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AUTOUR DU CONCEPT DE FÉMICIDE/FÉMINICIDE : ENTRETIENS

AVEC MARCELA LAGARDE ET MONTSERRAT SAGOT

Julie Devineau

ESKA | Problèmes d'Amérique latine

2012/2 - N° 84
pages 77 à 91

ISSN 0765-1333

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-problemes-d-amerique-latine-2012-2-page-77.htm
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Pour citer cet article :


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Devineau Julie, « Autour du concept de fémicide/féminicide : entretiens avec Marcela Lagarde et Montserrat Sagot »,
Problèmes d'Amérique latine, 2012/2 N° 84, p. 77-91. DOI : 10.3917/pal.084.0077
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Autour du concept de Fémicide/
Féminicide : Entretiens avec Marcela
Lagarde et Montserrat Sagot

Julie Devineau *
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Apparu sous la plume d’auteures féministes, le concept de « fémicide »
(ou « féminicide » selon le pays) désigne le meurtre d’une femme lié à sa
condition même de femme. L’idée selon laquelle le genre est un facteur
prépondérant dans certains homicides de femmes est devenue l’un des fers
de lance des stratégies des organisations et des mouvements qui dénoncent
les violences à l’encontre des femmes en Amérique latine. Plusieurs pays
ont récemment adopté des lois qui reconnaissent le fémicide/féminicide, la
violence féminicide (Mexique) ou l’homicide d’une femme « parce qu’elle
est une femme » (por el hecho de ser mujer  1) et les pénalisent : le Mexique
et le Costa Rica (2007), le Guatemala et la Colombie (2008), le Chili (2010),
le Pérou et Salvador (2011), le Nicaragua (2012). Le succès du concept
a dépassé les sphères académiques et juridiques, et ce néologisme fait
désormais pratiquement partie du langage courant : journalistes, hommes
et femmes politiques, militants et membres d’ONG l’utilisent, en le dotant
de diverses significations, le plus souvent de façon implicite.
Ce foisonnement suscite de multiples questions, tout d’abord sur l’histoire
du concept et la façon dont il s’est propagé en Amérique latine. Par ailleurs,

* J. Devineau est chercheuse associée au CESPRA (EHESS).


1. “Ley 1257 por la cual se dictan normas de sensibilización, prevención y sanción
de formas de violencia y discriminación contra las mujeres, se reforman los Códigos
Penal, de Procedimiento Penal, la Ley 294 de 1996 y se dictan otras disposiciones”
(Congrès colombien).

Problèmes d’Amérique latine, N° 84, Printemps 2012


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la diversité des significations attribuées au féminicide/fémicide soulève non


seulement le problème de sa définition, mais aussi des phénomènes auxquels
renvoie le concept. Une troisième ligne de questionnement porte sur les
recherches sur le féminicide/fémicide qui ont été réalisées en Amérique
latine : que nous apprennent-elles sur les violences envers les femmes ?
Comment contribuent-elles à l’étude des violences, à la fois en termes
conceptuels et quantitatifs ? Enfin, lorsque l’on considère l’inscription du
fémicide/féminicide dans la loi, quels sont les enjeux de sa pénalisation ?
Pour répondre à ces questions, nous avons donné la parole à deux
universitaires, et transcrit dans le texte qui suit deux entretiens réalisés
séparément en février 2012, l’un avec Marcela Lagarde, professeure à
l’université nationale autonome du Mexique, et l’autre avec Montserrat Sagot,
professeure à l’université du Costa Rica. Toutes deux sont des militantes
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féministes qui se sont emparées du concept dès les années quatre-vingt- dix.
Elles ont joué un rôle majeur dans son adoption et sa diffusion, tant par les
recherches qu’elles ont dirigées sur le sujet que par leur rôle dans l’adoption
des lois reconnaissant le fémicide/féminicide  2. Les différences que l’on ne
manquera néanmoins pas de voir entre elles au niveau sémantique, théorique
et pratique renvoient à des trajectoires intellectuelles différentes ainsi qu’à
des situations politiques, sociales et économiques distinctes au Mexique et
au Costa Rica.

Contexte et origine du transfert du concept de fémicide/féminicide


Marcela Lagarde – Je fais partie du mouvement féministe mexicain. En
1996, des groupes et des camarades qui signalaient les crimes contre les
femmes à Ciudad Juárez m’ont demandé d’aller travailler avec elles, en tant
qu’anthropologue, pour trouver une explication à ces crimes. Il y avait de
nombreuses hypothèses dans les médias : on disait que c’étaient des fous qui
les commettaient, des Américains qui traversaient la frontière puis rentraient
aux États-Unis, que le crime organisé tuait des femmes pour envoyer des
messages à d’autres criminels, pour se venger. On disait aussi que c’était
des crimes sataniques liés à certains rituels. Quand elles m’ont demandé de
venir, je travaillais déjà depuis des années avec elles pour dénoncer les crimes
envers les femmes et demander la fin de l’impunité. Lorsque je suis allée à
Ciudad Juárez, j’ai eu la chance de trouver un livre – une anthologie sur le
féminicide qu’avaient publiée Diana Russell et Jill Radford aux États-Unis
et qui recueillait des articles de pays divers sur le féminicide, Femicide : the
politics of woman killing  3. Ce livre m’a beaucoup aidée à comprendre, depuis
une perspective féministe, qu’il s’agissait de crimes de genre qui s’adaptaient
à l’architecture des relations de pouvoir que subissent les femmes de la part
des hommes. À partir de ce moment, j’ai travaillé avec cette perspective

2.  Pour un panorama plus complet des études sur le féminicide/fémicide en Amérique
latine, on renverra à l’ouvrage collectif de R. L. Fregoso & C. Bejarano, Terrorizing
women : feminicide in the Américas, Durham, Duke University Press, 2010.
3.  New York, Twayne, 1992.
Autour du concept de fémicide/féminicide 79

théorique, je l’ai élargie et j’ai considéré que, tant au Mexique que dans
d’autres pays, elle incluait deux éléments supplémentaires : d’une part, il
s’agissait de crimes de genre, de crimes misogynes, de haine contre les
femmes, qui s’expliquaient aussi par la grande tolérance sociale envers la
violence à l’encontre des femmes et d’autre part, parce que l’État n’agissait
pas pour empêcher ces crimes ; une fois commis, l’État contribue à l’impunité
des cas de féminicide. Résultat, ces crimes ne s’arrêtent pas, au contraire
ils augmentent.

Montserrat Sagot – D’abord, une précision : au Costa Rica et dans


pratiquement toute l’Amérique centrale, nous disons « fémicide ». Et c’est
justement là que commence la polémique. Voici le contexte dans lequel nous
avons commencé à utiliser le concept : ma collègue Ana Carcedo et moi-même
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l’avons lu pour la première fois dans le livre de Diana Russell, Femicide, the

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politics of woman killing. J’avais trouvé ce texte aux États-Unis à la fin des
années quatre-vingt-dix. Nous avions déjà le souci, au Costa Rica, d’étudier
les assassinats de femmes mais nous ne connaissions pas le concept de
fémicide. Depuis que nous avons découvert ce livre, nous sommes entrées
en contact avec ses auteures et avons adopté une définition semblable à celle
de Diana Russell, c’est-à-dire justement l’assassinat de femmes pour des
raisons associées aux inégalités de genre, surtout lorsqu’il y a un désir de
pouvoir, de contrôle, de plaisir. En exploitant justement le cadre théorique
de Diana Russell, Ana Carcedo et moi-même avons réalisé au Costa Rica la
première recherche sur le fémicide, qui est aussi, d’après ce que nous savons,
la première recherche en Amérique latine réalisée avec ce concept.

(…) Quand nous avons commencé le travail, nous n’avions jamais entendu
le concept traduit en espagnol et nous nous sommes demandées comment
le traduire. Nous avons consulté des collègues linguistes de l’université
du Costa Rica, qui nous ont dit que le terme correct en espagnol serait
« féminicide ». Mais nous avons choisi d’utiliser « fémicide » : puisqu’il
s’agissait d’un néologisme que personne n’avait encore traduit en espagnol
(du moins le pensions-nous), nous avons voulu « coller » à la définition
originale de Diana Russell et conserver un mot semblable à l’original qu’elle
avait utilisé, tout en étant conscientes qu’en espagnol, il est plus correct
d’utiliser « féminicide ».

Études sur le fémicide/féminicide


M. L. – Lorsque j’ai été élue députée en 2003, j’ai proposé et réussi à ce
qu’une commission spéciale de la Chambre des députés soit formée pour
étudier le féminicide et proposer des solutions. Au sein de cette commission
que je présidais, j’ai suggéré l’idée de faire des études de cas (investigación de
muestra) dans différents endroits du pays – et plus seulement à Ciudad Juárez
– parce qu’il me semblait impossible que des femmes fussent victimes de
crimes de haine seulement à Juárez. J’ai ainsi découvert, après comparaison
des informations en provenance de tout le pays, qu’il y avait effectivement
d’autres graves foyers de violence à l’encontre des femmes, et que dans
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certains municipes il y avait même plus d’homicides qu’à Ciudad Juárez.


Mais nous ne connaissions jusqu’alors que les faits de Ciudad Juárez.

Dans cette étude, intitulée Investigación diagnóstica sobre la violencia


feminicida en México, nous avons aussi travaillé sur les causes du féminicide.
Nous avons dû écarter certaines hypothèses sur les causes de ces crimes
(crimes sataniques ou commis par des fous, etc.). En effet, il s'est avéré que
ce sont, d’une part, les grandes inégalités entre les hommes et les femmes et
d’autre part, la violence, constitutive de la condition masculine qui expliquent
que tant d’hommes puissent commettre des homicides de femmes. Il ne s’agit
pas nécessairement d’assassinats liés au crime organisé ou au narcotrafic : ils
ont été commis par des parents, des maris, des fiancés et anciens fiancés, des
gens connus des victimes. Les victimes sont de tous âges : des adolescentes,
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des adultes, des vieilles femmes, etc.

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Ces crimes touchent essentiellement des femmes vivant dans des
conditions précaires et dans une situation d’exclusion sociale importante.
Dans une moindre mesure, des crimes sont également commis sur les
femmes de classes sociales élevées. L’analyse a également porté sur les
femmes indigènes. Au Mexique par exemple, où 15 % de la population est
indigène, nous avons relevé des niveaux très élevés de violence sexuelle,
psychologique, économique et communautaire dans certains cas contre
les femmes indigènes. En revanche, dans certains endroits on retrouve des
homicides, et dans d'autres non. Ce n'est donc pas un facteur déterminant
des homicides.

De leur côté, les autorités avaient tendance à nier ce qu’il se passait, à


diminuer le nombre de femmes victimes, à ne pas répondre aux demandes
(comme celles des proches des femmes tuées à Ciudad Juárez qui exigeaient
la justice, la fin de l’impunité et la réparation du dommage). Pour réaliser la
recherche, la commission a parcouru le pays et discuté avec des procureurs,
des gouverneurs, des défenseurs des droits humains et des groupes de la
société civile. Ceci pour leur montrer que ces crimes n’avaient pas seulement
lieu à Juárez, et ensuite, pour exiger une politique d’envergure pour y faire
face.

M. S. – Dans notre première enquête sur le fémicide  4, nous avons analysé
une décennie entière (1990-1999) et bien que nous ayons utilisé le cadre de
Diana Russell, nous avons choisi une définition un peu plus restreinte du
concept pour des raisons éminemment pratiques. Nous nous sommes limitées
à analyser les assassinats de femmes dus à la violence domestique, sexuelle,
ou intrafamiliale. à cette occasion, nous avons laissé de côté d’autres types
de décès que Diana Russell définit aussi comme des fémicides, notamment

4. A. Carcedo, M. Sagot, Femicidio en Costa Rica, San José : INAMU,


OPS, 1990-1999, http://www.iidh.ed.cr/BibliotecaWeb/PaginaExterna.
aspx?Comunidad=236&Tipo=238&URL= %2fBibliotecaWeb %2fVarios2fDocume
ntosHtml%2fFemicidio_en_Costa_Rica.htm&Barra=1&DocID=535
Autour du concept de fémicide/féminicide 81

les décès de femmes suite à des avortements illégaux, car cela rendait le
travail trop difficile.
(…) Nous ne connaissions alors pas d’autres études que celle, théorique,
de Diana Russell. Nous avons bâti une méthodologie en faisant appel à notre
créativité, car rien de ce genre n’avait jamais été fait au Costa Rica. Nous
avons dû demander des permis spéciaux à des institutions pour pouvoir
recueillir des informations, par exemple à la morgue, et consulter les dossiers
de l’institut d’enquêtes judiciaires, incluant celles qui étaient encore en cours.
Nous avons finalement pu avoir accès à ces dossiers grâce à l’université du
Costa Rica. Nous avons procédé à une triangulation des sources et avons dû
expliciter nos critères pour définir ce que nous entendions par fémicide et
ce qui était exclu de la définition ; cette partie méthodologique de l’enquête
était intéressante, parce que nous ne connaissions pas, ou, tout au moins,
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nous n’avions pas accès à d’autres recherches.
(…) Nous avons conçu des catégories liminaires, grossières, comme par
exemple celle des femmes tuées par leur compagnon ou leur ex-compagnon.
C’est pour cela qu’il était important pour nous de connaître clairement la
relation et le contexte dans lequel la femme était morte. Sans cette information,
il était impossible de définir s’il s’agissait ou non d’un fémicide. Nous avons
établi la catégorisation suivante :
– les femmes assassinées par leurs compagnons ;
– les femmes assassinées dans le contexte familial (pères, oncles, etc.) ;
– les femmes assassinées dans le contexte d’une agression sexuelle ;
– les femmes dont le corps était retrouvé avec des signes de torture, de
viol, des marques sur le corps ou des mutilations ;
– les femmes dont le corps nu était retrouvé, sans que l’on connaisse
l’auteur ou le contexte du meurtre.
(…) La recherche a mené à plusieurs résultats notables. Les circonstances
dans lesquelles meurent les femmes, du moins au Costa Rica, sont totalement
différentes de celles dans lesquelles meurent les hommes. C’est-à-dire que
les scènes des assassinats de femmes sont complètement différentes de
celles des hommes. 70 % des homicides de femmes sont commis par des
hommes qu’elles connaissent ou lors d’agressions sexuelles. Dans le cas des
hommes, seuls 8 % des homicides sont associés à des raisons de violence
domestique ou d’agressions sexuelles. Et même ce qui est considéré comme
de la « violence domestique », qui est le critère utilisé par l’Institut d’enquêtes
judiciaires, peut inclure des meurtres par d’autres hommes : un frère, le
père, etc. Chez les hommes, la proportion d’assassinats dans le cadre du
couple est très faible.
Au Costa Rica, les fémicides ne sont pas liés aux taux d’homicides en
général. Bien que le taux d’homicide ait augmenté au cours de la décennie,
le taux de fémicide s’est maintenu à un niveau plus ou moins stable. Cela
signifie que les fémicides répondent à des causes bien plus profondes que la
seule croissance du taux de criminalité en général. Ils répondent à des raisons
82 Julie DEVINEAU

plus structurelles, et pas seulement conjoncturelles. Nous nous sommes


également rendu compte que le fémicide tuait plus que d’autres situations
telles que la mortalité des femmes en couches, le sida, la malaria, qui sont
des maladies communes ici au Costa Rica. (...)
Nous avons aussi constaté que les femmes qui subissaient les pires formes
de violence et finissaient par être assassinées dans des conditions très cruelles
étaient aussi les plus exclues : beaucoup de femmes jeunes, pauvres, dont le
niveau scolaire est bas, etc. Nous avons relevé des vulnérabilités sociales qui
vont au-delà du simple fait d’être une femme. Il faut prendre en considération
d’autres paramètres comme la classe sociale, l’âge et l’ethnie pour comprendre
la complexité du fémicide.
[De nouvelles études ont été réalisées sur le fémicide dans les années 2000]
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Le taux de fémicides a pratiquement doublé entre 2007 et 2009 et nous
ne savons toujours pas comment l’expliquer. De nouvelles scènes se sont
très significativement développées, différentes de celles étudiées dans les
années quatre-vingt-dix : la traite et le trafic d’êtres humains, l’assassinat de
femmes migrantes ou les nombreuses morts liées à l’exploitation sexuelle
commerciale. Au Costa Rica, les scènes tendent à changer, même si le
fémicide continue majoritairement à être commis au sein du couple et de
la famille.

Caractérisation de la violence fémicide/féminicide


M. L. – Avec la loi générale d’accès des femmes à une vie sans violence
(2007, LGAFVSV  5), nous avons élaboré quelque chose qui n’existait pas au
Mexique : une politique d’État intégrale pour faire face aux causes de tous
les types et modalités de violence à l’encontre des femmes, parmi lesquelles
se trouve le féminicide. Dans les fondements de la loi, il est précisé que le
féminicide est la partie émergée de cet iceberg que sont les violences tolérées,
voire incitées par les relations sociales au Mexique. Dans la loi, nous avons
inclus diverses modalités de violences contre les femmes. Avant cela, il y avait
une loi sur les violences intrafamiliales, que nous, les féministes mexicaines,
avions réussi à faire passer il y a 20 ans. Mais elle n’incluait pas toutes les
modalités de violences. Elle n’avait pas non plus une perspective de genre.
À l’inverse, toute la LGAFVSV s’inscrit dans une perspective de genre. Elle
inclut la violence intrafamiliale, mais aussi la violence communautaire,
la violence institutionnelle, la violence féminicide et la violence dans le
milieu éducatif et professionnel. De plus, nous avons défini différents types
de violence ; certains d’entre eux sont communément reconnus comme
de la violence, d’autres non. Par exemple, nous avons spécifié la violence
psychologique, la violence économique et la violence sexuelle. Nous avons
combiné les modalités et les types de violence. Je pense que c’est un cadre qui
permet, en connaissance de cause, de savoir quels types, quelles modalités

5.  “Ley general de acceso de las mujeres a una vida libre de violencia.”
Autour du concept de fémicide/féminicide 83

de violences existent au Mexique, pour pouvoir concevoir des programmes


et des politiques publiques pour y faire face.
M. S. – Dans nos premières recherches, Ana Carcedo et moi avons utilisé
une caractérisation du fémicide que nous avons par la suite fait évoluer.
Au début, nous travaillions avec les sous-catégories du fémicide intime,
non intime et par connexion. Nous parlions de « fémicide intime » quand
quand la femme assassinée avait une relation intime avec l’agresseur (mari,
conjoint, membre de la famille, etc.). Nous utilisions généralement le terme
de « fémicide non intime » pour les femmes mortes dans le contexte d’une
agression sexuelle, quand cette relation « intime » avec l’agresseur n’existe
pas. Nous avons défini le « fémicide par connexion » parce que nous
découvrions, notamment dans le cas particulier du Costa Rica, beaucoup
de femmes mortes parce qu’elles étaient dans la « ligne de tir », c’est-à-dire
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essayant de défendre d’autres femmes de l’agression fémicide (une mère
défendant sa fille, une sœur, une amie, une voisine qui essaye d’intervenir
dans une situation où un fémicide était en train de se produire) et qui finissent
aussi par être tuées. C’était assez fréquent au Costa Rica, et nous pensions
que cela méritait une définition à part. Ces femmes n’entraient en jeu que
pour défendre une autre femme qui allait être assassinée, mais n’avaient
pas nécessairement de relation avec leur assassin.
Des années plus tard, nous avons réalisé une enquête sur le fémicide, cette
fois à l’échelle de toute l’Amérique centrale  6, à laquelle j’ai participé au début
mais que je n’ai pas pu continuer (…). Nous nous sommes rendu compte
qu’à l’échelle de l’Amérique centrale, ces catégories étaient très pauvres et
le phénomène trop complexe. Ana Carcedo et l’équipe qui a continué la
recherche ont alors défini le concept de « scènes » ou « cadres » (escenarios)
du fémicide. Le concept fait plus référence au contexte dans lequel le fémicide
se produit, et non plus seulement à la relation qui existe entre la femme
et l’agresseur. Six ou sept scènes ont été définies par l’équipe : la scène des
relations familiales, la scène de l’agression sexuelle, la scène des maras  7 – en
Amérique centrale, il est très commun que les femmes meurent assassinées
dans ce contexte –, la scène de la traite et du trafic d’êtres humains, où de
nombreuses femmes meurent dans des conditions d’exploitation et la scène
des groupes paramilitaires ou policiers qui assassinent des femmes pour
donner une leçon à la communauté, fait banal dans les zones rurales du
Guatemala. Pour nous, en Amérique centrale, il est maintenant plus utile
d’utiliser ce concept de scène, qui évoque le contexte général dans lequel
l’assassinat a été commis, plutôt que de parler de la seule relation avec
l’agresseur.

6. A. Carcedo (dir.), No olvidamos ni aceptamos : Femicidio en Centroamérica, 2000-


2006, San José : CEFEMINA, 2010, 484 p., http://www.sica.int/busqueda/Noticias.as
px?IDItem=49743&IDCat=3&IdEnt=401&Idm=1&IdmStyle=1
7.  Les maras sont des gangs transnationaux de jeunes qui s’étendent entre divers
pays d’Amérique centrale (en particulier le Salvador) et les États-Unis.
84 Julie DEVINEAU

Féminicide/Fémicide et impunité
M. L. – [L’impunité occupe une place très importante dans votre définition
du féminicide. Est-ce pour mieux caractériser le phénomène au Mexique et en
Amérique latine ?] Il y a des études sociodémographiques où il est possible
de voir, en termes généraux, que plus il y a de démocratie, plus il y a de
développement et moins il y a de la violence en général, et moins envers les
femmes et les petites filles en particulier. Nous insistons sur ce point. Nous,
les féministes mexicaines, faisons partie du mouvement pour établir une
démocratie véritable ; mais nous pensons qu’il est aussi nécessaire de faire
le lien entre la démocratie et le type de développement social, parce qu’il
n’est pas possible d’avoir des droits s’ils ne sont pas ancrés socialement dans
la capacité et le potentiel de la qualité de vie, de l’éducation, de la santé, de
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l’emploi, de l’accès des femmes à la prise de décision, etc. Il faut que cette

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question, au Mexique et ailleurs, s’inscrive comme une tâche à accomplir
des démocraties inachevées. Tant que nous n’avancerons pas dans notre
démocratie en termes d’égalité et de respect de la diversité, nous ne pourrons
pas sortir de cette situation et la violence continuera. Moins il y a d’état de
droit, plus il y a de violence envers les femmes.
J’insiste beaucoup sur l’impunité, mais il faut aussi comprendre qu’il
existe des niveaux d’impunité. Je fais en ce moment une comparaison entre
le Mexique, le Guatemala et l’Espagne (…) ; c’est un exercice par lequel je
cherche à montrer la relation entre le degré de démocratisation – ou de
manque de démocratie – de chacun de ces pays, le degré de développement
social et les avancées de l’égalité entre les hommes et les femmes. L’Espagne
est un pays avec un niveau de développement répondant aux paramètres
européens (qui sont élevés), mais qui n’est pas le même dans toute l’Espagne.
En nous intéressant aux inégalités sociales et économiques, nous avons vu
que les femmes les plus exclues du développement sont celles qui subissent le
plus de violence et de crimes, crimes qui sont aussi commis au Mexique et au
Guatemala. Mais bien sûr, le taux d’homicide est très inférieur en Espagne, les
politiques publiques de prévention et d’élimination de la violence beaucoup
plus avancées ; les politiques sont mieux mises en œuvre, les femmes ont
davantage de possibilités de dénonciation et d’accès à la prévention. La
réponse institutionnelle a permis de sauver des milliers de vies de femmes
en Espagne depuis que la loi a été votée.

Si l’on compare cela à ce qu’il s’est passé au Mexique depuis que la loi a
été votée, il est vrai que c’est lamentable : nous avons passé de nombreuses
années à essayer de parachever le cadre légal parce qu’il y a eu beaucoup
de négligences de la part des autorités, parce qu’elles n’étaient pas d’accord,
même si appuyer et garantir les droits humains des femmes font partie de
leurs obligations constitutionnelles. C’est encore pire au Guatemala : le crime
y a été spécifié, il y a aussi une loi, des politiques publiques intégrales ont été
proposées mais comme la société civile est plus faible et que l’État de droit
est quelque chose de plus compliqué, parce qu’il y a une grave impunité et
un grave manque de respect des garanties démocratiques, la situation est
comparativement pire qu’au Mexique.
Autour du concept de fémicide/féminicide 85

Cet exercice de comparaison sert à montrer qu’il ne s’agit pas d’accidents,


avec des explications ésotériques, mais qu’il existe des liens entre ces
phénomènes. Si nous voulons éliminer la violence envers les femmes, il faut
changer la société et l’État. C’est la raison pour laquelle j’insiste autant sur la
promotion de cette cause qu’est le combat pour établir cette nouvelle légalité,
qui doit être connue et défendue par les femmes et la citoyenneté dans chaque
pays. Mettre fin à l’impunité demande un haut niveau de conscience sociale,
cela implique de mettre fin à la culture de la violence qui est si forte dans nos
pays et promue au travers des médias, des arts. En tant qu’anthropologue,
je pense qu’au travers de la télévision, de la littérature et du cinéma, il y a
un mouvement, une idéologisation en faveur de la violence à l’encontre des
femmes encore jamais vus dans l’histoire. Aujourd’hui, toutes les petites filles,
les petits garçons, les adolescents, les adultes reçoivent une énorme dose de
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suggestion pour accepter la violence contre les femmes : les hommes pour

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être violents, et les femmes pour supporter la violence, pour ne pas sentir
que nous avons le droit de vivre sans violence. C’est pour cela que j’insiste
beaucoup sur l’élimination de l’impunité. On la trouve dans les trois pays,
pour différentes raisons.
Si l’on passe à l’Espagne, j’ai par exemple devant moi l’image d’un juge,
à Madrid, dans son bureau qui est tapissé de dossiers : sur la table, dans
les placards, les bibliothèques. La photo dit « le juge untel parmi les 7 000
dossiers en retard de son tribunal ». Le juge explique que chaque nuit, quand
il entend aux informations qu’une femme a été tuée à Madrid, il pense
« Pourvu qu’elle n’ait pas porté plainte à mon tribunal ». L’impunité a de
nombreuses facettes. Dans ce cas-ci, une institution comme la justice doit
être réformée pour garantir les droits des citoyens – dans ce cas, les femmes
–, ce qui n’est actuellement pas le cas : elle n’est pas plus grande, il n’y a pas
plus de juges ni plus de spécialisation. Les vieilles structures reçoivent donc
les plaintes. La majeure partie des femmes en Espagne ayant dénoncé ces
violences ont été assassinées. 20 % de ces plaintes n’ont pas été prises en
compte parce que l’institution n’en a pas la capacité. C’est pour cela, selon
moi, que les institutions publiques doivent être réformées, car elles ont le
droit et le devoir d’agir.
Nous avons besoin d’une profonde réforme de la culture, des institutions,
de la justice normative et pratique, dirigée d’un côté vers l’élimination des
inégalités structurelles qui touchent les femmes par rapport aux hommes
et de l’autre vers l’empowerment des femmes. Et enfin, vers l’élimination
des privilèges et des pouvoirs extraordinaires dont jouissent les hommes
en termes de force et de violence.
M. S. – Lorsque le terme de « féminicide » a commencé à être utilisé au
Mexique, et particulièrement la définition qu’en donne Marcela Lagarde,
liée aux meurtres de Juárez, elle inclut un élément supplémentaire, qui
selon nous pose problème. Elle propose une définition semblable à celle de
Diana Russell, en ajoutant que le féminicide a lieu lorsqu’il y a impunité, et
d’une certaine façon, participation de l’État. Notre critique est qu’il y a des
86 Julie DEVINEAU

fémicides, des assassinats de femmes pour des raisons liées au genre, qui
finissent par être éclaircis et dont les coupables finissent même en prison. On
ne peut pas déterminer une participation directe de l’État – une participation
structurelle, d’accord, mais pas une participation directe. La question que
je pose à Marcela Lagarde est : qu’est-ce qu’il se passe dans ces cas ? Ce
ne sont plus des féminicides quand il n’y a pas d’impunité ? Depuis notre
perspective, le concept de Marcela Lagarde perd de sa force parce qu’il ne
peut pas répondre à cette question. Pour nous, la question de l’impunité ne
définit pas le féminicide. Ce sont les motivations, le cadre dans lequel il a lieu,
la façon dont la femme meurt et la relation qu’elle avait avec l’agresseur.
(…) Nous sommes plus proches en revanche de Julia Monárrez, de sa
façon d’analyser d’une part la relation entre la violence à l’encontre des
femmes, le capitalisme et certaines formes d’organisation de la production
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à Ciudad Juárez et d’autre part la relation entre classe, genre et race. Julia
analyse un panorama plus vaste que le fait qu’il y ait ou non de l’impunité,
participation ou non de l’État. Même si nous sommes toutes dans le même
bain, Marcela Lagarde a une perspective plus légaliste et nous plus socio-
économique.

Le fémicide/féminicide dans la loi


M. L. – Je suis une féministe qui a toujours été convaincue qu’il est
important que les femmes et les hommes aient des droits, et que ceci implique
un cadre juridique légal qui s’applique et soit mis en œuvre. Au Mexique
et dans d’autres pays, c’est très contradictoire, étant donné que parfois les
institutions sont précaires, presque inexistantes, voire complices de ce qu’il
se passe dans la société. En proposant des lois, nous cherchons d’abord la
réforme juridique de l’État ; nous l’avons fait avec d’autres lois : la loi d’égalité,
la loi de prévention de toutes les formes de discrimination au Mexique,
ainsi que la loi de prévention et d’élimination de la traite des êtres humains
au Mexique et plusieurs autres lois. Le mouvement auquel j’appartiens, le
mouvement féministe mexicain, est un mouvement qui fait majoritairement
le pari de transformer l’État (…). Si on n’inscrit pas la lutte dans les lois, si
on ne cherche pas d’impact juridico-politique qui implique l’État, arrive ce
qu’il se passe dans des pays où il n’y a pas d’État sinon un État défaillant,
comme la Somalie par exemple. Il y a des rapports très alarmants sur les
violences contre les femmes lorsqu’il n’y a pas de pacte qui puisse soutenir
l’État, comme c’est le cas en Somalie : il y a un contrôle presque total et
absolu des hommes puissants dans les clans, les tribus, les communautés,
la famille, contre et sur les femmes.
(…) Lors de la dernière année de mon mandat de députée, en 2006, j’ai
fait une proposition de loi : la loi générale d’accès des femmes à une vie sans
violence, qui a été adoptée à l’unanimité par la chambre des députés et peu
de temps après par le Sénat. La loi a été promulguée par le président de la
Autour du concept de fémicide/féminicide 87

république le 2 février 2007  8. (…) Nous avons mené un travail collaboratif


avec des députées d’autres partis politiques pour arriver à un consensus sur
cette loi.

(…) La loi insiste sur le fait que l’État doit se transformer pour rendre
justice et mettre fin à l’impunité. Elle prévoit et formule qu’il est possible
d’éliminer la violence envers les femmes au Mexique. Il s’agit d’une loi
intégrale pour que les trois niveaux de gouvernement (municipe, état fédéré,
fédération) agissent dans une politique articulée avec des budgets fixés selon
les politiques publiques. On peut prévenir la violence, sanctionner ceux
qui commettent des délits, éliminer progressivement la tolérance sociale
envers cette violence. La loi établit que l’État doit changer, qu’il doit y
avoir des formations à la perspective de genre pour toutes les autorités,
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les fonctionnaires et toutes les personnes qui sont en charge des politiques

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publiques. J’ai promu qu’un élément fondamental soit inclus dans la loi
en tant qu’antidote pour faire face à la violence : c’est l’égalité entre les
hommes et les femmes. La loi prévoit aussi de favoriser l’empowerment des
femmes pour qu’elles aient la capacité et la position sociale d’être respectées
et traitées sans violence.

Une fois mon mandat de députée achevé, j’ai fondé un réseau de chercheuses
« pour la vie et la liberté des femmes ». Ce réseau a reçu pendant trois ans
le soutien de l’ONU pour créer un observatoire, être des interlocutrices du
gouvernement et veiller à ce que la loi soit mise en œuvre. Nous avons réussi,
pendant ces années, à ce que 32 lois locales soient adoptées (...), une dans
chaque état fédéré. Ceci nous a pris entre trois et quatre ans. Nous avons
reçu le soutien du fonds des Nations unies pour la femme (UNIFEM, qui
s’appelle maintenant ONU Femmes). Nous avons ensuite aussi reçu l’appui
ponctuel d’ONU Femmes pour, comme nous le disons, empoderar la ley :
faire que les lois s’appliquent, que des règlements soient édictés (sans quoi
elles ne fonctionneront pas), qu’on les connaisse, qu’on les diffuse, qu’on les
enseigne, etc. En tant qu’organisation civile, nous avons travaillé avec des
universités, des organisations populaires de femmes, d’autres organisations
civiles, citoyennes et féministes pour faire connaître la loi et pour que les
femmes « normales » sachent qu’elles ont le droit de vivre une vie sans
violence.

M. S. – À la fin des années quatre-vingt, j’ai participé aux premiers groupes
d’entraide pour les femmes maltraitées. Je suis l’une des fondatrices du réseau
centraméricain contre la violence domestique et sexuelle, créé au début des
années quatre-vingt-dix. Je milite contre la violence pratiquement depuis
que j’ai commencé mes études ! En ce sens, je ne m’identifie pas seulement
comme une universitaire. Nous avons toujours considéré que la recherche sur
les violences à l’encontre des femmes avait un but politique, et pas seulement

8.  La loi intègre la notion de « violence féminicide » et prévoit la figure juridique


« d’alertes de genre » (alertas de género) à l’instigation des ONG ; cf. l’article de
C. Calzolaio dans ce numéro.
88 Julie DEVINEAU

académique. J’ai participé à la rédaction initiale de la loi contre la violence


domestique et sexuelle. Ensuite, notre enquête sur le fémicide au Costa
Rica a contribué à la loi sur la pénalisation de la violence envers les femmes
adultes (2007), qui incorpore justement le concept de fémicide. Par exemple,
notre enquête a été présentée aux députés et députées de l’Assemblée quand
la loi était en discussion. Quand nous avons présenté la recherche, nous
avons organisé une conférence de presse ouverte : l’enquête et les données
ont été lues par de nombreux médias et en ce sens, nous avons participé au
processus politique de faire de la violence contre les femmes un problème
public. L’enquête a même été présentée au Conseil des ministres (Consejo de
gobierno). L’enquête a aussi été reprise par l’lnstitut national pour le progrès
des femmes (INAMU) qui l’a diffusée comme une façon de promouvoir des
politiques publiques, ainsi que la loi de pénalisation de la violence.
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(…) L’avancée la plus importante en termes de politiques publiques est
probablement le vote de la loi de pénalisation de la violence à l’encontre
des femmes adultes et l’incorporation du concept de fémicide dans le droit.
Je ne considère pas que la loi peut résoudre tous les problèmes, loin de là.
Je suis très sceptique à cet égard. Mais nous préférons qu’une loi avec ces
caractéristiques existe plutôt qu’elle n’existe pas. Parce que cela signifie qu’il
y a une reconnaissance sociale et culturelle du fait que le fémicide est un
crime différent des homicides en général. Même si, dans l’immédiat, ce n’est
pas si effectif, cela implique une reconnaissance sociale d’une différence, ce
que nous voulions précisément démontrer. Pour nous, c’est le plus important.
Cette loi a été l’une des plus débattues dans l’histoire du pays et elle a été
dénaturée lors de son adoption par le Congrès. Une grande partie de la
richesse que nous voulions qu’elle inclue lui a été enlevée. Mais on pouvait
s’attendre à cela, dans un tel cadre. Cependant, je pense que le seul fait que
la loi existe et que le crime ait été reconnu est un résultat important.

Les limites de la pénalisation du féminicide


M. L. – Ce que nous avons construit théoriquement, ou même défini dans
la loi, est une chose. Ce qui apparaît dans les lois locales en est une autre.
Par exemple, alors que la loi générale incluait la violence féminicide, dans de
nombreux cas les lois locales ne l’ont pas incluse. Nous avons à présent une
carte très diverse des conceptions de la violence féminicide ; dans certains
endroits elle figure dans la loi, dans d’autres non. Il en est de même dans
les codes pénaux des états fédérés. De la force politique majoritaire dans
le congrès de chaque état dépend la caractérisation du délit. Dans certains
endroits, certains détails pour la spécification du délit ont été insérés et,
en leur absence, le crime n’est pas considéré comme un féminicide, ce qui
est absurde. Nous avons en effet démontré que lorsqu’il y a homicide de
femmes, il y a toujours féminicide. Mais cela nous échappe. Maintenant
il faut lutter dans chaque lieu pour améliorer la spécification pénale du
féminicide. Il ne s’agit que du premier match. Nous devons réussir à ce que
justice soit rendue pour ces crimes, que les coupables soient punis et le
dommage réparé selon la loi.
Autour du concept de fémicide/féminicide 89

M. S. – Le concept de fémicide n’a pas été accepté tel que nous l’avions
défini. Dans la loi, seuls ont été définis comme fémicides les assassinats
de femmes au sein du couple, et seulement dans le cadre du mariage ou
d’une union libre. Cela signifie par exemple que les femmes assassinées par
leur ex-mari, leur fiancé ou un prétendant ne sont pas considérées comme
des victimes de fémicides. (…) La violence sexuelle et les crimes commis
par les inconnus n’ont pas non plus été retenus dans le fémicide. C’est une
grande limite. Et cela a eu un effet immédiat dans les statistiques nationales.
Maintenant, les statistiques officielles ne comptabilisent comme féminicide
que ce qui a été établi par la loi. C’est le genre de problème que l’on a quand on
commence à traiter avec l’appareil judiciaire, qui est en lui-même patriarcal.
(…) Enfin, de façon plus générale, dans la loi de pénalisation des violences
envers les femmes. De nombreuses choses ont été enlevées : ce qui est lié
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à la violence psychologique, la violence dans un contexte de relations de

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pouvoir, où le contrôle est très important. Finalement, seules les formes les
plus traditionnelles de la violence ont été incorporées à la loi.

Dans mon article « Les limites des réformes  9 », j’entame justement une
discussion sur les progrès qu’il y a eus sur le terrain théorique et conceptuel
à l’université et depuis le mouvement féministe en Amérique latine et
comment, à l’heure d’être traduits en politiques publiques et en réformes
légales, les limites sont très claires. La richesse conceptuelle, la radicalité
et les façons de concevoir et faire face à la violence proposées sont parfois
transformées en politiques inoffensives, en lois qui ne s’inspirent pas de cette
richesse conceptuelle. Elles sont en quelque sorte absorbées par le système
et reviennent à la société sous forme de lois, de règles et de politiques qui
n’ont pas d’incidence directe sur le statu quo du genre.

Dynamiques transnationales et internationales autour du féminicide/


fémicide

M. L. – Notre travail s’est élargi et nous avons décidé de travailler à ce


que soient appliqués les droits humains des femmes au Mexique. Tout cela
a fortement inspiré d’autres théoriciennes féministes qui ont travaillé sur ce
thème ; les mouvements féministes du monde entier ont dévoilé et énoncé la
violence et les crimes commis envers les femmes. Ceci a été tellement fort que
Kofi Annan, lors de sa dernière année à la tête de l’ONU, a rendu, suite aux
exigences des organisations civiles du monde entier, un rapport mondial  10
sur la situation de la violence à l’encontre des femmes qui est historique.
Combien de femmes ont disparu, ont été assassinées, ont reçu une mort
rituelle, d’honneur ? Combien ont été éliminées au travers de suicides et de

9. M. Sagot, “Los límites de las reformas: violencia contra las mujeres y políticas
públicas en América Latina”, Revista de Ciencias Sociales, vol. 2, 2008, http://redalyc.
uaemex.mx/src/inicio/ArtPdfRed.jsp?iCve=15312721004
10. « Mettre fin à la violence à l’égard des femmes. Des paroles aux actes », Étude
du Secrétaire général des Nations unies, ONU, 2006, 196 p., http://www.un.org/
womenwatch/daw/vaw/publications/French%20Study.pdf
90 Julie DEVINEAU

féminicides ? Selon le calcul de l’ONU, il manque 100 millions de femmes.


Il ne s’agit plus d’études au niveau local, mais d’un mouvement global pour
faire face au féminicide.

Je travaille beaucoup en Amérique latine, dans plusieurs pays où des


lois ont été adoptées pour faire face au féminicide et à la violence de genre
contre les femmes. Nous nous articulons dans des réseaux internationaux.
En ce qui me concerne, dans mes réseaux, nous travaillons beaucoup avec
l’Espagne où il existe également des lois très avancées.

(…) Le Mexique a été l’objet d’une sentence de la Cour interaméricaine des


droits de l’homme en 2009, dite « Campo Algodonero ». Ce tribunal, qui a
juridiction sur le Mexique, a pris plus d’un an pour édicter une sentence sur
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trois cas (une jeune fille et deux petites filles) assassinées à Ciudad Juárez,
parmi les 500 femmes assassinées en 15 ans. Le procès a été très long,
notamment à cause des déclarations de témoins. Moi-même, j’y ai donné un
avis où j’expliquais pourquoi, en me basant sur le droit international et en
particulier sur la « convention Bélem do Para  11 », ces crimes étaient basés
sur la violence de genre et impliquaient l’impunité – l’État a été complice et
coupable car il n’a pas garanti le droit à la vie de ces deux petites filles et de
cette jeune fille. La sentence de la Cour a été en accord avec l’avis que j’ai
émis. Cela me semble très important. C’est la première fois que l’État a été
considéré coupable de ne pas avoir garanti le droit à la vie, par omission
et négligence, de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour garantir
que ces trois personnes – et le reste des femmes – bénéficient de conditions
de sécurité sur le territoire. La sentence sur Ciudad Juárez est historique.
D’autres plaintes ont été déposées et sont actuellement en cours. Même si
nous voulons que cela aille plus vite, il est très important de se rendre compte
du peu de temps qu’il a fallu pour avancer aux niveaux local et international.
Le fait que des tribunaux internationaux aient reconnu le féminicide comme
un crime qui devrait être éradiqué si les droits humains des femmes étaient
respectés est capital.

M. S. – Notre enquête a servi d’inspiration au reste des camarades


centraméricaines qui voulaient conduire des processus semblables dans
leur pays. Par exemple, au Guatemala, la loi a aussi intégré le concept de
fémicide – et pas celui de féminicide. En ce sens, notre position initiale
au Costa Rica, avec l’utilisation de ce terme, a eu un certain impact, au
Guatemala en particulier. Notre enquête a irradié l’utilisation du concept vers
les autres pays d’Amérique centrale. La diffusion vers l’Amérique centrale a
été possible grâce au réseau centraméricain contre la violence domestique et

11.  La Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination


de la violence contre la femme, dite « convention Belem do Para », est l’une des cinq
conventions sur les droits humains de l’OEA. Adoptée par l’assemblée de l’OEA le
26 septembre 1994, elle est dotée d’un mécanisme de suivi qui permet d’évaluer les
avancées des États du système interaméricain en matière de lutte contre les violences
envers les femmes. (http://www.cidh.org/basicos/french/m.femme.htm)
Autour du concept de fémicide/féminicide 91

sexuelle. Notre enquête a inspiré les camarades des autres pays qui avaient
aussi l’intention de faire des études similaires, mais surtout d’incorporer le
concept de fémicide dans la loi.
[À propos de l’influence éventuelle du « modèle espagnol » au Costa Rica]
Je ne voudrais pas paraître arrogante mais en Amérique centrale, nous avons
commencé bien avant les Espagnoles. Notre première loi sur la violence
domestique date de 1996. En Espagne, il leur aura fallu presque dix ans
pour qu’il y ait une loi sur la violence de genre. Nous avons commencé
les discussions sur la loi de pénalisation de la violence juste après avoir
terminé notre enquête… Nous nous sommes en revanche inspirées de la
« convention Belem do Para », pour prévenir et éliminer la violence faite
aux femmes, même si cela n’est pas accepté du fait de la longue histoire de
relations coloniales. Bien sûr qu’il y a eu des échanges avec les Espagnoles,
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nous avons toujours eu des relations avec elles. Mais j’ai l’impression que le
processus est allé en sens inverse : beaucoup de nos collègues espagnoles ont
commencé à s’inspirer des développements qu’il y a eus en Amérique latine
sur la violence contre les femmes. Dans les premiers pays où une législation
sur ces questions a été adoptée, le Brésil, Puerto Rico, si l’on regarde les dates
où les lois ont été votées, elles remontent quinze ans avant l’Espagne !

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