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Alain Finkielkraut
L’identité européenne
Oslo, le 27 01 2005
Nous ne savions pas, nous n’avions pas en tête que le 27 janvier était la date
anniversaire de la libération d’Auschwitz. Nous ne savions pas non plus, nous ne
pouvions pas nous douter qu’aujourd’hui, une quarantaine de chefs d’état se
recueilleraient dans ce camp à la mémoire des juifs assassinés. Maintenant nous le
savons, et je me dois d’autant plus de tenir compte de cette coïncidence qu’elle
n’est pas seulement écrasante, elle est aussi significative.
Du plus jamais ça, qui pouvait viser simplement plus jamais l’impérialisme
allemand, on en est peu à peu venu à une sorte de serment plus profond qui
consistait pour les états européens, les uns après les autres, à prendre vis-à-vis
d’eux-mêmes suffisamment de distance, à opérer une sorte de décentrement, à
s’interroger sur leurs propres crimes et, notamment, leur propre participation au
crime des crimes. Les Européens vis-à-vis de la shoah sont dans la situation de
commémorer une horreur dont ils peuvent dire à la fois qu’ils ont été les victimes
et en même temps les acteurs. La culpabilité ne s’est pas restreinte à l’Allemagne.
Et au fond, on peut dire que le « plus jamais ça » a fait entrer l’Europe dans
un âge post-national, non seulement parce que l’Europe se construit au-delà ou au-
dessus des nations, mais parce que les nations prennent vis-à-vis d’elles-mêmes
une distance autocritique. Et ce mouvement-là a quelque chose d’admirable.
L’Europe post-hitlérienne instaure un rapport critique à elle-même. Admirable et
aussi, ce sera le thème de l’exposé que je voudrais vous soumettre, inquiétant.
Et pour formuler mon inquiétude, je citerai d’abord une phrase tout à fait
intéressante, paradoxale, inattendue d’un grand philosophe mort il y a quelques
années, un philosophe qui a traversé le siècle, né au début du siècle, mort en 1993,
philosophe d’origine allemande, Hans Jonas, l’auteur du « principe de
responsabilité », un livre qui a été aussi un best seller philosophique, notamment
en Allemagne.
Et j’ai apporté avec moi un article à cet égard très révélateur qui va tout à
fait dans le sens des deux affirmations que j’ai citées tout à l’heure de Bronislaw
Geremek et de Robert Badinter, un article très élaboré d’un autre philosophe
allemand, Ulrich Beck.
Je citais Habermas tout à l’heure, Ulrich Beck est un philosophe aussi très
célèbre, notamment pour le livre qu’il a écrit sur la société du risque, sur les
nouveaux risques industriels aujourd’hui créés précisément par le système
technico-industriel dans lequel nous vivons. Un livre qui fait référence, notamment
dans les milieux de l’écologie.
Dans ce texte qui a été publié en France, mais j’imagine dans beaucoup
d’autres pays, Ulrich Bech réfléchit sur l’Europe, pour comprendre l’Europe telle
qu’elle est. Voilà qui est très intéressant. C’est quoi l’Europe telle qu’elle est ? Et
bien précisément, cette Europe n’est pas une grande communauté d’ascendance
commune. On pourrait dire : c’est ça, l’Europe telle qu’elle est, c’est une histoire
commune, c’est un passé commun, ce sont des expériences communes. Non, dit
Ulrich Beck, l’Europe telle qu’elle est n’est pas de l’ordre de l’être, si je puis dire .
L’européanité de l’Europe, c’est son cosmopolitisme. Et qu’est-ce que c’est que ce
cosmopolitisme ? Il dit : « la conscience originelle du cosmopolitisme qui est au
fondement du projet européen , c’est la mémoire collective de l’holocauste qui
en constitue l’archive la plus évidente ». « Là, » dit-il « dans les actes du tribunal
de Nuremberg se donne à lire clairement la logique institutionnelle
cosmopolitique, qui fut la première chose que les bâtisseurs de l’Europe
entreprirent pour rompre avec le passé. » Il s agit là d’une mémoire qui ne nous
invite pas à récapituler le passé, mais à rompre avec lui. Ce qui fait que, et c’est
toujours le raisonnement de Ulrich Beck, la définition de l’Europe ne peut être que
procédurale.
Les Ottomans n’ont pas partagé la même aventure, participé aux mêmes
dynamiques que les peuples de l’Europe chrétienne. Ce qui fait l’Europe telle
qu’elle s’est constituée, c’est la conversion romaine au christianisme, c’est
l’affirmation progressive des états nations, c’est les luttes internes des pouvoirs
religieux et politiques, c’est la Réforme, les Lumières, le romantisme, la liberté
individuelle, le pluralisme religieux. Voilà les grandes scansions d’une histoire
commune à l’Europe, une histoire qui évidemment n’est pas seulement glorieuse,
qui a des aspects terribles, mais qui fait une expérience.
Or la Turquie n’a pas connu cette aventure, mais en même temps, quand
certains se prévalent de cette différence pour dire : donc la Turquie ne doit pas
adhérer à l’Europe, il leur est immédiatement répondu, avec beaucoup de sévérité,
une sévérité même très solennelle, « vous voulez faire de l’Europe un club
chrétien et ce faisant, vous voulez exclure les Turcs ». Autrement dit, et il suffit de
pousser un peu les gens qui raisonnent en ces termes pour les entendre dire :
« Vous ranimez les vieux démons de l’Europe. » C'est-à-dire : « Vous n’avez pas
tiré toutes les leçons d’une histoire de violence et d’exclusion qui a mené à
Auschwitz, vous recommencez. »
On ne peut plus compter sur l’équilibre des forces, il faut trouver autre
chose. Il y a eu l’ordre de Westphalie, et puis il y a l’ordre de Nuremberg. Cette
Europe-là, il est difficile de la récuser comme ça d’un revers de main. Elle a sa
force, elle a sa légitimité, de même que la cérémonie qui se déroule en ce moment,
et dont nous verrons sans doute les uns et les autres des images à la télévision ce
soir, ne peut que susciter en nous tous un sentiment d’émotion et de gratitude.
Un jour, en effet, à Athènes, des gens ont pensé que c’est comme ça qu’on
allait se gouverner, que la démocratie finalement valait mieux que d’autres types
de régimes. Il est clair que ce n’est pas évident pour tout le monde, ça l’a été pour
les Grecs. Et la démocratie moderne qui a évidemment des traits bien différents
des démocraties antiques, est quand même héritière de ce geste extraordinaire.
Mais les ministres de l’Union Européenne, réunis à Luxembourg, ont été
découragés de mettre cette citation en exergue du traité constitutionnel. Pourquoi ?
Parce que justement les Grecs, c’était pas tout à fait ça. Car tout de même
dans cette démocratie que Périclès vantait, les femmes ne votaient pas. Dans cette
démocratie athénienne, il y avait des esclaves. Dans cette cité, il y avait des
métèques, et à l’extérieur de cette cité, il y avait des barbares. Toutes ces notions
ont été en effet destituées par le mouvement démocratique moderne. La
démocratie moderne, elle repose sur la généralisation de l’idée du semblable. S’il
y a démocratie, c’est parce que nous sommes tous nés égaux, qui que nous soyons.
Voilà une thèse en effet complètement étrangère aux Grecs. C’est une thèse
moderne, d’où le fait qu’il y a droits de l’homme et du citoyen. Les droits du
citoyen découlent des droits de l’homme, et tous les hommes ont des droits.
Donc forts de cette certitude, d’autant plus forts d’ailleurs qu’elle a été
combattue à Auschwitz, par les nazis qui ont voulu précisément en finir avec cette
idée d’humanité universelle, nous avons, ou du moins les Européens ont décidé
que Périclès n’était pas à la hauteur. Et Périclès n’est pas seul en cause. Rien dans
le passé n’est à la hauteur. Le passé en effet, c’est soit les barbaries dont
Auschwitz est en quelque sorte le point culminant, le paroxysme, soit quelques
efforts vers le meilleur, mais des efforts toujours insuffisants. Aucune société
avant la nôtre n’a proclamé l’égalité de tous les êtres humains et ne s’est mis en
tête de lutter contre toutes les discriminations, toutes les formes d’exclusion.
Aucune. Donc le paradoxe du devoir de mémoire, c’est qu’il nous conduit à
combattre toutes les formes d’ethnocentrisme, et en même temps à bâtir un
ethnocentrisme du présent sans équivalent, sans précédent. Nous sommes
enfermés dans notre actualité, car rien de ce qui vient avant ne mérite notre
admiration. Il y a bien ici et là quelques éclairs prémonitoires, mais justement ils
ne sont que prémonitoires. Et là en effet, l’Europe rompt avec quelque chose
d’elle-même, avec cette humilité qui était constitutive notamment de la
renaissance européenne, l’idée que les textes antérieurs ont toujours quelque chose
à nous dire.
L’Europe de l’ouverture est en fait une Europe de la fermeture sur soi, d’un
présent bouffi d’arrogance.
Troisième forme du renversement, je crois que cette Europe est bâtie pour
résister à ses démons et pour pactiser avec ses ennemis. Bâtie pour résister à ses
démons, bien sûr. Cette Europe, et pour de bonnes raisons, a peur d’elle-même.
Elle sait ce qui s’est passé en elle. Elle sait aussi que ce qui s’est passé en elle n’est
pas exclusivement localisable en Allemagne. Hitler, c’est l’Allemagne, mais il y a
eu des régimes de collaboration. Mais il y a eu Vichy en France, et il y en a eu
d’autres. Il y a eu des supplétifs. Donc l’Europe est entraînée à la vigilance. Mais,
précisément, on a le sentiment que l’Europe est tellement consciente d’avoir
produit le pire qu’elle a beaucoup de mal à s’imaginer que le pire peut venir
d’ailleurs. Elle pense donc qu’en désactivant le pire en elle, elle travaille pour le
monde. Et que le pire, c’est l’attitude qui a conduit certains à désigner des
ennemis. Donc l’Europe combat ses démons, et cette attitude particulièrement
démoniaque qui consiste à dire « celui-là est mon ennemi parce que j’ai besoin
d’espace vital». Et une fois qu’elle a fait ce travail, elle dit « je n’ai plus
d’ennemis puisque je n’ai plus d’ennemis ». Mais est-ce qu’on peut en rester à ce
raisonnement là ? Est-ce qu’il suffit de dire : je n’ai plus d’ennemis pour n’avoir
plus d’ennemis ?
C’est la logique de la terreur qui veut qu’un journaliste soit le porte parole,
le représentant de son gouvernement et doive payer pour sa politique. Cette
logique devrait en quelque sorte heurter toute civilisation. Ce n’est pas le cas,
semble-t-il aujourd’hui. Et tout cela aussi procède d’une Europe tellement habituée
à combattre ses démons qu’elle est la première surprise d’avoir des ennemis. Et
qu’elle ne veut pas le voir.
Et Kundera ajoute : « cette phrase n’a pas été comprise. » Et je crois qu’elle
n’est toujours pas comprise. A l’époque où Kundera écrit ce texte, en 1983, plus
personne ne se fait d’illusions sur le régime soviétique. Tout le monde pense que
les Hongrois ont eu raison, en 1956, de faire leur révolution. Tout le monde a
soutenu le mouvement Solidarité en Pologne. Geremek, à cette époque, est un
héros en France. Mais ce sont des catégories politiques qui succèdent à des
catégories politiques. Dans les années 50, on vivait sous la domination du schéma
communisme-capitalisme. Ce schéma s’effondre, un autre le remplace :
totalitarisme-démocratie.. Ce sont des noms communs, des concepts. Et Kundera
arrive avec des noms propres. Il y a des concepts, mais il y a aussi des noms
propres. C’est-à-dire qu’il n’y a pas simplement le communisme ou le
totalitarisme, il n’y a pas simplement le capitalisme ou la démocratie, il y a
l’Europe, il y a la Russie. Les noms propres existent. Et l’Europe post- hitlérienne
a du mal à accepter, si je puis dire, les noms propres. C’est ce que disait un autre
penseur d’Europe centrale Ceslaw Miloscz dans un texte déjà ancien « une autre
Europe ». Justement il réfléchissait sur les Russes et les Polonais, sur leur
différence. Et il disait : mais cette réflexion, elle ne va intéresser personne,
pourquoi ? Parce que l’Europe a été prise de panique devant les horreurs du
nationalisme. Et donc elle fuit sa peur dans les concepts, dans les statistiques de
production, et elle renonce à étudier plus profondément la trame mystérieuse du
devenir.
Nous n’en avons pas fini avec ce renoncement. Nous avons toujours autant
de mal avec les noms propres. Pour de bonnes raisons. On se dit que s’il n’y a que
des noms propres, alors peut-être est-ce l’unité humaine, la solidarité humaine qui
est menacée.
Une femme, une rescapée d’Auschwitz, c’est à elle que je réserve donc le
dernier mot, Ruth Kluger, a écrit un livre sur son expérience. Et elle disait qu’elle
ne pouvait pas supporter dans ce livre qu’on la ramène à Auschwitz, qu’on fasse
d’Auschwitz son être même. Elle ne cesse de dire : oui j’ai vécu ça, mais je ne
suis pas née à Auschwitz. C’est un livre extraordinaire. Et je voudrais que
l’Europe soit capable du même mouvement. S’interroger encore et encore sur ce
qui s’est passé. Mais ne jamais dire, en pensant précisément à Ruth Kluger, je suis
née à Auschwitz. Il n’est pas vrai que l’Europe est née à Auschwitz.
Merci.