Beruflich Dokumente
Kultur Dokumente
3
REVUE FRANÇAISE DE PSYCHANALYSE
publiée avec le concours du Centre National du Livre
DIRECTEUR
Paul Denis
DIRECTEURS ADJOINTS
Andrée Bauduin Denys Ribas
REDACTEURS
Jacques Angelergues Monique Dechaud-Ferbus
Jean-Louis Baldacci Alain Ferrant
Michèle Bertrand Jacques Miedzyrzecki
Christine Bouchard Jean-Michel Porte
Pierre Chauvel Victor Souffir
Françoise Coblence Eva Weil
SECRETAIRE DE REDACTION
CatherineAlicot
ADMINISTRATION
Presses Universitaires de France, 108, boulevard Saint-Germain,75279 Paris
cedex 06.
ABONNEMENTS
Presses Universitaires de France, Département des Revues, 14, avenue du Bois-de-
l'Épine, BP 90, 91003 Évry cedex. Tél. 01 60 77 82 05, télécopie 01 60 79 20 45,
CCP 1302 69 C Paris.
Abonnements annuels (1998) : cinq numéros dont un numéro spécial contenant des rapports du Congrès
des Psychanalystes de langue française :
France : 710 F-Étranger : 850 F
Les demandesen duplicata des numéros non arrivés à destination ne pourrontêtre admises que dans les quinze
jours qui suivrontla réception du numéro suivant.
REVUE FRANÇAISE
DE
PSYCHANALYSE
Le narratif
JUILLET-SEPTEMBRE
Argument, 709
Michèle Bertrand — Valeurs et limites du narratif en psychanalyse, 713
Laurent Danon-Boileau — La qualité narrative de la parole en analyse, 721
Jean Gillibert — Récits de vie, 731
Antoine Raybaud et Florence Quartier-Frings — Raconter ?, 741
Bernard Lemaigre — Rêve, projection et narration, 751
Christiane Rousseaux-Mosettig — Le récit analytique chez Freud, 759
Claude Balier — De l'acte et son récit à la réalité du sujet, 767
Marie-Lise Roux — Le présent et l'imparfait, 781
Marie Bonnafé-Villechenoux — A l'orée du récit oedipien, le conte merveilleux...,787
Anne Bolin — Contes à rebours, 801
Diran Donabedian — La fonction économique du langage, le mot-action, 811
Marie-Thérèse Montagnier — Le style, figure du temps, 821
REGARDS
Jacques Angelergues — Brève note sur les apports critiques de Roy Schafer, 845
Donald P. Spence — Vérité narrative et vérité théorique, 849
Jean Laplanche — La psychanalyse : mythes et théorie, 871
Jean Laplanche — Narrativité et herméneutique, 889
DOCUMENT
Ruthellen Josselson — Le récit comme mode de savoir, 895
PERSPECTIVES
Perspective clinique
Colette Combe — Récit du travail analytique et construction en analyse, 909
Nadine Amar — A propos du journal d'une cure. Le narratif d'une écriture, 925
Anne Clancier— La parole et l'écriture, 931
Perspective littéraire
Laurent Jenny — Récit d'expérience et figuration, 937
708 Revue française de Psychanalyse
TRADUTTORE/TRADITTORE
Use Barande
— Le dommage infligé au corps de la lettre freudienne, 967
CRITIQUES DE LIVRES
Monique Dechaud-Ferbus — Éros aux mille et un visages de Joyce McDougall, 973
Bertrand Etienne — Psychanalyse des comportements sexuels violents de Claude
Balier, 979
Jean-Michel Quinodoz — Nouvelle introduction à la pensée de Bion par L. Grinberg,
D. Sor et E. Tabak de Bianchedi, 983
Simone Korff-Sausse — Retraits psychiques de John Steiner, 987
Résumés, 1001
Summaries, 1009
Ùbersichten, 1017
Resumen, 1025
Riassunti, 1033
Argument
Michèle BERTRAND
L'effet de clôture des deux recours est bien connu : ici, le refus de l'effort de
communication, dans la jouissance qu'éprouve le rêveur de son monde inté-
rieur ; là, un dispositif au maillage serré, pour empêcher l'émergence de pensées
non voulues. Dans les deux cas, nous avons affaire au narcissisme ; tantôt la pré-
dominance des processus primaires fait obstacle à la parole, voire à la pensée.
Tantôt ce sont les défenses narcissiques du moi qui mobilisenthypervigilance et
censure pour se prémunir contre toute irruption de l'inconscient.
Le paradoxe de l'analyse, c'est qu'elle incite l'analysant à découvrir le fonc-
tionnement psychique et les processus primaires, à travers la parole et le récit,
qui appartiennent aux processus secondaires, ceux de la pensée et de l'intellect.
Or les deux logiques sont hétérogènes. Celle des processus primaires est de s'ex-
primer, préférentiellement, par des affects et des représentations de choses.
A l'inverse, le travail de l'intellectréclame « l'unification, la cohérence, l'intelligi-
bilité de tout ce qui vient de la perception ou de la pensée, et il n'hésite pas à éta-
blir une cohérence fausse si, par suite de circonstances particulières, il ne peut
saisir la vraie corrélation »'. Nous reconnaissons dans ce travail la « systématisa-
tion qui caractérise le récit du rêve, comme aussi la phobie, le délire ou la pensée
compulsionnelle ».
Le travail analytique, et c'est principalement le rôle de l'interprétation, va
procéder tout à l'inverse de cet effort d'organisation qui rend le récit possible :
l'analysant qui rapporte un rêve attend de l'interprétation qu'elle lui en livre le
sens ; il sollicite de nous, implicitement, une révélation. Or ce que Freud a insti-
tué est exactement le contraire : non pas une clé des songes, ou leur interpréta-
tion symbolique (cela même qui intéresse Jung), mais leur analyse. Analyser un
rêve, c'est déconstruire le récit du rêve, en retrouvant les éléments du rébus aux-
quels d'autres maillons de la chaîne sont accrochés. Le résultat d'une analyse de
rêve, comme celle qu'il fait de l'injection à Irma, ce n'est pas le sens caché du
rêve mais un foisonnement de voies qui partent dans toutes les directions. Le
voyageur en quête d'un sens ne peut que s'égarer dans les forêts du rêve.
Invité à dire tout ce qui lui vient à l'esprit, l'analysant s'empresse, en règle
générale, de mettre de l'ordre dans ses idées, et l'un des effets de cette mise en
ordre est la construction narrative : relation de la vie quotidienne, souvenirs.
Pourquoi ? Parce que l'analyse est portée par une quête d'identité : comment
suis-je devenu ce que je suis ? comment puis-je changer ? Le récit est constitutif
d'une « identité narrative ». Mais le dispositifanalytiquefait échec à ces tentatives
de construction d'une histoire dont Kierkegaard avait montré le caractère illu-
soire : rien ne devient nécessaire du seul fait d'être passé2. Non seulement l'associa-
tion libre favorise l'émergence de pensées non voulues, qui « parasitent » le récit,
mais encore les interprétations de l'analyste mettent à mal les constructions narra-
tives, en en faisant apparaître le caractère défensif ou inauthentique. Et pourtant
rien ne serait possible sans cette mise en mots requise de l'analysant.
Analyser, c'est donc, littéralement, délier, déconstruire. La place un peu
exceptionnelle que Freud assigne à la construction en analyse lui permet, selon
Laplanche, de « dédouaner complètement la Deutung, l'interprétation, laquelle
se définit, par opposition à la synthèse reconstructive, comme procédant d'élé-
ment à élément, c'est-à-dire restituant simplement tel chaînon manquant de la
chaîne associative/dissociative. Cette définition quasi mécaniste, associativiste,
fait fi de toute recherche de sens, de toute compréhension»1.
Il arrive que l'analyse bute sur du traumatique, ou ces drames précoces qui
n'ont pu être inscrits dans le registre narratif. La parole alors se tarit, la remé-
moration vient à manquer; seul l'affect se manifeste, avec une compulsion à
répéter, voire le brusque retour, sous forme d'hallucination, d'un fragment de
réalité disparue. Tel est le cas de figure qui justifie, selon Freud, le recours à la
construction dans l'analyse. Cette construction supplée moins à la mémoire
défaillante qu'à l'absence de symbolisation de l'expérience vécue.
C'est donc que le récit a un effet bénéfique. Lequel? Au premier chef, de
réinstituer le sujet dans la temporalité. A cet égard, il me paraît éclairant de
reconsidérer le paradigme, développé par P. Ricoeur, dans Temps et récit2, para-
digme des trois Mimesis (le terme mimesis étant ici entendu au sens aristotélicien
d'une représentation d'action).
Le premier niveau, Mimesis I, explicite les conditions du récit. La forme
narrative, selon Ricoeur, s'enracine dans une précompréhension du monde de
l'action. Elle présuppose une familiarité avec les notions propres à une séman-
tique de l'action: agents, buts, moyens, motifs, succès, échec, coopération,
conflit, circonstances...
Le deuxième niveau, Mimesis II, est celui de la configuration du récit, la
composition narrative proprement dite. Cette composition se présente comme
un scénario dramatique, comportant un commencement, un déroulement et une
fin. C'est ce que Ricoeur désigne par le terme de «mise en intrigue», soit un
agencement des faits de manière qu'ils prennent un sens. Enfin, Mimesis III est
la refiguration du passé, entendue comme la séquence par définition inachevée,
et restant ouverte, de ses réinterprétations.
Cette conception du narratif attire notre attention sur deux points fonda-
mentaux : la fonction de l'action et celle du sens. Toutes deux apportent un éclai-
rage sur l'effet « thérapeutique » du récit.
Le postulat de l'analysant, et plus généralement de tout être humain, est que
tout a un sens. La production de sens est ce qui permet de négocier notre impuis-
sance devant le destin, comme de symboliser l'insymbolisable. « On ne peut abor-
der des forces et un destin impersonnels, ils nous demeurent à jamais étrangers.
Mais si, au coeur des éléments, les mêmes passions qu'en notre âme font rage, si la
mort elle-même n'est rien de naturel, mais un acte de violence dû à une volonté
maligne, (...) alors nous respirons enfin, nous nous sentons comme chez nous dans
le surnaturel, alors nous pouvons élaborer psychiquement notre peur, à laquelle
nous ne savions jusque-là trouver de sens. Nous sommes peut-être désarmés, mais
nous ne sommes plus paralysés sans espoir, nous pouvons du moinsréagir »1 (...).
Il y a certes de l'illusion dans la production d'un sens, et Spinoza, avant
Freud, avait ironisé sur le « délire téléologique » qui nous fait attribuer des inten-
tions à la nature. Mais toutes les productions significatives ne sont pas au même
degré illusoires, et surtout, Freud le dit clairement, elles nous montrent la voie
dans laquelle nous devons avancer (celle de la sublimation).
Parce que tout analysant, plus généralement tout être humain, est hermé-
neute, le récit a une valeur thérapeutique. L'un des effets du récit est en effet de
transformer une situation de passivité et d'impuissance en action, du seul fait de
mettre en récit. Même si dans l'événement le sujet a été passif, dans la mise en
récit et l'attribution d'un sens il devient actif: comme le dit Ricoeur, l'intrigue
relève, non d'une grammaire de la langue mais d'une praxis du raconter, donc
d'une pragmatique de la parole.
Ce constat dépasse le cadre de l'analyse. L'écriture littéraire atteste ce pou-
voir, comme elle manifeste, chez plus d'un auteur, ce que la création doit à l'ex-
périence de la douleur. Sans aller jusqu'à une expérience extrême, il y a au mini-
mum une insatisfaction, un questionnement. Lorsque nous entreprenons un récit
de cas (hors de toute nécessité institutionnelle), n'est-ce pas sous l'aiguillon
d'une énigme restée non résolue ? Si Freud raconte le cas de Dora, dix ans après
la fin de l'analyse, s'il revient par la suite à plusieurs reprises pour apporter à
chaque fois un nouvel élément de réflexion, n'est-ce pas cette fin abrupte et non
élucidée qui sollicite impérativement l'intellect ?
Il peut être utile cependant de dire en quoi le régime du narratif est différent
dans le récit écrit et dans le récit oral.
Une narration écrite ne s'effectue pas dans une situation d'interlocution.
Sans doute, toute parole est-elle adressée à quelqu'un même quand l'auteur dit,
ou croit, s'adresser à lui-même. Mais ce destinataire inconnu fait partie de son
monde intérieur, comme les personnages du rêve font partie du rêveur. Dans le
récit oral, il en va autrement. D'abord la parole fait intervenir la voix, c'est-à-
dire le corps: le sujet qui parle s'expose à être brusquement envahi par des
affects qu'il n'a pas senti venir, qu'il ne peut contrôler. Ensuite, le destinataire
est ici réel et son intervention imprévisible expose le sujet au risque d'entendre ce
à quoi il ne s'attend pas, soit la brusque confrontation à l'autre qui est en lui.
Ainsi, l'expression orale du récit expose le sujet au risque d'un trauma, ce
qui n'est pas le cas dans une activité de pensée silencieuse, ou dans une activité
d'écriture solitaire. La mise à l'épreuve de la rencontre avec l'autre, dans le cas
d'un écrit, commence avec la réception, l'acte de lecture. C'est là que l'auteur est
confronté avec un interlocuteur non plus imaginaire, mais réel. Il est rare qu'un
auteur sorte complètement indemne de la lecture faite de son oeuvre.
Ce qui se cherche peut-être dans le récit est l'accès à un savoir sur soi, mais
un tel savoir ne vient pas du récit.
/
3 Enjeux théoriques
L'acte de raconter, nous l'avons dit, peut être bénéfique, à deux titres : en
permettant une symbolisation, en renversant la passivité en activité. Faut-il pour
autant suivre ceux qui voient dans l'analyse un pur « langage d'action » (Roy
Schafer) ou qui pensent, comme Donald Spence, que l'activité thérapeutique de
l'analyse consiste à produire un « bon récit » (a goodstory), hors de toute vérité
historique ?
Que dans la psychanalyse on ait affaire à de l'action, personne ne le contes-
tera. Dans l'analyse, dire, c'est souvent faire, pour paraphraser Austin1. On
pourrait considérer tout scénario transférentiel à la lumière de cette vérité. Que
l'analyste soit pris à témoin, comme un auditeur attentif ou indifférent, ou qu'il
soit pris à partie, comme l'un des protagonistes du drame que l'analysant revit
présentement, cela a déjà été dit. Mais précisément, la théorie psychanalytique
postule que la mise en actes présente ne fait que répéter inconsciemment des
conflits infantiles, qui n'en sont d'ailleurs pas à leur première répétition. C'est
cela qui nous conduit à dépasser le hic et nunc de la prétendue « interaction»,
1. Austin, How to do things with words, trad. franc. Quand dire, c'est faire.
718 Michèle Bertrand
soit une situation à deux. L'analyste n'interprète pas pour restituer « le sens » de
ce qui se déroule dans le scénario présent. Il intervient pour déplacer l'analysant
de la position d'acteur à celle de spectateur-auditeurde son propre drame. C'est
cet effet de décalage qui lui permet non seulement d'entendre ce qu'il dit, mais
d'inaugurer un processus de dégagement à l'égard de ce qui n'est d'abord que
reviviscence ou répétition. C'est aussi ce qui restitue au récit le statut d'un dire et
non d'un faire.
J'aimerais revenir sur un texte qui, en son temps, a suscité plus d'une
polémique, La construction de l'espace analytique, de Serge Viderman1. Cet
auteur défend l'idée que, dans l'analyse, on ne reconstruit pas son passé, mais
on le construit. On doit donc conclure au caractère conjectural du récit en
analyse, ceci «non en raison d'un défaut instrumental ou d'information, mais
d'une limite épistémologique infranchissable»2. Pourtant, c'est à tort, à mon
avis, que l'on impute à Viderman l'idée de sacrifier l'histoire à la structure. Il
postule au contraire que les virtualités fantasmatiques dont procède le récit ne
pourraient jamais s'actualiser si elles ne rencontraient une « expérience organi-
satrice de sens», ce qui n'est pas si éloigné, me semble-t-il, de la conception
ricoeurienne de la refïguration du passé. Ainsi, il conclut : « C'est bien de cette
rencontre entre la réalité du passé historiquement vécu par le sujet, et des
formes fondamentales de son monde fantasmatique, que naît une histoire spé-
cifique, à l'interaction de l'axe horizontal de son temps historique, et vertical
de sa vie fantasmatique, c'est de ce point que s'éclairent les temps de son his-
toire et de ce qu'il pourra devenir. »3
La question demeure cependant de ce qui est visé dans l'analyse. Est-ce de
produire une construction? Le travail de construction, et la satisfaction qu'il
apporte, serait-il la fin visée par l'analyse ? On peut en douter : nous reviendrons
sur ce point. La différence entre Viderman et Spence, c'est que pour Viderman il
y a une sorte de construction historique, conjecturale sans doute, mais qui croise
une expérience vécue, alors que pour Spence, la référence à l'histoire disparaît
tout à fait, et ce que construit l'analysant dans l'analyse, c'est une pure fiction.
Chez D. Spence, la construction narrative est présentée comme l'alternative
à une reconstruction du passé historique. Le travail psychanalytiqueconsisterait
à construire un récit plein de sens (a goodstory), dont l'efficacité thérapeutique
résiderait dans trois effets spécifiques :
tiens à dire le bénéfique que j'ai retiré de la lecture de la thèse de Mi-Kyung Yi, Herméneu-
1. Ici, je
tique et psychanalyse, si proches et si différentes, thèse soutenue à l'Université Paris 7, le 27 janvier 1998.
720 Michèle Bertrand
Laurent DANON-BOILEAU
Introduction
donne à voir par imitation différée) et diégésis (narration discursive, qui donne à
entendre par reconstruction) est une référence organisatrice. Parallèlement, le
thème de la narrativité émerge également dans l'étude du développement des
conduites linguistiques de l'enfant (Fayol). Ici d'ailleurs, narrativité désigne de
manière ambiguë à la fois l'organisation des formes relevées dans le discours
d'un enfant donné à un instant donné, mais aussi le processus psychiquequi per-
met de les y inscrire. Le lien avec la psychanalyse, et particulièrement la psycha-
nalyse de l'enfant se resserre alors nettement : les conditions de possibilité de la
narration sont en elles-mêmes une promesse d'oedipification. En effet, tout récit
doit figurer l'absence, et faire advenir dans cette absence un héros aux qualités
conflictuelles.
Que le récit doive figurer l'absence est d'évidence, car pour qu'il y ait récit il
faut que la situation construite dans le récit soit distincte de la situation contem-
poraine du discours (que l'écart soit de l'ordre présent/passé ou de l'ordre
réel/fictif importe peu). Toutefois, si l'activité psychique d'un narrateur doit
d'abord lui permettre d'investir un ailleurs en rupture avec le hic et nunc, il faut
cependant que la scène dans le récit se construise sur un mode qui reste per-
méable à ce qui s'échange sur la scène du récit.
Quant à la seconde condition de possibilité du récit, l'exigence de conflic-
tualité imposée à la représentation du héros, c'est la source de toute histoire,
qu'on entende «histoire» au sens que la psychanalyse donne à ce terme ou
qu'on s'en tienne à l'acception qu'en propose la critique structurale lorsqu'elle se
penche sur la spécificité du conte.
La notion de narrativité n'entretient donc pas avec la psychanalyse un lien
fortuit. Sa nécessité apparaît de manière particulièrement évidente dans le
registre de la psychanalyse de l'enfant. Et quand René Diatkine souligne que
l'un des effets souhaitables du travail avec un enfant pourrait être qu'il retrouve
le plaisir de jouer, puis celui d'être le metteur en scène des récits qu'il propose,
on saisit alors pleinement le lien avec la narrativité au sens de faculté de narrer.
Il n'y a toutefois pas recouvrement. En effet, la formulation de René Diatkine
laisse heureusement présumer une opposition entre récit chronique et récit mis
en scène. Un conflit et une ambiguïté. Un enjeu essentiel aussi. Car d'un côté la
narrativité est la marque, dans un discours suivi, d'une pensée qui sait organiser
une succession d'événements temporellement hétérogènes aux fins de leur four-
nir une cohérence chronologique qui permette à autrui d'en saisir l'ordre de
déroulement. Mais de l'autre une narration n'est pas une chronique plate, une
succession d'événements enfermés dans une suite d'énoncés séparés seulement les
uns des autres par le fameux « et alors » des premiers récits de l'enfant. Et c'est
seulement quand le récit cesse d'être chronique pour se faire histoire que l'on
peut penser que le sujet d'énonciation souscrit aux exigences de la mise en scène
La qualité narrative de la parole en analyse 723
La narrativité bien comprise est donc une certaine façon d'organiser ce que
l'on veut dire en modulant son propos selon la représentation que l'on se fait de
l'intérêt de celui qui écoute. Toutefois, même ainsi spécifiée la notion de narrati-
vité ne me semble pas exempte d'ambiguïté. Quel est en effet le discours dont on
s'efforce d'apprécier la qualité narrative ?
Est-ce le discours tenu par le patient dans la séance ? Si tel est le cas, sur
quels matériaux va-t-on tenter d'en mesurer l'effet? S'il s'agit d'une séquence
724 Laurent Danon-Boileau
ment à la guerre, elles ont seulement la malchance de s'y trouver. Tout à trac,
elle me déclare alors qu'elle ne comprend pas ce que je veux dire, puis ajoute :
« C'est vrai qu'avant de partir j'ai envie de me sentir proche de mon père. » Se
sentir proche de son père est un thème qui revient de temps à autre, notamment
par le biais des études qu'elle a faites, et qui sont, du moins dans son esprit et
celui de son père, des études pour les hommes, alors que son unique soeur, elle, a
choisi un métier de femme. Être un garçon, être une fille, le thème est cette fois
explicitement rappelé. Ceci lui donne l'occasion de préciser qu'elle ne s'est
jamais sentie vraiment comme un garçon. Parfois, elle aurait plutôt l'impression
d'être sans sexe, comme lorsqu'elle était partie un été en Italie avec un ami avec
lequel il ne s'était rien passé. Elle se souvient alors de ce que l'on avait coutume
de dire d'elle en classe préparatoire. Elle était comme une lumière, une lumière
qui attirait les insectes, mais qui, comme la lumière, les brûlait. C'était presque
un compliment dont elle était fïère. Mais en même temps, ça l'empêchait d'avoir
des amis. « Aujourd'hui, ajoute-t-elle, quand les garçons sont avec moi, je suis
contente, mais dès qu'ils commencent à me faire la cour, cela m'agace. » Elle se
tait encore, puis évoque à nouveau son départ. Elle ne parvient pas, décidément,
à comprendre pourquoi elle me l'a annoncé si tardivement. Puis elle revient sur
la différence des hommes et des femmes, cette idée du manque, que l'on met si
souvent en avant à propos des femmes, et de l'absence. « Vous voulez me man-
quer comme il vous manque d'être un garçon », lui dis-je alors. « Il paraît que
certains hommes éprouvent de leur côté le manque de ne pas porter les bébés »,
me répond-elle. Et elle ajoute : « Je ne sais pas trop pourquoi, je pense à un sou-
venir de ma petite enfance. Un jour ma mère m'avait surprise avec une petite
cousine en train de jouer à la campagne, dans notre ht. Elle nous avait interdit
de faire ça. Elle n'avait rien dit de plus, mais j'avais pensé que ce n'était peut-être
pas bon pour après, pour avoir des bébés. »
Il me semble ici que les liens associatifs sont clairs, et mon propos n'est pas
de les caractériser plus avant. Ce sont eux qui sont responsables des change-
ments de plans lorsque ceux-ci interviennent, et le mouvement qui les porte peut
être assez aisément retrouvé. Toutefois, il n'est pas certain que pour décrire ce
qui forme la texture de cette séance ce soit le terme de narrativité qui convienne.
En effet, la diversité des plans et des domaines de référence est assez large : il y a
le plan de l'actualité transférentielle et la question du départ, auquel se trouve
associé le plan métaphorique du départ à la guerre ; il y a l'évocation du temps
des classes préparatoires, auquel se trouve associé le plan métaphorique de la
lumière et des moustiques ; il y a l'évocation des vacances platoniques en Italie ;
il y a enfin le souvenir d'enfance avec la cousine et la menace de castration dont
la mère se fait la messagère, puis le contrechamp qui vient fournir la généralité
des «on-dit» concernant la jalousie des hommes à l'endroit des femmes
La qualité narrative de la parole en analyse 727
enceintes. Un thème constant semble donc se construire en écho sur des plans
divers, sans pour autant produire un effet d'émiettement. Et pourtant, malgré
son indiscutable qualité de liaison associative, je ne dirais pas de cette séance
qu'elle obéit à une véritable narrativité. La notion me semble en effet impliquer
plusieurs éléments qui ne s'y trouvent pas. Pour que l'on puisse parler de narra-
tivité, il me semble qu'il doit y avoir l'équivalent d'une (relative) unité de lieu,
distincte justement d'une unité de la thématique. Pour pouvoir parler de narra-
tivité, il faut encore que le recours au changement de plan référentiel n'inter-
vienne pas comme esquive du conflit ou diffluence élégante, qui dénoue trop tôt
ce qui n'a été qu'imparfaitementnoué. A mon sens, ce n'est que si le nombre des
plans référentielsmis en jeu par le discours est suffisamment restreint que chaque
événement du récit peut alors produire son effet dans le cours ultérieur de la
même histoire et sur le même plan. Au fond, je dirais qu'il s'agit dans le fragment
qui vient d'être rapporté d'une séance associative, mais sur un mode que je dirais
peu narratif.
Voici, à titre de contrepoint, une séance qui, elle, me semble relever cette
fois d'une associativité à la narrativité plus serrée. Il s'agit de l'analyse d'une
autre jeune femme, chercheur brillant, issue d'un milieu modeste d'un pays loin-
tain, qui est venue me trouver par insatisfaction de sa vie sentimentale, et pour
une part de sa vie professionnelle. La situation dans son ensemble pourrait sem-
bler assez banale, n'était une problématique d'abandon et de deuil précoce dans
l'enfancede la patiente placée en pension dès les premières années de l'enseigne-
ment primaire, tandis que son père, d'une génération plus âgée que sa mère, était
constamment malade et alité dans le regard de celle qui était alors une fillette de
six ans. A la séance que je veux évoquer, la patiente me fait tout d'abord part
d'un appel téléphonique qu'elle a reçu de son laboratoire de recherches : « Le
labo m'a appelée pour m'engueuler parce que je corrige ma thèse et que je n'y
vais pas alors qu'ils me payent. Mais leur nouveau projet n'a pas démarré et j'ai
dit que j'irai quand il aura démarré. Moije veux me consacrer à ma thèse et faire
du travail soigné. Leur appel n'était pas forcément pour me culpabiliser, mais je
me suis sentie coupable. » Puis la patiente associe sur un souvenir qu'elle a déjà
évoqué lors de la séance dernière, mais qui lui semble pouvoir être précisé. Il
s'agit d'une promenade près d'un lac, en voiture, avec son père malade déjà,
mais qui avait demandé à faire cette promenade. La patiente a gardé un souvenir
très ému de la façon dont il avait exigé qu'on le descende de la banquette pour
s'asseoir sous un arbre. « Je sais que si mes frères m'avaient dit "tu te souviens
quand on est allé se promener au lac", j'aurais répondu "non". » Viennent alors
d'autres souvenirs. Un premier, hé à cette promenade : « Je me souviens qu'on
sort mon père de la maison, qu'on le met debout, de moi sur l'herbe assise près
du lac et de lui de profil immobile dans la voiture la porte ouverte, une photo,
728 Laurent Danon-Boileau
un flash. Je me souviens aussi de lui, qui riait un jour à l'hôpital, mon oncle
venait de dire "on a trouvé un nouveau médicament". Je suis partie avec mon
frère en pension, on était forts. Je me souviens aussi un jour j'ai glissé dans son
pipi. J'avais demandé à vider sa bassine et je suis tombée. Et surtout, ce qui me
revient, c'est un jour où il était tellement en colère qu'il s'est levé, il a réussi à se
remettre debout, et ça c'est très important pour moi. » Un moment, elle inter-
rompt son récit et pleure en silence. « Il y avait des moments où il mangeait de
bon appétit, parfois je me disais : "Il n'est pas si malade s'il mange de si bon
appétit." Souvent, mon père appelait, et quand il appelait, ma grand-mère disait
à ma mère : "Ne te fatigue pas tant, ne te presse pas tant pour lui, il nous enter-
rera tous." Peut-être que ma grand-mère voulait se consoler d'avoir donné sa
fille à cet homme âgé. Je me souviens de ces appels de malade. » A ce moment,
je rappelle à la patiente le coup de téléphone du labo qui l'a rendue coupable de
soigner sa thèse. Elle comprend et enchaîne encore : « Je me souviens d'un jeu
auquel je jouais avec une petite voisine, elle voulait qu'on joue à mon père
malade et à ma mère. Elle, elle faisait mon père et elle m'appelait tout le temps
en criant le nom de ma mère d'une voix rauque et exténuée, et moi je devais
accourir. »
L'un et l'autre des fragments que je viens de rapporter me semblent témoi-
gner de capacités élaboratives. Mais dans le dernier il me semblerait plus légi-
time de parler d'une associativité narrative. Le souvenir (écran ?) qui se déploie
dans la progression de la séance est donc celui du jeu avec la petite voisine qui
simule l'appel du père malade tandis que la patiente joue le rôle de sa mère. Tout
est déclenché par un élément de la réalité : l'appel du laboratoire. Celui-ci fonc-
tionne, dans le travail énonciatif de la patiente, comme un reste diurne, déjà
« mis en forme» par les associations/condensations qui se lient autour de la
notion de laboratoire, lesquelles évoquent en filigrane l'univers de l'hôpital et de
la maladie, un patient alité/allongé qui réclame ou exige sans pouvoir se lever.
L'évocation de la promenade autour du lac (en reprise associative d'un souvenir
évoqué à la séance précédente) sert de transition entre le plan du quotidien et
celui de souvenirs liés au trauma du père malade et aux jeux sexuels. Mais
contrairement à ce qui apparaît dans le fragment de séance rapporté en premier,
ici chaque plan dispose de sa consistance propre. Car il est le lieu d'un déploie-
ment événementiel suffisamment étoffé. Ce qui revient à dire que pour qu'un
plan ou une isotopie mise en jeu par le discours d'un patient autorise l'émer-
gence d'une narrativité, il faut que ce qui s'y déploie s'organise autour d'une
série d'événements et de circonstances, non autour d'un seul. C'est cette pluralité
qui donne corps à une succession et autorise à parler de narrativité. Faute de
cela, il peut y avoir associativité, mais c'est une sorte d'associativité en étoile, où
chaque plan vient en somme fournir un nouvel avatar au thème central repris
La qualité narrative de la parole en analyse 729
Conclusion
Jean GILLIBERT
Il semble que tout ait été déjà dit sur la temporalité du récit, du narratif. Les
sciences dites humaines s'y sont données à coeur joie. Ce que nous proposent les
deux rédacteurs, Michèle Bertrand et Jean-Louis Boldacci, est très passionnant,
mais aussi très impressionnant.
Y a-t-il une spécificité du narratif en psychanalyse, je veux dire essentielle-
ment dans le travail de la cure - thérapeutique? L'écrit narratif, pendant la cure,
hors la cure, mais toujours dans l'efficience de la thérapeutique, se différencie-t-il
de l'oral narratif? autant qu'on a voulu le dire ? En opposition même ? (la vieille
et assez stupide question de l'oral et de l'écrit).
Le narratifdes « mémoires » de Schreber, le journal intime des adolescents, les
récits narratifs des protocoles de cure se différencient-ils, autant qu'on le voudrait,
du simple et complexenarratif, du récit oral - entendu - de la cure thérapique?
Plus encore, le vécu et le narré sont-ils en synchronie, en diachronie, en
opposition, en aporie ?
qu'elle ne cesse de dé-dire le mythe, le désister, le dissoudre par cette règle fon-
damentale dont l'utilisation a conduit à ce mythe même.
Dire le récit, le narré se situe là, dans cette diachronie, paradoxale,
- -
contradictoire, aporétique, que malheureusement les doxas, les dogmes de la
scolastique ont obérée.
1) Quel est ce mythe? Celui de Freud, d'abord: en deçà du complexe
d'OEdipe, double versus et uni-versus, il y a l' « historicité » du meurtre du père.
Freud y tenait, profondément, et ce n'était pas qu'affaire religieuse
(cf. l'Homme-Moïse). Le meurtre du père est «historique» pour Freud. C'est
une vérité historique, transhistorique, objet de refoulement ; vision universaliste,
fondamentaliste, qui doit toujours, dans le récit, sourdre sans cesse.
Meurtre du père, culpabilité, auto-accusation, source du spirituel, etc., pour
dominer le trop sensible du maternel. Ce mythe qui ne correspond en rien à
l'Histoire des historiens, des anthropologues est absolument historique. Ce
- -
n'est pas un fantasme, mais un événement, et un avènement. Le monothéisme a
dominé le polythéisme. Historique ! historique vérité !
Freud n'a pas pu voir, malgré son attachement à Moïse, la superbe détermi-
nation de Moïse, lui-même, fondateur du monothéisme juif. Freud a refusé
-
contre toute autre vérité historique que Moïse par conversion ne désignait
-
plus seulement Dieu (Yahwé) comme le Dieu d'un peuple, mais aussi le Dieu de
l'individuel, le Dieu du coeur.
Freud ne garde dans l'entrée du récit, du narratif, du dire, que la culpabilité.
L'homme naît coupable, c'est-à-dire sujet et objet de restrictions (pulsionnelles).
M. Klein dira exactement la même chose. On naît spirituellementcoupable.
C'est ce qu'il faut réciter, narrer. C'est-à-dire que tout ce qu'on raconte sera
placé sous le signe et du désir (sexuel et meurtrier) et de sa sanction.
Par ce premier meurtre «historique», l'homme-anthropos est définitive-
ment coupé du monde et de ses semblables avec lesquels, évidemment, il ne cesse
de « communiquer », mais de communiquer seulement.
L'homme dira toujours sa nostalgie du Père, non seulement parce qu'il se
sent coupable de l'avoir tué, mais aussi parce qu'avant de le tuer il le «possé-
dait ». La grande nostalgie idyllique de Totem et tabou, c'est la fusion Père-mère-
moi-monde, ou encore réalité extérieure, réalité psychique indistinctes.
Mais on n'est plus religieux. On ne prie plus. On ne se confesse plus, on se
laisse à... dire... sous injonction contractuelle.
L'oedipe, bien sûr, est la suite événementielle mais non historique, non « his-
torisable » (pour Freud), du premier meurtre.
Le meurtre du père conduit au narratif, à l'histoire anthropologique, à la
compulsion à dire. L'oedipe demande la rencontre, la confrontation, la lutte, le
conflit. Il n'a pas encore été «dit» (dans le sens du dire, du prédictif). On a
734 Jean Gillibert
Associer ne va pas sans dissocier. Dans toute association libre (?), il y a une
dissociation, toute aussi libre décréative avant d'être destructrice.
-
Nous, psychanalystes, faisons les « psychotiques » à bon marché, sans rien
payer. Nous nous croyons facilement les « suppliciés du langage ». Mais les vrais
suppliciés du langage du dire et de l'écoute, donc du narré -, qui sont en perte,
-
en manque dans leurs récits, ceux qui n'ont pas la force de dire, du dire, ne peu-
vent pas être confondus comme le fait notre époque avec ceux qui s'affectent per-
dus pour mieux étaler leur conscience et leur science et de la perte et du récit.
La règle fondamentale de Freud n'est pas fondamentaliste et doxologique.
Elle est un suspens du monde, de soi, etc. -, une époché plus négative que
-
toutes les négations logiques (dénégation, désaveu, etc.).
-
Sur un autre plan : il n'est que de lire les mystiques. La mysticité Mal-
larmé, sainte Thérèse se situe toujours autour d'une agonie primordiale.
-
L'effondrement est souvent revécu. Il est reporté au passé, mais ce « trauma » se
dit, se narre j'ai eu l'existence de tels cas. Le sentiment d'anéantissementnon
-
seulement se « revit » (par transfert), mais encore il se dit, peut se dire. Une mort
« vécue » est une mort qui se dit, se narre...
- -
Il y a entre le vécu et le narré qui ne sont pas du même ordre une struc-
ture commune. Récit de vie ! De même, à l'opposé, intemporalité et succession
font très bon ménage. Inutile de passer par l'oscillation métaphoro-métony-
mique (sic), il faut seulement se garder du préjugé intellectualiste qui confond
succession et consécution.
Il y a donc dans le dire, sujet et objet du récit, la non-primauté de la cause
efficiente. Ce n'est pas la logique de la cause qui conduit au dire de l'effet (les
mots dits, « libérateurs », les mots pour le dire), mais la libération de l'effet du
dire comme cause rétroactive.
En revenant au mythe, c'est dire que le mythe est toujours le grand silence
de la personne et que les linguistiques mythifiantes n'ont fait qu'exploiter ce
silence en déclarant que la « personne », ça n'existait pas, et que ce n'était qu'une
vue spiritualiste. Impunité de l'idéalisme contemporain!
Ce que Freud a appelé le mythe endopsychique n'est-il pas une autre façon
de dire la personne (intrapsychique), l'ipséité, l'auto-affection? Freud ne disait-il
pas d'une manière étonnante que ce n'était pas à l'interprétation de faire la syn-
thèse unitive, mais que l' unité se faisait d'elle-même? Qu'il y avait toujours unité
(qui n'est pas synthèse). Cette unité n'était pas celle du moi au sens instanciel du
mot, mais du « soi ». Ce « soi » est tellement puissant, tellement exigeant, dans le
dire narratif, tellement révélateur, que personne ne peut dire son innocence (oedi-
pienne). On peut la prouver... ou la calmer, mais le langage à lui seul (mais est-il
jamais seul ?), ne peut rien prouver.
Que de récits ne faut-il pas dire pour narrer son innocence !
736 Jean Gillibert
Les récits de vie sont des voies exposées d'autodépassement par l'histoire
développementale de la libido et de la non-historicité de l'inconscient tous
-
deux conjugués. Quand cet autodépassement est extensif, il ouvre à la thérapeu-
tique. Sinon, il se ferme dans les résistances, les défenses, les manières transféren-
tielles et contre-transférentielles.
On ne peut pas, comme l'ont fait ces cinquante dernières années de scolas-
tique, séparer le sujet du système. Le sujet et l'objet sont incompris et non
incompréhensibles, par essence.
L'apparition de la thématique de «l'objet» dans le récit est en fait une
expulsion de tout ce qui était avant lui et le réel extérieur se met à fonctionner
alors comme l'inconscient ce qu'avait vu Freud. Le récit semble alors parler de
-
l'objet, il parle en fait du néant.
La psychose est une tentative - décousue, hachée, symbolisante à
outrance - de n'aller que vers un sujet représentatif (narcissique), mais
seulement représentatif. On ne peut plus alors appliquer le visa d'un sens qui
ne s'expose pas à sa propre disparition. La pensée est en « trop ». Trop pour
être «vue», «saisie», «sentie», «entendue». Elle ne peut admettre la dis-
parition de l'ombre vagabonde (sur le moi) de l'hallucination dite néga-
tive. Tout devient neutre et identique pour que le narcissisme sans ipséité
subsiste.
Bien sûr que pour qu'il y ait ombre de l'objet ce dont nous parlons tout le
-
temps -, il faut la lumière et l'obscurité du récit, du narré. Par le coup de dé du
langage on s'identifie à l'absence de l'objet.
Il est toujours possible de dire n'importe quoi, de renverser les ordres de
discours et de langue de déraisonner la langue. Il y a toujours « possibles » des
-
jeux de la parole... mais cela ne prouve rien, ne fait croire en rien. Ce n'est
qu'objectivationdoxologique.
L'objet du discours, et non du narré, est toujours déterminé à apparaître, à
être investi, à se montrer. C'est cette détermination qui est refusée, vécue dou-
loureusement (cf. la mélancolie) dans la haine par exemple, alors que l'amour
accepte cette détermination.
Cette détermination est une séparation qui rompt, brise le narratif et le
« discord » au vécu. L'objet est « provenant », il n'est pas déterminé. Quand il
devient déterminé comme dans les psychoses (sous le masque du narcissisme
négatif), il n'est plus pro-venant. «Je sais tout ce que tu penses» puisque «je
pense tout ce que tu sais ».
C'est pourquoi la règle fondamentale fondative et expérimentale est capitale
aux récits de vie. Elle est « anobjectale » comme négativité suprême du suspens.
C'est une vérité du dire possible autre que technique. Quand il est «répondu» à
cette règle, l'objet ne se donne plus ; il a toujours déjà commencé et ne finit
738 Jean Gillibert
mythe spéculatif, mais le récit de vie (où la mort est incluse, dans son existence
et dans son essence) ordonne de ne pas s'en tenir à l'extérieur de soi.
L'ouverture thérapeutique qu'est le récit n'obéit plus aux interprétations
idolâtriques du signifiant ou des herméneutiques.
Même si Freud envisage une catalyse (pulsion de mort), il ne l'envisage que
par et dans l'analyse. Il a cru, trop anthropologiquement, comme un laïc mal
réveillé de son religieux, que le mythe, les mythes étaient déjà passés. Les mythes
qu'il a inventés peuvent être dits « vrais »... ça ne veut pas dire « arrivés ».
Freud nous a peut-être trop facilement « glissés » dans la place illusionnante
où nous pouvons usurper l'écoute de la vie - souvent la place du narrateur
témoin, voire de l'auteur qui saurait tout... ou qui ne saurait rien du tout (voeu
pieux de Bion) -, mais le myope chroniqueur que nous risquons de devenir sera
toujours dépassé par les événements de récits de vie de nos patients.
L'existence simultanée des deux écoutes est à la fois une biographie de soi et
une chronique à chaud. C'est toujoursla même histoire du fait et de sa vérité. Il ne
faudrait pas oublier que Freud, dans sa laïcité, a toujours eu en vision l'analysé
comme évolution par la liberté et le perfectionnement moral - fussent-ils hypothé-
tiques -, d'autant plus que le pessimisme était foncier et renforcé par l'âge.
C'est banal de dire que l'opposition entre histoire et mémoire conduit à ce
que l'histoire interprète ce qui est passé, et que la mémoire rend compte de ce
qui est actuel du passé.
Le messager qui est aussi une personne, il se déclare comme telle non
- -
seulement vit ce qu'il dit, mais il a la force de dire parce qu'il vit ce qu'il dit et dit
ce qu'il vit.
C'est le dire qui entraîne le dire : le sens du sens et non la signification pour
elle-même. Il dira beaucoup de choses... de vie... et de mort... et non pas il redira
ce qui s'est passé. Il a une autorité d'influence qui peut être contestée. Il peut être
lynché tant la nouvelle est funeste. Il ne cesse d'être lié à son récit, parce qu'il est
Hé à lui-même et non seulement à sa fonction dramatique. Il « dit » un récit pour
que celui-ci soit compris, entendu par force inventive de l'esprit. Il dit ce qui ne
-
passe pas dans ce qui passe ici, les dieux (pas encore l'inconscient). Il dit sans
comparatisme de soi-même au signifiant dont la différence n'est qu'une indiffé-
rence phobique.
Le temps de son récit ne se temporalise que parce que le sujet « messager »
est soi-même, en soi-même. La donation du temps dans le récit est intemporelle.
Elle n'est pas du temps. Il n'est pas dans la redondance de l'instant retrouvé (ce
que fera Proust). Son récit est dans la force du devenir qui est le sens, et pas for-
cément le significatif. Il laisse advenir l'irruption de l'Impression originaire et ce
n'est qu'à la fin de son récit qu'il dira : « Voilà la vérité ! »
Relisons cette admirable aventure narrative.
— Le second exemple est un souvenir personnel de mes débuts au théâtre :
nous formions, un temps, Marcel Marceau et moi, un couple, moi parlant, lui
mimant. Marceau trouvait que je « parlais » trop. Il avait raison certainement.
Mais je me souviens lui avoir répliqué, du tac au tac : « Mais c'est toi qui parles
tout le temps avec tes "mimes". Tu fais toujours des phrases, tu racontes tou-
jours des histoires, tes gestes sont des phrases... et tu ne dis jamais rien. » C'était
injuste, et peut-être de l'envie... Mais quel que soit le génie de mimodrame de
Marceau, je considère toujours que j'ai raison. Le mime n'a plus la force de
dire... comme le bavardage, comme la «parlerie», si chers à nos modernes
empaillés dans le signifiant.
Ces deux exemples m'ont fait penser aussi à ces galéjades du dit et du non-
dit, quand il ne s'agit dans le narratif que de la vie du dire.
Jean Gillibert
12, avenue de la République
92340 Bourg-la-Reine
Raconter ? (Dialogue)
l'écrivain en ce qu'il est le siège de ce qu'il veut écrire, comme Nerval qui cons-
truit, avec mille trous, ruses, fuites, un récit, tandis qu'Artaud qui maîtrise verti-
gineusement le dessin, est dessaisi du récit dans la logorrhée visionnaire des jour-
naux de Rodez).
L'irracontable a un nom au XXe siècle : l'horreur. Celle de la première guerre
mondiale puis, multipliée par la violence des conflits et par le tour que lui a
donné la barbarie nazie, celle de la seconde guerre, et, en particulier l'univers de
« nuit et brouillard » que constitue le camp de concentration. Comment raconter
ce que nous avons vécu et ce dont les autres sont morts ? C'est la première ques-
tion des rescapés autour de Jorge Semprun à la libération du camp de Buchen-
wald, c'est «l'écriture ou la vie» 1.
Dans le livre Quel beau dimanche !, Jorge Semprun s'interroge : « Comment
poursuivre ton récit si tu ne savais plus où était le récitant, ni même qui il
était?» (p. 269). Comment, sans perdre la prise du récit sur l'expérience irracon-
table, et, simultanément, sans perdre l'expérience, du fait de l'emprise du récit,
écrire le camp ? Cette question à laquelle s'est immédiatement heurté Semprun,
a provoqué chez lui cet espacement très grand du premier récit par rapport à
l'expérience, et de chaque récit par rapport au précédent : temps de douloureux
questionnements (1945: sortie du camp; 1963: Le grand voyage; 1980: Quel
beau dimanche ! ; 1995 : L'écriture ou la vie). On voit se dessiner deux démarches
dans Quel beau dimanche ! :
- L'abandon du récit chronologique: on se reportera au chapitre 3 qui
débute par « J'avais décidé de raconter cette histoire dans l'ordre chronolo-
gique». Il est loisible d'observer, dans le déroulement même du chapitre, un
régime de sauts (vues de l'extérieur), qui correspond à tout un cheminement
d'associations autour du dimanche choisi, rencontre, du jour même, avec l'offi-
cier nazi, passage par les Récits de la Kolyma de Chalamov, Londres où le nar-
rateur lit ces récits quinze ans plus tard, croisement d'un camarade communiste
lui aussi déporté à Buchenwald, analyse du poste de travail, lecture d'une Jour-
née d'Ivan Denissovitch, gare de Lyon 1963, lettre de Marx à Engels du
13 décembre 1951, instauration simultanée des camps de travail en URSS et en
Allemagne hitlérienne (1934), route commune avec l'homme qui avait lancé
« quel beau dimanche! » ce dimanche de 1944. Ce dimanche du camp est du
même type que le jour de l'enterrement dans Ulysse de Joyce.
- Un déploiement des «détours sinueux et sournois de la mémoire»,
«retour en avant» et « va et vient» (p. 163) : surgissements, par associations, de
souvenirs enfouis, télescopages, qui sont des recoupements révélateurs, construc-
1. C'est nous qui soulignons ainsi que dans la suite des citations des textes de Freud.
2. Ibid.
Raconter ? (Dialogue) 745
pour garder la métaphore du texte freudien : ce mobile pouvant fédérer les élé-
ments dispersés, mais de façon ouverte, et capable de provoquer, en retour, la
venue au jour d'éléments nouveaux, susceptibles d'entrer dans une construction
plus adéquate à venir.
D'un autre côté, la question posée par l'écriture de Quel beau dimanche !
est: de quelle nature est l'irracontable de l'expérience concentrationnaire?
Objectivement monstrueuse, et de surcroît sans cadre de représentation adéquat.
A ce titre, et conformément à la culture en vigueur dans les années 50-60, chez
les écrivains et cinéastes comme Michel Butor, Alain Resnais, Jorge Semprun
essaie une démarche à la fois critique et heuristique qui s'apparente à la phéno-
ménologie de Merleau-Ponty sur les points suivants :
En cette fin de siècle le tenace besoin de raconter est illustré par ces «mots
de la fin » que la mort fait avec les formules qui restituent les convictions d'une
vie : « Mon métier consiste à raconter des histoires aux autres », la formule de
Giorgio Strehler rejoint la préoccupation chère à René Diatkine d'être celui qui
raconte l'histoire de sa vie à un enfant qui a perdu ses repères.
Mais au long du siècle, l'urgence de raconter a pris un sens nouveau : au
récit pour faire rêver (maman raconte-moi une histoire), et au récit pour témoi-
gner (sur le mode de la fiction comme sur le mode du reportage) s'est ajouté un
récit à fonction nouvelle : ce qu'on pourrait appeler le récit constituant, consti-
tuant d'une expérience, d'une compréhension, d'une relation.
Étrange récit à première vue : on raconte ce qu'on ne connaît pas pour le
connaître ; on esquisse des versions (partielles et mobiles) pour élaborer un récit
totalisant mais ouvert ; on vise la réalité en semblant donner le change par une
750 Antoine Raybaud et Florence Quartier-Frings
Florence Quartier-Frings
40, rue de l'Athénée
CH-1206 Genève
BIBLIOGRAPHIE
Bayard P., Le hors-sujet, Proust et la digression, Paris, Les Éditions de Minuit, 1997.
Borch-Jacobsen, Souvenirs d'Anna O., une mystification centenaire, Aubier, 1995.
Gauchet M., Swain Gl., Charcot, les chemins imprévus de l'inconscient, Paris, Calman-
Levy, 1997.
Grubrich-Simitis I., Freud: retour aux manuscrits,faireparler des documents muets, Paris,
PUF, coll. « Bibliothèque de psychanalyse», 1997 (lre version en allemand 1993).
Raybaud Antoine, Fabrique d'« Illuminations », Paris, Seuil, 1989. [Essai sur l'écriture
poétique de Arthur Rimbaud.]
Raybaud Antoine, Murs, poème, Éd. Noël Blandin, 1992.
Semprun J., Quel beau dimanche!, Paris, Grasset, coll. «Les cahiers rouges», 1980.
Rêve, projection et narration*
Bernard LEMAIGRE
* Texte remanié d'un exposé donné au séminaire « Pensée animiste, expérience religieuse et rationa-
lité scientifique » de Michel Neyraut, Bernard Chervet, Jean-Louis Lamande et Bernard Lemaigre en
décembre 1997.
Rev. franc. Psychanal, 3/1998
752 Bernard Lemaigre
1. En ce qui concerne l'oeuvre romanesque Freud lui-même y songe puisque, liant déjà projection et
formation de système, il met en note à la fin du paragraphe consacré à la formation de système dans
Totem et tabou, la remarque suivante : « Les créations par projection des primitifs sont proches des per-
sonnifications par lesquelles le créateur littéraire place au dehors, sous forme d'individus séparés, les
motions pulsionnelles opposées qui luttent en lui » (p. 171).
Il peut être intéressant aussi de citer ici cette remarquable définition de la vérité et des idées donnée
par Spinoza dans ses Pensées métaphysiques : « Pour comprendre ces deux choses, le Vrai et le Faux,
nous commencerons par la signification des mots, ce qui nous permettra de voir que ce ne sont que des
dénominations extrinsèques des choses et qu'on ne peut les leur attribuer qu'en rhéteur. Mais, comme
c'est le vulgaire qui a d'abord trouvé les mots que les philosophes emploient ensuite, il appartient à celui
qui cherche la signification première d'un mot de se demander ce qu'il a d'abord signifié pour le vulgaire,
surtout en l'absence d'autres causes qu'on pourrait tirer de la nature du langage. La première signification
de Vrai et de Faux semble avoir son origine dans les récits ; et l'on a dit vrai un récit quand le fait raconté
était réellement arrivé ; faux, quand le fait raconté n'était arrivé nulle part. Plus tard, les philosophes ont
employé le mot pour désigner l'accord d'une idée avec son objet ; ainsi, l'on appelle idée vraie celle qui
montre une chose comme elle est en elle-même ; fausse, celle qui montre une chose autrement qu'elle n'est
en réalité. Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des histoires de la nature dans l'es-
prit. Et de là on en est venu à désigner de la même façon, par métaphore, des choses inertes ; ainsi, quand
nous disons de l'or vrai ou de l'or faux, comme si l'or qui nous est présenté racontait quelque chose sur
lui-même, ce qui est ou n'est pas en lui », voir J.-P. Faye, La raison narrative, Paris, Balland, 1990.
2. Sur la régression dans la situation analytique nous nous référons évidemment à ce qu'en a écrit
Conrad Stein au premierchapitre de L'enfant imaginaire. Ajoutons que l'intérêt que nous portons à Totem
et tabou, et ici plus particulièrement à la projection, a été éveillé pour une large part, par la lecture du
séminaire d'anthropologie psychanalytiquetenu en 1963 par le même Conrad Stein.
3. Nous citons Totem et tabou selon le texte et la pagination de la nouvelle traduction française de
Gallimard, 1993.
Rêve, projection et narration 753
1 / La projection
Si l'on suit l'ordre de Totem et tabou la question de la projection est posée
la première.
A la fin du § 3 de la IIe partie (p. 165, 167) Freud examine comment se déli-
vrer de l'hostilité que l'on éprouve à l'égard des morts ; le mécanisme psychique
utilisé est celui de la projection. En effet, dans ce cas, pour se défendre le sujet
déplacera l'hostilité sur son objet. Ce déplacement implique une négation :
« Le survivant nie avoir jamais nourri des sentiments hostiles à l'égard du cher défunt »
(p. 165), « l'hostilité dont on ne sait rien et dont on veut continuer à ne rien savoir, est
rejetée de la perception interne dans le monde extérieur et, par là, détachée de la per-
sonne et mise sur le dos d'autrui » (p. 167).
C'est sans doute d'ailleurs à la force, voire à la nature de la négation, que se
mesurera la possibilité de réversion de la projection.
Avant d'aborder le lien de cette projection de l'hostilité avec le système ani-
miste, Freud opère une double généralisation de l'idée de projection.
Tout d'abord à toutes les situations psychiques conflictuelles pouvant
mener à la névrose :
« La projection de l'hostilité inconsciente sur les démons, qu'on trouve dans le tabou des
morts, n'est qu'un exemple d'une série de processus auxquels il faut attribuer la plus
grande influence sur la forme que prend la vie psychique primitive. Dans le cas considéré,
la projection sert à la liquidation de sentiments; elle trouve la même utilisation dans un
grand nombre de situations psychiques qui mènent à la névrose »,
puis dans un second temps :
«Mais la projection n'est pas faite pour la défense, elle a lieu aussi en l'absence de
conflits. »
2 / La formation du système
hension. L'essentiel, dans le rêve, ce sont les pensées du rêve qui, à vrai dire, sont riches
de sens, cohérentes et ordonnées. Mais leur ordre .est un ordre tout à fait différent de
celui dont le contenu manifeste du rêve nous fait nous souvenir... Presque à chaque fois,
a eu lieu, outre la condensation des éléments du rêve, <et leur fïguration> un réagence-
ment de ceux-ci, qui est plus ou moins indépendant de l'ordonnance antérieure. Nous
disons, en conclusion, que ce que le travail du rêve a fait du matériel des pensées du rêve
a subi une nouvelle influence, ce que nous appelonsl'élaboration secondaire, dont la visée
est manifestement d'éliminer l'incohérence et l'inintelligibilité qui résultait du travail du
rêve au profit d'un nouveau " sens ". Ce nouveau sens atteint par l'élaboration secon-
daire n'est plus le sens des pensées du rêve. »
Cette élaboration secondaire est aux yeux de Freud un excellent exemple de
l'essence et des exigences d'un système. Le besoin d'intelligibilité et de cohérence
nous est tellement indispensable que notre esprit n'hésite pas à établir une cohé-
rence fausse et à combler des lacunes. C'est là où s'introduisent les deux dériva-
tions ou comme le dit Freud dans ce passage, les deux motivations :
«... Le meilleur signe distinctifde la formation du système c'est que chacun de ses résultats
permet de mettre au jour au moins deux motivations : une motivation provenant des pré-
suppositions du système - c'est-à-dire, le cas échéant, délirante - et une motivation cachée
quenous devons toutefois reconnaîtrecomme la motivation réelle vraiment agissante. »
Dans l'exemple donné par Freud de la dame aux rasoirs (p. 219), la motivation
systématique concerne l'évocation de la mort en général, le mari de cette femme
étant complètement en dehors et ne faisantjamais l'objet de soucis conscients. La
motivationinconsciente,par contre, concernela mort du mari de cette femme.
/
3 La projection, moment essentiel, structurel, de la formation de système
1. B. Rosenberg a déjà mis en lumière ce point dans son étude sur le masochisme, p. 74, n. 1. Il a
souligné aussi le lien entre projection et satisfaction hallucinatoiredu désir (p. 74 également). Nous igno-
rions ce point lorsque nous avons entrepris notre propre travail.
Par ailleurs cette question a également été abordée par J. Gillibert dans « Supplément métapsycholo-
gique au "Complément métapsychologique à la doctrine des rêves" » dans L'OEdipe maniaque, Une quête
phallique, 2, p. 174-179.
2. Nous citons le « Complément» selon le texte et la pagination de la traduction des OCP, XIII,
Paris, PUF, 1988.
Rêve, projection et narration 757
BIBLIOGRAPHIE
Freud (S.), L'interprétation des rêves, nouv. trad. franc., D. Berger, Paris, PUF, 1967.
Freud (S.), Totem et tabou, nouv. trad. franc., Paris, Gallimard, 1993.
Freud (S.), Métapsychologie, OCP, XIII, Paris, 1988.
Gillibert (J.), Postface à Victor Tausk, OEuvres psychanalytiques, Paris, Payot, 1975.
Gillibert (J.), Les Illusiades, Essai sur le théâtre de l'acteur, Paris, Clancier-Guénaud,
1983.
Gillibert (J.), Guérir en psychanalyse, Toulouse, at, 1988.
Kohn (M.), Mot d'esprit, Inconscient et événement, Paris, L'Harmattan, 1991.
Marin (L.), Le récit est un piège, Paris, Minuit, 1978.
Neyraut (M.), Les raisons de l'irrationnel, Paris, PUF, 1996.
Ricoeur (P.), Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
Rosenberg (B.), Masochisme mortifère et masochisme de la vie, Paris, PUF, Collection des
Monographies de la RFP, 1991.
Spinoza (B. de), Pensées métaphysiques, OEuvres complètes, Paris, Gallimard, «La
Pléiade».
Stein (C), L'enfant imaginaire, Paris, Denoël, 1971.
Stevenson (R. L.), Essais sur l'art de la fiction, Paris, Payot, « PBP », 1990.
Le récit analytique chez Freud
1. S. Freud, Leçons d'introduction à la psychanalyse, 1917, trad. S. Jankélévitch, chap. XXIV, Payot,
1964, p. 405 sq.
Rev. franc. Psychanal, 3/1998
760 Christiane Rousseaux Mosettig
Prendre des notes, par exemple, pendant les séances, ou avoir recours à
quelque autre aide-mémoire, ne permettrait-il pas de sortir de toutes ces compli-
cations et de publier des observations fidèles, des documents précis, voire objec-
tifs, sur lesquels faire des hypothèses, les vérifier et se les communiquer ? Mais
outre que le patient ne manquera pas d'être troublé à l'idée que ce qu'il confie de
plus intime à son analyste peut être l'objet d'une appréciation scientifique, voire
d'une publication éventuelle, c'est le matériau analytique lui-même qui viendra à
manquer : l'analyste, préoccupé de savoir s'il va retenir ce que son patient lui dit
et conduit par ses attentes théoriques, éliminera ces éléments chaotiques, sans
connexion encore, nouveaux qui resurgissent sans effort dans la mémoire quand
le patient apporte de nouvelles données. Il n'entendra plus que ce qu'il savait
d'avance. Aussitôt se montre la divergence de méthode entre la recherche et le
traitement: si leurs résultats convergent, la technique qui convient à l'une est
contraire à l'autre.
Freud fait remarquer, dans le cas Dora, que, s'il a pu en publier l'observa-
tion, cela tient à la durée réduite de ce traitement de trois mois. Ce temps court
lui a permis de se le rappeler dans son ensemble, alors qu'il lui est impossible de
se rendre maître du matériel d'une observation d'une durée d'un an. Toutefois
cette cure, interrompue par la volonté de la patiente, a donné des résultats
incomplets : des points sont restés obscurs, d'autres non abordés, enfin le trans-
fert lui-même a été mis de côté... Il ajoute qu'il a groupé l'élucidation de ce cas
autour de deux rêves dont les termes mêmes ont été fixés immédiatement après
la séance1. Là encore, se résolvant à s'en tenir à un fragment, son souci d'exacti-
tude reste grand. Il se résout pourtant à dire: «La mise par écrit n'est pas (...)
absolument fidèle, phonographique2... Il y a un dosage du sujectif et de l'objec-
tif.»
Toutes ces remarques sont conduites par un souci de maîtrise que le maté-
riau rendu accessible par la technique analytique rend impossible à tenir. Sauf à
ne décrire que des comportements symptomatiques. Mais il rappelle que son but
n'est pas de résoudre des symptômes les uns après les autres. Son point de
départ à chaque séance est « la surface actuelle que l'inconscient du patient offre
à l'attention de l'analyste»3. Et ce que celui-ci obtient, ce sont des «fragments
enchevêtrés dans des contextes différents et répartis sur des époques très éloi-
gnées »4. Comme l'archéologue qui a « le bonheur de ramener au jour, après un
long ensevelissement, les restes inestimables bien que mutilés, d'objets anti-
ques », il précise qu'il ne néglige pas de faire connaître ce qu'il ajoute aux parties
authentiques.
Le récit analytique serait-il du même genre que le récit historique? Cette
comparaison qu'il reprend dans cette page des Leçons d'introduction à la
psychanalyse, lui permet d'introduire l'idée de véridicité et d'introduire le rôle
du témoignage et du degré de confiance à lui accorder. Elle permet de mettre à
distance ce souci imprégné d'idéologie positiviste, dominante aussi à notre
époque, d'éliminer tout ce qui est subjectif comme venant fausser et enlever sa
crédibilité à l'observation soi-disant directe ou immédiate des faits. Elle place
les sciences humaines, et tout particulièrement la psychanalyse, dans une posi-
tion de repoussoir du côté du romanesque et de la fiction, sans en avoir leur
qualité littéraire, ou tout simplement du côté d'une science qui a manqué son
objet.
Des expressions de Freud pourraient alimenter ce point de vue : « Vous ne
trouverez pas ici ces voies exactes et sûres que vous êtes disposés à prendre1... que
dirait la science exacte si elle apprenait que nous envisageonsde découvrir le sens
des rêves2?... Puisqu'il n'existe pas de critère objectifpour juger de la vérité de la
psychanalyse et que nous n'avons aucune possibilitéde faire de celle-ci un objet de
démonstration,comment l'apprendre ? C'est en éprouvant sur son propre moi les
effets de l'analyse, en l'éprouvant sur son propre corps3... en opérant avec l'incons-
cient comme avec quelque chose de sensiblement saisissable4»... que l'expérience
de la détermination inconscientede nos actes psychiques peut en être faite. Le récit
va se ressentir de ces conditions propres à la psychanalyse.
Alors que raconter? L'histoire du malade ou l'histoire du traitement? Tout
entière ou en partie ? Quand il s'agit de raconter l'histoire du malade, de donner
pour commencer un coup d'oeil d'ensemble sur l'histoire de son enfance, de
dépeindre son milieu et de décrire les symptômes, la difficulté ne semble pas si
grande car le patient s'y prête dans les débuts du traitement. Mais ce que l'on
apprend sans peine de son histoire infantile restera longtemps obscur et incomplet.
Décrire le comportement symptomatique? Il s'offre immédiatement à l'ob-
servateur, comme à celui qui en souffre, car il est stable, monotone et répétitif,
son fond uniforme qui présente à peu près les mêmes traits offre les conditions
idéales pour un compte rendu fidèle et précis. L'observation peut même en être
répétée au sens où elle peut être observée à nouveau dans un nouveau cas, voire
vérifiée par d'autres observateurs! Mais les traits individuels qu'il acquiert,
quand a commencé la cure analytique, lui font perdre son uniformité. Et est-ce
la tâche de la psychanalyse de décrire des symptômes et de dresser des tableaux
nosologiques (en dehors de leur intérêt diagnostique) ? Et pas plutôt d'offrir les
conditions pour que se révèle leur sens inconscient, façon formelle de dire que
c'est dans l'arène analytique que les conflits anciens retrouvent leur virulence, se
transfèrent et se transforment en une nouvelle névrose où les symptômes vont
prendre un nouveau sens en rapport avec le transfert, et se résoudre... C'est
toute l'histoire du traitement. Ce serait la tâche du récit analytique de raconter
cette histoire-là? Mais quels talents supplémentaires (à la tâche thérapeutique
elle-même) pour en venir à bout ou simplement en donner un aperçu...
Quand Freud attribue à ses auditeurs le reproche de ne pas citer tout sim-
plement un cas pris sur le vif et de le décrire ou de le dépeindre tout simplement,
il répond ainsi : « Je suppose que vous auriez désiré me voir commencer l'exposé
des névroses par la description de l'attitude des névrosés, de la manière dont ils
en souffrent, dont ils s'en défendent et s'en accommodent. C'est là certainement
un sujet intéressant et instructif peu difficile à traiter... (Mais) on s'expose
notamment, en prenant comme point de départ les névroses communes et ordi-
naires, à ne pas découvrir l'inconscient, à ne pas saisir la grande importance de
la libido et à se laisser influencer dans l'appréciation des faits par la manière
dont elles se présentent au moi du névrosé... Le moi possédant le pouvoir de nier
l'inconscient et de le refouler... »1
Abandonnant cette perspective qui nous guette sans cesse de céder à la
linéarité et à la cohérence, reposons la question par un autre côté, celui de la
sorte de vérité dont peuvent être porteurs les énoncés de la psychanalyse. Le
tournant pourrait se faire autour des mots véracité plutôt que vérité.
Freud n'emploie à peu près jamais le mot vérité pour qualifier les énoncés
de la psychanalyse, qu'il nomme pourtant sa science jusqu'à la fin de son oeuvre.
Il utilise plutôt les mots véracité ou véridicité, fiabilité, crédibilité (Wahrhaftig-
keit, Verlässlichkeit, Glaubwürdigkeit), correct ou bien ajusté, doué de force
démonstrative (Beweiskraft) ou doué de force ou de puissance convaincante,
traduit dans l'ancienne traduction : Verbindlichkeit2. Ce mot est porteur non seu-
lement d'une idée de lien entre un procédé ou une méthode et le mode d'expres-
sion qui rend compte de la situation obtenue (et dont l'élaboration se poursuit
dans la conception freudienne de la vie psychique), mais aussi de l'idée d'un lien
d'obligation ou d'engagement entre des personnes à l'égard de la méthode
qu'elles utilisent. La qualité de véracité du témoignage en dépendrait.
1. Ibid., p. 406.
2. S. Freud (1938), Abrégé de psychanalyse, trad. par Anne Berman, éd. revue et corrigée par Jean
Laplanche, PUF, 1978, p. 21-22 (GW, vol. XVII, p. 81).
Le récit analytique chez Freud 763
conscient à titre de notion », et celui qui suscite un travail psychique, même s'il
prend la forme souvent contradictoireque décrit Freud : « Vous me voyez si sou-
vent retirer ce que je viens d'avancer, entourer mes propositions de toutes sortes
de limitations, m'engager dans des directions pour aussitôt les abandonner... je
n'ai pas de goût pour les simplifications... »
Outre ce souci de confrontation de ses idées, si décisive lorsque l'on aban-
donne le confort d'une conception de la vérité adéquation de la chose et de l'in-
tellect, toutes ces difficultés tiennent aussi aux temporalités différentes et intri-
quées qui travaillent l'exposé de la matière analytique.
Elles témoignent que des processus psychiques opposés ont suivi des
lignes de développement divergentes: ceux qui sont mus par une puissante
revendication pulsionnelle et ceux qui prennent en compte les objections de la
réalité, représentée souvent par autrui. Ils sont à l'oeuvre dans le déve-
loppement psychique, dans le traitement mais aussi dans ce que nous essayons
d'en dire.
Remarquons les expressions que Freud utilise pour dire ces temps entremê-
lés, ils sont de plusieurs sortes.
Dans un fragment de cure ancienne, il décrit le cérémonial obsessionnel de
sa patiente: «La course répétée d'une pièce dans une autre et l'appel de la
femme de chambre pour lui montrer une tâche, etc. »1, il emploie une expression
sustantifïée (le verbe est transformé en nom, ce que permet la grammaire de la
langue allemande), dans laquelle chacun des mots est relié par un tiret, ce qui les
place tous sur le même plan, les déqualifie temporellement ou les fige.
Puis après avoir décrit ainsi la conduite obsessionnelle, il raconte comment,
après avoir réussi à lever un scrupule grave, une résistance, sa patiente découvrit
brusquement le lien qui existait entre son symptôme et un événement de sa vie
passée et put raconter l'histoire attachée à cet événement.
L'expression qu'il utilise est mot à mot: «Elle devint subitement
sachante2 », elle combine dans la même phrase des temps grammaticaux tels que
le passé simple ou prétérit, temps de l'action événementielle singulière (décou-
verte du lien), qui surgit incidemment dans sa relation à son analyste (l'incidence
est soulignée par l'adverbe « subitement »), et le participe présent, temps d'une
action qui est en cours, en train de se développer, qui a commencé et n'est pas
tenninée : elle initie le récit. Le sujet qui en est le heu se modifie dans son fonc-
tionnement psychique et peut commencer à raconter.
Ce temps bref de l'émergence prend corps dans la durée du récit, long,
pénible et qui demanda beaucoup de patience pour dépasser les unes après les
autres les résistances. Dans cette durée qui espace et distend s'ouvre un lieu psy-
chique, où s'élabore l'élément commun à la scène vécue dans le passé et au
symptôme transporté dans le champ actuel de la relation transférentielle. L'évé-
nement traumatique va pouvoir acquérir un nouveau sens et fournir le point de
départ à la formation de nouveaux tissus, selon la belle comparaison freudienne
du transfert avec l'aubier de l'arbre, situé entre le coeur et l'écorce; il est «le
point de départ à la formation de nouveaux tissus et à l'augmentation d'épais-
seur du tronc1 ».
Ce qui est le plus difficile à dire est peut-être ce temps d'émergence que
Freud désigne aussi par une autre expression qui n'a pas son équivalent en fran-
çais : la surface psychique actuelle. L'idée qui traverse l'esprit mais c'est plutôt
-
un lien, une pensée-carrefour, un pont de mots, un point nodal surgit sous la
-
poussée irruptive, se noue à une représentation verbale, souvent à un mot à
significationsmultiples. Selon le modèle de L'interprétation des rêves, l'excitation
pourvue d'une charge mobile, en s'associant à un souvenir de mot, se transforme
en investissement hé ou quiescent. Elle attire ainsi par sa qualité acquise l'atten-
tion de l'organe sensoriel qu'est la conscience. Une nouvelle série qualitative se
crée. Les impulsions inconscientes, refoulées, qui cherchent une issue mais ne
peuvent en tant que telles trouver une expression directe, verbale, transfèrent
leur intensité sur des représentations sans importance dans le moment même, et
tissent ainsi un réseau de liaisons.
Le mot « actuel » traduisant jeweilig désigne ce moment bref de l'intersec-
tion de deux modes de travail psychique ; il situe l'événement psychique à l'inter-
férence de processus appartenant à deux systèmes psychiques distincts dont l'un
s'indexe à l'autre et le rend signifiant.
En des termes différents : la représentation portée par la force du désir est
dévoyée des voies de frayage déjà existantes et, s'associant à une représenta-
tion de mot disponible, s'indexe à ce mot, elle prend sens : de l'inconscient se
traduit et se temporalise en tombant dans le temps présent, peut indirectement
trouver une expression individuelle, puis, comme nous le voyons avec les mots
de Freud s'inscrire dans un patrimoine commun. L'énoncé de la règle fonda-
mentale et l'écoute flottante, suspendue de ses intentions délibérées, favorisent
ce fonctionnement: il le vise, le manque et à nouveau attend le moment
opportun.
Le mot « présent » traduirait mieux qu' « actuel » le mot jeweilig, s'il ne
s'était pas érodé et s'il avait conservé la valeur temporelle du mot correspondant
latin praesens, désignant ce qui est sous les yeux immédiatement actuel, ce qui
1. Ibid., p. 476.
766 Christiane Rousseaux Mosettig
Claude BALIER
Juger un délit ou un crime est une étrange gageure. Car il faut fournir une
explication de cet acte, si choquant pour le bon sens, en termes compréhensibles
par tous, répondant à une certaine logique. La peine fixée établira la mesure des
motivations du criminel, des enchaînements, de ses comportements, de sa
volonté de faire mal.
Or ses mouvements internes lui échappent le plus souvent et n'obéissent pas
à un système raisonnable. De sorte qu'il ne se reconnaîtra pas dans les attendus
du jugement.
Les plus avisés sauront parler faux pour se faire comprendre et peut-être
obtenir une sanction moins lourde, car le discours explicatif atténue la peur.
D'autres resteront le monstre, incompréhensible et redoutable.
L'effet du jugement a donc des conséquences paradoxales. Son but est de
confronter le criminel à ses responsabilités et, cependant, par sa formulation il
tend à le dépouiller de son statut de sujet dans son existence la plus authentique
et la plus vraie en l'entraînant vers un narratif reflétant une identité de surface.
Les experts eux-mêmes, pourtant dépêchés pour révéler les réactions psy-
chologiques cachées, se trouvent piégés par la nécessité de transcrire leur lan-
gage (C. Legendre, 1997), l'a parfaitement vu. Désignée comme expert psycho-
logue auprès d'un criminel, en lisant les différentes expertises déjà effectuées,
elle est frappée par l'identité des propos tenus par le sujet face aux différents
experts, jusque dans la formulation. Elle écrit : « On peut se poser la question
de la valeur défensive du verbe, du texte qui, tout en décrivant et donnant à
voir sa problématique personnelle de façon de plus en plus complète et appa-
remment authentique, semble paradoxalement mettre de la distance à l'égard
du fonctionnement affectif et pulsionnel qui reste en fait clivé» (p. 530). Avec
Rev. franc. Psychanal, 3/1998
768 Claude Balier
L'ÉTHIQUE DU PSYCHANALYSTE
Du processus et de l'objet
L'entretien évoqué a joué le rôle d'une première réparation bien plus par
l'effet de rencontre que par le contenu. Tout se passe comme si l'adolescent était
à la recherche latente d'une figure que la rencontre est venue combler. C'est dire
De l'acte et son récit à la réalité du sujet 773
que les processus, déjà là avant toute expérience, ont besoin de l'objet pour
prendre forme en recevant en quelque sorte une assise narcissique de confirma-
tion préalable à l'avènement de sujet. Les fantasmes originaires, puisqu'il s'agit
de cela, ou même préoriginaires pour suivre certains auteurs (Piera Aulagnier),
inscrits au plus profond du pulsionnel inconscient comme héritage humain,
entrent dans le champ anthropologique par la capacité de l'objet à recevoir leur
écho et leur permettre ainsi d'accéder à un statut de réalité. On voit que l'objet
joue un rôle actif et ne se borne pas à recevoir les investissements pulsionnels.
Cet échange a valeur de création et fait accéder le narcissisme à un stade
nouveau.
L'objet en question, dans l'exemple que j'ai pris, représente le père primitif,
ou «primordial» (A. Green, 1967) 1. J'ai voulu montrer que l'effet de rencontre
devait être préalable à un narratif capable d'élaboration. Plus précisément se
pose la question de savoir de quelle façon il est possible d'atteindre un clivage
dont la résolution est nécessaire pour éviter la répétition du recours à l'acte
ayant valeur de déni d'une menace d'effondrement.
L'exemple choisi concerne un adolescent dont la pathologie entre dans le
cadre des «ruptures de développement» des Laufer (M. et E. Laufer, 1989).
Mais qu'en est-il du crime lorsque la pathologie est moins évidente, en particu-
lier lorsque les comportements répétitifs font parler de «criminel d'habitude»
échappant a priori à toute thérapeutique?
J'ouvre l'étude de ces cas par celui d'un sujet dont j'ai déjà parlé (C. Balier,
1988) et que je résume à l'essentiel pour notre propos : ayant à son actif plusieurs
meurtres commis de sang-froid, il avait attiré mon attention par l'existence d'une
agoraphobie handicapante contrastant avec une image de terreur qu'il répandait
autour de lui. J'ai noté qu'on l'appelait «le diable» dans son quartier. Là où
l'on aurait parlé classiquement d'une pathologie associée à un comportement
criminel, il faut au contraire établir un lien entre la menace d'effondrement,
l'hystérie d'angoisse et de conversion sous forme de crises convulsives, le
monstre apparaissant dans de nombreux cauchemars et vécus hallucinatoires, la
recherche obstinée du père, réel et symbolique, les meurtres liés à l'affirmation
de toute-puissance constituant cependant un secteur clivé du reste et échappant
à la loi du refoulement. On devinera qu'un abondant matériel développé à partir
de toute la thématique hystérique a été largement abordé au cours des entre-
1. Lorsque j'ai rédigé ce texte, je n'avais pas encore lu l'ouvrage de J. Guillaumin, L'objet. L'Esprit
du temps (1996). A la lumière d'une étude approfondie des textes de Freud, comme il sait le faire, l'auteur
montre que « le père primitif de la horde phylogénétique » et « le père de la préhistoire personnelle » ne
sont pas des vues de l'esprit comme on l'a dit si souvent. Une transmission généalogique aboutit à un
noyau originel où siège un manque, avant toute expérience avec l'environnement. C'est fournir les don-
nées théorico-cliniques on ne peut plus claires, sur lesquelles s'appuie ma position.
774 Claude Balier
tie, après un instant de terreur, il s'est projeté sur la porte vitrée du bureau, deve-
nant le monstre lui-même. Plus tard, au cours d'un rêve, il a vu son père sur le
front duquel étaient écrits les mots : « A mon fils », tandis que sur le sien était
inscrit : « A mon père », comme les épitaphes qu'on voit sur les tombes.
Le travail d'élaboration est donc riche, alimenté constamment par toutes les
interrelations vécues au sein de l'équipe thérapeutique. Toutefois l'accession au
statut de sujet, réintégrant le «hors-soi» du clivage (J. Guillaumin, 1997) et de
ce fait transformant la puissance destructrice pulsionnelle représentée par le
monstre en une valeur narcissique constructive, ne pouvait se faire que par une
expérience de vie liée au mouvement transférentiel avec l'objet que j'étais. C'est
ainsi que je comprends son besoin de m'informer qu'il n'avait pas commis de
nouveaux meurtres après notre séparation à la suite de sa sortie de prison. Alors
devenu père à part entière, inscrit dans la succession des générations, il a pu réa-
liser, je pense, l'unité du Soi nécessaire au jeu naturel des instances, avec une
modification du Surmoi devenu plus humain. Le travail thérapeutique était bien
allé de la pulsion, versant biologique, à l'identification secondaire.
Ce qui est arrivé ensuite n'est pas surprenant. Désirant refaire sa vie ailleurs
et déprimé parce que sa femme ne voulait pas le suivre avec leur fils, là où il était
obligé d'aller, très loin de son territoire d'action habituel, il est venu m'expliquer
sa situation. J'ai appris par le journal qu'il s'était fait tuer quelques jours plus
tard, ayant accepté imprudemment un rendez-vous dans une impasse avec un
ancien camarade d'enfance qu'il croyait sûr. Dans ce «métier» on ne peut se
permettre de baisser la garde.
Chaque situation évoquée se passe comme si une trace du père primitif était
inscrite dans les processus. Malgré les difficultés marquées notamment par le fra-
cas d'affects violents, le thème à suivre durant la thérapie garde une certaine
continuité.
Tel n'est pas le cas avec les auteurs d'agressions sexuelles. Il est remarquable
que dans une étude portant sur 176 agresseurs sexuels comparés à un groupe
témoin de 30 agresseurs à caractère non sexuel, les directeurs de recherche1,
A. Ciavaldini et M. Girard-Khayat, ont trouvé des différences significatives: ils
relèvent dans le groupe témoin davantage de phobies et cauchemars avant l'in-
carcération, et chez les agresseurs sexuels la présence de sévices sur animaux
domestiques pratiqués dans leur enfance, ce qui n'existe pas dans le groupe
témoin.
Je ne puis développer ici les modalités d'organisation psychique des agres-
seurs sexuels, sachant bien d'ailleurs qu'un comportement ne saurait évidem-
ment qualifier un type de fonctionnement. Je limite l'étude au domaine des
agressions sexuelles jouant un rôle défensif par rapport à l'angoisse et donc
vouées à la répétition.
Conclusions
C'est bien le père primitif qui est en cause dans ces pathologies centrées sur le
recours à l'acte. Assez clairementindiqué dans la fantasmagorie des agresseursnon
sexuels en raison d'un lien avec des manifestations d'hystérie sur lequel j'ai tou-
jours insisté, ce qui se trouve confirmé par les travaux sur « l'hystérie précoce », les
choses sont moins évidentes chez les agresseurs sexuels. Pour eux, en effet, domine
le rapport à l'imago maternelle archaïque écrasante. Le registre conflictuel se joue
entre un Moi-Idéal primitiffracturant les limites d'un Moi fragile et le recours à la
perception allant de l'idéalisation phallique à la fétichisation de la personne;
l'échec de celle-ci entraînera le meurtre. Ainsi doit-on comprendre, je pense, la thé-
matique perverse, allant de la perversion à la perversité sexuelle. Le lien avec la
trace du père primitif sera plus difficile à établir ; il restera aléatoire. Il m'est arrivé
cependant de constater des changements saisissants dans la relation à l'imago
paternelle introduisant une rupture dans le narratif qui faisait référencejusque-là.
Le bouleversement a eu lieu à partir du rêve au sein d'un véritable état de déper-
sonnalisation, le prix fort à payer en somme.
Claude Balier
38120 Proveyzieux
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Marie-Lise Roux
Il y a deux façons de raconter une histoire: on peut dire «Il était une
fois... » ou bien on peut annoncer « C'est l'histoire d'un mec... ». On peut parler
à l'imparfait et on s'inscrit alors dans le déroulement chronologique d'un récit,
avec ses enchaînements logiques et ses causalités. Ou bien, on « donne à voir » le
surgissement d'un événement avec toute l'irruption que cela suppose. Dans tout
récit à l'imparfait peut surgir un présent qui va alors marquer l'incongru, le dro-
latique, le terrifiant ou l'insolite d'une situation. Celle-ci apparaît alors dans
toute sa dimension de réalité insurpassable. C'est un fait, on l'a vu, c'est ainsi et
pas autrement. Il y a un effet de dramatisation, de présentation qui surpasse
toute représentation. La grammaire (Bescherelle) signale que l'indicatif « sert à
exprimer la certitude, la déclaration, le jugement, la pensée, une croyance », « le
présent marque un fait actuel ou habituel et une pensée d'ordre général », alors
que l'imparfait indique « une action simultanée par rapport à une autre, la répé-
tition de l'action, la supposition, une action en cours dans le passé ». On voit par
ces remarques que le «temps» grammatical se superpose à la notion d'un
« temps » lié à des fonctions du Moi et qui concerne une réalité pour le Moi, et
d'autre part à celui d'un « temps » où le temps chronologique intervient (action
simultanée, répétition) et donc aussi mise en relation, mémoire et souvent inter-
prétation. S'il existe, on le sait, une différence entre le rêve et le récit du rêve, de
même qu'entre le rêveur et le narrateur du rêve, celle-ci provient sans doute aussi
de cette différence de « temps ». Au cours du rêve, le rêveur est au présent le
récit du rêve lui, même s'il est au présent également souvent1 comporte parfois
-
des moments à l'imparfait. Ainsi ce récit : « C'était dans une grande maison, à la
1. La grande majorité des rêves de la Traumdeutung sont rapportés par Freud au présent (je remercie
Ruth Menahem de m'avoir confirmé que c'était le cas en version originale).
Rev. franc. Psychanal, 3/1998
782 Marie-Lise Roux
campagne peut-être... Je suis nu dans mon lit... il y avait plein de monde... j'ai
peur car je m'aperçois... », etc.
Les images du rêve témoignent du travail par leur condensation, les dépla-
cements et la censure qu'elles mettent en oeuvre. Mais elles sont avant tout des
images, c'est-à-dire qu'elles ont le caractère impératif, totalitaire et achevé de
l'image. L'image, en effet, s'impose sans discussion, elle porte témoignage et
requiert adhésion et certitude. Le célèbre « Je vois, je sais, je crois, je suis désa-
busée » de Pauline du Polyeucte de Corneille nous renvoie à ce « témoignage des
sens » sur lequel se fondent et notre identité et l'assurance de la réalité matérielle
du monde.
Dans le récit du rêve, l'emploi du présent marque bien cet effet de réalité
charnelle et sensorielle qui signale l'affect « traumatique » et l'effet qu'il a eu sur
le rêveur. Même lorsque, dans le rêve, le rêveur s'efforce de se rassurer, « ce n'est
qu'un rêve », l'image elle-même garde le caractère d'évidence qui entraîne la cer-
titude liée à une réalité.
La certitude est aussi ce qui caractérise la croyance délirante. Et celle-ci
s'exprime en général au présent : le fameux texte de Schreber est entièrement au
présent, sauf les passages qui expriment la réalité historique des événements de la
vie de Schreber, comme ses hospitalisations ou ses nominations. Comme dans le
rêve, le délire réintroduit, dans l'actualité brûlante, des éléments fantasmatiques
du passé sexuel. Et Freud (Délire et rêve dans la Gradiva) nous a guidés dans la
compréhension de ces mystères de l'esprit : « Le rêve et le délire procèdent de la
même source, du refoulé ; le rêve est pour ainsi dire le délire physiologique de
l'homme normal » (p. 208).
Mon projet ici est de montrer comment un travail psychothérapique peut
amener la transformation d'une croyance délirante en un récit narratif qui va
peu à peu abandonner la fixité du présent pour devenir un récit à l'imparfait. De
telle sorte que, comme W. Jensen l'a noté à la fin de sa « Gradiva », s'introduit
une « petite différence » entre le présent et le passé, le vivant et le mort, l'actuel
et le recomposé. «Norbert... remarqua une toute petite différence entre la femme
vivante et la femme sculptée... une petite fossette sur la joue» (p. 130).
l'activité délirante primaire. Mais n'en est-il pas ainsi dans toute cure? et ne
sommes-nous pas contraints à sans cesse réécrire et réaménager les récits de nos
patients ?
L'histoire débute, comme toujours dans la psychose, par « un coup de ton-
nerre dans un ciel serein» : un garçon de 16 ans, charmant adolescent, bon élève,
fierté de ses parents, sort un jour dans les rues de la ville où il habite (à l'étran-
ger) et se met à distribuer son argent à tous les pauvres qu'il rencontre, en leur
demandant pardon. Puis il rentre chez lui et s'enferme dans sa chambre, refuse
toute nourriture et reste prostré et mutique. Hospitalisé, neuroleptisé, il sort de
son isolement et de son mutisme mais se borne alors à des plaintes très infan-
tiles : « on ne m'aime pas », «je suis mauvais ».
Ramené en France par sa famille, il reprend suffisamment contact avec la
réalité pour entrer dans un hôpital de jour où il a très vite un comportement
docile et soumis alors qu'en famille il a eu quelques passages à l'acte violents et
-
brutaux en particulier à l'égard de sa grand-mère. Calme, obéissant, enfant
sage, il accepte l'idée d'une « psychothérapie ». « C'est parler avec quelqu'un ?
Bon, je ne sais pas si je saurais, mais je veux bien essayer. » Il a 18 ans lorsque
commence notre travail commun. D'emblée il va aller s'allonger sur le divan qui
orne la pièce, sans que je lui aie rien dit, ferme les yeux et déclare : « Je sais que
je dois tout vous dire, alors voilà, je vois des ronds de toutes les couleurs, ça
tourne. »
On le voit, on est là constamment dans l' acte, donc aussi au présent, devant
un actuel qui s'impose et envahit toute l'expérience psychique. Il s'agit ici, on le
voit, d'un tout premier temps identitaire qui est celui d'une « apparition/dispari-
tion » : la distribution de l'argent, l'enfermement et aussi la description, dans
l'immédiateté, de la production de sensations visuelles à la fermeture des yeux
(qui fait disparaître le thérapeute). Interrogé par moi sur ces phénomènes et sur
ce qu'il ressent, en général, François va exposer des thèmes hypocondriaques et
persécuteurs : son « sexe est trop petit, il se transforme en femme, ses hanches
grossissent, on "voit" ses pensées dans ses yeux, miroirs de l'âme, ça veut dire
qu'on peut pénétrer dans mes pensées. Si je souris à une femme, elle sait que je
veux faire l'amour, mon cerveau est en sauce blanche ou en sperme, je ne sais
pas ». Il n'y a pas ou peu de chronologie. Dans son enfance c'était pareil, son
sexe était plus petit que celui des autres. Il doit beaucoup travailler sinon on ne
l'aimera pas. A ceci s'ajoute une pratique religieuse très serrée : messe journa-
lière, confession bihebdomadaire, entretiens avec un prêtre qui va, très évidem-
ment, lui servir de «contre-feu» à l'égard de sa psychothérapie. Mais ce sera
aussi pour moi une occasion de lui montrer une différence : si le prêtre lui donne
conseils et absolution, il ne peut en être de même pour moi car je ne connais rien
de sa vérité, de ce qu'il est réellement. Ce qu'il est, François me l'affirme : « mau-
784 Marie-Lise Roux
rai pas ici car elles sont hors de mon propos, François va interrompre les
séances, chaque fois pour se rendre à l'étranger. Chaque fois, cette rupture (qui
m'est imposée, mais sur laquelle nous aurons néanmoins le temps de nous inter-
roger), va entraîner une explosion délirante qui amènera hospitalisation, reneu-
roleptisation et constatation amère de François : « Je ne suis pas guéri. » Cepen-
dant, le grand progrès de ces deux épisodes sera que, chaque fois, François
revient me voir, confus, exaspéré : « Je ne veux pas dépendre de vous », mais
pourtant confiant et plein d'espoir. Surtout, il va me raconter ce qui s'est passé
là-bas lorsqu'il a vu le ciel s'ouvrir et Dieu lui apparaître. Il a su qu'il devait sau-
ter d'un pont pour faire mourir Satan et que Dieu lui envoyait ses anges pour
l'aider. Il peut me raconter ses expériences auxquelles il adhère encore ( « Il faut
me croire, c'était réel » ) mais qu'il peut commencer à considérer comme quelque
chose qui lui appartient et qui ne lui appartient plus. De la même façon que lors-
que nous racontons un rêve, notre rêve nous apparaît bien comme nôtre, c'est-
à-dire objet mental qui est bien à nous et en même temps, comme illusion et
-
construction de laquelle nous pouvons nous éloigner pour la considérer et lui
trouver un sens et une interprétation. C'est ce que marque le récit dans un
double temps grammatical « il y avait une grande maison », le rêveur raconte un
rêve mais il ne rêve plus. «Je suis nu dans un lit... », l'image du rêve, objet psy-
chique, se trouve toujours là.
Puis le travail psychothérapiquese resserrant de plus en plus autour de ses
relations avec ses imagos parentales, au travers des expériences vécues actuelles
de François, il va en venir à la compréhension bouleversée de son délire mys-
tique où il devait devenir le Christ, le Sauveur du Monde1. Et François va alors
reconstruire l'événement traumatique qui l'a amené à chercher une compensa-
tion dans une régression temporelle ( « revenir à avant ma conception» ) qui lui
permettrait de se sentir maître de lui-même et de son entourage. La forme gram-
maticale est maintenant celle de l'imparfait : « Je croyais que... il y avait... je pen-
sais... ma mère disait... » Nous ne sommes plus dans un présent toujours syno-
nyme d'éternité (comme dans le récit biblique de la Création, « Dieu dit ») mais
dans un temps qui marque une différence entre hier et aujourd'hui et qui
implique que du temps a passé, que du travail psychique a pu se faire et que le
sujet lui-même, au travers de sa mémoire, peut se considérer et remarquer les
changements qui ont pu se produire en lui et dans le monde.
Le travail de la narration, qu'il soit celui du rêveur, de l'analysé, du roman-
cier, de la mère qui raconte un conte de fées, a toujours le caractère de ce « saut
en parachute » que décrit G. Perec (in Je suis ne). Création identitaire (et l'on
1. Dans l'article « Finalités de la cure chez les schizophrènes » signé avec A. Gibeault, je reviens sur
ce cas (Psychoses,vol. II, coll. des « Monographies de la RFP », à paraître).
786 Marie-Lise Roux
sait combien elle avait de l'importance pour cet écrivain), le récit, qu'il soit au
présent, et alors il cherche à partager l'émotion quelle qu'elle soit - ou à l'impar-
fait et alors il donne des « représentations» le récit, donc, est toujours le par-
- -
tage d'une expérience avec quelqu'un. Il requiert nécessairement au moins une
page blanche, ou l'écran blanc du rêve ou le silence et le retrait de l'analyste.
C'est pourquoi il me paraît fondamentalement différent du délire qui, lui, dans
sa valence économique pour la psyché, ressort plutôt d'un acte, d'un surgisse-
ment fondateur hors temps. Saisie d'une « réalité » qui se doit de n'avoir ni com-
mencement ni fin et d'être, comme le lapsus, l'acte manqué ou le witz, la figura-
tion condensée de tout un faisceau de sentiments et de pensées incommunicables.
Il me semble qu'il y a, dans l'expérience délirante et dans le récit qu'en font
certains patients (comme Schreber), un effort pour contraindre la réalité de
l'autre à l'inexistence. Alors que la narration qui prend en compte le passé et le
présent, et qui cherche à amener l'autre à entendre ce qui s'est passé, me paraît,
au contraire, ne pouvoir s'exercer que dans l'espace entre deux êtres. Le journal
de François, comme le « Cahier des rêves » du patient de V. Kapsambelis, ont
cette fonction spatio-temporelle qui permet que sujet et objet se fassent face, sans
s'anéantir mutuellement. Car cet espace a aussi pour fonction de faire exister la
petite différence, « la fossette sur la joue », cet absolu échec du narcissisme pur
qui permettra à la vie de s'acheminer. Gradiva rediviva, Zoë Bertgang n'a rien
fait d'autre que de contraindre N. Hanold à examiner avec perplexité une réalité
figée dans le marbre. Le doute, la perplexité se trouvent dans l'imperfection de la
mémoire du passé et viennent s'opposer à la perfection et à l'achevé de l'image.
La succession chronologique du récit introduit des coupures, des scansions, des
respirations comme dans la musique, que l'image ne permet pas. Par là, la réa-
lité est forcée de s'ébranler même si ce pas de la vie toujours nous conduit à la
-
mort. Mais la mort n'est pas l'éternité.
Marie-Lise Roux
137, boulevard Saint-Michel
75005 Paris
BIBLIOGRAPHIE
Freud S. (1906), Délire et rêve dans la Gradiva de Jensen, Paris, Gallimard, 1986.
Gusdorf G. (1991), Les écritures du Moi, Paris, O. Jacob.
Kapsambelis V. (1997), L'invention du travail psychiatrique avec un schizophrène : le
«Cahier des rêves», in Psychothérapies, 17, 3, 137-148.
Pérec G. (1990), Je suis né, Paris, Le Seuil, 1990.
Tremblais-Dupré T. (1988), Le journal intime. Rites de passage, in Adolescences, Tou-
louse, Privat.
A l'orée du récit oedipien,
le conte merveilleux...
Marie BONNAFÉ-VILLECHENOUX
1. Marie Bonnafé, L'art entre psyché et action. Croyances, Rev. franc, psych., 1997, n° 3, LXI.
Rev. franc. Psychanal, 3/1998
788 Marie Bonnafé-Villechenoux
1. Cf. G. Diatkine, Jacques Lacan, PUF, coll. « Psychanalystes d'aujourd'hui », 1997, in chap. « Le
fantasme ». On y trouvera également une critique très rigoureuse de la célèbre formule lacanienne « l'in-
conscient est structuré comme un langage ». J'ajoute ici que le conte ne peut en aucun cas être considéré
comme une formation inconsciente.
2. Cf. l'introduction très documentée de C. Kaës dans Contes et divans, Dunod, 1984.
A l'orée du récit oedipien, le conte merveilleux... 789
1. Il y a lieu de considérer autrement le travail remarquable de construction d'un conte pratiqué par
J. Hochmann avec des enfants sans langage, autistes, des Contes à dormir debout. La psychanalyse des
enfantspsychotiques,Privat, 1984 ; B. Bettelheim, La psychanalyse des contes defées, Paris, Laffont, 1976 ;
voir aussi P. Lafforgue, Petit Poucet deviendra grand. Le travail du conte, Mollat, 1995.
790 Marie Bonnafé-Villechenoux
1.René Diatkine, Le dit et le non-dit dans les contes merveilleux, communication au Colloque de
Munich, Contes et thérapies, 1985, in Psychiatrie de l'enfant, vol. XIX, 2/1986, PUF.
2. D'un « arrêt sur image » à une trajectoire de conte, L'Intemporel, RFP, 4/1995.
A l'orée du récit oedipien, le conte merveilleux... 791
années à se faire lire des « histoires pour les bébés » il a pu s'intéresser aux contes
et demander: «Mais qu'est-ce qu'elle avait fait, la première femme de Barbe
bleue?» en acceptant qu'on ne lui donne pas «la» réponse (observation de
Claudia Brandao). La patiente est tout à fait adulte, elle a la pleine capacité
d'organiser sa vie sociale, mais dans sa relation à l'autre comme à elle-même, le
conflit d'angoisse où s'affronte conflit des sexes ou conflit de génération est mar-
qué par une «viscosité libidinale», témoin du manque de désintrincation des
motions issues de l'auto-érotisme et de la haine initiale1. L'émergence d'un jeu
avec un récit de conte est de bon a loi, facteur de mobilisation tout particulière-
ment chez ces patients qui amoncellent une charge négative dominante dans le
matériel associatif. Je reviendrai plus loin sur la nécessité de maintenir le cadre,
de ne pas écourter les séances avec de tels patients. Le déploiement d'associa-
tions retenues dans une impressionnante concision exige une durée suffisante. Le
matériel est retenu, parcimonieux, et il ne s'agit pas là des jeux associatifs plus
souples où les condensations se renvoient avec les mécanismes de déplacement,
caractérisant la défense névrotique. La concision inhérente au style narratif du
conte, qui appelle en écho à cette remarquable concision les plus larges déploie-
ments, tant sur le versant des identifications partielles que sur le versant de la
constitution du sujet, est, pensons-nous, un levier privilégié dans la dynamique
de ces patients...
Pourquoi la caractéristique stylistique concision/déploiement maximum du
jeu de la thématique dite/non dite du conte merveilleux possède-t-elle tant de
vertu dans le matériel psychanalytique ? Je crois pouvoir l'éclairer en mettant en
parallèle ce précédent matériel clinique ici résumé et l'observation d'une très
petite fille sans perturbation particulière découvrant un conte merveilleux
typique. Nous allons voir comment elle construit l'ébauche d'un premier refou-
lement avec le plaisir (et le déplaisir) inhérent à cet objet littéraire dans ses conte-
nus comme dans sa forme bien définie. Cette observation se situe exactement au
moment de la découverte première de la différence des générations, émergence
indissociée de la découverte de la différence des sexes. A cet âge où commencent
à s'établir vivement le conflit et les passions émotives accompagnantla première
maturation génitale et aboutissant à la configuration oedipienne, les contes mer-
veilleux pour les plus petits commencent à être extrêmement appréciés. Étant
bien entendu, on y insistera à nouveau, que tout ceci ne peut être compris
comme un « stade » mais comme un temps en constante construction inscrit sur
la ligne biphasique d'un premier moment de la constitution de « l'après-coup »
dans la sexualité infantile et, ensuite, dans les constructions du refoulement (ou
rappels sont évidents pour le psychanalyste, mais ils doivent être rappelés pour
saisir toute l'importance de la forme récit particulière au conte, qui agit comme
facteur de liaison, en prenant appui, comme nous le verrons, sur ses qualités
esthétiques. Le conte joue déjà le rôle d'une oeuvre d'artiste, comme une réalité
investie et crédible par tous, néo-réalité permettant de négocier les exigences
antagonistes des deux principes de plaisir et de réalité (Freud, 1908). Le principe
de réalité n'en est certes qu'aux tout premiers ajustements avec les exigences du
couple plaisir-déplaisir, mais déjà dans ces premiers équilibres le langage et la
forme récit tiennent une place déterminante.
Voici donc l'observation : Gretel, 2 ans 4 mois, aime les histoires et aussi les
livres. Jusque-là elle a apprécié des albums sur les aventures d'un petit héros
enfant ou animal ou de plusieurs protagonistes sur le modèle d'un - ou
de deux - parents «maternels» tel Bébés chouettes qui est une belle
histoire-comptine aux rythmes ternaires où la maman chouette part chasser,
laissant au nid ses trois petits, Sara, Rémi et Lou. Seuls dans la nuit, ils ont peur
mais «ils réfléchissent beaucoup», ils vivent de petites aventures, «Je veux
maman ! dit Lou», le plus petit, son voeu se répète à chaque page... et la maman
chouette revient au nid. Ces histoires procurent peur et plaisir à notre petite
amatrice d'album qui maîtrise la situation en perfectionnant son langage : elle
découvre un jour que « Lou n'est pas Lou(p) ! ». Comme Hans elle se sert de la
puissance magique d'une déclaration péremptoire. Un premier plaisir de son
fonctionnement mental (E. Kestemberg) prend alors le pas sur la construction
durable d'une crainte et permet de contourner la situation traumatisante. Et
Gretel aussi rit et se moque des grosses dents du Loup de O. Douzou qu'elle
adore «lire» tout haut en nommant avec son doigt les parties du visage, les
yeux, les dents. Grrr... Elle exprime souvent ses sentiments avec les histoires par
des réactions motrices ; elle s'enfuit, va chercher son ours, se redresse ou s'aban-
donne au fil des péripéties et, devant un suspens ou une situation qui la dépasse,
elle se trémousse, agite les mains, tressaille de tout son torse ou tortille les fesses,
veut faire pipi... L'excitation se termine par un grand relâchement. Il s'agit de
conduites communes à tous les enfants dans leurs premières conquêtes symboli-
ques. Ce n'est que peu à peu que l'enfant peut écouter en regardant l'adulte et en
restant immobile sans que les mouvements du texte l'animent... Puis Gretel va
découvrir pour la première fois un conte, Boucle d'or et les trois ours, et nous
allons voir l'émergence d'un premier refoulement, avec l'affirmation défensive
d'un sentiment de culpabilité issu d'un fantasme pré-oedipien. Au cours de cette
lecture, la petite fille va vivre l'émergence de la différence des générations avec le
scénario de la culpabilité. L'enfant, bien équilibrée, traverse une période où elle
s'excite plus facilement, elle a davantage de craintes au coucher, revendique pour
794 Marie Bonnafé-Villechenoux
aller dans le lit de ses parents. Pour la première fois, elle s'empare de Boucle d'or
et les trois ours dans la version de l'album bien connu du Père Castor, et le tend
pour qu'on le lui lise ; puis elle repart pour revenir s'asseoir à nouveau en tenant
un autre livre, Mimi va jouer (Lucy Cousin), livre-jeu qu'elle va manipuler. Elle
fait mine de ne pas écouter, mais reste tout à côté de l'adulte ; elle active avec
énergie une languette qui anime Mimi la souris sur un toboggan, mais jette un
coup d'oeil vers l'album qu'elle ne connaît pas encore. Avant que ne commence
la lecture du récit, regardant la première page, Gretel déclare, très affirmée : « Sa
maman va la gronder ! » ; l'adulte enchaîne le texte : « Boucle d'or cueillit une
fleur bleue, une fleur blanche, un bouquet de fleurs bleues et blanches... et elle se
perdit dans la forêt... » Même activité avec le livre-jeu, même inattention appa-
rente à l'histoire racontée, mais l'image où les trois ours apparaissent déclenche
un regard appuyé vers le gros ours brun dressé. Nous verrons ensuite qu'elle suit
très bien les péripéties. Et quand, avant l'arrivée des ours, la fillette de l'histoire
veut essayer le ht de grand ours, Gretel affirme : « Le papa est dans le lit ! » On
raconte à nouveau encore que la maison et les lits sont vides, personne dans
cette maison, il y a un grand édredon... mais elle ne démord pas de son opinion
« le papa est dans le lit » et redit encore « la maman va la gronder » puis reprend
le va-et-vient du toboggan. A la dernière page elle s'intéresse cette fois ouverte-
ment au livre et elle écoute la fin classiquement rassurante de ce premier conte.
« Les ours qui n'étaient pas de méchants ours n'essayèrent pas de la rattraper, et
le petit ours qui était très gentil, car elle lui avait mangé sa soupe, lui dit : "Prend
le tout petit chemin à droite, petite fille, pour sortir du bois !". » Et la jeune lec-
trice intervient aussitôt « à gauche ! » très contente d'énoncer ses jeunes connais-
sances, puis pleine de satisfaction, en regardant l'image de la mère attendant au
loin, elle ajoute « elle l'a grondée, sa maman ! ». Les illustrations sont belles et
subtiles, jouant très discrètement avec le non-dit du texte explicité avec crudité et
fraîcheur par la petite Gretel : dans l'illustration, Boucle d'or bondit hors de la
maison des ours en sautant du ht par la fenêtre, et René Diatkine nous en parlait
comme d'une scène primitive à l'envers. Nous pensons bien sûr à la fenêtre brus-
quement ouverte du rêve de l'Homme aux loups... Cette observation est particu-
lièrement éloquente. Elle montre comment un tel passage peut s'appuyer chez
l'enfant sur les premiers contes merveilleux, récits traditionnellement ancrés
comme transition entre les récits de contes plus élaborés de la tradition popu-
laire pour des enfants plus grands sachant déjà bien parler, et les premiers jeux
de nourrices pour les plus petits bébés. Ces derniers s'appuyent sur les sonorités
verbales poétiques et ludiques, jouant certes de la musique des rythmes mais où
le sens est toujours très présent tel Oulibouniche que nous retrouverons plus
-
loin. Les comptines, berceuses, randonnées de nourrices sont remplies de conte-
nus contrastés, fortement ambivalents (accompagnant l'excitation du bébé, les
A l'orée du récit oedipien, le conte merveilleux... 795
son propre conflit à une question dont la clé est dans la culture universelle en lui
disant : « Bien avant qu'il ne vînt au monde, j'avais déjà su qu'un petit Hans naî-
trait un jour qui aimerait tellement sa mère qu'il serait par la suite forcé d'avoir
peur de son père... »
Il est banal de dire que le conte se rattache à l'oral - même si à notre époque il
est généralement connu par la médiationdes livres qui en font un récit en texte et en
images. Mais on omet souvent de préciser que c'est bien en tant que texte, en tant
que style et corpus littérairequ'il se prête à la transmission orale (et non pas seule-
ment parce qu'il est un genre « populaire»). Le conte est fait pour être dit et écouté,
rappelle Freud. Dans la littérature orale il demeure emblématique du récit porté
par la voix - V. Propp1 en a décrit les caractéristiques que nousne réétudierons pas
en détail ici : par l'artifice de leur construction, leurs brefs récits allient intimement
forme et contenus de telle sorte que le contenu de chaque séquence est en même
temps peu ou prou attendu, car la succession du contenu des séquences est prédé-
terminée, et, pour chaque conte nouveau, tout à la fois complète découverte. Les
contes merveilleux se prêtent à être dits (ou lus) à voix haute car ils déclenchent
l'attention et la mémorisation. La mémorisation est portée par la fixité de leur
construction (et la qualité du texte). L'attention est déclenchée par le mouvement
de curiosité qui porte sur les contenus cachés tels que René Diatkine dans son
texte : « Le dit et le non-dit dans les contes merveilleux »2 les a si remarquablement
exposés. Il y a insisté sur le jeu polysémique des contenus latents sous-jacent à la
narration manifeste, et il a conféré ainsi au conte, du point de vue de la psychana-
lyse, la noblesse et les qualités qui s'attachent à toutes les créations littéraires.
D'autre part, nous soulignerons que la curiositépremière pour ces contenus privi-
légiés, premières portes qui s'ouvrent sur la scène oedipienne, n'est pas entravéepar
le questionnement naissant entre fiction et réalité. Dans le conte, en effet, la délimi-
tation entre les événements de la réalité quotidienne et le monde inventé de la fic-
tion n'estjamais posée ; c'est cela même qui définit le mondedu conte, le monde du
merveilleux, du pays des fées et autres êtres et événements surnaturels, si précisé-
ment ordonnés. A l'opposé, c'est cette problématique conflictuelle entre la réalité
et le surnaturel qui est à l'origine de « l'inquiétante étrangeté » du conte roman-
tique (Freud) ; cet effet n'est pas présent dans le conte populairejustement parce
que celui-ci fait l'impasse sur la confrontationdu monde où le plaisir est tout puis-
sant et le monde du règne de la réalité (Ferenczi). L'inquiétante étrangeté, tout
comme les situations comiquesjouant sur la différence entre le monde réel et l'ima-
gination teintées par l'humour ne seront comprises et appréciées que plus tardive-
ment par le jeune enfant. Toutefois, c'est bien plus tôt que l'enfant aime la drôlerie
son maximum la cohérence des enchaînements, nous l'avons vu plus haut (en réfé-
rence à Propp), et que sur cette cohésion prennent appui les précurseurs des pro-
cessus de liaison en train de s'établir avec les premières constructions défensives1.
D'autre part, parce qu'il s'agit en tant que texte de la constructiond'un récit qui se
fonde sur le passage à l'oral. Ainsi la mère (et toute personne s'identifiera à elle en
prenant soin d'un bébé) pourra s'appuyer sur les échanges de l'oralité en proté-
geant l'enfant d'une trop grande effraction, et cet effet potentialise le pouvoir des
liaisons fortes de la structure du récit, à conditionqu'elle possède une qualité esthé-
tique. L'identificationà une voix intérieurequi résonne tout haut d'un(e) bon(ne)
conteuse(r) un(e) de ceux/celles qui savent faire chanter la voix maternelle sans
-
théâtralité ni accessoires et le fait que ceci se produit électivementpour de belles
-
histoires, dûment appréciées, est une expérience tout à fait banale pour qui raconte
ou lit aux tout petits.
Le petit enfant, quand il écoute le texte du conte, éprouve déjà un plaisir du
texte (que Roland Barthes ne récuserait pas). Il aime écouter au loin, et boire en lui
les tonalités de cette voix dont il prend distance et que les scansions et les enchaîne-
ments du texte portent si bien. Il aime retrouver avec les mouvements, les éclate-
ments, les repos délicieux, les parcours insensés, une maîtrise de sa propre gestua-
lité comme de ses premiers arpentages ; et ces éléments réapparaîtrontplus tard
dans les rêves aussi bien que dans le matériel associatif dispersé de certaines cures
que nous avons décrits plus haut. Le geste, la motricité s'inscrivent aussi dans les
expressions, les mimiques : les mots, leurpouvoir, l'enfant va aussi les « lire » sur le
visage du conteur qui dit ou lit l'histoire, offrant son visage comme reflet des
découvertes du bébé. L'adulte est lui-même ébahi, en découverte : « Oulibou-
niche ? La pie niche haut, l'oie niche bas, où l'hibou niche ? » viennent ensuite
«... dessus », «... dessous »,«... à côté », « dedans... l'éléphant »... une petite spi-
rale est dessinée dans le ventre de l'éléphant... Un petit garçon dont la mère est
enceinte rit aux éclats ! Le regard du petit va et vient du visage au livre puis il
tourne le dos et on entend « oulibouniche» et l'enfant trace la comptine avec des
gestes, accompagnant, précédant ainsi l'intériorisation. De l'agir à la pensée, le
récit trace le chemin. Il faudrait ici encore un autre chapitre..., mais redisons-le, ce
processus, cette introjectionferenczienne de son univers proche ou lointain, en pre-
nant appui sur la voix, ne peut s'établir chez le petit enfant que si le texte dit pos-
sède des qualités littéraires. Bien heureusement de telles oeuvres sont universelle-
ment présentes dans le folklore comme dans les créations contemporaineset elles
sont dignes des goûts, certes éclectiques,mais très exigeants, de tous les bébés, et de
leurs mères (dans le premier âge, une histoire plate est irracontable). C'est à ce prix
que s'ouvriront pour l'enfant les portes du vaste monde et qu'il pourra trouver un
nouvel équilibre entre ses triomphes, ses défaites et ses doutes.
J'ai tenté de saisir les premiers fondements de la dynamique d'une forme
narrative dans la cure analytique, en reprenant les observations recueillies lors
d'animations avec les livres pour les bébés et leurs familles, discutées durant
quinze années avec René Diatkine1, et en les confrontant avec des moments par-
ticuliers où émerge un matériel relié au conte merveilleux dans les cures de cer-
tains patients au processus peu mobile et où ces associations annoncent une
avancée.
Cette émergence narrative qu'est le conte en séance peut être l'indice privi-
légié d'un matériel où l'arrachement à une imago maternelle surpuissante com-
mence à se forger dans le travail analytique. Le psychanalyste peut être tenté de
réagir parfois par un évitement. En institution, le contenu symbolique des contes
peut être renvoyé en miroir sur un mode d'interprétation sauvage sans laisser
une place suffisante au temps d'élaboration qui devrait être aussi respecté que
pour le dessin, par exemple. Dans un travail analytique, cette même défense peut
conduire à écourter des séances (dans les thérapies comme dans les cures). Un
temps d'écoute normal de quarante-cinq minutes, qui tend souvent à cinquante
selon les cas, est nécessaire pour le déploiement et la reprise du matériel. Une
écoute réceptive d'un transfert massif, mal différencié, toujours menacé par la
crainte du rejet, est un préalable obligé, qui peut se prolonger durant de longs
mois, lié à la grande souffrance et à la forte demande de ces patients. Mais il ne
faut pas céder sous le poids du transfert négatif en répondant à la brièveté asso-
ciative par le raccourcissement du temps, et trois patients à l'heure avec ce type
de perturbations ont toute chance de ne créer que l'illusion thérapeutique en
psychanalyse. En effet, comme nous l'avons vu plus haut, le matériel émerge
souvent éclaté, par bribes vite abandonnées, presque erratiques, même si la cons-
tance des contenus est patente. J'ajouterai qu'il faut, bien sûr, trouver un juste
équilibre, en rapport avec la singularité de chaque patient, dans nos interven-
tions entre un holding fait d'un humour bienveillant, rappel d'un premier
étayage des interdits (en mesurant le risque de blesser un patient à la sensibilité
trop projective), et des interprétations saisissant l'angoisse soit par le moyen
d'une association au plus près du «sérieux» d'une première émergence oedi-
pienne, sur un conte merveilleux par exemple, soit par le truchementdu déguise-
ment de l'inquiétante étrangeté.
Marie Bonnafé-Villechenoux
1, rue Théophile-Roussel
75012 Paris
1. Marie Bonnafé, Les livres c'est bon pour les bébés, préface de R. Diatkine, Calmann-Lévy, 1994.
800 Marie Bonnafé-Villechenoux
BIBLIOGRAPHIE
Anne BOLIN
Introduction
Mais, pour revenir au rêve, les chemins qui mènent à celui-ci peuvent par-
fois être semés d'embûches et créer de l'angoisse si la pulsion reste massivement
traumatique et non symbolisable.
A cet égard, le conte est très intéressant. Il ne renvoie au rêve, en effet, que
dans son expression finie. A l'instar des rêves d'angoisse, son déroulement passe
par de nombreux pièges. Certes, il parvient à les déjouer pour accéder aux pro-
cessus secondaires. Nous retrouvons là le but du travail d'une séance tel que
Freud l'a découvert avec, par exemple, le cas de l'Homme aux loups, où s'inter-
pénétrent les différentes organisations narratives : l'interprétation, le rêve-cau-
chemar, le souvenir-écran, le fragment d'un récit de conte.
Mais pour illustrer mes propos et reprendre mes interrogations plus loin, je
propose d'exposer,
— d'une part le rêve d'angoisse d'Alice, une patiente, avec certaines de ses éla-
borations lors de la séance ;
— d'autre part, des hypothèses théoriques concernant les contes ainsi que des
réflexions analytiques à propos du Conte du genévrier des frères Grimm1.
Le récit
La force narrative de ce récit consiste dans le fait que, comme dans le conte,
les éléments les plus archaïques sont situés au début et tentent de se secondariser
vers la fin, sans pouvoir y parvenir néanmoins.
Souvent Alice est amenée à une « rythmicité » qui la conduit à organiser ses
récits en fonction d'importants silences.
Ce jour-là, sa « stratégie narrative » est différente. Elle est pressée de me
faire part des représentations qui l'habitent et d'en aborder la signification.
En fonction de ce que je pensais être à ce moment son transfert, je précise
que j'ai entendu «corps de femme» pour «corps de ferme». Il est également
nécessaire de préciser qu'en l'écoutant, je me suis remémoré d'autres récits plus
anciens que j'avais mal compris alors, notamment à propos de son dégoût pour
les vomissements. Ils me semblent ce jour-là éclairer ma compréhension. M'ap-
paraissant habituellement dans le registre de l'irruption traumatique, cette fois-ci
et avant même ses associations, j'entends clairement sous une forme défensive
prégénitale, ce qui concerne la sexualité génitale.
804 Anne Bolin
Comme certaines séances qui laissent surgir une « vérité narrative », vécues
sur le mode de la « réussite », le conte laisse la fantasmatique du désir s'égarer
par divers processus inhérents aux sentiments de toute-puissance tels que le déni
des limites du corps et de ses performances : on crée des bottes de sept lieues
aisément dérobées aux adultes. Il y a appropriation magique des richesses et
jouissances de ceux-ci. Transformation, déguisement, animisme, tout est utilisé à
cet effet. Nous remarquons toutefois qu'il s'agit des méchants et que ces objets
sont restitués aux bons. Le clivage permettant ainsi aux aspects réparateurs
d'exister, corrélativement aux tendances destructrices et transgressives. Les ten-
dances de vie l'emportent en fin de compte avec leur panoplie d'épreuves, de
confrontations aux limites et aux interdits.
Comme en psychanalyse, les représentations font des tours et des détours
afin de créer un espace d'illusion permettant de croire un instant à celui-ci, puis
d'en accepter la perte. Psychodramatisant le travail de deuil, favorisant l'émer-
gence de la symbolisation tout en aidant le lecteur à intégrer les blessures narcis-
siques que procure le texte, semblables à celles de l'évolution psychique.
En cela R. Diatkine, M. Bonnafé et J. Roy nous rappellent que le héros,
comme nous-même, est loin d'être au centre de l'histoire, que ses liens sont mar-
qués par le désir d'un autre. Effectivement, l'accomplissement de ses idéaux n'est
jamais déterminé que par cet autre, par exemplesous la forme d'un oracle lui prédi-
sant son destin. Néanmoins, ce qui appartient à l'individu, sous la forme des
diverses épreuves, c'est de trancherd'une main ferme et pour toujours avec les atta-
chements infantiles dont il risque de rester captif(d'après Marthe Robert).
Ne pas rester ou rester captif du désir de l'autre, to be or not to be, tel est le
moteur de tout acte narratif et quoi qu'il en soit de sa « vérité », il est un mouve-
ment de vie comme le rêve ou comme le cauchemar, qui tente encore de protéger
l'existence de la vie psychique.
806 Anne Bolin
Comme l'interprétation.
Ainsi, le conte semble-t-il susceptible d'avoir, au sein de son déroulement,
une dynamique «interprétative».
J'ai choisi le Conte du genévrier pour tenter d'illustrer ce point de vue.
Pour le premier plan, la seconde femme du père avec qui elle a une fille est
une représentation génitale et castratrice, que l'on peut imaginer comme le
retour de l'ambivalence maternelle. Elle apparaît pour punir le garçon de ses
« désirs de mort » vis-à-vis de sa mère. Jalouse de lui, un jour où il désire une
pomme, elle en cache une dans un coffre et alors qu'il tente de l'attraper elle
rabat le couvercle sur sa tête, le décapitant.
Si l'enfant est puni, mis à mort, je montrerai que le « travail du conte » est
de mettre en jeu des fonctionnements psychiques qui relancent celui-ci vers des
processus secondaires permettant aux mouvements narratifs d'ouvrir des voies
vers l'espoir, la vie et la dissolution de la dette d'existence.
Certes, l'avidité de ce petit garçon qui symboliquement pénètre dans le corps
de la mère pour s'emparer de ses objets internes, le mène à la mort. L'interdit de
l'inceste est radicalement souligné et cela d'autant plus vivement qu'il sera pré-
senté aux regard de tous, la pomme du péché à la main, assis devant la porte de la
maison où sa belle-mère l'a installé, après avoir replacé la tête coupée sur le corps.
Pour la rivalité fraternelle, lorsque la petite fille qui désire aussi une pomme
veut entrer, elle aperçoit son frère et en est effrayée, car il ne bouge ni ne répond
à ses questions. S'en remettant à sa mère, celle-ci lui dit d'aller lui donner une
gifle, ce qu'elle fait, provoquant la chute de la tête au sol. La petite fille s'attribue
la mort de son frère.
Plusieurs sens s'organisent autour d'une représentation. En effet, si c'est la
marâtre qui se charge de châtrer le garçon, il pourrait aussi s'agir des désirs de
castration du pénis fraternel de la part de la petite fille. Si elle a tellement peur
quand elle aperçoit son frère, assis devant la porte la pomme en main, c'est
qu'elle craint avant tout ses propres désirs destructeurs à son égard. L'expres-
sion de la jalousie prêtée à la belle-mère est bien la sienne lorsque le texte précise
«qu'elle lui donne une gifle bien sentie y mettant toute sa force» (c'est moi qui
souligne).
C'est alors que le texte se corse, porteur d'un surcroît de sentiment de culpa-
bilité inélaborable dans un premier temps. Le sens régresse, présentant des
aspects psychotiques.
En effet, la marâtre va se charger de faire de l'enfant un ragoût, faisant
émerger des fantasmes cannibaliques. La rétorsion devient de plus en plus
cruelle, c'est la loi du talion qui régit le surmoi : être dévoré pour avoir voulu
dévorer.
La belle-mère devient une véritable représentation « poubelle », c'est sur elle
que sont projetés les fantasmes les plus terribles de l'enfant-lecteur, sorcière,
ogresse, destructrice de vie. Il est intéressant d'observer que plus le texte utilise
la polyvalence des représentations, plus la forme narrative est archaïque, proche
du cauchemar et non du rêve qui utilise la condensation de façon prédominante.
808 Anne Bolin
Mais encore, dans la structure narrative du conte comme dans une séance,
la présence ou l'absence de la représentation paternelle, ainsi que la forme
qu'elles vont prendre, vont marquer le niveau élaboratif du préconscient.
En effet, à ce moment de l'histoire, ce que l'enfant avait désiré extirper à sa
mère peut également représenter le père sous sa forme partielle, à savoir son
pénis. Ceci pouvant être vécu comme un vol ou un acte destructeur.
C'est peut-être la raison pour laquelle, lors du repas du ragoût, le père appa-
raît sous une forme enjouée, comme pour tamiser la tension que procure l'affect de
terreur. La représentationpaternelle risquant, dans ce contexte, de devenirrétor-
sive et fort inquiétante. En vérité, il sera le plus avide de tous : « Oh, quel bon plat
tu as fait là, sers-m'en encore ! Donne-m'en toujoursplus, je ne veux en laisser pour
personne, il me semble que tout est à moi et doit me revenir. »
Les dialogues et la dramatisation que sa présence entraîne vont permettre
néanmoins d'introduire de nouveaux éléments et de relancer le texte à un niveau
plus secondarisé. D'autant plus que l'apparition du père provoque des affects de
tristesse qui viennent rompre l'atmosphère « psychotique ».
Alors que sa femme lui fait croire que son fils est parti quelques jours chez
sa tante, il s'exclame : « Je me sens si triste, il aurait pu me dire adieu. »
Cet «adieu» au lieu d'un «au-revoir», qui aurait dû prendre place ici,
marque la notion de deuil. L'aspect archaïque de la dévoration qui jusqu'alors
prenait une tournure incorporative va se transformer, faisant intervenir les capa-
cités réparatrices du psychisme. De nature introjective, ces affects permettent à
celui-ci de « travailler » la position dépressive fortement teintée d'éléments para-
noïdes et d'en sortir.
En effet, la petite fille va récupérer les os de son frère et les envelopper dans
un beau foulard de soie. La notion de bon contenant vis-à-vis de l'objet abîmé
propose une image restauratrice. Le désir de réconcilier mère-fils et mère-père
survient lorsqu'elle enterre les restes sous le genévrier. Acte symbolique, qui
signe le renoncement au désir absolu.
A cet instant les restes se transforment subitement en un magnifique oiseau
au ramage coloré, au chant superbe. Ainsi, les aspects dépressifs et la déprécia-
tion de soi peuvent se transformer en beauté, une porte est ouverte aux nom-
breux espaces sublimatoires et créatifs. Les sentiments d'amour et de vie repren-
nent place au sein du récit. Le cauchemar se transforme en rêve.
La paternité sous ses aspects bienveillants émerge sous la forme d'hommes
à l'ouvrage : orfèvres, cordonniers, meuniers. L'enfant peut grandir et acquérir
des objets symboliques qui marquent cette évolution. Le père, sous la forme de
ces trois hommes, accepte la notion d'échange: pour admirer le chant de
l'oiseau-fils il lui fait don d'une chaîne, de chaussons, d'une meule qui auront
leur fonction dans la finalité de l'histoire.
Contes à rebours 809
Diran DONABEDIAN
reste externe, où est la pulsion ? C'est l'inverse qui serait plus juste : la pulsion,
orpheline de l'objet, devient seulement et/ou reste dès lors dans le réservoir cor-
porel du Moi. Cette notion d'inconscient dynamique dans le travail de
-
P. Marty à partir de la première topique - a contribué à renforcer sa conception
moniste et évolutionniste de l'économie psychosomatique. C'est dans cette der-
nière acception que nous pouvons construire une homologie narratif du -
névrosé et comportement du patient somatique dans une conception pure-
- - -
ment économique et non topique du fonctionnement du Moi.
Comment les auteurs actuels ont-ils repris ce concept de pensée opératoire ?
D'abord M. Fain, définit le pare-excitant autonome du bébé à partir de l'étude sur
les bercements des petits insomniaques.Ainsi, le nourrisson va, dans un lien insuf-
fisamment étayé par l'investissementaffectifmaternel de type libidinal, chercher à
reproduire une excitation de type calmante et non satisfaisante. C'est dans sa
conception de la mère calmante qui produit une excitation visant au calme, char-
gée de la pulsion de mort, que M. Fain développe la notion de pare-excitant auto-
nome du bébé. La mère satisfaisante, au contraire, renforce son investissementlibi-
dinal avec une qualité de la relation qui permet à son nourrisson de trouver la
passivité et la régression narcissique indispensables au dormeur.
M. Fain, dans Préambule à une étude métapsychologique de la pensée opéra-
toire, résume plusieurs points caractéristiques des patients opératoires autour
des notions d'inachèvement de l'élaboration de la pulsion, avec une situation de
contrainte d'investir cette libido inachevée et la rupture avec l'idéal d'autocon-
servation. Cette contrainte pousse au comportement pour que l'estime de soi se
retrouve au-dehors. La dépression est la seule façon d'échapper à la contrainte et
elle se substitue aux satisfactions passives (p. 12).
M. Fain a développé l'hypothèse de l'insomnie précoce du nourrisson. « En
résumé, il vient d'être décrit en s'appuyant sur une entité très ponctuelle, l'in-
somnie du nourrisson, une métapsychologie : à la suite d'une névrose trauma-
tique répétant l'excitation première, répétition masquant (sidérant) toutes les
traces mnésiques héréditaires, s'oppose une excitation négativante (pure culture
d'instant de mort). » Le circuit excitation / attitudes calmantes / épuisement com-
plique et gauchit la régression formelle du Moi.
La référence à la névrose traumatique permet ainsi, à M. Fain, de compléter
l'aspect topique de la désorganisation somatique et de la vie opératoire.
Néanmoins, il rappelle que pour P. Marty, le passage d'un système de fonc-
tionnement opératoire à un autre système de clivage de la réalité chez le sujet
psychotique est théoriquement possible. Chez le sujet opératoire, l'ancrage dans
la réalité dans les événements actuels, renforce l'hypothèse d'un élément trauma-
tique contraire aux entités mentales (névrotiques et psychotiques) habituelle-
ment admises.
816 Dirait Donabedian
Nous pensons que les patients en phase ou dans un processus de pensée / vie
opératoire nous évoquent la situation de la névrose actuelle et d'un état trauma-
tique classique. Les mots-choses sont dits pour être entendus dans un but d'éco-
nomie du Moi face à des situations trop chargées au plan conflictuel. Le Moi
utilise les mots pour éviter une décharge quelconque, y compris dans le soma
comme un signal d'alarme dans la conception du symptôme névrotique chez
S. Freud. La charge pulsionnelle trop forte fait l'objet d'une excitation (par
manque de représentativité), que les mots parviennent à supporter dans le seul
but de diminuer la contrainte. L'action est néanmoins indispensable pour ache-
ver la diminution de l'excitation, montrant ainsi la fonction limitée du mot.
Il y aura donc toujours un couple-mot ou pensée consciente et action ou
décharge dans la pensée opératoire ; le sujet du discours n'envisage pas implici-
tement la relation à une personne à qui les mots sont destinés : la pulsion orphe-
line de son objet ne serait-elle qu'une excitation de décharge dans le couple :
«mot-action». Dans la névrose obsessionnelle, la fonction sémantique du mot
perd sa charge représentative directe du fait d'un déplacement sur des représen-
tations plus ou moins distantes du conflit originel, ou du fait de l'isolation et de
l'annulation rétroactive. L'élément de l'organisation sadomasochique est forte-
ment perceptible et il constitue un noyau organisateur chez le névrosé obsession-
nel. Néanmoins,la rumination mentale, le doute fréquent aboutissent à une inhi-
bition de la pensée et de l'action.
Chez le patient somatique en phase opératoire, la pensée est réduite à la
seule expression comportementale avec un processus de vie dominé par un
recours privilégié à l'action, substitut de la pensée et non coacteur représentatif
de celle-ci.
Chez les sujets psychotiques, la perte sémantique du mot entraîne une fluc-
tuation grave de la synonymie avec un échec de la métaphorisation et de la sym-
bolisation concrète. Le mot-chose, jouet du maniaque, provoque l'hilarité d'au-
trui alors qu'il (le sujet maniaque) est dans un désarroi de type mélancolique.
Le mot n'est pas toujours lié à l'action, il est la chose perçue dans un court-
circuit perceptivo-sémantique.
Le patient somatique en phase opératoire s'organise désespérément par des
mots signifiants : il s'agit de l'hyperconcrétudeà la chose décrite sans travail éla-
boratif secondaire avec un raccrochage au factuel.
Dans la névrose actuelle et l'état traumatique, le Moi doit faire un travail réel
de lutte contre les excitations (qui incluent aussi des pulsions, des conflits psychi-
ques trop fortement excitatoiresvisant à rechercher le calme absolu faisant taire à
tout prix les représentations et les excitations en devenir représentatif).
Ce travail défensifdu Moi envahi par des perceptions sans devenir représen-
tatif prend l'aspect répétitif, actuel, anobjectal de la névrose traumatique. Dans
La fonction économique du langage, le mot-action 819
BIBLIOGRAPHIE
Marie-Thérèse MONTAGNIER
Introduction
LA MENACE DU DESINVESTISSEMENT
L'image qui m'était venue dans la première séance c'était d'avoir nourri
Pauline cuillère après cuillère, essayant de donner du sens à chaque bribe inor-
ganisée que dans un état proche de Pensommeillement Pauline parvenait à me
Le style, figure du temps 825
communiquer. Alors que j'étais dans cet effort soutenu, présence au plus près de
l'ensemble de ce que j'avais retenu d'elle au fil des années, elle avait évoqué que
je pourrais m'ennuyer ! Que c'était loin du mouvement qui m'animait ! Pourtant
ce sentiment d'ennui m'envahit à la séance suivante comme si j'étais radicale-
ment coupée de cette femme et qu'elle ne m'intéressait plus. J'avais hâte de la
quitter. Je me demandais ensuite, après avoir ressenti cet état comme la menace
d'un grand péril, si, par ce désir de désinvestissement qu'elle me faisait prendre
en charge à sa place, elle ne se protégeait pas d'affects insupportables concernant
son impuissance à asservir l'analyste - les vacances approchaient -, la réalité
matérielle elle devait déménager et détestait la pensée de ce changement à
- -,
transformer les coïncidences entre monde intérieur et monde extérieur un de -
ses frères partait en voyage, la soeur qu'elle haïssait/adorait le plus s'était tuée au
cours d'un voyage quelques années auparavant. La succession de ces deux
séquences racontait également un passage important de l'histoire de Pauline :
elle ne s'était jamais remise de la naissance de cette soeur, celle qui s'était tuée
justement, suivie de la naissance de plusieurs autres enfants et plus tard, lors du
drame, avait pensé que sa mère aurait préféré que ce fût elle qui mourût. Sa
place d'aînée la renvoyait à une période inatteignable où elle aurait joui d'un
investissement entier qui lui aurait été retiré du jour au lendemain et je retrou-
vais en moi ce brutal désir de l'effacer de mes pensées après lui avoir donné ce
qu'on pourrait restituer par l'image du meilleur de moi-même, de ma présence
d'analyste et de ma capacité interprétative.
Pendant les deux premières années de la cure j'étais souvent restée sous le
charme d'un discours fleuri et abondant dont toutes les arabesques me tenaient
en haleine et j'admirais même parfois ce qui se donnait à entendre comme une
richesse inépuisable d'aventures langagières, où de rebondissements en rebondis-
sements, de références littéraires en histoires tirées de sa pratique professionnelle,
de rêves en associations bien ficelées, Pauline tentait de me séduire comme elle
aurait tant souhaité y parvenir avec son père. Mais ces qualités narratives
étaient amplement mises au service des défenses.
Si les séances se remplissaient, Pauline ne réfléchissait pourtant pas au
but qu'elle poursuivait dans cette course en avant où je finissais par entrevoir
de plus en plus fréquemment les figures d'une impossibilité d'aimer et du déni
de l'être. Et alors à quoi servent les représentations de mots si elles sont cou-
pées des représentations de choses qui devraient leur donner le souffle et le
sens?
La forme et le mouvement prévalaient ici sur tout contenu, toute profondeur,
toute véracité de la parole.
L'enjeu ne se situait pas du côté de la recherche d'un au plus près d'une
vérité qui aurait pu être reconnue et partagée mais renvoyait l'analyste à une
826 Marie-Thérèse Montagnier
— ils vous parlent pour vous dire que leurs paroles sont vaines ;
— ils vous écoutent pour vous dire que vous êtes impuissant à leur dire ce qui
pourrait les toucher.
Ils vous présentent là la face insensibilisée de l'objet auquel ils se sont iden-
tifiés, personnages qui semblent incarner l'enfermement narcissique.
La négation semble porter chez Pauline autant et même plus sur le juge-
ment d'existence que sur le jugement d'attribution. Voici le discours reconstruit
de cette négation : « Mon analyste n'existe pas vraiment car si elle existait je vou-
drais m'en emparer et alors elle risquerait de venir à me manquer, donc je pré-
fère penser qu'elle n'existe pas. Je décide de ne pas lui donner d'existence pas
plus qu'à mes parents. D'où je me suffirai à moi-même ; c'est moi le début et la
fin, l'autre n'a pas d'importance. Je privilégierai la forme sur tout contenu,
forme qui sera les bras porteurs, le cadre de la représentation, à défaut de toute
représentation dont j'aurai banni l'affect à la source. Je saurai ainsi écrire
comme mon père aime que l'on écrive mais j'écrirai sur des riens car je n'ai rien
à dire, pas plus que mon père d'ailleurs, tellement occupé et sans contact qu'il
est comme une caricature de ce vide bien formé. » Ce père lui-même a eu affaire
à une mère sélectionnant les points d'ancrage de ses investissements selon des
critères idéalisants. Il ne restait plus au fils que de choisir des secteurs isolés où il
pourrait donner des preuves d'amour à l'objet sans danger de les voir déniées,
les oeuvres philanthropiques par exemple.
Retrouver l'objet est ainsi banni. On ne peut retrouver l'objet que si on a
accepté son existence. La condition pour la mise en place de l'épreuve de réalité,
828 Marie-Thérèse Montagnier
que des objets aient été perdus qui autrefois avaient apporté une satisfaction
réelle ne peut avoir lieu pour plusieurs raisons :
En 1915, Freud nous donnait une de ses conceptions qui nous laissent en
héritage la pensée de la complexité et devraient nous garantir contre toute sim-
plification : « On pourrait décomposer la vie de toute pulsion en vagues isolées,
séparées dans le temps, homogènes à l'intérieur d'une unité donnée de temps et
ayant entre elles à peu près le même rapport que des éruptions successives de
lave. » En citant ce passage de « Pulsions et destins des pulsions » j'ai dans l'es-
prit le rythme endiablé d'un conteur qui viendrait figurer, si cela était possible,
la réunion, en un faisceau non contradictoire, de tous les mouvements pulsion-
nels qui ont jeté le Moi-Sujet vers l'objet depuis le commencement. Cette éner-
gie, ce mouvement, les premiers, tamisés, rendus humains par les mots qui sont
venus peu à peu les lier, gagnant en complexité tout en gardant la force de leur
origine si proche de ces vagues pulsionnelles successives, ne les retrouve-t-on pas
dans cet art du conteur qui ne se laisse pas arrêter par les obstacles et quoi qu'il
arrive mène son récit jusqu'à son dénouement qui est une pause avant de repar-
tir pour une autre traversée ?
Le désir inconscient de ce conteur ne serait-il pas d'entraîner l'auditeur à
sa suite, de le fasciner pour qu'il quitte tout et ne forme plus qu'un avec lui,
répétant ainsi l'union originelle, l'état qui précédait et accompagnait l'appren-
tissage de la parole? Ne serait-ce pas retrouver par les mots ce qu'on avait
perdu corporellement, le sentiment d'une complétude, pour se remettre sous le
régime du principe de plaisir, sans trop s'occuper du principe de réalité ? Alors
le conteur donnerait à l'auditeur la place qui était la sienne, petit enfant, à l'af-
fût de toute parole qui lui était adressée, de tout jeu avec les mots qui lui était
proposé, de toute possibilité d'identification ainsi offerte! C'est ainsi que
croyant voguer vers l'avenir, le sujet part à la rencontre du passé, en amant
des mots et de l'objet.
Déjà dans Le rêve et son interprétation en 1901, Freud parlait de l'exigence
impérieuse pour le rêve de satisfaire à la logique. « Pour cela, disait-il, il englobe
tous ses matériaux en une seule situation et reproduit un groupement logique au
moyen d'un rapprochement dans le temps (c'est nous qui soulignons) et dans l'es-
pace; à peu près, ajoute-t-il, comme fait le peintre qui représente des poètes
groupés sur le Parnasse tout en sachant très bien que ses modèles ne se sont
jamais rencontrés au sommet d'une montagne et que son tableau est purement
symbolique. »
En 1920 Freud commence «Au-delà du principe de plaisir» en rappelant, à
la première phrase, que c'est le principe de plaisir, dans la théorie psychanaly-
tique, qui règle « l'écoulement des processus psychiques ». Voilà le mouvement
et le temps nécessairement réunis. La sensation est ensuite évoquée comme liée
au temps dans le rythme de sa diminution ou de son augmentation dans un
temps donné, ce qui la qualifie.
Le style, figure du temps 831
ment d'angoisse, cette angoisse dont l'omission a été la cause de la névrose trau-
matique ». D'abord la sécurité, le plaisir ensuite ! C'est pourquoi ce déploiement
de langage qui nous charme finit par nous décevoir, car il nous exclut comme le
sujet s'est senti exclu. C'est un langage de funambule qui tient sa perche pour ne
pas s'effondrer et si nous y voyons un effet de l'art c'est aussi à nos risques et
périls tout comme celui qui se tient sur son fil (Paul Auster a consacré un cha-
pitre de L'art de la faim au funambule Philippe Petit. Bien des écrivains de notre
génération, de Marguerite Duras à Claude Simon, nous saisissent par le seul
équilibre de leurs mots).
Depuis Freud...
Depuis Freud la liste est longue des psychanalystes qui se sont penchés sur
les problèmes du temps. Je citerai par exemple deux auteurs qui m'ont intéressée
en fonction de leurs préoccupations proches de celles que j'essaie de développer
ici, Nicolas Abraham et Anne Denis.
Nicolas Abraham (1962) a proposé une étude psychanalytique des oeuvres
sous une forme très personnelle dans : « Pour une esthétique psychanalytique: le
temps, le rythme et l'inconscient. » Il voit dans « l'inéluctable conflit d'immaturité
qui propulse le sujet d'un stade à l'autre de son développement» le vrai fondement
de la temporalisation. Il définit l'oeuvre comme «une manière originale de
résoudre tel ou tel conflit fictif d'un ça et d'un surmoi, fruits intemporels d'une
genèse elle-même fictive » ; dans son ébauche de psychanalyse d'un rythme simple,
l'apprenti sorcier de Goethe, il souligne « la structure temporelle la plus primitive
qu'il nous soit donné de vivre : l'articulation d'une tension et d'une détente, d'un
appétit et de l'assouvissement ». « Rien ne saurait mieux, ajoute-t-il, figurer cette
structure primordiale de toute temporalisation que la cadence en deux temps,
temps fort - temps faible, de la succion comme premier acte relationnel. »
C'est à éclairer et à repérer les fondements de la temporalisation que s'at-
tache également à travers une expérience clinique dense et éloquente la psycha-
nalyste Anne Denis. Ayant rappelé les caractéristiques des processus psychiques
inconscients en rééclairant le zeitlos, sans durée, hors temps, elle insiste sur l'im-
portance d'une temporalité archaïque, rythmique, ancrée dans les rythmes biolo-
giques, circadiens, corporels, respiratoires, cardiaques, et souligne que ce temps
éprouvé, corporel, cyclique, lié à ce qui peut être ressenti, devra s'intégrer dans
un concept abstrait du temps linéaire et irréversible. Dans les rythmes qu'elle
étudie, elle montre la valeur de l'investissement et du désinvestissement de l'ap-
pareil auditivo-phonatoire et celle de la métaphorisation précoce par l'objet des
rythmes vitaux, métaphorisation sans laquelle les fonctions corporelles se pul-
Le style, figure du temps 833
Pauline
Avant les vacances de Noël plusieurs séances avaient remis au jour des souve-
nirs de la petite enfance accompagnés d'associations implicatives, ce qui était une
première car Pauline n'a pas de ces souvenirs. Ils étaient revenus dans un rêve, sous
forme hallucinatoire, c'est-à-dire avec un sentiment de très grande réalité et proxi-
mité qui persistait dans le récit du rêve, ce qui me fait penser à ce que disent les
Botella (1995) de l'hallucination qui a une valeur de vécu élémentaire, de source
vivante : elle avait vu une étagère rouge et jaune remplied'objets et entendu sonner
une cloche. Ceci était comme excentré par rapport au sujet principal du rêve, une
promenade au bord de la mer, et venait s'y ajouter comme par surprise. Elle avait
retrouvé la boutique que tenait sa grand-mèrematernelle et ses étagères à bonbons
de toutes les couleurs et le son de la porte d'entrée qui annonçait l'arrivée d'un
client. L'arrivée d'une petite soeur quand Pauline avait 18 mois avait justifié son
séjour chez cette grand-mère. Le grand-père, jardinier, qui travaillait à l'extérieur
faisait partie du contexte. C'était d'ailleurs un grand-père attentif et aimé qui, lors
de l'adolescence de ses petits-enfants, faisait de longs séjours avec eux au bord de la
mer. La différence de milieu social entre ses deux parents n'avait pas empêché la
perspicace enfant de sentir qu'il y avait une joie de vivre et une capacité d'aimer, et
de l'aimer elle, qui étaient en faveur de la branche maternelle alors même qu'elle
avait été la petite-fille outrageusement préférée de sa grand-mère paternelle.
Cependantc'est à l'occasion de ce rêve qu'elle m'en fit part.
Au retour des vacances qui s'étaient plutôt mieux passées que d'habitude,
c'est-à-dire un peu moins dans la dépression et l'insatisfaction de fond qui carac-
térisent sa parole à ce sujet, elle me fait part d'un rêve : dans un paysage qu'elle
contemple de la fenêtre d'une maison dans laquelle elle habita entre 5 et 14 ans,
elle voit apparaître dans le jardin, derrière un mur plein de graffitis, un autre
paysage, comme une représentation d'art, fait de collines et de nuages. Cette
vision la bouleverse. Elle ressent une très forte émotion qui la prend aux tripes.
Cette partie du rêve revêt une nouvelle fois une valence quasi hallucinatoire.
Dans la suite nous comprendrons qu'il s'agit, sous cette forme symbolique,
des retrouvailles avec le corps de la mère non enceinte puis enceinte.
A la séance suivante elle me fait part d'un nouveau rêve : elle est à New
York avec son mari, elle qui déteste New York alors que son mari désire beau-
coup y aller. Là ils font la queue devant une salle de spectacle, mais elle s'endort
et personne n'ose la réveiller. Quand enfin elle se réveille d'elle-même les per-
sonnes qui étaient derrière elle l'ont dépassée. Quand ils arrivent enfin au gui-
chet il n'y a plus de places, elles ont toutes été prises par ceux qui sont passés
devant elle pendant qu'elle donnait.
Elle ne fit des commentaires que sur Chicago aux avenues immenses ouvertes
sur le vent qui s'y engouffre et dont elle garde un très mauvais souvenir (ces villes
sont comme des représentations symboliques des parents et des scènes originaires).
Le style, figure du temps 835
A la séance suivante elle a mal à la tête. Une douleur intense lui vrille la
tempe droite. Elle fait des commentaires sur le fait qu'elle ne trouve rien à dire,
qu'elle se sent vide, que la psychanalyse c'est très bon pour les autres - elle cite
à ce sujet une de ses amies qui devenait aveugle sans lésion organique.
Elle se plaint de sa tête. Je lui demande s'il n'y a pas une pensée douloureuse
qu'elle enfonce dans sa tempe - dans son temps ? - qui la fait tant souffrir, pen-
sée qu'elle préférerait « aveugler » de cette manière.
Elle se tait puis évoque des chansons de son adolescence: It'sfive o'clock
d'un groupe anglais puis une autre encore. Elle aime l'Angleterre. Ils y ont d'ail-
leurs été trois jours avec son mari pendant les vacances (ce dont elle ne me parle
qu'à la troisième séance après la reprise), mais comme d'habitude ils n'ont été
satisfaits ni l'un ni l'autre : pour elle trop de voiture, trop de recherches d'hôtel
au dernier moment, plus envie de faire l'amour avec ses règles qui tombent tou-
jours quand il ne faut pas ; pour lui pas assez de diversité, pas assez de voiture,
pas assez de rencontres ; elle, ce qu'elle aurait voulu, un hôtel qu'elle connaît, au
bord de la mer, presque isolé, dormir trois jours, lire, faire des balades à pied le
long de la côte... (presque l'emploi du temps d'une mère et d'un bébé confinés
ensemble et pas celui d'une femme amoureuse).
Puis elle entend des pas dans la rue, des talons qui claquent distinctement.
« Jack l'éventreur... ! » dit-elle. Et moi :
« Au moment où vous avez entrevu des retrouvailles avec le corps de votre
mère et la vitalité qui émanait de sa présence à vous, il vous vient le fantasme de
l'éventrer à cause de tous ces bébés qui y ont été contenus et qui ont pris votre
place et à cause de la présence de votre père à côté d'elle qui faisait le spectacle.
Alors vous vous endormez, vous vous videz, vous ne pensez plus, vous éteignez
le plaisir et vous annulez la violence, vous me considérez comme lointaine et
inatteignable ; vous essayez de m'endormir, de faire passer entre nous des formes
de mort... pour nous protéger de vos désirs d'amour et de mort?
— Peut-être...»
Quel Sherlock Holmes la convaincra de reconnaître son visage dans celui
d'un père, assassin mutilateur de prostituées, et d'élaborer ce fantasme de scène
primitive sadique-anale ?
Pénélope
profile comme figure d'une origine dont nous constaterions les conséquences.
J. de Romilly dans son Homère relève qu'un des thèmes centraux de L'Iliade
est celui des maux de la guerre, des morts à la guerre. Elle souligne que dans
L'Odyssée il s'agit du souvenir de la misère de la guerre et des deuils qu'elle
entraîne. Elle voit dans la longue expérience de souffrance qu'Ulysse et
Pénélope doivent accomplir une suite de la guerre.
Si le grand-père de Paul Auster a été assassiné par sa grand-mère, émigrée
et exilée, celui de Pauline a refusé d'aider l'officier allemand qui lui avait sauvé
la vie pendant la guerre quand à son tour il en aurait eu besoin. Est-ce la culpa-
bilité du grand-père qui a entraîné la dépression du père et le retrait affectif que
décrit sa petite-fille ? En tout cas, la violence, le meurtre, la guerre, l'expression
sans frein des pulsions destructrices, voilà la toile de fond peu fiable sur laquelle
ont reposé les tissages pulsionnels les plus complexes.
Paul Auster
Contre-transfert
Il nous reste à évoquer un point important qui est celui de la place qu'a
prise l'analyste face à cette entreprise de démolition. Oui, qu'en est-il du contre-
transfert, quand Pauline met en acte ce qu'elle peut quelquefois dire : « Ici j'ou-
blie tout ce qui se dit. Il y a en moi des sables mouvants où tout s'engloutit. Ici
il n'y a pas de temps ! » ?
«L'analyse des cas d'inquiétante étrangeté - notre collègue Pascale
Navarri-Levrier (1994) a déjà mis les textes de Paul Auster en relation avec
l'étude de Freud sur ce thème nous a ramené à l'antique conception du
-
monde de l'animisme, écrit Freud, qui s'était caractérisée par la tendance à
peupler le monde d'esprits anthropomorphes par la surestimation narcissique
des processus psychiques propres1 par la toute-puissance des pensées et la tech-
nique de la magie fondée sur elle par l'attribution de vertus magiques soigneu-
sement hiérarchisées à des personnes et à des choses étrangères ainsi que par
toutes les créations, grâce auxquelles le narcissisme illimité de cette période de
l'évolution1 se mettait à l'abri de la contestation irrécusable1 que lui opposait la
réalité»... Eh bien tout cela je pourrais me l'appliquer à moi-même quand
j'écoute Pauline car au bout du compte tout se passe comme s'il n'y avait pas
vraiment quelqu'un à écouter, comme si j'étais moi-même à ma propre
recherche et que je me dise : « Comment se fait-il que je ne trouve pas qui je
pense être, qui je pense qu'il faut être pour être un être humain... ! alors, il va
falloir que j'accepte cette solitude définitive l'invention de la solitude ? le
- -
sentiment qu'il n'y aura jamais quelqu'un pour m'écouter et m'entendre ?, que
le contentement qui me vient parfois d'avoir cru entrer en relation avec les
processus psychiques de Pauline n'est que l'écho de ma suffisance, le miroir
d'un Moi qui se prend pour le but de la recherche... ?
J'ai beau reprendre à la séance suivante ce que j'ai cru que nous avions
partagé un moment, auquel j'ai pensé dans l'intervalle, que j'ai enrichi, ce qui
me paraît donc apte à témoigner à la fois des processus transformateurs de
Pauline et des miens à son service nous nous ressemblons, nous allons nous
-
reconnaître, nous allons élaborer un mouvement, recueilli puis relancé je me
-
heurte à l'effacement et à la désaffectation de ce que j'avance même si,
paradoxalement, Pauline me parle de sentiments de tristesse intense qui
l'ont envahie pendant le week-end, de la radicale incompréhension rencontrée
dans la personne de son mari alors même qu'ils se sont parlé de quatre à
six heures sur quarante-huit heures rien qu'eux deux, à l'écoute l'un de
CONCLUSION
Le style, donc, figure du temps d'un Moi-Sujet qui marque, dans son lan-
gage, sa singularité, prise dans les rets de sa structure et de son histoire : ici pré-
valence de l'organisation narcissique sur la capacité d'investissement objectai et
données de l'histoire et de l'organisation inconsciente des parents, marquées par
la violence, le secret, le déni.
Pour une conclusion transitoire, un prolongement, une réorientation de la
démarche, nous proposons ces réflexions : le rythme et le mouvement seraient à
Le style, figure du temps 843
la fois la tentative pour se situer hors signification, dans le plaisir d'un sans
limites de l'espace et du temps, à la fois le gain de plaisir de celui qui se sait
arrimé à la temporalité et qui accepte de s'y inscrire, une sorte de clin d'oeil
humoristique à l'omnipotence des chevauchées où l'on se croirait «libre»
comme l'air ou le vent, à la fois la préforme du but contenu dans le mouvement :
atteindre l'objet, le créer, le retrouver, lui faire profiter de l'élan qui, finalement,
conduisait le sujet vers lui.
En lisant chaque semaine Le Monde des livres j'y entends des critiques,
souvent écrivains eux-mêmes, qui me parlent du mouvement et du sens d'oeu-
vres qui les ont intéressés, qu'ils les aient aimées ou pas. Même si je n'achète
pas tous ces livres j'aime au moins lire ces comptes rendus. Pourquoi ? Parce
qu'ils me permettent de sélectionner à l'oreille le mouvement de certains écri-
vains qui m'aident beaucoup à écouter mes patients. J'ai besoin de traductions
et de pouvoir les comparer entre elles. Parfois c'est un texte littéraire qui me
fait entendre ce que je n'avais pas entendu. C'est l'effet du symbole au moment
où les deux morceaux s'accolent : le sens surgit, la lumière se fait, la conviction
s'impose.
Le Monde des livres du 27 octobre 1995 a publié un commentaire de
Abraham « Bully » Yeoshua à propos de son dernier roman Shiva : « En toute
logique, disait-il, Benjamin aurait dû mourir à la fin du livre, sinon dispa-
raître. N'est-ce pas le sort des personnages romanesques depuis Julien Sorel
jusqu'à Emma Bovary? Je n'ai pas pu me résoudre à tuer Benjamin car, pour
moi, la renaissance spirituelle, les prouesses renouvelées de la vie demeurent tou-
jours plus fortes que la fascination morbide du néant. »1 Ceci me fit penser au
contre-transfert. Évacuer mes patients, les faire disparaître ou les laisser en vie,
ce sont des positions auxquelles j'ai été confrontée parfois fort rudement,
comme je l'ai évoqué.
Ainsi ai-je besoin du jour pour supporter la nuit et d'investir la nuit pour
vivre autrement le jour, du temps de lire pour donner du corps à mes pensées et
d'écouter mes patients avec l'élan de vie puisé dans mes lectures. Ces rythmes,
qui nous sont familiers, même avec des contenus différents, nous ont introduits
aux sujets de la temporalité et de la narrativité que j'ai voulu aborder sous un
angle particulier, celui du style.
Marie-ThérèseMontagnier
Les Pléiades C. 50
45, rue Emile-Zola
93120 La Courneuve
BIBLIOGRAPHIE
Jacques ANGELERGUES
pas le bon sens à la lettre ; elle en faitplutôt un distillatparfait, tout d'abord en pro-
cédant à une sélection et à une réduction schématique des tensions et ambiguïtés
qu'il comporte et, ensuite, en n'accordant qu'à certains de ces facteurs (tels le plai-
sir, opposé à la réalité, et le ça, opposé au moi) le statut de principes et de structures
organisateurs.Traditionnellement, cette façon de promouvoir certains facteurs du
bon sens a été structurée et présentée comme constituantla métapsychologie psy-
chanalytique. » Si Freud se révèle darwinien, il est aussi newtonien : «... la psycha-
nalyse est décrite comme l'étude de la psyché envisagée comme machine... » ; cette
machine (ou appareil psychique) a son inertie, elle ne fonctionne que mise en
marche par une force et le fait en circuit fermé : la quantité d'énergie est invariable,
ce qui est stocké ou dépensé quelque part diminue d'autant l'énergie disponible
pour d'autres opérations. Schafer soutient que ces points de vue ne sont que des
structures narratives dont la combinaison constitue une théorie « incohérente » ;
en clair la métapsychologie est un bricolage tellement mal bâti et rafistolé qu'il
serait plus sage de tout reprendre à zéro... Il s'attache à le démontrer en mettant
particulièrement en cause le point de vue génétique auquel il oppose le point de vue
ontologique de la démarche herméneutique... Agnès Oppenheimersouligne (1988)
que cette version américaine du débat construction/reconstruction où on oppose
les vérités narratives partagées entre l'analysantet l'analyste à la vérité historique
- revendiquée par Freud pour éloigner le spectre de la suggestion prend ici le
-
visage d'un point de vue humanisteantiscientifique.
Il critique fermement, et avec la même verve incisive, le réalisme psycholo-
gique qui fait déraper si facilement nos métaphores vers le machinal : les méta-
phores sont dangereuses pour la théorie, elles tendent à nous faire croire qu'il y
a quelque part un inconscient qui serait localisé ou qu'on pourrait apporter un
investissementà une représentation pour l'animer. L'image de l'appareil appelle
celle d'un moteur pour le faire fonctionner; le moteur a besoin d'une éner-
gie, etc. Il est évident que cette mise en garde n'est pas inutile ; elle figure déjà en
bonne place chez Freud qui lui-même n'a pas toujours évité ce travers.
Pour Roy Schafer, il importe de dégager la structure narrative des faits psy-
chanalytiques, d'où le besoin du « nouveau » langage : l'explication doit s'inté-
grer dans une structure narrative dont elle est indissociable et qui en fonde l'in-
telligibilité. Le modèle conceptuel du processus de causalité étant loin d'être
établi, la validation de la vérité dépend avant tout de 1'« engagement » dans
cette structure narrative faite d' «histoires» partagées au fil de la cure, coécrites
par le patient et l'analyste dans une pertinence croissante, élaborées dans l' « ici
et maintenant », sans préjuger de leurs contradictions et de leur inscription tem-
porelle. Il en découle une protection possible contre le pouvoir réducteur des
interprétations de l'analyste ce qui relativise l'impact des problèmes d'écoles
-
ou de controverses théoriques mais on peut singulièrement redouter l'aplatis-
-
Brève note sur les apports critiques de Roy Schafer 847
Jacques Angelergues
33, rue du Départ
75014 Paris
BIBLIOGRAPHIE
Donald P. SPENCE*
Bien que Freud ait été enclin à croire que toute reconstruction effective
contient un «grain de vérité», on ne sait pas du tout comment identifier ce
« grain » et le séparer de l'ensemble des inventions également vraisemblables dont
une bonne part du récit de la vie du patient est faite. Et si nous ne disposons d'au-
cun moyen sûr d'identifier la vérité historique, nous pouvons être sérieusement
handicapés dans notre tentative de formuler des lois théoriques. Ce qui peut être
effectifdans un exemple cliniqueparticulier (la vérité narrative) n'est pas nécessai-
rement généralisableau domaine plus vaste de la théorie clinique.
* Narrative Truth and Theoretical Truth, in Psychoanalytic Quarterly, vol. LI, 1982.
Cet article est une extension de la ligne de pensée développée dans Narrative Truth and Historical
Truth (Spence, 1982). On trouve dans ce livre une présentation plus complète de concepts tels que celui de
vérité narrative, de la place de cette vérité dans le processus curatifet de la façon dont on peut la comparer
à la vérité historique de ce qui « s'est réellement passé ». (Note de l'éditeur).
Rev. franc. Psychanal, 3/1998
850 Donald P. Spence
En grande partie par suite de cette décision, une habitude s'est répandue,
donnant à ceux qui apportent leur contribution à la littérature psychanalytique
le droit de faire seulement allusion aux faits plutôt que de les énoncer dans leur
intégralité. La base des faits observés sur laquelle toute formulation s'appuie
n'étant que partiellement disponible pour un examen public, les critères de la
conviction sont ici nécessairement plus souples que dans un domaine où toutes
les preuves doivent être présentées. Et précisément parce que le domaine des faits
reste en partie inaccessible, le lecteur sceptique de la littérature psychanalytique
n'est pas en mesure de remettre en question une conclusion face à laquelle il se
trouve. Pour la même raison, l'accord entre les lecteurs ne peut jamais être entier
ou concluant ; l'acceptation d'une interprétation ou d'une conclusion théorique
se réduit toujours à un accord fondé sur la croyance.
Que l'on doive observer cette tradition exactement de cette façon ou pas, le
fait que les preuves ne sont jamais toutes accessibles à un examen public affecte
nécessairement les critères de la discussion et du débat au sein du champ psycha-
nalytique. Tout comme Freud refusait un patient qui ne raconterait pas tout
(parce que, comme cela s'est produit, il était contraint de garder certains secrets
professionnels (1913, p. 136), le domaine de la psychanalyse ne peut fonctionner
de manière idéale aussi longtemps que son raisonnement ne repose que sur des
données partielles - et pour exactement les mêmes raisons. De la même façon
que le patient hésitant pourrait reclasser tous ses moments difficiles comme
d'une manière ou d'une autre secrets et, de ce fait, dispensés d'analyse, l'auteur
hésitant peut, face à un raisonnement flou ou à un développement d'une logique
discutable, simplement omettre des détails embarrassants dans une publication ;
compte tenu de la tradition que nous venons d'évoquer, il n'a même pas besoin
d'expliquer cette omission.
Une autre conséquence de cette tradition porte sur la question de la générali-
sation de détails cliniques au domaine plus vaste de la théorie. Si l'intégralité des
détails d'un événement donnén'estjamais mentionnée, il devient alors impossible
de mettre en questionla catégorieformée à partir de ces détails ; le lecteur, qui n'est
jamais en possession de tous les faits, ne peut que croire une affirmation qui pré-
sente, par exemple, un événement clinique comme la preuve du retour de conflits
oedipiens refoulés. Il est par conséquent assez facile de passer d'observations clini-
ques à des généralisations d'une grande portée. Du fait de sa plus grande visibilité
et de son attrait rhétorique, la généralisation revêt une importance qui dépasse lar-
gement la valeur des données sur lesquelles elle se fonde. Dans de nombreux cas, la
généralisation peut être complètement injustifiée.
Pour prendre un exemple tout simple dans un autre domaine, supposez que
je vous décrive brièvement une petite maison que je viens d'acheter en disant
qu'elle a quatre murs et un toit. Je choisis de ne pas donner d'autres détails.
Vérité narrative et vérité théorique 851
même chose que la vérité historique. Nous sommes en train de devenir scepti-
ques envers le positivisme de Freud, d'une portée considérable, et de découvrir
que la « réalité » extérieure est à de nombreux égards une construction de celui
qui la perçoit et donc en grande partie constituée de vérité narrative. Mon
récit du match de football d'hier est sans aucun doute un mélange de la phy-
sique objective du jeu et de sa signification subjective. A l'inverse, la réalité
psychique peut parfois se trouver solidement ancrée dans des faits historiques
et une de nos tâches d'analyste consiste à accroître, de quelque moyen que
nous le pouvons, la part de vérité historique du monde intérieur du patient.
En même temps, nous nous attachons aussi à étendre sa base narrative et à
permettre un accès plus entier à la fantaisie quand cela semble approprié. La
réalité psychique peut donc à tout instant contenir des éléments des deux types
de vérité, historique et narrative, et son pouvoir de persuasion est apparem-
ment indépendant du type de vérité qui est représentée. De la même façon, la
réalité extérieure se compose en général de faits et de fiction, et une des consé-
quences de l'analyse est de rendre le patient philosophiquement plus mâture et
moins naïvement réaliste.
Si la vérité narrative diffère de la vérité historique, quel est maintenant son
rapport à la théorie ? On peut dire que l'attrait d'un exposé narratif tient au par-
ticulier, celui de la théorie au général. Parmi les éléments d'un exposé narratif,
certains peuvent être vrais, au sens où ils ont réellement existé (vérité histo-
rique), et d'autres vrais au sens narratif mais faux d'un point de vue historique.
A plusieurs endroits dans son oeuvre, Freud admet qu'une reconstruction parti-
culière peut contenir à la fois des fragments vrais et des fragments faux, mais il
affirme (de façon quelque peu optimiste, semble-t-il) que cela ne pose pas pro-
blème car c'est le «grain de vérité» qui fait toute la différence (Freud, 1937,
p. 238). On ne sait toutefois pas clairement comment identifier ce «grain de
vérité » et le séparer de l'ensemble des inventions tout aussi vraisemblables qui
constituentl'histoire de la vie du patient ; et si nous ne disposons d'aucun moyen
sûr d'identifier la vérité historique, nous sommes alors sérieusementhandicapés
dans notre tentative de formuler des lois théoriques. Il ne s'agit pas ici de dire
que la vérité narrative est un aspect sans importance du vrai, ou de nier qu'elle
contribue de façon significative à la réussite thérapeutique, mais de souligner
qu'elle n'équivaut pas toujours à « toute la vérité » et de faire comprendre que
nous ne pouvons nous appuyer sur la réussite thérapeutique pour valider notre
théorie générale (Hartmann [1964] et Eagle [1980a] pour des avertissements
similaires). Cette réussite même peut être une raison importante de prendre en
premier lieu une proposition au sérieux, mais c'est considérablement limiter
notre base de données et ignorer l'importance des différences individuelles que
de faire reposer une théorie générale sur les résultats d'un patient (voire même
856 Donald P. Spence
II
près comparable. Certaines théories sont meilleures que d'autres mais dans tous
les cas, l'utilisateur d'une théorie croit toujours que son système est assez vrai et
rend suffisamment compte des faits pour justifier qu'il continue à l'utiliser. Cet
état des choses a son origine dans ce que l'on pourrait appeler l'ambiguïté de la
vie de tous les jours - une leçon que Freud nous a bien donnée. Tout comporte-
ment pouvant être regardé de plusieurs positions avantageuses, nous pouvons
produire un nombre indéfini de corrélations modèles, simplement en choisissant
le comportement qui ira le mieux avec notre théorie particulière. Pour ne rien
arranger, cette ambiguïté présente deux aspects différents : il y a, d'une part, les
multiples significations des événements tels qu'ils existent dans le monde réel (on
peut voir un rêve, par exemple, à la fois comme source d'informations et gardien
du sommeil, ou bien un symptôme aussi bien comme un ennui que comme un
appel à la sympathie) ; et, d'autre part, les multiples significations que nous choi-
-
sissons de projeter sur le monde tel que nous le voyons souvent guidées par des
fantasmes inconscients et préconscients (Arlow, 1969). C'est le second type
d'ambiguïté qui sert à confirmer la théorie privée du paranoïde et du mystique ;
le tableau serait beaucoup plus simple s'il était possible de mettre tout bonne-
ment de côté ces significations projetées. La difficulté semble cependant résider
dans le fait que l'on ne peut facilementdistinguer le premier ensemble du second
- de quoi se montrer d'autant plus prudents à l'égard de la théorie privée et de
la confirmation subjective.
Le langage et la façon dont il fonctionne se trouvent encore compliquer le
problème. Dans bon nombre de situations, en particulier quand la réalité est
sans ambiguïté, il fonctionne comme un simple indicateur. Si je dis : « Regardez
l'oryctérope », je vous donne à la fois un ordre et, en supposant que vous n'en
ayez encore jamais vu, une leçon d'identification. Mais quand la réalité devient
plus ambiguë et quand nous passons de simples objets à des relations complexes,
le langage peut alors ouvrir la voie à beaucoup de dommages. Supposons que je
décrive le cas d'un étudiant qui vient d'échouer à un examen et que je dise pru-
demment : « Cela ressemble à une angoisse de castration », le langage prétend
être un indicateur, comme nous l'avons noté plus haut, et il se peut que vous
m'entendiez dire quelque chose de véridique sur l'étudiant. En fait, je ne suis pas
du tout en train de faire une remarque, ou au moins une remarque qu'un autre
groupe d'observateurs pris au hasard puisse vérifier. Au contraire,j'évoque une
donnée théorique sans le dire et je la présente comme si la théorie était démon-
trée plutôt que problématique; et en employant le mot de castration d'une façon
aussi spontanée, je vous donne l'impression que tout le monde croit que la peur
de la castration a des effets assez profonds et durables sur le comportement, et
que cette croyance se trouve une fois de plus étayée. En bref, je me sers malicieu-
sement du langage pour donner l'impression que nous avons trouvé une confir-
Vérité narrative et vérité théorique 859
preuve qui la confirme. Dans l'exemple que nous venons de prendre, invoquer le
concept d'angoisse de castration, c'est prétendre qu'il a une fois de plus été
étayé. La fréquence de l'usage engendre la familiarité, et la familiarité la persua-
sion. Comme chaque nouvelle donnée qui va dans le sens d'une loi générale la
renforce, une proposition provisoire comme l'angoisse de la castration peut se
trouver étayée de façon erronée, simplement parce qu'on l'invoque. Chaque
usage peut être tout à fait infondé, le pouvoir du langage est tel que quandj'em-
ploie des mots d'une façon qui indique quelque chose, vous supposez que je dis
la vérité, que je vous dis quelque chose de véridique sur notre monde commun.
En d'autres termes, vous supposez que je fais une observation valable.
Ici intervient une autre façon dont notre théorie se trouve indûment confir-
mée. Du fait qu'elle repose sur des données incomplètes, elle se prête à des pseudo-
énoncés d'observation qui convainquent d'une confirmation. Les données ayant
tendance à disparaître dès qu'elles sont conceptualisées, les affirmations sur les
données tendent à prendre leur place ; les assertions deviennent le noyau de notre
littérature et tendent, du fait de leur caractère public, à fonctionner comme des
données empiriques. Ce qui a commencé comme une observation provisoire peut
devenir prématurément une affirmation théorique (Esman, 1979), revêtant un
caractère d'autorité et de finalité ; avec une certaine fréquence d'apparition, elle
finit par être reconnue en tant que théorie vérifiée. A mesure que la littératurerem-
place les données de base, les discussions sont renvoyées à des articles spécifiques
alors qu'elles devraientl'être aux données empiriques originelles ; les concepts res-
tent ainsi admis aussi longtemps qu'ils sont publiés et tombent en désuétude dès
lors qu'on ne les citeplus. Notre attention dirigée vers la littérature, nous ne remar-
quons plus l'absence des données de base, le nombre limité de cas enregistrés, ou le
fossé entre ce que l'on peut comprendre à partir d'un cas enregistré et ce dont dis-
posait l'analyste traitant pendant la cure de ce client particulier.
III
Dans l'un de ses articles destinés à un public plus vaste, Freud (1933) a sou-
ligné l'intérêt qu'il portait à la construction d'une théorie générale :
« Je vous ai dit que la psychanalyse a commencé en tant que thérapie, cependant ce n'est
pas en tant que thérapie que je voulais la recommander à votre intérêt, mais à cause de
son contenu de vérité, à cause des lumières qu'elle nous donne sur ce qui concerne
l'homme le plus directement, sur son être, et à cause des relations qu'elle découvre entre
ses activités les plus diverses» (p. 210).
Vérité narrative et vérité théorique 861
IV
Quelles sont alors les perspectives pour une théorie générale de «ce qui
concerne le plus les êtres humains?» J'ai parlé de la tradition des données
incomplètes et de la façon dont elle a fait obstacle au développement d'une pen-
sée critique et d'une théorie vitale. Existe-t-il une perspective de changement?
La réponse, semble-t-il, doit dépendre de la façon dont nous apprenons à aller
au-delà de la vérité narrative ou plus généralement, comment nous passons de la
description à l'explication (Hartmann, 1964).
Du fait que nous travaillons avec des modèles complexes de forme et de
contenu, il devient souvent difficile d'identifier les données pertinentes. Il est
nécessaire de connaître plus que les termes d'une interprétation, mais combien
plus ? Nous aimerions savoir quelque chose de l'état du transfert, de l'histoire de
cette interprétation particulière, des significations supplémentaires suggérées par
les termes mais non explicitement exprimées nous avons en tout cas besoin de
-
connaître l'étendue du terrain qu'il s'agit de fouiller, et nous n'avons pas de
lignes directrices précises. Chaque investigateur a tendance à se servir de ses pro-
pres normes, et par conséquent, ce qu'un chercheur considère comme des don-
nées peut n'être que des faits observés squelettiques pour un autre.
Une autre raison d'avoir des doutes sur la question de savoir si nous pou-
vons avoir accès à tous les faits observés a trait au problème du contexte privilé-
gié. Le texte visible de la séance étudiée est toujours entendu tant par le patient
-
que par l'analyste sur le fond de ce que chacun d'eux pense (Spence, 1981).
-
Nous sommes ici de nouveau confrontés à un mélange complexe. La conviction
vient-elle des termes de l'interprétation spécifique ou de la concordance de son
contenu lexical avec les espoirs et les peurs du patient ? Dans de nombreux cas,
une interprétation particulière tire une force supplémentaire des significations
privées que le patient y lit, mais invisibles pour l'observateur extérieur (nous
retrouvons ici la distinction entre compétences normatives et compétences privi-
légiées). La raison de donner une interprétation particulière dépend parfois
moins des exigences de la «conversation» analytique que de l'expérience inté-
rieure de l'analyste qui, du fait de certaines successions de sentiments subjectifs,
décide qu'il est maintenant temps de parler ; là encore, l'observateur extérieur
n'a pas accès à l'expérience intérieure. Elle fait néanmoins sans doute partie des
données car sans la connaissance de ce contexte intérieur, nous ne pouvons
jamais « entendre » la conversation analytique avec le « phrasé » et l' « accent »
justes.
Vérité narrative et vérité théorique 865
la construction. Un nouveau concept pourrait être défini (par ex. celui de « frag-
mentation »), faisant référence à un échantillon particulier d'exposés cliniques, et
chacun aurait la possibilité d'examiner la base des faits sur lesquels il se fonde.
Pour la première fois, les données analytiques deviendraient une propriété
publique, dont on discuterait publiquement.
Si les détails cliniques sont présentés de façon appropriée dans le type de
contexte qui convient, il devrait être possible de générer une conviction fondée
sur la seule vérité narrative. Presque pour la première fois, un lecteur extérieur
serait à même de ressentir l'excitation d'une véritable découverte clinique - au
heu qu'on lui dise qu'il existe des choses comme celles-là, auxquelles il faut
croire, il ferait l'expérience de la conviction telle qu'elle s'est produite. Ce qui
était connaissance par description deviendrait ainsi connaissance par expérience
directe. Bien qu'il soit peut-être nécessaire de développer un mélange de compé-
tences littéraires et de mise en scène afin de présenter correctement un événement
clinique, d'une façon adéquate qui puisse vraiment convaincre le lecteur, si ce
but peut être atteint, nous serions vraiment en mesure de saisir un élément essen-
tiel de vérité narrative et de l'intégrer à notre théorie.
Les contenus de ces «vignettes» seraient analysés et discutés dans la
seconde catégorie, celle des articles théoriques. Ici, le but est autant de
convaincre que de découvrir ; la raison spécifique de l'exemple particulier donne-
rait lieu à la formulation de lois générales (Eagle, 19806). Il serait alors possible
de séparer la discussion sur la formulation de celle sur les détails, et un nombre
indéfini d'auteurs (contrairement à la pratique actuelle qui consiste à fournir de
nouveaux exemples pour chaque nouvelle discussion) pourraient discuter un élé-
ment donné des archives cliniques. Les articles théoriques pourraient aussi être
jugés sur des bases plus générales ; les arguments circonstanciels donneraient lieu
à des types de raisonnement plus généraux, et les détails du cas pourraient rester
distincts de sa signification plus large. Des désaccords non résolus conduiraient
peut-être à faire appel à de nouveaux exemples cliniques (plutôt qu'à la forma-
tion de nouveaux instituts) ; les nouveaux éléments ajoutés aux archives suscite-
raient de nouvelles discussions et permettraient de préciser davantage des ques-
tions théoriques. (Cela rappelle le système de la jurisprudence en droit et la
façon dont de nouvelles affaires mènent à de nouvelles décisions).
Pour terminer avec un exemple particulier montrant comment un tel
schéma pourrait fonctionner, référons-nous à un article récent de Lang (1981)
sur les modalités de la cure en psychanalyse.Il propose l'idée que seules les inter-
prétations fondées sur le contexte immédiat de la séance sont curatives à un
degré significatif et que d'autres types d'interprétations, fondées sur le contenu
manifeste ou des formulations génétiques, peuvent en fait renforcer la résistance.
Seules des interprétations qui prennent en compte l'interaction entre le patient et
Vérité narrative et vérité théorique 869
REFERENCES
Freud, S. (1914a), Pour introduire le narcissisme, in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1972.
— (1923c), Remarques sur la théorie et la pratique de l'interprétationdu rêve, in Résul-
tats, Idées, Problèmes, II, Paris, PUF, 1985.
— (1933), Nouvelles conférencesd'introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984.
— (1937), Constructions dans l'analyse, in Résultats, Idées, Problèmes, II, Paris, PUF,
1985.
Gusdorf, G. (1980), Conditions and limits of autobiography, in Autobiography, éd.
J. Olney, Princeton, Princeton Univ. Press.
Hartmann, H. (1964), Essay on Ego Psychology. Selected Problems, in Psychoanalytic
Theory, New York, Int. Univ. Press.
Kris, E. (1956), The recovery of childhood memories in psychoanalysis. Psychoanal,
StudyChild, 11,54-88.
Langs, R. (1981), Modes of «cure» in psychoanalysis and psychoanalytic psychothe-
rapy, Int. J. Psychoanal., 62, 199-214.
Loftus, E. R. (1979), Eyewitness Testimony, Cambridge, Mass., Harvard Univ. Press.
Quine, W. V. (1960), Word and Object, Cambridge, Mass., MIT Press.
Reichenbach, H. (1951), The Rise of Scientific Philosophy, Berkeley, Univ. of California
Press.
Ricoeur, Paul (1977), The question of proof in Freud's psychoanalytic writings, J. Amer.
Psychoanal. Assn., 25, 835-871.
Russell, B. (1912), The Problems of Philosophy, New York, Holt (trad. franc. Problèmes
de philosophie, Payot, 1989).
Shapiro, T. (1981), On the quest for the origins of conflict, Psychoanalytic Quarterly, 50,
1-21.
Sherwood, M. (1969), The Logic of Explanation in Psychoanalysis, New York, Académie
Press.
Spence, D. P. (1981), Psychoanalytic compétence, Int. J. Psychoanal., 62, 113-124.
— (1982), Narrative Truth and Historical Truth, New York, Norton.
Viderman, S. (1979), La construction de l'espace analytique, Paris.
La psychanalyse :
mythes et théorie
Jean LAPLANCHE
1. In Marie Moscovici, Il est arrivé quelque chose, Paris, Ramsay, 1989, p. 205.
Rer. franc. Psychanal, 3/1998
872 Jean Laplanche
faits, et que l'on ne pourrait pas même imaginer une situation dite de « falsifica-
tion », c'est-à-dire où l'on puisse tester leur fausseté éventuelle.
La psychanalyse se trouve ainsi rattachée tout à la fois à la métaphysique
et à la pensée mythique - deux accusations qui vont souvent de pair : « En ce
qui concerne l'épopée freudienne du moi, du surmoi et du ça, ces histoires
décrivent certains faits mais à la manière des mythes, pas sous une forme
testable. »1
Or, quand on cherche à quel genre d'assertion « psychanalytique »2 Popper
s'attaque, on tombe sur une fable forgée de toutes pièces et plusieurs fois répétée,
comme s'il s'agissait d'une grande trouvaille : « Un homme jette un enfant à la
rivière dans l'intention de le noyer ; un homme sacrifie sa vie pour tenter de sau-
ver un enfant. Chacun de ces deux cas peut être expliqué aussi facilement en
termes freudiens : selon Freud le premier souffrait de refoulement (disons d'une
composante de son complexe d'OEdipe) tandis que le second avait réussi la
sublimation. »3
On a presque honte de reproduire de telles fadaises où des termes comme
« refoulement » ou « sublimation » sont utilisés sans scrupules dans un raisonne-
ment de type métaphysique (au sens de A. Comte), c'est-à-dire comme des
abstractions recelant, dans leur simple nom, tout leur pouvoir explicatif4.
Il ne suffit pas de s'indigner. « Ni rire ni pleurer, comprendre ! » Quel destin
voue donc la psychanalyse à être réduite, par ses plus illustres adversaires, à des
fables aussi sommaires ?
Sans doute, on se souviendra ici des moments où Freud semble être sur le
point de céder sur son idéal scientifique voire positiviste, avec des formulations
telles que «la sorcière métapsychologie», «la théorie des pulsions est notre
mythologie», voire avec la notion peu élaborée de «mythe scientifique». Ceci
comme en contradiction avec ce qui se montre dans la quasi-totalité de son
oeuvre : un acharnement pied-à-pied à discuter preuves et contre-preuves.
C'est en vain que Popper et ses éventuels successeurs objecteraient ici
qu'une accumulation de confirmations n'a jamais validé, dans l'absolu, une
théorie. Car Freud, précisément dans le cadre d'une sorte d'épistémologiepré-
-
1. Karl Popper, Conjecturesand réfutations, New York, Harper & Row, 1968, p. 38.
2. Popper ne s'embarrasse pas d'information ni de précision dans ses sources. La « psychanalyse »
c'est, d'un seul et même souffle, « Freud, Jung et Adler ».
3. K. Popper, 1957, cité in A. Grünbaum, Précis of the Foundations of Psychoanalysis,in The Beha-
vioral and Brain Sciences, 1986, 9, p. 254.
4. Que penserait-on d'un épistémologiste tentant de montrer le caractère pseudo-scientifique de la
théorie de la gravitation par le « raisonnement » suivant : « Qu'un immeuble s'effondre ou qu'il tienne
debout, chacun de ces cas pourrait être expliqué aussi facilement en termes de gravitation. » Assertion où,
évidemment, le mot « gravitation » est allégué de façon mythologico-métaphysique, abstraction faite de
tout contenu scientifique.
La psychanalyse : mythes et théorie 873
moins importants - devient comme le slogan sous lequel fait retour, au sein de la
psychanalyse, la vieille mais toujours vivante herméneutique1.
Entre mythe, théorie et roman. Entre la mise en roman du sujet, et la mise
en mythe de la théorie, une prise de position s'impose. Elle doit tenir compte de
l'interrogation que j'ai tenté de faire pressentir précédemment : pourquoi et com-
ment la pensée mytho-symbolique, redécouverte majeure de la psychanalyse,
a-t-elle indûment tendu à devenir le tout de la psychanalyse, pour ses adver-
saires, mais peut-être aussi parfois pour elle-même ?
1. Qu'elle ait recruté le terme freudien d'après-coup pour n'y trouver que le sens d'une donation de
sens rétroactive, n'est pas sans inquiéter, par rapport à une conception de la temporalité plus complexe
que laisse espérer ce concept.
2. Cf. par exemple ProblématiquesIV : L'inconscient et le ça, Paris, PUF, 1981, p. 222 sq.
3. Paris, PUF, 1988, p. 179.
La psychanalyse : mythes et théorie 875
ception du coït parental1 ; l'angoisse, selon la conception que s'en forme alors
Freud est liée à l'excitation sexuelle provoquée par la scène, celle-ci n'étant pas
maîtrisée par une compréhension adéquate.
Ce qui importe cependant, de mon point de vue, est ceci : pas un instant, dans
ce rêve présenté cependant comme répétitif, Freud ne lit ce qui nous paraît
aujourd'hui sauter aux yeux : « la castration » ; laquelle s'accorderait d'ailleurs
parfaitement avec le fait qu'il s'agit d'un rêve d'angoisse. Un aveuglement ou un
paradoxe qui se poursuivra au cours des éditions successives de la Traumdeutung,
puisque ce rêve ne sera jamais pris comme référence quand il s'agira du symbo-
lisme ou des rêves typiques de castration2. Je reviendrai à ce qui semble bien être
une exclusion réciproque du travail associatif et de la lecture symbolique.
L'apparition du symbolisme, et l'extension de ce que Freud nomme rêves
typiques, entraîne, dans l'édition même de la Traumdeutung, non seulement des
ajouts (comme ce sera le cas pour les Trois Essais) mais des remaniements fort
complexes dont la préface de la Standard Edition rend partiellement compte. La
difficulté tient notamment à ce que symbolisme (ou symbolique) et typicité sont
étroitement liés. Freud insistera d'ailleurs sur le fait que « la symbolique du rêve
se révèle indispensable pour comprendre les rêves dits typiques des êtres
humains, et les rêves récurrents de l'individu»3.
On ne peut objecter que symbolique et typicité soient deux choses diffé-
rentes, la symbolique mettant en évidence des relations terme à terme entre sym-
bole et symbolisé, tandis que la typicité ferait ressortir des scénarios fixes. Nous
savons bien, en effet, qu'une équivalence terme à terme d'un signifiant et d'un
signifié est une illusion, et ne se conçoit que dans le cadre d'un contexte.
L' « analogie », dont Freud fait à juste titre le ressort majeur du symbolisme, est
toujours une analogie de rapports ; lire la hache comme instrument tranchant,
c'est en même temps lire le contexte, le scénario : castration.
Or la typicité, à son tour, est, nous le savons, ce qui introduit directement,
chez Freud, aux « complexes » : le complexe d'OEdipe se développe entièrement
dans la Traumdeutung au sein du sous-chapitre des « Rêves de la mort de per-
sonnes chères ».
Symbolisme, typicité, complexes ; il reste à adjoindre un quatrième élément,
qui est le mythe. Dans le chapitre « Rêve de la mort de personnes chères », c'est
bien le mythe d'OEdipe, tel qu'il est mis en scène chez Sophocle, qui constitue la
référence majeure, comme le catalyseur qui fait « prendre » l'ensemble en un tout
cohérent. Il ne s'agit pas seulement d'une confirmation du complexe dans le
mythe. La lecture des mythes est désormais considérée comme première, comme
le heu et le test de vérité de la symbolique. Ainsi s'exprimera Freud dans une
note du 10 novembre 1909 : «Les symboles oniriques qui ne s'appuient pas sur
des mythes, des contes de fées, des usages populaires, etc., doivent être considé-
rés comme douteux. »1
Je rappellerai aussi l'enthousiasme de Freud, lorsque Oppenheim, médecin
inconnu de lui, lui envoie des documents ethnographiques qui traitent du « rêve
dans le folklore » : « Depuis un certain temps je suis poursuivi par l'idée que nos
études sur le contenu des névroses pourraient avoir vocation à éclaircir l'énigme
de la formation des mythes, et que le noyau de la mythologie n'est rien d'autre
que ce que nous nommons "complexe nucléaire de la névrose", tel que j'ai pu
récemment le mettre à nu dans l'analyse de la phobie d'un garçon de cinq ans. »2
Ces documents d'Oppenheim, on le sait, feront l'objet d'une publication
commune sous le titre « Rêves dans le folklore »3 où le commentaire interprétatif
est de Freud. Je soulignerai seulement à ce propos qu'il ne s'agit pas de rêves
rêvés, mais de rêves insérés dans le folklore ; de sorte que la méthode d'interpré-
tation, entièrement symbolique, est, par définition non associative4 puisqu'il n'y a
pas de rêveur sinon celui qui est inventé par le récit folklorique.
Dernier élément de cette nébuleuse, et non des moindres, les «théories
sexuelles infantiles », auxquelles nous introduit, dans la lettre ci-dessus à Oppen-
heim, l'allusion à l'analyse du petit Hans. Ces « théories » sont elles-mêmes, au
moins partiellement, appuyées sur la mythologie ou la fable. Mais il n'en reste
pas moins que la théorie de la castration, exprimée par Hans et mise en forme
par Sigmund, aura par la suite un destin mythologique indépendant considé-
rable. Dans ce cas, il s'agit d'un mythe de la genèse de la différence des sexes, à
partir d'un genre humain qui, au départ, ne comporterait qu'un seul sexe, le
masculin. Une « théorie » pour laquelle peu d'appuis ont été cherchés ou trou-
vés dans les mythes consignés par le corpus ethnographique. C'est cette « théo-
-
-
rie de Hans et Sigmund » qui va, pour ainsi dire, être transmuée en mythe psy-
chanalytique, avec la destinée que l'on connaît : d'une théorie de la genèse des
sexes, elle sera transfigurée dans l'idée d'une « castration » opérée entre la mère
1. E. Jones, La vie et l'oeuvre de Sigmund Freud, II, Paris, PUF, 1969, p. 467.
2. « Lettre à Oppenheim » du 28 octobre 1909, in GW, NB, p. 601-602 ; OCF-P, XI.
3. Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984 ; OCF-P, XI.
4. Situation toute différente de celle où l'on interprète in absentia le rêve d'un rêveur réel. Dans ce
dernier cas, l'option « symbolique » est choisie par défaut des associations individuelles.
878 Jean Laplanche
et son enfant; et, plus généralement encore, «la castration» deviendra, d'une
façon toute métaphysique, une simple façon de parler pour due « fïnitude ».
Mais, alors que Freud, et à sa suite Lacan, érigent le complexe de castration
-
en un Universel de la psychanalyse peut-être plus universel encore que
l'OEdipe - le travail des ethnologues n'a cessé de montrer que les mythes et
rituels de coupure, de retranchement ou de circoncision, ont une signification
beaucoup moins univoque que cette logique phallique binaire où la version
moderne, psychanalytique et postpsychanalytique, veut se cantonner. Avec
Roheim, Bettelheim, et aussi avec Groddeck, ce qui se dessine c'est la voie de
symbolisations moins fixes, éventuellement ambivalentes voire contradictoires.
Dans Problématiques II: Castration-Symbolisations\ c'est précisément cette
opposition entre une symbolisation univoque (la castration au singulier) et des
symbolisations plurielles, que j'ai tenté de mettre au premier plan.
Comment situer cet immense domaine, dont Freud, loin de minimiser l'im-
portance, est, pourrait-on dire, stupéfait. Suivons quelques idées du chapitre 10
de l'Introduction à la psychanalyse.
Tout d'abord Freud tient à souligner que le symbolisme est un apport exo-
gène à la psychanalyse, et ceci en plusieurs sens : historiquement, il est une sorte
de retour raisonné aux antiques « clés des songes » (ou « livres des rêves ») que la
Traunideutung avait au départ critiquées parce qu'elles proposaient des significa-
tions fixes, indépendantes de la personne et de l'histoire du rêveur. Dans un
contexte plus moderne, Freud fait aussi allégeance au philosophe Scherner,
auquel il se réfère explicitement comme découvreur du symbolisme des rêves.
La symbolique est encore un apport exogène d'une autre façon, je veux dire
exogène par rapport au site originel de l'activité analytique : l'interprétation du
rêve ou du symptôme. Son origine Freud ne cesse de le souligner est avant tout
- -
la lecture des productions culturelles collectives : « Cette connaissance (que le
rêveur ne possède pas) nous vient... des contes, mythes, farces, traits d'esprit, du
folklore... et de l'usage commun de la langue. »2 « La symbolique du rêve n'appar-
tient pas en propre au rêve. »3 « Le domaine du symbolisme est extraordinairement
grand et le symbolisme des rêves n'est qu'une petite province. Rien n'est moins
indiqué que de s'attaquer au problème entier en partant du rêve. »4
Le deuxième point, non moins essentiel, c'est que le symbolisme permet une
lecture cohérente et comme à livre ouvert : « On est souvent en état d'interpréter
un rêve sans aucune difficulté, de le traduire, pour ainsi dire, à livre ouvert (vont
Blatt weg).»1
Je ferai ici une parenthèse : nous nous donnons parfois la peine de récuser
l'idée qu'une certaine lecture psychanalytique s'opérerait, pour ainsi dire, à livre
ouvert. C'est par exemple une accusation que Green entend réfuter à propos du
mythe ou du rituel, dans sa préface au livre si intéressant de l'ethnologue Juille-
rat, OEdipe chasseur : « L'interprétation d'un mythème, nous dit-il, ne risque pas
d'être déchiffrée sur le mode de la traduction simultanée: ceci voulant dire
cela.»2 Or c'est bien d'une telle traduction simultanée que Freud se réclame
pour la lecture symbolique, celle qu'il pratique par exemple dans le livre publié
avec Oppenheim...
Enfin, toujours pour suivre Freud, cette lecture de plain-pied implique une
conséquencethéorique capitale. La découverte de la symbolique nous démontre
qu'il peut exister une déformation sans censure3 : c'est précisément celle qu'on
rencontre dans les mythes et dans l'aspect symbolique des rêves4. C'est bien cette
idée d'une déformation liée uniquement au processus de symbolisation, à l'ex-
pression dans un autre code, qui amène Freud à dessiner l'hypothèse d'une
« langue fondamentale » 5.
Le problème majeur qui se pose dès lors est celui d'articuler cette nouvelle
découverte, à la fois comme contenu et comme méthode, avec ce qui était consi-
déré à ce jour comme le coeur de la découverte freudienne.
Comme contenu, tout d'abord. Car, nous dit Freud, l'investigation psycha-
nalytique, jusqu'à ce jour, nous menait à la découverte de « tendances incons-
cientes »6. Disons, en un langage un peu différent : aux pulsions et à leurs repré-
sentants inconscients. Or, ajoute-t-il, « il s'agit ici de plus que cela, à savoir des
connaissances inconscientes, des relations de pensée, des comparaisons entre
divers objets... », etc. Au point que Freud se demande si la désignation d'incons-
cient, s'agissant de la connaissance de la symbolique, « nous mène vraiment bien
loin »7. Nous voyons poindre ici, à propos de la situation et de la nature de cette
assez longuement le passage sur lequel s'ouvre le chapitre 10 des Leçons d'intro-
duction, car il est capital pour notre propos : « Je vous ai déjà accordé que, chez
les analysés, tels ou tels éléments du rêve ne provoquent parfois aucune idée inci-
dente... Il subsiste des cas où l'association est défaillante... Si l'on se convainc
que, dans de tels cas, toute pression ne sert à rien, on découvre finalement que
cet accident non souhaité survient régulièrement à propos d'éléments déterminés
du rêve...
«On en arrive ainsi à la tentation d'interpréter soi-même ces éléments
"muets", d'en entreprendre une traduction par ses propres moyens. La constata-
tion s'impose qu'on obtient un sens satisfaisant chaque fois où l'on se fie à ce rem-
placement, tandis que le rêve reste dépourvu de sens et la cohésion est rompue tant
qu'on ne se résout pas à une telle interventionintrusive (Eingriff). »1
Je relève le terme d'Eingriff, empiétement ou intrusion. Et aussi les mots de
«traduction» et de «remplacement» pour qualifier la méthode symbolique.
Mais ce qui m'importe surtout, c'est le terme d'éléments «muets» (stumme
Traumelemente) : là où la symbolique parle, c'est quand l'association libre se tait.
Ce que je ne peux manquer de rapprocher de la situation inverse, constatée dans
l'analyse de l'homme à la hache : les associations parlaient tandis que, curieuse-
ment, la lecture symbolique restait muette. Il y aurait donc entre les deux
méthodes, au-delà d'une apparente complémentarité, un rapport d'exclusion
réciproque. Quand l'une parle, l'autre se tait. Si bien que notre interrogation
pressante est la suivante : n'est-ce pas le symbolisme qui ferait taire les associa-
tions ? De sorte que, si Freud avait lu la castration chez l'homme à la hache, il
est à soupçonner que les associations seraient restées muettes !
lyste ait à portée de la main (par exemple avec les cahiers de Léonard) 1 des pro-
ductions qu'on puisse rapprocher des associations survenant dans la cure. Dès
lors, pourrait-on dire, les cas individuels hors cure proposent, comme par néces-
sité, le paradigme d'un objet où l'association individuelle se tait, laissant tout le
champ au mythico-symbolique et à son herméneutique. C'est le reproche capital
que formulent par exemple à propos du cas Schreber aussi bien Zvi Lothane que
Edmond Ortigues (dans la recension de l'ouvrage de ce dernier) : « La psychana-
lyse appliquée [...] peut dégénérer comme Freud l'a montré lui-même, en psycha-
nalyse sauvage et donner naissance à des mythes herméneutiques. Les lectures
herméneutiques de Schreber ont donné naissance à des mythes, qui sont devenus
des légendes. »2
Une objection qui n'est pourtant pas toujours rédhibitoire. Mais ceci dans
la seule mesure où l'analyste (Freud en l'occurrence) se montre capable de repé-
rer, comme entre les lignes d'un symbolisme trop accessible et trop hégémonique,
ce que celui-ci n'a pas tout à fait réussi à faire taire.
Quant à la cure analytique, je pense que la pensée mytho-symbolique y est
de nos jours beaucoup plus présente qu'on ne le supposerait. On constate,
certes, que les symboles particuliers, la « clé des songes » décrite par Freud, ne
sont guère à la mode, et ne sont pas enseignés à l'école. Mais la pensée mytho-
symbolique ne se réduit pas à une batterie de symboles. Elle réside avant tout
dans le système, dans la haison de ces symboles. Pour tout dire, le symbolique
de Lacan n'est pas si éloigné de la symbolique. Peu importent les figures imagi-
naires qui viennent prendre place dans le jeu de cartes, disait Lacan, ce qui
compte ce sont les places et la règle du jeu. Mais celle-ci, hélas, s'est à son tour
simplifiée pour devenir d'une uniformité navrante ! Lorsque la méthode associa-
tive est considérée comme obsolète, ou tout simplement quand on fait taire les
associations en leur coupant la parole au bout de cinq minutes, alors l'empiéte-
ment intrusif, l'Eingriffdu symbolique risque de s'énoncer ainsi: «Silence aux
associations ! moi, la castration, je parle ! »
Avant d'ouvrir sur des perspectives personnelles, je voudrais rappeler
quelle est en fin de compte la solution théorique adoptée par Freud : elle est
celle d'une hiérarchisation où le mytho-symbolique serait situé comme plus
profond, plus archaïque, plus primordial que le refoulé individuel. Au sein
même de l'individu, c'est, en dernière analyse, l'inconscient originel, non
refoulé, structural et structurant, qui est posé au fondement. C'est là l'hypo-
1. Cf. J.-P. Maïdani-Gerard, Léonard de Vinci. Mythologie ou théologie, Paris, PUF, 1994, notam-
ment p. 23-36.
2. Zvi Lothane, in Défense of Schreber : Soul murder and Psychiatiy, Hillsdale New Jersey, The Ana-
lytic Press, 1992, p. 438, cité par Edmond Ortigues, Schreber revisité, in Psychanalystes, 1993-1994, n° 48,
p. 215 (crochets de J. L.).
La psychanalyse : mythes et théorie 883
thèse des « fantasmes originaires», qui entraîne avec elle des dégâts considéra-
bles. Celui, par exemple, d'un retour inopiné à l'instinct comme comportement
préformé (le schème instinctuel fût-il oedipien). Ou encore le risque d'une déva-
lorisation du refoulement comme origine de l'inconscient, ce dont on trouve
une des formes achevées dans le kleinisme. Enfin, dans le rapport individu-
société, cette voie conduit à l'hypothèse phylogénétique, au sens strict d'un
héritage biologique, seule façon de « caler », si l'on peut dire, le vécu atavique
typique au centre de l'individu1.
1. Une centration dont j'ai critiqué le principe dans La révolution copernicienne inachevée, Paris,
Aubier, 1992, p. XXXII-XXXIII. Quant à la « phylogenèse », lequel, parmi ses partisans, se risque-t-il à
demander aux biologistes de situer, sur la chaîne chromosomique, le gène du « meurtre du père » ?
2. Sans doute un Lévi-Strauss lui-même n'échappe-t-il pas tout à fait à la tentation de considérer
sa propre pensée comme faisant partie virtuellement de l'ensemble qu'il décrit. « Nous avons construit
-Etdit-il dans le vertigineux final de L'homme nu-un mythe à partir de mythes », Paris, Plon, 1971, p. 504.
de s'interroger : s'agit-il là d'un modèle scientifique, ou bien notre propre mythe lui-même ne pourrait-
il être retrouvé, de façon concrète, chez telle population reculée de l'Amérique, dans la « singularité
orégonienne », « noeud ombilical des cultures nord américaines », « terre anciennement promise » (p. 541-
542).
On le voit, le vertige de la « langue fondamentale» comme version originelle de la pensée scientifique
se retrouve dans d'autres disciplines. Ce qui est soutenu, c'est, pourrait-on dire, l'homogénéité de notre
théorie des faits humains avec les théories spontanées découvertes chez l'être humain. Je ne puis entrer
dans le mouvement passionnant et poétique de cette dérive, où l'ethnologue semble avoir largué les
amarres de sa position de savant, véritable bateau ivre qui ne se sent plus « guidé par les haleurs ». Pour
ma part, et au risque de réaffirmer mon prosaïsme voire mon positivisme, en « regrettant l'Europe aux
anciens parapets », je refuse définitivement de me voir engagé dans la vérité de la « théorie de la castra-
tion », voire tenu par le Schibboleth d'un complexe d'OEdipe qui n'est plus guère canonique et dont les
variations constituent peut-être l'intérêt majeur. Un « OEdipe » comme celui des Yafars, où le meurtre du
père est absent, la castration à peine esquissée, et où le danger majeur, comme punition de l'inceste, est
précisément le retour au sein maternel, me paraît éminemment instructifsans que j'aie à l'accepter comme
vérité même s'il peut s'agir d'un « organisateur » privilégié.
884 Jean Laplanche
1. Dans cette mesure, aussi, je ne vois qu'inconvénient à continuerà parler, comme Freud, de repré-
sentation. Le terme de « représentation » renvoie nécessairement à une problématique sujet-objet, qui est
-nomme -
peut-être celle d'une « théorie de la connaissance». Celle-ci se situe dans une perspective que je
ptoléméique. La psychanalyse doit partir de la communication interpersonnelle, et de la priorité,
au sein de celle-ci du message sexuel de l'autre. Les messages «je t'aime », ou bien « mange pour me faire
plaisir », ne véhiculent aucune information sur le monde, et aucun problème quand à l'adéquation de la
« représentation » et du « représenté ». Mon détournement de la formule de Freud Sachvorstellungpar la
traduction biaisée « représentation-chose», n'est qu'un moyen pédagogique pour suggérer que le pro-
blème, dans l'inconscient, n'est pas le rapport intentionnel d'une représentation à son objet (représenta-
tion d'une chose), mais le fait qu'un morceau du message y devienne « désignifié », c'est-à-dire une sorte
de « chose » (et une « cause »). Cf. sur ce point, Court traité de l'inconscient, in Nouvelle Revue de psy-
chanalyse, 1993, 48.
La psychanalyse : mythes et théorie 885
fant d'avec la mère, il faut bien que ce scénario ait été présent, bien plus préco-
cement, pour le tout petit enfant.
D'autre part, les mythologues nous laissent en suspens quant à savoir ce que
le code mythique est appelé à « traiter ». « Une angoisse », dit Lévi-Strauss. Une
situation ?
Ma réponse, on l'aura pressenti, c'est que les scénarios mytho-symboliques
ont pour fonction majeure de permettre à l'enfant arrivant au monde (au monde
humain) de traiter les messages énigmatiques provenant de l'autre adulte.
Encore faut-il, pour arriver à plus de clarté, nous dégager de deux hypothèques
où nous ont engagés la mythologie et les mythologues : se centrer sur les formes
élaborées des récits mythiques, sans s'interroger pour savoir comment le mythe
« passe » chez l'enfant ; se centrer sur les mythes ethnographiques (fût-ce ceux de
la Grèce antique) sans s'interroger sur les formations et scénarios qui, de nos
jours et en Occident, incarnent la fonction mytho-symbolique. La psychanalyse,
nous a peut-être aveuglés sur ce dernier point, en tentant d'imposer comme seul
et unique mythe contemporain des versions simplifiées, issues du phallocen-
trisme freudien puis lacanien.
1. Gadamer a vigoureusement insisté sur ce point : il n'y a pas d'herméneutiquepartant de rien, sans
qu'elle ait à sa dispositiondes préconceptions,des attentes de sens, des préjugés, des clés. Pour un résumé
de cette position, cf. J. Grondin, L'universalité de l'herméneutique, Paris, PUF, « Épiméthée », 1993,
p. 167-171.
La psychanalyse : mythes et théorie 887
1. De fait, cet auteur ne se réfère jamais, dans la pensée freudienne, qu'à des textes postérieurs à la
découverte du symbolisme.
888 Jean Laplanche
Pour finir. J'ai donc voulu opposer deux niveaux de la théorie et montrer
comment nous n'avions pas à cautionner, comme faisant partie de la pensée psy-
chanalytique, les ensembles mytho-symboliques utilisés par l'être humain dans
les traductions qu'il produit des messages de l'autre et dans les théorisations
qu'il se donne de lui-même.
La théorie psychanalytique proprement dite, comme modèle élaboré à dis-
tance des faits, est-elle susceptiblede falsification, de réfutation, de confrontation
avec l'expérience analytique et extra-analytique? Je laisse la question ouverte,
espérant qu'elle a du moins été clarifiée par le désengagement, par rapport à la
pensée mythique, d'une métapsychologie dont la position meta n'est pas seule-
ment affirmée mais fondée, dans la mesure où elle se donne les moyens de rendre
compte de la fonction des constructions mythiques dans la constitution de l'être
humain. En ce sens, la métapsychologie se trouve elle-même élargie en une indis-
pensable méta-anthropologie.
Jean Laplanche
55, rue de Varenne
75007 Paris
Narrativité et herméneutique
quelques propositions
Jean LAPLANCHE
I, 1
I, 2
I, 3
Les thèses des narrativistes se sont heurtées à une autre critique, non moins
pertinente. Prétendant mettre tout l'accent sur la « vérité narrative » aux dépens
de la «vérité historique», elles sont amenées à donner de cette dernière une
image caricaturale, telle que ne la soutiendrait aucun empiriste. A propos de
Viderman, M. Dayan1 a bien montré qu'il reste prisonnier d'une opposition
naïve entre un pur imaginaire, appelé le fantasme, et une « réalité », une objecti-
vité absolue de l'événement, qui ne serait en rien remaniée par la mémoire. La
même critique est adressée par Sass et Woolfolk2 à Spence qui compare la vérité
historique à une photographie, et suppose, à la façon de Hume, que le vécu
archaïque est fait de « sensations » brutes, une séquence chronologique de faits
atomisés sans aucun ajout de signification, et dont on pourrait donner un rap-
port neutre. Une séquence chronologique de faits atomisés. Une conception des
expériences originaires qu'aucun philosophe et aucun psychologue ne se permet-
trait de soutenir3.
II
Cette dernière critique, formulée par des tenants du « tournant herméneu-
tique » en psychanalyse, permet de soulever la question : narrativité-herméneu-
tique. Il est certain que l'herméneutique, prise au sens large d'une théorie de l'in-
terprétation, de l'explicitation ou de la donation de sens, comporte de nombreux
points communs avec le narrativisme. Mais par ailleurs l'herméneutique d'inspi-
ration heideggérienne marque un pas décisif par rapport aux narrativistes. Pour
Heidegger, l'interprétation se situe comme seconde, comme une explicitation
(Auslegung) par rapport à un moment primaire, le Verstehen, qu'on peut
entendre comme une protocompréhension, soit la façon dont l'être-là (Dasein)
donne un sens à sa situation initiale, à son être-jeté (Geworfenheit). Qui plus est,
certains textes de Heidegger ne contredisent pas l'idée que cette protocompré-
hension est le fait du tout petit enfant4.
Ainsi, pour les psychanalystes se réclamant de Heidegger contre le relati-
visme de Viderman, Spence et Schafer, l'interprétation se fonderait, en dernière
analyse, sur une expérience « préréflexive » qui « est elle-même modélisée (pat-
temd) et pleine de sens ». « Le but primaire du dialogue psychanalytique serait
de construire un modèle similaire à un modèle antérieur. »1
III
Étant admise cette avancée décisive, telle que Heidegger la formule, de nom-
breuses questions restent ouvertes à la critique :
— Qu'est-ce qui est interprété, c'est-à-dire fait l'objet de la mise en récit ?
— Quels sont les instruments de la mise en récit ?
— Quels sont les résultats de la mise en récit, notamment en termes méta-
psychologiques?
— Quelle est la fonction de la pratique analytique, par rapport à la mise en
récit ?
III, 1
III, 2
Les instruments de la protocompréhension ou des premières traductions
sont les structures narratives, codes, mythes, proposés à l'enfant par le monde
social.
A ce propos, on peut contester l'idée que le code traductif serait purement
et simplement le langage verbal du monde adulte. Les structures langagières,
tant par leur généralité (s'agissant d'une même langue vernaculaire) que par
III, 3
III, 4
On ne peut situer la «mise en récit» dans le cadre de la cure, sans tenir
compte de sa fonction avant tout défensive. Sur l'exemple du rêve, Freud avait
d'emblée mis en évidence cette fonction, en la désignant comme «élaboration
secondaire», ou encore «prise en considération de l'intelligibilité». Qu'il
s'agisse d'une défense éventuellement « normale », et en tout cas inévitable, que
la « mise en récit » doive être corrélée avec l'aspect psychothérapique de toute
cure, cela ne modifie en rien l'appréciation métapsychologique qui voit en elle le
garant et le sceau du refoulement.
C'est dire que le vecteur proprement « analytique», celui de la détraduction,
et la mise en question des structures narratives et des idéaux qui leur sont liés,
restent opposés dans toute cure au vecteur reconstructif, synthétique, narratif.
Jean Laplanche
55, rue de Varenne
75007 Paris
Ruthellen JOSSELSON
1
Nous sommes entrés dans une ère nouvelle, celle du récit, qui concerne
tout un éventail de disciplines universitaires. Les historiens, se saisissant des
modèles narratifs, s'interrogent sur la relation entre histoire et littérature et
entre histoire et autobiographie. Les autobiographies sont-elles de l'histoire?
Comment les histoires racontées par les individus reflètent-elles les points de
vue dominants de leur époque? Quant aux littéraires, ils se demandent com-
ment distinguer l'autobiographie de ce qui a été classiquement considéré
comme de la littérature. Tout comme en psychologie, la question du traite-
ment du vécu des individus met dans l'embarras nos compréhensions les plus
techniques des conceptualisations intellectuelles.
Dans la psychologie contemporaine, Jérôme Bruner (1986) s'est battu pour
rendre légitimes ce qu'il appelle « les modes de savoir narratifs ». Ce mode de
savoir privilégie les particularités de l'expérience vécue plutôt que les construc-
tions formelles et logiques issues de variables et de classements. Cela constitue
un effort que d'appréhenderla compréhension des vies dans leur contexte plutôt
qu'à travers une optique préconçue et étroite. Le sens n'est pas inhérent à un
acte ou à une expérience, mais il se construit au travers du discours social. Le
sens émerge des liens que le sujet établit entre des aspects de son vécu et par les
liens explicites que le chercheur établit entre cette compréhension et l'interpréta-
tion, sens construit à un autre niveau d'analyse.
La position empathique nous oriente, en tant que chercheurs, vers l'expé-
rience d'autres individus et vers le sens qu'ils lui donnent, sens qu'ils nous com-
1. Narrative Dialogue, n° 4, dont elle est une des deux rédactrices en chef.
Rev. franc. Psychanal, 3/1998
896 Ruthellen Josselson
Le moi en dialogue
rieur. Depuis des années que je parle d'elle dans des conférences, elle a également
déclenchéune critiquepassionnée chez les psychologues.Elle représentaittypique-
ment un mode de développement de l'identité classé comme « Identité forclose »,
qui contourne l'explorationet qui s'en tient à des buts, à des valeurs et à une orga-
nisation de la personnalité infantiles (Marcia, 1980). Je décrirai Fern très briève-
ment, mon but étant d'arriver à expliciter ce que je nomme un moment de dialogue
- un moment qui m'a permis d'accéder à ce que je pense être les plus profonds pro-
cessus dans la modification de son identité et m'a aussi conduite à une compréhen-
sion plus grande du « dialogué » dans l'organisation psychologique.
Il m'était difficile d'entrer en résonance avec Fern, partiellement parce que
son entretien tenait beaucoup plus du communiqué de presse sur ses convictions
que d'une exploration d'elle-même et de son monde. En même temps, parmi
toutes les personnes que j'avais eues en entretien, Fern était la plus aisée à éti-
queter en termes de concepts psychologiques. Aussi bien dans son entretien qu'à
travers les mesures psychométriques, elle était rigide, introvertie, autoritaire, iso-
lée, dépendante de la structure de sa mère, avec à la fois un sentiment d'insécu-
rité et une grande débrouillardise. Poursuivant une spécialisation universitaire
en thérapie corporelle, l'identité de Fern était surtout structurée autour d'un
intense et solide investissementdans le catholicisme de son enfance. Quand elle
avait 11 ans, son père mourut après une longue maladie, et le projet familial,
mené par la mère, avait été de le persuader de se convertir au catholicisme avant
sa mort. Leur réussite enracina Fern dans sa foi, et toute opinion ou action s'ex-
primait en terme de commandement religieux. Fern, à 21 ans, ne comprenait pas
et méprisait l'engouement de ses contemporains pour les drogues et la politique
dans la tourmente de la fin des années soixante. « Je ne comprends pas les gens
qui s'investissent dans la drogue, dit-elle, je m'investis dans la vie. »
Elle se voyait comme une sainte. Elle avait trouvé son occupation rêvée
lorsque, jeune fille, elle avait été la seule du voisinage à vouloir jouer avec un
petit voisin plus jeune, infirme moteur cérébral. Juste à cette époque-là, elle
décréta que la mission de sa vie serait d'aider ce genre de personnes, et elle ne
dévia jamais de ce but.
A l'époque de ce premier entretien, Fern donnait l'impression de se voir
elle-même, comme le dirait Bakhtin, en termes de récit, uni-dimensionnée et par-
faitement accomplie. Elle avait le sentiment d'être devenue ce qu'elle devait
devenir, et, comme telle, ne pouvait que continuer à être ce qu'elle avait toujours
été. Et mon corpus psychologique disposait de catégories tout à fait adéquates ;
elle se coulait facilement dans les catégories toutes faites de la théorie de la per-
sonnalité. Peut-être, en partie, du fait de la façon dont je la présentais plus tard
dans des exposés, les psychologues furent prompts à prophétiser un avenir
sombre pour Fern. Elle deviendra déprimée annoncèrent en particulier mes col-
902 Ruthellen Josselson
lègues psychanalystes. Elle s'écroulera avant ses 40 ans. Les ouvrages de psycho-
logie du développement n'étaient pas moins pessimistes. En général, on parle en
termes assez péjoratifs des gens comme Fern, les «forclos ».
Mais je découvris en rencontrant Fern à nouveau, alors qu'elle avait 34 ans,
que ces prévisions pessimistes ne s'étaient pas réalisées. D'un autre côté, elle
n'avait pas beaucoup changé. Elle avait deux enfants, et continuait à tout voir
au travers du prisme de la religion. Elle s'opposait à la libération qui couvait au
sein de l'Église dans les années soixante-dix et s'accrochait aux vues les plus tra-
ditionalistes. Sa vie était remplie de missions, de vocations. Elle ne démordait
toujours pas de sa conviction sur ce qui était bien et mal et continuait à mainte-
nir qu'elle ne dévierait jamais du droit chemin. Elle demeurait clairement une
« forclose », mais elle s'était adaptée à la vie et contribuait à la vie sociale, non
seulement à travers son travail mais aussi à travers nombre d'engagements cari-
tatifs. S'il y avait d'autres voix intérieures, derrière la voix événementielle, qui
imprégnaient le récit à ce moment-là, elles étaient trop étouffées pour que je
puisse les entendre. Son entretien, son récit, était un récital de réussites et de
prises de positions idéologiques, et pour ma part, en guise de réponse, je ne pou-
vais que la catégoriser. Je ne pouvais en apprendre beaucoup d'elle relativement
au travail intérieur du moi.
Maintenant, puisque nous sommes tous imprégnés de la même tradition
narrative, il vous apparaît sans doute que cette histoire va changer lors de l'ob-
servation suivante. La convention narrative, la façon dont nous racontons les
histoires, tout ceci est médiatisé par notre champ culturel. Et, en tant que psy-
chologues, il nous incombe plus d'être porteurs de changement que de conti-
nuité. La trame d'une histoire, comme celle des vies, implique une progression
vers du sens.
Si Fem n'avait pas changé, je ne l'aurais sans doute jamais choisie pour
faire une présentation. Je ne pouvais pas encore le savoir quand je la pris en
entretien dix années plus tard. Je fus en effet surprise des modifications sur elle-
même et sur sa compréhension du monde qu'elle avait opérées. Fern, à 43 ans,
avait évolué, et avec ce changement en elle en advint un autre dans ma capacité
d'un lien empathique avec elle. Ce qui me la rendait accessible était sa façon de
raconter ce que je théorise aujourd'hui comme un moment de dialogue dans sa
vie.
Peu de temps après que je l'avais vue, elle avait alors 34 ans, Fern décida de
parler à son prêtre d'un sentiment croissant de déception qu'elle vivait dans son
mariage. Elle ressentait que son mari n'était pas aussi affectueux qu'elle l'eût
souhaité, et elle se sentait coupable de son ressentiment à son égard. Le prêtre
suggéra qu'ils participent à des groupes de rencontre sur le mariage au sein de
l'Église. Au cours de ce processus, Fem découvrit que ce n'était pas uniquement
Le récit comme mode de savoir 903
d'être réécrit. Bakhtin souligne que les êtres humains sont définis par leur « infi-
nitude». Nous conservons toujours la capacité de nous surprendre mutuelle-
ment (Morson, 1986). Le contexte, d'après Bakhtin, renferme «un dialogue
infini dans lequel il n'y a ni premier ni dernier mot » (1986).
C'est seulement à travers une position empathique par rapport au récit que
fait le sujet de son vécu que nous pouvons découvrir la nature dialoguante du
moi - aussi bien le dialogue interne au moi que le dialogue avec le monde qui est
au centre du processus de développement et de vie. C'est seulement en observant
les tensions et la fiuence de ce dialogue que l'on peut construire un méta-récit qui
convienne à l'ensemble des individus, sans réduire les sujets à leurs rôles mais en
reconnaissant dans l'interaction des rôles l'essence d'une globalité. Ainsi seule-
ment sommes-nous en mesure d'imaginer le réel.
Je propose donc que le but d'une psychologie du récit solidement basée sur
l'empathie soit d'expliquer les constructions architecturales du moi, les manières
dont les différents composants se maintiennent dans une relation dynamique les
uns aux autres en un dialogue sans fin. J'ai ressenti que c'était cela qui manquait
quand je fus moi-même le sujet d'une recherche en psychologie. A cette époque,
mon désir de réussir se construisait autour d'une tension dynamique, avec le
souhait d'être à parts égales autre chose - féminine, appréciée, acceptée et ma
-
crainte que la société dans laquelle je me trouvais ne me permette pas de jouer
tous mes rôles. Sur un plan psychologique, nous devons accueillir l'idée que les
sujets puissent jouer tous leurs rôles - ainsi du combat de Fern, et de l'idée
qu'elle puisse vivre de front sa morale, son humanisme, ses traditions religieuses
et son existence au sein d'un monde éthiquementcomplexe. Le message essentiel
de l'herméneutique est qu'être un être humain c'est faire du sens, et c'est seule-
ment en fouillant toutes les facettes de ce sens que nous pouvons approcher la
compréhension du sujet.
Colette COMBE
mère être avec mes frères puis je cherchais mon père qui n'était pas là. Il était
dans une autre ville à la fac. »
Puis elle va du côté de son adolescence révoltée où elle s'est meurtrie à
prendre du poids pour retarder l'âge de plaire. Sa mère la conviait à investir ail-
leurs, lui donnait pour modèle une fille qui réussissait au lycée et aimait sortir.
Pour elle, c'était comme si sa mère la jetait dehors. Certes quand elle avait
grandi, elle avait reçu de son père un vélo puis un bureau, ses frères n'avaient
pas eu de tels cadeaux. Mais jamais son père ne l'avait autorisée à conduire sa
voiture comme ses frères. Même maintenant, elle se sentirait dans une insécurité
indépassable si jamais son père le lui proposait car elle aurait peur de la casser.
La séance suivante reprend l'implication transférentielle dont j'ai entrevu la
profondeur avec le surgissementde mon agir. « Quand je pense à ce mois, il me
manque une semaine. J'en revois deux mais il y en a déjà trois de passées. » J'en-
tends l'écho de l'interprétation : « Je vous manque. » « En sortant d'ici, reprend-
elle, je me demandais : des relations à climat incestueux entre qui et qui alors,
entre mon père et ma mère, entre moi et ma mère ? En venant je me souvenais
d'une séance avec mon ancien analyste. Je critiquais mon père, il défendait mon
père. Il s'identifiait à lui, je l'ai entendu comme ça. » De mon côté, en l'écoutant,
j'entends son identification au père de son oedipe négatif projetée sur l'analyste
du passé et je dis : « Vous rappelez-vous à quoi vous pensiez juste avant ? » Elle
répond par l'intermédiaire d'une dénégation. « Non mais je me souviens du lieu,
des CRS partout. Je craignais d'avoir du mal à venir. En réalité la circulation est
plus aisée. J'étais à un feu. J'ai éprouvé beaucoup de colère par rapport à ma
mère. Les relations sont compliquées avec elle. J'ai cherché l'appui de mon père.
Puis j'ai été très virulente avec lui. Je crois que j'ai cherché une aide à l'extérieur
pour me défendre d'un envahissement. C'est confus. »
Je ponctue alors : « Au feu, vous avez pensé à votre ancien analyste ? » Elle
répond par l'affirmative, retrouvant alors à quoi elle avait pensé. « Oui, soudain
j'ai eu besoin de savoir que vous n'aviez pas été sa patiente, ça m'aurait bloquée.
Je me suis souvent posé cette question avec angoisse, mais maintenantje pense
que non. » Aussitôt je pense : « Si je suis la patiente de son analyste, suis-je sa
mère et sa soeur ? » Est-ce l'ombre portée du transgénérationnel ? Qui est le père
de sa mère ? Elle n'en a jamais parlé avec sa mère, pas plus que de ce qu'adoles-
cente elle a appris par un grand-oncle : « Papy et mamie ne sont pas tes grands-
parents. Ils ont adopté ta mère à 10 ans. C'est la soeur de mamie ta vraie grand-
mère. » Nous avions travaillé les traces d'une identification à cette grand-mère
dans les relations entre elle et sa mère. Mais la connaissance du secret me semble
lacunaire. Je me demande alors brusquement s'il y a eu inceste. Pour explorer
l'énigme transgénérationnelle, je pourrais dire : « Alors je serais votre soeur et
votre mère ? »
Récit du travail analytique et construction en analyse 913
Mais je suis perplexe devant la force de mon désir d'interpréter. Est-ce l'indice
d'un contre-transfert perturbé devant : « Si vous aviez été la patiente de mon ana-
lyste, ça m'aurait bloquée » ? Je choisis d'attendre. Cependant ne rien dire répéte-
rait l'absence d'inscription affective du fantasmatique. Comment intervenir pour
désigner l'importance du passé analytique par lequel elle retrouve la trace de ses
conflits infantiles, la trace des enjeux psychiques de son oedipe négatif? Je me sou-
viens alors qu'elle s'est véritablement engagée dans l'analyse après une interpréta-
tion dénégative. Elle se plaignait du climat incestueux entre elle et son père et
j'avais dit : « Ce n'est peut-être pas tant l'incestueux qui vous a mise en difficulté
que de ne pas voir dans les yeux de votre mère la reconnaissance de votre vécu de
fille à père. Votre mère, petite, n'avait pas depère auprès d'elle. » Ce sont les enjeux
de la reliaison de l'oedipe négatif à l'oedipe positif qu'elle semble ne pas pouvoir
envisager. Et je dis en assumant le rôle qu'elle semble avoir peur de tenir dans la
scène oedipienne : « Si j'ai été sa patiente, c'est comme si j'ai connu avec votre ana-
lyste les désirs d'une fille avec son père ? » Elle associe : « Mon père dit toujours au
téléphone que la communication coûte cher et qu'il ne veut pas m'endetter. Mais il
a bien accepté que mon frère prenne un prêt pour ses études. »
Dans la dernière séance de la séquence, elle m'explique : « Je sens en moi un
mouvement d'attaque. En venant, je pensais à la scène qui me revient toujours.
Mon père rentrait de la fac. Il était aux toilettes. Ma mère a dit "tu as un fils en
moins" et il Fa giflée. »
Morgane insistait pour passer à deux séances. J'eus alors un agir de contre-
transfert. J'oubliai de la prévenir d'une de mes absences, instaurant ainsi une
semaine à deux séances. Peu après, en venant en séance, au feu rouge, elle pensa
soudain qu'elle avait besoin de savoir que je n'avais pas été l'analysante de son
analyste précédent. J'étais surprise. Par l'intermédiaire du récit qui reprend le
contexte d'agirs et de représentations des séances qui précédèrent et suivirent cet
aveu, je pus l'entendre comme un fantasme à replacer dans le travail analytique
en cours. Les difficultés de sa cure s'y trouvaient condensées comme dans un
microcosme si bien que le retour du passé analytique a marqué un tournant dans
ma capacité d'entendre les processus de sa vie psychique à l'oeuvre entre elle et
moi. Je commenterai la séquence pour déployer ce qui s'y joue, de la scène de
l'analyste à l'action de l'analyste, et établir des ponts entre les deux pièces.
Le point de départ est cet état de confusion dans lequel elle dérive sans par-
venir à dire ce qu'elle éprouve. Depuis longtemps, mes interventions la pertur-
bent plus qu'elles ne lui servent. Au contact de sa discontinuité associative, je
914 Colette Combe
De l'enquête au récit,
le trajet narratifpasse par des remémorations
début et le départ du second analyste, parti après l'été comme le père mais
sans retour. Comment accepter ce double transfert de l'enfance et de l'analyse ?
Je pourrais m'engouffrer irritée dans un refus de la manière dont s'était engagé
un projet d'analyse interrompu par téléphone. Mais ce risque se dissipe en ten-
dant l'écoute.
Je me souvenais de sa douleur quand elle m'avait annoncé la mort de son
analyste. Elle avait évoqué des moments où elle avait beaucoup reçu de lui.
Après coup, un certain flottement de sa présence analytique lui semblait l'indice
de sa fatigue physique. Nous fîmes l'hypothèse d'un déni en commun du poids
de la réalité pour ne pas voir qu'il n'était pas en mesure de prolonger la cure.
Qu'elle veuille y revenir me fait entrevoir la profondeur affective de son implica-
tion transférentielle avec lui et de son engagement avec moi. Le traumatisme de
contre-transfert lié à la mort me devient conscient. Comment vivre le plaisir de
l'analyse avec elle grâce à une mort ? J'éprouve de la culpabilité. Mais en pen-
sant aux fonctions économique et symbolisante de l'analyse, j'ai plus de bienveil-
lance car mon agir a des raisons. Il répète les deux temps d'un traumatisme. Pre-
mier temps : ses enjeux oedipiens infantiles avec la mort d'une soeur suivie
aussitôt d'une autre grossesse ; deuxième temps : ses enjeux psychiques d'adulte
en analyse avec la mort de l'analyste et aussitôt une autre analyse. Il s'agit d'en
faire deux lectures selon le principe de plaisir et au-delà. Avec mon acting, je suis
revenue à deux séances avant de revenir à trois. Passer à trois a fait qu'il est
mort. Est-ce que nous vivons quelque chose n'ayant pas vu le jour avant, ni avec
ses parents, ni avec l'analyste précédent ?
Il faut sans doute marquer la nuance entre un passé analytique qui surgit
comme un récit de traumatisme et un passé qui intéresse l'analysant parce
qu'il devient conscient de ses enjeux oedipiens de caractère traumatique. Entre
l'évocation comme événement et l'évocation subjectivée, il existe des formes de
présubjectivation. L'activité fantasmatique de ce traumatisme dans l'analyse
reste hors champ, en suspens, dans l'attente de se retravailler quand la
conjoncture se fera favorable à son transfert. Il peut encore résister à l'analyse
si le contre-transfert vis-à-vis de l'autre analyste installe entre analysant et ana-
lyste une complicité de déni de l'analysable à rechercher de ce côté. A minima,
il reste en marge comme en zone péri-urbaine où l'on va peu. Pourtant il
travaille l'alternance des investissements et désinvestissements de la relation
analytique actuelle au coeur du processus identifïcatoire. On n'entend pas le
passé analytique traumatique dans le contenu représentatif des séances mais
dans le jeu des identifications à l'oeuvre entre analysant et analyste. L'accueil
du passé analytique nécessite une écoute des processus. La forme de l'identifi-
cation à l'ancien analyste se répète dans la cure suivante.
Récit du travail analytique et construction en analyse 917
ensemble ces restes conservés et les juxtapose selon une logique temporelle
reconstruite après coup. Du fait des oublis et des refoulements de l'analyste, le
récit est un sang-mêlé, simultanément récit de fiction et récit historique. Le tra-
vail de construction ajuste le puzzle des bribes de souvenirs, d'agirs, de pensées
incidentes par la contiguïté de leurs contextes transférentiels passés et présents.
Raconter le travail analytique, ses deux pièces, leurs liaisons et déliaisons, lève
les effets désintricateurs de la pulsion de mort, déplie le traumatisme contre-
transférentiel de la mise en impasse de l'écoute flottante. En somme, construc-
tion et récit du travail analytique constituent un analogue de l'associativité.
Trois bras de levier concourent à déplacer la force de la discontinuité associa-
tive : l'écoute de l'agir de transfert, l'écoute du travail du négatif (jeu des dénis et
dénégations, jeu des identifications de l'oedipe négatif, jeu des retournements pul-
sionnels), l'écoute rétrograde qui aide à construire la séquence comme le fait
l'écoute en supervision (Fédida). La mise en intrigue utilise simultanément ces
trois logiques d'écoute processuelle avec lesquelles la barrière du clivage perd de
son efficacité dissociative. Pour décrire l'enchaînement des mouvements pulsion-
nels, le déroulement temporel du récit rend manifestes la force et l'impact trauma-
tique du pulsionnel dans la relation de transfert, côté analysant et côté analyste.
Raconter/construirele travail analytique constitue le temps préliminaire du
passage de la mise en acte à la mise en scène et à la mise en représentation. Lors-
que la ligne représentative des associations semble incohérente, «l'intelligence
narrative» met en temps et en circonstances l'événementialité psychique, non
pas pour établir une rationalité ni une chronologie mais pour jouer des logiques
de l'inconscient du texte. Elle métamorphose l'histoire en mythe pour faire du
récit clinique un objet transitionnel collectif (A. Green, La déliaison). La vigueur
et la rigueur structurelles de la temporalité clinique, unité de temps, d'action et
de lieu, donnent à l'intrigue analytique une dimension dramaturgique. Simulta-
nément, elle sépare et réunit les concordances et discordances du moment : répé-
tition agie de transfert et perturbation de contre-tranfert, flux associatif et dis-
continuité associative pour appréhender le tragique humain du processus
analytique.
Je ne détenais pas de notes précises des séances. Mais j'avais la mémoire des
agirs de transfert et de contre-transfert, de l'Einfall et de son contexte temporel en
venant en séance et spatial au feu rouge, enfin de mes interprétations et de leurs
effets de remémoration (des bribes de souvenirs sans associations). L'écoute ini-
tiale de la pensée incidente et de son contexte avait provoqué en moi un état de
sidération en raison de mon agir précédent. Mais en dégageant de la pensée inci-
dente un signifiant, « le feu au rouge », j'opérais une décondensationprogressive
des enjeux des deux agirs. Au jeu du signifiant, j'entendais mon agir comme un
contre-agir. L'Einfall au feu rouge, «j'avais besoin de savoir que vous n'aviez pas
922 Colette Combe
Il recrée, à partir de ce qu'il découvre côte à côte dans la contiguïté des strates
de sa mémoire, le processus analytique sur lequel il se penche. De quoi sa mémoire
est-elle le contenant ? Il a entendu, sans la voir, la scène que joue l'analysant d'un
personnage dans l'autre pièce. Sa mémoire passe par l'oubli, le refoulement, l'hal-
lucination négative. Le souvenir de ses interprétations et de leurs effets ouvre
l'écoute rétrograde du travail qu'il a opéré simultanément dans sa propre pièce.
Dans cette réécriture adressée, j'ai enlevé tous les détails inutiles pour suivre l'in-
trigue. J'ai remonté le cours de la séquence en partant des interprétations pour par-
venir au lieu et au temps du processus inconscient de leur gestation. Ce fut un
travail acrobatique. Il m'a fallu passer les barrières de la perturbation contre-
transférentielle, le refus, la mort, la culpabilité, pour ressaisir comment d'une
erreur, d'un échec du travail d'analyste, je frayais la voie à la reconnaissance des
défaillances des objetsprimaires. L'écoute rétrograde a levé ma résistance à insérer
dans le récit mon coup de téléphone en me faisant comprendre le sens de cet indice :
coûter cher en pensant à. Les contextes successifs du téléphoneréunissaient le père
(la communication coûte cher), l'analyste du passé (le coup de téléphone coûte
cher, il annonce l'absence suivie de la mort) et l'analystedu présent (passer à deux
séances parce que ça coûte cher maintient le déni de la défaillancedes objets).
Grâce à son dédoublement (un clivage analytique?), acteur dans une pièce,
auditeur de l'autre, l'analyste esquisse un chemin entre deux pièces, deux scènes,
deux personnages. Il dispose, à portée de mémoire, d'une liaison: celle de
Récit du travail analytique et construction en analyse 923
Colette Combe
9, rue Méliès
69100 Villeurbanne
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Nadine AMAR
Dans l'après-coup d'une séance, lors d'un psychodrame au long cours, l'une
des thérapeutes1 de notre groupe se mit spontanément à rédiger ce qui lui restait
du contenu des scènes qui s'étaient déroulées. Il s'agissait de reprendre les diffé-
rents thèmes proposés par la patiente et tenter par là de reconstituer ce que nous
avions joué avec elle. L'ensemble s'agrémentait des réflexions, des articulations
faites avec d'autres séances, des liaisons que l'analyste pouvait elle-même en pro-
poser afin de dégager éventuellement un processus en cours. Cet exercice d'écri-
ture, poursuivi depuis lors de façon continue, était destiné à l'ensemble du
groupe des thérapeutes auquel il était communiqué dans l'intervalle des séances,
parfois après plusieurs d'entre elles. Chacun d'entre nous avait tout loisir de le
consulter s'il le souhaitait, ce qui n'était jamais le cas juste avant une séance.
Amenée à s'interroger sur la perspective qui avait été la sienne au départ de
cette entreprise, l'analyste avait employé une série de dénominations variées
telles que : aide-mémoire, compte rendu, chronique, fil rouge, mots qui renvoient
à des acceptions différentes qui s'entrecroisent, se recoupent, sans pour autant
signifier un projet identique.
L'aide-mémoire évoque ce qu'écrivait Freud au début du «Bloc
magique »2 : « Quand je me méfie de ma mémoire [...] je peux compléter et étayer
cette fonction en prenant le soin d'établir un document écrit. » Ce document ins-
crit un événement à un moment donné et le préserve ainsi de l'usure du temps et
des déformations liées au travail psychique. On a souvent relevé une certaine
1.J.-L. Donnet, Le divan bien tempéré, Paris, PUF, coll. « Le fil rouge », 1995.
2. D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1995.
3. Freud, L'interprétationdes rêves (1900), Paris, PUF, 1971.
A propos du journal d'une cure. Le narratif d'une écriture 927
réserve pour elle seule. Malgré ses suppliques, le père, le mémoire, restait
impuissant à convaincre sa fille de disposer de sa vie pour elle-même. Elle
demeurait tout entière attentive et tournée vers sa mère. C'est alors que le
meneur de jeu envoya un acteur, qui se présenta en tant que journal. Son arrivée
inopinée fut reçue avec un grand plaisir par notre patiente : « Tiens, dit-elle en
souriant, voilà des nouvelles ! » Le ton général de la séance s'était transformé.
Cette séquence illustre bien la fonction symbolique du journal ouvert à ce
qui est nouveau. Ce tiers, surgi de l'extérieur de façon impromptue, favorisait un
changement de registre chez la patiente. Il introduisait une topique et une dyna-
mique différentes, l'invitant à reconnaître ses désirs actuels, la libérant de ce fait
de l'enfermement répétitif du vécu infantile. Ce n'était pas pour autant faire bas-
culer le passé à la trappe et renier ce sur quoi elle s'était constituée.
Mais au-delà de cet exemple particulier qu'a constitué pour nous le journal de
cette cure, comment peut-on caractériser ce qui spécifie l'essence même du jour-
nal ? Qu'y a-t-il de commun entre le quotidiendu kiosque qu'on jette après usage,
et le journal intime précieusementconservé, parfois dans le secret d'un tiroir, pour,
en le relisant, retrouver la saveur de l'impression fugitive et cependant demeurée
intacte ? La plupart des journaux ont un style qui les rapproche. Ils racontent des
histoires au jour le jour, qui se déroulent au fil du temps. Je ne parle pas ici du jour-
nal intime qui privilégie la méditation, l'approfondissementou la réflexion, mais
de celui qui narre l'événement d'une fois sur l'autre et en suit le cours. Il est fait
pour être rapidement lu, rapidement dépassé. Il va vite. Son style rapide, vif,
pressé, montre le souci de ne pas s'attarder. Mais le journal intime, à la différence
de celui qu'on achète, n'est pas destiné à relater et commenter les grands événe-
ments de la vie extérieure. Bien au contraire, attentif à tout ce qui est du domaine
de la sensorialité, il privilégie le détail, la petite chose accidentelle, ce qui vient,
pourrait-on dire, de surcroît, et qui évoque ce que René Roussillon1 appelle la
dimension de la symbolisationprimaire. Son écriture fluide est à mi-chemin entre
l'enregistrement de l'événement et son dépassement. Il porte partout la marque de
la transitionnalité. Il est écrit pour soi, pour un double de soi, pour l'autre, l'ab-
sent, qu'il soit passé, présent ou à venir. A la fois monologue et dialogue, il se
déploie entre la dimension du narcissique et de l'objectai.
Il est une autre écriture, l'écriture cinématographique qui rend compte au
plus près de cette spécificité du journal. La cinétique des images, l'accompagne-
ment sonore créent la rapidité et la succession des impressions sensorielles. Je
pense en particulier à la première séquence du film de Nanni Moretti Journal
intime. Chevauchant sa Vespa, il traverse Rome à vive allure, insouciant, se lais-
sant aller au plaisir de la vitesse, à une certaine griserie de la vie. Il fait beau.
Rien n'apparaît de la Rome habituelle, engoncée dans ses monuments impres-
sionnants qui déterminent et fixent une direction de pensée. Ce sont les fau-
bourgs de la ville qui défilent et se ressemblent tous. La vivacité tient à la rapi-
dité à laquelle ils se succèdent. Les passants rencontrés, en particulier les femmes
qui agitent la main, sont en quelque sorte interchangeables. C'est l'essence de la
rencontre en elle-même qui est privilégiée. Le rythme de l'accompagnement de
jazz accentue l'impression générale de vivacité et de fugacité du temps. La chaîne
ininterrompue d'impressions liées les unes aux autres forme le fil conducteur. Ce
n'est que dans la dernière partie de la séquence que la destination du voyage,
jusque-là restée dans l'ombre, se dévoile : l'origine du fantasme inconscient aussi
bien que son but coïncident. La course se termine au seuil d'un terrain vague :
celui de l'assassinat de Pasolini, lieu indistinct, énigmatique, où ne se marque
aucun repère, aucune limite qui puisse différencier nettement la vie et la mort.
Le terme fugitif a deux sens, selon qu'il s'emploie en tant qu'adjectif ou sub-
stantif. La première acception telle que « une impression fugitive », par exemple,
donne la primeur à l'éphémère, à ce qui cède facilement la place à l'impression
suivante. On ne s'attarde pas. La liberté associative proposée par l'analyste à
son patient, afin de faire l'économie d'une certaine censure, est un exemple de ce
narratif. Mais par ailleurs, le fugitif, pris dans son sens substantif, désigne l'indi-
vidu en fuite, celui qui se protège du poursuivant. Cette fuite, faite pour se sous-
traire à l'angoisse de ce qui vous suit, n'est-elle pas en réalité fuir ce qui est
devant et vers quoi tout être humain est confronté, à savoir l'inévitabilité de la
mort ? « Éphémère destinée », écrivait Freud. Le paradoxe est constant. Arrêter
le temps, c'est arrêter de vivre. Le film de Moretti est exemplaire à cet égard. La
substance même de la vie ne prend sens que de celle de sa finitude.
La narration exerce une fonction organisatrice défensive. La scansion de la
phrase, qu'elle soit orale ou écrite, rythme le passage du temps, en inscrit la
durée. Pour soi-même ou pour l'autre, la narration permet de s'entendre penser
et dire. Elle introduit ainsi la permanence du sentiment de soi en créant une his-
toire mémorable, en apprivoisant de ce fait l'angoisse de la fugitivité. Elle
comble le sentiment de vide qui survient parfois devant ces éclats disjoints du
temps qui disparaissent et ne laissent que le vécu de leur perte. Pouvoir mettre
en mots la vie et la mort, c'est pouvoir dépasser leur opposition même.
Nadine Amar
134, boulevard de Clichy
75018 Paris
La parole et l'écriture
Anne CLANCIER
Dans les cures psychanalytiques tout récit doit passer par la parole, actes et
écrits sont exclus. La parole est donc le lieu privilégié de la psychanalyse. La
narration du patient doit être orale et les interprétations de l'analyste également.
Toutefois le rôle de l'écrit peut être important, tant pour l'analyste que pour
le patient.
Du côté de l'analyste
Du côté du patient
Avec les enfants, dans les cas de blocages, d'inhibitions, de difficultés sco-
laires et notamment avec des enfants en période de latence, lorsque les jeux ou
les dessins ne sont plus de mise ou mal acceptés et le langage pauvre, j'ai cher-
ché, en pensant à Winnicott et aux consultations pendant lesquelles je l'avais vu
pratiquer sa méthode des squiggles, quelle technique pourrait permettre d'ins-
taurer un processus dynamique.
J'ai alors pensé à l'écriture. Il m'a semblé qu'inviter l'enfant à écrire sous
consigne pourrait être une technique psychothérapique comme le dessin ou le
jeu chez de plus jeunes enfants.
La technique consiste à donner à l'enfant une phrase de départ et parfois
une deuxième phrase qui sera la dernière du texte (en somme un début et une
fin). La consigne est d'écrire librement une suite à cette première phrase. Le texte
libre est ainsi encadré, une limite de temps est donnée également, dix à vingt
minutes selon les âges et les cas. L'encadrement dans l'espace et dans le temps
joue un rôle de contenant, il rassure et permet un jeu avec les fantasmes. La
consigne joue le rôle du cadre analytique. Cela peut permettre une remise en
marche de l'imagination et une levée des inhibitions.
Souvent l'enfant s'inquiète des fautes d'orthographe éventuelles et des fautes
de français. Je lui dis : « Ici ce n'est pas l'école, on ne s'en préoccupe pas, il s'agit
de jouer avec l'écriture », quelquefois, selon l'âge de l'enfant, j'ajoute : « Cela
permet de mieux se comprendre soi-même. » Généralement les enfants acceptent
volontiers d'écrire, mais ce ne doit pas être une obligation. Ensuite ils liront leur
texte seulement s'ils le veulent.
Souvent, les textes révèlent des conflits, une dépression, de l'anxiété. Je n'in-
terprète jamais le contenu des textes, ce qui serait intrusif. Souvent, après le
temps d'écriture, l'enfant associe librement sur son texte, le commente, pose des
questions. Le fait de regarder le produit de ses pensées sur la page lui permet une
distance et peut déclencher un processus d'élaboration des conflits.
Le thérapeute dans ces cas-là joue un rôle de contenant et de stimulant, il
est le partenaire d'un jeu constructif, on pourrait parler «d'alliance analy-
tique ». Le jeu de l'écriture devient le cadre de la séance, on peut déposer ses
fantasmes sur la page blanche, les voir, les comprendre plus ou moins cons-
ciemment, prendre une distance et les élaborer. Une reconstruction du moi
s'ensuit.
Avec les adolescents, on constate les mêmes processus et une levée des blo-
cages, on note parfois une recherche de style qui présage de l'amorce de proces-
sus sublimatoires.
La parole et l'écriture 933
La rosée
L'herbe est rompue sur tout le sol,
Seules les tiges couchées au-dessus de la
rivière se prolongent.
L'herbe se reflète et le clair soleil se couche. (...)
Le soleil est déjà levé mais bien sûr l'herbe aussi.
Un enfant passe par ici et dit que la rosée est dans le clair matin.
Les arbres se rendorment, c'est l'hiver
et les arbres hibernent, fatigués ils se couchent.
L'enfant est triste, il déménagera peut-être
mais comme il pleure sa maman lui dit
« Ne pleure pas, nous resterons mais à quoi es-tu si attaché ? »
(Fille 7 ans.)
Cette fillette a eu à faire, il y a plus de deux ans, le deuil d'un petit frère né
avant terme, on en voit encore les traces dans ce texte. Le goût précoce de cette
enfant pour la lecture et l'écriture va sans doute beaucoup l'aider. Notons
qu'elle ressuscite le petit garçon.
Pour le texte suivant la consigne était la même que pour le précédent.
Le ciel
L'herbe est rompue sur tout le sol,
Seules les tiges couchées au-dessus de la
rivière se prolongent.
C'est l'été. Il fait chaud. Il y a une forêt qui borde la rivière. (...) Tout est tranquille.
Soudain de gros nuages noirs couvrent le ciel. Le vent arrive, lui aussi, en secouant
les arbres ; on voit de moins en moins le paysage. Les promeneurs se dépêchent de partir
et de rentrer chez eux. Il était temps, d'ailleurs, car la pluie commence à tomber et le ciel
commence à gronder. Maintenant il fait tout noir et l'on ne voit presque plus rien.
Tout à coup un éclair déchire le ciel puis l'on entend un bruit de tonnerre. Un autre
éclair déchire le ciel, puis encore un autre ; cela s'arrête un petit moment mais la pluie
tombe très fort, très fort. Des oiseaux viennent se réfugier dans les arbres. « Vite ! Vite ! »
crie une maman écureuil à ses petits. (...) Le vent devient calme tout d'un coup. La pluie
a cessé. L'orage est fini depuis longtemps. Tout redevient calme peu à peu. Puis c'est le
silence. Les oiseaux recommencentà chanter. Les écureuils sortent de leur cachette et les
cerfs et les biches recommencentà gambader.
C'est comme cela que la vie reprend après chaque tempête. (Fille 10 ans.)
Cette fillette a eu une phobie de l'orage. Le texte montre une élaboration
certaine. Elle a semblé prendre un grand plaisir à écrire ce texte.
Sans titre
J'avais invité ma belle-mère à déjeuner ce dimanche. Ilfaut bien que je l'invite de temps en
temps. Une des premières fois où je l'ai invitée, elle m'a emmenée voir un spectacle pour
La parole et l'écriture 935
bébé, elle m'a assise sur une chaise et elle sortit pour se gaver de bonbons. Je la déteste,
elle est égoïste en plus. Des fois dans la rue elle fait des réflexions désagréables à des gens
qui ne lui ont rien fait, on pourrait même dire qu'elle est raciste.
Je suis sûre qu'elle aussi préférerait ne pas me voir, car elle n'est pas gentille avec
moi. En plus il n'y a que l'argent qui l'intéresse, c'est une avaricieuse ! Lorsque je lui dis
que plus tard je voyagerai partout dans le monde, elle me prend pour une « débile », car
elle pense que personne ne peut mieux réussir qu'elle. En ce moment je la vois encore
tous les dimanches et ça m'embête de plus en plus, mais dans quelques jours je passe un
examen pour être commandant d'équipage, si je réussis l'hiver prochain j'irai voir un
safari au Kenya. (Fille 12 ans.)
Cette fillette qui n'avait jamais pu aborder le conflit avec une belle-mère a
pu le faire quelques jours après l'écriture de ce texte.
Notons que les trois enfants ont pris de la distance avec leurs fantasmes car
deux des textes sont écrits à la troisième personne ; quant au texte sur la belle-
mère où la première personne est employée, la narratrice marque la distance en
donnant à son personnage un métier plutôt masculin.
On a prétendu que l'écriture s'opposait à l'imagination, elle peut, au
contraire, la favoriser. Dans tous les cas, la narration écrite permet de prendre
une distance plus grande que la parole : « Si la pensée la plus intime est encore
un acte de communication de soi à soi qui suppose une langue reçue d'autrui (de
l'Autre), il faut aussi admettre qu'on ne, pense plus de la même manière dans une
langue écrite », écrivent Jean Bazin et Alban Bensa dans la préface au livre de
Jack Goody1.
En résumé l'écrit permet, par la distance qu'il introduit, de « se » voir et de
voir l'autre qui est en soi, il permet d'élaborer les conflits, de trouver des méca-
nismes de défense plus adéquats contre les émergences pulsionnelles et les régres-
sions, il favorise une intégration du moi, une restructuration.
Il faut insister sur le pouvoir de transformation de l'écriture, le pouvoir de
transformation de la pensée.
Anne Clancier
17, boulevard Saint-Germain
75005 Paris
Laurent JENNY
retrait qui continue d'assurer à son insu la sauvegarde du sujet, alors même qu'il
peut se croire le plus irrémédiablement aliéné. Il n'en reste pas moins que l'expé-
rience hallucinogène expose à des intensités malaisément supportables et qui
appellent une forme de délivrance. Or, c'est bien de forme qu'il s'agit : je vou-
drais montrer comment la forme narrative a dû être complétée, amendée et par-
fois contrariée par Henri Michaux pour trouver une efficacité cathartique.
Certes, Henri Michaux a raconté. Il a «mis en récit» l'expérience des dro-
gues. En cela, il a suivi une tradition moderne de la relation aux drogues dont
Thomas de Quincey est sans doute le promoteur avec ses Confessions d'un man-
geur d'opium (1801) - tradition qui se développe ensuite durant tout le XIXe siècle
dans les écrits de poètes comme Théophile Gautier ou Baudelaire, mais aussi à
travers la littérature d'aliénistes, tels Moreau de Tours, qui publie en 1845 Du
hachisch et de l'aliénation mentale. Le XXe siècle prolonge cette tradition sous des
formes très variées jusqu'au premier texte d'écrivain à propos de la mescaline,
Les portes de la perception d'Aldous Huxley (1954), qui précède d'un an Misé-
rable miracle. Aussi différents soient-ils dans leurs intentions et dans leurs objets,
tous ces écrits me paraissent attelés à une même tâche : constituer le récit de
l'usage profane des drogues. Car la modernité des drogues, et le concept même
de leur toxicité, découle de l'utilisation profane de substances qui n'avaient anté-
rieurement de place et de sens que dans des situations ritualisées. L'usage sacré
des drogues ne se conçoit pas en dehors du récit mythique qui sert de cadre au
rite et dont l'initié revit dans sa chair les différentes étapes. Les drogues sacrées
jouent donc le rôle de puissants moteurs d'identification narrative. Il n'est
aucune sensation ni aucun dérèglement psychique qui ne trouve sa référence
dans le récit mythique et ne puisse être ainsi interprété par la communauté qui
entoure l'initié et l'aide à donner sens à ses souffrances. Les modernes, en
revanche, s'exposent à un usage insensé des drogues. Il tentent l'aventure d'une
initiation sans rituel et dont le récit leur incombe individuellement. Dans leurs
écrits nous voyons ces nouveaux initiés chercher à situer leurs expériences en les
rapportant à des formations de sens hétérogènes : autobiographie et médecine,
art et spiritualité, science et poésie. Le narrateur de la drogue se cherche dans
l'éclatement des discours. Son talent propre, qui est aussi condition de son salut,
sera de composer un récit vraisemblable avec ces légitimités en miettes.
Michaux n'échappe pas à la règle. En dépit de l'attitude parfois outranciè-
rement expérimentale qu'il affiche dans Misérable miracle, et sous l'entremêle-
ment des considérations esthétiques, personnelles et psychologiques qui tra-
ment son texte, un mythologue y reconnaîtrait sans trop de peine le schème
d'un récit initiatique. La mescaline est appréhendée par étapes. Ce qui se pré-
sente d'abord comme un simple dépaysement perceptif, d'ailleurs vivement
rejeté, va bientôt s'avérer lourd d'autres enjeux. Ce bouleversement se laisse
Récit d'expérience et figuration 939
1. Plus particulièrement Temps et récit, I, Paris, Seuil, 1983,1, 3, « Temps et récit, la triple mimèsis »,
p. 85-137.
940 Laurent Jenny
peut-on éclairer cette question d'un propos que Claude Lefort relève chez
Michaux1 : « Un écrivain est un homme qui sait garder le contact, qui reste joint
à son trouble, à sa région vicieuse jamais apaisée. » Dans quelle mesure le récit
permet-il de « rester joint à son trouble » ? L'extraordinairemachine d'intelligibi-
lité qu'il constitue aide-t-elle à « garder le contact », si nécessaire, avec les racines
de la souffrance?
Je voudrais réfléchir aux limites du récit lorsque lui-même se trouve
confronté à une « expérience limite » comme celle des drogues. Je reviens donc à
Misérable miracle. A bien des égards le vécu mescalinien semble opposer un défi
absolu à la narrativité. Comment le récit, machine d'intégration et de mise en
forme temporelle, pourrait-il rendre compte, par exemple, de la défiguration du
temps ? Or c'est bien une telle expérience que fait, entre autres, le sujet « mesca-
linisé». Le voici en proie à une irrépressible inchoativité de ses instants. Le
monde n'est plus fait que de possibles aussitôt apparus que multipliés et avortés :
« Comme s'il y avait une ouverture, une ouverture qui serait un rassemblement,
qui serait un monde, qui serait qu'il peut arriver quelque chose, qu'il peut arri-
ver beaucoup de choses, qu'il y a foule, qu'il y a grouillement dans le possible,
que toutes les possibilités sont atteintes de fourmillement... » (p. 20). Tempora-
lité en souffrance, non cumulative parce que perpétuellement soustraite à elle-
même, sans avènement et sans avenir. Comment la linéarité narrative pourrait-
elle s'accommoder du fil rompu des instants ou au contraire de leur
chevauchement désordonné ? Comment son orientation toujours finalisée pour-
rait-elle témoigner de ce dérobement à soi ou de cette profusion insensée de la
temporalité? Ricoeur situe la gloire mais aussi la faiblesse de la temporalisation
narrative lorsqu'il constate : « En lisant la fin dans le commencement et le com-
mencement dans la fin, nous apprenons à lire le temps lui-même à rebours,
comme la récapitulation des conditions initiales d'un cours d'action dans ses
conséquencesterminales » (p. 105). Le récit nous enseigne ainsi la logique de tout
chromos narratif. Mais quel récit saura témoigner d'un temps désorienté ? Bien
d'autres aspects de l'expérience mescalinienne semblent rebelles au simple récit :
les états extatiques, les variations d'intensité, l'étrange dédoublement du sujet en
expérimentateur intentionnel et cobaye livré aux effets de la substance...
Michaux a eu clairement conscience que la fidélité à l'expérience exigeait
moins un effort de récit qu'un effort de figuration. J'en veux pour preuve le
double exergue qui ouvre Misérable miracle. Au recto d'une page on lit : «... et
l'on se trouve alors, pour tout dire, dans une situation telle que cinquante
onomatopées différentes, simultanées, et à chaque demi-seconde changeantes,
1. Dans son recueil d'essais Sur une colonne absente, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1978, p. 159.
Récit d'expérience et figuration 941
1. Mais aussi comme invention alphabétique ; cf. Jean Paulhan, « Rapport sur une expérience »
(1957), OEuvres complètes, IV, Paris, Cercle du livre précieux, 1969, p. 422. Jean Paulhan, qui prit part
avec Michaux aux premières expériences mescaliniennes, s'étonnant de l'activitégraphique en pleine hal-
lucination, ce dernier lui répondit « qu'il n'attendait pas la moindre révélation de ce qu'il écrivait, mais
- écrivant à grande vitesse de la forme des lignes et de leur dessin ».
-
Récit d'expérience et figuration 943
tions : faisant le lien avec les mots tracés en cours d'expérience, elle introduit
aussi dans le livre un dédoublement de la lecture. Elle recrée ainsi l'analogon
minimal des chevauchements de rythmes si importants dans le vécu mescalinien.
La « même » pensée en effet s'y déploie au même moment en « ombelles », en
départs démultipliés de « feux d'artifices » qu'aucune notation linéaire ne saurait
espérer rattraper. Le livre recrée ainsi l'excès représentatif qui a débordé les
capacités d'appréhension du sujet de l'expérience.
Reste bien sûr le corps du texte, dont la structure globale est bien celle d'un
récit syntaxiquement élaboré, et qu'on pourrait croire fermé aux ébranlements
de l'expérience. Mais ce serait compter sans le travail du style qui introduit dans
la linéarité narrative reliefs et variations, tout un paysage mouvant d'intensités.
Chaque chapitre du livre se tient d'ailleurs à une distance différente de l'expé-
rience. Le chapitre II, intitulé « Avec la mescaline », vise à recréer le plus immé-
diatement le vécu mescalinien. Cette proximité est d'abord temporelle. Le dis-
cours se constitue dans une alternance de régimes syntaxiques. Tantôt ce sont
des rafales de séquences ultrabrèves reproduisant les rythmes alternatifs des
visions mescaliniennes, ainsi (p. 26) : « Maintenant je suis devant un rocher. Il se
fend. Non, il n'est plus fendu. Il est comme avant. A nouveau il est fendu, entiè-
rement. Non, il n'est plus fendu du tout. A nouveau il se fend. (...) Roc intact,
puis clivage, puis roc intact, puis clivage, puis roc intact, puis clivage, puis roc
intact, puis clivage. » Tantôt, au contraire, la phrase se distend par des prolon-
gements syntaxiques en cascades, qui donnent forme à l'extension infinie de
l'instant, à sa métamorphose continue. Les rythmes de phrase nous contraignent
ainsi à accompagner les sautes du temps mescalinien.
Mais le style ne se borne pas à recréer une fascination. Son pouvoir, c'est de
permettre une circulation entre les moments absolus de l'expérience et leur res-
saisissement distancié. A plusieurs reprises, Michaux critique dans l'expérience
mescalinienne son excessive linéarité de trajet : chaque instant hallucinatoire est
enfermé dans son idée fixe, fût-elle profuse et débordante ; la temporalité mesca-
linienne est à la fois intensive et monomaniaque. Comme l'écrit Michaux, la
mescaline n'a pas le « sens du panorama», c'est ce qui la rend inintelligente et
folle. Le style, sans jamais rompre avec cette folie, en offre une possibilité de
dégagement. Il autorise une navette entre empathie et distance. Ainsi, le jeu des
temps verbaux nous fait passer, parfois au coeur d'une seule phrase, de la revivis-
cence au présent à la rétrospection au passé comme dans cette notation (p. 40, je
souligne) : « Je ferme les yeux, et déjà venues à leur nom, galopaient au loin deux
douzaines de girafes soulevant en cadence leurs pattes grêles et leur cou intermi-
nable. » La variation de perspective temporelle joue ici le rôle de corde de rap-
pel. Elle prévient ce détachement qui coupe d'autres récits de leur contenu d'ex-
périence. Un récit-témoin peut à cet égard servir de terme de comparaison: il se
944 Laurent Jenny
trouve que nous disposons d'une autre relation de la première expérience mesca-
linienne. Jean Paulhan, y ayant participé, en a tiré un bref compte rendu intitulé
«Rapport sur une expérience»1. La comparaison entre les deux écrits est élo-
quente. Dans le texte de Paulhan le discours n'est jamais happé par la réactuali-
sation du souvenir. On n'y voit nul souci de se refrayer un chemin verbal vers la
vivacité de l'expérience. Paulhan se tient à une distance surplombante partout
égale. C'est aussi qu'il est demeuré dans un désintéressement légèrement iro-
nique vis-à-vis de l'aventure mescalinienne (ou, pour le moins, a jugé opportun
de s'en montrer détaché). Là où Michaux écrit pour «garder le contact»,
Paulhan raconte pour le couper. De fait il conclut à l'inutilité (pour lui) de
l'expérience mescalinienne, pour des raisons qui tiennent à la fois à sa trop
grande facilité à entrer dans des états de conscience hallucinés et à son manque
d'intérêt pour la quête des mondes « autres ». Cependant son récit est écrit avec
soin et recherche. Il a lui aussi « du style ». Ce n'est donc pas tout style qui joue
le jeu de la fidélité à l'expérience, mais bien tels dispositifs de figuration spécifi-
ques : dispositifs qu'on pourrait dire « transitionnels » entre les vécus « qui ne
passent pas » et leur récit intelligible.
Un dernier aspect du livre de Michaux témoigne de ce dynamisme transi-
tionnel. C'est sa composition. Effectivement l'ensemble définitif présenté en 1972
sous le titre Misérable miracle s'est constitué par additions successives. Les trois
premières expériences ont eu lieu à partir de l'hiver 1954. Elles ont donné lieu à
un bilan essentiellement négatif, 1'« avant-propos» daté de mars 1955. Michaux
y déplore la médiocrité esthétique de l'univers mescalinien et démystifie la
pseudo-altérité de l'expérience en des termes pas si éloignés de ceux de Paulhan :
la mescaline n'a entraîné à nul « voyage » métaphysique, avec elle on n'est pas
sorti de l'humain. A ces déceptions s'ajoute chez Michaux un refus plus person-
nel de toute soumission : « Pour se plaire à une drogue, il faut aimer être sujet.
Moi, je me sentais trop de "corvée"», écrit-il (p. 15). Mais une lecture fine
montre plus d'ambivalence qu'il n'y paraît dans l'appréciation de Michaux. Au-
delà du «cirque optique», Michaux est sensible à la fulgurance des parcours
mescaliniens, à leur linéarité sans remords, figure de pure avancée de la cons-
cience dans son cockpit2. Et ce n'est pas seulement sa perception qui a été
atteinte par l' « insupportable», l' « intolérable ». La mescaline a ouvert en lui un
« sillon » qui n'est pas près de se refermer et qui ne le quitte plus. Rien d'éton-
nant donc si, quelques mois plus tard, Michaux éprouve le besoin de retourner à
l'expérience vive, d'une part en comparant le vécu mescalinien à celui éprouvé
1. Cf. supra.
2. Cette thématique est en effet reprise dans Émergences-résurgences,p. 7-8, et dans « The thin
man », in Moments, Gallimard, 1973, p. 9-12.
Récit d'expérience et figuration 945
Laurent Jenny
Université de Genève
Dpt Langue et littérature modernes
3, rue de Candolle
1211 Genève 4 (Suisse)
En dehors du temps...
dans les figures du mythe :
Hélène : brillance et éblouissement du désir
Anna POTAMIANOU
1. A. Potamianou (1984), Les enfants de la folie. Violence dans les identifications, Toulouse, Privât.
J'ai proposé le terme de « mythe-historème » pour la création subjective porteuse d'éléments du mythe
personnel de l'analysé intégrés dans son histoire lors du travail analytique.
Le logos mythe-historiquede l'analysé s'adresse à l'analyste, mais du coup il modèle également la ren-
contre avec soi-même du sujet, à travers la présentation des fragments d'un texte participant du mythe et
de l'histoire. Ce texte est introduit et réintroduit dans les séances, selon une dynamique qui permet les
articulationstransformatrices des dérivés de l'inconscient et des perceptions événementielles.
2. J'ai traité de cette problématiqueau Colloque de l'Université de Bruxelles, Le mythe d'Hélène. De
la Cité grecque à la culture européenne, 27-30 octobre 1996.
En dehors du temps... dans les figures du mythe 949
1. Mythologie grecque (1986), éd. Kakridis, vol. 2, p. 188, Athènes, Ekdotiki. J. E. Harrison évoque
plusieurs aspects par lesquels Aphrodite se trouve liée à la grande Chtonia (J. E. Harrison), Prolegomena
to the Sludy of Greek Religion, Londres, Merlin Press, 1962 et 1980, p. 307-314. Dans l'hymne homérique
qui lui est dédié, Aphrodite est nommée Kypris et Kythéreia,donc déesse des îles. Elle incarne la beauté
physique et le voeu d'amour.
2. A. Potamianou (1995), Faits mythiques, événements historiques, réalité psychique, dir. A. Clan-
cier et Cl. Athanassiou, Mythes et psychanalyse, Paris, in press, Dupin-Perrot, 1997.
En dehors du temps... dans les figures du mythe 951
1. L'exposition,sacrifice d'un enfant et son renversement, frappe l'enfant exposé du sceau de l'extra-
ordinaire. Paris a été exposé sur le mont Ida ; Hélène a été exposée-exhibée au marché des prétendants.
2. O. Élytis, Orientations, Athènes, Ikaros, 1988, p. 75-76 (ma traduction).
952 Anna Potamianou
1. « Espoir sauvage d'une guerre sans espoir », disait N. Kazantzakis se référant à Hélène.
2. O. Élytis, Maria Néphéli, Athènes, Ikaros, 1979, p. 45 (ma traduction).
3. K. Palamas (1920), La vie immuable, Athènes, Zikakis, p. 47 (ma traduction).
4. H. Damisch (1992), Le jugement de Paris, Paris, Flammarion, p. 100.
5. Platon, Symposium, 211c; République, 489 e et 505 e.
En dehors du temps... dans les figures du mythe 953
1. Hélène dit, dans Hécube : « C'est la faute d'Hécube qui fit naître Paris » (v. 919) ; c'est la faute du
vieux qui ne l'a pas tué quand il a été exposé (v. 922) ; c'est la faute d'Aphrodite (v. 940). Et, enfin, son
union avec Paris était de volonté divine (v. 952). Chez Homère, Hélène subit la violence de ses maux :
Iliade, 2, v. 356 et 590, et 7, v. 345-348, pour une faute dont Priam (Iliade, 3, v. 164-165) dit qu'elle est
celle des dieux.
954 Anna Potamianou
sert aussi de médiateur, le retenant à la vie dans l'enveloppe chaude des espoirs,
même si celle-ci souvent s'avère être vaine ou vide 1.
En dehors du temps, Hélène est du tout temps de notre inconscient et de
nos constructions narratives, car c'est en jouant avec les soleils qui brûlent, nos
désirs d'humains s'entrelaçant, que le bref passage de notre vie acquiert le souffle
du sens.
Anna Potamianou
6, rue Karneadou
11675 Athènes (Grèce)
1. « Où est la vérité ? » dit le poète... « Rien en Troie. Une idole... et nous on s'égorgeait pendant
dix ans pour une Hélène », G. Séféris, Hélène, Poésies, p. 241 (ma traduction).
« ... Tant de corps jetés dans les mâchoires de la mer, dans les mâchoires de la terre.
Et les fleuves gonflaient le sang dans la boue.
n'était pas dans son destin d'entendre
il
...
lesmessagers qui arrivent pour dire que tant
de douleur, tant de vies,
furent perdues dans l'abîme...
pour une chemise vide, pour une Hélène. »
(G. Séféris, ibid., p. 242.)
Fv ¨die bvave Freud Jugend
Un livre « oublié »
de l'époque de la jeunesse de Freud
Lawrence M. GINSBURG1
An « Unremembered » Book from Freud's Juvénile Era, in The Annual of Psychoanalysis, vol. 25.
1.
© The Institute for Psychoanalysis, Chicago, 1997, Published by The Analytic Press, Inc, Hillsdale, New
Jersey.
Rev. franc. Psychanal, 3/1998
958 Lawrence M. Ginsburg
Ross (1992) fait mention du don d'un livre à sa mère (Eva M. Rosenfeld)
par Freud, livre qu'il «avait possédé et annoté quand il devait avoir environ
12 ans». Il n'est pas pensable qu'Eva ait reçu ce cadeau en même temps que
d'autres dons que lui fit Freud jusqu'en 19242 quand il la rencontra pour la pre-
mière fois. Il s'agit d'un ouvrage (voir fig. 1) publié chez Mme Dabo-Butschert
(Paris) en 18253. Originellement écrit en français alors que son auteur était
employée en Angleterre (1745-1762)4, le texte avait été largement traduit en
anglais (The magazine for young ladies : dialogues between a wise governess and
lier charges) et dans d'autres langues5.
1. Le volume mesure 13,5 cm sur 8,75 cm. Il contient 209 pages sans illustrations à part un frontis-
pice (voir fig. 1). L'auteur remercie Victor Ross qui a fourni les données premières sans lesquelles ce cha-
pitre n'aurait pas été possible.
2. Après que Freud eut donné à sa fille Anna « l'anneau symbolique en gage d'intronisation dans le
premier cycle du mouvement psychanalytique, auparavant le "Comité"..., Eva Rosenfeld et Dorothée
Burlingham... furent honorées de la même manière, même si ce gage avait sans doute cessé d'être ce qu'il
représentait au tout début » (Heller, 1992).
3. Le volume qui appartient maintenant à Victor Ross se trouvait cité ainsi dans ce passage : Les
deux garçons avaient incontestablement des privilèges spéciaux non seulement parce qu'ils étaient l'aîné
et le plus jeune, mais par le simple fait que c'était des garçons. Sigmund était « un frère attentif mais
quelque peu autoritaire... Quand elle avait 15 ans, se souvenait sa soeur Anna, il fronçait les sourcils
quand elle lisait Balzac et Dumas, trop audacieux ». Il ne fait pas de doute qu'il approuvait plus la lecture
d'un livre de la bibliothèque familiale des Freud qui existe toujours : Le magasin des adolescentesde 1825,
dans lequel des discours moraux sur l'amour et la manière correcte de se tenir pour les jeunes filles sont
inclus dans les dialogues de Mlle Bonne, Mlle Frivole, et tutti quanti. Ce n'était probablement pas seule-
ment les filles qui lisaient ce livre, mais aussi tous les frères et soeurs puisque leurs noms y sont écrits, y
compris ceux de « Sigismund » et Alexandre (Appignanci et Forrester, 1992, p. 19).
On ne sait pas si tous les enfants Freud étaient capables de lire le français. Apparemmentl'aînée des
soeurs (Anna) n'a pas suivi d'enseignement classique avant 16 ans (Freud, 1874, p. 67-68, fn. 10).
4. On pense qu'elle servait de gouvernante dans une famille royale, on lui attribue d'avoir affirmé
que : « Chaque heure de la vie d'un enfant devrait se faire pour son instruction et son édification » (Har-
vey, 1959, p. 132).
5. The national Union Catalog Pre-1956 Itnprints énumère une liste de traductions allemande, ita-
lienne, russe et espagnole en plus de l'anglaise, traductions qui se trouvaient encore en circulation au
milieu du XIXe siècle. Bon nombre de ses publications incluaient aussi des appendices au dictionnaire fran-
çais-anglais à des fins d'apprentissagede la langue.
Un livre « oublié » de l'époque de la jeunesse de Freud 959
Fig. 1
Selon les mots de Ross (1996a) : le livre est annoté sur la page de garde de
la fin, de deux écritures, l'une que je pense être de Freud, qui a écrit son nom et
celui d'Alexandre, Rosa et Pauline. De l'autre écriture, probablement celle de sa
soeur Anna, sont inscrits son nom à elle, et ceux de ses deux soeurs Adolfine et
Marie. En bas Freud (si c'est lui) a écrit aussi « Fuer die brave Freud Jugend »
qui fait écho au titre du livre.
L'écriture (voir fig. 2) supposée être celle de Freud signe «Sigismund»1.
Boehlich (1990) a montré que «contrairement à ce qu'on avait l'habitude de
croire, il appert que dès le 11 juin 1872 Freud signait "Sigmund", retournant à
"Sigismund" seulement pendant une courte période de 1874 » (p. VIII).
1. Selon Ross (1996b) « la signature de Freud emploie déjà la majuscule F avec la longue branche
descendantequ'il garda tout le reste de sa vie, quand il écrivait en caractères soit gothiques, soit latins ».
Il note plus loin que : « Le petit livre montrait des signes d'utilisation importante, maculé et abîmé
comme le sont les livres d'enfants. »
960 Lawrence M. Ginsburg
Fig. 2
quefois la seule langue que la femme avec le juif ignorant (ou protesh) du
- -
ghetto est-européen (ou shtetl), pouvait lire ou écrire alors que les juifs qui
avaient affaire avec le monde extérieur connaissaient le polonais ou le russe.
Zborowski et Herzog nous disent que « deux littératures parallèles » existaient
dans le shtetl... et que cela se reflétait dans le cri du colporteur marchand de
livres : « Des livres pour les femmes et des livres saints pour les hommes. » Les
« livres » étaient écrits en yiddish et les « livres saints » en hébreu.
Bank et Kahn (1980) ont attiré l'attention sur le fait que «pour les filles de
Vienne à la fin du XIXe siècle, jouer du piano était une nécessitéde fait pour devenir
une jeune femme socialement attirante». On pourrait aussi conclure à la lecture
attentive de la correspondance du 20 août 1873 du jeune Freud avec Eduard Sil-
berstein que la faculté de communiquer en français était également considérée
comme un attribut féminin de charme puisque c'est « la clé de l'accès au coeur ».
Paul Roazen a interviewé Oliver Freud en 1966. La récapitulation qu'il fit
(1993) des entretiens comprend les déclarations suivantes : «Oliver montra clai-
rement que, de son point de vue, la famille formait un ensemble harmonieux, dû,
entre autres, à la répartition de trois garçons et trois filles... » Se trouvant au
milieu des garçons, Oliver était en position de pouvoir apprécier les mérites de
cet équilibre. Alexandre, le frère de Freud, avait dix ans de moins que lui, ainsi
ils étaient les plus âgés et les plus jeunes de la famille ; les cinq soeurs se trou-
vaient entre eux deux. Oliver reprenait une expression d'enfance de son père,
apprise de sa grand-mère : « Notre famille est comme un livre », et disait galam-
ment Freud, « nous sommes les couvertures et les filles sont les pages ».
On dit que la mère de Freud montrait une préférence marquée pour sa des-
cendance mâle (Heller, 1956).
1. Selon l'opinion de Hanns Sachs (1944) : « Les deux soeurs Martha et Minna, "Madame le profes-
seur" et "tante Minna"... avaient incontestablementquelque chose d'une gouvernante dans leur allure.
Peut-être était-ce leur langage et leurs manières hambourgeois,puisque toutes les meilleuresgouvernantes
à Vienne venaient de Hambourg. (Je pense qu'elles ont dû être en fait toutes les deux gouvernantes, mais
je ne suis sûr de ce fait que pour Minna). » Peter Gay (1990), par ailleurs, a défini l'expérience de travail
de Minna comme celle d'une « dame de compagnie » (p. 165). Il est clair, toutefois, qu'elle a aidé sa soeur
dans la prise en charge des enfants Freud quand elle résidait sous le même toit.
Un livre « oublié » de l'époque de la jeunesse de Freud 965
étaient très limitées, et le travail servile aurait gâché les chances d'un mariage »
(p. 158). Marie, la soeur du milieu (affectueusement connue sous le surnom
Mitzi) avait été à Paris un an comme bonne et, de là-bas, elle envoya de l'argent
à sa mère, mais elle échoua à apprendre le français. Ses tâches ont dû être impla-
cablement serviles quand on examine ce que Freud à Paris, le 19 octobre 1885,
écrivait à sa fiancée : « Sur les bancs sont assises des nourrices donnant le sein à
des bébés, et des nurses vers lesquelles les enfants se précipitent en hurlant quand
ils se sont querellés. Je ne pouvais m'empêcher de penser à la pauvre Mitzi et je
me suis senti devenir furieux, très furieux et plein d'idées révolutionnaires. »
Eva Rosenfeld et Dorothée Burlingham fondèrent leur pensionnat privé et
mixte, à enseignement adapté, connu sous le nom de «Hietzing School» en
octobre 1927 (Bittner, 1992). D'après un ancien élève, « ce fut une expérience dans
l'éducation psychanalytique du début» (W. E. Freud, 1985, p. 36). Avant cela
Anna Freud (en toute vraisemblance, comme un prolongement de son père),
considérait Eva1 comme une mère adoptive psychanalytiquement éducable2 qui,
plus tard, assuma la responsabilité de s'occuper de sa nièce, entre autres3.
Elizabeth Young-Bruehl (1989), biographe d'Anna Freud (et qui collabora
aux efforts des fondatrices de l'école Hietzing), a fait d'elle le portrait suivant :
« Elle était elle-même une Kinderfrau, quelqu'un qui s'occupait des enfants des
autres, comme institutrice d'école élémentaire, comme analyste d'enfant, comme
subrogée mère pour ses neveux et les enfants Burlingham, comme directrice de
crèches et de clinique» (p. 401-402).
1. Voir la lettre 3 d'Anna Freud,d'août 1925 : « Si je dois avoir une maison et si je dois avoir une
fille - ce qui est encore moins probable je vous l'enverrai pour que vous l'éduquiez » (Heller, 1992,
p. 103-105).
-
2. Voir la lettre 4 d'Anna Freud de septembre 1925 (Heller, 1992, p. 103-105).
3. Voir W. E. Freud (1985).
4. Klein (1981) indique les éléments cités en support du texte suivant : « Le poids du discrédit dans
l'association avec des juifs de l'est de l'Europe était aggravé par la sensibilité personnelle de Freud par
rapport à sa propre image. D'après Heinrich Braun (1854-1927), son plus proche ami au lycée, devenu
plus tard un homme politique socialiste éminent, Freud avait une profonde conscience de lui-même,
n'était pas sûr de lui, et était spécialement sensible au rejet social » (p. 49).
966 Lawrence M. Ginsburg
franchir pour accéder à un rang social supérieur dans « l'empire semi-féodal des
Habsbourg», où « seules les références aristocratiques étaient opérantes, et où le
but de tout bourgeois était d'obtenir son brevet de noblesse », Gedo conclut que
« le meilleur moyen, évidemment, était d'entrer dans la noblesse de robe, ces per-
sonnes qui gagnaient leur titre en s'accomplissant dans les sphères profession-
nelles » (p. 254-255).
Joseph, l'oncle paternel des enfants Freud, fut arrêté le 20 juin 1865. Après
un procès le 21 février 1866 on le reconnut coupable de trafic de faux roubles
russes et condamné à dix ans de prison le 22 février (Krüll, 1986). L'enchaîne-
ment des événements déclencha une série d'associations de rêve dans l'auto-ana-
lyse de Freud adulte (1900, p. 138). «Mon père, dont les cheveux étaient deve-
nus blancs en quelques jours, de chagrin, disait toujours que l'oncle Joseph
n'était pas un mauvais homme, mais qu'il était seulement simplet (simpleton) ;
c'était ses propres mots... » Ces événements ont pu aussi faire remonter chez
Freud le souvenir de la mystérieuse disparition de la bonne d'enfants qui, disait-
on, avait été «coffrée» en janvier 1859 pour avoir accepté «les kreuzers, les
pfennings brillants et les jouets que ses parents lui avaient donnés et qu'à son
tour il avait donnés à la bonne» (Krüll, p. 121-122). Dans une lettre apparem-
ment encore non publiée écrite, dit-on, à Heinrich Braun, entre 1867 et 1869,
Freud se plaignait : « Pourquoi dois-je porter ce fardeau de laideur », réflexion
que Braun trouvait entièrement dénuée de fondement, mais qui correspondait au
sentiment d'insécurité ancré chez Freud. Il est significatif que Freud ait répondu
par l'assurance quand, dans les grandes classes, il gagna la confiance de ses
camarades en étant tête de classe (Klein, p. 65, f. 40).
Conclusion
Il se BARANDE
Car c'est bien la dernière opinion que ce connaisseur1 aurait de l'écriture freu-
dienne.
Ainsi, malgré les réserves concernant l'exaltation par G. A. Goldschmidt de
la langue maternelle, commune à Freud et à lui-même, on ne peut que se réjouir
du satisfecit appuyé que le second accorde au premier.
Il n'est certes pas seul ni premier à rendre cet hommage au style de Freud,
mais ses écrits d'être récents acquièrent une importance spéciale dans le contexte
actuel, si stupéfiant, et que je vais m'appliquer à situer.
2 / D'autres appréciations: Mon étonnement avait commencé avec
W. Granoff et J.-M. Rey. Leur L'occulte objet de la pensée freudienne2
concerna un brouillon de quelque vingt pages de Freud datant de 1921, desti-
nées à une rencontre « internationale» à six personnes du même été. Les deux
auteurs, traducteurs et commentateurs, aboutissaient, au terme de leurs efforts,
à une réponse en forme d'interrogation. La voici : « L'étape où se trouve notre
travail aura-t-elle préparé les outils de sa tâche (celle d'une traduction inté-
grale) ou encore, à l'inverse, aura-t-elle donné quelque crédit au sentiment
qu'en plus d'un point la traduction devrait se démettre au profit du commen-
taire?» De plus, les auteurs considèrent qu'une lecture autochtone de Freud
par des germanophones n'est pas privilégiée en raison du caractère « freudien »
de sa plume.
Comme cela ne m'était apparu dans aucune des deux langues, je tentai de
répondre avec «Traduire ou pas?»3. Il y avait certes quelques impropriétés,
d'ailleurs non repérées par W. Granoff et J.-M. Rey, dans ce texte ni revu ni corrigé
par Freud, mais rien d'autre qui permît de prétendreà un exotismehermétique.
Je concluai à l'époque (1983) sous forme de boutade : A apprendre ce que
l'on exige des parents adoptants que sont les traducteurs d'un texte, quels
parents biologiques sont dignes de l'être, d'être auteurs de leur descendance
écrite.
Les parents adoptants suivants4 proposèrent une conduite à tenir avec Tra-
duire Freud (PUF, 1989) comportant une terminologie raisonnée et un glossaire
qui avaient pu trouver une première application avec le volume XIII des OEuvres
complètes de Freud en 22 volumes (OCF). Il fut édité en 1988.
Ces freudologues, quant à eux, évitent le commentaire mais leurs façons de
traduire brisent la lecture. Parallèlement aux discussions, contestations et débats
qui ont rythmé le temps de la parution des OCF, il y eut une journée de grande
1. Goldschmied = orfèvre.
2. PUF, 1983.
3. Revue française de psychanalyse, n° 6/1983, p. 1329-1335.
4. A. Bourguignon, P. Cotet, J. Laplanche, F. Robert.
970 Ilse Barande
qualité, le 12 novembre 1988 aux Cinquièmes Assises de la traduction littéraire à
Arles 1 groupant la fleur des traducteurs, puis des articles successifs2 parmi les-
quels je souligne l'apport du romaniste H. M. Gauger. Tout ceci est connu et
mérite juste le rappel de « désaide » pour Hilflosigkeit et de « motions animi-
ques» pour seelische Regungen à titre d'échantillons entravant la lecture de
façon ponctuelle dans le tempo d'une syntaxe alourdie3. Il y a donc bien doréna-
vant un idiome freudien français : « Le style est le grand perdant », constatait
Céline Zins.
3 / Commentaire : Comment comprendre la démesure des obstacles allégués
et la disproportion de leurs solutions : les afféteries de vocabulaire et de syntaxe,
sans équivalent dans les textes allemands, infiltrant une traduction française ? Et
ceci alors qu'il ne s'agit pas d'être la langue d'accueil de Goethe ou de Hôlderlin
lorsque poètes, leur charme et leur esprit sont mal captés par celle-ci.
Peut-on affirmer qu'il n'y a rien dans l'inconscient qui ne provienne du lan-
gage ? C'est vraisemblable à terme mais secondaire à toute une évolution. Non
seulement Freud, mais chacun de nous reçoit, entend le verbe, incarnation de
son moi débutant auditivo-moteur. Ce verbe qui vient au-devant de lui a
d'abord forme de bain sonore syncrétique dans une confusion précédant une
« assomption jubilatoire» certes, mais non point encore de l'image du stade du
miroir de Lacan bien plus tardive. Il s'agit alors du discernement de sa vocalisa-
tion que l'enfant s'approprie à l'intersection de la forge laryngo-respiratoire qui
la produit et de son oreille réceptrice4. Les préfomies du langage mettront leur
temps à se dégager en langue maternelle comprise puis articulée parallèlement à
l'évolution des autres compétences marquées d'idiosyncrasie.
Freud, intrus de langue allemande, serait-il de trop comme père de ses
oeuvres ou comme frère étranger, photophore aveuglant ?
Freud qui serait incompréhensible aux autochtones mêmes (Granoff et
Rey), ou bien idiomatique d'une manière qui nécessite tant les alignements
sous forme de glossaire, la référence étymologique maniérée ou archaïque, le
mimétisme d'une syntaxe ou d'une ponctuation en ces aspects si différents du
français (les compositeurs des OCF). Ou bien encore, seule la langue
allemande pouvait engendrer, promouvoir un Freud devenu gravide des
In Actes-Sud, 1989, trad. littéraire et sciences humaines, p. 69-159, avec M. de Launay, C. Zins,
1.
G. A. Goldschmidt, J. Laplanche ; puis Table ronde : M. de Launay, C. Zins, M. Pollak-Cornillot,
A. Berman, M. Moscovici, J. Altounian, G. Verret, D. Berger, F. Robert, J.-P. Lefebvre, P. Cotet,
A. Feig, F. Wuilmart, J. Risset, P. Steiner, J. Félicien, D. Messier, C. Heim, B. Lortholary, J. Massif,
A. Wade-Minkowski.
2. In Revue française de psychanalyse (C. Chiland, M. Pollak-Cornillot,H. M. Gauger, R. Mena-
hem).
3. OCF, vol. XIII, art. « Passagèreté », p. 321.
4. Alain Delbe, Le stade vocal, Paris, L'Harmattan, 1995.
Le dommage infligé au corps de la lettre freudienne 971
1. Ibid., p. 4.
2. Actes des 2K Assises de la traduction littéraire, Actes Sud, 1988, in M. Pollak-Cornillot,Malaise
dans la traduction, Revue française de psychanalyse, n° 1/1994, p. 239-251.
3. Moïse et le monothéisme.
Critiques de livres
Monique DECHAUD-FERBUS
Joyce McDougall, qui n'est plus à présenter aux lecteurs de la RFP, nous
offre avec ce livre qu'elle a dédié à Piera Aulagnier une réflexion sur l'origine des
processus de pensée et les avatars pathologiques qui se déploient dans les regis-
tres du somatique.
C'est avec plaisir et curiosité que nous parcourons avec elle le voyage psy-
chanalytique qu'elle organise depuis ses premiers écrits. Les nombreux cas clini-
ques qui ponctuent ce chemin nous sont familiers de livre en livre. Nous l'ac-
compagnons volontiers depuis son Plaidoyer pour une certaine anormalité,
Théâtres du Je et Théâtres du corps. Eros aux mille et un visages nous emmène
dans un parcours sur la sexualité humaine en quête de solutions.
Dans la partie du livre qui traite de féminité et sexualité, Joyce McDougall
réévalue la question de la sexualité féminine, rappelant que Freud fut le premier
à s'y intéresser vraiment sur le plan scientifique mais qu'elle resta pour lui une
énigme.
Joyce McDougall rappelle que pour les Grecs, le phallus toujours érigé n'est
pas le symbole de l'organe sexuel masculin mais celui de la fertilité, de la complé-
tude narcissique et du désir érotique pour les deux sexes. Elle va s'attacher à
décrire la structure psychosexuelle primaire dans la dialectique être et avoir, por-
tée par les liens libidinaux : elle discerne cinq voies d'intégration de la constella-
tion homosexuelle et oedipienne, tant chez l'homme que chez la femme :
1 / renoncer à vouloir posséder la femme pour le devenir ;
2 / faire l'amour pour recréer l'illusion des deux sexes et perdre les limites narcis-
siques imposées par la monosexualité ;
1. Gallimard, 1996.
Rev. franc. Psychanal., 3/1998
974 Monique Dechaud-Ferbus
concept que la force créatrice du vrai self serait également responsable de cer-
taines répétitions pathologiques. Mais, dit-elle : « Bien des gens meurent pour de
mauvaises raisons. » C'est que le destin joue un rôle dans les maladies psychoso-
matiques que la fatalité nous a léguées. Le terme même de psychosomatique
indique « la force conjointe de la fatalité et du destin ». Nous n'oublions pas que
les patients dont elle parle sont en cure analytique avec elle. Quand on la lit de
près, comme je vous y convie, grâce aux nombreux cas cliniques qu'elle nous
relate, nous apercevons les nécessaires aménagements dans le cadre qu'elle doit
opérer. Mais on peut regretter qu'il n'y ait pas dans ce livre de réflexion sur ces
aménagements qui me paraissent importants à noter et sûrement à étudier. Elle
adresse une critique aux psychosomaticiens à propos de leur théorie de l'absence
du sens symbolique des symptômes psychosomatiques chez les patients «mal
mentalisés », leur rétorquant que l'idée qu'une douleur psychique littéralement
indicible trouve une issue somatique, de même qu'on peut trouver également
chez ces patients un fonctionnement psychotique. C'est un débat qu'elle ouvre
sur le sens des maladies psychosomatiques qui, à mon avis, ne pose pas seule-
ment le problème du sens mais aussi celui du fonctionnement psychique et de la
qualité de l'appareil psychique lui-même. La résistance de celui-ci devant une
conflictualité trop importante nous replace devant la question précédente du dis-
positif à proposer à ce genre de patients dans le cadre analytique. C'est un thème
qui a commencé à être exploré dans le n° 2/1997 de la RFP, «L'objet en per-
sonne ». Joyce McDougall recentre son travail concernant l'origine de ces mani-
festations psychosomatiques dans les sexualités prégénitales et archaïques.
Reprenant ce qu'elle avait décrit dans son Plaidoyerpour une certaine anormalité
(1978), puis Théâtres du Je (1982) et Théâtres du corps (1989), elle développe ici
les notions de sexualitéprégénitale et sexualité archaïque : « Au lieu d'une confir-
mation que la pensée opératoire et l'alexithymie étaient dues à une lente désor-
ganisation de la structure psychique ou à des défauts neuro-anatomiques,je
découvris tout au moins en ce qui concernait mes analysants, qu'ils avaient été
l'objet d'un débordement affectif qui n'avait pas eu accès à une représentation
psychique, de sorte que seul le pôle somatique de l'affect se donnait à voir et que
le clivage entre la représentation de chose et la représentation de mot était le seul
moyen de protéger la psyché contre la surcharge émotionnelle.» Bien, mais
pourquoi cela se passe-t-il ainsi, et que manque-t-il à cette psyché pour n'avoir
que ce recours de « survie psychique au risque de mourir » ? On peut parler en
termes de mère « suffisammentbonne » ou de constitution. Dans les cas cliniques
retenus par Joyce McDougall, il semble que la mère ait été vécue comme n'ayant
pas rempli sa fonction pare-excitante (trop près, étouffante ou trop distante). Le
discours familial y est aussi pour beaucoup, décourageant l'expression affective,
tout comme l'inconscient parental qui joue un rôle primordial.
Éros aux mille et un visages de Joyce McDougall 977
Monique Dechaud-Ferbus
236, rue de Tolbiac
75013 Paris
« Psychanalyse des comportements sexuels violents »
de Claude Balier1
Bertrand ETIENNE
Environ dix ans après son remarquable ouvrage : Psychanalyse des compor-
tements violents2, Claude Balier nous invite à poursuivre avec lui sa réflexion,
centrée cette fois sur les auteurs d'agressions sexuelles.
Explorant des pathologies exceptionnellement accessibles hors du milieu
judiciaire, il nous propose un document clinique passionnant qu'il confronte à
tout un corpus théorique analytique. Partant d'observations cliniques d'agres-
seurs sexuels (viol, inceste, pédophilie, meurtre, exhibitionnisme) suivis en traite-
ment, il recense une série de «configurations psychiques» qui sont ensuite
reprises en une construction métapsychologique cohérente. Étape après étape, il
va ainsi isoler une organisation spécifique, « la perversité sexuelle » ou « perver-
sion au premier degré », qu'il dégage de l'ensemble générique que représente la
perversion sexuelle, et situe, se référant notamment aux travaux d'André Green
(psychose blanche), Evelyne Kestemberg (Ordre fétichique) et Paul Claude
Racamier (l'incestuel), aux frontières de la psychose.
Attentif au déroulement et à l'économie des actes commis, Claude Balier
montre que l'apparente simplicité de la réalisation recouvre des phénomènes
psychiques complexes. Il souligne la compulsivité, le caractère explosifde la mise
en acte (sous-tendue par des enjeux vie/mort, pénétrant/pénétré) et la réalisation
dans un état second révélateur d'un clivage radical et d'une hallucination mise
en acte. L'auteur va rechercher la «racine psychique» de ces comportements
dans le plus originaire, au niveau de la naissance de la représentation. Si ces
actes ont une fonction défensive pour la psyché, c'est en annulant pour un temps
Jean-Michel QUINODOZ
1. Lyon, Césura Edition, 1996. Traduit de l'espagnol par M.-P. Chevance-Bertin et J.-L. Goyena.
Rev. franc. Psychanal, 3/1998
984 Jean-Michel Quinodoz
sept premiers chapitres ont tous subi d'utiles modifications et j'en rappelle les
titres successifs, sans toutefois revenir sur leur contenu déjà connu dans ses
grandes lignes : les groupes, la psychose, la pensée, transformations, transforma-
tions dans l'hallucinose, la connaissance, et réflexions sur la pratique psychana-
lytique.
Je m'arrêterai un peu plus longuement sur le chapitre inédit, le huitième,
intitulé « Le dernier Bion ». Ce huitième chapitre commente d'abord la notion
de «langage d'accomplissement» que Bion décrit comme une sorte de prélude à
l'action et d'action en soi, un type de langage qui favoriserait les transforma-
tions, la créativité et la croissance psychiques. Au langage d'accomplissement
Bion oppose le « langage de substitution » où l'action remplace les paroles, selon
l'aphorisme : « Les actions parlent plus haut que les paroles. » Quant au concept
de «unicité» (at-one-ment), il a acquis une signification de plus en plus impor-
tante dans l'oeuvre de Bion, prenant le sens d'une « convergence » avec le « O »
de l'analysant. Le concept de «césure» est apparu en 1977 et rend compte de
séparations entre divers états du psychisme. La césure exprime à la fois la sépa-
ration (coupure, barrière, écran, etc.) et la continuité (extension, totalité, etc.)
qui coexistent au sein de l'organisation psychique, comme par exemple les
césures entre conscient et inconscient, ou entre passé et présent, etc. Une partie
du travail psychanalytique vise à établir des ponts entre les différents états du
psychisme et à transcender les césures dans le but de favoriser la croissance psy-
chique. Si les césures sont nécessaires au développement, leur excès contribue à
créer des clivages pathologiques.
La seconde partie de ce chapitre est consacrée à la trilogie Une mémoire du
futur (2 vol. déjà publiés dans une traduction en langue française par Césura
Edition) et aux écrits autobiographiques. Dans La mémoire du futur, la forme et
le style employés par Bion pour transmettre ses idées déroutent le lecteur, souli-
gnent L. Grinberg et ses collaborateurs, parce que cela ne correspond pas à ce
qu'on attend habituellement de travaux scientifiques ou psychanalytiques. Bion
a voulu donner à ce texte le caractère d'un «langage d'accomplissement» en
adoptant une forme particulière celle d'une sorte de roman tenant de la science
-
fiction et une écriture singulière visant à engendrer de nouveaux développe-
-
ments. Il semble qu'au travers des récits et des personnages mis en scène, Bion a
surtout visé à déclencher chez le lecteur une « turbulence émotionnelle ». Cette
approche originale est le produit de la maturité de toute une vie. Le chapitre
s'achève avec la présentation d'un certain nombre d' « extensions », c'est-à-dire
d'élargissement de divers concepts cliniques et théoriques avancés antérieure-
ment par Bion, dans l'intention d'ouvrir notre esprit aux nouveaux phénomènes
qui ne cessent de survenir. C'est ainsi que Bion propose des extensions dans
divers champs : dans le champ spatial, temporel et corporel.
Nouvelle introduction à la pensée de Bion 985
Simone KORFF-SAUSSE
qu'elle met en place une névrose de transfert, mais qu'elle l'articule de manière
insuffisante à la névrose infantile.
Sur le plan théorique, Steiner s'appuie sur les références kleiniennes et
postkleiniennes, en particulier Bion et Rosenfeld, mais aussi Kemberg, Winni-
cott, Meltzer, Manier. Néanmoins, il en pousse les prolongements, au risque de
radicaliser les idées et les positions. Ainsi, tout l'ouvrage se déroule sous l'égide
d'une théorie de l'objet, qui mérite certainement une discussion au regard des
travaux français. Le livre de Steiner suscite chez le lecteur la « perplexité» dont
parle Florence Guignard dans son dernier ouvrage, Épure à l'objet (PUF, 1997),
face à l'utilisation inflationniste du concept d'objet. On pourrait discuter l'ex-
trême rigueur de l'auteur à interpréter strictement et exclusivement dans le trans-
fert. Nous sommes ici dans une technique très méticuleuse de l'hic et nunc de la
séance, entièrement centrée sur les objets internes projetés dans l'espace transfé-
rentiel, mais sans différencier, comme le formule Florence Guignard, le langage
du Moi et le langage des objets du Moi. « Faute d'un tel travail, la culpabilité du
sujet sortira renforcée de l'expérience analytique, ce qui aura pour conséquence,
soit l'accusation paranoïaque de l'Autre externe ou de ses représentants dans le
présent, soit le désespoir de la dépression mélancolique, soit enfin, le plus sou-
vent, cette solution intermédiaire cynique que constitue la perversion»,
écrit-elle, et c'est un peu l'impression que l'on retire de la lecture de certains cas
rapportés par Steiner.
D'autre part, on peut se demander si cette orientation théorique n'amène
pas Steiner à sous-estimer, dans certains cas, l'importance des expériences trau-
matiques précoces et à reproduire le désaveu dont Ferenczi avait montré le
caractère cruel. Ainsi, le premier cas clinique présenté par Steiner surprend : un
élément déterminant toute l'histoire de cette patiente, la persécution politique
subie par sa famille alors qu'elle était bébé, n'est qu'allusivement abordé et
donne lieu à peu de reprises dans la suite du traitement. Les peurs paranoïdes
sont interprétées uniquement par rapport au transfert, ainsi que les longs
silences dont il n'est jamais envisagé qu'ils pourraient venir à la place des non-
dits liés aux traumatismes précoces, chez cette femme qui passe de longues
heures au lit à lire des romans. Pour construire quelle histoire ? Par rapport à
l'un des problèmes fondamentaux de la psychanalyse, à savoir l'articulation
entre réalité factuelle et réalité psychique, Steiner offre l'exemple d'une position
très radicale qui analyse la vie psychique exclusivement en termes d'objets
internes, au risque d'une méconnaissance de l'histoire.
En poussant plus loin la critique, on pourrait se demander dans quelle
mesure cette approche théorique, qui privilégie l'objet interne au point de le réi-
fier, et cette technique, qui consiste à interpréter de manière exclusive dans le
transfert, ne renforcent pas ces états de retrait psychique, dans des cures que
Retraits psychiques 991
Simone Korff-Sausse
152, bd du Montparnasse
75014 Paris
Revue des revues
Autour du thème
A. Ferro (1992), R. Cortina (éd.), Milano (trad. franc., avec une préface de S. Decobert et
1.
F. Sacco, 1966, Eres Éditions).
2. A. Ferro (1996), E. Cortina (éd.), Milano.
Rev. franc. Psychanal, 3/1998
994 Revue française de Psychanalyse
Les talents littéraires de Ferro lui permettent d'exposer ses élaborations en pré-
servant une consonance élevée avec l'expérience de l'analyste en situation. Tou-
tefois, le plaisir qu'on peut avoir à lire cet article, riche en vignettes cliniques de
traitements tant d'enfants que d'adultes, n'efface pas la complexité des vues pro-
posées. Ces dernières mériteraient une discussionbien plus approfondie que celle
qu'il nous est possible d'esquisser dans le cadre de notre rapide présentation.
A la lecture de cet article de Ferro, on reconnaît clairement l'option rela-
tionnelle de la psychanalyse à laquelle l'auteur se rattache. De ce fait, toute ana-
lyse structurale des phénomènes intrapsychiques est délaissée à la faveur d'une
écoute élective et une compréhension dans l'hic et nunc de la séance, du devenir
des échanges transféro-contre-transférentielsen cours. C'est à partir de ce vertex
que la fonction de l'analyste vient à être reconsidérée et, à partir de là, son rôle
de créateur d'histoires valorisé. Dans ces histoires contées par l'analyste, le pré-
sent et le passé de l'analysé se trouvent intégrés, favorisant chez ce dernier l'ap-
parition de la capacité à penser ses propres émotions et fantaisies. Tel est le
bénéfice espéré suite à l'appropriation subjective que le patient peut réaliser via
l'identification et l'introjection des «micro-histoires» survenues au fil des
séances. Des «micro-histoires» destinées, donc, à favoriser «la pensabilité» de
ce qui ne l'est pas encore pour le patient (et son analyste).
L'autre postulat adopté par Ferro consiste en une conception selon laquelle
cette fonction symbolisante des narrations en séance se produit avec le concours de
« deux esprits au travail » : celui de l'analysant et celui de son analyste. Tous deux
se trouvent impliqués dans une recherche de moyens pour communiquer au
niveau interpersonnel d'abord, intrapsychique ensuite ce qui des émotions n'est
-
-
pas encore transformé en fantaisies, symboles et pensées. Travail de mentalisation
plutôt que travail d'après-coup, on dirait. Pour étayer cette conception quelque
peu radicale, Ferro a recours à deux références théoriques majeures. L'une est celle
du modèle bionien de l'activité de l'esprit, si souvent présente chez les auteurs
italiens. C'est le Bion de « Mémoire pour le futur » et des séminaires cliniques, qui
y est le plus retenu. L'autre est celle du modèle élaboré par les Baranger et Mon,
dont la notion centrale de « champ » trouve l'adhésion complète de Ferro. Cette
notion se veut l'élargissement et le dépassement de la perspective relationnelle en
psychanalyse qui, elle, s'était affirmée déjà comme une alternative au modèle
pulsionnel freudien. Comme Ferro le rappelle dans son article, les Baranger
«avaient formulé l'idée que c'est l'échange continu et croisé d'identifications
projectives, qui structure le champ analytique, dès lors compris comme champ bi-
personnel, comprenant également le niveau manifeste et le contrat». Dans ce
champ, les identifications projectives croisées (cf. Winnicott) donnent lieu à
diverses « turbulences émotives » dont le travail de transformationpeut se révéler
propice à la symbolisation, à la « pensabilité» des expériences en cours, dans le hic
Revue des revues 995
REVISTA DE L'APM
Résumés
Résumé — Freud a introduit le genre narratif en psychanalyse. Pour autant, le but de la psy-
chanalyse est-il la construction d'un récit? L'auteur montre ici la portée et les limites du narratif
dans le travail analytique. Elle discute ensuite les conceptions d'une «vérité narrative» de la
psychanalyse.
Résumé — Le rêve est projection. Le rêve est paradigme de formations psychiques telles que
la phobie hystérique ou les idées délirantes, mais aussi, à lire Totem et Tabou et Complément
métapsychologique à l'interprétation des rêves, telles que les «formations de système» (Sys-
tembildung). On peut étendre la portée de ce paradigme à toute narration. La projection est
donc un moment structurel de toute narration.
Résumé — S'appuyant sur quelques remarques de Freud, hors de leur contexte, cet essai tente
d'exposer les difficultés liées à la présentation du matériel analytique, qu'il s'agisse d'un récit de
- -
cas histoire du malade ou histoire du traitement ou de proposer un point de théorie. Le
matériau analytique obtenu par une technique qui rend accessibles des phénomènes psychi-
ques autrement à peine accessibles a cependant sa méthode et ses concepts propres dont le
Résumés 1003
champ de validité est spécifié par Freud. Ces conditions placent le récit analytique à la fois hors
du champ du romanesque et tout aussi loin de celui des sciences de la nature.
Quelques exemples de la manière dont Freud utilise sa langue pour donner une expression
aux processus psychiques qui se développententre l'analyste et l'analysant, indiquent des tem-
poralités superposées et intriquées. S'ouvre enfin une interrogation sur le genre de véracité ou
de sûreté propre à l'exposé analytique.
Résumé — A propos des actes délinquants, l'auteur a souligné la teneur différente entre le
compte rendu du jugement dans lequel le criminel ne se reconnaît pas et son discours avec le
thérapeute. Le clivage du moi s'en trouve conforté. Compte tenu de la pathologie en cause, on
verra la problématique particulière de la thérapeutique pour laquelle l'objet externe tient une
place singulière. Une étude clinique à partir de deux grandes configurations de la délinquance,
selon qu'elle implique des actes à caractères sexuels ou pas, est proposée.
Résumé — Comme pour le rêve, il y a une différence entre celui qui délire et celui qui raconte
son délire. Le temps grammatical change et permet de repérer les effets, dans une cure, que
produisent dans la psyché des patients l'acquisition de la mémoire, du temps et la perception
des différences entre réalité psychique et réalité matérielle.
Mots clés — Conte merveilleux. Art. Plaisir. Réalité. OEdipe et après-coup. Petit Hans. Pre-
miers récits. Psychosomatique. Texte et esthétique. Toute puissance.
1004 Revue française de Psychanalyse, N° 3-1998
Résumé — A travers le rêve d'angoisse d'une patiente, n'ayant pu maintenir une triangulation
des représentations, ainsi qu'à travers certains éléments d'analyse d'un conte, puis enfin à tra-
vers l'agir d'une patiente s'inscrivant tout à la fois dans son corps et à l'intérieur d'une séance,
il s'agit de démontrer comment divers processus inhérants à la narrativité peuvent être amenés
à se désorganiser et se réorganiser : la séance analytique élaborant le rêve d'angoisse et Vacting
out. Le conte contenant en lui-même à la fois des processus de pensées équivalents au rêve
d'angoisse et leur élaboration.
Entremêlée à ces trois thèmes : rêve d'angoisse, conte, pensée traumatique, la valeur opé-
rationnelle des différents niveaux narratifs dans une séance psychanalytique est également
questionnée.
D. DONABEDIAN.
— « La fonction économique du langage : le mot-action »
Résumé— «La fondation économique du langage : le mot-action ».
L'auteur présente l'hypothèse selon laquelle la pensée opératoire, concept décrit par
P. Marty, constitue une parole en acte.
Il se réfère à la névrose actuelle où les éléments traumatiques et conflictuels inhibent et
gèlent la fonction sémantique du langage.
Le patient somatique lorsqu'il est en phase de vie opératoire a une pensée suspendue à un
comportementcomme le sujet névrosé traumatique à travers l'automatisme de répétition.
Mots clés — Vie opératoire. Procédés autocalmants. Narcissisme de comportement. Névrose
actuelle. Mot-action.
Jacques ANGELERGUES. — Brèves notes sur les apports critiques de Roy Schafer
Résumé — L'auteur oppose deux niveaux de la théorie. Le premier niveau n'est pas propre à
la psychanalyse. On y trouve des théories, ou plutôt des mythes, des symboles d'ailleurs
-
ethnologiquementvariables que la psychanalyse, avec d'autres disciplines, redécouvre dans
-
l'être humain. Meurtre du père, complexe d'OEdipe, complexe de castration, etc. La psycha-
nalyse n'a pas à engager sa vérité spécifique dans ces constructionsmytho-symboliques.
Le second niveau, celui de la métapsychologie rend compte de la formation de l'appareil
psychique et de l'inconscient. De ce fait, elle se donne les moyens de rendre compte de la fonc-
tion à la fois liante et refoulante des systèmes mytho-symboliques de premier niveau, dans
- -
la constitution de l'être humain.
Résumé — Entrer dans une relation vraie avec un individu suppose d'appréhender sa com-
plexité interne. Le récit peut constituer une voie de compréhension de cet individu, pour autant
que l'écoutant admette que ce récit, portant la marque du travail interne du moi, ne constitue
en aucun cas une histoire mais un miroir de l'évolution intrapsychique du sujet.
toires du lien primaire et par conséquent a des effets résolutifs sur les problématiques de cli-
vage du moi.
Mots clés — Associativité. Clivage. Construction. Récit. Processus identificatoire du lien pri-
maire. Travail analytique. Triangulation.
Résumé — La narration peut être un apport fructueux dans certaines psychothérapies d'en-
fants et d'adolescents dans les cas d'inhibitions de la pensée ou de l'expression de la pensée.
Les travaux de Jack Goody et ceux de Raphaël Pividal ont fourni des éléments pour une
théorisation de ces pratiques.
Mots clés— Enfants, adolescents et écriture. Inhibitions de la pensée. Parole et écriture. Psy-
chothérapie et écriture.
Résumé — Pour le psychanalyste le sens d'un mythe émerge de l'articulation entre le mani-
feste de son texte et le latent de son contenu sur la crête qui unit la réalité sociale et la réalité
psychique des individus.
Ce texte questionne un mythe, celui d'Hélène, auquel au cours des siècles se sont attaché
le discours des légendes, l'acte cultuel de la tragédie et la verve des poètes. Il s'agit d'une ten-
tative de formuler une réponse à la question : pourquoi la pensée humaine d'Homère jusqu'à
nos jours revient avec insistance sur la figuration d'Hélène.
Mots clés — Hélène. Mythe. Beauté idéale. Désir.
Résumés 1007
Résumé — Le roman de Borne Hypatia marqua profondément Freud à 14 ans ; cet ouvrage fut
le seul livre de son enfance à se trouver encore en sa possession en 1920. L'Interprétation des
Rêves se développa, on peut le penser, sur le terreau de ce livre «oublié ».
Autre lecture d'enfance, l'ouvrage de Mme Leprince de Beaumont : «Le magasin des ado-
lescentes : dialogues entre une sage gouvernante et ses élèves » permit à Freud adolescent
d'acquérir la connaissance du français lu, tandis que ses soeurs pouvaient y puiser une éven-
tuelle «formation » de kinderfrau.
Summary — Freud introducedthe narrative genre into psychoanalysis. Is this then to say that
the aim of psychoanalysis is to construct a story? The author here demonstrates the implica-
tions and the limits of the narrative in psychoanalyticalwork. She then discusses the concep-
tions of a «narrative truth » in psychoanalysis.
Summary — It can a priori seem surprising to invoke the concept of narrativity in the domain
of analytic thought, at least if we mean narrativity in the sense of a linking together of secon-
darized forms that aim to restitute the chronology of a sequence of related events in discourse.
After giving a brief history that aims to situate this notion in the context that has given rise to it
I mean to show how, in contrast to a chronicle, a «well understood » narrativity (or one could
say a more open narrative) can favour the émergence of a progredient associativity. All associa-
tive modes are not, however, necessarily narrative. Two narrative fragments are given that show
a good associative quality. Only the second, however, is inscribed in the register of narrativity.
We look at the conditions that favours its émergence.
Summary— In the last fifty years psychoanalysis has preoccupied itself exclusively with the
signifying powers of speech and of fantasies. It has not, or at least very little, attempted to
reflect on «saying » which is neither speech, nor the said nor unsaid.
The life of the narrative is linked to the mythical history invented by Freud : the murder of
the father, which says that men are born «guilty » and guilty in a way that concerns the drive.
1010 Revue française de Psychanalyse, N° 3-1998
This « historical » account must be narrated ; the OEdipical encounter, which according or Freud
is not mythical but dynamic and developing, must preside over its reestablishment but even
more so over its ethical withdrawal.
Via the fundamental rule, known as free association, the narrative account must discover
what it will become.
What is «true » is no longer necessarily historical. The account does not recreate the event
(drive-linked, traumatic), neither does it symbolise nor metaphorise it. Truth does not imply
that something has happened... and Freud, from a secularist standpoint, wanted to make what
is true (the murder of the father) and what is historical synonymous.
We never know what we are going to say, this is the true end of association. It is thus not
account of the true event that is essential but the true account of the event.
Summary — Dreams are projection. Dreams are paradigmatic of psychic formations such as
hysterical phobia or delusional ideas, but also, we are told in Totem and taboo and A metapsy-
chological supplément to the theory of dreams, of psychic formations such as «System forma-
tions » (Systembildung). We can thus extend the relevence of this paradigm to ail types of nar-
ration. Projection is thus a structural moment in any narration.
Summary — On the basis of some of Freud's remarks considered aside from their context, this
paper attempts to highlight the difficultés Iinked to the présentation of analytic material, whe-
ther it be a question of the account of the patient's case-history or of the history of the treat-
ment or of putting forward a theoretical point. The analytical material obtained by a technique
that renders accessible psychic phenomena that are otherwise hardly accessible, has its own
method and its own concepts however,the spectrum of validity of which is specified by Freud.
Sumntaries 1011
Thèse conditions place the analytical account both outside the field of the romanesque and just
as far outside that of the natural sciences.
Some examples of the way in which Freud uses his language to give an expression to the
psychic processes that develop between the analyst and the analysant, indicate superimposed
and interwoven temporalities. This leads to a questionning of the genre of truthfulness or of
sureness characterising the analytic account.
Key-words— Phonographic memory. Unconscious memory. Current psychic surface (jewei-
lig). Temporalities. Truthfulness.
Claude BALIER. — From the act and its account to the reality of the subject
Summary — With regard to delinquent behaviour, the author underlines the difference in
terms characterising the legal account in which the criminal does not recognize himself, and his
discourse with the therapist. The splitting of the Ego is thus aided. Taking account of the
pathology in question, we can consider the particular problematic of the therapist for whom the
external object holds a specifie place. A clinical account based on two major configurations of
delinquency is offered, depending on whether or not it implies acts of a sexual nature.
Key-words — Delinquency. Splitting. Subject. External object. Primitive father.
Summary — As in the case of dreams, one must distinguish between someone who has a
delusion and someone who recounts his delusion. The grammatical tense changes and enables
us to locate the effects that the acquisition of memory, of time and of the perception of the dif-
ferences between psychic reality and material reality produce in the psyche of patients during
the treatment.
Key-words— Time. Memory. Diferences. Delusion. Dreams. Identity.
Marie BONNAFÉ. — On the fringe of the OEdipal account, the fairy taie
Summary — Telling a fairy tale during a session, whilst the maternai image is till overpowerful,
bears witness, to the first discovery of the third party. Associations are then able to set going a
process that had been blocked by libidinal viscosity (for example psychosomatic). The obser-
vation of a child of two, introducing both a third party and guilt into the telling of a story, plus
a very brief glimpse into the reaction of babies with regard to these tales, shows us the impor-
tance of the role of the stories in the construction of the first defensive processes. The said and
the unsaid in the stories (René Diaktine) then plays a major role carried by the symbolic mark
of the maternai voice. Their characteristics and their literary quality gives them the status of pri-
mary neo-reality from early childhood on, with artistic creation accompanying the first delimi-
tations between pleasure and reality.
Key-words — Fairly-tale. Art. Pleasure. Reality. OEdipus and retroaction. Little Hans. Early
stories. Psychosomatic. Text and aesthetics. All-powerful.
1012 Revue française de Psychanalyse, N° 3-1998
Summary — Via firstly the anxiety dream of a patient who was unable to maintain a triangu-
lation of representations, secondly via certain elements of the analysis of a fairly-tale, and
finally via the behaviour of a patient that was inscribed both in her body and inside a session,
we wish hère to demonstrate how différent processes inhrent to narritivity can be made both
to disorganize and to reorganize themselves. The analytic session elaborated both the anxiety
dream and the acting-out. The fairy-tale contains in itself both the processes of thought that
are équivalent to the anxiety dream and the élaboration of thèse processes.
In so far as it is intertwined with these three themes, that is, the anxiety dream, the fairy-
tale and traumaticthought, the functional value of the différent narrative levels in a psychoana-
lytical session is also considered.
Summary — With an view to reducing the scientific ideal of psychoanalysis, Roy Schafer
attempts to bring out the language of personal narrative truth, a language that is more open
about action. He critieizes metapsychologybut in exchange offers a quite rigid theorization of
narrative «structures ».
Summary — Entering into a true relationship with an individual implies acknowledging his
inner complexity. His account can constitue a means of comprehendingthis individual, in so far
as the listener admits that this account, bearing the mark of the internai work of the ego, in no
way constitutes a finished story but rather a miror of the intrapsychic development of the
subject.
with associativity, and secondly, that their readjustment once again sets going the identifica-
tory processes of the primary bond and consequently has conclusive effects on the problematic
of the splitting of the ego.
Key-words — Children. Adolescents and writing. Inhibition of thought. Speech and writing.
Psychotherapy and writing.
Summary — For the psychoanalyst, the meaning of a myth emerges from the articulation bet-
ween its manifest text and its latent content on the fringe uniting the individual's social and
psychic reality.
This paper questions a particular myth, that of Helen, to which, over the centuries, the dis-
cours of legends, the cultural act of tragedy and the verve poets have adhered. This is an
Swnmaries 1015
attempt to formulate an answer to the question : why does Homer's human conception to this
day return with such tenacity to the depiction of Helen ?
Summary — Börne's novel Hypatia had a profound effect on Freud at the age of fourteen ; it
was the only childhood book still in his possession in 1920. The Interpretation of Dreams, we
might postulate, took root in the soil of this «forgotten » book.
Another childhood reference. Mme Leprince de Beaumont's: «Le magasin des adoles-
centes : dialogues entre une sage gouvernante et ses élèves » enabled the adolescent Freud to
acquire a knowledge of written French, whilst his sisters were able to gather from it a possible
kinderfrau «training ».
Ùbersicht
— Freud hat die erzahlerische Gattung in die Psychoanalyse eingefuhrt. Ist jedoch
die Konstruktioneiner Erzahlung das Ziel der Psychoanalyse? Die Autorin zeigt die Bedeutung
und die Grenzen des Erzàhlerischen in der psychoanalytischen Arbeitauf. Sie diskutiert danach
die Konzeptionen einer «erzählerischen Wahrheit» der Psychoanalyse.
Laurent DANON-BOILEAU.
— Die Erzählungsqualität des in der Psychoanalyse
Ausgesprochenem
Ùbersicht
— Es mag a priori erstaunen den Begriff des Erzählens in der analytischen Uberle-
gung zu erw gen-wenigstens wenn man das Erzahlen als Anordnung der sekandarisierten For-
men der Chronologie gemass versteht. Nach Kurzer historischer Aussage um diesen Begriff in
seinen geburts zusammenhang zu stellen, mochte ich zeigen, wie, einer chronologigchen
Erzahlung entgegen, eine « gut verstandene », eine offenere Kann man meinen, das Aufkommen
einer progredianten assoziativitat fordert Jedoch ist nicht jede assoziative Art erzahlungsart.
Zwei Klinische Bruchstùcke bezeugen einer guten assoziativen Qualitat. Aber nur das zweite
kann Als Erzahlung gewertet werden. Man fragt sich welche Bedingungen dieses Aufkommen
fördern.
Claude BALIER. — Von der Tat und seiner Erzâhlung zur Realitât des Subjekts
Ùbersicht
— Von den delinquanten Taten ausgehend, unterstreicht der Autor den Wortlau-
tunterschied zwischen dem Urteilsbericht, in welchem sich der Kriminelle nicht erkennt und der
Rede mit dem Therapeuten. Die Ichspaltung wird dadurch verstarkt. In Anbetracht der betrof-
fenen Pathologie, wird die spezielle Problematikder Thérapie angegangen, in welcher das aus-
sere Objekt einen besonderen Platz einnimmt. Der Autor schlagt eine klinische Studie vor, aus-
gehend von zwei grossen Delinquenzformen, den Taten mit order ohne sexuelle Charakteristik.
Ubersicht — Die Erinnerung an ein Marchen in der Sitzung bezeugen von der ersten Ent-
deckung des Dritten, wenn auch das Mutterbild noch sehr mächtig ist. Die Assoziationen kön-
nen dann einen durch eine libidinale Viskositat blockierten Prozess (zum Beispiel psychosoma-
tisch) mobilisieren. Die Beobachtung eines zweijahrigen Kindes, welches die Drittfigur und das
Schuldgefühl in die Erzâhlung eines Marchens einführte sowie auch ein kurzer Bericht der
Reaktionen von Babys beim Zuhören von Erzahlungen zeigt die Wichtigkeit der Erzahlungen,
im Aufbau der frühen Abwehrprozesse. Das Gesagte und das Nicht-gesagte in den Marchen
(René Diaktine) spielen eine sehr grosse Rolle, getragen vom symbolischen Geprâge der Mut-
1020 Revue française de Psychanalyse, N° 3 -1998
terstimme. Die Charakteristiken und die literarische Qualität der Erzählungen gibt letzteren seit
der Kindheit die Stellung einer Neurealität, künstlerische Schöpfung, welche die ersten Begren-
zungen zwischen Lust und Realitat begleitet.
Schlüsselworte — Marchen. Kunst. Lust. Realitat. OEdipus. Nachtraglich. Kleiner Hans. Erste
Erzählungen. Psychosomatik. Text und Ästhetik. Vollmacht.
Diran DONABEDIAN. — Die ökonomische Funktion der Sprache : Das wort als tat
übersicht
— Der Autor schlagt die Hypothese vor die von P. Marty beschriebene «pensée
opératoire » (das operative Denken) als Wort in Tat aufzufassen.
Erbezieht sich auf die Aktualneurose in welcher Trauma und Klonflikt elemente die seman-
tische Funktion der Sprache hemmen und einfrieren.
Befindet sich der somatische Patient in einer Phase operativen Lebens dann ist sein Den-
ken an ein Verhalten geknüpft wie es der Fall des traumatischen Neurotikers ist via dem
Wiederholungzwang.
Jacques ANGELERGUES. — Kurze Notiz über den kritischen Beitrag von Roy
Schafer
Ubersicht — Wenn wir mit einem Individuum eine wahre Beziehung aufstellen wollen,
mûssen wir seine innere Komplexitaterfassen. Die Erzählung kann zu einem Weg werden, wel-
cher das Verstandnis dieses Individuums erlaubt, unter der Bedingung, dass der Zuhörer aner-
kennt, dass diese Erzählung, welche den Stempel der inneren Arbeit des Ich tragt, auf keine
1022 Revue française de Psychanalyse, N° 3 - 1998
Weise eine fertige Geschichte darstellt, sondern einen Spiegel der intrapsychischen Entwic-
klung des Subjekts.
Nadine AMAR. — Das Tagebuch einer Kur : das Euzählerische des Schreibens
Ùbersicht
— Die spontane Verfassung eines Tagebuchs im Verlauf der Kur eines Psychodra-
mas wird als organisierende Antwort der Kohasion der Gruppe entdeckt. Aus weiterer Sicht
entputt sich das Schreiben eines Tagebuchs von Tag zu Tag als einen Versuch, den anschein-
enden Widerspruch : Flüchtigkeit/Permanenz der Zeit zu übergehen.
richtes unterstriechen : diese Grenzen Kann eine Darstellungsarbeit überholen, die der Person
den Zugang zum eigenen weh und ihm gegenùber Beweglichkeitsichert.
Anna POTAMIANOU.
— Ausserhalb der Zeit... In den Figuren des Mythos :
Helene, Glanz und Blendung des Wunsches
Ùbersicht
— Fur den Psychoanalytiker geht der Sinn eines Mythos aus den Zusammen-
hângen zwischen dem manifesten Text und dem latenten Inhalt hervor, auf dem Grat, welcher
die soziale und die psychische Realitat der Individuen vereinigt.
Dieser Text befragt den Mythos von Helene, mit welchem sich Verlauf der Jahrhunderte
Legenden, der kulturelle Akt der Tragödie und der Schwung der Poeten verbunden haben. Es
geht um einen Versuch, eine Antwort su formulieren auf die Frage : warum kommt das
menschliche Denken seit Homer bis heute noch beharrlich auf die Darstellung von Helene
zurück ?
übersicht — Der Roman von Borne Hypatia hat Freud mit 14 Jahren tief beeindruckt; dieses
Werk war das einzige Buch seiner Kindheit, welches er 1920 noch besass. Die Traumdeutung
nahm Form an, und man kann es zumindest vermuten, auf dem Humus dièses «vergessenen »
Bûches.
Eine andere Kindheitslektùre, das Werk von Frau Leprince de Beaumont: «Le magasin des
adolescentes : dialogues entre une sage gouvernante et ses élèves » erlaubte Freud als Adoles-
zenten das gelesene Französisch zu erlernen, wohingegen seine Schwestern darin eventuell
eine «Ausbildung » als Kinderfrau finden konnten.
Resumen — Freud introdujo el género narrativo en el psiconanâlisis. Por ello i el objetivo del
psicoanâlisis es la construcciôn de un relato ? La autor muestra el alcance y los limites del nar-
rativo en el trabajo analitico. Seguidamente debate las concepciones de una « verdad narrativa »
del psicoanalisis.
El narrativo tienff una vida histôrica vinculada historia mftica inventada por Freud : el
a la
asesinato del padre que hace que el hombre nazca «culpable » y culpable pulsionalmente. Este
relato historico debe de ser narrado ; el encuentro edipico - que no es mitico en Freud, pero
dinâmico y evolutivo - debe presidir el restablecimiento, pero aùn mas el desistir ético.
Mediante la régla fundamental, llamada asociaciôn libre, el relato narrativo descubre su
futuro.
Lo que es no es necesariamente histôrico. El relato no recreado por el aconte-
« verdadero »
cimiento (pulsional,traumatico), ni lo simboliza ni tampoco lo metaforiza. Verdadero no quiere
decir alcanzado... y Freud quiso confundir, por su espiritu laico, lo verdadero (el asesinato del
padre) y lo historico.
Nunca se sabe lo que vamos a decir, ésta es la finalidad de la asociaciôn. No es entonces
el relato del acontecimiento verdadero lo esencial, sino el verdadero relato del acontecimiento.
conceptos propios, cuyo campo de validez es especificado por Freud. Las condiciones sitûan el
relato analitico al mismo tiempo fuera del campo de lo novelesco y paralelamente lejos de aquél
de las clencias de la naturaleza.
Algunos ejemplos sobre la mariera como Freud utiliza la lengua para dar una expresiôn a
los procesos psiquicos que se desarrollan en el analista y el analizante, indican temporalidades
superpuestas e intrincadas. Finalmente se plantea una interrogacion sobre el género de veraci-
dad o seguridad especfficos de la ponencia analitica.
Palabras claves — Memoria fonogrâfica. Memoria inconsciente. Superficie psiquica actual
(jeweilig). Temporalidades. Veracidad.
Resumen — En relacion con los actos delictivos, el autor ha subrayado el carécter diferente
del acta del juicio con la que el criminal no se identifica y el discurso de este con el terapeuta.
La escision del Yo se halla confortada. Acta de la patologica en causa, veremos la problemàtica
especffica de la terapéutica para con quien el objeto externo ocupa un lugar singular. Final-
mente se propone un estudio cli'nico que parte de dos grandes configuraciones de la delin-
cuencia, segùn implique o no actos de carécter sexual.
Palabras claves — Delincuencia. Escision. Sujeto. Objeto externo. Padre primitivo.
Resumen — De la misma manera que en el sueno, hay una diferencia entre él que délira y él
que cuenta su delirio. El tiempo gramatical cambia y permite localizar los efectos, en una cura,
producidos en la psiquis de los pacientes por la adquisicion de la memoria, del tiempo y la per-
ception de las diferencias entre realidad psfquica y realidad material.
Palabras claves — Tiempo. Memoria. Diferencias. Delirio. Sueno. Identidad.
Resumen — A través del sueños de angustia de una paciente, que no ha podido mantener una
triangulaciôn de las representaciones, como también a través de algunos elementos del analisis
de un cuento y finalmene a través del actuar de una paciente presente a la vez en su cuerpo y
en una sesiôn, se trata de demostrar de que manera los diferentes procesos inherentes a la nar-
ratividad pueden ser Ilevados a desorganizarsey a reorganizarse : la sesiôn analitica que elabora
el sueño de angustia y el acting out. El cuento, que contiene en si mismo y a la vez, procesos
de pensamientos equivalentes al sueño de angustia y a su elaboraciôn.
Resumen — Preocupado en reducir el ideal cientîfico del Psicoanâlisis, Roy Schafer intenta
separar el lenguaje de la verdad narrativa personal, un lenguaje mâs abierto a la acciôn. Crîtica
la metasicologia pero propone, en cambio, una teorizaciôn bastante rigida de las «estructuras »
narrativas.
Resumen — El autor opone dos niveles de la teoria. El primer nivel no es privativo del psico-
anâlisis. En el mismo se hallan teorîas, o mâs bien mitos, simbolos por otra parte, etnolôgica-
-
mente variables - que el psicoanâlisis junto a otras disciplinas, vuelve a descubrir en el ser
humano. Asesinato del padre, complejo de Edipo, complejo de castraciôn, etc. El psicoanâlisis
no debe comprometer su verdad especifica en las construccionesmito-simbôlicas.
El segundo nivel, el de la metasicologia atestigua la formaciôn del aparato psiquico y del
inconsciente. En relaciôn con estos, se brinda los medios para dar cuenta de la funciôn al -
mismo tiempo vinculante y represiva - de los sistemas mitosimbôlicos del primer nivel, en la
constituciôn del ser humano.
Resumen — Entrar en una relaciôn verdadera con un individuo supone aprehender la comple-
jidad interna. relato puede constituir una senda de comprensiôn del individuo, en la medida
El
en que el escuchante admita que el relato, que Ileva la marca del trabajo interno del yo, no
constituye de ninguna manera una historia terminada sino un espejo de la evoluciôn intrasi-
quica del sujeto.
Resumen — La narraciôn puede ser una aporte fructuoso en ciertas psicoterapias de ninos y
de adolescentes, especialmente en los casos de inhibiciones del pensamiento o de la expresiôn
del pensamiento.
Los trabajos de Jack Goody y los de Raphël Pividal han proporcionadoelementos para una
teorizaciôn de las précticas.
Anna POTAMIANOU.— Fuera del tiempo... En las figuras del mito : Helena, brillo
y encandilamiento del deseo
Resumen — Para el psicoanâlisis el sentido de un mito surge de la articulaciôn entre lo mani-
fiesto del texto y lo latente de su contenido en la cresta que une realidad social y realidad psi-
quica de los individuos.
Este texto cuestiona un mito, el de Elena, que a lo largo de los siglos ha cautivado al dis-
curso legendario, al acto cultural de la tragedia y a la inspiraciôn de los poetas. Se trata de la
Resumen 1031
tentativa de formular una respuesta a este interrogante : Por qué el pensamiento humano de
Homero vuelve hasta hoy con insistencia sobre la figuraciôn de Elena.
Riassunto — Il genere narrativo è stato introdotto in psicoanalisi da Freud. Lo scopo délia psi-
coanali è pero' quello délia costruzione di un racconto? L'autore presenta qui la portata ed i
limiti del narrativo nel lavoro analitico e discute poi, le concezioni di una « verità narrativa » délia
psicoanalisi.
mitico, ma dinamico ed evolutivo — deve presiedere al ristabilimento,ma ancor più alla sua rinun-
cia etica. Con la regola fondamentale, detta dell'associazione libera. il racconto narrativo scopre il
suo divenire. Cio' che è « vero » non è piu per forza storico. Il racconto non ricrea l'avvenimento
(pulsionale, traomatico), non lo simbolizza e neppure lo metaforizza. Vero non vuol dire acca-
duto... e Freud ha voluto, per spirito laico, confondere il vero (l'uccisione del padre) con lo sto-
rico. Lo scopo dell'associazione è che non si sa mai quello che si dira. Non è dunque il racconto
dell'eventovero che è essenziale, ma il vero racconto dell'evento.
Parole chiave — Storia. Mito. Racconto. Vita. Persona.
Riassunto — Questo saggio, basandosi su alcune osservazioni di Freud riprese fuori contesta,
cerca di presentare le difficultà legate alla presentazione del materiale analitico, che si tratti d'un
racconto del caso-storia del malato o la storia d'un trattamento, oppure di proporre un punto
della teoria. Il materiale analitico ottenuto con una tecnica che rende accessibili fenomeni psi-
chici altrimenti appena accessibili, ha tuttavia il suo metodo e concetti propri il cui campo di
validità è stato specificato da Freud. Queste condizioni pongono il racconto analitico sia fuori
dal campo del romanzo che da quello délie scienze della natura. Alcuni esempi di corne Freud
usa la sua lingua per dare un'espressione ai processi psichici che si sviluppano tra analista ed
analizzando, indicano la sovrapposizione e l'intreccio delle temporalità. Viene infine aperta
un'interrogazione sul genere di veracità o di sicurezza del racconto analitico.
Parole chiave — Memoria fonografica. Memoria inconscia. Superficie psichica attuale
(jewellig). Temporalité. Veracità.
Riassunti 1035
Riassunto — Riguardo agli atti delittuosi, l'autore sottolinena il differente tenore tra il reso-
conto del giudizo, nel quale il criminale non si riconosce, ed il suo discorso col terapeuta. La
scissione dell'lo se ne trova confermata. Vista la patologia in questione, si vedrà la particolare
problematica in cui si trova il terapeuta per il fatto del singolare ruolo che assume l'oggetto
esterno. Viene presentato uno studio clinico basato su due grandi configurazioni della delin-
quenza, che comporta o meno atti di carattere sessuale.
Riassunto — Cosi' come per il sogno, anche tra colui che delira e colui che racconta il suo
delirio c'è una differenza. Il tempo grammaticale cambia e permette il reperimento degli effetti
nella cura, prodotti nella psiche dei pazienti dall'aquisizione della memoria, del tempo, della
percezione delle differenze tra realtà psichica e realtà materiale.
Parole chiave — Favole. Arte. Piacere. Realtà. Edipo e après-coup. Piccolo Hans. Primi rac-
conti. Psicosomatica. Testo ed estetica. Onnipotenza.
Riassunto — Tramite un sogno angosciante d'una paziente che non aveva potuto mantenere
una triangolazione delle rappresentazioni, certi elementi d'analisi d'un racconto, ed infine
dell'agire di una paziente che s'iscrive sia nel suo corpo che nella seduta, si cerca di dimostrare
come diversi processi inerenti alla narratività possono essere portati a disorganizzarsi ed a rior-
ganizzarsi: la seduta analitica permettendo l'elaborazione del sogno angosciante e dell'acting
aut. Il racconto, contenendo in lui sia i processi di pensiero equivalenti al sogno angosciante e
la loro elavorazione. Intrecciato a questi tre elementi : il sogno angosciante, il racconto, il pen-
1036 Revue française de Psychanalyse, N° 3 - 1998
siero tromatico, viene anche investigato il valore operativo dei differenti Iivelli narravitivi nella
seduta psicoanalitica.
Parole chiave — Narratività. Verità. Strategia. Sogno angosciante. Racconto. Agire
D. DONABEDIAN.
— Lafunzione economica del linguaggio : la parola-azione
Riassunto — L'autore avanza l'ipotesi che il pensiero operatorio, concetto descritto da
P. Marty, costituisce una parola in atto. Si riferisce alla nevrosi attuale in cui gli elementi trao-
matici e conflittuali inibiscono e gelano la funzione semantica del linguaggio. Il paziente soma-
tico quand'è in una fase di vita operatoria, ha un pensiero sospeso ad un comportamentocome
il soggetto nevrotico da traoma lo è all'automatismo di ripetizione.
Parole chiave — Vita operatoria. Procedure auto-calmanti. Narcisismo di compartamento.
Nevrosi attuale. Parola-azione.
Riassunto — Partendo da alcune particolari resistenze alla psicoanalisi, lo stile del discorso
tenuto in seduta viene esaminato corne marchio della creazione dell'lo/Soggetto, fuori dalle
costrizioni del determinismo. Viene collegato alla scrittura di Paul Auster ed alla figura di Pene-
lope, nelle analogie con quello che suscitano nell'analista.
Parole chiave — Stile. Tempo. Disinvestimento. Contro-transfert.
Riassunto — Roy Schafer attento a ridurre l'ideale scientifico della psicoanalisi, cerca di libe-
rare il linguaggio dalla verità narrativa personale, un linguaggio più aperto sull'azione. Critica la
metapsicologia ma in cambio propone una teorizazione molto rigida delle «strutture » narrative.
Riassunto — Entrare in una vera relazione con un individuo suppone di coglierne l'intima
complessità. Il racconto puo' costituire una via di comprensione di quest'individuo, a condi-
zione che colui che ascolta ammetta che questo racconto che porta il segno del lavoro interno
dell'io, non costituisce in nessun caso una storia conclusa ma uno specchio dell'evoluzione
intrapsichica del soggetto.
Nadine AMAR. — A proposito del diario di una cura : il narrativo d'una scrittura
Riassunto — La redazione spontanea d'un diario della cura durante uno psicodramma, si
rivela corne riposta organizzatrice della coesione del gruppo. La scrittura di un diario giornaliero
è più ampiamente, specifica d'un tentativo di superare l'apparente opposizione : fugacità/per-
manenza del tempo.
Anna POTAMIANOU. — Fuori dal tempo... Nelle figure mitiche : Elena, lucentezza
ed offuscamento del desiderio
Riassunto — Il romanzo di Borne Hypatia segno' profondamente Freud all' età di 14 anni, fu
il solo libro della sua infanzia a trovarsi ancora in suo possesso nel 1920. Si puo' supporre che
I' « L'interpretazione dei sogni » si sviluppo' sull'humus di questo libro «dimenticado». Un' altra
lettura della sua infanzia, l'opéra di madame Leprince de Beaumont: «Le magasin des adoles-
centes: dialoghi tra una soggia governante ed i suoi allievi » permise al Freud adolescente di
aquisire la conoscenza della lettura del francese, mentre le sorelle potevano accingervi un'even-
tuale «formazione» di kinderfrau.
Parole chiave — Lettura. Conoscenza. Apprendimento. Ricordo infantile. Ascesa sociale.
Argument, 709
Michèle BERTRAND -The values and limits of the narrative in psychoanalysis, 713
-
Laurent DANON-BOILEAU The narrative quality of speech in analysis, 721
-
Jean GlLLIBERT Life stories, 731
Antoine RAYBAUD & Florence QUARTIER-FRINGS The fact of telling, 741
-
-
Bernard LEMAIGRE Dreams, projection and narration, 751
-
Christiane ROUSSEAUX-MOSETTIG The analytic account according to Freud, 759
-
Claude BALIER From the act and its account to the reality of the subject, 767
-
Marie-Lise ROUX The present and the imperfect, 781
Marie BONNAFÉ-VlLLECHENOUX On the fringe of the OEdipal account, the fairy tale, 787
-
Anne BOLIN -Stories from the opposite perspective, 801
Diran DONABEDIAN The economie fonction of language: the action-word, 811
-
Marie-Thérèse MONTAGNTER Style, a figure of time, 821
-
Glances
Jacques ANGELERGUES A brief note of the critical contribution of Roy Schafer, 845
-
-
Donald P. SPENCE Narrative truth and theoretical truth, 849
-
Jean LAPLANCHE Psychoanalysis: myths and theory, 871
Jean LAPLANCHE Narration. Hermeneutics, 889
Document
-
;
PERSPECTIVES i
Clinical perspectives
-
Colette COMBE The account of analytic work and construction in analysis, 909
-
Nadine AMAR On the diary of a treatment: the narrative aspect of an act of writing, 925
-
Anne CLANCIER Speech and writing, 931
Literacy perspective
-
Jjaurent JENNY The account of an expérience and représentation, 937
-
r Anna POTAMIANOU Outside time... and in mythical figures: Helen, 947
FÜR Dr BRAVE FREUD JUGEND
Lawrence M. GlNSBURG A "forgotten" work of Freud's youth, 957
-
TRADOUrORE/TRADDITORE
-
lise BARANDE The damage inflicted on the body of the Freudian letter, 967
BOOK REVIEWS
Monique DECHAUD-FERBUS Éros aux mille et un visages by Joyce McDougall, 973
-
-
Bertrand ETIENNE Psychanalyse des comportementssexuels violents by Claude\Balier, 979
REVIEW OF PERIODICALS
Sesto Marcello PASSONE - Rivista di-psicoauclisi, 993
-
Dolores LOPEZ-BRANCO Revista de l'APM (Revue de l'Association psychanalytique de Madrid), 997
LE NARRATIF
Rédacteurs : Jean-Louis BALDACCI et Michèle BERTRAND
Argument, 709
Michèle BERTRAND Valeurs et limites du narratif en psychanalyse, 713
-
Laurent DANON-BOILEAU La qualité narrative de la parole en analyse, 721
-
-
Jean GILLIBERT Récits de vie, 731
-
Antoine RAYBAUD et Florence QUARTTER-FRINGS Raconter ?, 741
-
Bernard LEMAIGRE Rêve, projection et narration, 751
-
Christiane ROUSSEAUX MOSETTIG Le récit analytique chez Freud, 759
Claude BALIER De l'acte et son récit à la réalité du sujet, 767
-
Marie-Lise Roux Le présent et l'imparfait, 781
-
Marie BONNAFÉ-VlLLECHENOUX A l'orée du récit oedipien, le conte merveilleux...,787
-
-
Anne BOLIN Contes à rebours, 801
-
Diran DONABEDIAN La fonction économique du langage, le mot-action, 811
Marie-Thérèse MONTAGNIER Le style, figure du temps, 821
Regards
-
Jacques ANGELERGUES Brève note sur les apports critiques de Roy Schafer, 845
-
-
Donald P. SPENCE Vérité narrative et vérité théorique, 849
-
Jean LAPLANCHE La psychanalyse : mythes et théorie, 871
-
Jean LAPLANCHE Narrativité et herméneutique,889 .
Document
-
Ruthellen JOSSELSON Le récit comme mode de savoir, 895
PERSPECTIVES
Perspective clinique
Colette COMBE - Récit du travail analytique et construction en analyse, 909
Nadine AMAR - A propos du journal d'une cure. Le narratif d'une écriture, 925
Anne CLANCIER- La parole et l'écriture, 931
Perspective littéraire
Laurent JENNY - Récit d'expérience et figuration, 937
Anna POTAMIANOU - En dehors du temps... dans les figures du mythe : Hélène : brillance et éblouis-
sement du désir, 947
TRADDUTORE/TRADDITORE
Ilse BARANDE - Le dommage infligé au corps de la lettre freudienne, 967
CRITIQUES DE LIVRES
Monique DECHAUD-FERBUS- Éros aux mille et un visages de Joyce McDougall, 973
Bertrand ETIENNE Psychanalyse des comportements sexuels violents de Claude Balier, 979
-
Jean-Michel QUINODOZ Nouvelleintroduction à la pensée de Bion par L. Grinberg, D. Sor
-
et E. Tabak de Bianchedi, 983
-
Simone KORFF-SAUSSE Retraits psychiques de John Steiner, 987
190 F 22072412/9/98