien du fonds des Nations unies pour la femme (UNIFEM, qui
s’appelle maintenant ONU Femmes). Nous avons ensuite aussi reçu l’appui
ponctuel d’ONU Femmes pour, comme nous le disons, empoderar la ley :
faire que les lois s’appliquent, que des règlements soient édictés (sans quoi
elles ne fonctionneront pas), qu’on les connaisse, qu’on les diffuse, qu’on les
enseigne, etc. En tant qu’organisation civile, nous avons travaillé avec des
universités, des organisations populaires de femmes, d’autres organisations
civiles, citoyennes et féministes pour faire connaître la loi et pour que les
femmes « normales » sachent qu’elles ont le droit de vivre une vie sans
violence.
M. S. – À la fin des années quatre-vingt, j’ai participé aux premiers groupes
d’entraide pour les femmes maltraitées. Je suis l’une des fondatrices du réseau
centraméricain contre la violence domestique et sexuelle, créé au début des
années quatre-vingt-dix. Je milite contre la violence pratiquement depuis
que j’ai commencé mes études ! En ce sens, je ne m’identifie pas seulement
comme une universitaire. Nous avons toujours considéré que la recherche sur
les violences à l’encontre des femmes avait un but politique, et pas seulement
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
(…) L’avancée la plus importante en termes de politiques publiques est
probablement le vote de la loi de pénalisation de la violence à l’encontre
des femmes adultes et l’incorporation du concept de fémicide dans le droit.
Je ne considère pas que la loi peut résoudre tous les problèmes, loin de là.
Je suis très sceptique à cet égard. Mais nous préférons qu’une loi avec ces
caractéristiques existe plutôt qu’elle n’existe pas. Parce que cela signifie qu’il
y a une reconnaissance sociale et culturelle du fait que le fémicide est un
crime différent des homicides en général. Même si, dans l’immédiat, ce n’est
pas si effectif, cela implique une reconnaissance sociale d’une différence, ce
que nous voulions précisément démontrer. Pour nous, c’est le plus important.
Cette loi a été l’une des plus débattues dans l’histoire du pays et elle a été
dénaturée lors de son adoption par le Congrès. Une grande partie de la
richesse que nous voulions qu’elle inclue lui a été enlevée. Mais on pouvait
s’attendre à cela, dans un tel cadre. Cependant, je pense que le seul fait que
la loi existe et que le crime ait été reconnu est un résultat important.
M. S. – Le concept de fémicide n’a pas été accepté tel que nous l’avions
défini. Dans la loi, seuls ont été définis comme fémicides les assassinats
de femmes au sein du couple, et seulement dans le cadre du mariage ou
d’une union libre. Cela signifie par exemple que les femmes assassinées par
leur ex-mari, leur fiancé ou un prétendant ne sont pas considérées comme
des victimes de fémicides. (…) La violence sexuelle et les crimes commis
par les inconnus n’ont pas non plus été retenus dans le fémicide. C’est une
grande limite. Et cela a eu un effet immédiat dans les statistiques nationales.
Maintenant, les statistiques officielles ne comptabilisent comme féminicide
que ce qui a été établi par la loi. C’est le genre de problème que l’on a quand on
commence à traiter avec l’appareil judiciaire, qui est en lui-même patriarcal.
(…) Enfin, de façon plus générale, dans la loi de pénalisation des violences
envers les femmes. De nombreuses choses ont été enlevées : ce qui est lié
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
pouvoir, où le contrôle est très important. Finalement, seules les formes les
plus traditionnelles de la violence ont été incorporées à la loi.
Dans mon article « Les limites des réformes 9 », j’entame justement une
discussion sur les progrès qu’il y a eus sur le terrain théorique et conceptuel
à l’université et depuis le mouvement féministe en Amérique latine et
comment, à l’heure d’être traduits en politiques publiques et en réformes
légales, les limites sont très claires. La richesse conceptuelle, la radicalité
et les façons de concevoir et faire face à la violence proposées sont parfois
transformées en politiques inoffensives, en lois qui ne s’inspirent pas de cette
richesse conceptuelle. Elles sont en quelque sorte absorbées par le système
et reviennent à la société sous forme de lois, de règles et de politiques qui
n’ont pas d’incidence directe sur le statu quo du genre.
9. M. Sagot, “Los límites de las reformas: violencia contra las mujeres y políticas
públicas en América Latina”, Revista de Ciencias Sociales, vol. 2, 2008, http://redalyc.
uaemex.mx/src/inicio/ArtPdfRed.jsp?iCve=15312721004
10. « Mettre fin à la violence à l’égard des femmes. Des paroles aux actes », Étude
du Secrétaire général des Nations unies, ONU, 2006, 196 p., http://www.un.org/
womenwatch/daw/vaw/publications/French%20Study.pdf
90 Julie DEVINEAU
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
trois cas (une jeune fille et deux petites filles) assassinées à Ciudad Juárez,
parmi les 500 femmes assassinées en 15 ans. Le procès a été très long,
notamment à cause des déclarations de témoins. Moi-même, j’y ai donné un
avis où j’expliquais pourquoi, en me basant sur le droit international et en
particulier sur la « convention Bélem do Para 11 », ces crimes étaient basés
sur la violence de genre et impliquaient l’impunité – l’État a été complice et
coupable car il n’a pas garanti le droit à la vie de ces deux petites filles et de
cette jeune fille. La sentence de la Cour a été en accord avec l’avis que j’ai
émis. Cela me semble très important. C’est la première fois que l’État a été
considéré coupable de ne pas avoir garanti le droit à la vie, par omission
et négligence, de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour garantir
que ces trois personnes – et le reste des femmes – bénéficient de conditions
de sécurité sur le territoire. La sentence sur Ciudad Juárez est historique.
D’autres plaintes ont été déposées et sont actuellement en cours. Même si
nous voulons que cela aille plus vite, il est très important de se rendre compte
du peu de temps qu’il a fallu pour avancer aux niveaux local et international.
Le fait que des tribunaux internationaux aient reconnu le féminicide comme
un crime qui devrait être éradiqué si les droits humains des femmes étaient
respectés est capital.
sexuelle. Notre enquête a inspiré les camarades des autres pays qui avaient
aussi l’intention de faire des études similaires, mais surtout d’incorporer le
concept de fémicide dans la loi.
[À propos de l’influence éventuelle du « modèle espagnol » au Costa Rica]
Je ne voudrais pas paraître arrogante mais en Amérique centrale, nous avons
commencé bien avant les Espagnoles. Notre première loi sur la violence
domestique date de 1996. En Espagne, il leur aura fallu presque dix ans
pour qu’il y ait une loi sur la violence de genre. Nous avons commencé
les discussions sur la loi de pénalisation de la violence juste après avoir
terminé notre enquête… Nous nous sommes en revanche inspirées de la
« convention Belem do Para », pour prévenir et éliminer la violence faite
aux femmes, même si cela n’est pas accepté du fait de la longue histoire de
relations coloniales. Bien sûr qu’il y a eu des échanges avec les Espagnoles,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Strasbourg - - 130.79.168.107 - 09/12/2014 09h39. © ESKA
nous avons toujours eu des relations avec elles. Mais j’ai l’impression que le
processus est allé en sens inverse : beaucoup de nos collègues espagnoles ont
commencé à s’inspirer des développements qu’il y a eus en Amérique latine
sur la violence contre les femmes. Dans les premiers pays où une législation
sur ces questions a été adoptée, le Brésil, Puerto Rico, si l’on regarde les dates
où les lois ont été votées, elles remontent quinze ans avant l’Espagne !