Beruflich Dokumente
Kultur Dokumente
Laurent Fedi
Vrin | « Le Philosophoire »
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
© Vrin | Téléchargé le 27/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 102.110.30.209)
homme ne forme pas un empire dans un empire, ou plutôt, au moment où il dehors ce sentiment d existence dont nous sommes intérieurement
paraît sur le point de réaliser cette ambition, la possibilité technique de pénétrés » , ou à « transporter partout le type humain, en assimilant tous les
2
modifier le génome ouvre la voie (malgré l interdiction actuelle) à un phénomènes quelconques à ceux que nous produisons nous-mêmes » . 3
bouleversement du type humain qui, à la limite, consacre sa disparition. Quoi évolution collective étant homologue au développement d un individu, les
qu il en soit, la catégorie de l humain ne sert plus actuellement qu à désigner fétichistes ressemblent à des enfants qui animent tout ce qu ils voient. Ainsi
de façon approximative un ensemble de phénomènes (d organisation, de les Africains confondent-ils "l activité" et "la vie" et adorent-ils « les matériaux
conduite, d adaptation, de résistance) dont la stabilité n est que transitoire. au lieu des produits » . S ils sont aptes à passer sans transition au positivisme
4
Les mutations qui annoncent notre entrée dans le posthumain vont nous n ayant été atteints ni par les fictions surnaturelles ni par les abstractions
forcer à nous redéfinir peu à peu à l aide de critères locaux et en fonction de
situations concrètes mettant en jeu les nouvelles formes de vie et leur 1
A. Comte, Cours de philosophie positive, 52e Leçon. Paris, Hermann, 1975, vol. II, p. 255.
réceptacle technoscientifique. 2
Ibid., p. 248.
3
A. Comte, Discours sur l’esprit positif, § 3.
4
A. Comte, Catéchisme positiviste, Paris, GF, 1966, p. 256.
L’humain en philosophie 135
homme ne forme pas un empire dans un empire, ou plutôt, au moment où il dehors ce sentiment d existence dont nous sommes intérieurement
paraît sur le point de réaliser cette ambition, la possibilité technique de pénétrés » , ou à « transporter partout le type humain, en assimilant tous les
2
modifier le génome ouvre la voie (malgré l interdiction actuelle) à un phénomènes quelconques à ceux que nous produisons nous-mêmes » . 3
bouleversement du type humain qui, à la limite, consacre sa disparition. Quoi évolution collective étant homologue au développement d un individu, les
qu il en soit, la catégorie de l humain ne sert plus actuellement qu à désigner fétichistes ressemblent à des enfants qui animent tout ce qu ils voient. Ainsi
de façon approximative un ensemble de phénomènes (d organisation, de les Africains confondent-ils "l activité" et "la vie" et adorent-ils « les matériaux
conduite, d adaptation, de résistance) dont la stabilité n est que transitoire. au lieu des produits » . S ils sont aptes à passer sans transition au positivisme
4
Les mutations qui annoncent notre entrée dans le posthumain vont nous n ayant été atteints ni par les fictions surnaturelles ni par les abstractions
forcer à nous redéfinir peu à peu à l aide de critères locaux et en fonction de
situations concrètes mettant en jeu les nouvelles formes de vie et leur 1
A. Comte, Cours de philosophie positive, 52e Leçon. Paris, Hermann, 1975, vol. II, p. 255.
réceptacle technoscientifique. 2
Ibid., p. 248.
3
A. Comte, Discours sur l’esprit positif, § 3.
4
A. Comte, Catéchisme positiviste, Paris, GF, 1966, p. 256.
136 L’Humain L’humain en philosophie 137
métaphysiques il leur faudra pour cela se réfléchir comme agents et se de l homme et symbolise l universalité de celui-ci. Selon R. Brague, son
convertir à ce qui a un sens humain. Même si l humain est chez eux vécu universalité représente un rapport d homologie à l univers l homme est
plutôt que pensé, comme le soutiendra Lévy-Bruhl, la prévalence de l élément universel parce qu il est conforme à l univers et un rapport à l universel au
affectif, ailleurs incarné par la femme, prédispose cette population au sens de l ouverture aux possibles, de la liberté d indétermination. L homme
bouclage téléologique que doit accomplir la "religion positive", c est-à-dire la est ainsi l animal qui participe au divin non en vertu d un caractère propre,
"religion de l Humanité". L humain n est pas encore une norme là où il mais parce qu il est le plus "mondain" . 8
de la matière animée à la forme pure, selon l inclinaison de l âme qui lui est
homme est l animal qui se mesure au divin pour autant qu il y
liée. L homme est un être mobile dans un mélange à proportions variables.
participe, fût-ce sous la forme d un équilibre fonctionnel produit par
adjonctions successives sans plan préconçu, comme dans le bricolage que La topologie générale du monde mise en place par les Grecs n est
nous expose le mythe de Protagoras, où, pour justifier la convention, la suite pas sans rappeler la projection du modèle humain sur l extérieur. L idée qu il
des compensations instrumentales déjoue toute clôture en une essence . Le 6
puisse exister une région de l intelligible, "région de beauté", dit Plotin, ou
thème de l animal sans attribut, sans organe spécialisé, est repris comme on encore une "âme du monde", situe les spéculations philosophiques des Grecs
sait par Aristote . La main, organe universel, tient indirectement à la divinité
7
dans le prolongement du fétichisme. Certes, la raison, y compris la raison
5 8
P. Sloterdijk, Bulles. Sphères I, Pauvert / Fayard, 2002, p. 298 sqq. R. Brague, Aristote et la question du monde : essai sur le contexte cosmologique et
6
L’énoncé relativiste selon lequel « l’homme est la mesure de toutes choses », que l’on anthropologique de l’ontologie, Paris, PUF, 1988, pp. 235-238 et 512.
9
pourrait prendre à première vue pour une thèse sur l’humain, signifie que les choses utiles On relira cette analyse de Nietzsche : « Les Grecs ne voyaient pas les dieux homériques en
auxquelles un tel ou un tel a affaire (les pragmata), se présentent différemment selon les maîtres au-dessus d’eux, ni eux-mêmes en esclaves au-dessous, comme les Juifs. Ils ne
individus qui les manipulent. Comme l’explique Hegel, la formule ne concerne pas « la voyaient pour ainsi dire que l’image des exemplaires les plus réussis de leur caste, c’est-à-
raison consciente de soi dans l’homme, l’homme dans sa nature rationnelle et sa dire l’idéal et non le contraire de leur être propre. On se sent apparentés, il y a un intérêt
substantialité universelle », mais « n’importe quel égoïsme, n’importe quel intérêt réciproque, une sorte de symmachie. L’homme se fait une noble idée de lui-même en se
personnel » (G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. II. Paris, Vrin, 1971, donnant des dieux pareils […] » (F. Nietzsche, Humain, trop humain, t.I, § 114, éd. Colli et
p. 262). Montinari. Paris, Gallimard, 1988, p. 112).
7 10
Une tradition moderne reprend ce thème, de Montaigne à Cioran. Plotin, Ennéades, I, 1, § 10.
136 L’Humain L’humain en philosophie 137
métaphysiques il leur faudra pour cela se réfléchir comme agents et se de l homme et symbolise l universalité de celui-ci. Selon R. Brague, son
convertir à ce qui a un sens humain. Même si l humain est chez eux vécu universalité représente un rapport d homologie à l univers l homme est
plutôt que pensé, comme le soutiendra Lévy-Bruhl, la prévalence de l élément universel parce qu il est conforme à l univers et un rapport à l universel au
affectif, ailleurs incarné par la femme, prédispose cette population au sens de l ouverture aux possibles, de la liberté d indétermination. L homme
bouclage téléologique que doit accomplir la "religion positive", c est-à-dire la est ainsi l animal qui participe au divin non en vertu d un caractère propre,
"religion de l Humanité". L humain n est pas encore une norme là où il mais parce qu il est le plus "mondain" . 8
de la matière animée à la forme pure, selon l inclinaison de l âme qui lui est
homme est l animal qui se mesure au divin pour autant qu il y
liée. L homme est un être mobile dans un mélange à proportions variables.
participe, fût-ce sous la forme d un équilibre fonctionnel produit par
adjonctions successives sans plan préconçu, comme dans le bricolage que La topologie générale du monde mise en place par les Grecs n est
nous expose le mythe de Protagoras, où, pour justifier la convention, la suite pas sans rappeler la projection du modèle humain sur l extérieur. L idée qu il
des compensations instrumentales déjoue toute clôture en une essence . Le 6
puisse exister une région de l intelligible, "région de beauté", dit Plotin, ou
thème de l animal sans attribut, sans organe spécialisé, est repris comme on encore une "âme du monde", situe les spéculations philosophiques des Grecs
sait par Aristote . La main, organe universel, tient indirectement à la divinité
7
dans le prolongement du fétichisme. Certes, la raison, y compris la raison
5 8
P. Sloterdijk, Bulles. Sphères I, Pauvert / Fayard, 2002, p. 298 sqq. R. Brague, Aristote et la question du monde : essai sur le contexte cosmologique et
6
L’énoncé relativiste selon lequel « l’homme est la mesure de toutes choses », que l’on anthropologique de l’ontologie, Paris, PUF, 1988, pp. 235-238 et 512.
9
pourrait prendre à première vue pour une thèse sur l’humain, signifie que les choses utiles On relira cette analyse de Nietzsche : « Les Grecs ne voyaient pas les dieux homériques en
auxquelles un tel ou un tel a affaire (les pragmata), se présentent différemment selon les maîtres au-dessus d’eux, ni eux-mêmes en esclaves au-dessous, comme les Juifs. Ils ne
individus qui les manipulent. Comme l’explique Hegel, la formule ne concerne pas « la voyaient pour ainsi dire que l’image des exemplaires les plus réussis de leur caste, c’est-à-
raison consciente de soi dans l’homme, l’homme dans sa nature rationnelle et sa dire l’idéal et non le contraire de leur être propre. On se sent apparentés, il y a un intérêt
substantialité universelle », mais « n’importe quel égoïsme, n’importe quel intérêt réciproque, une sorte de symmachie. L’homme se fait une noble idée de lui-même en se
personnel » (G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. II. Paris, Vrin, 1971, donnant des dieux pareils […] » (F. Nietzsche, Humain, trop humain, t.I, § 114, éd. Colli et
p. 262). Montinari. Paris, Gallimard, 1988, p. 112).
7 10
Une tradition moderne reprend ce thème, de Montaigne à Cioran. Plotin, Ennéades, I, 1, § 10.
138 L’Humain L’humain en philosophie 139
mathématique, s est substituée au primat de l affect, mais la raison se trouve homme chrétien se démarque et se spécifie en brisant la chaîne
alors comme immobilisée dans la fascination d elle-même. Comme le montre "mondaine" qui l associait à la nature. L homme qui suit le péché est soumis à
Hegel, l esprit voit face à lui sa propre réflexion, mais ne sait pas encore une nature d un autre type ("nature" étant pris au sens figuré selon Saint
élever de cette réflexion figée à la réflexion sur sa propre réflexion. Augustin ). La nature humaine portant désormais une marque propre : celle de
15
universel en l homme. De ce point de vue, la phrase de Térence mise dans la homme, depuis le péché originel, c est la condition dans laquelle « nous
bouche de Chrèmès, « Homo sum : humani nihil a me alienum puto » (« je naissons mortels, ignorants et esclaves de la chair » , condition que Saint
17
suis homme, rien de ce qui est humain ne m est étranger »), représente un Augustin présente déjà, avant Pascal, comme une seconde nature . Ayant perdu 18
jalon essentiel (même si par ailleurs "humanitas" est absent du lexique la grâce, l homme saisit le sens du bien et du mal, découvre symboliquement
térencien). Dans la reprise de cette phrase par Cicéron puis Sénèque, la honte de sa nudité. En ce sens, la chair, cette chair qui, selon Saint Paul,
© Vrin | Téléchargé le 27/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 102.110.30.209)
15
Saint Augustin, De libero arbitrio, III, XIX, 54.
11 16
F. Callier, La pensée de Térence : héritage et romanité. Doctorat d’Etat. Lille ANRT, Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XIII, III.
17
1993, p. 433. Saint Augustin, De libero arbitrio, III, XIX, 54.
12 18
Cf. notamment Cicéron, De Finibus, III, 19, § 62-63 et De Officiis, I, 9, § 30, De Legibus, Que l’homme soit d’un autre côté capax dei, susceptible de rachat, disposé à entrer dans
I, 12, § 33. le royaume du Christ, etc. ne constitue pas une objection à notre interprétation, pas plus que
13
Cicéron, De Officiis, I, 9, § 29-30. son caractère éducable dans les philosophies humanistes, comme nous le verrons bientôt.
14 19
Sénèque, Lettre à Lucilius, 95, § 52-53. Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XVI, II.
138 L’Humain L’humain en philosophie 139
mathématique, s est substituée au primat de l affect, mais la raison se trouve homme chrétien se démarque et se spécifie en brisant la chaîne
alors comme immobilisée dans la fascination d elle-même. Comme le montre "mondaine" qui l associait à la nature. L homme qui suit le péché est soumis à
Hegel, l esprit voit face à lui sa propre réflexion, mais ne sait pas encore une nature d un autre type ("nature" étant pris au sens figuré selon Saint
élever de cette réflexion figée à la réflexion sur sa propre réflexion. Augustin ). La nature humaine portant désormais une marque propre : celle de
15
universel en l homme. De ce point de vue, la phrase de Térence mise dans la homme, depuis le péché originel, c est la condition dans laquelle « nous
bouche de Chrèmès, « Homo sum : humani nihil a me alienum puto » (« je naissons mortels, ignorants et esclaves de la chair » , condition que Saint
17
suis homme, rien de ce qui est humain ne m est étranger »), représente un Augustin présente déjà, avant Pascal, comme une seconde nature . Ayant perdu 18
jalon essentiel (même si par ailleurs "humanitas" est absent du lexique la grâce, l homme saisit le sens du bien et du mal, découvre symboliquement
térencien). Dans la reprise de cette phrase par Cicéron puis Sénèque, la honte de sa nudité. En ce sens, la chair, cette chair qui, selon Saint Paul,
15
Saint Augustin, De libero arbitrio, III, XIX, 54.
11 16
F. Callier, La pensée de Térence : héritage et romanité. Doctorat d’Etat. Lille ANRT, Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XIII, III.
17
1993, p. 433. Saint Augustin, De libero arbitrio, III, XIX, 54.
12 18
Cf. notamment Cicéron, De Finibus, III, 19, § 62-63 et De Officiis, I, 9, § 30, De Legibus, Que l’homme soit d’un autre côté capax dei, susceptible de rachat, disposé à entrer dans
I, 12, § 33. le royaume du Christ, etc. ne constitue pas une objection à notre interprétation, pas plus que
13
Cicéron, De Officiis, I, 9, § 29-30. son caractère éducable dans les philosophies humanistes, comme nous le verrons bientôt.
14 19
Sénèque, Lettre à Lucilius, 95, § 52-53. Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XVI, II.
140 L’Humain L’humain en philosophie 141
précise Rousseau, est le résultat de la sortie progressive de l état de nature. poursuivie avec un certain succès la persécution des sorcières . L émergence23
événement fondateur à la fois cause et conséquence concrétise le du sujet, c est la révélation que le mal vient de chacun d entre nous, c est
passage de la "perfectibilité" au perfectionnement, de la puissance à l acte. affirmation de l enracinement individuel du mal sous la forme d une
unique critère radical de différenciation anthropologique, la liberté, possibilité indéfinie de choisir et d agir qu on appelle libre arbitre, jugement,
demeure inapparent dans la nature. Les facultés humaines raison et responsabilité. La désaffection du paradigme théologique, à supposer qu elle
imagination ne pouvaient s éveiller et se développer qu en présence de soit si nette (le joachimisme devait connaître un regain de faveur au XIX èm e
rapports, de points de comparaison. L homme avait besoin de socialité pour siècle et la psychanalyse n est pas débarrassée de la Loi mosaïque) ne change
sortir de sa condition animale. Libre et perfectible, il était fait pour la société, rien à l équation de l humain et du coupable. Lorsque, à la fin du XIX siècle, èm e
divisé, aliéné qui soit coupable. Entre l état de pure nature et la société entre autres à Pierre Leroux qui interprétait la formule de Térence (« rien de
avancée, la figure (idéalisée) du sauvage témoigne d un « juste milieu entre ce qui humain ne m est étranger ») comme un rapport d interdépendance
indolence de l état primitif et la pétulante activité de notre amour propre », circulaire entre les hommes dont la principale conséquence serait qu en
état intermédiaire que l humanité n aurait jamais dû quitter et dont elle s est faisant du mal à autrui je me fais du mal. Entre-temps, Renouvier, lui aussi
détaché par un "funeste hasard" . L appropriation, culpabilité de l homme, est
22
lecteur de Leroux, avait intégré la notion dans sa problématique de la
donc le revers de ses progrès au-delà d un état moyen d équilibre. La célébrité « solidarité du mal », thème évidemment absent chez Cicéron. Le lien social,
de la thèse de Rousseau ne doit pas faire oublier que l image idéalisée du explique Renouvier, implique, par le jeu de l imitation et des habitudes, une
sauvage contredit le dispositif ethnologique des Lumières. L élucidation du contagion du mal qui est un fait quasi naturel. La solidarité est ici pensée
concept de "civilisation" est au XVIII siècle un préalable à la connaissance de
èm e
comme une pesanteur, comme la cause de l écart entre la théorie et la
soi, en liaison avec une mutation des systèmes de valeurs structurant les pratique, comme l origine du trouble de la conscience morale qui « n a plus la
conceptions de la place de l homme dans le monde. A l ordonnancement force d obéir à son jugement » . Rappelons que sur l humanitarisme de Hugo,
25
fixant la place de l homme sur un axe vertical s est substituée la dimension contemporain de ces théories, plane le meurtre d Abel. Avec l extension du
© Vrin | Téléchargé le 27/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 102.110.30.209)
23
Pour l’inventaire des représentations, cf. J. Delumeau, Le péché et la peur, Paris, Fayard,
1983. L’historien rattache le phénomène de culpabilisation à l’accumulation des malheurs
(épidémies, guerres de religions). Cette explication n’est pas incompatible avec la nôtre, qui
20
J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, prend au sérieux le moi haïssable de Pascal.
24
Seconde Partie, in uvres complètes, t. III (Pléiade), Paris, Gallimard, 1964, p. 164. L. Bourgeois, Solidarité [1896]. Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, Préface de J.
21
J.-J. Rousseau, « Lettre à Philopolis », op.cit., p. 232 : « Puisque vous prétendez Eloy, 1998, p. 15.
25
m’attaquer par mon propre système, n’oubliez pas, je vous prie, que selon moi la société est Ch. Renouvier, La Science de la morale, texte revu par L. Fedi (Corpus), Paris, Fayard,
naturelle à l’espèce humaine comme la décrépitude à l’individu, et qu’il faut des arts, des 2002, t. I, p. 185, ainsi que pp. 100, 196, 253, 269, 285.
26
lois, des gouvernements aux peuples comme il faut des béquilles aux vieillards ». On comprend que M. Houellebecq, par ses déclarations d’indifférence aux grandes
22
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op. causes, ait choqué la Ligue des Droits de l’Homme et que celle-ci ait fait le choix — a
cit., p. 171. priori surprenant — du camp des religieux contre l’écrivain "voltairien". Tout écrivain,
140 L’Humain L’humain en philosophie 141
précise Rousseau, est le résultat de la sortie progressive de l état de nature. poursuivie avec un certain succès la persécution des sorcières . L émergence23
événement fondateur à la fois cause et conséquence concrétise le du sujet, c est la révélation que le mal vient de chacun d entre nous, c est
passage de la "perfectibilité" au perfectionnement, de la puissance à l acte. affirmation de l enracinement individuel du mal sous la forme d une
unique critère radical de différenciation anthropologique, la liberté, possibilité indéfinie de choisir et d agir qu on appelle libre arbitre, jugement,
demeure inapparent dans la nature. Les facultés humaines raison et responsabilité. La désaffection du paradigme théologique, à supposer qu elle
imagination ne pouvaient s éveiller et se développer qu en présence de soit si nette (le joachimisme devait connaître un regain de faveur au XIX èm e
rapports, de points de comparaison. L homme avait besoin de socialité pour siècle et la psychanalyse n est pas débarrassée de la Loi mosaïque) ne change
sortir de sa condition animale. Libre et perfectible, il était fait pour la société, rien à l équation de l humain et du coupable. Lorsque, à la fin du XIX siècle, èm e
divisé, aliéné qui soit coupable. Entre l état de pure nature et la société entre autres à Pierre Leroux qui interprétait la formule de Térence (« rien de
avancée, la figure (idéalisée) du sauvage témoigne d un « juste milieu entre ce qui humain ne m est étranger ») comme un rapport d interdépendance
indolence de l état primitif et la pétulante activité de notre amour propre », circulaire entre les hommes dont la principale conséquence serait qu en
état intermédiaire que l humanité n aurait jamais dû quitter et dont elle s est faisant du mal à autrui je me fais du mal. Entre-temps, Renouvier, lui aussi
détaché par un "funeste hasard" . L appropriation, culpabilité de l homme, est
22
lecteur de Leroux, avait intégré la notion dans sa problématique de la
donc le revers de ses progrès au-delà d un état moyen d équilibre. La célébrité « solidarité du mal », thème évidemment absent chez Cicéron. Le lien social,
de la thèse de Rousseau ne doit pas faire oublier que l image idéalisée du explique Renouvier, implique, par le jeu de l imitation et des habitudes, une
sauvage contredit le dispositif ethnologique des Lumières. L élucidation du contagion du mal qui est un fait quasi naturel. La solidarité est ici pensée
concept de "civilisation" est au XVIII siècle un préalable à la connaissance de
èm e
comme une pesanteur, comme la cause de l écart entre la théorie et la
soi, en liaison avec une mutation des systèmes de valeurs structurant les pratique, comme l origine du trouble de la conscience morale qui « n a plus la
conceptions de la place de l homme dans le monde. A l ordonnancement force d obéir à son jugement » . Rappelons que sur l humanitarisme de Hugo,
25
fixant la place de l homme sur un axe vertical s est substituée la dimension contemporain de ces théories, plane le meurtre d Abel. Avec l extension du
23
Pour l’inventaire des représentations, cf. J. Delumeau, Le péché et la peur, Paris, Fayard,
1983. L’historien rattache le phénomène de culpabilisation à l’accumulation des malheurs
(épidémies, guerres de religions). Cette explication n’est pas incompatible avec la nôtre, qui
20
J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, prend au sérieux le moi haïssable de Pascal.
24
Seconde Partie, in uvres complètes, t. III (Pléiade), Paris, Gallimard, 1964, p. 164. L. Bourgeois, Solidarité [1896]. Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, Préface de J.
21
J.-J. Rousseau, « Lettre à Philopolis », op.cit., p. 232 : « Puisque vous prétendez Eloy, 1998, p. 15.
25
m’attaquer par mon propre système, n’oubliez pas, je vous prie, que selon moi la société est Ch. Renouvier, La Science de la morale, texte revu par L. Fedi (Corpus), Paris, Fayard,
naturelle à l’espèce humaine comme la décrépitude à l’individu, et qu’il faut des arts, des 2002, t. I, p. 185, ainsi que pp. 100, 196, 253, 269, 285.
26
lois, des gouvernements aux peuples comme il faut des béquilles aux vieillards ». On comprend que M. Houellebecq, par ses déclarations d’indifférence aux grandes
22
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op. causes, ait choqué la Ligue des Droits de l’Homme et que celle-ci ait fait le choix — a
cit., p. 171. priori surprenant — du camp des religieux contre l’écrivain "voltairien". Tout écrivain,
142 L’Humain L’humain en philosophie 143
victimisation absolue de mai 68 (« nous sommes tous des juifs allemands ») a partageons 98 % des gènes avec le chimpanzé. Des critères tels que la
pour contrepartie de nos jours la culpabilisation absolue (« nous sommes tous prohibition de l inceste, l écriture, la guerre et l assassinat ont perdu leur
des tortionnaires »). La philosophie qui proclame la mort de l homme ou la valeur opératoire. En vérité, nous avons tendance à confondre avec une
sortie de l humain est en avance comme toujours sur la politique. donnée de fait ce qui n est qu une conséquence culturelle. Le propre de
accusation d inhumanité guette cependant les esprits "rebelles". Là même où homme n est pas le langage mais l éventail des utilisations culturelles du
humanité s oppose à la barbarie, on admet que le barbare est encore un langage, et (suivant un renversement nietzschéen ou foucaldien) ce n est pas
homme, et même que chaque homme est un barbare qui s ignore, porteur grâce au "propre de l homme" que nous sommes devenus les maîtres de la
une maladie dont le seul vaccin serait l éducation. La "banalité du mal" planète mais c est parce que nous avons acquis cette domination que nous
exhibée par Hannah Arendt dans le cas Eichmann et la découverte, soulignée érigeons nos instruments de pouvoir en capacités spéciales . L équilibre des
28
par George Steiner, que les bourreaux des camps étaient des gens cultivés qui forces impose une physique complexe et imprévisible dont la science fiction,
lisaient Goethe et interprétaient Schubert une fois rentrés dans leurs foyers, depuis un peu plus de cent ans, illustre les possibilités les plus terrifiantes en
étendent la suspicion à tout un chacun ; de sorte qu il ne paraît pas exagéré montrant l homme dépassé par ses créatures humanoïdes ou par des artefacts
de dire que chaque homme porte en soi la forme entière de la barbarie nazie. intelligents. Aujourd hui, même l intelligence et la communication qui
semblaient des qualités anthropologiques typiques tendent à se résoudre dans
des réalités virtuelles qui placent la conscience en position de simple
Métamorphoses : l homme transgénique des philosophes médiateur. Sur ces derniers bastions, il y aurait beaucoup à dire. On limitera
investigation qui suit à l implémentation philosophique du posthumain dans
Rien de définitif dans tout cela, pensons-nous. La science moderne le cadre du monisme philosophique moderne. On tentera de montrer que
nous a habitués à voir dans l hominisation une série de bifurcations celui-ci, dans ses versions matérialiste (Diderot), vitaliste (Nietzsche) ou
contingentes et dans les phénomènes humains un ordre relatif de ontologique (Heidegger), procède à la décomposition de l humain et à sa
complexification biologique et socioculturelle. L humain apparaît alors comme transgenèse en une hypostase imperméable à la culpabilité.
le nom qu on donne à la stabilisation provisoire de faits convergents. Sa prise
en compte comme ensemble de phénomènes aléatoires et malléables a produit Diderot imagine d étranges palingénésies. Selon une technique
une révolution intellectuelle et technologique de grande ampleur, comparable courante chez lui de passage à la limite, il pousse le matérialisme jusqu au
pour son importance à l inhumation des morts, à la sédentarisation, au merveilleux et se plaît à rêver d une fusion post mortem avec celle qu il aime.
© Vrin | Téléchargé le 27/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 102.110.30.209)
deux siècles et demi de relativisation appuyés sur le matérialisme, les Bordeu (lui-même influencé par Glisson), Diderot suppose une sensibilité
expériences de physique et de chimie, la théorie des "variations accidentelles" moléculaire tantôt inerte (dans les corps bruts), tantôt active (dans l animal).
et de la sélection naturelle, la génétique, la sociobiologie, la génétique des Dans la digestion (étudiée par Venel) la matière, qui contient de la vie à l état
populations, la cybernétique et divers essais de "biopouvoir" et de "biocratie" dispersé, est métabolisée et synthétisée en être vivant. Moniste, Diderot
qui passent par l eugénisme, l hygiène et le contrôle des naissances . Les 27
affirme que tous les corps sont de la même texture : « On fait du marbre avec
déconstructions du sujet et le déclin de la croyance religieuse ont accompagné de la chair et de la chair avec du marbre » . La nature est une chaîne continue
30
et/ou favorisé ce mouvement. Les anthropologues actuels tendent à considérer de formes qui se font et se défont, et les identités morphologiques qu elle
que l homme est un animal particulier mais non un animal spécial. Nous brasse dans ses métamorphoses pourraient dériver d un prototype commun . 31
28
intellectuel, homme politique, qui aujourd’hui refuse de battre sa coulpe au nom des droits On trouve cet argumentaire notamment dans les travaux de Dominique Lestel,
de l’homme et du devoir de mémoire, est voué à l’excommunication pour inhumanité. anthropologue.
27 29
A cet égard, le conflit qui oppose "techno-prophètes" et "bio-catastrophistes", tel qu’il est D. Diderot, Lettre à Sophie Volland, 15 oct. 1759. Voir aussi l’article « Naître » de
présenté par D. Lecourt, est réducteur. Ni la dimension "millénariste" des uns ni la l’Encyclopédie. « Les termes de vie et de mort n’ont rien d’absolu ; ils ne désignent que les
religiosité des autres ne rend compte du progressif mouvement intellectuel, social et états successifs d’un même être », in uvres, t. I, éd. L. Versini (Bouquins), Paris, R.
technologique qui sous-tend la déconstruction de "l’humain". On trouvera cependant dans Laffont, 1994, p. 480.
30
Humain, posthumain (Paris, PUF, 2003) d’intéressantes informations sur ce débat ainsi que D. Diderot, Entretien entre d’Alembert et Diderot, op. cit., p. 610.
31
sur la littérature para-scientifique qui l’entoure. D. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, op. cit., p. 565.
142 L’Humain L’humain en philosophie 143
victimisation absolue de mai 68 (« nous sommes tous des juifs allemands ») a partageons 98 % des gènes avec le chimpanzé. Des critères tels que la
pour contrepartie de nos jours la culpabilisation absolue (« nous sommes tous prohibition de l inceste, l écriture, la guerre et l assassinat ont perdu leur
des tortionnaires »). La philosophie qui proclame la mort de l homme ou la valeur opératoire. En vérité, nous avons tendance à confondre avec une
sortie de l humain est en avance comme toujours sur la politique. donnée de fait ce qui n est qu une conséquence culturelle. Le propre de
accusation d inhumanité guette cependant les esprits "rebelles". Là même où homme n est pas le langage mais l éventail des utilisations culturelles du
humanité s oppose à la barbarie, on admet que le barbare est encore un langage, et (suivant un renversement nietzschéen ou foucaldien) ce n est pas
homme, et même que chaque homme est un barbare qui s ignore, porteur grâce au "propre de l homme" que nous sommes devenus les maîtres de la
une maladie dont le seul vaccin serait l éducation. La "banalité du mal" planète mais c est parce que nous avons acquis cette domination que nous
exhibée par Hannah Arendt dans le cas Eichmann et la découverte, soulignée érigeons nos instruments de pouvoir en capacités spéciales . L équilibre des
28
par George Steiner, que les bourreaux des camps étaient des gens cultivés qui forces impose une physique complexe et imprévisible dont la science fiction,
lisaient Goethe et interprétaient Schubert une fois rentrés dans leurs foyers, depuis un peu plus de cent ans, illustre les possibilités les plus terrifiantes en
étendent la suspicion à tout un chacun ; de sorte qu il ne paraît pas exagéré montrant l homme dépassé par ses créatures humanoïdes ou par des artefacts
de dire que chaque homme porte en soi la forme entière de la barbarie nazie. intelligents. Aujourd hui, même l intelligence et la communication qui
semblaient des qualités anthropologiques typiques tendent à se résoudre dans
des réalités virtuelles qui placent la conscience en position de simple
Métamorphoses : l homme transgénique des philosophes médiateur. Sur ces derniers bastions, il y aurait beaucoup à dire. On limitera
investigation qui suit à l implémentation philosophique du posthumain dans
Rien de définitif dans tout cela, pensons-nous. La science moderne le cadre du monisme philosophique moderne. On tentera de montrer que
nous a habitués à voir dans l hominisation une série de bifurcations celui-ci, dans ses versions matérialiste (Diderot), vitaliste (Nietzsche) ou
contingentes et dans les phénomènes humains un ordre relatif de ontologique (Heidegger), procède à la décomposition de l humain et à sa
complexification biologique et socioculturelle. L humain apparaît alors comme transgenèse en une hypostase imperméable à la culpabilité.
le nom qu on donne à la stabilisation provisoire de faits convergents. Sa prise
en compte comme ensemble de phénomènes aléatoires et malléables a produit Diderot imagine d étranges palingénésies. Selon une technique
une révolution intellectuelle et technologique de grande ampleur, comparable courante chez lui de passage à la limite, il pousse le matérialisme jusqu au
pour son importance à l inhumation des morts, à la sédentarisation, au merveilleux et se plaît à rêver d une fusion post mortem avec celle qu il aime.
deux siècles et demi de relativisation appuyés sur le matérialisme, les Bordeu (lui-même influencé par Glisson), Diderot suppose une sensibilité
expériences de physique et de chimie, la théorie des "variations accidentelles" moléculaire tantôt inerte (dans les corps bruts), tantôt active (dans l animal).
et de la sélection naturelle, la génétique, la sociobiologie, la génétique des Dans la digestion (étudiée par Venel) la matière, qui contient de la vie à l état
populations, la cybernétique et divers essais de "biopouvoir" et de "biocratie" dispersé, est métabolisée et synthétisée en être vivant. Moniste, Diderot
qui passent par l eugénisme, l hygiène et le contrôle des naissances . Les 27
affirme que tous les corps sont de la même texture : « On fait du marbre avec
déconstructions du sujet et le déclin de la croyance religieuse ont accompagné de la chair et de la chair avec du marbre » . La nature est une chaîne continue
30
et/ou favorisé ce mouvement. Les anthropologues actuels tendent à considérer de formes qui se font et se défont, et les identités morphologiques qu elle
que l homme est un animal particulier mais non un animal spécial. Nous brasse dans ses métamorphoses pourraient dériver d un prototype commun . 31
28
intellectuel, homme politique, qui aujourd’hui refuse de battre sa coulpe au nom des droits On trouve cet argumentaire notamment dans les travaux de Dominique Lestel,
de l’homme et du devoir de mémoire, est voué à l’excommunication pour inhumanité. anthropologue.
27 29
A cet égard, le conflit qui oppose "techno-prophètes" et "bio-catastrophistes", tel qu’il est D. Diderot, Lettre à Sophie Volland, 15 oct. 1759. Voir aussi l’article « Naître » de
présenté par D. Lecourt, est réducteur. Ni la dimension "millénariste" des uns ni la l’Encyclopédie. « Les termes de vie et de mort n’ont rien d’absolu ; ils ne désignent que les
religiosité des autres ne rend compte du progressif mouvement intellectuel, social et états successifs d’un même être », in uvres, t. I, éd. L. Versini (Bouquins), Paris, R.
technologique qui sous-tend la déconstruction de "l’humain". On trouvera cependant dans Laffont, 1994, p. 480.
30
Humain, posthumain (Paris, PUF, 2003) d’intéressantes informations sur ce débat ainsi que D. Diderot, Entretien entre d’Alembert et Diderot, op. cit., p. 610.
31
sur la littérature para-scientifique qui l’entoure. D. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, op. cit., p. 565.
144 L’Humain L’humain en philosophie 145
hypothèse transformiste est clairement exposée. Il n y a aucune raison de vitales, à une division interne, à la domination d une partie sur l autre dans la
supposer que les animaux « ont été originairement ce qu ils sont à présent » : forme chrétienne de l automutilation (ascétisme, confession du péché, etc.) et
« Le vermisseau imperceptible qui s agite dans la fange s achemine peut-être à dans la forme philosophique du sujet. La culpabilité sous toutes ses formes
état de grand animal ; l animal énorme, qui nous épouvante par sa grandeur, (repentir, remords, sens de la responsabilité) apparaît comme l expression
achemine peut-être à l état de vermisseau, est peut-être une production un désir égoïste de jouissance joint à une impuissance réelle et à un besoin
particulière momentanée de cette planète » . Le transformisme s accorde avec
32
excitation. Cet état appartient à une séquence relativement courte à l échelle
la négation du préformationnisme : il n y a pas de "germes préexistants", le de l histoire universelle, qui présente aux yeux de Nietzsche les caractères
vivant est une sorte de bricolage d éléments qui s associent mécaniquement, pathologiques de la faiblesse et de l épuisement de la civilisation. Libérer la
par additions successives, en fonctions d affinités matérielles (théorie pensée de la culpabilité reviendra donc à surmonter l homme universel, non
empruntée à Maupertuis). Quant à la pensée, qui n existe pas à l état de tel type particulier (le citoyen athénien, le prêtre hindou, etc.) mais l humain
substance, elle résulte de l organisation plus ou moins complexe de la en tant que tel ; à détruire l homme, même le meilleur. « Les plus soucieux
matière ; ce que Diderot illustre avec l analogie du clavecin : la mémoire, donc demandent aujourd hui : "Comment l homme va-t-il se maintenir ?" Mais
la conscience de soi, s explique comme l effet d une corde vibrante. L homme- Zarathoustra, le seul et le premier, demande : "Comment l homme sera-t-il
agrégat, évolutif, mutant, hypostasié sous une nature pour laquelle le temps surmonté ?" C est le surhomme qui me tient à c ur, lequel est mon premier,
ne compte pas est innocent. La nature ne fait rien de mal et la faute ne peut
33 34
mon unique souci et non l homme ; non le prochain, non le plus pauvre,
être qu un écart à la norme de l utilité individuelle ou collective . 35
non le souffrant, non le meilleur » . Le surhomme différent par essence
38
hypothèse transformiste est clairement exposée. Il n y a aucune raison de vitales, à une division interne, à la domination d une partie sur l autre dans la
supposer que les animaux « ont été originairement ce qu ils sont à présent » : forme chrétienne de l automutilation (ascétisme, confession du péché, etc.) et
« Le vermisseau imperceptible qui s agite dans la fange s achemine peut-être à dans la forme philosophique du sujet. La culpabilité sous toutes ses formes
état de grand animal ; l animal énorme, qui nous épouvante par sa grandeur, (repentir, remords, sens de la responsabilité) apparaît comme l expression
achemine peut-être à l état de vermisseau, est peut-être une production un désir égoïste de jouissance joint à une impuissance réelle et à un besoin
particulière momentanée de cette planète » . Le transformisme s accorde avec
32
excitation. Cet état appartient à une séquence relativement courte à l échelle
la négation du préformationnisme : il n y a pas de "germes préexistants", le de l histoire universelle, qui présente aux yeux de Nietzsche les caractères
vivant est une sorte de bricolage d éléments qui s associent mécaniquement, pathologiques de la faiblesse et de l épuisement de la civilisation. Libérer la
par additions successives, en fonctions d affinités matérielles (théorie pensée de la culpabilité reviendra donc à surmonter l homme universel, non
empruntée à Maupertuis). Quant à la pensée, qui n existe pas à l état de tel type particulier (le citoyen athénien, le prêtre hindou, etc.) mais l humain
substance, elle résulte de l organisation plus ou moins complexe de la en tant que tel ; à détruire l homme, même le meilleur. « Les plus soucieux
matière ; ce que Diderot illustre avec l analogie du clavecin : la mémoire, donc demandent aujourd hui : "Comment l homme va-t-il se maintenir ?" Mais
la conscience de soi, s explique comme l effet d une corde vibrante. L homme- Zarathoustra, le seul et le premier, demande : "Comment l homme sera-t-il
agrégat, évolutif, mutant, hypostasié sous une nature pour laquelle le temps surmonté ?" C est le surhomme qui me tient à c ur, lequel est mon premier,
ne compte pas est innocent. La nature ne fait rien de mal et la faute ne peut
33 34
mon unique souci et non l homme ; non le prochain, non le plus pauvre,
être qu un écart à la norme de l utilité individuelle ou collective . 35
non le souffrant, non le meilleur » . Le surhomme différent par essence
38
seigneur), mais "le berger de l Etre" (der Hirt des Seins). Le berger gagne en dominatrice d une instance impersonnelle à laquelle l humain n a plus qu à se
dignité ce qu il semble perdre en puissance (seigneuriale) dans la mesure où subordonner. Abstraction faite des réserves de Heidegger face aux actions du
« il est appelé par l Etre lui-même à la sauvegarde de sa vérité » . Le berger tire
39
régime national-socialiste, l homologie est frappante : la référence à une
donc sa dignité de sa fonction. D une manière générale, Heidegger redéfinit le puissance originaire immémoriale (pour Heidegger, l Etre ; pour les nazis,
fondement de l humain dans les termes d une action par laquelle grâce à esprit collectif aryen) disculpe l homme dé-subjectivé (le poète
homme et parce que ce dernier vit dans l élément du langage l ouverture heideggerien ; le fonctionnaire nazi), celui-ci n ayant de compte à rendre qu à
de l être de l étant se recueille au double sens du recueillement religieux et une puissance impersonnelle. L homologie fonctionne pareillement avec tout
de la collecte. L être-humain est essentiellement ce par l entremise de quoi modèle posthumain, du moment que l homme est conçu comme fonction
une violence peut s exercer : « L Etre, l apparaître violent, nécessite le hypostasiée à une puissance impersonnelle (naturelle, technique, vitale ou
recueillement qui renferme et fonde l humain (das Menschsein) » ; ou 40
ontologique). On peut assimiler de ce point de vue la position de Heidegger
encore : « L homme prend en charge et mène à bien l administration du règne au paradigme moniste et livrer ainsi une lecture de son uvre plus futuriste
de ce qui s impose par la violence (die Verwaltung des Waltens des que l interprétation méta-théologique la plus courante . 43
M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, traduction R. Munier, Paris, Aubier-Montaigne, légalisée, on entrevoit l impossibilité d une prise de décision absolue
1957, p. 105.
40
M. Heidegger, Einführung in die Metaphysik, Max Niemeyer, 1953, p. 134.
concernant le clone idéal. Comme le remarque F. Dagognet , dans un monde 45
41
M. Heidegger, ibid., pp. 131-132.
42
Arion L. Kelkel illustre la théorie heideggérienne en rappelant qu’ « il nous arrive plus
43
d’une fois d’éprouver en nous-mêmes l’étrange pouvoir et l’irrésistible séduction que notre Pour une autre lecture "épistémologique" de Heidegger, cf. J.-M. Salanskis, Heidegger,
langue exerce sur nous, sur notre parler comme notre penser, de soupçonner que ce qu’elle a Paris, Les Belles Lettres, 1997.
44
à nous dire a plus de poids et plus de vertu que ce que nous voulons dire et que nous On est déjà loin du discours sur "la bonne conduite". Le législateur doit faire face à des
désespérons de pouvoir jamais tirer de nous sans son secours » (A. L. Kelkel, La légende de demandes contradictoires, certaines pouvant émaner de la même personne : congélation
l’être. Langage et poésie chez Heidegger. Paris, Vrin, 1980, p. 465). Alain, qui disait déjà la d’embryons, utilisation de cellules souches embryonnaires à des fins thérapeutiques,
même chose, rapportait ce pouvoir des mots à la richesse de la culture : « Un homme qui ne assistance médicale à la procréation, interruption volontaire de grossesse. Les partisans de la
connaît que les choses est un homme sans idées. C’est dans le langage que se trouvent les morale classique sont forcés d’adopter des positions radicales, de type "tout ou rien", que la
idées […] Dans l’étude d’une langue réelle, chacun trouve toutes les idées humaines en société et les chercheurs ne semblent plus du tout prêts à entériner.
45
systèmes, et des lumières sur toute l’expérience […] » (Alain, Eléments de philosophie. « Rencontre avec François Dagognet », Sciences humaines, 142 (octobre 2003), pp. 50-
Paris, Gallimard, 1941, pp. 160-161). 53.
146 L’Humain L’humain en philosophie 147
seigneur), mais "le berger de l Etre" (der Hirt des Seins). Le berger gagne en dominatrice d une instance impersonnelle à laquelle l humain n a plus qu à se
dignité ce qu il semble perdre en puissance (seigneuriale) dans la mesure où subordonner. Abstraction faite des réserves de Heidegger face aux actions du
« il est appelé par l Etre lui-même à la sauvegarde de sa vérité » . Le berger tire
39
régime national-socialiste, l homologie est frappante : la référence à une
donc sa dignité de sa fonction. D une manière générale, Heidegger redéfinit le puissance originaire immémoriale (pour Heidegger, l Etre ; pour les nazis,
fondement de l humain dans les termes d une action par laquelle grâce à esprit collectif aryen) disculpe l homme dé-subjectivé (le poète
homme et parce que ce dernier vit dans l élément du langage l ouverture heideggerien ; le fonctionnaire nazi), celui-ci n ayant de compte à rendre qu à
de l être de l étant se recueille au double sens du recueillement religieux et une puissance impersonnelle. L homologie fonctionne pareillement avec tout
de la collecte. L être-humain est essentiellement ce par l entremise de quoi modèle posthumain, du moment que l homme est conçu comme fonction
une violence peut s exercer : « L Etre, l apparaître violent, nécessite le hypostasiée à une puissance impersonnelle (naturelle, technique, vitale ou
recueillement qui renferme et fonde l humain (das Menschsein) » ; ou 40
ontologique). On peut assimiler de ce point de vue la position de Heidegger
encore : « L homme prend en charge et mène à bien l administration du règne au paradigme moniste et livrer ainsi une lecture de son uvre plus futuriste
de ce qui s impose par la violence (die Verwaltung des Waltens des que l interprétation méta-théologique la plus courante . 43
M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, traduction R. Munier, Paris, Aubier-Montaigne, légalisée, on entrevoit l impossibilité d une prise de décision absolue
1957, p. 105.
40
M. Heidegger, Einführung in die Metaphysik, Max Niemeyer, 1953, p. 134.
concernant le clone idéal. Comme le remarque F. Dagognet , dans un monde 45
41
M. Heidegger, ibid., pp. 131-132.
42
Arion L. Kelkel illustre la théorie heideggérienne en rappelant qu’ « il nous arrive plus
43
d’une fois d’éprouver en nous-mêmes l’étrange pouvoir et l’irrésistible séduction que notre Pour une autre lecture "épistémologique" de Heidegger, cf. J.-M. Salanskis, Heidegger,
langue exerce sur nous, sur notre parler comme notre penser, de soupçonner que ce qu’elle a Paris, Les Belles Lettres, 1997.
44
à nous dire a plus de poids et plus de vertu que ce que nous voulons dire et que nous On est déjà loin du discours sur "la bonne conduite". Le législateur doit faire face à des
désespérons de pouvoir jamais tirer de nous sans son secours » (A. L. Kelkel, La légende de demandes contradictoires, certaines pouvant émaner de la même personne : congélation
l’être. Langage et poésie chez Heidegger. Paris, Vrin, 1980, p. 465). Alain, qui disait déjà la d’embryons, utilisation de cellules souches embryonnaires à des fins thérapeutiques,
même chose, rapportait ce pouvoir des mots à la richesse de la culture : « Un homme qui ne assistance médicale à la procréation, interruption volontaire de grossesse. Les partisans de la
connaît que les choses est un homme sans idées. C’est dans le langage que se trouvent les morale classique sont forcés d’adopter des positions radicales, de type "tout ou rien", que la
idées […] Dans l’étude d’une langue réelle, chacun trouve toutes les idées humaines en société et les chercheurs ne semblent plus du tout prêts à entériner.
45
systèmes, et des lumières sur toute l’expérience […] » (Alain, Eléments de philosophie. « Rencontre avec François Dagognet », Sciences humaines, 142 (octobre 2003), pp. 50-
Paris, Gallimard, 1941, pp. 160-161). 53.
148 L’Humain