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La séance analytique

Éditorial .................................................................................................................................................................. 3
L’imprévu Marie-Hélène Briole ....................................................................................................................... 3
L’orientation lacanienne......................................................................................................................................... 4
La séance analytique Jacques-Alain Miller...................................................................................................... 4
Enseignement ....................................................................................................................................................... 11
Un sophisme de l’amour courtois Éric Laurent ............................................................................................. 11
Étude..................................................................................................................................................................... 18
Lol V. Stein, la dérobée Catherine Lazarus-Matet ....................................................................................... 18
La passe dans l’École Une.................................................................................................................................... 22
Conclusion, écriture et passe Gabriela Dargenton......................................................................................... 22
Le silence qui se rompt Leda Guimaraes ....................................................................................................... 24
Le rendez-vous avec la pratique Marie-Hélène Roch..................................................................................... 27
La séance impossible Patrick Monribot......................................................................................................... 31
La séance analytique............................................................................................................................................. 34
De la nature du consentement des analysants aux séances courtes François Leguil ...................................... 34
La hâte et l’attente Graciela Brodsky ............................................................................................................. 41
Logique de la scansion, ou pourquoi une séance peut être courte Pierre Skriabine ...................................... 43
Le réel de l’expérience Hebe Tizio.................................................................................................................. 46
L’accueil de l’inconscient Nicole Treglia ....................................................................................................... 51
Le traitement analytique et les vicissitudes de la sexualité féminine Elisa Alvarenga................................... 54
L’art de la coupure Jean-Baptiste Carrade.................................................................................................... 56
L’expérience psychanalytique avec les enfants.................................................................................................... 60
L’éthique contre la norme, une victoire de la psychanalyse d’enfants Hélène Deltombe .............................. 60
Un possible analysant Monique Délius ........................................................................................................... 63
La psychanalyse à l’épreuve des enfants Sonia Chiriaco ............................................................................... 66
Symptôme mode d’emploi Claudine Rodary ................................................................................................. 69
Lacan et la psychose............................................................................................................................................. 72
La théorie lacanienne de la psychose avant 1953 Pascal Pernot .................................................................... 72
Él de Buñuel : réflexions sur la paranoïa Marga Auré-Chueca ..................................................................... 79
Un regard qui pousse-à-la-femme Virginie Jacob-Subrenat ......................................................................... 83
Les deux corps du sujet psychotique Réginald Blanchet................................................................................ 86
Profils ................................................................................................................................................................... 90
La cérémonie du thé : rencontre avec Balthus Marlène Bélilos...................................................................... 90
Hans Bellmer et l’horreur subjuguée Claude Luca Georges.......................................................................... 92

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Éditorial
L’imprévu la cure n'est pas un temps psychologique, vécu,
Marie-Hélène Briole ressenti, mais un temps logique, épistémique. Il faut
du temps, car il faut des scansions : c'est le sujet qui
«L’inconscient, c’est que l’être, en parlant, jouisse, et ne veuille rien en savoir se constitue au cours de ce temps. «Il n'y a donc pas
de plus.» 1
J. Lacan
un sujet préalable, susceptible d'être affecté, il y a un
sujet en voie de réalisation.» 4
C’est en constatant, comme Freud avant lui, La durée de la séance analytique n’est donc pas
l’extrême fragilité du statut ontique de l’inconscient affaire de technique, mais d’éthique. C’est là que le
que Lacan a affirmé son statut éthique. La désir de Lacan est venu subvertir l’ordre établi,
psychanalyse, nous le savons, est une pratique de balayant les standards et réveillant la découverte
parole, qui opère sur le sujet S. L'opération freudienne. Il introduit l’imprévu, la surprise, la
analytique, comme l'événement qu'elle détermine, la coupure, la hâte, le sujet enfin comme réponse du
séance analytique, serait-elle alors «une opération de réel. Il introduit l’acte de l’analyste qui,
pure parole sans substance» ? Le dernier interrompant la séance avant le bouclage de la
enseignement de Lacan, à partir du Séminaire XX, y signification, vise l’opacité de la jouissance du sujet.
fait objection : l'opération analytique ne porte pas Comme le soulignait Éric Laurent concernant la
seulement sur le sujet barré, elle porte sur la formation des analystes, il faut sans cesse lutter
jouissance, sur le plus-de-jouir, a. Et la jouissance contre ce qui pourrait devenir le temps standard, ou
n'est pas sans substance. C'est pourquoi la séance encore le style standard, pour ne pas perdre de vue
analytique est aussi rendez-vous des corps, des corps l’objectif à atteindre : «que la particularité de la
mis en présence. «La séance analytique est demande du sujet soit ce qui dirige la séance
l'événement régulier institué par le discours analytique, qu’elle-même soit en accord avec le réel
analytique» 2. en jeu, avec ce qu’il y a à faire, en maintenant
Jacques-Alain Miller, dans son cours de l'année toujours les coordonnées essentielles de l’acte
2000 intitulé «Les us du laps», désignait deux statuts analytique.» 5
différents de l'inconscient. D'une part l'inconscient LACAN J., Le Séminaire, XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 95.
tel qu'il figure dans le discours du maître, en tant que 2 MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, «Les us du laps», Cours du
Département de psychanalyse de Paris VIII, 19 janvier 2000.
répétition, d'autre part l'inconscient du discours MILLER J.-A., op. cit., 1 "mars 2000.
analytique, celui que l'on déchiffre séance après MILLER J.-A., op. cit., 8 mars 2000.
5 LAURENT É., «Une séance orientée par le réel», La lettre mensuelle de
séance, celui d'où surgit l'interprétation : «Dans la l’ECF, n°188, Paris, mai 2000.
séance analytique, on prend en effet le sujet comme
tel, distinct de ses identifications et, de ce fait même,
on peut dire que l'inconscient migre de son statut de
répétition à son statut d'interprétation» 3.Quoique
fondée sur la répétition, la séance analytique est le
lieu où s'effectue cette inversion de la nécessité à la
contingence, puisqu'elle est le lieu où se produit
l'événement-interprétation. Il y a donc, dans
l'expérience, un nouage spécial entre la répétition et
la surprise, entre l'événement prévu et l'événement
imprévu.
Lorsque l'inconscient est abordé selon la perspective
de l'interprétation, ce n'est plus le surmoi qui
commande mais l'indétermination. Cela suppose
l'inexistence de l'Autre. L'opération analytique
consiste à transformer l'inconscient-répétition en
sujet supposé savoir et, par là-même, à introduire la
fonction temps dans l'inconscient. On ne peut
séparer le maniement du temps dans la séance de ce
qui est la visée d'une cure, soit la réalisation de
l'inconscient. Le temps dont on fait l'expérience dans

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L’orientation lacanienne
La séance analytique signification de compassion dont il faut mesurer
Jacques-Alain Miller l’incidence dans la cure. La compassion, comme on
sait, peut virer à la persécution.
1. LA SÉANCE DE L’EXTÉRIEUR Dans la règle, l’analyste s’immobilise au même lieu
La séance analytique se présente comme un rendez- de la séance analytique. C’est dans cette veine que
vous, et vous me permettrez de m’amuser à l’on a inventé un certain nombre de prohibitions, que
considérer la séance analytique de l’extérieur. * le standard – ce que l’on a appelé ainsi dans la
Deux corps occupent le même espace durant un laps psychanalyse – fait peser sur les déplacements de
de temps, ils voisinent dans l’espace durant une l’analyste. On n’a pas pu formuler la prohibition :
certaine durée. On pourrait dire que lorsque l’un fait «L’analysant ne devra jamais te voir hors de ton
défaut au rendez-vous, il n’y a pas séance cabinet». Ce serait un obstacle à la poursuite de la
analytique, mais ce n’est que par approximation. cure que de croiser l’analyste hors de son lieu, de
Lorsque c’est l’analysant qui fait défaut, il y a vérifier qu’il est un mobile qui a ses intérêts, qui
séance analytique, puisqu’il la paye. s’anime hors du lieu où il fait l’arbre et la pierre.
Ce rendez-vous concerne deux mobiles dans la C’est dans cette veine que l’on a pu développer pour
mesure où l’analyste, lui aussi, peut se déplacer, l’analyste un idéal d’immobilité qui s’est étendu à sa
aller et venir, n’être pas là. Lui aussi est tenu par le personne, aux traits de son visage même, comme s’il
rendez-vous. Seulement les deux mobiles ne sont s’agissait de façon essentielle de soustraire
pas animés d’un mouvement réciproque. l’analyste au mouvement. On en a fait, dans cette
Une dissymétrie semble être nécessaire dans ce même veine, un être impassible. C’est le modèle
rendez-vous puisque c’est toujours l’un qui se rend végétal de l’analyste, et cela peut même aller jusqu’à
auprès de l’autre, et cet autre, l’analyste, prend par là sa minéralisation, dont le progrès est parfois sensible
figure de moteur immobile, c’est-à-dire qu’il anime dans sa personne.
l’autre à se mouvoir et à venir.
Le phénomène lacanien
L’impératif «Viens»
La séance analytique est susceptible d’une
Un impératif est à l’œuvre, préalable à tout autre, description physique. Que dirait-on ? Que l’analyste
c’est «Viens». Lorsqu’on ne vient pas, lorsqu’on a une puissance d’attraction, qu’il fait graviter des
s’excuse de ne pas être venu, le blabla de l’analyste corps vers lui. Il n’y a qu’un pas jusqu’à dire que
se réduit toujours à : «Viens», «Quand est-ce que tu l’analyste est une attraction. C’est ce qui avait, je
viens ?» C’en est la clé. suppose, conduit Lacan à accepter de se produire
Cet impératif «Viens» est préalable à : «Parle», sous le titre du «Phénomène lacanien».
«Dis-moi tout», «Dis-moi tout ce qui te passe par la Le phénomène lacanien était un phénomène
tête», «Dis-moi ce que tu veux», «Dis-moi la vérité d’attraction. On venait le voir et l’écouter comme ce
et le reste». Tous ces impératifs n’ont de sens que que l’on appelle, dans le show business, une
sur le fond d’une réponse à l’impératif «Viens», attraction. Quelqu’un est une attraction dans la
«Viens auprès de moi». mesure où il attire dans son périmètre un grand
Si l’on voulait faire la généalogie de ce que l’on nombre de corps. C’est surtout ce qui consacre des
appelle la position analytique, il faudrait la chercher chanteurs. On accourt par milliers pour assister à
du côté de l’arbre ou de la pierre, du lieu sacré qui leur être-dans-le-monde, bien au-delà de ce que
motive une cérémonie qui doit se dérouler là, pas l’Université peut propulser auprès de quelqu’un.
ailleurs, auprès de l’arbre, auprès de la pierre, dans Si l’on fait de la séance analytique une description
ce périmètre. toute extérieure, on constate que le cours de la vie de
Il arrive sans doute que l’analyste se déplace auprès quelqu’un est rompu périodiquement par ce
de l’analysant – l’analysant est malade, il souffre déplacement auprès de. Ce déplacement implique
dans son corps, il est aux mains des médecins, il ne par lui-même le renoncement à d’autres activités,
peut pas se déplacer. Il peut arriver que l’analyste induit une gêne dans la vie courante et, par là même,
démontre que lui aussi est un mobile et qu’il se attribue une valeur à cette rencontre.
rende auprès de l’autre. Ce déplacement est
exceptionnel et évidemment chargé d’une

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Si l’on représente le temps par un vecteur, on peut y Il se produit toujours des événements extérieurs :
situer des laps de temps successifs qui sont une sirène se fait entendre, le téléphone sonne, mais
consacrés à ce rendez-vous. ces événements extérieurs sont en quelque sorte mis
entre parenthèses. Le temps de la séance, du côté de
l’analysant, est un temps où rien ne doit se passer.
Le sujet, normalement, est affairé, il vaque à ses
affaires. C’est un mobile et, comme il est mobile, il
2. LA SÉANCE DE L’INTÉRIEUR doit se diriger, se conduire dans la réalité commune
– être sur ses gardes, ne pas se faire écraser en
Un dédoublement temporel traversant la rue…
Essayons maintenant une description plus intérieure Une neutralisation du champ perceptif
de la séance. Les deux qui sont là en présence ne
répondent pas au même temps. La séance est le siège Dans cette veine descriptive qui est aujourd’hui la
d’un dédoublement temporel. mienne, parlons de son champ de conscience. Dans
L’analysant est livré à un temps subjectif, à un son champ de conscience, pénètrent normalement un
temps tout affectif, qui est son temps singulier, certain nombre d’inputs perceptifs qui déterminent
tandis que l’analyste – cela va de soi dans cette de sa part, en outputs, des mouvements, des actions.
définition – est hors de ce temps-là. Si l’on prend ce point de vue drastique sur la réalité
L’analyste reste dans le temps objectif, dans le psychique, la séance est organisée pour produire une
temps commun. C’est ce que lui prescrit le standard réduction de tous ces inputs, pour assurer une
qui comporte que l’analyste soit celui qui dit, neutralisation du champ perceptif.
lorsque les 55 minutes, les 50, les 45, les 35, sont Je dis neutralisation pour ne pas dire annulation du
passées : «Le temps est passé», «Votre temps est champ perceptif. On pourrait parler d’annulation du
échu». Il n’est pas captif du temps subjectif de champ perceptif si l’on mettait le corps du sujet dans
l’analysant. Il est, en quelque sorte, la voix de la un caisson obscur et qu’on le laisse mariner en le
montre. L’analyste ne vit pas du temps de soustrayant à de très nombreuses données
l’analysant. Lui est coordonné au temps commun, perceptives. Le sujet serait ainsi soumis à une
auquel l’analysant est soustrait durant le laps de la déprivation sensorielle aussi totale que possible.
séance. Lorsqu’on s’approche de ce genre d’état, que l’on
Winnicott disait cela avec le salubre cynisme de peut organiser, on effectue un tel bouleversement de
l’empiriste : «Pourquoi interrompt-on une séance ? Il la phénoménologie de la perception que le résultat
répondait : «Pour introduire le patient suivant». est une intensification de toutes les sensations
Réponse impeccable sur laquelle on peut gloser à corporelles, une variation importante de ces
l’aide de la métapsychologie qui nous permettrait de sensations, et un sentiment d’étrangeté concernant le
distinguer le temps qui obéit au principe de plaisir et rapport au corps.
celui qui répond au principe de réalité. Ce n’est pas du tout ce que l’on veut obtenir dans la
Il va de soi que nous ne pouvons pas nous satisfaire séance analytique. On n’utilise pas ce genre de
de cette différence sommaire entre le subjectif et caisson dans la psychanalyse, mais le divan, objet
l’objectif, mais que nous en faisons néanmoins qui nous vient du dix-neuvième siècle, mais que l’on
usage pour introduire, à peu de frais, la notion que le continue allégrement d’utiliser dans le vingt-et-
temps n’est pas chose simple et qu’il est susceptible unième. Il ne s’agit pas d’annuler le champ
de se dédoubler. Mais là, nous l’apprenons d’une perceptif, mais de le neutraliser, au sens de le
description élémentaire, si nous ne l’avons pas déjà banaliser. C’est évidemment plus équivoque, ce
appris des impasses et des paradoxes de la n’est pas de l’ordre du total. Le banaliser veut dire
philosophie concernant le temps. qu’il n’y ait rien qui attire l’attention.
Considérons maintenant de plus près ce dont il s’agit
dans ce que nous avons appelé sommairement le Une position akinétique
temps subjectif de l’analysant.
La séance analytique est organisée pour découper, L’attention est une fonction psychologique tout à fait
dans le continuum temporel, une durée tout à fait essentielle. Il s’agit d’obtenir une réduction de
spéciale ménagée à l’analysant. C’est une durée l’input perceptif, et, pour cela, il ne faut pas trop en
spéciale en ce que rien ne se passe, c’est un laps sans faire non plus. Le standard va dans ce sens, lorsqu’il
événement extérieur. porte les analystes à respecter une mêmeté absolue
de l’environnement et de leurs personnes, la

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personne de l’analyste. C’est excessif d’exiger la présente la séance analytique : elle est le lieu où la
mêmeté absolue parce qu’à ce moment-là réalité psychique peut se manifester comme telle et
l’analysant est justement sur ses gardes de vérifier par les pensées qui entrent dans le champ de
s’il n’y aurait pas un petit quelque chose qui aurait conscience.
changé. La règle analytique n’était pas autre chose pour
Tout est question de mesure, de tact, dans cette Freud que de recommander au sujet de laisser venir
dimension, il s’agit d’obtenir un effet de banal. Cela ses pensées et de les convertir aussitôt en énoncés,
n’empêchera évidemment jamais le sujet hystérique en messages, à l’adresse de son analyste. Ces
d’être alerté par ce que vous auriez laissé traîner, qui pensées qui alors adviennent ou qui tombent, comme
n’était pas là l’autre fois. C’est ce qui porte disait Freud dans sa langue, sont sans doute intimes
éventuellement le sujet hystérique à démentir la puisqu’elles ne viennent pas de la réalité extérieure.
banalisation du monde et à chercher les signes du Elles viennent de l’intérieur, mais en même temps
désir, même infimes, qui traînent toujours ici et là. avec un caractère de saugrenu qui laisse voir
La séance analytique réduit cet input perceptif et elle qu’elles sont motivées par autre chose.
fait obstacle à l’issue motrice de l’input.
Une expérience de l’extimité

C’est ainsi que dans ce que la séance analytique


Elle met le sujet foncièrement en position dispose, les pensées – ces inputs différents de ce que
qu’Aristote appelait «akinétique». Aristote n’a pas le sujet reçoit dans son activité – apparaissent
parlé de la psychanalyse mais du sommeil, d’où comme des messages reçus de l’intérieur, comme si
j’emprunte ce qualificatif. le sujet était habité par un émetteur de pensées-
De façon ordinaire, le mobile analysant est réduit à messages.
l’immobilité du décubitus dorsal. Que vous l’ayez en Si l’on voulait donner une description
face de vous, assis sur un fauteuil, ne change pas phénoménologique de l’expérience de l’analysant,
foncièrement cette akinésie. on arriverait à formuler ce que Lacan énonce à un
tournant de son «Instance de la lettre», qu’il y a
3. UNE OPÉRATION SUR L’ATTENTION l’expérience d’un autre qui «m’agite au sein le plus
assenti de mon identité à moi-même». Je suis là, rien
Des événements de pensées de ce que je perçois n’est de nature à me retenir, il
n’y a là que moi, et pourtant voilà que des pensées
La séance analytique, si on la considère et la décrit m’arrivent dont je suis le siège, le transmetteur, et
sur ce mode psychologique, est une opération sur le qui ne sont motivées que de cette réalité psychique
champ perceptif, sur le champ de conscience, et elle-même.
précisément une opération sur l’attention. On La séance analytique, à la considérer de cette façon
s’arrange, dans la séance analytique, pour que le rasante, au ras des pâquerettes, induit une expérience
champ de conscience du sujet ne soit pas sollicité de l’extimité, à savoir qu’au sein même de ce qui
par le monde extérieur, pour qu’il se trouve plongé m’est le plus intérieur apparaissent des éléments
dans un monde non événementiel, de telle sorte que dont je ne peux pas répondre et qui sont là,
l’attention se trouve reportée tout naturellement sur éventuellement qui s’enchaînent, qui me manquent
le monde intérieur. ou qui au contraire affluent, et qui me dépossèdent
Tout ce que l’on articule sur le cadre analytique se de mon initiative.
réduit en définitive aux moyens que l’on met en C’est cette expérience en quelque sorte primaire de
œuvre pour obtenir de l’attention qu’elle se reporte l’extimité qui conduisait Freud à avoir recours à la
du monde extérieur au monde intérieur. Il se dégage métaphore de Fechner, «une autre scène», où. Lacan
alors un fait étonnant – sauf que l’on a cessé depuis a vu les prémices de son grand Autre. C’est ce qui a
longtemps de s’en surprendre –, à savoir qu’il existe induit la position de l’inconscient et aussi bien celle
des événements de pensées. Une fois que l’on a du surmoi. Le surmoi, c’est l’inconscient considéré
réduit, minoré les inputs perceptifs, on voit sous sa face impérative «Il me fait faire ça», «Il me
apparaître automatiquement un autre type d’inputs fait dire». Cette face impérative peut se présenter
qui passent d’habitude inaperçus. Ce sont des sous sa face de prohibition, «ne pas», que l’on a – on
pensées, qui ne sont pas provoquées par le monde se demande pourquoi – spécialement valorisée, sa
extérieur – où il ne se passe rien qui vaille l’attention face pericoloso sporgersi, ou sa face positive,
–, des pensées qui se manifestent au sujet. C’est la injonctive «Fais ceci».
conception qui organise la façon dont Freud nous

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On s’est demandé comment cette face impérative lenteur à émerger de ce qui a été installé par la
s’articulait avec l’impératif pulsionnel, jusqu’à poser séance analytique, où un certain nombre de
en définitive qu’il y avait une affinité évidente entre phénomènes de l’équilibre se manifestent dans le
le surmoi et la pulsion, que mettait en valeur le moment de sortie de la réalité psychique – des
caractère de contrainte de l’action, empêchement vertiges, une adhérence continuée à l’espace de la
comme propulsion à agir. séance. La fin de la séance consiste, pour l’analyste,
à reconduire le sujet à la réalité commune.
Un lieu d’assujettissement
Une opération de retemporalisation
C’est en cela que la séance analytique induit une
expérience qui répète celle du sommeil. La séance analytique est essentiellement une mise en
Aristote a commis un traité sur la veille et le contact transitoire du sujet avec ce que. Freud
sommeil. C’est déjà tout à fait remarquable d’avoir appelait la réalité psychique. C’est pourquoi il y a
consacré un traité au sommeil. Si l’on ne connaissait chez les analystes souvent une fatigue devant les
la condition humaine que par les ouvrages de objections faites à l’inconscient ou à la pratique de la
beaucoup de philosophes que l’on peut lire, on ne psychanalyse, du genre : «Commencez par vous y
devinerait pas que l’on dort. Il qualifie le sommeil mettre et vous en parlerez après». Cela peut passer
de desmos, que Heidegger traduit très bien comme pour obscurantiste et cela vient de l’évidence induite
un lieu d’assujettissement. Je regrette qu’Heidegger, par la séance analytique, que cet émetteur extime a
après avoir fait cette remarque notable dans les une réalité, et qui se mesure, qui s’apprécie, à l’aune
années 20, au sujet d’ailleurs de ce qu’«il y en a de sa constance, de la permanence de ses messages.
certains qui parlent d’inconscient» – c’est un des très C’est ce que Lacan appelait le disque, le
rares passages où il prend en compte, de façon discourcourant.
voilée, la psychanalyse –, ait renoncé à une Un disque, ça s’écoute dans le temps, il y faut donc
phénoménologie du sommeil. la succession du temps, mais en même temps tout est
Quoi qu’il en soit, la séance analytique elle-même là, tout y est inscrit. Le disque apparaît comme hors
est aussi un desmos, un lieu d’assujettissement. On a le temps. C’est un phénomène dont témoignent les
privilégié, dans la psychanalyse, le lien du desmos sujets d’une séance à l’autre. C’est comme si le
de la séance analytique avec le desmos du sommeil, temps écoulé entre les séances n’existait pas. On
c’est-à-dire que l’on a donné au départ une valeur s’émerveille, à l’occasion, que l’on reprenne à la
éminente au rêve. On lui a donné la valeur de séance suivante exactement au point où l’on avait
message de l’extime. Ce que l’on a appelé arrêté la séance antérieure. Cela fait déjà de l’effet
l’interprétation des rêves a été une exploration de lorsque c’est du lendemain par rapport à la veille,
cette extimité, la méthode pour s’y retrouver dans mais lorsqu’il s’écoule un mois, deux mois, six
cette extimité, la faire sienne, se la réapproprier mois, entre les séances, et que c’est exactement
comme un mode d’expression, et faire en sorte que, pareil, la notion qu’il y a un disque et qu’il a une
dans le domaine de l’Es, dans ce lieu réalité objective devient très difficile à nier.
d’assujettissement, le Ich puisse néanmoins advenir. L’inconscient-disque apparaît comme détemporalisé.
Si la séance analytique est un desmos, si c’est le lieu Ce que l’on appelle l’inconscient est un ensemble
où l’on retranche la réalité extérieure autant que l’on d’éléments détemporalisés, énoncés, images,
peut pour que la réalité psychique puisse se situations, actions typiques, éléments qui se trouvent
manifester, on comprend qu’elle ait nécessairement conditionnés dans la vie du sujet, des événements
une durée limitée, et pas seulement limitée par la toujours intempestifs, c’est-à-dire désaccordés. Ce
pression du patient suivant. On ne peut pas vivre en que Freud nous a appris à reconnaître, et que Lacan
état de séance analytique. Je ne sais pas si vous avez a inscrit dans la rubrique des formations de
jamais rêvé de ça, une séance analytique qui durerait l’inconscient, ce sont toujours des événements
toujours. Une séance analytique qui durerait toujours intempestifs quand ils se manifestent. La séance
conduirait à la mort. analytique, en même temps qu’elle met le sujet en
La séance analytique est nécessairement sporadique. contact avec cet ensemble détemporalisé, constitue
On pourrait formuler la fin de la séance comme un une opération de retemporalisation, parce que, là, on
impératif : «Refoule», «Remets-toi à refouler pour écoute le disque.
pouvoir vaquer à tes occupations». Parfois, des
sujets ont de la peine à quitter la réalité psychique
pour la réalité extérieure. C’est pourquoi on leur dit :
«Faites bien attention», quand on repère une certaine

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4. LES PARADOXES DU TEMPS distinguer l’intra-temporel, T1, et puis le temps lui-


même, T2.
Il est très difficile de donner son statut à ce que je
vous ai glissé là comme hors le temps. Cela nous
introduit à ce qui s’est commenté répétitivement,
passionnément parfois, comme les paradoxes du
temps.
Le temps est un objet très difficile à penser. C’est un
objet de pensée qui est toujours apparu à ceux qui Si le temps est un être, il doit être lui-même dans le
ont fait profession de penser comme spécialement temps, alors que T2 est toujours susceptible,
rebelle au concept. Le temps a volontiers été soupçonné, d’être un non-être, de n’être qu’un néant.
éprouvé comme une défaite de la pensée. Il y a en Autrement dit, les discours philosophiques se
effet quelque chose dans l’être du temps qui est laissent répartir selon qu’ils posent une auto-
insaisissable. inclusion du temps ou qu’ils essaient d’élaborer un
mode d’être spécial pour le temps en tant que tel.
Le temps, contenant universel de l’être Il y a un certain nombre de philosophes qui n’ont
pas du tout reculé à considérer que T2 était un non-
Comment vous le faire toucher du doigt sans verser être. Pour Parménide ou Spinoza, le temps comme
dans une érudition dont il n’y a que faire ici ? Peut- tel n’existe pas. Kant a trouvé une autre solution, il a
être en saisissant d’abord le temps comme le dédoublé le temps éminemment. Il a pensé T2comme
contenant universel de l’être. Cela s’est formulé de la condition de possibilité des phénomènes, comme
façons diverses chez les philosophes, que tout ce qui la condition de possibilité de l’intra-temporel,
est est dans le temps. Le temps a été thématisé, chez spécialement dans sa polémique avec les empiristes.
Aristote par exemple : c6 vil), ce dans quoi tout ce Pour lui, l’idée du temps ne vient pas de ce qui est
qui est se trouve. dans le temps, mais on ne peut avoir la perception du
On peut se représenter le temps comme le contenant temps que parce qu’on l’a a priori, c’est-à-dire
de tout ce qui est et qui est contraint de s’y succéder, comme fondement de toutes les intuitions
d’y devenir. temporelles. Il a conceptualisé le hors-du-temps de
T2comme une condition de possibilité du
déroulement temporel, comme une forme pure des
phénomènes.
Cette notion d’une forme pure a priori du temps a
D’où de profondes réflexions sur le fait que tous, été susceptible, dans les deux siècles qui se sont
hors du temps, s’annulent, qu’aucun temps n’est écoulés depuis cette élaboration, de deux lectures.
hors du temps. Mais cet axiome, qui fait de tout être On a pu faire du temps ou bien une pure règle a
un être dans le temps, laisse dépourvu ou embarrassé priori, c’est-à-dire comme un savoir que l’on a déjà
lorsqu’il s’agit de penser le temps en tant que tel, avant toute perception que tout ce qui se présentera
l’être du temps. sera temporel, comme le savoir anticipant que tout
Vous ne pouvez pas imaginer le casse-tête en quoi phénomène se présentera sous forme temporelle, ou
consiste de réfléchir sur : Le temps est-il dans le bien on a cherché à inventer une conscience
temps ? Le temps est-il temporel lui-même ? Est-il originaire de la temporalité.
intra-temporel ? C’est le problème même du cadre Autrement dit, on a pu donner à Kant, sur le temps
où s’inscrit ce qui est dans le temps. comme sur toutes ses élaborations, ou bien une
Cela a conduit, dans certaines philosophies du lecture de type logique – c’est une règle a priori, une
temps, à distinguer sévèrement d’un côté ce qui est anticipation fondamentale, avant tout phénomène
dans le temps et le temps lui-même. C’est ce qui a particulier, on sait qu’il se déroulera dans le temps –,
animé toute la critique que l’on a fait des empiristes. ou bien une lecture de type phénoménologique, à
On leur a reproché de confondre le temps avec ce savoir : il y a une conscience originaire de la
qui est dans le temps. temporalité avant quoi que ce soit qui se présente
comme étant dans le temps.
Dédoubler le temps
Une structure russellienne
La philosophie a fait du temps un problème en
essayant de penser le temps hors du temps, c’est-à- Le logicisme de cette approche, ce qu’elle peut avoir
dire conduit à dédoubler le temps. On est conduit à de logicien, est parlant pour nous. Platon avait

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rencontré les paradoxes du temps déjà dans le maintenant, ne faisait pas autre chose que de décrire
Parménide, le paradoxe que le temps comme tel la chaîne signifiante et le paradoxe intrinsèque au
n’est pas temporel. Aristote, dans son Traité du signifiant – analyse à laquelle Derrida a été conduit
temps, le livre IV de La physique, centre tous les par son approche de Lacan. Il avait mis en valeur
paradoxes du temps sur l’équivoque du maintenant. dans la théorie aristotélicienne du temps l’instance
Il découvre que le maintenant, le pur présent de la lettre opérante.
instantané, est à la fois toujours le même et en même
temps toujours autre, identique et différent, et qu’il a Le temps du grand Autre
donc un très singulier mode d’être. Aristote pense la
singularité de l’être du temps à partir du paradoxe du C’est un fait – c’est en tout cas par là que, nous,
maintenant, c’est-à-dire le paradoxe du shifter nous procédons – que le temps est toujours articulé
maintenant, comme il ne disait pas. Il recule à en au signifiant. C’est pourquoi on peut ordonner les
faire un hypokéimenon, un substrat physique, un philosophies à un paradoxe comme celui de Russell.
sujet logique. Pour lui le maintenant c’est un Les paradoxes du temps se prêtent à être ordonnés
pseudo-être. par un paradoxe purement signifiant et par une
Je passe là-dessus parce que je ne peux pas défalquer disposition purement signifiante comme celle qui
le fait que ce n’est pas une littérature que la majorité engendre le paradoxe de Russell.
de mes auditeurs ait ici pratiquée ou des problèmes C’est ainsi que l’on doit compléter la démonstration
qui les aient fait palpiter. Je ne vous donne que des de Lacan qui concerne l’espace en la transposant sur
articulations essentielles de la question et même le le temps. Qu’est-ce que démontre Lacan ? Il
moyen de vous extraire de vos émois, tout à fait démontre que parler génère le grand Autre comme
éventuels, sur la question. un lieu. Parler suppose une position de la parole,
Ce qui se dégagerait d’une enquête un peu parler se pose toujours en vérité, et, de se poser en
approfondie sur les tourments de la pensée à propos vérité, la parole se déporte d’elle-même vers un
du temps pourrait trouver à se pacifier en autre lieu, le lieu de l’Autre, qui est à la fois le lieu
considérant que le temps a une structure de son adresse et le lieu de son inscription.
russellienne, que le temps est équivalent à la Le concept même du grand Autre chez Lacan
structure d’un ensemble de Russell, c’est-à-dire qu’il suppose un dédoublement de l’espace, suppose la
n’est ni en lui-même, ni hors de lui-même, et qu’il position d’un autre lieu. Si on voulait le dire en
est à la fois les deux. Il n’y a pas de philosophe qui termes philosophiques, c’est un effet pur de la
n’ait été conduit à la fois à vouloir réunifier le temps chaîne signifiante en tant qu’articulée dans la parole.
et à le stratifier. La chaîne signifiante, dans la démonstration de
Il y a des philosophies qui le stratifient, qui le Lacan, pose une extériorité, un ailleurs, elle fait
dédoublent, et cela demande d’élaborer un mode exister l’Autre comme lieu de la parole. Je ne fais
d’être tout à fait singulier pour T2, ou bien ils que vous restituer ce que nous ânonnons tous à partir
unifient ces deux temps, et alors ils engendrent un de «Fonction et champ de la parole et du langage».
être paradoxal dont ils ne parlent qu’en termes La fonction de la parole s’enlève sur le champ du
contradictoires, y compris Heidegger. Heidegger, langage, et ce champ a valeur de lieu de l’Autre.
lorsqu’il est vraiment sur la piste du temps, dit à la C’est d’ailleurs un lieu qui se trouve matérialisé par
fois, dans un langage kantien, que le temps est une l’écriture en tant qu’elle demande une surface
condition de possibilité pour qu’il y ait quelque d’inscription, tandis qu’inversement s’évanouit, dans
chose comme de l’être, et puis il dit en même temps, l’écriture, l’adresse de la parole, d’où la
ce qui est contradictoire, que le temps est délocalisation d’adresse qui s’ensuit.
proprement le Dasein lui-même. Autrement dit, ou Concernant le temps, on peut prendre le même
bien on dédouble, ou bien on crée un être en lui- départ que celui que nous indique Lacan concernant
même contradictoire. l’espace. De la même façon qu’il y a le lieu du grand
Il reste que rien ne démontre qu’on ait jamais pensé Autre, il y a le temps du grand Autre.
le temps effectif, wirklich, autrement que comme
succession. C’est un fait qu’il n’y a pas, pour la Temps stratifié
succession, de repère qui soit supérieur à celui de la
C’est ce que l’on a approché dans le standard
chaîne signifiante elle-même.
lorsqu’on a mis l’accent sur le fait que le temps de la
C’est d’ailleurs ce qui avait conduit le philosophe
séance analytique était le temps de l’Autre et que
Derrida, dans sa lecture du livre IV de La physique,
l’on a mis en valeur l’indépendance de la durée de la
à constater qu’Aristote, à partir du paradoxe du
séance par rapport à votre temps comme sujet. On a

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mis l’accent sur l’altérité du temps et on a souligné éléments, comme il l’évoque pour caractériser ce
la régularité aveugle du temps, absolue, du type qu’il appelle la logique classique, mais une
Turing. La succession des séances pourrait être conclusion intrinsèquement temporelle, liée à un
présentée comme une bande de Turing où l’unité acte.
centrale serait contrainte d’aller toujours de l’avant C’est déjà faire apercevoir que, dans ce que nous
et de marquer + 1. appelons la logique classique, Lacan opère comme
Il y a une perspective où l’analyse se déroule en une suspension du temps. L’attrait propre de la
effet comme une bande de Turing. C’est ce qui logique vient de ce qu’on l’a toujours située hors du
justifie qu’une séance manquée soit considérée temps. On a fait des mathématiques comme la façon
comme une séance faite. Le plus souvent c’est vrai. de faire l’expérience de la vérité hors du temps.
Le temps de la séance que vous manquez, vous le C’est ce qui est singulièrement démenti, par Lacan et
consacrez, comme par miracle, à un moment ou à un pour l’expérience analytique, et qui obéit déjà,
autre à penser à cette réalité psychique à quoi vous même si ce n’est pas apparent, à la singulière
auriez été voué auprès de l’analyste. Mais si une temporalité que comporte le schéma rétroactif de
séance manquée est considérée comme une séance Lacan qui est à devoir guider toute lecture du
faite, c’est parce que l’on dédouble le temps, que «Temps logique».
l’on distingue tout à fait le temps empirique où l’on Si l’on admet de repérer ici la flèche du temps, il est
vient ou l’on ne vient pas et le temps comme tel de clair que ce schéma de la rétroaction comporte une
l’analyse où la petite case inscrite sur la bande de réélection des rapports de l’antérieur et du
Turing reste là, que vous y ayez ou pas inscrit des postérieur. Ce schéma s’inscrit en lui-même en faux
signifiants. La bande a son objectivité propre et contre la nomination univoque de la succession. Ce
l’analyse consiste à installer cette bande de Turing. qui apparaît comme antérieur et postérieur sur le
Il arrive qu’un patient attende et puis il se fait premier vecteur trouve un ordre inverse sur le
impatient, ce qui est contre sa définition, et il s’en second vecteur.
va. Mais il laisse à ce moment-là son vide, comme le
cambrioleur laisse sa trace après être passé. Il y a des
sujets qui adorent se faire voir et puis disparaître.
C’est tout à fait indicatif de leur mode d’être dans
l’analyse.
Le dédoublement du temps est une opération
philosophique constante au cours des siècles. Toute
la théorie de Bergson consiste à dédoubler le temps,
à montrer qu’il y a un temps modelé sur l’espace et
un temps pur. Nous rencontrons aussi bien ce Nous avons déjà sur ce schéma une topologisation
dédoublement du temps chez Lacan. Il a introduit un du temps, qui suppose de s’écarter de ce qui a été
mode du temps qui lui est propre, qu’il a appelé le véhiculé pendant des siècles comme l’évidence
temps logique, et qui se distingue du temps psychologique, pour introduire une mise en forme
empirique. C’est la version lacanienne de T2. Lacan signifiante du réel qui nous fait valoir les relations
aussi a stratifié le temps. qui démentent l’évidence simple de la succession.
*«Les us du laps», L’orientation lacanienne (1999-2000), leçon du 15 mars
Un sujet de pure logique 2000. Texte établi par Catherine Bonningue et Bernard Cremniter. Publié avec
l’aimable autorisation de J.-A. Miller.

Cela peut sembler être une psychologisation du


temps, dans la mesure où l’on peut penser
qu’attendre, se dépêcher, ce sont des valeurs qui ne
trouvent à s’inscrire que par rapport au temps
objectif et qui inscrivent l’affectivité du sujet par
rapport au temps objectif. Or, Lacan prétend que le
sujet qu’il met en scène est un sujet de pure logique
et que cette logique intègre le temps. Il est clair que
la logique n’intègre le temps qu’à condition
d’intégrer l’Autre. Par là même, il introduit un
nouveau type de conclusion logique, qui n’est pas
une conclusion logique intemporelle ou atemporelle,
qui n’est pas articulée à la vision simultanée des

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Enseignement
Un sophisme de l’amour courtois La critique de l’âme, présente dès de début du texte,
Éric Laurent se retrouvera à la fin. Lacan va s’affronter à
«l’opération de la beauté», tout au long du texte, de
L’«Hommage fait à Marguerite Duras du différentes façons. Elle fonctionnera comme un
ravissement de Lol V. Stein» est un texte de Lacan envers de la vision. Il fera du ravissement de l’âme,
écrit en 1965, d’abord publié dans les Cahiers de la psyché, non pas un symbole mais une
Renault-Barrault, publication théâtrale d’auguste opération logique, subjective et temporelle qui
mémoire dans leur livraison de décembre de cette permette de situer les rapports du sujet et du corps.
année. Difficile à trouver dans cette édition, il a été C’est une logique subjective qui va articuler les
republié dans Ornicar ? en 1985 2. J’ai relu ce texte, temps d’ajointement du sujet et de son corps. Le
animé par le commentaire de Jacques-Alain Miller sujet peut-il se compter deux avec son image ?
sur «Le Temps logique et l’assertion de certitude Contrairement à la situation du «stade du miroir»,
anticipée» et la structure de sophisme liant cet Lacan construit dans le Ravissement un véritable
apologue des trois prisonniers. Dans le roman de nœud logique où, dans un double mouvement, le
Marguerite Duras 3, il s’agit aussi de prisonniers, ravissement est expulsion du sujet de son corps, en
mais de prisonniers d’une forme particulière même temps que celui qui assiste à cette expulsion
d’amour que Lacan inscrit dans la série des textes se trouve lui-même contaminé.
sur l’amour courtois. Le roman décrit les étapes de L’opération de la beauté est une façon de désigner
l’enfermement, puis de l’issue donnée à cette l’opération de la forme, de l’image. Elle fait certes
claustration. J’ai voulu suivre les étapes de l’issue, barrière, limite, identification. Mais elle se franchit.
telles que les structurait Lacan, en rapport avec le Avant Lol, Lacan a présenté dans son enseignement
sophisme des trois prisonniers. d’autres moments, d’autres figures du
Le commentaire du texte de Marguerite Duras par franchissement. La barrière de la beauté a déjà été
Lacan a été incité par Michèle Montrelay. Il y fait franchie par Antigone. Il s’agit là de la rupture du
référence dans le texte, mais Lacan connaissait sujet avec son image de vivant, d’un dessaisissement
Duras et son cercle depuis longtemps 4. Ils s’étaient de l’image. Le sujet rompt avec son corps. En termes
perdus de vue depuis quelque temps, et cela a été héroïques, Antigone rompt la frontière du beau et de
l’occasion de retrouvailles en un moment où Lacan l’harmonie de l’image pour aller vers un corps
dialoguait avec les mouvements féministes français. promis à la mort, morcelé par ce qui va l’assaillir
d’horreur. Elle se dépouille de son corps, c’est son
Un et deux mouvement suicide. Dans le Ravissement, ce
moment du sujet est aussi bien le moment de
Le terme de «ravissement» apparaît paradoxal, l’amour où Lacan fait de la dépersonnalisation
antithétique comme souvent les termes qui viennent amoureuse une règle standard. Il retrouve ainsi la
de la mystique. Lacan s’y arrête d’emblée pour vérité freudienne selon laquelle l’amour est une
souligner ce caractère. Si nous nous reportons au forme de suicide : «Dans ces deux situations
récent et remarquable Dictionnaire historique de la opposées, l’état amoureux le plus extrême et le
langue française, nous pouvons y lire que suicide, le Moi, bien que par des voies tout à fait
ravissement, introduit à la fin du XIIIe siècle «a différentes, est écrasé par l’objet» 6. Pour Lacan, la
exprimé jusqu’à l’époque classique le fait d’enlever substitution Moi-objet dans l’état amoureux ne
de force, aujourd’hui réalisé par le mot rapt (de la concerne pas le Moi mais le corps comme tel.
même famille) et, couramment, par enlèvement. Comment donc nouer l’âme et le corps ? Comment
Dans le vocabulaire mystique, le mot désigne une le sujet de l’inconscient résout-il mieux cette aporie
forme d’extase dans laquelle l’âme se sent saisie par que l’âme personnelle, ce mythe central qui, sous les
Dieu comme par une force supérieure à laquelle elle versions platoniciennes ou aristotéliciennes, a
ne peut résister. Il s’est répandu dans l’usage chevillé le sujet au corps ? Une première réponse de
commun avec le sens affaibli d’«état d’une personne Lacan est qu’il n’est pas possible pour cela de se
transportée d’admiration, de joie» (1553). limiter à deux. À deux, le sujet se dédouble et ne sait
L’évolution même du sens du mot conserve le trajet pas où il se trouve. Il est vulnérable à tous les effets
que décrit Lacan : «On évoque l’âme, et c’est la d’égarement. Étant donné la structure du
beauté qui opère 5». Ravissement, c’est spécialement le cas lorsque le

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lecteur s’identifie avec l’héroïne du roman : «À «l’événement». Cette scène est une sorte de pseudo-
presser nos pas sur les pas de Lol,… nous les scène primitive. Elle concerne une mère revêtue
entendons derrière nous sans avoir rencontré d’insignes particuliers. La jeune femme, Lol, se fait
personne, est-ce donc que sa créature se déplace souffler son fiancé par une mère qui a tous les
dans un espace dédoublé ? ou bien que l’un de nous oripeaux de la femme fatale, en particulier la «robe
a passé au travers de l’autre… ?» 7. Si l’on noire». Le sujet, ou pour le moins celle qui se
s’identifie au personnage, si on le suit, si on veut le nomme Lol, vit une expérience de
comprendre, on se perd alors dans un espace sans dépersonnalisation. Le «ravissement» des deux
issue. Il n’y a plus de corps, et pourtant autres la transporte hors d’elle-même. C’est une
dédoublement de l’image. sorte d’enfermement dehors. Lol ne s’est pas trouvée
Pour nous approcher du phénomène par d’autres enfermée dans le drame de la jalousie. Ce drame-là
voies dans l’enseignement de Lacan, faisons appel à supposerait un espace commun aux trois, une rivalité
Antigone. Pour elle, c’est la mort et non l’amour qui imaginaire, une identification symbolique. Elle s’est
surgit comme choix irréductible et provoque sa trouvée privée de lieu, de mot, toute entière dans un
perte. D’autres dispositifs d’écriture – comme celui mouvement d’expulsion hors. Rien, pas un mot,
qu’affectionne Gide – multiplient les doubles et n’est venu lui donner sa place par rapport aux deux
égarent le lecteur, voire le biographe dans ce palais autres. Ce mot aurait pu refermer «les portes sur eux
des glaces narcissique. Pour nous y retrouver, il nous trois». Elle s’en trouve privée.
faut avec Lacan continuer à compter au-delà, jusqu’à Cette atteinte portant sur le système symbolique, le
trois, et localiser la jouissance. Elle prend d’abord la manque d’un mot, s’approche dans le roman de
forme de l’angoisse de mort. C’est ce que Lacan différentes façons : «… si Lol est silencieuse dans la
évoque dans sa «Jeunesse d’André Gide» où, dans le vie c’est qu’elle a cru, l’espace d’un éclair, que ce
monde des dédoublements gidiens, il ne perd pas le mot pouvait exister. Faute de son existence, elle se
fil d’Ariane : «Il sait à la mesure de quels pas filer sa tait… Manquant, ce mot, il gâche tous les autres, les
marche, et quelle ombre, jamais profilée que d’une contamine…» 10. Ce sont autant de façons de décrire
embrasure, désigne la promeneuse redoutable, à ne la rencontre du sujet avec S (A.), le signifiant d'un
jamais laisser que déserte cette pièce d’avance manque de mot dans l'Autre. Face à cet abîme, le
qu’elle garde sur lui dans le tour de l’appartement» sujet ne se soutient que d'un fantasme.
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. Si le lecteur se laisse prendre par les fantasmes de Ce qui a été perdu, ravi, qui n'a pas eu de mot pour
démultiplication, de dédoublement – au lieu de saisir être qualifié se retrouve dans un fantasme. Dans le
la faille qui s’est introduite dans le sujet par même temps où Lol est dépossédée de son corps,
l’angoisse de mort, l’empêchant à jamais de croire à c'est l'indicible de la nudité du corps de l'autre
son unité – ce lecteur se perdra. Il faut donc compter femme qui le remplace. L'événement où elle se
structurellement jusqu’à trois. retrouve enfermée ne cesse de se répéter : «Et cela
Cette structure à trois où nous devons adjoindre à recommence : les fenêtres fermées, scellées, le bal
tous les dédoublements du sujet, la place de la muré dans sa lumière nocturne les auraient contenus
jouissance ou de la mort, index du calcul, se trouve tous les trois et eux seuls». Ou encore : «Il aurait
indiquée dès le «Temps logique». Bien des choses fallu murer le bal, en faire ce navire de lumière sur
rapprochent la structure du Ravissement du «Temps lequel chaque après-midi Lol s'embarque mais qui
logique». Il s’agit bien d’une histoire à trois. Dans le reste là dans ce port impossible...». Dans cet espace
sophisme, ce sont trois personnages, mais un seul clos, statique, proche de l'espace statique de la vision
sujet logique, comme l’a bien montré Jacques-Alain des trois prisonniers, au corps du sujet se substitue le
Miller. Dans l’«Hommage», c’est un même sujet qui corps de l'autre femme. «Il l'aurait dévêtue de sa
ne peut se compter deux, qui «se compte trois». robe noire avec lenteur [...] Le corps long et maigre
Lacan va jusqu’à dire que c’est un «être à trois». de l'autre femme serait apparu peu à peu. Et dans
Cette façon de se compter trois insiste dans ce texte, une progression rigoureusement parallèle et inverse,
et d’abord dans une série de ternaires. Lol aurait été remplacée par elle auprès de
l'homme...» 11. Nous trouvons bien là l'énoncé d'un
Le premier ternaire fantasme où la robe fonctionne comme support du
calcul de la place du sujet. Nous entrons alors dans
Dès la première scène dont le roman «n’est tout une statique du fantasme, un arrêt. «Là tout s'arrête»,
entier que la remémoration» 9, il s’agit du dit Lacan 12.Le «thème de la robe» fonctionne ici
«ravissement de deux en une danse qui les soude, et comme les disques qui supportent le calcul des
sous les yeux de Lol, troisième… à y subir le rapt de prisonniers du «Temps logique» : «Le thème de la
son fiancé». Lacan appelle cette première scène

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robe, lequel ici supporte le fantasme...». En un sens, cherchant, dans une sorte d'errance, à récupérer du
c'est un disque particulier qui n'a plus la topologie regard, resté à l'extérieur, dans les gens qu'elle
tranquille d'un disque. Le sujet ne peut la contempler croise. Cette errance se fixe sur deux personnes qui
en paix, comme ce serait le cas pour un écran. La seront nommées : l'amie de l'époque de l'événement,
robe est support, étoffe, mais le corps qui la porte Tatiana, et son amant du moment, Jacques Hold.
aspire le sujet et en change le statut. C'est alors que se définit une scène qui se répète, et
Lorsque la robe dévoile le corps, lorsqu'un corps en que se constitue un second ternaire, rythmé par une
remplace un autre, le corps ainsi produit se fait selon temporalité propre.
une opération qui touche au regard du sujet. Dans le
déroulement fantasmatique inaccompli, le Le second ternaire
voyeurisme de départ aboutit à la production du
regard. Le corps qui se produit est une surface Le récit nous montre que tout est agencé par Lol,
étrange, puisque c'est «une enveloppe qui n'a plus ni qu'elle a reconnu Tatiana, qu'elle a repéré l'amant,
dedans, ni dehors, et qu'en la couture de son centre qu'elle va se présenter pour pouvoir être reconnue.
se retournent tous les regards dans le vôtre» 13. Cette Dans ce qui peut apparaître comme voyeurisme, elle
opération a sa topologie propre qui ne peut se guette la rencontre des deux amants et le moment où
comprendre sans référence à l'objet et au cross cap. le corps de Tatiana peut apparaître. C'est le «guet où
Lacan présente cette topologie dans «L’Etourdit». Il Lol désormais maintes fois reviendra, d'un couple
y étudie une surface alors définie comme un disque d'amants dans lequel elle a retrouvé comme par
auquel vient s'ajouter une bande de Moëbius : «Une hasard une amie qui lui fut proche avant le drame et
surface déjà piquée d'un point que j'ai dit hors ligne l'assistait à son heure même» 16 .Mais elle veut
de se spécifier d'une double boucle, cette surface, on davantage, elle veut que Hold sache ce qu'elle fait et
peut dire qu'elle est faite de lignes sans point par où qu'il y consente. Dans la bascule actif-passif qui
partout la face endroit se coud à la face envers. C'est caractérise le second ternaire, s'introduit une
partout que le point supplémentaire peut être fixé temporalité seconde, la temporalité propre de
dans un cross-cap».14 Le point de rebroussement de l'angoisse de Hold lorsqu'il se sent visé par le désir
la bande de Moebius où les feuillets de l'envers et de opaque de Lol. Ce second ternaire repose sur l'effet
l'endroit viennent se fondre l'un dans l'autre, se que veut produire Lol, non sur ce qu'elle a subi.
retrouve dans la topologie de la robe : «... en la Hold bascule à la place du sujet car il occupe la
couture de son centre, se retournent tous les regards place du lieu de l'angoisse. Elle surgit lorsqu'il
dans le vôtre». En ce point, Lol franchit les rapports aperçoit Lol en face de la chambre de l'hôtel où il va
qu'entretiennent le regard et l'image dans le stade du coucher avec sa maîtresse. C'est le premier temps. Il
miroir. Celui-ci définit un ajointement entre l'être vu se présente comme l'instant de voir Lol.
et le corps; il est le moment où se décerne un corps. Dans un second temps, Hold se calme lorsqu'il
Il définit un contenant, une boîte à regard. Là, au imagine une première réponse à l'énigme que lui
contraire, le corps se trouve dépossédé du regard et présente Lol. Il imagine un temps de réciprocité.
le retrouve à l'extérieur. Elle doit savoir qu'il sait qu'elle est là. Ce que Lacan
L'objet regard est bien l'objet du roman qui vient énonce «qu'elle se sache vue de lui». Jacques-Alain
perturber toute la dimension de la vision : «Ce Miller a dégagé la structure de réciprocité du temps
regard est partout dans le roman», dit Lacan. Lors de pour comprendre.
la première scène, d'une part Lol est fascinée, d'autre En ce sens, ce second temps lui est homologue.
part elle est le centre des regards. Ensuite, de centre Homologue, car il ne s'agit pas de calcul réciproque
des regards, elle va se trouver privée de son regard. mais de vision. À ce regard aveugle qui le fixe, Hold
Elle passe alors son temps enfermée, séparée du imagine une vision.
regard des autres. Elle rencontre dans cette période Vient alors le troisième temps; sans savoir ce qu'il
d'isolement celui dont elle accepte de faire son mari. fait, il montre Tatiana dans sa nudité de façon
Elle disparaît de la ville où s'est produit le propitiatoire. L'objet qui rend propice est là pour
traumatisme un moment, le temps de mener un bien disposer à son égard le désir énigmatique de
semblant de vie «normale», dans une vie de pure Lol. Il consent à lui obéir, même s'il ne sait pas très
imitation. «Lol imitait, mais qui ? les autres, tous les bien à quoi il obéit. Le troisième temps est un temps
autres, le plus grand nombre possible d'autres de certitude. Ce n'est pas une assertion de certitude
personnes» 15.Elle devient mère, puis elle revient sur anticipée, c'est une certitude détachée du processus
les lieux après cette parenthèse. Elle est alors décrite qui a eu lieu: «C'est dans la certitude d'obéir au désir
par l'auteur comme déambulant dans la ville, de Lol qu'il va besogner son amante».

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Lacan précise bien qu'il ne s'agit pas dans la quête de par le fantasme. Hold ne refermera son étreinte que
Lol d'une opération du même ordre que celle de sur la dispersion de Lol dans le délire. La folie est le
Dora contemplant les mystères de la féminité dans la terme du ravissement, de la perte de Lol. À la sortie
Madone de Dresde : «Ne vous trompez pas sur la de la prison extime d'une remémoration immobile
place du regard. Ce n'est pas Lol qui regarde, ne dans laquelle Lol se déplaçait, il y a traversée.
serait-ce que de ce qu'elle ne voit rien. Elle n'est pas Nous avons donc suivi la temporalité de deux séries.
le voyeur. Ce qui se passe la réalise». La réalisation D'abord l'événement, puis le fantasme qu'il met en
du sujet, de ce sujet-corps qu'est devenue Lol, place dans un suspens sans fin. Il faut ensuite
comment s'opère telle ? l'immixtion de Hold, sa participation à ce fantasme.
Elle est «réalisée» car elle devient la tache dans le Elle ne s'affiche que par un temps de réciprocité,
spectacle. Elle n'est pas le voyeur, elle est la tache. puis de montage pulsionnel entre Lol et Hold. Après
Elle sera cela pour Hold. Cette place répond à son cette immixtion, le mouvement reprend, il y a
interrogation sur la féminité de Tatiana. voyage vers les lieux de l'événement. Lors de ce
Contrairement à Dora, elle ne s'arrête pas à voyage, il y a rupture de la prothèse du «je pense» et
l'harmonieuse beauté de la Madone. Lorsqu'elle bascule dans la folie.
rencontrera l'amant chez Tatiana, elle lui dira que ce
qu'elle veut voir : «Votre chambre s'est éclairée et L'issue effective, la sublimation, et la séparation
j'ai vu Tatiana qui passait dans la lumière. Elle était
nue sous ses cheveux noirs» 17. Cette «nudité» va Lacan a l'élégance d'ajouter aux ternaires distingués
au-delà de la forme narcissique «où les amants dans le roman, le ternaire qu'il compose en
s'emploient à contenir leur énamoration» 18. C'est commentant le livre de Marguerite Duras. Il
maintenant Jacques Hold qui se retrouve sans structure de la même façon que précédemment ce
repères narcissiques. Il va trouver son lieu dans le dernier ternaire entre un «je pense», un «je sais» et
fantasme, l'être à trois où Lol se suspend. Il cesse un objet de jouissance. De façon humoristique, il
d'être le lieu de l'angoisse en basculant dans la dénonce la place du «je pense» de prothèse que vient
temporalité du fantasme Lol. à occuper le commentaire psychanalytique d'une
L'être à trois articule les deux termes dégagés par oeuvre. L'auteur, Duras, sait quelque chose sur la
Lacan dans sa Logique du fantasme, le «je pense» et jouissance en jeu dans l'être à trois, sans en avoir le
le «je suis» avec le troisième terme, l'objet regard. savoir. Il n'est pas nécessaire de lui «restituer» son
Le lieu du «je pense», c'est Hold qui fait prothèse savoir. Lacan se garde de vouloir, comme Hold,
pour Lol. Il se retrouve «narrateur du roman» mais, comprendre. Il constate que Duras sait quelque
dit Lacan, pris dans cette espèce de «mauvais rêve chose sans en avoir la pensée. C'est un savoir qui ne
qui fait la matière du livre» 19. Le livre contient en se localise pas dans un «je pense». Elle n'est donc
effet beaucoup de procédés rhétoriques qui relèvent pas plus encombrée «de la conscience d'être dans un
des procédés du récit de rêve ou de cauchemar : les objet», son oeuvre ou un fantasme précis. Elle a
errances sans but dans une atmosphère déjà, dit Lacan, «récupéré par son art» la jouissance
crépusculaire, le ne pas pouvoir bouger, le en jeu dans l'objet. Le tact de Lacan est d'autant plus
ralentissement, l'étrangeté. De l'autre côté, la méritoire qu'il n'était sûrement pas sans ignorer que
«conscience d'être», la conscience d'être objet de ces scènes à trois étaient la matière même de la vie
jouissance est Tatiana. L'objet regard, c'est Lol érotique de Marguerite Duras.
réalisée. Lacan définit alors l'opération de sublimation
Cette distribution, cet équilibre précaire vont se comme une opération de récupération de l'objet de
rompre lorsque, au lieu de se laisser faire par Lol, jouissance anticipée par l'art : «Cet objet, elle l'a
d'incarner le rôle qui lui est dévolu dans la loi de déjà». Jacques-Alain Miller soulignait combien
Lol, il veut lui servir directement de chevalier l'assertion de certitude anticipée du «Temps
servant en court-circuitant Tatiana. Il veut la logique» ne va pas sans un temps de vérification. Ne
«comprendre». Il repasse avec elle par les lieux où pourrait-on pas dire, de façon homologue, que la
s'est produite la scène de l'événement comme une sublimation de l'art se présente à nous comme une
sorte de «moi auxiliaire», accompagnant la assertion de récupération anticipée de l'objet?
déambulation d'un commentaire. Il pousse le soin Encore faut-il le vérifier par l'épreuve du discours
jusqu'à lui faire l'amour dans une étreinte qui relève psychanalytique. A situer la sublimation durassienne
du soin. Par un pathétique de la compréhension, il comme une «récupération de l'objet», il l'inscrit dans
veut rejoindre l'intime de Lol. Le court-circuit la catégorie des modes de techniques érotiques où il
provoque un déclenchement. Lol n'est plus soutenue avait déjà inscrit les productions de l'amour courtois.
Lacan profite de l'homonymie entre le prénom de

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Marguerite de Navarre et de l'origine géographique entre l’affermissement doctrinal du mariage


proche du nom de «Duras» pour rapprocher les catholique et le développement du discours courtois
oeuvres des deux «Marguerite». Ce rapprochement à ses côtés, comme une sorte de soupape de sécurité.
n'est pas sans d'autres motivations puissantes. Lacan connaît la thèse de Fevre et l’admet, mais
Marguerite de Navarre, soeur du roi de France, écrit souligne que cette fonction «sociologique» laisse de
sa grande oeuvre, l'Heptaméron, dans une époque côté le véritable traitement de la douleur d’exister,
contemporaine de la véritable introduction dans la «de la peine de vivre». Il faut sans doute déjà
langue française du terme de «ravissement». Elle qui reconnaître dans le texte sur Gide un usage critique
était une mystique «sévère et militante», forme le de la thèse de Fevre : «Il n’y a rien là qui ne se
projet d'écrire un Décaméron français. L'original soutienne d’une tradition très antique, et qui ne
avait été écrit par Boccace deux siècles avant, mais rende légitime l’évocation des nœuds mystiques de
la France vit alors sous l'emprise de l'introduction l’amour courtois» 22. La véritable question est
des moeurs italiennes. Elle est «mise en éveil par la plutôt : comment faire apparaître dans un discours
traduction de Boccace en français qu'achève Antoine l’hétérogénéité existant entre l’objet cause du désir
Le Maçon (1541)». Le projet de Marguerite voulait et l’objet d’amour ?
se distinguer de l'original italien par un trait : il ne Le traitement véritable consiste à maintenir un
contiendrait pas de nouvelles inventées. Rien «qui discours qui ne voile pas leur caractère irréductible.
ne soit véritable histoire, c'est Parlamente qui nous Lacan oppose les techniques sociales comme
l'apprend dans le prologue de l'Heptaméron» 20. l’idéologie du conjugo qui visent à la réduction à
C'était un projet qui s'était fomenté au sein de la deux termes de la structure du rapport entre les
Cour. François 1" s'était fait fort de réunir autour de sexes, et celles qui préservent l’irréductible de la
lui dix des plus éminents courtisans, dames et structure, «la relation de structure qu’à être de
messieurs ; chacun en aurait choisi dix, cela aurait l’Autre, le désir soutient à l’objet qui le cause» 23.
fait cent. Le projet était de recueillir des histoires de Dans un cas il y a illusion et mensonge, dans l’autre
couples qui soient vraies, des histoires d'amour il y a sérieux.
contemporaines. Le projet allait même jusqu'à Du caractère indomptable de l’amour et du désir,
bannir poètes et écrivains pour s'assurer de la non- Lacan prend comme référence la nouvelle X de
fiction des histoires ainsi obtenues. Les courtisans l’Heptaméron 24. Elle a toujours posé problème aux
ayant beaucoup de qualités mais pas celle de la commentateurs, même aux plus récents. Elle
persévérance dans l'art d'écrire, Marguerite de apparaît en général comme la plus incompréhensible
Navarre s'est bientôt retrouvée seule à poursuivre le dans le comportement des personnages, et l’on
projet. Cet accent de vérité, d'anti-rhétorique, de conclut volontiers sur son caractère artificieux,
réalisme que comporte l'Heptaméron, intéresse proche des conventions du roman de chevalerie 25.
spécialement Lacan dans ce qu'il entend par Elle est pour Lucien Fevre une «énigme opaque»,
«convention technique de l'amour courtois». note Lacan. C’est l’histoire d’un chevalier qui aime
Pour montrer que la sublimation durassienne a d’un amour impossible une princesse de haut rang.
atteint son but, il ne s'intéresse pas au succès de Avec un calcul et une ingéniosité remarquables, il
l'oeuvre, «au nombre d'exemplaires vendus», mais il épouse une femme de la cour dont le rang lui est
s'intéresse tout de même à la réception de l'oeuvre. Il accessible pour être auprès de son élue. Il fait tout
recueille de la bouche de Duras même que le cela dans une courtoisie admirable, jusqu’au jour où
courrier des lecteurs et lectrices spécialement il coince la princesse inaccessible et tente de la
témoigne de ce que la forme d'amour de cet étrange violer. La princesse déjoue ses plans. Il a joué son
ménage à trois a été reconnue comme telle : va-tout ; bien qu’elle n’en souffle plus mot, il sait
«Marguerite Duras me témoigne d'avoir reçu de ses qu’il n’a plus aucune chance. Il ne lui reste qu’à
lecteurs, un assentiment qui la frappe, unanime à s’exiler et à mourir glorieusement sur le champ de
porter sur cette étrange façon d’amour» 21. L’effet de bataille. C’est ce montage que les commentateurs
réel, de non-rhétorique, a été reconnu par celles et trouvent invraisemblable psychologiquement. Lacan
ceux à qui l’histoire s’adressait. relève le gant et note, dans un chiasme saisissant,
C’est ainsi que Lacan vient à opposer «la convention que si Lucien Fevre avait lu Marguerite Duras, il
technique de l’amour courtois» et l’usage du roman aurait reconnu la vérité de cette histoire d’amour
qui a prévalu dans le romanesque. Le roman a mis dans laquelle le sujet s’engage par la voie suicidaire.
l’accent sur la fiction, au lieu de s’en tenir au recueil L’historien aurait pu lire la romancière du temps
d’histoires vraies qui marque toute la technique présent pour saisir ce que notre monde et celui de la
courtoise. Lucien Fevre met l’accent sur le parallèle Renaissance ont en commun.

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L’héroïsme amoureux des personnages de Duras a Ce mythe fait tenir ensemble l’âme et le corps. Cette
rapport avec la «structure d’au-delà», la opération ne s’accomplit pas sans de multiples
transgression héroïque pour atteindre la Chose que, étayages, y compris dans le mythe chrétien. Lacan
si nous suivons J.-A. Miller, Lacan avait dégagée souligne, dans le dernier paragraphe de son texte, la
dans Le Séminaire, L’éthique de la psychanalyse. complexité du montage. Le point de vue chrétien ne
Lacan situe bien le lieu où se tiennent les se satisfait pas si facilement de l’âme telle que
personnages de Duras comme «le seuil de l’entre- Platon et Aristote l’avaient dégagée. Pour faire tenir
deux-morts», lieu de la jouissance et non pas ensemble le corps, le savoir du vivant et Dieu, le
«simplement ce que croient ceux qui en sont loin : le christianisme a rajouté un ensemble de vertus dont
lieu du malheur» 26. Mais là, Lacan apprécie le fait les Grecs n’avaient nul besoin. Ce sont les vertus
que les personnages de Duras ne sont pas des héros. théologales : Foi, Espérance et Charité. Comme le
Ils sont «de notre commun». Ils sont une version note le Catéchisme de l’Église Catholique 29, «les
plus courante de l’héroïsme sublimatoire amoureux. vertus théologales adaptent les facultés de l’homme
Ce mouvement correspond à l’intérêt pour la à la participation de la nature divine car les vertus
«fragmentation» de la jouissance que Lacan montre théologales se réfèrent directement à Dieu […] Elles
dans les années où il écrit Le Séminaire XI. Lacan fondent, animent, et caractérisent l’agir moral du
termine d’ailleurs son texte en faisant référence à un Chrétien». Veillant sur l’agir moral, elles assurent
autre roman de Duras, Dix heures et demie du soir les liens du vivant si peu moral et du signifiant.
en été, dont les personnages sont ramenés encore Lacan résume leur fonction en disant qu’elles
plus près de nous. Dans une intrigue néo-policière «chevillent l’âme au corps». C’est ce qui permet au
parfaitement homologue à celle du Ravissement, mythe chrétien de prendre le relais du mythe grec, et
mais traitée d’un point de vue plus «réaliste», nous de continuer à soutenir que «l’unité de l’âme et du
retrouvons deux femmes et un homme autour d’une corps est si profonde que l’on doit considérer l’âme
scène-clé. Une femme regarde sur le balcon d’en comme la forme du corps ; c’est-à-dire, c’est grâce à
face son amie, la femme qu’elle adulé, se faire l’âme spirituelle que le corps constitué de matière
prendre par l’homme qui est son mari, alors qu’un est un corps humain et vivant» 30.
meurtrier fuyard traverse le champ 27. La femme qui Lacan a souvent repris et critiqué la nécessité de
est séparée des deux et qui est fixée à l’alcool, se cette hypothèse. La définition des «paradigmes de la
demande si elle va continuer à se suicider à l’alcool jouissance» correspond à chaque fois à un mode
ou encore aller tuer l’homme qui la trompe, son d’ajointement de la jouissance et du sujet, ou encore
amie, et/ou sauver le meurtrier de la foule policière du corps vivant avec l’objet de jouissance. Au
qui le traque. moment où Lacan écrit l’«Hommage…», il s’agit
Ce trajet vers la «menue monnaie de la jouissance» pour lui de cheviller l’inconscient structuré comme
est celui que nous a montré J.-A. Miller dans les une pulsion à la vie. Dans Le Séminaire XI, il
différents «paradigmes» qu’elle a présentés dans évoque le vase pulsionnel et l’objet qui le remplit
l’enseignement de Lacan. «Dans L’éthique de la sans le satisfaire. Dans ce Séminaire, «il appelle
psychanalyse, nous avons la jouissance connectée à séparation en fait la récupération de la libido comme
l’horreur […] Dans Le Séminaire, Les quatre objet perdu» 31, et matière de tous les objets perdus.
concepts fondamentaux…, le modèle du rapport à la «Avec le couple des opérations aliénation et
jouissance, c’est l’art, le tableau, la contemplation séparation, la jouissance est en quelque sorte reprise
pacifique de l’œuvre d’art» 28. Reconnaître chez dans un mécanisme» 32. Cette reprise sera aussi celle
Duras les héros de Marguerite de Navarre, c’est qu’il effectue dans l’«Hommage…». L’objet
aussi bien reconnaître ce qui ne cesse de s’échanger «récupéré» par l’art de Duras s’inscrit dans cette
de la jouissance irréductible. Le roman perspective. Lacan évoquera dans une formule
contemporain n’a pas pour fonction de nourrir la saisissante «les noces taciturnes de la vie vide avec
fiction, il a la vocation de faire reconnaître cet l’objet indescriptible». De cette magnifique formule,
irréductible dans les histoires de désir d’aujourd’hui. J.-A. Miller a restitué le mathème dans ses
Cependant, pour reconnaître aux conventions paradigmes. Les bords pulsionnels et l’objet a sont,
techniques de l’amour courtois la qualité de mettre à pour la psychanalyse, les seules chevilles et les seuls
jour la structure d’irréductible de la cause du désir, il trous dont elle s’occupe. Ils lui permettent de faire
faut sans doute faire un pas de plus. Il reste à se tenir ensemble, sans artefacts inutiles, les histoires
défaire «du mythe de l’âme personnelle» dont se d’amour et de désir que nous recueillions dans
soutient encore Marguerite de Navarre. l’Heptaméron contemporain qu’est notre pratique.

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1. Ce texte réécrit l’exposé fait en juin au cours de J.-A. Miller. Il tient compte
des commentaires que celui-ci a faits, particulièrement sur la place du regard et
du «non-regard».
2. LACAN J., «Hommage fait à Marguerite Duras du ravissement de Lol V.
Stem», Ornicar ? n°34, Paris, Navarin, juillet-septembre 1985.
3. DURAS M., Le Ravissement de Lol V Stein, Paris, Gallimard, 1964.
4. ADLER L., Marguerite Duras, Paris, Gallimard, 1998, p. 253.
5. LACAN J., op. cit., p. 7.
6. FREUD S., «Deuil et Mélancolie» (1915), Métapsychologie, Paris,
Gallimard, 1968, p. 163.
7. LACAN J., op. cit., p. 7.
8 LACAN J., «Jeunesse de Gide», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 750.
9 Ibid.
10 DURAS M., Le Ravissement… p. 54.
11 Ibid., p. 56
12 DURAS M., «Hommage…», p. 9.
13 Ibid., p. 10.
14 LACAN J., «L’Étourdit», Scilicet n°4, Paris, Seuil, 1973, p. 39.
15 DURAS M., Le Ravissement… p. 37.
16 DURAS M., «Hommage…», p. 8.
17 DURAS M., Le Ravissement… p. 134.
18 .DURAS M., «Hommage…», p. 11.
19 Ibid.
20. FEVRE L., Amour sacré, amour profane, autour de /Heptaméron, Paris,
Gallimard, 1944, p. 201.
21. DURAS M., «Hommage…», p. 12.
22 LACAN J., «Jeunesse de Gide», op. cit., p. 754.
23 Ibid.
24 Marguerite de Navarre, Heptaméron, Paris, Garnier-Flammarion, 1982, p.
94.
25. Simone de Reyff, éditeur du texte dans l’édition parue chez Garnier-
Flammarion en 1982, note : «L’étrangeté que revêt cette nouvelle à nos yeux
ne réside pas tellement dans la psychologie hésitante des personnages que dans
l’ambiguïté des jugements de valeur qu’elle suggère».
26. DURAS M., «Hommage…», p. 12.
27. DURAS M., Dix heures et demie du soir en été, Paris, Gallimard, 1960, pp.
50 et sq.
28. MILLER J.-A., «Les paradigmes de la jouissance», La Cause freudienne,
n°43, Paris, Navarin Seuil, p. 15.
29. MAME Plon, Paris, 1992.
30. Catéchisme de l’Église catholique, à la rubrique «âme».
31. MILLER J.-A., «Les paradigmes de la jouissance», op. cit., p. 16.
32 Ibid.

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Étude
Lol V. Stein, la dérobée signification singulière à Lol du phénomène de
Catherine Lazarus-Matet remplacement donne l’idée d’une autre stratégie
chez un sujet non divisé.
«Lol : Je n’ai plus aimé mon fiancé dès que la
femme est entrée… Quand je dis que je ne l’aimais Lol n’était jamais bien là
plus, je veux dire que vous n’imaginez pas jusqu’où Un passage du texte de Lacan résonne avec
on peut aller dans l’absence d’amour. remplacement et concerne la place de Lol. Ce
Jacques Hold. : Dites-moi un mot pour le dire. Lol : passage suit un résumé du bal : «N’est-ce pas assez
Je ne connais pas. pour que nous reconnaissions ce qui est arrivé à Lol
J. H. : La vie de Tatiana ne compte pas plus pour et qui révèle ce qu’il en est de l’amour, soit de cette
moi que celle d’une inconnue, loin, dont je ne image, image de soi dont l’autre vous revêt et qui
saurais même pas le nom. vous habille, et qui vous laisse quand vous êtes
Lol : C’est plus que ça encore. dérobée, quoi être sous ? Qu’en dire quand c’était ce
J. H . : C’est un remplacement.» soir-là, Lol toute à votre passion de dix-neuf ans,
votre prise de robe et que votre nudité était dessus, à
En quelques mots, Lol V. Stein donne à Jacques lui donner son éclat ? Ce qui reste alors, c’est ce
Hold et au lecteur quelques clés hermétiques sur ce qu’on disait de vous quand vous étiez petite, que
qui s’est produit pour elle avec l’événement de la vous n’étiez jamais bien là. Mais qu’est-ce donc que
salle de bal du casino de T Beach. Dans ce bref cette vacuité ? Elle prend alors un sens : vous fûtes,
échange, elle dit beaucoup : la disparition brutale de oui, pour une nuit jusqu’à l’aurore où quelque chose
l’amour, la profondeur de cette absence, le rôle à cette place a lâché : le centre des regards».
instantané de la femme dans la fin de cet amour, Si ce passage contient plus d’un élément précieux,
qu’elle ne demande pas que Tatiana ne compte plus en particulier l’objet en cause, le regard, et la place
pour Jacques Hold, qu’il n’y a pas de mot pour dire spéciale ici du centre des regards, qu’Éric Laurent a
qu’elle est au-delà de ce qu’il tente de saisir. déplié pour nous ici, un autre point est celui-ci : Lol
Mais il réduit tout en un mot unique, pas n’était jamais bien là. C’est à partir de ce «jamais
énigmatique en lui-même, banal, ordinaire, que Lol bien là» que je tenterais de dire ce que le roman nous
ne conteste pas, elle qui corrige auprès de lui toutes apprend sur Lol et la féminité.
les tentatives de compréhension, toujours inexactes, Et la question de sa place, nouée à celle du regard,
un mot dont la signification se révélera étrange sous occupe Lol tout au long du roman. Ce qui fit
sa simplicité : remplacement. événement, c’est qu’elle trouva sa place dans le
Lacan reprend ce terme dans son «Hommage à moment de réunion d’elle et du couple dans sa
Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein», danse. Place et remplacement, l’un englobant l’autre,
quant il écrit que le fil à suivre avec Lol va jusqu’à sont deux termes essentiels qui accompagnent les
«l’indicible de cette nudité qui s’insinue à remplacer mouvements du regard et du temps.
son propre corps». Où mettre son corps ? C’est la réponse à cette
Au début du roman, Lol est une jeune fille, fiancée, question que trouve Lol. Lors du bal, elle rencontre
à la fin elle est la maîtresse de Jacques Hold, femme quelque chose qu’elle construira plus tard. «J’ai été
adultère, entre-temps elle est épouse et mère, et longtemps à le mettre ailleurs que là où il aurait dû
quelques phrases dépeignent l’adolescente. Aussi me être. Maintenant je me rapproche de là où il serait
suis-je laissé instruire, au long de ma promenade heureux».
avec Lol, par ce que Marguerite Duras livre quant à Quand dit-elle cela ? Dans un moment amoureux
ces différentes figures féminines, où apparaît un avec Jacques Hold, où, le regard d’évanouie, dit le
nouage entre temporalité, place et féminité, nouage texte, elle murmure le prénom de Tatiana. Son corps
différent selon la place, précisément de Lol, qui serait heureux là où viendrait le remplacement, la
habite ou pas ces figures de la femme. disparition de son corps dans le mouvement inverse
La stratégie hystérique du désir, comme l’a énoncé au geste de l’homme qui enlèverait la robe de la
Jacques-Alain Miller – une femme faisant d’un femme, faisant apparaître sa nudité, geste qui ne
homme son homme de paille auprès d’une femme pourrait avoir lieu sans elle.
qui concentre les mystères de la féminité – cette
stratégie semble pouvoir s’appliquer à Lol, mais la

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Hors de la région du sentiment un poème de deux pages, sans autre scansion que
celle de la succession des vers dont voici les
Tatiana, la compagne de danse de l’adolescence, premiers :
suppose que la maladie de Lol remonte à bien avant «Il me revient quelquefois
la scène du bal : «Au collège, dit-elle, il manquait Ce refrain moqueur
déjà quelque chose à Lol pour être – elle dit là». Si ton cœur cherche un cœur
«Elle donnait l’impression d’endurer dans un ennui Ton cœur est ce cœur
tranquille une personne qu’elle se devait de paraître Et je me deux
mais dont elle perdait la mémoire à la moindre D’être tout seul…»
occasion». Apollinaire y conjugue «se douloir» en un «je me
«Elle était drôle, moqueuse, très fine et bien qu’une deux», je souffre, souffrance de Lol, à qui Lacan
part d’elle-même eût été toujours en allée loin de veut faire dire «je me deux», parce qu’elle est seule,
vous et de l’instant». coupée du couple, qui là ne ferait plus qu’un, à
Tatiana pensait que c’était le cœur qui n’était pas là. savoir ce qui manque à Lol pour être trois.
«Il semblait que c’était cette région du sentiment,
qui, de chez Lol, n’était pas pareille». D’où la Dix ans hors ravissement
question intriguée de Tatiana, quand elle apprit les
fiançailles de Lol : qui aurait bien pu retenir son Quand Lol s’apaisera, elle sortira de chez elle la
attention entière ? nuit. La nuit parce que l’aurore c’est la fin du bal.
Lacan donne la voie vers la réponse : «On dit que ça Elle croise lors de sa première sortie celui qui sera
vous regarde, de ce qui requiert votre attention». très vite son mari.
La scène du bal inscrit d’emblée un mouvement C’est l’entrée dans les dix ans sur lesquels on passe
inverse entre Lol et la femme fatale. Lol y arrive en rapidement dans le roman. Dix ans hors ravissement,
fiancée, mais repart avec sa mère. Anne-Marie dont il est dit suffisamment pour s’y arrêter un peu.
Stretter y arrive en mère, accompagnée de sa fille Lol mène une existence conventionnelle, bourgeoise,
qui fuit le bal. Reste la femme. La mère de Lol fait réglée et rythmée comme du papier à musique, par
écran entre sa fille et le couple. Lol renverse de la un ordre glacial et rigoureux.
main l’écran, écrit Marguerite Duras, pour faire Lol est dans un autre cadre, celui de l’apparente
durer l’instant fulgurant où son attention entière est retrouvaille avec son corps, son identité, et la région
retenue. du sentiment. Elle a quitté sa ville natale, lieu de
La captivation est interrompue par le départ du l’abandon.
couple. Un jour Lol dira à Jacques Hold, à propos de Ce cadre est celui de sa maison qui la sépare de celui
ce moment de rupture, où elle s’évanouit : «Oui, je du bal. Là, à l’intérieur, elle est épouse fidèle, mère
n’étais plus à ma place. Ils m’ont emmenée, je me de trois enfants, femme d’intérieur accomplie. Elle
suis retrouvée sans eux». «Je ne comprends pas qui ne sort presque jamais.
est à ma place». La vie est rythmée comme un mouvement
Pendant les quelques semaines de prostration qui d’horlogerie. Tout n’est qu’ordre et calme.
suivront, pendant la crise, Lol tentera de conjurer la Lol dira à Jacques Hold que son mari croyait l’avoir
fuite du temps, le retour de l’ennui, pour retrouver ce sauvée du désespoir. Elle ne l’avait pas démenti,
moment d’éternité de l’être-à-trois, en prononçant pour le rassurer, parce qu’il avait peur qu’elle ne
une phrase, toujours la même : «Il n’était pas tard, rechute. «Je ne lui ai jamais dit qu’il s’agissait
l’heure d’été était trompeuse. Sortie brutalement du d’autre chose». Cet «autre chose» fait écho à une
temps de suspens, elle dira encore «C’est long d’être réponse qu’elle donne parfois quand on l’interroge
Lol V. Stein». sur ce qui lui est arrivé. «On s’est trompé sur les
Le temps de crise est interprété par l’entourage raisons».
comme le résultat de l’absence inexplicable de On comprend que Lol garde, en secret, en elle, le
douleur lors de l’abandon par le fiancé. Mais Lacan bal, mais pendant dix ans, dans les semblants de sa
note qu’elle ne peut dire qu’elle souffre. Et il vie familiale, elle est une épouse et une mère sinon
propose de saisir cette souffrance qui ne peut se dire heureuse, du moins joyeuse.
de la façon suivante : «… pour toucher, écrit Lacan, Mais elle n’a pas d’identité propre. Sa maison, son
à ce que Lol cherche à partir de ce moment, ne nous intérieur, est l’intérieur des autres. Le soin qu’elle
vient-il pas de lui faire dire un "je me deux", à porte à la décoration de sa maison est la
conjuguer douloir avec Apollinaire». reproduction stricte de ce qu’elle voit ailleurs. Elle
Et c’est dans «Le guetteur mélancolique» est regardée par l’uniformité ambiante. Sa vie est
qu’Apollinaire conjugue cet inhabituel douloir, dans réglée par l’Autre, le temps de l’horloge, Autre

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temporel scandé par les tâches domestiques. Cadrée «Le corps long et maigre de l’autre femme serait
par les murs de la maison, elle trouve un semblant de apparu peu à peu. Et dans une progression
place et peut laisser le temps passer. Et ça tient dix rigoureusement parallèle et inverse Lol aurait été
ans. Entre d’autres murs que ceux qu’elle voulait remplacée par elle auprès de l’homme de T. Beach».
dresser autour du bal. Je cite encore : «Remplacée par cette femme, au
Son mariage lui a convenu. Son mari l’a choisie, lui souffle près. Lol retient ce souffle : à mesure que le
épargnant, dit-elle, d’avoir eu à trahir l’abandon corps de la femme apparaît à cet homme, le sien
exemplaire dont elle avait été l’objet, et lui évitant s’efface, volupté, du monde».
d’avoir à choisir elle-même un remplaçant unique à Tatiana dira : «Elle se promenait pour mieux penser
qui l’avait abandonnée. au bal». «Elle le réchauffe, le protège, le nourrit, il
Son mari occupe une place précise, en même temps grandit, sort de ses plis, s’étire, un jour il est prêt».
qu’indifférenciée, d’avoir été le premier venu. Elle «Elle y entre chaque jour», «Elle ordonne sa
souriait au tout-venant lors de la première sortie véritable demeure», dira Jacques Hold.
nocturne où il la croisa, et il se crut spécialement
regardé par elle. Le bonheur

Lol invente la promenade Un jour, en effet, le bal est prêt, dans la pensée de
Lol, dix ans après.
Après ces dix ans, le couple revient dans la ville Tatiana n’aura de cesse d’interroger Lol sur le
natale de Lol. Et c’est quand elle verra depuis son bonheur dont elle parle. Elle ne peut rien en dire.
jardin, derrière une haie, comme lorsqu’elle était Sauf, à un moment où, dans les bras de Hold, elle
cachée derrière les plantes dans la salle de bal du regarde Tatiana et dit : «Mon bonheur est là». A
Casino, un homme, encore inconnu, Jacques Hold, trois. Le bonheur ne survient qu’avec la construction
embrasser une femme que commencent ses du fantasme. En effet, la fin du bal l’avait laissée
déambulations quotidiennes. Elle invente la seule et affolée, après le premier temps de
promenade, écrit Marguerite Duras. ravissement, sans voix. Mais par son travail de
En effet, c’est à ce moment précis que va reconstitution de l’instant de la fin «il ne reste, écrit
commencer le travail de construction du fantasme, Duras, que son temps pur, d’une blancheur d’os». La
du geste de l’homme enlevant la robe de la femme. fin du bal s’est complétée d’un après. D’abord «les
Ce baiser rappelle confusément quelque chose à Lol. fenêtres fermées, scellées, le bal muré les auraient
Et Lol croit reconnaître la femme. Un vague contenus tous les trois et eux seuls». Premier temps
souvenir affleure sa mémoire, sans plus. Mais qui du bonheur, dans le suspens du temps, qui la laisse
l’entraîne à suivre l’homme, qui sera l’homme de la agitée. L’être-à-trois ne sera accompli, noué,
situation, la femme embrassée étant l’amie qu’avec l’invention du geste qui dénude la femme,
d’enfance, Tatiana, dont la présence aux côtés de mais ce ne sera que lorsque Lol se saura vue de
Lol lors du bal avait été oubliée. Jacques Hold, alors qu’il s’occupe comme il
Hors de la maison, Lol pense et repense au bal. Le convient de Tatiana, que le bonheur sera plus net,
cadre des semblants de la maisonnée s’effrite «un peu plus calme seulement», note Lacan.
doucement, au rythme où la pensée avance. Elle Son bonheur, Lol dit que c’est celui de son corps,
pense chaque jour au bal. elle sait où son corps serait heureux, dans son
Jacques Hold dit : «Ce qui l’intéresse, c’est la fin du remplacement par la nudité de la femme.
bal, ce moment où l’aurore la sépare définitivement Pendant les dix années loin du bal, Lol était joyeuse,
du couple, la laissant sans voix et sans mot, mais de plus en plus joyeuse, apprend-on. Au calme et
certaine que quelque chose aurait dû advenir». très affairée. C’est manifestement très différent du
«À cet instant précis, celui de la fin du bal, une bonheur du ravissement. Un jour Lol dit à Jacques
chose, mais laquelle ? écrit Marguerite Duras, aurait Hold qu’elle a peur que ce qui s’est passé il y a dix
dû être tentée qui ne l’a pas été.» Et Lol reconstitue ans ne recommence. Que craint-elle ? «De se
au fil de ses promenades l’instant de la fin du bal. retrouver sans eux», dit-elle. Et si cela arrivait, ne se
Un long passage du roman décrit le détail des tromperait-on pas encore sur les raisons, la
pensées de Lol sur la fin du bal et ce que, dix ans laisserait-on alors continuer ses promenades ? C’est
plus tard, elle invente à la fin du bal (pp. 50-57, ed. cela qu’elle veut, qu’on la laisse à son bonheur, à
Gallimard, nrf). Ce geste qui ne pouvait avoir lieu son ravissement, alors que d’avoir voulu l’en sauver
sans elle. Il est écrit : «Elle est avec lui, ce geste, et la comprendre, note Lacan, elle est devenue folle.
chair à chair, forme à forme, les yeux scellés à son Lol ne demande pas à être comprise.
cadavre».

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Le mari de Lol avait une confiance totale en elle, disparaît, elle est en l’autre, remplacée. Elle fait
pensant qu’une femme qui avait ainsi aimé son exister, nouée à elle, la beauté, pur regard, du corps
fiancé ne pourrait le tromper. Il la pensait incapable de la femme.
d’invention, elle qui n’avait rien inventé dans sa vie Le temps en trop est celui où faire la femme auprès
réglée par le cours des choses et du temps. Mais elle d’un homme lui est fatal. Trop près de la femme,
invente. Elle invente quelque chose qui lui fera elle est à son tour sous le regard du monde et devient
décider de quitter son mari, quand elle se folle. Lacan note que ce qu’il retient c’est qu’elle
rapprochera de Jacques Hold et de Tatiana, entrant devient folle pour avoir été trop comprise par Hold.
dans un autre temps, celui du fantasme, suspendu, Toutes les femmes sont folles, dit-on, dès que l’on
instant d’éternité où elle est sur le chemin d’être cherche à les comprendre. C’est d’ailleurs dans la
«réalisée», écrit Lacan. Duras décrit cette méprise que son mariage a pu durer. Hold, lui, a cru
imbrication des deux temporalités quand Lol se fait qu’elle voulait être à la place de l’autre femme, alors
encore épouse et commence à faire surgir le regard, qu’elle ne peut se soutenir d’un corps de femme en
passage des noces d’une vie remplie avec un elle. Et qu’être comprise ne lui convient pas. Une
métronome aux noces de la vie avec le temps arrêté, remarque s’en déduit. Pour Lol, il n’y a pas d’autre
ce temps pur. femme, au sens où elle sait où est La femme, réduite
Si le mari de Lol fait partie du tout-venant, Lacan au regard, tache fascinante qui suspend le temps.
définit la fonction de Jacques Hold auprès de Lol. Il L’être-à-trois est la solution de Lol à l’inexistence de
est celui qui «se contente de donner à Lol une La femme et à la succession des jours. Les femmes
conscience d’être, en dehors d’elle, en Tatiana» ; il ne sont-elles pas portées à faire exister La femme en
est l’opérateur du remplacement. Il vient à cette dehors d’elles ? Ce pousse-à-la-femme ne serait-il
place où l’homme «chaque après-midi, commence à pas ce que Marguerite Duras a su romancer dans ce
dévêtir une autre femme que Lol et lorsque d’autres ravissement comme expérience extrême de la
seins apparaissent, blancs, sous le fourreau noir, il en féminité ?
reste là, ébloui, un Dieu lassé par cette mise à nu, sa Que Tatiana soit justement la femme du fantasme, là
tâche unique,…» où surgit le regard, n’est pas indifférent. Amies
inséparables de collège, Lol et elle dansaient en
Quand La femme suspend le temps cachette dans le préau. «On danse, Tatiana ?»,
demandait Lol. Une autre salle de bal avait existé
La temporalité des déplacements du regard, comme pour Lol. Un souvenir de cette période sera évoqué,
les a détaillés et commentés Eric Laurent, à l’intention de son amie, des années après par Lol :
s’accompagne d’une temporalité aussi bien des «Ah ! tes cheveux défaits le soir, tout le dortoir
nuances du bonheur de Lol, que des variations de sa venait te voir, on t’aidait».
position quant à la féminité, temporalité que Lacan À cette époque, Lol n’était jamais bien là. Tatiana ne
tisse à partir d’un fil qui s’enroule et se défait autour retenait pas son attention entière, mais Lol faisait
du thème de la robe, en une phrase qui va de Lol «de une belle place à cette jeune fille, avec qui elle
son fiancé proprement dérobée», à «l’indicible de la dansait, à sa chevelure qui regardait tout le dortoir,
nudité où est remplacé son corps», en passant par le le soir.
geste qui enlève la robe. Il a fallu un homme captivé et captif, prisonnier de la
Lol, au temps inaugural du bal, fait exister la danse, pour faire de ces deux le trois qui pourrait
féminité dans la femme fatale, hors d’elle, figure qui nous donner l’envie de faire dire à Lol un «Je me
conjoint la beauté, le désir et la mort. C’est une trois», où douloir ne se conjuguerait pas.
figure inquiétante, dans sa robe noire, sûre de son
corps, sûre d’être désirée. Il est écrit qu’une femme
qui est à ce point de certitude ne peut plus qu’aller
vers sa fin. Fatalité de la beauté qui tue en un instant
l’amour pour l’homme.
Pendant dix ans, Lol se laisse choisir par un homme,
règle la question de la féminité en revêtant les atours
de la bourgeoise conventionnelle, mari, enfants,
maison, sous le regard de quiconque.
Puis, par son fantasme, elle fait consister comme
tache, sous le geste d’un homme, sous le regard du
monde, la femme «nue, nue sous ses cheveux noirs»,
et Lol est ravie, au double sens du terme. Son corps

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La passe dans l’École Une


Conclusion, écriture et passe une expérience qui s’était révélée pour moi aussi
Gabriela Dargenton surprenante qu’incompréhensible. D’autant plus
qu’au moment d’écrire le point final, la certitude de
À PROPOS DE LA TRANSMISSION la fin de la cure s’est transformée en évidence.
J’ai appelé cette rencontre «la dernière séance» – ce
Cette nouvelle élaboration est l’effet de l’échange qui n’était pas le cas à cause du rendez-vous suivant
produit entre la transmission à notre communauté de que l’analysante s’était fixée. Cela se passait ainsi
travail du premier témoignage conceptuel et depuis deux ans, sans pouvoir du tout appréhender
quelques-unes des questions qu’il a suscitées. ce qui allait advenir, car c’est justement là que se
Je tenterai donc ici de cerner la relation qu’il y a, trouve la différence et que s’inscrit le saut : dans la
d’une part entre le moment de conclure et l’écriture, première des deux (c’est-à-dire «la dernière
et d’autre part entre l’écrit et la transmission dans la séance»), l’acte analytique avait produit sa torsion et
passe. ses conséquences d’élaboration à partir de la
coupure que l’acte implique ; dans la deuxième, il
Le réel, ce «quelque chose qui se réveille» 1 s’agissait d’aller vers l’Autre, là où s’était révélée
son inexistence, pour lui transmettre ce qui était déjà
Quand a commencé mon expérience dans le une évidence de certitude. C’est pour cela qu’il n’y a
dispositif de la passe, j’avais seulement en main un pas eu l’ombre d’une question. J’ai seulement lu à
écrit, celui produit lors de la dernière séance, sur le l’analyste ce que j’avais écrit, lui transmettant ce qui
mur du cabinet de l’analyste, dans le cabinet de s’était passé. Autrement dit, il n’y avait plus
l’analyste, immédiatement après ce que j’ai nommé l’analyste, mais il restait l’énonciation de celui qui
«l’effet d’anéantissement». Je l’ai nommé ainsi sans était advenu, appuyant son discours sur l’instant de
pouvoir penser ce que je disais ou, plus précisément, certitude. Ce qui s’est énoncé ainsi : «je viens vous
avant qu’une signification quelconque puisse cerner dire que mon analyse s’est conclue».
cette expérience. Il s’agissait d’un effet de forte II est important de situer là les deux interventions
étrangeté corporelle, de légèreté, qui ne me faites par l’analyste car, en même temps qu’il
permettait pas de bouger normalement. C’était un entérine la fin, clôturant le circuit il ouvre à un autre
effet qui faisait résonner dans le corps la surprise lien, le lien à la passe institutionnelle comme
d’un événement inespéré et paradoxal : ni possible. La première, au moment de lui payer cette
merveilleux ni spectaculaire – tel que l’analysante se séance, est un «non» inscrivant le consentement à la
l’imaginait – mais plutôt quelque chose de chute du sujet supposé savoir qui s’est produite. La
suffisamment simple pour éclairer la stupidité deuxième intervention noue son retrait au désir, dans
subjective, en marquant le bord du savoir et en l’énoncé «j’espère seulement de vous cette écriture»,
donnant ses conséquences logiques à l’acte. Ses phrase qui réoriente à la fois le travail effectué sous
conséquences logiques n’avaient pas été encore transfert, le produit de l’acte, l’écriture comme but
extraites, et un acte ne peut exister sans ses atteint et conduit à espérer le transfert à l’École de
conséquences logiques. cette écriture.
J’évoquerai ici Lacan, quand il met en rapport la Lacan formule le désir de l’analyste, dans Le
vérité, la connerie et l’acte analytique à partir de ce Séminaire XI, comme «un point absolu sans aucun
qu’il nomme «Éloge de la connerie» dans Le savoir. Il est absolu, justement, de n’être nul savoir,
Séminaire «L’acte analytique». Lacan joue avec mais le point d’attache qui lie son désir même à la
l’équivoque que permet la langue française entre la résolution de ce qu’il s’agit de révéler». 3 C’est là
«dé-connaissance» et l’imparfait «déconnait», nous que je trouve ce point d’attache.
indiquant que la question n’est pas facile pour le Je reprends le moment de conclure et l’écriture qu’il
psychanalyste dès lors que vérité et connerie se a produite pour l’articuler à la clinique que ce
recouvrent : «… s’il y a une dimension qui est là, moment a dégagée. Cette séance eut trois scansions
propre à la psychanalyse, ce n’est pas tant la vérité temporelles successives.
de la connerie que la connerie de la vérité.» 2 D’où le Première scansion : l’intervention de l’analyste
paradoxe que j’ai énoncé auparavant. arrête le discours de l’analysante sur le récit qu’elle
La première phrase écrite sur ce papier était : «je fait de l’image finale d’un film – le père existe, celui
suis anéantie». Je commençai ainsi à significantiser qui, même mort, regarde le sacrifice qu’on lui offre,

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un fils. L’énonciation «oui, oui», proférée par L’écrit et la transmission dans la passe
l’analyste, produit un premier retour des dits sur le
dire de l’analysante qui résonne comme un «encore Quand j’ai conclu comme passante mon expérience
et toujours du même». Ce ratage, cependant, permet dans le dispositif, j’étais intéressée à interroger le
au sujet de sortir de cette fascination de la fiction nœud de transmission qu’implique la passe. Qu’est-
pour le rendre à ce qui, à partir de cette matrice ce qui se transmet et qu’est-ce qui se démontre ?
symbolique de répétition, est la jouissance de Qu’est-ce qui oriente le discours du passant ? Le
l’analysante. Premier effet de surprise, qui soustrait passant, qui a mis plus d’une décade pour parvenir à
du sens des dits un «qu’est-ce que je lui demande ?», dire à l’analyste son angoisse de devoir vivre, en
nouant ainsi à l’analyste cette exigence de jouissance quelques heures peut transmettre à deux inconnus
qui se révèle en acte sur un mode imprévu, à la fois (les passeurs) la clef qu’il a trouvée et la manière
localisée et ratée en tant que modalité du lien avec le dont il l’a trouvée. «Ce qu’il a trouvé», la trouvaille
partenaire analyste. Ce que Jacques-Alain Miller placée sous le régime de la contingence, et le
signale à propos du «oui» japonais comme comment, c’est-à-dire la logique qu’il a pu en
polysémique et déroutant, est intéressant : «C’est déduire.
exactement comme le oui des analystes qui ne L’expérience de la passe me confronta à la
signifie pas un engagement ferme mais un vérification de ce que Lacan énonce : «Tout ce qui
«poursuivons», il ne signifie pas non plus un est écrit part du fait qu’il sera à jamais impossible
«concluons» 4. Cela aura toute son importance si d’écrire comme tel le rapport sexuel.» 5 Je pense que
nous considérons que ces «oui» ont opéré dans la ma transmission peut trouver son fondement, sa
lecture du «j’ai conclu». condition de possibilité et son orientation dans cette
La deuxième scansion temporelle est celle de la phrase.
séparation radicale entre sens et réel. Le sens joui du Transmettre comme pas toute sa propre
transfert lui-même évitait l’émergence de ce bout de incomplétude, c’est démontrer que le rapport sexuel
savoir qui s’en déduisait grâce à la capture est impossible à écrire soit, comme l’indique Lacan,
contingente par le semblant un «oui «oui ?» que «c’est en cela qu’il n’est pas affirmable mais
interrogatif de l’analyste qui, sous mon nez, tenait aussi bien non réfutable : au titre de la vérité.» 6 Pour
fermé l’agenda sur lequel il était supposé noter ces cette raison, je pense que seul le rapport à l’écriture
rendez-vous que l’analysante modulait depuis permet de trouver, pour chaque témoignage, le trait
longtemps selon son savoir et son désir. Et de singularité maximale. C’est ce qu’implique –
immédiatement après, l’acte de s’absenter, de s’en comme le signale Anibal Leserre – «la possibilité de
aller tranquillement – j’ai écrit avant même que j’aie l’expérience nouvelle liée à la série de l’hétérogène,
pu conclure en parlant et en payant, laissant ainsi la au non su d’avance.» 7
trace d’un vide que je désigne aujourd’hui comme
un rien-de-plus, dont le bord permet de virer vers la Certitude et acte analytique
question qui fera seuil : «qu’est-ce que je fais ici ?»,
avec son effet d’ironie et les conséquences logiques Pour conclure, je me référerai dans une première
que j’ai transmises. approche à la fonction de la certitude dans la
L’objet a comme condensateur logique du savoir transmission, par rapport à l’acte analytique.
constitué dans l’expérience et de la jouissance qu’il Il faut d’abord situer le lien discursif du passant au
véhicule, révèle ici ses deux faces (trou et semblant), passeur, parce que je pense que pour le passant c’est
mais aussi la discontinuité qu’il inscrit à cause de là que se joue la transmission, au-delà de ce qui peut
cela. Restait le cadre, et la place laissée vacante pour passer au cartel ; en supposant, évidemment, que
un choix par rapport à ce qui se constituait comme l’entretien avec le Secrétariat se soit déjà passé. Les
question muette : «veut-elle ou non être responsable entretiens avec les passeurs ont un caractère de
de ce qu’elle sait ?». rencontre, qui place sous le régime de la contingence
La troisième scansion est simplement la rencontre, la possibilité de transmettre. Lacan dit du passeur :
au bout du couloir, avec la main tendue de l’analyste «l’important est que celui qui écoute ne se montre
et son regard ferme, souriant. Moment de conclure pas vantard», faisant dépendre du mode dont on
sur l’évidence que quelque chose était advenu, et supporte la fonction la chance de cette rencontre.
qu’il fallait l’ordonner pour savoir ce qui s’était Mais ici je pense que nous pouvons inclure un
passé. C’est là que j’ai écrit. élément de plus : le passeur se situe autant à partir de
ce qu’il ne sait pas du passant qu’à partir de ce qu’il
sait de sa propre prise dans le fantasme – c’est
«quelqu’un qui est en train de le résoudre». Par

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contre, le passant s’adresse au passeur à partir d’une Le silence qui se rompt


certitude. Cette certitude a rempli, dans mon Leda Guimaraes
expérience, une double fonction.
D’une part, faire limite au dire, fonctionner comme Un sujet traversé par la division subjective, produite
bord tout en l’établissant, en le provoquant pour dire par la jouissance d’une souffrance hystérique,
ce qui se transmet. La certitude de la conclusion, cherchait désespérément une solution à son impasse
comme expérience qui se révèle à la fin de la cure, subjective afin d’exister dans le monde en tant que
signale le point le plus irréductible du transfert que femme. Ce sujet féminin ne renonçait pas à investir
j’ai nommé comme «rien-de-plus » : S (A) partir de dans l’amour, mais l’état de jouissance provoqué par
là, le rapport au dire du passant ne l’est pas tant aux la passion avait, dès le départ, un effet dévastateur.
significations de l’inconscient qu’à ce moment final Impasse dans laquelle elle jouissait de l’inconscient
qui réordonne la logique à transmettre. Je retrouve en s’appuyant sur la défense fondamentale qui devait
ici le même déplacement qu’il y a entre l’association émerger après-coup, dans l’analyse, sous la phrase
libre et la transmission dans la passe. «entre la vie et la mort».
D’autre part, la certitude opère à la place de la chute C’est en cherchant une solution à cette impasse qu’a
du sujet supposé savoir, à la place même de la eu lieu sa rencontre avec Freud, au cours de ses
désupposition. Ainsi le passant peut s’adresser au premières années de psychologie à l’université ;
passeur une fois séparé de la supposition de savoir. moment où, d’emblée, elle s’est exclamée : «C’est
Mais il peut orienter son discours à partir de ce bout ça que je recherchais !». Ainsi, nous avions un sujet
de savoir sur le réel que son expérience analytique a en quête de psychanalyse, et cela avant même de
attrapé, ce qui laisse le savoir comme sa référence connaître son existence. Le transfert du savoir à la
du côté du passant. psychanalyse devint immédiatement capture et, dès
Quelle place ont alors les interventions du passeur ? lors, elle s’adonna avec acharnement à l’étude de la
Dans notre perspective, je pense qu’elles se situent à psychanalyse et entreprit de démarrer son parcours
l’intersection entre ce qui est déjà passé du dire du analytique en tant qu’analysante. Sa recherche d’un
passant et l’impossible qu’il y a à démontrer. Car, analyste qui donne le départ du déchiffrement de
puisqu’il est la passe, ses interventions peuvent l’inconscient se termina quand, après avoir tenté une
signaler les sauts épistémiques qui marquent les expérience clinique avec deux analystes, dans la
impasses de la démonstration, et qui servent donc de troisième elle en trouva une qui faisait réellement
bornes au nouage entre savoir et réel. valoir la fonction du désir de l’analyste, ce qui
Ainsi que Lacan l’écrit dans sa Note italienne, «ce provoqua, dès la première entrevue, l’émergence de
savoir n’est pas du tout cuit. Car il faut l’inventer. Ni l’objet a, saisi dans le trait du semblant dont s’est
plus ni moins, pas le découvrir puisque la vérité revêtu l’analyste – un regard. Ce regard, comme
n’est là rien de plus que bois de chauffage…» 9 C’est réponse à sa recherche, engendre à ce moment-là la
pourquoi le dispositif de la passe est une place cause du symptôme analytique, sous la forme d’une
offerte à l’invention de savoir. question – «pourquoi je fais l’idiote devant un
homme ?» Question qui portait en soi sa réponse
mais qui, inarticulée, est restée sous silence jusqu’à
1. LACAN J., «Le savoir du psychanalyste», Entretiens de Sainte-Anne, leçon ce que, finalement, la passe clinique en produise
du 6 janvier 1972, inédit.
2. LACAN J., Le Séminaire, «L’acte analytique», leçon du 22 novembre 1967,
l’énonciation.
inédit. Ces conditions d’entrée une fois établies, elle a suivi
3. LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 228.
un processus analytique qui a duré quinze ans, se
4. MILLER J.-A., «El sintoma como aparato», El sintoma charlatan, consacrant au travail analysant, impliquée dès le
Barcelona, Paid6s, 1998, p. 33.
5 LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, pp. 35-36.
début dans sa responsabilité relative à la jouissance,
6 LACAN J., «Note italienne», Ornicar ? n°25, Paris, Seuil, 1982, p. 10. bien que cachée dans la dimension d’un insondable
7. LESERRE A., «Una experiencia en curso», Ornicar digital n°119, 14
janvier 2000.
choix de l’être. À mi-parcours, la fluidité productive
8. LACAN J., «Sobre la experiencia del pase», Ornicar n°1, Barcelona, Pétrel, de l’association libre a ouvert la voie à l’aridité des
1981, p. 38.
9. LACAN J., «Note italienne», op. cit., p. 10.
limites du savoir de l’inconscient. Ouverture qui a
permis le passage de l’Œdipe paternel à l’Œdipe
primitif maternel, et à la construction conséquente
du fantasme fondamental. Cette ouverture s’est
réalisée à partir de la formulation de la phrase
axiomatique «entre la vie et la mort». Cela

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permettait de situer l’objet plus-de-jouir que le sujet prévalence du désir – «du désir de savoir quelle fin
alimentait pour l’Autre. une analyse peut produire».
La formulation de cette phrase a ouvert la voie à une Dès lors, le sujet s’est abandonné au pur
analyse qui a été construite pas à pas, moyennant fonctionnement du dispositif analytique, bien résolu
l’effort d’exprimer en paroles ce qui, auparavant, à se laisser aller, pour ouvrir la voie au dénouement
n’avait jamais été formulé ni écouté, jusqu’à final. Cet abandon au dispositif analytique
l’instant où cette phrase a été articulée à une scène a mené le sujet dans les coulisses de la scène
fantasmatique centrale. Réduction de la jungle fantasmatique. En reprenant les derniers moments du
fantasmatique qui s’est précipitée au moment même montage de la scène, le sujet a finalement pu
où l’identification centrale au père s’est dévoilée. retourner au point qui favorisait la disjonction entre
l’amour et l’érotisme, disjonction qui se reflétait
L’opération du transfert dans la position féminine, face au désir masculin,
dans une alternance de valeurs qui oscillait entre «la
L’identification centrale au père s’est révélée sainte» et «la pute».
comme un idéal phallique, qui représentait une C’est alors que le voile se leva sur la fonction de
exception à la loi de la castration, une exception à la cette disjonction : dissimuler la jouissance féminine
condition humaine. Simultanément à cette de la mère qui, sous l’emprise de l’hainamoration
révélation, il devint manifeste qu’une telle qu’elle ressentait pour son mari, se faisait ravager
identification recouvrait et alimentait une jouissance jusqu’au point extrême de se trouver «entre la vie et
masochiste, faisant de soi-même un objet de la mort». De la béance du désir de la mère qui
jouissance pour l’Autre, objet déchet qui s’incarnait supposait de répondre comme fille, en s’indexant
aussi à l’endroit de l’exception. De la chute de comme objet, émerge la jouissance féminine de la
l’identification centrale, il demeura cet objet déchet, mère à laquelle celle-ci s’adonnait dans le
là où se situait la jouissance dans la scène partenariat sexuel. Au moment de la rencontre avec
fantasmatique centrale. cette jouissance féminine, la scène fantasmatique
Ainsi s’ouvrit une période de l’analyse où la chute s’est trouvée démontée et, à la place, ce fut la
de la croyance en l’inconscient et la fixation à cette révélation de ce qu’elle cachait : le leurre, le leurre
scène fantasmatique la firent tourner en rond, sans fondamental du sujet qui plaçait son être dans le
savoir ce qu’il fallait attendre de plus de la néant, au point où était décrété «il n’y a rien».
psychanalyse. Au cours de cette période, la Le voile a aussi été levé sur l’interprétation qu’elle
jouissance abjecte, subjectivée comme humaine, se avait faite du discours de l’Autre, pour construire un
propageait également partout où elle allait, tel un héritage symptomatique passant par trois générations
débordement fétide recouvrant la face du monde, – grand-mère, mère et fille. Héritage construit par la
jusqu’à ce qu’elle décide d’y faire face, dans le lignée maternelle et qui, par l’incidence du Nom-du-
transfert – sans garantie aucune que le savoir de Père, faisait retomber sur la jouissance féminine un
l’Autre puisse provoquer un changement à sa effet de signification phallique, fixant à cette
condition de jouissance. Moment délicat en soi, car position de jouissance l’énoncé axiomatique «entre
elle savait qu’elle courait le risque de s’égarer dans la vie et la mort».
les digressions du penchant imaginaire du transfert, La chute de la défense fondamentale a provoqué
mais elle ne trouva d’autre solution que de se simultanément la rupture du mécanisme phobique
confronter à l’inconsistance de l’Autre, qui faisait qu’elle maintenait par rapport à la position féminine.
ressortir la défaillance de la fonction sujet supposé Il se révéla que l’objet phobique, un petit animal
savoir. connu dans sa ville natale sous l’appellation
À ce moment-là, un acte analytique précis lui rendit signifiante de espoir, maintenait la phobie de
son enthousiasme pour la psychanalyse, car cet acte l’espoir dans l’amour, car il articulait la jouissance
lui permit de prendre au sérieux l’évidence de la féminine à la castration imaginaire.
présence du désir de l’analyste, qui avait émergé lors À sa surprise, le sujet découvre qu’au-delà du
d’un rêve avec une clarté sans équivoque. C’est alors moment de la rencontre avec le néant, au-delà de la
qu’eut lieu une mutation dans le transfert. La traversée du fantasme, son analyse a avancé.
position subjective qui consistait à «ne plus rien L’attitude subjective de «s’abandonner» l’a conduite
espérer de la psychanalyse», renforcée par la maintenant à sa dernière confrontation avec la
prédominance de la demande à l’Autre, quoique jouissance pulsionnelle qui était restée silencieuse
sous la forme d’une affection dépressive marquée derrière la défense.
par la déception, fait place à l’émergence d’une
nouvelle position subjective, maintenue dans la

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Zone terminale du passage, de quoi être saïsie par jouissance, a émergé comme une présence si vive
l’horreur pure : elle pénètre dans cette zone qu’elle fut presque hallucinante – un regard ardent.
d’expérience de la mort, inondée par la jouissance Au moment précis de l’énonciation du nom de
érogène du masochisme, au point de non-existence «mondaine» et de la présentification du «regard
de la position de sujet – où l’expérience de la ardent», le sujet a subi une transformation
jouissance mortifère équivaut à l’expérience du non- subjective, ressentie comme une explosion et
être. Traumatisme extrême, relatif à ce qui pourrait provoquée par la rupture d’une agrafe. Ce qui s’est
être considéré effectivement comme l’insupportable. passé là peut se décomposer en plusieurs éléments,
Mais, à la grande surprise du sujet, l’insupportable rassemblés en un instant unique – perplexité,
pouvait maintenant être supporté, car tout son certitude, savoir, mutation.
parcours dans l’analyse n’était rien d’autre qu’une
longue préparation à ce moment où les défenses 1. Perplexité
cèdent, pour qu’enfin le sujet accepte de se laisser
immerger dans l’horreur de l’innommable. Le seul La joie et la perplexité d’avoir la certitude étaient
élément qui rendait possible une traduction grandes : perplexité devant l’émergence d’un savoir,
quelconque de cette horreur était le semblant d’un et perplexité devant la mutation ressentie à ce
Autre terrifiant, sans loi, devant lequel elle moment-là.
succombait à la pure inertie de se laisser détruire,
comme s’il s’agissait de l’éternisation du moment de 2. Certitude
la mort.
«C’est ça, mondaine» – «Il n’y a plus de question,
L’acte analytique eut pour effet de faire émerger,
seulement une réponse» – «C’est fini, c’est la fin de
pour la première fois, au point même de pure
mon analyse». C’est ce qu’affirma le sujet sans
jouissance, la position de sujet désirant. Cette
aucune équivoque.
position de sujet s’est réalisée par l’énonciation d’un
jugement qui s’affirme par la négation : «Je suis 3. Savoir
morte. Non, je suis vivante puisque je suis ici,
parlant.» Ce qui résidait dans la dimension de La présence presque hallucinatoire du «regard
l’insondable choix de l’être, s’est transmué à cet ardent» fit surgir à ce moment précis la mise en série
instant-là en une décision de sujet désirant : «Je me de trois scènes de l’enfance, ramenant l’histoire du
battrai pour ma vie de toutes mes forces». Aussitôt, sujet à la rencontre avec le regard. L’articulation
l’horreur commença à se dissiper, et le sujet se sentit entre ces scènes se fit rétroactivement, présentifiant
renaître à la vie. la rencontre avec l’objet regard – de la dernière
Lors du dernier séminaire national de l’EBP à Bahia, scène jusqu’à la première.
le sujet encore en analyse se trouvait en état de
convalescence subjective, vivant l’expérience d’une Scène a Scène b Scène c
progressive expansion de la joie de vivre au fur et à 1re 2e 3e
rencontre rencontre rencontre
mesure que les souvenirs de l’horreur se dissipaient
avec la avec la avec la
comme de la brume, et que la blessure ouverte par le jouissance jouissance jouissance
traumatisme de la jouissance se refermait peu à peu. (4 - 5 ans) (9 ans) (10 - 11 ans)
Quand J.-A. Miller commença à parler de
l’opération de réduction au réel, le sujet, qui suivait À cet instant de passe a émergé le savoir relatif à la
attentivement le séminaire «L’os d’une analyse», se fonction occupée par le «regard ardent», articulé par
formula en pensée : «C’est ça l’élément manquant, son agrafe au Nom-du-Père, s’instituant dans cette
un nom !» La question se posa finalement de savoir série de scènes comme mode singulier de jouissance
quel nom lui donner et, d’emblée, ce nom lui et noyau du surmoi. L’objet regard, plus-de-jouir
apparut. Elle mit aussitôt ce nom au compte des accroché au silence mortifère du masochisme
trouvailles essentielles, pour l’énoncer plus tard dans érogène, fonctionnait comme une voix silencieuse
le dispositif analytique. qui dévastait le sujet dans l’éprouvé de la jouissance
féminine.
La passe clinique Au même instant a émergé également le savoir
relatif à un autre trait du regard, qui fonctionnait
Dans la séance d’analyse, donc en présence de comme un voile de défense, essayant de dissimuler
l’analyste, le sujet a énoncé son nom de jouissance, la jouissance libidinale qui émanait du «regard
«mondaine». À ce moment précis, le semblant du
regard, relatif à une rencontre contingente avec la

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ardent» «regard d’idiote». «Regard d’idiote, ayant qui l’a faite citoyenne du monde humain, citoyenne
l’air de croire à l’existence de l’Autre.» du monde de la psychanalyse.
Le savoir relatif au point d’accroche dans le transfert
devint évident ici. Le «regard idiot», saisi dans le Le rendez-vous avec la pratique
semblant dont s’est revêtu l’analyste, et qui laissait Marie-Hélène Roch
subtilement briller l’éclat de l’ardeur libidinale,
s’instituant dans cette rencontre comme un savoir
énigmatique. Cette explosion de savoir a surgi en Le rendez-vous analytique est la condition pour la
l’espace d’un instant au moment de la passe production du désir de l’analyste. Ce désir est fait
clinique, effectuée également en un instant de d’audace et d’options. Option d’abord sur une
mutation. solution, sur l’objet a. Option sur une définition de
l’inconscient, comme le dit J.-A. Miller – «La
3. Mutation définition de chaque analyste rebondit, rejaillit sur la
définition du symptôme». Option sur la
L’énonciation du nom de jouissance «mondaine» psychanalyse et l’exigence de rendre présents le
rompt, à cet instant, le silence de la pulsion de mort discours de l’analyste et son lien à une communauté,
qui, articulé à la fonction du Nom-du-Père, fixait l’École – de le rendre présent dans le monde. C’est
dans la jouissance féminine l’expérimentation de la pourquoi la passe, ce dispositif inventé par Lacan est
dévastation. Ce qui fonctionnait comme la voix de inouï ; il permet d’évaluer la clinique du symptôme
l’Autre, comme un verdict innommable et et au-delà, ce qui fait la présence d’un sujet au
dévastateur, s’est décroché du silence, inondant de monde, au lien social. Ce qui fait sa présence ce
libido l’objet «regard ardent», lequel à cet instant n’est pas seulement son enveloppe charnelle, mais
s’est présentifié comme trait du semblant de les choix que le sujet aura lui-même faits de la cause
jouissance du «parlêtre». temporelle qui le dépasse.
Accroché au masochisme érogène et projetant un C’est dire que le sujet porte la responsabilité de son
halo paranoïaque qui accompagnait secrètement le choix, depuis le premier rendez-vous jusqu’au
sujet, le maintenant en permanence sous la menace dernier, en passant par celui où le désir de l’analyste
de se sentir dévasté sous le regard-voix de l’Autre, le est attendu du sujet, rendez-vous à ne pas manquer.
Nom-du-Père se décrochait, faisant surgir du silence
qui se rompt une satisfaction libidinale intime, L’aventure du transfert
privée, qui brisait la férocité du surmoi.
La passe clinique a produit ainsi un changement L’expérience d’une analyse repose sur le désir de
radical du régime de jouissance, bien qu’un l’analyste qui se présente dès l’entrée. Comment ?
fragment de cette agrafe symptomatique ait survécu De façon incongrue. Avec la rigueur de la levée de
à l’opération. La passe clinique a produit également séance par l’analyste. Que l’analysant y soit ou non
un changement radical quant au statut de la préparé parce qu’il connaît le fonctionnement du
castration. La castration a perdu sa valeur imaginaire dispositif lacanien, il n’empêche, chacun commence
de dommage, pour trouver sa fonction structurelle de à éprouver la rigueur du sort de la scansion, ce
vide. Ce qui était douleur d’exister s’est transformé rythme variable plutôt court qui fait parfois la
en satisfaction d’accepter, finalement, la condition plainte du sujet, qui en la durée vérifie qu’il a bien
humaine. En fait, l’installation d’une position ferme sa place – celle marquée d’exil.
de sujet face au désir et à la jouissance lui permet de Si le sujet est toujours prompt à se vivre comme
soutenir le désir à partir du vide qui est son propre déplacé, rejeté, réprouvé, démarqué, l’analysant ne
fondement, mais aussi d’actionner la clé que s’y trompe pourtant pas et réalise vite que la dureté
constitue le nom de jouissance à partir d’une qu’il éprouve de l’effet de séance ne dépend pas de
position éthique, dans le savoir-y-faire avec le reste la durée mais de l’encoche régulière qui sera faite au
symptomatique du silence qui ne s’est pas rompu, discours, quand la séance sera levée de façon
mais sur lequel le nom de jouissance – dans sa toujours imprévisible. Cette vivacité présente fait
fonction de lettre – s’est inscrit. appel à une disposition fondamentale du sujet en
Sur la base de cette nouvelle position subjective, le analyse, celle d’accepter de ne pas comprendre. «Il
sujet a réaffirmé son choix pour la psychanalyse, ne faut pas comprendre, mon pauvre monsieur ! Il
soutenant avec fermeté la fonction du désir de faut perdre connaissance», lançait Ysé la femme –
l’analyste dans la clinique et se consacrant au travail celle du Partage de midi de Claudel – devant Mesa,
pour la cause analytique. Ce qui l’a poussée est un celui qui ne comprenait rien à l’amour.
affect de profonde gratitude envers la psychanalyse,

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Il faut aimer l’aventure du transfert – c’est la donne du sujet supposé savoir, qui est cette manière si
de départ pour un analysant lacanien. Ne pas créative d’entamer la faille de structure du langage,
attendre l’écoute religieuse de l’analyste. La séance qu’elle se présente par le trop-de-savoir invalidant
analytique, je pourrai l’exprimer comme Roland du symptôme qui ne pousse pas à l’action ou bien
Barthes le fait dans son livre Sur Racine au sujet de par un pas-assez déficitaire.
la poétique de cet auteur : «Son théâtre est le lieu où,
écrit-il, ce n’est jamais ici que parler, sachant que La surprise de l’acte
parler c’est faire.» Pour l’acteur racinien, jouer
Racine c’est parler dans l’espace temporel et clos de L’acte a lieu quand le désir de l’analyste vient
la langue de Racine, de sa poétique ; la fin de la contrer le réel d’un sujet, celui (prenons cet
pièce en permet l’issue. Pour l’analysant, la levée de exemple) qui l’a rendu partenaire-symptôme de la
séance est le bord d’ouverture et de fermeture de ce mère. Pour le dire ainsi, il faut pouvoir montrer la
lieu où, là aussi, ce n’est jamais ici que parler ; la constance d’une place tenue par le sujet. Le
scansion de l’analyste y apportant le petit bruit symptôme est analogue au savoir-faire de l’enfant
nécessaire qui précipite le sujet «entre cuir et chair», pour tenir le fil de l’écheveau de la parole folle de sa
comme le dit Lacan dans Le Séminaire XI, sous la mère qui se vidait en lui parlant. Elle parlait sans
pression insistante de la pulsation de ce désir cesse rapidement à la manière de ces femmes qui
singulier à chacun qui structure son inconscient. tricotent – et la mère tricotait avec son enfant sans
Pour le dire, je m’appuie sur une définition de regarder son ouvrage ni compter ses mailles. Pour ce
l’inconscient, évaluée dans mon témoignage, dont la sujet emmailloté dans le tricot, l’événement se
structure de bord serait équivalente à la pulsion. produit quand l’analyste, à grands coups de
Un pari. Voilà qu’il est offert à l’analysant ! Il porte scansions impatientes, prend le tricot pour du tissu et
sur l’exigence du sujet à bien vouloir y consentir. fait des coupes d’abord grossières au point de laisser
Peut-être pourrait-il y consentir ? Et s’il y échapper les mailles, attendant qu’elles soient
consentait…, s’énonce le pari. reprises ; formant ici un point de jersey, là un point
La partie qui s’engage est un jeu sérieux dont la de croix, quand le tricot voudra se faire broderie.
mise de départ pour l’analyste est un calcul sur le La surprise analytique, c’est l’allégement du parasite
consentement du sujet, lequel ne sera pas gagné langagier ; l’allégement de l’imaginaire.
facilement ; mais encore faut-il qu’il en donne Après dix ans de bons et loyaux services – un désir
quelques signes de promesse. C’est pourquoi les appliqué que tu as voulu décidé, un savoir que tu
analystes se servent de l’outil lacanien que sont les crois acquis – on peut se penser du côté de ceux qui
entretiens préliminaires, où l’analyste prendra le savent, les doctes ; très loin de la thérapeutique, on
temps qu’il faut pour aller chercher l’implication du ne souffre plus, on pense même faire un métier de
sujet, laquelle se signale par la modification des tout ça. Et voilà qu’au décours d’une séance,
positions de l’analysant. Les entretiens lui servent à l’analyste comme venu de nulle part se lance dans
évaluer la décision de savoir de l’analysant et la une explication de la psychanalyse avec un ton, avec
place qu’il veut bien faire à l’analyste. L’analysant cette petite tonalité gentille, condescendante – un
pourra-t-il aussi supporter les effets analytiques ? Il peu comme ce truisme dans la pièce de Nathalie
faut l’évaluer pour que le sujet s’engage d’une Sarraute : «C’est bien ça…» Soudain, le sujet se
manière qui lui soit supportable. Ces entretiens lui tient au bord d’une méprise, la méprise du sujet
serviront à déplier l’enveloppe formelle du supposé savoir.
symptôme – les données d’un problème qui ne «Il se moque ! Qu’ai-je donc fait jusque-là ?» Le
cessera pas de s’écrire, le temps de son vent a soufflé sur dix années. Ces dix ans, je n’en ai
développement. pas parlé dans mon témoignage. Il faut croire que le
Le temps est lié à l’écriture du verbe cesser. Si le vent a soufflé fort, pour avoir tout balayé. Est-ce
verbe introduit le temps à l’écriture, la scansion donc quand on ne sait plus rien que commence
intègre que quelque chose cesse ou ne cesse pas. l’analyse ?
Le sujet lacanien – s’il n’est pas trop embrouillé par L’acte est barbare. Il vient s’opposer à la marche
le moi – est vide, seulement garanti par l’Autre (la continue, work in progress, qui mènerait sûrement à
scansion) qui veille à valider le symptôme de son la sagesse et au silence sur le chemin de
écornage de sens, à rendre la souffrance Compostelle s’il n’y avait la contrariété du désir.
métaphorique, et le désir métonymique. L’effet L’analyse n’est pas de cet ordre, car l’acte
analytique, c’est la coupure qu’opère l’analyse sur la analytique est hérétique.
thérapeutique. L’écart se creuse par la mise en place

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L’opération analytique changement de discours – a comme agent vient à la


place du S1 dans l’opération de séparation. Avec
C’est de façon logique qu’il faut aborder la fin de cette remarque, au passage, que a (la jouissance)
l’analyse ; faute de quoi on l’aborde sur un versant remplace S1 (versant des identifications). Il est à la
mystique, ce qui n’est pas opératoire pour la même place, sans que ce soit exactement la même
psychanalyse. puisque l’inversion est la condition d’un changement
Je date l’acte analytique. Le vendredi 12 avril 1992 à de discours.
midi, le temps s’est introduit dans mon analyse. Comme au jeu d’échecs, le roque a permis à
«L’analyse, ce n’est pas du bricolage» : la phrase l’analysante d’avancer autrement dans l’analyse. Si
s’est détachée sous la colère de l’analyste levant la le sujet consent à l’acte analytique, au désir de
séance. Elle fut suivie d’effet : une sortie rapide de l’analyste, il consentira, dans une autre période de
la séance, et un retour immédiat dans le cabinet de l’analyse, à ce que l’analyste devienne partenaire de
l’analyste avec seulement ce cri – «Vous vous la pulsion. À ce temps-là, il ne s’agit plus pour le
trompez !» sujet d’un effort à écorner le sens (l’analyste seul
Une seule séance et deux scansions (une très courte garant) dans l’épreuve d’écriture du rapport sexuel,
suivie d’un long entretien qui a ouvert à la passe). Si qu’il soit celui de la métaphore ou celui du fantasme,
la colère a produit vacillation et précipitation, il mais il s’agit bien d’une récupération de jouissance à
faudra encore six ans pour rendre épistémique partir de cette option, l’objet plus-de-jouir du sujet.
l’entaille laissée par cette phrase, que je considère Il faut consentir à ce que l’analyste en soit l’agent.
comme une assertion sur la psychanalyse. La Le plus-de-jouir a aux commandes a modifié le
vérifier, vérifier ce qui aura été une certitude montage de la jouissance scopique du sujet, élevant
anticipée sur le désir de l’analyste. Conclure et le discours de l’analysante à ce qu’il ne s’agit plus
rendre inédit dans la passe (après en avoir pris la de voiler mais de faire savoir – ce qui la regarde. Ce
décision) cet instant. Cet instant a fait vaciller le qui se joue alors est une partie qui logifie un savoir
sujet sur ses positions dont l’une, fondamentale, fut comme jouissance. L’expérience du réel s’introduit
de préférer le semblant au réel. L’acte a porté parce dans le temps logique de la cure.
qu’il touchait aux conséquences éthiques, Je prendrai toute la mesure de cet enjeu six ans après
introduisant le sujet à la question : «D’où vient que que la partie aura été jouée, une fois la décision
tu t’autorises analyste ?» prise. Je pourrai alors savoir qu’un pari aura été
«L’analyse, ce n’est pas du bricolage». Cette séance lancé sur la passe, et qu’il aura été repris par
a inversé les dispositions du sujet à la jouissance de l’analysante sans que je préjuge de la suite.
l’Autre, si elle existe – sa fascination à être l’exclu Même si la phrase a pu paraître incongrue à
du discours. Il y va de la contingence de la réponse l’analysante, elle regardait bien sa position de
du sujet, de saisir l’occasion de la rencontre avec le jouissance face au réel du «clin d’œil» (cf. La Cause
désir de l’analyste dans la précipitation. Afin qu’il freudienne, n°44). Le sujet avait payé le prix
trouve une réponse autre que symptomatique, celle d’incarner le mensonge du symbolique dans son
par exemple prévisible de sa logique de sujet, où le hystérie. Le sujet saura son identification au père
refus névrotique conflue dans l’événement de corps : prélevé sur un trait-limite, le père qui choit. Le tic,
la tétanie. La séance obtient un tour d’écrou quand la ce fléchissement du corps qui est incarnation du réel,
réponse, celle attendue du choix de la névrose, marquait la frontière de la garantie, de sa croyance
s’inverse. au Nom-du-Père. C’est sur cette frontière que le
On peut en formuler l’opération. J.-A. Miller fait sujet se tiendra six ans plus tard en prenant le risque
référence par deux fois au jeu d’échecs et à ce tour de la passe, à l’heure d’un possible dépassement et
opératoire appelé le roque en ce qu’il inverse deux d’une volonté de se conclure et de se déclarer.
pièces (la tour et le roi) pour permettre de libérer On peut affirmer que l’acte a touché à la défense, à
l’espace et ainsi avancer autrement. En 1982, J.-A. l’événement de corps, en un point où le symptôme
Miller utilise cette opération dans l’expression «le s’est rebroussé en créativité. La réponse s’est faite
roque du sujet et du savoir». L’inversion du sujet hâte. En ce point où se reproduit la marque du réel
barré et du S1a lieu quand on passe du discours du S1, se produit a. Le «clin d’œil» est un bord
maître au discours de l’analyste ; elle est la condition réel/symbolique où viendra se prendre la vanité des
d’émergence de l’entrée en analyse, faite d’un semblants (versant de l’identification) ; sur l’autre
rapport au savoir comme supposé dans l’opération bord, la présence perdue de l’objet. De ce bord
d’aliénation. En 1998, il s’en sert une seconde fois tombe une définition de l’inconscient que l’AE
dans l’expression «le roque de S1et de l’objet a». donne dans son témoignage, considérant ce
Leur changement de place est la condition d’un

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battement d’ouverture/fermeture comme analogue à «Depuis la journée qu’on voit claire et qui dure
la pulsion. C’est son hypothèse de l’inconscient, sa jusqu’à ce qu’elle soit finie». Au cours de ce procès
Bejahung. épistémique, le sujet aura pu savoir qu’il y a «de
l’analyste», ce qu’atteste le geste entendu de
Une logique temporelle ponctuation de son analyste.

Cette séance, créative en ce qu’elle rectifie le désir -Deuxième scansion temporelle (1998) : l’absence
jusque-là inédit, marque un virage subversif ; c’est de signe
l’entrée du sujet dans un comptage logique de la Ce n’est pas une séance qui décide de la passe, c’est
passe. Depuis le rendez-vous pris sur la passe l’absence de signe qui est déterminante :
(première scansion temporelle en 1992), le procès l’analysante attendait le mot de passe de l’analyste.
épistémique aura duré six ans jusqu’à sa conclusion Dans cette seconde scansion, j’ai témoigné des
par la décision de passe (deuxième scansion ponctuations de séances, lesquelles oscillent au gré
temporelle en 1998). Comme les prisonniers de des énonciations de l’analysante, qui prennent le
Lacan, qui ont besoin de deux temps vent du sujet. Lors de ces séances l’analyste ponctue
supplémentaires au moment de sortir de la prison que, quoi que dise l’analysante, il y va de son heure.
(soit en tout trois scansions suspensives), la L’heure est bien le temps où parle l’analyste : il
troisième scansion du sujet dans la passe est kairôs, prend effet et conséquence de ce qu’il dit.
c’est-à-dire occasion qui se présente et qui se saisit. L’analysant, quoi qu’il dise, est responsable de ce
J’ai extrait quelques propriétés des trois scansions qu’il en fait. C’est sur cette saisie que la décision se
logiques de ma passe. prend. Cette fermeté arrive dans un temps logique où
le sujet a pris un aperçu de ce que Lacan appelle «le
-Première scansion temporelle (1992) : le pari sur bon heur de l’humanité», et qui est horreur de savoir.
la passe L’absence de signe venant de l’Autre a formalisé le
Il aura fallu une séance unique pour lancer le pari silence en S(A) pour avoir vidé la supposition de
sur la passe et conduire le sujet au rendez-vous avec savoir. Ce qui n'est plus nécessaire place alors le
le désir de l’analyste. Cette dernière variable s’est sujet devant l'aporie du savoir sur la transmission,
introduite de manière à ouvrir pour l’analysante une redonnant à la question «D'où vient que tu peux
nouvelle expérience comme expérience du réel. t'autoriser analyste ?» toute son actualité par rapport
L’acte de l’analyste suffit à ébranler le mouvement à l'anticipation de 1992.
de la défense au cœur de la zone blanche du Le silence, pour avoir insinué le doute de savoir
refoulement, jusqu’à opposer le démenti du réel au chez le sujet, sera déterminant. Le doute n'est pas le
mensonge familier du symbolique, orientant alors le doute névrotique de la procrastination ; il est une
sujet vers un point qui permettrait de conclure. On fonction logique articulée, et suppose alors les
peut noter que cette séance n’amène pas l’analysante axiomes de Lacan (instant de voir, temps pour
à conclure ; elle inaugure un temps pour comprendre et moment de conclure). Le temps du
comprendre, et une attente de la résolution du doute est une objectivation de la situation. Il n'y a de
problème dont la passante donnera les coordonnées doute que parce qu'il y a auparavant une certitude,
dans son témoignage et qu’on peut résumer à une mais je ne peux conclure : je dois me servir de ce
exigence de chiffrer l’illimité de la jouissance moment fécond.
féminine. C’est un suspens qui dure six années.
Ajoutons que si l’acte de l’analyste a provoqué la - Troisième scansion : la tension temporelle de la
subversion qui fait consentir le sujet au désir de hâte
l’analyste – «Il n’y a d’analyste qu’à ce que ce désir Kairόs est cette représentation du temps que donne
lui vienne», dit Lacan dans la «Note italienne» – cet Panofsky dans ses Essais d’iconologie comme
acte ne sera pas suffisant à ce qu’il s’autorise opportunité, fortune, occasion qui se saisit. L'École,
analyste dans la passe. dans sa conjoncture de 1998, favorisera le sort à
Consentir à ce désir (c’est un point de non-savoir donner à la hâte comme instant décisif de se
dont l’analysante, en 1992, ne sait pas où il la mène) déclarer. L'occasion de se prêter à l'évaluation était à
doit conduire le sujet, non pas à se soumettre à une saisir pour faire entendre, de façon démontrable, la
volonté obscure, mais à proposer un nouveau rapport portée de la confiance, et ce qu'elle réalise sur un
au savoir qui tienne compte du réel aperçu sur la sujet. Il s'agissait d'évaluer les effets, sur la clinique
castration. C’est une expérience de savoir qui durera du sujet, d'un transfert à la cause analytique et de
le temps qu’il faut, et se développera. On pourrait
amener là cette phrase de L’Échange de Claudel :

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donner les résultats d'un transfert de travail à surgit de façon la plus inattendue». Ainsi, il a su le
l'orientation lacanienne prise dès son départ. matin même pour le soir que c’était fini. La dernière
La division du temps, dans cette scansion logique de séance était en réalité derrière lui : mais «on ne sait
l'acte, sera marquée par deux laps. Le premier est la jamais qu’après» comme dit Lacan dans Les non-
décision de passe. Elle est l'acte qui rompt dupes errent. Il est allé cependant à son rendez-vous
l'incertitude, elle est jugement ; il y a décision du soir pour signifier cette fin à l’analyste. Cette
subjective qui me fait me risquer à l'évaluation. Et le nouvelle et ultime séance fut un post-scriptum à
second laps, hors calcul, introduit dans la logique de l’ensemble des séances précédentes qui ont fait le
la décision la fonction de la hâte, qui consiste à la bâti de la cure.
fois à se compter dans le calcul collectif – l'École ne Celle-ci ne fait plus partie de la série déjà close, pas
pouvait plus attendre, j'étais dans un moment même au titre de la dernière. C’est donc une séance
logique de responsabilité – et à se décompter dès que plus-une car le sujet est déjà sorti, out. Cette séance
le sujet se déclare. Car le passant se déclare de sa a valeur d’annonce et fait ponctuation. Mais cette
marque d'exclusion, livre de chair, marque sur le fois, c’est le sortant – faut-il encore dire
corps que le sujet doit reproduire, produire. Comme l’analysant ? – qui ponctue. Il pose l’acte de sortie et
l'indique Lacan dans la Note italienne : «Il n’y a l’analyste enregistre, prend acte.
d’analyste qu’à ce que ce désir lui vienne, soit que La force de l’acte vient de la certitude qui
déjà par là il soit le rebut de la dite (humanité)» : a accompagne ce que Lacan appelle «un moment
vient à la place de S1. d’évidence». La sortie n’est pas le fruit d’une
Parions qu’il y a subversion quand le sujet trouve un réflexion bien pesée, mais d’une logique qui se passe
mode particulier de transmission qui ne se résorbe de la pensée. Elle n’est pas impensable après-coup,
pas dans «la dite humanité» ou l’universel du mais elle est… impensée sur-le-champ, c’est-à-dire
langage. Le sujet sur le point de se hâter devra faire sans l’Autre. La certitude est certes subjective, mais
de cette fonction, la hâte, un terme irrationnel qui va n’est pas pour autant le résultat d’une déduction par
déjouer le calcul des autres et faire surgir, d’une la voie du signifiant ; car à ce moment terminal, le
logique prévisible, l’inattendu. sujet ne relève plus de l’aliénation signifiante. Dans
Il y a dans l’existence des situations où l’on doit se l’opération radicale de séparation, il a pris un autre
conclure ou se déclarer. Il en est de la logique de la statut : il est devenu réponse du réel, par
hâte comme de celle de l’amour. Le lien à l’École identification au symptôme. Réduit à la dimension
Une en dépend, c’est-à-dire pour sa manière de parlêtre, il s’est identifié à une lettre de
particulière d’être Autre avec les autres dans une jouissance (letter) qui le fait déchet (litter). À ce
communauté. titre, le sujet de la rumination n’est plus. Le «Je
pense donc je doute» s’est transformé en sa forme
La séance impossible inversée : «Je ne doute plus, donc, je ne pense plus».
Patrick Monribot Se vérifie la logique mathématique qui veut que si
(p) entraîne (q), alors (non-q) entraîne (non-p).
«…Donc je ne pense plus» : ainsi le moment de
L’analyse s’arrête, pour Freud, lorsque cessent les conclure produit-il un sujet logique, c’est-à-dire
visites chez l’analyste. Pourtant cet arrêt mis à acéphale. Nous touchons à la définition même du
l’épreuve de la passe révèle une surprise : la fin de sujet de la pulsion, par quoi s’évacue l’empire du
l’analyse n’est pas la fin de la cure. Ne plus aller doute.
chez l’analyste n’implique pas une conclusion. Ce Il y a cependant une clinique de la séance ultime ;
n’est que le début de la fin ! elle n’est pas sans l’affect. Devant la porte refermée
La construction après-coup de la logique de la cure de l’analyste, l’analysant (qui ne l’est plus) ne
par la passe n’est pas sans conséquence, si bien que réprime pas un sanglot retrouvé, lui qui, ces années
la même cure n’aurait sans doute pas les mêmes durant, n’avait jamais versé une larme, au motif
effets sans la passe qu’avec elle. névrotique que c’était «une affaire de femme». Il a
retrouvé la capacité de pleurer mais n’est pas triste
Acte de sortie
du tout. La sortie précipitée n’est ni triste ni gaie.
Tel sujet en a fini avec les séances et commence la
Travail de passe
passe. A l’orée du témoignage, il évoque sa
«dernière» séance chez l’analyste. Il en souligne le Ce qui est gai, c’est la passe ! Sans doute parce qu’il
caractère imprévu et surprenant, et produit cette y a ce que j’appellerai un «travail de passe», comme
phrase : «l’événement le plus attendu de l’analyse il y a eu un travail de transfert. Le travail de passe

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catalyse la commutation du travail de transfert en Le savoir de ce rêve est un savoir sur le trou dans le
transfert de travail. Ce dernier peut certes avoir savoir, un savoir sur la limite.
commencé depuis bien des années, mais se Bien plus encore, l’objet cause, que l’analysant avait
radicalise par la passe qui lui donne sa raison. Ce logé chez l’Autre – ici le regard – s’en trouve
travail de passe, comme tout travail, a aussi un énucléé, extirpé. L’Autre n’est plus là. En se
produit, le Witz, résultat nécessaire à «transformer retournant, dans le silence de la pulsion, le rêveur se
l’essai» de la procédure. Un tel travail permet que le voit ne plus être vu et le vide du fauteuil est ce qui
réel en jeu dans l’analyse, réel dénudé par la reste d’un regard perdu, vidé de jouissance. Cette
conclusion, se reconnaisse dans le réel en jeu au séance sans Autre est donc impossible. Impossible,
cœur de l’expérience de l’École, à qui le passant car pas sans lien avec le réel.
s’adresse. Il s’y réalise un nouage de l’intime à
l’extime. Temporalité logique
De ce travail de passe, nous trouvons quelques
incidences dans la façon dont le dispositif suscite Je mettrai alors en perspective trois types de séances
des rêves. Les rêves de passant – dans les passes terminales la dernière, l’ultime et la conclusive.
conclusives – ne sont pas des rêves d’analysant. -type un : la «dernière» séance est dernière d’une
Le passant, dans l’intervalle qui sépare les série ayant balisé le trajet analytique. Elle précède la
rencontres des deux passeurs, rêve plusieurs fois du séance où se décide la sortie, et ne se sait pas encore
ministre français Pasqua. L’équivoque en forme de être la dernière.
rébus résonne comme une question. Il ne met pas en -type deux : la séance «ultime» est la suivante, celle
doute qu’il y ait passe mais pointe la difficulté à où se précipite et s’annonce la sortie en acte. C’est
nommer ce qui de l’expérience se transmet : passer une fin chronologique où analyste et analysant se
quoi ? Et c’est bien parce qu’il y a un défaut dans le séparent. Elle est «plus-une» car elle se dissocie de
symbolique à résoudre cette question, à nommer le la série aboutie des précédentes.
réel à transmettre, que le rêve élabore une devinette -type trois : la séance «conclusive» est celle qui
qui laisse intacte la façon dont le passant va s’y conclut aussi bien la passe. C’est la séance
prendre pour répondre. impossible où se vérifie dans le rêve que le
L’autre rêve de passe est plus surprenant : il partenaire du passant est S(A), sous la guise du
ressuscite la séance analytique sur «l’autre scène». fauteuil vide.
En voici le contenu qui inspire le titre, la séance
impossible. Le sujet est en séance d’analyse. Il n’a Une temporalité logique articule ces trois séances :
rien à dire. Allongé sur le divan, il se retourne et
s’aperçoit que l’analyste a disparu. Le fauteuil est 1. La «dernière» séance (type 1) ne peut se qualifier
vide. Il décide de s’en aller. Le lieu où se déroule la telle que dans l’après-coup : «C’était la dernière et je
scène n’est finalement plus le cabinet de l’analyste ne le savais pas». Elle clôt une période fort longue
mais un autre lieu, inconnu. où l’association libre a oscillé entre savoir supposé
Ce rêve n’a jusqu’à ce jour fait l’objet d’aucun et savoir réalisé. Peu à peu, au cours des séances en
témoignage, car il survient alors que les passeurs ont série, au fil des années, le temps pour «se dire»,
déjà terminé leur prestation auprès du cartel. Il est selon l’expression de Lacan, laisse apparaître un
un pur produit de la passe, mais il est trop tard pour temps où se dessine l’impossible à dire, mais cet
en parler ! Le passant attend les résultats, le sort en impossible est aussitôt démenti par l’espoir réitéré
est jeté. Ce rêve n’est qu’une façon particulière de la prochaine séance. La «prochaine séance»,
d’introduire la séance analytique dans la passe. Il y attendue, est toujours l’une-en-moins qui manque
en a d’autres, à commencer par la nécessité de faire pour trouver le mot de la fin. Son attente en forme
savoir à quel type de présence l’analysant a été d’espoir masque que «le mot de la fin, c’est
confronté. Le style de l’analyste marque les séances motus !», comme le dit Lacan dans Encore. Ainsi, le
d’une qualité à restituer aux passeurs ; c’est comme sujet supposé savoir est à chaque fois relancé dans sa
un devoir de mise en scène. fonction éternisante de «joui-sens» en perspective.
Il me semble que s’éclaire aujourd’hui cette «séance La dernière séance, elle, ne se sait pas dans l’instant
impossible». Ce rêve n’est pas un rêve d’analysant, être la dernière car ce savoir demande un temps de
en dépit de la position sur le divan, car il ne fait pas plus. A contrario des autres, elle ne sera pas suivie
consister le sujet supposé savoir. Il enregistre sa d’un tel effet de relance du savoir supposé. Dans
destitution. La séance est impossible car il n’y a plus l’après-coup, elle s’avère avoir été logiquement
rien à extraire du savoir supposé : sa place est vide. probable, mais elle est au présent cliniquement
imprévisible. Cela ne se sait qu’après, quand vient le

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temps de la certitude subjective, puis celui de la l’acte». Ce moment permet que s’embraye une série
passe. d’actes comme autant de coupures topologiques :
quitter l’analyste, faire la passe, occuper le fauteuil
2. La séance «ultime» (type 2) est celle qui suit ; elle vide, assumer les conséquences d’une nomination en
se sait finale, car fondée par la certitude subjective, termes épistémique et politique, oser la subversion,
et se résume dans cette phrase de passant : «C’est etc. Ces modalités de l’acte viennent valider après-
comme un bateau qui vient d’accoster ; le sujet ne coup l’assertion de certitude anticipée, qui avait fait
sait pas où il est, mais il est sûr d’être arrivé.» Ou dire au sujet : «Rideau !» Ce temps conclusif de
encore : «Maintes fois, j’ai voulu poser les valises l’acte fait «être vraie» la certitude préalable de la
que je traînais ; cette fois je les garde, je repars avec, sortie.
mais elles sont vides.» Ce moment d’évidence n’a La séance impossible répond à une passe possible.
pas le secours du signifiant pour se démontrer dans En arrimant fin et conclusion, elle augure d’un
l’ici et maintenant ; il se situe aux limites du début. Elle réhabilite «le trou dans le psychique»
discours, d’où sans doute l’usage des métaphores du évoqué par Freud. Elle invite au respect du réel, là
voyage. Il y a une réelle indigence du langage où s’est dissout l’amour de transfert. Autant dire que
immédiat à dire la certitude. le fauteuil vide n’est pas simplement vacant : il n’est
pas pousse-à-l'identification à l’analyste, et personne
3. La séance «conclusive» (type 3), produite en rêve ne remplace personne. Il n’est que l’effet redoublé
par la fin de passe, est un point de capiton du temps de l’extraction de l’objet-destitution d’un côté,
logique, autre grand moment d’évidence. Le temps désêtre de l’autre.
logique est le temps requis pour conclure malgré Le respect du réel ne se peut qu’à sacrifier la
l’inexistence de l’Autre, là où le savoir inconscient jouissance de l’amour de transfert. Il contrevient à
est inconsistant. Ce rêve ne pouvait donc survenir l’intemporalité de l’inconscient, à «l’éternisation» de
qu’après le témoignage fait aux passeurs, c’est-à- la cure, et provoque l’acte avec ses couleurs
dire après avoir cerné la rencontre avec le savoir d’audace et de trouvaille.
vide. A ce dernier répond la séance impossible. Ici, Ainsi, de la certitude intime et solitaire de la sortie à
le réel dément toute possibilité d’annuler cette la conviction extime de la conclusion, la passe
rencontre avec le trou dans le savoir. permet une fin logique en forme de calcul collectif.
Ainsi, ces trois modalités de séances conclusives Il s’y démontre que l’analyste n’est pas tout seul
obéissent à la logique de «l’assertion de la certitude pour s’autoriser de lui-même. Ce lien concluant à
anticipée», amenée par Lacan en 1945 et revisitée l’École est une façon pas comme les autres de vivre
dans «Radiophonie» puis dans Encore. L’objet a y la pulsion.
apparaît comme l’opérateur essentiel de la hâte qui
propulse vers la passe après l’éjection de la sortie.
L’objet a pousse à l’urgence, abolit la durée. Si
l’objet cesse d’être matérialisé par le regard de
l’analyste évacué du fauteuil, qu’en reste-t-il sinon
une pure consistance logique – petit a – venant
nommer le savoir qui manque ? Avec a aux
commandes, le sujet se réduit enfin à son être
pulsionnel, sans Autre. Il aura, non pas à se
soumettre à l’exigence de cette pulsion, mais à faire
avec, au prix d’une invention pour s’en débrouiller.
Cette contraction temporelle inouïe vient solder le
fameux temps «pour se faire être» que Lacan évoque
dans «Radiophonie». Au terme de ce laps nécessaire,
le sujet a rendez-vous avec «la faille dont se dit
l’être» et il lui faudra bien, à cette faille, consentir.
Autrement dit, la conclusion n’est pas que pure
logique, déduction épistémique comme dans la
solution d’une équation. Ce serait trop facile ! Il y
faut en plus une décision indiquant un choix du
parlêtre. C’est le moment où «la tension du temps,
comme le formule Lacan, se renverse en tendance à

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La séance analytique
De la nature du consentement des analysants aux d’autres lieux l’excommunication majeure…
séances courtes Incontestablement, la question surgit de savoir ce
François Leguil qui en elle peut faire écho à une pratique
religieuse"3. Dès 1953, Lacan notait que cette
Tout comme chacun je me pose cette question tous discorde sur la durée des séances était située par ses
les jours : pourquoi et de quelle manière les adversaires sur un terrain sacré : "le caractère" tabou
analysants acceptent les séances courtes, alors que "sous lequel on l’a produit dans de récents débats
cela va contre le courant des revendications prouve assez que la subjectivité du groupe est fort
modernes qui réclament qu’on sache prendre le peu libérée à son égard, et… qu’on sent qu’il
temps d’écouter sans compter ce que les gens ont à entraînerait fort loin dans la mise en question de la
dire ? 1 fonction de l’analyste" 4. Jacques-Alain Miller citait,
Aucun de nous naturellement n’oublie que cette après le congrès de Barcelone, en 1997, un oukase
question a pris une place prépondérante au début de de l’américain Kernberg qui prouvait que
la scission des années cinquante. Lacan s’en l’anathème prononcé contre toute contestation du
explique assez longuement dans son "Discours de bien-fondé de la durée fixe demeure de pleine
Rome" en dénonçant les effets fâcheux des actualité : après bientôt un demi-siècle la chose reste
interruptions de séance commandées par l’horloge : canonique.
"nous voulons en effet toucher un autre aspect Que la durée de la séance soit abordée tantôt dans
particulièrement brûlant dans l’actualité, de la les termes de la religion, tantôt dans ceux de la vente
fonction du temps dans la technique. Nous voulons contractuelle d’un temps d’écoute, ne peut que
parler de la durée des séances… L’indifférence avec frapper ceux qui ont en mémoire les développements
laquelle la coupure du timing interrompt les d’un Karl Marx sur "le caractère fétiche de la
moments de hâte dans le sujet peut être fatale à la marchandise et son secret : une marchandise parait
conclusion vers quoi se précipiterait son discours, au premier coup d’œil quelque chose de trivial… au
voire y fixer un malentendu, sinon donner prétexte à contraire c’est une chose très complexe, pleine de
une ruse rétorsive" 2. subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques.
L’histoire récente d’un analysant m’a saisi, non pour En tant que valeur d’usage, il n’y a rien de
la dimension caricaturale de ce qu’il me confiait, que mystérieux… D’où provient donc le caractère
pour son aspect démonstratif : cet homme encore énigmatique du produit du travail, dès qu’il revêt la
jeune, venu me voir après trois années de cure chez forme d’une marchandise ? Évidemment de cette
un confrère très connu, me confie les règles du forme elle-même… la mesure des travaux
contrat que celui-ci avait fixées : cet analysant est individuels par leur durée acquiert la forme de la
obligé par son métier de séjourner un mois sur deux grandeur de valeur des produits du travail… C’est
outre seulement un rapport social déterminé des hommes
Atlantique. Son analyste a exigé pendant trois ans entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique
que toutes les séances qui auraient dû avoir lieu, d’un rapport des choses entre elles. Pour trouver une
alors qu’il était absent de France, soient réglées ; à analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la
chaque fois que cet analysant exprimait son région nuageuse du monde religieux" 5.
désaccord, son analyste lui répondait ceci que je Faire passer la notion de durée de sa valeur d’usage
reproduis textuellement : "Lorsque vous n’êtes pas à à une valeur d’échange, est lié à la tentative de
Paris vous continuez de payer votre appartement. Eh symétriser la relation analysant-analyste en la
bien, il faut que vous considériez que mes honoraires projetant sur un axe transfert/contre-transfert. Dans
correspondent au temps de location de mon divan, le titre même de son cours de cette année, "Les us du
temps qui vous est réservé et que vous avez à laps", comme dans le commentaire qu’il vient
régler". d’effectuer du "Temps logique" de Lacan, Jacques-
Cette histoire, cette anecdote plutôt, ne doit pas nous Alain Miller traite implicitement de cet enjeu : de
scandaliser, elle est éclairante sur la structure de quelle manière redonner à la durée de la séance sa
cette dérive. En 1964, Lacan reconnaît une valeur d’usage, sans cette sorte de "théologie" qui
dimension religieuse aux mesures que tente de lui tente de faire accroire qu’elle a une valeur
infliger : "il s’agit donc là de quelque chose qui est d’échange.
proprement comparable à ce que l’on appelle en

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L’érection de la durée à cette place hiératique d’une supporter la relative brièveté des rencontres que
fonction temporelle dictée par l’horloge réduit le notre choix leur ménage ? Cela semble se passer
temps à la chronologie, l’enferme dans ce qu’un ainsi, et il est incontournable de considérer que c’est
romancier, André Maurois, nommait "les cadres du une affaire de technique et de savoir-faire lorsque
temps" en montrant que leur principe reposait sur l’on prétend réduire les enjeux d’un désir aux
l’oubli de la valeur significative des souvenirs de polémiques qui lui sont opposées. Au surplus,
l’enfance 6. Le temps de la chronologie est celui du prétendre que la séance courte est acceptée par le
discours du maître, et se caractérise par son refus de patient parce que, grâce à l’autorité d’une suggestion
toute réversibilité : "Le temps irréversible est le implicite, nous l’avons "acclimaté" à cette méthode,
temps de celui qui règne ; et les dynasties sont sa semble correspondre à une réalité accordée aux
première mesure" 7. C’est un temps d’intimation que idéaux contemporains d’efficacité et de rentabilité.
l’analyste "ipéiste" ne pourrait assumer sans Les progrès prodigieux de la thérapeutique
renoncer à sa fonction, et qu’il délègue pour cette scientifique, chirurgicale et médicale qu’Éric
raison à l’impavidité des aiguilles qui disent l’heure. Laurent évoquait au Congrès de l’AMP pourraient
Infatué de la conviction de son honnêteté, il oublie fournir des arguments. Là où, il y a très peu
ce qui fonde cette délégation : "toute durée bien d’années, il fallait tant d’heures d’intervention,
constituée doit être pourvue d’un commencement courir à chaque durée supplémentaire le risque d’un
nettement distingué… Ici se marque la suprématie corps qui s’épuise et d’une vie emportée, l’homme
du temps voulu sur le temps vécu. Pour bien de l’art aujourd’hui que le voilà, volens-nolens,
souligner l’isolement causal et temporel de l’acte homme de science, règle l’affaire en quelques
initial, qu’on nous permette donc de nous exprimer minutes, évite le sang versé, épargne grabat et
sous forme paradoxale : ce qui fait marcher la douleur, et guérit le plus souvent son monde avant
locomotive, c’est le sifflet du chef de gare. La vie même que l’on puisse se souvenir des valédutinaires
consciente est de même une activité de signaux. d’autrefois. En matière de traitements médicaux, la
C’est une activité de chef. Une intuition claire est un durée est l’indice de progrès non encore accomplis,
commandement" 8. Tout cela nous le savons, et d’un corps qui résiste et d’une résistance du mal
Lacan le résume dans "Position de l’inconscient" qu’il faut déborder : la durée doit être vaincue, elle
lorsqu’il noue par la notion de "bord" et de le sera dans une lutte où la causalité s’efface devant
"coupure", celle d’une géométrie où l’espace se la recherche du déterminisme. C’est un fait, voire
réduit à une combinatoire ", à la fermeture de une "vérité" épistémologique que nous devons
l’inconscient" qui démontre le noyau d’un temps connaître même si elle n’est pas la nôtre : "On n’a
réversif "… par lequel le "nachträglich montre une pas à tenir compte de la durée dans la cause, ni de la
structure temporelle d’un ordre plus élevé " 9. durée dans l’effet pour les lier temporellement… La
Cette "structure temporelle d’un ordre plus élevé" causalité physique ne se quantifié pas par la durée. Il
implique que l’analyste assume que "le transfert est faut toujours en venir à poser le phénomène cause et
une relation essentiellement liée au temps et à son le phénomène effet comme deux états séparés, et
maniement" 10 ; elle exige non pas que l’analyste puisque leur durée particulière est inefficace, il
fasse l’impasse sur la durée, mais qu’il en ait en convient de les vider en quelque sorte
revanche une juste aperception. Le "maniement du temporellement… À chaque apparition d’une
temps" selon Lacan dépend aussi bien de ce qu’un émergence, d’un phénomène qui dépasse son donné,
Valéry nomme avec Monsieur Teste, "l’art délicat de on peut saisir une détermination de plus en plus
la durée" 11. Dans son cours "Les us du laps", claire de l’évolution par la probabilité et non plus
Jacques-Alain Miller déplace un accent seulement par la causalité"13.
séculairement associé à la notion de durée dont S’en tenir donc à l’idée que la séance analytique
l’usage (ou… "l’art délicat") ne dépend pas de sa courte est affaire de technique constituerait un
mesure dans un univers de précision, mais de son alignement paradoxal, une inféodation suspecte aux
"évaluation" dans la logique d’un calcul que signe idéaux scientifiques de notre temps. Dans le cours
une position subjective 12 . qu’il a fait en 1996-1997 avec Eric Laurent 14,
Jacques-Alain Miller a pu montrer que
Une éthique du temps l’aboutissement de ces idéaux revenait à une
"dématérialisation du réel" par la technique, et qu’à
"Maniement du temps" et "évaluation de la durée" la différence des causes du "Malaise" repérées par
sont-ils dans notre pratique le fruit de notre Freud, cet effet de la science était à la source du
expérience et de notre façon d’habituer "Malaise dans la civilisation" contemporain.
progressivement ceux qui viennent nous parler à

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Cet effet de "dématérialisation du réel" ne peut être maladie : déstructuration temporelle-éthique. Pour
assurément le dessein d’une séance d’analyse qui se lui, cela revient simplement à souligner que la
donne pour tâche de serrer un réel, celui qui taraude première assise du sujet de la conscience correspond
le sujet, de le faire sourdre de la parole, d’y au fait que sa volonté, son intentionnalité, le sens de
confronter avec mesure l’analysant afin qu’il son action, sa tension vers le mouvement ou vers la
acquière, le moment venu, les moyens de savoir parole qui change, n’a pas d’autre réalité que celle
comment la douleur de sa division, l’état de s’inscrire dans le temps, et qu’il y a une solidarité
insupportable de son manque s’accrochent à ce réel organique et épistémique entre l’éthique – c’est-à-
pour s’en plaindre. dire la valeur des intentions qui débouchent sur
Plus triviale, mais omniprésente, une autre objection l’action – et l’inscription, l’immersion de l’être dans
interdit de réduire la séance courte à une seule la temporalité, grâce à la médiation que cette action
affaire de technique. Cette objection vient de ce qui offre entre l’esprit et le temps.
vient spontanément, d’un ressentiment entre le refus Ce n’est pas par ce chemin que nous cherchons à
et l’indignation ; elle fait rejoindre la cohorte nous informer sur ce nœud, sur ce ternaire que
légitime de ceux qu’offensent le peu de cas ménagé forment ensemble l’éthique, la durée des séances, et
à la souffrance humaine, et l’impression que les le désir de l’analyste qui mêle les enjeux de l’une et
cadences de l’efficacité ne donnent plus au sujet le l’autre.
temps de déployer les raisons de ses accablements. Je vais m’y prendre de trois manières : la première
Sous toutes les latitudes, le reproche est adressé aux sera un souvenir – non, pas vraiment un souvenir
professionnels du soin autant qu’à ses gestionnaires, personnel car, sans doute, sommes nous plusieurs
d’œuvrer trop vite, en prétendant ignorer que le centaines à pouvoir partager ce souvenir dans cette
bienfait prodigué aux uns rime avec l’augmentation XIè Rencontre internationale du Champ freudien. La
du profit réalisé par les autres. seconde manière portera sur l’idée que nous pouvons
Ce reproche est fils des noces de la technique et de avoir de ce qu’est le tact et le rapport que ce tact
l’humanisme, dans un monde du marché où le entretient non pas avec le temps, mais avec la durée.
soupçon d’un appétit de jouissance grève parfois la La troisième voie que j’emprunterai sera une courte
recherche d’une amélioration de l’action. Dans la reprise de quelques séances analytiques relatées dans
pratique de la demande que, selon Lacan, l’analyste un article intitulé "Deux notes sur le silence", dont
partage avec le médecin, nous sommes davantage l’auteur est l’un des plus grands post-freudiens,
que beaucoup confrontés à cette critique, parce que l’anglais Winnicott.
la préoccupation technique paraît vite sournoise et Le souvenir remonte à exactement seize années.
frôler le cynisme du fripon face aux urgences du Cela se passait à Buenos Aires, au centre San
sentiment ; à l’extrême, cette critique semble Martin, en 1984, en séance plénière de la IIIe
rejoindre ce que dans un autre contexte, avec Freud, Rencontre internationale du Champ freudien. À la
Lacan vitupère : "l’accaparement de la jouissance tribune, J.-A. Miller avait justement abordé la
par ceux qui accumulent sur les épaules des autres question des séances à durée brève. Dans la salle,
les charges du besoin" 15. notre aîné Paul Lemoine, dont nous pleurerons la
Ces motifs expliquent que nous faisons de la séance disparition six ans après, demandait la parole pour
courte une affaire d’éthique ; mais quel "passer dire ce que je résume ici de mémoire : "Lorsque
muscade" si l’on s’en tenait là, parce que l’éthique j’étais en analyse chez le Docteur Lacan, j’ai été
dans nos manières de parler est trop souvent une évidemment surpris de ce qu’il avait changé la durée
petite formule de reconnaissance, "un mot de la des séances et que nous étions passés à des séances
tribu." Il est ici permis d’ironiser car le point n’est plus courtes. Comme il me raccompagnait à la porte,
pas de convoquer l’éthique, mais de montrer de je l’ai un jour interrogé : pourquoi désormais, les
quelle articulation nous nous autorisons pour séances sont-elles plus courtes ? Il m’a répondu :"
soutenir que ce que nous faisons procède d’une c’est parce que je veux faire plus solide ". Ne nous
éthique du temps. attardons pas sur la suite de l’intervention de Paul
C’est que nous ne sommes ni les premiers ni les Lemoine, où il avait exposé avec une grande
seuls à nous questionner sur le fond de la chose. Un précision, et, pudique en quoi il avait éprouvé la
des psychiatres du XXe siècle les plus connus, nature et l’effectivité de cette solidité par la
psychopathologue consommé et ami de J. Lacan, disparition de l’angoisse.
Henri Ey, lorsqu’il emprunte au neurologue anglais Ce mot, cet adjectif, est frappant car il évoque – et
Jakson sa théorie des déstructurations de la l’on imagine mal que Lacan n’en ait eu parfaite
conscience, nomme le premier niveau atteint dans la connaissance – une conception du

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"temps cohéré, organisé en durée" 16 développée au Recherchée par Lacan, dans la production du résultat
début des années trente par une "Théorie de la de son opération, cette solidité est dans le fil du titre
consolidation" 17. Partant de cela que "les centres de l’entretien accordé par Eric Laurent à Silvia
décisifs du temps sont ses discontinuités" 18, une Baudini dans la seconde livraison de "Signos 2000",
continuité serait rétablie par la "solidité" 19 d’une et qu’a publié au mois de mai dernier le numéro 188
action extérieure propre aux capacités de l’esprit : de La lettre mensuelle de l’ECF. Ce titre est : "Une
ainsi, allant du tout à la partie, "d’un état de séance orientée par le réel".
dispersion vers un état final de continuité" 20 "une Comment ne pas songer à cette phrase par laquelle
activité cohérée"… (peut) constituer une réalité Lacan, dans son "Discours de Rome'", conclut
"temporelle définie"… "La constitution d’un l’exemple qui rend compte de sa décision
consolidé de succession… (déboucherait) sur un d’introduire les séances à durée brève ? L’exemple
véritable objet tempore1"21. Nous n’avons pas à est célèbre entre nous, et Lacan le résume ainsi :
nous consacrer à cette thèse vraisemblablement "(par) ce que l’on a appelé nos séances courtes, nous
datée, sauf pour en tirer prétexte et voir le parti avons pu faire venir au jour chez tel sujet mâle, des
inverse pris par Lacan : lorsqu’il guigne, dans le fantasmes de grossesse anale avec le rêve de sa
raccourcissement de la durée, une plus grande résolution par césarienne, dans un délai où
"solidité" de son action, c’est sur la discontinuité autrement nous en aurions encore été à écouter ses
qu’il s’appuie pour atteindre un certain degré de spéculations sur l’art de Dostoïevski" 25.
réalisation subjective. C’est parce que "le temps dont Pour lutter contre l’impossible aveu du fantasme,
il s’agit dans cette affaire a le même statut que le Lacan évoque une certaine – non pas brutalité – mais
sujet… le temps est lui-même un effet de la structure du moins une certaine brusquerie, au sens où l’on dit
signifiante… C’est ça ce que l’on peut appeler des en français : brusquer les choses. Je voudrais
structures temporelles. Cela signifie qu’une structure montrer comment ce : brusquer les choses, est une
signifiante détermine une position subjective… (et) affaire de tact.
les structures signifiantes déterminent également une Quelques lignes plus loin, Lacan conclut la vignette
modulation temporelle. À cet égard il faut dire : le clinique en disant : "Car (l’analyse) ne brise le
temps est l’effet du signifiant. Et quand on atteint ça discours que pour accoucher la parole" 26. Notons
déjà on respire mieux" 22. que Lacan écrit "accoucher la parole", et non pas
Dès son "Discours de Rome'", Lacan propose un accoucher de la parole. C’est très précis. On dit
concept, un opérateur pratique visant à obtenir ce qu’une femme accouche d’un enfant, mais que le
qu’il définit "comme une parole qui dure" 23 ; c’est la médecin ou la sage-femme accouche une femme. Il
"ponctuation : la suspension de la séance ne peut pas s’agit de retirer quelque chose, d’extraire quelque
ne pas être éprouvée par le sujet comme une chose qui est dans la parole. C’est une affaire
ponctuation dans son progrès" 24. La durée standard, d’obstétrique et chaque séance est affaire
la durée mesurée cède ici le pas devant la d’obstétrique, non pas pour l’idéal anesthésique (au
ponctuation ; sur ce point le désir de l’analyste prend demeurant parfaitement légitime) de l’accouchement
l’allure du schéma lacanien de la métaphore : sans douleur, mais pour l’image de la réussite d’une
Ponctuation extraction.
Là intervient le tact. Il sert à réussir l’opération
Durée mesurée suivante qui est une soustraction, au sens
N’est-ce pas, dans la métaphore du transfert, l’une arithmétique du terme. Si le temps est une fonction
des premières raisons du consentement de signifiante, le temps n’est pas la durée. Mais qu’est-
l’analysant qui accepte de se mettre au travail en ce que la durée ?
faisant de nous le sujet supposé savoir ponctuer ? Le
sens de son consentement donne l’indication qu’il a Le temps et la durée
accepté d’être à la place qui lui revient dans le
discours analytique. "Qu’est-ce que la durée au dedans de nous ?" 27
La "solidité" n’est-elle pas également une bonne C’est une question connue de Bergson, dont la thèse
métaphore du réel, de ce sur quoi l’on se cogne à sur le temps a marqué la pensée française, davantage
l’occasion, de cette pierre qui fait trébucher, de ce sans doute par l’opiniâtreté à la répéter de la même
morceau de poutre qui peut tomber sur la tête, manière un demi-siècle durant, que par les
comme sur le malheureux Cyrano, en rançon finale perspectives qu’elle ouvrait. La durée est
de ses rêves inaboutis ? essentiellement "une continuation de ce qui n’est
plus dans ce qui est. Voilà le temps réel, je veux dire
perçu et vécu. Voilà aussi n’importe quel temps

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conçu car on ne peut concevoir un temps sans se le temps que parce qu’il s’achemine vers le non-être"
représenter perçu et vécu" 28. Selon cette 46
.
psychologie de la conscience, la durée est succession La durée n’est que ce "temps vécu" qui sert de titre
et non simultanéité ; la durée est une succession au psychiatre phénoménologue français Eugène
vécue et perçue intrinsèquement par l’homme Minkowski, collègue de Jacques Lacan et d’Henri
vivant. Le temps de la mesure, celui de la Ey à "l’Évolution psychiatrique" 47. Mélangeant son
simultanéité, est spatialisation du temps, temps inféodation bergsonnienne à ses ambitions
inessentiel, "temps qui se projette dans l’espace… phénoménologiques, Minkowski illustre bien ce que
par l’intermédiaire du mouvement" 29, temps d’une dans ses commentaires d’Husserl, Jean-Toussaint
"psychologie grossière, dupe du langage" 30, temps Desanti démontre : l’échec de l’égologie
dont la réalité est confondue avec "sa représentation transcendantale à prouver, avec la problématique
symbolique" 31. Ce temps de la mesure, ce temps- temporelle, le bien-fondé d’une dialectique
quantité s’oppose "à l’élément essentiel et qualitatif ontologique48. Sans doute n’est-ce pas un hasard que
du temps" 32, "la durée pure qui ne se mesure pas"33 dans le même Séminaire, celui consacré aux
parce que cette "durée qualité, celle que la psychoses, Lacan réfute à la fois l’une et l’autre : on
conscience atteint immédiatement" 34est "chose "s’imagine qu’il faudrait restaurer totalement le vécu
réelle pour la conscience qui en conserve la trace" 35. indifférencié du sujet, la succession des images
Cette durée-conscience, identifiée à "l’activité projetées sur l’écran pour le saisir totalement dans sa
continue et vivante du moi" 36devient le medium de durée, à la Bergson. Ce que nous touchons
choix pour étudier "l’influence du sentiment sur cliniquement n’est jamais comme cela. La continuité
l’ensemble d’une histoire" 37 ; "flux temporel" 38, de tout ce qu’a vécu un sujet depuis sa naissance ne
"réelle" parce qu’"éprouvée" 39, "tenue… pour tend jamais à surgir, et ça ne nous intéresse
agissante" 40, la durée selon cette exaltation du moi absolument pas" 49. Et : "tout ça est à prendre au
est "l’étoffe de notre être" 41 en même temps que pied de la lettre. Il ne s’agit pas de comprendre ce
"murmure ininterrompu de notre vie profonde" 42. qui se passe là où nous ne sommes pas. Il ne s’agit
Tel est un discret aperçu de la thèse bergsonnienne pas de phénoménologie. Il s’agit de concevoir et non
qu’il opposera jusque dans son "dialogue" avec A. pas d’imaginer" 50.
Einstein. La durée que les standards de l’IPA tentent de
Sa tonalité explique la teneur de la première critique neutraliser, dans un échange réglé où
écrite de Lacan dès la fin de la deuxième guerre s’équilibreraient transfert et contre-transfert, n’est
mondiale : "L’œuvre de Bergson est la dilettante rien d’autre que cette "durée à la Bergson", que nous
synthèse qui a satisfait aux besoins spirituels d’une avons distinguée au début avec "l’évaluation de la
génération… et un assez curieux recueil d’exercices durée" dont parle J.-A. Miller dans son commentaire
de ventriloquie métaphysique" 43. Critique du "Temps logique" du mois de mai 2000, en
renouvelée deux années plus tard : "insuffisance montrant ce qu’elle révèle en faisant passer le sujet
naturaliste" de cette conception de la "dimension d’une position à une autre entre le voir et le savoir,
temporelle" 44. La durée n’est pas l’étoffe de l’être, en indiquant que sa valeur est d’attente dans le
parce que si "l’inconscient s’articule de ce qui de temps qui précède l’acte, en démontrant comment la
l’être vient au dire… ce qui du temps lui fait étoffe hâte en est en quelque sorte l’Aufhebung. Les
n’est pas d’emprunt imaginaire" 45. valeurs d’"évaluation" de cette durée ne sont pas
Cette durée est imaginaire, elle n’est que l’image du celles que l’on nous reproche d’"offenser", et que les
temps, de ce temps symbolique dont le sujet du analysants acceptent néanmoins en prenant leur
manque-à-être fait l’épreuve réelle, "textile où place dans notre conception des séances, qui est
nœuds ne diraient rien que des trous qui s’y aussi bien celle "d’une dure ascèse temporelle" 51.
trouvent" 45. C’est dans la plus haute tradition de la L’accent qu’il s’agit proprement de corriger dans la
pensée que Lacan trouve sans doute ici son séance porte sur la "durée à la Bergson", la durée qui
inspiration, celle dont nous savons depuis la dernière masque ce que sa considération déplace en brouillant
année de notre lycée qu’elle est augustinienne, parce les enjeux transférentiels. Mais il convient d’être en
qu’avec le temps le sujet fait l’expérience du mot qui ce point attentif : si un Witz de Lacan souligne que le
manque : "Qu’est-ce donc que le temps ? Si sentiment, c’est pourtant avec ce mensonge du
personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu’un ressenti de la durée et contre ce mensonge que le tact
pose la question et que je veuille l’expliquer, je ne intervient, non pas pour le neutraliser, mais pour en
sais plus… Nous ne pouvons parler de l’être du faire usage, non pas pour le neutraliser par une
neutralité bienveillante qui n’est que ravalement,

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falsification de la vertu antique de la patience, d’une vécu" de l’abbé de Sieyès ne livre pas le chiffre
patience mâtinée de ce qu’il est arrivé à Lacan de d’une destinée, ni guère davantage le, plus poétique
nommer une "fraternité discrète" 52. "les jours s’en vont, je demeure" d’Apollinaire.
La durée comme affect du temps dans la séance se Nous avons connu en France un mouvement de
traite à l’inverse de ce qu’elle est dans la relation doctrine historique qui célébrait la durée, "la longue
amoureuse, où il s’agit de donner ce que l’on a pas, durée" même, pour essayer de contrer la valeur des
soit une durée qui ne compte pas son temps – "Venus dates et de l’événement dans l’histoire. C’est la
otia amat" – une durée qui ne fait plus du temps une théorie de la longue durée d’un Fernand Braudel
instance où se déploie le souci de l’être. Preuve pour (qui a eu un petit rôle dans la vie enseignante de
celui-ci, que son désir va un peu au-delà de la cause Lacan) : cette théorie montre bien qu’avec la durée
"de l’objection de conscience faite par un des deux érigée en concept, nous espérons que les choses
êtres sexués au service à rendre à l’autre" 53, moyen viennent à se régler d’elles-mêmes, qu’avec la durée
pour celle-là afin que lui soit rendu ce qui la et sa fétichisation nous espérons ne rien remarquer
"dépasse" 54, que Freud dans son article de 1931 sur de l’effet-sujet du temps.
la sexualité féminine qualifié d’"incommensurable", Là le tact intervient, car cette durée est une
moyen d’un temps retranché de la durée nécessaire à revendication moderne, dans un monde qui réduit le
son consentement que l’amour devienne autre chose temps à sa syncope, l’histoire à l’actualité, comme le
qu’un prétexte élaboré tel un paravent dressé contre signifie cette expression d’un journaliste justement
les crudités de la chair. A l’inverse des supposées nommé Lacouture, cette invention d’une formule
"données immédiates de la conscience", les presque cocasse, "l’histoire immédiate". La durée est
stratégies subjectives en action dans la relation une revendication de l’homme qui souffre, le temps
amoureuse montrent que la durée sans le temps n’est le presse de partout, le temps qui est devenu son
pas le sens du temps mais, pour chaque partenaire, ennemi, le temps qui est aujourd’hui dans la vie
un truchement des plus "médiats", destiné à rendre professionnelle de chacun l’arme de l’exclusion et
moins improbable le voisinage de deux jouissances de la ségrégation, transformant l’expérience en
incomparables. "Que l’acte analytique et l’acte handicap. La durée comme sentiment du flux
sexuel soient des contraires" 55 nous permettra dans temporel revendique que le temps doit redevenir
un instant d’inverser notre formule et d’indiquer ami, repos asexué du guerrier – ce repos qu’un
que, s’il s’agit dans l’amour de retrancher le temps à Bachelard identifiait comme limite de la
la durée, il s’agit dans la séance de retrancher la temporalisation – que le temps accordé à la parole
durée au temps. Il convient pour cela d’apprécier ce qui s’écoule librement soit occasion de relâchement,
qu’est le sentiment de la durée pour chaque de relaxation, que dans le désert surpeuplé de la
analysant. Là le tact intervient puisqu’il est la précipitation moderne, dans la frénésie des modes
manière dont l’analyste s’y prend pour respecter les illusoires et impérieuses, la durée soit l’oasis des
affects du sujet ; pour les respecter, c’est-à-dire pour salubrités élémentaires, des pudeurs de l’initiative
les tenir en respect, afin qu’ils n’alimentent pas la calmée. "Dans notre civilisation occidentale,
diversion du moi. marquée par l’accélération de la production et de la
Pesante ou légère, la durée est diserte, quand le consommation, la séance de psychanalyse est une
temps procède, lui, de la coupure qui est toujours halte et un havre. Le patient peut y prendre son
une fulguration du silence, de la coupure qui est le temps… car ce temps lui est donné… le temps d’être
silence en acte, ainsi que le démontre la sidération plus vrai. Pendant ce même temps l’analyste, en
qui sanctionne les grands événements de l’histoire réciprocité, prête une attention soutenue non
du monde ou de l’histoire du sujet, et que consacre seulement aux dires et aux non-dits du patient, mais
la coutume universelle et sacrée de la minute de à son être. Ainsi manifeste-t-il son respect de la
silence. personne du patient en laissant à celui-ci le temps de
Sur le schéma L, la durée à la Bergson est à placer déployer dans le cadre de la séance les modalités
sur l’axe imaginaire ; cette durée est un sentiment du propres de son fonctionnement psychique" 56. Il vaut
temps qui nourrit la passion de l’ignorance de ce que sans doute de méditer cette citation de Didier Anzieu
le temps fait de nous ; c’est-à-dire de l’ignorance des pour d’autres raisons que celles qui nous
effets de discontinuité qu’est le temps. Avec la durée permettraient de relever l’inadaptation
on résiste au temps, comme on se protège de sa invraisemblable de chacun de ses termes avec ce qui
valeur d’échéance. La durée est trompeuse dès que se passe dans l’expérience analytique. Elle montre
l’on prétend en faire l’index d’une endurance de en effet comment l’affectation de bien-pensant avec
l’être et d’une fermeté du désir. Le fameux "j’ai laquelle on peut aborder cette question des rapports

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du temps et de la durée, émonde un à un nos se tait mais le temps de la séance devient une durée
concepts fondamentaux, pour déboucher sur un où s’installe une véritable démangeaison. Foin de
vocabulaire de ratichon. toute considération de la dimension du semblant !
Aux antipodes des pudibonderies de la belle âme, le L’analyste britannique identifie son acte et son "a-
tact sert à contrer, en la respectant, cette demande temporalité" à sa propre "psychosomatisation".
naturelle et pathétique du sujet. Un gouvernement L’acte de l’analyste qui retranche la durée au temps
français, qui n’était pas sans mérite, s’est donné le est l’engagement de son silence dans la cure. Ce
ridicule de créer un Ministère du temps libre et des silence, qui est l’opérateur de cette soustraction de la
loisirs. Si Chateaubriand pensait qu’il y avait deux durée au temps, du signifié au signifiant, fait
façons de faire avec le temps, soit le défier, c’est-à- émerger un objet qu’évoque la présence même de
dire le tuer, par la création d’une œuvre l’analyste, et c’est à cela que l’analysant consent.
impérissable, soit le dépenser dans le divertissement C’est à cela que se livre à son détriment Winnicott,
quotidien, nous en avons inventé une troisième : le lorsque au-delà presque d’un "événement de corps'",
récupérer, ce temps, en le transformant en durée, il se voue à devenir lui-même l’effet de son acte par
afin de pouvoir le perdre impunément. une confusion entre son silence et un non-agir sans
Mais, soustraire au temps la durée est démontrer que limite. "Le silence correspond au semblant de
retirer le signifié du signifiant, ôter à la chaîne déchet" 58 enseigne Lacan, et il convient d’en
signifiante toutes les prétentions de la signification, articuler l’enjeu avec un "maniement du temps"
n’est pas une opération sans reste. C’est mon exigeant, avec une "évaluation de la durée"
troisième et dernier point, qui sera bref. sourcilleuse, pour ne pas "faire du silence une
présence pleine, transposer le silence en être, tomber
Quand le tact devient acte dans une ontologie de la présence" 59. Parce que
"l’être de l’analyste est en action même dans son
Le temps moins la durée n’est pas égal à zéro. Le silence" 60, une "évaluation de la durée" dans le
temps moins la durée fait émerger la question de ce "maniement du temps", passionnée par son
qu’est l’objet pour le sujet. Quand on ôte au temps application au plus particulier de chaque cas bien
sa durée, la perspective d’un objet apparaît, dans un que sans doute accessoire, prend, au-delà du tact, les
moment où le tact devient acte. allures d’une prudence élémentaire.
Dans un livre paru en France il y a moins d’un Un silence en acte, qui noue bien souvent ce que
trimestre, intitulé "La crainte de l’effondrement et l’interprétation dénoue, exige de l’analyste un souci,
autres situations cliniques", Winnicott publie un une vigilance qui se reporte continûment sur la ligne
article dont le titre est : "Deux notes sur le silence". du temps, sur l’axe d’une présence fuyante où, grâce
Il y relate quelques séances de l’analyse d’une à Lacan, nous voyons se profiler la question de
femme qui, probablement lassée par les péroraisons l’objet. Dans l’acte qui retranche la durée au temps,
de Winnicott, lui a intimé l’ordre de se taire. Il note : qui évalue celle-là pour manier celui-ci, cette
"le traitement repose sur mon silence". De façon question peut se transformer en hâte, soit en un
instructive, Winnicott relève que le silence de mélange d’impatience opiniâtre et de patience
l’analyste le féminise, que son interprétation n’est décidée.
plus célibataire parce qu’elle embarque analysant et
analyste dans le courant qui mène à l’assomption de 1. Nous reprenons ici une intervention faite en juillet 2000, à la XIème
Rencontre internationale du Champ freudien qui s’est tenue à Buenos Aires, en
la défaillance de l’Autre. Passons sur cette mine de se consacrant à" la séance analytique "ainsi qu’aux" enjeux éthiques de la
diamants qu’est cette demi-douzaine de pages, pour clinique ".
2. LACAN J., Écrits, Seuil, Paris, 1966, pp. 312 et 314. Sur ce point, nihil novi
extraire ceci : "il me fallut accepter d’occuper la sub sole : ainsi, en 1990, un nommé Jean Cournut écrit dans la "Nouvelle
position de quelqu’un qui ne dit absolument rien… Revue de Psychanalyse"(N. R. P.) : le "cadre… est plus qu’un dispositif et
davantage qu’un contenant ; ce n’est pas une stratégie, encore moins une
L’effet sur moi en fut un chatouillement dans la technique ; c’est un tiers que l’analysant et l’analyste révèrent parce qu’il
gorge que je pus pourtant cacher, mais je savais que assure une pérennité sans visage, une loi sans révélation, une passion sans
folie… Le cadre est l’investissement bilatéral et réciproque d’un dispositif qui
dire trois mots aurait suffit à chasser le prend en compte le temps"(N. R. P. N°41, Gallimard, 1990, p. 227).
chatouillement. Ne pas pouvoir parler a un effet 3. LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Paris, Seuil, Paris, 1973, pp. 9-10. On peut noter par ailleurs que
curieux : cela exige de moi une écoute différente de cette dimension religieuse que Lacan note cohabite avec la sûreté d’un sens des
mon écoute habituelle. Dans une certaine mesure, réalités concrètes. La trivialité de la réplique de l’analyste que nous évoquions
dans le paragraphe précédent peut être publiée, quoique sur un ton plus
j’écoute toujours avec ma gorge, et mon larynx gourmé. Ainsi, Didier Anzieu : "la séance manquée reste due : nul n’est
accompagne les bruits du monde et en particulier la contraint d’habiter sa propriété ; mais les charges continuent de courir. En
même temps que la tranche horaire qui lui est réservée, le patient rémunère
voix de quelqu’un qui me parle" 57. Il faut louer et la l’attention flottante mais exclusive que l’analyste s’engage ipso facto à lui
naïveté de Winnicott, et ce qu’enseigne sa belle consacrer alors"(N. R. P., op. cit., p. 235)
honnêteté, et la valeur de cette "chute" étonnante : il

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4. LACAN J., Écrits, op. dr., p. 312. Nous soulignons : tabou. "Il m’est arrivé 57. WINNICOTT D. W.," Deux notes sur l’usage du silence "(1963), La
de me demander ce que je ferais dans ma pratique si je n’avais pas de crainte de l’effondrement psychique et autres situations cliniques, Gallimard,
montre…", se demandait ingénument Conrad Stein (N. R. P., op. cit. p. 252). Paris, 2000, pp. 60 à 67. Cette préoccupation de l’analyste pour l’éprouvé de
5. MARX K., Le caractère fétiche de la marchandise et son secret, Éditions ses propres sensations n’est naturellement pas isolée. De manière moins
Allia, 1999, pp. 9 à 12. La valeur d’échange qu’a pris la durée s’inspire éclairante que chez Winnicott, mais d’une façon qu’il faut avouer plus
naturellement des idéaux de l’intersubjectivité : "que la durée soit courte, grotesque, une Radmila Zygouris peut proposer que cette préoccupation
longue, fixe ou variable, à un moment ou à un autre, il est souhaitable qu’elle soit guidée au niveau d’un des principes de la direction de la cure : "pour
puisse être reprise par deux subjectivités en présence… (Radmila Zygouris, N. chaque analysant j’essaie de voir quel temps m’est nécessaire pour l’entendre
R. P., op. cit., p. 234). De façon moins naïve la logique de cette valeur et pour que s’établisse un contact… ceci à l’intérieur d’un éventail, allant d’une
d’échange se recommande naturellement aux plus hautes sources :" Freud demi-heure à une heure et demie, moment où je me fatigue, ou qui est ma
faisait pour une part équivaloir (le paiement des honoraires) à la valeur d’un limite, ce que je peux dire au patient" (N. R. P. op. cit., p. 230)
temps de travail que l’analyste faisait payer. Toute la symbolique du paiement 58. LACAN J. '"Conférences et entretiens dans des universités nord-
et la logique de l’échange ainsi instituée étaient destinées à s’inscrire dans la américaines", Scilicet n°6-7, Paris, Seuil, 1976, p. 63.
valeur sociale du temps. (Patrick Guyomard, N. R. P., op. cit., p. 246) 59. FONTENEAU E, L’éthique du silence, Paris, Seuil, 1999, p. 201.
6. Ce sont les premières lignes d’un roman d’A. Maurois, Le cercle de famille, 60. LACAN J., Écrits, p. 359. Nous devons cette citation ainsi que celle de
qui, pour des raisons sans doute compréhensibles, n’a pas laissé dans l’histoire notre note 58 à Fonteneau E, op. cil, pp. 134 et 150.
de la littérature un souvenir écrasant. Nous les avions retenues sans doute pour
la clarté du choix qu’elle profilait, même dans une lecture adolescente : ou la
chronologie, ou la logique du signifiant. "Les souvenirs de l’enfance ne sont
pas, comme ceux de l’âge mûr, classés dans les cadres du temps. Ce sont des
La hâte et l’attente
images isolées, de tous côtés entourés d’oubli… (dont certaines) ont laissé sur Graciela Brodsky
notre caractère des traces à ce point ineffaçables que nous reconnaissons leur
vérité passée à la force présente de leurs effets".
7. DEBORD G., La société du spectacle, Folio, 1992, p. 130. Si l’on considère l’expérience analytique dans son
8. BACHELARD G., La dialectique de la durée, PUF, 1950 (édition de 1993),
pp. 41-42 ensemble, Lacan nous indique qu’il faut du temps
9 et 10. LACAN J., Écrits, pp. 838-839 ; p. 844. pour se faire à l’être. Ce n’est pas l’équivalent de
11. VALÉRY P.," La soirée avec Monsieur Teste ", Œuvres, Tome II, La
Pléiade, p. 17. l’expression se faire à l’idée, mais la formule s’en
12. MILLER J. A., L’orientation lacanienne, "Les us du laps", cours de 1999- inspire certainement. En effet, la conception de la fin
2000 au Département de Psychanalyse de Paris VIII, séance du 3 mai 2000.
13. Cf. BACHELARD G., op. cit., p. 88. de l’analyse varie, mais cela n’a pas d’incidence
14. MILLER J. A., L’orientation lacanienne, "L’Autre qui n’existe pas et ses directe sur la durée des analyses. De même, le
comités d’éthique", cours de 1996-1997 au Département de Psychanalyse de
Paris VIII. raccourcissement des séances ou l’alternance de
15 LACAN J., Écrits, p. 642. périodes avec et sans séances, ou encore des séances
16 BACHELARD G., op. cit., p. 78.
17. Ibid., chap. V, "La consolidation temporelle", pp. 78 à 89. parfois séparées de plusieurs mois, ne semble pas
18 à 21. Ibid., p. 38 ; p. 84 ; p. 83 ; p. 85. non plus avoir d’incidence sur la durée totale de la
22. Miller J. A., "Les us du laps", séance du 17 mai 2000
23 et 24. Lacan J., Écrits, p. 313. cure.
25. Ibid., pp. 315-316. Par rapport à la durée de l’analyse, si l’on considère
26. Ibid., p. 316.
27. BERGSON H., Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, l’unité que représente chaque séance, ce qui prévaut
1997, p. 170. est la hâte. Il ne s’agit plus de dire «il faut le temps»
28. BERGSON H., Durée et simultanéité, PUF, 1992, pp 46-47.
29 à 35. BERGSON H., Essai sur les données immédiates de la conscience, op. mais plutôt, «il n’y a pas de temps… à perdre».
cit., p. 93 ; p. 124 ; p. 104 ; p. 86 ; pp. 78-80 ; p. 94 ; p. 150. Concernant la durée totale, l’analysant est
36. Ibid., p. 133. Lorsqu’un Didier Anzieu peut soutenir que" la durée des
séances est l’héritage dans la cure des rythmes biologiques fondamentaux et du normalement celui qui est pressé de conclure (si l’on
retour périodique de la poussée pulsionnelle "(N. R. P., op. cit., p. 236), l’on écarte la réaction thérapeutique négative), alors que
voit bien que le soubassement de toutes les défenses et illustrations de la durée
fixe repose sur une conception de la philosophie de la conscience qui a peu à l’analyste met en jeu un «encore… une fois de
voir avec les enjeux de l’Unbewusst. plus».
37. Ibid., p. 148.
38 à 42 BERGSON H., Durée et simultanéité, op. cit., p. 63 ; p. 62 ; p. 63 ; p. Enfin, pendant la séance, il arrive à l’analysant de
62 ; p. 51. manquer de temps pour dire tout ce qu’il aurait
43 et 44. LACAN J., Écrits, p. 163 ; p. 123.
45. LACAN J., "Radiophonie", Scilicet 2-3, Seuil, Paris, 1970, p. 79 voulu dire, tandis que l’analyste lui indique que «ça
46. SAINT-AUGUSTIN, "Les Confessions", Œuvres, Tome La Pléiade, p. suffit».
1041.
47. Paru un an après la thèse de LACAN, "Le temps vécu" n’est plus guère L’analysant ne se trompe guère : jusqu’à un certain
pratiqué. Les auditeurs du cours de J.-A Miller reliront pourtant avec intérêt le point, signale Lacan, on conclut toujours trop tôt.
deuxième paragraphe du chapitre IV (pp. 72 à 84 dans l’édition de 1968 chez
Delachaux et Niestlé) consacré à "l’activité et l’attente" : le contraste est Mais ce «trop tôt» est la seule manière d’éviter qu’il
saisissant avec les séances de mai 2000 des "Us du laps", et permet de saisir les ne soit trop tard.
contradictions logiques qui expliquent en partie le naufrage regrettable de la
psychopathologie. Cette tension temporelle entre la partie et le tout,
48. DESANTI J.-T., Réflexions sur le temps, Grasset, 1992, et Introduction à la considérée dans le détail, n’est rien d’autre que la
phénoménologie, Gallimard, édition de 1994, chapitre III consacré à la
quatrième des "Méditations carté siennes". tension qui existe entre le symptôme qui «… institue
49 et 50. LACAN J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Seuil, Paris, 1975, l’ordre dont s’avère notre politique…»1 et
p. 126 ; p. 228.
51. MILLER J. A., "Les us du laps", op. cit., séance du 17 mai 2000. l’interprétation, qui définit le mode d’intervention à
52. LACAN J., Écrits, p. 124. l’intérieur de cet ordre.
53. LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 13.
54. LACAN J., "L’Étourdit", Scilicet n°4, Paris, Seuil, 1973, p. 23. Se faire au symptôme n’est rien d’autre finalement
55. COTTET S., "Éjaculation praecox", Actes de l’École de la Cause que ce que Freud conseille dans Remémoration,
freudienne, Volume II, 1982, p. 74.
56. ANZIEU D.," Le temps d’être plus vrai ", L’épreuve du temps, Nouvelle répétition et perlaboration, lorsqu’il propose
Revue de Psychanalyse, N°41, Gallimard, Paris, 1990, p. 236. d’établir une nouvelle relation avec la maladie.

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Néanmoins la fin de l’analyse exige, comme Freud déconseillait le recours à la surprise, parce que
préalable à cette «nouvelle relation», que le sens du toute sa pratique était surprenante ! Il préférait que la
symptôme soit déchiffré et que sa signification surprise soit éprouvée par l’analyste : «… les
fantasmatique ait perdu consistance. L'interprétation meilleurs résultats thérapeutiques, au contraire,
(sémantique, asémantique, coupure, ponctuation, s’obtiennent lorsque l’analyste travaille sans s’être
etc.) intervient en ce point. préalablement tracé de plan, se laisse surprendre par
Pourquoi une seule interprétation ne suffit-elle pas ? tout fait inattendu, conserve une attitude détachée et
Pourquoi une seule séance ne suffit-elle pas non évite toute idée préconçue». 6
plus ? Jacques-Alain Miller se posait ces questions- Au fur et à mesure que le savoir produit par
là à Buenos Aires. l’expérience analytique s’accumule – celui qui, par
En effet, pourquoi adoptons-nous une stratégie une curieuse inversion temporelle, semble précéder
prolongée, si ce n’est parce que la répétition l’expérience même – il devient évident que le savoir
participe à cette réalité solide 2 sur laquelle nous ne provoque la surprise que quand il rate. Il en
butons dans le dispositif ? L’industrie résulte une certaine affinité de la surprise avec la
cinématographique découvrait il y a quelques années vérité, et aussi bien sûr avec l’hystérique, vouée à
l’efficacité du suspens produit par ces Terminator (s) démontrer la faille dans le savoir. Il s’ensuit aussi sa
qui renaissent encore et encore à partir d’un reste limite : il suffit d’être un peu averti pour rencontrer
morcelé ad infinitum. la vérité toujours à la même place. C’est pour cela
que l’agent du discours de l’analyste n’est pas
La répétition l’hystérie, ni non plus l’obsession.
La répétition prépare le terrain pour la surprise.
Cependant la répétition ne concerne pas que Celle-ci est double. Du côté de l’analysant, elle se
l’analysant, et si celui-ci amène avec son symptôme produit dans la faille de la répétition. Car, quand
la répétition du même, l’analyste exige «une l’inconscient trébuche, il produit d’étranges
régularité quasi bureaucratique…» 3 dans la formations – rêves, lapsus, actes manqués. Il produit
succession des séances. aussi des symptômes, mais l’effet de surprise
Ce croisement de deux modes de répétition obéit, de intervient seulement quand ils font irruption avec
toute manière, à des politiques différentes. Alors que fracas, comme dans le déclenchement d’une
la répétition de l’analysant est la quête de la psychose. D’ordinaire, le symptôme se répète
jouissance, la série des séances qui se répètent suffisamment, il ne surprend pas. Sa devise est :
prépare le terrain pour «… surprendre […] quelque «Encore !» Ou peut-être : «Encore une fois…» Les
chose dont l’incidence originelle fut marquée signes ajoutés les uns aux autres ne peuvent
comme traumatisme». 4 dissimuler ce qui ne cesse pas. Par contre, s’il fallait
La prolifération technologique va dans une direction trouver une modalité logique qui convienne à la
contraire, et l’idéal de la civilisation est que ça surprise, il faudrait le faire en dehors de n’importe
marche sans surprises, que ça soit calculable. quel ne cesse pas. Ni nécessaire ni impossible, la
L’établissement de la carte du génome humain, par surprise est plutôt contingente. Du côté de l’analyste,
exemple, va dans ce sens. La mondialisation de la la surprise vient de l’interprétation : répondre
consommation pousse à la ségrégation de celui-là comme il convient au bon moment, et savoir
même qui portait la marque de l’exotisme au regard conclure à temps.
du positivisme du XIXe siècle.
La psychanalyse n’est pas indifférente à ce déclin de L’attente
la surprise. Les interprétations de Freud, même les
plus explicatives, étaient efficaces parce que, Pendant des mois, nous avons parlé de la hâte à
précisément, elles n’avaient jamais été entendues Buenos-Aires, aujourd’hui je mettrai l’accent sur la
auparavant. fonction de l’attente.
Freud ignorait que l’inconscient s’habitue à la Pour que l’événement imprévu, la surprise, émerge,
psychanalyse, et se méfiait des surprises qui il faut préparer le terrain. La série de séances prépare
pouvaient venir de l’analyste : «L’intervention le terrain où se logera d’une part l’irruption de
analytique présuppose un long contact avec le l’inconscient, «l’irruption de la vérité dans la faille
malade et toute tentative de le surprendre en lui du savoir» – comme l’a nommé Lacan à un moment
communicant soudain ses secrets devinés par le – et d’autre part, l’interprétation ou la coupure,
médecin lors de la première rencontre est c’est-à-dire la surprise qui vient de l’analyste.
techniquement condamnable et ne peut que conduire La série des séances peut être nommée telle car,
à se faire détester du malade» 5. entre une circonstance et une autre, se trouve

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l’intervalle. C’est-à-dire que préparer le terrain 2. LACAN J., «De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité», Scilicet
n°1, Paris, Seuil, 1968, p. 54. Ce que Lacan écrit est : «… une réalité dont le
suppose la série, mais la série suppose l’intervalle, solide est la meilleure métaphore».
donc l’attente. 3. Ibid., p. 52.
4. Ibid., p. 53.
Ce n’est pas l’attente du «entre temps», mais celle 5. FREUD S., La question de l’analyse profane, Paris, NRF, Gallimard, 1986.
que désigne le phénomène appelé Erwartung par 6. FREUD S., «Conseils aux médecins sur le traitement analytique», La
technique psychanalytique, Paris, PUF, 1989, chap. VII, p. 65.
Freud, l’attente active. Par exemple, la préparation 7. LACAN J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse (inédit).
angoissée de certains patients le jour de leur séance,
l’étrange inquiétude éprouvée par tel ou tel au fur et
à mesure que l’heure de sa séance approche, ou
pendant qu’il prend l’ascenseur, etc. Cette
anticipation de quelque chose d’inconnu qui pourrait Logique de la scansion, ou pourquoi une séance peut
arriver, Freud la décrivait comme corrélative de être courte
l’angoisse. Pierre Skriabine
On ne peut pas comprendre la logique de la série de
séances courtes si l’on n’inclut pas cette dimension Permettre à l’analysant de savoir quelque chose de
de l’attente, ce non-savoir sur ce qui adviendra sur ce que lui veut l’inconscient ; saisir l’instant
fond d’attente, ce quelque chose qui est sur le point d’ouverture de l’inconscient, en relancer le travail
de se produire. dans la cure, précipiter et accueillir les moments de
Rendre compte de l’articulation entre la hâte et conclure : ce sont les enjeux éthiques de chaque
l’attente permet de comprendre, par exemple, que la séance analytique. Je tenterai ici de préciser à cet
salle d’attente fasse partie de la séance elle-même : égard la fonction de la scansion, du point de vue de
l’attente du moment où la porte s’ouvre, la la structure dont elle se fonde et de la logique
vacillation au moment de se lever – comme s’il temporelle où elle s’inscrit.
s’agissait des prisonniers du temps logique – et puis
la hâte de la séance elle-même. Dans la salle Le statut de l’inconscient est éthique
d’attente, le psychanalyste est l’hôte ; il est aussi
l’inconnu qui apparaît de façon imprévue, un peu «L’inconscient, c’est ce qui est à l’intérieur du sujet,
unheimlich, mais seulement un peu, car l’analysant mais qui ne se réalise qu’au dehors, dans ce lieu de
est arrivé jusque-là, et il a attendu, en état d’alerte, l’Autre» : l’inconscient, prélevé sur le champ de
ce qui sur fond d’attente se révèle inattendu. l’Autre, savoir inscrit dans l’Autre, n’a de sens que
Lacan décrit ce moment culminant dans Le dans ce champ, et à condition que le sujet soit
Séminaire, Livre XII, en prenant l’exemple du zen, engagé dans une réalisation véridique, c’est-à-dire
moment singulier où il situe l’inopiné qui suit que sa parole s’affirme en vérité, qu’il soit engagé
l’attente comme se réalisant par un mot, une phrase, dans un processus de vérification, de faire vrai.
une injonction, y compris par une grossièreté, un De l’inconscient, Lacan rappelle d’autre part ce que
pied de nez, un coup de pied aux fesses. Freud a toujours soutenu, à savoir que sa réalité,
On peut comprendre Lacan quand il dit que la c’est la réalité sexuelle : «L’inconscient, c’est que
temporalité de l’analyse est l’angoisse, à partir de l’être, en parlant, jouisse et ne veuille rien en savoir
cette articulation de la hâte et l’attente. C’est parce de plus», dit Lacan dans Encore. Cette jouissance
que le désir de l’analyste suscite cette dimension de appareillée au langage, jouissance phallique, seule
l’attente que le sujet est saisi par l’efficace de voie possible à la jouissance sexuelle, a pour corrélat
l’analyse. 7 l’impossibilité du rapport sexuel comme tel.
On pourrait faire toute une clinique de l’attente : L’inconscient est ainsi une affaire de savoir et de
l’attente dans l’obsession, dans la phobie, l’attente jouissance, il n’est pas du registre de la substance :
dans la scène sadomasochiste, l’attente dans la vie l’inconscient c’est l’évasif, le battement d’un bord,
quotidienne, l’attente du coup de téléphone, l’attente c’est cette fragilité de son statut ontique que Lacan
de la lettre, de l’invité. évoque du terme de moires. De cet inconscient qui
On pourrait même dire que l’attente est la condition n’est pas substantialisable, quel est alors le statut ?
nécessaire pour qu’un événement soit vraiment Lacan nous le dit, le statut de l’inconscient est
inattendu. Enfin, il faudrait le démontrer, mais pas éthique.
maintenant, car nous devons nous hâter ! Ce statut éthique de l’inconscient lui est donné, dit
Lacan, par la démarche de son découvreur, de
Freud : démarche cartésienne qui part du fondement
1. LACAN J., «Lituraterre», Ornicar ? n°41, Paris, Navarin, 1987, p. 11. du sujet de la certitude et s’appuie sur le doute.

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C’est en effet là, dans le flottement, l’entre-deux, là Lacan ; le temps logique n’est rien d’autre que
où Freud doute, car il s’agit de ses propres rêves, corollaire d’une mise en forme signifiante du réel.
mais là aussi où ça trompe, puisque ce sont les Comment concevoir la fonction de ce temps logique
hystériques qui lui montrent le chemin, là c’est signe dans l’inconscient, cet autre mode de temps qui
que quelque chose résiste, qu’il y a quelque chose à permettrait de «cerner l’inconscient dans une
préserver : Freud est assuré qu’une pensée est là, qui structure temporelle» ?
est inconsciente. Tout comme le désir est dit par Freud indestructible,
Le doute, dit Lacan, c’est l’appui de sa certitude. «l’inconscient ne connaît pas le temps» : ce temps
Cette certitude freudienne, elle se construit en trois auquel se réfère ici Freud, c’est ce qui est du côté de
temps. la durée, de la continuité temporelle, autrement dit le
D’abord, sous le mode d’un pari de certitude, qui temps chronologique.
vient à Freud de ce qu’il reconnaît la loi de son désir Le temps logique saisissable dans l’inconscient, qui
à lui, par son auto-analyse. C’est soutenu par son en permet un cernage, se présente au contraire
désir qu’il s’avance. comme un temps du discontinu : temps d’ouverture
Dans un second temps, sous la forme de la et de fermeture, battement d’une fente, vacillation
confirmation, dans un mouvement de vérification ; dans une béance où se laisse entrevoir l’espace d’un
c’est de reconnaître que ce qu’il constate se recoupe, instant quelque chose qui est de l’ordre du non-né,
dans le sens d’une causalité, c’est dans le retour, du non-réalisé, «zone des larves», pulsation, coupure
dans la fonction du Wiederkehr, que Freud assure sa où apparaît un sujet conjecturable – sujet subverti
certitude : là où il y a quelque chose à préserver, là par le signifiant, suspendu entre les signifiants, pris
où flotte le doute, ça insiste ; il y a recoupement, lui-même dans ce battement, en attente.
surdétermination, indication donc de ce champ de Ce temps est le temps de l’évasif, de ce qui n’est
l’inconscient où le sujet est chez lui. amené au jour que pour aussitôt disparaître, «entre
Un moment de conclure peut alors se précipiter. cet instant de voir où quelque chose est toujours
Sur quoi une telle possibilité se fonde-t-elle, en quoi élidé, voire perdu, de l’intuition même, et ce
le doute et les termes de hasard, Willkür, et moment élusif où, précisément, la saisie de
d’arbitraire, Zufall, liés également à la fonction de l’inconscient ne conclut pas, où il s’agit toujours
répétition, où l’on peut aussi bien reconnaître d’une récupération leurrée» : temps de scansion qui
automaton et tuchè, peuvent-ils justement permettre est aussi bien le corrélat de la fragilité du statut
à Freud de poser une certitude comme telle ? ontique de l’inconscient.
De ce que la structure de langage de l’inconscient À ce repérage, la logique est nécessaire : l’éthique
soit par Freud reconnue, de ce que sa démarche de la psychanalyse «prend fond d’une logique».
passe par cette réduction à la mise en fonction de Logique où le temps est singulièrement présent, et
purs signifiants, ça opère, et peut apparaître un en particulier dans la fonction de la hâte que Lacan
moment de conclure : «un moment où il se sent le fait valoir dans «Le temps logique et l’assertion de
courage de juger et de conclure. C’est là ce qui fait certitude anticipée». Lacan donne ici dans l’après-
partie de ce que j’ai appelé son témoignage éthique», coup une vision nouvelle de la portée temporelle de
dit Lacan. la découverte freudienne.
C’est cet acte, ce jugement, qui donne, dans son
invention même, son statut éthique à l’inconscient. Scansion et acte

Temps logique L’acte de Freud, ce que Lacan nomme l’événement


Freud, l’événement que sont les écrits de Freud en
De ce que Freud affirme cette certitude, ce champ de tant qu’ils produisent une vérité, qu’ils sont eux-
l’inconscient où le sujet est chez lui, le statut du mêmes fiction véridique du réel, cet événement
sujet change, se déplace par rapport au cogito porte une reformulation de la question éthique : ce
cartésien : «Le sujet de l’inconscient se manifeste, ça dont il s’agit, c’est d’un repérage du sujet par
pense avant même qu’il entre dans la certitude». La rapport au réel et à la jouissance, là où la répétition
démarche de Freud, si cartésienne qu’en soit domine, où l’impossible se rencontre.
l’articulation, subvertit fondamentalement le sujet. L’acte, dans l’expérience analytique, vise
La reconnaissance du signifiant comme déjà là, précisément un abord du réel ; le sujet à l’occasion
comme fonctionnant dans une structure, c’est ce qui se produira comme réponse du réel, selon les termes
fonde ce temps logique qui articule précisément la de Lacan.
démarche inaugurale de Freud, comme le montre Mais pour qu’il puisse y avoir acte, dans sa
dimension éthique, il y faut le «corps à corps»,

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comme disait Lacan, des entretiens préliminaires, il Je voudrais ici vous livrer une courte séquence
faut le hic et nunc de la cure. La présence réelle est clinique, pour illustrer à cet égard la fonction de la
nécessaire pour soutenir le désir, pour présentifier la scansion.
cause réelle, elle est nécessaire pour faire surgir C’est une scansion qui a fait interprétation, mais ce
l’inconscient – «la présence de l’inconscient est à n’est pas une interprétation dans le registre du sens,
chercher, en tout discours, en son énonciation», dit ni du surgissement d’un signifiant maître, c’est une
Lacan – et précipiter l’acte – «l’interprétation doit interprétation qui saisit le sujet de l’énonciation et le
être preste pour satisfaire à l’entreprêt», rappelle renvoie à l’énigme de son être.
Lacan dans Télévision. Il s’agit du second entretien avec un sujet qui vient
À cet égard, la présence de l’analyste, c’est d’abord demander une analyse et qui livre ce qui se
la présence du désir de l’analyste. C’est le désir de manifeste pour lui comme la difficulté essentielle de
l’analyste qui lui permet de se réduire à se faire son existence, le point de son histoire qui
semblant de l’objet cause du désir du sujet. l’encombre.
C’est le désir de l’analyste qui lui permet, hic et Il a eu un frère plus jeune que lui, handicapé par une
nunc, de trancher, dans l’acte analytique, là où le malformation cardiaque et autiste. Des liens très
sujet analysant montre le bout de son nez ; qui lui forts, ambigus et ambivalents, l’unissaient à ce frère,
permet de soutenir les émergences de ce sujet, dans allant jusqu’à constituer une forme de
la singularité de son désir, dans le particulier de son communication particulière qui l’interroge. Ce frère,
rapport à la jouissance, dans la visée de cette devenu adolescent, était mort voilà deux ans. Ce
différence absolue de chaque sujet analysant, un par drame avait amené toute la famille, le patient, sa
un. sœur, et les deux parents à un travail de deuil, qui
La scansion et tout ce que recouvre ce terme – venait ainsi prolonger la psychothérapie entreprise
interprétation, ponctuation, coupure, équivoque par le père et la mère pendant la maladie de leur
pointée, renvoi du sujet à l’énigme de son désir, à enfant.
l’anticipation de son choix, acte pris de son dire («tu «Après sa mort, nous avons vraiment bien pu en
l’as dit») – sont autant de modalités de l’acte parler tous les trois», dit alors ce patient. «Tous les
analytique qui ne tiennent qu’à la présence de trois ?», ai-je questionné.
l’analyste, dans le champ de l’inconscient ; «Oui, dit-il surpris, mon père, ma mère, ma sœur
l’inconscient est du champ de l’Autre. Il se saisit et… j’ai oublié de me compter !», constate-t-il
dans la hâte, la précipitation, la surprise et la sidéré.
sidération, dans l’instant à ne pas manquer. L’acte Le «Voilà !» que je prononce alors clôt la séance, en
consiste à ne pas le manquer. prenant acte de cette erreur de comptage et de
La scansion, comme acte, comme au moins cet acte l’énonciation qui la porte.
minimal attaché à chaque séance et qui en pose le Cette séance n’avait duré que quelques minutes,
terme, procède de la logique de l’acte, qui est une mais le dire était là, attrapé, renvoyé, inscrit.
logique à deux dimensions : Le sujet y surgit comme corrélatif de l’erreur de
-la dimension structurale : la scansion implique de comptage, comme un-en-moins, comme manque-à-
reconnaître la structure, le réel qui insiste dans la être, où se reconnaît la structure même du sujet – de
répétition, qui gît toujours derrière l’automaton, car tout sujet. Mais le sujet particulier qui est en
«un acte, un vrai acte, a toujours une part de question s’y est présenté comme disparu, au même
structure, de concerner un réel qui n’y est pas pris titre que son frère mort auquel le lie un pacte que le
d’évidence» comme le note Lacan dans le Séminaire travail de l’analyse viendra ensuite mettre à jour.
XI. Les deux dimensions de la scansion peuvent ici
-la dimension temporelle, celle du temps logique et clairement se distinguer :
celle de l’instant de la rencontre à ne pas manquer, -celle qui procède de la logique de l’interprétation
celle de la tuchè. comme calcul, comme risque calculé, et qui vient
souligner, inscrire ce qui se saisit de la structure du
Une scansion sujet : un-en-moins, et lesté d’une jouissance
particulière dans une identification au frère mort ;
L’acte donc tient de la hâte, mais en tant qu’il fait -celle qui prend acte d’un achoppement dans la
interprétation, il procède d’un calcul de structure et parole du sujet, qui en reconnaît la valeur, et
de conjoncture : l’interprétation se produit de la reconnaît par là même le sujet de l’énonciation,
rencontre à ne pas rater d’une énonciation qui fait instaurant le transfert et mettant le sujet au travail
tuchè et de la structure qui, elle, insiste. dans la saisie sans risques d’un instant de voir.

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C’est l’articulation de ces deux dimensions, structure La temporalité de l’inconscient


et tuchè, qu’il convient de souligner. L’instant de
leur rencontre est à ne pas manquer : de sa saisie La séance est un nœud où les trois registres
dans l’acte s’inscrit le statut éthique de l’inconscient. prédominent différemment. La série des séances,
Tel est l’enjeu, me semble-t-il, de chaque scansion. dans sa diachronie, amène à réaliser les tours
nécessaires autour du trou central. Lacan le signale :
Le réel de l’expérience l’inconscient s’articule de ce qu’il y a de l’être qui
peut venir au dire.
Hebe Tizio
C’est une autre façon de souligner que, grâce au
désir de l’analyste, la séance et la série incarnent les
La séance analytique formalise le réel de mouvements de l’objet petit a et ses avatars. Cet
l’expérience. Cette XIè Rencontre internationale impératif qui s’annonce sans mots, la coupure
nous invite à converser sur ce thème. Je prendrai l’articule sur fond de continuité, car quelque chose
pour appui quelques points du cours de J.-A. Miller, de l’objet est touché à chaque séance ; cependant il y
car il s’agit d’une orientation nécessaire dans le a un reste qui opère comme cause. Ainsi le «temps
Champ freudien pour frayer un chemin qui permette nécessaire» est supporté par l’analyste dans sa
à chacun d’apporter sa contribution au travail qui fonction de cause du désir.
nous réunit. On voit bien que si l’inconscient ne connaît pas le
Dans ce travail autour de la séance analytique, il me temps, son fonctionnement a une temporalité. Dans
semble intéressant de situer un double mouvement : la diachronie du temps nécessaire, il y a différentes
a) celui décrit par Lacan comme «le temps modulations temporelles. À partir du témoignage
nécessaire pour se faire à être». que j’ai produit de ma cure, je peux les situer et en
b) le mouvement rétroactif qui permet, à partir de la donner quelque exemple.
fin de la cure, de déduire la logique qui l’a orientée, Dans cette cure, il y a deux virages. L’un, traitement
de préciser l’axiomatique qui l’a fondée et le mode fantasmatique du réel, va jusqu’au moment de la
de jouissance qui donne au sujet sa valeur de traversée de l’écran imaginaire du fantasme. L’autre,
réponse du réel. traitement du réel par le symptôme, va de la
L’étymologie du mot «séance» vient de sedere, qui traversée jusqu’à la sortie par la passe. Ces deux
renvoie à siège (le siège des Nations Unis, mais virages rendent compte des deux mouvements
aussi celui pour s’asseoir), acte et temps. La séance auxquels j’ai fait référence, à savoir celui du temps
analytique prend son assise dans la répétition d’où nécessaire et celui du temps rétroactif.
surgit l’imprévisible (dans l’attente de Dans le premier virage, on remarque successivement
l’imprévisible), et elle est conditionnée par un la prévalence des trois registres :
appareil de semblants qui donne le cadre au temps – le temps à prédominance imaginaire est centré
consacré au travail qui réunit l’analyste et autour des avatars passionnés de la relation avec le
l’analysant. Néanmoins, le terme «séance» désigne semblable. C’est le temps où on essaie de répéter pas
aussi un programme complet, celui par exemple de à pas ce qui est arrivé : il est rebelle à la
la séance de cinéma (première, deuxième, dernière conceptualisation.
séance). − le temps de l’amour pour la chaîne associative : il
Il est vrai que quelque chose du programme complet est avide de sens et recherche une historisation.
est en jeu dans chaque séance, mais cela ne se − le temps du traitement de l'objet pulsionnel avec
projette pas dans sa totalité comme au cinéma et les perte des associations : il est plus lent, comme si rien
séances permettent de le formaliser comme tel. Ce n'arrivait.
qui opère en brut, se transforme en savoir. J.-A. Dans le deuxième virage, on relève deux modalités
Miller souligne que le programme est écrit au du temps rétroactif:
préalable et qu’il peut être l’équivalent du fantasme
− un temps de conclusions inédites : il s'agit d'un
fondamental.
temps serein et véritablement didactique, d'un temps
L’analyse en tant qu’expérience ne peut pas être
de relecture.
établie préalablement, mais sa logique peut se
− le temps de la précipitation vers la sortie, qui
déduire rétroactivement et situer dans l’au-delà de
ouvre la porte à la passe et à l'École. A ce moment-
l’axiome fantasmatique le traitement du réel par le
là, et par une interprétation qui se fait toute seule,
symptôme.
sans l'Autre, la série des séances s'efface pour laisser
émerger, comme dans un flash, la série qui rend
compte du mode de jouissance de l'inconscient.

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Le traitement du réel Clinique avec réel, clinique sans réel

Pourquoi cette différenciation des temps ? Ce sont Que le réel soit en jeu dans une analyse, cela est
des temps inhérents aux moments de formalisation ; indiscutable. S’il y a un sujet, il y a aussi du réel
ce sont différents temps de traitement de l'objet a, pour ce sujet : quelque chose de l’inquiétante
mais aussi différents temps de virage en relation étrangeté qui se caractérise par la fixité, l’inertie et
avec le noeud. la répétition, innommable et indicible.
Le double mouvement auquel je viens de faire Tous les analystes ont eu à faire avec cet Unheimlich
référence implique un traitement différent du réel. qui affleure dans le cours d’une analyse depuis que
On peut situer la séance analytique comme une Freud a inventé l’inconscient et la psychanalyse,
régularité qui donne un cadre à l'imprévu. En effet, depuis qu’il s’est trouvé le premier face à cet os dur,
chaque séance laisse une place à la surprise – sous la depuis qu’il a découvert la pulsion de mort.
forme d'un rêve, d'un lapsus, d'une nouvelle Il y a du réel dans une analyse IPA, de même qu’il y
association, etc. a du réel dans une analyse lacanienne. Il s’agit de
Mais si on les relit à partir de la fin, ces imprévus pointer ou pas dans sa direction.
avec leurs effets de surprise s'inscrivent dans le Si la psychanalyse s’est divisée face au concept de
registre du prévisible, c'est-à-dire de ce qui est pulsion, fondamentalement en le reniant, Lacan –
probable étant donné la prémisse qui régit les dires précisément à partir de la référence à la pulsion qu’il
de l'analysant. considère d’ailleurs toujours en son fond comme
Du prévisible au nouveau, le pas est marqué par pulsion de mort – invente le concept de réel et, de là,
l'événement véritablement imprévu. Si la cure entreprend de rénover le concept d’interprétation.
obtient la mise à l'écart du fantasme, on accède, par L’interprétation pour Lacan doit tenir compte du
la voie du symptôme, au traitement du réel – et là reste pulsionnel, de cet «en plus» qu’est la
quelque chose de nouveau peut advenir. satisfaction de la pulsion chez Freud, reste qui
À partir du temps rétroactif, les séances perdure au-delà de la loi du signifiant, au-delà de la
disparaissent en tant que telles, effaçant l'histoire de loi du Père. Il en tient compte à partir du fait que,
l'analyse ou le registre du «séance par séance». Tout bien que l’inconscient soit structuré comme un
cela chute, les séances ne s'inscrivent plus comme langage, pas tout est de l’ordre du signifiant. La
telles – je l'ai déjà souligné -mais on garde en pulsion justement, de par sa référence au corps, n’est
mémoire les moments cruciaux qui témoignent des pas de l’ordre du signifiant bien qu’elle soit prise
franchissements, des traversées, pour parvenir à dans le langage, puisque le corps n’est un corps qu’à
dégager dans sa singularité le mode de jouir de la condition d’être touché par le langage. Le corps
l'inconscient. est le corps de l’être parlant, et il est un corps
La passe est le moment où l'on témoigne de cette pulsionnel.
expérience. Le réel, donc, est effet de l’intervention du
Mais l'affaire ne s'arrête pas là, elle continue dans le symbolique sur la Chose ; dans la cure analytique, il
cadre de l'École. Ce qui est véritablement nouveau entre en jeu en tant qu’effet du dire du sujet.
est le changement de cadre : du cadre du fantasme La psychanalyse s’est donc divisée sur ce point :
au non-su comme cadre ; le savoir-y-faire avec le d’un côté, en posant la possibilité pour le réel d’être
symptôme a le pas-tout comme cadre ; le transfert de résorbé dans la parole, dans le dire et donc dans
travail dans le cadre de l'École... Ce sont autant de l’interprétation ; de l’autre, au contraire, en posant
manières de continuer à miser sur l'orientation vers l’impossibilité et l’inutilité du dire, reléguant donc le
le réel de l'expérience, en visant l'obstacle principal, réel dans l’ombre de la régression.
«soi-même». Cela, on ne peut le faire dans la L’invention extraordinaire de Lacan a été de trouver
solitude. Pour cette raison, l'École devient une issue à cette impasse qui, en ayant pris la voie
nécessaire. de deux extrêmes, débouchait sur une double
impasse faisant de l’analyse une expérience qui se
De la porte étroite à la fenêtre ouverte sur le réel terminait sur l’identification à l’analyste, sur le
Celine Menghi renforcement du Moi et la conquête de la génitalité.
«Dieu merci, l’expérience n’est jamais poussée à son dernier terme, on ne fait
Il a fait de l’interprétation ce qui peut opérer sur le
pas ce qu’on dit que l’on fait, on reste très en deçà de ses buts. réel, sans lui donner sens ou signification, mais sans
Dieu merci, on rate ses cures, et c’est pour ça que le sujet en réchappe» pour autant le considérer comme une zone obscure
(J. Lacan, Le Séminaire, Livre II)
ou confuse ; il a fait de l’interprétation un acte guidé
par le désir de l’analyste, pour que quelque chose
dans le sujet change vis-à-vis du réel qui le

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concerne. Il a donc révolutionné le statut de la fin de devoir compter avec la question de la féminité. Ma
l’analyse : le sujet doit parvenir à un «savoir-y- demande n’était pas vidée, mais le «au fond, vous ne
faire» avec le réel de la pulsion. demandez rien» était la réponse qui l’obturait. L
Nous nous trouvons alors face à deux types «encore !» n’était pas lisible. Demande et désir
différents de clinique : une clinique sans réel et une restaient scellés sans distinction.
clinique avec réel, où le réel concerne aussi bien Il n’y avait aucun écart entre énoncé et énonciation
l’analysant que l’analyste comme «figure du réel». pour que le sujet puisse apparaître, là où se niche
L’analyste «figure du réel» 1 est l’analyste qui, pour lui la vérité sur le réel, le réel qui en constitue
constitué par l’analysant comme celui qui devrait l’étoffe et fonde la certitude qui lui vient de la
donner quelque chose, l’objet du désir, ne donne pas, signification absolue qu’est le fantasme, couverture
ou plutôt donne le rien, comme un Silène vide. imaginaire de la jouissance et du désir.
L’analyste de la relation analytique, l’analyste post- De la séance IPA je sortais enveloppée d’un bon
freudien, prétend au contraire donner quelque chose, sens fastidieux et farcie de mon angoisse habituelle,
même dans le silence, parce qu’il ne laisse pas laissant là, comme un gage d’amour pris dans le
tomber l’illusion imaginaire qu’implique le transfert piège du transfert imaginaire, mes rêves transformés
il donne son contre-transfert, il donne son désir de en un collage de symboles et colorés du contre-
guérir, il donne son idéal. transfert de l’analyste, sans aucune chance
d’apercevoir mon mensonge et sans qu’une autre
La demande non vidée de «Moi» vérité puisse apparaître.
Tout était terriblement et merveilleusement «vrai»,
Dans les premiers temps de ma formation j’étais, oui, prise à la lettre, mais c’était «Moi» – non
lacanienne, j’avais été particulièrement frappée par pas le désir, et sans aucune prise sur le réel.
une image évoquée par Lacan : le Saint-Jean de L’interprétation n’était pas le falsus dont parle
Léonard de Vinci, l’index de la main droite pointé Lacan, qui va débusquer ce qui est caché.
vers le haut – en italien alto, que l’on pourrait écrire L’interprétation n’était pas allusive, elle ne
avec un A majuscule. surprenait pas, elle ne faisait pas achopper, elle ne
À l’époque je venais d’une «porte étroite» que délogeait pas mais recomposait, là où elle aurait dû
j’avais laissée derrière moi depuis quelques années. montrer l’écart entre le sujet et son savoir. «Moi»
Ma première analyse s’était terminée sans un racontait une histoire, dévidait, signifiant après
«pourquoi», sinon la décision d’une date, signifiant, rêve après rêve, l’écheveau de mon
l’accumulation d’un certain nombre d’heures. inconscient ; tout avait toujours du sens et, au lieu de
J’aime beaucoup le Saint-Jean, qui m’avait fait le perdre, en accumulait encore, s’enrichissait de
entrevoir quelque chose d’énigmatique et de l’ordre sens ; et ce sens devenait un savoir sans trou, non un
de «l’inquiétante étrangeté», dans la mesure exacte savoir sur l’impossible du sexe, du sens et de la
où celle-ci n’avait jamais eu de place dans mon signification. La dimension de l’impossible n’était
analyse IPA, une analyse longue et ensommeillée, à pas prévue, sinon édulcorée dans les termes d’une
l’étroit comme je l’étais dans les «maudites» régression à accueillir dans une sorte de
cinquante-cinq minutes (comme les qualifie Eric «maternage» analytique et dans la prolifération de
Laurent), trois fois par semaine ; à l’étroit dans le signifiants qui recouvraient le savoir sur la
silence de l’analyste, silence vide, à la différence du jouissance et sur la cause.
silence qui souligne le manque et où peut se déposer L’angoisse persistait, inentamée.
ce qui fait, pour un sujet, suppléance à son manque ; Finalement, un jour, «Moi» a dormi pendant presque
à l’étroit dans l’interprétation restitutive ; à l’étroit cinquante-cinq minutes, allongé sur le divan.
dans mon symptôme qui semblait irréductible ; à L’interprétation visait la fatigue, le travail, le mari,
l’étroit enfin, dans ma demande comme toute la formation… !
demande plus ou moins bien formulée – repliée
docilement, séance après séance, sur un «mais au L’angoisse, qui ne trompe pas
fond, vous ne demandez rien !», qui entrait en
résonance avec mon héroïsme de la privation. Le sommeil, l’ennui, à l’occasion l’endormissement
Bien sûr que je demandais ! Je demandais comme on sur le divan, comme silence de la pulsion,
demande à partir de la structure, celle à laquelle stagnation, comme vérité silencieuse du sujet,
j’appartiens, et que je maniais alors si mal dans une étaient pris pour une fragilité du Moi à plaindre et à
perpétuelle insatisfaction du désir, dans la tempête fortifier.
entre la crainte et l’envie de la folie qui alternait Je trempais dans le bain de la duperie du rapport
avec l’accalmie de la dépression et l’angoisse de entre signifiant et signifié, mais heureusement bien

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divisée par la pulsion qui, sous la forme de cinquante-cinq minutes, ou bien pour produire une
l’angoisse qui ne trompe pas, m’aurait poussée interprétation qui compacte énoncé et énonciation,
obstinément au bout de quelques années jusqu’à une ou encore pour voiler le réel d’un rêve.
limite insupportable, et divisée aussi par une certaine C’est ainsi que dans la première analyse un rêve
réticence personnelle au «tout a un sens». fondamental a pu rester là comme une pierre morte
Le réel, donc, était en jeu aussi à ce moment là, pour être repris dans l’association libre, lors de la
comme pour tout être parlant, comme il le fut plus seconde analyse, bien des années plus tard – comme
tard dans ma seconde analyse lacanienne, avec cette on exhume un cadavre.
différence que dans la première il n’était jamais pris Le rêve indiquait de façon évidente la division du
en compte, là où dans l’autre tout y portait. sujet, avec angoisse et dans la chair, sous la forme
Dans la première analyse – c’est ce que je soutiens – de deux hémisphères cérébraux creusés par un
l’angoisse, qui ne dit rien de l’objet qui satisfait le fleuve profond, mais avec un «en plus», un kyste
sujet, signalait l’énigme de l’Autre, signalait une inquiétant avec lequel le sujet devait vivre comme
vérité dont le sujet ne sait rien et «résistait», mais avec une condamnation à mort. Il avait fallu
sous forme d’inertie 2, pourrais-je dire aujourd’hui, cinquante-cinq minutes pour enterrer le cadavre, la
aux diverses injections de signifié, d’objet. Elle pulsion, et pour recoudre la division sous couleur de
résistait à la résistance de l’analyste, elle résistait et la part bonne et de la part moins bonne, de la faute et
persistait, puisqu’aucune énigme n’était introduite de l’innocence…, du fleuve de la vie !
dans l’espace sémantique du «Moi». Qu’en était-il de la mort dans la vie ?
Dans la seconde analyse, au contraire, le doigt levé
de Saint-Jean a montré l’énigme de l’Autre et le Au-delà de la norme, le temps du réel
sujet fut surpris de laisser la séance avec le quid de
la signification en suspens, créant une rupture entre L’expérience du temps logique de la séance
le quid et le quod. C’est ainsi que l’angoisse a pu lacanienne est une des expériences les plus
recouvrer son statut d’angoisse, c’est-à-dire la fulgurantes pour qui sort d’une analyse IPA.
certitude de dire la vérité, de ne pas tromper en Elle est fulgurante par la surprise, le coup de fouet
livrant le quid par rapport au quod, reconnue donc qui souvent vient marquer la phrase qui voudrait tout
comme pur rapport au quod, comme le fait dire, interrompue pour que l’on arrive à bien dire,
remarquer J.-A. Miller 3. parce que pas tout est dicible.
Donc, angoisse dans les deux analyses, avec la Elle est fulgurante parce qu’elle fait de la séance une
différence que dans l’analyse lacanienne l’angoisse a unité.
pu tomber de par la rencontre avec le réel pointé par Elle est fulgurante quand on saisit que c’est le désir
l’interprétation énigmatique qui a permis la de l’analyste qui est aux commandes – et non pas un
construction et la traversée du fantasme, là où dans savoir constitué, ou une attente.
l’analyse IPA le signifié avait pris la place de Elle est fulgurante pour la discontinuité qu’elle met
l’énigme empêchant la fuite du sens et donc en jeu par rapport à la continuité que la séance IPA
l’émergence du réel. établit avec toutes les séances.
On pourrait ainsi écrire l’analyse avec séance IPA, Il s’agit d’une double discontinuité : discontinuité à
S ◊ s, et l’analyse avec séance lacanienne, S ◊ a. l’intérieur de la séance et discontinuité par rapport
aux séances. C’est la discontinuité produite par la
Pierre morte coupure dans la continuité temporelle, dans l’histoire
que le sujet déroule, coupure commandée par l’acte
Qu’est-ce donc que cette porte étroite, ce piège ? de l’analyste à partir du réel pour faire valoir la
C’est une porte qui n’a rien à voir avec «la fenêtre synchronie sur la diachronie. C’est le temps logique
ouverte sur le réel». comme temps du réel qui gouverne, faisant ainsi
La porte étroite est celle par laquelle le réel ne passe temps pour le sujet analysant et non pour l’analyste,
pas, où il n’a pas une place de droit, cette place temps qui rompt avec la symétrie, qui déloge, qui
fondamentale qui fait que la psychanalyse se dérègle, temps qui «dérange la défense» 4. «Le statut
distingue de tout autre traitement. de la séance analytique», nous rappelle J.-A. Miller,
Dans la séance IPA l’analyste écoute, mais à partir «repose sur la notion que nous nous faisons de la
d’une position de sujet supposé savoir lié au conjonction du symbolique et du réel à propos de la
semblant et d’où il peut jouer, si ce savoir constitué fonction du temps. Et c’est bien en ce qui concerne
vacille, la carte du contre-transfert associant souvent le statut de la séance que Lacan s’est séparé, bien
librement à la place du patient, quelquefois aussi que ce ne fût dans l’histoire qu’une cause
seulement mentalement, pour arriver aux fatidiques

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occasionnelle, s’est séparé à la fin en particulier de Du signifiant, pour le réel de la chair, à la pulsion
la norme analytique prévalente à l’époque».
La révolution lacanienne réside précisément dans le Voici comment, à partir d’un fragment de la
fait de ne pas rejeter cet «intrus» qu’est le réel. La deuxième analyse, un signifiant particulier, le
séance IPA, au contraire, avec son statut de temps signifiant «chien», au lieu d’être relevé pour être
fixe et l’utilisation du seul temps symbolique, exclut réduit au signifié et au sens, peut réapparaître dans le
ce qui reste de cette mortification opérée par le déroulement de la chaîne signifiante en laissant
symbolique et ne tient pas compte du reste, du réel émerger le réel de la jouissance. Le signifiant,
du temps. accroché au transfert et au réel de l’analyste, grâce à
Tout doit être dans la norme, il n’est pas prévu la coupure, à la scansion opérée à partir du réel, est
d’«au-delà». Tout s’éteint dans la norme, dans le le signifiant dont le sujet a pu se détacher. Le sujet
temps de la norme. s’est séparé du corps du signifiant et de l’objet, qui
réunis, donneraient l’illusion d’une collusion entre
Position de l’analyste entre logique et éthique l’être et la parole. «Chien» provient d’un rêve dans
lequel un acteur n’est pas à sa place, parce qu’il joue
«Moi», la division subjective béante comme une mal 5. Le regard de l’homme éveille une nostalgie
blessure et le réel enterré sans rien en savoir, chez le sujet qui, dans le même moment, joue avec
finissait sa première analyse avec la bénédiction de lui le jeu de la séduction. Le rêve se termine sur
l’analyste qui «transférait» le sujet dans les mains «qu’est-ce que je fais ici ?» La séance se termine.
d’un autre homme ; il a pu au contraire, dans la Le «qu’est-ce que je fais ici ?» produit un autre rêve
seconde analyse, subjectiver son propre désir, en dans lequel le sujet représente le tableau de son
incisant le kyste de la jouissance, l’«en plus» qui propre fantasme qui se résumera plus tard dans la
était là pour marquer combien il est difficile phrase : «Je suis née pour faire l’orpheline». Dans le
d’assumer sa propre castration et celle de l’Autre. rêve, Lacan est là pour conclure : «Bien, maintenant
Le silence de Saint-Jean fut double : d’un côté, tu as compris, moi je me retire». Un certain
silence du réel qui donnait sa place au réel pour le sourcillement de l’analyste met fin à la séance.
sujet ; de l’autre, silence de la logique, parce À ce moment-là, quelque chose de l’être du sujet est
qu’interrompu, scandé par des paroles pesées et en jeu dans une sorte de renversement qui change le
calculées – parfois c’était un adverbe, une parole du statut du désir. Le sujet évoque «la possibilité de
sujet extraite pour être soulignée, ou un froncement payer le prix de sa propre castration, de se séparer
de sourcils de l’analyste ; parfois il s’agissait de d’un mécanisme» et souligne qu’il s’agit d’une
mettre fin à la séance quand le bavardage «nécessité». Dans le rêve suit une interprétation de
n’atteignait pas au bien-dire, ou quand le bien-dire l’analyste : «Il est rare de rester, mais c’est plus
glissait à nouveau dans le bavardage. La parole de difficile», dont la logique apparaît énigmatique au
l’analyste, énigmatique, pointait immanquablement sujet, bien qu’il ajoute lui-même «c’est beau aussi».
le réel de la pulsion comme la foudre, laissant le L’analyste se tait laissant au sujet, par son silence,
sujet à court de paroles et confronté à l’inconsistance l’énigme du texte qui le place face au signifiant du
de l’Autre. manque dans l’Autre. Le «beau» fait fonction
De la première analyse qui fut celle de «Moi», il d’ultime barrière devant la Chose. C’est ainsi que la
reste le silence ou bien l’interprétation explicative et question de la mort se pose au premier plan, la mort
restitutive à partir d’un transfert imaginaire, sans que le sujet se fait «mettre dedans par l’Autre»,
incidence sur le symptôme qu’ils ont renforcé. De la l’Autre masculin, et qui le porte à dire : «Je suis
seconde analyse, au contraire, il me reste la marque marquée par la mort».
d’un rythme soutenu, l’obligation d’aller jusqu’au C’est ainsi que le sujet peut reconnaître la marque de
bout, d’expliquer, de dire pourquoi. la coupure originelle que voilait cette jouissance
Au «maternage» de la première analyse a fait suite, illusoire de la privation, en mettant hors jeu l’altérité
dans la seconde, le glissement du sujet dans de son être de femme. C’est ainsi qu’il peut
l’angoisse, «soutenu» par la logique et la rigueur découvrir que le trait de l’orphelin et de l’abandon,
d’une position de l’analyste vis-à-vis de qui cherche dans lequel il s’était reconnu, est l’abandon infligé
sa propre cause, position qui est – comme le dit aux partenaires, mais aussi la privation qu’il s’est à
Lacan dans «La direction de la cure» – son lui-même infligée.
énonciation, énonciation qui implique le réel et qui La nécessité supplante l’angoisse, et une «dépression
fait de l’interprétation un acte. Chaque séance était neuve» accompagne le parcours de la traversée du
unique parce qu’imprévisible. fantasme, ouvrant au travail de démontage de la

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pulsion à partir d’une série de rêves dont le thème Dans Le Séminaire «L’angoisse», en s’arrêtant sur la
est le corps, pris entre l’horreur et le plaisir. fenêtre du rêve de l’Homme aux loups qui s’ouvre à
Au cours d’un rêve, dans la même lumière l’improviste, Lacan repère l’angoisse en soulignant
crépusculaire qui illuminait la scène du fantasme, un la fonction qu’elle a pour le sujet – le mettre à l’abri
«chien» supposé de l’analyste – voilà que ce de la vraie rencontre avec le réel. C’est à travers une
signifiant revient – se frotte d’une façon obscène série de petites fenêtres, dit Lacan, que Unheimlich
contre le sujet, qui s’en débarrasse avec lassitude et apparaît.
dit : «Reprends ton chien et va-t-en !» Il s’efforce de L’Unheimlich apparaît «au-delà» de la scène, hors
regarder le chien, mais n’arrive pas à tourner la tête. du cadre, «au-delà» de l’embrouille du discours
Le signifiant «chien», dans lequel s’articulent le parce que, comme il le dit : «Tout ce sur quoi
symbolique et le réel, se vide et se dissout, sans s’étend la conquête du discours revient toujours à
prendre ni sens ni signification mais en dévoilant la montrer qu’il s’agit d’une énorme embrouille. Se
réalité de la pulsion, acéphale et toujours à la rendre maître du phénomène par la pensée, c’est
recherche de la satisfaction – tandis que la tête du toujours montrer comment on peut le reproduire
sujet ne coïncide plus avec le regard, objet d’une façon trompeuse, c’est pouvoir le reproduire,
pulsionnel par excellence. c’est-à-dire pouvoir en faire un signifiant.
De la privation, donc, à la pulsion de mort, «Moi» se L’angoisse concerne ce qui échappe à ce jeu».
sépare du «sujet», justement par rapport à la pulsion L’angoisse est ce qui échappe à l’ordre du signifiant,
de mort, pour la part de réel qui fait trou dans le ce qui franchit le symbolique et fait signe au sujet de
symbolique. Le sujet commence à apparaître comme son rapport profond avec la mort. Elle ne peut être
un «rien» dans sa division, fait de restes de «rien» et diluée dans aucun discours. D’où son rapport à
seul, ayant entrevu le rien «au-delà» du cadre du l’acte.
fantasme. L’angoisse a pu tomber pour faire place au
1. MILLER J.-A. , : orientation lacanienne, «L’expérience du réel dans la cure
travail qui se situe «au-delà» du fantasme. Dans la analytique», 1998 (inédit).
première analyse au contraire, un fleuve creusait son 2. LACAN Jacques, Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et
dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 266.
sillon dans la chair mais le kyste restait intact : le 3. MILLER J.-A., Commentaire du «Conciliabule d’Angers» Le Paon, Agalma
cadre du fantasme faisait barrière à la rencontre avec Éditeur, Paris, Seuil, 1997.
4. MILLER J.-A., «L’expérience du réel dans la cure analytique», 1998.
le réel, avec ce rien dont est fait le sujet. L’angoisse 5. En italien recitare came un cane c’est mal jouer.
était inabordable, l’au-delà impensable.

Rencontre avec le réel L’accueil de l’inconscient


Nicole Treglia
Paradoxalement, la séance longue de type IPA ouvre
une porte particulièrement étroite, là où la coupure L’accueil désigne la modalité de réception, bonne ou
de la séance brève lacanienne produit l’ouverture mauvaise, d’une personne, d’une idée. Nous
d’une fenêtre au vent imprévu du réel. envisagerons la séance comme lieu, espace d’accueil
La scène analytique de la séance IPA reste la scène du sujet de l’inconscient, et nous tâcherons
de l’hic et nunc de la relation, elle ne s’offre pas à d’examiner les conditions de cette fonction, tout en
être la scène où s’encadre le fantasme, comme étant mettant en évidence la dimension paradoxale du
l’«embrouille» qui couvre le vide où est impliqué le choix du signifiant «accueil». Nous nous
désir du sujet, vide de perte et de manque. enseignerons d’un cas clinique, à propos duquel une
C’est à travers le symbolique, soit le signifiant, qu’il intervention se révèle être une erreur : celle-ci n’est
a été possible d’atteindre le réel et d’y consentir. La pas à rapporter au standard, mais à la particularité du
première analyse, imprégnée d’imaginaire, me cas, en tant que le lestage du réel doit rester du côté
laissait, en plus de l’angoisse, avec le tourment de de l’analyste.
devoir toujours me construire une histoire, mon L’accueil, qui implique de recevoir un autre, d’y
histoire. Elle m’avait donné l’autorisation, dont je porter attention, manifeste la nécessaire disponibilité
me suis ensuite séparée, de croire à mes histoires, de l’analyste à l’égard de l’analysant, sa fonction de
qui n’étaient que manières de voiler le réel. Dans la la présence.
seconde analyse, la conjonction du symbolique et du L’accueil suppose un existant préalable, qui se
réel a fait émerger une histoire peut-être moins présentifie dans le moment de la rencontre :
fascinante, mais ses racines plongent dans le réel de concernant l’inconscient, ça orienterait vers un
la pulsion pour y lire le rien dont est fait le sujet. inconscient déjà là, prêt à se dire pour autant qu’un
Une histoire peut finalement se réduire à un simple analyste (dont le minimum attendu de lui est sa
fantasme. croyance en l’inconscient) s’en fait l’adresse. C’est

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avec l’éclairage de l’enseignement de J.-A. Miller À la séance suivante, Anne dit qu’elle est en colère
que nous préciserons le paradoxe annoncé, en après l’analyste (sans affect de colère, mais des
s’appuyant sur ce qu’il en est de l’inconscient. Nous larmes), car ça n’avance pas : elle continue d’avoir
l’écrirons «a-cueille» pour mettre en valeur a ainsi des crises et n’a pas maigri. Elle reproche à
que «cueillir», soit prélever sur un ensemble l’analyste de ne pas interpréter un rêve (elle voit sa
quelques éléments, des petits détails, des morceaux mère quitter la ville), que sa mère, elle, lui interprète
choisis (c’est le cas d’un arrêt de séance sur un ainsi : «tu te sens abandonnée par moi». Mon
signifiant particulier), de prendre acte de la intervention : «votre mère a interprété ce rêve à
construction produite dans le temps même de la partir de son propre désir», du côté du sens, s’avère
séance ou rapportée, car comme nous le savons, le dans l’après-coup être une erreur.
travail analytique ne se réduit pas au temps des Elle me dit ensuite, en s’excusant d’être en colère,
séances : se faire accusé de réception de ce qui que sa mère l’a encouragée à dire à l’analyste sa
surgit, du nouveau, de l’inattendu, de la surprise, plainte à propos de la non-disparition des
bref, ce qui vient marquer un écart avec l’intention. symptômes. Survient alors la crise, qui mobilise ma
La remise en cause du standard ne porte pas présence réelle au niveau de son corps, en la tenant
uniquement sur la durée des séances, mais touche au et en lui parlant. Son réveil est suivi de questions
fondement de l’expérience ainsi qu’à la fin de la pour remettre en place des repères spatio-temporels.
cure. C’est pourquoi, il est nécessaire, au-delà ou en Ainsi, le contenu de la seconde séance visait, sur le
deçà de la seule notion de durée, de prendre appui mode de mettre en question la confiance, à voiler la
sur la position qu’occupe l’analyste dans la cure, faille aperçue dans l’Autre, dans la séance
quand celle-ci est un exercice orienté par le réel, soit précédente. Mon intervention a probablement
ce qui ne se résorbe pas dans le symbolique. (voir la précipité son absence radicale, et en acte. Pour
phrase de Lacan dans Scilicet n°1 : «l’analyste a à éclairer ce point, l’on peut se reporter au Séminaire
s’égaler à la structure…, le psychanalyste doit X1-, à propos de la séparation : «Un manque est, par
trouver la certitude de son acte et la béance qui fait le sujet, rencontré dans l’Autre, dans l’intimation
sa loi»). même que lui fait l’Autre par son discours. Dans les
intervalles du discours de l’Autre, surgit dans
Aperçu de la faille dans l’Autre l’expérience ceci… Il me dit ça, mais qu’est ce qu’il
me veut ?» 1
Anne, âgée de vingt-trois ans, consulte pour une À ce point de manque aperçu, le premier objet que
épilepsie survenue un an auparavant, ainsi que pour l’enfant propose, c’est sa propre perte, sa disparition.
une tendance boulimique entraînant une surcharge L’épisode, la crise comme disparition en acte, me
de poids. Sa mère, qui vit dans une autre ville que la semble pouvoir être appréhendé comme effet d’une
patiente, est psychologue, et c’est par son précipitation au niveau du temps, qui révèle une
intermédiaire qu’Anne s’adresse à l’analyste. Je intervention insuffisamment réglée par le temps pour
mettrai ici en série un rêve, ainsi que deux séances, comprendre. L’on peut tirer un enseignement de
la seconde ayant été le cadre d’une crise d’épilepsie. cette erreur : à situer le sens côté analyste, c’est le
Voici le rêve : «Je vois des gens en fauteuils réel qui surgit du côté de la patiente.
roulants ; ce sont des handicapés physiques et Le contenu de cette séance peut être appréhendé
mentaux. Dans un fauteuil, il y a Carlos». Elle comme un acting-out, qui, comme l’indique J. Lacan
commente : «comment peut-il être si gros, et être le est une réponse : «… Il y a deux temps, vous avez lu
fils d’une grande psychologue comme Dolto ? Il a quelque chose, vous le lisez mal, je dis que vous le
pourtant dû être bien élevé. J’ai du mal à croire qu’il lisez à voix haute d’une façon détestable. Quelqu’un
soit bien dans sa peau». qui est là veut vous montrer ce que c’est : il le
Lors d’une séance au retour d’un week-end passé joue»2.
chez ses parents, une faille chez sa mère est Il faut noter que lors de la séance suivante, elle
entrevue. Sa mère lui propose de manger quelque envisage – et ce pour la première fois – que la crise
chose et Anne insiste dans la séance pour dire ait pu être déclenchée par ce qu’elle a dit. Anne
qu’elle n’avait rien demandé, qu’elle ne pensait pas précise, et ce, non sans jouissance, que les crises
à manger… mais, elle mange : sa mère dit alors : «je d’épilepsie ne font pas symptôme pour elle. En
me demande pourquoi tu as toujours besoin de revanche, elle ne veut pas être réduite à cet «être
manger». Elle note également sa trop grande malade» que son entourage lui renvoie. C’est
sollicitude lorsqu’elle lui demande constamment si d’ailleurs le dit qui va apparaître comme symptôme,
elle va bien, si elle n’est pas trop fatiguée… ces dits qu’elle ne peut retenir, ces dits de trop :

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intrusifs quand elle questionne les autres, et d’une lecture nouvelle permise et produite par ce
provoquant compassion et/ou méfiance quand elle dire.
parle de «sa maladie». Dans le Séminaire XI, Lacan considérant la pulsion,
remarque l’unité topologique de la pulsion et de
La béance de l’inconscient l’inconscient : quelque chose dans les deux est
structuré de la même manière, à savoir qu’ils
Freud fait de l’inconscient une mémoire, ce que présentent tous deux, une structure de béance. «Cette
Lacan aborde autrement : ainsi, dans «La méprise du articulation nous conduit à faire de la manifestation
sujet supposé savoir», il considère que l’inconscient de la pulsion le mode d’un sujet acéphale car tout
n’est pas la mémoire, «c’est de ne pas se rappeler de s’y articule en terme de tension, et n’a de rapport au
ce que l’on sait» 3. La structure de l’inconscient ne sujet que de communauté topologique. J’ai pu vous
tombe sous le coup d’aucune représentation et, avec articuler l’inconscient comme se situant dans les
l’inconscient, quelque chose se dit, hors la béances que la distribution des investissements
représentation du sujet, et sans que le sujet sache ce signifiants instaure dans le sujet et qui se figurent
qu’il dit. L’inconscient ne détermine pas la névrose, dans l’algorithme en un losange que je mets au cœur
mais il montre la béance par où celle-ci se raccorde à de tout rapport de l’inconscient entre la réalité et le
un réel. sujet. Eh bien, c’est pour autant que quelque chose
Dans son Cours, J.-A. Miller distingue l’inconscient dans l’appareil du corps est structuré de la même
sujet, celui qui relève de la tuché, ce qui n’est pas façon, c’est en raison de l’unité topologique des
déjà là, et l’inconscient savoir, associé à béances en jeu que la pulsion prend son rôle dans la
l’automaton. C’est avec l’inversion qui s’opère entre fonction de l’inconscient» 4. Cette remarque prend
Freud et Lacan, à savoir que Lacan aborde en compte les deux versants du symptôme : celui du
l’inconscient à partir du transfert, que celui-ci peut sens et celui de la satisfaction.
s’appréhender comme temps à venir (et non savoir On peut considérer la séance comme une mise en
préalable). Le sujet supposé savoir est une manière tension entre :
de dire l’inconscient, ce qui se déploie dans la - du savoir qui se dépose dans l’espace d’une séance
«Proposition du 9 octobre 1967». et la structure trouée de l’inconscient (qui n’est pas
L’inconscient sujet se prend au niveau de l’effet, de un réservoir) : c’est la mise en fonction, réitérée
ce qui se manifeste de manière aléatoire et dans la dans chaque séance, du pas-tout ;
discontinuité. Aussi événement, surprise, - la satisfaction paradoxale de la pulsion et son trajet
discontinuité sont-ils en opposition radicale à toute en tant qu’elle fait le tour de l’objet a ;
fonction du cadre en vue de produire l’inconscient. - le temps actuel, le moment de la séance, et la fin de
Dans cette perspective, J.-A. Miller considère que l’expérience.
l’analyste ne peut se laisser surprendre par A partir de cet éclairage, la position de l’analyste se
l’imprévu, et l’accueillir, que pour autant qu’il est déduit comme suspendue à un rapport de béance, ce
dans le dispositif logique. Cette dernière relève de la qui permet de relire la résistance de son côté, ainsi
place qu’occupe l’analyste dans la cure, non pas que Lacan nous a appris à la situer.
technique, mais produite. C’est du ressort de l’analyste, de son tact, voire de sa
L’inconscient n’est pas de l’être, plutôt du non tranquillité, que dépend la mise en acte de la
réalisé qui a, au décours de l’expérience, à se coupure de la séance, scansion sans fermeture, arrêt
réaliser : J.-A. Miller précise dans «Les us du laps» sans bouclage sur une identification ; c’est à lui qu’il
(leçon n°6), qu’il s’agit moins du passé et de la incombe de ménager l’espace pour le patient qui y
remémoration, que du futur et de la réalisation, ce loge son être en souffrance et de permettre que le
qui me semble convenir à l’éthique des travail se poursuive à la séance suivante. La coupure
conséquences. Dans la clinique, on vérifie les limites présente aussi un écueil, en tant qu’elle peut donner
de la remémoration : ce n’est qu’avec le traitement consistance au surmoi : c’est le cas avec la pratique
de la jouissance que des modifications interviennent. des séances courtes systématisées. En effet, si
Est-ce que l’événement imprévu peut relever de ce certaines coupures ont incontestablement un effet de
qui se réalise dans la construction ? L’effet de réduction de la jouissance, au moins
découverte dans la cure est moins lié à une temporairement, elles peuvent cependant faire
retrouvaille qu’à une trouvaille issue du bien dire, de obstacle au traitement de celle-ci. À ce qui se révèle
telle sorte que l’événement pourrait s’appréhender une fin de non recevoir, et qui rejoint une modalité
comme une découverte, un dire qui fait acte. Les de résistance de l’analyste, je préfère l’accueil pour
effets d’allégement de l’imaginaire, les effets
thérapeutiques apparaissent comme conséquences

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désigner la docilité de l’analyste à l’égard du fonction subjective qui joue un rôle de signifiant. En
discours de l’analysant, sans connivence cependant. vérité, dans ce Séminaire, Lacan traite spécialement
Aborder la séance comme espace d’accueil de de la sexualité féminine et, particulièrement dans ce
l’inconscient, réglée par la structure de béance chapitre, reprend les commentaires de deux post-
propre à la pulsion et à l’inconscient, S(A) et a est à freudiennes dans leur débat avec Freud sur ce sujet
référer aux deux opérations d'aliénation-séparation, là.
qui permettent, à partir de la logique ensembliste, de Pour éclaircir la fonction du phallus, Lacan aborde la
rendre le vide opératoire. L'aliénation, ou le choix sortie de l’Œdipe articulée par Freud, dont, après le
forcé du signifiant pour le sujet, s'équivaut d'une refoulement du désir œdipien, le sujet sort
perte d'être, et le sens se trouve limité, «écorné de transformé, et pourvu d’un Idéal du moi. L’Idéal du
cette partie de non-sens qui est ce qui constitue, dans moi accomplit une fonction particulière du désir du
la réalisation du sujet, l'inconscient» 5. La séparation sujet, qui permet l’assomption du caractère sexuel,
opère la saisie de l’organisme dans la dialectique du masculin ou féminin et comporte toute une modalité
sujet : ici, deux manques se recouvrent, le manque de relations entre l’homme et la femme.
du sujet comme vide, et le manque de l’Autre Lacan va aborder, alors, un cas particulier
présent dans l’articulation signifiante. Le schéma de d’identification phallique, celui des femmes chez qui
l’aliénation se complète avec le vivant, du même l’on reconnaît le complexe de masculinité, articulé à
côté que l’être, et l’Autre du sexe opposé du côté du l’existence de la phase phallique. Ce complexe serait
sens. Le sujet de l’inconscient apparaissait comme la conséquence d’un vice du développement
manque de par l’aliénation signifiante, mais d’autre instinctuel et l’existence du clitoris en serait
part, comme objet, présentifié par l’intersection de responsable. Les choses ne sont pas si simples, dit
deux manques, de telle sorte qu’il y a une Lacan. La vicissitude de ce qui se présente comme
équivalence entre le sujet de l’inconscient et l’objet complexe de masculinité chez la femme nous
a. indique un lien avec l’élément phallique, ce qu’il
Le terme d’accueil me semble convenir à la séance tentera d’éclairer avec les travaux de deux analystes
comme réalisation de l’inconscient, articulée à la femmes : Helen Deutsch et Karen Horney.
nécessaire présence de l’analyste, soit ce qui lie Souvenons-nous que le complexe de masculinité est
l’inconscient à l’expérience analytique. une des modalités de sortie de l’Œdipe féminin
proposées par Freud, la première en étant
1. LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 194. l’inhibition de la sexualité, la deuxième le complexe
2. LACAN J., Le Séminaire «La logique du fantasme» leçon du 8 mars 1967. de masculinité et la troisième la féminité, que Freud
Inédit.
3. LACAN J., «La méprise du sujet supposé savoir», Scilicet n°1, Paris, Seuil, confond avec la maternité. Le complexe de
p. 35. masculinité, pour sa part, aurait deux vicissitudes : la
4. LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, op. cit, p. 165.
5 LACAN J., Le Séminaire, Livre XI,, op. cit, p. 192. position hystérique et l’homosexualité féminine.

Karen Horney
Le traitement analytique et les vicissitudes de la
sexualité féminine Dans son article de 1924, «Sur la genèse du
Elisa Alvarenga complexe de castration chez la femme», antérieur
pourtant aux trois ultimes travaux où Freud aborde
Dans le Séminaire Les Formations de l’Inconscient, la sexualité féminine 2, Karen Horney remarque une
Lacan reprend les travaux théoriques et cliniques de analogie entre ce qui s’ordonne autour de l’idée de
plusieurs post-freudiens, tels que Joan Rivière, dans castration et ce que le sujet articule, dans l’analyse,
son article sur la mascarade féminine, Karen de revendications concernant l’organe qui lui fait
Horney, «Sur la genèse du complexe de castration défaut, dans lesquelles nous trouvons, selon Karen
chez la femme», Helen Deutsch, dans «La Horney, les résonances du complexe de castration.
signification du masochisme dans la vie psychique Elle montre, dans une série d’exemples, qu’il n’y a
de la femme» et Maurice Bouvet, dans son travail pas de différence entre les cas de revendication
sur un cas d’obsession féminine, pour démontrer que phallique et quelques cas d’homosexualité féminine,
prendre le phallus comme signifiant résout les dans lesquels le sujet, dans sa relation au partenaire,
apories et les impasses 1. Ainsi dans le chapitre xvi, s’identifie à l’image paternelle. Il y aurait entre les
«Les insignes de l’idéal», commentant les difficultés deux cas une continuité imperceptible. Ce qui se
instaurées par l’idée de phase phallique, Lacan produit dans ces cas conduit Lacan à se concentrer
signale que les choses s’éclaircissent rapidement sur la fin du complexe d’Œdipe, quand la relation
quand nous disons que le phallus est pris dans sa avec le père a été constituée et se manifeste sous

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l’apparence d’un désir du pénis paternel. De la où pour Lacan, il s’agirait d’inventer une sortie à
frustration imaginaire de recevoir le pénis du père, partir et au-delà de la castration.
objet réel, nous passons à la privation, réelle, d’un Enfin, un troisième cas serait l’exemple de la
objet symbolique, un enfant du père. De cette mascarade relaté par Joan Rivière. Elle veut être le
privation résulte la mutation qui fait que l’amour se phallus, objet de désir, dans la mesure où elle croit
transforme en identification. En surmontant la l’avoir et qu’il faut le cacher. Il ne s’agit pas, ici, de
situation œdipienne, le sujet doit rencontrer Penisneid, mais, une fois de plus, de la
l’identification satisfaisante avec son propre sexe. représentation imaginaire du phallus comme élément
C’est ainsi que l’introduction du signifiant se révèle de pouvoir, en deçà de sa fonction signifiante.
éclairante, permettant d’évaluer et distinguer la
revendication phallique de l’homosexualité Helen Deutsch
féminine.
Karen Horney a montré dit Lacan, la continuité du Que dit Helen Deutsch dans son article de 1929, «La
complexe de castration avec l’homosexualité signification du masochisme dans la vie psychique
féminine. L’institution du phallus comme signifiant, de la femme» ? Elle considère que la phase phallique
au contraire, pointe une discontinuité entre la joue le rôle affirmé par Freud. Mais ce qui lui
revendication phallique, dans le Penisneid, importe, c’est de suivre son changement ultérieur,
caractéristique de l’hystérie, et l’homosexualité qui est l’adoption par la fille de la position
féminine. Nous pouvons le voir ici, par exemple, masochiste, constitutive pour elle de la position
dans l’opposition que Lacan fait entre Dora et la féminine. Dans la mesure où la jouissance
jeune homosexuelle. Dora, identifiée aux insignes du clitoridienne est interdite à la fille, elle passerait à
père, ou de Mr K., donc avec le phallus, revendique trouver sa satisfaction dans une position de
l’amour du père, et cherche dans la femme jouissance, qui ne sera pas pour autant uniquement
représentée par Mme K., une réponse à sa question passive, mais une position de jouissance assurée
sur ce qu’est une femme ; la jeune homosexuelle, de dans la propre privation de jouissance clitoridienne
façon différente, s’identifie à celui qui a le phallus, qui lui est imposée. Helen Deutsch considère qu’une
le père, pour lui montrer comment on aime une femme, dans sa nature de femme, peut rencontrer
femme. Au contraire de l’hystérique, qui a une une satisfaction complète sans qu’intervienne pour
question, l’homosexuelle a une réponse, une autant la satisfaction proprement génitale. Pour elle,
solution. Le défi au père et le complexe de la satisfaction dans la position féminine peut se
masculinité se répartissent entre le Penisneid, chez résumer à la relation maternelle, à toutes les étapes
Dora, et l’affirmation de puissance phallique chez la de la fonction de reproduction (gestation,
jeune homosexuelle. Peut-être pourrions-nous voir là alimentation, etc.). La maturation de la satisfaction
l’origine des allusions de Lacan concernant la liée à l’acte génital et à l’orgasme est autre chose, dit
difficulté des homosexuelles avec le discours Lacan, car elle est liée à la dialectique de la privation
analytique. phallique.
Un autre exemple, dans le Séminaire, où apparaît la Helen Deutsch rencontra, chez ces sujets plus ou
distinction entre le Penisneid et la revendication moins impliqués dans la dialectique phallique, avec
phallique dans l’usage du phallus représenté de un certain degré d’identification masculine, un
façon imaginaire comme élément de pouvoir, est le équilibre conflictuel. Mener trop loin une analyse
cas de névrose obsessionnelle féminine de Maurice servirait à frustrer le sujet de ce que, jusqu’alors, il
Bouvet, commenté par Lacan dans le chapitre XXV. aurait réalisé de jouissance, de façon plus ou moins
Lacan observe que cette patiente n’a jamais satisfaisante, sur le plan génital. Ce type de cas
expérimenté le Penisneid, car la fin de l’analyse arrive à comporter, selon elle, l’indication de laisser
consiste à avoir le phallus et à envoyer son fils à le sujet avec le pénis de ses identifications plus ou
l’analyste. Comme le commente Eric Laurent : «En moins bien réussies, mais qui seraient plus ou moins
fin de compte elle offre son phallus, ce qui veut dire son patrimoine. Ce sont des femmes qui
qu’elle l’a et que, pourtant, il ne s’agit pas de fonctionnent bien dans leurs identifications viriles et
revendication hystérique» 3. Bouvet s’engage à dans la position maternelle. Analyser ces
rendre sa patiente consciente du Penisneid pour identifications comporterait le risque de placer le
l’apaiser. Il la conduit en sens inverse de la fin de sujet dans une position de perte par rapport à la
l’analyse préconisée par Freud, où la femme jouissance conquise avant l’analyse, jouissance
rencontrerait le Penisneid, le roc de la castration, et génitale liée aux identifications masculines. En
somme, pour Helen Deutsch, dans la position
féminine, le principal élément de satisfaction serait

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au-delà de la relation génitale. La revendication Nous pourrions dire alors que la logique du
phallique, comme l’identification avec le père, traitement peut conduire à la dépression, à une
compliquée par la relation de la femme avec son jouissance masochiste, mais il faut un pas de plus –
objet, seraient liées au plaisir préliminaire. «Un type et pas de moins, comme semble le suggérer Helen
de patiente hystérique est guidée par une faim Deutsch. Seul un événement qui rompt avec cette
insatiable d’objets d’amour, qu’elle troque sans logique permet que ce traitement aille jusqu’à son
inhibition : sa vie érotique paraît être libre, mais elle terme. De la même manière qu’à chaque séance,
est incapable de gratification génitale. Un autre type l’imprévu de sa durée et de ce qui vient faire
est monogamique et reste tendrement lié à l’objet scansion rompt avec la logique de la chaîne
d’amour, mais sans sensibilité sexuelle. De telles signifiante, à la fin du traitement un événement
femmes dissipent fréquemment l’excitation sexuelle imprévu peut faire irruption. La séance à durée
dans le plaisir préliminaire, à cause du solide variable décomplète la chaîne, fait sortir de la
investissement originel des zones prégénitales, ou répétition signifiante, introduit un élément de
parce que dans une réaction secondaire et régressive surprise, radicalement nouveau.
elles tentent de maintenir la libido éloignée de Dans les années cinquante, Lacan va au-delà des
l’organe génital, qui fut bloqué par les interdictions post-freudiens en soulignant le statut signifiant du
et par sa propre anxiété. On a souvent l’impression phallus, mais c’est dans les années soixante-dix qu’il
que tous les organes des sens, et certainement tout le pourra formaliser ce qu’il avait laissé en suspens,
corps de la femme, sont plus accessibles à dans Le Séminaire V, sur ce qu’il s’agit de réaliser
l’excitation sexuelle que le vagin, l’organe qui lui est dans l’analyse d’une femme. Aller au-delà du
apparemment destiné» 4. phallus, pour une femme, à la fin de l’analyse,
L’interdit de la jouissance phallique, clitoridienne, implique un événement imprévu, qui n’est pas de
commente Lacan, peut rejeter le sujet, le plaçant l’ordre d’un ajout, mais d’une soustraction. Avec les
dans une situation où il ne rencontrera plus rien qui formules de la sexuation, Lacan introduit côté
soit approprié pour le signifier. La jouissance féminin le pas-tout phallique, hétérogène à la
féminine, telle que la pense Lacan c’est-à-dire au- question d’avoir ou d’être le phallus des années
delà du phallus, reste réduite par Helen Deutsch à cinquante. Avec le pas-tout, il décomplète la logique
une position masochiste. Cela constitue son du signifiant qui est celle du phallus. Ne pas pouvoir
caractère douloureux et, dans la mesure où le moi se tout dire, à chaque séance, est étroitement solidaire
trouve dans la position de rejet par l’Idéal du moi, il de la rencontre du S(A) à la fin du traitement, et à la
s’établit un état dépressif. rencontre du L, entre le S du sujet hystérique et La
femme qu'il a pu vouloir être. Entre la demande
Jouissance féminine et logique du pas-tout d'amour et la demande de satisfaction qui, dans leur
insatiabilité, peuvent déboucher sur la satisfaction
Dans le chapitre suivant, «Les formules du désir», masochiste, il y a place, à la fin de l'analyse, pour le
Lacan reprend Helen Deutsch, pour faire état des surgissement du désir.
échos de son dernier Séminaire : il pensait avoir
donné le sentiment qu’il endossait les opinions 1. MILLER J.-A., Perspectives du Séminaire V de Lacan, RJ, Zahar, 1999, p.
81.
d’Helen Deutsch, quand elle considérait que 2. «Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les
quelques analyses de femmes ne devraient pas être sexes», «Féminité» et «Sexualité féminine», respectivement : 1925, 1931 et
1932.
menées jusqu’à la fin, car elles pourraient menacer, 3. MILLER J.-A., Perspectives du Séminaire V…, pp. 91-92.
dans le sujet, une certaine jouissance acquise. Tout 4. DEUTSCH H., La signification du masochisme dans la vie psychique des
femmes, IJP XI, 1930, pp. 56-57.
dépend, dit Lacan, de ce que l’on considère comme
l’objectif de l’analyse, qui pour lui n’est jamais un
ajustement à la réalité. La question du L’art de la coupure
développement de la femme et de son adaptation à Jean-Baptiste Carrade
l’ordre humain est un point sensible de la théorie
analytique. En ce qui concerne la femme, conclut-il, Est-ce que le sujet se prête ou non à une analyse ?
il ne faut pas confondre ce qu’elle désire avec ce La très simple vignette qui suit traite de cette
qu’elle demande, pas plus ce qu’elle demande avec question par le biais du début du traitement. Il s’agit
ce qu’elle veut… Savoir ce qu’il s’agit de réaliser d’un épisode de «rectification subjective» 1 qui
dans l’analyse n’est donc pas simple. présente l’intérêt de n’être point trop encombré par
La position de jouissance masochiste peut surgir, au des considérations langagières préétablies et des
long du traitement analytique, quand s’impose la discours de principe à démêler. Mais ce sera
logique du signifiant, qui est logique de la castration.

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néanmoins par un petit retour sur le passé que Autant de questions, parmi d’autres, que nous ne
j’aborderai le cas dont il va être question. pouvons plus ignorer depuis que nous lisons la
recension qu’en fait Lacan dans «Fonction et champ
Découpe de la parole…» 4
Autant de questions, par ailleurs, qui se regroupent
Durant les repas de famille de mon enfance, mon autour de cette autre remarque d’un Lacan plus
grand-père faisait toujours la démonstration de son tardif et qui constate que décidément dans le Champ
savoir-faire chirurgical lorsque les volailles freudien, la cause est hétérogène à ses effets. Ce qui
arrivaient sur la table : tout en continuant à discuter revient à admettre qu’il n’est pas loisible de la
comme si de rien n’était, il se concentrait sur le toucher si l’on en reste à des domaines de
volatile, le piquait au bout de sa fourchette, le «stratégies» 5 assimilables. C’est plutôt avec un
soulevait légèrement en un semblant d’apesanteur et, «couteau» d’une autre nature qu’on pourra espérer
avec un couteau généralement effilé par ses soins, il avoir une action réelle dans un corpus langagier
ciselait avec une apparente facilité, et surtout une semblant pétri d’imaginaire et de symbolique.
surprenante précision, des morceaux de viande fort Ceci pour évoquer deux propositions qui aident à
complexes qui tombaient, délicatement détachés, saisir ce que pouvait signifier, au bout du compte, la
dans le plat prévu à cet effet. conséquence lointaine de la leçon «lacanienne» d’un
L’ayant un jour interrogé sur sa maestria, j’appris grand-père :
qu’elle résidait de fait dans un geste parfaitement - L’appareil psychique ne se représente pas. On ne
déterminé. Pas question en effet de malmener la peut donc y opérer à coups de représentations (voilà
tâche au petit bonheur la chance et de provoquer bien l’impuissance de la communication sur l’os de
déchirures ou arrachements médiocres. Plutôt fallait- la jouissance qui est à cerner) ;
il tenir fermement l’instrument qui suivrait de lui- - Tout ce qui ressort du savoir acquis ne sert à rien,
même «les articulations secrètes» du corps à dès lors qu’il s’agit de se dégager de ses connexions
découper. morbides. Voilà bien l’impuissance des discours
«Cela ne sert à rien de forcer du dehors sur les os. Il dont les agents conservent un caractère
vaut mieux réapprendre le squelette de l’animal au d’homogénéité sur l’os de la jouissance par lequel ils
fur et à mesure que tu l’explorés avec le couteau. Le doivent passer. C’est à partir d’un discours dont la
couteau, c’est tes yeux dans le noir de la viande.» nature de l’agent se détache de la pâte signifiante
Peut-être est-ce cette séquence préalable qui m’a que l’on doit plutôt œuvrer.
aidé à comprendre à la longue, l’un des aspects
fondamentaux de ce qu’enseignent une analyse et le Taillade
travail de toute une École après le dernier texte de
Freud 2 : lorsqu’on est à l’os même de ce qui y est à Les exemples ne manquent pas pour illustrer cela, et,
travailler pour y produire un effet réel – l’appareil d’un certain côté, celui que je vais prendre conserve
psychique ne se représente pas. du point de vue du signifiant un caractère de parenté
avec ce qui précède. Ne serait-ce que parce qu’il y
Scansion est encore question de poulets et de couteaux. Mais
il retient mon choix en ce qu’il n’aurait pas non plus
Comment alors opérer dans notre domaine avec cette souffert l’imprécision, et qu’il traduit la confiance
précision qui fait passer le tranchant de que l’on doit faire dans notre pratique en
l’interprétation exactement au point de jointure qui l’expérience des autres.
convient ? J’eus l’occasion de rencontrer cette année un
Et, pour reprendre le signifiant délégué par Lacan à délinquant caractériel connu de tous les travailleurs
cette opération, comment faire scansion 3 là oit le sociaux de la ville et des services de police de
sens se referme tout seul dans son opacité ? diverses régions. Après avoir eu une vie entière de
Comment introduire une ponctuation qui isole l’os mésaventures brutales, puis avoir zoné pendant dix
caché de la répétition ? Comment détacher les ans, puis avoir fait de la prison pour agression à
certitudes d’un sujet pour en faire tomber dans le l’arme blanche, il était sorti de la drogue, de la
plat commun le morceau auquel elles étaient clochardisation et de l’alcoolisme en décidant, après
apparemment soudées ? Comment, dans l’obscurité un grave accident de voiture qui devait lui faire
du réel, tenir fermement un sujet qui trouve à se perdre le goût, l’odorat et une partie de la parole,
guider sur le squelette de la grammaire interne du d’acquérir enfin une dignité en épousant une femme
grand Autre, et ce, à côté de toute représentation ? et en entrant dans le monde du travail.

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Las ! La compulsion de répétition ne devait pas pour scansion et les discussions qui tournent autour,
autant cesser son action déroutante. Il vint me voir favorisent pour moi une réflexion sur la pratique de
en effet complètement désemparé par une la séance orientée par le réel. Au point que nous
impuissance relative qui s’était insinuée en lui avons pu résumer dans une note d’information que
depuis son mariage, alors même qu’il avait toujours «c’est l’École qui pose la question du réel et soutient
mis, selon ses termes, «un point d’honneur à rendre l’acte de l’analyste quand l’Autre n’existe pas». 6
grâce à la féminité, – ce qu’il y a de plus J’étais donc dans cette disposition d’esprit, lorsque
merveilleux au monde –, en n’ayant jamais la je jugeai urgent de faire cesser le terrorisme opaque
moindre défaillance sexuelle…» Or là, bernique : le des séances dans lequel nous étions enfermés.
désir était rétif, et quel que soit l’étonnant langage Le tout était de trouver la jointure par où faire passer
châtié avec lequel il tentait de le domestiquer, rien une interprétation sans qu’il y ait un forçage de la
dans ce domaine n’était plus automatique. répétition aux conséquences dangereuses. Je me suis
Ce n’est cependant pas cela qui allait retenir notre donc mis en demeure d’étudier la façon dont il
attention dans un premier temps. Car au fur et à organisait son discours courant pour tenter de saisir
mesure qu’il revenait à ses séances avec l’endroit où le ponctuer. Je m’aperçus rapidement
l’application d’un écolier discipliné, ce qui que ce discours était toujours construit sur le même
transparaissait le plus était sa violence réelle. modèle :
Violence impossible à contrôler, constituant un -Une première proposition : «je n’arriverai jamais à
remords de fond sur l’échec de ses tentatives de rien», c’est-à-dire une plainte sur la répétition.
respectabilité, et constamment justifiée par autrui. -Une deuxième proposition : «j’ai encore dû
Quelque chose à quoi il tenait beaucoup lui cogner», c’est-à-dire une satisfaction narcissique
échappait là, et je n’avais droit qu’à plaintes et vécue comme irrémédiable, qui semblait fermée sur
récriminations contre un destin qui, de toujours, elle-même.
l’avait contraint à cette violence : de ses parents qui -Une troisième proposition : «mais je me suis encore
l’avaient décrété «irrécupérable», aux «poulets» de mis dans l’embarras», c’est-à-dire un doute sur la
l’ordre public qui le surveillaient comme valeur de l’objet, un regret (à entendre) que cela
«dangereux», jusqu’aux «enfoirés» de la santé qui semble prédéterminé.
l’estimaient «à risque», tout le monde, voire le -Une quatrième proposition, qui est celle qui va
moindre passant susceptible de le bousculer par retenir notre attention : «parce que l’autre m’a fait ci
mégarde, déclenchait en lui la fureur d’une brutalité ou ça», c’est-à-dire une logique tordue issue d’une
aveugle, parfois grave, mais systématiquement certitude imputée à la réalité. J’ai considéré ici que
déplorée. j’avais affaire au point obscur de son raisonnement.
Moi-même, j’avais à bien me tenir en ne commettant Sans donc que je lâche un mot de trop, (car inutile
pas l’impair d’une parole trop hâtive sur son cas. en fin de compte), mais par ailleurs sans que je
Bousculer gens et objets sur le passage de sa relâche l’attention que j’avais à porter au défi qu’il
déception était sa façon de prévenir de son degré me lançait de trouver l’acte qui soit digne de ce qui
d’exigence. Je n’oubliais d’ailleurs pas que c’est tout en était attendu, il me fallait passer avec cela à la
aussi discipliné qu’il l’était chez moi qu’il avait «tactique» 7 qui avait quelque chance de déconnecter
essayé un jour de se faire bien voir dans son propre ses moyens de pression sur autrui (et possiblement
repas de famille, et que cela s’était terminé en sur moi) comme amalgamé à une réalité justifiant
prison. Ce n’était certes pas une volaille qu’il avait fantasmatiquement sa violence. Je dois préciser à ce
ce jour-là essayé de découper, mais, selon son dire, propos que j’avais préalablement fait le travail de
«un blaireau qu’il lui avait fallu rectifier»… vérifier que ses défenses étaient sur un versant
Toujours avec un couteau. Toujours pour un mot de névrotique. Il se présentait, certes, comme un fou
trop. J’en étais donc réduit à un silence prudent et furieux, mais seulement lorsqu’il avait affaire à un
parfois inquiet. N’était toutefois pas oubliée la Autre péremptoire. Cela ne signifiait pas qu’il le fut
nécessité que je pose un acte pour débloquer la en présence d’un Autre inconsistant, en tout cas
situation. Mais lequel ? énigmatique.
Je décidai donc de suspendre l’interminable
Coupure recherche d’une quelconque compréhension de ses
raisons. Cela me mettait à l’abri de le juger par
La séance d’analyse n’est pas la rencontre de deux mégarde et péremptoirement. En revanche, je me
partenaires seulement, mais de beaucoup plus, au mis à chercher comment focaliser l’attention sur le
nombre desquels il y a l’École. Je l’ai dit, ce que point obscur de sa logique. Pour ce faire, il me fallait
j’apprends dans mon cartel cette année sur la

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désormais anticiper légèrement le parce que de sa produire à son patron, et qu’il révise à ses moments
quatrième proposition et interrompre perdus pour éviter de bafouiller quand il le
systématiquement les séances juste avant qu’il ne rencontrera. On y perçoit l’effort, touchant mais réel
l’énonce : «je me suis encore mis dans qu’il fait sur lui-même pour ne pas partir perdant, ce
l’embarras» = interruption de la séance sur la qui est sans doute son principal progrès du moment :
suspension de cette phrase. Exit alors l’autre son «Je désirai vous entretenir, afin de redéfinir la
semblable. Il restait seul avec son embarras. qualification professionnelle qui m’a été attribuée
Bien qu’il fût un peu ébahi par le fait que je le coupe lors de ma prise de fonctions au sein de l’entreprise.
souvent au milieu d’un propos et que les séances Vous avez pu voir, lors de la lecture de mon C. V.,
devenaient ainsi à durée variable, il sembla admettre que j’ai à mon actif un parcours professionnel
que j’avais une mystérieuse raison précise de diversifié qui m’a permis d’acquérir la faculté et de
l’empêcher de rapporter la faute à autrui. De fait, je m’adapter rapidement, et une certaine polyvalence
ne faisais qu’un exercice avec le schéma L 8, après dans mes compétences, qu’il me serait appréciable
avoir calculé cette coupure dans le sens de de savoir prises en considération. Je sollicite donc de
condenser la jouissance évoquée (celle, masochiste, votre attentive bienveillance un changement de poste
d’être dans l’embarras) sur le locuteur lui-même. et une rémunération en conséquence.»
Ceci afin qu’il devienne sensible à ce qui se disait, et
1. LACAN J., «La direction de la cure et les principes de son pouvoir», Écrits,
non plus seulement à ses bonnes raisons inaudibles 9. Paris, Seuil, 1966, p 598.
Il s’agissait pour moi de «plonger l’inconscient- 2. FREUD S., «troisième partie : Les progrès théoriques», Abrégé de
psychanalyse, Paris, PUF, 1967, pp. 71-86.
interprétation dans l’interprétation, insérer le réel de 3. LACAN J., «Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse»,
l’inconscient-répétition dans la cure», comme le Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 251.
4. LACAN J., «Fonction et champ de la parole…», op. cit.
développe J.-A. Miller dans son Cours «Les us du 5. LACAN J., «La direction de la cure…», p. 589, op. cit.
laps». 10 6. Electronical, courrier électronique des travaux des Cartels d’Adresse et de
Liaison de l’ECF, n°26, 19 avril 2000, «minutes du CAL de l’Association de la
J’eus alors à supporter ses revendications sur le prix Cause freudienne-Massif Central». (inédit).
des séances (souvent écourtées) et qui lui semblait 7. LACAN J., «La direction de la cure…», op. cit., pp. 588-591.
8. LACAN J., «Le Séminaire sur «La Lettre volée», Écrits, op. cit, p. 53
devenu prohibitif, mais ce recadrage de ma place (L’exercice consistait à ne plus privilégier systématiquement l’axe aa' de la
dans le dispositif étant effectué, il commença à relation spéculaire à l’autre, mais de répercuter sur le sujet S lui-même la cause
de ses paroles (cause contenue dans un Autre langagier possédant ses règles
chercher ce qu’il pouvait bien valoir… et à s’essayer propres), afin de l’y articuler, dans une perspective d’«assujetissement».
à la diplomatie, notamment dans son milieu de 9 LACAN J., «L’Étourdit», Scilicet, n°4, Paris, Seuil, 1973, p. 5.
10. MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, «Les us du laps» (1999-2000),
travail, mais toutefois pas avec sa femme dont il se leçon du 26 avril 2000.
mit à remettre en cause les dépenses superflues !
Nous en sommes là. Je continuerais à gérer les
séances selon la même tactique, si ce n’était lui
maintenant qui s’interrompait sur la méchanceté
d’autrui. Il est plus intéressé, me semble-t-il, par la
logique de ma conduite qu’il ne comprend pas. Du
coup il se focalise sur elle, sans se rendre compte
qu’il s’articule ainsi à ce qui lui échappe (et à quoi je
suis donc associé). J’ajoute que je m’ennuie moins
en séance avec lui : il est plus vivant dans le doute,
intrigué et suspendu dans son geste, que persécuté
par un destin de cogneur sur tout ce qui bouge trop.
Je pense qu’il y a là du sujet qui désormais se prête à
l’analyse.

Entaille

Il y a donc une entaille dans sa cuirasse défensive.


Elle commence à apparaître dans une sorte de
mansuétude qui monte à l’horizon de ses
semblables. Mais sans doute suffira pour l’heure son
dernier écrit, comme conclusion transitoire. Bien
que ce ne soit pas très orthodoxe, je me suis permis
de lui emprunter le morceau de carton sur lequel il
vient de préparer l’entrée en matière qu’il compte

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L’expérience psychanalytique avec les enfants


«Qu’il y ait de la psychanalyse avec les enfants est L’importance actuellement donnée aux normes
un fait que l’enseignement de Lacan ne met jamais renforce chez l’enfant la difficulté à supporter
en doute», déclarait un Collectif réuni à l’occasion l’expression de ses pulsions et l’avènement de
de la IIIe Rencontre du Champ freudien à Buenos- symptômes pourtant inhérents à son développement.
Aires, en 1984. L’apparition d’un symptôme est d’ordre structurel,
Seize ans plus tard, après la création de l’AMP du et pas seulement d’ordre conjoncturel comme on
CIEN, et surtout de l’École Une, comment pouvons- pourrait le croire, car le langage est traumatique en
nous témoigner de notre accord avec cette tant que tel, et la jouissance éprouvée par l’enfant
déclaration ? déborde ce qui peut être assumé par la parole. Il en
En quelques décennies, nous sommes passés de l’ère résulte que la jouissance chiffrée par l’inconscient se
de la suprématie de l’Autre, lieu du langage et de la fait valoir par le symptôme.
communication, source de tous les maux et C’est une question éthique de saisir pour un sujet la
agissements du sujet, à celle de son inexistence, fonction prise par le symptôme, et de préciser quel
quand la parole est jouissance, les dits babils ou traitement convient, non pas pour retrouver le
blabla, et le sens «peinturlure de l’objet a», comme chemin de la norme, mais pour saisir dans les
le disait Lacan au terme de son enseignement. symptômes les matériaux pouvant concourir à
Lequel nous amène, ainsi que Jacques-Alain Miller l’avancée du sujet au niveau symbolique.
l’a développé, à saisir autrement la question de la La psychanalyse ne vient pas au secours de la
jouissance. norme, et même elle la dénonce s’il s’agit d’une
Impossible que le champ de la psychanalyse avec les exigence surmoïque sans justification, ou si elle
enfants en soit quitte et demeure intouché par cette n’est que volonté d’uniformisation, ou encore idéal
révolution : c’est ce dont la rédaction de La Cause qui contreviendrait au désir en formation chez
freudienne a invité quelques psychanalystes à rendre l’enfant. Dans chaque cas, n’y a-t-il pas à découvrir
compte. comment un sujet peut s’inscrire toujours plus dans
l’universel, en tenant compte de sa singularité ?

L’éthique contre la norme, une victoire de la Au commencement, la jouissance


psychanalyse d’enfants Avec le nouveau-né, on part de la jouissance d’un
Hélène Deltombe organisme excité par des besoins à assouvir ; c’est
une jouissance qui cherche à s’unifier malgré la
Notre époque est à la norme, on veut faire de diversité des pulsions en jeu et des objets visés, et
l’enfant un produit scientifique : le poids, la taille, le pour laquelle l’enfant ne trouve d’abord de solution
périmètre crânien, les étapes du développement qu’au niveau imaginaire par «l’assomption
physique et mental, tout est soigneusement établi et jubilatoire de son image spéculaire» 2.
vérifié. Cela comporte l’avantage d’une meilleure À l’origine, il y a la jouissance du suçotement et des
attention portée aux exigences de chaque âge, mais bruits de bouche à partir desquels se forme le babil
cela présente le risque de donner trop d’importance où «on n’est pas dans le vouloir dire, mais dans le
aux soins prodigués par rapport à ce qui est vouloir jouir» 3. Ce monologue sans principe d’arrêt
l’essentiel, l’inscription dans le symbolique. Qu’est- constitue la première forme de parole de l’enfant ;
ce à dire ? Les êtres humains sont liés entre eux par c’est sa façon initiale de s’exprimer en modulant une
des contrats, des lois, des engagements, la réalité est infinité de sons, bien plus qu’il n’en sera nécessaire
tissée de signifiants, et on observe que l’enfant y est pour parler une langue. C’est un soliloque qui se
très précocement ouvert. C’est ce que Lacan n’a déploie dans une intense jubilation, Lacan a inventé
cessé de souligner, et il a toujours cherché à préciser un mot pour en rendre compte : «le langage
les conditions nécessaires pour entrer dans l’ordre intervient toujours sous la forme de ce que j’appelle
symbolique, en montrant justement que ce n’est pas d’un mot que j’ai voulu faire aussi proche que
une affaire de normes : le symbolique ne se transmet possible du mot lallation – lalangue» 4. Ainsi le
que par la voie subjective, il faut que l’enfant soit langage plonge ses racines dans le réel de lalangue.
«en relation avec un désir qui ne soit pas Mais comment cette opération va-t-elle se faire ?
anonyme».1 Qu’est-ce qui favorise chez l’enfant l’arrachement à

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la jouissance du non-sens caractéristique de jour, il s’arrête en pleine action et me lance à brûle


lalangue ? Comme J.-A. Miller l’a développé dans pourpoint : «mon père peut pas !» Il avance sa main
son Cours, «on part de la jouissance de l’Un et on se vers son front, mais arrête son geste avant d’y
demande comment l’Autre va prendre son statut et parvenir. Or son père, jeune homme, a eu un grave
comment le sujet va s’introduire comme sujet accident de moto dont il a gardé un bras paralysé. Je
sexué» 5. rappelle à l’enfant ce qui est arrivé et que cela ne l’a
C’est précisément la question qui s’est posée avec pas empêché de devenir son père. Lui, Presley, n’a
Presley : à quatre ans, il ne fait encore aucun usage pas eu d’accident et peut se servir de son bras. C’est
de la parole. Il est gai, calme, semble comprendre ce à partir de ce moment-là qu’il s’est mis à parler,
qu’on lui dit, s’adresse à moi par le sourire et le soudainement dégagé d’une identification mortifère.
regard, en jargonnant avec un contentement visible, L’analyse a consisté à rester avec lui, le temps
sans rien signifier. À l’entrée de l’expérience nécessaire, dans la jouissance de lalangue ; la
analytique, il produit des sons à l’aide d’un crayon rencontre s’est faite d’abord dans ce registre, et
qu’il tape sur les bords de la lampe posée entre nous l’enfant a pris appui sur le transfert ainsi institué
sur la table. Il est dans le ravissement des différents pour risquer son entrée dans l’ordre symbolique. Il a
sons qu’il produit, et il vérifie qu’il en est de même posé des questions brûlantes sur son identité en se
pour moi. Dans un deuxième temps, il émet lui- servant d’abord de lalangue pour me les adresser, en
même des sons variés, en éprouve un vif plaisir, puis mimant le poisson, ou la moto. Cela constituait un
il a l’idée de se cacher sous la table d’où il se signale premier traitement du réel des significations
par la voix. Tour à tour, il se montre et disparaît et, ravageantes dans lesquelles il était englué. Puis, à la
quand je déplore qu’il soit perdu, il jubile de pouvoir jouissance de lalangue est progressivement venue se
signaler sa présence par les sons variés qui émanent substituer la jouissance du signifiant, dans lequel il
de lui. Quand il est hors de vue, il est possible de lui va chercher son unité par la parole.
demander, suivant les cris qu’il pousse, s’il est un
lion, un loup, un lapin, etc., jusqu’au jour où il sort Faire face au réel
de sa cachette en faisant le bruit du poisson, qu’il
mime par des mouvements de bouche Non seulement l’enfant est dans une position de
caractéristiques. Je me souviens alors d’un propos vulnérabilité par rapport au réel à cause de sa
tenu par sa mère lorsqu’elle était venue me prématurité qui le met dans la dépendance de son
demander de recevoir son fils : lors de la conception entourage, mais il est débordé par sa sexualité qui lui
de leur enfant, elle et son mari s’étaient demandés en fait connaître une jouissance à la fois étrangère et
riant comment ils l’appelleraient. Visant leur poisson angoissante, sans qu’il ait suffisamment à
dans le bocal, ils lancèrent : «On a déjà Elvis, on disposition le langage, ainsi que le stigmatise Lacan
aura Presley si c’est un garçon !». Je l’interroge dans sa Conférence à Genève sur le symptôme.
alors : «Serais-tu un petit poisson ? Songeur, il ne L’enfant est démuni ; pourtant il est soumis «aux
répond pas et continue à faire le poisson. J’ajoute ravages exercés par le signifiant» 7.
alors : «Tu n’es pas mon petit poisson, tu es un petit La question se pose pour tout sujet de savoir si le
garçon et tu vas bientôt parler !» Dans la période qui signifiant va le diviser ou unifier sa jouissance. Un
suit ce moment crucial, il devient grimpeur, mouvement dialectique entre langage et lalangue est
cascadeur, transformant pendant les séances les essentiel, afin que le langage reste nourri de
meubles en obstacles à franchir, en promontoires lalangue. Si le signifiant ne prend qu’un seul sens
d’où s’élancer, et il insiste sur sa force après chaque pour le sujet, il n’y a plus pour lui ces jeux de
prouesse en me montrant avec fierté les muscles de langage, ces équivoques permettant d’accéder au
ses bras. Continuant parfois à se cacher, il vérifie chiffrage de la jouissance par l’inconscient et de
que je ne veux pas le perdre, se signale par divers décrypter un symptôme.
sons, jusqu’au moment où cette mise en scène du C’est ce qui est arrivé à Victor, amené par sa mère à
«couple d’opposition présence-absence» s’avère trois ans à cause de colères terribles qu’elle
bien être «la condition fondamentale d’un ordre rapportait à deux traumatismes : un accident de
symbolique» 6, comme l’a maintes fois souligné voiture avec elle, une noyade en présence de son
Lacan. Presley se met à en témoigner par des dessins père, impuissant à le sortir de l’eau. Il s’agit d’un
et l’émergence de sa parole. Il trace de façon enfant qui a déjà un excellent usage de la parole,
répétitive une épée en faisant entendre le bruit mais l’entrée dans l’analyse permet d’observer que
qu’elle fait quand elle fend l’air, il dessine aussi des c’est un bavardage sans prise sur le réel. Le travail
motos et imite les vrombissements du moteur. Un de l’analyse consiste à chercher comment le
signifiant pourrait devenir pour cet enfant «appareil

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de jouissance» 8, c’est-à-dire un langage qui tienne la gêne qu’il cause. C’est ainsi que Gaël m’est
compte du réel. C’est le récit de ses rêves qui a amené à trois ans par ses parents à bout de fatigue
permis à l’enfant de retrouver l’usage de lalangue en car jamais il ne cède, il refuse d’obtempérer, allant
mimant les animaux qu’il poursuivait dans ses jusqu’à la crise de nerfs. Seul avec moi, il
cauchemars et par lesquels il risquait d’être dévoré. m’explique avec force détails que ses parents s’y
Répétant ces cris terrifiants ensemble, il perçoit la prennent vraiment mal avec lui, qu’ils se trompent,
face comique de certains éléments sonores, il en rit, qu’ils devraient faire autrement, et que lui sait ce
se détend, et se met à utiliser le langage pour qu’il lui faut ! Comment mieux exprimer que le
exprimer ses affects, pour raconter ses peurs, pour symptôme de l’enfant vient «représenter la vérité du
exprimer ses inquiétudes. Il peut alors demander de couple familial», selon la formule de Lacan dans ses
différentes manières – l’Autre, que me veut-il ? Ce «Deux notes sur l’enfant» ? Ne sait-on pas, après
Che vuoi ? qui advient dans chaque analyse prend entretien avec ses parents, l’idéal de patience et de
dans son cas un tour menaçant dans l’après-coup des maîtrise auquel ils sont pardessus tout attachés ?
traumatismes. Mais il élabore sa position en utilisant C’est là que leur enfant vient précisément les
un langage qui n’est plus désincarné. Le signifiant provoquer, c’est la faille dans laquelle il s’engouffre
quitte ce statut de défense contre le réel qu’il avait avec insistance. Je lui dis alors que ce qu’il me
pris pour l’enfant. C’était un mode d’usage de la raconte est très amusant, mais qu’il pourrait plutôt
parole d’ailleurs bien impuissant à contenir la m’expliquer son problème. Il me livre ses frayeurs ;
jouissance, comme en témoignaient ses colères, qui sa virilité est souvent menacée dans la cour de
ont progressivement disparu. Cela permet de définir récréation par les coups qui lui sont portés ; il est
avec Lacan «le symptôme par la façon dont chacun embarrassé d’être garçon tout en le revendiquant. En
jouit de l’inconscient, en tant que l’inconscient le fait, il ne sait pas bien ce qui différencie un garçon
détermine» 9. d’une fille ou, du moins, il l’a découvert
À cet égard, le cas de Hans analysé par Freud est fortuitement, sans arriver à distinguer les
paradigmatique : c’est un enfant heureux conséquences qui en résultent de chaque côté. La
soudainement arraché à un monde qui lui semblait bagarre est-elle l’apanage des garçons ? S’il devient
harmonieux. L’équilibre est rompu par l’épouvante gentil, comme on le lui demande, ne sera-t-il pas du
qui le prend face au désir maternel par lequel il côté des filles ? On voit que de s’être dégagé, au
craint d’être englouti et auquel il se sent incapable début de l’expérience analytique, de sa place de
de répondre, en même temps qu’il est affolé par ses représentant de la vérité du couple familial, permet à
premières érections – jouissance étrangère et Gaël dans un deuxième temps de mettre en jeu sa
inquiétante. Par le truchement de lalangue, il obtient question, à cette frontière cruciale où il se trouve
une réponse à l’angoisse qui l’étreint et c’est entre être et avoir le phallus.
l’origine de la constitution de son symptôme. Il Tout autre est le cas où «c’est directement comme
entendait ses camarades de jeux parler de «voitures à corrélatif d’un fantasme que l’enfant est intéressé»11,
cheval» – Wägen dem Pferd. Par équivoque, il a où l’enfant se laisse être l’objet du fantasme de
saisi dans cette expression la réponse à son angoisse l’Autre qu’il vient satisfaire dans le réel. Même
de castration, car il entendait autre chose que ce qui lorsqu’il y a appel à l’analyste à cause des troubles
était dit. Il croyait qu’on disait «à cause du cheval» – qui en résultent, on réalise toujours au cours du
wegen dem Pferd. L’assonance entre Wägen et traitement à quel point la mère – quand c’est d’elle
wegen lui fournit soudain une clef : tout ce qui lui qu’il s’agit – a établi avec son enfant un lien serré et
arrive, c’est à cause du cheval ! Ainsi, «c’est dans la immuable selon le signifiant de sa jouissance auquel
façon dont lalangue a été parlée et entendue (…) elle l’a fixé dans une relation duelle qui ne souffre
c’est dans ce motérialisme de l’inconscient que pas de tiers, ce qui rend difficile l’intervention de
réside la prise de l’inconscient». 10 Lalangue a l’analyste. Ainsi en est-il avec Simon qui met
permis à Hans de traiter le réel par un symptôme – constamment sa vie en danger, ce qui justifie sa
en l’occurrence une phobie – la peur d’être mordu mère de ne pas le quitter des yeux et de le houspiller
dans la rue par un cheval. sans cesse. L’enfant est extrêmement turbulent où
qu’il se trouve, il est sur le point d’être renvoyé de
Mais où est le symptôme avec l’enfant ? l’école. Dans la rencontre avec l’analyste, vers sept
ans, il se calme car il trouve un espace où poser ses
L’enfant est dans la dépendance vitale de ses questions, c’est un havre de paix où il ne va pas
parents, et ne peut s’adresser de lui-même à recevoir les leçons de morale que ses parents
l’analyste. La demande vient des parents qui mettent espèrent que je vais lui donner, mais où il va plutôt
en avant un symptôme de leur enfant, en fonction de

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trouver l’occasion de construire un nouage entre 5. J. A. MILLER, Cours L’orientation lacanienne, «La fuite du sens», op. cit.,
séance du 21 février 1996.
réel, imaginaire et symbolique – faute de bénéficier 6. LACAN J., Le Séminaire, Livre. W La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p.
de celui qu’offre habituellement le Nom-du-Père. Il 68.
7. LACAN J., «Discours de clôture aux Journées sur les psychoses», Enfance
prélève sur son père un signifiant privilégié, l’avion, Aliénée, Paris, Denoël, 1984.
pour se faire à lui-même un père, en fabriquant 8. LACAN J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris,
Seuil, 1991, p. 54.
pendant les séances des avions en papier de plus en 9. LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, «RSI», séance du 11 février 1975,
plus complexes et performants. Il me confie publié dans Ornicar ? n°4, Paris, Navarin.
10. LACAN J., «Conférence à Genève sur le symptôme», op. cit., p. 12.
furtivement un jour, une fois solidement installé 11. LACAN J., «Deux Notes sur l’enfant», op. cit.
dans la relation analytique, qu’il est un robot, avec
une machine dans la tête qui donne des ordres. Un possible analysant
L’opération du cœur qu’il va subir est pour lui la Monique Délius
confirmation qu’il est une machinerie qu’on répare :
Simon est psychotique. Il est soulagé d’être entendu
et de pouvoir chercher sa place en fonction de ce Ce qui amène à faire appel à un analyste, c’est une
qu’il livre. Il en résulte un apaisement dans sa vie demande : être débarrassé d’un symptôme 1. Un
familiale et scolaire. Par contre, dans le transfert, la symptôme, selon l’éclairage qu’en a donné Jacques-
pulsion de mort devient très active, il cherche Alain Miller, pré-interprété par le sujet. C’est-à-dire
nettement à m’atteindre avec ses avions. Je lui qui «se marque sur le plan clinique au style de non-
indique que c’est" pour de semblant "et cela le sens que prennent pour [lui] telles de ses pensées,
soulage de concevoir son envie de destruction tels de ses comportements, voire son existence
comme un peu moins réelle, car il en a lui-même entière», alors qu’il pouvait jusque-là être
terriblement peur. «méconnu, s’identi [fiant] à la réalité quotidienne».
La relation à ses parents devient moins tendue, Ce non-sens vaut «comme rencontre du réel, a pour
moyennant la nécessité de les rencontrer de temps en conséquence l’appel fait au savoir supposé» 2 et la
temps, pour leur expliquer que leur enfant a une demande adressée au psychanalyste.
sensibilité particulière qui demande qu’on ne
Qu’en est-il pour un enfant ?
s’adresse pas à lui comme à un autre, qu’on trouve
un autre biais que celui de l’autorité pour lui Rappelons d’abord ce que Lacan explicite dans la
permettre d’être en lien avec les autres. Autant, «Conférence à Genève sur le symptôme». Il y a au
lorsqu’il s’agit de troubles névrotiques, des parents principe de la cristallisation des symptômes à
peuvent faire interférence d’une façon inopportune l’époque de l’enfance la rencontre avec un «premier
dans l’analyse de leur enfant, autant il est important jouir» qui fait effraction dans le corps en tant qu’elle
de leur apporter quelques conseils quand la structure lui est étrangère. Jouir, non point comme le
de l’enfant demande de ne pas le confronter à la loi concevait Freud, autoérotique, mais «tout ce qu’il y
trop directement, comme c’est le cas avec Simon a de plus hétéro. Ils se disent – Mais qu’est ce que
que la répression déchaîne. c’est que ça ?» 3
Comme on le remarque dans les cas évoqués, le Et là où pour le parlêtre, un savoir manque sur la
désir peut être en impasse très tôt chez un enfant ; jouissance dans le réel, on invente ce qu’on peut,
c’est l’acte analytique qui remet son désir en avec ce qu’on a sous la main : sa maman et pas celle
circulation, et lui permet de commencer à découvrir du voisin, de même pour le père. C’est ce que Lacan
la fonction du sujet supposé savoir qui, au cours de indique dans ses «Deux notes sur l’enfant» remises à
l’expérience analytique, est tenue selon les moments Jenny Aubry, mais aussi bien à Genève, qu’à
par l’enfant ou par l’analyste. Il est essentiel que Columbia University, que dans son Séminaire du 10
l’analyse avec un enfant s’arrête sur une ouverture, juin 1980 : «Votre corps est le fruit d’une lignée
c’est-à-dire que le sujet parte avec la conviction dont une bonne part de vos malheurs tient à ce que
qu’il s’adresserait à l’analyste s’il était de nouveau déjà elle nageait dans le malentendu tant qu’elle
entravé dans son désir lors de son entrée dans la vie pouvait.» 4
adulte, à cause de la nécessité d’y soutenir sa place On invente par exemple une phobie, tel le petit
et du fait de la rencontre avec l’Autre sexe. Hans, pour suppléer à ce qu’il n’a pas trouvé dans
1. LACAN J., «Deux notes sur l’enfant», Ornicar ? n°37, Paris, Navarin. son appel au père. Mais si pour l’enfant le non-sens
2. LACAN J., «Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je», porte sur le réel de la jouissance rencontrée, la
Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 94.
3. MILLER J.-A., Cours L’orientation lacanienne, «La fuite du sens», 1995- phobie (par exemple) en tant que telle fait-elle
96, inédit, séance du 31 janvier 1996. énigme pour lui ? Ne s’inclut-elle pas plutôt dans la
4. LACAN J., «Conférence à Genève sur le symptôme», 1975, Le Bloc-Notes
de la psychanalyse n°5, p. 11.

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réalité quotidienne, faisant en retour question pour Prenons à partir de ces observations un exemple
les parents ou dans le champ social ? clinique.
Deux remarques en découlent. D’une part, si c’est le
plus souvent par l’intermédiaire de ses parents qu’un Comme un poisson dans l’eau
enfant est adressé à un psychanalyste plutôt qu’il ne
s’y adresse de lui-même, cela ne peut être saisi dans Madame M. me téléphone pour me demander de
le seul registre de la dépendance du fait de l’âge ou recevoir son fils, Benoît. Il souffre d’une énurésie
de la non-information. D’autre part, le symptôme nocturne qui a résisté aux thérapies diverses et
comme réponse de l’enfant implique que c’est bien variées entreprises depuis sa petite enfance. Il a
de la traduction en paroles par l’enfant de sa valeur maintenant onze ans. Elle l’a
de vérité qu’il s’agit – pour reprendre là une «montré», me dit-elle, dernièrement à un
formulation de Lacan lorsqu’il avance dans «Le pédopsychiatre qui n’a rien pu faire, et bien qu’à la
savoir du psychanalyste» 5 que le symptôme est psychanalyse elle dise ne rien comprendre et savoir
valeur de vérité – et non de la traduction qu’en qu’elle ne sera pas cette fois «remboursée par la
donne la mère ou le père. Sécurité Sociale», elle me prie de lui donner un
rendez-vous. Benoît se déplace seul, il est d’accord,
Quelle conception de l’analyse avec un enfant ? selon elle, pour venir, mais si je tiens à ce qu’elle
l’accompagne… Je ne fais pas dépendre de sa venue
La place des parents lorsqu’on reçoit un enfant, si l’entretien avec son fils et je soutiens que l’idée qu’il
elle se traite au cas par cas, n’en interroge pas moins vienne seul est excellente ; elle me demande alors un
la conception de l’analyste quant à l’enjeu qu’il y a à rendez-vous pour elle. L’essentiel de ce qu’elle tient
recevoir un enfant. Eric Laurent le donnait en ces à me dire, c’est que si Benoît «fait au lit», la
termes : s’en tenir à ce que l’enfant ait une version responsabilité en revient à son père. D’ailleurs elle-
du phallus. Ou encore qu’il ait une version de l’objet même, depuis son divorce d’avec «le père de [son]
a, et dans ce cas ce qui sépare l’enfant de la grande enfant», est déprimée.
personne, «ce n’est sûrement pas l’âge, ce n’est Je n’ai jamais revu cette darne et j’ai appris par
sûrement pas le développement ni la puberté, mais la Benoît qu’elle avait depuis lors entrepris une
responsabilité de la jouissance» 6. thérapie de type relaxation dont elle dit le plus grand
Si cet enjeu touche à la fin de l’analyse avec un bien. Jusque-là, elle parlait aux thérapeutes de son
enfant, il implique au départ une entrée en analyse fils : ils étaient reçus ensemble parce que Benoît ne
qui ne se confonde pas avec le fait qu’un enfant savait «pas quoi dire».
vienne parler à un qui se dit psychanalyste. Il faut au Lors de sa première séance, il n’a, en effet, rien eu
moins que le symptôme comme réponse devienne d’autre à dire que : «Si je fais pipi au lit c’est à cause
question pour l’enfant lui-même, en tant que son de mon père.» Je marque un étonnement sceptique et
symptôme voudrait dire quelque chose ; et que ce arrête là. L’énurésie est un fait qui a trouvé sa cause
quelque chose qui se présente comme non-sens ait dans le dire de sa mère et il n’en est pas plus dérangé
pour conséquence l’appel à ce que le sens en soit que cela. Certes, il aurait honte s’il était amené à
trouvé. Mais il faut encore que, d’une certaine façon, partir en colonie de vacances ou aux séjours
sa responsabilité soit dès lors engagée dans ce qui lui proposés par l’école, mais il n’y est jamais allé, et
arrive. tant que ça se passe entre lui et sa mère, «tout va
La psychanalyse, Lacan précisait qu’il n’y bien».
encourageait personne, «personne dont le désir ne Après un certain temps pris à me relater les faits de
soit pas décidé» 7. Or, rappelons que dans ses sa biographie, le divorce de ses parents lorsqu’il
«Conférences et entretiens avec des étudiants avait cinq ans, le remariage de sa mère et la
d’universités nord-américaines», s’il avançait qu’au naissance d’une sœur, ses succès scolaires, il ne sait,
«postulant» à l’entrée en analyse il s’agissait de faire dit-il, plus quoi dire. À chacun de nos rendez-vous,
passer «un seuil» 8-il s’agissait de le «faire entrer par il tient la chronique de ses petites affaires
la porte, que l’analyse soit un seuil» 8 et nous quotidiennes, l’école, les sorties avec sa mère, les
pouvons situer dans ce «faire» l’acte de l’analyste projets de vacances en famille et ponctue
qui autorise l’expérience – c’était pour aussitôt régulièrement ses propos d’un «tout va bien». J’en
souligner que quand bien même le symptôme serait viens à le féliciter de ce bonheur et le prie de me dire
des plus encombrants, il n’était pas sûr que comment il s’y prend, parce que je n’ai encore
l’analysant fasse «effort de régularité pour en jamais entendu chose pareille. Surpris de cette
sortir». intervention (il me le dira plus tard), il oublie de

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payer sa séance, s’en rend compte sur le chemin de avant le rituel accompli : que sa mère vienne voir.
retour, et fait demi-tour pour me régler. De ce rituel, il parle alors qu’il ne fait «presque plus
Au cours de la séance suivante, il me fait part d’un pipi au lit», et que sa mère n’entre plus
rêve auquel il ne comprend rien : il a rêvé d’un régulièrement dans sa chambre le matin.
monstre qu’il jugeait dans le rêve «pas assez Or Benoît continue d’attendre. Il s’en rend compte :
monstrueux». Cela n’avait pas de sens. A mon invite au déclin du «venir voir», le regard est mis en jeu. Il
à dire ce que ce terme de monstre évoquait pour lui, en est troublé et interroge ce qu’il appelle son
répond, selon son expression, «un souvenir «habitude» : attendre d’être, dit-il, «découvert» par
d’enfance qui est comme un cauchemar». Il a peut- sa mère, guetter ses pas et faire semblant de dormir à
être quatre ans. Son père pratique la boxe. Benoît son approche. C’est plus fort que lui, il ne peut pas
enfile un gant de boxe, son père l’autre. Père et fils s’en empêcher, pas plus que de penser, à ce moment-
sont face à face, pour jouer, dit Benoît. Un coup part là, que son père pourrait surgir – ce qui, précise-t-il,
et le petit garçon se retrouve cul par terre, n’a pas de sens, puisque son père n’habite plus là
complètement «sonné». Il a l’idée, alors, que ça depuis longtemps.
n’était pas «pour du jeu», et pense que son père est Pour la première fois, Benoît demande de l’aide.
un monstre. Mais, se demande Benoît, pourquoi Mais encore faudra-t-il ne pas aller dans le sens de
«pas assez monstrueux» ? l’interprétation au Nom-du-Père, voie naturelle,
A partir de ce moment, l’énurésie entre dans une oserais-je dire, de l’enfant névrosé. Benoît déplie en
alternance : un jour oui, l’autre pas. Puis ne persiste effet un certain nombre de montages imaginaires,
plus que la veille de ses séances. Et si de ce qu’il relate au passé : «Quand j’étais petit…»
symptôme Benoît ne s’était jamais plaint, pas plus Toujours il se faufilait dans le lit de ses parents, sa
que d’autre chose, il n’en va dès lors plus de même mère surprise le «découvrait» au matin, tandis que le
avec ses séances : le trajet est long, fatigant, père ne pouvait être que furieux.
aventureux. Il proteste et me précise à quel point À en conforter le sens, fût-il œdipien, son attente en
venir chez l’analyste, c’est prendre des risques. Dans aurait été largement récompensée, quitte à ce qu’il
la rencontre avec des voyous, il peut se faire retourne dans l’aquarium voir s’il y était. Au lieu de
dépouiller. Alors, que lui veut donc cet Autre ? cela, une indifférence mesurée a maintenu ouverte la
Veut-il le perdre à l’impliquer sur ce trajet question de ce que l’analyste attendait, à ne rien
incertain ? Et s’il ne «mouille» son lit que lorsqu’il a dire : «Vous trouvez ça normal de penser à des
rendez-vous avec l’analyste, peut-être à s’en choses pareilles ?», s’est enquis Benoît. J’ai arrêté la
débarrasser «tout irait bien». séance et, sur le pas de la porte, lui ai dit : «On
À la suite d’une interruption de séance sur le appelle ça un secret de polichinelle». Durant
«mouillé», Benoît rêve qu’il est avec sa mère dans plusieurs semaines, il est revenu là-dessus. Il ne
un aquarium. Il patauge dans un aquarium. Il serait comprenait pas ce que j’avais voulu lui dire.
question de changer l’eau des poissons et, pour ce Enfin, à l’occasion d’une dispute avec sa mère qui
faire, de les saisir pour les mettre dans un autre comptait lui confier sa sœur pour la journée, il refuse
récipient. Mais il n’y parvient pas. Il ne se souvient et décrète qu’on abuse de sa gentillesse : pour qui sa
pas de la suite du rêve, mais c’était comme si mère le prenait-elle ? «Je ne suis pas son mari», dit-
quelque chose l’avait oppressé ; il s’est réveillé en il. Et il ajoute : «Je me demande pourquoi je ne
sueur. Pour m’expliquer qu’il ne pouvait pas les pouvais pas dire non à ma mère». De cette question
attraper, il lui vient qu’ils «frétillaient». Benoît Benoît a tiré quelques conséquences : ne plus
rougit, voudrait arrêter la séance. Enfin, il dit que compter sur la monstruosité d’un père pour le sortir
lorsqu’il était «petit», il rejoignait le lit de sa mère du lit de sa mère. Quand, au petit-déjeuner, elle lui
lorsqu’il avait mouillé le sien, et qu’en chahutant parle sans retenue de ses maux intimes, il quitte la
avec elle, un matin, il avait eu une érection. «Voilà pièce. Quand elle lui raconte ses rêves, il lui fait
un petit poisson frétillant», avait été le commentaire remarquer que ce sont là aussi choses intimes dont
de sa mère. Par la suite, elle lui avait conté elle ferait mieux d’aller parler à un analyste. «Il y a
l’événement. C’était, pensait-il, comme un secret des choses qui ne me regardent pas», dit-il en
entre eux. séance, mais il ajoute que, s’il ne veut pas
l’entendre, c’est qu’il est gêné par ce qu’elle lui
La monstruosité d’un père raconte.
Benoît a fait valoir auprès de sa mère qu’il souhaitait
Benoît avait «grandi» ; il ne fréquentait plus le lit de poursuivre pour faire une analyse. Il a des
sa maman, mais chaque matin cette dernière venait
«voir» s’il avait mouillé son lit. Il ne se levait jamais

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questions : sa peur des filles et le fait, dit-il, que pour devant la béance de l’inconscient. Un siècle après
son père il ne sera jamais «assez un homme». Freud, ils sont ainsi confrontés aux mêmes
Si la rencontre avec un analyste a permis à Benoît de questions : y a-t-il une spécificité de la psychanalyse
postuler ainsi, pour reprendre le mot de Lacan, c’est d’enfant ? Celui-ci peut-il être considéré analysant à
loin d’être toujours le cas. Et, partant de ces part entière ? Quel statut donner au symptôme ?
quelques réflexions, ne conviendrait-il pas de Comment conduire une cure d’enfant ? Jusqu’où la
différencier dans la pratique avec les enfants, l’usage mener ?
qu’un enfant fait de la rencontre avec «l’objet- Rappelons que selon Freud, «la névrose des enfants
psychanalyste» 9 pour «faire sa névrose» 10 quand la n’est pas l’exception mais la règle. Dans la plupart
tranquillité manque au rendez-vous, de «l’enfant des cas, cette crise névrotique des années d’enfance
analysant à part entière» 11 qui consent, lui, à est spontanément surmontée.» 3
interroger la part qu’il prend dans ce qui lui Cependant, lorsque le réel est envahissant, la
advient ? Mais ce ne peut être que dans un après- construction de la névrose pose problème. Le
coup, parce que non seulement le pas de «l’usage» à représentant de la représentation ne pouvant
la demande d’analyse peut prendre un certain temps, advenir, les symptômes de l’enfant, réponses au
mais encore parce que, pour l’analyste, accepter de défaut de refoulement, se déploieront selon la
recevoir un enfant, c’est recevoir un possible structure et des modalités propres à chacun.
analysant.
Un symptôme bruyant
1. LACAN J., «Conférences et entretiens dans les universités nord-
américaines», Yale University, 24 novembre 1975, Scilicet n°6/7, Paris, Seuil,
1976, p. 32. 9 Dans ses précieuses notes sur l’enfant, Lacan nous
2. MILLER J.-A., «C. S. T. Ornicar ? n°29, Paris, Navarin, 1984, p. 145. Io indique que le symptôme peut «représenter la vérité
3. LACAN J., «Conférence à Genève sur le symptôme», Le Bloc Notes de la
psychanalyse, p. 13. du couple familial» 4. Parfois même, il n’occupe que
4. LACAN J., Le Séminaire, Le malentendu, Ornicar ? n°22-23, Paris, cette fonction.
1981, p. 12.
5. LACAN J., «Le savoir du psychanalyste», entretien du 2 décembre 1971, Depuis bientôt un an, suite à une crise convulsive
inédit. sans gravité, Rémi ne dort plus. C’est un petit garçon
6. LAURENT E., «Les grandes personnes», Préliminaire n°4, 1992, p. 71.
7. LACAN J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 67. de deux ans, vif et enjoué… Ses parents sont
8. LACAN J., «Conférences et entretiens dans les universités nord- épuisés. Douceur, autorité, tranquillisants, rien n’y a
américaines», op. cit., p. 32.
9. MILLER J.-A., «Les contre-indications au traitement psychanalytique», fait. Toutes les nuits, Rémi crie, chante ou joue.
Mental n°5, 1998, p. 14 Dans l’anamnèse, rien ne laisse suggérer une
10. SILVESTRE M., «La névrose infantile selon Freud», Demain la
psychanalyse, Paris, Navarin, 1987, p. 209. quelconque hypothèse, sinon une légère pâleur du
11. LEFORT R., «L'unité de la psychanalyse», Analytica n°36, Paris, 1984, p. père lorsqu’il est question de la grossesse. «Ça n’a
9.
rien à voir» dira-t-il. Traduisons : «ça a à voir.»
Trois mois avant la naissance de ce second enfant, le
La psychanalyse à l’épreuve des enfants père contracte la varicelle aussitôt compliquée d’une
Sonia Chiriaco encéphalite, et sombre dans un coma profond. À son
réveil, deux semaines plus tard, il se rappelle avoir
En 1926, dans La question de l’analyse profane, hésité devant le désir de s’enfoncer à nouveau, et
Freud déclarait l’intérêt des psychanalyses d’enfants, s’être forcé à vivre pour sa femme et ses enfants. Il a
espérant qu’elles prendraient dans l’avenir, «une fait semblant. Ce courageux militaire ne s’est jamais
importance encore plus grande» 1. Dans ses remis de cette hésitation et de l’angoisse qu’elle a
Nouvelles conférences parues en 1932, il confirme suscitée. Il a simplement essayé de n’y plus songer.
que les enfants se prêtent tout à fait au traitement Lorsque la convulsion de Rémi est venue lui
psychanalytique, à condition d’agir en même temps rappeler sa terrible rencontre, il a pensé que son fils,
sur les parents, et va jusqu’à préconiser «une mesure comme lui, allait vaciller. Le père est pâle. Pendant
préventive par la psychanalyse» 2 en l’absence de son récit, l’enfant a cessé de jouer. A peine rentré
symptôme. Où en sommes-nous aujourd’hui ? chez lui, au grand étonnement de ses parents, il
Certes, la psychanalyse s’est répandue dans le prendra son ours et se précipitera sur son lit pour y
domaine de l’enfance, notamment dans les dormir. Depuis, il dort toutes les nuits.
institutions de soins, hélas, envahissant ce terrain, L’analyste n’aura été qu’un tiers permettant aux
elle a été accommodée de toutes sortes de manières, parents de remettre en circulation les signifiants
et souvent réduite à une simple psychothérapie. perdus. C’est la parole du père, la reconnaissance de
Pourtant, suivant la voie ouverte par Freud et sa propre faille, de sa rencontre avec la seule
creusée par Lacan, des analystes, sollicités dans des représentation possible de la mort, à savoir la
champs cliniques les plus divers, ne reculent pas castration, qui remet en jeu le désir. Le fils, délesté,

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n’a plus besoin de rester toutes les nuits à veiller le nouvelle difficulté : lorsqu’il rencontre «des
père qui a enfin repris ses propres cartes en main. Il méchants qui sont gentils», Valentin ne sait où les
ne s’agit pas pour l’enfant de comprendre ce qui classer. Il les fera donc attendre dans une cage
s’est passé, l’analyste n’a aucun sens à lui délivrer. spéciale. Il affronte alors la question de l’origine des
Le symptôme, équivalent d’un signifiant refoulé, enfants qui lui pose aussi de sérieux problèmes
cède dès la reprise de la chaîne signifiante dauphin ou crocodile, le papa a les bébés dans son
interrompue. Il n’était ici que pure «vérité du couple ventre tandis que la maman est seule dans un nid, à
familial.» 5 moins qu’elle ne se trouve elle-même dans le ventre
de son enfant. Valentin ne ménage pas ses efforts
Du symptôme au symptôme analytique pour sortir de cette confusion et trouver un repérage
dans l’ordre des sexes et des générations. Un jour, il
Si plus souvent, le symptôme de l’enfant recèle aussi m’interpelle gravement «des fois, la nuit, je me sens
sa propre valeur de jouissance, il reste cependant plus quand je suis dans la chambre à maman ; ça
appel à l’Autre, c’est-à-dire avant tout aux parents. veut dire que mon corps il est plus là, j’ai peur du
Ce sont eux qui, en le consultant, supposent un noir.» En dépit de cette fascination par la pulsion de
savoir à l’analyste sur la névrose de leur enfant mort, Valentin montre, à travers son appel à
lorsqu’ils ne parviennent pas à y faire face. Le l’analyste, qu’il ne se dissout pas complètement dans
transfert est donc d’abord dans leur camp et la mère. Certes, un père qui ne se soumet pas à la loi
nécessite une manœuvre pour obtenir la production fondamentale ne peut occuper la fonction de
d’un symptôme analytique qui n’aura d’ailleurs séparateur entre l’enfant et sa mère. Mais grâce à la
parfois rien à voir avec la symptomatologie cure, Valentin a retrouvé le secours du langage. Le
annoncée par les parents. En se faisant énigme, le transfert l’a fait entrer dans le jeu entre présence et
symptôme devient alors précieux, amenant, absence, qui lui permettra de se dégager de son désir
d’hypothèses en hypothèses, à dérouler la chaîne de combler la mère. Passant de l’être à l’avoir, il
signifiante. confectionnera avec jubilation un cheval «qui a la
À l’âge de trois ans, Valentin a été victime d’une plus grande queue du monde», puis l’en séparera :
agression sexuelle au cours d’un week-end passé «c’est un accident, il l’aura plus jamais, il est mort.»
chez son père. La mère porte plainte. Lorsque je le La partie n’est pas terminée, elle est serrée. Pervers
reçois quelques mois plus tard, le jugement n’a pas polymorphe, l’enfant, directement en prise avec le
encore eu lieu, les visites chez le père sont réel, risque d’être à jamais fixé à la jouissance
simplement suspendues. La mère est désemparée dévastatrice de l’agression sexuelle. Tant qu’il n’est
devant la souffrance de cet enfant amaigri, excité, pas compris, l’événement traumatique ne peut
dont le langage a régressé. Pour s’endormir, il se engendrer aucun savoir. N’appartenant pas au
frotte le sexe avec une poupée, puis se lève toutes les symbolique, il n’a d’abord pas d’existence, et ne
nuits terrorisé, afin de rejoindre le lit maternel. Lors sera produit comme traumatisme que dans l’après-
de nos premières rencontres, il est en effet très agité, coup, par un agencement de suppositions, c’est-à-
il a peur, agrippe le vêtement de sa mère dont il ne dire par l’introduction d’un signifiant quelconque
peut se séparer. Je les recevrai donc ensemble, qui pourra se transformer en énigme, afin de
jusqu’au moment où Valentin décidera d’entrer seul produire un questionnement. Alors seulement, le
dans mon bureau, muni d’un morceau de pain ou sujet pourra se dégager du trauma en construisant un
d’un biscuit qu’il posera dans un coin, le temps de la fantasme qui y fera écran. C’est ce que Valentin a
séance, pour le manger dès sa sortie. Cette période commencé à faire.
est occupée par la mise en série de dessins à thème
de dévoration. Des serpents effrayants mordent des Une mauvaise rencontre
poissons, puis sont eux-mêmes mangés par des
crocodiles qui seront avalés par les ours eux aussi Thomas est un petit garçon de huit ans atteint de
dévorés par des éléphants, engloutis par des leucémie. Ainsi, tout le monde semble savoir
monstres, créatures gigognes qui d’une séance à pourquoi il est terrorisé. Faut-il se contenter de cette
l’autre, disparaissent les unes dans les autres. Peu à cause sans demande ? Pariant sur le sujet, l’analyste
peu, le langage se reconstruit. Valentin va désormais peut faire une offre à celui qui est muet.
tenter de séparer le monde entre méchants et gentils, L’enfant dessine «deux oursons qui vont peut-être
ces derniers étant constamment les vainqueurs. devenir malades, un dinosaure qui a peur de ne pas
Même morts, ils revivent pour mieux attaquer, car guérir et qui perd son sang… Puis, le dinosaure
aucune sanction ne peut les arrêter. Rappeler que la perdra sa peau, il sera enterré dans le sable et il ne
loi vaut pour tous, produit un réel apaisement et une restera que les os.»

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Jolie métaphore pour représenter l’irreprésentable de pas le même statut que dans la névrose. C’est le cas
l’absence. En tentant de cerner l’indicible, l’enfant de Jean, dont la mère, débordée par l’angoisse, n’a
fait surgir du discours, et une demande à l’Autre. pu lui permettre de faire l’épreuve de la séparation,
Des animaux tués par une météorite aux planètes où ne lui laissant jamais l’occasion de formuler le
la vie est absente, et jusqu’aux trous noirs où les moindre appel lorsqu’il était nourrisson. «Réalisant
hommes sont tombés, Thomas, de séance en séance, la présence de l’objet a dans le fantasme maternel» 6,
cherche, compose, borde avec du symbolique ce il n’a pu constituer l’objet comme manquant. Quand
qu’il ne peut saisir. En nommant ces êtres disparus, je le rencontre à l’âge de cinq ans, Jean commence
il pose leur possibilité d’existence, faisant valoir le seulement à parler, d’une voix monocorde et comme
signifiant qui continue de les représenter, bien au- le précise son père, «avec des phrases toutes faites.»
delà de leur absence. Dans l’attente des résultats de Il n’établit aucun contact avec les enfants de sa
la chimiothérapie sur ses cellules cancéreuses, il classe. À la maison, c’est un garçon tranquille, qui
comptera des souris malignes qui parviendront peut- inquiète surtout ses parents parce qu’il reste constipé
être à se sauver tout en perdant leur queue. des semaines entières. Si son langage n’est pas
Mélangeant le savoir médical qu’il vient d’acquérir encore du discours, il va cependant l’utiliser pour
aux coordonnées de sa propre histoire et au intimer pendant plusieurs mois à l’analyste, l’ordre
questionnement sur sa position dans la sexuation, il d’écrire ses «messages», immenses listes de lettres
s’acharnera à montrer comment, même s’il est traité sans ordre apparent, qu’il sera, à ma grande stupeur,
par la science comme pur réel, son corps est affecté capable de restituer de mémoire. Me voir transcrire
par le langage. Plus tard, en rémission de sa maladie, ses messages l’apaise et installe le transfert. Il
il dessinera «un peintre qui fait un tableau… Les passera ensuite un long moment à établir de la même
pieds de son chevalet sont mangés par les termites manière la liste des organes du corps, puis des
car il n’a pas eu le temps de le traiter.» Au-dessus du planètes, cette fois-ci ordonnées depuis le soleil
tableau il écrira «Léonard de Vinci», précisant : «ça jusqu’à Uranus. Ses activités vont se diversifier. Il
fait longtemps qu’il est né et qu’il est mort.» profitera de ses séances deux fois par semaine pour
Ce tableau dans le tableau n’indique pas seulement déféquer, à condition que je reste à ses côtés, car
l’effet de la distance prise par Thomas. S’il est une lâcher un contenu de son corps le terrorise.
part immortelle au-delà de la mort, elle est bien de Régulièrement, il se touche le cou et me demande, le
l’ordre du signifiant, du nom propre. Quand Léonard visage figé : «je suis pas mort ? Si en séance,
de Vinci est convoqué, n’est-ce pas aussi parce que l’angoisse se manifeste de multiples manières, Jean
l’œuvre subsiste, une fois détachée de celui qui l’a sait toujours faire appel à l’analyste pour l’affronter.
produite, rejoignant le lieu du langage, le lieu de Est-ce grâce à cela qu’il va aller tellement mieux à
l’Autre ? Mais ici, l’œuvre elle-même est en péril, l’école et à la maison ? Au cours préparatoire, il
représentée dans ce qu’elle a de plus fragile, soumise apprend à lire avec facilité, et commence à jouer
à la morsure des termites. Reste un nom, et cette avec d’autres enfants. Il devient peu à peu un petit
histoire que l’enfant raconte, révélant qu’il n’est pas garçon qui ne pose plus de problème. Même sa
resté englué dans le trou du traumatisme. La constipation a cédé. De temps en temps, il se touche
proximité de la mort, dont nous savons avec Freud encore furtivement le cou, discret phénomène
qu’elle est irrecevable pour l’inconscient, oblige cet élémentaire qui ne le paralyse plus. Je m’aperçois
enfant, précocement, à faire l’épreuve que la vérité qu’il est parvenu à réduire sa folie au seul lieu des
ne peut se dire toute. Son travail de symbolisation séances pendant lesquelles il dessine maintenant des
nécessite ce serrage autour du trou que représente le machines infernales où agissent des persécuteurs,
manque-à-dire. Pour celui qui a fait cette mauvaise construisant une fiction délirante qui lui permettra
rencontre, le seul moyen de ne pas rester terrassé, est d’avancer dans le monde. Son langage est devenu
d’abord de transformer le réel, impossible à riche, précieux même, et ponctué de discrets
supporter et à nommer, en réalité traitable. Cela néologismes. Il construit un symptôme qui, en
implique une décision et une perte de jouissance. suppléant à la métaphore paternelle forclose, dresse
Alors, il aura une chance d’assumer sa propre une barrière contre la jouissance.
responsabilité subjective, d’être tout simplement
sujet de son histoire. Jusqu’où ?

Un autre statut du symptôme En somme, grâce à l’analyse, l’enfant psychotique


va construire un symptôme de suppléance, tandis
L’enfant psychotique peut aussi trouver une solution que celui qui a à sa disposition la fonction phallique,
dans la psychanalyse, même si son symptôme n’a fabriquera sa névrose et des symptômes. L’enfant,

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qui n’a pas encore le recours du fantasme pour faire Symptôme mode d’emploi
écran au réel lorsqu’il est envahissant, peut saisir Claudine Rodary
cette chance pour opérer l’écart nécessaire et
organiser le refoulement. À cet égard, le trajet de «Le corps ça devrait vous épater plus». J. Lacan, Encore
l’analyse d’enfant se dirige quasiment à l’inverse du
parcours de l’adulte : si la cure de ce dernier va de Être épaté, c’est être privé de l’usage d’une patte,
l’imaginaire vers le réel en passant par le soit être renversé d’étonnement, figure extrême de la
symbolique, l’enfant, aux pulsions indomptées, surprise. La surprise dans la cure dont il va ici être
partira du réel qu’il devra traiter avec de question sera d’abord celle de l’analyste. Elle
l’imaginaire et du symbolique. pourrait se formuler ainsi : comment se fait-il qu’il y
Il n’est pas question ici de fin d’analyse au sens de ait dans cette cure si peu de surprise côté analysant,
l’analyse d’adulte, parce que l’enfant n’a pas encore comment rendre compte d’un tel ancrage du sujet
buté sur la découverte qu’«il n’y a pas de rapport dans l’évitement de tout dérangement ?
sexuel». Comment finir de la bonne manière ? Si La cure engagée il y a un peu plus d’un an est celle
notre boussole est la souffrance du sujet, nous ne d’un adolescent de quatorze ans maintenant. Arthur,
sommes jamais à l’abri des ruptures provoquées depuis qu’il a trois ans, est énurétique la nuit –
avant l’heure par des parents que les remaniements confondu, pourrait-on dire, par un besoin indompté.
psychiques de leur enfant ébranlent. Il nous faut Si l’énurésie nocturne a pour condition le sommeil,
donc les traiter avec tact en nous rappelant les notre surprise sera de rencontrer dans la cure
conseils de Freud. Certains sujets veulent faire un d’Arthur la présence effective du sommeil. Lorsque
tour de plus. C’est le cas de ce garçon de neuf ans, Arthur cessera de s’endormir en séance, c’est
qui, après la levée du symptôme scolaire, propose l’affect d’ennui qui sera sur le devant de la scène
d’abord d’arrêter nos rencontres pour décider analytique. Envie de dormir et ennui se révélant l’un
aussitôt de poursuivre ce qui sera véritablement sa et l’autre comme indices remarquables du transfert
cure. Alors surgit le souvenir de son père disparu, de ce sujet.
suivi d’un rêve qui lèvera l’amnésie sur le trauma, J’ai ainsi été conduite à m’interroger sur le statut que
laissant apparaître le couple signifiant condensateur Freud accorde au sommeil dans l’ouvrage de
de jouissance, et la possibilité d’un travail de deuil. référence en ce domaine qu’est la Traumdeuntung, à
La chaîne signifiante se reconnectera, dévoilant le partir de l’analogie suivante : s’il n’y a pas
nouage entre symptôme, fantasme et réel du d’énurésie nocturne sans sommeil, il n’y a pas non
traumatisme. 7 plus de rêves sans sommeil.
Il n’existe pas, comme Freud l’espérait, de Le sommeil est-il, comme le dit Freud au début de
prévention car le manque et la castration ne se l’ouvrage, «un simple état physiologique» ou «un
réparent ni ne se préviennent. Mais s’il a les cartes phénomène plus complexe car investi
en main, grâce à la mise en jeu de la fonction psychiquement» ? La question qui anime Freud alors
phallique, s’il s’est positionné correctement par est celle du désir qui se réalise dans le rêve : d’où
rapport au manque maternel et assume la castration provient-il, et comment parvient-il à prendre forme ?
symbolique, l’enfant devenu adulte pourra faire la Car le constat s’impose – dormir n’empêche pas de
rencontre avec l’autre sexe et avec l’acte sexuel. désirer.
Il saura désormais que la psychanalyse peut être un Au point de départ de sa réflexion, Freud situe ce
recours, une solution pour traiter le réel si ses qu’il appelle «les grands besoins du corps» qui sont
constructions venaient à être ébranlées. Dans tous à l’origine de toute expérience de satisfaction, et
les cas, c’est toujours une question de responsabilité ainsi du désir inconscient. Cela est rendu possible
subjective. Et les enfants, analysants à part entière parce que le sommeil offre la particularité de
dès lors qu’a surgi le signifiant du transfert, diminuer et de contourner la résistance qui, bien
montrent qu’ils peuvent relever ce pari de la vite, est rétablie au réveil.
psychanalyse. Pourtant, et là n’est pas le moindre paradoxe, à ce
désir inconscient que le rêve réalise, Freud accole un
1. FREUD S. La question de l’analyse profane, Paris, Gallimard, 1985, 80.
2. FREUD S. Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard,
autre désir, celui de dormir. Le désir préconscient de
1981, p. 195. dormir seconde les désirs inconscients, ce qui peut
3. FREUD S. La question de l’analyse profane, op. cit., p. 80.
4. LACAN J. «Deux notes sur l’enfant», Ornicar ? n°37, Paris, Navarin, 1986,
s’exprimer ainsi, selon Freud : «laisse donc et dors».
p. 13. Il soulignera que ce désir de dormir implique le
5. Ibid.
6. LACAN J. «Deux notes sur l’enfant», op. cit., p. 14.
savoir que l’on est en train de dormir : «La
7. Cas présenté au colloque de l’Envers de Paris, février 2000, sous le titre caractéristique du sommeil ne nous paraît pas être la
«Laisse tomber».

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rupture de la cohérence psychique, mais bien plutôt au berceau de l’impuissance ; incapables de l’aider
l’orientation vers le désir de dormir du système dans la résolution de son problème, ils ont fini par
psychique dominant pendant le jour». baisser les bras. Telle est la conviction d’Arthur qui
Ce désir de dormir va se révéler central au début du ajoute : «J’ai les outils mais pas le mode d’emploi».
travail analytique avec Arthur. Cela me surprendra à J’entends là sa demande, soit celle d’accéder au
tel point que la question de l’énurésie va se poser à mode qui lui permettra d’apprendre à lire ce qui
moi dans cette cure comme s’il s’agissait de la l’affecte. Ce qui l’affecte prendra cette forme
première fois, sous forme de deux interrogations : signifiante minimale, «le stress» qui doit être
- Peut-on soutenir que l’énurésie tenace d’Arthur fait «évacué» – ceci dit en référence à une interprétation
signe du seul désir de dormir, comme cela apparaît déjà là bien avant le début de notre travail.
au début de la cure ? Dans l’articulation de celui-ci à
l’ennui, elle se réduit à révéler pour ce sujet la Évacuer le stress
présence particulière d’un Autre réduit à l’Un, si
l’on se réfère à l’équivalence que Lacan dresse entre Tel pourrait être l’intitulé du deuxième temps de la
ennui et unien. cure. Mais quel est donc le stress auquel Arthur se
- A contrario, l’énurésie n’est-elle pas plutôt la réfère ? Deux éléments hétérogènes apparaissent :
manifestation d’un désir caché, c’est-à-dire -un souvenir écran d’abord. Arthur a quatre ans : «je
inconscient, que le sommeil permet de rendre m’étais mis entre la grande plante et le mur, assis par
effectif ? Pour Freud ce désir est bien sûr un désir terre, mes parents jouaient avec F. (la petite sœur).
sexuel : «La plupart des maladies de la vessie Ils m’avaient un peu délaissé, ils préféraient F.» ;
pendant cette période (soit la période de latence) -une série signifiante qui répète les éléments de la
sont des troubles d’origine sexuelle. L’énurésie plainte. Arthur dit ainsi : «quand c’est la fin des
correspond à une pollution dans tous les cas où elle contrôles, on évacue ; si on retient ça fait mal», et
ne relève pas de l’épilepsie.» (Trois essais sur la ajoute que, par contre, lorsqu’il s’agit de demander
théorie de la sexualité). L’énurésie de Dora petite quelque chose à ses parents, là il ne se retient pas le
fille, est abordée comme un équivalent de la moins du monde ! Sa formulation le surprend un
masturbation. On peut établir l’équation : court instant.
énurésie = masturbation = pollution, la jouissance de Sur le versant du transfert, je constate avec surprise
l’organe faisant alors signe de la jouissance qu’Arthur s’endort en séance. Il est assis, lutte
phallique. contre le sommeil, puis y consent. Cela durera
La cure, qui jusqu’à maintenant se poursuit, peut quelques mois et l’amènera à différentes
être résumée en trois moments distincts, formulations : «Je ne sais pas quoi dire, j’ai tout dit
correspondants à des modalités transférentielles de mon problème, quand je ne parle pas du pipi au
différentes. lit ça va trop loin… C’est vrai, avant, je reculais
devant ce problème maintenant je le contourne, je
La plainte est adressée à un analyste m’en fiche un peu.»
Si seul le réel réveille, le chemin à parcourir est
«Je suis in (un) continent urinaire», dit Arthur lors encore long. Le jour où Arthur s’endort après
de la première rencontre. Il parlera également de son l’énoncé d’éléments imaginaires qui composent une
«énurétation». «C’est comme un handicap», ajoute- fantaisie sur le thème «défenses, murailles, combats
t-il, et de dérouler différentes modalités et ennemis», à son réveil l’analyste parle de
métonymiques du registre de la machine mal réglée. s’endormir face à l’ennemi, et Arthur rétorque «vous
En bref, il n’arrive pas à «bloquer», à «retenir», et n’êtes pas mon ennemi (e), à ce que je sache…» – ce
«relâche». Il demande à être débarrassé de ce qui est à voir ! Reparlant ensuite du souvenir écran,
problème, son seul problème d’ailleurs et, cela Arthur y ajoute un élément, «je m’ennuyais dans
s’entend, dans les meilleurs délais. mon coin». Il ne s’endort plus en séance, il s’y
Sur le versant du transfert, il faut noter qu’Arthur est ennuie.
venu confier un secret inavoué en dehors du cercle L’ennui est un affect qui en tant que tel traduit, pour
familial. La honte qui signe la trace du refoulement Freud, une vieille expérience traumatique. Le travail
– et donc de la névrose – est intense. analytique devra permettre de repérer son
Il apparaît qu’Arthur fait crédit à sa mère d’un représentant, nécessairement de l’ordre du refoulé.
certain savoir sur son problème : la cause en serait la Lacan caractérise plus précisément l’ennui en ce
naissance de la petite sœur contemporaine d’un qu’il fait trace du lien particulier du sujet à un Autre
déménagement. Hormis cela, les différents réduit à la figure de l’Un, c’est-à-dire lorsque cet
thérapeutes qu’il a rencontrés jusqu’alors sont logés Autre se trouve réduit aux éléments d’une

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équivalence symbolique toujours possible et qu’est l’adolescence, pour que se dessine pour lui le choix
ainsi niée la trace de ce qui est cause du sujet. d’objet sexuel, il faut que sur le plan symbolique
Si l’on considère que c’est précisément le lien à l’organe puisse être représenté comme absent, avant
l’Autre qui affecte le sujet, alors il faut le désir de de pouvoir «fonctionner» comme organe sexuel.
l’analyste pour tenir bon face à l’ennui d’Arthur. Autrement dit, pour qu’Arthur puisse se débarrasser
de son énurésie, il faut que se déploie un véritable
Et si un symptôme apparaissait ? symptôme analytique – celui dont, par contre, on ne
se débarrasse jamais tout-à-fait.
Arthur s’ennuie dans sa classe, seul dans son coin,
car «les filles sont dévergondées, et il faut montrer
aux autres qu’on existe et qu’on n’est pas nul…»
Mais «c’est pas pour ça que je fais pipi», ajoute-t-il.
La question sexuelle, au sens de Freud, s’avère
présente mais elle est traitée par l’évitement.
Avec son père Arthur ne s’ennuie pas, mais il a
maintenant des ennuis. Il relate une scène ancienne
au cours de laquelle, lors d’une vive discussion avec
lui, il avait eu le dernier mot. Des scènes plus
actuelles se déroulent sur le même mode. Par
exemple, Arthur n’aime pas montrer des mauvaises
notes qui entraînent, de la part de son père, un
contrôle accru : «Heureusement, ajoute-t-il, la
pression se relâche vite.»
La jouissance d’Arthur est manifeste en ce point : il
tient à une certaine impuissance du père :
«L’énurésie est comme le stigmate de la substitution
imaginaire de l’enfant au père justement comme
impuissant», dit Lacan à propos de l’énurésie de
Dora dans son Séminaire L’envers de la
psychanalyse. Ce passage a été récemment repris par
Eric Laurent – «L’indication clinique est claire : en
cas d’énurésie, cherchez l’impuissance du père et
comment l’enfant en a eu connaissance.» (La Cause
freudienne, n°45)
Sur le versant du transfert, Arthur tient à ce que
l’analyste abandonne la partie. Faire céder l’Autre
pour que la jouissance soit préservée ou, pour le dire
autrement, éviter la castration symbolique. C’est elle
qui, à travers un certain ajustement à l’Autre,
entraîne du même coup un remaniement de la
jouissance. Il s’agit de ne pas céder – sur le désir de
l’analyste, s’entend.
Arthur se souvient maintenant d’un livre d’enfant
mettant en scène un garçon qui vient de déménager
et va ensuite au cimetière accompagné de sa sœur.
Des mains de morts-vivants sortent des tombes. Si
l’angoisse n’apparaît pas encore, c’est qu’il y
manque un certain contour de l’objet – qu’il est
logique d’attendre de la suite du travail.
Si, dans l’énurésie, l’organe n’est pas à la hauteur de
ce que le sujet peut en attendre, c’est qu’à travers
elle le sujet tente de court-circuiter une opération
symbolique jamais réductible. Pour qu’Arthur puisse
entrer sans trop d’embûches dans ce moment
particulier du devenir d’un sujet qu’on appelle

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Lacan et la psychose
LA THÉORIE LACANIENNE DE LA PSYCHOSE de la métaphore du signifiant du Nom-du-Père, sont
AVANT 1953 ici les critères déterminants.
Les deux dernières théories articulées à partir du
La théorie lacanienne de la psychose avant 1953 signifiant affranchissent la clinique analytique de
Pascal Pernot toute référence à la psychiatrie. La logique du
signifiant remplace la description des signes. La
Il n’est pas artificiel de considérer que trois théories clinique du rapport du sujet au langage se différencie
de la psychose se succèdent dans l’élaboration que radicalement de la simple classification des
nous a laissée Lacan. Il doit alors être question phénomènes observés dans la psychiatrie. Elle
d’élaboration et non d’enseignement puisque ce abandonne le nécessaire recours aux hypothèses
découpage tripartite correspond à une période plus somatiques, anatomiques ou physiologiques dont la
large que celle que couvre, de 1953 à 1981, son psychiatrie se supporte.
enseignement public. Alors, devrait-on dire qu’avant 1953, avant la
découverte de la logique du signifiant, la
On peut ainsi articuler trois temps : considération par Lacan de la psychose n’était pas
encore analytique ?
À partir de 1972, la dernière théorie relève de
l’utilisation de la topologie des nœuds. Si dans les Je propose pour étayer l’affirmation contraire de
névroses, les entrelacs des nouages de R. S. I. suivre les deux axes à partir desquels Lacan
capitonnent les Noms-du-Père, dans la psychose, le entreprend, dès 1932, la reconsidération de la cause
mode de nouage que Lacan désigne comme «lapsus» psychotique.
dans son tressage, laisse libres les unes par rapport Le premier axe concerne le statut même de l’objet
aux autres les catégories R. S. I. Cette avancée psychique et de la cause subjective psychotique.
coupe définitivement court à tout risque de Il comprend la définition de la cause et
résurgence d’une conception déficitaire des l’établissement, d’une façon que Lacan veut
psychoses. Elle ouvre au contraire la perspective concrète et rationnelle, des mécanismes qui
d’une clinique du sinthome, des suppléances, d’une conditionnent la production de cette cause. Je
considération des psychoses non déclenchées et des soulignerai ici comment Les complexes familiaux en
inventions psychotiques. Jacques-Alain Miller, lors 1938 mettent particulièrement en jeu l’axe de la
de la Conversation d’Arcachon, a montré le cause et de ses déterminants.
caractère heuristique de cette dernière conception de Le second axe concerne la signification que le sujet
Lacan en mettant en série les fonctions du Nom-du- attribue à cette cause. C’est plus particulièrement à
Père et du symptôme au titre de ce que l’on pourrait partir du texte de 1946, «Propos sur la causalité
appeler une théorie générale du capiton. psychique», que cette question sera abordée. La
Cette dernière théorie succède à celle inaugurée dans distinction introduite ainsi entre ces deux textes
les années cinquante grâce au repérage du quant à la prépondérance de l’axe qui y est traité est
mécanisme de la forclusion venant, dans la à relativiser. Si les Complexes familiaux sont
psychose, à la place de la dénégation qui, chez le particulièrement novateurs sur la question de la
névrosé, révèle comment l’utilisation du signifiant cause et les «Propos sur la causalité psychique» plus
sur lequel porte cette dénégation modalise le rapport décisifs sur la question de la signification attribuée
à la castration. par le sujet à cette cause, il va de soi que Lacan traite
Pour effectuer ce repérage, il fallait que soient à la fois de la cause et de son sens en 1938 et en
dégagées les lois logiques qui conditionnent les 1946.
chaînes signifiantes. La seconde théorie de la Paradoxalement, le point de départ de la
psychanalyse que Lacan avait construite et qui avait reconsidération de la cause psychotique à partir de la
servi de référence, de 1956 à 1973, avait donc clinique analytique se trouve chez Lacan dans sa
nécessité, eu comme préalable, l’élaboration de la thèse de psychiatrie De la psychose paranoïaque
logique du signifiant. La façon dont le signifiant dans ses rapports avec la personnalité. Dire que
«tue la chose» ou non, dont l’inconscient effectue ou l’émergence de la clinique analytique lacanienne des
non la négation par le refoulement, le jeu syntaxique psychoses prend naissance dans un travail qui
sanctionne ses études de psychiatrie, c’est souligner

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que cette clinique prend appui sur un savoir qu’elle conception psychiatrique alors en vogue en France.
remet en question et par rapport auquel elle va Il s’agit de celle de Blondel dont l’ouvrage La
innover et définitivement trancher. Ce paradoxe conscience morbide venait d’être réédité en 1928. Le
n’est pas sans rappeler la façon dont Freud a inventé rappel de cette référence n’est pas anecdotique.
le savoir nouveau sur l’inconscient au moment Lacan dans «Propos sur la causalité psychique» en
même où il envoie à Fliess son projet d’une 1946, l’évoquera encore en insistant sur le fait que la
«Esquisse d’une psychologie scientifique» qui est conception de Blondel était «l’élucubration la plus
l’ultime pointe d’une approche faite dans le cadre bornée qu’on ait produite tant sur la folie que sur le
des sciences naturelles. langage». 1
On pourrait pousser le parallèle jusqu’à dire que Charles Blondel s’appuie sur Bergson et Lévy-Bruhl
Freud découvre l’inconscient en «inventant» pour opposer deux modes subjectifs de rapport au
l’hystérie contre la théorie de la dégénérescence de langage. D’une part, celui qui utilise des
Charcot et que Lacan construit la cause psychotique «représentations collectives» et permet l’intégration
en «inventant» la paranoïa contre Jaspers, de et la pensée claire ; d’autre part, celui qui reste
Clérambault, Blondel. entaché d’impression psychophysiologique,
végétative, sensori-motrice, n’ayant pas de
De la «conscience morbide» à l’inconscient à ciel signification transmissible ou compréhensible par
ouvert tous. Comment, selon Blondel, le psychotique se
situerait-il dans cette opposition ? Son rapport au
Un texte peu commenté me semble résumer le langage serait incompréhensible, parce que, comme
programme que se fixe Lacan en ce début des années les individus des peuples dits primitifs, le
trente. Il s’agit de l’article paru en juin 1933 dans la psychotique méconnaîtrait la logique de la
revue surréaliste Le minotaure et aujourd’hui publié contradiction et n’accéderait pas aux significations
à la suite de la thèse de Lacan sous le titre «le collectives.
problème du style et la conception psychiatrique des La cénesthésie, la sensibilité diffuse, le
formes paranoïaques de l’expérience». psychologique «pur» et ineffable produiraient
La psychose est abordée ainsi : pour Lacan, l’objet l’hypertrophie pathologique d’une pensée
de la cause déclenchante de la psychose et l’objet prélogique : telle serait la conscience morbide.
autour duquel se construira le délire ne peuvent être
définis que comme un objet psychique. Objet Comment Lacan réfute-t-il cette opposition ?
psychique veut dire précisément pour lui qu’il s’agit
d’un lieu fictif. Selon le style qui se retrouve dans sa pensée et qui
La cause de la psychose n’est ni un fait anatomique, deviendra systématique, il s’appuie sur la pensée
ni une conséquence dégénérative ; ce n’est pas non même à laquelle il s’oppose en la modalisant, en en
plus la disparition des fonctions supérieures, inversant les constatations. Paul Guiraud, que Lacan
intellectuelles, rationnelles, morales et relationnelles, citera également en 1946, est un adepte de la thèse
tandis que ne subsisteraient que les fonctions de Blondel dont il précise les données en 1921 dans
archaïques d’une pensée primaire. Au tournant des l’article «Les formes verbales de l’interprétation
XIXe et XXe siècles, Jackson avait énoncé la théorie délirante» 2. Il montre que la cause du psychotique,
des niveaux dans l’évolution du système nerveux. son mode de pensée logique constituent une
Elle allait avec la thèse, en cas de pathologie, de la «certitude indiscutée que le malade n’essaye pas de
dissolution élective des fonctions nerveuses coordonner logiquement». Cette précision a tout son
développées le plus tardivement, l’affaiblissement intérêt pour nous puisqu’elle comporte l’hypothèse
neurologique se faisant, sur le plan de la réalité que les fils de la pensée du psychotique suivent le
nerveuse, à rebours de l’évolution de l’individu et de labyrinthe d’homonymies, c’est-à-dire d’équivalence
l’espèce. au titre de la contiguïté verbale, et de jeux de mots
Lacan tranche radicalement avec les conceptions condensant plusieurs fragments en un seul.
somatistes ou physiologiques de la cause Ces éléments seront primordiaux pour la
psychotique. psychanalyse, une fois que Lacan les aura
L’objet, parce qu’il ne peut être isolé par l’anatomie, reconstruits : nous reconnaissons, grâce à la finesse
ne peut pas être repéré positivement, tandis que la de Guiraud, le déplacement et la condensation. Sans
raison psychotique ne relève pas de la physiologie le savoir, ou plutôt sans prendre la mesure de sa
par un appauvrissement des fonctions. découverte, le psychiatre impute au psychotique les
Ce même texte paru dans le Minotaure permet mécanismes de l’inconscient, dans une utilisation
également à Lacan de s’opposer à une autre qu’on pourrait dire, rétrospectivement au mot de

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Lacan, «à ciel ouvert» déplacement et condensation France, encore dans les années trente une très large
articulant des représentations verbales prises au pied adhésion. Elles prônent l’opposition entre ce qui est
de la lettre. Le résultat en est non une croyance dans compréhensible et ce qui est explicable mais non
les fictions langagières dont la Chose est exclue, compréhensible, c’est-à-dire hors sens. Pour Jaspers,
mais un sentiment de certitude que les lois de la la relation de cause à effet ne met en jeu le sens que
syntaxe discursive incluent dans le rapport du sujet à lorsque la compréhension subjective d’une
l’Autre du langage. succession d’états peut être établie.
Un dernier point dans cette évocation de la théorie Il y a donc d’un côté ce que l’on peut comprendre
de la conscience morbide de Blondel : par son retrait d’une succession d’états psychologiques et de l’autre
de la signification, le psychotique y serait livré à une ce qu’on peut expliquer scientifiquement d’un
«ineffable expérience». En 1957-1958, dans «D’une changement d’états physiques, comme la
question préliminaire à tout traitement possible de la transformation de l’état solide en état liquide, par
psychose», Lacan y fera une dernière fois référence, exemple ou rien n’est «compréhensible»
mais cette fois sans citer Blondel, pour subjectivement. Ce que Jaspers appelle le processus
définitivement clore le débat critique par cette psychotique sort le sujet du domaine de la relation
phrase : «Il faut insister sur ce que cette question ne de compréhension. Le délire, dont les causes restent
se présente pas dans l’inconscient comme ineffable pour lui somatiques, procède d’un non-sens. S’il est
(…). Elle y est articulée en éléments discrets. Ceci explicable scientifiquement, il reste
est capital, car ces éléments sont ceux que l’analyse incompréhensible.
linguistique nous commande d’isoler». 3 En fait, le point de départ de Jaspers est la critique
Si Lacan peut alors avancer une telle affirmation, du parallélisme psychophysiologique qui avait été
c’est qu’en 1957 il aura constitué la théorie du très en vigueur au dix-neuvième siècle,
signifiant (les signifiants sont les éléments discrets particulièrement en Allemagne. Jaspers refuse que
en question) et qu’il se sera muni d’une analyse des constructions psychologisantes attribuent un
linguistique de la métonymie et de la métaphore qui sens pour donner une explication par la
affectent ces signifiants. Avant les années cinquante, compréhension à des phénomènes physiques qui
il n’est encore question que de signification sans n’ont aucun sens en eux-mêmes. Ce parallélisme est
plus de précision. Sans théorie linguistique de abusif, il fait prendre une analogie pour une
l’inconscient, il n’est en effet pas encore possible explication causale.
d’analyser plus précisément ce dont Lacan avait déjà
l’intuition et qu’en 1933, dans cet article du La critique de Jaspers vise aussi l’approche
Minotaure il énonçait ainsi : «On peut concevoir freudienne.
l’expérience vécue» par le psychotique «comme une
syntaxe originale relevant des liens de Jaspers voit dans la psychose des troubles qui
compréhension qui lui sont propres». rompent la lisibilité compréhensible de la vie du
Autrement dit, cause psychotique, significations et malade et il fait appel à la schizophrénie pour
compréhension ne s’excluent pas. Il faut souligner démontrer l’inintelligibilité du processus de la
qu’il s’agit là du postulat, dans les années 1932- psychose.
1933, qui fonde radicalement chez Lacan la rupture Lacan s’appuie sur la critique faite par Jaspers pour
de la clinique analytique des psychoses avec la en modifier les conclusions : il cite l’utilisation
psychiatrie. jaspersienne de la compréhension des significations
dans le délire de jalousie, mais inverse l’utilisation
Hors-sens et compréhension que faisait Jaspers des limites du sens. Pour le
psychiatre d’Heidelberg, il s’agissait de refuser la
Pour Lacan, l’objectivité psychologique, telle qu’il compréhension lorsque les limites du sens sont
attend que la psychanalyse la construise, doit lui franchies. Pour Lacan, selon François Leguil, il
permettre de «comprendre la psychose dans son s’agit aussi «de tracer les frontières, mais à l’inverse
rapport avec la personnalité». 4 Pour situer ce en montrant que le sens connaît sa loi dans ce qui le
moment fondateur du postulat de Lacan, nous ne borde, dans son hors sens». 5
reprendrons qu’une partie des articulations de la Il s’agit d’éclairer ce point : comment le hors-sens
thèse de 1932 pour souligner la façon dont Lacan psychotique est-il constitué pour Lacan ?
utilise, modalise là encore pour mieux s’en départir, Au système binaire jaspersien qui met en jeu
la théorie de Jaspers sur la cause. compréhension psychologique du sens et explication
Si la «Psychopathologie générale» de Jaspers date de scientifique hors sens, Lacan, en 1932,
1913, les thèses qu’elle soutient remportent en oppose une série de trois causes à la psychose :

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- la cause occasionnelle qui peut être supportée par dans Les folies raisonnantes que «faire l’histoire de
des processus organiques, mais qui n’est pas la maladie, c’est faire celle du malade». Il n’est pas
spécifique ; étonnant non plus que les formes de délire à deux,
- la cause efficiente qui relève des conflits vitaux et déjà soulignées en psychiatrie par Lasègue et Falret,
n’est pas non plus spécifique ; l’aient retenu : délire entre deux sœurs (comme les
- la cause spécifique enfin qui, elle, est constituée sœurs Papin sur lesquelles Lacan écrit en 1933) ou
des faits concrets de l’histoire du sujet et qui révèle entre mère et fille, ce sont dans ces configurations
toujours (voici l’entrée en jeu de la référence deux personnes physiques qui incarnent les deux
freudienne) une fixation affective à un stade infantile pôles de l’aliénation spéculaire.
de la libido. Pour Lacan, la construction du stade du miroir
C’est précisément sur ce point de définition de la explicite le narcissisme freudien et montre comment
cause et du hors-sens que Lacan s’appuie sur Freud se joue le sort de la cause névrotique ou psychotique
pour revisiter la psychiatrie. du sujet. Dans Les complexes familiaux, il affirme :
«le sujet débouche sur une alternative où se joue le
Miroir et choix sort de la réalité» : ou bien il «refuse le réel» de
l’image spéculaire, ou bien il se voue à l’obligation
Dans son texte de 1933 sur le crime des sœurs de la destruction de cet autre semblable qui est au
Papin6, Lacan cite des textes de Freud des années cœur de lui-même.
vingt dont il traduit l’un deux en 1932 pour la Revue Dans le premier cas, le sujet doit en passer par la
française de psychanalyse. En 1923, dans parole pour médiatiser son rapport au réel perdu
«Psychanalyse et théorie de la libido» 7, Freud (cela débouche dans le texte de 1938 sur le
s’exprime ainsi : on peut «procéder au partage «symbolisme primordial de l’objet»), ou bien c’est
clinique des psychonévroses (…) en hystérie et comme intrusif et hors de la signification de fiction
obsession où une quantité de libido est dirigée vers symbolisante de la parole que ce réel fait cause. Les
des objets étrangers, […] et en troubles narcissiques raisons du hors-sens deviennent ainsi
(démence précoce, paranoïa, mélancolie) où le moi compréhensibles : chez Freud, il s’agit d’une
est pris comme objet». Ainsi, la psychanalyse fournit fixation ou régression à une libido narcissique,
les «prémisses (…) d’une compréhension (…) des quelle que soit la forme de psychose. Chez Lacan, il
psychoses (…). La psychiatrie est (…) une science s’agit d’une régression topique à un stade du miroir
(…) descriptive (…). La psychanalyse pourrait où il y a choix du réel de l’objet, refus de
fournir l’infrastructure indispensable pour remédier l’utilisation de la parole qui implique à la fois la
à ses limitations». perte, mais aussi la symbolisation de l’objet perdu.
Freudien, Lacan considère que la cause spécifique Les Complexes familiaux soulignent ainsi le moment
de la psychose relève d’une pathologie du de choix pour le sujet que Freud appelait déjà
narcissisme, et pour préciser l’élaboration de Neurosen Wahl. Ce qui deviendra pour Lacan dans
l’infrastructure évoquée par Freud, il présente en «Propos sur la causalité psychique», «l’insondable
1936, au Congrès de psychanalyse de Marienbad, décision de l’être» 8 est en 1938 repérée comme
son «Stade du miroir» qui sera repris dans Les alternative du sujet au moment du «complexe
complexes familiaux en 1938 puis, à nouveau en d’intrusion», c’est-à-dire au moment où se structure
1949, dans le texte que nous trouvons dans les le moi en incluant l’image de l’autre semblable en
Écrits. son plus intime.
Avec cette construction, Lacan montre que la
formation du moi s’établit à partir de la constitution L’intuition topologique
d’une image spéculaire dans le miroir.
Les conditions libidinales qui entourent son Lacan va plus loin.
instauration d’une unité du moi impliquent que c’est Muni de cette invention du miroir qui est précision
à l’image de son double que le sujet aliène la par rapport à la théorie freudienne du narcissisme,
constitution même de son moi. «Je est un autre» ; la Lacan peut alors reconsidérer la grille psychiatrique
connaissance et l’unité identitaire se font, de fait, classique. On pourrait dire que plus l’identification
selon une structure que la paranoïa dévoile crûment. est asservie à la relation spéculaire, plus le délire, la
Il n’est pas étonnant que Lacan ait été relation à l’autre sont marqués par l’invasion
particulièrement attentif aux auteurs de la imaginaire : la paraphrénie comporte les délires aux
psychiatrie qui ont considéré la psychose comme plus fortes charges imaginative et mégalomaniaque
purement psychogénique. C’est le cas de Sérieux et où le sujet, dit Lacan, «incorpore le monde à son
Capgras qui autour des années 1910 prétendaient moi» ; dans la psychose hallucinatoire chronique, le

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double s’oppose au sujet, l’épie, commente ses intrusion réelle au lieu de n’être qu’imaginairement
gestes ; dans le délire sensitif de relation, évoquée.
l’envahissement imaginaire est moindre : un idéal en Reste la question de la signification que le sujet
émerge, c’est l’idéal du moi qui menace le sujet de attribue à son expérience de la cause : en 1938,
reproches ; enfin, le délire de revendication peut Lacan y apporte une réponse qu’il critique lui-même
prendre appui sur la parole pour témoigner de elle est, dit-il, «d’aspect un peu philosophique» 9. De
l’intrusion imaginaire. quoi s’agit-il ? La signification est confondue avec
Mais ce qui fait véritablement l’avancée de Lacan le sens que, selon la dialectique hégelienne, le sujet
dans Les Complexes familiaux est d’une nouveauté peut rétrospectivement donner aux épreuves qu’il a
plus inouïe. déjà traversées.
Trois complexes se succèdent dans le On a ainsi en 1938 d’un côté une cause qui est une
développement de la personnalité le sevrage, imago déterminée dans l’espace du nouage des
l’intrusion, l’Œdipe. formes autonomes, de l’autre un sens qui lui est
Dans chacun, l’artifice des lois du langage et des attribué en fonction de la chronologie du temps, en
codes culturels interrompt le biologique, s’y fonction du temps du développement de l’individu,
superpose, y fait coupure, interdit «la satisfaction du temps historique.
des instincts», produit un manque, un creux où se C’est justement ce dernier point que les «Propos sur
loge l’objet du désir. On se souvient que c’est la causalité psychique» vont réinterroger en 1946.
seulement le refus de ce manque, de cette perte qui Il faut selon la formule de Jacques-Alain Miller,
fonde, dans la psychose, l’aspect positif de l’imago. considérer les avancées successives de Lacan
Dans le cas des trois complexes, Lacan utilise le comme autant de critiques qu’il porte sur ses
terme de nouage, de tressage des lois du langage ou constructions précédentes.
du code culturel. C’est ce nouage, dans le cas de la Voyons donc en quoi le texte de 1946 apporte une
névrose, qui détermine en son creux un objet qui ne formalisation nouvelle.
peut être évoqué qu’imaginairement.
Pour le complexe de sevrage, il parle du langage qui Les nœuds de significations
se noue au réel du besoin biologique de nourrissage
pour déterminer en creux l’imaginaire de l’objet Dans sa thèse, puis dans Les Complexes familiaux,
perdu qu’est le sein. c’est un dialogue fictif que Lacan poursuivait avec
Pour le complexe d’intrusion, c’est la médiation par les différentes conceptions psychiatriques.
la parole qui articule en les nouant dans une fiction En 1946, c’est un véritable dialogue qui s’installe
le réel de la lutte pour la reconnaissance et entre lui et Henri Ey qui l’invite aux Journées
l’aliénation imaginaire au semblable. psychiatriques de Bonneval. Dans les arguments que
Le complexe d’Œdipe enfin, noue ensemble les Lacan oppose à l’organo-dynamisme de Ey qu’il
«formes antinomiques» du surmoi et de l’idéal du assimile finalement à la théorie de Jackson, le plus
moi. intéressant concerne la critique que Lacan s’adresse
Autrement dit, il ne paraît pas déplacé de dire que implicitement à lui-même à propos de la façon dont
Lacan utilise là une sorte d’intuitive topologie des il a traité le sens en 1938.
nœuds pour montrer comment la cause, l’imago, est L’orientation nouvelle qu’il prend à cet égard
un vide produit dans l’entrelacs de ce qu’il appelle à l’affranchit pour une part de la dialectique
l’époque «les formes autonomes» du langage et de la hégelienne, dont les séminaires d’Alexandre Kojève
culture. auxquels il a participé entre 1933 et 1936 ont
Après 1953, ces formes autonomes deviendront, on renouvelé l’approche.
le sait, le symbolique. Mais, dès 1938, l’intuition Lacan réfute la conception psychiatrique selon
d’un nouage de dimensions hétérogènes est bien là, laquelle le délire est un jugement faux sur l’objet,
qui précède la nomination même de la catégorie du c’est-à-dire une signification erronée, un sens
symbolique empruntée plus tard à Lévi-Strauss. fallacieux attribué à l’objet psychique. C’est dans ce
Lorsque Lacan souligne la particularité de la cadre, avec ces a priori que la psychiatrie
«fonction formelle» de ces complexes dans les distinguerait la liberté d’attribution d’une
psychoses, il n’est pas abusif de considérer que, dans signification juste, dans le cas de la névrose, et
cette première théorie lacanienne de la psychose, l’absence de liberté de jugement, le jugement faux
c’est l’absence de nouage des formes autonomes qui ou l’absence de sens, chez le psychotique.
détermine formellement le fait que l’imago fera Cela impliquerait que l’on pense l’objet cause
(psychotique comme névrosé) sur le modèle de
l’objet de la science, autrement dit que le sujet

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puisse avoir avec l’objet psychique qu’il construit syntaxe» 12 montrent en fait que c’est une véritable
lui-même le même rapport que celui qu’il a avec un «anatomie» du rapport du psychotique au langage
objet du monde sensible physique qui existe hors de qui est en jeu, qui fait la structure de l’insensé.
lui. Ce ne sont pas que les psychoses du groupe de la
Le point vif est là : la psychiatrie oublie que les paranoïa qui sont concernées par cette analyse
conditions mêmes de production de l’objet syntaxique. Dans un article de 1931, «Écrits
psychique dépendent du sujet, qu’il ne peut pas être inspirés : schizographie », Lacan avait déjà abordé
par rapport aux significations qu’il donne à sa cause les phénomènes de la discordance à partir de
comme un observateur étranger puisque les l’analyse verbale des troubles syntaxiques et
significations ne sont qu’un fait du langage et donc grammaticaux. Il citait alors le linguiste Delacroix,
dépendent de la logique d’utilisation de ce langage qui lui-même se réfère aux travaux de Saussure.
que choisit le sujet. Bientôt, à partir des années cinquante, ce même
La critique que Lacan s’adresse à lui-même Saussure sera à nouveau au centre des intérêts de
concerne cette sorte d’oubli. En 1938, il cherchait la Lacan, mais cette fois à travers la lecture novatrice
signification du côté d’un sens de l’histoire du sujet pour les sciences conjecturales qu’en permettent
comme si le sujet pouvait contempler son Lévi-Strauss et Jakobson.
développement à la manière d’un objet étranger. En La paranoïa, du côté de la cause, reste la voie royale
1946, il corrige : les mots ne sont pas un système de de l’abord de la psychose, puisque la régression
signes qui double celui des réalités et tomberait à topique au stade du miroir est directement lisible
côté dans le cas des psychoses. Le mot est lui-même dans les phénomènes de persécution. On voit
«nœud de signification» 10 et c’est la liberté du cependant ici comment la schizophrénie, pour ce qui
psychotique que de faire, avec le langage, un nœud est de l’approche structurale langagière du sens, ou
de signification qui révèle non une erreur mais un plutôt de l’insensé, n’est pas tenue à l’écart dans la
autre type de rapport avec le langage. démarche de Lacan.
«La folie, corrige alors Lacan, n’est pas séparable de
la signification, c’est-à-dire du langage». Le «complexe spatio-temporel imaginaire», nouveau
Cela implique un véritable décentrement de la référentiel pour la rationalité de la psychanalyse
question du sens. L’utilisation du langage par le
psychotique, son style, sa façon d’habiter le langage, Lorsque, dans «Propos sur la causalité psychique»,
pourrait-on dire à la suite de Heidegger, révèle le Lacan réinterroge le versant causal de la psychose, il
sens même de son expérience. rappelle la structure du stade du miroir et étend ses
Ce sont les lois particulières de la syntaxe conclusions sur le narcissisme aux deux structures :
psychotique qui disent, qui cryptent le sens que le psychose et névrose. C’est à partir de cette
sujet attribue à sa cause. Le langage n’est pas perspective qu’il définit ce qu’il appelle la formule
désignation d’une réalité objective qui lui serait générale de la folie et situe la méconnaissance
extérieure, mais matériau même dans lequel le sujet comme son plus intime déterminant.
tisse le sens de sa réalité. Méconnaissance est ici à entendre comme le
Cela implique une deuxième remarque : Lacan avait quiproquo structural inhérent à la constitution
eu recours à l’intuition des nœuds pour construire spéculaire de l’unité du moi. Mais, faute à l’époque
l’imago et ses déterminants. En 1946, il généralise de discriminants assez fins pour distinguer grâce à
ce recours, puisque le sens attribué à la cause est lui l’opérateur logique de la forclusion, la particularité
aussi abordé comme un nœud de significations de la forme psychotique de méconnaissance,
autour du lieu psychique qu’est l’imago. psychose et névrose restaient dans un certain
De l’analyse de ces figures nouées du discours, continuum au regard de la position subjective de la
Lacan attend qu’elles permettent une approche Belle Âme qui signale la méconnaissance. Ainsi que
«concrète de la psychologie de l’insensé». 11 le soulignait Jacques-Alain Miller dans son cours
En ce sens, il ne faut pas hésiter à dire que Lacan «Cause et consentement», pour qu’une opposition
attend de la psychose, ou plus exactement de logique soit possible sur ce point manquait encore la
l’analyse syntaxique des nœuds de signification distinction entre la Verwerfung (qui laisse possible le
psychotique, qu’elle l’enseigne sur la structure retour dans le réel de ce qui n’a pas été symbolisé) et
langagière de l’inconscient. la Verneinung (liée au mode de négation par le
«Les allusions verbales, les jeux d’homonymies, les refoulement). Les «Propos sur la causalité
calembours, le jugement de l’idée dans le psychique» laissent en série les constitutions de la
sémantème, le néologisme, l’engluement dans la Belle Âme du psychotique et celle du névrosé. C’est

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là sans doute une des limites de la conception de la de ce que l’absence d’une théorie linguistique du
psychose antérieure aux années cinquante. Avant signifiant lui permettait.
l’avancée de 1954 sur la Verwerfung chez l’Homme On peut dire enfin que l’emprunt qu’il fera à Lévi-
aux loups et l’énoncé d’une nouvelle théorie de la Strauss des catégories du symbolique et du
psychose à partir du cas Schreber en 1956, il semble signifiant, l’utilisation qu’il aura de la théorie de la
que la clinique différentielle des modes résolutifs de linguistique structurale pour aborder la métonymie
la méconnaissance ait eu à garder une grande et la métaphore, (dont bien sûr la métaphore du
importance. La Belle Âme du psychotique le fait Nom-du-Père, en 1956), tout cela trouvera sa place
frapper autrui pour se dégager de la rencontre réelle absolument en continuité avec les avancées que nous
avec l’autre semblable. Ce faisant, il vise son propre venons de survoler jusqu’en 1946.
être, son kakon 13, selon l’expression de Guiraud que Après 1953, la seconde théorie de la psychose
Lacan emploie ici pour la première fois et le passage apportera des distinctions sur ce que nous avons vu
à l’acte a valeur résolutive ainsi que le montrent le être une approche encore trop générale de la folie de
cas d’Aimée ou celui des sœurs Papin. La Belle méconnaissance.
Âme du névrosé, elle, est accessible à une L’articulation de la forclusion et de la dénégation
rectification subjective, c’est ce que Lacan permettra de trancher les diagnostics de psychose et
s’emploiera à montrer après 1950. de névrose dans une clinique du sujet parlant.
C’est donc encore par la seule prise en compte de la C’est aussi ce que permettra la mise en évidence du
Verneinung que Lacan, en 1946, clôt son article par signifiant du Nom-du-Père, de la métaphore
une considération générale sur la cause de la folie. paternelle, de l’effet de sens de la fonction phallique.
La dénégation qui, lorsqu’elle nie, affirme, introduit La théorie du signifiant permettra d’unifier le champ
une méconnaissance de la distinction de l’espace du en fait encore double en 1946 de la cause et du sens ;
vrai et de l’espace du faux. Elle implique une non avant 1950, d’un côté la structure des formes
opposition des contraires. Cette particularité de autonomes détermine l’emplacement de l’imago non
l’espace subjectif est conjuguée avec la spécificité objectivable, d’un autre côté, les nœuds de
de l’effet d’après-coup dans ce qui conditionne le significations révèlent le sens que le sujet lui
temps dans l’inconscient. De ces deux points, Lacan attribue.
tire immédiatement les conséquences sur ce que la Après les années cinquante, la théorie du signifiant
psychanalyse introduit comme modification par permettra de rendre compte des deux versants à la
rapport au référentiel cartésien du temps fois : symbolisation ou non de la castration par le
chronologique et de l’espace classique, c’est-à-dire langage et le refoulement d’une part, et, pour les
par rapport à l’espace où les éléments sont mêmes causes, attribution d’un sens métaphorique à
distingués partes extra partes. cette castration ou retour dans le réel.
Lacan tire cette conclusion, considérable pour la Pour répondre à notre question introductive sur la
psychanalyse, au-delà de la question de la psychose : nature de la conception de la psychose chez Lacan
la cause de l’imago relève d’un «complexe spatio- avant 1953, on peut affirmer qu’en 1946 la première
temporel imaginaire». 14 théorie lacanienne de la psy chose, avec sa référence
Ce complexe imaginaire subvertit les catégories a au langage et sa définition de la cause comme imago
priori du temps et de l’espace de la connaissance repérée dans un référentiel spatio-temporel
classique. imaginaire, est déjà au sens plein une théorie
Cela n’a pour conséquence rien de moins que de analytique émancipée de la clinique psychiatrique,
poser les bases d’une rationalité de la psychanalyse même si elle n’a pas encore livré tous les ressorts
qui à la fois soit rigoureuse et dans le même d’une formalisation qui reste alors pour partie à
mouvement s’affranchisse de la raison scientifique venir.
qui assure la consistance de sa logique sur la
1. LACAN J., Propos sur la causalité psychique», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.
négation binaire et le temps chronologique linéaire. 166.
On peut dire qu’entre 1932 et 1946, Lacan a ainsi 2. GU1RAUD P., «Les formes verbales de l’interprétation délirante», Annales
médico-psychologiques, 1921, pp. 395-412.
défini la cause psychotique à partir de l’objet 3. LACAN J., «D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
psychique de l’imago dans sa version non négativée, psychose», Écrits, op. cit., p. 549.
4. LACAN J., Les complexes familiaux clans la formation de l’individu, 1938,
a replacé les déterminants de cette cause et Paris, Seuil, Navarin, 1984, p. 78.
l’approche du sens que le sujet lui attribue dans le 5. LEGUIL F., «Lacan avec et contre Jaspers», Ornicar ? n°48, pp. 17-18.
6. LACAN J., «Motifs du crime paranoïaque : le crime des sueurs Papin», paru
champ du langage et de la logique de sa syntaxe. dans De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité,
On peut dire encore que, dans l’analyse concrète de 1932, Paris, Seuil, 1975, pp. 389-398.
7. FREUD S., «Psychanalyse et théorie de la libido», 1923, Résultats, idées,
la psychose qu’il s’était fixée, il est allé au plus loin problèmes, Paris, PUF, 1985, t. 2, pp. 67, 69, 70.

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8. LACAN J., «Propos sur la causalité psychique», 1946, Écrits, op. cit., p. Salvador Dali en avait largement traité dans une
177.
9. LACAN J., Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, op. cit., étude consacrée à l’Angélus de Millet, où il compare
p. 35. le couple de paysans à un couple de mantes
10. LACAN J., «Propos sur la causalité psychique», Écrits, op. cit., p. 166.
11. Op. cit., p. 167. religieuses. Le peintre catalan s’y réfère pour mettre
12. Ibid. au point sa méthode dite de la «paranoïa critique».
13. Op. cit., p. 175.
14. Op. cit., p. 188. Lorsque l’on considère le film Él il semble
impossible de ne pas se souvenir de l’article de
Lacan «Structure des psychoses paranoïaques», paru
en 1931. Le personnage paranoïaque semble comme
extrait du texte de Lacan. Dans cet article, antérieur
Él de Buñuel : réflexions sur la paranoïa à sa thèse sur la psychose paranoïaque du cas
Marga Auré-Chueca Aimée, Lacan tente de rompre avec la perspective
psychiatrique de l’époque qui mettait l’accent sur la
«Este rayo ni cesa ni se agota : de mi mismo tomó su procedencia y ejercita en solution de continuité entre le caractère, la
mi mismo sus furores.» psychologie de la personnalité et l’accès
Miguel Hernández psychotique. Plus tard, c’est à partir de l’analyse
logique du rapport du sujet parlant à l’Autre que
«Les paranoïaques sont comme les poètes. Ils Lacan pourra expliciter le moment du
naissent ainsi. En plus de cela ils interprètent déclenchement qu’il appellera, en 1956 dans Le
toujours la réalité selon le sens de leur obsession à Séminaire Les Psychoses, le «coup de cloche de
laquelle tout s’adapte. Supposons, par exemple, que l’entrée dans la psychose» 3.
la femme d’un paranoïaque joue une mélodie au En 1931 Lacan montre que, dans la constitution
piano. Son mari se persuade tout à coup qu’il s’agit paranoïaque, les caractéristiques du délire semblent
là d’un signe convenu entre sa femme et son amant déjà apparaître. Il présente un sujet méfiant,
qui se tient caché dans la rue. Et ainsi de suite…» 1 susceptible, rigide, dont le jugement est affecté, un
Dans Mon dernier soupir, c’est ainsi que Luis sujet qui se surestime et finit par ne plus s’entendre
Buñuel décrit sa conception de la paranoïa. Buñuel avec personne.
avait souhaité que son œuvre El soit un film sur Lacan décrit dans cet article les délires passionnels,
l’amour et sur la jalousie. Passionné par la sthénie maniaque dont de
l’entomologie, il étudie le héros de son film, Clérambault distinguait trois formes délirantes : le
Francisco, comme s’il s’agissait d’un «anophèle». délire de revendication, l’érotomanie et le délire de
Ce portrait d’un paranoïaque, inspiré d’un roman de jalousie. «Leur analyse montre en effet, à leur base –
Mercedes Pinto, constitua pour Buñuel l’une de ses au lieu d’interprétations diffuses – un événement
œuvres préférées. initial porteur d’une charge émotionnelle
Él fut tourné au Mexique entre décembre 1952 et disproportionnée.» 4 Lacan s’éloignera de cette
janvier 1953. Présenté au festival de Cannes, le film conception psychogénétique et construira quelques
fut mal reçu par la critique. À Paris il suscita années plus tard le repérage structural de la
pourtant un grand intérêt, particulièrement de la part Verwerfung pour indiquer un rapport au signifiant
de Jacques Lacan. Buñuel écrit : «Lacan vit le film n’aboutissant pas à l’émergence de la signification
au cours d’une projection organisée pour cinquante- phallique.
deux psychiatres à la cinémathèque. Il me parla
longuement du film, dans lequel il reconnaissait Le «coup de cloche»
l’accent de la vérité, et le présenta à ses élèves en
La première image du film Él montre une énorme
diverses occasions.» 2
cloche vue de l’intérieur du clocher d’une église. Le
Buñuel ne goûtait guère la psychanalyse. Néanmoins
générique et le titre apparaissent en surimpression
il avait d’excellents amis psychanalystes et il avait lu
sur cette image fixe. Le film relate le déclenchement
Freud. Il reconnaissait par ailleurs que la découverte
et la construction d’un délire passionnel de jalousie,
de l’inconscient lui avait beaucoup apporté dans sa
jusqu’au dénouement par le passage à l’acte. Ce
jeunesse. De fait, Buñuel fut admis au sein du
délire de jalousie accompagne et nourrit un autre
mouvement surréaliste après la projection d’Un
délire, celui de la revendication de terres appartenant
chien andalou, film sur lequel André Breton, Aragon
à la famille du personnage principal qui s’en vit
et Man Ray ne tarirent pas d’éloges. Les surréalistes
dépossédé par des ennemis inconnus.
accordaient une importance particulière à la
La première séquence, authentique joyau
paranoïa, et à la passion destructrice de l’amour.
cinématographique, est celle de la rencontre de

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Francisco et de Gloria pendant la cérémonie et ne souligne que le rôle joué par son grand père
religieuse du Jeudi Saint, le mandatum ou lavement dans sa réalisation. Là, Buñuel met en avant l’élision
des pieds. C’est ici que le déclenchement de la du Nom-du-Père qui apparaît ici dans le pur et
psychose se produit, le «coup de cloche» dont parlait simple trou de l’oubli. Le délire de revendication des
Lacan. La force de cette première image fixe de la terres appartenant à la famille de Francisco
cloche de l’église prend ainsi pour nous consistance. semblerait venir à la place du chaînon manquant
Au cours de cette scène, l’objet regard est au dans la chaîne familiale brisée.
premier plan. Les personnages n’échangent aucun Que se passe-t-il lorsque le registre du père fait
mot. Néanmoins, à partir de cette rencontre des défaut ? La fonction du père «est centrale dans la
regards, tout semble joué dans la certitude. réalisation de l’Œdipe, et conditionne l’accession du
Francisco observe le père Velasco, son ami et fils – qui est aussi une fonction, et corrélative de la
confesseur : ce dernier est à genoux et embrasse première – au type de la virilité.» 5
sensuellement les pieds nus d’un enfant. Le plan Lorsque surgit un défaut dans la réalisation du
rapproché dote la scène d’un caractère érotique signifiant «Père» au niveau symbolique, la fonction
homosexuel. Le regard de Francisco, clairement paternelle demeure réduite à une aliénation
inquiet et gêné, se détourne de cette vision pour spéculaire, purement imaginaire : duelle, démesurée
observer les pieds des fidèles, tous correctement et déshumanisante. Cette situation peut passer
posés au sol. Parmi ces pieds bien rangés, on inaperçue durant des années – c’est le cas dans Él.
remarque soudain ceux, légèrement entr'ouverts, Cette stabilité repose sur toute une série
d’une femme. La caméra parcourt de bas en haut le d’identifications qui habillent le sujet comme s’il
corps de cette femme, jusqu’à ce que le regard de s’agissait d’un homme viril. Cela fonctionne
cette dernière rencontre celui de Francisco. Tous les jusqu’au moment du déclenchement de la psychose.
deux en sont bouleversés. L’éclair surgit alors, Ici le déclenchement surgit chez Francisco lors de sa
l’amour fou, que Francisco décrira plus tard, dans la rencontre avec l’Autre sexe, qui concerne aussi la
séquence où il séduit Gloria : «L’éclair ne naît pas filiation et la mort. Dans ce moment précis, le
du néant, mais de nuages qui mettent longtemps à se signifiant du Nom-du-Père est appelé à opérer avec
rassembler. Ce type d’amour se construit depuis son armature symbolique.
l’enfance. Un homme passe à côté de mille femmes Le noyau délirant, l’idée prévalente surgissent pour
et tout d’un coup, il en rencontre une et son instinct la première fois durant la nuit de noces, lorsque
lui dit qu’elle est la seule. Dans cette femme, tous Francisco embrasse son épouse. Il écarte ses lèvres
nos rêves sont cristallisés et toutes nos illusions, les des lèvres de Gloria dont il découvre les yeux
désirs de la vie antérieure de cet homme.» fermés : «À qui penses-tu Gloria ? Tu penses à
L’idée prévalente du délire surgit lorsque le regard Raoul !» À partir de cet instant, la spirale infernale
de Francisco traverse la vitrine d’un salon de thé. du délire ne connaîtra de bornes qu’avec le passage à
Francisco se tient au premier plan : il guette, depuis l’acte.
la rue, Gloria qui se trouve dans les bras d’un
homme. Francisco comprend sur le champ qu’il «Ce qui a été aboli du dedans revient du dehors»
s’agit de la fiancée d’un ami d’enfance, Raoul.
Francisco prévoit alors une rencontre avec Gloria, Freud a articulé la différence radicale entre la
pour pouvoir la séduire. Il décide d’organiser un conviction passionnelle et la conviction délirante. Le
dîner dans sa somptueuse maison. Au cours de ce sujet jaloux, passionné dans l’amour, projette ses
dîner, Raoul se verra confier la mission de présenter propres pulsions et les impute à l’autre. Son désir
aux invités la maison de famille de Francisco et par d’infidélité est projeté dans sa crainte d’être trompé.
là-même l’occasion d’exposer la filiation de ce Quand il s’agit du paranoïaque délirant, la formule
dernier. Cette maison moderniste avait été construite freudienne reprise par Lacan est : «ce qui a été aboli
par le père de Francisco qui s’inspira de l’Exposition au-dedans revient du dehors.» 6 Dans cette formule
Universelle de 1900 à Paris. À cette occasion, le du mécanisme de formation de la paranoïa, le
Père Velasco souligne la différence de caractère mécanisme de la projection des sentiments refoulés
entre le père de Francisco, «capricieux et original», vers l’extérieur est exclu.
et Francisco, «modèle de normalité» selon lui. La séquence de la cérémonie religieuse, ainsi que
La séquence suivante, couronnée par le baiser l’obsession que Francisco ressent envers Raoul,
d’amour donné par Francisco à Gloria dans le parc rappellent la conception de l’homosexualité refoulée
de la maison, est en contradiction avec la séquence comme cause de la paranoïa, conception
antérieure. Francisco y présente sa maison à Gloria abondamment soutenue par toute la littérature post-
freudienne, mais rejetée par Lacan.

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Freud signale que «la cause occasionnelle» de la une proposition grammaticale unique : «Moi (un
paranoïa de Schreber fut «une poussée de libido homme) je l’aime (lui, un homme).» 11
homosexuelle» 7, mais il s’oppose à une pensée du Dans Él, les différentes déclinaisons de cette
refoulement de l’homosexualité comme cause de la contradiction se font jour. «Le délire de jalousie
paranoïa : «Il n’y a là rien de caractéristique de la contredit le sujet, le délire de persécution, le verbe,
paranoïa, rien que l’on ne puisse retrouver dans l’érotomanie, l’objet. Mais il est pourtant encore une
d’autres cas de simple névrose et qu’on y retrouve quatrième manière de repousser cette proposition,
en effet. Le trait distinctif de la paranoïa (ou de la c’est de rejeter entièrement celle-ci. «Je n’aime pas
démence paranoïde) doit être recherché ailleurs : du tout – je n’aime personne. 12 »
dans la forme particulière que revêtent les Francisco décide de passer sa lune de miel à
symptômes et, de cette forme, il convient de rendre Guanajuato, la ville de ses ancêtres. Sans relâche et
responsables non point les complexes, mais le contre tout sens commun Francisco revendique,
mécanisme formateur de symptômes ou celui du procès après procès, la propriété des terres qui ont
refoulement». 8 Freud pose le problème depuis appartenu à ses ancêtres, terres dont il estime avoir
l’Œdipe et le complexe de castration, qui ne sont été injustement spolié. C’est à Guanajuato que
rien d’autre que la position sexuelle à assumer – Gloria rencontre Ricardo, un homme avec qui elle fit
homme ou femme. un voyage en avion quelque temps auparavant.
En 1911, Freud ne possède pas encore tous les Francisco identifie Ricardo à un Dom Juan, ce qui
éléments lui permettant de parler de la position provoque une nouvelle dissolution imaginaire.
féminine dans les psychoses ; il décrit cependant le Tout fera signe vers l’interprétation : «Tu lui plais»,
«fantasme féminin» de Schreber, son «désir «il nous suit», «il te fait signe» et la position de
féminin». Sur cette base œdipienne, Lacan assurera Francisco évolue rapidement de la jalousie à la
son concept de forclusion du Nom-du-Père dans les persécution – «il se rit de moi», «il espionne notre
psychoses comme pièce signifiante qui fait défaut intimité». Ce que suppose la locution grammaticale
pour que le sujet puisse assumer son propre sexe. finalement composée est – «il me hait parce qu’il
La confusion des post-freudiens, qui faisaient de l’aime», ce qui a pour conséquence – «je le hais
l’homosexualité le point causal de la psychose, sera parce qu’il me persécute». Cette phrase autorise le
totalement levée après que Lacan ait resitué cette paranoïaque à passer à l’acte contre son persécuteur
homosexualité comme un symptôme articulé au en rendant Gloria, son alter ego, responsable de
processus de féminisation, qui «dénonce le mode de toute cette conspiration ; Gloria qui devient alors le
l’altérité selon lequel s’opère la métamorphose du support de l’énoncé «c’est elle qui l’aime».
sujet, autrement dit la place où se succèdent ses L’identification à son épouse suppose une aliénation
transferts délirants.» 9 allant dans le sens d’un changement de sexe.
Le film de Buñuel rend compte d’un sujet qui, Le pauvre Ricardo s’est installé dans la chambre
jusqu’au moment de sa rencontre avec Gloria, d’hôtel contiguë au couple de jeunes mariés.
donnait l’impression de bien assumer sa fonction Francisco a l’habitude de fréquenter cet hôtel.
d’homme, sa virilité. Selon le père Velasco, Gloria Lorsqu’il découvre la présence de Ricardo dans la
est «la première femme de Francisco», et Francisco chambre voisine de la sienne, Francisco se sent
lui-même ajoute que Gloria sera aussi la dernière espionné. Une ombre perceptible par le trou de la
femme de sa vie. El s’articule parfaitement selon le serrure semble le lui confirmer. Irrité, Francisco
concept lacanien du déclenchement de la psychose saisit une aiguille à tricoter et l’introduit violemment
dû à la rencontre, dans le monde, de quelque chose dans le trou de la serrure avec la ferme intention de
qui ne fut pas primitivement symbolisé et face à quoi crever l’œil de Ricardo. La pulsion scopique entre de
le sujet se retrouve privé de tout recours. La thèse nouveau en scène, mais cette fois-ci du côté de
serait qu’il existe quelque chose dans la relation l’horreur. L’acte violent de Francisco demeurant
homme-femme qui ne peut être symbolisé, puisque sans réponse, celui-ci sort de sa chambre pour
le sujet ne trouve pas sa place comme homme ou agresser Ricardo qu’il accuse de voyeurisme. Ce
comme femme dans l’appareil symbolique qui aurait dernier est expulsé de l’hôtel car personne ne met en
dû être articulé par l’Œdipe. En conséquence, sur doute les accusations de Francisco. Buñuel intègre
l’axe a–a', «une véritable réaction en chaîne au ici un souvenir de son adolescence : dans les cabines
niveau de l’imaginaire» 10 se produit. Lacan insistera de plage de San Sebastian, lorsque les femmes se
sur les problèmes logiques impliqués dans les sentaient observées pendant qu’elles se changeaient,
différentes façons qu’a le paranoïaque de contredire elles utilisaient de longues aiguilles à chapeau qui
étaient alors à la mode, aiguilles qu’elles

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introduisaient par les rainures des cabines de bois. prendre appui, se précipite désespéré dans la
Le jeune Buñuel se protégeait alors l’œil au moyen chambre de Pablo, son majordome, pour lui exposer
d’un verre qui lui permettait d’observer que Gloria le trompe.
tranquillement la scène. Francisco lui demande s’il en viendrait à tuer sa
Le délire de jalousie de Francisco se répète dans le femme, au cas où il serait persuadé d’être trompé. Le
conflit qui l’oppose au jeune avocat plaidant la cause domestique lui répond en souriant que s’il était à la
de la récupération des terres familiales de place de Francisco, il demanderait le divorce :
Guanajuato. Francisco demande à Gloria de séduire «depuis qu’il s’est marié, mon maître n’est plus
l’avocat en s’identifiant à nouveau à cette dernière – heureux».
«s’il l’aime, il m’aimera». Fou de jalousie après le Lorsque l’appareil symbolique ne parvient plus à
succès de l’entreprise, il passera à l’acte en simulant articuler l’appareil imaginaire, ce dernier apparaît
l’assassinat de Gloria avec un revolver chargé à disloqué et la régression topique qui s’ensuit
blanc. Gloria tombe inanimée sous le coup de feu provoque la détérioration de l’intégrité de l’image du
tiré par Francisco. Plus tard, apitoyé par l’angoisse corps en un corps fragmenté, antérieur au stade du
de Gloria, Francisco propose à son épouse de miroir. C’est ici que trouve sa force et sa cohérence
partager avec lui une promenade. Il la conduit au la scène qui suit immédiatement l’échange entre
sommet du clocher d’une église. Pablo et Francisco : l’ascension en zigzag de
La scène qui se déroule alors est de l’ordre d’un l’escalier qui conduit à la chambre. Durant la nuit,
délire de grandeur. Freud révélait en effet un Francisco prépare avec une méticulosité digne du
élément de délire de grandeur dans toutes les marquis de Sade tous les outils nécessaires pour
paranoïas : «je n’aime personne» devient une coudre le sexe de son épouse, lui suturer tous les
assertion équivalente à «je n’aime que moi». orifices.
Francisco et Gloria se tiennent maintenant sous une «Moi je ne t’aime pas, je te hais», constitue la
cloche énorme. L’écho donne à Francisco un étrange proposition finale. Gloria s’enfuit du foyer, et
accent. Depuis le sommet du clocher, regardant la Francisco part à sa recherche avec la ferme intention
multitude de la foule déambuler par les rues comme de la tuer.
s’il s’agissait d’insectes, Francisco se met à la place
de Dieu : «Ici je suis heureux, dans les hauteurs, À gorge déployée
libre de toute préoccupation et loin de la méchanceté
des hommes. […] Regarde tout ce monde d’en bas. Durant cette poursuite apparaissent les uniques
On voit clairement d’ici ce qu’ils sont : des vers de hallucinations de Francisco qui vont provoquer le
terre… On aurait envie de les écraser. Si j’étais passage à l’acte. Francisco entend rire la concierge
Dieu, je ne leur pardonnerais jamais. […] Te rends- de Raoul alors qu’il quitte le domicile de ce dernier
tu compte que nous sommes seuls ici et que je où il pensait que Gloria se cachait. Il interpelle la
pourrais te punir en te jetant dans le vide ?» concierge : «Vous êtes en train de rire de moi !» La
Francisco saisit Gloria par la gorge et tente de femme en est surprise. Dans la rue, Francisco croit
l’étrangler puis de la précipiter dans le vide. Gloria d’abord apercevoir Raoul, puis Gloria en train de se
horrifiée parvient à s’échapper. Un heureux hasard maquiller dans une voiture. Francisco croit enfin
lui fait rencontrer Raoul, son ancien prétendant, à apercevoir Gloria et Raoul entrant ensemble dans
qui elle va confier son histoire. une église ; ce n’est que lorsqu’il s’approche du
Découvrant que Gloria a réellement rencontré Raoul, couple qu’il se rend compte de son erreur. L’écho de
et sachant désormais que Raoul est au courant de la toux d’un vieillard qui passe à ses côtés est le
tous les secrets de sa vie intime, la certitude d’avoir signal : Francisco pense que le vieillard rit de son
été trompé devient totale et insupportable pour erreur d’appréciation. Dans un phénomène
Francisco – «c’est elle qui l’aime.» Dans cette hallucinatoire, Francisco perçoit avec horreur tous
sentence, le sujet fait de nouveau porter à l’autre, en les fidèles lui faisant la grimace et riant de lui à
l’occurrence à sa propre épouse, son propre gorge déployée ; une femme mime à son intention
message : «Dans le délire de jalousie, on trouve au les cornes du mari trompé – «Ils le savent tous. Tous
premier plan cette identification à l’autre avec le savent». Même le père Velasco, qui célèbre alors
l’interversion du signe de la sexualisation» 13. la messe, est pris d’un fou rire. La scène, entre
Le processus de féminisation psychotique et sa comique et horreur, se conclut par le passage à l’acte
dissolution imaginaire apparaissent au cours de la de Francisco agressant le père Velasco.
scène suivante où Francisco, à la recherche de L’ultime séquence nous montre Francisco vêtu en
quelque référence imaginaire sur laquelle il pourrait moine, sans moustache, dans un monastère de
Colombie. Raoul, Gloria et son fils de six ans

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viennent prendre de ses nouvelles. Le père supérieur Un regard qui pousse-à-la-femme


du monastère explique qu’après son passage par une Virginie Jacob-Subrenat
clinique, avec l’aide de la foi, son séjour au
monastère a protégé Francisco de son passé : «Sa Le concept de «pousse-à-la-femme» 1 est abordé par
conduite est exemplaire». Le père supérieur, Jacques Lacan dans L’Étourdit à l’occasion d’une
s’adressant à l’enfant, lui demande son nom. relecture des formules de la sexuation déjà
«Francisco», répond l’enfant. Gêné par la réponse, le proposées en 1972-73 dans Le Séminaire Encore 2.
supérieur se dirige vers Raoul à qui il demande s’il Ces formules, qui concernent le sujet en tant que
s’agit de son propre fils, mais la réponse est éludée. parlêtre au-delà de son sexe biologique, distinguent
Il n’y aura pas de réponse concernant la paternité de deux positions de jouissance, l’une masculine et
l’enfant. l’autre féminine.
Buñuel laisse donc en suspens la question de la Ce «pousse-à-la-femme» est lié au déchaînement de
filiation. Le film trouve son impact dans cet après- la pulsion lorsqu’elle ne s’inscrit pas sur fond de
coup autour du vide de la place du père. La question castration, comme c’est le cas pour le sujet
de l’existence du sujet est articulée selon Lacan psychotique. Il témoigne de l’existence d’un sujet
comme un «"Que suis-je là ?", concernant son sexe qui dit non à la fonction phallique, et s’articule
et sa contingence dans l’être, à savoir qu’il est logiquement à cette position d’exception féminine
homme ou femme d’une part, et d’autre part, qu’il que le sujet soumis à la forclusion tente de faire
pourrait n’être pas, les deux conjuguant leur exister.
mystère, et le nouant dans les symboles de la Le cas ici proposé illustre la problématique de la
procréation et de la mort» 14. féminisation considérée à partir de ce que Lacan
Maintenant stabilisé, Francisco retrouve «la paix et appelle «l’effet de pousse-à-la-femme». La
la tranquillité» dans ce monastère. Il est ici à l’abri construction est tramée en fonction, d’une part du
de nouvelles rencontres qui pourraient faire appel au repérage de la localisation variable d’une jouissance
signifiant qui se trouve forclos dans la psychose : qui n’est pas domestiquée, et d’autre part du travail
«La notion de père, très voisine de celle de la crainte du délire élaboré à partir de signifiants privilégiés.
de Dieu, […] donne l’élément le plus sensible dans Monsieur D., âgé d’une quarantaine d’années, vient
l’expérience de ce que j’ai appelé le point de capiton me rencontrer sur le conseil de son médecin
entre le signifiant et le signifié.» 15 généraliste qui, suite à de nombreuses investigations,
La certitude délirante demeurera néanmoins intacte. ne peut expliquer les phénomènes décrits par le
«Vous avez vu, mon père, combien j’avais raison ?» patient. Depuis la mise à la retraite de son père,
dira Francisco à la fin, dans le jardin du cloître. «premier pas vers la mort», Monsieur D. se plaint
Buñuel l conclut sur une scène oit insiste le réel : d’une humeur dépressive associée à un sentiment de
malgré le calme revenu, quelque chose reste fixe et danger de mort. Ces troubles connaissent un
ne cesse pas de se manifester. paroxysme avec brouillage de la vision, sensations
1. BUNUEL L., Mi ultimo suspiro, Tribuna de Plaza & Janés, 1998, p. 239.
de vertige et oreilles cotonneuses. Ils sont apparus à
2. Idem. la suite d’un événement récent qui l’a, dit-il,
3. LACAN J., Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, P.
290.
«achevé, effondré». Monsieur D. souffre d’une
4. LACAN J., «Structure des psychoses paranoïaques», Ornicar ? n°44, Paris, grande tristesse depuis que la secrétaire de son
Navarin, printemps 1988, p. 11.
5. LACAN J., Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, op. cit., p. 230.
cabinet d’assurances est partie accoucher. Monsieur
6. FREUD S., «Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de D. est amoureux d’elle, mais il ne s’est jamais rien
paranoïa – Le Président Schreber», Cinq psychanalyses, Paris, PUE 1970, p.
315.
passé entre eux ; il ne l’a pas touchée». Cet
7. Ibid., p. 291. événement a laissé Monsieur D. dans une grande
8. Ibid, pp. 304-305.
9. LACAN J., «D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
perplexité, il ne parvient pas à le problématiser. La
psychose», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 544. mort, la vie, la procréation sont indicibles,
10. LACAN J., Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, op. cit., p. 100.
11. Freud S., «Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de
inexplicables ; l’absence de signification phallique
paranoïa – Le Président Schreber», Cinq psychanalyses, op. cit., p. 308. place cette rencontre avec l’Autre sexe dans le réel,
12. Ibid., p. 310.
13. LACAN J., Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, op. cit., p. 53.
et les phénomènes corporels témoignent de
14. LACAN J., D’une question préliminaire à tout traitement possible de la l’intrusion d’un réel dû à cette conjecture.
psychose, Écrits, op. cit., p. 549.
15. LACAN J., Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, op. cit., p. 304.
Même si ce sujet insiste sur certains symptômes de
type obsessionnel, notamment des rituels, la
conjoncture de déclenchement psychotique
commande une grande prudence. Je me contenterai
d’accuser réception du savoir qu’il m’expose,

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portant intérêt à ses constructions, valorisant sa Depuis son enfance, Monsieur D. doit donc se
détermination à élaborer, en inscrivant ce travail défendre contre ce paradoxe pulsionnel qui le pousse
dans un prise en charge à long terme. Chacune de à être vu tout en ayant cette «peur suprême» d’être
mes interventions s’efforcera de déjouer la place du regardé. Être regardé est insupportable car la femme
persécuteur qui s’est très vite révélée dangereuse. qui est en lui pourrait être dévoilée. Monsieur D. se
Écrire ce que dit Monsieur D. s’imposera alors sent coupable des pulsions homosexuelles qu’il doit
comme une solution qui inscrit entre nous une combattre, il est attiré par des hommes qui, comme
relation sans supposition de savoir. Il s’agira alors son père, ne sont pas des «forts à bras». Il hait
d’une mise au travail commun. l’image féminisée que son père représente et dans
laquelle il se retrouve, il aimerait la détruire : «Je
«J’ai gâché la photo» suis un homme déstructuré, je ne suis pas loin de
basculer dans la folie».
Monsieur D. souffre d’angoisses ayant pour effet des
phénomènes corporels qu’il situe en lien avec ce «Suis-je poule ou cheval ?»
qu’il nomme «ma phobie» – phobie du regard des
autres, crainte de prendre la parole en public et Au temps longtemps, Monsieur D. a déjà connu
obsession de la saleté. Monsieur D. évoque alors l’angoisse de ce basculement, il dit avoir eu très tôt
cette inquiétude qu’il a déjà connue à l’adolescence besoin de «combler le vide du père». Pour survivre,
et qui avait été déclenchée par la demande d’un il lui faut des modèles, il se réfugie dans
professeur ; il lui fallait s’exposer en récitant un l’imaginaire d’un homme qui aurait une voix virile
poème devant la classe. Il associe cet événement à la comme son grand-père paternel, «un charpentier, un
survenue de pollutions nocturnes auxquelles il ne père idéal». Depuis la mort de son grand-père,
s’attendait pas. Il a alors connu un sentiment de Monsieur D. se soutient de pères qu’il prélève dans
perte de contrôle et c’est ainsi qu’il est devenu l’actualité, et qui sont pour lui des figures idéales –
«phobique de tout ce qui coule» (sperme, encre de écrivains, politiciens – qu’il doit aussitôt remplacer
stylo, fécès, etc.). Il dit avoir fui l’école et avoir s’ils déchoient ou s’ils meurent.
vécu, depuis lors, dans la peur que cette mauvaise Monsieur D. vit depuis toujours dans l’angoisse de
rencontre se produise à nouveau. se laisser aller du côté d’un père homosexuel qui le
À ce moment du traitement, Monsieur D. se plaint féminise et, d’autre part, dans la crainte d’un père
également de penser et surtout «d’être pensé» par imaginaire surpuissant, incarnation d’une jouissance
son père, jour et nuit. En effet, depuis la mise à la réelle.
retraite du père, depuis que celui-ci est «rentré dans Le regard de l’Autre veut lui ôter quelque chose ;
le privé», il s’est concentré sur la santé et la vie de Monsieur D. est hanté par des idées de castration
son fils, que cela trouble. Pourtant, Monsieur D. qu’il vit dans le réel. Néanmoins, il résiste à se faire
redoute la mort de son père, car ce jour-là, il pense l’objet de la jouissance de l’Autre. Il refuse ce rôle
que «tout basculera». Il évoque un gros contentieux féminin que lui a assigné le père de la réalité, et
vis-à-vis de ce père qu’il qualifie d’homme femme, revendique une position masculine qu’il ne peut
homme impuissant, homme sans sexe, homme en pourtant assumer, car la signification phallique ne
tout cas incapable de satisfaire les désirs d’une mère lui a pas été transmise par ce père impuissant. Se
triste, voire mélancolique, et perpétuellement mirant dans le regard de l’Autre, il ne doit rien
insatisfaite. laisser paraître d’une virilité, tout en s’employant à
Son père est situé par rapport au champ scopique : ce que ne soit pas démasquée une féminité. «Suis-je
Monsieur D. décrit une photo retrouvée récemment, poule ou cheval ?», s’interroge-t-il.
une photo qui sera centrale dans son élaboration. Le La jouissance est maintenant localisée au lieu de
père le prend en photo alors qu’il a cinq ans, mais l’Autre. Des certitudes se mettent en place, et ses
l’enfant penche la tête et gâche la photo. Il bouge car convictions paranoïaques attestent de la localisation
ce regard le transperce, il y a danger, il penche la d’une jouissance restée jusqu’alors diffuse dans le
tête pour déplaire au père qui, pense-t-il, a des corps. C’est à ce moment-là que Monsieur D.
pulsions homosexuelles à son encontre : «Mon père substitue à la boîte de médicaments qu’il avait dans
est doux, pas viril et il me harcèle sexuellement». la poche, le numéro de téléphone de l’analyste.
Commentant cette photo, Monsieur D. décrit un
appel au père qui légifère et pose une limite ; c’est L’homme exécute sur ordre de la femme
en vain qu’il a provoqué ce père avec lequel il aurait
voulu avoir un combat – combat injouable puisque Monsieur D. se remémore un rêve : «Dans une
le père a depuis toujours déclaré forfait. maison familiale pendant la guerre, les Allemands

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arrivent, toute la famille m’abandonne, je reste seul relations sexuelles avec des hommes ou des
face à un peloton d’exécution composé d’hommes ; femmes ? Pénétrer une femme, c’est insupportable…
il apparaît une femme qui, j’en suis persuadé, va me J’ai des pulsions pour des pauvres mecs comme mon
sauver de cette mort imminente, mais en fait c’est père, mais pourtant c’est la femme idéale que je vise,
elle qui donne l’ordre de mort pour me punir.» celle que j’aimerais et qui m’aimerait. La femme
Toute sa vie s’est organisée en fonction de cette idéale, c’est la mère qui n’interdit pas mais qui aime,
horreur – être exposé au regard de l’Autre. Il la Vierge Marie avec son enfant dans les bras, que je
déménage et change de profession dès que la place sur une montagne inaccessible». Monsieur D.
situation – dont il est pourtant «poussé» à reproduire ne s’autorise pas à rencontrer sexuellement des
les coordonnées – se présente. Dans la vie, c’est femmes trop belles ou trop intelligentes, il se
comme si Monsieur D. se trouvait devant ce peloton, contente de les aimer sans envisager davantage avec
où l’homme se fait persécuteur, mais sur ordre de la elles. Il a une femme qui n’est pas la femme dont il
femme : «La femme, c’est le piège, les hommes ont rêve, celle qu’il aimerait et surtout par laquelle il
des fusils, des javelots, des dards de guêpes, les serait aimé. Il ne peut avoir d’actes sexuels qu’avec
femmes mordent comme des lions, j’ai une phobie des femmes pas trop propres, pas trop belles, des
de ces animaux». femmes qu’il paie et qu’il n’aime pas. Ainsi la
Monsieur D. met en série plusieurs souvenirs qui jouissance phallique ne risque pas de basculer et de
sont déterminants dans son rapport à l’Autre, comme se transformer en jouissance de l’Autre.
dans l’évolution de sa maladie «Ma mère ne Sur le plan pulsionnel, il s’avoue honteusement
m’aimait pas, elle a fait une dépression et elle est attiré par «les hommes pauvres types», mais vivre
obsédée par la propreté. Les deux voies d’accès à ma son homosexualité ne serait pas normal : «Mes
mère sont l’hygiène et le savoir, mais être propre et parents n’ont pas su faire face à la compréhension de
brillant à l’école, c’était prendre le risque de la sexualité, les liens sont flous, il n’y a pas de
m’effondrer sur le chemin». Il ne peut porter de repères, pas de limites. Ma famille c’est de la
vêtements neufs sans que la peur ne le saisisse : «Je pornographie, mon univers mental est porno, je
me souviens du bain que me faisait prendre ma mère baigne dans la pornographie. Il y a un ratage !»
quand j’avais fait dans mon pantalon, je faisais
d’ailleurs chaque jour dans mon pantalon et ceci Ce qui doit avoir un nom
jusqu’à huit ans, et chaque jour ma mère me donnait
une fessée, elle me baignait, embrassant et À ce moment du travail, la figure persécutrice n’est
mordillant mon petit sexe en riant». Il évoque la plus supportée par le père faible, dévirilisé et
difficulté qu’il a eue à devenir propre et son désarroi incapable de satisfaire une femme. C’est la mère qui
quand, à treize ans, sont apparues ces pollutions a dévirilisé le père et qui veut le déviriliser, lui aussi.
nocturnes inexpliquées qu’il associe à la demande du La mère a ôté le phallus au père. Monsieur D. se
professeur. Il a vécu cette perte de contrôle dans la trouve donc face à cette ambiguïté d’une mère qui
panique. s’approprie le phallus et place pourtant son fils en
La pulsion de mort est désormais placée du côté de position de l’être, et d’un père qui ne l’a pas et ne
la mère, de la maîtresse, de la femme : aller aux WC, peut donc légitimer l’usage qu’il en ferait, au prix
se sentir rougir, parler, écrire, c’est devenir fou, c’est d’une perte d’être.
prendre le risque que sa féminité soit démasquée, le Le regard comme objet n’a pas été extrait du champ
risque de s’abandonner à la passivité. de l’Autre. Cela comporte comme conséquence que
tous les regards menacent son intégrité : celui du
Pas de loi du désir père atteint son organe, celui de la mère le voudrait
propre, pur, elle aurait voulu qu’il soit prêtre. Le
Les parents se sont connus par correspondance, le regard est une menace, il déclenche la peur.
mariage se fit rapidement et le couple s’installa alors Monsieur D. distingue les menaces intérieures, les
dans le foyer des grands-parents paternels qui petites peurs qui préviennent le danger, de la grosse
représentent pour Monsieur D. le couple idéal – un peur, qui est vécue comme une menace extérieure –
homme charpentier viril et clair, une femme tendre sa phobie, comme il la nomme.
et douce qui aime : «Qui était le père, mon père ou L’homosexualité, la féminisation, apparaissent alors
mon grand-père, un enfant ne sait pas, il a donc le comme un refuge, une solution utilisée par le sujet
droit de choisir ? !» contre la menace extérieure en la figure de La
Monsieur D. dit avoir perçu très tôt sa nature femme idéale, et des différentes versions d’Un-père
perturbée, ce qu’il appelle sa «perversion» : «La imaginaire surpuissant, représentant de la force
sexualité c’est carry brouillé, doit-on avoir des vitale.

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Ce cas illustre sur ses deux versants «l’effet de l’affect qui signale cette bascule. Elle constitue le
pousse-à-la-femme» : Monsieur D. décrit ce pousse phénomène d’un corps qui est, par opposition au
pulsionnel à rencontrer le regard des autres – regard corps que l’on a. Le sujet psychotique a affaire à ces
qui le féminise – mais il évoque également ce pousse deux corps.
logique à occuper une position d’exception. Luc est adressé par son médecin généraliste en
raison de l’angoisse tenace qui l’assaille. Agé de
Consentir à être regardé trente-six ans, célibataire, Luc est le huitième d’une
famille de dix enfants. Son père, agriculteur, maire
Depuis le début de nos rencontres, Monsieur D. de la bourgade, «politicien» c’est-à-dire hypocrite et
s’appuie sur le transfert pour accomplir un travail enjôleur, lui a fait défaut. Lorsqu’il se tordait
d’élaboration qui lui permet de ne pas s’effondrer. Il d’angoisse, ce père n’a rien vu, rien compris. En
cherche avec acharnement une construction revanche, il voulait à toute force que son fils
susceptible d’endiguer la jouissance qui l’envahit. réussisse, soit le meilleur – «et pourquoi pas
Si, comme il l’affirme souvent, «l’angoisse doit Napoléon ?», commente ce dernier. Luc n’a pu tenir
avoir un nom», on peut penser qu’il est en quête la gageure : il a craqué au bac qu’il a raté, pour ne
d’un signifiant identificatoire sur lequel il pourrait jamais le repasser en dépit du souhait prêté au père.
prendre appui. Y consentir, plutôt que lutter contre – La mère : «une sainte que le père exploite». Elle
il s’agirait donc de pallier au réel de la jouissance «vénère son mari», «elle est aux petits soins pour
par la nomination. lui». Une mère tout amour, par conséquent, qui se
Aujourd’hui, Monsieur D. vise la guérison qui dévoue à son mari. Elle est aussi très bonne pour le
consisterait, selon lui, à accepter son père comme un patient. Elle est sans doute la seule qui échappe à la
frère. Guérir serait penser qu’on le trouve beau méfiance du sujet.
quand il est regardé – «pouvoir défiler sous le regard Les troubles de celui-ci se laissent regrouper autour
de spectateurs, comme Le mannequin homme». de trois moments-clés. Il y a d’abord cette fessée
Guérir supposerait aussi de réaliser son rêve d’être mémorable administrée par le père «sans raison».
écrivain, car écrire est sa passion. Il y a des petits Ou plutôt, rectifie Luc aujourd’hui, sans doute en
mots partout sur son bureau, et il commence à raison de la masturbation à laquelle il s’est, de
pouvoir y mettre de l’ordre : «Je voudrais écrire toujours, abondamment livré. Réfugié dans son lit
l’histoire d’un vagabond qui sait qu’il est sale et en pour pleurer c’est le frère aîné qui viendra l’en tirer.
tire du plaisir, pour être lu de tous». Ensuite, intervient cet épisode que l’on peut
Écrire une longue histoire – son histoire – met considérer comme le déclenchement à bas bruit de
Monsieur D. dans une angoisse encore sa psychose. Parvenu en classe de sixième Luc est
insupportable, mais il parvient depuis peu à écrire mis en pension. Il éprouve alors un sentiment
des petites nouvelles, des fragments d’histoires. Il océanique de solitude accompagné d’une peur
contourne ainsi l’écriture du roman qui aurait le terrifiante des autres. Timide et secret, il se tient sur
statut d’être l’Histoire, et dont la perspective – être ses gardes : il redoute l’agression de ses camarades
lu de tous – déclenche l’angoisse. de classe qu’il regarde comme des voyous. À cette
Monsieur D. semble donc actuellement cheminer peur intérieure, qui confine déjà à l’effondrement
d’un avoir illégitime générant chez lui la subjectif, Luc répond par une frénésie masturbatoire.
persécution, vers une solution de l’ordre d’un Au point que lui-même finira par trouver la chose
consentement à être le phallus, position féminine qui anormale. Enfin, un second déclenchement sera
le pousse à «se faire l’Objet qui manque à être suivi de l’ébauche d’une construction délirante sous
regardé par tout homme». la forme d’un délire à deux. À la veille de passer le
bac le sujet s’effondre : Luc tombe dans ce qu’il
1. LACAN J., «l’Étourdit», Scilicet n°4, Paris, Seuil, 1973, p. 22.
2. LACAN J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1973, p. 73. appelle «une grande fatigue». C’est alors qu’il entre
dans le délire de son aîné qui se croyait persécuté
par des «Rosicruciens». Le père était membre de la
Les deux corps du sujet psychotique
secte diabolique. Il détenait un pouvoir occulte et
Réginald Blanchet
maléfique de sorcier. À preuve, Luc ne
s’évanouissait-il pas tous les midis à table en sa
La thèse que ce cas permet d’illustrer pourrait se dire présence ? Possédé du démon, il devait être exorcisé.
ainsi : la satisfaction pulsionnelle qui s’exerce hors L’aîné le conduisit en grand secret chez un curé
du principe de limitation phallique revient à réduire exorciste. La rencontre fut décisive. Le sujet
le sujet à son corps. Dans ces conditions, loin témoigne en être sorti tout «changé». Le curé lui
d’avoir un corps le sujet tend à l’être. L’angoisse est

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révélera, entre autres, le sort que Dieu lui réservait : pour l’Autre, corps ou âme ? C’est ce qu’exprime le
il devait se faire moine. Les signes de la volonté besoin impérieux qui s’impose à lui de se confesser
divine se lisaient dans le fait que Luc s’était depuis après les rapports sexuels. En faisant exister la faute,
toujours muré dans le silence et le retrait. la confession fait exister du même mouvement le
Dans les dix années qui ont suivi, de dix-huit à sujet dans la modalité du sujet moral, du sujet
vingt-huit ans, le sujet dit s’être très mal porté. Au responsable. Cela explique que Luc tienne tant à sa
cours de cette période, Luc s’essaie à une solution culpabilité en dépit des assurances que lui donnent
par le père. Il en appelle en premier lieu à son propre les curés régulièrement consultés qui soutiennent
père. Luc travaille deux années durant à la ferme que ce n’est pas forcément pécher que d’avoir des
familiale dans l’espoir que son père fasse bientôt de rapports sexuels hors des liens sacrés du mariage.
lui son successeur à la tête de l’exploitation. Peine Mais les curés qui parlent ainsi, lui, il ne les croit
perdue. Son espoir est déçu. Il se réfugie alors à pas ! Ils ne doivent pas être vraiment de l’Église : ce
l’abbaye voisine comme «familier» (frère convers) : sont des intellectuels devenus curés ! C’est dire que
«il a besoin d’y voir clair». Cette tentative se solde à cette Église qui fait bon marché de la faute n’est pas
nouveau par un échec. S’il estime avoir été durement l’Église qu’il lui faut. Mais, d’autre part, lorsque, par
exploité par son père, il considère n’avoir pas mieux malheur, son vœu est exaucé d’être reconnu
été traité par le père-abbé. Ce dernier a fait preuve coupable c’est alors une culpabilité sans mesure qui
de cruauté à son égard. Luc parviendra à quitter son l’accable : l’angoisse en est l’affect. Il lui faut donc
asile. La période qui suit semble plus apaisée. Ayant avoir affaire à un bon père : qui reconnaisse sa faute
renoncé à attendre son salut d’un père, ou plutôt à saris l’y anéantir. Mais cette mesure, cette juste
remettre son sort dans les mains d’un père, Luc mesure, précisément, n’est pas à la portée du sujet.
passe un concours de la fonction publique. C’est ce qui fait son impasse existentielle.
Désormais guichetier à la poste, il a la chance de Ici apparaît l’originalité de son rapport à la religion.
s’entendre avec son supérieur qui l’apprécie : il est Ce n’est pas qu’il ait véritablement la foi. C’est
primé au titre de «meilleur vendeur». plutôt, il le dit, qu’il en a besoin «sinon c’est foutu
pour lui !» Il a, en effet, absolument besoin de croire
La thématique délirante en un bon Dieu. Au fond, le sujet est incroyant. Il le
dit lui-même, pour s’excuser de son catholicisme :
La peur en est l’élément essentiel. Le sujet a «je ne me suis pas encore débarrassé de tout ça».
fondamentalement peur. Il a le sentiment permanent Simplement, sans Dieu, il serait tout entier livré au
d’être sous le coup d’une menace. Il s’agit d’une Mal. Car telle est sa certitude absolue : le Mal existe.
menace innommable, qui s’exprime sous la forme Dieu n’en est que l’implication forcée. Si le sujet
d’une angoisse massive et insistante. Mais c’est veut garder espoir dans la vie, dans une vie qui ne
aussi une menace que le sujet tente d’identifier : il soit pas un enfer pour lui, il lui faut poser un
l’impute aux «Rosicruciens» et, plus largement, aux principe de bonté qui fasse pendant au Mal. Face à la
sectes diaboliques, au Diable lui-même. Sa certitude du diable, l’axiome divin devient vital.
thématique délirante pourrait se résumer d’un mot, Cette bonté divine, le sujet l’hallucine. «Vous allez
ainsi que l’atteste un rêve récent : il serait l’enfant de croire que je suis fou, me confie-t-il, mais quand je
Dieu contraint à vivre caché sur terre pour échapper regarde une image pieuse je sens une
aux démons qui le pourchassent. Mais ce thème communication entre elle et moi, un flux d’amour
délirant ne tient pas vraiment. Le sujet n’y adhère qui passe d’elle à moi». Le phénomène
que par éclipse. Ce qui tient solidement, en hallucinatoire montre une effusion de jouissance,
revanche, et qui emporte sa conviction, c’est la ineffable et non localisée dans un organe du corps. Il
méchanceté de l’Autre. L’Autre est le haut lieu témoigne d’un certain régime de la jouissance,
d’une puissance maléfique. La peur que le sujet y jouissance Autre, pour dire qu’elle est hors
corrèle lui est essentielle. On peut dire qu’il s’est symbolique. C’est ce régime de jouissance non-
toujours repéré sur elle. phalliquement ordonné que révèle l’exercice de la
Le sujet a peur du Diable. Le Diable nomme pour lui sexualité chez le sujet, et c’est aussi ce qui fait son
le lieu de l’innommable Luc ne sait pas ce qui lui impasse.
arrive, il constate simplement qu’il s’est toujours
mal porté. Mais ses troubles ont, de façon constante, L’angoisse des rapports sexuels
concerné son corps angoisse virulente et
masturbations intensives. Le Diable indexé aussi le L’angoisse sexuelle du sujet est strictement corrélée
lieu de la jouissance, d’une jouissance périlleuse qui à l’Autre. Elle ne surgit que lorsque l’Autre est en
met en cause son existence même de sujet : qu’est-il cause. Elle ne porte, en effet, que sur les rapports

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sexuels. Luc qui pratique depuis toujours la l’horizon de sa propre inexistence. Ses rapports avec
masturbation ne témoigne à ce sujet d’aucune les autres mobilisent chaque fois l’échéance
angoisse voire d’aucun sentiment de culpabilité. inexorable.
Dans la scène qu’il rapporte de la fessée du père Le deuxième aspect de l’angoisse de Luc, angoisse
administrée «sans raison» la masturbation comme de se réduire à un corps, est lisible dans sa profonde
cause éventuelle du châtiment est évoquée de façon défiance à l’endroit de la demande sexuelle de sa
parfaitement convenue. Une première conclusion partenaire. Venant à peine de la rencontrer il a le
s’impose : le sentiment de la faute chez le sujet ne se sentiment que s’il s’était laissé faire – et il se serait
rapporte pas à la sexualité en général, mais aux seuls sans doute laissé faire, précise-t-il, n’était la
rapports sexuels. On notera que la différence qui présence de l’ami qui l’accompagnait – ils auraient
oppose ces deux pratiques réside dans le statut du couché aussitôt ensemble. Loin de lui plaire, une
corps qu’elles impliquent. Dans la masturbation il telle ardeur l’a, au contraire, alarmé. La demande
s’agit de la seule jouissance du corps propre : sexuelle urgente de la partenaire l’a d’autant plus
l’Autre n’entre pas en jeu. Le rapport inquiété qu’elle devait s’avérer, de surcroît,
d’instrumentation qui s’établit dans ce cas entre le impossible à assouvir : celle-ci en redemandait.
sujet et son corps interdit de réduire le premier au Confronté à cet appétit dévorant, le sujet était
second. De sorte que le sujet n’est pas son corps, il a littéralement suspendu à la question de savoir ce
un corps. Le corps demeure ici dans la dimension de qu’il pouvait signifier vraiment – que lui voulait-
l’altérité par rapport au sujet 1. Ce n’est donc pas elle ?
d’avoir un corps dont il jouit sexuellement, qui Mais ce n’est pas le seul appétit de l’Autre qui
précipite le sujet dans l’angoisse. Faudrait-il en inquiète le sujet. De manière générale, après l’acte
inférer que la relation du sujet à son corps serait de sexuel il est terriblement angoissé car, dit-il, «il a sa
l’ordre de l’être et que l’angoisse trouverait là son spiritualité». Voilà qui nous livrerait le secret de son
ressort ? C’est ce que nous révèle la conjoncture de angoisse. L’enjeu pour lui ne serait ni plus ni moins
déclenchement de cet affect «qui ne trompe pas». que la «spiritualité». C’est, en effet, la «spiritualité»
L’angoisse qui envahit le sujet aussitôt après l’acte qu’il cherche à rétablir dans ses droits en recourant à
sexuel apparaît d’une double nature. Elle est la confession après l’acte sexuel, et c’est la
angoisse devant l’imminence de la réalisation de sa spiritualité retrouvée qui le soulage provisoirement
conviction selon laquelle l’Autre est le lieu d’une de l’angoisse. Dans la confession, en effet, il se
toute-puissance occulte et d’une jouissance retrouve investi de la qualité éminente de sujet : tout
maléfique. Elle est encore angoisse de se voir à la fois sujet de la loi morale et enfant de Dieu. En
réduire à un corps : il serait un corps. d’autres termes, lorsque Luc se laisse aller à la
Le premier aspect de l’angoisse sexuelle du sujet est jouissance du corps de l’Autre (jouir et se faire jouir)
aisé à concevoir. Ainsi, Luc a cru noter un trait de il est affronté sans retour à la question : qu’est-il ?
pingrerie chez sa partenaire. Il en est bouleversé. corps ou âme ? Cette question, on l’a évoqué, se
Ferait-elle des économies sur son dos ? En voudrait- pose d’abord dans les termes de l’abus : qu’un corps,
elle à son bien ? Chercherait-elle à l’exploiter ? qu’un corps bon à jouir ? Mais l’interrogation qui
Autant d’interrogations qui l’accablent. Parvient-il compte est plus radicale : est-il un corps à défaut
pour une fois à lui faire payer le repas qu’ils d’être un sujet ? Car, il le dit, dans l’acte sexuel c’est
partagent qu’il est certain qu’elle le traite dans son sa «spiritualité» qui s’effondre. Plus exactement,
for intérieur de pique-assiette et de profiteur. Le c’est son essentielle précarité en lui, sa fêlure, qui se
monde de Luc est ainsi fait qu’il n’a le choix trouve chaque fois mobilisée. C’est bien à ce défaut
qu’entre exploiter ou se faire exploiter. Autant dire : en lui de la «spiritualité» que pare le sujet en ayant
entre père et mère. Trait positif chez le père, négatif recours au discours religieux (confession, groupes
chez la mère, l’exploitation constitue proprement charismatiques, consultations de curés), puis au
l’index de la réalité parentale : «exploiteur» est psychanalyste. Il s’agit dans tous les cas, on le
l’autre nom du père. L’entité paternelle lui est notera, de prendre la parole : de faire valoir sa
inconcevable si ce n’est précisément sous les nature de parlêtre.
espèces qui le dénoncent, de l’abus. «Exploiteur» ou
«puissance occulte» sont là les signifiants qui Le corps ensorcelé
servent à capitonner sa peur éternelle du Père. C’est
qu’au signifiant du Nom-du-Père répond ici le lieu Tel est finalement le statut qu’il convient de donner
de l’Inexistant. C’est là même où le sujet se trouve à son délire d’ensorcellement. Luc ne peut, en effet,
immanquablement aspiré, là même où il entre dans s’empêcher de soupçonner Marlène qu’il aime et
qu’il désire, de l’avoir ensorcelé. Affronté à

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l’irreprésentable de la jouissance pulsionnelle qui symbolique (identification signifiante). C’est parce


ouvre en lui sur le défaut de «spiritualité» le sujet que le second registre défaille et que les
répond par la théorie du ravissement. Son corps est identifications signifiantes ne tiennent pas, que le
possédé par le démon (ses évanouissements, son premier registre s’autonomise et tend au collapse.
angoisse). L’Autre le possède. Il le fait basculer dans Dans ces conditions, l’angoisse ici est bel et bien
le corps pur de la satisfaction. De quoi angoisser à angoisse de se réduire à un corps, corps, du coup,
mort le sujet, au point que Luc n’entrevoit plus éminemment précaire, toujours en instance de se
d’autre issue que de se défenestrer du neuvième défaire, et de s’abolir, dans la mesure même où il
étage où il loge. C’est dire que le principe d’arrêt qui n’est pas pris sous la coupe de l’identification
fonctionne là pour le névrosé ne fonctionne pas ici signifiante.
pour le sujet psychotique. Principe d’arrêt qui fait S’il en est ainsi, la tentative de faire tenir le corps
limite à la jouissance de l’Autre, et à la jouissance hors de la jouissance phallique, dans la jouissance
du corps. Principe d’arrêt qui fait que le sujet Autre (comprenons ici le phénomène hallucinatoire
normalement inscrit dans le symbolique «a un corps et les angoisses massives), à l’aide d’un sens
et n’est à aucun degré son corps». 2 C’est du fait que construit (le délire) montre un sujet, soit
la jouissance du sujet n’est pas ordonnée l’articulation du signifiant et de la jouissance, pris en
phalliquement que ce dernier s’effondre dans tenaille entre l’angoisse structurale qui tient à son
l’angoisse à l’occasion de la jouissance sexuelle statut de «corps», et l’angoisse qu’il s’essaie à
lorsque la modalité de cette dernière le confine à être localiser dans la jouissance d’un Autre persécuteur.
un corps : soit donc un sujet mort. C’est dire l’impossible où il est appelé à se soutenir.
Il est significatif, à cet égard, que le corps auquel il
1. Altérité que connote précisément le verbe avoir lui-même. Il indique un
se voit réduit se signale comme un corps qui se rapport d’extériorité entre le possesseur et la possession. LACAN le note dans
défait. C’est, avant même de toucher à sa «La troisième», Lettres de l’EFP, n°16, Paris, novembre 1975.
2. LACAN J., «Le sinthome», séminaire du 11 mai 1976, Ornicar ? n°11, p. 7,
décomposition, un corps de piètre valeur : corps Paris, Navarin, 1977.
moche, chétif, malingre, incapable de soutenir la
comparaison avec le corps robuste de son père, et
dont les parties génitales sont inférieures en taille et
en volume à celles qu’il observe attentivement chez
ses homologues mâles à la piscine. Le sujet
témoigne, en ce sens, qu’il a toujours souffert de
«complexes physiques». Voyons ici un effet obligé
de la structure. Lorsque son identification se fonde
pour l’essentiel dans l’imaginaire, soit dans l’image
du corps, lorsque le sujet est son corps, alors ce
corps reste ouvert à l’instance de la décomposition :
dès lors qu’il ne correspond pas à l’image idéale. Or,
le corps est toujours plus ou moins raté. Dès lors,
avoir un corps raté et être un raté s’équivalent
strictement. C’est ce qu’illustre la séquence qui suit.
Après des rapports sexuels insatisfaisants du fait de
leur brièveté, le sentiment d’être un raté envahit
implacablement Luc et le tourmente atrocement. Il
rêve alors que son corps se défait, que le voilà
revenu à l’époque du bac (moment du
déclenchement de la psychose), époque où il était
torturé d’angoisses et d’idées suicidaires. La série
d’équivalences saute aux yeux : avoir (raté son
coup) – – être (un raté) – corps qui se décompose.
L’angoisse qui envahit dans ces conditions le sujet
ne relève plus essentiellement de la conviction
délirante que l’Autre lui jette un mauvais sort. Le
ressort de l’angoisse est ici structural. Entendons par
là qu’elle relève du désagencement entre les deux
registres de l’imaginaire (l’image du corps) et du

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Profils
LA CÉRÉMONIE DU THÉ : RENCONTRE AVEC cousin qui s’appelait ainsi. En français on prononçait
BALTHUS Baltus. J’ai ajouté le "h", car il y avait déjà un
Baltus, un peintre belge de la génération de Derain.
La cérémonie du thé : rencontre avec Balthus En fait, maintenant que j’y pense, je n’ai jamais vu
Marlène Bélilos de tableau de ce peintre.

C’est en fin d’après-midi, alors que la lumière Artisan plutôt qu’artiste ?


naturelle ne permet plus la peinture en atelier, que le
peintre Balthus et son épouse Setsouko reçoivent J’ai horreur du terme d’artiste. Je me considère
leurs hôtes. Nous sommes dans le pays d’Enhaut, à plutôt comme un artisan, car j’ai un métier que
mi-altitude des Préalpes vaudoises ; on y accède personne ne connaît plus et que nous avons tous
grâce à un petit train à crémaillère, qui vous dépose oublié et que moi j’essaie de retrouver. Un métier
en sifflant. qui a disparu du temps de Degas, qui était lui un
Balthus commente : «C’est le cri d’un chat à qui l’on peintre plein du vieux métier.
a marché sur la queue».
Votre père ?
C’est ainsi que l’on découvre le monde de Balthus,
où les trains ne sont plus des trains, mais des chats Mon père possédait une très belle collection de
en colère. La surprise est là, les images et les grands peintres du XIXe siècle, évidemment ça vous
questions qui se pressaient n’ont plus cours. donne une formation qui souvent manque à la
Au Grand Chalet, une demeure de bois blond, plupart des gens.
auquel Balthus a redonné son caractère comme il
l’avait fait à la Villa Médicis, la cérémonie du thé Un souvenir d’enfance ?
peut alors commencer. La cérémonie est ponctuée de
scansions temporelles ; aux questions répondent J’étais allé avec mon père voir les Bonnard près de
alors des aphorismes, et des suspens. Giverny. Bonnard nous a expliqué que Matisse avait
L’observation attentive de la nature est permanente : fabriqué une espèce de moyen afin de voir pour
«quand je ne peins pas, je peins avec les yeux». Une mieux peindre. Nous sommes rentrés chez les
phrase que Lacan aurait goûtée, et c’est à cette Bonnard et j’ai vu Marthe se précipiter vers son
permanence que Balthus s’attache, essayant mari, lui murmurer quelque chose, Bonnard nous
inlassablement d’en saisir les lois. quittant précipitamment. Nous avons vu alors un
Le spectacle du monde est premier, dit Balthus, et personnage avec une énorme barbe blanche. Je ne
ses yeux, nos yeux se tournent vers la fenêtre. savais pas qui c’était. Mon père m’a dit après : «Tu
sais que tu as rencontré Monet ?» Je savais à peine
Par la fenêtre du Grand Chalet… qui était Monet. Mais cela m’avait beaucoup
impressionné parce que mon père avait pris un
Les montagnes que nous voyons là au-dessus de la accent très grave. Le petit garçon que j’étais a pensé
croisée, elles sont en réalité près de Gstaad. La que Monet était très important.
lumière change tout le temps. C’est pourquoi les
peintres travaillent toujours au nord, c’est la lumière Votre peinture ?
la plus immobile qu’on puisse avoir. J’ai passé toute
mon enfance en face des Alpes, il y avait une J’ai été considéré par mes contemporains comme un
atmosphère de culture paysanne que j’ai toujours peintre fasciste parce que je faisais une peinture qui
aimée et qui m’a formé profondément. Je choisis n’était pas à la mode. Picasso s’est brouillé avec
toujours mes paysages, j’ai toujours eu la nostalgie beaucoup de monde en prenant ma défense.
de la montagne.
La solitude ?
Balthus plutôt que Balthazar ?
Non, cela n’a jamais été un problème. Je suis
On ne m’a jamais appelé Balthazar. Mes parents quelqu’un d’obstiné, mon obstination a fait que je
avaient d’ailleurs oublié de me déclarer à l’état-civil, voulais continuer la peinture telle que je la concevais
ils ont proposé Baltusz (ouche), parce que j’avais un et qui n’était pas à la mode. Je crois que je fais

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toujours la même peinture depuis mes débuts, je n’ai ressentaient et cherchaient à exprimer exactement la
pas beaucoup changé… Mais je pense qu’on ne peut même chose que moi.
parler de peinture qu’entre peintres.
La peinture, une communion avec la nature ?
Les jeunes filles ?
Oui, la peinture c’est une communion avec la nature.
Je trouve qu’il n’y a rien de plus beau qu’une jeune La nature est divine puisque c’est Dieu qui l’a faite,
fille. Certains ont voulu y voir de l’érotisme… Ce et Dieu a déclaré qu’il était content, il n’y a rien de
sont des anges ! mieux. Après ça, il n’y a plus rien à dire. Ma
peinture est une prière.
La pose ?
La Villa Médicis ?
Je prends la pose qu’elles prennent, il n’y a rien de
mieux que la pose qui n’en est pas une. Je peins C’est Malraux qui m’a demandé de la diriger. J’ai
toujours d’après modèle, je continue d’ailleurs, ça voulu lui rendre son caractère d’une villa de
maintient mon contact avec la vie. l’époque des Médicis. C’est là que j’ai rencontré
Ce que relève Jean Starobinski dans le «Passage du Fellini et Antonioni. J’ai aimé le contact avec les
Commerce» 1, c’est qu’il n’y pas de rencontre, que jeunes peintres.
les personnages ont l’air d’aller chacun dans une
direction… Oui ? Enfin ça c’est la vision d’un Le Docteur Lacan ?
excellent écrivain. Pour moi, ce sont toujours des
éléments de composition qui sont soumis à une Le Docteur Lacan, je l’ai très bien connu. Il m’a
géométrie inexorable. Ce n’est pas du sens. Non, envoyé tous ses ouvrages que j’ai lus naturellement.
seulement des éléments de composition. C’était tout à fait lui. Il voulait faire le personnage
Ce qui est très étonnant, c’est le sentiment qu’il du) (Ville siècle.
suscite d’un équilibre instable.
C’est très bien, un équilibre instable, c’est une bonne Platon ?
parole. J’ai toujours voulu le refaire, parce que j’ai
Platon était un grand artiste, il avait saisi en paroles
une grande toile dans mon atelier, mais je n’en ai
ce que l’on ne pouvait saisir qu’en peinture. Il a
jamais eu le courage.
influencé tout le monde antique. Le Banquet a eu
une influence définitive sur la peinture et sur l’art.
Vous avez dit à Claude Roy 2 que vous peigniez les
Socrate est une prévision de ce qu’allait devenir le
rêveuses et non les rêves ?
monde chrétien.
Les rêves intéressaient surtout les surréalistes. Piero della Francesca, Poussin ?
Pourtant certaines de vos toiles étaient intitulées Piero della Francesca c’est trop grand, même pour
«Rêve» ? moi. J’ai fait beaucoup de copies des peintres de la
pré-Renaissance. Poussin c’est le maître de tout le
Ce devait être Pierre Matisse qui trouvait les titres.
monde puisque Cézanne a dit qu’il voulait faire du
Le surréalisme ? Poussin d’après nature. C’est une belle parole.

Je déteste le surréalisme, je trouve cela tout à fait Et Rilke ?


artificiel. Ils étaient venus en délégation avec Breton
Il a été frappé par Mitsou 3, il était intéressé de
en tête, nous trouver, Alberto et moi. Giacometti
rencontrer le petit garçon qui avait fait ces dessins.
s’est brouillé avec Breton qui lui disait : «Mais, une
J’avais onze ans quand je les ai faits.
tête, tout le monde sait ce que c’est». Giacometti
La dernière fois que je l’ai vu c’était à Muzot près de
avait répondu : «Moi, je ne sais pas».
Sierre, j’ai passé une longue journée avec lui avant
La peinture chinoise ? mon départ à Florence, où je suis resté deux ans. J’ai
copié beaucoup de Giotto. C’était une époque où les
Je l’ai découverte assez tard. Cela ressemblait à ce Italiens étaient hantés par l’authenticité des choses.
que je voyais par les fenêtres de ma maison. J’étais Ils détruisaient tout ce qui n’était pas de la main de
ému parce que je voyais qu’il y avait des gens qui Giotto.
Rilke était surtout lié à ma mère, Baladine.

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Dans ses lettres, il l’appelle aussi Merline 4 ? Et il empruntant au lieu la trame de son appareillage de
dit de vous : «Balthus sera toujours un peu ailleurs, briques. Cet ouvrage est une mine offerte à des
mais rassurez-le sur sa présence». interrogations et des curiosités diverses. Sa lecture,
entre autres, m’a conduit à réfléchir sur l’art qu’a
Oui. Il parle quelquefois de moi. Je ne les ai pas Bellmer de subjuguer l’horreur.
relues. Il y a toujours quelque chose de désagréable «Hans Bellmer, l’écorcheur écorché», titrait Patrick
à lire des lettres intimes d’un parent à vous. C’est Waldberg dans Les demeures d’Hypnos 3 évoquant
toujours un peu troublant… le conte d’Alphonse Allais où l’on amène à un pacha
Il m’a adressé des lettres qui ont été publiées aux mourant d’ennui une vierge qu’il fait dévêtir par ses
Éditions de l’Aire par Michel Archimbaud 5, et mon gardes. Les liens retenant les voiles sont coupés un à
fils Stanislas prépare une édition des Lettres un par les sabres, le pacha répétant «encore». La
d’amour que j’ai adressées à Antoinette de jeune fille est nue. «Encore» dit le pacha. Les gardes
Wateville, qui était ma première épouse. l’écorchent vive. Le pacha ne s’ennuie plus.
Les photographies des Jeux de la poupée sont des
Vous regardez en arrière ? évocations de tortures, de viols et de meurtres (fig.
1). Les dessins souvent se déploient dans des
À plus de 90 ans, regarder en arrière c’est souvent foisonnements morbides empreints notamment de
regarder un brouillard. Je n’ai suivi ma carrière qu’à viscéral, de squelettique ou de ruiniforme (fig. 2). Il
travers les moyens que je pouvais avoir, sans y a le corps ligoté d’Unica Zürn que Bellmer a
m’occuper jamais de ce que je voulais faire. C’est photographié (fig. 3) ou dessiné pour illustrer un
venu tout seul puisque c’est moi qui faisais… Vous souvenir qu’il rapporte dans L’anatomie de l’image.4
voyez ce que je veux dire ? «Un homme, pour transformer sa victime, avait
étroitement ficelé ses cuisses, ses épaules, sa
Aujourd’hui ? poitrine, d’un fil de fer serré, entrecroisé à tout
hasard, provoquant des boursouflures de chair, des
On ne trouve jamais ce qu’on cherche, mais c’est
triangles sphériques irréguliers, allongeant des plis,
aussi un moteur pour continuer à chercher. Les
des lèvres malpropres, multipliant des seins jamais
peintres du Quattrocento ne cherchaient pas, ils
vus en des emplacements inavouables.»
trouvaient tout le temps, parce que c’était dans l’air.
Or, ce dont la nature devrait inspirer l’horreur, n’est
Rencontre à Rossinière en août 1999. pas insoutenable ici ; effet de l’art évidemment, du
Tous nos remerciements au Comte et à la Comtesse Balthazar Klossowski de
Rola, pour l’autorisation de publication.
beau probablement car, ainsi que l’avance Jacques
Lacan, «il semble qu’il soit de la nature du beau de
1. STAROBINSKI J., Balthus, Catalogue de l’exposition au Musée des Beaux- rester, comme on dit, insensible à l’outrage» 5.
Arts de Lausanne, Genève, Skira, 1993.
2. ROY C., Balthus, Paris, Gallimard, 1996. Qu’est-ce donc qui produit cet effet chez Bellmer ?
3. MITSOU, le chat de Balthus, disparu. Peut-on l’isoler en approchant l’art comme le fait
4. RILKE R. M., Lettres françaises à Merline, Paris, Seuil, 1950.
5. RILKE R. M., Lettres à un jeune peintre, Paris, Ed. de l’Aire, 1994. Roman Jakobson lorsqu’il note, par exemple,
«l’orientation manifestement métonymique du
cubisme, qui transforme l’objet en une série de
Hans Bellmer et l’horreur subjuguée
synecdoques» 6, alors que «les peintres surréalistes
Claude Luca Georges
ont réagi par une conception visiblement
métaphorique» ? 7 Peut-on analyser les œuvres de
Le livre de Pierre Dourthe, Bellmer, le principe de Bellmer comme le fait Roland Barthes pour
perversion 1 sera très utile à ceux qu’intéresse la L’Histoire de l’œil de Georges Bataille 8, dans son
genèse de l’œuvre. Fort bien documenté et imagé article intitulé «La métaphore de l’œil» 9 ?
abondamment, il permet de suivre au plus près les La métaphore, indéniablement, joue un grand rôle
avatars de la création à partir des rencontres qui ont chez Bellmer où, très souvent, une image se
pu l’animer ; ainsi, rencontre avec le trait substitue à une autre, celle-ci pouvant être réelle ou
«d’ingénieur infernal» de Baldung Grien, avec les implicite. Elle est réelle lorsqu’il y a superposition
torsions pathétiques de la Madeleine chez Matthias de deux images. Ainsi, deux visages intimement
Grünewald dans le Retable d’Issenheim, avec rapprochés s’inscriront dans les contours des pieds
Olympia, cette autre «poupée», automate des contes d’une femme (fig. 4). Elle est implicite lorsque, à sa
d’Hoffmann 2, la fille du professeur Spalanzani, ou place, apparaît une autre image.
avec la «catacombe», ce four de tuilerie où Hans Ce sera par exemple, dans le dessin d’un corps de
Bellmer et Marx Ernst, au camp des Milles, dans les femme, le remplacement du sexe par un œil, ou,
débuts de la guerre, dessinèrent ensemble,

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dans une photographie de la poupée, la substitution fenêtre ou le damier d’une nappe de campagne. Un
des jambes à la tête (fig. 1). simple point, même, ne laissera pas bien souvent de
Y a-t-il des synecdoques ? Assurément, beaucoup, et signifier.
généralement elles relèvent à la fois de la matière et Ce qui fait signe visuel n’est pas en général, semble-
de la partie – trames de briques, surfaces évoquant la t-il, de l’ordre de l’élément, mais de ce que Jacques
ruine ou le pourrissement, suites de formes Lacan cherche à atteindre sous l’image de «la pluie
bulbeuses turgescentes, épanchements de courbes du pinceau» 12, parlant du «rythme où il pleut du
viscérales, modelés dont les délicatesses mousseuses pinceau du peintre ces petites touches qui arriveront
ou crispées semblent surgies de quelque éventrement au miracle du tableau». L’innommé du tableau ne
– autant d’enveloppes qui unifient la surface de tient sans doute pas à l’absence d’aspects
l’œuvre et se prêtent aux représentations les plus susceptibles de signifier, mais plutôt au barrage
diverses : femme au corps rongé (fig. 2) ou botte à qu’oppose à la division signifiante, une jouissance
haut talon modelée en creux dans le réseau de née des signes que constituent certains ensembles à
briques d’une muraille (fig. 5). propos desquels nous parlons de rythme, d’accord
Mais les ensembles qui font synecdoque requièrent ou d’harmonie.
une attention particulière, car ils agissent aussi dans Par ailleurs, il importe de remarquer qu’il y a un
un autre registre de la perception, et cela sans que la mode de la vision de l’œil nettement différencié de
dualité, le plus souvent, soit manifeste pour celui qui celui du regard. Ce qui principalement le caractérise,
contemple l’œuvre. Tout effet de trope implique une ce sont, d’une part des aptitudes particulières,
identification, un processus de nomination. Or, il y a notamment à embrasser des pluralités et à saisir des
évidemment ici, dans les ensembles dont naît la variations infimes de forme, de ton ou de valeur,
synecdoque, des aspects qui nous parviennent à d’autre part une immédiateté de la perception
travers leur seule manière, autrement dit dans donnant une impression de court-circuit.
l’innommé ; ce sera une allure de trait qui parcourt Si l’horreur se trouve subjuguée chez Bellmer c’est,
un dessin, un certain rythme de courbes, un tempo de à mon sens, grâce à l’art de jouer d’une double vertu
taches, ou une vibration de hachures. Cependant, du signe visuel. La première de ces vertus
l’importance respective de la synecdoque et de la n’étonnera sans doute pas. Mais il n’en ira peut-être
manière varie. Comme chez la plupart des artistes, la pas de même pour la seconde, que je présente ici
manière se renforce au fil des œuvres et la dans une hypothèse tâtonnante, issue d’une
synecdoque peut même devenir marginale, comme impression pourtant souvent éprouvée devant le
dans le dessin de la sixième figure qui représente un tableau. D’une part, les signes agissent à travers la
céphalopode, «aimable dame – dit Bellmer – qui n’a manière où l’œil se prend dans une jouissance.
qu’une tête, deux jambes et deux seins». D’autre part, il semble bien que le signe et le
C’est à partir des notions lacaniennes de l’œil et du signifiant puissent être perçus simultanément, ce qui
regard que l’on pourra, me semble-t-il, éclairer la tiendrait peut-être au fait que les deux perceptions
nature des deux types de perception. Assurément, les seraient issues de circuits différents, ceci permettant
effets de trope ne naissent pas de l’œil mais du au signe de superposer au déchiffrement du
regard, cette vision sensible à la tache qui nous signifiant quelque chose de sa jouissance, faisant
regarde, introduit l’autre, l’identification, la division. naître par artifice une impression plus ou moins
Il y a moins d’évidence à concevoir que la manière protégée de la division. Les outrageantes variations
s’adresse à l’œil, à lui seul, et quelques remarques de la métaphore et de la synecdoque se retrouvent
peut-être sont nécessaires. Lorsque Jacques Lacan alors soumises à l’harmonie de la manière, le
réinterprète l’apologue de Zeuxis et Parrhasios, il se signifiant nous atteignant à travers le halo du signe.
dit que si les raisins peints attirent les oiseaux, ce Peut-être sera-t-on moins surpris par cette hypothèse
n’est sans doute pas qu’ils soient ressemblants ; «il si l’on compare l’artifice dans lequel se rencontrent
doit y avoir quelque chose de plus réduit de plus l’œil et le regard à celui qui fait tenir ensemble l’air
proche du signe» 10. Mais qu’est ce qui peut, dans et la chanson.
une œuvre visuelle, jouer un rôle de signe ? Si l’on
1. BELLMER, Le principe de perversion, Paris, Jean-Pierre Faut éd., 1999.
accommode la vision sur un petit fragment d’un 2. HOFFMANN, «L’Homme au sable», Contes fantastiques, Paris, G/F, 1980
dripping de Pollock, il ne tarde pas en général à agir tome II.
3. WALDBERG P., Les demeures d’Hypnos, Paris, Éditions de la Différence,
comme une planche du test de Rorschach. Et 1976.
comment s’empêcher, devant un «petit bleu… de 4. BELLMER H., Petite anatomie de l’inconscient physique ou l’anatomie de
l’image, Paris, Losfeld, 1977.
Cézanne» 11que l’on aurait extrait de la toile, 5. LACAN J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris,
d’évoquer, peut-être une découpe de ciel dans une Seuil, 1986, pp. 279-280.

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6. Rappelons que la synecdoque, considérée souvent comme une forme de la


métonymie, dit le plus pour le moins ou le moins pour le plus et que, parmi ces
différentes catégories, J. Lacan a privilégié la partie pour le tout (cf. les
célèbres «cent voiles»).
7. JAKOBSON R., Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de minuit,
1963, p. 63.
8. Ce texte de Bataille a été illustré par Bellmer.
9. BARTHES R., «Hommage à Georges Bataille», Critique, août-sept. 1963,
Paris, Éditions de Minuit, pp. 770-777.
10. LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de
la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 102.
11. Ibid., p. 104.
12. Ibid.

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