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Les semblants et le réel

Éditorial .................................................................................................................................................................. 3
Les semblants et le réel Marie-Hélène Briole................................................................................................... 3
L’orientation lacanienne......................................................................................................................................... 4
Quand les semblants vacillent La formation du psychanalyste Jacques-Alain Miller..................................... 4
La passe et l’École Une Éric Laurent............................................................................................................. 12
Paradoxe sur le psychanalyste Pierre Naveau ................................................................................................ 15
La passe et le contrôle Vicente Palomera ....................................................................................................... 20
Titre-s Francisco-Hugo Freda........................................................................................................................ 22
Le témoignage, entre le Un et la série .................................................................................................................. 26
Désidentification d’une femme Dominique Laurent ..................................................................................... 26
Premier témoignage conceptuel Leonor Fefer................................................................................................ 30
La formule qui n’existe pas Elisa Alvarenga.................................................................................................. 35
«Le cri» de Munch et l’interprétation analytique Lucia d’Angelo.................................................................. 38
Vacillement des semblants ................................................................................................................................... 43
Le semblant nu Catherine Bonningue............................................................................................................ 43
Le réel, entre inclusion et intrusion Antonio di Ciaccia ................................................................................. 46
Tout sur mon père et ma mère Hilario Cid Vivas........................................................................................... 49
Vacillation sauvage et vacillation calculée Serge Cottet ................................................................................ 52
Et passe le regard Patrick Monribot............................................................................................................... 57
Fonction et usages du semblant............................................................................................................................ 60
De l’amour, quand il est mendié Monique Kusnierek ................................................................................... 60
Une femme à postiche Patricia Johansson-Rosen ......................................................................................... 62
Un vacillement mélancolique Dominique Vallet............................................................................................ 64
Une idée fixe Monique Amirault ................................................................................................................... 67
Alice entre la folie et le semblant Nathalie Georges-Lambrichs................................................................... 71
L’incidence du réel dans le rêve Laure Naveau.............................................................................................. 75
Logique lacanienne............................................................................................................................................... 79
L’imaginaire dans la lettre mathématique Gilles Chatenay............................................................................ 79

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Éditorial
Les semblants et le réel
Marie-Hélène Briole
«L’acte analytique part du semblant, mais il ne
supporte pas le semblant.» 1
J.-A. Miller, «Les us du laps»
On peut constater, à l’aube du XXIè siècle, que la
pratique de l’écoute, en raison de ses vertus
thérapeutiques, a envahi la civilisation
contemporaine. Que peut-on alors attendre de la
psychanalyse, sinon qu’elle se distingue
radicalement de toutes les autres pratiques appelées
psychothérapies, où la parole tend à résorber le
traumatisme du réel ? Il dépend donc du
psychanalyste qu’il constitue sa pratique d’écoute
comme une expérience originale de la psychanalyse,
séparée de la thérapeutique. C’est aujourd’hui
l’enjeu crucial de la formation du psychanalyste. Car
la cure analytique ne vise pas un mieux-être, mais
une véritable mutation subjective où le sujet se
sépare de ses identifications, pour se faire réponse
du réel. Il s’agit de pousser la psychanalyse à ses
limites, au-delà de ce semblant qu’est le père, c’est-
à-dire au-delà même de l’inconscient freudien.
Tout en interrogeant le désir de Freud, Lacan
s’affirme en rupture avec la tradition puisqu’il s’agit
pour lui de faire exister la psychanalyse par sa
logique même, et d’en dégager l’essence. Le désir de
Lacan l’a amené, en acte, à définir la psychanalyse
par sa logique interne : il entend, au-delà des
semblants, l’établir par son réel, c’est-à-dire par un
discours qui ouvre sur le réel. Un réel qui est qualifié
précisément de sans-loi, à la fin de son
enseignement.
Comme l’a souligné Jacques-Alain Miller dans
L’orientation lacanienne, les discours sont des
appareillages de semblant, qui ont pour emblème ce
semblant qu’est le signifiant-maître, tout cela
gravitant autour d’un réel pour l’éviter. Le discours
analytique n’y échappe pas, il procède lui aussi du
semblant comme les autres discours : «Il a l’analyste
comme semblant, l’analyste représentant l’objet (a),
qui est essentiellement un semblant.» 2
L’acte lui-même suppose un appareil de semblant,
«mais, avec cet appareil, il essaie de toucher au réel,
un réel qui suscite l’horreur.» 3 Au-delà du sens, ce
qui fait reculer d’effroi ou crier au scandale, c’est le
caractère acéphale de la pulsion, c’est ce trou dans
3
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le savoir que la religion s’emploie à combler, c’est
qu’il puisse se dire quelque chose sans qu’aucun
sujet le sache. Comme l’illustre l’exemple fameux
emprunté par Lacan à la Bible, «si ça apparaît sur un
mur pour que tout le monde le lise, ça vous fout un
empire par terre.» 4
Même si la séance analytique tente de s’égaler à la
répétition, elle est également ce lieu où s’accomplit
une inversion, celle de la nécessité à la contingence :
l’attente étant la condition-même de la surprise, on
attend l’imprévisible. Ce paradoxe fait de
l’événement imprévu un des noms du réel : on est
pris au dépourvu, démuni, mis à nu, lorsque les
semblants vacillent… et que le réel apparaît.
Il y a un réel en jeu dans la formation même du
psychanalyste ; un réel qu’il s’agit précisément de
revaloriser car il est la condition de l’invention, et du
savoir-y-faire avec le symptôme. Cerner le réel
comme impossible dans la passe, et savoir se servir
du semblant dans la pratique, c’est ce qui est attendu
du psychanalyste pour que la psychanalyse soit une
pratique de l’éveil, c’est-à-dire une pratique orientée
par le réel. D’où l’importance accordée, dans la
formation des analystes, au contrôle et à
l’enseignement.
La passe instituée par Lacan dans son École est le
lieu où peut s’effectuer un nouage entre le réel de la
clinique, le désir de l’analyste et un savoir qui soit
exposable, transmissible à la communauté
analytique. C’est dire l’importance donnée à la
dimension épistémique, intimement liée à
l’invention de savoir que chacun peut extraire de sa
propre analyse. Lacan en attendait un véritable
enseignement qui puisse faire progresser la théorie,
aux points vifs de l’analyse. C’est ce qui fait notre
souci, et notre exigence de rigueur : même si le
discours analytique «ne procède que de l’un à l’un,
du particulier» 5, que la psychanalyse puisse se
transmettre au plus près de la structure, sur le mode
du mathème.
1. MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, Les us du laps» (19992000), Cours
du Département de psychanalyse de l’Université Paris VIII, 26 janvier 2000,
inédit.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. LACAN J., «La méprise du sujet supposé savoir», Scilicet n°1, Paris, Seuil,
1968, p. 38.
5. LACAN Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 62.

L’orientation lacanienne
Quand les semblants vacillent La formation du
psychanalyste
Jacques-Alain Miller
Je vais faire résonner ici un dit qui, pas plus tard
qu’hier, m’a frappé. *
«Amuse-toi bien !»
-Ah !
«Amuse-toi bien» est une parole qui a été dite à une
personne qui vient me parler.
1. MARQUES DE PAROLE
Les personnes viennent spécialement parler à un
analyste des paroles qui leur ont été dites, ou qui ne
leur ont pas été dites, quand ils les attendaient.
L’expérience analytique est très occupée des paroles
qui vous ont été dites ou pas dites quand elles
auraient dû.
Eh bien, là, on a dit à quelqu’un : «Amuse-toi
bien !». C’est quelque chose, comme on dit, qui l’a
marquée.
Une marque qui absorbe
On cherche ces marques-là, ces marques de parole,
dans la psychanalyse. On les retrouve quand on les a
oubliées, ou, quand on s’en est toujours souvenu, on
trouve l’occasion de les expliciter, de les
communiquer, d’en voir les conséquences à longue
portée, de ces paroles qui vous ont marqué. Il n’y a
pas d’exception, au moins pour ceux qui viennent en
analyse.
Si on faisait un sondage, là, je suis sûr que ce que je
dis évoque quelque chose pour vous, que cela fait
même une cacophonie épouvantable, dans le silence.
Dans l’expérience analytique, on a l’occasion de
prendre ses distances avec ces marques-là, c’est-à-
dire de gagner une marge par rapport à elles.
Lacan l’a mis en forme de la façon la plus simple.
Dans le discours du maître, une marque distinguée a
la faculté d’absorber le sujet. Ce discours est
l’envers de la psychanalyse pour autant que, dans le
discours analytique, le sujet a l’occasion de
recracher la marque qui l’avait absorbé.
DM ↔ DA
S1 S C’est en effet faire surgir, faire apparaître, nommer,
↑ ↓
S S1
Quand le sujet est absorbé par sa marque, il ne s’en
distingue pas. On ne voit que sa marque. Il faut
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arriver à percevoir et même à élargir la place de ce
sujet, qui n’est rien à côté de sa marque.
Le vide, catégorie opératoire
Vous avez la marque, vous ne voyez qu’elle. Mais
qu’est-ce qui se passe si on l’efface ici sur le
tableau ?
Il reste quelque chose dont il s’agit de savoir ce que
c’est. Dès lors qu’il n’y a plus cette marque, ce que
j’ai dessiné sous la forme d’un cercle n’a pas lieu
d’être, et ce n’est pas non plus. Quand on raisonne
sur les classes logiques, il n’y a matière à former une
classe que s’il y a quelque chose dedans. Sans ça, on
dit qu’il n’y a pas, qu’il n’y a rien. Vous ouvrez la
porte : «Oh ! il n’y a personne ici.» Et vous la
refermez. Ou vous entrez vous-même et vous êtes ce
qu’il y a dedans.
Cette conception a bougé avec la théorie des
ensembles où le vide est classé, il existe aussi.
Même s’il n’y a personne ici, il reste le «ici». Lacan
en a pris faveur, pour qu’on apprenne à distinguer la
marque de cette marge qu’est intrinsèquement le
sujet.
L’ensemble vide est opératoire dans la théorie des
ensembles puisqu’il compte, non pas comme
élément, mais comme partie de tout ensemble, de
telle sorte qu’à côté de l’élément-marque vous avez
toujours le fantôme de l’ensemble vide que l’on peut
faire surgir à partir du moment où l’on considère une
partie de l’ensemble.
C’est ce qui nous aide au moins à saisir que le type
d’être que nous attribuons au sujet peut être
approché au moins, situé à partir de cet appareil
logique. Nous n’avons pas besoin là d’avoir recours
à la métaphysique, à la mystique, à la théologie. Il
suffit de ce recours logique pour donner au manque
un aspect, non seulement pensable, mais opératoire.
manier ce qui jusqu’alors était comme inconnu,
invisible, oublié. Il n’y a pas que des personnes, des
éléments, des inscriptions, il y a encore le lieu où ça
s’inscrit, et il faut bien aussi conceptualiser, nommer

et marquer le lieu, quelque chose de l’espace. De la
même façon, nous approchons du moment où nous
allons essayer de faire une opération comparable
avec le temps, qui a lui aussi un statut difficile,
oublié, à l’occasion invisible.
Deux discours, maître et inconscient…
Cette petite mise en place a un intérêt accru si l’on
veut bien se souvenir de l’équivalence que Lacan
établit entre le discours du maître et le discours de
l’inconscient. Dans l’un comme dans l’autre, S1est
cette marque qui commande, et qui peut à un
moment vous surgir sous la forme de cette parole
«amuse-toi bien».
DM ≡ DI
C’est très profond que de faire de l’inconscient un
discours, parce qu’on pourrait avoir tendance à
penser que l’inconscient est de l’Un-tout-seul, qu’il
est à vous, qu’il est la propriété de l’unique, puisque
cela semblerait être ce qui est du plus intime. En
effet, on se rend chez l’analyste pour l’opération
analytique – qui n’est pas une cérémonie –, tout seul.
Nous faisons une distinction sévère entre la thérapie
familiale et la psychanalyse. Si vous dites : «Je vous
parle tellement de ma femme que je vais vous
l’amener.» Non, non. Si vous l’amenez, elle viendra
toute seule de son côté.
Quand il y a des sujets à qui il est dangereux de
laisser traverser la rue, comme les petits, il faut
qu’ils soient accompagnés, et cela fait déjà une
difficulté. Que va-t-on faire de l’accompagnant ? Le
fait-on entrer, pour être poli ? Le laisse-t-on dans la
salle d’attente ? Lui dit-on : «Allez faire un tour, et
puis revenez» ? Il y a vraiment là une exigence de
solitude formelle.
La solitude de l’analysant faisant couple, partenariat,
avec l’analyste, pourrait faire penser que
l’inconscient est de l’Un-tout-seul. Un con… scient.
Un con qui, en plus, sait des choses.
L’Unbewusstsein de Freud pourrait être traduit ainsi.
Le point de vue selon lequel l’inconscient est un
discours nous oblige à réviser cette conception
spontanée. Cela dit d’abord que l’inconscient est une
combinatoire, parce qu’un discours est une
combinatoire de termes et de places, et, en tant qu’il
est un discours, comme
L’ORIENTATON LACANIENNE
tout discours, l’inconscient est gouverné par un
semblant. Il est gouverné par un signifiant-maître ou
par un ensemble de signifiants-maîtres, puisque
S1peut aussi bien être avec le nom, la lettre,
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qualifiant ou se référant à un ensemble de
signifiants, un essaim de signifiants, qui sont des
semblants.
… une même identification
C’est là qu’il faut donner toute sa valeur à
l’équivalence de ces deux discours. L’équivalence,
c’est deux noms pour la même structure de discours,
pour le même discours. Cela met en valeur que
l’identification – concept freudien qui est en quelque
sorte mathémisé par Lacan sous cette forme –, dans
le discours du maître comme dans le discours de
l’inconscient, est la même.
Dans le discours du maître, le sujet est toujours
identifié. Il est toujours identifié dans l’Autre. Cela
peut s’étendre jusqu’au discours universel. C’est de
là qu’il pêche, ou qu’il est pêché, croché par un
signifiant-maître. Ce qui le croche, c’est ce qui est
dit, ce qui se dit, ce qui se dit dans la famille, ce petit
morceau de particulier. Mais dès qu’on dit «la
famille», il y a la société, éventuellement l’état, il y a
un ordre, ou un désordre, où cette famille a sa place.
C’est par là que le S1 joue cette fonction éminente
dans l’inconscient sous la forme de ces paroles qui
vous marquent.
Ce S1est en même temps véhiculé et charrié dans le
discours universel. C’est un ambocepteur qui, d’un
côté, est branché sur votre intimité et qui la dérange
– on se demande ce qu’il vient faire là, il lui est
justement plutôt extime –, et, de l’autre côté, il est
branché sur tout ce qui se raconte et qui fait rumeur.
C’est le bataclan où la Vénus d’Urbin voisine avec
la théorie des ensembles et donne la main à la
philosophie, aux mathématiques, à la secte. 1 C’est la
réserve où tout entre, comme celle du bricoleur.
Quand vous êtes là, dans votre solitude obligée, tout
ce remue-ménage entre avec vous dans le cabinet de
l’analyste. C’est l’identification langagière et ipso
facto «sociale», entre guillemets, parce que c’est
justement dans l’expérience analytique que l’on peut
avoir un petit aperçu sur le social, et précisément sur
le fait que, pour qu’il y ait groupe, et même nation,
classe sociale, il faut que se trouve opérer, pour un
certain nombre de sujets, l’identification au même
signifiant-maître.
Il y a d’autres signifiants-maîtres, qui sont différents,
bien sûr, mais il faut, pour qu’il y ait le social, qu’il
y ait l’identification à un au-moins-un signifiant-
maître valant pour tous ceux de l’ensemble. Cette
identification langagière est la condition du travail,
la condition pour que travaille cet ensemble de
signifiants marqué S2 et qu’il s’en produise ce que,
depuis Lacan, nous indiquons comme petit a.

2. UN INCONSCIENT POUR JOUIR
L’inconscient-maître
Commentons ce schéma bien connu du discours du
maître sur le versant discours de l’inconscient. Où
est l’inconscient dans le discours de l’inconscient ?
Il est partout. Ici, c’est l’inconscient-sujet, celui que
l’on connaît sous les espèces de la vérité qui trahit
votre intention. Inscrivons là le lapsus, la vérité qui
fuse, en dépit de ce que vous en ayez, et qui affecte
spécialement ceux pour qui l’identification sociale
est spécialement prégnante. Le lapsus a tout son
éclat dans la mesure où celui qui en est le siège est
en fonction sociale.
S1 S2
↓ que dans sa tête. Il pouvait donc commencer à
S (a)
Freud prend l'exemple du président qui révèle la
vérité de dessous alors qu'il est en fonction. Chez
d'autres, si ce n'est pas le président, mais le bouffon,
on appelle ça un mot d'esprit.
Mais en S1, il y a l'inconscient-maître, l'inconscient
saisi comme ce qui vous commande. C'est ce qui
opère quand on repère ce que peut avoir de
compulsif un comportement. L'inconscient-maître,
c'est ce que met spéciale ment en évidence le
surmoi. Il a fallu que Freud crée un concept pour ça.
Lorsqu'il veut démontrer que l'inconscient, c'est du
solide, que ce n'est pas le rêve de Freud, quand il
veut donner à l'inconscient un caractère de réel
soutenable au regard du discours de la science, il
n'amène pas le lapsus. Non. Le lapsus, c'est une
interférence, un court-circuit. A peine apparu, cela
disparaît. C'est une étoile filante, une étincelle. Cela
ne compte pas. C'est la même chose que lorsqu'on
rate une expérience de chimie : le papier tournesol
n'était pas à la bonne température, la cornue était
fêlée. Ce sont des petits accidents sur quoi on
n'établit pas du réel.
Quand Freud veut accréditer dans le public la notion
que l'inconscient est du réel, il a recours à
l'inconscient-maître. Il met en évidence des actions
compulsives, répétitives, où le sujet apparaît
évidemment comme commandé par plus fort que lui.
L'inconscient-travail
Ensuite, bien entendu, il y a l'inconscient en S2,
l’inconscient à la place de l’esclave. Ça, c’est
l’inconscient qui travaille, dont à un moment Lacan
fait même le caractère essentiel de l’inconscient, der
Arbeiter – reprenant, non sans dérision, le titre d’un
ouvrage pas forcément recommandable d’Ernst
Jünger.
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On sait en effet à quel point Freud a mis l’accent sur
le travail du rêve. C’est l’inconscient que nous
aimons, celui-là. L’inconscient qui commande, en
général, c’est dur. L’inconscient qui travaille, qui
tricote, l’inconscient qui interprète, qui comprend de
travers, qui, avec un mot, arrive à faire naître une
flopée de significations, on se dit : Ah ! quel artiste.
J’écoutais récemment un sujet qui fait son analyse
dans la langue anglaise. Il avait la notion d’une
petite mouche dans un contenant de verre
transparent et qu’il avait tout près de l’oreille. Avec
ces trois lettres, a fly, qu’est-ce qu’on ne trouve pas ?
Voler. L’avion qu’il a des difficultés à prendre et,
par métonymie, la petite abeille qu’on a dans la tête
– nous, nous disons une araignée dans le plafond. Il
avait aussi la pensée que c’était plutôt à l’extérieur
prendre un peu de distance, une petite marge d’avec
son signifiant-maître. Fly étant aussi un argot pour la
braguette, le fameux signifiant-maître du phallus
avait réussi à s’y glisser. Et encore, le verbe to fly a
des valeurs érotiques, d’Erica Jong à Joyce. Il a fallu
arrêter. Trois quarts d’heure n’y suffisaient pas. Si
on n’était pas analyste, on se mettrait à genoux
devant la merveille de cette construction. Quel
travail d’artiste ! comme on dit devant les petits
napperons. C’est artisanal, sans doute, plutôt que du
grand art, et cela ne sort malheureusement pas
vraiment du cabinet de l’analyste, sinon sous la
forme de petits récits que fera l’analysant ou
l’analyste un jour.
L’inconscient-vérité, l’inconscient-maître,
l’inconscient-travail, sont une mise en forme par
Lacan de ce que Freud a trouvé au fil du temps, et
pour quoi il a dû inventer, avec les moyens du bord,
les concepts qu’il nous a proposés.
Le quatrième de l’affaire, c’est la finalité du
système. C’est ce que Freud a amené tout de suite et
que Lacan n’a récupéré qu’un peu plus tard, après le
début de son enseignement, à savoir que tout ça,
l’articulation de l’inconscient-vérité, de
l’inconscient-maître, et de l’inconscient-savoir, c’est
fait pour jouir, c’est fait pour obtenir un Lustgewinn,
un gain-deplaisir.
L’inconscient freudien ne pense qu’à ça, ne travaille
autant que pour délivrer ce gain-deplaisir, et essayer
de le faire au moindre coût. C’est son économie.
Un faux réel
Tout cet attirail de signifiants, toute cette mécanique
– pensez à la machine de Vaucanson, aux machines
à vapeur, aux pistons – s’enclenche pour que sorte
quelque chose qui n’est pas de l’ordre du signifiant.
Au moins c’est ce que dit petit a. Ce n’est pas de

l’ordre de S1-S2, même pas de S barré, qui est au
fond le manque de signifiant où peut s’en inscrire
un. C’est quelque chose d’autre, quelque chose
d’autre qui s’est d’ailleurs fait prendre pour le réel.
On s’est dit : tout ce bataclan signifiant pour ça. Ça,
c’est le réel de l’affaire. Petit a, il suffit de le
regarder, ce petit a mignon comme tout, bien logé
dans sa parenthèse, c’est une petite jouissance, une
lichette de jouissance, comme Lacan le dit une fois,
et qui reste bien à sa place. Regardez. Ces signifiants
sont à leur place. Bien forcés. Mais petit a, c’est la
jouissance bien à sa place, qui arrive à point nommé.
Comme il faut voir ça aussi dans le discours du
maître, eh bien, c’est la production. C’est aussi bien
le produit marchand, ce petit a qu’on empile, qu’on
numérote, et que l’on produit éventuellement en flux
tendu. Demain, on le commandera grâce à
l’appareillage électronique, et aussitôt on le
fabriquera et on l’amènera chez vous.
Des petits morceaux de jouissance qui se promènent.
Rien à voir avec la jouissance infinie. Petit a, c’est
de la bonne petite jouissance numérable, et qui a
d’ailleurs évidemment quelque chose de commun
avec le signifiant, sinon on ne pourrait pas l’inscrire
sur ce schéma. Ce qu’il y a de commun avec le
signifiant, c’est que ça peut se compter, que ça
s’accumule, et que, tout en n’étant pas signifiant,
c’est cerné du trait du semblant. Ce qui veut dire que
dans ce discours – mais dans les autres aussi –, ce
qui s’inscrit là, c’est un faux réel. Évidemment
substantiel. Tout est là.
Si l’on prend les termes qui sont en dessous des
deux barres, on a sans doute ici un terme
insubstantiel, le terme vide du sujet. Le mot même
de sujet porte l’indication que c’est en dessous, c’est
l’upokeimenon, comme s’y réfère Lacan – «upo»
c’est dessous. Par rapport à ce terme insubstantiel et
vide, sans doute celui-ci est-il substantiel, non pas
upokeimenon, mais ousia, ce qu’on a attrapé dans le
latin par substantia, et qui nous est arrivé comme
notre «substance».
3. EFFET SOCRATIQUE
Que suis-je ?
Ce qui fait qu’à la question «je suis» il y a en effet
trois réponses que l’on donne à partir de ce schéma.
La première réponse à «que suis-je ?», c’est la
réponse par l’identification par le S1, par le signifiant
identificatoire. Cela peut aller de «je suis fils de»
jusqu’à «je suis professeur», «je suis adjudant», «je
suis employé à la Poste», etc., des identifications où
je suis celui qui a reçu la parole «amuse-toi bien» –
mais la réponse par le signifiant identificatoire.
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Il y a ensuite la réponse par S barré, qui est la
réponse «je ne suis rien de tout ça».
On y accède tout de suite par l’expérience
analytique : «Je suis celui qui a la possibilité de nier
ce qu’il vient de dire.» Quand c’est enserré dans
certaines cérémonies, vous ne pouvez pas dire le
contraire. Une fois que vous avez dit : «Voulez-vous
prendre pour époux monsieur… ? – Oui. – Alors, je
vous déclare unis par les liens du mariage.- Minute
papillon, j’ai changé d’avis.» Là, il faut entrer dans
toute une histoire fort longue. Là, vous n’avez pas la
possibilité de changer d’avis. « – Mais je me suis
aperçu juste… – Ah ! non monsieur, non madame.»
Tandis que, dans l’expérience analytique, vous dites
quelque chose de terrible. «-Non, tout compte fait.»
Vous êtes déjà le sujet qui peut dire le contraire dans
la seconde. Vous ne réveillez pas votre analyste pour
autant. Cela donne une extraordinaire liberté par
rapport aux identifications. Rien que ça. Vous êtes
ensuite celui qui peut toujours en dire davantage. Il
suffit de revenir à la prochaine séance. Vous êtes
donc une sorte de plus-un. Il vous est aussi permis
de vous taire, d’être une sorte de moins-un.
Ça, c’est la définition de votre «je suis» comme sujet
barré.
Et puis, il y a la définition par petit a, quelque chose
que l’on pourrait formuler comme «Je suis ce que je
jouis». On pourrait d’ailleurs pourquoi pas ? –
ajouter la quatrième réponse, la réponse par S2 : «Je
suis ce que je sais», «Je suis ce qu’on sait de moi».
Toutes ces réponses ne nous donnent pas pour autant
le réel du discours.
Happé par le signifiant-maître
Comment Freud a-t-il commencé ? Il a plutôt
commencé par apercevoir l’inconscient-vérité et
l’inconscient-travail, et puis, dans sa seconde
topique, il a mis en valeur l’inconscient-maître. Il a
produit le concept du surmoi, principe de ton
inconscient, ressort de tes symptômes, agent du
discours de l’inconscient.
Freud l’a d’ailleurs fait valoir comme l’emblème du
discours de l’inconscient, comme son insigne. C’est
la leçon qui est commune au discours du maître et au
discours de l’inconscient. On gouverne l’homme par
l’identification.
La question se pose, évidemment, de ce qui se passe
si on arrive vraiment, à la fin du discours analytique,
à produire S1, si on arrive à sortir le sujet de son
absorption dans S1, à le séparer.
Cela a en effet donné l’idée aux analystes qu’à la fin
d’une analyse on se retrouvait un sujet non-identifié.
Quand on lui a proposé cette lecture, Lacan l’a
réfutée aussitôt en disant : les sujets non-identifiés,

on ne s’en occupe pas dans l’analyse. Cela dit très
précisément : les sujets non-identifiés n’ont pas
d’inconscient, ils ne sont pas dans le discours de
l’inconscient.
Pour être dans le discours de l’inconscient, il faut
avoir été happé par le discours universel, et que, de
ce discours universel, soit venu sur vous, vous
baptiser, vous transsubstantifier, un signifiant-
maître. Si ce n’est pas le cas, si quelque chose a raté
dans cette capture initiale, si le signifiant-maître a
été mal accroché, mal épinglé, de travers, pas du
tout, désolé, vous n’êtes pas dans le discours de
l’inconscient, vous ne pouvez pas entrer dans le
discours analytique. La condition pour être dans le
discours analytique, c’est d’être entré dans le
discours de l’inconscient.
Sujet désidentifié
Dans le discours analytique, c’est plus sévère. À la
fin de l’analyse, vous n’avez pas du tout un sujet
non-identifié. Faisons une différence ici avec le
désidentifié. Le désidentifié veut dire que le sujet est
passé par l’identification et puis qu’il s’en est séparé,
sous un mode à voir de près. Il s’en est séparé parce
que, dans l’analyse, il a fait l’expérience de lui-
même comme S. Il a fait l’expérience de son
manque-à-être, c’est-à-dire de sa possibilité de
mettre en question toutes les identifications, et qu’il
y est finalement conduit, nécessairement.
C’est l’effet ironique de l’association libre, c’est le
socratisme analytique spontané. Quand vous n’avez
pas quelqu’un pour vous visser les identifications,
pour vous reconnaître comme l’employé des Postes,
le fils d’Untel, etc., quand ce quelqu’un-là vous est
soustrait, qu’il opère autrement qu’en vous disant :
«Bien entendu monsieur Untel, bien entendu
Madame…», et qu’il bouge un petit peu, qu’il n’est
pas à la place où il devrait être, à savoir d’acquiescer
à votre identification, eh bien, en retour, votre
identification tremble, votre semblant identificatoire
vacille, ne reste plus tout à fait en place.
L’expérience analytique elle-même est socratique.
Socrate se promenait en disant : «Ah ! tu dis ça ? Et
tu y crois vraiment ? Tu dis que tu es ça, et vraiment
tu es ça ? Oh ! oh ! comme c’est intéressant…» Il
gâchait la vie de tout le monde. Là, c’est le
processus analytique lui-même qui, à un point ou à
un autre, attaque cette confusion où vous êtes avec
votre identification.
Du coup – suivez-moi bien –, dans le discours
analytique, c’est S1, ce que l’on produit, qui fait
figure de réel. C’est bien pourquoi lorsque Freud
veut accréditer l’inconscient au regard du discours
de la science, il amène des faits de surmoi, il amène
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les actions compulsives, où le sujet ne comprend
absolument pas par quelle force il est agi.
Ce qui fait figure de réel dans le discours analytique,
c’est le signifiant-maître, les signifiants-maîtres.
Gardons bien en mémoire que c’est tout de même un
faux réel.
4. «AMUSE-TOI BIEN»
«Mené, Mené, Tekél, Upharsin»
Le thème des Journées d’Études de l’École de la
Cause freudienne se déroulera sur cette affaire-là,
sous le titre de «Quand les semblants vacillent…
Incidences du réel dans la clinique
psychanalytique».
Je peux déjà dire comment cela sera illustré,
puisqu’on m’en a fait la confidence. Catherine
Bonningue va enjoliver ces Journées d’un tableau de
Rembrandt qui met précisément en scène le moment
fameux où, sur la paroi, s’inscrit le fatidique «Mené,
Mené, Tekél, Upharsin», auquel Lacan se réfère.
A partir du moment où ces mots araméens
apparaissent sur la paroi, le roi sait que ses jours sont
comptés, qu’il n’en a plus pour longtemps, que c’est
terminé cette histoire, et que tout est appelé à
disparaître – comme on dit dans les grands
magasins. Comme Lacan l’évoque : «Si cela
apparaît sur le mur pour que tout le monde le lise, ça
vous fout un empire par terre».
On pourrait se dire que c’est là un fait de signifiant,
mais cela illustre précisément le retour du S1qui fait
fonction de réel et qui l’emporte sur tous les
semblants du pouvoir. On a là représentés sur la toile
ces semblants du pouvoir qui défaillent au moment
où apparaît la parole fatidique, écrite, et qui vaut
comme réelle par rapport à ces semblants.
Parole du surmoi
«Amuse-toi bien !» Il y a quelqu’un qui a vu en
quelque sorte paraître ça sur la paroi, et dans une
circonstance bien faite pour se graver puisque c’était
une parole de la mère dite sur son lit de mort, et
même la dernière parole de la mère.
C’est la parole que l’on dit à l’occasion aux enfants,
pour les soustraire au devoir, pour leur dire que là
c’est la récréation. On autorise l’en fant à s’amuser.
C’est le contraire de «fini de rire». «Amuse-toi bien»
veut dire «permis de jouir».
Quand cela vous est dit dans cette circonstance, cette
parole aimable et permissive prend un tour plus
grinçant. C’est un peu «amuse-toi bien avec ce que

je te laisse». Résultat, le sujet ne rigole pas. «-
Amuse-toi bien avant de mourir».
C’est une parole qui révèle sa face de terreur,
d’horreur, à l’occasion, qui est la parole même du
surmoi, puisque ce n’est pas autre chose que «Jouis»
qui ainsi résonne.
Cette volonté de jouissance qui est là proposée est
justement parente de la pulsion de mort. Se faire dire
«amuse-toi bien» par quelqu’un qui est la mère sur
son lit de mort, et dont ce sera la dernière parole, je
peux dire que je ne le souhaite à personne. C’est
peut-être seulement au terme d’une analyse que l’on
peut supporter la parole «amuse-toi bien» – qui peut
être une bonne parole. Peut-être que si ce dit m’a
frappé ainsi, c’est que, cette année, j’ai décidé de
bien m’amuser, y compris ici, surtout ici, où, depuis
quelque temps, je ne m’amusais pas tellement bien,
et spécialement l’année dernière, où j’ai eu le
sentiment, au moins pendant la première moitié de
l’année, de soulever l’expérience du réel d’un poids
énorme. 2
Les considérations que j’amène font saisir l’essence
du signifiant-maître, le signifiant-maître qui vient
tout seul, qui est prélevé sur un ensemble. Même s’il
forme un essaim, c’est un S1dépareillé, d’où les
conflits de devoir dont l’âme humaine est agitée. Si
tout cela se tenait, il n’y aurait pas ces conflits. C’est
ce que Kant a essayé de résoudre avec son critère
universel. L’essence du signifiant-maître, c’est tout
de même ce que l’on peut appeler son arbitraire :
pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? On dit
arbitraire d’abord pour faire valoir qu’on n’en
aperçoit pas la nécessité, même s’il en découle
ensuite une chaîne nécessaire que met en évidence
l’action compulsive comme le symptôme.
Le caprice
C’est bien ce qui fait que cette essence du signifiant-
maître est excellemment mise en valeur par le
caprice. 3
À propos du caprice, j’ai été comblé cette semaine.
Marie-Hélène Brousse m’a fait cadeau d’un livre
pour enfants, en me recommandant d’ailleurs de le
lire à la personne à qui j’avais emprunté le «pas
question». Elle m’a signalé, dans ce livre, la page où
figure en latin le «Sic volo, sic jubeo» de Juvénal,
attribué à une mégère représentée de façon très
vivante, comme on fait pour les enfants. Ce livre
n’est pas de n’importe qui. Il est du dessinateur
scandinave Tomi Ungerer, dont j’avais jadis acheté
le premier volume sorti pour les enfants. J’avais
perdu de vue sa production. Sans plus de référence,
ce lecteur sans doute plus de Juvénal que de Kant
glisse dans ce livre pour enfants cette parole latine.
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Francesca Biagi-Chai m’a remis une comptine
italienne qui éclaire bien des choses : «Sotto ogni
riccio ci stà un capriccio, la donna a riccio non la
voglio, no». Cela qualifie la tête bouclée. «Sous
toute boucle, il y a un caprice, la dame-boucle je ne
veux pas, non». Ce n’est pas la tête hérissée du
frisson, que mentionne le Dictionnaire historique
Robert, mais la tête bouclée qui est liée au caprice.
C’est plein d’esprit.
On voit bien pourquoi cela concentre sur la tête cette
affaire-là de signifiant-maître. Tout de suite, on va
vers la tête, et quand on veut vous faire comprendre
que vous n’êtes pas dans l’axe du signifiant-maître,
ce qu’on vous coupe, c’est spécialement la tête, en
tout cas dans la tradition française. Et, sur la tête, on
va justement chercher, pour représenter le caprice, le
cheveu capricieux, le cheveu qui n’en fait qu’à sa
tête à lui, tout cela s’incarnant dans Madame-
Boucle, qui a, sous chacune de ses boucles, un
caprice.
Je passe sur ce que cela pourrait évoquer de la
référence que Lacan prend dans l’ouverture de ses
Écrits, The Rape of the Lock de Pope. The lock, c’est
riccio, la boucle. C’est là à la belle
Belinda qu’un impudent vient couper une boucle.
On se bat alors autour de la boucle volée à Belinda,
et Pope mobilise tous les dieux de l’Olympe qui
prennent parti pour ou contre Belinda et son voleur.
Comme le dit Lacan, Pope met en valeur l’enjeu de
dérision de toute épopée, à savoir que l’on se bat
pour des riens. Ce n’est vraiment sérieux que
lorsqu’on se bat pour des riens.
Ce que montrent les guerres de religions, qui
– lorsqu’elles existaient – ont le mérite de faire
exister Dieu.
Il y a aussi des guerres psychanalytiques qui ont
peut-être eu le mérite de faire exister la
psychanalyse pour un certain nombre d’entre nous.
5. LES DISCOURS ET LE RÉEL
Un appareil de semblants
Où est le réel dans tout ça ?
Le réel n’est pas là, nô c’è. Il n’est pas là, no hay. Il
n’est pas là, there’s nothing.
Rien. Rien du tout.
Tout ça, si l’on regarde de près, et même si cette
place est par excellence celle du semblant
-et celle-là a l’air d’être place du réel –, tout ça ce
sont des semblants, et un discours est un appareil de
semblants.
Si on veut loger le réel quelque part, il faut faire,
comme Lacan en indique la voie : c’est pas là, c’est
pas là, c’est pas là, c’est pas là… Il faut considérer

que tout cet appareil et le circuit que l’on peut faire
ici – on peut en faire d’autres – est fait pour
enchâsser et pour éviter un réel qui ne se trouve
gentiment logé à aucune de ces places.
Qu’est-ce que ce serait un réel qui accepterait de
faire la ronde ? Il faut être semblant comme des
signifiants ou comme l’objet petit a pour accepter de
faire la ronde.
Ils font la ronde autour de la Chose qui, elle, ne fait
pas la ronde. Représentons-la comme quelque chose
d’un peu baveux – le baveux ayant beaucoup servi à
représenter le réel. Mais c’est encore une image.
À cet égard, le petit a, que l’on voudrait promouvoir
à être le réel, il ne veut pas, il ne veut pas.
D’ailleurs, le petit a est une défense contre l’infini
de la jouissance, parce que la volonté de jouir, si on
lui laisse libre carrière, révèle qu’elle n’est que
pulsion de mort.
C’est ça que je trouve plutôt vache, le coup de la
mère mourante à sa fille, de lui avoir dit «amuse-toi
bien» avant de mourir, sous-entendu «avant de
mourir comme moi». Elle a vraiment joué un tour de
cochon, parce que, après, on ne peut pas la rattraper
pour lui faire des reproches. C’est le dernier ravage.
Ensuite, il faut ramasser les morceaux.
La mère a joué à l’invitée de pierre. Le bon Dieu est
plus honnête. Au moins, il dit : «Ton temps est
compté, tu es fini, mon bon». Si le bon Dieu n’était
pas honnête, il aurait dit «Amuse-toi bien».
Il faut concevoir les discours comme essayant
d’entourer la Chose informe qui pourrait nous
représenter le réel. C’est bien pour cette raison que
Lacan signale – c’est son imagerie aussi bien – que
ça ne se boucle pas, qu’il y a ici une discontinuité
qui fait que l’on ne peut pas faire la ronde.
Le réel de chaque discours est plutôt dans cet
intervalle, s’il faut donner une image du maître – du
maître et de son caprice –, qui est aussi l’essence du
signifiant-maître qui est là on ne sait pas pourquoi.
Maître Humpty-Dumpty
Pourquoi est-ce cette parole-là qui vous a choppé
comme ça ? Le maître qui connaît le secret du
maître, je le représenterai plutôt sous la figure
souriante – souriante pour nous, lui n’est pas
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souriant du tout – de Humpty-Dumpty dans De
l’autre côté du miroir.
Humpty-Dumpty est le maître. D’ailleurs, on ne peut
pas s’y tromper, il est assis sur le faîte d’un mur
quand Alice le rencontre, dans un équilibre que l’on
pourrait croire instable, mais il y tient. C’est le
caprice incarné.
Cela fait bien voir d’ailleurs qu’Alice n’est pas le
moins du monde capricieuse. C’est justement parce
qu’elle est si peu capricieuse qu’elle fait voir le
caprice des autres. C’est sur le fond d’Alice que l’on
voit la folie du chapelier, l’inconduite du loir, la hâte
immotivée, la hâte pathologique du lapin.
C’est parce qu’elle est vraiment une sorte de sujet
barré qu’elle fait voir les caprices des autres et
comment ils sont fixés sur leur jouissance à eux. Elle
est même par excellence le sujet barré, puisqu’elle
incarne, comme le note Lacan, moins phi – l’objet
de Lewis Carroll, la petite fille. C’est sur ce fond
que l’on a ce monde bariolé, baroque, où l’on voit
chacun suivant sa volupté.
C’est un puissant effet de dérision qu’introduit, de
façon immortelle, Humpty-Dumpty. Il met vraiment
en valeur ce pouvoir régalien du signifiant dont parle
Lacan dans les Écrits, la possibilité de
l’anéantissement instantané de tout l’ordre
symbolique, pour peu que l’on sache manier le Witz.
Que dit Humpty-Dumpty ? «-Lorsque moi j’emploie
un mot, répliqua Humpty-Dumpty d’un ton de voix
quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce
qu’il me plaît qu’il signifie… ni plus, ni moins.»
Exquise précision autour du caprice. «-La question,
dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de
faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils
veulent dire.-La question, riposta Humpty-Dumpty,
est de savoir qui sera le maître… un point c’est
tout.» Voilà un dialogue prodigieux, qui démontre
en effet à quel point l’ordre signifiant est dominé par
le signifiant-maître, par ce qui est l’essence du
maître, son caprice.
Le discours universitaire et le mot d’esprit
Le discours universitaire a cette propriété qu’il met
tout l’ordre du savoir en position de semblant. Lacan
dit à ce propos que le mieux que puisse faire ce
discours universitaire, c’est le mot d’esprit, qui lui
fait horreur. Cela veut dire que faire passer le savoir
tout entier en position maîtresse du semblant a pour
vérité S1, c’est-à-dire précisément l’arbitraire, le
caprice. Ce avec quoi devrait se familiariser le
discours universitaire, c’est de laisser paraître
quelque chose de sa vérité, c’est-à-dire, sous le
savoir, faire voir le Witz. Et de la même façon, sous
l’impératif catégorique de Kant, qui est vraiment

l’incarnation par excellence de ce S2, faire voir sa
vérité dans Juvénal, comme après tout Kant ne
l’ignorait pas. Sous l’impératif logique, universel,
faire voir le caprice particulier, et donc, sous S2,
laisser voir le S1en position de vérité.
La science et le semblant
Il est frappant que, dans le discours de la science,
dont on croirait qu’il nous donne accès au réel dont
il s’agit, le semblant aussi domine.
On s’en aperçoit, puisque, pour que ça marche, le
discours de la science, il faut que Dieu – Dieu ou ce
qui en tient lieu – soit un gars sérieux, il faut qu’il
tienne parole. Il faut que Dieu ne soit pas Humpty-
Dumpty qui vend la mèche. Avec un Humpty-
Dumpty qui dit : «C’est comme ça parce que ça me
plaît», on a du mal à faire le discours de la science.
Pour le Dieu de Descartes aussi, les vérités éternelles
sont comme ça parce que cela lui a plu. Et Descartes
le laisse : «Allez-y, mon bon.» Une fois qu’il a
choisi les vérités éternelles, il n’a plus le droit de
changer d’avis.
C’est ce que Descartes vient expliquer. Il passe les
menottes au bon Dieu. Il le laisse faire un truc, et
ensuite, il ne peut plus changer. Dieu aurait pu faire
que 2 + 2 = 5. Parfaitement possible. Mais une fois
qu’il a choisi que 2 + 2 = 4, interdit de changer
d’avis. Il faut donc que Dieu soit un gars sérieux.
On sait comment Lacan a mis en valeur que, pour
Einstein, il fallait de toute force que Dieu soit fiable,
de bonne foi, c’est-à-dire que ça ne se fasse pas au
hasard ou par caprice. Avec sa relativité, il a fichu
par terre tout un monde de semblants. Cela a été
extraordinaire.
C’est tout à fait intéressant d’être là aujourd’hui, au
début du vingt-et-unième siècle, mais, au début du
vingtième siècle, il fallait s’accrocher. Avec Freud
qui larguait la psychanalyse dans le monde, et puis
la relativité qui a fait tanguer des évidences assises
depuis des millénaires !
C’est cet homme-là, ce subversif-là, qui pensait que,
pour que ça tienne, il fallait que le réel obéisse à la
loi, à une loi, qu’il fallait que le réel soit law-like,
comme on dit en anglais.
La scission du réel et de la loi
De ce point de vue, la mécanique quantique – devant
quoi Einstein avait toutes les réticences, du genre :
«Je ne mangerai pas de ce pain-là» – menaçait bien
davantage la notion du réel, dès lors qu’elle
introduisait une fonction d’incalculable, d’aléatoire,
et qu’en effet la mécanique quantique a commencé à
habituer à la notion d’un réel sans loi.
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On ne peut même pas lire sur le mur la formule, qui
a fait voir au moins qu’il se pourrait que la loi à quoi
le réel obéirait ne soit qu’un semblant.
Ce qui est capital, c’est la scission du réel et de la loi
– qui anime le dernier enseignement de Lacan –, que
le réel précisément ça n’obéit pas. Alors que, dans le
discours, tout le monde obéit à tout le monde.
Ici, le sujet s’identifie au signifiant-maître, lequel
commande au savoir, lequel travaille comme un
dingue pour produire petit a. Le seul problème, c’est
ici où ça se rompt. Il y a ici la vérité, qui est ce qui
n’obéit à personne, et là le faux réel.
C’est un dysfonctionnement, si l’on veut, mais c’est
dans cet intervalle que l’on peut avoir une petite
entrevision de ce réel.
Enseignement et psychanalyse
Je terminerai par ce que j’ai aperçu concernant
l’enseignement, spécialement l’enseignement de la
psychanalyse.
L’enseignement consiste à recouvrir S1par S2. Cela
recouvre l’arbitraire par la cohérence, par la
consistance. Cela montre que ça se tient. Comme
disait Alphonse Allais : «Cela se tient où ?» Cela se
tient. Cela ne se tient d’ailleurs qu’à une seule chose.
Cela se tient à un désir, à une fantaisie, à un plus-de-
jouir.
L’enseignement de la psychanalyse, bien sûr,
n’échappe pas à promouvoir S2 en position de
semblant, mais, pour enseigner valablement ce qui
touche à la psychanalyse, il faut l’enseigner sur le
bord, entre S2 et S1, sur le bord où l’on fait
communiquer le semblant-maître et la vérité du
discours. Et même plus, il y a de la psychanalyse
dans chaque discours lorsqu’on connecte le
semblant-maître et la vérité du discours.
*Les us du laps, enseignement prononcé dans le cadre du Département de
Psychanalyse de Paris VIII, 2 février 2000. Texte et notes établis par Catherine
Bonningue. Publié avec l’aimable autorisation de J.-A. Miller.
1. J.-A. Miller fait allusion à l’exposé que Claude Arasse fera le soir même sur
la Vénus d’Urbin du Titien, dans le cadre du séminaire de Politique lacanienne.
2. Cf. la partie du cours de J.-A. Miller de l’année 1998-99 consacrée à
«L’expérience du réel dans la clinique psychanalytique».
3. Cf. MILLER J.-A., «Théorie du caprice», Quarto n°71.

La passe et l’École Une
Éric Laurent
Ce titre * est un titre que j’ai soumis à l’approbation
des AE pour ces Journées, et qu’ils ont retenu après
discussion. Il me reste maintenant à rendre raison de
ce choix devant vous.
Extimité et extime
Pourquoi mettre l’accent sur l’extimité dans
l’expérience de la passe ? La question s’est réveillée
à propos d’un terme dérivé de cette fonction :
l’extime. Le contexte de la naissance de l’École Une,
dont la Déclaration était adoptée en janvier de cette
année, appelait la question. Parmi les Écoles
reconnues par l’AMP, dont les membres allaient se
retrouver dans l’École Une, trois d’entre elles ont
une variante du dispositif de la passe distincte de
celle de l’ECF. Elles incluent dans les cartels des
Commissions de la passe, une place particulière,
celle de l’extime. Dans l’EOL argentine, au moment
où son Cartel est en position de nommer un AE, il se
réunit exceptionnellement avec une personne qui ne
fait pas partie du cartel et qui «fait fonction
d’extime». Cette fonction n’a pas encore de place
dans le fonctionnement du dispositif de la passe dans
l’ECF. L’existence de la poussée vers le Un de
l’École Une rend ce manque dans le dispositif ECF
plus lisible. La question avait été déjà posée, le
thème avait déjà été discuté par le Conseil de l’École
à mesure que la fonction trouvait sa place dans
l’EOL, l’EEP, l’EBP.
Une Conversation AMP-ECF sur la passe eut lieu le
28 mai de cette année avec l’intention de conclure
cette question. Elle était annoncée par un texte de
Pierre Naveau qui constatait que «les membres des
Cartels de la passe et du Secrétariat de la passe…
sont prêts à ce que ce principe se réalise sans
attendre» 2. Lors de la Conférence institutionnelle
elle-même, il apparut que la problématique de
l’extime comme telle n’était pas adoptée dans
l’École. Seuls les responsables de l’École ou les
Cartels faisaient leur cette perspective. Le fait qui
signalait cette adhésion «administrative» au projet
était un phénomène négatif, «en creux». Jacques-
Alain Miller constatait, ce jour-là, que la «fonction
extime» n’avait dans l’École fait l’objet d’aucune
communication recueillant l’expérience de ceux qui
avaient fonctionné dans un tel dispositif, ou
motivant les vœux de ceux qui souhaitaient qu’elle
s’installe. Il proposait de donner d’abord un contenu
à cette problématique et à cette fonction. Les apports
à la théorie de l’extime auraient ensuite à être rendus
12
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publics, discutés, avant de trouver une traduction
administrative.
Après cette Conversation du 28 mai 2000, il
semblait donc opportun d’ouvrir la problématique de
l’extime au sein même de l’expérience de la passe.
Nul lieu n’était plus opportun que la Journée des AE
elle-même, cette journée où nous sommes.
Comment parler de l’extime alors qu’aucun des
Cartels, ni ses AE, n’en a encore l’expérience dans
le dispositif ? Je suis parti de la proposition de J.-A.
Miller selon laquelle «avant d’être une personne,
l’extime est une structure». L’extimité préexiste à
l’extime. Comme structure elle était dégagée dans le
cours qui porte ce nom, «Extimité» (1985-1986). Le
mot est employé par Lacan en de rares occasions,
dans le Séminaire L’Éthique de la psychanalyse,
puis dix ans après. J.-A. Miller n’en a pas moins
souligné le caractère central de cette structure dans
l’enseignement de Lacan. En un premier sens c’est
«tout ce qui est le plus proche, le plus intérieur, tout
en étant extérieur». Il est alors légitime de parler
d’extimité de l’inconscient. L’extimité inscrit
«l’hétéronomie radicale» 3 du sujet. Comme telle,
elle permet de désigner la topologie du tore, puis du
huit intérieur que Lacan met en place dans les
années soixante. L’extimité de l’inconscient est aussi
celle de l’objet cause du désir. Celui-ci se retrouve
aussi bien extime au sujet qu’extirpe à l’Autre. De
façon décisive, «l’extimité, en tant qu’elle est tout à
fait distincte de ce qui serait pure extériorité ne
désigne rien de moins qu’une béance au sein de
l’identité de soi à soi…» 4. C’est une place, à ne pas
confondre avec ce qui peut venir l’occuper !
La passe et l’extimité
En ce sens, l’expérience de la passe, à son niveau
clinique, doit pouvoir témoigner de la «béance au
sein de l’identité à soi» et de comment ce qui vint à
l’occuper se manifeste, choit, ou se déplace. Une
première liste de ce qui vient faire bouchon à cette
faille est faite dans le cours de J.-A. Miller : les
signifiants-maîtres S1, l’objet cause du désir a, mais
aussi l’objet d’amour sous la forme de l’objet
fascinant et fatal, le moi dans sa splendeur
psychologique et narcissique, le surmoi et son
pousse-au-jouir.
La clinique de la passe peut parfaitement recueillir la
variété des formes où vient s’inscrire pour un sujet
ces «bouchons de l’extimité». Le thème de
l’extimité comme structure est parfaitement à sa
place dans cette dimension.

Les usages «plus-un et extime» de l’AE et du
dispositif
Mais la place de l’extimité ne se limite pas à la
dimension clinique de l’expérience ; elle se
manifeste aussi dans sa dimension politique.
Le 15 juin, dans sa «Note préalable», J.-A. Miller
proposait d’introduire la question de l’extime, «en se
demandant quel usage il est fait du signifiant AE,
tant pour les AE eux-mêmes que pour l’École et les
ACF».
Le 17 juin, il précisait dans «Orage et Colombe» les
développements qui avaient marqué les quinze
années depuis le cours princeps. Il reliait la fonction
d’extimité avec la logique du pas-tout et de
l’exception. Il distinguait ainsi précisément le plus-
un, exception qui fonctionne du côté du tout et
extime, exception qui fonctionne côté pas-tout :
«L’extime n’est pas plus-un, c’est tout le contraire.
Ce n’est pas non plus du plus-un l’envers, ce qui
ferait qu’ils ne seraient pas sans rapport. Le plus-un
est ce qui s’ajoute aux uns pour les totaliser…
l’extime au contraire, détotalise, décomplète, fait
déconsister, il introduit avec lui le pas-tout. Il
n’additionne pas les uns, il les métamorphose en
autant d’exceptions… et quand il a fait son œuvre, il
n’est plus qu’une exception parmi les autres, on ne
sait laquelle : elles foisonnent» 5.
En combinant ces deux indications, je m’efforçais de
décrire les usages de l’AE comme plus-un ou
comme extime. Le 20 juin, je proposais de distinguer
les usages de l’AE comme plus-un et l’AE comme
extime 6.
L’AE comme plus-un
Nous pouvons donc nous demander si l’exception
AE fonctionne dans l’École comme plus-un ou
comme extime. Je crois que nous avons connu les
deux modes de fonctionnement.
L’AE fonctionne comme plus-un quand il vient
s’adjoindre, de façon homogène, au grand
fonctionnement de l’École en y ajoutant son agalma
propre. C’est un point qui a été soulevé lors des
Séminaires de Politique lacanienne du mois de mai
2000. Il était constaté que, dans les différentes
Écoles, l’AE s’était incorporé, sans faire de vagues,
aux instances d’orientation et de gestion de celles-ci.
La garantie analytique en jeu entre l’AE et la
formation dont il relève se démontrait alors sur le
mode de la boucle fermée. Loin d’évaluer les
rapports entre l’École telle qu’elle est et telle qu’elle
devrait être comme École de la passe, l’AE pouvait
fonctionner sous un régime tel qu’il venait à garantir
l’École qui l’avait garanti, dans un circuit sans
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aucune perte. Il faut dire tout de suite que, dans les
rapports entre l’AE et l’École, nous avons connu
aussi l’AE d’opposition. C’est celui qui s’empressait
de dénigrer l’École qui venait de le nommer. Mais
l’AE d’opposition n’est qu’une variante de la
position précédente. C’est toujours dans un rapport
de totalisation qu’il situait sa position face à une
École toute bonne ou toute mauvaise.
Lorsque, dans notre École, nous avons créé des
soirées mêlant les instances de gestion,
d’orientation, de garantie, avec les AE – c’est un
fonctionnement sur le mode totalisateur que nous
avons fait exister un moment. L’usage de l’AE est
bien là dans le registre du plus-un. Dans le cas de
figure de l’AE d’opposition en réaction avec
l’orientation, la gestion et la garantie, l’exception
d’AE fonctionnait là encore comme totalisatrice.
Simplement, le plus-un se présentait sous la forme
du moins-un. Nous avons maintenant appris à la
reconnaître.
Quant à l’usage qu’ont eu les ACF de l’AE, il
semble d’après certains échos qu’elles en ont eu un
usage épuisant. Leur fonction de plus-un dans telle
ou telle ACF se multipliant, elle risquait de tourner
au moins-un par exhaustion. L’usage de l’ACF ainsi
posé vient en opposition, par simple saturation, avec
l’usage de l’AE que pourrait avoir l’École.
L’AE comme extime
L’usage de l’AE comme extime serait une toute
autre affaire. Ce qu’il a à faire est quelque chose.
C’est-à-dire que cela ne relève pas du tout. Il a
quelque chose à dire. Pas toute la vérité, qui ne peut
pas se dire toute. Mais pourtant il doit ne pas
renoncer à dire quelque chose qui permette de
favoriser l’École comme expérience analytique. Il y
a des exemples d’un tel usage de l’AE.
Nous pouvons d’emblée dire que les nouveaux AE
nommés dans l’AMP sont davantage sensibilisés à
cette dimension. Leda Guimaràes, AE récemment
nommée par le cartel B5 de l’ECF, est déjà à
l’œuvre. Sa correspondance avec J.-A. Miller,
publiée dans la Quotidienne, en donne une version.
Elle a montré comment un certain usage, dans
l’EBP, de l’unanimisme des instances bloquait le
débat. Elle proposait de construire, en y contribuant,
un espace de débat qui ait le statut topologique d’un
espace extime à l’EBP, un espace qui soit un lieu
d’exceptions où des opinions s’échangent une par
une. Le débat «repenser l’École» est en cours.
Dans notre École, nos AE, par leurs témoignages,
ont eu un effet de ce genre pour les Journées et leur
thème. Ils ont facilité le travail sur «les semblants
vacillent». Ces Journées vont aussi y contribuer.

Entre les usages du plus-un et ceux de l’extime, nous
connaissons pour l’instant mieux les bons usages du
plus-un que les bons usages de l’extime.
Les bons usages du plus-un, Lacan en avait donné
des exemples dès son texte sur «La psychiatrie
anglaise et la guerre» 7. À partir de l’expérience par
Bion du «groupe sans leader», il avait isolé le
nécessaire pousse-à-l'un du groupe. Cette unité du
groupe n’a pas à s’incarner dans une personne, un
leader ou un chef pour exister. C’est une fonction.
Cette fonction plus-une permet une totalisation
raisonnée du groupe, une distribution des fonctions
et du travail, elle permet d’aboutir à un résultat
tangible. Nous sommes en train de découvrir les
bons usages possibles de l’extime en tant qu’il
décomplète. Cela ne veut pas dire qu’il fasse du foin
pour le plaisir d’en faire, ou de l’inconsistance pour
le plaisir de fabriquer de l’inutile. Il ne s’agit pas de
donner des versions hystériques de l’extime. Il
s’agit, par contre, de faire en sorte que, lorsque se
pose une question dans l’École, «ce dont il s’agit
progresse insensiblement» 8, – cela oui, relèverait de
la fonction analytique de l’extime.
La position de l’AE comme extime implique une
certaine interprétation des attentes envers l’AE, soit
de pouvoir «témoigner des problèmes cruciaux aux
points vifs où ils en sont pour l’analyse,
spécialement en tant qu’eux-mêmes sont à la tâche
ou du moins sur la brèche de les résoudre» 9. Cette
attente relève bien d’un usage d’extime. Ce que l’AE
peut dire de la façon dont il se pose et résout certains
problèmes de psychanalyse, en facilite l’abord pour
l’École comme telle.
Nous avons donc appris davantage sur la fonction
d’extimité. Nous allons aussi en apprendre lors de
ces Journées. Plusieurs exposés s’attachent
explicitement à la fonction de l’extimité dans la mise
au jour du désir du psychanalyste. Je pense aussi que
d’autres contribueront à l’exploration de la «béance
de l’identité de soi à soi». Cela relève de la structure
d’extimité que l’on doit retrouver dans la clinique de
l’expérience.
Dans les apports des AE à la question de la garantie,
je suis en attente de saisir les développements qui
vont avoir lieu. Si la garantie se déplace de l’AME
sur l’AE, le risque est grand de le faire fonctionner
comme plus-un sur le mode totalisateur. Si le
déplacement se fait sans reste, la totalisation est
assurée. Par contre, en détotalisant la question de la
garantie, en en développant les paradoxes et les
tensions, il la rend à elle-même.
L’AE, dans sa fonction d’extime par rapport à la
garantie, peut nous apprendre beaucoup sur les
paradoxes de la formation analytique où l’obligation
14
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tue le désir. Pourtant, il faut s’assurer d’abord qu’il y
ait «du contrôle», et ensuite du caractère analytique
de ce contrôle. Pour réinventer la psychanalyse,
chacun s’autorise de soi-même et de quelques autres.
Quant au caractère analytique, il est à mesurer en
regard de la diffusion des contrôles psycho-
thérapiques les plus divers : institutionnels, de
groupe, ou un par un.
L’AE nous apprend aussi comment il vit le rapport
«post-analytique», selon une dimension relevée par
J.-A. Miller lors d’un séminaire en Argentine sous le
titre El peso de los idéales 10. Sous cette rubrique,
nous pouvons, par exemple, nous demander
comment s’organisent les rapports de l’AE et du
contrôle ? Comment la chute du sujet supposé savoir
permet-elle le maintien du rapport de contrôle ? Que
nous apprend l’expérience sur cette relation ? S’agit-
il de deux mises en fonction distinctes du sujet
supposé savoir ? Comment les séparer ? On doit sans
doute distinguer le contrôle pendant, et le contrôle
après l’analyse. Plus généralement, le contrôle doit
être situé dans la perspective de l’antinomie de
l’analyste et du discours analytique, dégagée par
Lacan. Le psychanalyste opère dans une position de
fermeture à l’égard de l’inconscient. En ce sens, il
opère à rebours de l’opération psychanalytique. J.-A.
Miller peut donc dire : «La pratique de la
psychanalyse produit de manière nécessaire la
méconnaissance du discours analytique». 11
"Comment, dans le contrôle, tenir compte du savoir,
de ce qui peut s’en dire, s’en transmettre et être
entendu. La dimension proprement analytique du
contrôle se sépare là de toute la dimension
adaptative, d’adaptation de la cure au cas. Le nœud
clinique, épistémique, politique, en devient très
particulier.
La question de l’extime et le tact
La fonction d’extimité s’est incarnée, par un
transfert, dans un support. Il y a eu des collègues qui
ont fait «fonction d’extime», qui ont incarné cette
place dans les Cartels. L’usage a-t-il été le bon ?
Ont-ils vraiment fonctionné comme extime ou
comme plus-un ? Il faudra ouvrir une rubrique
«usage de l’extime», et parler de cela avec les
Cartels et ceux qui en ont occupé la place.
L’invention de l’extime comme quelqu’un était
cruciale pour assurer le transfert de passe, la
croyance de chacune des Écoles en leur dispositif de
la passe elle-même, comme le notait J.-A. Miller le
28 mai : «Il fallait surmonter le manque de
crédibilité de leur propre opération. Inventer
l’extime c’était leur assurer un morceau de la vraie
croix».

En ce sens, l’extime a fonctionné comme une sorte
de bouchon à la structure d’extimité. Disons qu’il a
suturé la structure de béance. Le bon extime est celui
qui peut rendre l’extimité à elle-même. C’est celui
qui défait les totalisés, et les rend à leur structure de
pas-tout. Comment parler de cette expérience, qui
fuit le rapport administratif et la transparence ? Avec
tact, avec le tact analytique qui convient.
La passe Une ?
Venons maintenant à l’autre partie du titre.
Comment peut-on dire que la passe est Une ? Elle
est d’abord multiple. Il y a la passe selon les Écoles.
D’autant plus qu’il y a la passe finale et la passe à
l’entrée dans l’École ou les Écoles.
D’un autre côté, nous avons veillé à ce que les
Écoles forment une véritable communauté
épistémique. Tout a été fait pour que les titres, dans
les Écoles de soient harmoniques. EAMP n’est pas
une fédération d’Écoles. Un titre obtenu dans une
École est valable dans les autres. Les problèmes que
pose un titre ou le mécanisme d’attribution d’un titre
dans une École se répercutent dans toutes les autres.
Selon l’expression de J.-A. Miller, nous avons fait
en sorte que les titres «fassent partie d’une même
famille de variations logiques». En ce sens, la passe
dans l’AMP peut être dite relever d’une même
famille de variations logiques. Nous en avons eu un
exemple remarquable à Buenos Aires, lors de la
réunion de tous les Cartels de la passe des
différentes Écoles. L’expérience qui est commune à
tous est celle de l’entrée par la passe. Les Cartels ont
largement échangé sur ce point, et cette discussion a
aidé à formuler le paradoxe de l’entrée par la passe
dont les effets se font sentir partout. Le paradoxe est
le suivant : d’un côté la passe à l’entrée vérifie le
rapport du sujet avec son inconscient, elle atteste de
la position analysant ; de l’autre, le dispositif ne
permet pas d’évaluer la capacité d’un sujet à devenir
membre, c’est-à-dire, de fait, à pouvoir s’autoriser à
pratiquer la psychanalyse avec l’acquiescement de
ces Écoles.
En reconnaissant dans chaque École les
conséquences de cette même aporie, les Cartels des
différentes Écoles témoignaient bien de la passe
comme Une. Cette réunion fonctionnait-elle comme
plus-un ou comme extime au travail des Cartels ?
En un premier sens, elle assure l’unité supérieure des
Cartels de la passe dans l’AMP, elle est plus-un.
Mais dans son fonctionnement, elle rend chacune
des Écoles à sa difficulté, à sa spécificité propre. Ce
qui était perçu comme une difficulté est assigné à un
même paradoxe, certes, mais cela n’unifie nullement
la particularité des conséquences. En ce sens, la
15
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réunion était bien extime. Elle empêchait l’identité
de soi à soi.
Chaque École a ses particularités au regard du
dispositif de la passe. Pour la passe finale, seules
l’EOL, l’EEP et l’ECF ont jusqu’ici nommé des AE.
L’EBP, qui ne dispose pas de Cartel qui nomme des
AE, n’est pourtant pas sans AE. Deux AE ont été
nommées par l’EEP, une AE a été nommée par les
Cartels de l’ECF. Nous allons l’entendre lors de ces
Journées.
Dans ces montages, les fonctions de plus-un et
d’extime, là encore, se distribuent. Les aspects
extime ou plus-un sont à examiner de façon précise.
Nous pourrons examiner cela dans le détail. Mais je
pense qu’il n’est pas excessif de dire que le
dispositif de la passe dans l’AMP et dans l’École
Une a fonctionné comme extime du dispositif de la
passe dans chaque École. Il l’a rendu aux
singularités des résultats obtenus par chaque
Commission de la passe.
Ces Journées seront l’occasion d’en savoir plus et de
vérifier dans les trois dimensions, clinique, politique
et épistémique, comment se manifeste l’extimité de
la passe Une – Une et multiple dans l’École Une,
détotalisante.
1. Exposé d’ouverture aux Journées des AE portant le titre «L’extimité de la
passe Une», le 30 septembre 2000.
2. NAVEAU R, «La passe : évaluation d’une expérience en cours», le 7 mai
2000, publié sur ecf-débats.
3. MILLER J.-A., «Extimité», Cours 1985-1986, leçon du 13 novembre 1985,
inédit.
4. Ibid., leçon du 20 novembre 1985.
5. MILLER J.-A., «Orage et Colombe», le 17 juin 2000, publié sur ecf-débats.
6. LAURENT É., La Quotidienne n°12, mercredi 13 juin 2000, publiée sur
amp-messager.
7. LACAN J., «La psychiatrie anglaise et la guerre», La Querelle des
diagnostics, Paris, Navarin Éditeur, 1986, pp. 15-42.
8. MILLER J.-A., «Orage et colombe», op. cit.
9 LACAN J., «Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyse de l’École»,
Scilicet n°1, Paris, Seuil, 1968, p. 15.
10. J.-A. Miller, El peso de los idéales, Buenos Aires, EOL Paidos, 1999.
11. Ibid.
Paradoxe sur le psychanalyste
Pierre Naveau
J’ai choisi de vous parler de l’extimité sous le titre :
«Paradoxe sur le psychanalyste». Le terme de
«paradoxe» désigne à la fois une opinion et une
proposition contradictoire, c’est-à-dire une
proposition comportant, dans son articulation, une
contradiction.
Ce titre, «Paradoxe sur le psychanalyste», évoque un
autre titre, celui d’un entretien qui a été écrit par
Diderot, Paradoxe sur le comédien. L’un des deux
interlocuteurs qui prennent part à cet entretien est
appelé par Diderot «l’homme au paradoxe», ou
«l’homme paradoxal». Le paradoxe que soutient cet
homme est qu’un grand comédien n’éprouve pas les

sentiments et les émotions qu’il exprime sur la
scène, mais qu’il joue à les ressentir. À un grand
comédien, il n’est pas demandé d’être sensible. Un
comédien exprime des sentiments et des émotions
avec d’autant plus d’intensité, de justesse et de
précision qu’il ne les ressent pas lui-même. C’est
ainsi que Diderot formule le paradoxe de la division
qui, selon lui, caractérise le comédien.
Je souhaite, pour ma part, soutenir un paradoxe, non
pas sur le comédien mais sur le psychanalyste. Je
prends comme point de départ la notion d’extimité,
que Jacques-Alain Miller a définie dans son Cours
de l’année 1985-1986. L’extimité désigne un point
paradoxal dans un champ. Il est à la fois à l’intérieur
et à l’extérieur de ce champ. Ce point indique que –
je cite J.-A. Miller – «le plus intérieur est extérieur».
Comment aborder, dès lors, l’extimité ? Telle est la
question que je me pose.
«Tu eras interior intimo meo»
La question que se pose, quant à lui, Saint Augustin
– Dieu est-il ou n’est-il pas ? – est orientée et portée
par l’amour de Dieu 1. Le chemin de Saint Augustin,
qui se divise en deux temps, montre que l’amour
tend à faire exister dans un deuxième temps ce qui
n’existait pas dans un premier temps. Sa conclusion,
en effet, est celle-ci : Je t’aime, donc tu es.
Premier temps – Saint Augustin met en évidence la
position d’extimité de Dieu à un moment où il est en
train de confesser ses fautes, c’est-à-dire à un
moment où il est en train d’évoquer la période au
cours de laquelle il s’était le plus éloigné de Dieu. Il
était jeune, sa chair brûlait de désir, Dieu était loin.
Or, – c’est ce qu’il découvre –, c’est, précisément, à
cette époque-là que, sans qu’il le sache, Dieu était le
plus proche de lui. Ubi ergo mihi tunc eras ? Où
donc étais-tu pour moi à ce moment-là ? Quam
longe eras ! Combien loin tu étais ! Tu autem eras
interior intimo meo. Mais, toi, tu étais plus intérieur
que l’intime de moi-même. Ce qui veut dire : Toi,
qui étais à l’extérieur, tu étais plus intérieur encore
que ce qu’il y avait de plus intérieur en moi.
Deuxième temps – Saint Augustin a maintenant
atteint un point de certitude : Domine, te amo, –
Seigneur, je t’aime. Mais il se demande comment il
a pu trouver son chemin, comment il a pu se
rapprocher de ce dont il s’était tellement éloigné,
comment il a pu retrouver ce qu’il avait perdu. Saint
Augustin, en effet, aborde alors Dieu à la façon d’un
objet que l’on a perdu et que, par chance, l’on
retrouve. Il donne l’exemple d’une femme qui a
perdu une pièce de monnaie et la cherche cum
lucerna, c’est-à-dire à la lumière de sa lampe à huile.
C’est parce que cette femme est ainsi confrontée à
16
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un aliquid perditum, à quelque chose de perdu,
qu’elle cherche à trouver la lumière. Cet exemple
montre que ce qui est en question, dans la recherche
de Dieu, c’est de Dieu à la fois comme (A) et
comme (a). Dieu représente à la fois le lieu auquel
on s’adresse et l’objet perdu. Il existe une
articulation entre (A) et (a), Comme J.-A. Miller l’a
indiqué dans son Cours, cela s’écrit : a ⊂ A. L’objet
perdu se trouve au cœur de l’Autre à qui le sujet
adresse sa demande d’amour.
Saint Augustin évoque ainsi, à propos de son rapport
à Dieu, une topologie paradoxale : Entre toi et moi,
écrit-il, nusquam locus, point d’espace, il n’y a pas
d’espace, ou, plus exactement encore, si l’on déplie
le nusquam, nulle part il n’y a d’espace. Autrement
dit, précise-t-il, que nous nous éloignions de toi ou
que nous nous rapprochions de toi, nulle part, entre
toi et moi, il n’y a d’espace. Le point que Saint
Augustin met ainsi en valeur est un point paradoxal :
l’on peut être aussi éloigné qu’il soit possible de
Dieu et, en même temps, être aussi proche de lui
qu’il soit possible. Ce qui semble être à l’extérieur
est alors à l’intérieur.
Le problème qui se pose, en fait, n’est pas un
problème d’espace, c’est un problème de temps.
Sera amavi, – Tard, je t’ai aimé. Et ecce intus eras et
ego foris et ibi quaerebam, – Et, toi, tu étais intus, au
dedans, et, moi, j’étais foris, au dehors, et ibi, là, au
dehors, je te cherchais. L’adverbe de lieu foris
s’oppose à l’adverbe de lieu intus. Saint Augustin ne
le savait pas, – c’est lui, et non pas Dieu, qui était à
l’extérieur.
Dieu, lui, était à l’intérieur. L’adverbe de temps
sera, qui veut dire «tard», indique qu’il a fallu à
Saint Augustin le temps qu’il faut, justement, pour
comprendre.
L’extimité est une articulation entre intus et le foris,
entre l’intérieur et l’extérieur, qui se détermine
relativement au temps. Cette articulation lie la
topologie et le temps, c’est-à-dire, en fait, une
topologie paradoxale et une temporalité elle-même
paradoxale, dans la mesure où sa marque est la
discontinuité, l’abîme à franchir. Que la temporalité
soit paradoxale, cela veut dire qu’il y a un saut à
faire.
La fonction logique de l’extime
J’en viens, juste l’espace d’un instant, à la procédure
de la passe. Comment la fonction logique de l’extime
s’articule-t-elle ? Le cartel est sur le point de
nommer un passant AE. Il décide donc de lui dire
oui. C’est un pari. Le non est laissé de côté. Le cartel
fait alors appel à un AE d’une autre École. L’extime
n’intervient pas pour entériner une décision déjà

prise. Il intervient pour entendre quelle est la
position du cartel et pour donner son avis. Cela veut
dire que, de nouveau, le oui et le non sont mis en
balance. Ma thèse est que l’extime est précisément là
pour représenter le oui et le non. Il incarne le oui et
le non en même temps. Il est la contradiction
vivante. Il ébranle le point de certitude qui a été
atteint. J’y reviendrai.
«Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée»
Ma préoccupation est, ici, d’évoquer la contradiction
que l’on rencontre au cœur de la problématique de la
passe et qui n’est autre que celle qui caractérise le
passage du psychanalysant au psychanalyste.
L’articulation logique de cette contradiction peut
être resituée par rapport à une alternative qui a été
formulée, d’une façon lumineuse, par le titre d’une
pièce d’Alfred de Musset : Il faut qu’une porte soit
ouverte ou fermée. Laure Naveau s’y était référé
dans sa contribution qui a précisément porté sur la
problématique de la passe, c’est-à-dire sur la
distinction qu’il y a à faire entre la passe qui se
conclut par la nomination d’un AE et la passe qui,
quant à elle, débouche sur la proposition du cartel de
la passe que le passant soit nommé, par le Conseil,
membre de l’École. Si l’on se place du point de vue
de la passe qui se conclut éventuellement par la
nomination d’un AE, une telle proposition du cartel
de la passe n’est pas l’équivalent d’un oui, mais bien
un non.
Je rappelle ce dont il s’agit dans la pièce d’A. de
Musset. Le Comte aime la Marquise. Il le lui dit.
Elle lui répond : «Vous me dites que vous m’aimez.
Est-ce une raison pour que je vous aime ?». Le
Comte est perplexe. Il ne sait plus dans quelle
langue il faut qu’il parle à la Marquise pour qu’elle
entende qu’il l’aime. Mais ce qu’il ne lui dit pas,
c’est s’il veut qu’elle soit sa maîtresse ou sa femme.
Du point de vue du choix qui se présente au Comte,
l’on peut se représenter la chose de la manière
suivante : deux cercles d’Euler s’entrecoupent, l’un
est le cercle «la femme», l’autre le cercle «la
maîtresse». L’usage des deux cercles d’Euler permet
de situer, l’un par rapport à l’autre, un intérieur et un
extérieur. Si le Comte choisit le cercle «la
maîtresse», il se situe alors à l’extérieur du cercle «la
femme», ce qui veut dire, comme le lui fait
remarquer la Marquise, qu’il se trouve au-dehors.
Comment cela se manifeste-t-il ? Si le Comte entre
chez la Marquise pour lui rendre visite, eh bien, au
terme de la conversation qu’il aura eue avec elle, il
sortira de chez elle. À plusieurs reprises, par
conséquent, au gré de ses visites à la Marquise, la
porte se sera ouverte et fermée. Mais, à la fin des
17
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fins, il se retrouvera toujours dehors. Le Comte dit
qu’il ne comprend pas pourquoi la Marquise ne veut
pas l’entendre lui dire qu’il l’aime. Mais c’est lui qui
est sourd. Ne lui dit-elle pas plusieurs fois : «Mais
fermez donc cette porte !» Sous-entendu : «Décidez-
vous ! Êtes-vous dedans ou dehors ? Choisissez-
vous, oui ou non, de vous situer du côté du cercle «la
femme», et non du côté du cercle «la maîtresse» ?
Laissez-vous la porte ouverte, comme si vous aviez
la main sur la poignée de la porte et étiez toujours
prêt à partir, ou la fermez-vous enfin, afin de me
montrer que vous avez décidé de rester ?». C’est
pour cette raison que la Marquise demande au
Comte : «Mais enfin, Monsieur, qu’est-ce que vous
me voulez ?». Et elle lui met les points sur les i :
«Vous imaginez-vous que je vais être votre
maîtresse ?». C’est à ce moment-là que le Comte,
indigné, s’écrie : «Vous, ma maîtresse ! Non pas,
mais ma femme !». La Marquise lui fait alors
finement remarquer que s’il avait commencé par dire
cela, par faire cet aveu de son désir, ils ne se seraient
pas disputés. Autrement dit, si elle devient sa
femme, elle sera aussi sa maîtresse. La position de
leur lien se situera alors au point d’entrecroisement
entre les deux cercles d’Euler. Et c’est la Comtesse
qui – fine mouche – conclut en disant : Il faut qu’une
porte soit ouverte ou fermée.
Cette alternative qui s’exprime dans un proverbe, Il
faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, Lacan
l’évoque, dans son Discours à l’EFP 2, à propos de la
division entre le psychanalysant et le psychanalyste.
Dans sa Proposition de 1967, en effet, Lacan avait
avancé que «le passage du psychanalysant au
psychanalyste a une porte dont ce reste qui fait leur
division, est le gond, car cette division n’est autre
que celle du sujet, dont ce reste est la cause» 3. En
d’autres termes, Lacan situe la place de la division
entre le psychanalysant et le psychanalyste dans la
logique du fantasme. Puis, dans son Discours à
l’EFP, Lacan se réfère à ce proverbe en distinguant
le chemin et l’acte – le chemin qui est celui du
psychanalysant et l’acte qui est accompli par le
psychanalyste : «Car enfin il faut qu’une porte soit
ouverte ou fermée, ainsi est-on dans la voie
psychanalysante ou dans l’acte psychanalytique». À
cet égard, il reprend la métaphore de la porte qui
bat : «On peut les faire alterner [ces deux positions]
comme une porte qui bat, mais la voie
psychanalysante ne s’applique pas à l’acte
psychanalytique». Autrement dit, l’acte du
psychanalyste est la suite logique d’une
psychanalyse, dès lors que, comme Lacan s’exprime,
le psychanalysant «est venu à bout» de cette
psychanalyse. Le paradoxe sur le psychanalyste,
 Accueil
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c’est le paradoxe qui caractérise le psychanalyste. ensemble fermé, c'est un ensemble ouvert. Il n'y a
Lacan l’indique dans le compte-rendu sur le pas le tout des signifiants. La logique à laquelle est
Séminaire «L’acte psychanalytique» 4 – l’acte du ainsi assujetti le lieu du signifiant est une logique
psychanalyste, c’est ce qui est accompli au «moment inconsistante, c'est-à-dire une logique qui admet la
électif où le psychanalysant passe au contradiction, qui l'inclut, qui ne l'exclut pas.
psychanalyste». Le fait qu’il s’agisse d’un «passage»
montre que, relativement à la division entre le
psychanalysant et le psychanalyste, l’on se situe
d’un côté ou de l’autre de la porte qui bat. La porte
est symbolique, mais le gond est réel. C’est oui ou
non.

Le paradoxe de Russell

La constitution d’un ensemble suppose une décision.

Cette opération, en effet, implique un oui ou non.
Soit un élément x – cet élément x appartient ou
n’appartient pas à l’ensemble E dont il s’agit. Tel est
le choix qui se propose. Pour que l’ensemble E
puisse fonctionner en tant qu’ensemble, il faut que
cette décision soit prise et qu’une réponse soit
donnée à la question : l’élément x dont on parle est-il
intus ou foris, dedans ou dehors ?
Dans la théorie des ensembles, l’ensemble est défini
de telle sorte que l’extimité soit exclue, impossible.
La seule chose qui compte alors est de savoir si un
élément fait partie ou non de ce que l’on peut
appeler «l’intimité d’un ensemble». Dans son Cours
sur l’extimité, J.-A. Miller a souligné que l’ensemble
des signifiants (A) a été défini par Lacan en tant que
cette définition inclut l’extimité, la rend possible. La
propriété fondamentale du signifiant est la
différence. Cela veut dire, comme J.-A. Miller l’a
indiqué, que «le signifiant ne se pose que de
s’opposer à un autre signifiant». Question : est-ce
qu’à cette propriété fondamentale correspond un
ensemble de signifiants qui constitue un tout des
signifiants ? Le mot tout est là le mot important. La
réponse est non. L’invention par Lacan de S (A)
implique, dit J.-A. Miller, que Lacan ait abordé
l'ensemble (A) en tenant compte du paradoxe de
Russell. Le paradoxe de Russell met le doigt, en
effet, sur la double valeur de (A), sur le fait que sa
signification littérale soit divisée. (A) est un
ensemble, l'ensemble des signifiants, mais en tant
que signifiant il est lui-même un élément de cet
ensemble. C'est le caractère équivoque de (A) qui a
conduit Lacan à inventer le signifiant S (A). S A) est
un signifiant paradoxal, car il est à la fois au dedans
de (A) et au dehors de (A). La position du signifiant
S (A), du fait qu'elle soit contradictoire, est ainsi une
position d' extimité. Ce paradoxe s'écrit au moyen
d'une formule contradictoire : (A ∈ A) et (A ∉ A).
Le fait que (A) n’aille pas sans S (A) entraîne que
l'ensemble (A) n'est pas un tout. Ce n'est pas un

18

La contradiction peut-elle se dire?
La différence entre la logique du tout et la logique
du pas-tout est articulée par Lacan, dans le
Séminaire Encore, à la distinction entre la jouissance
du phallus et ce qu'il appelle «la jouissance du corps
de l'Autre» 5. D'une part, deux côtés sont
différenciés : celui du tout et celui du pas-tout.
D'autre part, relativement à la jouissance, deux
termes s'opposent: le phallus et le corps de l'Autre.
Le phallus est l'obstacle qui empêche l'accès au
corps de l'Autre. La faille de l'inaccessibilité s'ouvre
ainsi entre un en deçà et un au-delà. Il y a une
jouissance qui est au-delà du phallus et qui,
précisément, est la jouissance du corps de l'Autre.
C'est une façon de dire que la contradiction est ce
qui constitue l'étoffe de la jouissance. Lorsque le
côté du pas-tout est abordé, l'obstacle est franchi,
l'accès s'ouvre à la jouissance qui se trouve au-delà.
Mais, à cet égard, si l'on considère les choses dans
les termes de la théorie des ensembles, c'est-à-dire
en se référant à la relation d'appartenance d'un
élément à un ensemble, les points qui se situent du
côté du pas-tout ne peuvent pas être reliés les uns
aux autres, parce que chacun de ces points est
contradictoire, parce qu'entre un point et un autre, il
y a un abîme infranchissable. Chaque point ne peut
donc être abordé qu'en tenant compte de cet abîme.
Un ensemble fermé ne peut pas être constitué.
Chaque point est tout seul, chaque point s'avère être
une exception. Autrement dit, chaque point porte la
marque de la contradiction. La jouissance de l'Autre
s'oppose à la jouissance de l'Un, mais il est
impossible de dire quelque chose au sujet de cette
opposition. Il y a là quelque chose
d'irrémédiablement perdu. L’on retrouve là l'aliquid
perditum de Saint Augustin. Comme le dit Lacan,
cette jouissance, on l'éprouve, mais on ne peut rien
en dire. Chaque point est caractérisé par le fait qu'il
est alors l'extime qui, de l'intime, ne peut rien dire.
L'inconsistance logique est, en soi, indicible. Un
énoncé qui tend à se situer du côté du pas-tout court
donc un risque : il est impossible de résorber
l'irréductible contradiction relative à l'opposition
entre les deux sortes de jouissance. Cet énoncé ne
peut qu'être contradictoire ou équivoque. Et s'il ne
tient pas compte de la contradiction, il ravale, il
rabaisse, il dénigre, il devient injurieux ou
diffamatoire.
L'enjeu de mon exposé est précisément de se
demander dans quelles conditions la contradiction
peut se dire.
Le passage du psychanalysant au psychanalyste
19
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Abordons les choses le plus simplement possible.
Le passant s'engage dans la passe, – en tant
qu'analysant. Quand il se trouve au coeur du
dispositif de la passe, il est un analysant qui parle à
deux analysants. L’on appelle ces deux analysants
des passeurs, parce que, sans le savoir, ils sont eux-
mêmes dans la passe, ce qui veut dire qu'ils en sont
au même point que le passant.
Le cartel de la passe entend les deux passeurs.
Ce qu'il évalue, c'est un analysant. Et s'il juge que
cet analysant a terminé son analyse, il décide de le
nommer «Analyste de l'École». Le paradoxe apparaît
immédiatement. Le cartel juge de la valeur d'une
psychanalyse. Or, la conclusion d'un tel jugement est
l'attribution du titre de psychanalyste. Il y a donc un
écart, un décalage. C'est J.-A. Miller qui a rendu
lisible ce titre jusqu'alors illisible. AE, cela veut dire
«psychanalyste de l'École» et, plus précisément
encore, «psychanalyste de l'expérience de l'École».
J.-A. Miller a été le premier à le souligner dans son
séminaire de politique lacanienne, – l'AE n'est pas
en position de sujet divisé (S), mais en position de
cause du désir (a). La conséquence primordiale de
cette mise au point est que l'AE ne doit pas d'abord
être abordé comme un enseignant, mais bien comme
un psychanalyste. Lui donner une place
d'enseignant, c'est l'assujettir soit, côté discours
scientifique, à la position (S)/(a), soit, côté discours
universitaire, à la position (a)/(S). Or, la position de
l'AE, comme l'a indiqué Jacques-Alain Miller, doit
être plutôt située dans le cadre du discours
analytique sous la forme (a)→(S), (S) représentant
l'École, ici considérée en tant que sujet divisé, en
tant que sujet de la pensée.
Un tel effort de clarification implique de prendre
acte de ce que le jugement du cartel se heurte à la
contradiction psychanalysant//psychanalyste. Je
reprends là les termes qui sont ceux de Lacan, à la
fois dans sa Proposition de 1967 et dans son
Discours à l'EFP. D'un psychanalysant nommé AE,
on ne dit pas : «Eh bien, voilà, ce psychanalysant est
venu à bout de sa psychanalyse», mais on dit : «Il est
un psychanalyste». À l'occasion de l'attribution de ce
titre, un abîme est donc franchi. Un saut s'accomplit
pardessus la faille de la contradiction
psychanalysant/psychanalyste.
Et le problème que pose cette contradiction est
particulièrement difficile à résoudre, lorsqu'il s'agit
d'une demande d'entrée à l'École par la passe. Dans
ce cas, c'est aussi un analysant que le cartel évalue.
Et si le cartel propose que cet analysant soit nommé
«membre de l'École», le même paradoxe surgit. Car,
une fois nommé membre de l'École, l'analysant en
question peut se déclarer comme «analyste

praticien», c'est-à-dire comme analyste pratiquant la
psychanalyse. Certes, cette mention «AP» n'est pas
un titre, mais l'expérience montre qu'il arrive qu'il en
soit fait usage comme d'un titre.
Or, comme Lacan l'affirme, il faut qu'une porte soit
ouverte ou fermée. Si l'analysant nommé AE reçoit
le titre d'analyste, cela entraîne, au regard de cette
conjoncture d'attribution d'un titre, qu'à l'opposé,
l'analysant, recommandé au Conseil pour être
nommé membre de l'École, soit, quant à lui,
considéré comme n'ayant pas reçu ce titre d'analyste.
Autrement dit, du point de vue de la valeur du titre
d'AE, deux côtés se séparent l'un de l'autre, le côté
de l'analyste et le côté du non-analyste. Les deux
cercles d'Euler qui s'entrecroisent sont le cercle
«l'analyste» et le cercle «le non-analyste». Une
distorsion, dès lors, se manifeste puisque,
relativement à la nomination, relativement au nom
d'analyste, l'analysant qui se déclare analyste
praticien se situe, en réalité, non pas du côté de
l'analyste, mais bien du côté du non-analyste.
Dans les deux cas ainsi opposés, comme on peut le
constater, la contradiction psychanalysant//psycha-
nalyste se révèle être l'os de la passe. L'analysant est
jugé en tant qu'analysant. Or, ce qui est en cause,
c'est le passage du psychanalysant au psychanalyste.
Il me semble que l'intervention de extime, quand elle
a lieu, peut être articulée à cette contradiction. À
mon avis, extime, qui peut être lui-même un analyste
qui en a reçu le titre, est là pour mettre l'accent sur la
contradiction en question. Il entre en scène pour dire
qu'il s'agit précisément de résoudre le paradoxe
concernant le psychanalyste. Il s'agit en effet
d'arriver à saisir, chez un analysant, l'essence de
l'analyste, c'est-à-dire la valeur causale de l'analyste,
– la valeur de cause du désir. Ce dont il est question,
en fait, c'est de saisir quelque chose d'impossible.
L'extime est donc là pour incarner, en chair et en os,
le fait qu'il s'agit de dire ce qui ne peut pas se dire, --
l'équivoque, la contradiction, le paradoxe. L'objet (a)
n'est pas un contenu, mais un contenant. Ce que
contient l'objet (a), en ce qui concerne sa consistance
logique, c'est la contradiction
psychanalysant/psychanalyste. L'autre nom de
l'extimité, dès lors qu'elle est située en un point, c'est
l'irréductible contradiction.
1. SAINT AUGUSTIN, Les Confessions», Oeuvres, I, éd. publ. s/dir. L.
Jerphagnon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998.
2. LACAN J., «Discours prononcé par J. Lacan le 6 décembre 1967 à FE. F.
P», Scilicet n°2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 23.
3. LACAN J., «Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École»,
Scilicet n°1, Paris, Seuil, 1968, p. 25.
4. LACAN J., «Comptes-rendus d’enseignement, 1964-1968. V. L’acte
psychanalytique» (1967-1968), Ornicar ? n°29, Paris, Navarin, avril-juin 1984,
p. 18.
5. LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 11.
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La passe et le contrôle
Vicente Palomera
S’en servir, du contrôle
J’ai choisi le sujet de mon intervention à partir de
l’intérêt qu’a suscité pour moi le débat doctrinal
ouvert par le Comité d’action de l’École Une, à
propos de la valeur du contrôle des psychanalystes
en formation.
D’autre part, le binaire «passe et contrôle», qui fait
le titre de mon exposé, répond à un extrait du Cours
de Jacques-Alain Miller «Le banquet des analystes»
(1989-90), récemment édité en espagnol. 1 Dans la
séance du 23 mai 1990, J.-A. Miller établit un
parallèle entre le contrôle et la passe, puisqu’en
allant faire contrôler son analyse, l’analysant ne fait
qu’en vérifier les résultats, et ce résultat est
difficilement séparable du processus supposé le
délivrer. C’est ce nœud entre passe et contrôle que je
souhaite aborder ici.
Partant de la difficulté à situer la pratique du
contrôle, j’ai lu que Paulo Siqueira formulait une
position que l’on pourrait prendre comme principe,
concernant le contrôle et sa pratique à l’École –
«s’en passer à condition d’apprendre à s’en servir». 2
Sans rendre le contrôle obligatoire, il s’agirait de lui
donner toute sa valeur dans la formation du
psychanalyste.
Cela va dans le sens signalé par Freud dans son
article de 1918, «Doit-on enseigner la psychanalyse
à l’Université ?» 3 : «En ce qui concerne son
expérience pratique, le psychanalyste peut l’acquérir
dans sa propre analyse, mais aussi au travers des
traitements effectués sous contrôle».
Dans la perspective de l’enseignement de Lacan,
Éric Laurent rappelait que Lacan a fait «du contrôle
une obligation, non pour le sujet, mais pour l’École
qui doit répondre à la demande de contrôle qui
s’impose» 4, expression que Lacan a introduite dans
la note adjointe à l’Acte de fondation. 5
J’ai voulu relire ce que Lacan a signalé dans Acte de
fondation au sujet du contrôle : «Pour la raison que
toute entreprise personnelle remettra son auteur dans
les conditions de critique et de contrôle où tout
travail à poursuivre sera soumis dans l’École». 6
Dans ce paragraphe, on s’aperçoit que Lacan
considère comme un cas particulier de la
responsabilité de l’École l’entrée en contrôle des
patients qui exercent la psychanalyse. Malgré
l’absence de réglementation, il existe une
régularisation de la pratique dans cet Acte de
fondation, qui maintient l’exigence de contrôle
comme étant une responsabilité de l’École. La

formation est donc de l’ordre d’une responsabilité de
l’École dans son ensemble. C’est dans ce sens
qu’Éric Laurent signalait que «Lacan fait basculer la
prudence institutionnelle du côté d’un devoir
éthique. C’est de l’intérieur même du discours
analytique que provient le désir de demander un
contrôle, en un point où devoir et désir se nouent.» 7
Le terme d’extimité du contrôle est donc tout à fait
justifié, puisque c’est une exigence du dehors qu’il
faut savoir reprendre de l’intérieur. C’est donc de
l’intérieur même du discours analytique que l’on
peut découvrir la vérité démonstrative du contrôle.
Dans la perspective de l’éthique analytique, la
position de l’analyste peut s’établir grâce au
contrôle. Je pense que le dispositif de la passe
comme dispositif de contrôle permet de vérifier
l’étroite relation qui existe entre désir et devoir. La
pratique du contrôle, pour qui est en position
d’analyste dans le temps de sa propre cure et
s’interroge sur sa position par rapport au fantasme,
est donc fondamentale.
Au cours de ma passe, en évoquant ma propre
pratique, j’ai signalé comment, dans le contrôle, j’ai
été en position d’analysant, quoique par d’autres
voies : ici la règle n’était pas de tout dire, mais je
devais centrer mon commentaire sur les difficultés
rencontrées avec les analysants qui se confiaient à
moi dans le traitement analytique. Dans la mesure où
il n’y a pas transfert du transfert, ce qui soutenait
mon travail d’analyste en contrôle était purement et
simplement le transfert.
Ainsi, j’ai eu l’occasion de vérifier que le contrôle
vise toujours la relation du sujet à l’acte, davantage
que l’acte lui-même en jeu. Cela ne prescrit rien de
ce qui touche les énoncés du sujet en contrôle, qu’ils
se rapportent ou non à son patient car, comme dans
l’analyse, ce qui est visé est le sujet de l’énonciation.
Le contrôle par conséquent ne communique pas un
savoir théorique. Il est une expérience comme celle
de l’analyse, où le sujet est mis à l’épreuve, c’est-à-
dire où est mise à l’épreuve ce que l’on peut appeler
«la capacité subjective à soutenir l’acte analytique».
Cette capacité est toujours le produit de sa propre
analyse. Elle est soumise à ce que Lacan a nommé
«correction du désir du psychanalyste» 8 par la
psychanalyse.
L’extimité du contrôle
Durant ma passe, j’ai parlé d’une difficulté centrale
traitée en analyse concernant l’interprétation. C’était
un sérieux problème dans la mesure où il s’agissait
d’un fantasme qui prenait la forme d’une crainte de
blesser par la parole, fantasme qui, d’autre part,
allait très bien avec l’idée erronée qu’on peut se faire
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de la fonction de l’analyste. Évidemment, incarner
l’objet, faire semblant, incarner le grand Autre peut
conduire à penser que cela est plus facile à faire en
se taisant.
Ce carrefour, que je n’ai pas hésité à appeler un
contrôle, m’a appris l’essentiel de l’incidence de la
névrose sur la psychanalyse avec les enfants. Un
enfant peut venir comme porteur du symptôme, mais
il y a un moment où il faut décider qui est le sujet du
symptôme et qui prendre en charge. Ce fut le cas
lorsque mon fils aîné (el grande) âgé de cinq ans,
suite à la naissance de son frère cadet (el pequeno), a
commencé à se réveiller la nuit avec un cauchemar
dont le contenu était «un voleur entre dans la maison
et l’emporte».
Dans cette situation, ne pas savoir quoi faire se liait
au fantasme de ne pas blesser par la parole. Par
ailleurs, il n’était pas conseillé, me disais-je sous la
forme d’une dénégation, de se faire l’analyste de son
propre enfant. Il faut dire qu’en un mois, la situation
était devenue assez insupportable. Ici l’analyste,
avec une fermeté non exempte de tact, m’a pointé
l’opportunité d’interpréter. En effet, il s’agissait de
faire savoir quelque chose à l’aîné et ceci, à partir du
savoir textuel où se déployait la conjoncture dans
laquelle le symptôme s’était déclenché (la naissance
de son petit frère). Ce que je lui ai fait savoir, ce que
je lui ai interprété, était que «jamais personne ne
pourrait lui voler sa place d’aîné (el primogénito)».
Cela a suffi pour faire disparaître aussitôt le
cauchemar. Plus tard j’ai vérifié comment ce
cauchemar était une interprétation, et même une
interprétation du désir du sujet incarné par le père.
La valeur de ce contrôle fut décisive puisque, si
jusque-là je n’avais pas une pratique de la
psychanalyse avec les enfants, cela m’a conduit à en
avoir une d’une manière régulière. Le cas m’a appris
aussi que l’interprétation, loin d’être une nécessité,
est un choix qui incombe à l’analyste et qui n’est pas
automatique ; en cela, elle ne se réduit pas à une
formation de l’inconscient. J’ai appris aussi que ce
que l’analyste introduit par l’intermédiaire de
l’énonciation est justement ce qui ne peut se dire
mais qui peut, en revanche, très bien être entendu.
Dimension qui, pour être sans parole, ouvre l’accès
au fantasme.
L’indication de l’analyste d’interpréter, tout d’un
coup m’a fait passer à un autre plan. L’énoncé même
de l’interprétation m’avait touché en un point que
j’ignorais, en touchant à quelque chose que je
n’imaginais pas être et qui s’est vérifié dans la passe.
C’est ainsi que l’analyste même s’est manifesté
comme une question, comme un x. Comme une
question, oui, mais pas seulement – aussi en tant

qu’efficacité au niveau du résultat de
l’interprétation. Ne dit-on pas que le désir du grand
Autre est le chemin obligé pour que le sujet
rencontre son propre désir ?
Dans une autre séance, j’exposais l’irritation
qu’avait provoquée en moi la modalité de la
demande d’analyse d’un homme qui, suite au
premier entretien, me quitte en me disant que j’étais
trop jeune pour lui, et que je n’avais pas «la carrure
d’un père». Raison pour laquelle il allait rencontrer
un autre analyste beaucoup plus âgé que moi. Pour
quelqu’un qui, comme lui, voyageait régulièrement
en Inde – «pays des Dieux et non des hommes»
comme on le sait –, il allait être difficile de trouver
quelqu’un de cette envergure. Dans le contrôle,
l’analyste me fit savoir que, pour cet homme, je
devais hisser mon cabinet à la dignité d’un temple
indien.
Au bout de quelques jours, cet homme m’appelle
pour me demander un autre entretien dans lequel il
me dit qu’après la visite chez l’autre analyste, il
m’avait choisi. Il avait fait un rêve dans lequel
j’étais présent. Mon visage réveillait chez lui une
grande tendresse. À la fin, dans le rêve, je me
transformais en pantin (peléle) – ceux qui se
rappellent les tableaux de Goya sauront qu’il s’agit
d’un pantin de paille ou de chiffon que l’on agite
lors du carnaval. Je ne me rappelle pas exactement
ce que l’analyste-contrôleur a dit à cette occasion
mais ce qu’il visait, c’était ma répugnance devant cet
objet. Il s’agissait là de savoir consentir au destin de
palea auquel l’analyste est à la fin destiné, consentir
à son destin de déchet.
Le contrôle donne lieu à des effets de sujet et, au-
delà de la transmission d’un savoir, le contrôle
confronte chacun, comme le rappelait Éric Laurent,
à faire savoir comment «le moins réfléchi» est le
résultat d’un calcul du sujet. 9
La dit-mension du contrôle
Lors des Conférences qu’il a faites dans les
universités nord-américaines, Lacan rappelle cette
dimension d’extimité du contrôle. Il parle alors de la
dit-mension du contrôle : «Il arrive que je fasse ce
qu’on appelle des supervisions. Je ne sais pourquoi
on a appelé ça supervision. C’est une super-audition.
Je veux dire qu’il est très surprenant qu’on puisse, à
entendre ce que vous a raconté un praticien –
surprenant qu’à travers ce qu’il vous dit on puisse
avoir une représentation de celui qui est en analyse,
qui est analysant. C’est une nouvelle dimension dit-
mension…, mention, c’est-à-dire – en anglais, ça se
comprend – mention, l’endroit où repose un dit.» 10
22
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Dans le même sens, Lacan nous apprend aussi à
nous servir du contrôle afin d’encourager l’analyste
«à suivre son mouvement» : «dans mes contrôles –
au début tout au moins – j’encourage plutôt
l’analyste – ou celui ou celle qui se croit tel – je
l’encourage à suivre son mouvement. Je ne pense
pas que ça soit sans raison que […] quelqu’un
vienne lui raconter quelque chose au nom
simplement de ceci : qu’on lui a dit que c’était un
analyste.»
1. MILLER J.-A., El banquete de los analistas. Los Cursos de psicoanalisis de
Jacques-Alain Miller, Buenos Aires, Ed. Paidôs, 2000, p. 385.
2. SIQUEIRA P., Communication personnelle.
3. FREUD S., «On the teaching of psycho-analysis in Universities» (1918),
Standard Édition, XVII, London, Hogartha Press, p. 171.
4. LAURENT É., «Leur contrôle et le nôtre», La lettre mensuelle n°114, Paris,
déc. 92, p. 17.
5. LACAN J., «Note adjointe à l’Acte de fondation» (1964), Acte de fondation
et autres textes, tiré à part de l’Annuaire 1982 de
l’E. C. F., p. 11.
6. LACAN J., «Acte de fondation» (1964), Acte de fondation et autres textes,
op. cit., p. 7.
7. LAURENT E., op. cit.
8 LACAN J., «Discours prononcé par J. Lacan le 6 décembre 1967 à l’E.F.P.»,
Scilicet n°2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 14.
Titre-s
Francisco-Hugo Freda
Pourquoi ce titre ?
Juillet 1996, Rencontre Internationale du Champ
freudien à Buenos-Aires. Une séance plénière est
prévue pour la présentation des AE et de leur
témoignage. Jacques-Alain Miller coordonne
l’événement. Il fait part au public de sa surprise en
constatant qu’à la lecture des textes proposés par les
AE se dégage un point commun qu’il définit dans les
termes suivants : «être étranger à».
Il invite alors chaque AE, un par un, à monter à la
tribune, le présente, donne son nom, sa nationalité,
son lieu de travail et indique le trait particulier de
son témoignage.
Nous pouvons définir cette présentation simple
comme une variation, au sens musical du terme, sur
la notion de titre :
− Il y a le titre d'AE;
- Il y a le titre général de l'ensemble des textes
présentés par les AE, en l'occurrence «être étranger
à» ;
− Il y a aussi un titre particulier, le trait prélevé de
chaque témoignage.
Nous constatons que l'AE n'est l'agent d'aucune de
ces trois opérations de titrage. En effet, l'agent pour
le titre d'AE, ce sont les membres et les instances de
l'École qui participent à la procédure.

L'agent pour le titre général «être étranger à»
appartient à l'ensemble des membres de l'École sans
appartenir à celui qui nomme l'AE.
Cette opération nous permet de différencier deux
ensembles : le premier constitué par les AE, et le
second constitué par les productions de savoir des
AE réunis sous le titre «être étranger à». Dans un
deuxième temps, ce même agent va titrer chaque
production, une par une. Ce titre, différent de celui
proposé par l'AE, est une variation du titre général.
Ces deux opérations, Titre Général et Titre
Particulier, ne peuvent se confondre avec l'art de
lire, avec la capacité de synthèse et encore moins
avec une interprétation au sens analytique du terme.
Il s'agit de poser un titre qui, à la fois, nomme un
savoir et détache un sujet inclus dans la production.
Cette torsion entre sujet et savoir n'est pas tout-à-fait
la même que celle qui produit le titre d'AE. Celui-ci
noue désir et savoir, désir d'analyste en tant qu'inédit
et savoir sur un bout de réel en tant que rencontre.
Si ces trois termes – sujet, désir et savoir -
s'entrecroisent en permanence dans l'analyse, dans la
passe ils s'articulent en produisant un AE. La mise
en ordre de ces trois registres trouve dans l'École son
lieu d'inscription, ce qui fait de la passe une des
procédures de recrutement des analystes. Sans ce
lieu, la passe n'existe pas. L’inscription de l'AE est
liée à la nature même de la passe, toujours à refaire –
d'où l'invention par Lacan de la notion de contre-
passe qui est une manière différente de dire : le réel
insiste toujours. Il y a une fin de l'analyse, il n'y a
pas de fin de la passe.
J'ai parlé du titre d'AE, d'une nomination et de titrer
un savoir; il s'agit de deux opérations qui ne se
confondent pas. La première inscrit un patronyme
dans une catégorie, celle des AE de l'École et,
comme toute inscription, elle est régulée par le
symbolique. L'Autre de la nomination existe, c'est
l'École.
En revanche, titrer un savoir ne relève pas de la
même logique. J'emploie «titrer» au sens chimique
du terme. Le dictionnaire nous indique que c'est
l'action de séparation et de mesure des éléments qui
composent un produit; c'est l'opération à partir de
laquelle, dans une liqueur par exemple, on mesure la
quantité, dans un volume donné, d'un réactif en
dissolution de sorte qu'on détermine par le nombre
de centimètres cubes de liqueur qui sont décomposés
au contact d'un autre liquide, la quantité de ce réactif
existant dans le liquide qu'on examine.
Il n'est pas difficile de s'apercevoir que «titrer un
savoir» relève de l'extraction, de la séparation, d'une
opération réglée par la métonymie. Nous savons que,
par définition, toute métonymie est métonymie de ce
23
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qui manque, ce qui nous fait dire que ce «titrer un
savoir» fore la place où va se loger le sujet de la
passe, qui inclut à la fois la relation du sujet à l'être
et la relation du sujet au savoir.
De la position du sujet en tant que sujet de la passe,
seul l'AE peut répondre. Il fait du titre d'un savoir le
lieu où se localise une jouissance qu'il nomme, qu'il
hisse à la catégorie de concept. Ce moment porte un
nom : le titrage qui, comme l'indique le dictionnaire,
est l'opération qui désigne une substance, qui la
nomme. Au fond l'AE fait d'un titre, un sujet.
Je fais l'hypothèse que c'est à l'intérieur de cette
triple opération, la nomination d'AE, le fait de titrer
un savoir et le titrage de la jouissance – en tant que
moments différents de la passe – que la position de
l'extime peut se concevoir.
Un moment de ma passe: de l'extime au sujet
Je n'ai jamais tiré publiquement les conséquences du
titre donné à ma passe par J.-A. Miller. Je l'avais
évoqué dans un contexte plutôt privé, et je n'avais
pas éprouvé jusqu'à maintenant la nécessité de
l'intégrer aux enseignements que j'ai proposés
pendant trois ans à l'École, bien que ce titre ait
imprimé une certaine direction à mon travail.
Récemment, en juillet dernier à Buenos-Aires, j'ai eu
l'opportunité de rendre public cet événement dont je
fais aujourd'hui un moment de ma passe.
J.-A. Miller titrait ainsi ma passe : «l'émergence du
sujet en tant qu'extime au langage». Au-delà de
toutes les déformations que le temps imprime aux
événements, le rapport établi entre sujet et extime
s'est gravé dans ma mémoire. Il y a dans ce titre une
apparente contradiction. Le sujet est une production,
l'extimité une place excentrée, une place marquée du
signe «être en dehors de» – sans pour autant être
indéterminée, forclose par rapport à un système. Le
sujet, lui, est intimement lié à l'existence et au
fonctionnement du signifiant. Lacan fait de
l'articulation signifiante la condition de possibilité de
l'émergence du sujet, d'où la formule : un signifiant
représente un sujet auprès d'un autre signifiant; c'est
une formule qui subvertit l'idée du sujet
«psychologique» promu comme indivisible,
complet, unifié.
Le sujet divisé par l'articulation signifiante souffre
aussi d'une autre division, celle que lui impose
l'objet a, produit de l'entrecroisement du symbolique
et de l'imaginaire, et qui vient bousculer le lien
supposé univoque entre le sujet et le langage. Lacan
fait pivoter l'objet a dans deux directions différentes
: d'un côté, il divise le sujet du signifiant; de l'autre,
il perfore l'Autre comme lieu de référence absolue.
L'Autre est aussi frappé par le signifiant qui lui

manque; cependant, nous devons différencier le
manque d'un signifiant du trou dans l'Autre où
l'objet a vient se loger. En effet, trou et manque ne
sont pas synonymes, même s'ils constituent, dans
l'enseignement de Lacan, deux moments différents
orientés vers un même but, décompléter l'Autre.
Manque dans l'Autre, trou dans l'Autre, l'Autre qui
manque et l'Autre qui n'existe pas : ces concepts
témoignent d'un mouvement qui a des conséquences
pratiques, parce que chaque saut définit une praxis
autre qui se reflète sur la définition du sujet. Nous
constatons une «chute de l'Autre», une
«désupposition» du savoir et dans le savoir de
l'Autre. Énumérons quelques-unes des conséquences
qui nous intéressent plus particulièrement
aujourd'hui :
- l'analyste passe du statut de porte-parole de la
vérité à celui de semblant d'objet a;
-l’Autre du temps, dans la durée de la séance, est
remplacé par le temps de la coupure ;
-l’identification à l’analyste fait place au transfert de
travail et à la chute du sujet supposé savoir ;
-l’analyse didactique est remplacée par «l’analyste
s’autorise de lui-même», et par la passe dans le
recrutement des analystes ; – la primauté du
signifiant cède la place à l’homogénéisation des trois
registres – Réel, Symbolique et Imaginaire –
constituant ainsi une troisième topique : le nœud
borroméen ;
-de l’intime à l’extime, il y a une subversion de la
subjectivité et de la notion de l’être.
Un autre sujet
Une autre conséquence de cette réduction de
l’importance de l’Autre, si ce terme m’est permis,
c’est la délocalisation du savoir. Le savoir
analytique, c’est-à-dire celui que produit l’analyse,
surgit au lieu même de la faille de l’Autre, avec son
corrélat nécessaire : un sujet défini par ce qui
manque, ce qui n’existe pas, ce qui n’a jamais existé
dans l’Autre. Ainsi, le sujet produit par l’analyse
n’est pas seulement celui de l’inconscient en tant
que discours de l’Autre, le «je le savais déjà»
freudien, mais un autre sujet. Il ne s’agit pas du
«sujet de la reconnaissance» mais du «sujet de
l’argumentation», un sujet qui dit pourquoi, comme
Lacan l’indique dans «Subversion du sujet et
dialectique du désir».
En ce sens, la traversée du fantasme répond à cette
exigence parce que le sujet, dans cette traversée, part
de la reconnaissance d’un binaire signifiant, dont
l’existence l’antécède, vers un objet dont la valeur
dépend beaucoup plus de son choix que de sa
localisation dans l’Autre, comme ma passe a pu le
24
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mettre en évidence. Bien qu’elle rompe avec
l’hégémonie de l’Autre, la formule du fantasme
n’est pas pour autant synonyme de nom du sujet, car
le fantasme fait de l’objet a le bouchon qui laisse
dans l’ombre le réel.
Une traversée a toujours son point d’arrivée, sa fin.
Il peut aussi y avoir un retour, c’est le propre de
toute traversée. Le produit de ce voyage est la forme
qu’a prise la division, et non pas le nom du sujet.
Cette division est double parce qu’à la sonorité de la
voix où je me perds, je trouve mon être sexué où je
m’annule. Tous ces «je» sont à mettre entre
guillemets. Cependant, le secret de la traversée du
fantasme ne se trouve pas dans la conclusion mais
dans sa phénoménologie, dans sa description et dans
le reste qu’elle produit. Ce qui compte vraiment,
c’est ce qu’elle laisse en suspens : la réponse à la
question qui déclenche la traversée, le «Che vuoi ?».
La réponse ne se trouve pas dans le résultat final
mais dans la substance du langage que la formule
transporte en tant qu’«extime» au langage même.
C’est à l’intérieur même du langage que résonne la
voix muette de lalangue. C’est pour cette raison que
l’analysant réclamait une réponse et la seule chose
qu’il a reçue, c’est la voix muette de la pulsion.
Le sujet est là «en exclusion interne à son objet»,
ainsi que le dit Lacan. C’est entre «le rire sans voix»
et «extime au langage» qu’il se constitue en tant que
réponse. De cette réponse, le sujet parle. Il dit ce
qu’il peut, sans s’apercevoir que l’acte même de
parler le sinthomatise, le fait symptôme de la
lalangue.
Il fallait être «folle» comme Joyce pour s’apercevoir
de ce fait sans en passer par le sujet supposé savoir
et s’adonner, toute une vie durant, à rompre les
limites du langage pour se donner une «langue
Autre». Une «langue Autre», au-delà des limites
exactes que lui propose la langue maternelle –
maternelle du seul fait d’être la première entendue.
Cette langue première n’empêche pas le Joyce de
Finnegans Wake de rire quand il découvre que ce
qu’il faut entendre dans un dire, ce n’est pas ce qu’il
signifie, mais les inflexions du sens : l’insensé que la
parole profère. Il y a aussi le Joyce d’Ulysse.
Monsieur Bloom vu par les saucisses sent qu’elles
nourrissent son regard. Il y a donc une différence
entre la réalisation de l’objet a et la subversion du
sujet, en tant que réponse du réel de la lalangue.
Ce que l’artiste fait sans savoir, la passe l’érige en
méthode. Constatons que Lacan n’avait pas à portée
de main la production d’un psychanalyste du niveau
de l’œuvre de Joyce qui lui aurait permis de faire du
symptôme, le sinthome.
 Accueil
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Les psychanalystes n’ont pas inventé un symptôme

nouveau, encore, mais faisons le pari que la passe
puisse faire de l’Autre un sinthome, un simple signe
de la jouissance.

25

Le témoignage, entre le Un et la série
Désidentification d’une femme
Dominique Laurent
La psychanalyse depuis Lacan fait l’hypothèse que
le vrai cas clinique, c’est celui qu’écrit le sujet lui-
même à partir de son expérience. Le vrai récit de cas
n’est pas celui que fait le psychanalyste de son
analysant, c’est celui qu’il fait d’abord de sa propre
vie dont il tire des effets de style dans l’expérience
analytique elle-même. C’est d’ailleurs ce que fit
Freud avec son interprétation des rêves. Grâce au
dispositif de la passe, nous arrivons à mettre nos pas
dans ceux de Freud. Le psychanalyste doit d’abord
écrire sa propre vie, écriture qui en son terme se
réduit à l’usage des mathèmes de Lacan. Là encore,
nous retrouvons Freud et l’injection faite à Irma,
véritable mathème. Ces mathèmes ne sont
opératoires que dans la mesure où les signifiants
particuliers du sujet viennent s’y articuler. Les
signifiants du sujet sont au lieu de l’Autre, il faut les
dégager d’abord. Pour le sujet névrosé, l’Autre
existe, bien entendu, au début de la cure. Il est même
aux commandes. L’effort de la cure analytique est
précisément, au-delà de l’Œdipe, de le frapper
d’inexistence. Encore faut-il en cerner la
signification. Pour qu’il y ait une véritable
destitution subjective, il faut pouvoir distinguer ce
qui relève du registre symbolique et en dernier
ressort du signifiant-maître S1, de ce qui relève du
registre réel de la jouissance épinglée par S Il faut
aussi pouvoir apercevoir la dimension de fiction
qu’implique tout agencement signifiant ou, plus
précisé ment, saisir la dimension de semblant dans le
serrage du réel.
L’engagement dans la procédure de la passe est une
expérience subjective prise dans l’expérience
analytique sans pour autant être l’analyse elle-même.
Elle se révèle comme le temps de logification de la
cure. C’est le temps de la démonstration, pas sans
risque, d’un savoir sur la jouissance appareillée aux
signifiants les plus intimes. En ce sens, son produit
est celui d’une objectivation. L’engagement dans la
procédure de la passe est aussi pris dans l’expérience
analytique de l’École, en tant qu’elle fait vérifier par
d’autres analystes la logique de l’élaboration
subjective. Ceci suppose que chacun de ceux qui
sont impliqués dans le dispositif puisse en rendre
compte en raison. La passe a été pour moi une
expérience gaie, liée à l’enthousiasme de transmettre
sa trouvaille, son petit savoir sur un autre déjà
éloigné de soi. La nomination d’AE produit un affect
26
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singulier. Celui de l’angoisse. L’angoisse est liée au
devoir, non pas de bien dire son rapport à la
jouissance, mais de bien-dire – avec l’invention que
cela suppose – son rapport clinique, épistémique et
politique au sein de notre communauté. L’angoisse
est bien là prélude de l’acte, comme l’énonçait
récemment J.-A. Miller.
L’analyse a été longue. Elle s’est déroulée en deux
séquences. Une première analyse de quatorze ans
qui se termine sur une impasse liée à une
interprétation. Cette analyse est marquée
transférentiellement du sceau de la terreur et d’une
inertie particulière qui semble éterniser le processus.
La deuxième analyse de quatre ans a été d’un tout
autre style. Fulgurante. Le temps y est accéléré en
une cavalcade jubilatoire, contemporaine de la
réduction aux mathèmes et de la mise à jour de la
position de jouissance du sujet.
Le premier temps : du père et son Idéal
Elle s’adresse donc il y a bien longtemps à
l’analyste. L’adresse à l’analyste s’impose, car elle
sait par sa formation médicale et psychiatrique que
nul savoir de ce côté-là n’est à attendre pour
résoudre son tourment. Elle le sait d’autant plus
douloureusement que le savoir acquis au terme de
toutes ces années de formation lui paraît bien mince,
bien peu opératoire pour saisir ce dont souffre le
sujet parlant. Le choix de l’analyste obéit à quelques
critères. Ce doit être une femme aux compétences
reconnues et à ce titre, elle doit avoir un point de vue
spécifique sur la question féminine. L’analyste ne
doit pas être médecin ou psychiatre de formation.
Enfin, le prénom et le nom de l’analyste ne lui sont
pas indifférents. Le prénom est celui de sa mère. Le
nom la séduit pour une raison qui lui reste opaque.
Ceci permet de souligner d’emblée l’importance que
revêtira dans la cure l’Autre maternel dans son
articulation à la question féminine et la question du
nom. L’énoncé d’emblée formulé auprès de
l’analyste est très simple : «elle veut sauver son
couple». Elle attend de la psychanalyse un savoir qui
lui permette de se délivrer d’un bovarysme qui la
conduit à des rêveries totalement inédites concernant
un autre homme que son mari. La plainte met en jeu
le sujet lui-même, dans sa relation au partenaire de
la vie amoureuse. Les méandres de la plainte passent
d’une rive à l’autre de la relation. Elle se plaint
d’abord d’elle-même. Puis les plaintes se déplacent
sur le partenaire appréhendé dans sa nouvelle

posture de père. C’est un point de structure. La
variété des énoncés de la plainte du sujet hystérique
renvoie invariablement au père en tant que marqué
du sceau de la carence.
Dans ce cas, c’est la mise en tension de la fonction
paternelle mobilisée par l’arrivée du premier enfant
qui brouille tout à coup les cartes du jeu d’une
relation depuis longtemps engagée. La plainte a le
ton de la déception quant à l’effectuation de la
position paternelle du partenaire. Notons que
l’homme de ses pensées est déjà père et incarne pour
elle une figure de père qui tient le coup. Ce critère
est décisif, mais il n’est pas le seul. Toute la vie
amoureuse partagée avec son partenaire est
interrogée jusqu’aux conditions du choix d’objet. Ce
qui les a réunis est la médecine et cela dès le début
de leurs études. La convocation du signifiant
médecin ouvre la boîte de Pandore de son histoire et
la conduit à interroger tous ses engagements. La voie
d’accès royale qui lui permettra de saisir son rapport
à la médecine et aux soins est la voie paternelle. Elle
percevra progressivement la position centrale qu’a
occupée son père pour elle. Grand invalide de guerre
dont les problèmes orthopédiques sont au premier
plan, son père incarne pour elle une figure héroïque
que la guerre a brisée dans son élan. Son
dévouement durant de nombreuses années de son
enfance et de son adolescence dans des soins
prodigués, scelle très tôt chez elle l’engagement
dans l’abîme du soin. Petite fille, elle sait déjà
qu’elle sera médecin. Ce sera ça ou rien. Elle a
longtemps l’idée d’être médecin de ceux qui sont les
plus démunis. Elle sera un autre Albert Schweitzer.
Celui qui n’a rien et qui donne. Cet homme constitue
pour elle une figure emblématique du don,
autrement dit une figure de l’amour. Être médecin
des plus démunis de la terre, être un autre Albert
Schweitzer est une identification à l’homme châtré.
Elle peut s’entendre aussi comme une version laïque
de la nonne dévouée à l’amour de Dieu le père.
Comment le curseur de la machine inconsciente a-t-
il sélectionné ce nom, Albert Schweitzer ? C’est ce
que l’analyse révélera dans l’approche progressive
de ce qui sera pour le sujet un souvenir-écran. Le
nom d’Albert Schweitzer est lié au souvenir-écran
car celui-ci se déroule dans le village natal de ce
grand médecin. Ce village est de surcroît situé à
quelques kilomètres à peine du lieu où son père a été
blessé. Schweitzer se trouve désormais lié au père de
façon surdéterminée. Le souvenir-écran met en
scène le père et le sujet dans la scène suivante. Alors
qu’elle s’asphyxie dans une quinte de toux qui la
conduit à avaler sa langue, son père la sauve en
introduisant son doigt pour permettre une meilleure
27
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ventilation. Elle le mord. Le geste paternel qui sauve
est irrémédiablement fixé pour elle. Alors qu’elle
était entrée en analyse pour sauver son couple, elle a
pris progressivement la mesure de la façon dont
«sauver» organisait sa vie, que ce soit dans ses choix
amoureux ou professionnels. Sauver est ainsi aperçu
à partir de l’amour du père et de l’identification
virile au Dr Schweitzer, doublée d’une autre
identification prélevée sur un signifiant paternel,
celui du soldat.
Cette seconde identification est repérée à partir de
l’usage de métaphores militaires et l’exaltation de
conduites où l’on ne cède pas devant l’adversité. La
décision précoce du soin s’articulé à l’aperçu non
moins précoce de l’espoir phallique qu’elle constitue
pour ses parents alors qu’un frère aîné souffrant s’en
voit destitué. Le triomphe phallique de la petite fille
se produit d’emblée sur un fond de douleur
insupportable. La phallicisation fit d’elle longtemps
un être androgyne dans son allure, moyennement
anorexique, encombrée d’un corps qui ne convenait
pas. La tristesse et le souci étaient souvent son lot,
mais ils étaient subvertis par une activité incessante.
Si la voie paternelle a été la voie d’accès royale pour
saisir son rapport au soin, il faut considérer l’autre
voie qui y a contribué de façon fondamentale : la
voie maternelle. Cela rappelle ce que Lacan constate
pour l’hystérie. L’amour du père structure l’hystérie,
la jouissance de la mère la déstructure. Nous
pouvons là dire le désir ou la jouissance selon les
différents moments de l’enseignement de Lacan. Le
problème de structure dont il s’agit, c’est que ce
dont jouit la mère n’est pas du père. Le père n’y
apparaît que comme instrument d’un mode de jouir
qui ne le représente pas, qui ne dit pas de lui ce qu’il
est comme père. La jouissance de la mère déborde
tout ce que peut signifier le père par ces effets de
signifiants. Il y a en effet un au-delà de la jouissance
phallique. Ce qui est une énigme pour l’enfant, c’est
ce qui vient capitonner cette jouissance au-delà du
père. M.-H. Brousse soulevait la question du ravage
maternel. Je proposerais que la mère comme femme
produit toujours un ravage auprès de ses filles, mais
a aussi quelques effets sur ses fils. C’est un
problème de structure, spécialement perçu dans
l’hystérie. Certes, le ravage peut s’exercer de façon
plus ou moins marquante. Il dépend du discours dans
lequel la mère vient à nommer l’au-delà du phallus.
Elle peut le nommer dépression dans ce cas. Le
symptôme produit chez les hommes est de les rendre
malades de la signification phallique. A ne pas
vouloir savoir ce qu’est la jouissance féminine, ils
sont aspirés par le trop de signification phallique.
D’où l’embarras !

Le deuxième temps la mère et sa jouissance
L’analyse du sujet a dégagé progressivement
l’inquiétant mode de jouir de la mère. Elle est
régulièrement dépressive depuis la toute petite
enfance de l’analysante. Elle ne cesse de déclarer à
haute voix ses idées suicidaires, des idées l’évoquant
morte ou bientôt morte, associant à l’occasion sa
fille dans le tableau. Cette façon d’être était en
quelque sorte justifiée par ce que savait l’analysante
de l’enfance de sa mère marquée par du deuil et de
l’abandon. Cette vie douloureuse suscitait une
compassion sans limites chez cette analysante,
compassion qui la livrait tout entière à
l’insupportable. Elle avait aperçu très tôt que son
père, quels que fussent ses mérites, n’arrivait pas à la
décrocher suffisamment de cette aspiration-là.
Apparaissait ainsi le contrepoint de l’idéalisation
œdipienne, le père dans sa dimension d’impuissance
ou de maître châtré. On peut saisir combien le
dévouement au soin peut s’étayer ici sur la mère. Il
s’articule cette fois à une position de jouissance :
celle fondée sur la pulsion de mort. Il lui faut sauver
la mère de cette aspiration-là. Le signifiant sauver a
été appréhendé dans la première analyse comme
signe de l’amour. Il ne se soutient que d’une
identification virile. Il n’a été qu’entr'aperçu au
niveau de la jouissance pulsionnelle. L’aperçu de la
jouissance de l’Autre maternel ne trouvait pas
d’articulation avec ce que l’analyse avait
progressivement dégagé de l’importance de la
sphère orale à partir de l’examen de l’anorexie, du
mutisme. Un fantasme cannibalique dans le rapport
à l’Autre s’esquissait sur le mode de se faire manger
par l’Autre. C’est à ce point que s’interrompt la
première analyse.
Une interprétation brutale de l’analyste vient
assigner explicitement l’analysante à résidence dans
la dépression et son voisinage mortel. C’est ce
contre quoi elle avait lutté toute sa vie. Cela la fait
fuir du cabinet de son analyste dans un moment de
terreur absolue. L’analyste vient incarner dans le
transfert une figure persécutive du rapport à l’Autre,
dans sa volonté de jouissance. La résolution du
virage transférentiel se négocie. Elle aboutit
cependant à un tarissement du travail inconscient et
donne à l’analysante l’idée que l’analyse est
terminée. Cette séquence se ponctue par un rêve fait
hors analyse et qui ne sera donc pas analysé. Ce rêve
lui donne la certitude d’en avoir terminé avec
l’analyste et la position maternelle. Le rêve met en
scène l’analyste, la mère de l’analyste et
l’analysante. L’analyste, terrorisée par sa mère,
hésite à la présenter à son analysante. Celle-ci n’en
ayant aucune crainte veut bien la rencontrer. Elle
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découvre alors une figure de carton-pâte, figure
obscène et ridicule toute de noir vêtue. Ce
personnage est un personnage d’opéra qu’elle
identifie au réveil à la Reine de la nuit. Après coup,
la Reine de la nuit dont le signifiant vient du
personnage mozartien et du XVIIè siècle français,
par les femmes qui l’incarnent dans l’histoire de
l’analysante, se dévoile comme une pure fiction. Le
déchiffrage de la jouissance féminine maternelle
n’est en fait que celui du sujet dans sa position
féminine.
Le troisième temps : l’au-delà du fantasme
Après plus d’un an, le sujet se précipite à nouveau
chez un analyste. Cette fois un homme,
nécessairement un homme. Elle s’adresse à lui dans
un moment douloureux où se voit ébranlée sa
position fantasmatique dans le couple qu’elle forme
avec son partenaire. Ce partenaire, l’homme de ses
pensées du début de l’analyse, était devenu l’homme
de sa vie depuis bien longtemps déjà. Par l’analyse
d’emblée centrée sur la position fantasmatique, cette
deuxième analyse sera une analyse au-delà de
l’Œdipe. Elle repartira du point de certitude obtenue
de la Reine de la nuit laissée en suspens. Ce
signifiant Reine de la nuit est le nom de jouissance
qu’elle assigne à la position maternelle qui la
terrorisa tant d’années. C’est le moment pour
l’analysante de convoquer à nouveau tous les
signifiants de son histoire. D’abord sa mère dont elle
avait dégagé l’inquiétant mode de jouir à travers la
récurrence des propos sur la mort. Elle se souvint du
jeu favori de celle-ci lorsqu’elle était enfant : revêtir
les vêtements de deuil que portait toujours sa grand-
mère paternelle. Celle-ci a fasciné l’enfance de cette
mère. Elle fut considérée comme responsable de
l’échec conjugal de ses parents. La grand-mère
interdisait en effet à son fils et sa femme de fermer
la porte de leur chambre la nuit. Elle régnait ainsi sur
la relation sexuelle du couple par l’interdit. La Reine
de la nuit portait les oripeaux de la mort, ceux
qu’elle n’avait jamais quittés sa vie durant. Cette
nomination de la jouissance maternelle, au-delà de la
jouissance phallique, par le signifiant Reine de la
nuit fut dédoublée en Reine de la mort par une
interprétation de l’analyste.
La mise à plat de S(A) à partir de la première
nomination de l’au-delà de la jouissance phallique,
fut la condition de la mise à jour de la grammaire
pulsionnelle. Le signifiant sauver fut alors mis à
l’épreuve de la lecture littérale du texte du souvenir-
écran. Le geste paternel qui sauve est alors lu
autrement comme se faire mordre par l’Autre. Que
restait-il alors du «je» au niveau pulsionnel ? Il

restait un : je mords. Je mords fut aussitôt lu dans
l’équivoque signifiante. Je mort. Dans une assertion,
qui veut conclure ce moment-là, Reine de la nuit et
je mords (t) lui apparaissent comme les deux faces
de la médaille, celle d’un mode de jouir. Cette
assertion la réjouit par l’aperçu du cadre symbolique
matérialisé par la médaille de cette jouissance. La
médaille la renvoie aussitôt au père dont le courage
pendant la guerre lui valut de nombreuses médailles.
La voie est alors ouverte pour la mise à jour du
signifiant-maître qui régissait sa vie. Il se déduira de
l’histoire paternelle qui la conduit à considérer à un
moment qu’elle n’a aucune racine, aucun terroir
comme l’on dit. L’histoire de sa famille l’avait en
effet bringuebalée d’un pays à l’autre. Elle saura
donc que sa seule terre d’élection est le XVIIè siècle
français : le siècle des lumières. Elle rapportera alors
son goût passionné depuis le début de son
adolescence pour des promenades solitaires dans le
jardin du château de Versailles. «Versailles, c’est la
ville du Roi Soleil», dit négligemment l’analyste.
Elle poursuivit et précisa que Versailles était le lieu
marqué pour elle de la remise de la légion d’honneur
à son père alors qu’elle était enfant. Cette légion
d’honneur est l’insigne du père, d’un père dont elle
avait l’idée qu’il avait été vraiment grand jusqu’à sa
mutilation à la fin de la guerre. Avant la guerre, sa
vie était liée sur deux générations à un pays dont
l’emblème sélectionné par le sujet tout enfant était le
soleil. Le père lui-même dans sa blondeur en était
tout auréolé.
Le Roi Soleil, insigne du père mort, venait alors
simplement s’articuler dans un binaire signifiant à la
Reine de la nuit. Le travail de réduction d’énormes
significations à l’opposition signifiante est
saisissante par sa simplicité même. Roi soleil-Reine
de la nuit sont les signifiants singuliers des
mathèmes que Lacan désigne de S1 et S(A). Leur
isolement a procédé de la séparation progressive de
ce qui relève du symbolique et du réel. Je
souhaiterais m’arrêter ici pour considérer plus avant
le statut de ces signifiants.
Ne pourrait-on pas dire que cette opposition
signifiante est en fait un S1-S2 qui résorberait toutes
les significations auprès duquel le sujet barré vient à
se représenter ? S représenté par le Roi Soleil auprès
de la Reine de la nuit et inversement, ramènerait à
un effet subjectif ultime auquel on pourrait donner
une valeur d’identification. Cela conduirait à dire :
j’ai toujours été cela. Notons que le binaire introduit
une différence de soi à soi – le soi Roi Soleil ou le
soi Reine de la nuit – et qu’il préserve une barre
subjective.
29
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Ne pourrait-on pas dire plutôt que Roi Soleil-Reine
de la nuit est un seul et même bloc signifiant écrit
métaphoriquement ?
Roi S
Reine N
La généralisation du fonctionnement conceptuel de
l’Œdipe freudien que J.-A. Miller a développé dans
«Cause et consentement», permet d’écrire :
Roi Soleil
La métaphore
Reine Nuit
serait alors l’écriture de la séparation de l’Autre
d’avec la jouissance, la jouissance comme interdite,
toujours perdue, à celui qui parle comme tel. Le
statut du sujet «est la barre, le trou», comme dit
Lacan, qui sépare l’Autre de la jouissance. Nous
savons que la substitution de l’Autre du signifiant à
la jouissance n’est pas complète, que toute la
jouissance n’est pas significantisée. Il y a un résidu
a. C’est ce qu’écrit :
L’objet a n’est pas un signifiant, n’est pas un
élément de l’ensemble des signifiants (A) mais il en
fait tout de même partie.
Dans ce cas, la mise à jour de la grammaire
pulsionnelle articulée au signifiant Reine de la nuit,
au-delà des valences phalliques qu’elle peut
recouvrir, est le produit d’un effort de
significantisation, là où il n’y avait rien de nommé.
Il montre aussi comment l’objet a est dans l’Autre et
que la jouissance lui est liée. À mesure que se
significantise l’objet, qu’il se cerne, l’inconsistance
de l’Autre se dévoile. Les relations de ce a avec A,
c’est ce que J.-A. Miller, suivant l’indication de
Lacan, a problématisé sous le nom d’extimité.
Enfin, ne pourrait-on pas dire surtout que ce binaire
signifiant, extrait de multiples significations et de
leur valeur, constitue un point de rebroussement du
déchiffrage au chiffrage ? Il ne se déchiffre pas plus
loin. Le point de rebroussement fait de cette
structure un véritable appareil. Il est chiffrage, un
nom de symptôme. Ce symptôme contracté à
l’extrême, séparé de la chaîne signifiante, est ce avec
quoi le sujet chiffre l’indéchiffrable profond de
S(A). Il appareille la jouissance de la parole d'avant
le langage du sujet avec un Autre qui n'est plus
l'Autre consistant du fantasme, celui qui est imaginé
dépositaire de la jouissance. Cet Autre inédit serait
celui de l'inconsistance.

En un sens, ne pourrions-nous pas dire que le
parcours analytique permet de passer de
en tant que la jouissance est chiffrée ?
Ce point atteint dévoile aussi le jeu de fictions dans
lequel s'inscrit le rapport à l'Autre. C'est ce jeu de
fictions qui voile l'absence du rapport sexuel et ne
dévoile que le non-rapport.
Et après?
Qu'y a-t-il une fois la fiction traversée ? Il y a
d'abord l'idée que la fiction révèle son être de fiction.
Cela n'implique aucun désespoir, aucun cynisme.
Cela révèle seulement la nature des semblants. Cela
permet aussi de s'intéresser à ce type de semblants. Il
n'y a rien de plus précieux. Ils donnent un nom
toujours provisoire du réel en jeu. Dire que ce sont
des semblants, c'est s'apercevoir que les signifiants-
maîtres sont précieux en tant que semblants. Le
janus féminin, c'est de ne savoir que trop
l'importance de l'usage des semblants pour ne pas
verser dans l'exercice du cynisme dans tous ces
affects. Il faut s'intéresser aux semblants produits par
la communauté de ceux qui les ont traversés. Ils
couvrent un abîme, comme le dit la déclaration de
l'École Une à propos du nom propre de Lacan
considéré comme un index.
Premier témoignage conceptuel
Leonor Fefer
Après la conclusion de l’analyse, il y eut un temps
pour comprendre ; ensuite, il y eut la demande à
l’École et l’engagement de travail assumé au sein du
dispositif de la passe.
Ce travail terminé, après avoir témoigné du plus
intime de l’expérience analytique arrivée à sa fin,
dans un consentement décidé à l’École fondée par
Lacan et à la psychanalyse comme cause, il
s’ensuivit un long temps d’attente, durant lequel j’ai
pu faire savoir d’un inconscient réel, à partir de la
découverte des différents modes de jouissance qui
affectent le parlêtre. Sont alors apparus des affects
qui faisaient partie de l’élaboration de la fin de
l’expérience analytique : temps serein, tranquille,
parfois plutôt productif, parfois d’une certaine
aridité.
La conclusion du cartel de la passe a permis de
vérifier à quel point la nomination comme Analyste
de l’École fait événement pour un sujet.
L’effet éprouvé de la nomination et la nécessité de
produire un développement pour débuter
30
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l’enseignement, m’ont démontré la difficile position
qu’implique être analyste de l’expérience de l’École
– ce qui fait d’elle un sujet. Analyste comme
travailleur décidé à soutenir le poids et la
responsabilité de ce transfert complexe, et en même
temps en tant qu’enseignant, analyste en position
d’analysant de son propre discours. Tout d’abord, je
voudrais faire référence à cette position à partir de
laquelle je commencerai mon enseignement.
Le travail de transmission à la communauté
analytique à partir de cette nomination, m’a conduite
à avancer selon des tours nouveaux par rapport à
l’analyse elle-même ; pour me déprendre ensuite, me
décoller de l’intime de l’expérience subjective, qui
gardait toute sa prégnance ; la perdre, pour prendre
la distance adéquate à produire ce qui est
enseignable. Parvenir à ce que Jacques-Alain Miller
a appelé «un témoignage conceptuel», qui articule le
conceptuel au singulier, au désir inédit qu’est le
désir de l’analyste, c’est trouver le moyen de
formuler ce semblant de réel qu’est l’objet a. Un
savoir-faire avec un reste, distancié de l’intime, pour
le faire passer à d’autres. Pas sans angoisse.
S’interroger sur son propre dire, être en position
d’analysant du discours, est la seule manière de
rendre compte de ce qui s’enseigne, à condition d’en
suivre les effets dans le discours analytique. On
verra ensuite quels en sont les effets, si quelque
chose a pu se transmettre, faisant avancer la
psychanalyse et pariant sur une responsabilité pour
le progrès de l’École. Commencer un enseignement
en tant qu’AE est une expérience qui implique de
parler à d’autres, non plus à un analyste, non plus à
soi-même. Il s’agit du tracé d’un vecteur dont le
point de départ n’est plus le même que celui à partir
duquel le sujet parlait à d’autres moments de sa vie.
Cela exige un énorme travail de détachement. Il
s’agit d’accomplir un nouveau tour, homologue au
tracé pulsionnel, qui inscrit d’autres moments de
séparation et de coupure que ceux de l’expérience
analytique.
En débutant cet enseignement, c’est un nouveau tour
qui est fait aujourd’hui pour le parlêtre. Il est à
nouveau en position d’analysant de son propre
discours, en train de se faire à l’être, favorisant la
position analysante de l’analysé pour que l’École
advienne comme concept, que la cause ne reste pas
forclose, et que le désir de savoir ne se perde pas.
Moments du parcours analytique
Je soulignerai quelques moments de mon parcours
analytique qui trouvent leur ordonnancement dans la
discontinuité dont participe le trajet dans son
ensemble. Moments hétérogènes mais qui

définissent une orientation vers le réel, «opérant
avec les os d’une analyse, afin d’arriver à l’os, pour
modifier son usage».
D’abord une première analyse s’est interrompue
lorsqu’elle a commencé à avoir une certaine
incidence sur la position d’obéissance à l’Autre que
le sujet ne voulait pas abandonner. Une autre se
termina au moment de la rencontre, chez l’analyste,
d’une difficulté à se soutenir dans sa fonction,
analyse donnée pour terminée lorsque la dissolution
du transfert se produisit. Enfin, l’expérience
analytique fut conduite à son terme, suivie du travail
au sein du dispositif de la passe et de la nomination
comme AE. A partir cette dernière expérience, je
vais situer trois moments : l’entrée ; l’écriture du
tissu fantasmatique, le nom de jouissance et
l’extraction de l’objet ; le moment de conclure :
c’est-à-dire une contre-analyse, comme tour
nécessaire pour qu’une deuxième coupure ait lieu,
cherchant à inscrire le mode selon lequel le corps, en
tant que substance jouissante, est cette singularité à
travers laquelle le parlêtre est resté affecté par le
langage.
L’entrée dans le dispositif analytique
Débordé par une angoisse insupportable, le sujet a
commencé les entretiens qui, au bout d’un an, ont
rendu possible une nouvelle entrée en analyse, avec
une analyste presque inconnue. Il l’avait entendue
une seule fois, lors de la présentation d’un travail à
l’École, qu’il avait à peine compris. Cette analyste
se situait, à ce moment-là, comme si elle était en
dehors de l’institution, comme bordant un lieu. Ce
fut le trait privilégié du choix.
Invité à dire, le sujet devait situer le début de cette
souffrance à un moment précis : quelque chose
s’était dévoilé lors de la présentation d’un travail
dans un colloque à Buenos-Aires. Une critique
venant de la part de quelqu’un dans le public,
adressée à ceux qui étaient en train de lire leurs
contributions, visait le manque de considération,
dans leurs travaux, pour les Écrits de Lacan, pour
ses révisions postérieures, notamment les vingt notes
de bas de page du «Discours de Rome», texte que le
sujet venait de commenter. Suivit un geste d’Éric
Laurent qui, s’approchant de l’oreille du sujet, lui dit
à voix basse et avec un certain humour : «Voyons,
Leonor, comment vous vous débrouillez avec ces
vingt notes en bas !»
Malgré une réponse adéquate, bien qu’il reconnaisse
et accepte l’observation, le sujet sortit de là en
éprouvant un terrible malaise. Il voulait disparaître,
s’isoler de tous.
31
Accueil
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Le réel, note Lacan dans «La troisième», est ce qui
se met en croix devant la carriole, ou mieux encore,
ce qui ne cesse jamais de se répéter pour gêner la
marche.
Depuis un certain temps, le sujet pensait retourner à
l’analyse. Il avait trébuché, comme le dit J.-A.
Miller dans «L’os d’une analyse», car il y avait une
pierre sur le chemin. y cause de cette pierre, et parce
qu’il avait buté contre elle, le chemin était difficile,
car d’anciens symptômes réapparaissaient, des
souffrances déjà connues : des craintes vis-à-vis de
la mort et du temps qui passe, des difficultés à
établir des liens transférentiels, à produire un travail
personnel, il se trouvait comme suspendu aux autres
du savoir. Savoir qu’il répétait sans pouvoir entrer
dans le texte, répétant seulement. Il se nourrissait de
notes, sans pouvoir les articuler pour produire un
travail final. À cela s’ajoutaient la douleur et la
culpabilité causées par sa mère qui se plaignait de la
solitude dans laquelle un veuvage prématuré l’avait
laissée. Le sujet ne trouvait rien qui lui appartienne,
se sentait enfermé, asphyxié, comme lorsqu’il avait
décidé de suivre des études de psychologie, alors
qu’à vingt-six ans naissait son cinquième enfant.
Il avait parcouru quelques expériences analytiques
plus ou moins brèves, avec ces enseignants de la
Faculté qui le fascinaient par leur savoir théorique,
trait sur lequel il les choisissait. De sa précédente
analyse, le sujet était sorti avec l’accord de
l’analyste, la considérant terminée. À présent,
pourtant, il était là, demandant à la psychanalyse de
le libérer de son enfermement.
L’analyste posa l’axe sur lequel le travail analytique
allait s’engager par une intervention, gravée pour le
sujet comme une interprétation inoubliable. Celle-ci
fera tourner le sujet comme dans une spirale, à
chaque fois plus près de son os, de son symptôme,
dans une orientation vers le réel : «On dirait qu’il y a
une bouche collée à ton oreille. Tu écoutes trop. Il y
a beaucoup d’accumulation et peu de restes.» Elle
soulignait ainsi l’excès qui mortifiait le sujet,
position de «faire que l’Autre lui parle», prêtant son
oreille à la jouissance de l’Autre. Cette position
s’articulait au rêve maternel que le sujet partageait –
«être venue au monde pour l’aider à faire du père, ce
pauvre type, un roi». Confondu dans ce scénario,
sans pouvoir mettre un point à aucune phrase,
toujours collé à cet Autre, place occupée par divers
autres tout au long de sa vie, il n’y avait pour le sujet
aucune possibilité d’un mouvement qui lui soit
propre. On reprenait ainsi l’analyse précédente, au
cours de laquelle on avait travaillé intensément et de
façon presque constante un cauchemar qui se
répétait depuis la plus tendre enfance : un bateau,

dans une mer gluante de confiture de lait, ne pouvait
pas avancer, n’arrivait nulle part, toujours à la
dérive, dans un mouvement constant. En suivant
l’orientation de la pulsion orale, on avait cherché à
décoller la bouche de la confiture de lait.
Un rêve, lors de cette analyse, fut lu comme le
décollement de la fixation pulsionnelle car, à la
différence du cauchemar, il montrait le sujet
voyageant avec des collègues sur un aéroglisseur
vertigineux et dans une mer déchaînée – voyage
fulgurant mais sans but. Un fantasme et un rêve
marquèrent ensuite la fin de cette analyse : en
arrivant à la séance et au moment de sonner chez
l’analyste, le sujet imagina l’analyste mort chez lui.
Dans le rêve, l’analyste était une momie, réduite à
ses yeux.
Le sujet était resté seul, sans Autre à qui parler, ou
qui lui parle. Le transfert s’était dissous. D’accord
pour considérer que c’était la fin, le sujet est parti en
laissant l’analyste mort, derrière une fausse porte de
sortie. Il ressentait une exaltation quasi mystique ; il
croyait avoir réussi à sortir de l’enfermement, car il
sortait sur le vertigineux overcraft. Au bout d’un
certain temps, il a saisi que les idéaux restaient
intouchés ; ces autres qui l’accompagnaient dans son
voyage étaient ceux qui emportaient ce savoir,
scénario que le sujet cherchait nécessairement à
répéter, en s’effaçant. Dans cette nouvelle analyse,
un rêve articulera cette fausse sortie, en dénonçant
son trajet : un visage illuminé de l’intérieur de la
bouche, entre la peau et le maxillaire, montrait qu’il
était creux, sans chair. Le sujet se réveilla
épouvanté. Ce visage ressemblait à un masque, la
lumière illuminant un vide horrible. Cette horreur se
lisait : je ne suis que cela. Seulement peau et os.
L’interprétation «ça efface» produisit une
élaboration de savoir ; les ravages de la langue de
l’Autre chez le sujet laissaient place nette.
L’orientation de cette analyse a donc été de dés-
écouter l’Autre. Mouvement en solitaire, se
débarrassant des opinions et des critiques qu’il
cherchait chez les autres ; non plus bateau dans la
confiture ou overcraft véloce avec les autres.
L’excès de scénario montrait l’horreur qui se lisait
dans le rêve : un sujet que l’Autre voulait creux,
immobile, collé. Le sujet était resté collé à l’Autre
maternel. La position du père pouvait se lire dans un
autre cauchemar, répété depuis la première enfance,
dont le sujet se réveillait en criant : le père assis,
yeux fermés, affichant un sourire ou une grimace,
était mort, et il ne le savait pas. Une phrase venait le
confirmer. Le père avait maintes fois répété à son
épouse et à sa fille unique : «Ma vie se répartit entre
vous deux. Toi, ma fille, tu es ma demi-vie.»
32
Accueil
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Entre rêve familial et chemin latéral.
Le travail des entretiens, ouvrant l’inconscient
comme faille dans le savoir, permit l’entrée en
analyse, en cherchant de quelle façon hériter d’un
père pour s’en servir, autre version que celle du père
de l’échec qu’écrivait le scénario maternel, du père
mort qu’écrivait le rêve – ce père tant aimé,
transformé en momie à la fin de l’analyse
précédente. Ce père, mort assez jeune, avait presque
été un copain, un camarade d’espiègleries, joyeux et
créatif. Le sujet avait hérité de lui sa passion pour la
musique. Pendant que le père jouait n’importe quelle
mélodie au piano sans connaître la musique, le sujet
étudiait la musique depuis toute petite, avec un don
particulier pour cela. La mère du fantasme, attentive
à ses études, avait transformé ces désirs en devoirs.
Restait ainsi recouvert le choix du sujet, et
recouverte aussi la sexualité qui éclôt à
l’adolescence, la légalisant très tôt par un mariage.
Le monstrueux, à éliminer, apparaissait du côté du
sujet. Le créatif, l’invention, la sexualité, rien de tout
cela ne pouvait faire partie de son calcul. Tout serait
dilettantisme, improvisation, sans le savoir, comme
pour le père.
L’analyste mit le sujet face à une décision :
abandonner le rêve familial, celui de la fixité ou
celui du voyage vers nulle part, pour suivre le
chemin qu’il avait choisi, la psychanalyse elle-
même. Forcer le pas là où il n’y avait pas de regard,
lieu d’un impératif. Inversion du point de vue par
une lecture à l’envers. Nouveau tour du «ça efface»
– ne pas écouter l’Autre et inverser le point de vue,
lisant à l’envers de ce que ses désirs lui indiquaient,
mode par lequel le sujet revenait au rêve. Champ
invoquant, champ scopique.
Ces coordonnées, qui sont celles de la scène
fantasmatique, commençaient à s’écrire, avec un
souvenir des premières années du sujet : depuis la
fenêtre de la chambre de ses parents, il voyait le
passage permanent des corbillards sur le chemin vers
le cimetière. La petite fille, désespérée, cria qu’elle
ne voulait pas mourir. La mère prononça cette
phrase qui promettait ce qu’on ne peut promettre :
«tu ne mourras jamais». Le sujet resta dans cette
jouissance du mouvement perpétuel, maison-
cimetière.
De la scène fantasmatique, passant par le nom de
jouissance, jusqu’à l’extraction de l’objet
Plus tard adviendra un rêve montrant le travail qui
était en train de se faire, en rapport à ce qui
commençait à se jouer. Commençait ainsi un trajet
vers l’inconscient pour le trouer : il y avait un point

d’arrivée, un bord. Un point indiquait un espace
différent, il l’ouvrait en tant qu’espace. Ce processus
s’accompagnait d’une profonde tristesse chez le
sujet, produite par la perte de la fixité. À travers de
nouveaux rêves et souvenirs, le sujet découvrait un
savoir qu’il ne se savait pas savoir : il était un dessin
animé, sans vie propre, mort comme le père du
cauchemar. Il était cette tête du rêve – seulement la
peau et les os – avec lequel il avait commencé cette
analyse. Il n’avait pas de corps. Peut-être comme ces
moines dont les habits recouvrent totalement le
corps, chargés de lourds balluchons, qu’il imaginait
dans la nuit marchant lentement sur les avenues, au
milieu de cantiques sacrés, de gémissements, de
lamentations. Ils approchaient. Il pouvait le supposer
car les sons, les plaintes devenaient plus distincts, au
fur et à mesure qu’ils avançaient sur le chemin
emprunté par les corbillards.
Il y avait dans cette scène un mouvement perpétuel,
comme celui du bateau dans la confiture de lait,
comme le léger tremblement des mains de la mère,
attribué au poids du corps de la petite fille portée
dans ses bras. La nuit, le sujet écoutait et imaginait
cette scène comme si elle avait lieu dehors, au-delà
du cadre de la fenêtre. Il l’attendait même, car cela
l’endormait.
Cette scène montrait la disparition comme idéal, le
monstrueux qui devait être recouvert avec les habits,
interdiction précoce de la sexualité dans sa logique
œdipienne du Tout et de l’Un, du manque et de ses
voiles, du mode selon lequel un reste de jouissance,
l’objet a, venait boucher le manque, le – φ.
S'entrecroisaient le regard et la voix dans cette scène
imagée dehors-dedans, dont la trame était déjà
rompue, déjà chue. Le sujet écoutait et s'imaginait
voir la scène, sans le savoir. Réapparaissaient la
bouche collée à l'oreille et une nouvelle lecture de
l'angoisse ressentie avec la bouche près de l'oreille,
confirmant alors que l'angoisse se situe, dans la
structure, à la même place que le fantasme. Dans ce
parcours, le sujet produisit quelque chose de l'ordre
d'un Witz, son nom de jouissance – «embaumée».
C'était le nom écrit par le sujet pour se sauver de
l'horreur de la mort, de la putréfaction du corps.
Pour ne jamais mourir – telle avait été l'impossible
promesse de la mère – ce nom était parfait.
Ce signifiant-maître donnait la loi de la série de ses
dits : le père mort – momie – embaumé; les
corbillards; la promesse irréalisable de la mère; la
terreur, déjà plus âgée, d'être enterrée vivante; le
rêve qui montrait le vide épouvantable. Une fois ce
nom écrit, le sujet commença à le triturer, dans un
processus consistant à mettre en morceaux la langue,
cherchant à le mener jusqu'à sa racine, à son
33
Accueil
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invariant, à l'irréductible : il incluait en lui-même le
radeau qui conduisait le sujet à «Entre Rios», lieu de
la famille paternelle et de ses morts. Radeau –
bateau dans la confiture couleur marron de
l'inondation de l'avenue, celle où le sujet voyait
passer les corbillards, et lieu de la scène
fantasmatique imagée. Mélange aussi d'amour et de
jouissance, car «embaumé» incluait l'amour lié à la
mort, jusqu'au baume de la nourriture-voix de
l'Autre qui remplissait le corps, pointant son vide. Le
faisant éclater encore davantage, surgit la valse, le
son musical. Cette chute du S1mis en morceaux,
produisit alors dans la structure une limitation à
l'excès, vérifiable en un mouvement relevant d'un
retournement du sujet sur ses pas.
Extraction de l'objet
Ensuite, réduction majeure, un rêve écrira ce qui
était déjà séparé : elle entrait au cabinet de l'analyste
au moment où sortait un autre patient, dont le nom
était proche de celui par lequel on appelait
familièrement le père. Le rêve montre le sujet sur le
divan, l'analyste rapproche sa bouche de son oreille
et dit quelque chose d'inintelligible. L'analyste éclate
en sanglots comme un bébé. Pleurs, cris – ce qui
échappe, l'indicible.
Ce qui attachait le sujet à l'Autre chutait: la voix au
champ de l'Autre. Dans une nouvelle réduction, telle
que le rêve l'écrit, se produit la chute de l'objet,
l'extraction de l'objet de l'Autre. Le vide, celui de la
castration, se creuse, provoquant un trou véritable.
Une division est démontrée – l'excès entre bouche et
oreille, quelque chose chute, le reste de la
soustraction de la signification au signifiant. Ainsi a
été cerné ce qui se trouve au plus près de la Chose,
la présence du père originaire, un hurlement, les
pleurs ou le premier cri.
Les pleurs mettent l'affect à sa place – ce n'est plus
l'angoisse du bateau confiture, ni non plus celle du
colloque – en découvrant le trou impossible : il y a
coupure entre l'ouïe et la voix. La voix qui chute, cet
objet du désir, n'appartient pas au registre sonore. Ce
n'est pas la parole, ce n'est rien qui puisse se dire.
C'est le temps où le sujet accède à une torsion, déjà
présente au plus intime de lui-même : il peut
s'écouter. Le pas était fait, de s'en séparer. La même
coupure produit l'inconsistance de l'Autre et la
destitution subjective, «au-delà du père, à condition
de s'en servir.»
Lacan indique la voie à suivre, aller au-delà du père
à condition de s'en servir : se faire un nouveau nom
avec les restes de cet objet chu, avec sa substance. Il
y a peu de soi-même, mais il y a là un semblant.
Avec cette petite goutte de substance, avec le

découpage que fait l'objet voix dans sa chute, il faut
se composer un semblant pour la sortie. Séparer le
phonique, la sonorité, de l'aphone de la voix, c'est
séparer la lettre de l'objet, lui donnant sa mobilité.
De cette opération de vidage surgit la substance qui
rend possible d'écrire ce nouveau nom: musicalité,
invention de savoir, nouvelle fiction-fixation à
l'Autre.
L'objet qui chute, ainsi que le signifiant qui s'écrit,
participent de ce qui est le plus lié au réel.
La musicalité consiste à écouter quelque chose qui
n'est pas de l'ordre du sens, ni de la signification.
C'est quelque chose qui participe de l'impossible à
dire, comme trou véritable que l'on peut seulement
border en tant qu'il est impossible à écrire. C'est
aussi la possibilité d'un nouvel amour qui ne soit pas
hypnotique, ni mortifère.
Le temps de la conclusion
Le sujet estime qu'il est arrivé à la fin mais, avec
l'analyste, il consent à faire un nouveau tour, une
contre-psychanalyse, avançant un peu plus dans la
réduction jusqu'à l'os de l'expérience
psychanalytique, allant ainsi vers le symptôme
comme réel irréductible. Car le fantasme, tel que J.-
A. Miller le définit dans «L’os d'une analyse»,
n'inscrit pas de quelle façon le corps en tant que
substance jouissante est ce mode singulier par lequel
le parlêtre a été affecté par le langage.
Un second tour fut nécessaire, pour savoir comment
le sujet avait pu se déprendre de la jouissance qui le
retenait dans le fantasme, la bouche collée à l'oreille.
Ainsi, à partir de cette nouvelle position, le sujet
débuta un nouveau parcours analytique, soutenant
encore pendant un temps – temps nécessaire – la
supposition de savoir sans l'Autre. Parcours difficile,
comme un regard vers l'arrière, sans la folie de
l'inconscient ni la lourdeur de la jouissance.
Une nouvelle distance entre l'ouïe et l'écoute
commença à s'instaurer.
Un corps dans le monde
Un corps dans le monde commençait à se constituer,
vivant. Un corps dont il prenait soin pour la vie, la
sienne, avec des sensations jusque-là toujours tues,
cachées : le tracé du contour de l'objet produisait une
surface, prenait corps, s'incorporait. Ce corps autre
que celui du miroir se construisait par ces coupures;
le sujet le remarquait dans ses propres mouvements,
en marchant. C'était la constitution de la part prise à
l'Autre. Une sensation étrange, intéressante. Même
si le miroir, regard de l'Autre, lui renvoyait une
image du corps obèse, en échange un autre point de
34
Accueil
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vue se constituait, que le sujet nommait «un regard
de moi sur moi». Jusqu'à ce qu'il devienne le seul
point de vue pour une visée vers soi, visée produite
par la poussée, centrifuge, fuyant le centre en
expansion.
Le corps vivifié était en train de se produire,
nécessaire pour situer un mode de jouir. Ainsi
s'articulait le sensible à la voix et au regard, et
s'écrivait le support du nœud : l'impossible de la
voix, aphone; l'impossible du regard, point,
seulement traversée de l'espace, regard pur qui ne
voit pas, et le tracé pulsionnel bordant, découpant le
corps sensible. En démontant ainsi la scène du
fantasme, il est resté l'espace pour ce qui fut nommé
«le regard de moi sur moi». Une fois la scène
tombée, chaque corps s'est mis à occuper sa place et
le sujet put avoir le sien.
Le dernier tronçon de l'analyse
L'enthousiasme surgit chez le sujet: il sentait qu'il
s'était établi une sorte de pont entre sa propre
analyse, la place qu'il occupait sur ce divan en étant
son propre analyste, et ce fauteuil du cabinet depuis
lequel il dirigeait les cures des autres. Dans
l'analyse, il s'était installé quelque chose qui
fonctionnait tout seul : le sujet pouvait s'écouter
puisqu'il avait été écouté d'abord par l'analyste,
ensuite par lui-même. Dans ce parcours, le sujet
arrive à un impossible-à-dire, commotion qu'il ne
peut pas mettre en mots : découverte que pas-tout
peut être dit, que la parole ne suffit pas à dire la
Chose. Expérience de la signifiance comme reste de
la signification, qui s'incarne mais qui ne peut se
dire. Irréductible auquel on arrive quand l'on a trituré
tous les semblants et que l'on a consenti à la pulsion
qui, par sa poussée, revient alors sur la division
subjective en introduisant l'Autre satisfaction.
Ce fut un temps de clôture, celui de la conclusion et
d'un nouveau bout de savoir. Cela s'articula à la
discussion autour de l'Un qui était alors l'actualité de
l’AMP, et donna au sujet un intérêt nouveau pour les
destins d'une politique d'École. Le nouveau était ce
lien à l'École, une responsabilité certaine dans son
progrès et un intérêt pour ce qui touchait à sa
politique. Cela se traduisit par la constitution de
nouveaux liens de travail en cartel, pour pouvoir
avancer concernant ce savoir qui l'intéressait. Ainsi
les restes transférentiels se transformaient en
nouveaux transferts de travail.
Il s'agissait d'un enthousiasme accompagné d'une
grande sérénité, ce qui permettait de dire le pas-tout
de l'enthousiasme, par lequel il était nécessaire de
passer pour se séparer de l'effet asservissant de la
sortie de la précédente analyse. Une fois la hâte

tombée, apparaissait l'usage du temps comme
symptôme; ce temps maintenant était le sien, le sujet
pouvait l'utiliser, ayant un savoir-faire-avec. Ainsi,
le temps est le pulsionnel même. Savoir-faire-avec
est savoir-faire avec le pulsionnel présent dans le
symptôme : c'est cela, un inconscient réel. À la fin,
le sujet découvre un nouveau savoir : temps – espace
– corps étant le pulsionnel même, leur trajet était
maintenant libre de toute fixité.
Position féminine: la voix cause, érotise.
Il s'était produit une autre torsion dans la structure
déjà modifiée, c'était un fil qui, partant du Tout de
l'overcraft et de la hâte de l'Autre, allait vers le pas-
tout, inaugurant un nouveau désir de savoir. Du pas-
tout de l'enthousiasme au pas-tout du savoir, le point
impossible de la vérité toute. L'expérience du «il n'y
a pas», accompagnée d'un désir d'avoir un corps,
cela pouvait seulement se dire ainsi : un désir
impérieux. Ce qui apparaissait comme un impératif
propre était nouveau, ce n'était pas infantile. Il était
important de le faire entrer dans la structure, car
c'était un désir inédit.
Un rêve montre au sujet de manière voilée et même
avec une certaine pudeur son sexe de femme, et la
séduction causée par la voix de son époux au
téléphone. Cette voix de laquelle, une fois perdu le
texte, se détachait le timbre, traversait le sujet,
l'érotisant. Cette voix qui le causait écrivait, du côté
de la résonance, le rapport à la dimension sensible
du corps, articulé à une position féminine. Du pas-
tout de l'enthousiasme, on passait au pas-tout de la
sexuation. C'était, dans l'expérience qui était en train
de se conclure, un savoir autour des trois dit-
mensions de l'impossible : le sexe, le sens, la
signification. Cette voix était la plus grande distance
que le sujet pouvait obtenir entre l'Idéal et l'objet,
entre cette voix qui retenait le sujet dans son
fantasme et ce timbre qui, pur son, le causait, le
situait comme désirant.
Du plus-de-jouir à la cause, il vocalisait sans aucun
souci de se faire comprendre. Il s'agit ici du
fonctionnement de ce reste : le reste chu fonctionne
maintenant du côté de la sexuation. Le sujet peut en
faire usage.
C'est aussi le début d'un nouvel amour qui n'est plus
hypnotique ni mortifère. Avec la barre, condition de
l'écriture, se fait l'espace. Le sujet se fait Un grâce à
la castration, et peut faire usage avec art de cette
barre. Il sait faire avec, il peut construire un espace à
soi avec une jouissance désormais utilisable.
S'ouvre à présent pour le sujet un nouveau temps, le
temps pour comprendre un inconscient qui n'est plus
celui des formations du début de l'expérience
35
Accueil
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analytique : il s’agit désormais de se fier au calcul
d’un inconscient nouveau.
La formule qui n’existe pas
Elisa Alvarenga
La psychanalyse d’orientation lacanienne, celle des
élèves de Lacan qui ont mis la passe au cœur de leur
École, permet définitivement d’aller au-delà des
impasses du transfert rencontrées par Freud ;
impasses dont, à la fin de sa vie, en 1937, il a
témoigné dans son texte «Analyse finie et analyse
infinie». A la fin d’une analyse, si l’on n’avait pas
l’invention de la passe comme possibilité de
démonstration logique, on pourrait imaginer garder
l’indication freudienne de tranches d’analyse afin de
calmer la pulsion, toujours disposée à venir
perturber l’homéostase, certes impossible, du sujet.
La passe, pour moi, a été un pari ; pari pour faire
avec ce qui, du transfert, semblait impossible à
traiter à l’intérieur du dispositif analytique lui-
même. L’École est donc, me semble-t-il, le lieu où
ce qui reste du transfert, impossible à liquider, peut
servir.
Du surmoi à l’Œdipe
L’analyse commencée il y a douze ans avait été
précédée par une longue psychothérapie et deux
tentatives d’analyse, au cours desquelles le sujet
s’était trouvé perdu dans les labyrinthes de l’amour
de transfert. La croyance à l’amour, qui faisait la
passion du sujet, était sans issue. Ayant quitté son
pays d’origine pour faire une thèse à l’Université,
elle a bientôt découvert que ce qu’elle cherchait était
une boussole pour sa clinique : elle s’était installée
comme psychiatre et avait commencé à étudier la
psychanalyse, mais elle ne savait pas très bien ce
qu’elle faisait. Après coup, elle se rend compte
qu’elle n’avait pas de quoi s’autoriser. Et pourtant,
ce qu’elle cherchait avant tout, c’était une
orientation dans sa vie : elle avait passé plusieurs
années, en franche rébellion, à défier les signifiants-
maîtres et elle se retrouvait égarée, ne sachant pas à
quoi elle pouvait encore croire. C’est ainsi qu’elle
cherchait, paradoxalement, à faire exister l’Autre.
Il y eut une rencontre décisive avec l’orientation
lacanienne, transmise par ses premiers contrôleurs
en psychanalyse, à travers le texte intitulé «La
clinique du surmoi» – conférence prononcée par
Jacques-Alain Miller à Buenos Aires en 1981. La
rencontre avec le signifiant du transfert a eu lieu
dans le même sens, quand elle a écouté une
conférence de celui qui allait occuper la place

d’analyste pour elle, à l’École de la Cause
freudienne, conférence dont le titre évoquait la
souffrance du sujet alors à la recherche de repères.
La supposition de savoir qui s’est installée à partir
de là, dirigée vers ce signifiant de l’analyste, l’a
amenée quelques mois plus tard à commencer une
analyse, ce qui a arrêté son errance et l’a finalement
mise au travail. Au moment de faire la passe, elle se
rend compte que le signifiant du transfert avait réuni
deux traits : la sévérité supposée au père et le savoir
supposé à la mère.
Le début de la cure, difficile, a été marqué par le
dégoût du savoir, manifeste dans un rêve : dans les
égouts s’écoulaient des étagères remplies de livres,
qui étaient celles de la salle d’attente de l’analyste.
Sa question, alors méconnue d’elle qui se trouvait
toute entière identifiée du côté masculin des
formules de la sexuation – sujet divisé par la
jouissance phallique – se manifestait déjà dans un
autre rêve du début de la cure, où l’analyste
apparaissait travesti, sous une longue chevelure de
femme.
L’entrée en analyse a eu lieu après un rêve dans
lequel l’analysante racontait, à une analyste
particulièrement sévère, les histoires des Mille et une
nuits, telle Schéhérazade évitant ainsi la mort. Parler
à l’analyste, en effet, lui semblait la seule issue
possible à la jouissance mortifère dont elle se
trouvait encombrée. Elle s’est alors aperçue que la
«stratégie de remplacement», jusqu’à ce moment-là
prépondérante dans sa vie, s’épuisait, avec le
détachement d’une phrase qu’elle croyait être la
formule de son fantasme fondamental. Quelques
années plus tard, au moment de la demande de passe
finale, derrière cette première phrase elle vient à
découvrir une deuxième phrase qui énonçait sa
manière d’éprouver la castration, voilée par la
stratégie fantasmatique formulée dans la première
phrase.
Le fantasme fondamental a trouvé sa matrice au
début de sa vie, à l’occasion d’une première perte
réelle, la perte du père, à l’âge de deux ans. Elle ne
se souvient pas du fait lui-même, mais de ce que la
mère a pu lui en dire, à savoir sa propre envie de
partir avec le père. Cet abandon par le désir de la
mère est resté voilé par son effort pour parer à la
castration maternelle. Elle s’y emploie, sous les
formes les plus variées, faisant d’elle-même offre
phallique pour soutenir l’image de cette première
femme idéalisée, une femme qui, jeune veuve, s’est
occupée de ses petites filles et a embrassé une
carrière littéraire. L’idéalisation de cette femme,
studieuse et travailleuse, lui a valu une longue
inhibition par rapport au travail intellectuel créatif.
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Une dépression infantile s’est manifestée vers l’âge
de sept ans, déjà justifiée, à l’époque, par la charge
de devoirs scolaires exigés pendant les vacances : à
la place de la jouissance attendue, elle devrait
travailler. Cette dépression témoignait du deuil à
accomplir, recouvert par cette idée, transmise par la
mère, qu’elle aurait eu à faire avec un père très
sévère, si elle ne l’avait pas perdu. Le sentiment de
culpabilité œdipien vient se manifester de cette
manière.
À l’âge de onze ans, pourtant, la perte s’actualise
d’une autre façon, quand la mère se remarie. Une
scène, vers cette époque, fixe sa position comme
objet regard, exclu de la paire formée par la mère et
son nouveau compagnon, un homme qui avait fait
des études et vécu à l’étranger. Elle s’apprête à
entrer dans le salon quand elle les voit, dans le reflet
de la vitre, qui s’embrassent en dansant. Elle s’arrête
étourdie. Se sentant trahie, elle va se livrer dès
l’adolescence à la répétition d’une quête vouée à la
déception. Le goût des langues étrangères doit venir
de cette époque, quand le couple, pour préserver son
intimité, échangeait dans une langue dont elle se
voyait exclue. La décision d’opter pour la médecine,
elle aussi, se fait par identification au beau-père,
qu’elle va bientôt décevoir en choisissant la
psychiatrie, puis la psychanalyse. Son goût pour
l’étranger va déterminer également, quelques années
plus tard, le choix d’un compagnon auquel, après
quelques allers-retours et plusieurs années d’analyse,
elle restera attachée par un nouveau lien.
Le symptôme central va s’installer après le mariage,
au moment où elle répète la structure fantasmatique
fondamentale. Une longue période d’anorexie
s’installe quand, identifiée à celle qui l’avait
«trahie», elle répète sa première phrase. Ce
symptôme, qui est une tentative de soutenir, à grand
peine, le désir, n’est pas sans faire appel à l’Autre,
qu’elle angoisse et rend consistant par sa manière de
refuser ce qu’il veut lui donner. C’est un retour au
premier Autre : du risque de se faire bouffer par son
amour, elle passe à la position de bouffer-ne pas
bouffer, mettant l’objet oral, offert par la mère, au
premier plan. L’anorexie, réelle, devient une forme
de refus de la féminité, du corps, de la castration, se
manifestant – en tant que mentale – sur le mode de
ne rien vouloir savoir de tout ça. Plusieurs années se
sont passées, avec des tentatives, stériles, de se
séparer d’un Autre auquel elle demandait tout, sans
rien pouvoir en recevoir. La castration, qu’elle ne
voulait pas accepter, était rencontrée à chaque échec
dans sa recherche, symptomatique, de retrouver
l’objet qui la rendrait enfin femme.

C’est ainsi qu’elle arrive à l’analyse, ravagée, si l’on
peut dire, par l’impératif de jouissance du surmoi.
Le premier acte de l’analyste, celui qui a permis que
l’analyse puisse avoir lieu, a été de lui dire non. Le
père sévère, auquel elle avait toujours voulu
échapper, fut retrouvé dans le semblant que
l’analyste a d’abord incarné. Elle s’est mise au
travail, découvrant la logique impitoyable de
l’inconscient, dont les effets, sur le corps et les
affects, l’ont étonnée. Un effet dépressif s’ensuit, la
libido est mortifiée par le travail du signifiant.
L’excès de jouissance donne lieu à un manque de
jouissance étendu : la culpabilité liée à l’excès
devient culpabilité due au manque.
Obligée de retourner dans son pays d’origine, à la
fin du travail universitaire, elle poursuit son analyse
par tranches, comme on dit, avec la régularité qui lui
est possible. Elle s’engage dans la construction de
l’École Brésilienne de Psychanalyse, dont elle
devient membre, et recommence sa pratique,
orientée cette fois par le travail de l’analyse, au-delà
des séances de contrôle. Quelques acquis
thérapeutiques ne peuvent pas être niés : de la
position d’être le phallus, dépourvue de tout bien et
même des attributs de la féminité, elle peut venir à
avoir quelque chose : gagner sa vie, avoir un
compagnon, avoir un enfant. Elle poursuit son
analyse, toujours cherchant chez l’analyste un
repère, un soutien pour son désir d’analyste, jusqu’à
ce moment crucial, il y a deux ans et demi, où une
fin possible a pu alors être envisagée.
Au-delà de l’Œdipe, l’objet
Une première chute du sujet supposé savoir, avec un
passage que j’appellerais au-delà du père, se
manifeste à l’occasion d’une crise que traverse
l’Association Mondiale de Psychanalyse, tandis
qu’une série de ruptures s’annonce dans le Champ
freudien. L’analyste, qui jusque-là avait servi de
repère fondamental – c’est ce que la langue française
permet de dire avec justesse : un repère, c’est-à-dire
celui qui a rendu possible la construction de
l’histoire œdipienne, faisant semblant d’une fonction
en souffrance – chute de la place de sujet supposé
savoir faire le père. Cette chute est la première d’une
série dévoilant le manque de garantie qu’elle
essayait de recouvrir avec le transfert. Cela a été
possible, non seulement par la conjoncture alors
présente dans le Champ freudien, mais surtout par le
constat, fait par l’analysante, que l’analyste ne
pouvait pas lui donner le savoir qu’elle en attendait,
à ce moment-là, sur l’être mère. Sa question sur la
féminité se trouvait cachée derrière celle portant sur
37
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la maternité, de la même façon que le sujet supposé
savoir se trouvait jusqu’ici lié, sur son versant
imaginaire, à la place occupée par le père.
À chaque tranche, jusque-là, l’analysante avait
découvert un élément de son casse-tête : l’autre
femme, confondue avec une figure idéalisée du
savoir, ou du pouvoir ; le père, essai de garantie
contre la jouissance phallique ; l’objet, bouchon,
sous les espèces du rien, de l’objet oral, de l’enfant.
Avec le regard, objet privilégié, se manifestait
surtout l’inhibition quant au savoir. Bien qu’elle soit
très curieuse, et même boulimique quant au savoir,
celui-ci était toujours de l’Autre, qu’elle faisait ainsi
consister, et elle se mettait dans la position de
spectatrice, exclue de la scène où le savoir était
produit. Ce fantasme, en plus de lui valoir des
symptômes gênants aux yeux, la maintenait dans
l’anorexie mentale telle que Lacan la présente : les
idées étaient toujours de l’Autre.
Ce moment, que j’appellerais passage au-delà du
père, a pour conséquence, dans sa vie, une
émergence pulsionnelle, un retour de la libido
jusque-là profondément mortifiée tout au long du
travail d’analyse, qui commence à exiger
satisfaction, au-delà de la satisfaction masochiste
liée à la logique du signifiant. Elle est surprise par
un désir nouveau, qui n’est pas sans lui rendre la vie
plus gaie, mais aussi plus difficile, car son
contrepoids l’effraie : aucune garantie sur ce
chemin, elle ne sait pas où ça va la mener.
La tranche d’analyse suivante, quelques mois plus
tard, révèle un transfert négatif ; l’analyste est objet
de suspicion, elle le tient à l’œil : saura-t-il la
conduire jusqu’à la fin ? Elle sait qu’il n’y a pas voie
de retour possible, mais elle n’aperçoit pas encore la
sortie. Cette tranche se conclut avec une pensée,
ridicule, qui vient la déranger : l’analyste est cette
fois désupposé sous les traits du vieux père de la
psychanalyse, alors que l’analysante se présente sous
les traits d’une analyste connue, de l’avis de Freud,
comme une femme incurable.
Au fur et à mesure que les garanties chutent, elle
travaille mieux à l’École, débarrassée maintenant
des idéaux qu’elle soutenait auprès de certaines
personnes. A la tranche suivante, elle est surprise par
un rêve : elle dérobe une formule, écrite sur un bout
de papier, des mains d’un membre de l’École,
porteur d’attributs phalliques. Cette formule,
supposée lui apprendre à faire exister le rapport
sexuel, ne lui apprend néanmoins pas tout-à-fait ce
qu’elle veut. Avisée des ruses, des équivoques, des
bévues de l’inconscient, elle n’en est pas moins
perplexe devant ce rêve-interprétation, au sens où –

comme l’indique J.-A. Miller – l’inconscient
interprète.
Elle est encore aux prises avec ce rêve, quand un
autre la surprend, qui fait nettement allusion à la
séparation d’avec l’analyste : la laissant seule, il lui
rend un personnage, qui est la condensation de
l’analyste avec quelqu’un dont elle doit se séparer en
tant qu’objet. Elle revient sur le premier rêve et
pense, d’abord, que la formule, ce n’est pas le savoir
de la psychanalyse qui va la lui donner, mais que
c’est elle-même qui doit la construire, en inventant
sa propre solution. Elle conclut, ensuite, que cette
formule n’existe pas. Encore une fois, désupposition
de savoir à l’Autre : l’Autre de la formule n’existe
pas. Le modèle anorexique, voler les idées des
autres, selon l’exemple qu’en donne Lacan dans «La
direction de la cure» – ici, voler la formule à l’Autre
– perd sa raison d’être.
Lors du rendez-vous suivant avec l’analyste, elle lui
parle de son désir de faire la passe – désir ancien,
mais qui n’avait pas encore trouvé le moment
clinique, dans la cure, pour se mettre en place.
L’analyste l’y encourage. Il y a là un pari, car la
conclusion et la séparation définitives de l’analyse
seront possibles grâce à l’entrée dans le dispositif
Entre la demande de passe et l’entrée dans la
procédure, vient un troisième rêve : elle nage dans la
mer, attachée à un sous-marin. Elle a peur de s’en
détacher et de se perdre. Soudain, le sous-marin est
sur terre, ouvert, entouré de gens. Cette fois, le rêve
lui semble limpide : l’eau de la mer, comme dans
plusieurs de ses formations de l’inconscient,
représente la jouissance, jouant sur l’équivoque,
dans la langue française, avec la mère, premier
Autre du sujet. Le sous-marin représente le savoir
inconscient, supposé, dont elle a peur de se détacher.
Jouissance du savoir, donc. Le sous-marin ouvert,
sur terre, entouré de gens, représente son désir
d’exposition de savoir, de transmission dans le
dispositif de la passe.
Elle entre dans la procédure, mais elle a,
effectivement, des difficultés à se détacher de ce
savoir, produit, et à se séparer de l’analyste, objet,
semblant, mais en même temps personne admirée, à
qui elle aurait voulu continuer à parler. Un affect
dépressif s’installe.
Quelques rencontres, difficiles, contingentes, avec la
figure de La femme ou encore de L’analyste, lui
causent une profonde horreur, la menant à conclure
que, ces figures de La femme ou de L’analyste
qu’elle avait tellement voulu incarner, mieux vaut
les tenir à distance. Cesse la demande, impossible à
assouvir, dans cette rencontre avec la femme pas-
toute, qui a ses limites, marquée par la castration
38
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mais pas-toute phallique, que nous rencontrons du
côté féminin des formules de la sexuation, élaborées
par Lacan, dans le mathème du L. De la position
d'objet, maintes fois laissé tomber par le phallus, elle
passe à la position d'objet cause du désir, laissant
tomber la jouissance phallique dans la rencontre
avec le S(A). Il y a un effet d'allégement, de
pacification, dans sa vie quotidienne et dans sa
pratique, qui accompagne le désir d'être nommée. Le
cartel de la passe demande un autre témoignage;
c'est l'occasion de produire un nouveau récit, cette
fois détaché du savoir produit, sans tristesse, avec
une meilleure formalisation des éléments de son
histoire et de son analyse.
Si, pendant l'analyse, la préférence donnée à
l'inconscient tendait à recouvrir, avec le symbolique,
tout l'imaginaire et le réel, au fur et à mesure que le
sujet, divisé, avançait dans son travail, une autre
coupure a été nécessaire à la fin, pour restaurer le
noeud borroméen dans sa forme originale, comme le
dit Lacan. Cela l'empêchait de continuer à raconter
une histoire de plus. Il y a eu là ce que Lacan a
appelé une contre-psychanalyse, dans son Séminaire
«L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre». Le
jeu de mots ici présent nous dit que «l’insuccès de
Umbewusst, c’est l’amour» – d’où la nécessité de la
contre-psychanalyse.
Reste un trait symptomatique, résidu de l’Autre qui,
avec son désir, a laissé une marque, un reste de
jouissance pulsionnelle qui ne peut pas être négativé
par le signifiant. La division du sujet, incurable, se
manifeste aujourd’hui dans le désir de continuer, à
partir de ce bout de réel, à transmettre les bouts de
savoir qu’il ne cesse d’élaborer.
«Le cri» de Munch et l’interprétation analytique
Lucia d’Angelo
L’Art crie
Dans ses notes de 1892 écrites pendant sa
convalescence à Nice, Munch rappelle la scène qui
donna son origine au tableau «Le cri» (1893) : «Je
me promenais avec deux amis sur un chemin, le
soleil se levait, le ciel devint soudainement rouge, je
m’arrêtai. Fatigué, je m’appuyai sur une balustrade
qui donnait sur la ville et vis non pas le fjord bleu
marine, mais du sang et des langues de feu. Mes
amis continuèrent leur marche et je restais immobile
au même endroit, tremblant de peur, et je sentais
qu’un hurlement infini pénétrait toute la nature».
«Le cri» est le tableau le plus connu de Munch ; il en
existe une cinquantaine de copies en plus de la
version de 1893, qui nous confronte à la peur et à la

solitude de l’être humain dans une nature qui, au lieu
de consoler, s’empare du cri et le traîne dans la large
baie jusqu’au ciel ensanglanté.
L’historien de l’art Robert Rosenblum put identifier
le modèle qui inspira à Munch le personnage central
du tableau : il s’agit d’une momie péruvienne
conservée à Paris, au Musée de l’Homme. La
«similitude surprenante» qui a frappé l’historien face
à ces deux personnages est leur crâne. 1
Christian Krhog, qui a été le plus talentueux des
peintres de Norvège jusqu’à l’entrée en scène de
Munch, interpréta ainsi son œuvre : «Munch peint,
ou bien contemple les choses d’une façon différente
des autres artistes. Il ne voit que l’essentiel, et c’est
également ce qu’il peint.» 2
Lacan s’intéresse au «Cri», et interprète le tableau à
sa façon : «Quand nous voyons l’image dans le
tableau de Munch, le cri est traversé par l’espace du
silence, sans que celui-ci ne l’habite. La perception
primordiale, si l’on veut, est justement là, dans le
trou du cri, cri infranchissable, marque à l’intérieur
de nous-mêmes et dont nous pouvons à peine nous
approcher.»
Et il nous propose d’arriver jusque-là dans l’analyse,
de cerner le bord du trou du cri, où se loge,
indestructible, l’objet a, cause du désir. 3
Qu’est-ce qu’un tableau ? Comment interpréter
l’image d’un tableau ? A la différence de la
perception, dans un tableau, il est toujours possible
de noter une absence. Dans la mesure où s’établit
une relation avec le désir, au niveau de la toile, le
sujet en est élidé.
C’est pour cela, parce que le tableau n’agit pas dans
le champ de la représentation de l’image, que la fin
et l’effet de l’interprétation ne sont pas les mêmes
pour l’artiste, l’historien, ou le psychanalyste.
L’interprétation de l’image d’un tableau à partir du
discours analytique, l’interprétation analytique
proprement dite, n’est pas de l’ordre des similitudes,
des apparences, du perceptible, de la représentation
du sujet.
L’interprétation qui n’est pas comme les autres
Dans mon cas, quelques contingences strictement
subjectives et rendant compte de la fin de l’analyse,
de sa conclusion et de sa sortie ultérieure par la
passe paraissent soutenues par quelques références
imaginaires, qui sont intimement liées au processus
de la cure, à partir de deux tableaux : «Les
Ambassadeurs» d’Holbein et «Le cri» de Munch,
que Lacan commente plus exhaustivement dans Les
quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
(1964) et dans Problèmes cruciaux pour la
psychanalyse (1966). Mon témoignage d’AE, il y a
39
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trois ans (1997), s’appuie également sur ces
références.
La référence au «Cri» de Munch fut très présente au
moment crucial et conclusif pour le sujet produit par
l’expérience analytique parvenue à son terme. Le
témoignage d’AE, «El Friso de la vida», publié dans
Freudiana n°21 4et «La fenêtre sur le réel» dans La
passe et le réel 5 tentent de rendre compte de cette
contingence.
Le poids de la doctrine de l’époque sur la fin de
l’analyse a marqué le témoignage de son empreinte :
la traversée du fantasme et son au-delà, l’extraction
de l’objet a du cadre du fantasme, le consentement à
la pulsion, les conclusions et la sortie du dispositif
analytique par la voie de la passe.
Inexplicablement, ce tableau m’avait toujours
intéressée sans pour autant me plaire. Lacan utilise
cette référence pour situer un champ autre, différent
de celui du scopique, le champ de l’invoquant. Et
pourtant, l’exemple même du «Cri» nous permet de
comparer les deux champs parce qu’ils ont la même
structure. Lacan choisit justement ce tableau pour
parler du silence.
Dans la cure, l’analysante rapporte à l’analyste qu’à
la lecture de la référence de Lacan, elle s’est trouvée
surprise de ce qu’elle ne se souvenait nullement des
couleurs stridentes du «Cri». Son évocation du «Cri»
avait toujours été une image en noir et blanc, sur
quoi l’analyste interprète : «Il y en a aussi une
version en noir et blanc». Grande surprise chez
l’analysante, non pas tant parce que l’analyste
connaissait ses références que parce que, sans
concession imaginaire au regard, il avait donné à
voir qu’il manquait quelque chose à sa version du
tableau.
La traversée du fantasme allait dévoiler la structure
de tromperie de l’amour qui, comme l’angoisse,
avait toujours été perçu comme venant en excès pour
le sujet. La traversée de ces semblants, les uns après
les autres, révèlerait que la demande
inconditionnelle de l’Autre et à l’Autre ne
s’adressait pas à l’Autre, mais au prix qu’avait pour
elle l’exigence de présence absolue. Elle avait
montré aussi, et sans voile, que son envers était la
mort.
La fenêtre sur le réel fait voir comment une
fulgurance de l’objet – ce que je regardais dans la
scène représentée sur le tableau – était l’image de
ma propre expulsion au moment même de ma
naissance. Moment mythique du cri de l’enfant jeté
sur la scène du monde. Je n’avais pas crié. C’est
juste au moment où il aurait fallu rencontrer l’Autre
pour accueillir le cri et lui donner valeur d’appel,
que se produit la naissance du sujet et celle de

l’Autre. L’Autre n’était pas présent pour écouter le
silence, il avait laissé tomber le vivant suspendu
entre la vie et la mort, suspendu entre le cri et
l’appel. C’est alors qu’il me fut possible de regarder
en face par la fenêtre ouverte sur le réel, et que se
dévoila le secret de cet objet énigmatique du cadre
du fantasme. D’imparables images visuelles,
puissamment silencieuses, vinrent à ma rencontre et
toute mon histoire défila devant mes yeux comme
une galerie de tableaux. C’était toujours la même
image, c’est-à-dire cette image de toutes les fois où
le sujet avait ouvert grand les yeux et la bouche et où
il avait crié en silence. C’est alors qu’apparut
également le signifiant du transfert à l’analyste, et
que je franchis le seuil qui me séparait de lui.
L’interprétation signifiante de l’analyste – «il y en a
aussi une version en noir et blanc» – écrit la rupture
de la chaîne (S2//S1) du mathème de l’interprétation,
déplace l’articula tion de S2– S1et sépare le sujet de
l’objet a en rompant la formule du fantasme : S//a.
Mais cette formule, comme nous l’indique J.-A.
Miller 6, permet seulement de maintenir le fantasme
à distance. Le discours analytique suppose, au
contraire, le rétablissement de la connexion et de la
division entre le sujet et l’objet à chaque fois que le
sujet perd les pédales de sa représentation, parce que
l’identification primordiale n’est pas de l’ordre de la
représentation signifiante.
Les deux compléments du sujet : a et S
Au bout de mes trois ans de fonctionnement en tant
qu’AE – trois années qui ont mis à l’épreuve de la
communauté analytique le trajet qui va du
témoignage à la transmission et à l’enseignement à
l’École – je propose un dernier exercice de lecture et
d’interprétation sur le texte de mon témoignage d’il
y a trois ans, animé par une question qui a insisté :
pourquoi cette interprétation ne fut-elle pas comme
les autres, et pourquoi le sujet la prit-il pour
conclusive ?
La question ne fait qu’anticiper la réponse ; c’est la
différence, une fois de plus, entre la pratique de
l’interprétation dans l’art et dans le discours
analytique. Selon Krhog, «une œuvre d’art est
complète quand l’artiste a dit tout ce qu’il avait à
dire». Pour l’analyste, cette interprétation n’a pas de
valeur. Justement parce que lorsque tout ce qu’il y
avait à dire a été dit, avec les dires qui se logeaient
au lieu de l’Autre, l’interprétation analytique, celle
qui compte, est celle qui produit un dire qui
décomplète l’Autre, et ce dire parle de lui, du sujet
seul.
Dans «Les six paradigmes de la jouissance», 7 J.-A.
Miller signale qu’en suivant la logique du paradigme
40
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V qui comporte un retour au corps, on introduit
nécessairement une nouvelle problématique de la fin
de l’analyse : «La fin de l’analyse, chez Lacan,
concerne toujours la relation du sujet à la jouissance
et la modification qui peut y être apportée. Penser la
relation à la jouissance sous la forme du fantasme,
c’est penser l’obstacle sous la forme d’un écran qu’il
s’agit de traverser. C’est la transgression appareillée
dans l’analyse comme fin de l’analyse, avec
l’invitation d’aller au-delà dans la direction du vide,
de la destitution du sujet, de la chute du sujet
supposé savoir, et dans l’assomption de l’être de
jouissance.»
En suivant ce développement de l’enseignement de
Lacan, J.-A. Miller signale que, précisément dans
Les quatre concepts fondamentaux, le modèle du
rapport à la jouissance, c’est l’art, le tableau, la
contemplation pacifique de l’objet d’art : «L’œuvre
d’art calme les gens, les réconforte, elle leur fait du
bien.» 8
C’est précisément en travaillant sur cette référence
des Quatre concepts fondamentaux que ma lecture
s’était arrêtée sur une remarque de Lacan sur l’art où
il précise : «… la peinture expressionniste. Celle-là,
et c’est ce qui la distingue, elle donne quelque chose
qui va dans le sens d’une certaine satisfaction – au
sens où Freud emploie le terme quand il s’agit de
satisfaction de la pulsion – d’une certaine
satisfaction à ce qui est demandé par le regard. (…)
C’est pourtant dans un appel totalement direct au
regard que se situe l’expressionnisme.» 9 Cette
citation avait attiré mon attention et j’avais publié un
travail sur «Le cri» de Munch, que l’analyste n’avait
pas lu. C’est dans ce contexte de l’expérience de la
cure analytique que l’analysante raconte à l’analyste
qu’en lisant la référence de Lacan et en consultant la
reproduction de la toile de Munch, elle avait été
surprise par le fait qu’il n’était pas mentionné que
«Le cri» était un tableau aux couleurs stridentes.
C’était par ailleurs ce qui m’attirait le plus dans la
peinture expressionniste parce que, chaque fois que
j’évoquais «Le cri», m’apparaissait toujours une
image en noir et blanc, qui rendait le tableau encore
plus terrifiant et étouffait complètement les couleurs
du tableau. S’agissait-il d’un souvenir-écran, dans ce
cas ? Par ailleurs, pourquoi m’intéresser au «Cri»
alors que les tableaux que je préférais de Munch
étaient ses représentations de figures féminines,
notamment l’une d’elles intitulée «La Madone» ?
L’interprétation de l’analyste surprend l’analysante :
«Il y en a aussi une version en noir et blanc» fait
apparaître alors, avec une extrême netteté, le
souvenir d’une scène de jouissance infantile, répétée
de nombreuses fois, et qui produisait plaisir et

horreur en même temps. L’acte consistait à ouvrir
une revue à la page centrale où se trouvait une photo
en noir et blanc qui montrait sur un fond
extrêmement obscur l’image d’une femme pâle et
maigre habillée de noir, à côté d’une luxueuse
voiture, noire également, comme celles qu’on utilise
pour conduire les morts au cimetière. La petite fille
ouvrait et fermait la revue, l’image apparaissait et
disparaissait comme si surgissaient en alternance
plaisir et horreur.
En même temps, cette interprétation révéla le
signifiant de l’identification phallique : le surnom
donné par le père à la petite fille qui, dans le cristal
de la langue où il se loge, fait référence à la
sexualité. 10
Ainsi, nous pouvons extraire du texte du témoignage
les arguments qui tentent de rendre compte des
effets de cette interprétation – à partir de la traversée
du fantasme et de l’extraction de l’objet a du cadre
imaginaire de celui-ci, sur le versant d’un des deux
compléments du sujet produit et de son équivalence
avec l’objet a : S équivalent à (a).
Nous voyons, dans cette nouvelle lecture, les
arguments que nous pouvons extraire du témoignage
en essayant de rendre compte des effets de cette
interprétation, du franchissement du plan des
identifications jusqu’à l’identification fondamentale,
sur le versant de l’autre complément du sujet produit
et de son équivalence avec le S1 : S équivalent à S1
L’interprétation de l’analyste pointe le regard vers
l’objet, mélange de signifiant et de jouissance, mais
en même temps franchit le plan des identifications,
au-delà de l’identification phallique, et atteint le
signifiant de l’identification primordiale du sujet, le
S1.
Ce que je regardais dans la scène représentée par
«Le cri» était l’image de moi-même au moment de
ma naissance, à ce moment mythique du cri de
l’enfant mis sur la scène du monde, moment où je
n’avais pas crié : l’Autre ne fut pas présent pour
écouter le silence et laissa tomber le vivant suspendu
entre la vie et la mort, suspendu entre le cri et
l’appel.
On peut après-coup déduire de la fin de l’expérience
analytique la logique qui agit sur l’interprétation (S2)
et qui atteint l’identification fondamentale du sujet
(S1), ainsi que la raison pour laquelle elle est
conclusive pour le sujet, et pourquoi il est
impossible d’aller plus loin.
Si l’image signifiante du tableau «Le cri»
représentait le sujet pour un autre signifiant (S1-S2)
de la chaîne signifiante dans l’Autre où se loge
l’interprétation, le signifiant de l’analyste – «la
version en noir et blanc» – produit la rencontre du
41
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sujet avec un signifiant (S1) qui ne le représente pas
pour un autre signifiant, parce que c’est l’exception
des signifiants logés dans l’Autre.
L’interprétation dissociative
J.-A. Miller, dans «Ce qui fait insigne» 11, explique
qu’il faut faire «des interprétations sur mesure parce
qu’une interprétation réussie est une interprétation
qui décomplète l’Autre. Bien que tous les signifiants
du sujet en analyse soient dans l’Autre, il manque
cependant le signifiant propre du sujet. (…) Le sujet
produit à la fin d’une analyse est barré parce qu’il
n’a plus sa place dans la série des signifiants de
l’Autre. » 12
La version en «noir et blanc» du «Cri» est un dit
premier pour le sujet en tant qu’il répond à la scène
mythique originaire du sujet, et qu’il faut l’entendre
comme le contraire de ce qui a déjà été dit parce que
cela parle de lui.
Dans le même texte, J.-A. Miller fait un examen
exhaustif du binôme identification-interprétation
dans l’enseignement de Lacan dont nous ne
tiendrons pas compte dans le présent travail, à
l’exception d’une distinction opératoire au sujet de
l’interprétation, qui ouvre des voies nouvelles pour
orienter notre pratique de l’interprétation analytique
– l’interprétation associative et l’interprétation
dissociative.
Si l’on prend en compte cette distinction,
l’interprétation proprement dite, celle qui compte,
n’est pas une association de l’analyste, c’est
simplement une dissociation. Parce que
l’interprétation «qui convient» et qui doit se produire
dans l’expérience analytique, implique une rupture
de la chaîne associative (S1-S2). C’est pour cette
raison que le mathème de l’interprétation s’écrit
S2//S1.
Ainsi l’identification primordiale, comme J.-A.
Miller le déduit de la façon dont Lacan l’aborde à
partir de l’insigne, peut seulement être atteinte par
l’interprétation analytique, si nous prenons en
compte que cette identification, et seulement celle-
là, n’est pas une identification signifiante
représentant le sujet pour un autre signifiant.
Tout au long d’une cure et dans les multiples
interprétations de l’analyse, il n’y aura aucun trait,
aucune similitude, aucune représentation qui
permette de percevoir qu’à un moment déterminé, le
signifiant-maître (S1) surgit de la production de la
chaîne signifiante de l’analysant. Et l’analyste est le
premier surpris de son interprétation. 13
Et c’est là, là précisément, que le sujet se prend pour
Un-tout-seul.
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Pour conclure

Au moment où je finis d’écrire ce texte, j’ai jeté un

dernier regard aux quelques livres sur l’œuvre de
Munch qui m’ont accompagnée toutes ces années,
avant de les remettre sur les étagères de ma
bibliothèque. L’un d’eux, récemment publié en Italie
à l’occasion d’une exposition rétrospective de
l’artiste, qui a beaucoup voyagé en Europe, porte en
couverture, évidemment, le tableau du «Cri». 14
Parfaitement encadré, occupant les pages centrales
de la revue, la toile de Munch de 1893, avec ses
couleurs stridentes, resplendit de tous ses feux. À
gauche, dans un petit cadre, comme extrait du centre
même du tableau, se trouve une petite reproduction
de la xylographie du «Cri» de 1895, en noir et blanc.
Si Munch pensait que le commerce dévaste l’art
moderne, – On ne peint pas par désir de peindre –
pourquoi existe-t-il plus de cinquante versions du
même tableau ? Je laisse les spécialistes de l’art faire
leur interprétation.
Mes livres sur Munch et ma propre version du «Cri»
sont déjà dans la bibliothèque, avec les autres livres.
1. MUTHESIUS A., Edvard Munch (1863-1944), Cuadros sobre la vida y la
muerte, Benedikt Taschen, 1944, Alemania, p. 53 (Traduction de Felix
Treumund).
2. Ibid, p. 28.
3. LACAN J., Le Séminaire Livre XII, Problèmes cruciaux pour la
psychanalyse» (1965-66), inédit.
4. D’ANGELO L., «E friso de la vida», Freudiana n°21, p. 43.
5. D’ANGELO L., «La fenêtre sur le réel», La passe et le réel. Témoignages
imprévus sur la fin de l’analyse, Le Paon, Agalma, Paris, 1988, p. 37.
6. MILLER J.-A., Los signos del goce. Los cursos psicoanaliticos de Jacques-
Alain Miller, Buenos Aires, Paid6s, 1998, p. 147.
7. MILLER J.-A., «L’orientation lacanienne – Les six paradigmes de la
jouissance», La Cause freudienne n°43, Paris, Seuil, 1999, pp. 7-29.
8. Ibid
9 LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, pp. 94 – 100.
10. D’ANGELO L., «El friso de la vida», op. cit., pp. 49 et suivantes.
11. MILLER J.-A., Los signos del goce. Los cursos psicoanaliticos de
Jacques-Alain Miller, Buenos Aires, Paid6s, 1998, p. 147.
12. Ibid, p. 34.
13. Ibid., p. 149.
14. DI STEFANO E., Munch, Giunti Gruppo Éditoriale, Dossier Art no 96,
Firenze, 1999, pp. 20-21.

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Vacillement des semblants
Le semblant nu
Catherine Bonningue
C’est par le semblant que nous aborderons le thème
du réel, auquel nous avons affaire dans la clinique
psychanalytique. Ces deux termes de semblant et de
réel sont en effet couplés, je dirai, dans un
mouvement d’éclipse : il faut que le semblant
vacille, que le semblant tremble, pour que le réel
apparaisse.
Rembrandt l’a illustré pour nous : une sentence
valant comme réelle annonce la fin prochaine d’un
règne tout entier basé sur les semblants du pouvoir.
REPÉRAGES THÉORIQUES
L’époque où tout ne serait que semblant
Il y a quelques années, Jacques-Alain Miller pouvait
dire que notre époque, celle de l’Autre qui n’existe
pas, voyait «s’inscrire à son horizon – à son horizon,
et non sur le mur – la sentence que tout n’est que
semblant» 1 C’est une époque, poursuit-il, celle qui
sera «l’époque lacanienne de la psychanalyse», où le
sens du réel est devenu une question. Ce monde des
semblants, issu du discours de la science, «a pris le
tour de détruire la fixion du réel». Et c’est «entre
semblant et réel qu’est le lieu de la psychanalyse»,
dans cette nouvelle époque. Entendons peut-être que
c’est à la psychanalyse de maintenir le «Mené,
Mené, Tekél, Upharsin», «Compté, compté, pesé,
divisé» du livre de Daniel.
Que l’Autre ne soit qu’un semblant est aussi ce qui
nous pousse à l’échange, au débat, à converser sur
nos concepts, sur notre clinique pour en vérifier la
pertinence.
L’inconscient est réel
De quel réel s’agit-il dans la psychanalyse ? Quel
réel y est en jeu ? Ne perdons pas de vue que c’est
avant tout celui de la formation des analystes, où il
s’agit de «trouver un accord entre le réel en jeu dans
la formation et les semblants qui l’appareillent»,
Lacan ayant tenté «d’en desserrer les semblants». 2
Et ce réel en jeu dans la formation n’est-il pas le
même que celui qui est en jeu dans une cure ?
Ce n’est pas par hasard que l’on trouve, dans la
même page du «Discours à l’EFP», une définition de
l’acte analytique qui «serait celui qui ne supporte
pas le semblant» et le projet d’un nouveau «mode de
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recrutement des analystes qui croiraient en
l’inconscient» (pour se recruter), et qui «ne se
recrutent pas que de semblants d’y croire». Dans la
psychanalyse, le semblant «y est nu à tel point que
tremblent les semblants dont subsistent religion,
magie, piété, tout ce qui se dissimule de l’économie
de la jouissance. Seule la psychanalyse ouvre ce qui
fonde cette économie dans l’intolérable : c’est la
jouissance que je dis.» 3
L’acte analytique fait horreur, il ne supporte pas le
semblant. C’est à une psychanalyse qui ne se rallie
pas au semblant que Lacan nous convie.
Il ne s’agit pas dans la psychanalyse que le
psychanalyste croit à ce qu’il fait, mais qu’il croit en
l’inconscient, un inconscient qui n’est pas de
semblant. L’inconscient freudien est réel. 4
Le réel l’emporte sur le vrai
Cette formulation de «vacillation des semblants»
obéit à la conception de la dichotomie du réel et du
semblant du dernier enseignement de Lacan. 5 C’est
alors le réel qui domine le semblant. Le réel n’est
plus abordé dans cet enseignement comme «une
donne de départ qui serait passée au signifiant,
signifiantisée». 6 Le réel domine le semblant,
l’emporte sur le vrai. C’est ce qui, me semble-t-il,
doit nous guider, nous orienter dans notre pratique.
Si le discours analytique, comme les autres discours,
se supporte du semblant, si c’est la vérité qui est
appelée, c’est le réel qui répond. «Ce que serre
Lacan dans son dernier enseignement, c’est que là
même où l’analysant cherche le vrai, l’algorithme le
conduit à trouver le réel, et que la déception du vrai
est corrélative d’un accès au réel où, à vrai dire,
c’est moins qu’il trouve le réel que le réel le trouve,
le rattrape.» 7 C’est cette structure-là qu’il s’agit de
mettre en place. Ce qui se soutient du transfert, de
l’artefact du sujet supposé savoir.
Marques de parole et marge du sujet
Dans le deuxième extrait de L’orientation
lacanienne du volume préparatoire à ces Journées 8,
le thème du semblant et du réel est abordé à partir de
la marque de parole, des marques de parole dont le
sujet analysant vient entretenir l’analyste. Nous
dégagerons ci-dessous l’essence de ce que nous
enseigne J.-A Miller dans ces pages.
Dans le discours du maître, discours de départ du
sujet qui arrive chez l’analyste, «cette marque de
parole, S1, a la faculté d’absorber le sujet, S». Dans

le discours du maître, le S1est en place d’agent du
discours. Le sujet alors «ne se distingue plus de sa
marque, la marque prend le dessus sur le sujet».
À l’opposé, le discours analytique, par son appareil
de semblant, permet au sujet de «recracher cette
marque qui l’avait absorbé», lui, le sujet. Cette
opération est rendue possible par la marge que peut
prendre le sujet conçu comme ensemble vide par
rapport à cette marque.
Un inconscient fait pour jouir
Tout comme le discours du maître, le discours de
l’inconscient est gouverné par un semblant, un
signifiant-maître ou un ensemble de signifiants-
maîtres. Dans le discours du maître, «le sujet trouve
une identification dans l’Autre». Toujours un
signifiant-maître le croche. Ce S1 «est extime et en
même temps branché sur l’intimité du sujet». Mais
ce S1est au fond aussi réceptif. Ce signifiant-maître
est prélevé sur le particulier de la famille mais aussi
sur l’universel du social. «Entre avec lui dans
l’intimité du sujet les rumeurs du monde.» C’est
pourquoi l’inconscient est un discours et non de
l’Un-tout-seul.
C’est un inconscient fait pour jouir qui nous est là
présenté. Même si l’inconscient est un travailleur – il
rêve –, même si l’inconscient commande – c’est sa
face de surmoi, il répète, c’est l’action compulsive
mise en évidence par Freud –, même si l’inconscient
est vérité – il révèle dans le lapsus –, l’inconscient
est avant tout producteur de jouissance. Il travaille
pour la production d’un plus-de-jouir, il révèle la
vérité pour le plus-de-jouir, il commande aussi pour
la jouissance.
Sujet désidentifié
Si le sujet en fin d’analyse est censé sortir de son
absorption dans S1, que le sujet le produit, il devient
alors un sujet «désidentifié» et non pas non-identifié.
Bien au contraire, «l’identification du sujet à
l’universel du signifiant-maître est le point de départ
requis pour qu’il y ait analyse, prise dans le discours
de l’inconscient». Au fond, le sujet en fin d’analyse
ne se sépare pas absolument de ce signifiant-maître.
Le sujet a fait l’expérience de son manque-à-être, de
ce qu’il est comme S. Le sujet met en question.
C’est ainsi que J.-A. Miller nous propose de définir
l’enjeu d’une psychanalyse, comme «la mise en
question des identifications». L’analyste n’acquiesce
pas aux identifications de l’analysant. C’est ainsi
que le semblant identificatoire peut vaciller, ne plus
rester à sa place. Cet ébranlement des identifications
44
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est inclus dans l’association libre même, c’en est
«l’effet-socratique».
Mais qu’est-ce qui ébranle les semblants
identificatoires du sujet si ce n’est les S1produits du
discours analytique ? Le S1produit du discours
analytique fait figure de réel – même si ce n’est
qu’un faux réel. Ainsi, le réel ne se situe à aucune
des places du discours. Le discours, même le
discours analytique, est «un appareil de semblants
fait pour éviter le réel».
Notons enfin qu’il y a toujours un arbitraire de ce
signifiant-maître : pourquoi celui-là plutôt qu’un
autre ?
CLINIQUE MISE EN SÉRIE
Je prendrai maintenant quelques exemples cliniques
de sujets féminins que je peux situer d’un point à
l’autre du discours du maître et du discours de
l’analyste, sujets féminins dont on connaît l’affinité
spéciale avec les semblants.
Trajet d’un signifiant-maître
Melle A. demande un entretien avec un analyste sur
le conseil d’une amie. Elle se demande si elle veut
réellement faire une analyse. Elle donne, malgré
elle, dans cet entretien, les coordonnées, le secret
d’un signifiant-maître qui gouverne son existence
depuis la petite enfance. Lorsqu’elle était petite fille,
son père se livrait à un rituel – peu commun – qui
consistait, au moment du coucher, à aller soulever
les couvertures de son lit ainsi que sa chemise de
nuit, pour tendrement la congratuler d’un baiser sur
le ventre. Ce geste était accompagné d’une parole :
«Qu’est-ce qu’il a celui là ?» Bientôt gênée par cette
conduite paraissant de plus en plus étrange à
l’enfant, de plus en plus perplexe face à cette phrase
énigmatique, après avoir tenté de détourner le
problème en portant des pyjamas plutôt que des
chemises de nuit, elle finit par oser lui fermer la
porte de sa chambre. Peu de temps après, elle crut
surprendre le regard espion de son père par le
carreau qui donnait dans les WC, son père
l’observant lorsqu’elle prenait sa douche. Là encore,
sans rien dire, elle déjoua cette manœuvre en prenant
sa douche plus tard, après le départ de son père au
bureau. Elle évoque le jour où, sortant de la maison,
habillée pour aller au collège, son père lui mit la
main sur le ventre, la congratulant d’un «Qu’est-ce
qu’il a celui-là ?» – «Pourquoi me dit-il cela ? se
demandait-elle, je ne suis pas malade, je n’ai pas mal
au ventre.»
On peut suivre le trajet de ce signifiant-maître, de
cette marque de parole chez ce sujet. À quinze ans et

demi, elle tombe enceinte d’un garçon dont elle était
très amoureuse, et se fait avorter par défi envers ses
parents. Elle en parle aujourd’hui, soit dix ans plus
tard, comme d’un enfant qu’elle a tué. Elle lui avait
attribué un sexe et un prénom ; ce prénom
l’accompagne encore dans le nom du parfum qu’elle
utilise. Cet enfant n’est pas mort pour elle, il habite
toujours ce ventre : voilà ce qu’il a, celui-là.
Mais c’est dans le rapport amoureux que l’on
retrouve les effets de cette petite phrase : «Qu’est-ce
qu’il a celui-là ?» Ce que le sujet méconnaît, bien
sûr. Elle se demande pourquoi elle répète le même
type d’échec avec une série d’hommes. Elle tombe
amoureuse d’un homme qui ne présente pas à ses
yeux de faille particulière. Et, irrémédiablement, au
bout de quelques semaines, de quelques mois, cet
homme qui auparavant n’allait pas si mal que ça
sombre… Il sombre dans l’alcoolisme, le chômage,
la folie, la dépression… Et elle se met à le soigner, à
tenter de le guérir, à tenter de le sortir de là, avant
que d’en changer. Ce qu’elle ne voit pas, c’est qu’en
tant que sujet, elle a dis paru sous le signifiant-
maître qu’est devenu pour elle le «Qu’est-ce qu’il a
celui-là ?» Elle est ce «Qu’est-ce qu’il a celui-là ?»,
ou plus exactement elle l’agit. Son dernier ami lui a
dit qu’elle avait l’art de mettre le doigt sur les
problèmes. Elle se consacre actuellement à le
soigner, lui a fait entreprendre une cure de
désintoxication, le surveille pour qu’il ne boive pas ;
elle est l’alliée du thérapeute, veut le faire soigner
par des psychiatres, etc.
Ce sujet préfère pour l’instant le discours du maître
au discours analytique : être au service du signifiant-
maître qui l’a absorbé.
S1 démultipliés
Melle B. vient aussi tenter de commencer une
analyse sur le conseil d’une amie. Elle parle
beaucoup de ses problèmes et l’amitié a ses limites.
L’amie lui indique le chemin où la parole trouvera
son efficace. Elle hésite entre le traitement
médicamenteux, d’antidépresseurs, et l’analyse. Ce
qui nous intéressera ici, c’est encore une fois une
parole marquante, d’une mère cette fois, et venant
comme réponse à une question du sujet enfant. La
petite fille demande à sa mère : «Comment les
garçons font-ils pipi ?» Et la mère de répondre : «Ils
ont un petit robinet.» C’est ce qu’elle a fait de cette
phrase au fond innocente de la mère qui lui fait dire
maintenant qu’elle aurait mieux fait de ne pas lui
dire cela. Elle se mit à tanner une tante (en fait une
grand-tante), lui demandant de lui faire une
opération pour qu’elle ait un robinet comme les
garçons. Et la tante, qui lui passait tout – elle savait à
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l’avance qu’en lui demandant, elle l’aurait,
commente la jeune femme –, à l’occasion d’une
sieste qu’elles avaient coutume de faire ensemble,
lui pratiqua l’opération à l’aide de petits jouets
d’infirmière. C’est le premier souvenir honteux
qu’elle retrouve, ladite opération ayant laissé sa
trace d’une jouissance teintée de déplaisir. Le sujet
associe à ce souvenir, à très juste titre, un autre : elle
a environ neuf ans, elle regarde un film à la
télévision où une femme se dénude répondant aux
ordres d’hommes matérialisés par des voix off. C’est
son deuxième souvenir honteux, ayant éprouvé la
même jouissance, toujours teintée de déplaisir.
Comme elle l’évoque dans l’amorce d’une analyse,
la phrase «Les garçons ont un petit robinet» ouvre la
voie à d’autres phrases qui viennent parasiter la vie
du sujet de leur caractère surmoïque. Citons cette
petite phrase anodine d’une amie qui, répondant au
discours logorrhéique du sujet sur ses déboires avec
les hommes, lui lance : «Tu es peut-être lesbienne».
Elle reprend : «Suis-je lesbienne ?» Elle est alors
parasitée par cette phrase, ce qu’elle associe au
souvenir de la tante. Cette vacillation identificatoire
ouvre pour elle le gouffre d’une angoisse
insoutenable. Il y a en quelque sorte pour ce sujet
une démultiplication de marques de parole qui lui
viennent de l’Autre à partir d’une plus importante
portant sur le signifiant phallique.
Identifiée au phallus
Mme C., elle, est identifiée au signifiant phallique.
Le travail analytique qu’elle poursuit depuis
plusieurs années lui permet de trouver la marge du
sujet quant à ce signifiant-maître, mais sans la
décoller d’une position de «n’être pas sans l’avoir».
Elle n’est plus dans un rapport à l’homme-
Pinocchio, nom de jouissance dont je l’avais
épinglée 9 ; elle a pu substituer à ce choix d’objet un
autre, qui la réconcilie avec une position plus
féminine, mais son être-femme la précipite dans un
projet d’être mère, ce un peu sur le tard. Son choix
d’objet se porte maintenant sur un homme qui veut
bien la faire mère et lui donner le phallus tant désiré.
Elle est passée d’un avoir le phallus sous la forme de
l’homme à le recevoir de l’homme qu’elle aime.
Mais cet enfant qu’elle espère, tel qu’elle en parle en
analyse, garde tous les traits de l’homme-Pinocchio,
soit d’une petite marionnette qu’elle se fabrique au
service de sa jouissance.
Déploiement d’un semblant
Melle D. me paraît être à un tournant crucial de
l’analyse dans laquelle elle est engagée depuis

quelques années. Elle vient de rompre avec l’homme
qui était l’objet d’une passion tumultueuse, passion
qui fut d’ailleurs l’occasion de sa demande
d’analyse. Elle a en fait déployé pendant tout ce laps
de temps les rapports d’un signifiant aux signifiés –
définition même du semblant –, elle a déployé son
semblant, en assurant du même coup sa part de
«dégonfle» attenante. Ce n’était pas un homme,
c’était L’homme, incluant les traits du père, de la
mère, du grand-père, bref, de toute la constellation
familiale qui a présidé à sa naissance, qui était
l’objet de sa passion.
Elle ponctue ce changement fondamental de position
– qui s’accompagne d’un réel travail d’analyse –
d’une question naïve, naïve en apparence, posée à
l’analyste «Je me demande maintenant dans quelle
mesure vous me protégiez pendant tout ce temps-
là». Elle évoque là ce qu’elle a pu rejouer à un degré
moindre d’un drame qui a coûté la vie à sa grand-
mère. Je lui ai répondu sur ce point. Mais au-delà il
s’agit bien sûr pour elle de dégager la dimension
éthique, non seulement de l’analyse, mais de
l’inconscient même, tel que le définissait J.-A.
Miller, de n’être pas ontique mais éthique. C’est
bien que «l’inconscient freudien est l’inconscient-
sujet qui se réalise dans une cure» que pointe ce
sujet.
1. MILLER J.-A., «L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique.
Introduction», La Cause freudienne n°35, Paris, 1997, pp. 7-14.
2 MILLER J.-A., Politique lacanienne 1997-98, à paraître.
3 LACAN J., «Discours à l’EFP», Scilicet n°2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 29.
4 Cf. MILLER J.-A., «Les us du laps», notamment «La nouvelle alliance
conceptuelle de l’inconscient et du temps dans l’inconscient freudien», La
Cause freudienne n°45, Paris, 2000, pp. 7-16.
5. Cf. MILLER J.-A., L’orientation lacanienne III, 1 (1998-99), notamment la
deuxième leçon publiée à Nice (Revue Section clinique) sous le titre «Le
nouvel algorithme du réel et du semblant».
6. Cf., aussi sur ce thème de la signifiantisation «Les six paradigmes de la
jouissance», La Cause freudienne n°43, en particulier le paradigme 2, pp. 7-29.
7. MILLER «L’éthiquette de la psychanalyse», Rivages n°6, Bulletin de
l’ACF-Estérel-Côte d’azur, 2000, pp. 5-16.
8. Les paragraphes qui suivent (jusqu’à la partie clinique) tentent de tirer
enseignement de l’apport de J.-A. Miller dans cette leçon du 2 février 2000, à
paraître dans La Cause freudienne.
9. BONNINGUE C. «La femme au Pinocchio», L’essai, n°3, publié par le
Département de Psychanalyse de Paris VIII, 2000, pp. 123-126.
Le réel, entre inclusion et intrusion
Antonio di Ciaccia
La psychanalyse a à faire avec le réel. Pour être plus
précis, l’expérience de chacun qui s’offre au
dispositif analytique a à faire avec le réel. Et on
pourrait ajouter : à tous les niveaux.
La rencontre avec le trauma
Le premier niveau est celui qui est à l’origine même
– certes non de la psychanalyse – mais de la
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demande adressée à l’analyste : quelque chose fait
intrusion dans la vie du sujet d’une manière
inattendue et péremptoire. Freud avait appelé cela
trauma. Il l’avait appelé trauma sexuel, en indiquant
par ce terme cette zone où, pour tout un chacun, le
sujet manque, d’une façon ou d’une autre, de
maîtrise. Le sexe, l’Autre et la jouissance, étant
toujours pour le sujet du domaine d’un ailleurs,
ailleurs dont Lacan nous a appris qu’il s’articule
«comme un discours (l’inconscient est le discours de
l’Autre)» 1 composé d’éléments hétérogènes et qui
rend évident pour le sujet qu’il reste toujours un
étranger chez lui.
Le deuxième niveau est celui de la rencontre avec
l’analyste. L’analyste aussi est tissé de la même
étoffe que ce qui pousse le patient à venir se
plaindre : si l’analyste est à la hauteur de sa fonction,
il est lui aussi un trauma. Mais un trauma qui n’est
pas seulement intrusif, parce que le patient, si tout se
passe selon la structure, va l’inclure, non seulement
comme un élément de son inconscient, mais comme
cet élément particulier qui se fait boîte aux lettres
pour le sujet de l’inconscient.
Lacan, dans sa pratique, dans cette pratique
analytique dont il pouvait mettre en valeur l’aspect
quasi bureaucratique, avait réussi à incarner une
sorte de mutation du trauma en force tranquille. Il
avait réussi, ne se fiant qu’à son rapport à la cause
analytique et au style qui lui était propre, à faire de
chaque séance une rencontre, une rencontre orientée
par le réel. Sans l’imiter, il est impératif que chaque
analyste fasse comme lui.
Le troisième niveau est celui de l’effet de la parole,
de l’intervention, de l’interprétation de l’analyste.
Cette parole est une parole qui a un statut différent
de tout autre usage du verbiage : parce que cette
parole fait acte. C’est une parole qui est faite de
mots ou même de silence, voire de bruit ou de coups
de pied. Ce qui importe, c’est qu’elle ne demande
rien. Mais elle tranche. Après, pour le sujet, ce n’est
pas comme avant. Par cette parole, par les éléments
qui font intrusion et qui sont repris par le sujet, le
trauma, le symptôme, non seulement se constituent
en histoire, mais subjectivés, constituent la base
même de la réalisation du destin du sujet.
Conjonction du symbolique et du réel
Comme le fait remarquer Jacques-Alain Miller,
Lacan a réservé deux lieux précis pour la
conjonction du symbolique et du réel. Deux
conjonctions exceptionnelles, qui intéressent toutes
les deux l’expérience analytique : si la deuxième
concerne le temps, la première concerne exactement
la position de l’analyste. C’est à partir de son

«abstention», de «son refus de répondre» 2, que
l’analyste va incarner une dimension particulière de
l’interlocution : non pas la dimension discursive du
symbolique, mais la dimension du réel du
symbolique, de cette dimension par quoi le symbole
comporte le meurtre de la Chose. C’est pour cela
que J.-A. Miller peut dire que l’analyste, «tout en
étant situé […] dans, ce qui pour Lacan, […] est la
communication symbolique, se soutient de s’en
soustraire, incarnant par là […] en lui-même le
meurtre de la Chose» 3. Et il indique que dans les
développements ultérieurs, Lacan pourra donner des
indications sur les affinités de l’analyste avec le réel,
jusqu’à dire que l’analyste est une figure du réel.
Nous avons donc un réel qui fait intrusion, trauma,
symptôme. Nous avons un réel qui peut être inclus
dans un dispositif symbolique qui se révèle plus ou
moins adéquat. Mais, de toute façon, pour que le réel
puisse entrer dans le monde de l’homme, il faut qu’il
soit habillé en symbolique : un cataclysme naturel ne
pourra jamais être rien d’autre qu’un cataclysme
naturel, s’il n’est pas doublé d’une signification qui
lui permette d’atteindre le monde de l’homme.
En d’autres termes, pour que l’évitement animal du
danger prenne la forme de l’angoisse, il faut que le
réel y apparaisse non pas dans un hypothétique état
naturel, mais chargé de signification et commandé
par une volonté de jouissance : la méchanceté des
hommes ou la volonté divine font l’affaire, mais
aussi, comme le rappelait J.-A. Miller dans le texte
qui introduit à ces Journées, «la Fortune» 4 fait
l’affaire, cette figure capricieuse et féminine, avec
laquelle il convient de se comporter comme un jeune
impétueux – nous apprend Machiavel dans le
chapitre XXV du Prince – parce qu’elle est femme –
donna 5– et donc il faut la battre, parce qu’elle est
femme et qu’elle aime les jeunes.
Le tableau de Rembrandt
A relire le passage de J.-A. Miller sur la présentation
de ces Journées, je me suis trouvé interrogé par le
tableau de Rembrandt que Catherine Bonningue a
bien voulu, pour notre plaisir, mettre à l’affiche de
ces Journées. Voilà une magnifique représentation
picturale de ce que, dans son cours, J.-A. Miller
rappelle : que le réel inclus dans le symbolique
s’appelle l’angoisse.
Rembrandt y reproduit le roi Balthazar et sa cour qui
se tournent vers la main qui écrit sur la muraille. La
main apparaît au moment du sacrilège lorsque le roi
Balthazar jouit, avec sa cour, d’honorer les idoles
avec les vases sacrés ravis par Nabuchodonosor au
temple de Jérusalem. L’art du contre-jour où
Rembrandt a su être à la hauteur d’un Caravage,
47
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prend tout son ressort à partir de l’écriture sur la
muraille qui illumine la scène. C’est le point
d’angoisse, mais c’est aussi le point de lumière.
Comme C. Bonningue l’a rappelé dans son texte de
présentation en commentant le tableau de
Rembrandt, Lacan reprend plusieurs fois l’écriture
biblique tracée sur la muraille, en déplaçant chaque
fois le point de perspective.
D’abord Lacan, dans le chapitre «Le rêve de
l’injection faite à Irma» du Séminaire II, met en
parallèle l’écrit biblique avec l’horrible découverte,
celle de la chair au fond de la gorge d’Irma, d’où
cette chair sort, chair souffrante, quelque chose
d’informe qui provoque l’angoisse : «Vision
d’angoisse», nous dit Lacan, «identification
d’angoisse, dernière révélation du tu es ceci » 6. Ici
Lacan fait équivaloir l’écriture sur la muraille à la
Chose que le sujet est : le sujet n’est rien d’autre que
cette Chose horrible.
Deuxième perspective : Lacan, un peu plus loin,
reprend l’écriture biblique pour la mettre en parallèle
avec la formule de la triméthylamine. Lacan
commente : «Le rêve, qui a culminé une première
fois […] sur l’image horrifique que j’ai dite, culmine
la seconde fois à la fin dans une formule écrite, avec
son côté Mané, Thécel, Pharès, sur la muraille […].
Tel un oracle, la formule ne donne aucune réponse à
quoi que ce soit. Mais la façon même dont elle
s’énonce, son caractère énigmatique, hermétique, est
bien la réponse à la question du sens du rêve. On
peut la calquer sur la formule islamique – Il n’y a
d’autre Dieu que Dieu. Il n’y a d’autre mot, d’autre
solution à votre problème, que le mot» 7.
Il me semble qu’ici, on peut entendre que si d’un
côté le mot inclut la solution du problème, de l’autre
côté Lacan anticipe que le mot porte en soi
l’intrusion de ce réel qui angoisse, comme Balthazar
est angoissé par l’écriture biblique sur la muraille.
Ainsi Lacan, en quelques pages, passe du réel de la
Chose au symbolique qui inclut cette Chose. Il y a
là, à mon sens, d’une part une anticipation de ce que
Lacan développera beaucoup plus tard entre la
Chose, le réel et la jouissance, et, d’autre part, l’idée
que cette Chose est étroitement liée au signifiant, en
étant cette Chose, pour le dire avec Lacan, «ce qui,
du réel […] pâtit du signifiant» 8.
Cette conjonction entre réel et signifiant, Lacan la
reprend à la fin du Séminaire II où il rappelle que
«depuis toujours, l’homme a cherché à conjoindre le
réel et le jeu de symboles. Il a écrit des choses sur
les murs, dit-il, il a même imaginé que des choses,
Mané, Thécel, Pharès, s’écrivaient toutes seules sur

les murs» 9. En fait il s’agit de quelque chose qui «a
à se faire reconnaître» 10, quelque chose qui reste
suspendu, refoulé, nous enseigne Freud.
Refoulement, rappelle Lacan, qui est toujours là, qui
insiste dans les combinaisons symboliques «et
demande à être» 11. Or, dans cette conjonction entre
réel et signifiant apparaît déjà, me semble-t-il, ce
que Jacques-Alain Miller nous a appris à reconnaître
dans le dernier enseignement de Lacan sous les
termes d’«alliance de la jouissance et de la vérité»12.
Je lirai, toujours dans cette perspective, une autre
récurrence du passage du prophète Daniel chez
Lacan. Dans «La logique du fantasme», Lacan
s’interroge sur la répétition du terme Mené 13 écrit
sur le mur. Mené, que Daniel interprète par
«compter» 14. Lacan commente que la fonction
même de compter découle d’un manque premier :
«La marque se répète. Mais pour que la marque
engendre la répétition, il faut que la marque s’efface
au niveau de ce qu’elle a marqué» 15. La marque et
le manque sont donc articulés à la logique du
signifiant. Comme le dit Jacques-Alain Miller :
«Manque et marque, c’est comme être et
signification : ce n’est qu’à barrer tout ce qu’il est
que le signifiant peut signifier son être» 16.
L’écrit sur la muraille et la fonction de l’analyste
Il y a encore au moins une autre perspective dans
l’enseignement de Lacan. En effet, Lacan reprend ce
passage du prophète Daniel dans «La psychanalyse
et son enseignement» : il ne s’agit pas de la Chose,
ou de son rapport au signifiant. Mais il s’agit de
l’analyste lui-même et de sa fonction. Je le cite :
«Quelqu’un devant qui se répète toujours à point
nommé sur la muraille le phénomène de l’inscription
des mots «Mané, Thécel, Pharès», fussent-ils tracés
en caractères cunéiformes, ne peut indéfiniment n’y
voir que festons et astragales. Même s’il le lit
comme on lit dans le marc de café, ce qu’il lira ne
sera jamais si bête, pourvu qu’il lise, fût-ce comme
M. Jourdain sans savoir ce que c’est que lire» 17.
L’analyste pourrait donc, bon gré mal gré, jouer le
rôle de l’analyste gentilhomme, mais de toute façon,
il ne pourra pas prétendre que ce ne sont que festons,
que ce ne sont qu’astragales, pour le dire à la mode
de Nicolas Boileau. Il s’agit donc de lire, avant
d’interpréter. Il s’agit de déchiffrer.
Dans le récit biblique, les Chaldéens, qui étaient les
interprètes diplômés du temps, n’arrivaient pas à
interpréter, parce qu’ils n’arrivaient pas à lire, parce
qu’ils n’arrivaient pas à déchiffrer ce qui, pourtant,
était patent comme écriture.
L’écriture, c’est ce qui permet le dégagement de
l’interprétation ; bien sûr, nous n’avons pas besoin
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d’un mur, parce que «là où on a le devoir
d’interpréter», ça sera la parole où ne se lit pas «ce
qu’elle dit». 18
Pour lire, il faut y reconnaître que le réel, qui fait
intrusion, entre dans le monde de l’homme avec une
signification à déchiffrer et avec un sens qui est
jouissance.
Revenons au tableau de Rembrandt.
L’horreur est bien présente. L’écriture aussi. Mais
qu’avait écrit Rembrandt sur le tableau ? Rien n’est
plus inquiétant qu’une écriture qui vous concerne
mais qui vous reste opaque. C’est une écriture qui
indique la présence d’un quod d’autant plus
angoissant que le quid reste énigmatique. «La
présence réelle n’est jamais si forte, si insistante, que
lorsqu’il y a éclipse du symbolique et de
l’imaginaire» 19, rappelait à Angers J.-A. Miller.
Pour produire l’effet, Rembrandt n’écrit pas
normalement l’écriture biblique sur la muraille.
Vous pouvez reconnaître sur le tableau du peintre les
lettres en hébreu. Mais, normalement, vous n’arrivez
pas à lire mené, mené, teqél, u-farsin. Qu’est-ce que
Rembrandt avait donc écrit ? En fait, Rembrandt, qui
avait sa maison dans le quartier juif, dans un milieu
composé de calvinistes – qui sont, à la différence des
catholiques, des lecteurs de la Bible – met en
peinture un cryptogramme 20. C’est un détail, mais
un détail qui met en valeur ceci : pour que
l’interprète puisse donner sens à l’écriture, il faut
avant tout qu’il la lise en la déchiffrant.
Revenons au texte biblique. Il est écrit : «les doigts
d’une main d’homme tracèrent une écriture»
(Daniel, 5, 5) 21. Le texte biblique ne dit pas quelle
écriture. Et le roi Balthazar demande qu’on lui lise
ces graffiti et qu’on les lui interprète. Mais voilà, les
Chaldéens n’arrivent point à interpréter parce qu’ils
n’arrivent point à lire. Avant tout, il faut pouvoir
lire. Armé non pas d’un savoir supposé, mais du
savoir d’Elohim, Daniel va déchiffrer, puis il lira et
il interprétera. Vous connaissez la suite : alors que
Balthazar se montra plein d’angoisse devant des
graffiti qui le concernaient, il se montra plein de
gratitude envers Daniel qui venait lui apprendre son
destin : la mort allait le frapper la nuit même de la
main des Perses.
Rembrandt présente donc, dans son tableau,
l’écriture sur la muraille comme un cryptogramme.
Il s’agit d’un cryptogramme qui d’un côté est facile
parce que, pour le lire, il suffit de ne pas le lire de
droite à gauche comme il se devrait, mais le lire en

partant de la droite, de haut en bas. D’un autre côté,
en revanche, il s’agit d’un cryptogramme qui ouvre à
un horizon complexe parce que les lettres qui sont à
lire dans la séquence indiquée par un rabbi inconnu,
comme le rappelle Abraham Aboulafia au XIIIe
siècle, ouvrent à la dimension du Midrash et de la
Cabale 22.
La méprise du sujet supposé savoir 23
Il me semble que la référence de Lacan au prophète
Daniel est une figure du réel et illustre bien
l’analyste face au réel. Avec une différence de taille
dont Lacan parle dans «La méprise du sujet supposé
savoir», un autre texte où il reprend l’écriture sur la
muraille. Alors que Daniel se supporte du nom
d’Elohim, l’analyste ne se supporte que de la
structure propre au sujet supposé savoir. Et la
structure propre au sujet supposé savoir est la
méprise.
«La méprise est la forme propre de la prise du savoir
inconscient. […] C’est par excellence la méprise qui
couvre la méprise» 24. Il s’agit de la méprise qui
consiste à croire qu’il y a un sujet à ce savoir qui est
le savoir inconscient. Pour le dire avec les mots de
Lacan : «ce que le psychanalyste couvre, parce que
lui-même s’en couvre, c’est qu’il puisse se dire
quelque chose, sans qu’aucun sujet le sache» 25. Dès
lors, comme le rappelle J.-A. Miller, «le sujet
supposé savoir est un pseudonyme de l’inconscient»
26
. ebraica, Einaudi, Torino 1995, p. 395. Trad. française : A. ABOULAFIA,
Daniel peut supporter et faire supporter aux autres le
poids du réel parce qu’il est doté, non pas d’un
savoir supposé, mais d’un savoir sûr et certain. Il
suffit d’ailleurs, pour s’en convaincre, de passer du
chapitre 5 au chapitre 2 du Livre de Daniel, où le roi
Nabuchodonosor prétend que ses magiciens lui
délivrent non seulement l’interprétation du rêve,
mais le rêve lui-même. Daniel seul est en mesure de
révéler non seulement l’interprétation, mais aussi le
rêve. Daniel seul est en mesure d’affirmer que «le
rêve est sûr, et certaine l’interprétation» (Daniel, 2,
45) en révélant au roi ces «choses», comme dit le
texte (Daniel, 2, 23) 27.
Le psychanalyste, au contraire, ne se soutient pas
d’un savoir sûr et certain, mais seulement supposé.
Dans la psychanalyse, le semblant y est, mais nu,
comme le rappelle Lacan : «C’est qu’il y est nu à un
tel point que tremblent les semblants dont subsistent
religion, magie, piété, tout ce qui se dissimule de
l’économie de la jouissance. Seule la psychanalyse
ouvre ce qui fonde cette économie dans
l’intolérable : c’est la jouissance que je dis» 28,
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1. LACAN J., «D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
psychose», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 549.
2. LACAN J., «Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse»,
Écrits, op. cit., p. 309.
3. MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, «L’expérience du réel dans la cure
analytique» (1998-99), inédit. Enseignement prononcé dans le cadre du
Département de Psychanalyse de Paris VIII, leçon du 13 janvier 1999.
4. MILLER J.-A., L’orientation lacanienne,» Les us du laps» (19992000),
inédit. Enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse
de Paris VIII, leçon du 26 janvier 2000.
5. MACHIAVELLI N., Il Principe (1513), Milano, Mondadori, 1994, p. 113.
6. LACAN J., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans
la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 186.
7. Ibid., p. 190.
8. LACAN J., Le Séminaire, Livre VIL L’éthique de la psychanalyse, Paris,
Seuil, 1986, p. 142.
9. LACAN J., Le Séminaire, Livre II, op. cit., p. 346.
10.. Ibid., p. 354.
11. Ibid.
12. MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, «La nature des semblants»
(1991-92), inédit. Enseignement prononcé dans le cadre du Département de
Psychanalyse de Paris VIII, leçons des 25 mars et 1"avril 1992.
13. Dans le texte araméen, est écrit : mené mené téqél uparsin. Dans la version
grecque des Septante et dans la Vulgate, les termes – trois et non quatre – sont :
mené teqél phares. Ces mots indiquent les noms de trois monnaies : une mine,
une shékel et une demi-mine.
14. «Voici l’interprétation de ces trois mots : mené : Dieu a compté les jours de
ton royaume et l’a livré ; teqél : tu as été pesé sur la balance et ton poids se
trouve en défaut ; parsin : ton royaume a été divisé et donné aux Mèdes et aux
Perses» (Daniel, 5, 26-28). Daniel interprète à partir des trois noms de
monnaies en faisant des jeux de mots. Le dernier terme suggère à la fois la
division et les noms des Perses.
15. LACAN J., Le Séminaire, Livre XIV, «La logique du fantasme», leçon du
23 novembre 1966, inédit.
16. MILLER J.-A., «Matrice», Ornicar ? n°4, Paris, Lyse, 1975, p. 6.
17. LACAN J., «La psychanalyse et son enseignement», Écrits, op. cit., pp.
455-456.
18. LACAN J., «Postface», Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 252.
19. MILLER J.-A., «Clôture. Vide et certitude», Le conciliabule d’Angers,
Paris, Agalma, Seuil, 1997, p. 226.
20. On notera dans le tableau une bizarrerie de Rembrandt : la dernière lettre,
celle que la main est en train d’écrire, au lieu d’être la lettre Nun est la lettre
Zayin.
21. Je remercie Liliana Mimas pour son aide.
22. Cf. ABULAFIA A., «Seva'Netivot ha-Torah», in AA. VV., Mistica
L’épître des sept voies, Paris, 1985. Aboulafia donne trois possibles
combinaisons entre les lettres écrites sur la muraille. La troisième correspond à
celle reprise dans le tableau de Rembrandt.
23. LACAN J., «La méprise du sujet supposé savoir», Scilicet n°1, Paris, Seuil,
1968, pp. 31-41.
24. MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, » La nature des semblants»
(1991-92), inédit. Enseignement prononcé dans le cadre du Département de
Psychanalyse de Paris VIII, leçon du 4 décembre 1991.
25. LACAN J., «La méprise du sujet supposé savoir», op. cit., p. 38.
26. MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, «La nature des semblants», op.
cit.
27. Cf. à ce propos HAAG E., Wuerzburg, Echter Verlag, 1993.
28. LACAN J., «Discours prononcé par J. Lacan le 6 décembre 1967 à
l’E.F.P.», Scilicet n°213, Paris, Seuil, 1970, p. 29.
Tout sur mon père et ma mère
Hilario Cid Vivas
Ce travail est une réflexion sur un court
développement fait par Lacan dans un texte datant
de septembre 1974, où il commente la pièce de
Wedekind L’éveil du printemps, en disant du père
qu’il n’a «pas de Nom qui soit son Nom-Propre,
sinon le Nom comme ex-sistence. Soit le semblant
par excellence». 1 De plus, il me semble que ce petit
texte de Lacan est l’un des piliers du Cours donné

par Jacques-Alain Miller en 1991-92, sous le titre
«De la nature des semblants».
Tout sur ma mère 2 n’est pas le titre d’un témoignage
d’AE, mais celui d’un film d’Almodovar. C’est dans
le contexte du post-franquisme que ce réalisateur
espagnol s’est immédiatement fait connaître. Il est
devenu l’un des représentants les plus notoires de la
Movida, ce mouvement social apparu à Madrid à la
fin des années soixante-dix et au début des années
quatre-vingt, où se sont trouvé réunies liberté et
jouissance, marquant ainsi la chute de la dictature.
Porter son regard sur ce qui est arrivé en Espagne
quand elle était maintenue sous la tyrannie de celui
qui s’était posé comme Un, n’est pas une si
mauvaise perspective pour voir ce qui arrive quand
les semblants vacillent. Car une dictature est une
production humaine où les semblants sont, de façon
spectaculaire, objets de vénération : drapeaux,
étendards, décorations, etc. y sont obligatoirement
vénérés comme phallus du régime.
Le franquisme a particulièrement mis l’accent sur un
mélange de semblants militaires et de semblants
catholiques, produisant ces figures particulières de
l’homme toujours prêt à mourir pour les valeurs de
la Patrie, et de la femme prête à renoncer à toute
jouissance pour le bien de son mari et de ses enfants.
Bref, le franquisme a magnifiquement donné à voir
ce qu’est l’aspiration de l’Un-Père, à savoir
l’appropriation de la jouissance et sa distribution en
fonction des semblants propres à son régime.
Cependant un événement que le franquisme n’avait
pas prévu s’est produit, la mort du Général Franco.
Alors, les semblants ont vacillé et toute la
construction franquiste s’est écroulée comme un
château de cartes.
Chute d’Un-Père
Ce qui est ici intéressant, c’est ce qui se passe
lorsque chute l’Un. Le peuple espagnol – en partie,
évidemment – libéré de ce Père, a semblé donner
raison à Lacan lorsqu’il formule l’idée que «le sujet
est heureux», assurant ainsi la jouissance dans la
gaieté et le divertissement, donnant lieu à ce qu’on a
appelé la Movida. Ce mouvement, survenu après la
chute des semblants militaires et catholiques, n’a pas
été bien accueilli partout. Alors que j’étais à Paris au
début des années quatre-vingt, je me souviens avoir
vu une émission télévisée consacrée aux réactions de
la société espagnole après la chute du franquisme.
Plusieurs personnalités françaises de prestige y
commentaient un reportage sur le nouveau mode de
vie des Espagnols. On montrait des scènes de la
télévision espagnôle, où de jeunes présentateurs
menaient leur émission tout en fumant du haschich.
50
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C’est alors que Monseigneur l’Archevêque de Paris
prononça cette sentence : «Ces Espagnols ne sont
pas prêts, ils ont confondu liberté et libertinage». Je
ne souscris pas à ces propos de Monseigneur
l’Archevêque. Je prendrai plutôt en compte ce qui
peut arriver quand chute le semblant par excellence :
cela peut avoir une incidence sur la jouissance.
Cela nous ramène à Tout sur ma mère. Les idées
directrices de ce film magnifique de Pedro
Almodovar me paraissent identiques à celles du
texte de Lacan qui concerne l’œuvre de Wedekind,
sur un point précis : le Père est le semblant par
excellence, et La femme est une version du Père.
Manuela, le personnage principal de Tout sur ma
mère, est une infirmière encore très jeune qui, dans
les années quatre-vingt, a émigré d’un village
d’Argentine pour venir s’installer en Espagne. Elle
se consacre entièrement à son travail et à son rôle de
mère. Manuela a un fils âgé de dix-huit ans, dont la
passion est d’écrire sur sa mère, et sur son énigme,
le père, dont elle lui a seulement dit qu’il était mort
avant sa naissance, sans rien ajouter d’autre.
Il n’y a peut-être pas pour un être humain
d’événement plus imprévu que la mort soudaine
d’un fils. En effet, le fils de Manuela meurt dans un
accident le jour même de son dix-huitième
anniversaire. La vie de Manuela se soutenait de ce
semblant qu’était son rôle de mère. La perte de son
fils ne fait pas seulement vaciller ce semblant, mais
aussi la confronte au réel qui l’avait conduite à fuir
de Barcelone vers Madrid, pour s’assagir. C’est ainsi
qu’elle pourra retrouver son histoire. Et son histoire
est réellement lacanienne. Il se trouve que Manuela
s’était mariée très jeune avec un beau garçon qui
émigra ensuite à Paris, à la recherche d’une vie
meilleure, plus digne et plus libre – c’était l’époque
de Videla. Manuela devait venir le rejoindre en
Europe quand il aurait trouvé une situation. De
Paris, son mari part à Barcelone où il s’installe
définitivement. Quand Manuela rejoint enfin son
bien-aimé, elle se trouve face à un événement
imprévu : son mari «s’était fait mettre des seins plus
gros que ceux de sa femme» 3. C’est-à-dire qu’elle
rencontre une femme qui dorénavant s’appellera
Lola la Pionnière. Les concessions que fait une
femme, en raison de son amour pour un homme, font
que Manuela assume que son homme se soit
transformé en femme ; elle vit avec elle les années
folles de l’Espagne post-franquiste. Mais pour
Manuela, il y a une limite aux concessions, elle ne
peut supporter «La femme comme version du Père».
C’est son point d’horreur et, quand elle se trouve
enceinte, elle prend la fuite. La mort de son fils et la
vacillation consécutive des semblants qui la

soutenaient dans son rôle de mère amènent Manuela
à affronter son point d’horreur et à chercher La
femme-Lola, pour lui dire qu’Elle est le père.
Le personnage de Lola la Pionnière est une
invention tout à fait géniale. C’est une représentation
distillée, épurée, de ce qu’est une femme. Laissons-
la s’exprimer : «J’ai toujours été excessive ! Trop
grande, trop belle, trop homme, trop femme ! Je n’ai
jamais su trouver la mesure…» 4 Lola la Pionnière
est sans aucun doute une représentation de la Déesse
blanche, la Différente, toujours Autre dans sa
jouissance – c’est ce qui apparaît quand chute le
semblant du Père.
Logique de la castration
Nous prendrons cela comme l’introduction qui
convient réellement au thème – ce qui arrive dans
une analyse, dans l’expérience analytique, quand
vacille ce semblant par excellence qu’est le Père.
Une psychanalyse lacanienne menée à son terme
comporte nécessairement la chute de ce semblant
qu’est le Père. C’est ce qu’implique la structure de
son discours, où le signifiant-maître est en position
de production. C’est pourquoi nous pouvons dire
qu’une analyse lacanienne va au-delà du Père.
Abordons cette problématique à partir de la
métaphore paternelle. Le signifiant du Nom-du-Père
vient raturer, se substituer à ce signifiant qu’est le
désir de la mère, désir qui désigne les allées et
venues de la mère, l’apparition et la disparition de
son signifiant, régies par son caprice 5. Ce désir de la
mère est refoulé par le signifiant du Nom-du-Père et,
par conséquent, la chute ou la vacillation du
signifiant-maître qu’est le Père peut faire émerger
toute la problématique d’un sujet par rapport à la
mère, puisque «le rôle de la mère, c’est le désir de la
mère» 6.
Dans certaines analyses, quand le travail analytique
a conduit le sujet à faire vaciller et même à faire
tomber le semblant-Père 7, nous pouvons observer le
déploiement de toute la problématique de sa
signification dans le désir de la mère, au-delà de la
signification phallique. Cela peut conduire à la
question même de la position du sujet comme objet
dans le désir de la mère. Et il est sûr que cela va
l’amener à parler de sa mère. Mais puis-je dire tout
sur ma mère ?
Nous le savons bien, on ne peut pas dire tout, l’idée
du tout est soutenue par le fantasme, et la moindre
rencontre avec le réel fait objection à cette idée. Il
serait important que l’on puisse arriver au moins
jusqu’à ce point crucial indiqué par Freud, celui de
la castration, car pour lui la crainte de la castration
est «au fond celle de la mère.» 8 Car l’intérêt du titre
51
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Tout sur ma mère, c’est qu’il vient du film de
Mankiewicz, All about Ève, magnifiquement traduit
en espagnol par Eva al desnudo. On peut dire que,
pour Freud, la fin d’une analyse est la confrontation
avec «Ève mise à nu».
La chute du signifiant-maître qu’est le Père, peut
ainsi conduire un sujet dans son analyse jusqu’à ce
point d’horreur, isolé par Freud, qu’est la castration.
Ici se feront jour pour le sujet les questions du désir
de l’Autre et, bien sûr, de la jouissance de l’Autre,
version lacanienne d’«Ève mise à nu». Mais s’agit-il
là des points ultimes d’une analyse ?
Rappelons-nous que «le voile levé ne montre rien» 9,
et qu’arriver à ce point de la jouissance de l’Autre ne
donne pas pour autant les clefs de la jouissance du
sujet. Il est nécessaire de faire un pas de plus, et de
subjectiver «sa propre jouissance sous la forme de la
jouissance de l’Autre» 10. C’est, à mon avis, la
perspective qu’envisage Jacques-Alain Miller dans
son Cours «De la nature des semblants». Dans la
leçon où il introduit la fin de l’analyse par
l’identification au symptôme comme sortie possible
pour l’obsessionnel, il propose comme fin véritable
d’une analyse l’assomption, le consentement du
sujet à sa propre jouissance. En effet, cela suppose
que le père est le semblant qui condense la
jouissance, celui qui se l’approprie et la distribue. La
mère qui apparaît derrière le père ne fait qu’occuper
la même fonction. C’est-à-dire que nous sommes
dans la logique de la castration, et dans la
dialectique entre jouissance perdue et jouissance
récupérée.
Incidences sur le réel de la jouissance
Si une analyse peut faire que le semblant du père
vacille, cela doit avoir une incidence sur le réel en
jeu dans la pratique psychanalytique, à savoir sur la
jouissance. S’ouvre ainsi la possibilité de se
confronter à la jouissance d’une autre manière que
selon la logique de la castration.
La thèse de Jacques-Alain Miller est que, pour qu’il
y ait à proprement parler fin d’analyse, il faut passer
d’une logique de la castration à une logique des
pulsions. Car si le père, la mère, le phallus et l’objet
a sont des noms de la jouissance, la pulsion est aussi
un nom de la jouissance. La pulsion n’est-elle pas
«un nom qui ignore le père» 11 ? La pulsion ne
connaît pas le père, et donc ne connaît pas non plus
la perte. Parler de pulsion, c’est parler d’un réel qui
échappe à la maîtrise du père – d’où la possibilité
d’un réel permis et accepté par soi-même.
Échapper à la maîtrise du père implique le maximum
de responsabilité au niveau subjectif, puisque le
semblant qui disparaît n’est pas seulement celui qui

s’approprie la jouissance et la distribue, c’est aussi le
lieu-même où s’adresse toute plainte. Peut-être que
pour certains ne pas pouvoir se plaindre est excessif,
mais pour celui qui finit son analyse en parvenant à
ce point, c’est ainsi. Le sujet est toujours heureux,
c’est-à-dire qu’il n’y a plus de différence entre ce
qu’on est et la manière dont on jouit.
Nous pouvons dire, en prenant appui sur les
développements théoriques de J.-A. Miller, que la
chute du semblant du père permet une fin d’analyse
où il y ait consentement du sujet à la pulsion. La
traversée du fantasme et l’identification au
symptôme ne sont alors que deux façons différentes
de décliner ce consentement à la pulsion.
1. LACAN J., «L’éveil du printemps», préface à WEDEKIND E, L’éveil du
printemps, Paris, Gallimard, 1974, p. 12.
2. ALMODOVAR R, Tout sur ma mère, scénario original, édition bilingue,
traduction de M. Delporte, Paris, Cahiers du cinéma, 1999.
3. ALMODOVAR P., op. cit., p. 107.
4. Ibid., p. 183.
5. LACAN J., Le Séminaire, Livre IV La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994.
6. LACAN J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris,
Seuil, 1991, p. 129.
7. LACAN J., «L’éveil du printemps», op. cit., p. 10.
8. FREUD S., «La tête de Méduse», Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF,
1985, p. 49.
9. LACAN J., op. cit., p. 10.
10. LACAN J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit.,
p. 74.
11. MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, enseignement dispensé au
Département de Psychanalyse de Paris VIII, année 1991-1992, «De la nature
des semblants», leçon du 26 février 1992, inédit.
Vacillation sauvage et vacillation calculée
Serge Cottet
Dans la caverne de Platon
Une tradition philosophique célèbre, issue du
platonisme, a déjà balisé et pour longtemps, le
champ des apparences par rapport à la réalité. La
psychanalyse semble hériter de cette opposition
lorsqu’elle assigne à la pratique une orientation vers
le réel après que se soit effectuée une traversée de
l’imaginaire, une chute des semblants.
C’est le programme que vise Freud lui-même dans
son dernier grand texte sur la direction de la cure : la
psychanalyse comme recherche de la vérité doit
s’exercer au-delà des semblants. Freud emploie les
termes «Schein und Trug» 1. Dans son Séminaire
«D’un discours qui ne serait pas du semblant»,
Lacan traduit : «Il y a lieu de rejeter tout faux-
semblant et toute tromperie». L’opposition à laquelle
Freud se réfère se réduit à l’ensemble des
contrefaçons, des leurres et des délires qui sont, pour
lui, des ersatz de satisfaction. L’autre terme de
l’opposition est l’objet réel considéré comme
difficile ou impossible à rejoindre, mais qui justifie
52
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qu’aucun effort ne soit ménagé pour suivre les traces
qu’il a laissées dans l’inconscient.
Dans son Introduction à la psychanalyse, Freud fait
valoir à quel point le névrosé, évitant le détour par le
principe de réalité, se satisfait d’objets imaginaires,
pâles substituts de la valeur absolue qui caractérise
l’objet perdu.
Cependant, nous ne sommes pas dans l’inconscient
comme dans la caverne obscure de
Platon, peuplée d’images et d’apparences, d’ombres
et de simulacres, tandis que derrière le sujet se
tiendraient le réel et la vérité, éclairés par le soleil
d’un savoir absolu. Le philosophe ménage alors une
transition d’un monde à l’autre par les vertus de la
dialectique.
Nous ne sommes pas enfermés dans la prison de
l’ignorance d’où la psychanalyse nous sortirait pour
apercevoir la chose en soi.
Il est vrai qu’au sein même de la philosophie, la
condamnation des apparences a fait l’objet de
controverses dont les sophistes s’étaient fait une
spécialité et que Platon lui-même a tenté de remettre
à leur place. Pourtant, l’autre versant de cette
orientation n’a pas disparu : des stoïciens avec leur
théorie du simulacre jusqu’à Nietzsche et son
rétablissement de la valeur des apparences 2, son
éloge des masques.
Cependant la subversion lacanienne dépasse le
binaire de l’apparence et de la réalité. Le semblant
n’est pas le faux ; le réel n’est pas le vrai. Le concept
de jouissance est introduit dans son apparentement à
la vérité 3. Les hiérarchies s’en trouvent déplacées.
D’autres séries sont inaugurées. Des oppositions
qu’on croyait radicales, s’inscrivent dans une
continuité.
Il en résulte des inversions et des paradoxes tels
que : «le fantasme, c’est le principe de réalité» ou
encore : «la vérité est un semblant» ou encore : la
jouissance, toute réelle qu’elle soit, «ne s’élabore
qu’à partir du semblant 4 ».
Ces paradoxes s’accordent avec la structure de la
libido freudienne qui fait dépendre les mécanismes
de la jouissance d’un certain nombre de leurres.
Mais, contrairement à l’éthologie animale où le
leurre est une image bien spécifiée comme véhicule
de l’instinct, l’image narcissique chez l’homme n’est
pas le seul leurre en cause dans les embrouilles de la
sexualité.
De même, il existe des appareils de la jouissance ou,
comme disait Deleuze, des machines désirantes,
agencés par une matière signifiante, tenant lieu tout
aussi bien de semblants. Il en résulte que l’artifice
peut être considéré comme voie d’accès au réel
autant que comme obstacle.

Certains élèves de Lacan, tout en tenant compte de
son enseignement des années soixante-dix, n’ont pas
toujours réussi à échapper au dualisme de
l’apparence et du réel. Je pense à la tentative de
Serge Leclaire, illustrée par le titre de son ouvrage
Démasquer le réel 5. La thèse de l’auteur consiste à
substituer au binaire classique, l’opposition de
l’objet et du signifiant. Plus exactement, Leclaire
met en question un usage du signifiant en tant qu’il
induit un rapport d’opacité à l’objet. C’est «la face
figée de la lettre 6». Une certaine manipulation de la
lettre engendre une illusion d’objet à la manière dont
le discours religieux, selon Freud, produit une
illusion qu’il différencie de l’erreur. La lettre fait
semblant d’objet. Elle court-circuite l’exigence
pulsionnelle. L’illusion, c’est l’escamotage d’un
manque, le remplissement d’un manque par une
opération signifiante qui produit un effet de présence
fantomatique. C’est ce que Leclaire appelait
«l’escamotage de l’objet», considéré comme objet-
manque. Un certain discours vise à conjurer le
manque d’objet, à savoir, le discours du Maître. On
donne alors pour tâche au discours analytique de
dévoiler ce vide, de mettre à nu la puissance
dissolvante du réel. Si le discours du Maître
participe au refoulement comme stratégie de
substitution d’un leurre à la place du vide de l’objet,
il rentabilise ce vide par l’industrie du fantasme. La
psychanalyse devrait confronter le sujet à ce vide et
conduire à un certain extrémisme voisin de la
rencontre avec le néant.
On pourrait objecter que c’est moins la lettre que le
fantasme qui réalise l’opération de comblement du
vide. Si le fantasme n’est pas seulement le masque
du réel mais le principe de réalité lui-même, on peut
douter que la psychanalyse rejoigne la philosophie
dans une opération de dévoilement.
De plus, si l’on fait prévaloir le réel comme sans loi,
impossible à supporter, il n’y a pas à le démasquer :
il est toujours prêt à vous sauter à la gorge.
Opposons alors deux acceptions du semblant :
-l’artifice de méconnaissance ou de défense contre
l’objet de la pulsion ;
-les suppléances signifiantes, imaginaires ou
sublimatoires qui soutiennent le désir.
Effondrement sauvage ou vacillation calculée
En général, le réel se charge disions-nous, sans
attendre la psychanalyse, de réveiller le sujet en
opérant une chute des semblants, considérés comme
l’ensemble des signifiants divertissant le sujet de sa
stupide existence. La brutalité de cette opération
redonne droit de cité, dans la psychanalyse, à tout ce
qui est d’ordre traumatique : deuil, maladie, guerre,
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épreuves de toutes sortes, toutes choses qui, comme
disent les stoïciens, «ne dépendent pas de nous».
Nombre de mirages qui soutenaient jusque-là
l’imaginaire du sujet, se dissipent. Le superflu
s’évanouit et subsiste une douleur d’exister qui rend
à ces semblants leur fonction de valeur refuge, si
bien qu’une demande d’analyse peut en procéder.
Dans ces conditions, c’est cette expérience
dissolvante d’avant l’analyse qui apparaît comme
une des conditions d’entrée. Il n’est pas impossible
que ces conditions éclairent aussi les vacillations
produites par l’opération analytique elle-même 7.
L’actualité et les faits divers fourmillent d’exemples,
convaincants à cet égard, concernant les
remaniements subjectifs et les nouvelles hiérarchies
de valeur qui succèdent au traumatisme, d’autant
plus que ceux-ci suspendent toute certitude
narcissique comme ils altèrent fondamentalement
toute certitude concernant la fiabilité de l’Autre.
Tout en recourant à d’autres moyens pour faire
valoir, par l’analyse, ce qui est essentiel au sujet, la
tradition analytique, après Freud, s’est efforcée de
prendre appui sur ces exemples brutaux de
traumatisme pour tenter de calculer l’impact de la
vérité et sa capacité à faire tomber l’inessentiel.
Lacan fait référence, dans le Séminaire I, au distique
d’Angélus Silesius dans le Pélerin Chérubinique, à
propos du binaire essentiel/inessentiel au sujet 8.
À cette époque, Lacan conçoit la fin de la cure
comme avènement de l’être, au-delà des semblants
que caractérisent «les captations aux fixations
imaginaires». Les défenses ne doivent pas être
considérées comme un masque «derrière quoi autre
chose se cache 9». Dans cette perspective, le
contingent et l’accidentel font partie de la réalisation
symbolique du sujet au lieu d’être synonyme
d’insymbolisable. L’accidentel doit être
significantisé. 10 Il en résulte, non pas un réveil par
l’intrusion d’un réel sans loi, mais d’un crépuscule,
«d’un déclin imaginaire du monde "». Lacan cite le
Pélerin chérubinique :
«Contingence et essence
Homme, deviens essentiel : car quand le monde
passe,
La contingence se perd et l’essentiel subsiste.»
Cette chute des semblants est ici calculée ; elle
résulte de l’interprétation.
C’est sur un autre versant, celui de la vacillation
sauvage, que nous aborderons la question de la
contingence et de l’imprévu. Au dénudement de
l’imaginaire narcissique par l’interprétation
symbolique, succède l’appauvrissement réel du sujet

par les coups du sort, les malheurs incalculables. Le
pire est que les plus atroces contingences puissent
avoir un effet de vérité dans certains cas.
Un exemple : il y a quelques années, l’enlèvement
du Baron Empain révéla au grand public la fragilité
des contes de fée dont elle crédite volontiers
l’existence des grands de ce monde, soit des riches.
Décrivant ses états d’âme, lors de sa captivité et plus
encore son bonheur de vivre après sa libération, non
sans avoir laissé un doigt coupé dans l’opération, le
Baron Empain satisfaisait pleinement l’imaginaire
médiatique en admettant que sa fortune même lui
avait masqué jusque-là le prix de la jouissance
d’exister. Au-delà d’une anecdote rassurante
qu’offre ce tableau de nouvelles vanités, l’exemple
met surtout en fonction l’impossibilité d’une analyse
du riche, difficile à traumatiser par le signifiant
interprétatif 12. On sait qu’Empain jetait son argent
par les fenêtres et flambait aussi volontiers au jeu du
poker en compagnie de psychanalystes renommés.
On conçoit bien que cette auguste compagnie ait été
impuissante à signifier, par les vertus d’un transfert
bien improbable, les manquements au devoir de bien
dire que cette pratique révélait. D’ailleurs, les
compagnons de débauche eux-mêmes, quoique
spécialistes, étaient bien les plus mal placés pour lui
en faire remontrance. Pour frapper fort, toute autre
épreuve que l’infortune imposée par les faits
traumatiques dont il s’agit eut été impuissante. Sans
doute ne fallait-il pas moins que cette castration
sauvage administrée par ses ravisseurs, pour donner
à notre baron l’idée d’une virilité consacrée plutôt
par l’épreuve que par la jeunesse dorée qui avait été
la sienne.
Au reste, l’anecdote semble conforter l’adage
populaire : on sait ce qu’on perd, mais on ne sait pas
ce qu’on a. En réalité, notre fable produit une lecture
inversée. Le baron savait ce qu’il avait (sa fortune)
mais ne savait pas le prix à payer pour ce qu’il
n’avait pas (son désir).
Le riche, ici, sort de l’aliénation par une séparation
sauvage. Perdre la bourse lui révèle le sens de l’être.
L’Autre l’arrache aux vanités qui faisaient sa seule
substance. Le choix forcé de la rançon présente une
variante de la formule lacanienne «la bourse ou la
vie.» Normalement, la perte est assurée à tous les
coups ; dans le cas du riche c’est, au contraire, tout
bénéfice. 13
On peut penser qu’une épreuve moins brutale, celle
que produit l’interprétation, permette une dissolution
des artifices dont s’enveloppe le narcissisme de la
personne. Un réveil, calculé et entériné par le sujet
lui-même, est sans doute plus profitable que les
54
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coups imprévus du sadisme ou du cynisme de
l’Autre.
Métamorphoses et anamorphoses du semblant
Plutôt que de concevoir le réel comme «ce qui se
cache derrière le semblant», on préfère montrer le
procès de continuité qui va du semblant d’objet à
l’objet réel. Une structure d’anamorphose caractérise
le rapport de la libido à l’objet. On sait que ce
rapport n’est pas constant. Le désir est intermittent,
évanescent dans son rapport à l’objet. D’où le
recours au semblant pour permettre une certaine
stabilisation. On appelle, au contraire, «le réel» ce
qui vient faire pavé dans la mare de la tranquillité.
Récemment, dans son Cours «L’incidence du réel
dans l’expérience analytique» 14, Jacques-Alain
Miller distinguait le réel du structuralisme du réel
lacanien. Le premier se trouve comme en harmonie
préétablie avec le signifiant. Il sert à signifier. En
revanche, on appelle «réel lacanien», un trou qui
échappe à la significantisation et que le semblant
recouvre tant qu’il le peut. C’est donc comme sans
loi et comme déréglementation que le réel est ici
défini. Il n’est pas là comme être substantiel
préalable.
La clinique met en valeur cette révélation du hors-
sens dans les symptômes caractéristiques d’un
fading du désir. Le sujet n’a plus à sa disposition
l’outil par lequel «le semblant domine le réel», à
savoir : le phallus. La phénoménologie a mis en
fonction cette continuité dans sa description de la
désexualisation de l’objet. Dans le Séminaire XI,
Lacan évoque la solidarité entre la désexualisation et
la fonction de la réalité. Il prend l’exemple du
dégoût hystérique :
«C’est dans la fonction où l’objet sexuel file vers la
pente de la réalité, et se présente comme un paquet
de viande que surgit cette forme de désexualisation
si manifeste qu’elle s’appelle chez l’hystérique
réaction de dégoût. 15»
Cette notation semble faire écho aux descriptions de
Sartre sur la chair comme «contingence pure de la
présence de l’autre.» Sartre décrit ainsi la chute des
insignes phalliques qui rendaient l’objet supportable
au désir : «Elle est ordinairement masquée (la chair)
par le vêtement, le fard, la coupe de cheveu ou de
barbe, l’expression, etc. Mais, au cours d’un long
commerce avec une personne, il vient toujours un
instant où tous ces masques se défont et où je me
trouve en présence de la contingence pure de sa
présence : en ce cas, sur un visage ou sur des autres
membres d’un corps, j’ai l’intuition pure de la chair.
Cette intuition n’est pas seulement connaissance ;
elle est appréhension affective d’une contingence

absolue, et cette appréhension est un type particulier
de nausée. 16»
On serait tenu aujourd’hui, d’ailleurs, de distinguer
plus rigoureusement «soutien-gorge» et «barbe à
papa» dans leur fonction de fétiche. La description
est donc impropre à faire saisir la fonction du
semblant comme condition du désir. Un semblant
qui n’est pas seulement image ou mirage. Elle a
pourtant le mérite de décrire cette anamorphose à
l’envers lorsque se délite l’image phallique. On
glisse de la réalité du fantasme au réel impossible à
supporter.
Lacan a aussi décrit cette dissolution continue des
semblants comme caractéristique du désir
obsessionnel. Il en a même fait une sorte de loi
psychologique : plus le sujet s’approche de l’objet
de son désir, plus il apparaît comme impossible à
désirer. La mise à mort des insignes de l’Autre ne
laisse subsister qu’un désir lié aux avatars du
phallicisme. Ici, c’est la débandade qui succède à la
chute de l’objet, ce dernier comme impossible à
rejoindre prend valeur de réalité non sans
surgissement de l’angoisse. 17
Cette clinique de l’objet réel est surtout destinée à
montrer «la domination du semblant sur le réel» que
le phallus symbolise 18. Le fantasme s’y rattache
comme écran et soutien du désir. L’habillage de
l’objet, par les insignes phalliques et narcissiques,
introduit cependant un binaire : vacillation
progressive, calculée, calculable, interprétable et à
l’opposé, vacillation sauvage, brutale, imprévue.
La rencontre avec le réel peut donc s’entendre en
plusieurs sens :
-soit le traumatisme proprement dit, l’imprévu qui
met à l’épreuve l’ensemble des défenses du sujet, ce
que Freud appelle, dans Inhibition, symptôme et
angoisse, le pare-excitation ;
-soit la rencontre avec l’inconscient en tant que
signifiant traumatique. Elle peut être assimilée à une
rencontre imprévue avec le réel.
L’inconscient, en effet, n’offre aucune garantie de
savoir établi. Il ne présente pas les garanties du réel
de la science. On le tient pour moins fiable que le
Dieu d’Einstein 19.
Dans son Cours consacré aux «Réponses du réel»,
J.-A. Miller confrontait ce réel de l’expérience
analytique avec la définition classique du réel
lacanien : ce qui vient toujours à la même place.
Mais l’inconscient n’est pas que répétition. La
notion d’un réel menteur fait partie du concept
lacanien de l’inconscient.
55
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Fuite du sens ou cynisme
Loin de rejoindre aucun réel déjà là, l’expérience
analytique témoigne plutôt d’un vacillement du
fantasme. Nous laisserons de côté la question de sa
traversée et celle du réveil.
On porte ainsi attention à l’altération du champ de la
réalité comme à la fuite qui affecte la signification
de l’objet. L’expérience d’un fading des semblants,
souvent décrite dans la clinique, mérite d’être
reprise, non pas seulement du point de vue des
semblants comme illusion mais comme plus-de-
jouir, ersatz du réel ou, comme dit Lacan de l’objet
a, substance épisodique, mais qui peut avoir la vie
longue.
Il en résulte que la psychanalyse ne peut entièrement
s’associer à la dérision des semblants entendue
comme contestation de la comédie du désir et des
sublimations. Autrement dit, l’écart est à maintenir
entre cynisme comme idéologie contemporaine au-
delà des semblants et «tremblements» de ceux-ci
dans l’expérience analytique.
De ce point de vue, on ne saurait trop souligner
l’incidence pour notre réflexion de la question de la
féminité intéressée dans l’affaire. Nous voulons dire
qu’une chose est la mascarade féminine et une autre
est la dénonciation des semblants, notamment du
phallocentrisme de la toute-puissance. En effet, la
mascarade est essentiellement destinée à soutenir le
désir de l’Autre à l’aide d’une stratégie bien connue.
Ce n’est pas que la jouissance féminine soit libérée
de toute fiction, mais elle génère un réalisme de
l’objet et parfois un extrémisme de la vérité qui
conclut à une dérision des semblants. La Zazie de
Queneau, naguère commentée par J.-A. Miller, en
reste la figure paradigmatique 20.
J’avais à l’occasion employé l’expression de
«cynisme féminin» dans un compte rendu de fin
d’analyse transmis dans le dispositif de la passe. Elle
avait soulevé l’indignation du public féminin.
Pourtant, la passe faisait état, de façon assez
convaincante, d’une expérience de désidéalisation de
l’amour faisant suite à un dépit amoureux. On
pourrait dire que la «touthommie» de la personne
faisait l’objet d’une révision aboutissant à un
nouveau rapport à l’objet masculin. La jeune femme
corrigeait le caractère irréparable de la perte par le
choix d’un quelconque ou d’un au-moins-un, moins
agalmatique que l’homme-dieu qui l’avait accaparée
jusque-là. Or, il ne fallait pas moins de ce «solde
cynique» 21 pour que le désir consente à nouveau à la
jouissance. Bien entendu il n’est pas question
d’élever l’exemple au paradigme d’une fin de cure.
Il suffit de signaler ce renversement du pour au
contre que caractérise la disjonction exclusive du

grand I et du petit a. Dans notre cas, le sujet se
dédommageait de ses illusions par un prosaïsme de
la jouissance provocateur.
Au reste, le «porno» féminin en vogue aujourd’hui
dans la littérature et le cinéma renforce cette division
de la féminité par rapport au semblant phallique
qu’elle incarne. A un féminisme essoufflé dans son
juridisme, succède la question de fond concernant
l’origine de l’inégalité des jouissances. Nos
féministes libertaires peuvent ainsi en remettre sur la
dérision de la parade virile, dont Lacan signalait la
pente féminine. Le déclin de l’imago de la virilité
n’intéresse pas aujourd’hui que l’industrie du
vêtement.
Quoi qu’il en soit, l’expérience à elle seule suffit
pour mettre en valeur les phénomènes de
discontinuité et d’évanouissement de la libido qui
soulignent l’inconsistance des semblants.
L’expérience si riche de la perversion en apporte de
nombreux témoignages. Lacan rappelle, dans le
Séminaire I, que la fascination de l’objet est dans ce
cas particulièrement menacée par des renversements
qui font passer l’image de l’actuel au virtuel. Ce
registre imaginaire du désir n’échappe donc pas à
une scansion signifiante que Lacan élabore à partir
des renversements de fonctions mathématiques
lorsque l’on passe de moins l’infini à plus l’in fini. 22
On se souvient de la psychanalyse sauvage que fit
Sartre de Jean Genet 23. Pas moins de sept cents
pages pour épuiser les significations existentielles de
l’imaginaire de l’auteur du Journal d’un voleur. La
jouissance du sens qui caractérise la psychanalyse
sartrienne fut communicative. Elle provoqua
l’écoeurement de Genet et inhiba sa création pour
des années. Celui-ci raconte le temps qu’il lui a fallu
pour se relever 24 de cette «castration
psychologique». L’analyse sauvage du fantasme ne
sut pas inclure le semblant dans le réel, soit le
nouage de l’écriture et la perversion. Ce livre
«oppressif» substitue le choix existentiel à l’empire
des semblants qui rendent la jouissance supportable.
Un exemple clinique permet de montrer les
résistances des semblants à l’interprétation, leur
rapport de continuité avec le réel dans ce même
registre de la jouissance. Un jeune homme obsédé
par la pédophilie, par ailleurs pédagogue compétent,
est confronté à deux signifiants majeurs qui font la
trame de son mythe familial : l’enfant et la putain.
Ce sujet, «sans père et mère» évoque d’ailleurs
fortement l’histoire de Jean Genet. Dans le transfert,
le jeune homme aperçoit une identification à
l’analyste dans la position autoritaire qu’il a vis-à-
vis des enfants dont il a la charge : il fait le père.
56
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Il suspend provisoirement l’analyse. Un point d’arrêt
a balisé sa recherche inépuisable du sens du désir de
la mère. L’objet se sépare des semblants
narcissiques qui en faisaient l’agalma. Le sujet
constate alors l’évanouissement progressif de son
fantasme pédophile, comme son assujettissement au
service sexuel de la mère. La vacillation des
identifications confronte le sujet à un manque-à-être
que le semblant phallique recouvrait. Cependant, un
progrès dans l’analyse n’entame aucunement le
choix d’objet qui reste maintenu. L’impulsion
obsédante est tenue en bride après que le sujet a
réussi à réduire l’emprise de son «faux self». Les
semblants phalliques ont beau s’évanouir (père et
mère), l’objet est toujours là. Ici, c’est par une
séparation des semblants qui aliènent le sujet au
désir de la mère, que l’objet réel se dévoile comme
pure absence. Le fantasme pervers soutient bel et
bien le sujet dans son être.
Contrairement à l’orientation du Séminaire I, l’être
n’est dévoilé par aucune ascèse. À une conception
ascétique de la fin de l’analyse par la levée des
semblants, on peut opposer une version moins
pudique. Le semblant «impudent» en effet se révèle
être l’os du fantasme tel qu’il est inclus dans le
réel.25 Il fait l’étoffe du sujet.
Cette version «cynique» ne revient pourtant pas à
accélérer le crépuscule des idoles, ni à dissoudre les
faux-semblants qui matérialisent les insignes de
l’amour. Si la rencontre imprévue peut servir de
boussole à la direction de la cure, c’est qu’elle
présente des analogies avec l’inconscient. Elle
bouscule la routine. Parfois la séance mime cette
insécurité. Mais, comme nous l’avons dit, la
vacillation des semblants n’est pas sans effet
d’angoisse, de dépression, etc. On ne tient pas
forcément avec «la vérité du sujet».
On n’a donc pas à entériner aucun philosophème
relatif à l’être authentique, ni à pousser au cynisme
de la dérision des semblants.
1. FREUD S., «Analyse avec fin et analyse sans fin», Résultats, idées,
problèmes, tome II, Paris, PUF, 1985, p. 263 et G. W., tome XVI, p. 94.
2. DELEUZE G., La logique du sens, Paris.
3. LACAN J., Scilicet n°1, Paris, Seuil, 1968, p. 58.
4. LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1973, p. 85.
5. LECLAIRE S., Démasquer le réel Paris, Seuil, 1971.
6. Ibid, p. 91.
7. La Lettre mensuelle, n°188, mai 2000, l’argument de Patricia Johansson-
Rosen, p. 6.
8. LACAN J., Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris,
Seuil, 1975, p. 258.
9. Ibid, p. 313.
10. Ibid., p. 257.
11. Ibid., p. 258.
12. LACAN J., Le Séminaire, Livre VIII, L’éthique de la psychanalyse, Paris,
Seuil, 1986.
13. Sur la psychologie du riche, cf. LACAN J., Le Séminaire, Livre VIII, Le
transfert Paris, Seuil, 1991, pp. 65, 416 et 417.
14. MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, «L : expérience du réel dans la
cure analytique (1998-99), inédit. Enseignement prononcé dans le cadre du
Département de Psychanalyse de Paris VIII.

15. LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de
la psychanalyse, Paris, Seuil, 1993, p. 157.
16 SARTRE J.-E, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 410. '7 LACAN
J., Le Séminaire, Livre V Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998,
pp. 402-403.
18 MILLER J-A., Ibid.
'9 LACAN J., «La méprise du sujet supposé savoir», Scilicet n°1, op. cit., p. 32
(à propos du réel d’Einstein).
2°Cf. le commentaire qu’en fait J.-A. Miller dans son cours de 1991-92 sur le
thème «Napoléon, mon cul !».
21 LACAN J., «Comptes rendus d’enseignement», Ornicar ? n°29, Paris,
Navarin Seuil, été 1984, p. 22.
22 J., Le Séminaire, Livre L Les écrits techniques de Freud Paris, Seuil, 1975,
p. 246.
23 J.-R, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard.
24 E., Jean Genet, Biographies NRF Gallimard, Paris, 1973, p. 391.
25 J., Scilicet n°2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 29.
Et passe le regard
Patrick Monribot
«J’ai dit que le a est un semblant d’être…» 1
Parmi ces semblants, Lacan accorde une place
spécifique au regard. Son enseignement lui consacre
un développement 2 à la mesure de son caractère
fugace et volatile. Ce caractère impossible fait aussi
la difficulté particulière d’en témoigner. Comment,
au fil du cas, transmettre l’insaisissable ?
Le regard «passe» dans la cure, en toute équivoque :
il la traverse de part en part, mais il s’y perd, s’y
dénude comme semblant et cesse finalement
d’alimenter le transfert, dans le meilleur des cas.
La gifle
L’enfant en bas âge joue sur le sol. Il essaie d’aller
voir sous les jupes de sa mère. Il reçoit en retour une
gifle monumentale ; il n’a de toutes façons rien vu,
si ce n’est l’obscurité des dessous maternels.
Cette scène ancienne n’a pas d’âge. Peut-être même
est-ce un souvenir écran ?… L’analyste interprète :
«Ça vous a giflé !» La gifle est ici rencontre avec le
surmoi qui barre une jouissance primaire. Primaire,
au sens où Lacan évoque dans le Séminaire XI «ce
voir à quoi je suis soumis d’une façon originelle.» 3
Cette scène est première, d’instituer comme refoulé
le désir sexuel infantile. A partir de la gifle
traumatique et fondatrice, le désir en effet n’a
d’autre issue que le refoulement, qui se sustente du
fantasme fondamental. Ainsi, le fait d’être «battu»
sera l’un des aspects de ce fantasme, où se déploie
l’œuvre de la métaphore paternelle : articuler le «ça
vous a giflé» de la mère et le «être battu par le père».
Le fantasme, dans sa valeur de mensonge, a vertu de
défense. Mais contre quoi ?
Le trauma de la gifle n’est sans doute rien au regard
de «l’effroi devant la Méduse» 4 dont la tête est
décapitée. Cet effroi est rattaché par Freud à
«quelque chose que l’on voit». Cela se produit aussi
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Accueil
Cliquer
chez le garçon, dit-il, lorsqu’il «aperçoit un organe
adulte,… fondamentalement celui de la mère».
Il s’agissait pour cet enfant de lever le voile de la
nudité chez une mère qui, à la même époque, disait à
son fils qu’elle urinait «par un trou». Cet aveu,
signifiant d’une jouissance étrangère et inconnue, ne
suffit pas aux effets de trauma : l’effroi suppose de
voir, nous dit Freud. Et peu importe qu’une opacité
obscure ait noyé la réalité anatomique dans l’ombre
des tissus.
Lacan a repéré ce type de scène comme «une étrange
contingence» par où se présente le regard. La
fonction du regard surgit, se dénude dans cette
scène, habillée par cette scène – scène soldée par le
refoulement dont le témoignage clinique est
l’irruption du symptôme. Une énurésie nocturne, en
effet, vient interroger la jouissance trouée de la mère
et tente de la phalliciser, ce qui permettra aussi alors
de s’y égaler par la voie de l’identification : la mère
aussi avait été énurétique dans sa jeunesse. Nous
retiendrons de cette scène que le regard est
inséparable du «manque constitutif de l’angoisse de
la castration» 5 ; il symbolise ce manque.
Mais le regard est un semblant d’être ; comme tel, il
est au principe de la constitution du sujet : «… je
surgis comme œil, prenant en quelque sorte
émergence de ce que je pourrais appeler la fonction
de la voyure 6». Autrement dit, la voyure installe le
voyeur, trait saillant du fantasme chez cet enfant.
Qu’en déduire ? Au moment précis où le regard
symbolise et installe le vide central de la castration,
la pulsion scopique se déchaîne car, démenti oblige,
elle est «celle qui élude le plus complètement le
terme de castration 7». Le sujet regarde ce qu’il ne
peut pas voir sous les jupes et l’y installe comme
mystère. Il a désormais trouvé un lieu pour loger ce
qui échappe au signifiant, et à toute possibilité de
symbolisation.
Ce faisant il dément la castration – précisément par
le jeu de la voyure. Le voyeurisme permet de
continuer à ignorer que le regard est insaisissable.
Non pas que celui-ci soit invisible ou caché dans une
alternative avec le visible, mais parce qu’il est
d’emblée un trou dans le scopique. Face au
surgissement d’un tel objet et de son vide, le sujet ne
peut que vaciller et chuter. Mais la chute passe
inaperçue car elle est à la mesure de la taille de cet
objet «punctiforme et évanescent 8», dès lors que le
sujet essaie de s’y accommoder.
La division est ainsi méconnue, autant que le regard
est réduit dans l’exercice voyuriste ; d’où le succès
de la fonction scopique chez ce sujet. Mais la
satisfaction se paie. La gifle installe le phallus
comme voilé par le démon de la pudeur, et il

organise la honte. L’enfant est surpris en train de
voir. Celui qui regardait, se transforme en «être
regardé». Est-il simplement regardé par la mère qui
le surprend ? Ou bien est-il, par elle, vu en train
d’être regardé par le sombre entrejambe qu’il
ambitionnait de voir ?
Le miroir
Le même sujet, devenu adulte, a commencé une
analyse. Il va mesurer l’importance et la récurrence
du regard à partir de sa prise dans le transfert.
Au temps un, il s’étonne de ce que l’analyste, croisé
dans un lieu public, ne l’ait pas vu, alors qu’il
regardait pourtant dans sa direction. Il en est plus
étonné que vexé, et dira : «C’est comme si j’étais
transparent,… comme une vitre ; vous voyiez à
travers moi, mais vous ne me voyiez pas».
L’analysant, «sans le savoir», a pointé un regard qui
ne voit pas. L’analyste, par sa manœuvre, s’est
positionné comme semblant de regard, justement en
faisant semblant de ne pas le voir. Se dénude ainsi la
structure du regard «comme manque dans le champ
du visible. Ce point d’angoisse et de castration a
incommodé l’analysant, et provoqué le temps
suivant.
Au temps deux, «voir à travers la vitre» a fait son
chemin. Depuis le début de la cure, un miroir sur le
mur de la salle d’attente intrigue l’analysant : et si
c’était un miroir sans tain ? si l’analyste l’observait à
son insu en train de «bouillir» dans l’attente
anxieuse ? La réponse vient sous la forme d’un
acting, un jour où l’attente se prolonge : il démonte
le miroir. Derrière, il y a le mur, bien sûr ! Il en est
soulagé et déçu à la fois. Que signifie ce mur, sinon
«qu’au-delà de l’apparence, il n’y a pas de chose en
soi, car il y a le regard» 9 ? Cette remarque de Lacan
indique non seulement la consistance invisible du
regard, mais le lieu et la place où le transfert a logé
l’analyste.
C’est en effet le mur du transfert qui soutient ce
miroir, et l’amur qui s’y joue – qui s’y jouit – est
une guise de l’insaisissable objet. Objet que voilà
fixé chez l’analyste, une fois pour toutes, croyait-il.
Du temps un, nous dirons que la vision et le regard
s’y dissocient : l’analyste regarde sans voir, et c’est
l’analysant qui voit ; c’est un moment de
«vacillation essentielle». Mais le temps deux est une
tentative d’annuler cette schize, un essai de renouer
regard et vision.
Comme l’indique Lacan, «le rapport du regard à ce
qu’on peut voir est un rapport de leurre». Inutile de
démonter le miroir afin de se voir être vu car –
comme le martèle l’Évangile – «Ils ont des yeux
pour ne pas voir». Ne pas voir justement que «les
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Accueil
Cliquer
choses me regardent», au moment même où je pense
que je les vois.
Ce n’est point l’analyste qui épiait derrière le miroir,
mais ce miroir lui-même qui regardait l’analysant ;
car le regard est au-dehors et, de ce fait, l’analysant
devient tableau. «Il entre dans la lumière» 10, nous
dit Lacan.
L’acting met ici en scène un «désir-à-l’Autre» 11 ;
c’est un appel. Les objets de la demande – oral et
anal – se prêtent plus volontiers aux signifiants, par
définition. Ceux du désir – voix et regard – butent
sur la demande, échappent aux signifiants. D’où,
sans doute, leur tropisme particulier pour le sexe de
la femme qui, lui aussi, «est hors langage», ainsi
qu’il peut se lire dans Télévision.
Ce sujet analysant est dans un «donner-à-voir»
fondamental, car il lui faut apaiser «l’appétit de
l’œil» 12, cet œil qu’il s’agit de nourrir chez celui qui
regarde. C’est aussi cela, la gourmandise du surmoi :
faire jouir l’Autre qui regarde en gavant son appétit.
Le trait pervers est là une exigence.
Ce sujet s’épuise dans un «donner-à-voir» sans fin
pour satisfaire à l’appétit supposé de l’œil,
nécessairement mauvais, qui le cerne. Le donner-à-
voir anticipe l’être-regardé pour le prévenir,
l’annuler vainement, comme le brouhaha de la
parlotte vient recouvrir le silence de la voix qui
résonne.
Évidemment, les effets cliniques sont risibles entre
le comique du «m’as-tu-vu ?» et la honte du
démasqué. Ainsi, honte oblige, l’analysant n’a-t-il
pu alors parler sur le divan de son acting, qui resta tu
pendant longtemps ; il trouvait cela grave et ridicule
à la fois.
Dans L’être et le néant, Sartre décrit
«admirablement» – selon Lacan dans le Séminaire I
13
– la phénoménologie de la honte. A faire exister
un regard supposé dans l’obscurité ou derrière une
fenêtre, voire, comme ici, un miroir sans tain, par ce
«regard fixé sur moi, je deviens objet et j’ai alors
honte de moi par le biais d’autrui qui m’objective».
Bien plus tard, Lacan reviendra sur ces louanges en
récusant la thèse sartrienne. Dans le Séminaire il
affirme : «Le regard qui me réduit à quelque honte
n’est pas un regard vu mais imaginé par moi au
champ de l’Autre.» 14 L’expérience du miroir
démonté est à cet égard édifiante. Et Lacan
poursuit : «Le regard me surprend dans une position
désirante, à faire consister l’Autre, en lui remettant
l’objet cause, le regard.»
La série des traits cliniques de ce sujet trouve alors
sa logique :
-Côté symptôme : resurgit, du fond de sa jeunesse,
un tic oculaire – écarquiller les yeux – qui vaut

d’abord comme «piège-à-regard». C’est un gain de
satisfaction, et un moyen de s’insérer davantage
dans «le spectacle du monde». Mais l’analysant dira
aussi qu’il s’agissait de «se voir voir». Un peu
comme une bouche se baiserait ou se mangerait elle-
même, l’œil se verrait voir. Dans le Séminaire XI 15,
Lacan évoque La Jeune Parque de Paul Valéry, qui
tente de «se saisir comme se voyant voir». C’est un
escamotage, dit-il, car s’y opère un évitement de la
fonction du regard. Toujours la voyure.
Pourquoi cela ? Le narcissisme spéculaire d’un œil
qui se verrait voir vient couvrir une division qui se
résumerait ainsi : le regard est hors-corps «au lieu de
l’Autre qui nous cerne». Le drame du sujet est qu’il
ne peut voir, alors que ce qui lui est montré (le
miroir mural) le regarde. De plus, ce qui le regarde
le cause comme celui qui veut voir, tout en se
dérobant à sa saisie visuelle. Reste la solution du
fantasme, restauration de l’insaisissable, par où il
tente de s’équivaloir à l’objet. Mais cet acting de
démontage est une traversée sauvage, pas une
construction, et le chemin reste à faire. Long chemin
pour prendre la mesure de ce que le regard, comme
objet perdu au champ visuel, n’est finalement que le
fruit d’une métonymie qui en conditionne la perte 16.
-Côté fantasme : ce sexe féminin que l’enfant
cherchait à cadrer sous les jupes, s’y dérobe d’être
un lieu hors-langage 17. La solution en retour est de
fétichiser le corps d’une femme là où l’inconscient
est inapte à le qualifier. Ce tour de passe-passe n’est
pas un tour de passe, il est ce par quoi le sujet
échoue dans la perversion. 18 La grammaire de la
pulsion exerce sa magie. Il n’est plus seulement
tableau offert au spectacle du monde, mais devient
celui qui se «rince l’œil» pour en nourrir l’appétit à
son propre menu, même si le banquet annoncé n’est
que miettes et rogatons. Une fois encore, le
voyeurisme couvre «l’être regardé».
Le vacillement du semblant
Dans le moment de conclure surgit un rêve : le sujet
est en séance d’analyse, une dernière séance où il
n’a rien à dire. Il se retourne sur le divan, dans le
silence de la pulsion, et constate que le fauteuil de
l’analyste est vide. Il prend acte, et s’en va.
Ce rêve témoigne d’une chute du semblant. Il ne
s’agit plus de «se voir voir», ni de se voir être vu, ni
de se faire voir. C’est une réponse à la scène du
miroir avec, dans l’intervalle, une traversée du
fantasme qui interroge l’exercice de la pulsion, au-
delà.
La scène du miroir installait le regard au lieu de
l’Autre, ce rêve l’en désinstalle. Le sujet ne bute
plus sur un mur où s’opacifie l’invisible regard, mais
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trouve au contraire un «vide central». Rien à dire,
rien à savoir, et rien à voir du côté de ce fauteuil
réduit à son vide.
Ce n’est ni une perte, ni une butée qui imposerait
deuil ou renoncement. L’éprouvé qui domine à ce
moment-là est plutôt une libération, au sens des trois
prisonniers du sophisme de Lacan. L’autre affect est
de certitude : il peut sortir ! Et l’enthousiasme qui
s’y corrèle tient au gain de savoir que suscite la
réduction de l’objet, non plus à sa taille punctiforme
évanescente, mais à une pure et simple consistance
logique.
Pour conclure
Il y a dans ce rêve conclusif et concluant un «se voir
ne plus être vu» qui décomplète l’Autre de son
voyeurisme foncier. Cet allégement n’est possible
que si l’Autre s’est d’abord décomposé côté savoir.
La méprise démasquée du sujet supposé savoir
précède en effet la déprise de l’objet.
Seule cette extraction de l’objet hors du lieu de
l’Autre fait alors vaciller le regard comme semblant,
c’est-à-dire le dénude comme tel, et le révèle comme
ayant été l’ersatz d’une jouissance impossible.
Quand passe le regard, les «yeux pour ne pas voir»
se ferment, et s’ouvrent des fenêtres sur le réel.
1. LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 73.
2 LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, pp. 78-79.
3. Ibid., p 69.
4. FREUD S., «La tête de méduse», Résultats, Idées, Problèmes, Tome Il,
PUF, Paris, 1985, pp. 48-49.
5 LACAN J., Le Séminaire, Livre xt, op. cit., pp. 69-70.
6. Ibid., p. 77.
7. Ibid., p. 74.
8. Ibid, p. 79.
9. Ibid., p. 95.
10. Ibid., p. 98.
11. Ibid., p. 105.
12. Ibid., p. 105.
13. LACAN J., Le Séminaire, Livre 1, Les écrits techniques de Freud, Paris,
Seuil, 1975, pp. 240-241.
14. J. LACAN, Le Séminaire, Livre xi, op. cit., p 79.
15. Ibid., p 71.
16. LACAN J., Le Séminaire, Livre LA', L’identification inédit, leçon du 14
mars 1962.
17. LACAN j., Le Séminaire, Livre xx, op. cit., p 13.
18. LACAN J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p 60.

Fonction et usages du semblant
De l’amour, quand il est mendié
Monique Kusnierek
J’indiquerai tout d’abord quelques coordonnées
signifiantes qui ont présidé à la naissance de cette
analysante qui a aujourd’hui plus de cinquante ans.
Trois données de départ
Elle est la cadette d’une famille de quatorze enfants,
dont sept sont morts en bas âge. Pour sa mère,
fatiguée par ses grossesses et à laquelle les médecins
après son septième enfant avaient interdit toute
nouvelle grossesse, ces enfants morts étaient les
enfants parfaits, des petits anges, sans corps ni
présence, qui ne dérangeaient pas. Cette patiente en
a déduit qu’il était préférable, pour être aimée par sa
mère, de ne pas déranger et, donc, d’être morte.
Sa famille était pauvre, et ceci d’autant plus que son
père, qui était ouvrier, avait fait vœu de pauvreté,
c’est-à-dire qu’il a toujours travaillé au salaire
minimum. Cet homme pauvre avait néanmoins une
passion : il réalisait de très belles sculptures en bois
et il consacrait ses petits sous du dimanche à l’achat
du bois nécessaire à la réalisation de ces sculptures
qu’il destinait aux orphelins. C’est en allant déposer
ces sculptures à l’orphelinat qu’il a rencontré sa
femme, qui était orpheline. Le trait «orpheline» fait
donc partie des conditions d’amour de cet homme.
Ce trait, en tout cas, lui a permis l’accès à sa femme.
Par ailleurs, il se maintenait à la plus grande distance
des femmes. Ces filles d’Ève, par lesquelles venait
le péché, étaient dangereuses. Aussi, il ne regardait
jamais ses filles. L’amour du père pour une femme
passe donc, dans ce cas, par la stricte condition de
«l’orpheline», qui vient en quelque sorte habiller,
voiler, apprivoiser, domestiquer la femme-péché qui
conduit en enfer.
Si la mère de cette patiente préférait ses enfants
morts, elle avait néanmoins un souhait pour sa
dernière fille : elle aurait voulu – ça ne s’est pas fait
– lui donner le prénom d’une bibliothécaire qui
devait être sa marraine. C’est-à-dire qu’elle aimait
beaucoup la lecture et voulait transmettre à sa
dernière fille cette passion. Mais la lecture avait
mauvaise presse auprès de son mari : quand on est
pauvre en effet, on le reste, on ne lit pas, on ne
s’adonne pas au savoir ; et si on le fait, alors c’est
qu’on est paresseux, autre péché qui mérite lui aussi
l’enfer. Cette femme n’a toutefois pas cédé sur ce
60
Accueil
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point. Elle a continué à lire, elle a même envoyé
régulièrement ses enfants à la bibliothèque.
Lorsqu’elle était petite fille
Voici ce que cette constellation signifiante a donné
chez cette patiente lorsqu’elle était petite fille : vive
et précoce, elle a parlé très tôt, elle savait lire avant
d’entrer à l’école et elle a d’emblée posé beaucoup
de questions. Des questions du genre : Pourquoi a-
ton un nombril ? Pourquoi les filles ont-elles deux
trous ?
Pourquoi font-elles pipi assises alors que les garçons
le font debout ? Pourquoi Dieu existe-t-il ? Pourquoi
1 + 1 font 2 et pas 5 ? Qui a dit ça ?
«Le désir de l’Autre – je cite le Docteur Lacan dans
le Séminaire XI – – est appréhendé par le sujet dans
ce qui ne colle pas, dans les manques du discours de
l’Autre, et tous les pourquoi de l’enfant témoignent
moins d’une avidité de la raison des choses, qu’ils
ne constituent une mise à l’épreuve de l’adulte, un
pourquoi est-ce que tu me dis ça ? (…) qui est
l’énigme du désir de l’adulte.» 1
Cette petite fille questionnait donc la place qu’elle
occupait dans le désir de ses parents. Elle
interrogeait, dans leur discours, ce qui ne collait pas
et même ce qui faisait symptôme entre eux : la
femme, la sexualité, le péché, Dieu. Et, à ce propos,
elle y allait, il faut bien le dire, non sans une certaine
effronterie. Ainsi, il est arrivé un jour, alors que son
père organisait la prière du soir et distribuait à
chacun de ses enfants une petite croix, tout en disant
«Dieu te bénisse», qu’elle laisse échapper, de sa
petite voix, «et que le diable te rôtisse». Elle était
donc bien vivante, et plutôt qu’un ange, un petit
diable dérangeant, une ergoteuse comme elle dit
d’elle-même aujourd’hui.
En général, son père, tout occupé par ses
bondieuseries, ne réagissait pas, il avait affaire
ailleurs, à l’église, dans les mouvements chrétiens,
etc. Sa mère, par contre, qui gérait tout à la maison,
portait les culottes, considérait qu’un homme valait
deux enfants, ne supportait pas. Elle ne supportait
pas que cette petite fille, qui lui ressemblait tant,
fasse trembler les semblants qui organisaient cette
famille autour du symptôme du père. Et elle la giflait
méchamment, la traitait d’enfant pervers et sexuel et
l’envoyait à la cave.
Mais cette petite fille ne cédait pas, questionnait de
plus belle, prenait tous les risques, allait au-devant
des coups, relevait la tête, malgré les menaces,

fussent-elles de l’enfer. Elle avait bien sûr crocheté
ce trait chez sa mère, qui, elle, avait choisi de
continuer à lire. Mais sur ce chemin, c’est sa mère
précisément qu’elle rencontrait.
Excédée, celle-ci lui a finalement tenu le discours
suivant : «Il faut te mater, un jour tu trouveras ton
maître».
Une série symptomatique
Cette phrase a organisé la vie de cette patiente, elle
donne la raison d’une série de symptômes
spectaculaires : elle n’a cessé, toute sa vie durant, de
se jeter dans la gueule de petits maîtres, plus
stupides les uns que les autres, jusqu’à ce que, sur le
point de se faire mater, elle se redresse et se révolte,
comme sa mère, ou plutôt comme sa mère aurait dû
le faire, elle qui, en tant que femme, était accusée
d’être le péché.
Elle recherchait donc un maître pour le toiser. Mais
non sans à chaque fois en accuser le contrecoup. À
dénoncer l’inauthenticité de l’Autre, elle se faisait en
effet rejeter, elle n’était pas aimée, et donc elle ne
valait pas. Et si elle ne valait, alors c’est que l’Autre
avait raison, elle était mauvaise, perverse, pas vraie.
Et, dans ce cas, mieux valait mourir, rejoindre ces
petits anges qui ne dérangent pas et que sa mère
disait préférer.
Elle n’avait pas cinq ans quand sa mère l’a mise au
pensionnat. Et si ce n’est quelques brefs retours en
famille, elle y est restée jusqu’à seize ans. Mais elle
y était bien, mieux que chez elle. Par ailleurs, au
pensionnat, elle était quasi-orpheline, comme sa
mère. Mais l’orpheline n’est pas seulement un trait
de sa mère, c’est également celle qui a été choisie
par son père, un nom de la femme aimée et matée.
C’est à la sortie du pensionnat que les choses se sont
moins bien passées pour elle. Les religieuses avaient
dit à sa mère qu’elle travaillait très bien. Sa mère a
alors considéré qu’elle pouvait réintégrer la famille,
aller travailler et lui remettre son salaire. Elle a alors
tenté de se suicider et a eu affaire aux médecins avec
lesquels elle ne s’est jamais entendue. À vingt ans,
elle s’est mariée pour échapper à sa famille avec un
homme qui voulait l’épouser. Mais, devant sa propre
impuissance lors des rapports sexuels, celui-ci la
battait. Elle l’a alors quitté. Elle a fait partie de
groupes de prières, mais elle «ergotait» et se faisait
rejeter. Etc.
Une folle demande d’amour
Il y a six ans, lorsque je l’ai rencontrée pour la
première fois, elle sortait d’une dernière «bis-
brouille». Une religieuse, à laquelle elle avait
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Accueil
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demandé de lui apprendre le grec ancien et qui avait
dans un premier temps accepté, s’était par la suite
désistée. La raison invoquée à ce désistement était
que, dans ce cas, selon la religieuse, l’étude du grec
ancien était égoïste et ne servait qu’un intérêt
personnel. Ce raisonnement n’était pas loin de celui
de son père. Furieuse, elle a alors décidé de
s’adresser à la psychanalyse, une discipline
antinomique à la religion.
En ce qui me concerne, je me suis intéressée à ce
qu’elle savait et lui ai laissé entendre qu’il était
permis de savoir. Par ailleurs, comme elle agitait
l’idée de sa mort, j’ai très fermement posé un
interdit : il n’était pas question de se faire mal. J’ai
donc à la fois formulé une permission de savoir et
une interdiction de se faire mal. Au fond, j’ai
introduit de nouvelles coordonnées. Qu’ont-elles
donné ?
Plus jamais, il n’a été question de passage à l’acte.
Finies, les grandes querelles avec les médecins, les
assistantes sociales, les religieuses. Par contre, à la
place de ce rapport ravageant au maître qui allait la
mater, s’est installée une névrose de transfert
marquée par une demande d’amour importante. Les
pourquoi que la petite ergoteuse adressait à ses
parents relevaient bien d’une demande d’amour.
Ainsi, au cours de ces six années, elle a rêvé qu’elle
dénichait un livre que j’aurais écrit, mais lorsqu’elle
l’ouvrait et allait enfin découvrir son contenu, pas de
chance, les pages étaient blanches. Récemment, elle
a rêvé qu’elle se retrouvait à une drôle de séance,
elle ne cessait de demander : «Madame, est-ce que
vous m’aimez ?». Au réveil, elle a pensé que c’était
vraiment excessif. Une telle demande d’amour rend
complètement idiot, en effet. Mais, de fait, elle a
toujours voulu être la préférée, et même la préférée
de Dieu. Ainsi, elle n’était pas d’accord lorsque son
père disait que Dieu aimait tous ses enfants de la
même manière et qu’il ne fallait pas être orgueilleux.
Elle voulait être l’élue. Voilà, dit-elle, pourquoi elle
s’est toujours sentie folle. Elle est une mendiante
d’amour.
Aujourd’hui, elle entame, je pense, un nouveau
chapitre de son analyse. Après avoir parcouru en
long et en large sa folie d’amour, elle entrevoit la
folie religieuse de son père, par rapport à laquelle
elle a toujours défendu sa mère, accusée de tous les
péchés, y compris de celui d’avoir eu quatorze
enfants, autant de preuves vivantes d’un commerce
sexuel dont elle était accusée d’être l’instigatrice.
Elle entrevoit également combien sa mère a protégé
son mari et sa folie religieuse de la petite ergoteuse
qui aimait tant la vérité et qu’elle était.

Une névrose extraordinaire
Il y a un an, j’avais qualifié sa névrose
d’extraordinaire. Je dirais aujourd’hui que cette
névrose est une réponse du réel, un choix du sujet –
que rien n’explique au fond, même si on peut en
suivre les méandres. En effet, lorsqu’elle a été mise
au pensionnat par sa mère, l’ordre du monde aurait
pu basculer pour elle, le sens des choses s’effondrer.
Mais ce ne fut pas le cas. Elle est restée celle qui
voulait être la préférée. Ce signifiant maître, la
préférée, est venu métaboliser, dans une insondable
décision de l’être, ce qu’on ne peut qu’entrevoir, de
la chute qui aurait été la sienne, s’il n’y avait eu ce
semblant – ce qu’on ne peut entrevoir qu’à travers ce
semblant.
I
LACAN J., Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 194.
Une femme à postiche
Patricia Johansson-Rosen
Le postiche est un ornement qui remplace
artificiellement la nature. Dans son Cours, J.-A.
Miller l’évoque comme «un semblant qui dit : ceci
n’est pas un semblant», un semblant qui ment.
«La femme à postiche est celle qui ajoute
artificiellement ce qui lui manque, à condition que,
toujours, et en secret, elle l’ait d’un homme. Chez
elle, le paraître est essentiel, en tant que cela doit
paraître comme d’elle-même, de sa propriété. (…)
Le postiche de la femme à postiche est un postiche
qui ment. (…) Elle veut que les autres le croient.
Elle aime le respect comme elle-même.
Corrélativement, elle respecte les semblants
masculins, et les adopte, lorsque le vrai, parfois
caché chez une femme, est qu’elle ne respecte rien
ni personne, et dénonce le phallus même comme un
semblant au regard de la jouissance» 1.
Le cas de M., névrosé obsessionnel féminin, me
paraît illustrer cet usage du semblant.
Une fille perdue
Depuis six ans, M., petite femme retraitée à l’allure
jeune, débordante de vitalité et d’activité, vient me
voir : «Je ne m’entends pas avec les autres et en
même temps, je ne peux m’en passer». Toutes ses
relations, en effet, sont sur ce mode. Sa vie est
insupportable.
Depuis quatre ans, elle consulte une
psychothérapeute qui n’est autre que celle de sa fille
cadette. Un conflit ouvert avec celle-ci l’a amenée
récemment à cesser de voir celle-là.
62
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En fait, l’angoisse a surgi dans sa vie il y a plus de
trente ans et depuis, elle ne cesse de consulter
régulièrement et sans la moindre trêve, psychiatres
et autres médecins qui l’ont aidée «à rester debout».
Elle avait alors trente-cinq ans. Ce jour-là, elle était
dans le métro, pour la première fois «seule avec ses
deux filles» âgées de onze ans et d’un an, quand elle
ressentit une sensation de vertige. Aussitôt lui vint
l’idée que si elle tombait, ses deux petites seraient
des «filles perdues». L’angoisse s’installa.
«Tu n’es qu’une fille perdue», lui disait son père,
fou d’inquiétude, sitôt qu’adolescente elle rentrait à
la maison avec quelques minutes de retard.
Perdue, elle le fut souvent petite fille, notamment
quand sa mère, toujours malade et gémissante,
tomba sous ses yeux évanouie à la suite d’une
coupure au doigt, le père excédé ayant alors tourné
les talons ; mais aussi plus tard quand, étudiante, elle
se retrouva enceinte avant le mariage, au grand dam
de celui-ci.
Les deux mêmes
«Je veux toujours en avoir deux», s’étonne M. à
l’évocation de sa collection de poupées. Quand on
lui offre une petite poupée de collection, elle
s’efforce toujours de racheter la même, pour les
avoir en double, car elle aime les jumelles.
Or, des jumelles, elle en a eu à l’âge de vingt-quatre
ans. Mais c’était beaucoup trop tôt, elle n’était pas
prête. Nées après une grossesse longtemps niée, puis
refusée jusqu’au bout par M. malgré le mariage, les
jumelles sont nées très prématurées.
L’une est morte à quelques jours, l’autre a survécu
au grand désarroi de M. qui se sentait incapable de
l’élever. Cette enfant restante l’a toujours agacée,
contrairement à la cadette que M. a désirée et qu’elle
eut, malgré une grossesse difficile, dix ans plus tard.
Avec cette dernière, jusqu’à ses quatorze ans, elles
ont été longtemps comme des jumelles : elles se
disaient tout.
Pour M., en avoir deux est essentiel. Ainsi explique-
t-elle le désarroi ressenti quand, de l’amant qu’elle
voulait avoir pour répliquer à l’infidélité de son
mari, elle a aperçu l’ectopie testiculaire unilatérale.
Il lui fallut partir sur-le-champ. Cette anomalie
physique rendrait impuissant, selon les dires de sa
belle-mère. De même, pendant des années, elle ne
put, sous peine d’angoisse, quitter mon cabinet sans
avoir au préalable inscrit dans son agenda nos deux
prochains rendez-vous.
La crainte qu’on ne lui prenne sa place chez moi
ayant depuis peu cédé, elle peut donc se passer du
second rendez-vous qu’elle parvenait toujours à
m’extorquer. M., dans le transfert, ne tient plus,

coûte que coûte, «à avoir le dessus», le dessus
qu’elle n’a jamais pu avoir dans sa vie, si ce n’est
avec ses élèves au temps béni où elle était professeur
de français.
Longtemps, M. a attendu que je lui dise comment
faire avec ses filles, son mari, ses rêves. Mon silence
l’a beaucoup agacée, mais elle est revenue
ponctuellement, sans jamais à ce jour rater un seul
rendez-vous.
Elle fut, sur ce mode, intarissable jusqu’au jour où,
alors qu’elle me faisait part des reproches de sa
cadette, je lui dis : «Pourquoi n’avez-vous pas fait
intervenir le père ?» Sans attendre de réponse, je
levai abruptement la séance.
Le mari, un père ?
M. s’étonne de n’avoir jamais pensé que son mari
pouvait intervenir en tant que père pour ses filles.
M., par contre, s’est toujours plaint à elles de son
mari indisponible et peu assidu. Cet homme, au bout
de quarante-cinq ans de mariage, elle ne le
comprend pas. Souvent, elle a pensé à le quitter,
mais elle ne peut vivre sans lui.
Il y a peu, elle l’a vérifié à l’hôpital lorsqu’elle n’a
pu quitter son chevet – surtout, pointe-t-elle, quand
les infirmières venaient lui faire des soins locaux
quelque peu douloureux. Son mari a en effet été
opéré d’un rétrécissement urétral ancien, mais
devenu au fil du temps gênant. Comme quand il
avait eu «une histoire avec une autre femme», elle
s’est alors sentie sexuellement très excitée. C’était
insupportable.
Après sa sortie il a été, un temps, plus désirant et
performant sur le plan sexuel. Mais cela n’a pas
duré. Les relations sexuelles ont donc été pour M.
satisfaisantes, au prix cependant d’une série
d’infections urinaires qui lui donnent l’occasion de
courir encore plus les médecins.
Récemment, elle a fini par se rendre compte, non
sans horreur et pas sans honte, que sa jouissance
sexuelle dépendait essentiellement de la pensée
qu’elle lui occasionnait une douleur génitale. Voir le
visage grimaçant de douleur de son mari durant les
relations sexuelles l’amenait à l’orgasme.
Une scène d’enfance restée particulièrement nette et
troublante lui revient. Au cours d’un jeu de cache-
cache avec un petit garçon qu’elle aimait beaucoup
sans qu’il le sache, elle s’était retrouvée le
chevauchant, alors que lui était tombé sur le dos.
Excitée par la situation, elle pesait de tout son poids
sur son bas-ventre pour lui faire mal.
D’autres associations vinrent à la suite de cette
scène :
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-l’image insoutenable, car elle est pour elle
«obscène», du Christ à moitié nu sur la croix.
Elle ne peut la regarder car elle est obsédée par ce
qui est caché sous le pagne ;
-le souvenir du chat qu’elle aimait et qu’un jour, elle
avait fortement pincé sans savoir pourquoi, jusqu’à
ce qu’il miaule de douleur ;
-les idées rares, mais très inquiétantes pour elle,
d’agression physique à l’endroit de ses deux filles en
bas âge, puis sur ses petits-enfants, dont elle s’est
d’ailleurs beaucoup occupée ;
-et puis le souvenir de son père dont, alors qu’elle
était encore petite, elle avait distingué une fois la
forme des organes génitaux sous le vêtement de nuit.
Un père imposteur
«Mon père, je le détestais. Il s’emportait pour un
rien. A la maison, il ne savait pas se tenir. Il
menaçait sans arrêt de partir.»
Cet instituteur passionné était le fils unique chéri
d’une mère tyrannique qui lui fit épouser sur le tard,
non pas la jeune institutrice qu’il aimait, mais un
bon parti qu’il n’affectionnait pas, et
réciproquement. M. fut l’enfant unique de ce couple
qui ne s’entendit jamais.
La mère de M. était toujours malade. Elle ne put
jamais se séparer de sa mère et de sa sœur, qui
l’aidèrent à s’occuper de sa fille. Les trois femmes,
avec leurs conjoints respectifs, habitèrent la même
maison jusqu’à leur mort.
Mais, à l’extérieur, pour les autres, son père était un
homme de bien, respecté de tous : enseignant
dévoué, pompier bénévole infatigable fasciné par le
feu, dira M. interprétant un rêve.
Il aimait raconter à sa fille, dont il s’occupait
beaucoup lorsqu’elle était petite, des histoires
terrifiantes où les morts reviennent hanter les
vivants.
«Sur son lit de mort, me dit-elle, mon père très âgé
avait encore un petit sourire ironique. Je me suis
alors demandé quel tour il avait bien pu encore me
jouer.»
Elle découvrit quelques années plus tard, après que
sa mère fut morte, que son père était juif. Interpellée
par le nom de jeune fille de sa grand-mère
paternelle, elle avait en effet entre pris des
recherches généalogiques. Son père ne lui en avait
jamais parlé. Elle pense d’ailleurs qu’il s’en est
caché jusqu’à la fin de ses jours. Il s’était fait
baptiser pendant la guerre au moment où elle fit sa
communion. Elle avait d’abord pensé qu’il s’était
converti pour la protéger, et puis pour se protéger
lui.

Son père avait toujours peur. Il était tourmenté par la
mort jusqu’à l’obsession et les histoires «à dormir
debout» qu’il racontait, de morts-vivants qui
reviennent hanter leurs proches, ont fait le lit de bien
des peurs de M.
Les deux ont fait la paire.
En partageant les histoires à dormir debout du père,
M., qui se présentait ouvertement comme une enfant
effrontée, volontiers moqueuse à son égard, a
soutenu la jouissance du père et couvert sa duplicité.
Elle l’a prise à son compte et a faite sienne la façon
d’être de celui-ci, façon où le paraître ne reflète
jamais ce qui est ressenti. La vérité se doit d’être
cachée, donc tue.
Elle peut enfin repérer les traits d’identification au
père : le mensonge, l’hyperactivité, la difficulté de
s’arrêter de faire. Comme lui, elle ne peut supporter
les autres qu’en partageant avec eux une activité.
Tout en présentant son père comme un homme de
semblant, elle a soutenu, en même temps, qu’il
n’était pas un semblant au regard de la jouissance,
jouissance obscène qu’elle partage.
C’est une présence réelle, comme en témoignent ses
cauchemars où il lui apparaît toujours comme un
revenant silencieux, immobile et malfaisant qui la
regarde dormir. Angoissée, elle appelle à l’aide et se
réveille.
Vacillement et disparité
Son insensibilité légendaire dans la famille à la
douleur d’autrui, insensibilité de semblant, pure
feinte pour protéger le réel de la jouissance, s’en
trouve pour le moins ébranlée. Ainsi, récemment,
lors d’un échange avec son mari, homme peu bavard
sur ses sentiments, elle a pu lui dire l’émotion
éprouvée de l’entendre parler pour la première fois
de son chagrin et de son désarroi, lors de
l’enterrement de la jumelle auquel elle n’avait pu
assister.
Son postiche «des deux semblables» a vacillé,
comme le dénote une série de rêves récents où
apparaissent, entre les deux qu’il faut toujours, une
disparité : une pomme et une poire, un oiseau blanc
et un oiseau noir. La relation aux deux personnes
qu’elle aime, son mari et sa fille cadette, a
progressivement changé.
Ainsi, M. n’est plus autant obsédée par le sexe de
son mari et elle supporte mieux sa relation à lui. Ils
plaisantent même ensemble. Sa cadette a pu
s’éloigner considérablement de sa mère. Elle vit en
province depuis deux ans avec un compagnon.
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La municipalité de sa ville natale veut donner le nom
de son père à l’école de musique où il a enseigné. En
vue de cet hommage posthume, il a été demandé à
M. d’établir sa biographie. Elle a accepté d’emblée
mais, depuis lors, n’a pu écrire une seule ligne :
«J’ai eu beau ressortir tous les rapports d’inspection
que mon père avait soigneusement gardés, je n’y
arrive pas. Même s’il l’a caché, mon père était juif.
Me faut-il le dire ? Et moi alors…, que suis-je ?»
Le postiche de M. voudrait faire croire que le
phallus n’est pas un semblant, et que le père ne se
réduit qu’au réel de la jouissance. Il achoppe
pourtant dans sa tentative de résoudre le manque-à-
être du sujet féminin par l’avoir – avoir ce qui lui
manque d’un homme.
Là où pourrait se rencontrer l’amour qui s’adresse au
semblant, ici démenti, vient se loger la haine. À ne
pouvoir se servir du père comme il convient, M. ne
peut donc «réellement» s’en passer pour l’instant.
1. MILLER J.-A, «Des semblants dans la relation entre les sexes», La Cause
freudienne n°36, Seuil, Paris, 1997, pp. 12-13.
Un vacillement mélancolique
Dominique Vallet
Dans son article «Clinique ironique» 1, J.-A. Miller
éclaire une clinique psychanalytique fondée sur
l’inexistence de l’Autre comme défense contre le
réel. Il propose une clinique universelle du délire, à
partir de la place singulière du schizophrène pour
qui tout le symbolique est réel. De cette place peut
apparaître que, pour les autres sujets, le symbolique
n’est que semblant.
La structure névrotique est sans doute celle où se
repère le mieux la dimension du semblant, en
particulier au travers des différentes modalités de
ratage dans la relation à l’Autre. Mais c’est dans la
structure psychotique que l’on peut mesurer encore
mieux la fonction nécessaire du semblant lorsque,
radicalement en défaut, il ne vient plus limiter les
effets ravageants de la jouissance. La clinique du
déclenchement permet de souligner ce moment de
vacillement radical qui, dans des conjonctures
particulières, vient dévoiler l’absence de signifiant
du Nom-du-Père. À partir de la dimension de
semblant de la métaphore paternelle, cette clinique
conduit à interroger ce qui, dans la psychose, peut
venir occuper cette place après le déclenchement –
dans différents aménagements subjectifs possibles.
C’est l’ensemble de la clinique de la métaphore
délirante et des modes de stabilisation possible dans
la psychose. Au sein de ces différents
aménagements, il convient de repérer ce qui peut

maintenir cette stabilisation ou ce qui peut, de
nouveau, tout remettre en cause.
C’est encore une clinique des phénomènes
«prépsychotiques», dans lesquels on peut voir
apparaître les éléments de la structure psychotique,
sans toutefois assister à un déclenchement de
psychose.
Ainsi, il est possible de considérer deux occurrences
dans la psychose. D’une part, tout ce qui relève du
vacillement et de l’effondrement psychotiques, avec
un bouleversement radical du sujet dans son rapport
à la jouissance. Mais aussi, par ailleurs, tout ce qui
relève des aménagements subjectifs particuliers pour
venir en limiter les effets mortifères. Il y a là des
enjeux essentiels, tout autant ceux du diagnostic que
ceux du maniement du transfert avec un sujet
psychotique. C’est ce que peut illustrer le cas de ce
sujet.
Le déclenchement
Cette jeune femme a déclenché sa psychose au
moment de la naissance de son premier enfant. Elle
est mariée depuis cinq ans, et la mort de son père est
intervenue peu auparavant. Ces cinq années auront
été marquées par de grandes difficultés à avoir un
enfant. La raison en est la stérilité mise au compte
d’une hypofertilité du mari. Le recours à la
procréation médicalement assistée, au terme d’un
parcours médical très éprouvant, permettra de mener
à bien cette grossesse tant attendue. Elle se déroulera
dans une atmosphère d’angoisse, marquée dès le
début par la crainte de donner naissance à un enfant
anormal. Cette angoisse culminera au moment de
l’accouchement, vécu dans une atmosphère proche
de la dépersonnalisation. La naissance de son enfant,
dont le prénom souligne à la fois la dimension de
l’engagement et du combat mené pour l’obtenir ainsi
que celle de l’effet de néantisation qui
l’accompagne, marque pour elle une rupture
radicale.
Le retour de la Maternité est marqué par un profond
abattement. Elle ne comprend pas ce qui la fait tant
souffrir malgré la présence de cet enfant tellement
désiré ; elle reste perplexe face à cette force qu’elle
éprouve profondément, et qui la pousserait à mourir
avec son enfant pour le présenter à son père mort.
Elle se surprend plusieurs fois, alors qu’elle se
baignait avec l’enfant posé sur son ventre, à le
laisser glisser sous l’eau au risque de le noyer. Cela
suscite chez elle une angoisse profonde et indicible
qui alimente un sentiment d’horreur face à ce qu’elle
vit comme son incapacité à être mère. Ce moment de
perplexité durera quelques semaines et trouvera sa
limite dans les circonstances banales d’un accident
65
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de la circulation, survenu le jour de la date
anniversaire de l’insémination artificielle. Cette
coïncidence prend pour elle valeur de certitude : son
père, décédé, est à l’origine de l’accident ; le
conducteur de la voiture qui les a percutés est le père
biologique de son enfant. Elle ne restera pas fixée à
cette construction imaginaire qui aurait pu donner
lieu à un délire sur la filiation de son enfant, mais
cela lui permettra de confier à son entourage ce
qu’elle contenait jusque-là de sentiments de
culpabilité et d’indignité face à ce qu’avait fait
surgir, pour elle, l’arrivée de cet enfant.
C’est la première hospitalisation. Les circonstances
de la maternité, et plus particulièrement le moment
de l’accouchement avec la présence réelle de
l’enfant, viennent révéler la carence de la
signification phallique. Cette présence réelle de
l’enfant ne vient pas satisfaire la réalisation d’un
désir, qui trouverait à se soutenir de la présence
symbolique du père et qui pourrait se déplacer
métonymiquement sur la figure du mari. Ici, elle
vient plutôt révéler de façon radicale la carence de la
fonction paternelle, faisant surgir alors la présence
réelle du père mort. Dans l’après-coup, on peut relire
toutes les manifestations d’angoisse qui ont marqué
le cours de la grossesse de ce sujet comme les
premiers signes de l’effondrement qui s’annonçait.
Les circonstances particulières de la conception de
l’enfant, marquées d’une dimension de forçage,
soulignent tout particulièrement la dimension de
semblant de la fonction paternelle. Le délire de cette
patiente ne porte pas essentiellement sur la filiation
de son enfant. Elle a, certes, pu un temps fixer cette
question autour de la rencontre accidentelle avec un
père présumé. Le délire est davantage corrélé à la
position subjective qu’elle nous indique au moment
où il s’agit pour elle de «présenter l’enfant au père
mort». Pas question, ici, à l’instar du sujet névrosé,
d’inscrire cette question dans l’ordre symbolique,
avec toute la dimension de ratage que cela peut
impliquer. Nous sommes là dans un tout autre
registre où c’est la question de l’être même qui est
touchée. Il en découle cet effet de néantisation qui
emporte le sujet tout entier, au risque d’y entraîner
aussi son enfant. La naissance de l’enfant ouvre le
tombeau du père, et pourrait l’y précipiter. Voilà la
place, pour elle, que lui désigne l’enfant. Elle y est
entièrement prise.
Le recours à l’idéal
C’est dans un certain collage à l’idéal d’être une
bonne mère qu’elle arrivera quelque peu à se
dégager de cette position. Cela ne va pas sans ravage
dans sa relation avec son entourage, en particulier à

l’égard de son mari. Il a très mal supporté la maladie
de sa femme, et le couple a failli se séparer. La
survenue, inattendue, d’une deuxième grossesse les
a surpris, notamment par rapport au diagnostic
médical initial. La naissance de ce deuxième enfant
sera suivie d’une deuxième hospitalisation, en raison
de l’émergence de nouvelles idées suicidaires. Cet
état mélancolique est alors marqué d’une dimension
interprétative, centrée sur la personne du mari. Elle
s’inquiète des problèmes qui pourraient surgir entre
son fils et son mari, dans la mesure où ce dernier
pourrait préférer sa fille. Elle est particulièrement
attentive à tous les signes qui, dans son attitude
envers les enfants, pourraient en rendre compte, pour
aussitôt lui en faire le reproche. Ce qui s’était
produit au premier épisode – présenter l’enfant au
père mort – se déplace ici sur la personne du mari. Il
se trouve, sur le plan imaginaire, convoqué à assurer
sa place de père, et elle le somme à chaque fois de
venir y répondre. Tout cela ne va pas sans de
grandes difficultés.
C’est à l’occasion de cette deuxième hospitalisation
qu’elle s’engage un peu plus dans le lien
transférentiel. Les premiers temps de cette relation
seront marqués par la dimension prégnante de sa
position mélancolique. Les moments
symptomatiques se succèdent de manière
rapprochée, avec un retentissement important sur sa
vie familiale et professionnelle. Les circonstances
d’un stage, qui doivent l’éloigner quelques semaines
de son mari et de ses enfants, précipiteront un
troisième moment délirant qui la ramènera à
l’hôpital. Dès son arrivée sur le lieu de stage, tout
s’est mis à faire sens autour d’elle. L’actualité du
moment était centrée sur un mouvement social
d’ampleur nationale : elle était responsable de ce
désordre et tout lui indiquait qu’elle devait
disparaître. Le regard des gens lui désignait la place
qui lui était assignée, celle de la benne à ordures. Ce
nouvel épisode, qui date de plus de huit ans, reste à
ce jour le dernier moment de grande vacillation
subjective.
Arrêtons-nous sur quelques coordonnées de son
histoire. La patiente souligne un sentiment précoce
d’abandon, éprouvé à l’égard d’une mère qu’elle
trouvait trop absorbée par ses deux plus jeunes
enfants, et la dimension d’une relation conflictuelle
avec un père plutôt brutal dans les rares moments où
il était présent à la maison. Cette opposition s’était
exprimée assez bruyamment au moment de
l’adolescence, et n’avait trouvé à s’apaiser que dans
les circonstances de son engagement professionnel.
Alors seulement, elle avait pu se rapprocher de lui,
en particulier au moment de la maladie cancéreuse
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qui allait l’emporter rapidement. Elle avait été
particulièrement étonnée de ce que lui avait alors
confié son père du secret de sa propre enfance : il
avait été abandonné par sa mère et élevé par
l’Assistance publique. Jusque-là, elle n’en avait rien
su. D’autres zones de silence marquent encore
l’histoire familiale : le suicide d’une sœur de son
père, dont elle ne peut rien dire, et le souvenir
énigmatique des visites qu’elle faisait, enfant, au
cimetière, conduite par sa grand-mère maternelle sur
la tombe de la première épouse du grand-père
maternel, qui était morte en couches. Ces éléments
sont importants à resituer ici dans leur dimension de
secret, au regard de la position de cette patiente sur
son exigence de vérité, en particulier vis-à-vis de son
fils à qui il faudrait tout dire des circonstances de sa
conception.
Les effets du transfert
C’est autour de la difficulté à tenir sa place auprès
de ses enfants qu’elle établira la relation
transférentielle dont elle se soutient. Dans cette
adresse, elle peut trouver à loger autrement la
question qui a surgi au moment du déclenchement.
Présenter l’enfant au père, c’est ce qui se répète dans
ses moments mélancoliques. C’est également ce qui
insiste dans l’effort qu’elle soutient en veillant à
préserver auprès de ses enfants la place de leur père.
Elle y insistera encore davantage lorsque son mari
aura pris l’initiative de leur séparation. Il est parti
vivre avec un homme, révélant ainsi son
homosexualité. Elle en sera touchée, surtout après ce
qu’ils avaient traversé ensemble pour avoir des
enfants. Mais, là, elle ne vacillera pas. Face à la
difficulté qu’il a à maintenir une relation avec ses
enfants, elle sera attentive à ne rien faire qui puisse
le disqualifier à leurs yeux, et se montrera toujours
soucieuse de soutenir le moindre mouvement de sa
part vers eux. Elle doit aussi faire face aux
difficultés qui ne manquent pas de surgir avec les
enfants : son fils semble déprimé, alors que sa fille
manifeste beaucoup d’exigences envers elle et la
sollicite de manière intense, souvent conflictuelle.
Elle a par ailleurs pu reprendre, après une longue
interruption, sa vie professionnelle.
Les aléas des négociations parfois difficiles avec son
ex-mari autour de la garde des enfants lorsqu’il ne
veut pas les recevoir, ou les moments de tension
dans son travail peuvent rapidement faire surgir un
sentiment d’incapacité douloureux, qui se trouve au
cœur de ce dont elle vient témoigner dans nos
entretiens. Les exigences de l’idéal éducatif qu’elle
voudrait atteindre la conduisent à des engagements à
la limite de ce qu’elle peut effectivement soutenir.

Deux points restent centraux dans ses
préoccupations : s’assurer que le père tient toujours
sa place auprès de ses enfants ; trouver le moment
où elle pourra révéler à son fils les circonstances de
sa naissance.
Du fait de la distance manifestée par leur père, elle
se heurte parfois à la décision de ses enfants qui ne
manifestent pas beaucoup d’enthousiasme pour le
voir, lorsque cela leur est possible. Elle met cela sur
le compte de la souffrance qu’elle leur suppose. Au
cours des entretiens sera évoquée l’éventualité que
ses enfants puissent aller parler à quelqu’un. Elle se
saisit de cette démarche, sans attendre le conseil
d’une orientation précise. Elle s’adresse directement
à une psychologue qui va se montrer plutôt directive.
Celle-ci, prenant le parti de dénoncer
l’inconséquence du mari, lui conseille de cesser de
s’en soucier et de l’effacer de sa vie. Elle ressort de
cette entrevue très angoissée, envahie par cette idée
qu’elle pourrait tuer ses enfants pour se suicider
ensuite. L’intervention de la psychologue est venue
toucher au cœur même de sa position mélancolique.
Présenter l’enfant au père est ce qui la tient au
monde, elle est tout entière prise dans, cet énoncé.
Son inquiétude sur l’attention que porte son mari
aux enfants n’en est qu’une variante ; c’est aussi ce
qu’elle vient présenter dans la relation thérapeutique,
lorsqu’elle fait part de son inquiétude sur l’état de
ses enfants, conduisant à poser l’indication d’une
prise en charge. Il aurait sans doute mieux valu aller
jusqu’au bout de cette démarche, et ne pas laisser cet
énoncé en suspens. Cela lui aurait évité cette
intervention extérieure qui, immédiatement, a fait
resurgir la jouissance mortifère. Mais, dans ce
moment singulier où tout pouvait à nouveau
basculer, elle a pu trouver un point d’arrêt en
s’appuyant aussitôt sur sa relation au thérapeute.
C’est ici le transfert qui est venu faire barrage à la
jouissance.
Voici les deux temps qui illustrent la position
mélancolique de cette patiente. Tout d’abord le
moment du vacillement, lorsque la naissance de
l’enfant implique pour le sujet un appel au père. Ce
qui lui revient alors est l’horreur de sa position de
déchet, puisqu’elle est le déchet universel. Puis le
second temps, celui de la stabilisation où, dans
l’adresse à l’Autre du transfert, elle instaure un
Autre à qui l’on peut continuer à présenter l’enfant,
ce qui lui permet ainsi de mettre un peu d’écart entre
elle et le père mort.
Le trajet effectué par cette patiente n’est pas celui
d’une cure analytique. Pourtant il témoigne de son
engagement dans le transfert, par le développement
d’une invention où elle trouve à réduire la
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jouissance. À partir de ce point de vacillement qui
ouvre une béance radicale où elle pourrait
disparaître, elle puise dans l’adresse à l’analyste la
capacité à y remettre du semblant. C’est ce trajet, du
réel au semblant, qu’elle vient construire grâce au
transfert. Ce n’est pas sans effets de pacification,
même si cette construction reste encore fragile et ne
la met aucunement à l’abri des mauvaises
rencontres.
1. MILLER J.-A., «Clinique ironique», La Cause freudienne n°23, Paris, Seuil,
1993, pp. 7-13.
Une idée fixe
Monique Amirault
Rébecca est une jeune femme de vingt-cinq ans.
Bien qu’elle ait fait des études supérieures, elle
travaille comme caissière dans un hypermarché. Ce
qui n’était qu’un travail occasionnel est devenu le
cadre principal de son existence auquel s’ajoute
celui de sa famille, puisqu’elle vit toujours chez ses
parents. C’est une jeune fille d’allure plutôt sportive,
vêtue sobrement mais avec goût, au joli visage lisse
que n’animera jamais un sourire pendant les
premiers mois de rencontres. Seul, un mordillement
constant des joues signera son embarras. Rébecca
s’adresse à l’analyste avec une question bien
précise : elle a une idée fixe. Il s’agira
d’accompagner et de soutenir l’effort de cette jeune
fille qui, au moment de notre rencontre, est lâchée
par tous les semblants et suspendue, d’une certaine
manière, au bord du gouffre ouvert dans le réel, par
une seule formule propre à nommer l’objet indicible
– une idée fixe – qui fournira longtemps sa seule
matière à nos échanges et leur donnera un style
minimaliste.
Très vite, en effet, il s’avère que ce signifiant idée
fixe est sans contenu, et qu’il doit être considéré
comme un syntagme figé, S1 non articulable, dont la
contrepartie se situe dans une impossibilité pour
Rébecca à user du langage. D’un côté, il y a l’idée
fixe ; de l’autre, un débranchement radical du
système signifiant. Cela rendra nos rencontres
difficiles car Rébecca a beaucoup de mal à répondre
aux questions, et ne peut donner que peu d’éléments
pour expliquer ce qui s’est passé pour elle, dans ce
moment où elle s’est trouvée désarrimée de l’Autre.
Ce n’est qu’au bout de plusieurs mois qu’elle pourra
revenir sur le temps d’«avant» et énoncer quelques
précisions sur la conjoncture ayant conduit à cette
rupture radicale.

Les trois temps d’un «débranchement»
Il semble qu’une vacillation étrange se soit produite,
deux ans plus tôt environ, lors d’un échange avec un
jeune homme, un copain à qui l’attachait quelque
sentiment amoureux. Une troisième personne a joué
un rôle dans cette conjoncture il s’agit d’un ami,
commun à Rébecca et à son copain. C’est dans un
échange des regards qu’elle dit avoir éprouvé, un
certain jour, un grand malaise, malaise énigmatique
qu’elle tente d’exprimer à l’un de ses amis, à quoi
celui-ci répond en lui disant : «Tout ça, c’est dans ta
tête». Rébecca éprouve aussitôt un violent mal de
tête, cette formule la pénètre et, à partir de cet
instant, elle devient silencieuse et solitaire. Le hors-
sens radical du premier temps de la séquence se
confirme dans ce second temps par un capitonnage
corporel. 1
Elle se demande si elle n’est pas folle et va consulter
un médecin qui lui fournit la matière à nommer ce
qui lui arrive : c’est une idée fixe. Les deux temps
précédents sont ainsi suivis d’un troisième temps, où
un arrimage minimum dans la structure lui est
permis par cette nomination qui opère un
capitonnage signifiant. Elle va alors voir une
psychothérapeute qui trouve prudent de l’envoyer
faire des examens. Aucun trouble, ni neurologique ni
tumoral, n’est repéré. Puis, pendant un an, elle
consulte un psychiatre. Enfin, au hasard de
l’annuaire téléphonique, elle s’adresse à moi avec
cette question, au téléphone : «est-ce que vous
soignez les idées fixes ?».
Ce n’est que beaucoup plus tard que j’apprendrai
qu’un autre événement est survenu dans la logique
de cette conjoncture. Rébecca était sortie soulagée et
heureuse de chez le médecin qui lui avait donné
matière à nommer un symptôme et à circonscrire
ainsi la jouissance hors-sens. Le malaise avait
disparu, mais cet état n’avait duré que quatre ou cinq
jours, jusqu’à ce qu’elle entende dire à la télévision
que Freud aurait couché avec sa fille. Ce qui se
présente là comme interprétation délirante ou
hallucination, retour dans le réel témoignant de
l’absence de la signification phallique sous-jacente,
la laisse très affectée et dans une grande perplexité.
Elle «change de couleur» au point que son père s’en
aperçoit et, depuis lors, un grand malaise persiste
avec ses parents, surtout son père avec qui elle évite
d’être seule – tandis que sa mère s’inquiète de son
silence, qui fait énigme.
Je distinguerai les temps de nos rencontres en les
spécifiant par les formules dont Rébecca use pour
tenter de capitonner les séquences langagières
minimales dont je me fais l’adresse.
68
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«En fin de compte, c’est pas évident»
Le premier temps est marqué par la douleur du sujet
qui ne trouve plus à se situer dans la structure
signifiante, ne parvient pas à articuler quoi que ce
soit dans la parole et finit par pleurer
silencieusement sur la solitude qui l’habite de ce fait.
Lorsque Rébecca parvient, dans un immense effort,
à prendre la parole, c’est avec deux expressions qui
cernent un vide central : «en fin de compte… c’est
pas évident». La phrase, le plus souvent, n’est
constituée que de cela. L’analyste se doit de
présentifier pour elle un minimum de système
langagier pour l’assister dans son effort pour
nommer, situer, border par des mots le gouffre
ouvert dans le réel. Je lui offre donc des mots
comme hameçon pour un semblant de sens, à elle
qui utilise tout juste quelques formules qui
surnagent, désarrimées, dans des propositions
souvent tautologiques, du style : «quand ça va, ça va
– quand ça va pas, il y a l’idée fixe», «quand il y a
l’idée fixe, ça va pas», «l’idée fixe, c’est un
problème de communication», «l’idée fixe, c’est la
solitude»,«l’idée fixe, c’est le regard des autres».
La tentative pour localiser cet objet trop réel se
traduit ainsi : «c’est un bloc», «c’est le socle de
l’idée fixe», «c’est un bloc à écraser», «c’est la
poche de solitude», «c’est pas toujours là». Les
essais de métaphorisation se repèrent dans des
formules telles que : «il y a peut-être une autre idée
derrière», ou «ça sert peut-être à cacher la solitude».
«Disons que…»
Le second temps des rencontres de Rébecca avec
l’analyste est ponctué par la formule «disons que»,
formule avec laquelle elle se présente, complétée
souvent de «ça va mieux», «c’est normal» et
accompagnée de légers sourires à son arrivée aux
séances, sourires qui s’éteignent vite lorsque, cette
première phrase énoncée – «ça va mieux» Rébecca
se retrouve face au gouffre dont elle doit
s’accommoder. Cependant, cette formule – «disons
que» – atteste d’une position d’énonciation, d’un
engagement du sujet qui se traduit dans quelques
séquences langagières, en réponse aux incitations de
l’analyste. Après-coup, Rébecca parvient à
transmettre l’expérience qui a été la sienne, ce qui
ouvrira à la recherche d’un savoir-y-faire-avec son
sinthome qui l’inscrive dans un lien social, malgré sa
position hors-discours.

L’hérésie du psychotique
Comment se débrouille-t-elle avec l’idée fixe ? Au
mieux, quand ça va, elle se dit «c’est qu’un
symptôme» ou encore «il y a que moi qui le sais, ça
se voit pas» mais reste qu’avec les autres, «ça
n’accroche pas, ça fait barrage», elle se sent
étrangère. Elle rend compte du moment où s’est
produite pour elle cette bascule : «j’ai été terrassée,
ça m’a frappée, je n’y étais pas préparée»,
témoignant par là de l’absence de recours au
signifiant pour articuler ce phénomène qui l’a laissée
au bord du gouffre, jusqu’à ce qu’elle retrouve un
ancrage minimal par ce signifiant idée fixe. Elle dit
encore : «c’est comme si j’étais lâchée en pleine
nature», «je suis rattachée à rien», «ça m’a rendue
plus faible», formules exemplaires dans leur
simplicité. Si Rébecca parle maintenant un peu plus
avec les autres, elle en éprouve les limites : «quand
on parle de travail, ça va, mais quand on parle de
soi, je peux pas, je suis à l’extérieur, j’y suis pas…»
ou encore «je suis détachée», «j’ai plus de
sentiments». Elle m’apprend qu’elle a commencé à
sortir en ville, à s’acheter des vêtements ; une fois,
elle est même allée au cinéma, ce qu’elle n’avait pas
fait depuis deux ans, toujours seule cependant.
Quand «ça va pas», ou «quand j’y pense… enfin,
c’est pas que j’y pense, mais c’est là, ça me
bloque…», c’est en «se bougeant», là où le
signifiant phallique forclos ne vivifie pas le corps
d’une manière réglée, qu’elle «actionne» son corps
et court alors sur le parking de son supermarché. Il
lui arrive aussi de prendre sa voiture et de partir au
bord de la mer, de rouler longtemps. De manière
générale, elle sort souvent, c’est-à-dire qu’elle
«vadrouille» en ville, sans but précis.
Ici s’atteste la modalité singulière de l’hérésie qui
est d’emblée le lot du psychotique, et qui se dévoile
lorsque s’écroulent les fragiles semblants. L’hérésie,
dans son acception la plus commune, est une opinion
ou une doctrine qui corrompt les dogmes ou se situe
en opposition aux idées reçues. Pour Lacan, être
hérétique va au-delà et suppose un savoir singulier,
non pas en opposition à l’Autre et à ses idéaux, mais
séparé de l’Autre, hors l’Autre, un savoir révélé au-
delà du voile des semblants. Il porte sur le pas de
sens, sur l’impossible à écrire le rapport sexuel et
corrélativement sur la reconnaissance de la
jouissance du symptôme, ce vers quoi une analyse
orientée vers le réel doit conduire.
C’est donc un savoir nouveau sur le symptôme qui,
bien au-delà de ses déterminations signifiantes, porte
sur son usage de jouissance. La rencontre avec Joyce
permet à Lacan d’en dégager cette fonction
radicale : «Je suis assez maître de lalangue, dit-il,
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celle dite française, pour y être parvenu moi-même
ce qui fascine de témoigner de la jouissance propre
au symptôme. Jouissance opaque d’exclure le sens.
On s’en doutait depuis longtemps. Être post-joycien,
c’est le savoir» 2. Lacan ajoutera encore que Joyce
«choisit. En quoi il est comme moi un hérétique
(…). Il faut choisir la voie par où prendre la vérité,
ce d’autant plus que le choix une fois fait n’empêche
personne de le soumettre à confirmation, c’est-à-dire
d’être hérétique de la bonne façon – celle qui,
d’avoir bien reconnu la nature du sinthome, ne se
prive pas d’en user logiquement, c’est-à-dire jusqu’à
atteindre son réel» 3.
A ce qui se présente comme dévoilement chez le
névrosé s’oppose, chez le psychotique, l’expérience
énigmatique d’un réel dont il n’est plus protégé et
dont il vient témoigner chez l’analyste.
La bonne façon d’être hérétique
La bonne façon d’être hérétique concerne le
psychotique comme le névrosé, et avant tout
l’analyste lui-même, dont l’acte permet de s’orienter
dans cette voie par où prendre la vérité, voie que
Lacan indique là comme celle du réel. Le corollaire
en est, lorsque l’Autre n’existe pas, de «soumettre
son choix à confirmation». C’est, pour Rébecca, le
temps qu’il lui faut pour trouver la bonne manière de
faire avec les semblants auxquels elle ne croit plus
afin de s’en servir dans le lien social, car, dit-elle,
«c’est à moi d’en sortir, d’être responsable de moi»,
«de ne pas déraper». Sa question est celle que
formulait ainsi J.-A. Miller : «Comment faire et faire
bien quand il n’y a pas de règles ?» 4.
C’est dans une conversation plus légère que se
poursuivent alors nos rencontres. Les formules
toutes faites, prises dans le discours commun, sont
bricolées avec assez d’à-propos et donnent le
change. Rébecca sait bien qu’elle doit prendre
quelques précautions, qu’elle doit s’efforcer
d’«avoir l’air de sentir les choses comme les autres».
«Maintenant, dit-elle, y'a plus vraiment d’obstacle,
faut faire avec…», «quand je m’y prends mal, ça va
pas», «faut que je fasse attention de ne pas déraper»,
«il faut que je me contente de me porter comme je
suis», «je me laisse être», «je suis plus libre», «je
retrouve des sensations, des repères». Un de ces
repères perdus est celui du temps. Depuis trois ans,
elle vivait hors temps. «Maintenant, dit-elle, quand
je vais travailler, que j’arrive sur le parking, c’est
comme si la journée commençait».
Rébecca est ainsi passée d’une position de
sidération, d’angoisse massive, d’où émergeait,
isolé, un unique signifiant a-sémantique «idée fixe»
constitué et adressé comme un symptôme à

l’analyste, à ce «point de rebroussement où le sujet
n’est plus écrasé par son symptôme» et peut donner
son assentiment au réel en jeu.
Une question de style
Se dégage alors ce que l’on peut entrevoir comme le
style du sujet, sa façon singulière d’être au monde
qui signe l’écart imposé au psychotique par rapport à
la norme : «Psychose et style sont deux mots qui
vont très bien ensemble» 6. C’est une invention
permanente à laquelle Rébecca est tenue pour
trouver comment, avec des bouts de semblant, faire
obstacle au réel et se glisser dans des échanges dont
la facticité ne lui échappe pas. Le style minimaliste
de Rébecca, habitée et traversée de quelques
propositions, de formules standard, mais qui
émergent avec pertinence, fait d’elle «la discrète». Il
y a chez elle une alliance remarquable entre le
sérieux et l’application nécessaires à user des
semblants pour éviter le «dérapage», et une discrète
ironie qui, de ces mêmes semblants, révèle
l’impudence.
«Je ne prends pas les choses au sérieux, alors il faut
que je fasse attention», dit-elle. Au début de nos
rencontres, elle avait été l’objet d’une remarque d’un
de ses supérieurs sur le fait qu’elle n’était pas assez
souriante. «Des fois, je souris trop», dit-elle,
«maintenant je rouspète pas, je rends service».
Cependant elle ajoute – «quand ça ne m’intéresse
pas, je peux pas toujours faire semblant !», et
l’ironie pointe lorsqu’elle évoque les réunions et
autres cérémonies destinées à faire consister dans
l’entreprise l’identification au groupe, ce à quoi elle
se dérobe volontiers.
«Au travail, j’ai ma place», conclut-elle un jour, car
sans doute peut-elle glisser son être de pur semblant
dans la facticité de l’organisation, entre le parking
où elle s’«actionne», son uniforme de caissière et les
propos anodins dont elle se doit d’user avec les
clients qui se succèdent devant elle et auxquels elle
se surprend parfois à répondre, «du tac au tac».
La séance analytique comme «pur topos» 7
C’est auprès d’un analyste que Rébecca est venue
attester de cette expérience indicible du réel qui a
fait d’elle un sujet radicalement Autre, et de ce qui
s’est constitué ainsi comme symptôme – l’idée fixe.
La singularité de cette jeune fille aux prises avec le
réel sans le recours, ou presque, de la langue, pose la
question du statut de la séance analytique et de la
forme à lui donner. Avec Rébecca, il ne s’agit pas
précisément de se faire «secrétaire de l’aliéné»,
sinon pour prendre acte de ce dont elle vient attester
70
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en silence dans le dérèglement d’une sémantique qui
l’a désertée. Il ne s’agit pas non plus de se faire son
semblable pour deviser «à bâtons rompus» 8, là où la
parole comme semblant est presque inutilisable. En
effet, «parler à bâtons rompus c’est, avec le sujet
psychotique, une manière d’emprunter les chaînes
signifiantes qui, par le nouage qui peut s’y produire,
fasse lien social et lien transférentiel» 9. Encore faut-
il pour cela que le sujet use aisément de la parole, ce
qui n’est pas le cas de Rébecca. Les tentatives de
l’analyste dans ces deux directions se sont vite
révélées inopérantes, les conséquences étant
repérables dans le retour des larmes silencieuses et
la fuite du regard.
Ici la faillite de l’imaginaire est telle, de ne plus être
noué au symbolique, que l’usage de la parole est
extrêmement difficile – contrairement au
déferlement sémantique qui se produit le plus
souvent. Rébecca rend compte de l’écart qui existe
pour elle entre les formules du discours courant et
leur impossibilité à rendre compte du réel qui
l’habite : «Quand j’y pense… enfin, c’est pas que j’y
pense, c’est là…» ou encore «je fais semblant…
enfin, c’est pas que je fais semblant…» 10. Pourtant,
à partir des effets obtenus, nous pouvons déduire que
les premiers échanges avec l’analyste, si réduits
soient-ils, ont opéré un nouage, une «épissure»,
entre l’imaginaire et le symbolique, suffisant à ce
que, du même coup, «le réel, parasite de la
jouissance» et le symptôme se raboutent en une
deuxième épissure 11. L’idée fixe, ainsi constituée en
symptôme, devient ce que le sujet a de plus réel 12 et
avec quoi il doit se débrouiller. C’est au regard de ce
noyau de réel que Rébecca se présente, avec
exactitude, à chaque rencontre, obtenant ainsi une
certaine permanence de l’ego : «ça va…», «ça va
mieux…», «c’est normal», «c’est toujours là»,
«quand j’y pense pas, je vois le jour», «ça a tout
changé, c’est incroyable». Rébecca n’attend rien
d’autre.
C’est du côté de l’analyste qu’«en fin de compte…
c’est pas évident», lorsque vacillent pour lui les
semblants dont se supporte son acte et qu’un
nouveau calcul doit prestement restaurer la
dimension opératoire d’une fonction qui s’avère être
pur soutien de ce nouage auquel le style du premier
temps des rencontres, à être sans doute devenu
quelque peu standard, ne répond plus. La séance se
doit d’être sans paroles, mais aussi bien, sans
silence : toute proposition, même à bâtons rompus,
remet Rébecca devant le gouffre ouvert par la perte
de l’articulation signifiante. À l’analyste d’inventer
la bonne façon de faire de la séance non pas un
espace, «un lieu occupé par les préoccupations du

patient, occupé par le contre-transfert, occupé par les
productions mêmes du psychisme» mais un lieu «qui
doit se réduire à un point», un lieu qui «n’est pas un
espace mais un pur topos» 13. Que l’échange se
borne à quelques mots, et il s’agit d’arrêter la séance
au moment précis où se produit un capitonnage
minimum, une «agrafe», fût-elle fragile et éphémère,
car nous savons avec Lacan que «l’espoir n’y fera
rien, ce qui suffit à le rendre futile, soit à ne pas le
permettre» 14. À cette condition seulement, Rébecca
peut repartir, non dans les larmes de son désastre
mais avec le léger sourire qui signe son style,
l’accompagne dans le parcours de la vie quotidienne
et lui permet d’«être hérétique de la bonne façon».
1. Je remercie Pierre MALENGREAU de l’échange que nous avons eu à ce
sujet oit il a fait valoir, en prenant appui sur ce cas, en quoi la notion de
débranchement ne relève pas d’une nosographie descriptive mais bien d’une
clinique démonstrative, fondée sur une temporalité.
2. LACAN J., «Joyce le symptôme II», Joyce avec Lacan (s/dir. AUBERT J.),
Paris, Navarin, 1987, p. 36.
3. LACAN J., Le Séminaire, Livre «Le sinthome» (19751976), Ornicar ? n°6,
Paris, Lyse, mars-avril 1976, leçon du 18 novembre 1975, p. 6.
4. MILLER J.-A., Intervention lors de la journée La stylistique des psychoses,
Rencontre des Sections et Antennes cliniques du Champ freudien, Paris, 3
juillet 1999.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. LAURENT E. (entretien avec), «Une séance orientée par le réel», La Lettre
mensuelle n°188, mai 2000, p. 16.
8. LACAN J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la
personnalité, Paris Seuil, 1975, p. 213.
9 BRIOLE G., «À bâtons rompus», L’Essai n°3, Paris, Département de
psychanalyse, Université de Paris VIII, 2000, p. 5.
10. Cela n’est pas sans évoquer les propos de Gaston CHAISSAC distinguant
«le laisser-aller des gens en place» et le «laisser-aller des éliminés»
(intervention lors de la journée La stylistique des psychoses, op. cit.).
11. LACAN J., Le Séminaire, Livre XXIII, «Le sinthome» (19751976),
Ornicar ? n°7, Paris, Lyse, juin-juillet 1976, leçon du 13 janvier 1976, p. 16.
12. LACAN J., «Vers un signifiant nouveau», Ornicar ? n°17/18, Paris, Lyse,
printemps 1979, p. 9.
13. LAURENT E., op. cit.
14. LACAN J., Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 68.
Alice entre la folie et le semblant
Nathalie Georges-Lambrichs
Pour franchir le cap de la puberté, Alice a mis en
fonction trois semblants : un semblant de liberté,
nécessaire pour rencontrer un analyste, un semblant
de mythe œdipien, pour établir une version
satisfaisante de son roman familial et un scénario
fantasmatique visant à réduire l’angoisse que lui
cause la folie de sa mère. Face à ces succès
manifestes, l’analyste pose la question du statut et de
l’empan de ce qui est demeuré latent ou à peine
effleuré – pierres d’attente capables de faire voler en
éclats la défense que constitue la croyance dans le
fantasme ou ombilic d’une autre certitude ?
71
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Un semblant de liberté.
Alice, onze ans, que je reçois depuis plus d’un an
dans une consultation publique, y a été amenée pour
sa dysorthographie, sa dyslexie et sa lenteur en
classe par sa belle-mère qui l’élève avec son père.
La belle-mère d’Alice me fait aussitôt part de ce qui
l’inquiète le plus : la mère d’Alice est devenue folle
à la naissance de sa fille, il a fallu l’interner.
Alice sait par sa belle-mère que je suis informée de
la maladie de sa mère et me fait savoir qu’elle érige
en condition absolue de sa venue qu’elle ne parlera
pas de sa mère. Pas question que quiconque l’y
force. Elle n’accepte de venir que parce qu’elle lit
mal et qu’elle a de mauvaises notes.
Notons ce «de force», à l’entrée de la cure. Alice ne
consent à venir que quand elle peut s’assurer qu’elle
n’y est pas forcée. Elle est ce que nous appelons un
sujet moderne, un sujet libre, qui a des droits et ne
l’ignore pas.
Elle vérifie donc qu’elle parle parce qu’elle est libre
de le faire, et qu’elle le veut bien. Dans cette marge,
elle constitue et élit donc à son insu un Autre «à sa
main» en tant que dépendant de son vouloir à elle.
Elle s’allie cet Autre-ci contre l’Autre-là, le tyran
qui pourrait vouloir la forcer.
L’analyste se prête à ce malentendu, énonçant, au
départ de la cure, en réponse à la question d’Alice
«mais pourquoi voulez-vous donc que je vienne ?»
qu’elle ne veut rien si ce n’est ne pas entraver le
vouloir d’Alice, à supposé que, précisément, venir
soit ce qu’elle, Alice, veuille.
Pendant une première série de séances, Alice s’est
présentée comme prisonnière d’un passé qu’elle
s’est donc décidée à construire dans sa parole. Ce
temps avait eu lieu, entre le moment où son père
avait quitté sa mère et celui où il avait rencontré sa
nouvelle femme, avec qui il vit depuis et de qui il a
eu il y a deux ans, sa seconde fille. Ce temps, elle l’a
étendu à presque toute son enfance, puis ramené,
peu à peu, par petites corrections successives, à ses
justes proportions. Elle en a conçu aussi une
véritable nostalgie qu’elle a également formulée,
s’apercevant que ce temps où elle avait vécu seule
avec son père était maintenant révolu pour toujours.
En ce sens, elle n’y a pas renoncé. C’est un souvenir
mythique, précieux, dans lequel, comme dans un
rêve, Alice peut encore se réfugier, au mépris de ses
intérêts actuels. Si elle le peut, est-ce pour autant
qu’elle le veut ? La question reste posée, c’est
l’enjeu de la poursuite de sa cure.

Vérités du sujet et mensonges de l’amour
Son mythe individuel s’établit ainsi : Alice est seule
avec son père, sur un bateau. Le temps, suspendu,
semble s’être figé dans une bienheureuse éternité. Le
sujet y apparaît douloureusement fixé. Faisons
l’hypothèse que la mise en forme signifiante de ce
moment a permis qu’il soit à la fois historisé en tant
que récit et conservé hors du temps comme un abri
contre le réel, comme un recel de jouissance
interdite.
Alice, en effet, énonce que cela a eu une fin. Même
si elle ne le dit pas dans ces termes, il apparaît
qu’elle a bel et bien été chassée de ce paradis par
l’arrivée de la seconde femme de son père. Mais rien
ne dit, – en tout cas Alice ne dit pas – qu’elle
admette cette fin comme telle, qu’elle y consente.
Plutôt ce temps est-il celui de l’établissement d’un
texte qui comporte les signifiants-maîtres de la
destinée d’Alice. «Seule», «bateau», «belle-mère»
constituent des nœuds, des points d’appel que les
rencontres qui organiseront la vie du sujet activeront
ou non, dans un sens duquel nul, avant l’heure, ne
saurait prévoir la détermination.
Tel est l’embryon mythique avec lequel Alice est
arrivée en séance. Celui-là était déjà écrit, elle a
simplement décidé de le dire, seule, à quelqu’un, à
couvert de cet idéal de liberté placardé à l’orée de la
cure.
La suite du travail d’Alice a consisté en la poursuite
de l’écriture de ce mythe qui a concerné ce qu’elle
savait sans le savoir et qu’elle a pu élaborer, à partir
d’événements imprévus dont elle a fait un certain
usage dans sa cure. Il est apparu aussi que cette
écriture avait des limites et que des choses pouvaient
arriver et se répéter, ne pas cesser de ne pas s’écrire,
introduisant à la cure dans la dimension du
symptôme. Cette répétition permet de centrer la
problématique afférente à ce que nous appelons la
position du sujet, c’est-à-dire de sa responsabilité.
Alice, dans ses dires, va être déportée de la position
qu’elle cherche à faire valoir fallacieusement de fille
du second mariage de son père, à celle, plus
complexe et qui lui fait horreur, de fille de ce
premier mariage.
Au départ elle dit «mes parents», parlant de son père
et de sa belle-mère et «ma sœur», parlant de sa
demi-soeur. Elle se lance dans l’apprentissage du
violon, m’expliquant que sa belle-mère regrette tant
de n’avoir pu en faire, elle aime Beethoven comme
sa belle-mère, qui est allemande, elle veut d’ailleurs
apprendre l’allemand.
Mais il se produit bientôt un événement imprévu : au
cours d’un week-end, le violon d’Alice est soudain
volé dans la voiture de la mère, et c’est cette
72
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effraction qui permet à Alice de faire entrer sa mère
dans son discours. Examinons avec quelles
conséquences.
«Ma mère» cristallise un mythe sur la folie de celle-
ci. Ce mythe a été livré à Alice prêt à porter, et elle
m’en fait part tel quel : «ma mère est devenue folle à
ma naissance. Ce n’est pas qu’elle ne voulait pas
d’enfant mais elle n’a pas pu m’avoir quand elle m’a
eue. Dans le berceau elle voyait une petite boule
verte.» Alice délivre ce message dont elle est
porteuse, sans l’interroger. Elle s’en déleste et
vérifie qu’il est articulable. C’est un temps premier.
La suite du mythe est plus actuelle : «ma mère ne
voulait pas se soigner, c’est mon père qui l’a forcée.
Il l’a attachée et conduite à l’hôpital pour la forcer.»
Ici gît le signifiant-maître qui a organisé la donne de
départ. Pas question, pour Alice, d’être forcée
comme sa mère. Tel est l’explicitation du message
manifeste, dont nous verrons qu’il ne laisse pas
d’être, comme toute vérité, équivoque. Sous
l’empire de ce signifiant, Alice tente de secouer le
joug qui l’assujettit aux coups de téléphone de sa
mère et aux envies imprévisibles que celle-ci a de la
voir ou de ne pas la recevoir. Alice s’efforce de
trouver une formule qui rende compte de ce en quoi
consiste le désir de sa mère. Qu’est-ce qu’elle veut ?
Alice me précisa que sa mère ne voulait pas
participer au rachat de son violon volé. Elle a choisi
d’impliquer la responsabilité de sa mère dans ce vol
dont elle a été victime et elle l’utilise pour avancer
sur le chapitre ambigu de ce que sa mère veut et de
ce qu’elle-même, en retour, peut oser.
«Ma mère est, dit-elle, une menteuse, elle dit qu’elle
n’a pas d’argent et pourtant elle veut m’acheter avec
des cadeaux qu’elle m’achète tout le temps». Elle en
détaille la liste et enchaîne : elle a eu vingt sur vingt
en logique, c’est qu’elle s’entraîne à l’ordinateur, qui
lui permet de travailler en s’amusant. Mais il a des
problèmes, ne voila-t-il pas qu’il lui a dit hier qu’elle
avait zéro point ? Elle en a eu ce matin mille cinq
cents, mais quand elle pense aux millions qu’elle
avait avant… On pourrait penser alors qu’Alice
choisit le chiffre, qui ne trompe pas, même si
l’ordinateur a des problèmes, contre la lettre qu’elle
ne maîtrise pas. Pourtant elle a, dit-elle, horreur des
divisions : «quand il y a une division je me mélange
complètement».
Il y a donc ici une butée : quelque chose concernant
ce vouloir maternel littéralement dérive, dans la
métonymie mais ne se chiffre pas pour autant.
L’horreur s’infiltre jusque dans les chiffres, qui sont
contaminés par la jouissance maternelle sans loi.
Alice se détourne de la scène de ce fantasme
concernant sa mère et rejette en bloc le savoir qui

vient en continuité avec ce fantasme, par le
truchement de l’argent.
L’axiome concernant sa mère : «Ma mère veut
m’acheter» organise donc son agir avec sa mère :
Alice se défend de céder à ce chantage auquel elle
croit dur comme fer. C’est dans la métonymie
imaginaire qu’elle questionne le vouloir de
l’analyste : celle-ci est-elle rémunérée pour le métier
qu’elle fait ? Elle se satisfait apparemment de la
réponse qu’elle obtient : «plus tard, si tu veux
continuer à me voir, tu devras me donner de l’argent
pour cela.»
L’analyste signe ici un compromis avec
l’analysante ; avec le temps pour comprendre aussi
bien, se faisant complice, le temps qu’il faut
(rappelons l’équivoque de ce «faut» soulignée par
Eric Laurent, faut de falloir comme faut de faillir),
de l’assertion répétée par Alice en plusieurs
occasions : «je suis une enfant». Ainsi se marquent
des coupures : l’écart entre maintenant et plus tard –
maintenant tu ne gagnes pas d’argent, plus tard tu
décideras de l’usage que tu en auras –, redoublant la
scansion effectuée par le vol du violon – avant je
faisais du violon, maintenant je ne veux plus en faire
–, où la question du désir et celle de l’argent se
recoupent, d’une part, et où la fiction du discours
prend le pas sur un réel renvoyé à «plus tard»,
restaurant l’enfance comme un moment orienté par
une première construction, fondation de la
construction à venir de l’âge adulte.
Alice affirme alors que désormais elle ne désire plus
faire de violon, en quoi elle se sépare de sa belle-
mère, à qui elle avait tenté de s’identifier en
manifestant le désir d’apprendre le violon. Sa belle-
mère, en effet, aurait bien voulu en faire, mais elle
n’a pas pu. En ce temps-là, m’explique Alice, on
n’écoutait pas les enfants, on les forçait. Il n’en reste
pas moins que le violon l’a déçue, surtout à cause du
solfège et elle m’affirme qu’autrefois on laissait les
enfants jouer librement de leur instrument, alors
qu’aujourd'hui on les force à faire du solfège, ce à
quoi elle ne peut consentir.
Alice n’envisage pas, toutefois, de ne rien faire, il
faut quand même qu’elle fasse quelque chose à la
place du violon. Alors, du théâtre ? Mais elle bute
sur un obstacle : il faut apprendre les textes par
cœur. Pourra-t-elle ? Veut-elle vraiment ? Que veut-
elle ? Elle veut bien, dit-elle, danser en public, mais
quant à parler…, elle hésite, et poursuit pendant ce
temps l’écriture de son mythe.
L’Œdipe et son au-delà
Alice tient pour authentique la plainte de sa mère.
C’est vrai, dit-elle, que sa grand-mère maternelle a
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Accueil
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toujours préféré son autre fille. Sa mère, Alice la
plaint, elle la plaint en tant que petite fille. Mais ce
n’est pas une excuse, et Alice juge sa mère en tant
que femme. Là, elle ne la plaint plus, plutôt la range-
telle dans la catégorie des menteuses. Elle dit, en
effet, avoir découvert, parce qu’elle a trouvé chez sa
mère des préservatifs, que celle-ci se prostitue. Pour
Alice, c’est un constat pur et simple, le résultat de
son enquête, et si c’est un jugement, elle n’en veut
pour l’instant rien savoir d’autre que l’usage qu’elle
en a : un prétexte pour pouvoir dire «non» à sa mère.
Une fois posée cette condition, elle a pu construire
un mythe œdipien empreint de nostalgie, et dire
qu’elle se rappelle comment, toute petite – ses
parents se sont séparés quand elle avait deux ans –
elle allait dans leur lit, le matin, se nicher entre eux
deux dans leur grand lit. Nous voyons se préciser
ainsi une tension entre ces deux termes de mère et de
femme. La mère existe, pour Alice ; le signifiant
père opère comme semblant, et voile le réel de la
folie de la sienne. Elle entre ainsi dans cette
«relation primitive du savoir à la jouissance», en
posant la question du désir féminin sous la forme
d’une «vérité» qu’elle fait dire à sa mère, attrapant la
carpe de la vérité avec l’appât du mensonge. «Tu te
prostitués», lui dit-elle, et elle obtient comme
réponse : «non, j’ai des besoins sexuels». La valeur
de cet énoncé reste pourtant à problématiser, dans la
mesure où la croyance d’Alice se déplace : «elle dit
ça, mais comme je sais qu’elle ment…» La question
du sexuel et de sa corrélation avec les supposés
besoins repasse donc sous la barre.
Autant Alice soupçonne sa mère de mensonge, et me
prend donc à témoin de ce qu’elle ne peut se fier à sa
parole, autant elle croit tout ce que dit sa grand-mère
paternelle, qui lui dit tout, c’est-à-dire beaucoup de
choses énigmatiques qu’Alice me confie comme des
vérités premières.
Dans sa famille recomposée, la position d’Alice
varie alors. Elle me prend à témoin de ce qu’elle y
subit : tandis que ses parents dorment la porte
ouverte, c’est elle, dont la porte est fermée, qui
entend crier sa sœur en proie à des cauchemars. Les
parents dorment, elle a le sommeil léger. Ne la
laissent-ils pas se charger de cette enfant comme une
mère qu’elle n’est pas… si ce n’est, peut-être, dans
un désir qu’elle ignore ? Je l’engage à réveiller la
mère de cette petite fille, à ne pas se laisser forcer
ainsi, à préserver son sommeil.
La machine-à-ne-pas-écrire et ses ratés
Alice déteste le français, elle déteste lire et écrire, et
le fait est qu’elle n’écrit pas l’histoire de sa famille.
Tranquillement elle refuse de le faire, et elle refuse

mes bons offices pour l’y aider. C’est, déclare-t-elle,
impossible. Il y a trop de monde, elle ne les connaît
même pas tous. La chose est orale, elle la tient de sa
grand-mère paternelle qui est dans sa vie un
personnage clé. C’est chez elle, en effet, qu’Alice
passe pratiquement toutes ses vacances, car depuis
qu’elle est en âge de choisir, elle préfère aller chez
sa grand-mère plutôt que de partir avec ses parents
qui lui infligent des randonnées dont elle a horreur.
Chez cette grand-mère, Alice fait ce qu’elle veut.
Elle a un vif plaisir à me raconter les bizarreries de
son aïeule, qui ne vit ni ne pense comme personne.
Mais elle évoque aussi le point où le mythe est
impuissant à traiter le réel, ainsi, cet événement qui
semble avoir dessiné pour partie sa place auprès de
cette grand-mère, à savoir la mort de son grand-père
lorsqu’elle avait quatre ans, d’une maladie qui avait
commencé lors de la naissance d’Alice. Cet
événement est dans sa parole comme un récit dans le
récit, halo qui signale la présence du réel : «je l’ai vu
mort. On était là autour du lit, mon oncle a dit «il a
le bras qui fuit», je n’ai pas compris ce que ça
voulait dire. Ma grand-mère m’a donné une photo de
mon grand-père et ses lunettes en souvenir, mais j’ai
fait tellement de cauchemars que j’ai mis la photo
sous ma lampe-globe terrestre». Ici, l’enfant, dans sa
solitude, a su trouver une solution à son problème :
littéralement enterrer une deuxième fois ce grand-
père trop présent. Les récits de la grand-mère sont,
en revanche, assez encombrants quoiqu’encore
inertes, c’est-à-dire non angoissants, et elle les
dépose en séance : «ma grand-mère m’a dit qu’elle
sentait la mort. Quand quelqu’un va mourir elle le
sait toujours, elle le sent. Quand mon grand-père est
mort elle le sentait. Elle ne savait pas que c’était lui
mais elle savait que quelqu’un allait mourir.» Ou
encore : «Ma grand-mère m’a dit que mon père avait
failli tuer son père. C’est un frère de ma mère qui a
failli le persuader de le faire pour de l’argent. Il
venait de quitter ma mère, il était encore très faible».
Seule boussole ici, l’argent, obscur objet de la
pulsion mortelle, ferment empoisonné des volontés
silencieuses opaques, s’imposerait, si le sujet ne s’en
détournait pas avec horreur. Dans cette zone où la
mort rôde, Alice trouve un refuge paradoxal, que je
rapprocherai de son vouloir «être une enfant», c’est-
à-dire faire exister ce statut précaire de l’être, au
bord de l’éternité.
Actualité de la pulsion
C’est par le biais de ses contemporains qu’Alice
pose la question de la cause. Elle a été par deux fois
agressée, par des garçons, et m’explique que chacun
de ses agresseurs était un enfant de divorcés. Elle se
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demande : est-ce pour cela qu’ils sont violents ? Il
lui arrive, à elle, de s’énerver, et cela lui fait peur.
Cela lui arrive quand un autre la contredit. Elle s’est
ainsi énervée contre une de ses amies qui contestait
que ses chaussures fussent «violettes». Elle était si
énervée qu’elle ne voyait plus rien, et pourtant, ses
chaussures ne sont-elles pas violettes ? Elle me les
montre, et s’étant assurée que je n’ai rien à dire sur
la question, elle se rassure. Violettes, elles le sont
bel et bien. L’Autre fonctionne donc pour elle, à ce
niveau où son propre message lui en revient, sans
parasite. Le mot dit la couleur de la chose, voilant le
gouffre de l’évidence. Alice entend appeler un chat
un chat. Qu’elle rencontre un autre pour qui un chat
fait ouah ouah, c’est l’angoisse, ce qu’elle appelle
s’énerver, tandis que, au cœur de son angoisse, la
question de la cause ne cesse pas de l’habiter. Sa
défense consiste néanmoins à se tenir à l’écart du
problème, plutôt qu’à tenter de le résoudre. Alice
parle dans la position du spectateur sinon du témoin,
elle est extérieure aux scènes qu’elle décrit et ne se
voit pas d’où elle se regarde. Mais elle ne cherche
pas non plus à se voir, se satisfaisant plutôt d’être
regardée par l’analyste à qui elle s’adresse.
L’analyste, ici, tamponne l’angoisse qu’il y aurait
pour Alice à, soudain, ne plus y être.
Ou bien, soudain, elle est dans la scène, entièrement.
En vacances, elle s’est violemment opposée à trois
garçons qui voulaient la déloger de sa balançoire,
elle a été jetée à terre, molestée, mais elle a tenu
bon. Pourquoi ? Elle ne voulait pas céder.
-Tu referais la même chose ?
-Je ne sais pas, me répond-elle, encore choquée.
Ici, il n’y a plus de semblant auquel Alice puisse
s’accrocher, c’est son corps propre qu’elle met en
jeu pour se défendre, croit-elle, contre l’agresseur et,
plutôt, à son insu, serve de son fantasme : «on force
une fille», dans lequel elle est bel et bien identifiée à
sa mère, telle que son père l’a forcée.
Lorsqu’elle se détourne du savoir scolaire, c’est
aussi comme son père, qui est un artisan, self made
man, un peu artiste, comme sa mère, du reste. Ces
identifications, robustes, fixent l’être de jouissance
d’Alice qui n’est pas divisée par le savoir qui seul
pourrait les transmuer pour partie en semblant. 1
L’événement de corps
C’est son corps, pourtant, qu’Alice, depuis cet
événement de la balançoire, met en jeu. C’est son
corps qui, quoi qu’elle en ait, se met en jeu
maintenant, la dépasse, l’étonne, l’angoisse. Forcée
à courir, en gymnastique, elle a des crises
d’étouffement. On la fait courir soixante mètres puis,
d’un coup, cent. Ce n’est pas possible, m’explique-t-

elle. Il faut courir soixante mètres, puis quatre-vingts
et enfin, cent. Une étape a été oubliée, et, dans cette
faille, elle a sombré. Voilà la porte d’entrée à un
savoir modeste, celui qui chiffre, simplement.
Alice rencontre un autre obstacle : l’écriture. Elle a
beau se forcer et se forcer encore, elle déteste tout à
la fois grammaire, vocabulaire, conjugaison et n’en
fait pas pour l’heure symptôme. Elle en veut au
français et à ses règles qu’on lui demande
d’apprendre «par cœur». Le cœur, quand elle
travaille, justement n’y est pas, et c’est bien, en
effet, ce qui ne se peut forcer.
Alice avait clairement énoncé pourquoi elle venait :
«je fais des fautes en français». «Le d, le p, le s, je
les oublie quand ils ne s’entendent pas, parce que ce
sont des lettres muettes». Elle ajoute «les verbes, je
ne sais pas comment ils se terminent» et articule :
«ma mère s’est jamais occupée de moi». Le
fantasme «une mère abandonne son enfant» cachait,
nous l’avons vu, «une mère achète sa fille.» Mais
ces guises du fantasme achoppent toutes sur la
jouissance qui les outrepasse : être forcée. La voie
du verbe est ici passive, et c’est le passage de cette
voie à la voie moyenne qui est maintenant en
question. Alice use plus volontiers du chiffre (qui ne
ment pas) que de la lettre (toujours équivoque), c’est
un commencement.
Qui ment, en effet ? Celui qui parle ne ment-il pas
toujours ? C’est le point pivot de cette cure, qui
donne leur mesure aux conséquences de cette
autorisation préalable de parler sans contrainte dont
le sujet a fait sa condition pour élire son partenaire-
analyste dans la conversation qu’elle poursuit avec
lui aujourd’hui. En même temps que certains
éléments de la constitution signifiante du sujet se
décantent et qu’il y a une relance quant aux
identifications, les marques du trauma apparaissent,
non activées mais enregistrées – petite boule verte,
bras qui fuit –, traces d’un réel incompréhensible par
principe mais néanmoins articulées, qui tiennent le
sujet dans leur puissance et ne manqueront sans
doute pas de faire cortège aux rencontres qui
pourront lui advenir dans cet au-delà du principe de
plaisir qui définit pour une part le pays de la
psychanalyse, l’amour plus digne en étant l’autre
part.
*Ce cas a fait l’objet d’un exposé lors des conversations cliniques, dans le
cadre des Journées d’automne de l’ECF. Le débat auquel il a donné lieu, et la
suite du travail avec Alice, m’ont fait opter en faveur d’une névrose,
l’événement de corps et la manière dont le sujet a montré comment il faisait
pour lui symptôme ayant suivi – de près – la première élaboration qui, elle,
était restée plus ouverte quant à la question de la structure.
1. Cf. MILLER J.-A., «Les six paradigmes de la jouissance», La Cause
freudienne n°43, Paris, Seuil, p. 18.
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L’incidence du réel dans le rêve
Laure Naveau
Dans une intervention faite en 1980 au Colloque
d’Ornicar, Jacques-Alain Miller considérait que la
séance analytique pouvait, dans la pratique de
Lacan, «se réduire à la scansion», indiquant que
«cela tient à ce qu’elle s’assigne pour terme le
réveil : non pas que cesse le symptôme, qui ne cesse
pas de s’écrire, mais qu’émerge le réel, qui ne cesse
pas de ne pas s’écrire». Cependant il soulignait que
«le réveil au réel est impossible» «Le réveil à la
réalité n’est que la fuite du réveil au réel, celui qui
s’annonce dans le rêve quand le sujet s’approche,
comme Freud le note lui-même, de ce dont il ne veut
rien savoir.» 1
C’est à partir de cette proposition, celle du réveil au
réel comme impossible, que je souhaite traiter de la
question du réel et des semblants dans la cure
analytique, avec une vignette clinique de ma
pratique. Y a-t-il une rencontre avec le réel dans le
rêve, ou rêve-t-on pour éviter le réel, dont l’abord –
disait Jacques Lacan – est étroit ? Ce réel, qui n’a
pas de sens, est «ce qui, à l’imaginaire et au
symbolique, c’est-à-dire à des choses qui sont très
étrangères l’une à l’autre, (…) apporte l’élément qui
peut les faire tenir ensemble» 2.
Dans le Séminaire Encore, Lacan donne une
indication de ce dont il s’agit quant à l’impossible du
réel. Le chapitre s’intitule «Aristote et Freud :
l’Autre satisfaction». Lacan y fait valoir que c’est
par l’appareil du langage que la jouissance est
appareillée chez l’être parlant, et que la réalité est
abordée avec les appareils de la jouissance. Le réel,
dit-il, «c’est réservé aux gens que nous connaissons,
ces adultes dont, par ailleurs, il est expressément dit
qu’ils ne peuvent jamais arriver à se réveiller –
quand il leur arrive dans leur rêve quelque chose qui
menacerait de passer au réel, ça les affole tellement
qu’aussitôt ils se réveillent, c’est-à-dire qu’ils
continuent à rêver.» 3
L’on peut lire ici l’équivalence paradoxale entre le
réveil et le rêve, qui va nous introduire au ratage,
«seule forme de réalisation du rapport sexuel». Et si
«ça rate, il ne s’agit pas d’analyser comment ça
réussit. Il s’agit de répéter jusqu’à plus soif pourquoi
ça rate». Car «le ratage, c’est l’objet.» 4 C’est donc
par la référence à l’objet et à son ratage, que Lacan
nous conduit à l’impossible du rapport sexuel.
Quelle est alors la fonction, relativement à cet abord
du réel, de ce que Jacques Lacan a appelé «le
semblant» ? J.-A. Miller indique que «nous appelons
semblant ce qui a fonction de voiler le rien.» 5 Le
semblant est un voile, et si c’est sur ce voile que

l’expérience analytique a chance d’opérer, comment
se fait cette opération ?
Je voudrais tenter de cerner, dans un moment crucial
de la cure d’une jeune femme, le moment où le
semblant qu’est le phallus pour une femme vacille,
sous les espèces de la mort de l’homme et de
l’enfant. Ce moment s’articulé autour de trois
séances consécutives, sept années après le début de
son analyse : une séance manquée ; un rêve de mort,
qui fait suite à la séance manquée ; et un rêve
qualifié par elle «rêve de transfert», comme réponse
à une ponctuation interprétative de l’analyste. Ce
rêve a permis un virage dans la cure, désigné par la
patiente comme un passage du négatif au positif Il y
a une dimension d’imprévisibilité dans un rêve, qui
réside en ce que les effets de son énonciation et de
son interprétation ne sont pas calculables à l’avance,
même s’il est prévisible qu’un patient en analyse
rêve et apporte des rêves à ses séances. La question
qui se pose est celle du réveil, car se réveille-t-on
pour continuer à dormir, ou y a-t-il un réveil ? Si
l’expérience analytique est une expérience de
«réveil», par quelle opération cela peut-il s’écrire,
c’est-à-dire, passer du «ne cesse pas de ne pas
s’écrire» au «cesse de ne pas s’écrire», de
l’impossible à la contingence ? 6
Que le vecteur du dire de l’analysant soit le transfert
à l’analyste implique qu’il revienne à ce dernier de
ponctuer, voire de couper ce dire, pour que
l’analysant puisse s’impliquer dans le réel ainsi
touché, celui de la coupure, un réel qui n’est pas de
sens, mais de jouis-sens.
Le rêve
La jeune femme dont il s’agit – appelons-la
Marianne – est une institutrice. Elle apporte un rêve
dans lequel il est question de la mort d’un homme,
un «mari», et qui pourrait se résumer à la phrase
qu’elle énonce en séance : «Au téléphone, elle ne le
disait pas, mais je savais que son mari était mort». Je
donnerai le rêve complet plus loin. Marianne dit ne
pas comprendre son rêve et raconte à l’analyste les
conditions dans lesquelles elle l’a fait. Elle relate
une scène de dispute au téléphone avec ses parents, à
propos de son mari, juste avant le rêve, une scène
répétitive au sujet de laquelle elle fait valoir, en s’en
plaignant, sa position de «témoin éternellement
passif des disputes parentales». L’analyste met en
cause, c’est-à-dire rend causal, l’énoncé même de
cette «passivité éternelle», en répétant le mot sous la
forme interrogative – «passif ?» et arrête la séance
sur cette ponctuation.
Voici le rêve : les protagonistes du rêve étaient deux
couples de parents et ma patiente, qui attendaient
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l’arrivée de la fille de l’un des deux couples avec
son mari. Mais ceux-ci n’arrivaient pas. La patiente,
fille d’un des couples était ainsi la spectatrice
silencieuse d’un appel téléphonique de cette fille à
sa mère, qui annonçait un accident de voiture. Dans
le silence de la mère et de ce qu’elle ne pouvait
entendre de cet appel, elle devinait que le mari de la
jeune fille avait trouvé la mort. Elle énonce donc
cette phrase en séance : «je savais qu’il était mort».
Dans la réalité, le mari de Marianne venait à ce
moment de soutenir avec succès une thèse
universitaire qu’il avait mis très longtemps à
conclure, ce dont la patiente s’était plainte au cours
de l’analyse. Elle avait aussi tenté de supporter, en
en parlant, le calvaire de leur parcours de couple
stérile pour tenter, sans succès, d’avoir un enfant par
procréation assistée. L’échec de ces tentatives
répétées d’insémination artificielle, et son incidence
sur la sexualité du couple, avaient occupé de
nombreuses séances. Récemment, une ultime
opération dite de «transfert d’embryons», avait valu
à Marianne de manquer exceptionnellement sa
séance d’analyse, peu après l’intervention
chirurgicale, alors que je l’avais invitée à s’y rendre.
La ponctuation, à la séance suivante, de la passivité
supposée de Marianne dans le désordre familial dont
elle se plaint, lorsqu’elle est prise à témoin de la
dispute au téléphone, la renvoie aux disputes
incessantes de ses parents dont elle a été témoin et
dont elle s’est plainte. L’occasion du rêve permet
d’indiquer la répétition, et cela produit un effet : elle
interprète son rêve sous la forme d’une dénégation
du désir. À propos de la mort du mari, qui est, selon
elle, son propre mari, elle dit ceci : «En soutenant sa
thèse, mon mari franchit un pas décisif aux yeux de
sa mère qui le dévalorise depuis toujours, comme
elle l’a fait avec ses deux autres fils qui sont
homosexuels. Il s’agit donc d’une mort symbolique.
Une mort de l’enfant qu’il était resté pour cette mère
ravageante, dont je veux le sauver.»
Le réel
L’élément discret relatif au réel concerne son entrée
en analyse, qui s’était effectuée sept ans auparavant
autour de la question de la mort, du désir de mort,
des hommes de sa famille. Elle voulait, à l’époque,
les sauver de leur dépression : son grand-père, son
père et son frère avaient, en effet, chacun à leur
façon, tenté de se tuer au cours des années
précédentes. Son grand-père était décédé en refusant
de s’alimenter, en se laissant mourir de faim. Son
père, alcoolique, cuisinier de métier au sein de
l’Éducation Nationale, avait essayé de s’endormir
avec du gaz, et son frère cadet avait avalé des

cachets pour ne pas partir à l’armée. Dès le premier
entretien, j’avais signifié à cette jeune femme que
l’on ne peut pas empêcher l’autre de mourir s’il le
souhaite, et surtout, que l’on ne fait pas une analyse
pour cela. Cette première intervention avait eu des
effets. Elle avait fait déjà vaciller les semblants,
dirais-je aujourd’hui, vacillation qui avait provoqué
un virage de sa question sur le désir, un passage de :
«que me veut cet Autre qui veut mourir ?», à «que
veux-tu, toi qui viens demander une analyse ?» Elle
avait permis son entrée en analyse.
Durant les premières années, Marianne s’était
plainte de son jeune frère qui avait perturbé son
enfance en perturbant toute la famille par son
comportement caractériel. Elle s’était aussi plainte
de son père qui avait rendu malheureux sa femme et
ses enfants en buvant. Elle avait condamné sa mère
qui se plaignait à sa fille de son mari, en repérant
chez celle-ci le plaisir qu’elle pouvait
paradoxalement prendre à cette situation
pathologique de disputes, disputes violentes du
couple parental, devant les enfants «passifs et
angoissés». Elle avait ainsi reproché à sa mère de
s’être laissé séduire sexuellement par le père devant
sa propre fille, constituant cette scène primitive
comme un traumatisme, révélateur de la «non-
sincérité de la mère» dans ses plaintes à l’endroit du
père.
Marianne avait repéré à quel point elle était une
rêveuse, son analyse étant toujours ponctuée de
nombreux rêves, dans lesquels elle avait pu isoler
une constante : la mort, et une variable : soit il s’agit
de la mort d’un ou de plusieurs enfants dont elle
s’occupe (l’un de ses petits écoliers, ou son frère, ou
un bébé de ses amis dont elle a, en rêve, la garde),
soit c’est elle qui est en danger de mort, poursuivie
par un ou plusieurs hommes méchants. Le réveil
venant toujours la tirer du mauvais pas de cette
rencontre impossible avec le réel.
Dans la Traumdeutung, au chapitre sur «La
déformation dans le rêve», Freud dit au sujet des
rêves pénibles que ceux-ci contiennent des faits
pénibles à la seconde instance, – celle qu’il appelle
la déformation, mais renferment l’accomplissement
d’un désir à la première, – celle où se révèle la force
créatrice du rêve –, sous la force du désir 7.
Notre patiente avertie a souvent protesté de ce que
c’était, pour elle, tout le contraire d’un désir réalisé
que de faire mourir par maladresse ou inattention
des enfants dans ses rêves, alors que son rêve
précisément, son vœu le plus cher, est d’avoir des
enfants. Et lorsqu’elle se voit poursuivie par un
méchant homme, rêve de punition par excellence –
où Freud lisait l’apaisement des tendances
77
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masochistes –, quel événement imprévu va pouvoir
entrer en jeu pour faire apparaître le réel en cause,
c’est-à-dire, derrière la dialectique de la demande et
du désir (vouloir aider un homme à quitter sa mère,
et désirer qu’il meure), la jouissance qui s’y recèle ?
Quelle scansion dans l’analyse va pouvoir
s’introduire, enfin, dans la répétition de ce scénario
sans cesse identique, et donner chance au nouveau
d’advenir ?
Marianne, je l’ai signalé, est une institutrice.
Le signifiant-maître de «l’école» la soutient, S1qui
est à la fois le lieu du savoir, lieu d’où elle tire le
savoir qui lui permet d’éduquer l’enfant, celui où
elle s’est réfugiée très tôt pour échapper à la névrose
familiale, mais aussi le lieu dans lequel la famille a
toujours vécu, puisque ses parents avaient un
logement de fonction dans le collège où ils
s’occupaient de la cuisine. Là se sont déroulées
toutes les scènes de son enfance, et elle n’en est
jamais sortie. C’est enfin le lieu de la rencontre
amoureuse, puisque son mari et elle se sont connus
dans l’internat où elle avait demandé à ses parents de
loger, pour terminer ses études secondaires.
Au cours de l’analyse, Marianne se marie et la
stérilité du couple est découverte. Ils s’engagent
dans de longs protocoles de procréation
médicalement assistée, et c’est dans ce contexte –
alors qu’ils n’ont pas d’enfant, et que son mari vient
juste d’obtenir sa thèse –, qu’elle rêve qu’un mari
meurt. L’appel téléphonique aux parents se situe du
côté de la répétition, mais il apparaît aussi comme
un événement imprévu, indiquant un réel en jeu, et
ne prenant cette fonction de réel que dans l’après-
coup de sa restitution dans le cadre de la séance
d’analyse. Cet «appel aux parents» a en effet
constitué un léger précédent entre Marianne et son
mari. Celui-ci, sachant que les parents de sa femme
refuseraient d’assister à sa soutenance de thèse à
cause de leur inhibition devant le savoir, ne les avait
pas invités. Il avait par contre invité ses propres
parents, ce que ma patiente avait mal pris. Aussi
avait-elle décidé de faire elle-même cette invitation,
sans en avoir parlé à son mari, ni non plus évoqué
dans l’analyse cette intervention inopinée. Le récit
de son rêve, incompréhensible pour elle, vient juste
après la soutenance de la thèse du mari et
l’intervention chirurgicale de «transfert
d’embryons». L’appel à ses parents, et la dispute qui
en a résulté, n’ont trouvé leur place dans son dire
qu’à cause de cette incompréhension de sa part au
sujet du rêve. Elle savait pourtant, m’a-t-elle avoué,
que son père et sa mère se disputeraient au sujet de
son invitation, puisqu’elle savait que sa mère
voudrait venir et que son père ne le voudrait pas.
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Le réveil Il s’agit pour elle de recevoir de l’Autre, en rêve, ce

D’avoir reconnu en séance ce point de savoir qui est
un point de jouissance, et qui concerne sa place dans
le désordre du monde familial dont elle se plaint,
donne l’occasion à l’analyste de ponctuer sur cette
place par la répétition interrogative du mot «passif»,
ce qui provoque ce nouveau rêve :
«J’étais amoureuse de vous. Nous discutions, nous
nous disputions, et je voulais vous reprendre les trois
statuettes que je vous avais offertes.»
«C’est un rêve de transfert positif ; me dit-elle.
Comme je viens de subir la dernière opération de
transfert d’embryons, à cause de laquelle j’ai
manqué une séance, je rêve que cela va être positif et
que je vais être enceinte. Car les statuettes que vous
avez, et que je vous reprends, ce sont des enfants».
Marianne sait-elle que, dans la langue grecque, les
statuettes sont les agalmata et que l’analyste, tel
Socrate, est décrit par Lacan dans son Séminaire Le
Transfert, comme celui qui contient l’objet
précieux ? Loin de céder cet objet à son patient,
l’analyste s’en fait le dépositaire, «le contenant
ingrat» dit Lacan, pour susciter chez l’analysant le
désir de savoir, ce désir qui précisément s’oppose à
l’amour du savoir, qui est l’un des voiles de ce qui
manque.
Dans le processus de dénégation de l’interprétation
de son premier rêve, Marianne ne peut encore
apercevoir le désir de mort dont elle est l’héritière,
ce réel de la mort, en jeu dès sa demande d’analyse,
c’est-à-dire dès l’origine. Car le vœu de mort d’un
sujet de sexe féminin pour le porteur du phallus a un
nom dans la théorie psychanalytique. Il est une
version extrême de l’envie, du désir du phallus, le
Penisneid, sur lequel Freud a fait buter l’analyse des
femmes. 8 Dans la logique de sa cure analytique,
n’est-ce pas ce Penisneid qui fait se plaindre
Marianne de son analyste qui se tait trop, qui ne dit
rien, qui ne fait pas avancer assez vite la résolution
de ses difficultés ? À juste titre, elle en veut à
l’analyste de ne pas lui donner ce qu’elle attend.
qui lui manque, plutôt que d’être celle qui a toujours
de quoi faire l’éducation de l’Autre – des hommes
en particulier, mais aussi de sa mère, qui ne sait
vraiment pas lui dire comment y faire dans le rapport
sexuel.
L'opération analytique, pour toucher au réel — soit
ce qui manque — par le semblant, est une
opération de soustraction.
S'il est lacanien, au sens des Quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse, l'analyste aura au
moins le devoir de ne pas s'employer à suturer cette
béance et ce que le sujet est appelé à manquer, soit
le réel:
«Ainsi, la rencontre, toujours manquée est passée
entre le rêve et le réveil...» 9
1. MILLER J.-A., « Réveil», Ornicar ? 20/21, Paris, Seuil, 1980,
pp. 49-53.
2. LACAN J., Séminaire Le sinthome, «Le réel est sans loi », Ornicar? n°
10, leçon du 13 avril 1976.
3. LACAN J., Le Séminaire Livre XX, Encore, Paris, Seuil 1975.
pp. 52-53.
4. LACAN J., Op. cit., pp. 54-55.
5. MILLER J.-A., «Des semblants dans la relation entre les sexes», La
Cause Freudienne n° 36, p. 7.
6. LACAN J., op. cit., pp. 55-56.
7. FREUD S., La Traumdeutung, Paris, PUF, 1967. Chap. IV,
pp. 124 et suivantes.
8. FREUD S., «Analyse avec fin et analyse sans fin », Résultats, idées,
problèmes 11, Paris, PUF, 1985, pp. 266-267.
9. LACAN J., Le Séminaire, Livre XI Les quatre concepts fondamentaux
de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 57.

L’impossible

Comme au premier jour, Marianne veut sauver son

père impuissant. Mais elle y implique, cette fois, un
analyste, semblant d’objet a, le partenaire de sa
pulsion, dont le désir n’est pas un désir mort, pour
contrer ce qu’elle avait très tôt repéré comme un
vœu de mort inconscient chez les hommes de sa
famille. Elle peut alors se constituer comme celle qui
lui manque en manquant une séance ; et comme
manquante (-φ), en voulant reprendre, en rêve, des
objets qu’elle n’a pas.

78

Logique lacanienne
L’imaginaire dans la lettre mathématique
Gilles Chatenay
Que le raisonnement mathématique puisse se
supporter de l’imaginaire est un fait d’expérience.
Le mathématicien, même lorsqu’il parle d’objets
aussi abstraits que les topos de Grothendieck,
dessine des figures au tableau. Et ce n’est pas parce
que le professeur est obsessionnel qu’il demande à
ses élèves des petites classes de soigner leur
présentation : il est tout de même plus facile
d’additionner lorsque les chiffres sont alignés
comme il faut, bien à leur place – la numération par
position demande de respecter, justement… la
position, y compris dans la graphie.
Mais soutenir que l’appel à l’imaginaire n’est pas un
épiphénomène, que la dimension imaginaire est plus
qu’un support externe occasionnel, et qu’elle
participe intrinsèquement au mouvement de la lettre
mathématique, va moins de soi – surtout pour un
lacanien. Lacan, dans ses références aux
mathématiques, paraît plutôt s’inscrire dans un
courant formaliste, voire bourbakiste : la
mathématique, ainsi que nous entendons
habituellement Lacan, doit intéresser la
psychanalyse comme exemple même de pur jeu de
la lettre – pur, c’est-à-dire épuré de tout sens et toute
signification – en d’autres termes, un jeu de la lettre
épuré de tout imaginaire.
Qu’y a-t-il entre cet abord formaliste et celui où
j’inclus l’imaginaire dans la lettre mathématique ?
Pour le dire rapidement, il y a le nœud borroméen :
dans le nœud borroméen, aucun des trois ronds, réel,
symbolique ou imaginaire, ne surplombe l’autre.
Mais surtout, dans le nœud borroméen, chacun des
trois n’existe, ne se définit que dans son rapport aux
deux autres, et pour le dire plus précisément, chacun
ne se définit que dans son nouage aux deux autres.
Dès lors, on ne peut plus soutenir qu’il y aurait du
symbolique pur de tout imaginaire – un jeu de la
lettre purifié de tout imaginaire.
L’imaginaire est donc engagé dans le jeu de la lettre,
dans l’écriture mathématique. J’insiste sur ce point :
c’est bien dans l’écriture que l’imaginaire est
engagé, et non pas «au-dessus». Je ne suppose pas,
au-dessus de l’écriture, une quelconque
transcendance néokantienne ou une esthétique
poincaréenne. Et d’autre part, je ne dis pas non plus,
comme aurait pu le dire Brouwer, que l’imaginaire
du mathématicien est engagé dans l’écriture
79
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mathématique – il l’est sans aucun doute, mais ce
n’est pas ce qui m’occupe ici.
Il s’agit donc de la lettre, du fonctionnement de la
lettre en elle-même.
Il nous faut une petite théorie de la lettre
mathématique 1 – et d’abord, une définition. Peirce
définit trois valeurs du signe : le symbole, l’indice et
l’icône.
Symbole, Signifiant
Un symbole est «un signe conventionnel ou
dépendant d’une habitude» 2 en termes saussuriens,
il y a un arbitraire du symbole peircien. De plus,
«l’objet immédiat d’un symbole ne peut être qu’un
symbole» 3 : autrement dit, le symbole ne renvoie
qu’à d’autres symboles, et je l’écrirai S1→S2.
Conclusion : le symbole peircien a les plus grandes
affinités avec les définitions saussurienne ou
lacanienne du signifiant.
Dire que le symbole, par définition, ne renvoie qu’à
d’autres symboles, c’est dire qu’un symbole – disons
maintenant un signifiant – ne se définit que par
rapport, par différence avec les autres signifiants,
qu’il ne se définit pas par lui-même, et en fin de
compte qu’il n’est pas identique à lui-même, comme
l’a fait valoir Jacques-Alain Miller dans son Cours 4.
Ce qui s’écrit S ≠ S.
Au signifiant, je réfère le sens – la dimension du
sens : dans l’ordre signifiant, tout énoncé convoque
la dimension du sens : dire d’une suite de sons
qu’elle est «signifiante», c’est lui supposer qu’elle
signifie quelque chose : c’est lui supposer un sens.
Ce qui ne signifie pas que ce sens soit décidable.
Lorsque Lacan dit «l’amour est un caillou riant sous
le soleil», la dimension du sens est convoquée, mais
le sens reste en attente. En fait, le sens est
indécidable toujours, car toujours pourraient venir
d’autres signifiants qui modifieraient le sens de ce

qui a déjà été dit. La dimension du sens, c’est
l’interrogation posée sur le sens supposé.
Indice, signe
L’indice peircien, lui, renvoie à la chose. Par
exemple, «une girouette est un indice de la direction
du vent ; parce qu’en premier lieu elle prend
réellement la même direction que le vent, de sorte
qu’ils sont réellement liés l’un à l’autre ; et parce
qu’en deuxième lieu […] elle attire notre attention
dans cette direction» 5. En d’autres termes, l’indice
ne renvoie pas à d’autres signes, il renvoie au réel.
Ceci a pour conséquence qu’il est identique à lui-
même. En effet la girouette doit toujours indiquer la
direction du vent – si elle ne le fait pas, parce qu’elle
est rouillée, ou parce qu’il n’y a pas de vent, c’est
qu’elle a perdu la connexion au réel qu’elle doit
indicer, et elle n’est donc plus un indice. Je l’écrirai
donc : i = i.
L’indice peircien répond à la définition lacanienne
du signe : «Le signe représente quelque chose pour
quelqu’un», mais plus précisément il répond à la
définition restreinte que Lacan en donne dans son
séminaire Encore : l’exemple habituel du signe,
nous dit-il, est «pas de fumée sans feu» : la fumée
est le signe du feu. «Et pourquoi, nous dit-il,
n’avancerais-je pas ici ce qu’il me semble ? La
fumée peut aussi bien être le signe du fumeur. Et
même, elle l’est toujours, par essence» 6. Disons-le
en reprenant une formulation que donnait Eric
Laurent 7 : le signe présente – et non pas représente
– une jouissance. Ce que j’écrirai d’une flèche qui
de i pointe vers a, (a, évidemment, selon la notation
lacanienne de l’objet plus-de-jouir).
En tant que le signe indice un réel, je le rangerai
dans l’ordre de la référence – j’ajoute ainsi un
troisième terme à l’opposition frégéenne entre Sens
et Signification, entre Sinn et Bedeutung. (Voir
Figure 2)
Icône, lettre
Reste l’icône, qui nous intéresse particulièrement ici,
puisque Peirce fait de l’équation algébrique une
icône. L’icône a avec ce qu’elle dénote une relation
de ressemblance – ainsi, sur le panneau routier qui
signifie «route glissante», est dessinée une voiture
qui dérape. Mais il faut être plus précis : ce qui fait
d’une écriture une icône, ce n’est pas la
ressemblance globale entre celle-ci et son objet,
mais le fait qu’il y a «une analogie entre les
relations des parties de chacun d’eux» 8. Appelons
lettres les parties de l’icône. Ce qui compte, ce sont
80
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les relations entre ces lettres. Soit, en d’autres
termes, leur combinatoire.
La lettre, comme le signe, et à la différence du
signifiant, est identique à elle-même. Il faut bien en
effet que tout au long d’un texte, les lettres de
l’alphabet restent identiques à elles-mêmes : L = L.
Cependant la lettre, à la différence du signe et
comme le signifiant, n’existe en tant que telle que
prise dans une combinatoire avec d’autres lettres, et
éventuellement avec elle-même. Si je dessine un
bâton, en tant que signe isolé, ce peut être un
segment, une cicatrice, un «i», n’importe quoi. Mais
si je ne sais pas compter et que je suis berger, je
peux, lé matin, écrire un bâton à chaque fois qu’un
mouton sort de la bergerie, et le soir faire de même
lorsqu’ils rentrent, en-dessous de la ligne du matin.
Je saurai ainsi si des moutons manquent – ou si j’en
ai pris au voisin. Dans cet exemple, le bâton n’est
plus un signe, c’est une lettre prise dans une
combinatoire – ici, dans un calcul. La lettre n’existe
que dans une combinatoire avec d’autres lettres
(sinon c’est un signe) : la lettre renvoie à d’autres
lettres : L1 →L2.
Mais il y a plus : Peirce fait de l’expression
algébrique une icône, et non un symbole, par ses
effets : «Il peut sembler à première vue qu’il est
arbitraire de classer les expressions algébriques
parmi les icônes ; qu’il serait tout aussi bien et
mieux de les considérer comme des signes
conventionnels composés» – je dirais ici des
signifiants, et cela conviendrait à l’approche
formaliste. Poursuivons : «Mais il n’en est pas ainsi,
car une des grandes propriétés distinctives de l’icône
est que par son observation directe peuvent être
découvertes concernant son objet d’autres vérités
que celles qui suffisent à déterminer sa construction.
[…] Cette capacité de révéler une vérité inattendue
est précisément ce en quoi consiste l’utilité des
formules algébriques, c’est pourquoi le caractère
iconique est leur caractère dominant» 9.
Qu’est-ce à dire, sinon que l’icône – disons
l’écriture, la lettre – a en elle-même des effets.
Donnons-en un exemple, et disons que l’icône que
nous mettons ici à l’œuvre est un nœud borroméen
simplifié en triangle 10. Il y a le symbole, l’indice et
l’icône, cela fait trois ; il y a le signifiant, le signe et
la lettre, cela fait trois encore. L’effet d’écriture
réside en ce que ce ternaire, face à un binaire comme
sens et signification, pose la question du troisième
terme et de sa place : d’où l’adjonction de la
référence, du côté du signe.
Évidemment, je placerai la signification du côté de
la lettre.

Le dynamisme de la lettre
La lettre a en elle-même des effets de signification.
Il s’agit d’en rendre compte, dans l’écriture
mathématique.
Hourya Sinaceur, dans son livre sur Jean Cavaillès,
écrit ceci : «Le signe (pour nous ici : la lettre)
possède un dynamisme propre». Et elle cite
Cavaillès : «Le retentissement sur d’autres plans de
la combinaison réalisée entraîne un enchevêtrement
de rapports dont l’esprit ne se sent plus maître» 11.
Soit, par exemple, la combinaison de lettres réalisée
dans une démonstration nouvelle. Cette combinaison
– cette écriture – a un dynamisme propre, elle
entraîne un enchevêtrement de rapports dont l’esprit
ne se sent plus maître 12.
Il y a des démonstrations élégantes, et des
démonstrations pesantes. Mais surtout, il y a des
démonstrations nouvelles, et ce sont des
démonstrations qui créent, qui inventent des rapports
nouveaux. Gödel produit ses théorèmes
d’incomplétude en réponse au savoir mathématique
existant, mais rien dans ce savoir existant ne
permettait de déterminer sa méthode, sa
démonstration, sa production des nombres gödeliens.
Il y a, nous dit Cavaillès, «une indépendance relative
des méthodes et des théories, qui permet des
élaborations autonomes provoquant par leurs
résultats rencontres et renversements» 13. Et faisons
une incise : Cavaillès appelle «intuition» la
manifestation pour la conscience empirique de cette
relative indépendance. Cela revient à donner une
définition non psychologique de l’intuition. Mais
revenons à notre propos la méthode gödelienne est le
lieu de son invention, et cette méthode – pas
seulement son résultat – change quelque chose dans
l’ensemble du savoir mathématique.
Mettre l’accent sur la méthode, sur la relative
indépendance de la méthode, c’est mettre l’accent
sur la pratique mathématique, sur la part de celle-ci
81
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qui n’est pas déterminée par la théorie, et pourtant
produit sur celle-ci «rencontres et renversements».
Cela revient à souligner dans celle-ci ce que
Cavaillès appelle le geste 14, et que j’appellerai acte.
Un acte porté dans un savoir et somme toute dans un
lien social, ici la communauté mathématique : un
acte qui passe par un dire 15. Et cet acte emporte la
signification.
La signification en acte
Le sens est toujours indécis, toujours en attente La
signification, par contre, se réalise en acte.
Si, lors d’un Colloque, nous sommes là, présents,
c’est bien que nous n’avons pas posé, ou avons
cessé de poser la question du sens de l’énoncé «le
Colloque commence à 14 heures» : sinon nous
serions encore à attendre la réponse définitive…
Nous avons produit, montré la signification tout
simplement en étant là à quatorze heures – ou en
arrivant un peu en avance ou en retard.
La signification, pour Peirce, est corrélée à ce qu’il
appelle une «habitude» 16. Pour Wittgenstein, la
signification ne peut se dire, la signification c’est
l’usage dans un jeu de langage, et en définitive dans
une forme de vie.
Je proposerai que la signification est ce qui se réalise
en acte dans un lien social, c’est-à-dire un discours.
Et cela a à voir avec la lettre.
Lituraterre
Lacan, dans «Lituraterre» 17, produit trois facettes de
la lettre : la lettre joycienne, la calligraphie, et la
lettre dans son usage scientifique – disons, pour ce
qui nous occupe ici, la lettre mathématique. Toutes
trois participent du symbolique par la combinatoire
qu’elles mettent en jeu, du réel par la jouissance
qu’elles accueillent, et de l’imaginaire par le corps
qu’elles engagent. La lettre joycienne convoque le
corps, par exemple dans son usage de la phonation.
La calligraphie évidemment convoque le corps, en
recueillant le geste. Et la lettre mathématique ? Elle
se transmet d’autant mieux, traduirai-je de ce que
nous dit Lacan 18, que l’on n’en comprend pas le
sens. Qu’est-ce à dire ? Il faut entendre cela, à mon
avis, à partir du conseil qu’il donne quant à ses
nœuds (et qui est, à mon sens, tout aussi pertinent
pour ses mathèmes) : ne cherchez pas à comprendre
à quoi cela sert, dit-il, faites-en usage. 19 J’insiste sur
le terme d’usage ; souvenons-nous de Wittgenstein :
la signification, c’est l’usage.
Il y a mieux : si l’on suit Peirce, et David Hilbert
(«Une démonstration formelle constitue un objet
concret et visualisable exactement comme un
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chiffre») 20, l’écriture mathématique donne à voir. de Lacan où celui-ci dit du discours mathématique qu’il se renouvelle «en
prenant sujet d’un dire plutôt que d’aucune réalité». L’exemple en question est
Elle donne à voir des rapports jusqu’alors inaperçus. celui de la méthode de la diagonale de Cantor, par laquelle celui-ci a produit un
Et ce n’est pas un hasard si dans la langue commune nouveau réel qui a bouleversé le discours mathématique.
C’est bien d’un dire qu’il s’agit, puisque l’acte se traduit en énoncés, et qu’il
il nous arrive de dire, face à un vide de signification, porte le fer dans un discours. Mais poser cet acte comme un dire va plus loin :
que nous «ne voyons pas le rapport». il permet de situer le sujet – pas de dire sans sujet – dans l’écriture
mathématique. Une lecture trop superficielle de la «forclusion du sujet de la
La lettre mathématique réalise en acte la science» ou du «formalisme» de Lacan nous faisait rejeter le sujet hors de la
signification, en donnant à voir. pratique mathématique, ne lui laissant pour seules places «qu’en deçà» de
celle-ci (l’orientation spéciale du désir qui amène quelqu’un à faire des
mathématiques), «après», dans les effets parfois dramatiques («le drame du
Le corps de la mathématique savant») que cette pratique peut avoir sur lui, ou encore «au-dessus», comme
chez Poincaré ou Brouwer. Lacan, en tout cas en ce point, n’est plus formaliste.
16 Pour PEIRCE, l’habitude n’a rien de psychologique : «Le cours d’eau qui
La lettre mathématique met en jeu le voir, d’où creuse un lit prend une habitude». (5. 492). (Cité par C. Chauviré, Peirce et la
signification. Introduction à la logique du vague, Paris, PUF, 1995, p. 80.)
l’appel de Poincaré à une esthétique. Elle met en jeu 17 LACAN J., «Lituraterre», Ornicar ? n°41, Paris, Navarin-Seuil, 1987, pp.
le voir et, si l’on suit Cavaillès, elle met en jeu le 5-13.
18 LACAN J., «Lituraterre», op. cit., p. 13.
geste. Mais il ne s’agit évidemment pas ici de l’œil 19 LACAN J., «Le Séminaire, Livre XXII, R. S. I.», Ornicar ? n°2, séance du
et de sa fonction, ni de la motricité. Il s’agit de 17 décembre 1974.
20 HILBERT D., «Sur l’infini», trad. française dans J. Largeault, Logique
l’imaginaire, et du corps comme imaginaire. mathématique. Textes, Paris, A. Colin, 1972. (Cité par H. Sinaceur, op. cit.,
Avançons une image : la mathématique comme note p. 64).
21 (Note ajoutée en 2000) Prendre comme ici appui sur le nœud borroméen
corps. C’est une image, et c’est plus qu’une image. pour faire valoir, entrelacée avec sa dimension symbolique, l’imaginaire dans
Car il est une exigence absolue, pour le la lettre mathématique, induit une question : et le réel ? Question que le thème
du Colloque de Cerizy («Le réel en mathématiques», 1999, Actes à paraître)
mathématicien : que par-delà la diversité foisonnante m’invitait à affronter («Le réel dans la formalisation même»).
des mathématiques, aucune partie, aucune région,
aucun énoncé de celles-ci ne soit contradictoire avec
les autres. Le mathématicien peut concéder que la
mathématique ne soit pas complète : les théorèmes
d’incomplétude de Gödel ne font peut-être pas
plaisir, ils ne provoquent pas une catastrophe. Mais
insupportable serait son inconsistance. Les
mathématiciens, pour travailler, s’appuient sur la
consistance imaginaire du corps de la mathématique.
Et risquons cette proposition : le mathématicien,
dans sa pratique, a le corps de la mathématique pour
partenaire. Sa geste y trouve son appui et y opère, en
donnant à voir 21.
* Reprise d’une intervention au premier Colloque «Psychanalyse et
mathématiques», E. N. S., Paris, juin 1997.
1. Bien sûr, ce montage doit s’entendre sur fond de la théorie générale de la
lettre que Lacan déploie, notamment dans «Le Séminaire sur La lettre volée» et
dans «L’instance de la lettre», Écrits, Seuil, Paris, 1966.
2. PEIRCE C. S., Écrits sur le signe, Seuil, Paris, 1978, p. 164.
3. PEIRCE C. S, op. cit., note p. 162.
4. MILLER J. A., «Extimité», cours 1985-86, inédit.
5. PEIRCE C. S., op. cit., p. 154.
6. LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, séance du 16
janvier 1973, p. 48.
7. LAURENT E., «Que faire ?», Conférence à la Section Clinique de Paris,
1995, inédit.
8. PEIRCE C. S., op. cit., p. 150. (C’est nous qui soulignons).
9. PEIRCE C. S., ibid.
10. Jacques-Alain MILLER fait jouer un tel abord «triangulaire» dans «Le
triangle des savoirs», Cahier de l’ACF-VLB n°7, 1996, pp. 6-11.
11. SINACEUR H., Jean Cavaillès. Philosophie mathématique, Paris, PUF,
1994, p. 62. (C’est nous qui soulignons). D. Hilbert va dans le même sens :
«Au commencement est le signe», cf. H. Sinaceur, op. cit., p. 61.
12. Il y a évidemment un dynamisme de la lettre chez LACAN : on peut en lire
la clinique des effets dans, par exemple, «La lettre volée», Écrits op. cit.
13. CAVAILLÈS J., «Transfini et continu», Oeuvres complètes de philosophie
des sciences, Hermann, 1994, p. 471. (Cité par H. Sinaceur, op. cit., p. 90.)
14 CAVAILLÈS J., «La thématisation est un geste sur un geste… sur un geste
sur le sensible primitif», Méthode axiomatique et formalisme, essai sur le
problème du fondement des mathématiques, Paris, Hermann, 1981. (Cité par H.
Sinaceur, op. cit., p. 81.)
15 (Note ajoutée en 2000). Jacques-Alain MILLER, en 1999 («Un rêve de
Lacan», intervention au Colloque de Cerizy «Le réel en mathématiques»,
inédit), a donné un exemple lumineux pour expliquer le propos plutôt opaque

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