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LA PENSÉE QUEER ET LA DÉCONSTRUCTION DU SUJET LESBIEN

_ par Line Chamberland

Par son refus radical de tout système de catégories identitaires de même que de toute
stratégie politique, théorique ou épistémologique qui se réclame d'un tel positionnement, le
courant queer remet en question la base identitaire du mouvement des lesbiennes qui s'est
constitué depuis plus d'une vingtaine d'années et déstabilise les perspectives féministes qui ont
prévalu jusqu'à récemment dans la théorisation du lesbianisme. Dans cette communication,
j'aimerais discuter, en tant que sociologue et féministe, certains enjeux soulevés par la pensée
queer quant à la (dé)construction du sujet lesbien. En effet, une fois admis le caractère
multiple et fragmenté des subjectivités individuelles, quels outils ce courant fournit-il pour
penser la diversité parmi les lesbiennes et explorer concrètement les intersections entre
sexualité, genre, ethnie et classe ? Alors que le lesbianisme féministe a défini le sujet lesbien
comme une identité de genre et comme lieu d'une résistance politique à la domination
patriarcale, l'approche dite queer ne risque-t-elle pas d'occulter de nouveau les rapports de
sexe en assimilant les unes aux autres les multiples formes de transgressions sexuelles, y
inclus le lesbianisme ?
Dans The New Lesbian Studies, un recueil américain faisant écho au premier Lesbian Studies,
paru en 1982, Malinowitz et Zimmerman s'interrogent sur l'impact de la pensée queer sur le
développement futur des études lesbiennes. La montée rapide de ce courant postmoderne et
son pouvoir d'attraction sur les plus jeunes générations les a prises de court, admettent-elles,
et les plongent dans l'ambivalence. Alors même qu'elles se réjouissent des ouvertures
nouvelles créées par l'expansion accélérée et l'institutionnalisation croissante du champ des
études queer (i.e. incluant gais, lesbiennes, bisexuels, transsexuels, etc.), elles s'inquiètent de
la remise en question radicale des paramètres sur lesquels s'étaient instituées les études
lesbiennes aux États-Unis, notamment de l'évacuation rapide de la pensée lesbienne-féministe.
Elles relèvent le paradoxe apparent que d'un côté, le lesbianisme n'a jamais été aussi visible
dans l'enceinte universitaire, alors que de l'autre, la catégorie identitaire « lesbienne » est
contestée, perforée de toutes parts et vidée de son sens.

J'aimerais discuter des apports et des limites de l'approche queer à partir de trois textes
américains, un choix éclectique, j'en conviens. Le premier examine l'identité butch dans la
culture lesbienne du XXe siècle, tandis que le second analyse le phénomène de la
personnification théâtrale de l'autre genre par des gais ou des lesbiennes (un phénomène
mieux connu sous le nom de drag queen et drag king). Quant au dernier texte, il témoigne et
veut encourager le développement d'un mouvement de libération des transgenrés de toutes
tendances sexuelles. Ces trois textes s'intéressent à la construction sociale et culturelle des
genres et des sexualité, plus spécifiquement ils explorent les intersections et les multiples
croisements entre genres et sexualités, un thème cher aux partisans de l'approche queer.

L'identité butch

Les recherches historiques l'ont amplement démontré, l'identité butch a des résonances
indéniables dans la culture lesbienne, bien que ses significations soient multiples et souvent
contradictoires (1). Gayle Rubin en parlera comme d'une catégorie de genre lesbien (lesbian
gender), constituée à travers le déploiement et la manipulation des codes et symboles du
genre masculin. À travers leur élaboration historique, les genres lesbiens et gais ont acquis une
autonomie partielle par rapport au système hétérosexuel des genres.

Dans leur article intitulé G.I. Joes in Barbie Land : Recontextualizing butch in Twentieth-
Century Lesbian Culture, Sherrie A. Inness and Michele E. Lloyd examinent le sens du terme
butch, dans le double but, disent-elles, d'en clarifier la définition et d'en réorienter l'usage. On
me permettra de relever un certain volontarisme dans cette dernière intention. Leur méthode
est simple : passant en revue une série d'écrits comprenant des récits personnels, des fictions,
des analyses théoriques (Butler, Sedgwick, Sue-Ellen Case) et des travaux d'historiennes
(Nestle, Davis et Kennedy), elles retiennent quatre éléments autour desquels s'organisent les
définitions de butch :
1- Le masculin ou plutôt la performance du masculin, car les auteures empruntent à Butler sa
conception du genre (2). L'appropriation des signifiants du masculin (signifiers) et le refus des
signifiants féminins associés à la vulnérabilité, l'inefficacité, la disponibilité sexuelle est une
composante essentielle et les auteures souhaitent retenir cet élément - c'est même le seul
qu'elles retiennent - dans la définition de butch qu'elles privilégient. À leurs yeux, le style
butch est plus qu'un style, c'est aussi une affirmation politique, car un refus et un brouillage du
système binaire des genres. D'ailleurs, le genre butch demeure toujours quelque peu
incompréhensible pour la société hétérosexuelle.

2- Le sentiment d'être un homme. Les auteures rejettent cet élément : l'expérience d'une
butch n'est pas et ne peut être celle d'un homme même si la pression sociale peut l'amener à
s'interroger sur son genre véritable et sur sa volonté de devenir ou non un homme.

3- Le rôle actif dans les échanges sexuels, rôle qui diffère toutefois du modèle hétérosexuel
classique, en ceci que la butch prend son plaisir à donner du plaisir à sa partenaire tout en ne
se laissant pas elle-même toucher. Inness et Lloyd se réfèrent ici au modèle de « stone butch »
qu'on peut retracer dans la culture lesbienne d'après-guerre. Cet élément est à rejeter car,
affirment les auteures, le répertoire sexuel des butchs, tout comme celui des lesbiennes en
général, s'est maintenant élargi, de telle sorte qu'une dissociation s'impose entre
l'identification à un genre et la pratique sexuelle. Elles vont plus loin, il faudrait, selon elles,
défaire l'agrégation sexe biologique, genre, sexualité et désir.

4- Enfin, elles constatent l'omniprésence du couple butch-femme dans les représentations de


la sexualité lesbienne dans les fictions ou au cinéma, comme si l'un ne pouvait aller sans
l'autre, comme si le désir sexuel ne pouvait surgir, circuler en dehors de cette opposition entre
ces deux pôles interdépendants, entre du masculin et du féminin. Cette conception a des
racines historiques et la force subversive des rôles butch/femme a longtemps résidé dans
l'appropriation parodique du modèle du couple hétérosexuel. Mais n'est-ce pas là maintenir un
fond d'hétérosexualité, reproduisant ainsi les constructions sociales dominantes du désir, lequel
est toujours vu à travers la complémentarité des genres, et reproduisant les constructions
dominantes de l'homosexualité, pensée à travers les mêmes catégories ? Pourquoi ne pas
envisager d'autres construits, comme celui de butch/butch, qui déstabilisent ces
constructions ?

Apports et limites de l'approche queer

Au-delà de son intérêt proprement descriptif quant aux diverses significations du terme butch,
cet article illustre bien, à mon avis, les apports et les limites de l'approche queer dans sa
capacité :

1- D'analyser le caractère socialement et culturellement construit des catégories relatives au


sexe, au genre, à la sexualité. En cela, l'approche queer n'innove pas mais elle mène de
manière plus systématique cette opération de déconstruction des représentations culturelles
dominantes, y inclus en débusquant ces mêmes schémas culturels lorsqu'il se retrouvent dans
les représentations minoritaires. Les auteures reprennent l'idée de Biddy Martin selon laquelle
la négation de l'expérience lesbienne passe moins par le contrôle de ce qu'elles font au lit que
par leur effacement dans les champs discursifs. En effet, la naturalisation des normes relatives
au genre et à la sexualité a pour effet d'oblitérer la pluralité sexuelle, notamment l'existence
lesbienne en soi mais aussi la pluralité sexuelle parmi les lesbiennes, surtout lorsque celle-ci
prend des formes trop menaçantes ou incompatibles avec les schèmes culturels dominants.

2- De défaire l'agrégation entre sexe biologique, genre, sexualité hétérosexuelle ou


homosexuelle et désir sexuel, de désarticuler ces composantes habituellement confondues ou
amalgamées afin d'explorer l'ensemble des combinaisons possibles entre elles. Dans les
discours traditionnels, l'homosexualité a été le plus souvent expliquée comme une inversion
des genres, attribuable à des facteurs tantôt physiologiques, tantôt psychologiques. Par la
suite, l'introduction du concept d'orientation sexuelle a eu pour effet de dissocier genre et
objet du désir sexuel. Mais en concevant l'orientation homosexuelle comme une forme pré-
déterminée de la sexualité humaine, ce concept réifie, essentialise le désir sexuel. De plus, son
usage s'est inscrit dans un discours défensif qui cherche à établir une séparation rigide entre
genre et sexualité. Concrètement, par exemple, ce discours affirmera que l'orientation sexuelle
n'a rien à voir avec le genre, que les homosexuels ne sont pas des efféminés, les lesbiennes ne
sont pas masculines, bref pour s'attaquer aux anciens préjugés, on avancera des contre-
vérités qui participent d'une même vision naturalisante et essentialiste.

3- De sortir du cul-de-sac de l'approche identitaire qui a dominé la conceptualisation du sujet


lesbien tant au plan théorique que dans les recherches historiques. Cul-de-sac parce qu'après
plusieurs années de débats, force est d'admettre qu'il est impossible d'en arriver à une
définition adéquate d'un tel sujet. Les définitions trop larges (ex. Adrienne Rich) diluent la
spécificité des expériences lesbiennes et versent dans l'ahistoricisme. Par contre, les définitions
trop étroites limitent notre appréhension de la sexualité entre femmes, mais aussi des
relations et des solidarités qu'elles ont nouées. Ou encore, elles conduisent à créer une
hiérarchie parmi les lesbiennes, en distinguant implicitement les vraies lesbiennes, celles qui
satisfont au modèle théorique, des autres.

Les définitions créent des catégories, fixent des limites et engendrent forcément des
exclusions, rappellent les tenants de l'approche queer. D'ailleurs, quels critères retenir dans
une telle définition (le contact génital, l'attachement émotif, l'identification consciente du sujet
lui-même...) quand on sait que ces critères se joignent de multiples façons ? L'approche queer
ne résout pas le problème mais elle le pose différemment en reconnaissant d'emblée la
diversité des non-conformismes aux modèles (sexualité et genre), ou, pour reprendre les
termes de Donna Penn, en proposant d'analyser autant la construction de la normalité que les
différentes géographies de la déviance par rapport au système dominant. Cela dit, l'article
d'Inness et de LLoyd n'est pas exempt de tout hégémonisme identitaire puisque de toutes
évidences, le couple butch/butch y apparaît comme le plus queer, ou le plus déstabilisateur des
catégories binaires du genre.

Ce qui m'amène à parler des faiblesses de l'article. On y traite de l'identité butch dans la
culture lesbienne au XXe siècle à partir d'une sélection de textes écrits, un corpus non justifié,
où se retrouve pêle-mêle divers types d'écrits et plusieurs époques, et à travers lequel les
auteures examinent l'image de la butch sans trop nous préciser la méthode qu'elles ont
appliquée. La butch est ici ramenée à son image, au sens associé à cette image, en d'autres
termes, sa réalité est réduite à une dimension figurative et à cette seule dimension.

Un tel réductionnisme est certainement l'une des principales critiques que l'on peut adresser à
l'approche queer. Toute la réalité est ramenée à la seule dimension symbolique et discursive.
Les rapports de domination ? On les analyse en termes de discours dominants, avec leurs
codes imposés, leurs silences et leurs catégories normatives. Les luttes de pouvoir ? On les
analyse en termes de stratégies discursives de domination ou de résistance.

De plus, on ne trouve dans cet article aucune référence à la classe sociale, à l'origine ethnique,
à l'âge, au lieu de résidence, à la couleur de la peau et à tous ces autres fragments qui
composent les subjectivités individuelles et qui sont rapidement évacués, une fois prêté le
serment d'office. Aucune information non plus sur les auteures des textes analysés. Un pur
univers de significations dans lequel les auteures butinent à leur gré.

Ansi que Ki Namaste l'avait noté pour les transgenrés, l'on évacue les réalités psychiques
individuelles des butchs, tout autant que les réalités socio-historiques. Le sujet ? Un corps
performant dans cet univers de signes que les théoriciens se chargent de décoder. Opaque à
lui-même, le sujet ne peut s'exprimer ni se révéler aux autres. Pourquoi alors l'interroger ?
Prisonnier des schèmes culturels dominants, le sujet n'est pas outillé pour les déconstruire.
Pourquoi alors l'interroger ?

La personnification théâtrale du genre féminin


Dans « Dick(less) Tracy and the Homecoming Queen : Lesbian Power and Representation in
Gay-Male Cherry Grove », Esther Newton, ethnologue, s'intéresse à la pratique de drag queen,
ou personnification théâtrale du genre féminin, une pratique qui fait partie de la culture gaie et
qui commence à se développer dans la culture lesbienne tout en y demeurant encore
marginale (on parlera alors de drag king). Elle le fait à partir d'un terrain, Cherry Grove, un
terrain avec lequel elle est familière puisqu'elle a déjà publié une étude historique et
anthropologique sur ce lieu de rencontre et de villégiature pour gais, localisé près de New York.

À partir de l'analyse d'un événement, Newton veut démontrer qu'on ne peut détacher les
pratiques symboliques des conditions matérielles dans lesquelles elles s'inscrivent, pas plus
que des intentions des actrices qui les incarnent et des auditoires qui les interprètent. Elle les
examine comme des stratégies symboliques par lesquelles des individus et des collectivités
emploient des schèmes culturels afin de produire des significations nouvelles et faire avancer
des agendas particuliers dans une situation donnée.

Cherry Grove est un lieu fréquenté par des gais depuis les années 1930 et plus récemment par
des lesbiennes, un haut lieu de production culturelle, où ont été créées depuis plusieurs années
des pièces de théâtre faisant appel à l'humour gai - camp. Il s'y tient annuellement un
concours de drag queen (Homecoming Queen, institué en 1976), le gagnant du concours est
investi d'un rôle symbolique lors de diverses activités estivales (allant de la cueillette de fonds
au bingo). Il est également le personnage central d'un rituel cérémoniel, celui de l'invasion du
village voisin de Fire Island, ayant lieu tous les 4 juillet, où il apparaît en drag queen et est
escortée d'une butch en tuxedo.

Newton rappelle l'écart de pouvoir entre gais et lesbiennes tel qu'il s'est manifesté à travers
l'histoire de Cherry Grove : historiquement, les hommes gais ont eu plus d'argent, plus de
pouvoir, leurs institutions sont plus nombreuses, ils occupent un plus grand espace public et
symbolique ; par contre, la minorité lesbienne gagne du terrain tant sur le plan démographique
qu'économique, et les rapports de force changent, ce qui n'est pas sans créer des tensions et
susciter des stratégies variables chez les lesbiennes dans les relations qu'elles entretiennent
avec les gais.

Newton s'attarde sur un épisode survenu à l'été 1994, lorsqu'une lesbienne butch s'est
présentée et - avec l'aide d'amis gais - a gagné le concours de drag queen. Elle raconte les
réactions que cela a suscitées, l'opposition de certains gais qui refusaient que la communauté
soit représentée par une femme, les lettres ouvertes dans les journaux locaux, certains propos
carrément misogynes (les lesbiennes auraient profité de l'épidémie du sida pour envahir le
territoire des gais alors que, de fait, les lesbiennes continuaient d'être minoritaires à Cherry
Grove, d'autres ont ajouté que c'était Newton, une chercheure lesbienne, qui avait publié le
premier ouvrage sur Cherry Grove).

Newton constate que la candidature de cette lesbienne butch a aussi bénéficié de l'appui de
nombreux gais et de la mobilisation des lesbiennes, encore que celles-ci étaient divisées : les
unes s'identifiaient comme queer et se sentaient plus proches des gais, elles étaient désireuses
d'accéder aux pratiques symboliques que ceux-ci avaient mises en place au fil des ans ;
d'autres, que Newton qualifie de postféministes, considéraient patriarcal le concours de drag
queen, une affaire de gars sans intérêt pour elles et ne suscitant nullement l'envie de lutter
pour s'y faire accepter, mais certaines ont quand même appuyé la nouvelle élue. Selon
Newton, l'enjeu d'un tel épisode est la constitution d'un pouvoir symbolique pour les
lesbiennes, un pouvoir qui déstabilise le monopole traditionnel des hommes sur les
représentations culturelles gaies/queer.
Tout en développant son analyse, Newton se livre à une critique du courant queer, lui
reprochant notamment de s'intéresser aux pratiques symboliques à l'intérieur d'un espace
abstrait, désincarné, livresque ou ludique, de verser dans des interprétations gratuites et des
généralisations qui n'ont aucun fondement historique, d'oblitérer les rapports de sexe, et plus
largement d'ignorer l'ensemble des rapports sociaux (de classe, ethnie, etc.). Sa critique
devient par moments assez mordante : ainsi, avance-t-elle, théoriser sur les représentations
culturelles tout en faisant l'économie d'une démarche ethnographique révèle une attitude
impérialiste ou élitiste, qui équivaut à dire : on s'en fout de ce que vos représentations
signifient pour vous, ce sont nous, les universitaires, qui pouvons seuls les interpréter et en
déterminer le sens. À la question de savoir si de telles pratiques culturelles renforcent les
catégories traditionnelles de genre ou les déstabilisent en brouillant leurs frontières, Newton
refuse de répondre a priori ou de manière générale.

De la butch à la transgenrée

C'est un premier roman à saveur autobiographique, Stone butch Blues, qui a fait connaître
Feinberg, un roman où elle s'identifie comme lesbienne d'allure très masculine, allant jusqu'à
se faire passer pour un homme et amorcer un processus de changement de sexe sans
toutefois le mener à terme. Dans ses autres écrits, elle s'identifie comme transgenrée.
Précisons d'abord qu'elle n'est pas une universitaire. Quels sont ses autres écrits ? Un
manifeste méconnu, Transgender Liberation. A Movement whose Time has Come, publié en
1992, soit juste un peu avant ce roman, dont la lecture m'a fascinée. Ce pamphlet d'une
vingtaine de pages dénonce l'oppression des transgenrés et prône la création d'un mouvement
de libération qui leur soit propre. Il présente toutes les caractéristiques d'un discours
identitaire essentialiste. Sa thèse centrale est la suivante : il y a toujours eu, dans toutes les
cultures et à toutes les époques, des hommes et des femmes qui ont traversé les frontières
des catégories de genre, des berdaches amérindiens à Billie Tipton, cette musicienne de jazz
décédée en 1989, en passant par Jeanne d'Arc et Christine Jorgensen, le premier transsexuel à
devenir mondialement connu suite à une opération de changement de sexe au début des
années 50.

Le transgenrisme est une forme d'expression humaine très ancienne mais c'est avec la division
de la société en classes qu'a débuté l'oppression des transgenrés. Depuis lors, ceux-ci ont subi
la répression, été forcés de se cacher, de se rendre invisibles. Encore maintenant, ils sont
victimes de préjugés et de discrimination. Mais ils résistent à leur oppression, depuis que des
jeunes gais travestis - transgenrés - ont répondu au harcèlement policier à Stonewall.

Dans Transgenders Warriors. Making History from Joan of Arc to Dennis Rodman, Feinberg
reprend sensiblement la même thèse, tout en l'enrichissant, en la documentant davantage, en
la nuançant et en adoptant un ton moins gauchiste que dans le pamphlet précédent. Elle
précise le sens du terme « transgenré », un terme parapluie qui englobe les transsexuels, les
travestis, les bigenrés, les intersexuels ou hermaphrodites, les femmes masculines et les
hommes féminins, les androgynes, les femmes à barbe, les femmes qui font du body-building
en dérogeant au modèle jugé acceptable pour un corps féminin, etc., et cela, quels que soient
leurs désirs et pratiques sexuelles. À la fin du livre, on retrouve une liste des organisations,
des références bibliographiques et une charte des droits liés au genre. Bref, le prototype d'un
mouvement qui se crée et se donne une cohésion sur une base identitaire : un nom, une
histoire commune, une oppression spécifique, des ennemis, une lutte à mener et une
communauté à bâtir.

À un autre niveau, en lisant Feinberg, on a l'impression que cette identification au


transgenrisme permet à Feinberg de reconstruire le sens de son expérience personnelle et
politique, depuis sa petite enfance jusqu'au contexte des années 90, d'interpréter ses
souffrances, ses amours, de se nommer et de révéler ce moi authentique qui lui a longtemps
échappé vu l'occultation sociale du transgenrisme. Elle conclut d'ailleurs son introduction par
ces mots : à ceux/celles qui, bien intentionnés, me disaient ne pas comprendre qui j'étais,
voici ma réponse.

Alors que les théoriciens-nes queer tendent à interpréter les diverses manifestations du
transgenrisme comme des pratiques anti-essentialistes qui brouillent les frontières des
catégories traditionnelles des genres, chez Feinberg, la notion de transgenrisme devient le lieu
d'une affirmation identitaire tant au plan personnel que comme projet politique. Quel
paradoxe ! De plus, elle présuppose l'existence des catégories de genres, le transgenrisme
étant vu comme une espèce de troisième genre, tout comme l'idée de troisième sexe mise de
l'avant par Magnus Hirschfeld au début du XXe siècle.
Mais ce qui m'a désarçonnée, en tant que lesbienne-féministe, c'est le glissement de toute une
série d'expériences et de figures historiques, de la catégorie lesbienne à la catégorie
transgenrée. Je me suis sentie littéralement désappropriée de ma propre histoire, de celles que
nous - lesbiennes-féministes - nous étions données.
Les perspectives lesbiennes-féministes s'enracinent historiquement dans la vague féministe
des années 1970. Dans un contexte où, il n'est pas inutile de le rappeler, les lesbiennes étaient
constamment renvoyées à des définitions négatives d'elles-mêmes, s'est amorcée une
construction identitaire positive, fondée sur l'affirmation d'une solidarité liée au genre tout en
se revendiquant de la spécificité du sujet lesbien, lequel se différencierait à la fois des femmes
hétérosexuelles et des hommes gais. Le dénominateur commun de la pensée lesbienne-
féministe est de procéder à partir d'une analyse des intérêts liés aux rapports de sexe, ou au
genre selon la terminologie américaine, et de situer le lesbianisme comme lieu d'une résistance
politique au patriarcat, la non-conformité aux modèles de genre faisant partie de cette
résistance. D'où l'alliance de la pensée lesbienne-féministe avec le champ des études
féministes - même si elle y est parfois considérée comme une bête noire - et sa distanciation
vis-à-vis des études gaies qui dérivent, quant à elles, d'une analyse de l'identité sexuelle et
des intérêts qui en découlent.
Le lesbianisme féministe manifeste, il est vrai, un certain degré d'essentialisme, à tout le
moins un essentalisme stratégique, en ce sens qu'il attribue un sens et une valeur à la
catégorie identitaire lesbienne. Certes, il est aisé de constater que les significations données au
terme "lesbienne" varient, voire qu'elles se concurrencent les unes les autres. Mais
précisément, les luttes de tendances au sein du mouvement des lesbiennes peuvent être
analysées comme des luttes pour l'hégémonie identitaire, une identité dont découleraient les
priorités de lutte, les formes de résistance, les services à se donner collectivement : lesbiennes
politiques vs lesbiennes tout court, lesbiennes féministes vs lesbiennes radicales, etc.).

Par son refus radical de toute stratégie identitaire, qu'elle soit politique, théorique ou
épistémologique, ce courant postmoderne déstabilise les perspectives lesbiennes-féministes
qui avaient jusqu'alors prévalu.

L'atomisation du sujet dans la pensée queer et postmoderne


Le postmodernisme appréhende l'identité comme une construction particulière, idiosyncratique
et ultimement dépourvue de significations. Que veut dire : Je suis lesbienne ? se demande
Judith Butler. À quels critères dois-je satisfaire ? Qu'est-ce que je révèle aux autres de moi-
même ? Comment prétendre à une représentation unifié et totalisante du soi sur la base du
genre ou de la sexualité ? La pensée postmoderne insiste sur le caractère multiple, fragmenté
et instable des subjectivités, et en conséquence, privilégie l'exploration des intersections, des
brouillages.
Zimmerman déplore l'amnésie du mouvement queer, la mise à l'écart du discours lesbien-
féministe, alors qu'il s'en approprie les idées sans reconnaissance, sans en situer la genèse,
voire même sans citation des sources, tout en vilipendant les valeurs et l'existence du
lesbianisme-féministe, dont il donne une représentation faussée et ahistorique.
On aboutit ainsi, selon la chercheuse, à l'atomisation du sujet (corps performant, sujet opaque
à lui-même), à l'affirmation de la diversité individuelle, de la pluralité des sexualités, des
genres, des significations attribuées au genre, à la déconstruction des catégories. À la limite, à
une vision très libérale : chacun et chacune est unique.
On a aussi reproché aux théoriciens-nes queer leur langage hermétique, leur opportunisme
théorique (se présenter comme le dernier chic intellectuel, citant plus volontiers les
philosophes français - Foucault, Derrida et Lacan - et négligeant la contribution féministe (Lisa
Duggan). Certains écrits questionnent le travail théorique et politique accompli par le
féminisme et lui dénie tout caractère radical en le considérant comme un mouvement
assimilationiste, voire conservateur.
Zimmerman est d'accord pour affirmer que la subjectivité est multiple et fragmentée. C'est
facile de parler de positions multiples du sujet, de la fragmentation, de l'identité déconstruite.
C'est plus difficile de le mettre en pratique car nous aspirons à une certaine consistance, à
l'unité et à l'harmonie, bref, à créer des communautés cohérentes. Selon ces auteures, il faut
continuer d'explorer les particularités des histoires, des perspectives, des subjectivités et des
identités lesbiennes. On n'a pas encore assez exploré le sujet lesbien, on ne peut l'écarter.
Newton dit la même chose d'une certaine manière. Par contre, Zimmerman et Malinowitz
admettent la fin de l'hégémonie du discours féministe sur la théorie et la pratique lesbiennes.
Elles refusent d'y voir une remontée de l'homophobie ou un effet de la seule mixité. Elles
appellent au dialogue et à participer aux débats.
En conclusion, je pense que les études lesbiennes émergent encore très lentement dans les
universités québécoises francophones. Dans les communications présentées au colloque de
l'ACFAS (1998), on peut constater que la réflexion et la recherche sur les lesbiennes
s'imprègnent encore largement de la pensée lesbienne-féministe, bien que leur inscription
dans les structures et les pratiques universitaires soit encore fragile, voire éphémère, parce
que résultant le plus souvent d'initiatives individuelles, plutôt qu'institutionnelles, et variables
d'une université à l'autre.

Contrairement à ce qui se passe chez nos voisins anglophones, les études lesbiennes
n'occupent pas ici une place restreinte, mais reconnue, dans le giron des programmes d'études
féministes universitaires, ni même ailleurs dans l'université, une place que la pensée queer
viendrait questionner ou menacer. J'avancerais même que, dans le contexte québécois, la
confrontation des perspectives queer et lesbiennes-féministes peut amorcer et stimuler la
réflexion sur certains enjeux théoriques escamotés jusqu'à maintenant tout autant par les
féministes que dans le domaine naissant des études gaies.

Notes
1. L'identité butch est tantôt incluse, tantôt excluse de la catégorie lesbienne comme signifiant
ne pas vouloir être une femme, tantôt examinée comme un rôle historique précis dans le
contexte des années d'après-guerre, tantôt rejetée comme stéréotype dérogatoire ou - par les
lesbiennes féministes notamment - comme reproduction des rôles socio-sexuels. Cette identité
a pris récemment d'autres significations que dans les périodes précédentes.

2. The repeated stylization of the body, a set of repeated acts within a highly rigid regulatory
frame that congeal over time to produce the appearance of substance, of a natural sort of
being (p. 16)

Références
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Media, Society and Politics, Larry Gross & James Woods (eds.), NY : Columbia U. Press,
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Feinberg, Leslie, Transgender Liberation : A MovementWhoseTime Has Come, World View
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Inness, Sherrie and Michele Lloyd, "G.I. Joes in Barbie Land : Recontextualizing butch in
Twentieth-Century Lesbian Culture" in Queer Studies : A Lesbian, Gay, Bisexual & Transgender
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