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16 • Octobre 2016 :
Émancipation et formation de soi Tome 1
DOSSIER
Résumés
Français English
Ce texte se propose de montrer comment les réflexions pédagogiques et la philosophie éducative
de bell hooks, figure majeure des pensées féministes (africaines-) américaines du XXe siècle, sont
susceptibles d’éclairer une réflexion éducative sur l’émancipation. Dans la référence à Paulo
Freire, elle inscrit la nécessité de penser la pédagogie comme pratique de la liberté, d’un point de
vue féministe radical, en prenant en compte à la fois les oppressions de sexe, de classe et de race
(entendue au sens étatsunien de catégorie sociale d’analyse). L’enjeu est de développer une
pratique qui permette la libération de toutes et tous, en particulier des populations noires issues
des classes populaires, et plus spécialement des femmes analphabètes. Inspirée à la fois des
pédagogies de la libération, des pédagogies inclusives et anti-oppressives, bell hooks propose et
met en pratique une pédagogie engagée, articulée autour de l’amour, l’espoir et l’attention. Au
travers du travail de conscientisation, il s’agit de viser la formation de soi, le bien-être et
l’empowerment de tous les sujets.
This text aims at showing how the educational reflections and the educational philosophy of bell
hooks, a key figure of the (African) American feminist thoughts of the 19th century, may
contribute to an educational reflection on the emancipation. Following the footsteps of the
Brazilian pedagogue and philosopher of education Paulo Freire, she calls for the necessity of
thinking the pedagogy as the practice of freedom, from a radical feminist perspective, that
addresses simultaneously sexism, racism and classism. The essential goal is to develop a
pedagogy that allows the liberation of all, in particular black populations from working class, and
more specially the illiterate women. Inspired both by pedagogies of liberation, anti-oppressive
pedagogies, bell hooks constructs and practices an engaged pedagogy, articulated around love,
hope and care. Through the conscientization of all sites of oppressions, the goal is the self
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(trans)formation, the well-being and the empowerment of all subjects, especially the historically
oppressed ones.
Entrées d’index
Mots-clés : libération – pédagogie engagée –oppression- pédagogie féministe- empowerment
Keywords : liberation - engaged pedagogy – oppression - feminist pedagogy- empowerment
Texte intégral
Introduction
« L’éducation est une question politique pour les personnes exploitées et opprimées »1
(Hooks, 1989, p. 98)
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2 Née en 1952 dans le Sud rural des Etats-Unis, elle est issue d’une famille de
travailleurs assez peu dotés économiquement – son père était gardien à la poste, sa
mère au foyer mais travaillant parfois comme domestique dans des familles blanches.
Elle grandit dans le contexte des lois Jim Crow, marqué par le système ségrégationniste
touchant les écoles, les quartiers, les églises... Elle connaît d’abord l’école de campagne
en bois réservée aux populations noires. Après le déménagement de ses parents en ville,
et la politique de déségrégation, elle fait l’expérience de fréquenter une école jusque-là
réservée aux seuls enfants blancs. Elève particulièrement et exceptionnellement (en
regard de son groupe social d’appartenance) brillante, elle décroche une bourse qui lui
permet de rejoindre la prestigieuse université Stanford en Californie. Dans ce cadre, elle
fait l’expérience douloureuse d’être la seule étudiante noire de classe populaire et la
seule étudiante noire dans sa résidence universitaire. De plus, elle est l’une des rares à
venir du Sud rural : son accent et sa ville d’origine sont moqués. Au niveau du personnel
enseignant, elle n’a affaire qu’à des Blancs. De surcroît, les personnes qui détiennent le
statut de professeur sont majoritairement des hommes.
Elle fait le choix de s’inscrire en Études féministes, qui ont été institutionnalisées. Or,
s’il est éventuellement parfois question de classe sociale dans ces cours, il n’est jamais
question de race. L’oppression première est celle de sexe.
C’est dans ce contexte et par frustration qu’elle va se lancer à 19 ans dans des recherches
portant sur les femmes noires, qui donneront lieu à l’ouvrage devenu une référence,
Ain’t I a Woman ? Elle reprendra ensuite ses études doctorales, et réalisera une thèse
sur la romancière africaine-américaine Toni Morrison. Elle mènera une carrière
académique (Yale, Oberlin, City College de New York, de Berea) et se distinguera par
une activité de publication importante : des essais dans différents domaines (féministes,
littéraires, culturels…), des albums pour la jeunesse, de la poésie et une abondante
production biographique.
Née Gloria Watkings, elle choisit de publier sous le nom de bell hooks, en hommage à sa
grand-mère. Elle écrit également son nom et prénom sans les majuscules habituelles, ce
qui, selon elle, relèverait du culte de la personnalité dans une société capitaliste. Se
renommer participe d’une pratique de subversion des usages ordinaires dans les
dénominations, c’est un acte de rébellion (hook, 1989, p. 163).
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travail auprès des personnes opprimées opère une conscience de libération immédiate,
il est moins évident auprès des membres du groupe dominant, qui résistent à
s’appréhender comme colonisés eux aussi, éduqués pour être des oppresseurs (hook,
1989, p. 102).
Il n’y a pas eu un seul moment où lisant Freire je ne demeurais pas consciente non
seulement du sexisme du langage mais aussi de la manière qu’il (comme d’autres
leaders politiques, intellectuels, penseurs critiques progressifs du Tiers Monde,
comme Fanon, Memmi, etc.) construit un paradigme phallocratique de la liberté –
où la liberté et l’expérience de la virilité patriarcale sont toujours liées comme si
c’était du pareil au même (hook, 1994, p. 49).
7 Dès son premier essai, elle dénonce « les politiques de domination sur tous les
fronts » (hook, 1989, p. 50). Elle met en avant le caractère inséparable des différentes
oppressions (de classe, de race, de sexe), à l’intersection desquelles les femmes noires se
trouvent, car elles s’exercent simultanément sur leur vie. C’est pourquoi, l’éducation
qu’elle défend se situe en rupture avec la pensée féministe hégémonique des années
soixante-soixante-dix, en raison de ses impasses criantes sur les interrelations entre
structures de classe, de race et de sexe, dans la société étatsunienne « patriarcale,
raciste et capitaliste » (pour reprendre ses qualificatifs) :
Tout au long de l’histoire américaine, l’impérialisme racial des blancs a favorisé les
habitudes des universitaires à utiliser le terme “ femmes ” même s’ils (elles)
réfèrent seulement à l’expérience des femmes blanches (hook, 2015, p. 46 / 1981,
p. 8).
9 Dans le même ordre de réduction, la catégorie de « noir » renvoie aux seuls hommes
noirs (hook, 1994, p. 120-121).
Outre l’aveuglement sur les effets des structures de classe, cette occultation de la
dimension de race pose problème dans une société hautement ségréguée, en particulier
dans le contexte des luttes pour les droits civils de la communauté noire. La situation
est quasi aporétique pour les femmes noires puisqu’on exigerait qu’elles priorisent et
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séparent les oppressions dont elles font l’objet et contre lesquelles elles luttent, parmi
lesquelles le système d’oppression raciste caractéristique, pendant des siècles et
aujourd’hui encore, de la société étatsunienne.
Selon bell hooks, à cette impasse sur les politiques de race s’ajoute le problème majeur
que les féministes blanches, en tant que membres du groupe privilégié, demeurent
marquées par le racisme institutionnalisé, qui les a structurées. Une relecture
historique, en particulier de la période de l’esclavage, permet de mettre en perspective
et de comprendre les racines des relations qu’entretiennent femmes noires et femmes
blanches. Dominer les femmes noires appelées à exercer dans leur sphère domestique,
comme esclaves d’abord, comme domestiques ensuite, leur permettait de s’assurer
qu’elles ne leur prendraient pas leur place :
10 Par ailleurs, les femmes noires font face également à un système patriarcal sexiste,
construit par les hommes blancs, mais bien « assimilé » par les femmes et les hommes
de la communauté noire. Cette dévalorisation des femmes noires se serait construite
pendant la période de l’esclavage et aurait perduré bien au-delà :
Les Noirs mis en esclavage ont accepté les définitions patriarcales des rôles de sexe
masculin. Ils ont cru, comme leurs propriétaires blancs, que le rôle des femmes
exige qu’elles restent dans l’espace domestique, élevant les enfants, et obéissant à
la volonté des maris (hook, 2015, p. 99 / 1981, p. 47).
11 Alors qu’aucune différence n’était faite dans le type de travail qui leur était assigné –
elles travaillaient aux champs comme les hommes – elles ont à subir des hommes
blancs des oppressions sexistes et sexuelles sous la forme des rapports sexuels, des
pratiques de viols. Pour autant, dans leur foyer, elles ne sont guère épargnées,
puisqu’elles sont également l’objet de violences de la part des hommes noirs. Ce fait est
largement minoré, en avançant la théorie de l’émasculation des hommes noirs d’une
part, et en construisant le mythe du matriarcat en cours dans les communautés noires
d’autre part (hook, 1994, p. 123). Il s’agit d’autant de thèses et de mythes, appropriés
par la communauté blanche, que bell hooks, et d’autres, critiquent et déconstruisent,
pour interpeler sur le sexisme prévalant dans la communauté noire, dans son histoire,
de la période de l’esclavage comme nous venons de le voir, jusqu’à aujourd’hui, en
passant par l’époque des luttes pour les droits civils. Ce déni du sexisme est relié, selon
elle, à l’histoire de la réponse de la communauté noire au racisme (hook, 1989, p. 178).
12 Que les théories féministes soient ainsi situées, que ces analyses ne soient pas ancrées
dans les réalités des femmes noires, ni préoccupées des groupes pauvres ou non
privilégiés, constitue la limite majeure des pédagogies féministes, ce qui conduit bell
hooks à plaider pour une pédagogie transgressive qu’elle qualifie d’engagée et de
révolutionnaire.
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l’empowerment (ou pouvoir d’agir) de tous les sujets (hook, 2003, p. 33).
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en référence à une autre figure centrale pour bell hooks, le boudhiste Thich Nhat Hanh.
Pour elle, il ne saurait y avoir de séparation entre spiritualité et considérations
politiques : « La guérison de soi des femmes noires comme toute guérison de soi de
Noirs est une expression d’une pratique politique de libération » (hook, 1993, p. 14).
Alors que l’amour a été décrié par les différents mouvements sociaux (droits civils,
féministes, ouvriers), encore en référence à Freire (pour qui l’éducation est un acte
d’amour), elle l’appréhende comme « un pouvoir transformateur ». Il joue comme une
« force médiatrice » et « énergisante » qui nous soutient pour ne pas être broyé-e-s
lorsque nous confrontons et résistons à l’oppression.
Même si la réalisation de soi est visée, l’engagement individuel entraînera l’engagement
mutuel. Par cette collaboration au-delà des frontières de classe, race et sexe (hook,
2003, p. 39), une communauté est possible. Et c’est la valeur de l’espoir qui dessine cet
horizon des possibles, sans lequel on sombrerait dans le désespoir face aux forces
oppressives tenacement à l’œuvre dans la société.
(elles) n’ont pas exploré en profondeur le lien entre l’exploitation sexiste des
femmes dans cette société avec le niveau d’éducation des femmes, y compris un
manque de compétences de base en lecture et en écriture (hook, 1984, p. 107).
17 Pour bell hooks, la visée est très clairement d’échapper à de telles formes d’élitisme,
de sortir, et de faire sortir les productions du cercle des seules personnes lettrées :
Les idées théoriques et la pensée critique n’ont pas besoin d’être transmises
uniquement par l’écrit ou seulement dans l’université. Alors que je travaille dans
une institution majoritairement blanche, je demeure intimement et
passionnément engagée avec la communauté noire (hook, 1990, p. 30).
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des références inconnues » (hook, 1994, p. 64). C’est pourquoi, elle illustre ses propos
par sa propre expérience pour les ancrer dans des réalités sociales susceptibles de
rencontrer écho ou résonance en son public, et marquer étroitement le lien entre
théorie et pratique. Fidèle à l’esprit de Freire, sa trilogie ne prend pas la forme de traités
pédagogiques ou éducatifs, arides, mais celle de leçons pleinement accessibles.
bell hooks est bien consciente de la délégitimation des productions qui sortent de ces
canons académiques. Mais ces normes servant en fait, selon elle, à distribuer et
hiérarchiser les productions intellectuelles, dans les fins de « perpétuer l’élitisme de
classe » (hook, 1994, p. 64), écrire de manière accessible relève très clairement du choix
politique.
Conclusion
19 Se reporter aux réflexions et aux pratiques éducatives de bell hooks est
particulièrement stimulant car elles portent bien au-delà des « structures
conventionnelles », dans la mesure où l’éducation pour elle a lieu « partout où les gens
sont » (hook, 2003, p. xi). Ses réflexions soulèvent un défi, qui suppose, pour être
relevé, des transformations radicales des pratiques éducatives et pédagogiques, et des
contenus de programme sur le plan de l’enseignement formel. Tout au long de son
œuvre et en particulier dans sa trilogie, elle construit sa réflexion et sa pratique
éducative autour d’une pédagogie de la transgression, définie comme résistance aux
frontières de classe, race et sexe en vue de la transformation et la libération, une
pédagogie de l’espoir par la promotion d’une communauté (d’apprentissage), et enfin
une pédagogie de la pensée critique pour atteindre à la sagesse pratique. Si elle voit la
salle de classe comme le site possible des transformations radicales, son projet est de
toucher une « audience inclusive ». Le concept d’amour est posé comme le premier
facteur pour édifier cette communauté d’inclusion, pour reprendre ses termes. L’amour
et l’attention (« care »), comme la joie et l’espoir sont cruciaux dans ce processus (hook,
2003, p 127). L’enjeu n’est rien moins que de (re)donner à toutes et tous, en particulier
aux sujets historiquement opprimé-e-s, de l’agentivité et du pouvoir d’agir
(empowerment). Parce qu’elle ne s’est pas contentée de penser une éducation de la
libération, qu’elle a développé cette praxis, elle gagnerait à être (mieux) connue dans
l’espace francophone.
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Notes
1 . Toutes les citations sont mes traductions.
2 . Tout au long de ce texte, le terme de race est à comprendre, comme dans les travaux anglo-
saxons, comme une catégorie sociale ou d’analyse.
3 . Hedjerassi, 2008 ; Hedjerassi, 2010 ; Ferrarese, 2012.
4 . On dispose de la traduction de Ain’I A Woman (2015), d’un texte dans Dorlin (2008), et d’un
chapitre de T.T. par Fourton (2013).
5 . L’absence de notes en bas de page dans son premier essai (1981), avait soulevé de nombreuses
critiques – cf hook, 1989, p. 81.
Référence électronique
Nassira Hedjerassi, « À l’école de bell hooks : une pédagogie engagée de la libération »,
Recherches & éducations [En ligne], 16 | Octobre 2016, mis en ligne le 30 juin 2017, consulté le
17 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/2498
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Auteur
Nassira Hedjerassi
Université de Reims Champagne-Ardenne, CÉREP EA4692
Droits d’auteur
© Tous droits réservés
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