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Portrait de l'écrivain en métaphysicien :

Flaubert lu par Rancière

Jacques-David Ebguy
Maître de conférences, Université Nancy 2

Il est fréquent, depuis les années 1960 et la reconfiguration de


l'histoire du roman opérée aussi bien par des romanciers, comme
les auteurs du Nouveau Roman, que par des théoriciens du
roman, comme Roland Barthes ou Gérard Genette, de voir
Flaubert situé dans cette histoire comme point de rupture et
premier romancier « moderne ». Il l'est moins de le voir rappro-
ché de philosophes, et inscrit, pour ainsi dire, dans l'histoire de la
philosophie. Sans que telle soit son intention explicite, c'est
pourtant cette voie que semble emprunter la lecture que fait
Jacques Rancière de l'œuvre de Flaubert, dans ses nombreux
textes prenant la littérature pour objet. Aux détours des pages
que le philosophe consacre, dans La Parole muette, à Flaubert,
apparaissent ainsi les noms de Hegel, bien sûr, de Fichte éga-
lement, de Spinoza logiquement ou, surtout, de Schopenhauer.
Réciproquement, dans La Chair de mots, lorsqu'il s'agit de donner
un exemple de la métaphysique de la littérature qu'articulerait
Gilles Deleuze dans le prolongement de Schopenhauer, c'est le
nom de Flaubert qui apparaît sous la plume de Rancière[1].
Certes, la place importante et grandissante qu'occupe l'œuvre de
Flaubert dans la réflexion de ce dernier sur la littérature tient à
ce que l'auteur de Madame Bovary est aux yeux du philosophe
l'emblème de la « politique » de la littérature[2], la figure
exemplaire de l'écrivain qui introduit, selon des modalités
complexes, la question de la démocratie dans la sphère littéraire.
Mais c'est aussi comme métaphysicien que Flaubert est envisagé,
précisément parce que, plus que tout autre romancier, il
« incarnerait » cette métaphysique de la littérature que Rancière
s'efforce de décrire et de penser. Tel est le Flaubert qui retient
l'attention du penseur : un Flaubert qui, selon une formule à la
fois frappante et équivoque, « sait ce qu'il fait,
philosophiquement parlant »[3] et qui fait ce que les philosophes
pensent.
C'est aux caractéristiques de ce Flaubert « philosophe » qui
nous voudrions essentiellement nous intéresser, en examinant
précisément les liens que, selon Rancière, il entretient avec tel ou
tel auteur : rapports de contestation, de sympathie, de conver-
gence, d'illustration... On sera sensible à ce que Rancière
n'articule pas toujours clairement, et notamment à la nécessité
de distinguer la philosophie de l'écriture et de l'art qui informerait
la pratique de Flaubert, la philosophie que thématiserait ses
romans et leurs intrigues et, la philosophie, ou plutôt la
métaphysique, la vision du monde, qui se dégagerait de ses
œuvres. Il s'agira donc, plus généralement, de considérer en quel
sens Flaubert est philosophe ou métaphysicien dans ses romans.
Réflexion qui obligera à interroger les liens que la lecture de
Rancière établit entre des constructions philosophiques et une
pratique esthétique, dont nous voudrions toujours garder à
l'esprit la consistance et la spécificité. Que fait donc Flaubert
lorsqu'il compose un roman ? La philosophie est-elle la plus à
même de nommer ce faire ?

LA LITTÉRATURE, ENCORE (FLAUBERT CONTRE HEGEL)


La pratique flaubertienne du roman est d'abord pensée par
Rancière en réponse à un problème esthétique plus large, celui
de la possibilité même de l'Art au XIXe siècle. Les termes mêmes
de la problématisation adoptée le prouvent : le cadre d'analyse
et d'interrogation choisi renvoie d'emblée à la philosophie de
Hegel, et plus précisément à son esthétique. C'est en effet dans
L'Esthétique de Hegel, dont Rancière expose les principales lignes
dans un chapitre de La Parole muette, qu'est posée la question
du devenir de l'Art, en tant qu'il s'est voulu porteur d'une certaine
vérité ou d'une forme de spiritualité. Sans entrer ici dans les
détails d'une construction philosophique complexe et qui touche
à l'ensemble du champ esthétique, rappelons schématiquement
que Hegel oppose le classicisme, fondé sur l'union de la nature et
de la culture et exprimant, sans volonté d'art, l'ethos d'un groupe,
au romantisme et à sa poésie, « poésie de la séparation qui se
pose comme activité particulière face à un monde prosaïque qui
lui est hostile. » [4] L'artiste moderne a affaire à un monde
« dédivinisé », « dépoétisé », et use d'un langage coupé du
monde. Dès lors se pose la question : y a-t-il encore possibilité
de faire œuvre, de spiritualiser la matière ? Si pour les
Romantiques allemands, la forme romanesque, effort pour unifier
prose et poésie, pour concilier l'Esprit et le Monde[5], semble
rendre possible la perpétuation de la Littérature, la réponse
hégélienne est tout autre. Vaine est en effet la tentative de
« repoétiser » le monde moderne et bourgeois : le roman ne peut
être rien d'autre que la célébration de la médiocrité, l'évocation
répétitive de l'opposition entre des sujets idéalistes et poétiques
et le monde prosaïque de la famille, de la loi et de l'argent. Que
le Sujet écrivant prenne ses distances par rapport à l'univers
représenté, qu'il manifeste sa souveraineté, et l'œuvre n'est plus
que dérision et fantaisie sans poids et sans objet (c'est ainsi que
Hegel décrit par exemple les textes du poète Jean-Paul)[6]. L'art
était un langage accordé à une pensée et à un monde, il n'est
plus qu'un langage vain et creux car indifférent au représenté.
Ainsi, « sous sa forme objectiviste, le poème romanesque se perd
dans la prose du monde bourgeois. Dans sa version subjectiviste,
il ramène l'œuvre à la seule exhibition du signe mort de l'art, à la
signature de l'artiste »[7]. En fait, le « volontarisme » de l'artiste
moderne, soucieux de marquer l'œuvre de son empreinte, de
susciter une poésie dont est dépourvu le monde, ne peut lui
permettre de retrouver le Beau que produisait sans intention de
le produire, sans volonté artistique, le créateur antique ou
classique, en accord avec un monde d'emblée spiritualisé. D'où le
diagnostic de Hegel, annonçant la mort de l'art, définitivement
chose du passé, et son remplacement par la philosophie, seule
forme apte à dire l'Esprit.
À cette historicisation qui est aussi une conceptualisation,
Rancière oppose la position même de Flaubert, témoignant de la
possibilité de la pratique artistique et plus encore de sa nécessité.
Mais si la confrontation est possible, c'est précisément parce que
Flaubert semble avoir pensé sa pratique dans les termes mêmes
de Hegel, à l'intérieur de la problématique qu'il a définie. C'est
bien le diagnostic hégélien qu'on entend par exemple dans cette
phrase de sa correspondance : « Le temps est passé du
beau »[8]. Chez le romancier comme chez Hegel, l'art et son
travail de spiritualisation ne vont plus de soi. Ce qui importe ici à
Rancière sont cependant moins les lectures de Flaubert, ses
sources et références avouées[9], que la manière dont sa théorie
et sa pratique de l'écriture peuvent résonner ou consonner avec
un système philosophique constitué par ailleurs. C'est donc un
Flaubert penseur de l'art, réfléchissant sur la littérature qui nous
est d'abord présenté, comme si sa théorie et sa pratique, que
Rancière ne sépare pas[10], ressortaient en droit à la philosophie
esthétique. Allant plus loin, l'auteur de La Parole muette insiste
sur l'idée que la pensée-pratique du style de Flaubert est une
manière de dépasser ce qu'il nomme le « dilemme hégélien »[11]
- comment faire volontairement une poésie équivalente à la
poésie non voulue du passé ? C'est qu'en effet le fameux « livre
sur rien », « sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même
par la force interne de son style » évoqué dans la lettre à Louise
Colet du 16 janvier 1852[12], est conçu comme l'équivalent du
poème épique antique. Le travail sur le style produit en effet à la
fois une œuvre entièrement voulue, aussi pleine que les œuvres
classiques, et une œuvre non-voulue, qui résulte de la combi-
naison libre de mots et de sonorités. Indifférent au sujet, au
représenté, le style, qui ne fait plus qu'un avec la pensée, peut
arracher à la prose l'Idée qui en est apparemment disjointe[13].
Résultat d'un travail, d'une construction, le roman en prose, tel
que le pense et réalise Flaubert, parvient à donner « consistance
au tout »[14], comme le faisaient les œuvres classiques. En
d'autres termes, Flaubert fait être la possibilité de la littérature et
de son langage, à la fois indifférent à son objet et porteur d'une
différence spécifique, d'une poéticité propre.
Le romancier répond ainsi à une historicisation[15]
conceptuelle de l'art par une conception nouvelle du style qui unit
les contraires, les termes contradictoires que la pensée
dialectique de Hegel avait séparés. Tel que le lit Rancière, il
apparaît à la fois en dialogue avec la philosophie, puisqu'il
problématise sa pratique de l'écriture et la possibilité de la
Littérature, et antiphilosophe, puisqu'il témoigne de la survie de
l'Esprit hors de la philosophie et échappe de la sorte à l'esthétique
hégélienne, à sa dialectique et à sa téléologie.
UN ROMANCIER IMPERSONNEL (FLAUBERT CONTRE FICHTE)
On aurait pu attendre que la valorisation du style s'accompagne
- ce fut le discours d'un certain romantisme - d'une glorification
du Sujet écrivant, et, plus profondément, d'une conception de
l'œuvre comme affirmation d'une identité. La pratique esthétique
s'inspirerait alors, ou plutôt s'appuierait (autre mode de rapport
du littéraire au philosophique), sur une philosophie du Sujet, en
l'occurrence celle de Fichte, faisant de l'égalité Je = Je le point
d'ancrage de l'existence et de la pensée. Évoquant, à propos de
Novalis, « la figure théorique de l'apprenti fichtéen, perdu dans le
travail sans fin de cette repoétisation »[16], Rancière souligne
bien comment la conception romantique de l'œuvre d'art et de
l'artiste s'autorise de la toute puissance du Je, jouant avec lui-
même, pour penser une liberté absolue du créateur, dès lors
capable de « recréer l'équivalent d'un monde perdu »[17]. Les
comparaisons utilisées disent bien ce pouvoir de la subjectivité
redonnant au monde son unité, réconciliant, par la grâce de son
mouvement sans entraves, l'infini et le fini : « onde d'esprit qui
réveille les lettres dispersées du poème de la nature », « voix et
[...] rythme qui transforment en chant la prose des
consonnes. »[18] Chez Flaubert à l'inverse, la libération du Sujet,
affranchi de la soumission à l'objet de son langage, a, en quelque
sorte, pour finalité sa suppression. À l'intérieur de ses œuvres, le
statut souvent incertain du narrateur pourrait matérialiser ce
retrait, cette « défaite » du sujet. Pour le dire encore
grossièrement, le travail du style vise à faire place à quelque
chose qui n'est pas simplement le sujet écrivant. Rancière l'écrit
très clairement, soulignant, fait bien connu, la recherche
flaubertienne de l'impersonnalité : « Ce style n'est pas la
souveraineté du manieur de formes et de phrases, la
manifestation de la libre volonté d'un individu, au sens où on
l'entend d'ordinaire. Il est au contraire une force de
désindividualisation. »[19] Manière de congédier le paradigme
fichtéen pour penser la création littéraire ou le « faire » littéraire.
En un sens, au terme du processus artistique, la forme elle-
même, dont une philosophie du Sujet pourrait glorifier les
enchantements, doit s'effacer elle-même. L'absence de
matérialité que recherche le « styliste » n'est pas le résultat du
libre déploiement de la fantaisie d'une subjectivité. Elle ne peut
être au contraire que le résultat de la quête d'un regard vrai sur
les choses. C'est donc un autre paradigme philosophique qu'il faut
utiliser pour cerner l'œuvre de Flaubert.

UN ROMANCIER DE L'IDÉE (FLAUBERT ET PLATON)


C'est en commentant rigoureusement les formules mêmes
utilisées par Flaubert que Rancière s'efforce de cerner l'originalité
de sa pratique. D'où l'importance accordée à la définition de la
littérature comme « manière absolue de voir les choses »,
qu'utilise le romancier dans sa lettre à Louise Colet du 16 janvier
1852. « Manière absolue », insiste Rancière, c'est-à-dire
« manière de les voir telles qu'elles sont, dans leur “abso-
luité” »[20] et non manière de les voir déterminée par le regard,
la position, l'opinion d'un Sujet observateur. Le style chez
Flaubert, contrairement à ce qu'une doxa « moderniste » a pu
laisser entendre, n'est pas plus un jeu du langage avec lui-même,
une quête de l'art pour l'art, que l'expression d'une subjectivité
et de sa capacité à produire des images. Rancière souligne à
plusieurs reprises qu'il s'agit pour le romancier d'atteindre l'Idée,
de se soumettre à l'Idée de la réalité, la musicalité d'une phrase
n'étant dans cette perspective que le signe du vrai, la marque de
l'Idée[21]. En ce sens, le modèle utilisé pour penser et faire être
l'œuvre d'art serait le modèle platonicien. Il n'est pas indifférent
à cet égard que, dans une lettre de Flaubert liant explicitement
recherche de l'impersonnalité et importance de l'Idée, surgisse,
au terme de la réflexion, le nom même de Platon[22]. On ne
saurait pour autant faire de l'auteur de Madame Bovary un
romancier « platonicien ». Outre que le philosophe se méfie de
l'Art, ne le tenant pas pour le moyen le plus indiqué pour accéder
au Beau, et qu'il prône au final son assujettissement au
philosophique, la conception flaubertienne de l'Idée et plus
encore du rapport de l'Art à l'Idée empêche ce rapprochement.
La quête de l'Idée suppose ici non seulement une désintégration
de l'individualité, mais aussi une déliaison des formes, une remise
en cause des frontières, et au final une dissolution du monde, qui
nous entraîne bien loin de l'harmonieuse Idée platonicienne,
modèle d'un art voué à la mimésis. Accomplissant en cela un
geste philosophique, ou tout au moins énonçable en termes
philosophiques, le romancier propose une nouvelle pensée de
l'Idée, d'une Idée qui n'existe pas hors du langage, dans un
univers intelligible séparé du sensible, mais qui se donne, à
chaque instant, dans la phrase produite. Atteindre la phrase
juste, pour employer une métaphore musicale, soit l'horizon
même de la pratique flaubertienne du langage, permet de voir,
mais d'une vision qui ne sépare plus ce qui voit de ce qui est vu.
Chez Flaubert, précise Rancière, « l'Idée n'est plus en effet le
modèle du système représentatif, elle est le milieu de la vision,
ce devenir-impersonnel où la position du voyant coïncide avec
celle de ce qui est vu. »[23] En d'autres termes, et puisque l'on
passe chez Flaubert de la représentation (qui suppose un modèle
à imiter et une œuvre qui imite) à la Vision (qui abolit ces
distinctions), écrire consiste dans cette perspective non à
exprimer des idées sur les choses mais à faire apparaître les
choses dans leur pleine visibilité, c'est-à-dire débarrassées des
liens qui les rattachent les unes aux autres, soit « dans le pur
milieu de leur idée. »[24] D'où ces descriptions mi-objectives, mi-
subjectives, d'où cette écriture qui procède par juxtaposition et
arrache les phénomènes au monde comme tout ordonné. C'est
en ce point que l'œuvre de Flaubert renvoie, selon Rancière, à
une nouvelle métaphysique, que nous allons à présent évoquer :
l'articulation sensible-pensée au cœur de la pratique moderne de
l'art, par où cet art pose immédiatement des questions philoso-
phiques, suppose une autre idée du monde, une autre idée de la
nature.

UN ROMANCIER DE LA FUSION (FLAUBERT AVEC SPINOZA ?)


Spinoza pourrait être l'emblème de cette nouvelle vision de la
nature à laquelle aboutirait le roman flaubertien. On sait que
l'auteur de La Tentation de saint Antoine admirait le
philosophe[25] et que certains des motifs de son système se
retrouvent explicitement dans ses romans. Rancière, pour sa
part, insiste particulièrement sur un passage de la première
Tentation de Saint Antoine sur lequel il revient à plusieurs
reprises[26]. Le romancier transposerait ici la philosophie de
Spinoza dans son œuvre, ou l'illustrerait, selon une modalité
somme toute assez classique du rapport texte littéraire - texte
philosophique. Dans l'épisode central de La Tentation, le diable
conduit en effet l'ermite à travers les airs et lui décrit de manière
synthétique les expériences qu'il a vécues : « L'objet que tu
contemplais semblait empiéter sur toi, à mesure que tu t'inclinais
vers lui, et des liens s'établissaient ; vous vous serriez l'un contre
l'autre, vous vous touchiez par des adhérences subtiles, innom-
brables. »[27] La perspective de Rancière, s'attardant sur ce
passage dont nous ne citons qu'un extrait, n'est pas ici celle d'un
historien des idées, nommant les influences, en mesurant le poids
et la validité. Au fond, il importe peu que le Spinoza que dessine
la correspondance de Flaubert « présente les traits un peu
caricaturaux du panthéisme des temps romantiques »[28].
L'important est que le discours de ce diable consonne avec la
conception spinoziste du rapport entre l'idéel et le matériel. Le
discours du diable énoncerait mutatis mutandis (c'est le
« miracle » problématique de toute lecture allégorique) les
principes de l'esthétique flaubertienne. Interprétant métapho-
riquement l'épisode et, plus généralement, la fable racontée par
La Tentation de saint Antoine, Rancière lit dans ce qui est raconté,
dans cette évocation des espaces aériens que parcourt le diable,
la peinture d'un monde, d'une autre forme de monde, que l'œuvre
même de Flaubert voudrait manifester : monde du vide, mais pas
du néant, monde substantiel où les qualités des choses ne se
séparent pas de leur être, monde « où les individuations ne sont
que des affections de la substance, où elles n'appartiennent pas
à des individus mais se composent au hasard de la danse de ces
“atomes réunis qui s'entrelacent, se quittent et se reprennent
dans une vibration perpétuelle.” La “manière absolue de voir les
choses” est la capacité de manifester cette vibration. »[29] En
d'autres termes, comme l'explique Rancière dans La Chair des
mots, ce que le diable fait découvrir à Antoine dans la première
Tentation, cette « zone »[30] du monde qu'il explore,
correspondent aux formes nouvelles d'individuation et de vie
(choses animalisées, animaux « végétalisés », statues
humanisées...) que fait apparaître l'écriture flaubertienne[31].
Encore pourrait-on s'interroger sur la validité d'une lecture[32]
qui établit une correspondance entre un épisode narratif et une
systématisation philosophique[33] et fait de cette épisode l'allé-
gorie du réalisme flaubertien occupé à fusionner le sujet
connaissant et l'objet à connaître, l'Être et le sensible, le « dedans
et le dehors »[34]. Plus convaincante serait une lecture centrée
sur la forme et non sur la fable, pour reprendre un vocabulaire
emprunté aux Formalistes russes.
Plus encore, le « spinozisme » que mettrait en texte, ou, plus
précisément, en roman Flaubert subit une inflexion bien
singulière. Du sujet connaissant spinoziste, tout entier à son
amour de Dieu, au sujet impersonnel flaubertien, c'est un
changement de paradigme qui s'est produit. À la problématique
intellectuelle et spéculative s'est substituée une problématique
esthétique, qui situe le sujet artiste par rapport au monde.
Comme l'écrit Rancière, le régime esthétique est caractérisé par
une nouvelle manière de penser l'art qui est aussi une autre idée
de la pensée. Pensée qui n'est plus cette faculté d'inscrire la
marque de la volonté et du sujet sur les choses (le style comme
image de l'homme), qui n'est pas non plus un pouvoir
d'extériorisation et d'incarnation (la réconciliation entre le sujet
connaissant et l'objet connu) mais qui, de l'ordre de la passivité,
« abdique les attributs de la volonté, se perd dans la pierre, la
couleur ou la langue et égale sa manifestation active au chaos
des choses. »[35] Rancière, dans ce passage, invoque le nom de
Nietzsche et sa conception du dionysiaque pour situer cette
nouvelle pensée. Mais sa méthode consiste une fois encore à voir
dans l'attitude, dans le rapport au monde de tel personnage, en
l'occurrence Charles Bovary, qui s'abîme dans une passion
amoureuse touchant « aux proportions d'une idée pure », l'image
de la position de Flaubert par rapport au monde et à l'œuvre. La
volonté de l'artiste est chez lui à la fois exercice de l'intellect et
abandon à la sensibilité, à un pathos qui laisse advenir l'Idée dans
sa pureté[36]. Se confirme de la sorte que l'Idée flaubertienne
n'a plus rien à voir avec l'Idée au sens platonicien : elle n'est plus
le rayonnement d'un sens dans le sensible, mais l'enfouissement
du sens dans un sensible impassible et apathique, dont le
personnage de Charles est la parfaite incarnation et
l' « impassibilité cachée et infinie »[37] recherchée par le
créateur la condition. Non plus une détermination produite par
l'incarnation du sens dans le sensible, mais l'absence de toute
détermination. C'est en ce sens que, d'un point de vue esthétique,
Flaubert rompt avec le romantisme[38], et qu'il donne une
version complètement altérée du spinozisme. L'esprit ou la
puissance pensante s'identifie à présent avec ce qui ne pense pas,
avec un sensible qui, pareil aux danseuses décrites par Flaubert,
n'exprime rien d'autre que « le calme, le calme et le vide, comme
le désert »[39]. Le romancier est certes situé sur le terrain de la
philosophie parce qu'il propose une nouvelle image de l'Esprit,
mais d'une Esprit comme pétrifié, comme arrêté par ce qu'il voit
et dit, d'un Esprit qui veut s'identifier à l'apparition originaire des
choses. D'où la difficulté à évoquer son spinozisme : comme le
montre Rancière, la substance poursuivie a le visage d'une
absence, l'amour du monde cher à Spinoza se rapproche d'une
passivité, le sens produit ne se distingue plus du non-sens et
introduit à une autre Nature.
Posons-le donc, avec Rancière, de manière lapidaire : le diable
flaubertien qui tente Antoine est un « spinoziste à la mode du
XIXe siècle - un spinoziste contemporain de Schopenhauer »[40].

UNE NOUVELLE MÉTAPHYSIQUE


(FLAUBERT AVEC SCHOPENHAUER ET DELEUZE)
Nous voici au cœur du propos de Rancière, au cœur de la
pratique flaubertienne du roman. Il existerait en effet une
correspondance forte entre ce que Flaubert et Schopenhauer
accomplissent dans leur domaine respectif. Cette correspondance
se dit sous deux formes dans les textes de Rancière : le
philosophe pointe d'un côté la proximité des mondes présentés,
de la Nature dépeinte, comme si Flaubert faisait être, à sa
manière, ce que construit Schopenhauer, et, plus largement, une
certaine philosophie ; de l'autre, il souligne que la pratique
d'écriture de Flaubert, ses finalités, ses résultats reposent sur une
métaphysique que Schopenhauer expose avec une clarté
particulière. On pourrait le dire dans les termes de Rancière et
noter que cette analyse de l'œuvre de Flaubert conduit à une
redéfinition de la littérature dans son ensemble, dont le
philosophe prend ici toute la mesure. Sans entrer dans les détails
de la doctrine de l'auteur de La Parole muette, rappelons que si
la littérature, « née » au début du XIXe siècle, a ce pouvoir de
présenter un ordre du monde, c'est qu'elle articule en son principe
« un régime de signification des mots et un régime de visibilité
des choses »[41] ; c'est, plus encore, qu'elle est « une autre
puissance de signification et d'action du langage, un autre rapport
des mots aux choses qu'ils désignent et aux sujets qui les portent
[...] en bref, un autre sensorium, une autre manière de lier un
pouvoir d'affection sensible et un pouvoir de signification »[42].
En d'autres termes, les œuvres littéraires, dont les textes
flaubertiens sont des versions exemplaires, reconfigurent le
sensible, articulent différemment la pensée et la matière, et
dessinent donc une autre manière de concevoir la vérité[43] :
d'où leur portée immédiatement métaphysique et philosophique.
Si l'on en revient à Flaubert, et à la manière dont Rancière
analyse sa pratique, on constate le lien qui est établi entre la
question esthétique et la question métaphysique. Le passage
d'une poétique à une autre, d'une esthétique de la représentation
à une esthétique de l'expression, correspond à la fois à un
changement dans les modalités de production du sens, à un
changement de perception du monde, à une modification de l'idée
de nature, et donc à un véritable « changement de cosmo-
logie »[44] . Là où l'œuvre ancienne, conçue comme un tout,
exposait des caractères individualisés, aux actions et réactions
justifiées, et présentait un enchaînement d'événements obéissant
à un principe de causalité, l'œuvre nouvelle s'intéresse à des
réalités désindividualisées, aux zones d'indétermination, aux
atomes, et travaille à la « déliaison » de tous les enchaînements
de cause à effet. Telle serait l'opération flaubertienne, guidée par
une quête de l'Idée qui conduit à la destruction de la
représentation. L'interprétation de Rancière s'appuie d'abord sur
un commentaire de la fameuse formule de Flaubert que nous
avons déjà évoquée, « manière absolue de voir les choses », à
laquelle il veut redonner tout son sens. Commentaire développé
presque dans les mêmes termes dans La Parole muette et La
Chair des mots, écrits à la même époque, et qui, autour d'une
assimilation du terme « absolue » au terme « déliée », dessine
très clairement le visage d'un Flaubert métaphysicien. Cette
citation résumera l'essentiel du point de vue de Rancière :
Et absolu veut dire délié. Le style est puissance de présentation
d'une puissance déliée. Déliée de quoi ? Des formes de
présentation des phénomènes et de liaison entre les
phénomènes qui définissent le monde de la représentation. [...]
[de] ses modes de présentation des individus et de liaisons entre
les individus ; [de] ses modes de causalité et d'inférence ; en
bref [de] tout son régime de signification[45].

En d'autres termes, le platonisme apparent de Flaubert ne se


résout pas en une recherche classique de l'élévation idéalisante,
d'un sublime spirituel, mais en passe au contraire par une
dissolution de tous les ordres, une remise en cause des modes
constitués de relation entre ce qui est, ce qui se fait et ce qui se
dit.
Cette nouvelle manière de présenter le monde, les identités et
les (non-)liaisons entre les éléments du monde, Rancière
l'observe jusque dans le style de Flaubert, qui cherche
précisément à manifester l'Idée. Dans La Parole muette[46], les
traits stylistiques les plus saillants de œuvres flaubertiennes,
recours au discours indirect libre, usage d'un « et » qui isole plus
qu'il ne connecte, d'un imparfait qui efface la frontière entre
action et perception, pronoms à la valeur anaphorique
ambiguë..., parataxe généralisée, sont interprétés comme autant
de « moyens » pour produire ce monde non représentatif. Il
importe, souligne Rancière, de prendre la mesure des consé-
quences proprement métaphysiques du travail flaubertien sur la
place des mots, sur leur agencement : la disposition adoptée, le
dérèglement de l'ordre habituel des séquences syntaxiques, font
apparaître le monde selon une certaine optique, rendent
manifestes certains aspects des choses et en effacent d'autres.
L'ordre habituel de la représentation, qui consiste à faire voir une
chose puis sa conséquence et à insister sur la fixité des qualités
et des passions qui déterminent les actions, est ainsi mis à mal.
Dès lors, à lire le roman flaubertien - exemplairement pour
Rancière, la scène de rencontre entre Charles et Emma dans
Madame Bovary -, on constaterait au final une sorte d'effacement
des frontières entre les différents règnes, entre les personnages,
entre le minéral et l'humain, une manière de suspension du
temps, une substitution d'affects et de perceptions désordonnées
et obscures aux réactions et aux passions programmées par des
causalités psychologiquement établies. L'écoulement des phrases
comme nettoyées des conjonctions et des articulations qui
permettent habituellement de construire une histoire, permettrait
aux lecteurs d'expérimenter les impressions vécues par des
personnages[47]. Conséquence esthétique : là où régnait l'ordre
et l'harmonie, se défait le tout[48], comme si les parties du
monde - une goutte de sueur, un tressaillement du visage[49] -
s'atomisaient, se disséminaient et se mettaient à vivre de leur vie
propre. L'écriture ici ne repoétise pas le monde, comme le
faisaient les Romantiques, elle exprime un univers désordonné et
en morceaux.
On ne s'étonnera alors pas de la force des termes utilisés par
Rancière pour qualifier l'opération flaubertienne et ses effets :
une « révolution dans la fiction, [...] un renversement de l'onto-
logie et de la psychologie propres au système représentatif »[50].
On pourra certes regretter la brièveté des analyses concrètes et
précises du travail stylistique de Flaubert et de ses conséquences
métaphysiques : comment souvent, le philosophe isole une
image (en l'occurrence les échalas renversés face au regard
d'Emma[51]) et la transforme en allégorie du travail de son
auteur. La lecture proposée par Rancière n'en possède pas moins
un double intérêt : montrer que la littérature, en l'occurrence le
roman, présente une ontologie, une autre manière de qualifier et
de localiser l'Être ; souligner que le romancier, en l'occurrence
Flaubert, est conscient de la portée métaphysique du renver-
sement auquel il se livre : « Le romancier est ici pleinement
conscient de ce qu'il fait, en plongeant dans un même régime
d'indétermination les énoncés et les perceptions » note d'abord
le philosophe[52] avant de conclure son analyse en écrivant :
« Le romancier sait ce qu'il fait, philosophique parlant. »[53]
Mesurons la nouveauté de l'approche proposée : la conscience
critique ici célébrée n'est plus celle du poéticien qui glorifie
l'autonomie de son art ou celle de l'auteur moderne pour qui
écrire ne peut aller de soi[54] ; elle est celle du voyant qui,
systématiquement, comme un philosophe, remplace un ordre du
monde par un autre, par la grâce d'un travail sur le rythme,
l'organisation des mots, l'enchaînement des séquences.
Sensible à ce que le travail stylistique de Flaubert produit, à sa
puissance de destruction et de désorganisation, Rancière fait
donc de son entreprise artistique une métaphysique en acte, à
laquelle correspondent une nouvelle sensibilité et une nouvelle
esthétique. On saisit par là que l'écart entre la « doctrine »
flaubertienne et la doctrine platonicienne est aussi et surtout
l'écart entre deux manières de concevoir la réalité, l'Idée
apparaissant chez Flaubert « comme une force de désintégration
de la représentation, donc de la réalité et du monde, après avoir
suscité une désindividualisation de l'Auteur »[55]. L'antique
séparation entre L'Esprit vivant et organisé et la matière inerte
est remise en cause, à la fois dans le mode de représentation et
dans ce qui est représenté, puisqu'il devient impossible, à lire La
Tentation de Saint-Antoine ou Madame Bovary, de distinguer ce
qui est expression de l'esprit de ce qui est expression de la
matière.
Or, ces hiérarchies constituées, ce système de connexion et de
construction de sens, cet « ordre causal du monde »[56] donnent
précisément sa stabilité à ce que Schopenhauer philosophe
appelle le monde de la représentation. Non content d'établir une
corrélation entre une esthétique et une métaphysique, la ré-
flexion de Rancière nomme la philosophie qui éclaire cette
métaphysique en acte. Le geste de Flaubert faisant voir que les
identités sociales, ou les formes par lesquelles nous croyons saisir
le monde, ne sont que des masques superficiels ou éphémères,
entre en résonance avec celui de Schopenhauer distinguant
l'arrière-fond de la Volonté, impersonnelle et continue, du monde
de la représentation. D'où une caractérisation de la finalité de
l'écriture flaubertienne. La métaphysique flaubertienne de la
littérature, écrit en effet Rancière à plusieurs reprises, est celle
« du voile de Maya arraché »[57]. Le principe de la métaphysique
de l'antireprésentation, celle de Schopenhauer, est en effet de
distinguer, comme dans la tradition hindouiste d'où vient l'image
du voile de Maya, l'apparence illusoire en quoi consiste la réalité,
du fond primitif, chaotique mais vivant, dont est fait la Nature.
Flaubert, comme tous les écrivains de l'âge esthétique, penserait
en fait son activité sur ce modèle de l'artiste déchirant le voile
pour y voir clair et faire voir clair. C'est à cette idée qu'il croit,
confusément, lorsqu'il s'efforce de s'effacer de son œuvre, de
renoncer à sa volonté et à sa logique, pour laisser parler le monde
et la matière. Le romancier, admirateur de la toute-puissance de
la Nature, chercherait à manifester « le Vrai Ordre se rétablissant
dans le faux ordre »[58] qu'il repérait au spectacle de ses
espaliers détruits et de son potager renversé après une tempête.
De la même façon que le philosophe allemand fait voir le désordre
originel, Flaubert ferait surgir, par son travail sur la langue et sa
manière de produire des images[59], le caractère proprement
insensé de l'univers. La primauté, à ses yeux, des sonorités, de
la musique des phrases et de leur balancement, par rapport au
sens immédiatement transporté par le discours, rejoindrait
d'ailleurs la valorisation chez Schopenhauer de la musique
comme art « du monde vrai, du monde a-signifiant et
indifférencié qui se tient en dessous des schèmes de la
représentation »[60]. La distinction pourrait donc se retrouver à
tous les niveaux : derrière les individus, les éléments du monde
premier, derrière le langage signifiant, la musique première,
derrière les grands principes moraux ou humanitaires, la
« sympathie » qui relie les fragments d'univers (et que
Schopenhauer appelle la « pitié »), derrière la représentation, la
volonté.
L'intérêt du rapprochement opéré par Rancière entre littérature
et philosophie tient à ce qu'il repose sur la prise en compte de la
forme ou des conceptions esthétiques d'un auteur, non de ses
idées, de ses discours ou de sa conception du monde. Pourtant la
littérature (même et surtout quand elle ne cherche pas à dire
quelque chose) et la philosophie, d'où leur portée métaphysique,
pensent le monde, disent ce qu'est le monde, ou la vie[61].
Poussant plus avant le rapprochement entre les deux démarches,
Rancière, dans le texte d'une conférence prononcée en 2006, fait
ressortir l'entreprise littéraire à la catégorie de la vérité :
l'opposition entre le regard d'un personnage, Madame Bovary, et
le regard du narrateur, que repère Rancière, serait opposition
entre un regard aveuglé, prisonnier d'une représentation
ancienne, et un regard, celui de l'art, qui saisit la vie « en
vérité »[62]. Saisissant les micro-événements, le flux
impersonnel des « heccéités », sans les ramener à des sujets,
identifiant autrement la vie et l'art, « la littérature dit le
vrai »[63].
Commentant la célèbre scène des Comices agricoles de
Madame Bovary, Rancière observe non seulement que la
littérature est chez Flaubert moins « déchiffrement des signes »
que « saisie des intensités »[64], mais encore qu'elle est, plus
globalement, l'activité qui arrache le monde aux systèmes qui
veulent lui donner un sens. C'est donc à une véritable conversion
du regard et de la parole que le lecteur est invité : il s'agit de
considérer non plus, selon une boutade de Flaubert, le pauvre
loqueteux mais les poux qui le dévorent. Non plus les grands
événements, mais les micro-événements, les différences
d'intensités, que capte une langue à la fois mobile et fluide. Cette
description du travail de Flaubert est d'ailleurs l'occasion de
l'établissement d'un nouveau voisinage. Les éléments de l'univers
flaubertien, tels que les expose parfaitement, selon Rancière, la
première version de La Tentation de saint Antoine, « ces
adhérences subtiles, ces paysages qui pensent ou ces pensées-
cailloux », se retrouveraient en effet dans la pensée de Deleuze
et Guattari, et s'appelleraient alors « ligne » « trait », « zone
d'indiscernabilité », « hecceité »[65]. Après avoir analysé la
manière dont Flaubert présente les choses tout en les délivrant
du poids de la signification, Rancière note ainsi :
On pourrait traduire cela dans des termes philosophiques
empruntés à Deleuze : l'égalité romanesque n'est pas l'égalité
molaire des sujets démocratiques, c'est l'égalité moléculaire des
micro-événements, des individualités qui ne sont plus des
individus mais des différences d'intensité dont le rythme pur
guérit de toute fièvre de société.[66]

Signalons que Deleuze et Guattari avaient eux-mêmes utilisé


dans Mille plateaux cette opposition molaire - moléculaire pour
distinguer deux types de romans et de « plans d'écriture » :
un plan transcendant qui organise et développe des formes
(genre, thèmes, motifs), qui assigne et fait évoluer des sujets
(personnages, caractères, sentiments) ; et un tout autre plan
qui libère les particules d'une matière anonyme, les fait
communiquer à travers l' « enveloppe » des formes et des
sujets, et ne retient entre ces particules que des rapports de
mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, d'affects
flottants, tels que le plan lui-même est perçu en même temps
qu'il nous fait percevoir l'imperceptible[67].

D'un côté, un roman « molaire », qui use de formes et


représente des sujets, avec caractères et sentiments, de l'autre,
un roman « moléculaire », celui, exemplairement selon Rancière,
de Flaubert (mais aussi bien celui de Virginia Woolf[68] ou de
Nathalie Sarraute) qui représente des « minuscules fêlures et
postures »[69], des mouvements imperceptibles.
Ainsi, qu'il emprunte, en un geste partiellement anachronique,
au lexique de Schopenhauer ou à celui de Deleuze et Guattari,
Rancière nomme en termes philosophiques ce qu'accomplit,
parallèlement, la littérature flaubertienne. Ce que perçoit du
monde le lecteur de Madame Bovary est ce qu'en écrit
Schopenhauer, philosophe de la fausseté des représentations,
des causes vides et de la Volonté impersonnelle et toute-
puissante comme moteur du monde[70].
Il est cependant une autre manière d'articuler le métaphysique
et l'esthétique, particulièrement apparente dans le chapitre que
Rancière consacre à Gilles Deleuze dans La Chair des mots[71].
La Nature, ou plutôt l'Antinature représentée par les œuvres
littéraires, n'apparaît plus comme le produit du travail d'écriture,
mais comme sa condition de possibilité. Opposant deux poétiques
et deux âges, l'âge de la représentation et l'âge esthétique,
Rancière souligne, en philosophe généalogiste, que ces deux
poétiques reposent en dernière analyse sur des métaphysiques,
c'est-à-dire sur des idées du monde, de ces éléments et de leur
agencement. C'est en ce point la métaphore du fondement qui
revient fréquemment. Dans La Parole muette, Rancière souligne
ainsi que la quête flaubertienne de l' « absoluité », de cette vision
vraie des choses, les délie « de la nature qui le [le monde de la
représentation] fonde »[72]. Plus clairement encore, le
philosophe, commentant les célèbres formules de Flaubert de sa
lettre du 16 janvier 1852 (il n y a pas de beaux et de vilains
sujets, le style comme manière absolue de voir les choses) pour
caractériser la pensée de Deleuze, renvoie à leur insuffisance
toutes les « explications » purement esthétiques données à la
consistance de la littérature[73]. L'œuvre n'est ni l'expression
d'un sujet créateur, ni une totalité achevée et unifiée, ni la
manifestation d'un langage intransitif. Ce qui la « soutient »[74],
ce qui lui permet d'exister, c'est une nouvelle métaphysique, une
nouvelle idée de la pensée, ou, mieux encore, une nouvelle
manière d'articuler matière et pensée, univers et individualité qui,
en retour, détermine l'écriture. On ne discutera pas ici de la
portée des thèses de Rancière et de la validité de sa
généralisation, qui relève presque de l'essentialisation : « Toutes
les entreprises qui ont voulu donner consistance à la littérature
se sont appuyées, plus ou moins explicitement, sur une même
métaphysique. »[75] L'important est plutôt que soit établie une
stricte corrélation entre pratique esthétique et métaphysique,
aussi bien à propos de la poétique classique que de la nouvelle
poétique, celle, particulièrement, de Flaubert. À la physis (la
Nature) antique qui donnait à la tekhnè poétique « son fon-
dement »[76] (la poésie l'imitait et parachevait son œuvre),
s'oppose, terme à terme, une « autre nature, contrenature, voire
antinature »[77] (le monde de la déliaison, des singularités pré-
individuelles, de l'effacement des frontières de tous ordres décrit
par Schopenhauer) qui donne au style de la littérature son
fondement. Manière de dire, peut-être, que la littérature
n'échappe à la métaphysique, à la soumission ancienne à un
certain ordre du monde, que pour « retomber » dans une
nouvelle métaphysique, sous peine de voir son fragile édifice
s'effondrer. On voit la variante proposée dans l'approche de
Rancière : l'écrivain Flaubert est alors moins métaphysicien en
acte que métaphysicien sans le savoir, comme si l'écrivain était
toujours soumis à une hétéronomie qui lui donnait une direction.
Toute esthétique s'appuyant sur une certaine configuration du
monde, il revient au philosophe de faire remonter à la surface
cette configuration non directement exprimée.
On pourrait certes noter un léger flottement terminologique de
Rancière quant à sa qualification du geste théorique et pratique
de Flaubert. Si d'un côté, le philosophe semble parfois indiquer
que l'écrivain obéit sans le savoir à une certaine métaphysique
qui détermine une forme d'appréhension de la réalité, il note, de
l'autre, que Flaubert formule dans ses propositions théoriques
l'exacte ontologie qu'il « met en fiction » dans ses romans :
Les propositions théoriques de la correspondance de Flaubert ne
sont aucunement l'expression approximative d'un spinozisme
d'autodidacte. Elles formulent précisément la métaphysique de
la littérature, le renversement qui donne à la poétique
antireprésentative un fondement cohérent dans une
métaphysique de l'antireprésentation[78].

Retenons que l'articulation chez Flaubert d'une poétique et d'une


métaphysique en consonance permet à l'œuvre d'exister et d'être
l'équivalent, en termes de consistance et d'unité, des œuvres
antiques. Le dilemme hégélien semble bien résolu : ni
nostalgique, ni autotélique, la littérature flaubertienne est
doublement métaphysique, parce qu'elle est rendue possible par
une ontologie qu'on peut retrouver, et parce qu'elle rend effective
cette ontologie qu'elle présuppose[79].

L'ÉCHEC DE L'ÉCRIVAIN (RANCIÈRE CONTRE FLAUBERT ?)


Que retenir de ce parcours qu'on a voulu fidèle, bien
qu'incomplet[80], de la lecture que fait Rancière de la théorie-
pratique de Flaubert ? D'abord une manière de se situer « à la
hauteur » d'un écrivain pour qui l'écriture engageait un rapport
au monde. Ensuite, une démonstration que l'œuvre et la pensée
de Flaubert sont justiciables d'une lecture philosophique : son
entreprise peut à bon droit faire l'objet d'une problématisation
conceptuelle et historique et vaut comme une réponse à un
dilemme spéculatif. Enfin et surtout, l'éclairage apporté par la
double position de Rancière qui fait œuvre de traducteur d'un
côté, de généalogiste de l'autre. Le philosophe transpose en effet
en termes philosophiques ce que fait Flaubert et exprime le
fondement impensé de sa pensée-pratique. Soyons également
sensible à l'extension donnée au pouvoir d'intervention du texte
de Flaubert : tel que le lit Rancière, il renvoie à la fois à une forme
de sensibilité, à une vision et à une pensée du monde. Qu'on
nomme la métaphysique qu'il expose et qui fonde sa pratique,
« schopenhauerisme »[81] ou « métaphysique de la sensation
insensible »[82] (car l'apathie de celui qui contemple est peut-
être la fin ultime de la « vision » flaubertienne), le romancier
produit une nouvelle image de l'univers et une sensation du
monde. Plus que tout autre peut-être, il fait apparaître que la
littérature oppose au régime représentatif classique « une idée
différente de la pensée à l'œuvre dans l'art »[83]. On sait
d'autant plus gré à Jacques Rancière de le souligner que ce qu'il
rapproche des spéculations philosophiques n'est pas une
conception du monde, des idées sur la vie ou l'univers mais un
mode d'exposition, ou, en termes flaubertiens, un style. Nous
aurions donc là l'image d'une lecture philosophique qui reconnaît
la portée et l'impact philosophique d'une pratique littéraire.
À lire jusqu'à leur terme les démonstrations de Rancière, un
problème de « cadrage » apparaît toutefois : si au départ le
philosophique semble accueillir le littéraire dans le respect de sa
spécificité, il semble qu'il finisse d'un côté par redonner au
philosophique sa primauté, de l'autre par gommer la distinction
entre les deux domaines.
Primauté donnée au philosophique donc, parce que l'œuvre
littéraire échoue au final. Inscrivant l'œuvre de Flaubert dans un
schéma téléologique, Rancière semble faire de la fin inachevée de
son dernier roman, Bouvard et Pécuchet, la vérité de son
cheminement[84]. Il conclut de l'analyse de cette fin, sur laquelle
il revient fréquemment, à l'impossibilité de la pérennité de la
littérature. L'œuvre littéraire n'existe en effet que parce que son
indifférence au sujet dont elle traite n'empêche pas de manifester
l'Idée qui sommeille au cœur du réel. Le langage de l'œuvre n'est
plus indexé à un objet (« âge représentatif »), mais il conserve
une spécificité : celui d'exprimer la poésie propre à la chose. C'est
ce balancement entre indifférence et expressivité, entre refus du
sens et production d'une sensation-signification qui donne à la
littérature sa métaphysique propre. Mais que ce balancement
devienne contradiction, et c'est tout l'édifice de la littérature qui
s'effondre. Sans lien réglé avec une catégorie de la réalité, la
littérature se voit privée de « tout langage propre, [de] toute
parole pleine »[85]. D'où le « secret » (l'expression est de
Rancière) que révèlerait la fin de Bouvard et Pécuchet, dans
laquelle le roman n'est plus que copie d'une copie : la
contradiction constitutive de la littérature, lorsqu'elle veut être
surmontée, ne laisse exister qu'une œuvre vide, creuse, privée
de sens. Pour le dire autrement, le style n'affirme « son absolu
différence qu'au prix de se faire indiscernable de la grande prose
- de la grande bêtise - du monde. »[86] La littérature arrachait
à l'insignifiance du monde son intensité propre[87] : elle finit par
ne plus s'en distinguer, à basculer dans le non-sens, simple
entassement de mots n'allant nulle part, comme ces mots que
devaient copier Bouvard et Pécuchet dans la fin prévue par
Flaubert[88]. L'examen de l'œuvre de Flaubert semble donc
conduire à une paradoxale conclusion que Camille Dumoulié a
bien soulignée :
Ce n'est pas la moindre des contradictions de la littérature, nous
allons le voir, que sa volonté de concurrencer la philosophie
dans son projet de manifestation de l'Idée la conduise à
identifier l'Idée à la bêtise et à faire servir les formes les plus
sublimes du langage à l'expression de l'insignifiant[89].

Le choix d'un terme aussi fort que celui de « destin »[90]


marque bien le caractère inéluctable et presque programmé de
l'échec d'une entreprise qui finit par s'autodétruire. Il ne se
sépare dès lors pas d'une réévaluation philosophique de la portée
du projet flaubertien. D'abord entendue comme volonté de faire
entendre l'Idée, l'attention accordée aux sonorités et à la musique
des mots par Flaubert, voulant écrire une page « sans assonance
ni répétitions », est réinterprétée par Rancière à l'aide de la
conceptualisation hégélienne. La musique n'est plus l'art
schopenhauerien de l'Idée mais l'art mutique de l'intériorité vide.
Certains dialogues de Madame Bovary, d'une platitude volontaire,
sont d'ailleurs cités par le philosophe à l'appui de cette thèse : le
texte flaubertien fait moins entendre la musique des atomes, des
éléments de la nature, que le bruit du vide, ce son de la prose du
monde que voulait « racheter » l'entreprise littéraire. Autre
manière de dire ce renversement négatif : la mention du retour
du « dilemme hégélien »[91] auquel Flaubert semblait avoir
trouvé une solution. La littérature ne parvient pas à être à la fois
expressive et indifférente à son objet : au lieu d'être verbe
incarné, elle chute et n'est plus qu'une parole errante, privée de
toute portée spéculative. Qui veut échapper trop radicalement à
la prose du monde (la prose musicale et idéelle visée par
Flaubert) y retombe plus lourdement : « qui veut faire l'ange fait
la bête ». Le lecteur n'entend plus la différence, là où le logos
philosophique et sa position de surplomb témoigne d'un
arrachement à la matière et au monde.
Pour impeccable que soit la description, son caractère
implacable tient tout de même essentiellement à l'exploitation
d'un exemple, dont le caractère (accidentellement ?) conclusif lui
vaut d'être érigé en vérité de l'œuvre. Jacques Rancière peut bien
user d'une restriction rhétorique à l'ouverture du passage qu'il
consacre à Bouvard et Pécuchet, et plus précisément, donc, à ce
« moment qu'on n'ose pas dire ultime »[92]. Car c'est bien
comme « moment ultime » qu'il est raconté, comme moment
révélant la vérité de Flaubert et de la littérature. Mais non comme
ce qu'il est d'abord, le moment d'une histoire : en une
surprenante metalepse, Rancière décrit en effet les conséquences
de l'activité de Bouvard et Pécuchet sur l'entreprise flauber-
tienne : « Le problème est que, pour prix de leur faute, Bouvard
et Pécuchet, en recopiant toute la bêtise du monde, défont
strictement la logique de l'œuvre flaubertienne qui s'était gagnée,
ligne à ligne, sur la “bêtise” ». Mais doit-on conclure qu'un roman
racontant un échec est lui-même un échec ? La proximité
croissante de Flaubert avec la bêtise de ses personnages dont
atteste sa correspondance dit-elle la vérité de l'œuvre ? Peut-on
ainsi assimiler « le destin des personnages » à « celui de
l'écriture »[93] ? Le cadre énonciatif du roman à l'intérieur duquel
s'inscrivent les paroles de tel ou tel personnage ou les bruits du
monde, suffit à nos yeux à changer la nature et l'effet de ces
paroles, qui ne s'éclairent que de leurs rapports aux autres mots,
aux autres unités signifiantes du roman. Mais sans doute le
problème de Rancière est-il moins tel ou tel passage pris en
particulier que la valeur emblématique donnée par lui à Flaubert.
Sans que telle soit son intention, le discours du penseur, entre
description et prescription, usant d'un appareillage conceptuel
constitué, vient donc dire la vérité de la littérature du point de
vue du philosophique et montre l'impossibilité de dépasser le
dilemme spéculatif. Il est symptomatique à cet égard que dans
les passages récurrents qui évoquent l'impasse à laquelle aboutit
Flaubert, figure de la conscience malheureuse, ne sont plus
mentionnés de noms de philosophes. La perspective téléologique
manifeste la spécificité de la littérature là où elle ne peut
justement plus être rapportée à des entreprises philosophiques.
Que faire alors des multiples comparaisons effectuées par
Rancière ? Quel statut donner aux rapprochements suggérés ?
Certes, en quelques endroits, le philosophe se contente d'établir
une homologie de position entre Flaubert romancier et Schopen-
hauer. L'un et l'autre, dans leur champ propre, témoignent d'une
rupture, d'une transformation du statut du sujet, créant ou
vivant :
Le retournement esthétique de la « libre volonté », sa
soumission à l' « Idée pure » de la passion stupide
accomplissent alors, par rapport à la poésie romantique, le
même renversement que l'idéalisme philosophique subit lorsque
Schopenhauer inverse le sens du mot « volonté » pour lui faire
désigner, non plus l'autonomie d'un sujet courant après la
réalisation de ses fins, mais le grand fond indéterminé qui se
tient en dessous du monde de la représentation, en dessous du
principe de raison[94].

Mais aussitôt, les formules utilisées tendent à rapprocher plus


étroitement les deux démarches : le spinozisme de Flaubert
« rejoint exactement celui qu'invoque le philosophe »[95]. À
cette époque Flaubert ne connaît pas Schopenhauer : il n'illustre
certes pas une philosophie dont il aurait pris connaissance par
ailleurs, mais retrouve l'intuition inaugurale de cette philosophie
pour résoudre un problème littéraire.
Dans d'autres textes, la comparaison entre travail philoso-
phique et travail littéraire prend plus clairement l'aspect d'une
traduction. Le philosophique transcrit dans un lexique philoso-
phique les éléments qui composent l'univers flaubertien :
Ces adhérences subtiles, ces paysages qui pensent ou ces
pensées-cailloux, il ne serait pas difficile de les traduire dans le
lexique deleuzien. Un diable plus moderne traduirait cela par ces
commandements énoncés dans Mille plateaux : « Se réduire à
une ligne abstraite, un trait, pour trouver sa zone
d'indiscernabilité avec d'autres traits et entrer ainsi dans
l'heccéité comme dans l'impersonnalité du créateur » (Gilles
Deleuze, Mille plateaux, op. cit., p. 343) [96].

Rancière se défend bien sûr d'établir une continuité entre le


romancier et le philosophe et de « personnaliser » le rapport
pointé : « le problème n'est pas de montrer que Flaubert fait du
Deleuze avant la lettre ou que Deleuze continue la veine du saint
Antoine. »[97] Il s'agit bien plutôt de faire apparaître l'appar-
tenance commune à un certain univers métaphysique, qui est
tout à la fois une manière de penser la matière, de ressentir le
monde, de problématiser les questions de subjectivité. Peut-être
n'est-on pas si loin en ce point de la problématique foucaldienne
de l'epistémè : Flaubert et Deleuze, aux yeux de Rancière,
appartiennent au même epistémè, pensent à travers le même
cadre, dans les mêmes catégories. Tout se passe donc comme si
Rancière décrivait avec une précision et une rigueur impression-
nantes un univers sensible, perceptif et spéculatif, en laissant du
coup de côté les spécificités des démarches qu'il évoque. Aussi
peut-il décrire en termes philosophiques, sans rupture
énonciative, les caractéristiques du monde d'avant la représen-
tation que fait apparaître la littérature : « monde moléculaire »,
« heccéité », « devenir »[98]. Dans un livre plus récent, natura-
lisant le recours à un vocabulaire philosophique pour dire ce que
fait et pense l'écrivain, il note qu' « au droit égal de tous les
individus à toutes les jouissances, il [l'écrivain] oppose l'égalité
radicale qui règne au niveau des heccéités pré-
individuelles »[99]. Certes Rancière distingue une manière
(philosophique) de le dire - « en termes deleuziens » - et la
manière (littéraire) flaubertienne - « dans le lexique panthéiste
des temps romantiques ». Ce n'est finalement qu'une question de
lexique. Mais précisément : littérature et philosophie ne sont-
elles rien d'autre que des affaires de mots ? S'agit-il de pointer
une identité ou une équivalence de contenu qui perce malgré une
différence accessoire de terminologie ? L'opération analytique se
déroule en deux temps : les caractéristiques des éléments de
l'univers sensible et métaphysique sont d'abord isolées et
nommées, avant d'être « renommés » en termes philosophiques.
Mais si ce que fait Flaubert peut être nommé philosophiquement
aussi facilement, voire même appelle la nomination philoso-
phique, est-ce-à-dire qu'il n'y a aucun « reste », aucune part de
son travail et de son monde qui échappe à cette nomination ?
Réciproquement, la philosophie est-elle une autre manière de dire
les mêmes choses ? Dans Politique de la littérature, résumant une
boutade de Flaubert qui exprimait son approche du monde
(s'intéresser moins au pauvre qu'aux poux microscopiques qui
s'en nourrissent), Rancière enchaîne :
On pourrait traduire cela dans des termes philosophiques
empruntés à Deleuze : l'égalité romanesque n'est pas l'égalité
molaire des sujets démocratiques, c'est l'égalité moléculaire des
micro-événements, des individualités qui ne sont plus des
individus mais des différences d'intensité dont le rythme pur
guérit de toute fièvre de société.[100]

Il s'agit bien de traduire, sans que l'opération soit justifiée ou


clarifiée en elle-même, sans que soient situés le romancier et sa
pratique par rapport à cette opération : l'emploi du conditionnel
a ici presque valeur de cache. « On pourrait traduire » : on
« pourrait », mais lorsqu'on choisit de le faire, que fait-on,
qu'arrive-t-il au texte littéraire ? Qu'advient-il lorsqu'on passe
d'un vocabulaire l'autre ? Quelle nécessité à l'opération ?
Une phrase cruciale du texte de Rancière fait apparaître toute
la volontaire ambiguïté de sa démarche. Dans La Parole muette,
concluant une analyse d'un passage de Madame Bovary, le
philosophe insiste, nous l'avons vu : « Le romancier sait ce qu'il
fait, philosophiquement parlant : substituer un ordre à un autre.
Et il sait les moyens qu'il emploie à cette fin, ces détournements
de la syntaxe que Proust et quelques autres ont dénombrés :
style indirect libre... »[101]. « Philosophiquement parlant » : la
formule mérite qu'on s'y arrête car, au-delà du problème que
pose pour un « littéraire » l'assimilation du style à un « moyen »,
elle soulève la question de la traduction, de la « transplantation »
d'un univers dans un autre, sans lever l'ambiguïté. Le recours à
la forme impersonnelle du gérondif neutralise en effet la
différence éventuelle entre ce qui relèverait du langage de
Rancière, de sa perception et de sa décision et ce qui relèverait
de la décision de Flaubert. Qui « parle philosophiquement » ici ?
Interroger la lecture de Rancière revient peut-être aussi et
surtout à interroger sa conception de la philosophie. La chaîne
des relations établies - le romancier présente une anti-Nature, un
ordre, que le philosophe exprime en termes philosophiques -
semble au fond reposer sur l'idée que la philosophie n'est pas tant
une recherche de la sagesse ou une création de concepts, qu'une
manière de présenter le monde, c'est-à-dire les éléments de la
réalité et leurs liaisons. Comment distinguer au final le monde,
les images du monde et les concepts du monde ? D'où le
caractère problématique de cette approche pourtant attentive et
généreuse du roman flaubertien : d'un côté la littérature est
toujours renvoyée à son substrat métaphysique, à son condition-
nement spéculatif qui autorise le déploiement de l'architecture
conceptuelle du philosophe. De l'autre, la description de Rancière
aboutit à une forme de confusion, de brouillage de ce qui pourrait
distinguer littérature et philosophie, comme si, en dernière
analyse, le langage de la philosophie moderne était adapté à la
littérature moderne qui partage le sensible de la même façon.
Paradoxe voulu d'un propos qui fait de celui qui est l'emblème
même de la littérature, le lieu d'une indistinction entre littérature
et philosophie. Rancière nous objecterait sans doute que son
propos, que rend précisément possible la littérature de l'âge
esthétique, est « de remettre en scène et en question les
partages des rôles, la manière dont se rencontrent et se séparent
des énoncés et des arguments épinglés au registre de la
philosophie, de la littérature ou de quelque autre disci-
pline. »[102] Sans doute nous mettrait-il en garde contre le geste
« qui remet chaque forme de discours à sa place. »[103] On ne
peut cependant manquer d'interroger la tendance philosophique,
qu'il diagnostiquait chez Alain Badiou, à établir, « quitte à le
défaire aussitôt, un plan d'égalité ente la formule littéraire et la
formule philosophique. »[104] Téléologiquement voué à l'échec
par son programme théorique, ou équivalent de formulations
philosophiques, le roman flaubertien finit, dans cette perspective,
par se dissoudre.

LA RÉUSSITE DU ROMANCIER (FLAUBERT CONTRE RANCIÈRE ?)


C'est à rendre à Flaubert sa consistance propre, laquelle peut
certes résonner philosophiquement, que nous voudrions travailler
pour finir. Dans les limites de cet article, nous ne donnerons que
quelques indications sur la manière de contourner la perplexité
que suscite parfois la lecture de Rancière. Il s'agira moins de
retoucher le visage de Flaubert par Rancière dessiné, ou de
proposer une autre lecture, que d'inviter à être attentif à d'autres
aspects de ses textes. Considérer, en « littéraire », des œuvres,
en étant sensible à ce qui en elle « échappe » au philosophique
et pense autrement.
On pourrait souligner tout d'abord que les analyses de Rancière
cherchent essentiellement ce qui relève de la métaphysique chez
Flaubert dans ses formules théoriques (telles que sa
Correspondance les donne à lire) et dans quelques scènes
soigneusement choisies (comme s'il n'y avait de « stylistique »
que de la phrase ou de la séquence). Dans La Parole muette
notamment, n'est quasiment pas abordée la composition globale
des œuvres, leur ordonnancement général. Comment saisir le
roman flaubertien sans changer d'échelle d'appréhension ? Une
œuvre telle que L'Éducation sentimentale, dont Rancière ne dit
mot, ne peut véritablement s'appréhender que par la prise en
compte des effets d'échos, de rappels, de contrastes, de
résonances, qui s'établissent tout au long du texte entre tel ou tel
passage. C'est aussi et peut-être surtout à ce niveau que peut se
percevoir une pensée, une pensée du temps, une pensée de
l'articulation entre histoire et Histoire, entre choses et individus.
La dispositio[105], rappelons cette évidence, crée de la
différence, du sens et apparaît dès lors comme un autre lieu du
philosophique. Non plus un moyen pour poser un monde, mais
une manière, pour un auteur volontairement absent, de faire
bouger ce monde, de s'arracher à la fixité des opinions, des
images, des idées reçues. Lors même qu'il évoque, dans d'autres
textes, le souci d'unité de Flaubert, sa volonté d'enchaîner et de
lier les « perles », pour reprendre la métaphore de l'écrivain,
Rancière semble attribuer à la seule dimension narrative ou à
l'idée d'une totalité organique, classiquement rapportées à la
poétique aristotélicienne, la fonction de créer du lien, de donner
une architecture d'ensemble à l'œuvre. Dès lors le roman flau-
bertien reposerait sur la conception aristotélicienne de l'histoire,
comme agencement d'actions, et manifesterait l'opposition de
deux poétiques : la poétique esthétique des moments
épiphaniques qui disent le monde du non-sens et de la sensibilité
apathique, et le monde de l'enchaînement des péripéties qui
reconstitue une unité, une continuité. Là où le lecteur perçoit une
oscillation, une manière neuve d'enchaîner les scènes,
juxtaposées plutôt que coordonnées, et pourtant se faisant écho,
le philosophe souligne le déchirement, l'écartèlement constitutif
de la littérature. La complexité des opérations de lecture, leur
caractère convergent parfois, complémentaire d'autres fois, sont
tout entier ramenés à deux figures que la réflexion peut à bon
droit opposer :
la belle idée flaubertienne du livre qui « se tiendrait de lui-même
par la force interne de son style » est écartelée entre une idée
globale de l'inventio du livre et la puissance singulière des
atomes de sensation insensible que charrie la puissance de
l'elocutio[106].

Parce que la tension entre pluralité et unité[107] est la


condition de la libération de significations, il convient de décrire
cet effort de construction, de penser ce jeu syntagmatique qui fait
advenir du sens sans recourir aux jointures établies. Atteindre
l'immutabilité de l'unité certes, qui soustrait l'œuvre à l'éphémère
et à la fragilité[108], mais maintenir aussi la circulation fluide
d'une signifiance qui tient au montage romanesque, à la
construction de scènes fortes et en interaction. Tel est le Flaubert
que l'on lit en ses œuvres, voilà ce qu'il fait plutôt que ce qu'il dit
vouloir faire.
Si l'on se tourne à présent vers ce vouloir-faire, tel que le
perçoit le lecteur, vers l'effet visé et obtenu par le roman
flaubertien, on constatera immédiatement une différence nette
par rapport à toutes les formes d'entreprises philosophiques. Bien
connues sont les phrases de l'auteur de L'Éducation sentimentale
dénonçant la prétention des philosophies et des religions à détenir
le vrai : « Chaque religion et chaque philosophie ont prétendu
avoir Dieu à elles, toiser l'infini et connaître la recette du bonheur.
Quel orgueil et quel néant ! Je vois au contraire que les grands
génies et les plus grandes œuvres n'ont jamais conclu. »[109]
Sans entrer ici dans la difficile question de la nature de la
philosophie d'un côté, des critères de la « littérarité » de l'autre,
on voudrait simplement rappeler que le lecteur d'un roman de
Flaubert ne peut entendre jusqu'au bout le rapprochement
Flaubert-Schopenhauer ou la traduction du langage de l'un dans
le vocabulaire de l'autre. Non pas tant en raison d'une différence
fondamentale dans l'approche du monde, mais plutôt à cause du
mode d'exposition de ces mondes dont Rancière a su pointer la
proximité. Disons-le en termes schématiques, qui, bien sûr, ont
moins valeur d'objection que de complément aux analyses de
Rancière : la philosophie, quelle qu'elle soit, pose quelque chose
et conserve, en dépit de toutes les nuances d'usage, une
dimension thétique. Schopenhauer, par exemple, avance des
propositions sur le monde, et à cet effet invente des concepts. Il
affirme le monde comme non-sens, fait sens de ce qu'il y a non-
sens[110], là où un auteur comme Flaubert suspend le sens, le
déroute. Le logos philosophique vient après le monde évoqué,
distingue, évalue et juge, quand le discours flaubertien se dérobe,
suggère afin de « faire rêver »[111]. Opposition bien connue
entre deux types de discours et deux types de finalité qu'il
convenait de rappeler en ce point où la parole qui décrit leurs
résultats peut à bon droit souligner l'air de famille existant entre
les deux univers produits. Rancière, dans le texte qu'il consacre
à Gilles Deleuze dans La Chair des mots, oppose d'ailleurs
clairement la « pureté » de la métaphysique deleuzienne (de
l'anti-représentation) à l'« impureté » de la pratique
flaubertienne, continuant de raconter une histoire comme à l'âge
de la représentation. L'intervention deleuzienne sur la littérature
viserait ainsi à « ramener la littérature à sa rupture essentielle
avec le monde de la représentation. [car] Constamment les
œuvres de la littérature trahissent la pureté de la rupture. »[112]
La possibilité d'un décrochage, d'un pas de côté du littéraire par
rapport au philosophique se dessine. Encore est-elle vite rabattue
sur un schème omniprésent dans l'œuvre de Rancière, celui de la
contradiction.
Car cette « impureté », sans doute est-il possible de la penser
et de l'éprouver sous le motif de l'indistinct, de l'indiscernable.
Toute l'œuvre de Flaubert pourrait être rapportée à cette quête
de l'indistinction, de cette modalité singulière de l'apparaître. Par
où la littérature flaubertienne s'éloigne de la philosophie, au point
même où, thématiquement, elle semble s'en rapprocher. Les
philosophies auxquelles Rancière compare Flaubert conservent en
effet une dimension dualiste, posent une affirmation sur l'être du
monde, à laquelle renonce un romancier pour qui seuls importent
les rapports, entre les choses, entre les êtres, entre les choses et
les êtres[113]. L'Éducation sentimentale peut ainsi être lue
comme la recherche par le romancier d'un regard qui ne serait
pas localisable : un monde est donné, mais un monde toujours
vu, perçu, pensé, à la fois objectivement et subjectivement. Il n'y
a plus lieu de distinguer la « fausseté » de la représentation de la
Volonté impersonnelle cachée, les flux moléculaires des points de
fixations molaires, l'apparence de la vérité. Faire voir un
personnage, par exemple Frédéric Moreau à la fin du roman, c'est
faire entendre la platitude et le nihilisme de son discours, c'est
montrer la figure, tout en brouillant les contours de son existence,
de son discours, de son être. Loin de sombrer dans l'insignifiance
(aboutissement selon Rancière de l'entreprise flaubertienne), le
roman de Flaubert ne délivre pas de sens, en conjure le statisme,
tout en faisant résonner des significations.
Peut-on alors rapporter la poétique flaubertienne « au dualisme
philosophique de la volonté et de la représentation »[114] ? Plus
proche de l'expérience du lecteur nous paraît l'analyse de Gisèle
Séginger qui porte sur La Tentation de saint Antoine mais qui
pourrait valoir pour toute l'œuvre de Flaubert. Notant les
différences entre la première Tentation et la dernière, que ne
commente pas Rancière, Gisèle Séginger oppose une méditation
encore classiquement philosophique (« Dans La Tentation de
1849, par-delà les représentations, Antoine cherchait l'Être et
trouvait le Néant » que matérialisait la distinction entre le
personnage spectateur et l'univers spectaculaire contemplé) à
une enfoncée dans les apparences, véritable célébration des
illusions, du monde comme illusion (« Dans La Tentation de 1874,
il découvre l'être des représentations. La question de la vérité et
de l'objectivité se déplace et une nouvelle évidence apparaît : la
représentation ne peut être dépassée »[115] ; le texte final
abandonne d'ailleurs certains des éléments du dispositif théâtral
du premier). Mettant fin à tout dualisme métaphysique,
abolissant les frontières entre le rêve et la réalité, entre
l'apparence et l'être, le romancier fait passer le lecteur d'une
interrogation proprement métaphysique, ou mystique, à une
jouissance esthétique. L'être du monde n'est plus l'objet du
roman ; c'est plutôt la fluctuation de tout étant dans un entre-
deux (entre deux temps, entre deux espaces), l' « ambiguïté
ontologique »[116], qu'il explore.
Encore faut-il préciser : le roman flaubertien apparaît en route
vers l'indistinction mais ne s'y arrête jamais complètement ou
durablement. L'envahissement de Antoine par la vie à la fin de La
Tentation de saint Antoine signe aussi la disparition du
personnage et l'achèvement du roman, comme si le romanesque
ne vivait que de l'écart entre la densité d'une vision, que Rancière
a bien décrite, et les scories du monde qui lui font obstacle. Et si
la philosophie décrivait essentiellement le rêve de Flaubert ? Et
si, du haut de son savoir, elle arrêtait le mouvement ? Et s'il fallait
au final saisir le texte ni en amont (les intentions et principes
esthétiques qui l'accompagnent) ni en aval (l'image du monde
qu'il paraît constituer par le travail sur la forme) mais dans le
mouvement de son apparaître ? Lecture non philosophique d'un
auteur non philosophe qui pourrait notamment rendre attentif à
la touche discordante[117] que toujours introduit le romanesque
flaubertien : présence mate d'une chose dans un paysage
désincarné, parole chargée de sens au milieu du désert, geste
signifiant au milieu de l'ennui, répétition pathétique et décalé au
milieu de discours reconnaissables. Flaubert a rêvé d'un livre sur
rien, mais il a écrit sur un monde de choses et d'êtres
désaccordés, jurant les uns avec les autres, entre outrance et
effacement. Il a rêvé d'un regard abîmé dans ce qu'il regarde,
d'une fusion sujet-objet, mais a aussi représenté, sous de
multiples avatars (la « relation » narrateur-personnage dans
L'Éducation sentimentale en fournissant un bel exemple), le
clivage entre sujet et objet, l'écart entre un cadre énonciatif
sophistiqué et une action ou un discours dépouillés. Ce jeu
énonciatif, au double sens du terme, cet écart, ne sont guère pris
en compte par une certaine philosophie. Ils participent plus
largement en effet de ce que nous avons appelé l'impureté de la
littérature et que le cadrage philosophique a parfois du mal à
accueillir.
Mais peut-être Rancière lui-même nous indique-t-il la voie.
Dans un article consacré à l'œuvre romantique, il choisit préci-
sément, en une lecture plus immanente, l'œuvre flaubertienne
comme exemple de texte faisant œuvre de ses contradictions. La
conclusion de l'article oppose explicitement Flaubert à deux
philosophes (Gilles Deleuze et Vincent Descombes), et peut-être
au statisme et à l'univocité du discours philosophique. On peut le
dire de deux façons : Flaubert double les enchaînements
représentatifs d'actions qui constituent une intrigue par le
mutisme des affects et des percepts qui traversent les person-
nages et les éléments[118] ; le romancier relie dans une intrigue
les moments d'anti-représentation, de pétrification du sens[119].
Double moyen de se soustraire à ce qu'on pourrait appeler la
tentation philosophique : celle d'un discours radical et réducteur
qui fait de la littérature, soit une entreprise de démystification,
libérée de la prétention à dire les choses (Vincent Descombes)
soit l'incarnation d'une rupture totale avec l'ordre représentatif
(Deleuze). Que fait Flaubert dans L'Éducation sentimentale ? Il
peint un monde déserté par l'esprit, envahi par les choses, un
monde qui ne fait pas sens, raconte l'histoire d'un jeune homme
et d'une génération et fait surgir des moments d'illuminations où
l'univers semble se dévoiler aux yeux du lecteur. Nulle nécessité
de dire cette pluralité en termes d'opposition et de contradiction,
nulle dimension pathétique dans cette absence d'unité, nulle
distinction entre un monde apparent et illusoire et un monde
souterrain et vrai. Rien qu'une pratique complexe et mixte dont
le mouvement profond revient toujours à faire voir, à l'aide
d'images denses et riches, le rien qui mine toute chose, et la
matière qui peuple tout néant.
Peut-être la figure du marcheur qu'est Frédéric Moreau est-elle
emblématique de ce romanesque composite dont la vérité est
dans l'oscillation : la description ambulatoire est en effet dans
L'Éducation sentimentale ce moyen de produire un mélange de
présence et d'absence, de vie intérieure et de vie extérieure,
d'être à la fois avec et hors du personnage, dans et à côté du
monde. Peut-être pourrait-on opposer à la fin de Bouvard et
Pécuchet, moment qu'hypostasie l'analyse de Rancière, la célèbre
conclusion de L'Éducation sentimentale, moment hors du temps
et de l'espace, moment d'un dialogue aussi creux que pathétique
qui semble tout à la fois achever le sens du roman (entendu
comme roman de l'échec et de l'inaccompli) et le relancer vers un
sens à venir et non situable (enfoui dans un souvenir commun ?
Dessiné en creux dans les interstices de l'échange entre des
figures apparemment proches ?).
« - C'est là ce que nous avons eu de meilleur, dit Frédéric ! /
- Oui, peut-être bien ? C'est là ce que nous avons eu de
meilleur ! dit Deslauriers. »[120]

D'une réplique à l'autre, au-delà de l'exposition d'une bêtise


qui serait celle du monde, surgit, par l'utilisation du « peut-être »
et le déplacement de l'exclamation, une discordance, un tremblé
du sens (ironie ponctuelle ? accord émouvant de deux amis ?
dévaluation généralisée ? jouissance vide de la pure répétition ?).
Le montage des répliques est ici style, si l'on entend par là la
production d'un espacement, d'une événementialité propre que
Rancière ne met pas toujours en valeur. Oui, c'est bien là ce qu'on
entend chez Flaubert : une « sortie périlleuse de la langue ; un
accès tensionnel à l'intelligible ; une relance du mouvement qui
porte au dire ; et dans une recomposition de forme, une
ouverture qui nous expose à un sens, à un destin »[121]. Le
style, à la fois en puissance de philosophie et anti-philosophique,
y est aussi, selon les formules de Laurent Jenny, « une puissance
infinie d'écartement, qui assure à l'être la liberté de son
renouvellement »[122] ; « en lui la forme discursive sans cesse
s'arrache à elle-même et se poursuit en un mouvement infini de
fuite »[123]. On peut nommer « impressionniste »[124],
panthéiste », « bouddhiste » ou nihiliste » ce passage toujours
renouvelé d'une polarité à l'autre, qui donne à la langue un
pouvoir d'ouverture, ce heurt volontaire entre un sens posé et un
sens à venir, toujours au-devant de lui-même. En nommant
philosophiquement une manière de faire, on n'aura pas encore
atteint ce qui assure ce passage, ce qui permet à l'écrivain de
faire œuvre sans faire monde. On n'aura pas encore épuisé les
ressources de la littérature, ni celles de la critique.

NOTES
[1]. « Le texte de Flaubert est pris ici comme version illustrée
exemplaire de la métaphysique dont la littérature a besoin pour
exister comme art spécifique, comme un mode spécifique
d'immanence de la pensée dans la matière », écrit ainsi Rancière
(La Chair des mots. Politiques de l'écriture, Paris, Galilée, 1998,
p. 184). Sur cette « essentialisation » de Flaubert, voir Camille
Dumoulié, Littérature et philosophie. Le gai savoir de la
littérature, Armand Colin, 2002, p. 176.
[2]. C'est à partir de l'exemple de Flaubert et d'une lettre
adressée à Louise Colet (lettre à Louise Colet, 26 mai 1853,
Correspondance, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1980, p. 335), que Rancière décrit « la politique
inhérente à la métaphysique de la littérature » (Jacques Rancière,
La Chair des mots, op. cit., p. 194). Sur cette question de la
« politique flaubertienne » vue par Rancière, voir Pierre Campion,
« Deux philosophes lecteurs de Flaubert : Pierre Macherey et
Jacques Rancière », dans Gisèle Séginger (éd.), Gustave Flaubert
5 : « Dix ans de critique », Paris-Caen, Lettres Modernes Minard
(« La Revue des lettres modernes »), 2005, p. 119-132.
[3]. La Parole muette. Essai sur les contradictions de la
littérature, Hachette Littératures, 1998, p. 114.
[4]. Jacques Rancière, «Y a-t-il un concept du
romantisme ? », dans Isabelle Bour, Eric Dayre et Patrick Née,
Modernité et romantisme, Honoré Champion, 2001, p. 294.
[5]. Sur ce point, voir Jacques Rancière, « Y a-t-il un concept
du romantisme ? », art. cit., p. 296.
[6]. Sur ce point, voir Jacques Rancière, La Parole muette, op.
cit., p. 68-69.
[7]. Ibid., p. 71.
[8]. Lettre à Louise Colet, 24 avril 1852, Correspondance, t. II,
p. 76. On pourra également se reporter à la lettre du 23 août
1846 évoquant des créateurs comme Homère ou Rabelais, qui
étaient moins des auteurs que « l'instrument aveugle de l'appétit
du beau, organes de Dieu par lequel il se prouvait à lui-même »
(lettre à Louise Colet, 23 août 1846, Correspondance, t. I,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 283).
[9]. Sur le rapport de Flaubert à Hegel, voir par exemple Sylvie
Triaire, Une esthétique de la déliaison. Flaubert (1870-1880),
Paris, Honoré Champion, 2002, p. 80-81, et, bien sûr, les « Notes
inédites de Flaubert sur l'Esthétique de Hegel » (Gisèle Séginger
(éd.), Gustave Flaubert 5 : « Dix ans de critique », op. cit.,
2005).
[10]. L'âge « esthétique » auquel appartient, selon Rancière,
le romancier, ne sépare pas en effet les œuvres des textes qui les
pensent, en énoncent les intentions ou les principes.
[11]. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 104.
[12]. Correspondance, t. II, op. cit., p. 31.
[13]. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 104.
[14]. Ibid., p. 105.
[15]. Pour Hegel, note Rancière, les « modes du rapport entre
pensée, langage et monde sont des modes historiques » (ibid.,
p. 67) et sont donc déterminés par la nature même du monde.
[16]. Ibid., p. 78.
[17]. Ibid., p. 59.
[18]. Id.
[19]. Ibid., p. 108.
[20]. Ibid., p. 107.
[21]. « La forme et l'idée, pour moi, c'est tout un et je ne sais
pas ce qui est l'un sans l'autre. Plus une idée est belle, plus la
phrase est sonore ; soyez-en sûre. La précision de la pensée fait
(et est elle-même) celle du mot » écrit ainsi Flaubert (lettre à Mlle
Leroyer de Chantepie, 12 décembre 1857, Correspondance, t. II,
p. 785).
[22]. « C'est un de mes principes, qu'il ne faut pas s'écrire. [...]
Et puis l'Art soit s'élever au-dessus des affections personnelles et
des susceptibilités nerveuses ! [...] La difficulté capitale, pour
moi, n'en reste pas moins le style, la forme, le Beau indéfinissable
résultant de la conception même et qui est la splendeur du Vrai,
comme disait Platon » (lettre à Mademoiselle Leroyer de
Chantepie, 18 mars 1857, Correspondance, t. II, p. 691).
[23]. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 109. Sur
cette question, voir également Camille Dumoulié, ouvr. cité,
p. 75.
[24]. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 106.
[25]. Sur le rapport Flaubert-Spinoza on pourra se reporter à
Jacques Derrida, Psyché, Inventions de l'autre, Galilée, 1998,
p. 306-313, et à Andrew Brown, « “Un assez vague spinozisme” :
Flaubert et Spinoza », Modern Language review, no 91-4, octobre
96, p. 848-865, qui souligne à la fois les proximités entre les deux
auteurs, et la prise de distance « littéraire » de Flaubert à l'égard
de tout système philosophique : il n' y aurait là qu'un « rapport
du non-rapport ».
[26]. Voir par exemple La Parole muette, op. cit., p. 107-109,
La Chair des mots, op. cit., p. 182-183 ou, plus récemment
Jacques Rancière, Politique de la littérature, Galilée, 2007, p. 71-
72, 80.
[27]. Gustave Flaubert, La Tentation de Saint-Antoine,
première version, Louis Conard, 1924, p. 417.
[28]. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 108.
[29]. Id.
[30]. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 182.
[31]. Sur ce point voir Jacques Rancière, La Chair des mots,
op. cit., p. 183.
[32]. Sur l'intérêt de Rancière pour des textes qui « font
allégorie du travail de l'œuvre » (Jacques Rancière, « Existe-t-il
une esthétique deleuzienne ? », dans Eric Alliez, Gilles Deleuze,
Une vie philosophique, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo,
1998, p. 531 ; le philosophe utilise, à juste titre, la formule à
propos de l'investigation de la littérature menée par un autre
philosophe, Gilles Deleuze), je me permets de renvoyer à mon
article, Jacques-David Ebguy, « Le travail de la vérité, la vérité
au travail : usages de la littérature chez Alain Badiou et Jacques
Rancière. », dans « Les philosophes lecteurs », Fabula LHT
(Littérature, histoire, théorie), no1, février 2006, URL :
http://www.fabula.org/lht/1/Ebguy.html
[33]. « Cet air dont les phrases de Madame Bovary doivent
reproduire la respiration a été, dans La Tentation de saint
Antoine, l'objet d'un voyage initiatique » (La Parole muette, op.
cit., p. 107) : la formulation même de Rancière l'indique, sa
réflexion rapproche ici, en un geste qui ne va évidemment pas de
soi, une réalité à créer par le processus d'écriture, et un élément
matériel, une réalité évoquée dans un récit.
[34]. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit.,
p. 71.
[35]. Jacques Rancière, La Fable cinématographique, Seuil,
« La Librairie du XXIe siècle », 2001, p. 157.
[36]. Sur ce point, voir Jacques Rancière, La Parole muette, op.
cit., p. 110 ou l'introduction à La Fable cinématographique, op.
cit., p. 15-16.
[37]. Lettre à Louise Colet, 9 décembre 1852, Correspondance,
t. II, p. 204.
[38]. Sur les deux manières de concevoir le sensible et la
puissance de la pensée, voir Jacques Rancière, « Existe-t-il une
esthétique deleuzienne ? », art. cité, p. 533.
[39]. Lettre à Louise Colet, 27 mars 1853, Correspondance,
t. II, p. 282.
[40]. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 182.
[41]. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit.,
p. 17.
[42]. Ibid., p. 23.
[43]. Sur cette question de la vérité, voir le chapitre « la vérité
par la fenêtre » dans Politique de la littérature, op. cit., p. 169-
188. Un passage de ce texte (p. 182) établit d'ailleurs
explicitement un lien entre la philosophie de Schopenhauer et la
manière dont la littérature, par ses moyens propres, expose une
certaine idée du monde et donc un certain visage de la vérité.
[44]. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 28.
[45]. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 182.
Pour un commentaire situant davantage cette orientation
esthétique dans l'histoire de la littérature, voir La Parole muette,
op. cit., p. 108.
[46]. Voir p. 114 et sur le statut du style, p. 109.
[47]. Sur l'idée que la manière absolue de voir les choses fait
d'elles des conducteurs de sensations, soustraites au circuit des
intentionnalités et des usages, voir Politique de la littérature (op.
cit., p. 70-72).
[48]. Dans un article consacré au « malentendu littéraire »,
Rancière évoque les critiques formulées à l'encontre de Flaubert
et de Proust, accusés de se perdre dans les détails et de remettre
en question les structurations établies (voir Jacques Rancière,
« Le malentendu littéraire », dans Bruno Clément et Marc Escola,
Le Malentendu. Généalogie du geste herméneutique, Saint-Denis,
Presse Universitaire de Vincennes, 2003, p. 126).
[49]. Ou encore, pour reprendre des exemples flaubertiens
chers à Rancière (voir par exemple Le Destin des images, La
Fabrique éditions, 2003, p. 54 ou Politique de la littérature, op.
cit., p. 50), un brin d'herbe, un tournoiement de poussière, un
flacon de neige fondue, la rencontre de l'éclat d'un ongle et d'un
rayon de soleil...
[50]. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 109.
[51]. Voir Madame Bovary, Œuvres, t .I, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 306, et ce passage où
Charles surprend dans la salle, avant de partir, Emma, « debout,
le front contre la fenêtre, et qui regardait dans le jardin, où les
échalas des haricots avaient été renversés par le vent. »
[52]. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 113.
[53]. Ibid., p. 114.
[54]. Voir, sur cette approche de Flaubert, Gérard Genette, qui
voit en lui le premier écrivain pour qui « l'exercice de la littérature
fut devenu foncièrement problématique » (« Présentation »,
Travail de Flaubert, collectif, Seuil, « Points », 1983, p. 7).
[55]. Camille Dumoulié, ouvr. cité, p. 119.
[56]. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 180.
[57]. Ibid., p. 184.
[58]. Lettre à Louise Colet, 12 juillet 1853, Correspondance,
t. II, p. 381.
[59]. Signalons que Jacques Rancière, dans son analyse de la
pensée deleuzienne du cinéma, a souligné que pour le philosophe,
« les images sont [...] proprement les choses du monde » (La
Fable cinématographique, op. cit., p. 148). La formule pourrait
valoir pour Flaubert.
[60]. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 189.
[61]. Dans des textes plus récents, Jacques Rancière,
déplaçant légèrement la perspective, fait de la littérature,
notamment de l'œuvre flaubertienne, une pensée de la vie, qui
redéfinit ce qu'est la vie, mais la vie comme flux, comme
puissance qui domine êtres et groupes (voir Politique de la
littérature, op. cit., p. 77, 80, 197).
[62]. Ibid., p. 74.
[63]. Id.
[64]. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit.,
p. 34.
[65]. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 183.
[66]. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit.,
p. 35. Un peu plus loin, empruntant toujours à Deleuze et
Guattari, Rancière utilise l'expression « démocratie moléculaire »
à propos de ce que fait Flaubert (ibid., p. 36) ou oppose la forme
d'individualité « moléculaire », propre à la littérature, à la forme
d'individualité « molaire », propre à la politique (ibid., p. 50).
[67]. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux., Minuit
(« Critique »), 1980, p. 327.
[68]. Écrivant d'un personnage de Virginia Woolf que « ce
qu'elle tente de faire, c'est exactement ce que le Diable enseignait
à saint Antoine : briser les barrières de la subjectivité individuelle
et adhérer aux heccéités de la vie pré-individuelle » (Politique de
la littérature, op. cit., p. 80), Rancière rapproche explicitement
son univers, celui de Flaubert et la philosophie de Deleuze
(l'expression « heccéités de la vie pré-individuelle » vient du
philosophe), même si on peut s'étonner de nouveau que soit
identifiée l'aspiration d'un personnage à celle de son créateur.
[69]. Ibid., p. 240.
[70]. Voir son œuvre majeure Le Monde comme volonté et
comme représentation (1819), PUF, 1966, p. 213 notamment.
[71]. Jacques Rancière, « Deleuze, Bartleby et la formule
littéraire », La Chair des mots, op. cit., p. 179-203.
73. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 107 (c'est
nous qui soulignons). L'image du fondement est également
employée dans La Chair des mots (il est question de « la
métaphysique de la représentation et la “nature qui la fonde” »,
p. 182). De la même façon, le philosophe souligne que le système
des convenances de la fiction représentative « reposait [...] sur
une certaine idée de la nature » (id., c'est nous qui soulignons).
[73]. Elles ne sont que « des plaisanteries de tréteaux et de
préfaciers », écrit Rancière paraphrasant Mallarmé (ibid.,
p. 181).
[74]. Ce verbe est également utilisé par Rancière (id.).
[75]. Ibid., p. 182.
[76]. Id.
[77]. Id.
[78]. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 112.
[79]. Une réflexion plus générale de Rancière permet de
qualifier conjointement les deux approches que nous avons
distinguées : « les arts vérifient dans leur pratique l'ontologie qui
les rend possibles » (« L'usage des distinctions », Failles, no 2,
« Situations de la philosophie », printemps 2006, p. 13). Flaubert
vérifie dans sa pratique l'ontologie (celle, exemplairement, de
Schopenhauer) qui la rend possible.
[80]. Nous n'avons pas abordé en particulier le sens politique
que donne Rancière aux choix métaphysiques et esthétiques de
Flaubert (sur ce point, voir en particulier La Parole muette, op.
cit., p. 117-118, et surtout les deux premiers chapitres de
Politique de la littérature, « Politique de la littérature », p. 11-40
et « Le malentendu littéraire », p. 41-55).
[81]. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit.,
p. 164.
[82]. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 185.
[83]. Jacques Rancière, La Fable cinématographique, op. cit.,
p. 157.
[84]. Comme le devenir et le travail cornéliens lus par Jean
Rousset (et critiqué par Jacques Derrida), le devenir et le travail
flaubertiens semblent « mis en perspective et téléologiquement
déchiffrés à partir de ce qui est considérée comme son point
d'arrivée, sa structure achevée » (Jacques Derrida, L'Ecriture et
la différence, Seuil, « Points », 1967, p. 30).
[85]. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 113.
[86]. Id.
[87]. En une saisissante description, certes fidèle à
l'atmosphère des fictions de Flaubert, Rancière met en évidence
ce qui meut l'écriture de Flaubert : dire le vide sans être vide,
transformer la bêtise et l'ennui du monde en l'impassibilité de
l'art, en sa bêtise propre, faire « transparaître dans son opacité
le vide du grand désert d'Orient » (La Parole muette, op. cit., p.
118).
[88]. Voir p. 134-135, où l'on retrouve les mêmes images de
l'écrivain impuissant, attaché, comme ses personnages, à la table
de copiste. De la même façon, dans Politique de la littérature,
lorsqu'il s'agit de montrer que la tension entre les différentes
politiques fait que la littérature se heurte à des limites, c'est
l'exemple de Bouvard et Pécuchet qui vient sous la plume de
Rancière (Politique de la littérature, op. cit., p. 36-37, 53, 64).
[89]. Camille Dumoulié, ouvr. cité, p. 71.
[90]. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 134.
[91]. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 116.
[92]. Ibid., p. 112.
[93]. Ibid., p. 118.
[94]. Ibid., p. 112.
[95]. Id.
[96]. La Chair des mots, op. cit., p. 183 (c'est nous qui
soulignons).
[97]. Ibid., p. 183-184.
[98]. Id.
[99]. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit.,
p. 74.
[100]. Ibid., p. 35 (c'est nous qui soulignons). Quelques lignes
plus haut, le philosophe, décrivant la manière dont les choses se
donnent dans les romans de Flaubert, évoque « un brassage
incessant d'atomes qui sans cesse forme et défait des
configurations nouvelles », puis signale aussitôt : « bien plus
tard, un philosophe, Gilles Deleuze, appellera ces configurations
des heccéités » (id., c'est nous qui soulignons).
[101]. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 114.
[102]. Jacques Rancière, Politique de la littérature, op. cit.,
p. 205.
[103]. Ibid., p. 206.
[104]. Ibid., p. 228.
[105]. Sur la question de la composition chez Flaubert on lira
avec profit l'article de Bernard Vouilloux, « Les tableaux de
Flaubert », Poétique, no 135, septembre 2003, Seuil, p. 259-287.
[106]. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 185.
[107]. On pourrait multiplier à l'envi les formules qui disent
l'importance pour Flaubert de l'unité et de l'harmonie de ces
textes. Quelques exemples particulièrement frappants :
« Condense ta pensée, les beaux fragments ne font rien. L'unité,
l'unité, tout est là. L'ensemble, voilà ce qui manque à tous ceux
d'aujourd'hui, aux grands comme aux petits. Mille beaux endroits,
pas une œuvre. Serre ton style, fais-en un tissu souple comme la
soie et fort comme une cotte de mailles. » (lettre à Louise Colet,
14 octobre 1846, Correspondance, t. I, p. 389) ; « Ce qui est
atroce de difficulté c'est l'enchaînement des idées et qu'elles
dérivent bien naturellement les unes des autres » (lettre à Louise
Colet, 26 juin 1852, Correspondance, t. II, p. 118) ; « La prose
doit se tenir droite d'un bout à l'autre, comme un mur portant
son ornementation jusque dans ses fondements et que, dans la
perspective, ça fasse une grande ligne unie » (lettre à Louise
Colet, 2 juillet 1853, Correspondance, t. II, p. 373).
[108]. « Je me souviens d'avoir eu des battements de cœur,
d'avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de
l'Acropole, un mur tout nu [...]. Eh bien ! Je me demande si un
livre, indépendamment de ce qu'il dit, ne peut pas produire le
même effet. Dans la précision des assemblages, la rareté des
éléments, le poli de la surface, l'harmonie de l'ensemble, n'y a-t-
il pas une vertu intrinsèque, une sorte de force divine, quelque
chose d'éternel comme un principe ? » (lettre à George Sand, 3
avril 1876, Préface à la vie d'écrivain, présentation et choix de G.
Bollème, Paris, Seuil, 1963, p. 271).
[109]. Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 23 octobre 1863,
Correspondance, t. III, Gallimard « Bibliothèque de la Pléiade »,
1991, p. 352.
[110]. Selon une formule orale d'Alain Badiou.
[111]. Lettre à Louise Colet, 26 août 1853, Correspondance,
t. II, p. 417. Sur la question du rêve dans l'esthétique
flaubertienne, voir Liana Nissim, «“Oh les tours d'ivoire !
Montons-y par le rêve !”. Quelques notes sur l'esthétique de
Flaubert », Revue Flaubert no 6, 2006, http://flaubert.univ-
rouen.fr/revue/revue6/nissim.html
[112]. Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit., p. 186.
[113]. On se souvient de la célèbre remarque de Flaubert à
Maupassant : « Il n'y a de vrai que les rapports » (lettre à Guy
Maupassant, 15 août 1878, Correspondance, choix et
présentation de Bernard Masson, Gallimard, « Folio classique »,
1975, p. 713).
[114]. Jacques Rancière, La Parole muette, op. cit., p. 124.
[115]. Gisèle Séginger, Naissance et métamorphoses d'un
écrivain. Flaubert et « Les tentations de saint Antoine », Honoré
Champion, 1997, p. 315. Sur cette question et sur l'opposition
entre mystère et illusion, voir également Isabelle Daunais,
Frontière du roman. Le personnage réaliste et ses fictions,
Montréal, Vincennes, Les Presses de l'université de Montréal, Les
Presses Universitaires de Vincennes (Espace littéraire), 2002,
p. 69.
[116]. Isabelle Daunais, ouvr. cité, p. 165.
[117]. Sur cette question de la discordance, voir l'article
d'Isabelle Daunais, « Le roman face à l'“autre” monde », dans
Gisèle Séginger (éd.), Gustave Flaubert 5 : « Dix ans de
critique », op. cit., p. 164.
[118]. Sur ce point, voir Jacques Rancière, « Y a-t-il un concept
du romantisme ? », art. cité, p. 299.
[119]. Voir Jacques Rancière, La Chair des mots, op. cit.,
p. 185.
[120]. L'Éducation sentimentale, Gallimard, « Folio
classique », 1965, p. 459.
[121]. Laurent Jenny, La Parole singulière, Belin (« L'extrême
contemporain »), 1990, p. 13.
[122]. Laurent Jenny, « L'objet singulier de la stylistique »,
Littérature, no 89, Larousse, 1993, p. 119.
[123]. Id.
[124]. Rancière appelle « impressionniste » « cette poétique
qui reconstitue l'univers de la représentation avec des atomes
d'anti-représentation » (La Chair des mots, op. cit., p. 186

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