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6 | Chroniques

Demi-deuil
ON REPREND
MAYLIS DE KERANGAL
écrivaine

LE FEUILLETON
monde, comment l’éprouvais-tu ? Etre au
monde en tant que grand pingouin, c’était
Au comptoir
D’ÉRIC CHEVILLARD
comment ? » Sans mentir, au fil des pa-
ges, le lecteur est saisi par une émotion
réelle, le sentiment d’une absence
des canailles
cruelle, d’une perte irréparable. Or
LE MONDE a continué d’autres fantômes encore hantent les SI L’ON TEND BIEN
sans lui comme si de rien paysages de ce monde. Quatre cent vingt- l’oreille, la gamberge fait
n’était et, de fait, rien quatre espèces de vertébrés ont été déci- voir ensemble les gam-
n’était. Rien n’était plus mées depuis le XVIIe siècle. Nous ne fré- bettes et les berges, la
que ce rien, un trou, un quenterons plus le quagga, la nette à cou marche et la dérive, une
vide, une absence. Il dis- rose, la marouette de Laysan, l’onycho- méditation qui se pro-
parut sans émouvoir personne, dans gale bridé, le râle de Wake, le thylacine… mène, un flux qui vagabonde. En exergue
l’indifférence générale. Bien des choses Ils ne vous manquent pas ? Et même, de ce roman qui commence au bistrot et
pourtant avaient disparu avec lui. Une « ça vous a un petit côté comique, ce défilé finit dans un fleuve, gamberger est défini
façon d’être au monde, d’abord. Un point d’animaux aux noms folkloriques » ? Tou- comme « se raconter des histoires, rêver,
de vue unique. Une intelligence de la si- tefois, même les braves qui envisagent bâtir des châteaux en Espagne ». Dans La
tuation. Une manière bien à soi de tracer avec sang-froid une Terre uniquement Petite Gamberge (1961) – titre qui sonne
sa route. Une grâce à nulle autre pareille. peuplée de leurs semblables – en comme le nom d’un troquet où divaguer
C’était une silhouette qui se découpait tranquille –, on ne va pas si loin mais on
sur le plus lointain horizon. Ses projets creuse profond : on connaît son terrain,
étaient modestes. Il n’avait pas pour am- Le lecteur de « Lettre on le connaît à fond, on en a la passion.
bition de conquérir le monde, ni seule- au dernier grand Le terrain, c’est « le Quartier », au cen-
ment celle de développer sa petite af- tre de Paris. Soit le Quartier latin, un ré-
faire. Etait-il fataliste, ou sage ? En tout
pingouin », de Jean-Luc seau de rues et de places qui s’étend de
cas, l’ordre des choses lui convenait. Il vi- Porquet, est saisi Saint-Germain aux arènes de Lutèce, de
vait dans le meilleur des mondes. par une émotion Saint-Médard aux Gobelins, incluant
Croyait-il. Car, le 3 juin 1844, sur l’île d’El- quelques percées aux Halles, au Châte-
dey, au large des côtes islandaises, un pê- réelle, le sentiment let, à la « Rambute », voire en banlieue
cheur lui tordit le cou et, avec lui, abolit d’une absence cruelle, pour cambrioler « un petit nougat gentil
toute l’espèce. d’une perte irréparable à deux pas de la Marne » ou venger une
Inconsolable, Jean-Luc Porquet pleure trahison dans un train qui roule vers Ju-
encore aujourd’hui le grand pingouin. visy. Au centre de ce centre, et comme
Auteur de nombreux essais sur le monde somme, l’homme rugit aussi bien que le au centre du monde, La Bonne Treille,
comme il ne va pas, ce journaliste du Ca- lion, il pince comme le crabe, puer un bistrot rue de la Montagne-Sainte-
nard enchaîné prouve avec ce nouveau li- comme le bouc est aussi dans ses cor- Geneviève où se tiennent parmi les
vre que rien de ce qui touche à la condi- des – sauraient-ils vivre sans les abeilles habitués « cinq bons gorilles, tous bien
tion douloureuse des palmipèdes ne lui et autres pollinisateurs ni plus aucune potes, qui s’occupaient ensemble et ne se
est étranger. Sa Lettre au dernier grand vie dans « cette soupe plastique tiédasse quittaient pas ».
pingouin est tout à la fois un récit histori- et acide qu’est en train de devenir S’ils sont des énièmes couteaux du
que, une réflexion philosophique et un l’océan » ? Nous tarde-t-il vraiment milieu, des monte-en-l’air de seconde
manifeste écologiste, servie par une d’avoir pour parents un couple de pro- zone, ceux-là sont « quelqu’un » dans ce
plume élégante et combative, vraisem- thésistes et de nous extraire tout à fait de bar d’habitués où leur apparition se
blablement imperméable, digne de cel- la chaîne du vivant ? Le grand pingouin donne chaque jour pour « unique événe-
les dont se couvrait stratégiquement son fut un drôle d’oiseau, l’homme aug- ment ». Où ils sont chez eux. Par ordre
modèle, noires sur le dos pour n’être pas menté en sera un autre. Nous savons d’ancienneté voici donc Bouboule, le
vu dans la mer par les oiseaux de proie, maintenant comment ça se termine. chef, mijoteur de coups et « statue de lui-
blanches au-dessous pour ne pas l’être 1844 est aussi l’année où naissent Ver- même », le Manchot, mutique et véhé-
non plus quand il en devenait un lui- laine (« ouin » sera sa seule rime pour ment, la Douleur, sa tête de cierge « hau-
même pour les poissons. « pingouin »), Nietzsche (surchasse et teur et couleur comprises » et son camion
C’est donc à lui que Jean-Luc Porquet surpêche caractériseraient-elles le sur- qu’il aime plus qu’une femme, Roger-
adresse cette longue lettre repentante, homme ?) et le Douanier Rousseau, qui perd-son-froc, quinze ans d’armée, cou-
qui tient aussi de l’éloge funèbre et de FRANCESCA CAPELLINI n’a pas peint le palmipède, devenu chi- vert de tatouages dont « mauvaise tête
l’apologue. Au moins, qu’il ne soit pas mérique, contrairement à l’artiste qui, mais bon cœur », et Pierrot la Tenaille, le
mort pour rien, ce bel alcidé qui formait vingt mille ans plus tôt, l’avait représenté gamin, celui qui vous broie les doigts en
autrefois d’innombrables colonies et fut cléaires. C’est « l’actuelle fuite en avant bien vivant sur la paroi de la (future) vous serrant la main. L’intrigue, élémen-
exterminé par l’homme en quelques siè- technocapitaliste », répète Jean-Luc Por- grotte Cosquer, près de Marseille. Cette taire et tragique, se noue autour de
cles. Car c’est bien l’homme qui est seul quet, qui nous entraîne vers le chaos. même année encore, Emile Littré se lance l’étrange duo que forment un vieil accor-
responsable de la sixième grande extinc- Mais n’oublions pas si vite notre pin- dans la grande aventure de sa vie : la ré- déoniste aveugle, le Pépère, et la jolie
tion d’espèces animales, la précédente – gouin. L’auteur refuse de ne le considérer lettre au dernier daction de son dictionnaire. Il l’ignore, chanteuse qui l’accompagne, Pierrette ;
celle des dinosaures – remontant à que comme un symbole ou un exemple. grand pingouin, bien sûr, mais le grand pingouin y figu- dans leur sillage : l’amour, la trahison, la
65 millions d’années. Voici donc com- Il tente l’impossible pour le ressusciter. Il de Jean-Luc Porquet, rera parmi les choses révolues, les anti- vengeance, et la mort.
ment se manifeste notre puissance : le traque. Que trouve-t-il ? « 80 spécimens Verticales, 224 p., 19,50 €. quités animales. Le mot désormais nom-
nous sommes devenus égaux, en termes empaillés, six douzaines d’œufs, 14 sque- mera un mort. Ambassadeur d’un Jactance altière
de dévastation, au plus contondant asté- lettes, un costume confectionné avec [sa] monde englouti quelque part dans l’Arc- Je pourrais m’en tenir là. Instaurer ces
roïde, à la plus réfrigérante glaciation, peau, des colliers faits avec [ses] mandibu- tique, Jean-Luc Porquet, lui-même déjà en espaces et ces figures, les éclairer puis
aux plus violents cataclysmes. Et cela du les et (…) quelques tas d’ossements. » Pas demi-deuil, nous exhorte pourtant « à ne les faire exister comme le fait Robert
seul fait de notre activité brouillonne, exactement les vestiges d’une civilisa- pas laisser les prédateurs poursuivre leur Giraud suffit à faire littérature, et de la
sans même prendre en compte les me- tion anéantie. Et, cependant, l’auteur saccage ». Peut-être est-il possible encore belle. Car La Petite Gamberge, qui se
naces de catastrophes ou de conflits nu- voudrait savoir : « Comment voyais-tu le de sauver au moins le petit pingouin ? p donne pour un livre d’hommes et de
nuit, d’alcool et de zincs, de déambula-
tions dans une ville qui était Paname
avant d’être Paris, est d’abord le
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Cauchemar du monde meilleur Vendredi 18 novembre 2016 royaume du verbe. S’y entendent le par-
ler de la rue, l’argot des petits malfrats,
la jactance altière des comptoirs que
Robert Giraud pratique en autochtone
liquidées. Simple question de de plus en plus disqualifié. Tout ce des actions concrètes. Eric Sadin, et qu’il écrit avec l’oreille absolue, dans
calendrier. Le développement ex- qui définit depuis toujours la con- à qui l’on doit déjà un excellent une langue orale qui incorpore images,
FIGURES LIBRES ponentiel des données et leur dition humaine – limites, fini- ouvrage sur ces questions, La Vie rythmes, silences.
ROGER-POL DROIT traitement en temps réel sont en tude, vulnérabilité… – se trouve algorithmique. Critique de la rai- Cette justesse magnifique à rebours du
passe d’en finir avec ces scories désormais mis entre parenthèses. son numérique (L’Echappée, 2015), cliché sentimental d’un Paris canaille, à
d’autrefois. élargit sa perspective. Il montre rebours de la complaisance facile que
LA RÉVOLUTION Eric Sadin n’est pas de cet avis, La folie de la Silicon Valley en particulier de quelle manière suscitent les rades tièdes où la misère
numérique ne c’est le moins qu’on puisse dire. Ainsi, explique Eric Sadin, la « du- « l’esprit de la Silicon Valley » a évo- coudoie la solitude, fait la beauté du li-
cesse de le répé- Dans son nouvel essai, cet écrivain plication numérique du monde » lué par étapes de la contre-culture vre : contre le pittoresque, Giraud écrit
ter : elle rend le et philosophe, critique informé du tend-elle à faire basculer l’exis- des années 1960 (Ginsberg, Ke- pour rallier la verve, les corps, les mou-
monde meilleur. monde digital, mon- tence dans un nouveau registre, rouac) à la domination techno- vements et les gestes, le destin qui s’em-
Tout va mieux, à tre combien l’ac- intégralement régi par une « in- financière de la planète. Il indique balle comme un train dans la nuit. Ses
tous points de vue, de jour en la silicolonisation compagnement per- dustrie de la vie », totalitaire-soft également les points principaux phrases taillent dans la noirceur hu-
jour, comme le voulait la mé- du monde. manent de nos exis- mais implacable. Le paradoxe, d’un « grand refus », qui élimine- maine, progressent dans le sombre, le
thode Coué. Mieux informés, l’irrésistible expansion tences par les algo- c’est que les penchants criminels rait quantité de pièges : comp- doute ronge l’amitié, le soupçon pousse
mieux soignés, mieux orientés, du libéralisme rithmes n’a rien d’un et l’authentique folie de cette Sili- teurs électriques intelligents, télé- au crime, l’alcool piège, les rêves
mieux distraits, mieux instruits… numérique, paradis. Plutôt un con Valley planétaire apparais- viseurs connectés, voiture auto- s’échappent, la police rôde, la barbe grise
mais de quoi oserions-nous nous d’Eric Sadin, enfer masqué. Bien sent rarement en pleine lumière. nome, bracelets de santé, etc. d’un vieillard vengeur flotte à la surface
plaindre ? Encore quelques appli- L’Echappée, 294 p., 17 €. entendu, au premier Au contraire, son extension per- A contre-courant des convic- du fleuve. Et si La Bonne Treille est bien
cations, quelques objets connec- regard, le guidage manente est soutenue et glori- tions dominantes, Eric Sadin ne éclairée dans la nuit, l’argot y demeure
tés, quelques algorithmes, et no- perpétuel de nos itinéraires, de fiée par quantité de progressistes se fera pas que des amis. Il se ce que Victor Hugo dans Les Misérables
tre vie sera parfaite ! Plus fluide, nos achats, de nos comporte- et de politiques qui se croient pourrait que sa critique passe nomme « la langue des ténébreux ». p
plus libre, plus heureuse. ments a l’air de faciliter la vie. En bien intentionnés. Ils travaillent pour archaïque, qu’elle suscite
Certains problèmes subsistent, fait, il tend à l’éliminer en la con- eux aussi, sans en comprendre contresens ou malentendus. la petite gamberge,
certes : maladies, pauvreté, mort, trôlant de bout en bout et en la les enjeux, à ce que cet essai pro- Pourtant, si son travail contribue de Robert Giraud,
entre autres, se rencontrent en- déshumanisant de part en part. pose de nommer la « silicoloni- à sauvegarder la vieille vie impar- Le Dilettante, 176 p., 17 €.
core. Mais plus pour longtemps, En effet, sous des apparences sation » du monde. faite, limitée, incertaine, la seule
car ce ne sont que des résidus de toujours très cool, la décision hu- Intérêt majeur de cette critique : qui soit humaine, alors un jour, Les écrivains Mathias Enard,
l’univers ancien. Rassurez-vous, maine se trouve de plus en plus son cri d’alarme repose sur une peut-être, des survivants lui di- Maylis de Kerangal, Alice Zéniter,
sous peu, ces séquelles seront neutralisée, le jugement humain analyse de fond, et propose aussi ront-ils merci. p et l’historien Patrick Boucheron tiennent
ici à tour de rôle une chronique.

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