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L'HUMAIN EN PHILOSOPHIE : LA PARENTHÈSE DE LA CULPABILITÉ

Laurent Fedi

Vrin | « Le Philosophoire »

2004/2 n° 23 | pages 134 à 148


ISSN 1283-7091
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2004-2-page-134.htm
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L’humain en philosophie 135

A la question « qu y a-t-il d humain dans l homme ? », la philosophie


humain en philosophie : la plus orthodoxe, celle qui s enseigne dans les lycées et les universités, a
la parenthèse de la culpabilité néanmoins une réponse : la liberté, la raison, le langage, la conscience,
intersubjectivité. Ces concepts ont un point commun, ils servent à définir
différents aspects de la culpabilité. L humain est la catégorie par laquelle
Laurent Fedi homme se spécifie "classiquement" en tant qu être coupable. Le judéo-
christianisme et ses prolongements modernes, l éthique rationaliste, les droits
de l homme, la psychanalyse même, ont été les vecteurs historiques de cette
identité substantielle. Fils d Adam, sujet libre et "responsable", sujet
démocratique soumis au "devoir de mémoire", l homme occidental ne connaît
a question « qu y a-t-il d humain dans l homme ? » ne va pas de soi. pas pour lui-même la présomption d innocence. La pensée anthropologique,
L homme du néolithique n éprouvait sans doute pas la nécessité de faire psychanalytique ou aussi bien morale et métaphysique, place l humain au
retour sur le type humain, soit parce qu il projetait son image sur le centre, et au centre de l humain, la faute : péché originel (Saint Augustin),
monde extérieur, soit parce qu il se sentait incorporé à une sphère de parenté appropriation privée (Rousseau), mal radical (Kant), meurtre du père (Freud),
qui ne faisait pas problème. Les Grecs eux-mêmes demeurèrent dans une large responsabilité collective diffuse dans l oppression des minorités (idéologie
mesure étrangers à cette question. Pour eux, l homme était l animal le plus actuelle des droits de l homme), etc. Si notre hypothèse est juste, la sortie de
universel, le plus conforme à l univers. Leur anthropologie dépendait d une humain la pensée du posthumain doit s accompagner d un déni de
cosmologie. Ils se préoccupaient bien plus de ce qu il y a en l homme culpabilité ou d une déculpabilisation. Cette corrélation se vérifie, pensons-
animal ou de divin. La part de l humain ne donnait pas lieu à une nous, entre autres chez Diderot, Nietzsche et Heidegger, trois philosophes
spécification autre que pratique, axée sur la maîtrise de soi et l art politique. "rebelles" chez qui le rejet de l obédience théologico-métaphysique rejet
homme empirique était de toute façon pour eux un composé, un mélange à caractéristique de l apparition en Occident de nouvelles normativités
proportions variables d un et de multiple, de corps et de psychisme, d agir et conduit à la dissolution du paradigme humain dans des mutants
de pâtir, d être et de non-être. philosophiques (l homme-clavecin, le surhomme, le berger de l être).
Depuis quelques temps, nous sommes passés de l autre côté, nous
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entrons pas à pas dans l ère du posthumain. La question « qu y a-t-il d humain
dans l homme ? », qui était redevenue problématique dans le matérialisme de Quelque chose des bêtes et des dieux
Diderot et l évolutionnisme de Darwin, semble se vider de tout contenu au il est vrai que les représentations de nos plus lointains ancêtres
contact de la génétique et de la sociobiologie. Le progrès des connaissances a demeurent pour nous une énigme, nous pouvons, à défaut de certitudes,
multiplié les zones d indiscernabilité. Sauf à considérer la domination former des conjectures. Comte décrivait le régime mental le plus ancien
effective des êtres humains sur les autres espèces (dont Auguste Comte comme une projection du dedans sur le dehors. Le fétichisme, sorte
pensait qu elle avait amputé les animaux supérieurs d une possible histoire), « d hallucination permanente et commune » , consiste à « transporter au
1

homme ne forme pas un empire dans un empire, ou plutôt, au moment où il dehors ce sentiment d existence dont nous sommes intérieurement
paraît sur le point de réaliser cette ambition, la possibilité technique de pénétrés » , ou à « transporter partout le type humain, en assimilant tous les
2

modifier le génome ouvre la voie (malgré l interdiction actuelle) à un phénomènes quelconques à ceux que nous produisons nous-mêmes » . 3

bouleversement du type humain qui, à la limite, consacre sa disparition. Quoi évolution collective étant homologue au développement d un individu, les
qu il en soit, la catégorie de l humain ne sert plus actuellement qu à désigner fétichistes ressemblent à des enfants qui animent tout ce qu ils voient. Ainsi
de façon approximative un ensemble de phénomènes (d organisation, de les Africains confondent-ils "l activité" et "la vie" et adorent-ils « les matériaux
conduite, d adaptation, de résistance) dont la stabilité n est que transitoire. au lieu des produits » . S ils sont aptes à passer sans transition au positivisme
4

Les mutations qui annoncent notre entrée dans le posthumain vont nous n ayant été atteints ni par les fictions surnaturelles ni par les abstractions
forcer à nous redéfinir peu à peu à l aide de critères locaux et en fonction de
situations concrètes mettant en jeu les nouvelles formes de vie et leur 1
A. Comte, Cours de philosophie positive, 52e Leçon. Paris, Hermann, 1975, vol. II, p. 255.
réceptacle technoscientifique. 2
Ibid., p. 248.
3
A. Comte, Discours sur l’esprit positif, § 3.
4
A. Comte, Catéchisme positiviste, Paris, GF, 1966, p. 256.
L’humain en philosophie 135

A la question « qu y a-t-il d humain dans l homme ? », la philosophie


humain en philosophie : la plus orthodoxe, celle qui s enseigne dans les lycées et les universités, a
la parenthèse de la culpabilité néanmoins une réponse : la liberté, la raison, le langage, la conscience,
intersubjectivité. Ces concepts ont un point commun, ils servent à définir
différents aspects de la culpabilité. L humain est la catégorie par laquelle
Laurent Fedi homme se spécifie "classiquement" en tant qu être coupable. Le judéo-
christianisme et ses prolongements modernes, l éthique rationaliste, les droits
de l homme, la psychanalyse même, ont été les vecteurs historiques de cette
identité substantielle. Fils d Adam, sujet libre et "responsable", sujet
démocratique soumis au "devoir de mémoire", l homme occidental ne connaît
a question « qu y a-t-il d humain dans l homme ? » ne va pas de soi. pas pour lui-même la présomption d innocence. La pensée anthropologique,
L homme du néolithique n éprouvait sans doute pas la nécessité de faire psychanalytique ou aussi bien morale et métaphysique, place l humain au
retour sur le type humain, soit parce qu il projetait son image sur le centre, et au centre de l humain, la faute : péché originel (Saint Augustin),
monde extérieur, soit parce qu il se sentait incorporé à une sphère de parenté appropriation privée (Rousseau), mal radical (Kant), meurtre du père (Freud),
qui ne faisait pas problème. Les Grecs eux-mêmes demeurèrent dans une large responsabilité collective diffuse dans l oppression des minorités (idéologie
mesure étrangers à cette question. Pour eux, l homme était l animal le plus actuelle des droits de l homme), etc. Si notre hypothèse est juste, la sortie de
universel, le plus conforme à l univers. Leur anthropologie dépendait d une humain la pensée du posthumain doit s accompagner d un déni de
cosmologie. Ils se préoccupaient bien plus de ce qu il y a en l homme culpabilité ou d une déculpabilisation. Cette corrélation se vérifie, pensons-
animal ou de divin. La part de l humain ne donnait pas lieu à une nous, entre autres chez Diderot, Nietzsche et Heidegger, trois philosophes
spécification autre que pratique, axée sur la maîtrise de soi et l art politique. "rebelles" chez qui le rejet de l obédience théologico-métaphysique rejet
homme empirique était de toute façon pour eux un composé, un mélange à caractéristique de l apparition en Occident de nouvelles normativités
proportions variables d un et de multiple, de corps et de psychisme, d agir et conduit à la dissolution du paradigme humain dans des mutants
de pâtir, d être et de non-être. philosophiques (l homme-clavecin, le surhomme, le berger de l être).
Depuis quelques temps, nous sommes passés de l autre côté, nous

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entrons pas à pas dans l ère du posthumain. La question « qu y a-t-il d humain
dans l homme ? », qui était redevenue problématique dans le matérialisme de Quelque chose des bêtes et des dieux
Diderot et l évolutionnisme de Darwin, semble se vider de tout contenu au il est vrai que les représentations de nos plus lointains ancêtres
contact de la génétique et de la sociobiologie. Le progrès des connaissances a demeurent pour nous une énigme, nous pouvons, à défaut de certitudes,
multiplié les zones d indiscernabilité. Sauf à considérer la domination former des conjectures. Comte décrivait le régime mental le plus ancien
effective des êtres humains sur les autres espèces (dont Auguste Comte comme une projection du dedans sur le dehors. Le fétichisme, sorte
pensait qu elle avait amputé les animaux supérieurs d une possible histoire), « d hallucination permanente et commune » , consiste à « transporter au
1

homme ne forme pas un empire dans un empire, ou plutôt, au moment où il dehors ce sentiment d existence dont nous sommes intérieurement
paraît sur le point de réaliser cette ambition, la possibilité technique de pénétrés » , ou à « transporter partout le type humain, en assimilant tous les
2

modifier le génome ouvre la voie (malgré l interdiction actuelle) à un phénomènes quelconques à ceux que nous produisons nous-mêmes » . 3

bouleversement du type humain qui, à la limite, consacre sa disparition. Quoi évolution collective étant homologue au développement d un individu, les
qu il en soit, la catégorie de l humain ne sert plus actuellement qu à désigner fétichistes ressemblent à des enfants qui animent tout ce qu ils voient. Ainsi
de façon approximative un ensemble de phénomènes (d organisation, de les Africains confondent-ils "l activité" et "la vie" et adorent-ils « les matériaux
conduite, d adaptation, de résistance) dont la stabilité n est que transitoire. au lieu des produits » . S ils sont aptes à passer sans transition au positivisme
4

Les mutations qui annoncent notre entrée dans le posthumain vont nous n ayant été atteints ni par les fictions surnaturelles ni par les abstractions
forcer à nous redéfinir peu à peu à l aide de critères locaux et en fonction de
situations concrètes mettant en jeu les nouvelles formes de vie et leur 1
A. Comte, Cours de philosophie positive, 52e Leçon. Paris, Hermann, 1975, vol. II, p. 255.
réceptacle technoscientifique. 2
Ibid., p. 248.
3
A. Comte, Discours sur l’esprit positif, § 3.
4
A. Comte, Catéchisme positiviste, Paris, GF, 1966, p. 256.
136 L’Humain L’humain en philosophie 137

métaphysiques il leur faudra pour cela se réfléchir comme agents et se de l homme et symbolise l universalité de celui-ci. Selon R. Brague, son
convertir à ce qui a un sens humain. Même si l humain est chez eux vécu universalité représente un rapport d homologie à l univers l homme est
plutôt que pensé, comme le soutiendra Lévy-Bruhl, la prévalence de l élément universel parce qu il est conforme à l univers et un rapport à l universel au
affectif, ailleurs incarné par la femme, prédispose cette population au sens de l ouverture aux possibles, de la liberté d indétermination. L homme
bouclage téléologique que doit accomplir la "religion positive", c est-à-dire la est ainsi l animal qui participe au divin non en vertu d un caractère propre,
"religion de l Humanité". L humain n est pas encore une norme là où il mais parce qu il est le plus "mondain" . 8

applique à tout, mais il suffira d une inversion de point de vue pour


Il est significatif que les Grecs n aient jamais sérieusement songé à
accomplir le recentrage final. Cette théorie, considérée comme une hypothèse
accuser d être "trop humains" . L obstacle à l élévation de soi vient du corps,
9

heuristique, permet de comprendre que le principal obstacle à une pensée de


de la matière, du divers, plutôt que d un attribut proprement humain. Pour
humain ait pu être la généralisation immédiate du modèle humain lui-même.
Plotin, le sage réalise une participation à la forme qui va dans le sens de
objectivation de soi n a dû émerger qu au terme d une séparation absolue
unité, du divin, de la pureté, tandis que le mélange, le fait d être mêlé à
avec le monde. D une telle séparation, les cosmogonies archaïques ne donnent
autre chose que soi nous éloigne du but. L homme n est donc rien en soi, il
encore qu une vague idée. Peter Sloterdijk est même plutôt d avis que, dans
parcourt une échelle bipolarisée entre l Un et la matière qui est dispersion
leur fascination ambivalente pour les portails et les bulles aqueuses, celles-ci
sans fin. Partant, tout ce qui est en l homme peut être envisagé de deux points
interprètent le monde comme un giron maternel . 5

de vue selon l orientation, vers le haut ou vers le bas, vers la région


Quoi qu il en soit, nous voudrions suggérer que les Grecs eux- supérieure où vers l inférieure. L âme est mauvaise tant qu elle vibre au
mêmes inventeurs, dira-t-on, de l anthropologie n étaient pas à la diapason des parties corporelles, elle est bonne lorsqu elle agit à part et se
recherche de ce qui est humain en l homme. La première préoccupation de dirige vers l intelligible. Le langage se situe dans la partie basse de nous-
celui qui aspire à la sagesse étant de gouverner sa vie de la meilleure façon mêmes, car la nécessité de passer par le compromis, d échanger des paroles
possible, la question n était pas tant de savoir ce qui est spécifiquement est absente du monde intelligible. L homme est « ou bien l âme avec la bête ou
humain, que de découvrir comment se débarrasser des déterminations qui, bien ce qui est au-dessus de la bête ». L homme "authentique" (alèthès), que
dans la praxis, nous empêchent d accéder au divin. Ces déterminations, qu il Plotin appelle aussi "l homme intérieur", est celui qui va chercher la vertu
agit alors d inventorier et d analyser, ne délimitent pas le propre de dans l intelligence même. Ainsi, même l amitié se partage en deux (selon une
homme, mais se fondent dans une topologie générale du monde où prennent distinction peu familière au regard contemporain). « Il est une amitié que
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place le sensible et l intelligible, l un et le multiple, le corporel et le ressent le composé et une autre qui est celle de l homme intérieur (tou endon
psychique, l être et le non-être, le dépendant et l indépendant, etc. anthropou) » . Par conséquent, l homme parcourt une échelle de degrés qui va
10

de la matière animée à la forme pure, selon l inclinaison de l âme qui lui est
homme est l animal qui se mesure au divin pour autant qu il y
liée. L homme est un être mobile dans un mélange à proportions variables.
participe, fût-ce sous la forme d un équilibre fonctionnel produit par
adjonctions successives sans plan préconçu, comme dans le bricolage que La topologie générale du monde mise en place par les Grecs n est
nous expose le mythe de Protagoras, où, pour justifier la convention, la suite pas sans rappeler la projection du modèle humain sur l extérieur. L idée qu il
des compensations instrumentales déjoue toute clôture en une essence . Le 6
puisse exister une région de l intelligible, "région de beauté", dit Plotin, ou
thème de l animal sans attribut, sans organe spécialisé, est repris comme on encore une "âme du monde", situe les spéculations philosophiques des Grecs
sait par Aristote . La main, organe universel, tient indirectement à la divinité
7
dans le prolongement du fétichisme. Certes, la raison, y compris la raison

5 8
P. Sloterdijk, Bulles. Sphères I, Pauvert / Fayard, 2002, p. 298 sqq. R. Brague, Aristote et la question du monde : essai sur le contexte cosmologique et
6
L’énoncé relativiste selon lequel « l’homme est la mesure de toutes choses », que l’on anthropologique de l’ontologie, Paris, PUF, 1988, pp. 235-238 et 512.
9
pourrait prendre à première vue pour une thèse sur l’humain, signifie que les choses utiles On relira cette analyse de Nietzsche : « Les Grecs ne voyaient pas les dieux homériques en
auxquelles un tel ou un tel a affaire (les pragmata), se présentent différemment selon les maîtres au-dessus d’eux, ni eux-mêmes en esclaves au-dessous, comme les Juifs. Ils ne
individus qui les manipulent. Comme l’explique Hegel, la formule ne concerne pas « la voyaient pour ainsi dire que l’image des exemplaires les plus réussis de leur caste, c’est-à-
raison consciente de soi dans l’homme, l’homme dans sa nature rationnelle et sa dire l’idéal et non le contraire de leur être propre. On se sent apparentés, il y a un intérêt
substantialité universelle », mais « n’importe quel égoïsme, n’importe quel intérêt réciproque, une sorte de symmachie. L’homme se fait une noble idée de lui-même en se
personnel » (G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. II. Paris, Vrin, 1971, donnant des dieux pareils […] » (F. Nietzsche, Humain, trop humain, t.I, § 114, éd. Colli et
p. 262). Montinari. Paris, Gallimard, 1988, p. 112).
7 10
Une tradition moderne reprend ce thème, de Montaigne à Cioran. Plotin, Ennéades, I, 1, § 10.
136 L’Humain L’humain en philosophie 137

métaphysiques il leur faudra pour cela se réfléchir comme agents et se de l homme et symbolise l universalité de celui-ci. Selon R. Brague, son
convertir à ce qui a un sens humain. Même si l humain est chez eux vécu universalité représente un rapport d homologie à l univers l homme est
plutôt que pensé, comme le soutiendra Lévy-Bruhl, la prévalence de l élément universel parce qu il est conforme à l univers et un rapport à l universel au
affectif, ailleurs incarné par la femme, prédispose cette population au sens de l ouverture aux possibles, de la liberté d indétermination. L homme
bouclage téléologique que doit accomplir la "religion positive", c est-à-dire la est ainsi l animal qui participe au divin non en vertu d un caractère propre,
"religion de l Humanité". L humain n est pas encore une norme là où il mais parce qu il est le plus "mondain" . 8

applique à tout, mais il suffira d une inversion de point de vue pour


Il est significatif que les Grecs n aient jamais sérieusement songé à
accomplir le recentrage final. Cette théorie, considérée comme une hypothèse
accuser d être "trop humains" . L obstacle à l élévation de soi vient du corps,
9

heuristique, permet de comprendre que le principal obstacle à une pensée de


de la matière, du divers, plutôt que d un attribut proprement humain. Pour
humain ait pu être la généralisation immédiate du modèle humain lui-même.
Plotin, le sage réalise une participation à la forme qui va dans le sens de
objectivation de soi n a dû émerger qu au terme d une séparation absolue
unité, du divin, de la pureté, tandis que le mélange, le fait d être mêlé à
avec le monde. D une telle séparation, les cosmogonies archaïques ne donnent
autre chose que soi nous éloigne du but. L homme n est donc rien en soi, il
encore qu une vague idée. Peter Sloterdijk est même plutôt d avis que, dans
parcourt une échelle bipolarisée entre l Un et la matière qui est dispersion
leur fascination ambivalente pour les portails et les bulles aqueuses, celles-ci
sans fin. Partant, tout ce qui est en l homme peut être envisagé de deux points
interprètent le monde comme un giron maternel . 5

de vue selon l orientation, vers le haut ou vers le bas, vers la région


Quoi qu il en soit, nous voudrions suggérer que les Grecs eux- supérieure où vers l inférieure. L âme est mauvaise tant qu elle vibre au
mêmes inventeurs, dira-t-on, de l anthropologie n étaient pas à la diapason des parties corporelles, elle est bonne lorsqu elle agit à part et se
recherche de ce qui est humain en l homme. La première préoccupation de dirige vers l intelligible. Le langage se situe dans la partie basse de nous-
celui qui aspire à la sagesse étant de gouverner sa vie de la meilleure façon mêmes, car la nécessité de passer par le compromis, d échanger des paroles
possible, la question n était pas tant de savoir ce qui est spécifiquement est absente du monde intelligible. L homme est « ou bien l âme avec la bête ou
humain, que de découvrir comment se débarrasser des déterminations qui, bien ce qui est au-dessus de la bête ». L homme "authentique" (alèthès), que
dans la praxis, nous empêchent d accéder au divin. Ces déterminations, qu il Plotin appelle aussi "l homme intérieur", est celui qui va chercher la vertu
agit alors d inventorier et d analyser, ne délimitent pas le propre de dans l intelligence même. Ainsi, même l amitié se partage en deux (selon une
homme, mais se fondent dans une topologie générale du monde où prennent distinction peu familière au regard contemporain). « Il est une amitié que

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place le sensible et l intelligible, l un et le multiple, le corporel et le ressent le composé et une autre qui est celle de l homme intérieur (tou endon
psychique, l être et le non-être, le dépendant et l indépendant, etc. anthropou) » . Par conséquent, l homme parcourt une échelle de degrés qui va
10

de la matière animée à la forme pure, selon l inclinaison de l âme qui lui est
homme est l animal qui se mesure au divin pour autant qu il y
liée. L homme est un être mobile dans un mélange à proportions variables.
participe, fût-ce sous la forme d un équilibre fonctionnel produit par
adjonctions successives sans plan préconçu, comme dans le bricolage que La topologie générale du monde mise en place par les Grecs n est
nous expose le mythe de Protagoras, où, pour justifier la convention, la suite pas sans rappeler la projection du modèle humain sur l extérieur. L idée qu il
des compensations instrumentales déjoue toute clôture en une essence . Le 6
puisse exister une région de l intelligible, "région de beauté", dit Plotin, ou
thème de l animal sans attribut, sans organe spécialisé, est repris comme on encore une "âme du monde", situe les spéculations philosophiques des Grecs
sait par Aristote . La main, organe universel, tient indirectement à la divinité
7
dans le prolongement du fétichisme. Certes, la raison, y compris la raison

5 8
P. Sloterdijk, Bulles. Sphères I, Pauvert / Fayard, 2002, p. 298 sqq. R. Brague, Aristote et la question du monde : essai sur le contexte cosmologique et
6
L’énoncé relativiste selon lequel « l’homme est la mesure de toutes choses », que l’on anthropologique de l’ontologie, Paris, PUF, 1988, pp. 235-238 et 512.
9
pourrait prendre à première vue pour une thèse sur l’humain, signifie que les choses utiles On relira cette analyse de Nietzsche : « Les Grecs ne voyaient pas les dieux homériques en
auxquelles un tel ou un tel a affaire (les pragmata), se présentent différemment selon les maîtres au-dessus d’eux, ni eux-mêmes en esclaves au-dessous, comme les Juifs. Ils ne
individus qui les manipulent. Comme l’explique Hegel, la formule ne concerne pas « la voyaient pour ainsi dire que l’image des exemplaires les plus réussis de leur caste, c’est-à-
raison consciente de soi dans l’homme, l’homme dans sa nature rationnelle et sa dire l’idéal et non le contraire de leur être propre. On se sent apparentés, il y a un intérêt
substantialité universelle », mais « n’importe quel égoïsme, n’importe quel intérêt réciproque, une sorte de symmachie. L’homme se fait une noble idée de lui-même en se
personnel » (G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. II. Paris, Vrin, 1971, donnant des dieux pareils […] » (F. Nietzsche, Humain, trop humain, t.I, § 114, éd. Colli et
p. 262). Montinari. Paris, Gallimard, 1988, p. 112).
7 10
Une tradition moderne reprend ce thème, de Montaigne à Cioran. Plotin, Ennéades, I, 1, § 10.
138 L’Humain L’humain en philosophie 139

mathématique, s est substituée au primat de l affect, mais la raison se trouve homme chrétien se démarque et se spécifie en brisant la chaîne
alors comme immobilisée dans la fascination d elle-même. Comme le montre "mondaine" qui l associait à la nature. L homme qui suit le péché est soumis à
Hegel, l esprit voit face à lui sa propre réflexion, mais ne sait pas encore une nature d un autre type ("nature" étant pris au sens figuré selon Saint
élever de cette réflexion figée à la réflexion sur sa propre réflexion. Augustin ). La nature humaine portant désormais une marque propre : celle de
15

la culpabilité. Peu importe qu il s agisse de cette religion-là. Il fallait


affranchir d une pensée cosmique pour atteindre l homme dans sa réalité
Trop humain humaine. Au rapport à la nature qui restituait dans l homme empirique des
qualités ou des liens visibles en d autres lieux, l homme "trop humain" va
La notion d humanitas apparaît au temps de la République romaine. substituer un rapport direct, frontal à la Loi ; il va se structurer et, pourrait-on
homo humanus, contraire de l homo barbarus, intègre à la virtus ce que les dire, se particulariser, en intériorisant la faute. Le christianisme n est ici que
Grecs appelaient paideia. Dans la culture issue de l hellénisme tardif, le point de départ, la première figure de "l humain" devenu catégorie.
humanitas traduit paideia. François Callier la définit comme suit: « Douceur
et gravité, l humanitas est faite d une sensibilité qui n est jamais ostentatoire Saint Augustin déduit l unité essentielle du genre humain (l essence)
ni muliebris, parce qu elle est comme contenue par la gravité, et d une gravité de la connaturalité des hommes à leur origine commune en Adam. Tout
qui n est jamais pesante ni marmoréenne, parce qu elle est aérée par la homme porte dans sa chair la marque imprimée au genre humain dès son
sensibilité. L homo humanus est cet être en qui s équilibrent avec une parfaite origine : la culpabilité du péché originel. Le monogénisme implique
harmonie la rude énergie et la douceur paisible [ ] L humanitas est un identification préalable de l homme au coupable. Ce qui assure et confirme à
savoir-vivre ; la décence est une forme souveraine du respect d autrui et de chaque génération l unité en dépit de la multiplicité, ce sera donc la chair,
soi-même » . Bien que l humanitas désigne encore une forme de maîtrise de
11
laquelle, à la différence de la terre, n est pas une matière neutre, indéfiniment
soi que confère la bonne éducation, cette notion indique aussi ce qui est malléable, mais porte les caractères des parents . Ce qui est humain dans
16

universel en l homme. De ce point de vue, la phrase de Térence mise dans la homme, depuis le péché originel, c est la condition dans laquelle « nous
bouche de Chrèmès, « Homo sum : humani nihil a me alienum puto » (« je naissons mortels, ignorants et esclaves de la chair » , condition que Saint
17

suis homme, rien de ce qui est humain ne m est étranger »), représente un Augustin présente déjà, avant Pascal, comme une seconde nature . Ayant perdu 18

jalon essentiel (même si par ailleurs "humanitas" est absent du lexique la grâce, l homme saisit le sens du bien et du mal, découvre symboliquement
térencien). Dans la reprise de cette phrase par Cicéron puis Sénèque, la honte de sa nudité. En ce sens, la chair, cette chair qui, selon Saint Paul,
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humaine sociabilité ou l unité de la communauté humaine n est cependant convoite contre l esprit (Ga, V, 17), c est l homme lui-même. Selon
qu un aspect d une solidarité cosmique plus générale . Dans le contexte
12
interprétation de Saint Augustin, qui est ici sans équivoque, Saint Paul use
argumentatif du stoïcisme romain, la communauté formée par le genre humain une métonymie : « Pourquoi le docteur des nations selon la foi et la vérité
est présentée comme le prolongement de l enchaînement des parties dans le appelle-t-il ces vices et autres semblables des uvres de la chair, sinon parce
corps du monde. La solidarité organique, déjà présente chez les animaux que, suivant l expression qui prend la partie pour le tout, il veut faire
grégaires (les abeilles, les fourmis et les cigognes) se retrouve à un degré comprendre par le terme "chair" l homme en personne » . 19

supérieur dans la communauté humaine et s accomplit pleinement dans la


Comme les commentateurs l ont souvent écrit, Rousseau se
citoyenneté, où le fait de ne pas se soucier des affaires des autres est une
réapproprie ce schéma théologique en posant l acte d appropriation comme
forme d injustice (Cicéron ). Dans le tout, les parties sont interdépendantes,
13

une culpabilité fondatrice. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s avisa de


homme est donc naturellement lié à l homme. D où la métaphore
dire ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai
architecturale : la cohésion de la société est comme celle d une voûte
(Sénèque ).14

15
Saint Augustin, De libero arbitrio, III, XIX, 54.
11 16
F. Callier, La pensée de Térence : héritage et romanité. Doctorat d’Etat. Lille ANRT, Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XIII, III.
17
1993, p. 433. Saint Augustin, De libero arbitrio, III, XIX, 54.
12 18
Cf. notamment Cicéron, De Finibus, III, 19, § 62-63 et De Officiis, I, 9, § 30, De Legibus, Que l’homme soit d’un autre côté capax dei, susceptible de rachat, disposé à entrer dans
I, 12, § 33. le royaume du Christ, etc. ne constitue pas une objection à notre interprétation, pas plus que
13
Cicéron, De Officiis, I, 9, § 29-30. son caractère éducable dans les philosophies humanistes, comme nous le verrons bientôt.
14 19
Sénèque, Lettre à Lucilius, 95, § 52-53. Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XVI, II.
138 L’Humain L’humain en philosophie 139

mathématique, s est substituée au primat de l affect, mais la raison se trouve homme chrétien se démarque et se spécifie en brisant la chaîne
alors comme immobilisée dans la fascination d elle-même. Comme le montre "mondaine" qui l associait à la nature. L homme qui suit le péché est soumis à
Hegel, l esprit voit face à lui sa propre réflexion, mais ne sait pas encore une nature d un autre type ("nature" étant pris au sens figuré selon Saint
élever de cette réflexion figée à la réflexion sur sa propre réflexion. Augustin ). La nature humaine portant désormais une marque propre : celle de
15

la culpabilité. Peu importe qu il s agisse de cette religion-là. Il fallait


affranchir d une pensée cosmique pour atteindre l homme dans sa réalité
Trop humain humaine. Au rapport à la nature qui restituait dans l homme empirique des
qualités ou des liens visibles en d autres lieux, l homme "trop humain" va
La notion d humanitas apparaît au temps de la République romaine. substituer un rapport direct, frontal à la Loi ; il va se structurer et, pourrait-on
homo humanus, contraire de l homo barbarus, intègre à la virtus ce que les dire, se particulariser, en intériorisant la faute. Le christianisme n est ici que
Grecs appelaient paideia. Dans la culture issue de l hellénisme tardif, le point de départ, la première figure de "l humain" devenu catégorie.
humanitas traduit paideia. François Callier la définit comme suit: « Douceur
et gravité, l humanitas est faite d une sensibilité qui n est jamais ostentatoire Saint Augustin déduit l unité essentielle du genre humain (l essence)
ni muliebris, parce qu elle est comme contenue par la gravité, et d une gravité de la connaturalité des hommes à leur origine commune en Adam. Tout
qui n est jamais pesante ni marmoréenne, parce qu elle est aérée par la homme porte dans sa chair la marque imprimée au genre humain dès son
sensibilité. L homo humanus est cet être en qui s équilibrent avec une parfaite origine : la culpabilité du péché originel. Le monogénisme implique
harmonie la rude énergie et la douceur paisible [ ] L humanitas est un identification préalable de l homme au coupable. Ce qui assure et confirme à
savoir-vivre ; la décence est une forme souveraine du respect d autrui et de chaque génération l unité en dépit de la multiplicité, ce sera donc la chair,
soi-même » . Bien que l humanitas désigne encore une forme de maîtrise de
11
laquelle, à la différence de la terre, n est pas une matière neutre, indéfiniment
soi que confère la bonne éducation, cette notion indique aussi ce qui est malléable, mais porte les caractères des parents . Ce qui est humain dans
16

universel en l homme. De ce point de vue, la phrase de Térence mise dans la homme, depuis le péché originel, c est la condition dans laquelle « nous
bouche de Chrèmès, « Homo sum : humani nihil a me alienum puto » (« je naissons mortels, ignorants et esclaves de la chair » , condition que Saint
17

suis homme, rien de ce qui est humain ne m est étranger »), représente un Augustin présente déjà, avant Pascal, comme une seconde nature . Ayant perdu 18

jalon essentiel (même si par ailleurs "humanitas" est absent du lexique la grâce, l homme saisit le sens du bien et du mal, découvre symboliquement
térencien). Dans la reprise de cette phrase par Cicéron puis Sénèque, la honte de sa nudité. En ce sens, la chair, cette chair qui, selon Saint Paul,

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humaine sociabilité ou l unité de la communauté humaine n est cependant convoite contre l esprit (Ga, V, 17), c est l homme lui-même. Selon
qu un aspect d une solidarité cosmique plus générale . Dans le contexte
12
interprétation de Saint Augustin, qui est ici sans équivoque, Saint Paul use
argumentatif du stoïcisme romain, la communauté formée par le genre humain une métonymie : « Pourquoi le docteur des nations selon la foi et la vérité
est présentée comme le prolongement de l enchaînement des parties dans le appelle-t-il ces vices et autres semblables des uvres de la chair, sinon parce
corps du monde. La solidarité organique, déjà présente chez les animaux que, suivant l expression qui prend la partie pour le tout, il veut faire
grégaires (les abeilles, les fourmis et les cigognes) se retrouve à un degré comprendre par le terme "chair" l homme en personne » . 19

supérieur dans la communauté humaine et s accomplit pleinement dans la


Comme les commentateurs l ont souvent écrit, Rousseau se
citoyenneté, où le fait de ne pas se soucier des affaires des autres est une
réapproprie ce schéma théologique en posant l acte d appropriation comme
forme d injustice (Cicéron ). Dans le tout, les parties sont interdépendantes,
13

une culpabilité fondatrice. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s avisa de


homme est donc naturellement lié à l homme. D où la métaphore
dire ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai
architecturale : la cohésion de la société est comme celle d une voûte
(Sénèque ).14

15
Saint Augustin, De libero arbitrio, III, XIX, 54.
11 16
F. Callier, La pensée de Térence : héritage et romanité. Doctorat d’Etat. Lille ANRT, Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XIII, III.
17
1993, p. 433. Saint Augustin, De libero arbitrio, III, XIX, 54.
12 18
Cf. notamment Cicéron, De Finibus, III, 19, § 62-63 et De Officiis, I, 9, § 30, De Legibus, Que l’homme soit d’un autre côté capax dei, susceptible de rachat, disposé à entrer dans
I, 12, § 33. le royaume du Christ, etc. ne constitue pas une objection à notre interprétation, pas plus que
13
Cicéron, De Officiis, I, 9, § 29-30. son caractère éducable dans les philosophies humanistes, comme nous le verrons bientôt.
14 19
Sénèque, Lettre à Lucilius, 95, § 52-53. Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XVI, II.
140 L’Humain L’humain en philosophie 141

fondateur de la société civile » . La civilisation ce qui fait de l homme un


20
apparition du sujet à l âge classique a dû jouer plutôt un rôle
être humain, qui a su sortir de sa condition animale porte la marque de la amplificateur, ce que tend à confirmer le renforcement du phénomène de
faute. Si la société civile trouve son fondement dans l appropriation, celle-ci, culpabilisation aux XVI et XVII siècles, période pendant laquelle s est
èm e èm e

précise Rousseau, est le résultat de la sortie progressive de l état de nature. poursuivie avec un certain succès la persécution des sorcières . L émergence23

événement fondateur à la fois cause et conséquence concrétise le du sujet, c est la révélation que le mal vient de chacun d entre nous, c est
passage de la "perfectibilité" au perfectionnement, de la puissance à l acte. affirmation de l enracinement individuel du mal sous la forme d une
unique critère radical de différenciation anthropologique, la liberté, possibilité indéfinie de choisir et d agir qu on appelle libre arbitre, jugement,
demeure inapparent dans la nature. Les facultés humaines raison et responsabilité. La désaffection du paradigme théologique, à supposer qu elle
imagination ne pouvaient s éveiller et se développer qu en présence de soit si nette (le joachimisme devait connaître un regain de faveur au XIX èm e

rapports, de points de comparaison. L homme avait besoin de socialité pour siècle et la psychanalyse n est pas débarrassée de la Loi mosaïque) ne change
sortir de sa condition animale. Libre et perfectible, il était fait pour la société, rien à l équation de l humain et du coupable. Lorsque, à la fin du XIX siècle, èm e

laquelle est aussi naturelle à l espèce humaine que la vieillesse à l individu . 21


Léon Bourgeois affirme qu « il y a entre chacun des individus et tous les
Cela étant précisé, il n y a que l homme civilisé malheureux, dépendant, autres un lien nécessaire de solidarité » , il emprunte la notion de solidarité
24

divisé, aliéné qui soit coupable. Entre l état de pure nature et la société entre autres à Pierre Leroux qui interprétait la formule de Térence (« rien de
avancée, la figure (idéalisée) du sauvage témoigne d un « juste milieu entre ce qui humain ne m est étranger ») comme un rapport d interdépendance
indolence de l état primitif et la pétulante activité de notre amour propre », circulaire entre les hommes dont la principale conséquence serait qu en
état intermédiaire que l humanité n aurait jamais dû quitter et dont elle s est faisant du mal à autrui je me fais du mal. Entre-temps, Renouvier, lui aussi
détaché par un "funeste hasard" . L appropriation, culpabilité de l homme, est
22
lecteur de Leroux, avait intégré la notion dans sa problématique de la
donc le revers de ses progrès au-delà d un état moyen d équilibre. La célébrité « solidarité du mal », thème évidemment absent chez Cicéron. Le lien social,
de la thèse de Rousseau ne doit pas faire oublier que l image idéalisée du explique Renouvier, implique, par le jeu de l imitation et des habitudes, une
sauvage contredit le dispositif ethnologique des Lumières. L élucidation du contagion du mal qui est un fait quasi naturel. La solidarité est ici pensée
concept de "civilisation" est au XVIII siècle un préalable à la connaissance de
èm e
comme une pesanteur, comme la cause de l écart entre la théorie et la
soi, en liaison avec une mutation des systèmes de valeurs structurant les pratique, comme l origine du trouble de la conscience morale qui « n a plus la
conceptions de la place de l homme dans le monde. A l ordonnancement force d obéir à son jugement » . Rappelons que sur l humanitarisme de Hugo,
25

fixant la place de l homme sur un axe vertical s est substituée la dimension contemporain de ces théories, plane le meurtre d Abel. Avec l extension du
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horizontale qui oblige l homme du XVIII siècle à faire le tour du monde
èm e
domaine de la subjectivité à une entité collective, l homme finit par s estimer
géographique pour revenir à soi. Le comparatisme est l application d une coupable d appartenir simplement à un groupe, ce qui place le laïque dans
nouvelle forme de classement et d ordre qui se fonde sur l idée d un une position analogue au chrétien vis-à-vis du péché originel. Ce ne sont pas
développement unique et qui permet de situer les cultures les unes par les exemples qui manquent. Malgré la crise que traversent les droits de
rapport aux autres. Le critère axiologique est donné par le mouvement de la homme, l idéologie qui en supporte le concept se prolonge de nos jours
culture européenne, censée représenter la flèche du temps historique. dans le thème psychanalytique du "devoir de mémoire", lequel recouvre en
Introduire, comme le fait Rousseau, la culpabilité au c ur de ce processus, fait l aveu de culpabilité généralisée de l homme occidental s accusant de
était à la fois subvertir l idéologie des Lumières et conforter une vision oppression de toutes les minorités (crimes du nationalisme, extermination
culpabilisante de l humain en général. des juifs, torture, marginalisation psychologique des homosexuels, etc.) . La 26

23
Pour l’inventaire des représentations, cf. J. Delumeau, Le péché et la peur, Paris, Fayard,
1983. L’historien rattache le phénomène de culpabilisation à l’accumulation des malheurs
(épidémies, guerres de religions). Cette explication n’est pas incompatible avec la nôtre, qui
20
J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, prend au sérieux le moi haïssable de Pascal.
24
Seconde Partie, in uvres complètes, t. III (Pléiade), Paris, Gallimard, 1964, p. 164. L. Bourgeois, Solidarité [1896]. Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, Préface de J.
21
J.-J. Rousseau, « Lettre à Philopolis », op.cit., p. 232 : « Puisque vous prétendez Eloy, 1998, p. 15.
25
m’attaquer par mon propre système, n’oubliez pas, je vous prie, que selon moi la société est Ch. Renouvier, La Science de la morale, texte revu par L. Fedi (Corpus), Paris, Fayard,
naturelle à l’espèce humaine comme la décrépitude à l’individu, et qu’il faut des arts, des 2002, t. I, p. 185, ainsi que pp. 100, 196, 253, 269, 285.
26
lois, des gouvernements aux peuples comme il faut des béquilles aux vieillards ». On comprend que M. Houellebecq, par ses déclarations d’indifférence aux grandes
22
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op. causes, ait choqué la Ligue des Droits de l’Homme et que celle-ci ait fait le choix — a
cit., p. 171. priori surprenant — du camp des religieux contre l’écrivain "voltairien". Tout écrivain,
140 L’Humain L’humain en philosophie 141

fondateur de la société civile » . La civilisation ce qui fait de l homme un


20
apparition du sujet à l âge classique a dû jouer plutôt un rôle
être humain, qui a su sortir de sa condition animale porte la marque de la amplificateur, ce que tend à confirmer le renforcement du phénomène de
faute. Si la société civile trouve son fondement dans l appropriation, celle-ci, culpabilisation aux XVI et XVII siècles, période pendant laquelle s est
èm e èm e

précise Rousseau, est le résultat de la sortie progressive de l état de nature. poursuivie avec un certain succès la persécution des sorcières . L émergence23

événement fondateur à la fois cause et conséquence concrétise le du sujet, c est la révélation que le mal vient de chacun d entre nous, c est
passage de la "perfectibilité" au perfectionnement, de la puissance à l acte. affirmation de l enracinement individuel du mal sous la forme d une
unique critère radical de différenciation anthropologique, la liberté, possibilité indéfinie de choisir et d agir qu on appelle libre arbitre, jugement,
demeure inapparent dans la nature. Les facultés humaines raison et responsabilité. La désaffection du paradigme théologique, à supposer qu elle
imagination ne pouvaient s éveiller et se développer qu en présence de soit si nette (le joachimisme devait connaître un regain de faveur au XIX èm e

rapports, de points de comparaison. L homme avait besoin de socialité pour siècle et la psychanalyse n est pas débarrassée de la Loi mosaïque) ne change
sortir de sa condition animale. Libre et perfectible, il était fait pour la société, rien à l équation de l humain et du coupable. Lorsque, à la fin du XIX siècle, èm e

laquelle est aussi naturelle à l espèce humaine que la vieillesse à l individu . 21


Léon Bourgeois affirme qu « il y a entre chacun des individus et tous les
Cela étant précisé, il n y a que l homme civilisé malheureux, dépendant, autres un lien nécessaire de solidarité » , il emprunte la notion de solidarité
24

divisé, aliéné qui soit coupable. Entre l état de pure nature et la société entre autres à Pierre Leroux qui interprétait la formule de Térence (« rien de
avancée, la figure (idéalisée) du sauvage témoigne d un « juste milieu entre ce qui humain ne m est étranger ») comme un rapport d interdépendance
indolence de l état primitif et la pétulante activité de notre amour propre », circulaire entre les hommes dont la principale conséquence serait qu en
état intermédiaire que l humanité n aurait jamais dû quitter et dont elle s est faisant du mal à autrui je me fais du mal. Entre-temps, Renouvier, lui aussi
détaché par un "funeste hasard" . L appropriation, culpabilité de l homme, est
22
lecteur de Leroux, avait intégré la notion dans sa problématique de la
donc le revers de ses progrès au-delà d un état moyen d équilibre. La célébrité « solidarité du mal », thème évidemment absent chez Cicéron. Le lien social,
de la thèse de Rousseau ne doit pas faire oublier que l image idéalisée du explique Renouvier, implique, par le jeu de l imitation et des habitudes, une
sauvage contredit le dispositif ethnologique des Lumières. L élucidation du contagion du mal qui est un fait quasi naturel. La solidarité est ici pensée
concept de "civilisation" est au XVIII siècle un préalable à la connaissance de
èm e
comme une pesanteur, comme la cause de l écart entre la théorie et la
soi, en liaison avec une mutation des systèmes de valeurs structurant les pratique, comme l origine du trouble de la conscience morale qui « n a plus la
conceptions de la place de l homme dans le monde. A l ordonnancement force d obéir à son jugement » . Rappelons que sur l humanitarisme de Hugo,
25

fixant la place de l homme sur un axe vertical s est substituée la dimension contemporain de ces théories, plane le meurtre d Abel. Avec l extension du

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horizontale qui oblige l homme du XVIII siècle à faire le tour du monde
èm e
domaine de la subjectivité à une entité collective, l homme finit par s estimer
géographique pour revenir à soi. Le comparatisme est l application d une coupable d appartenir simplement à un groupe, ce qui place le laïque dans
nouvelle forme de classement et d ordre qui se fonde sur l idée d un une position analogue au chrétien vis-à-vis du péché originel. Ce ne sont pas
développement unique et qui permet de situer les cultures les unes par les exemples qui manquent. Malgré la crise que traversent les droits de
rapport aux autres. Le critère axiologique est donné par le mouvement de la homme, l idéologie qui en supporte le concept se prolonge de nos jours
culture européenne, censée représenter la flèche du temps historique. dans le thème psychanalytique du "devoir de mémoire", lequel recouvre en
Introduire, comme le fait Rousseau, la culpabilité au c ur de ce processus, fait l aveu de culpabilité généralisée de l homme occidental s accusant de
était à la fois subvertir l idéologie des Lumières et conforter une vision oppression de toutes les minorités (crimes du nationalisme, extermination
culpabilisante de l humain en général. des juifs, torture, marginalisation psychologique des homosexuels, etc.) . La 26

23
Pour l’inventaire des représentations, cf. J. Delumeau, Le péché et la peur, Paris, Fayard,
1983. L’historien rattache le phénomène de culpabilisation à l’accumulation des malheurs
(épidémies, guerres de religions). Cette explication n’est pas incompatible avec la nôtre, qui
20
J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, prend au sérieux le moi haïssable de Pascal.
24
Seconde Partie, in uvres complètes, t. III (Pléiade), Paris, Gallimard, 1964, p. 164. L. Bourgeois, Solidarité [1896]. Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, Préface de J.
21
J.-J. Rousseau, « Lettre à Philopolis », op.cit., p. 232 : « Puisque vous prétendez Eloy, 1998, p. 15.
25
m’attaquer par mon propre système, n’oubliez pas, je vous prie, que selon moi la société est Ch. Renouvier, La Science de la morale, texte revu par L. Fedi (Corpus), Paris, Fayard,
naturelle à l’espèce humaine comme la décrépitude à l’individu, et qu’il faut des arts, des 2002, t. I, p. 185, ainsi que pp. 100, 196, 253, 269, 285.
26
lois, des gouvernements aux peuples comme il faut des béquilles aux vieillards ». On comprend que M. Houellebecq, par ses déclarations d’indifférence aux grandes
22
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op. causes, ait choqué la Ligue des Droits de l’Homme et que celle-ci ait fait le choix — a
cit., p. 171. priori surprenant — du camp des religieux contre l’écrivain "voltairien". Tout écrivain,
142 L’Humain L’humain en philosophie 143

victimisation absolue de mai 68 (« nous sommes tous des juifs allemands ») a partageons 98 % des gènes avec le chimpanzé. Des critères tels que la
pour contrepartie de nos jours la culpabilisation absolue (« nous sommes tous prohibition de l inceste, l écriture, la guerre et l assassinat ont perdu leur
des tortionnaires »). La philosophie qui proclame la mort de l homme ou la valeur opératoire. En vérité, nous avons tendance à confondre avec une
sortie de l humain est en avance comme toujours sur la politique. donnée de fait ce qui n est qu une conséquence culturelle. Le propre de
accusation d inhumanité guette cependant les esprits "rebelles". Là même où homme n est pas le langage mais l éventail des utilisations culturelles du
humanité s oppose à la barbarie, on admet que le barbare est encore un langage, et (suivant un renversement nietzschéen ou foucaldien) ce n est pas
homme, et même que chaque homme est un barbare qui s ignore, porteur grâce au "propre de l homme" que nous sommes devenus les maîtres de la
une maladie dont le seul vaccin serait l éducation. La "banalité du mal" planète mais c est parce que nous avons acquis cette domination que nous
exhibée par Hannah Arendt dans le cas Eichmann et la découverte, soulignée érigeons nos instruments de pouvoir en capacités spéciales . L équilibre des
28

par George Steiner, que les bourreaux des camps étaient des gens cultivés qui forces impose une physique complexe et imprévisible dont la science fiction,
lisaient Goethe et interprétaient Schubert une fois rentrés dans leurs foyers, depuis un peu plus de cent ans, illustre les possibilités les plus terrifiantes en
étendent la suspicion à tout un chacun ; de sorte qu il ne paraît pas exagéré montrant l homme dépassé par ses créatures humanoïdes ou par des artefacts
de dire que chaque homme porte en soi la forme entière de la barbarie nazie. intelligents. Aujourd hui, même l intelligence et la communication qui
semblaient des qualités anthropologiques typiques tendent à se résoudre dans
des réalités virtuelles qui placent la conscience en position de simple
Métamorphoses : l homme transgénique des philosophes médiateur. Sur ces derniers bastions, il y aurait beaucoup à dire. On limitera
investigation qui suit à l implémentation philosophique du posthumain dans
Rien de définitif dans tout cela, pensons-nous. La science moderne le cadre du monisme philosophique moderne. On tentera de montrer que
nous a habitués à voir dans l hominisation une série de bifurcations celui-ci, dans ses versions matérialiste (Diderot), vitaliste (Nietzsche) ou
contingentes et dans les phénomènes humains un ordre relatif de ontologique (Heidegger), procède à la décomposition de l humain et à sa
complexification biologique et socioculturelle. L humain apparaît alors comme transgenèse en une hypostase imperméable à la culpabilité.
le nom qu on donne à la stabilisation provisoire de faits convergents. Sa prise
en compte comme ensemble de phénomènes aléatoires et malléables a produit Diderot imagine d étranges palingénésies. Selon une technique
une révolution intellectuelle et technologique de grande ampleur, comparable courante chez lui de passage à la limite, il pousse le matérialisme jusqu au
pour son importance à l inhumation des morts, à la sédentarisation, au merveilleux et se plaît à rêver d une fusion post mortem avec celle qu il aime.
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passage du mythos au logos et à la révolution copernicienne. Nous entrons Nous vivons aujourd hui "en masse", nous vivrons après la mort "en détail" :
progressivement dans l ère du posthumain. Les perspectives étranges ouvertes rien n empêche de penser que nos molécules éparses se recombineront dans
aujourd hui par le clonage et les manipulations génétiques prolongent en fait une vie d un autre genre ... Son matérialisme est un hylozoïsme. Ami de
29

deux siècles et demi de relativisation appuyés sur le matérialisme, les Bordeu (lui-même influencé par Glisson), Diderot suppose une sensibilité
expériences de physique et de chimie, la théorie des "variations accidentelles" moléculaire tantôt inerte (dans les corps bruts), tantôt active (dans l animal).
et de la sélection naturelle, la génétique, la sociobiologie, la génétique des Dans la digestion (étudiée par Venel) la matière, qui contient de la vie à l état
populations, la cybernétique et divers essais de "biopouvoir" et de "biocratie" dispersé, est métabolisée et synthétisée en être vivant. Moniste, Diderot
qui passent par l eugénisme, l hygiène et le contrôle des naissances . Les 27
affirme que tous les corps sont de la même texture : « On fait du marbre avec
déconstructions du sujet et le déclin de la croyance religieuse ont accompagné de la chair et de la chair avec du marbre » . La nature est une chaîne continue
30

et/ou favorisé ce mouvement. Les anthropologues actuels tendent à considérer de formes qui se font et se défont, et les identités morphologiques qu elle
que l homme est un animal particulier mais non un animal spécial. Nous brasse dans ses métamorphoses pourraient dériver d un prototype commun . 31

28
intellectuel, homme politique, qui aujourd’hui refuse de battre sa coulpe au nom des droits On trouve cet argumentaire notamment dans les travaux de Dominique Lestel,
de l’homme et du devoir de mémoire, est voué à l’excommunication pour inhumanité. anthropologue.
27 29
A cet égard, le conflit qui oppose "techno-prophètes" et "bio-catastrophistes", tel qu’il est D. Diderot, Lettre à Sophie Volland, 15 oct. 1759. Voir aussi l’article « Naître » de
présenté par D. Lecourt, est réducteur. Ni la dimension "millénariste" des uns ni la l’Encyclopédie. « Les termes de vie et de mort n’ont rien d’absolu ; ils ne désignent que les
religiosité des autres ne rend compte du progressif mouvement intellectuel, social et états successifs d’un même être », in uvres, t. I, éd. L. Versini (Bouquins), Paris, R.
technologique qui sous-tend la déconstruction de "l’humain". On trouvera cependant dans Laffont, 1994, p. 480.
30
Humain, posthumain (Paris, PUF, 2003) d’intéressantes informations sur ce débat ainsi que D. Diderot, Entretien entre d’Alembert et Diderot, op. cit., p. 610.
31
sur la littérature para-scientifique qui l’entoure. D. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, op. cit., p. 565.
142 L’Humain L’humain en philosophie 143

victimisation absolue de mai 68 (« nous sommes tous des juifs allemands ») a partageons 98 % des gènes avec le chimpanzé. Des critères tels que la
pour contrepartie de nos jours la culpabilisation absolue (« nous sommes tous prohibition de l inceste, l écriture, la guerre et l assassinat ont perdu leur
des tortionnaires »). La philosophie qui proclame la mort de l homme ou la valeur opératoire. En vérité, nous avons tendance à confondre avec une
sortie de l humain est en avance comme toujours sur la politique. donnée de fait ce qui n est qu une conséquence culturelle. Le propre de
accusation d inhumanité guette cependant les esprits "rebelles". Là même où homme n est pas le langage mais l éventail des utilisations culturelles du
humanité s oppose à la barbarie, on admet que le barbare est encore un langage, et (suivant un renversement nietzschéen ou foucaldien) ce n est pas
homme, et même que chaque homme est un barbare qui s ignore, porteur grâce au "propre de l homme" que nous sommes devenus les maîtres de la
une maladie dont le seul vaccin serait l éducation. La "banalité du mal" planète mais c est parce que nous avons acquis cette domination que nous
exhibée par Hannah Arendt dans le cas Eichmann et la découverte, soulignée érigeons nos instruments de pouvoir en capacités spéciales . L équilibre des
28

par George Steiner, que les bourreaux des camps étaient des gens cultivés qui forces impose une physique complexe et imprévisible dont la science fiction,
lisaient Goethe et interprétaient Schubert une fois rentrés dans leurs foyers, depuis un peu plus de cent ans, illustre les possibilités les plus terrifiantes en
étendent la suspicion à tout un chacun ; de sorte qu il ne paraît pas exagéré montrant l homme dépassé par ses créatures humanoïdes ou par des artefacts
de dire que chaque homme porte en soi la forme entière de la barbarie nazie. intelligents. Aujourd hui, même l intelligence et la communication qui
semblaient des qualités anthropologiques typiques tendent à se résoudre dans
des réalités virtuelles qui placent la conscience en position de simple
Métamorphoses : l homme transgénique des philosophes médiateur. Sur ces derniers bastions, il y aurait beaucoup à dire. On limitera
investigation qui suit à l implémentation philosophique du posthumain dans
Rien de définitif dans tout cela, pensons-nous. La science moderne le cadre du monisme philosophique moderne. On tentera de montrer que
nous a habitués à voir dans l hominisation une série de bifurcations celui-ci, dans ses versions matérialiste (Diderot), vitaliste (Nietzsche) ou
contingentes et dans les phénomènes humains un ordre relatif de ontologique (Heidegger), procède à la décomposition de l humain et à sa
complexification biologique et socioculturelle. L humain apparaît alors comme transgenèse en une hypostase imperméable à la culpabilité.
le nom qu on donne à la stabilisation provisoire de faits convergents. Sa prise
en compte comme ensemble de phénomènes aléatoires et malléables a produit Diderot imagine d étranges palingénésies. Selon une technique
une révolution intellectuelle et technologique de grande ampleur, comparable courante chez lui de passage à la limite, il pousse le matérialisme jusqu au
pour son importance à l inhumation des morts, à la sédentarisation, au merveilleux et se plaît à rêver d une fusion post mortem avec celle qu il aime.

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passage du mythos au logos et à la révolution copernicienne. Nous entrons Nous vivons aujourd hui "en masse", nous vivrons après la mort "en détail" :
progressivement dans l ère du posthumain. Les perspectives étranges ouvertes rien n empêche de penser que nos molécules éparses se recombineront dans
aujourd hui par le clonage et les manipulations génétiques prolongent en fait une vie d un autre genre ... Son matérialisme est un hylozoïsme. Ami de
29

deux siècles et demi de relativisation appuyés sur le matérialisme, les Bordeu (lui-même influencé par Glisson), Diderot suppose une sensibilité
expériences de physique et de chimie, la théorie des "variations accidentelles" moléculaire tantôt inerte (dans les corps bruts), tantôt active (dans l animal).
et de la sélection naturelle, la génétique, la sociobiologie, la génétique des Dans la digestion (étudiée par Venel) la matière, qui contient de la vie à l état
populations, la cybernétique et divers essais de "biopouvoir" et de "biocratie" dispersé, est métabolisée et synthétisée en être vivant. Moniste, Diderot
qui passent par l eugénisme, l hygiène et le contrôle des naissances . Les 27
affirme que tous les corps sont de la même texture : « On fait du marbre avec
déconstructions du sujet et le déclin de la croyance religieuse ont accompagné de la chair et de la chair avec du marbre » . La nature est une chaîne continue
30

et/ou favorisé ce mouvement. Les anthropologues actuels tendent à considérer de formes qui se font et se défont, et les identités morphologiques qu elle
que l homme est un animal particulier mais non un animal spécial. Nous brasse dans ses métamorphoses pourraient dériver d un prototype commun . 31

28
intellectuel, homme politique, qui aujourd’hui refuse de battre sa coulpe au nom des droits On trouve cet argumentaire notamment dans les travaux de Dominique Lestel,
de l’homme et du devoir de mémoire, est voué à l’excommunication pour inhumanité. anthropologue.
27 29
A cet égard, le conflit qui oppose "techno-prophètes" et "bio-catastrophistes", tel qu’il est D. Diderot, Lettre à Sophie Volland, 15 oct. 1759. Voir aussi l’article « Naître » de
présenté par D. Lecourt, est réducteur. Ni la dimension "millénariste" des uns ni la l’Encyclopédie. « Les termes de vie et de mort n’ont rien d’absolu ; ils ne désignent que les
religiosité des autres ne rend compte du progressif mouvement intellectuel, social et états successifs d’un même être », in uvres, t. I, éd. L. Versini (Bouquins), Paris, R.
technologique qui sous-tend la déconstruction de "l’humain". On trouvera cependant dans Laffont, 1994, p. 480.
30
Humain, posthumain (Paris, PUF, 2003) d’intéressantes informations sur ce débat ainsi que D. Diderot, Entretien entre d’Alembert et Diderot, op. cit., p. 610.
31
sur la littérature para-scientifique qui l’entoure. D. Diderot, Pensées sur l’interprétation de la nature, op. cit., p. 565.
144 L’Humain L’humain en philosophie 145

hypothèse transformiste est clairement exposée. Il n y a aucune raison de vitales, à une division interne, à la domination d une partie sur l autre dans la
supposer que les animaux « ont été originairement ce qu ils sont à présent » : forme chrétienne de l automutilation (ascétisme, confession du péché, etc.) et
« Le vermisseau imperceptible qui s agite dans la fange s achemine peut-être à dans la forme philosophique du sujet. La culpabilité sous toutes ses formes
état de grand animal ; l animal énorme, qui nous épouvante par sa grandeur, (repentir, remords, sens de la responsabilité) apparaît comme l expression
achemine peut-être à l état de vermisseau, est peut-être une production un désir égoïste de jouissance joint à une impuissance réelle et à un besoin
particulière momentanée de cette planète » . Le transformisme s accorde avec
32
excitation. Cet état appartient à une séquence relativement courte à l échelle
la négation du préformationnisme : il n y a pas de "germes préexistants", le de l histoire universelle, qui présente aux yeux de Nietzsche les caractères
vivant est une sorte de bricolage d éléments qui s associent mécaniquement, pathologiques de la faiblesse et de l épuisement de la civilisation. Libérer la
par additions successives, en fonctions d affinités matérielles (théorie pensée de la culpabilité reviendra donc à surmonter l homme universel, non
empruntée à Maupertuis). Quant à la pensée, qui n existe pas à l état de tel type particulier (le citoyen athénien, le prêtre hindou, etc.) mais l humain
substance, elle résulte de l organisation plus ou moins complexe de la en tant que tel ; à détruire l homme, même le meilleur. « Les plus soucieux
matière ; ce que Diderot illustre avec l analogie du clavecin : la mémoire, donc demandent aujourd hui : "Comment l homme va-t-il se maintenir ?" Mais
la conscience de soi, s explique comme l effet d une corde vibrante. L homme- Zarathoustra, le seul et le premier, demande : "Comment l homme sera-t-il
agrégat, évolutif, mutant, hypostasié sous une nature pour laquelle le temps surmonté ?" C est le surhomme qui me tient à c ur, lequel est mon premier,
ne compte pas est innocent. La nature ne fait rien de mal et la faute ne peut
33 34
mon unique souci et non l homme ; non le prochain, non le plus pauvre,
être qu un écart à la norme de l utilité individuelle ou collective . 35
non le souffrant, non le meilleur » . Le surhomme différent par essence
38

réalise une nouvelle manière de penser et d agir à travers une nouvelle


Nietzsche a lui-même thématisé l équation de l humain et du
manière d évaluer qui renverse en son fondement la valeur des valeurs. Celui
coupable, à travers la critique du christianisme. « Une des habiletés du
qui saura apprendre et résister aux sollicitations auxquelles cède l homme
christianisme est d enseigner si haut la totale indignité, peccabilité et
réactif, accomplira dans sa transgenèse (énoncée dans les termes d une
abjection de l homme en général, que mépriser son semblable en devient
transvaluation) l équilibre des forces, la "grande santé", une santé qu il faudra
impossible. "Il a beau pécher tant qu'il veut, il n'est pas essentiellement
sans cesse reconquérir par la prise de risque.
différent de moi ; c'est moi qui suis indigne et méprisable à tous les degrés",
voilà ce que se dit le chrétien. Mais même ce sentiment a perdu son aiguillon Heidegger s inscrit dans la même lignée des critiques du sujet. La
le plus acéré, parce que le chrétien ne croit pas à son abjection individuelle ; science et la technologie modernes réalisent l ambition de l ego cartésien qui
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il est mauvais en tant qu être humain, d une façon générale, et il se rassure enferme le monde dans sa représentation et objective ce qu il a sous la main à
quelque peu en posant : nous sommes tous du même moule » . Deleuze 36
des fins d exploitation. Dans ces conditions, l homme devient pour lui-même
commente : « Le ressentiment, la mauvaise conscience, le nihilisme, ne sont un objet appelé à évaluer la sphère de ses pouvoirs. L anthropologie comme
pas des traits de psychologie, mais comme le fondement de l humanité dans la métaphysique, dont elle est le prolongement consacre cette auto-
homme. Ils sont le principe de l être humain comme tel » . Le type humain 37
objectivation. Le sujet est un prédateur qui, sans interroger son essence, qu il
est une stabilisation provisoire correspondant, dans le rapport des forces tient pour acquise, analyse sa puissance de conquête et de planification. Après
la monade de Leibniz, le moi infini de Fichte et l esprit absolu de Hegel, le
surhomme nietzschéen est un seuil plutôt qu une sortie, étant donné que
32
D. Diderot, Entretien entre d’Alembert et Diderot, op. cit., p. 615. inversion de la valeur de toutes les valeurs reste formellement attachée à ce
33
D. Diderot, ibid., p. 615 : « Diderot – Me permettriez-vous d’anticiper de quelques qu il faudrait évacuer pour dépasser la métaphysique. Heidegger, qui veut en
milliers d’années sur les temps ? D’Alembert – Pourquoi non ? Le temps n’est rien pour la finir avec la définition quasi zoologique de l être humain comme "le vivant
nature ».
34 doué de raison" ou comme "l animal le mieux réussi" (Xénophon), propose de
D. Diderot, Addition aux pensées philosophiques, op. cit., p. 45 : « L’homme est comme
Dieu ou la nature l’a fait ; et Dieu et la nature ne font rien de mal ». La morale se règle sur chercher l "humanitas" de l "homo humanus" dans la dimension de l Etre, où
la nature. homme apparaîtrait non plus comme l animal qui a le logos, mais comme ce
35
D. Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, in uvres, t.II, éd L. Versini qui est possédé par le logos. Ce retournement correspond au projet d une
(Bouquins), Paris, R. Laffont, p. 556 : « Veux-tu savoir, en tous temps et en tous lieux ce refondation de l humain qui débouchera comme on sait sur la figure du poète.
qui est bon et mauvais ? Attache-toi à la nature des choses et des actions ; à tes rapports homme est non "le maître de l étant" (Herr désigne le maître ou le
avec ton semblable ; à l’influence de ta conduite sur ton utilité particulière et le bien
général ».
36 38
F. Nietzsche, Humain, trop humain, op. cit., t.I, § 117, p. 114. F. Nietzsche, Also sprach Zarathustra (« De l’homme supérieur », § 3), Stuttgart, A.
37
G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 73. Kröner Verlag , 1930, p. 318.
144 L’Humain L’humain en philosophie 145

hypothèse transformiste est clairement exposée. Il n y a aucune raison de vitales, à une division interne, à la domination d une partie sur l autre dans la
supposer que les animaux « ont été originairement ce qu ils sont à présent » : forme chrétienne de l automutilation (ascétisme, confession du péché, etc.) et
« Le vermisseau imperceptible qui s agite dans la fange s achemine peut-être à dans la forme philosophique du sujet. La culpabilité sous toutes ses formes
état de grand animal ; l animal énorme, qui nous épouvante par sa grandeur, (repentir, remords, sens de la responsabilité) apparaît comme l expression
achemine peut-être à l état de vermisseau, est peut-être une production un désir égoïste de jouissance joint à une impuissance réelle et à un besoin
particulière momentanée de cette planète » . Le transformisme s accorde avec
32
excitation. Cet état appartient à une séquence relativement courte à l échelle
la négation du préformationnisme : il n y a pas de "germes préexistants", le de l histoire universelle, qui présente aux yeux de Nietzsche les caractères
vivant est une sorte de bricolage d éléments qui s associent mécaniquement, pathologiques de la faiblesse et de l épuisement de la civilisation. Libérer la
par additions successives, en fonctions d affinités matérielles (théorie pensée de la culpabilité reviendra donc à surmonter l homme universel, non
empruntée à Maupertuis). Quant à la pensée, qui n existe pas à l état de tel type particulier (le citoyen athénien, le prêtre hindou, etc.) mais l humain
substance, elle résulte de l organisation plus ou moins complexe de la en tant que tel ; à détruire l homme, même le meilleur. « Les plus soucieux
matière ; ce que Diderot illustre avec l analogie du clavecin : la mémoire, donc demandent aujourd hui : "Comment l homme va-t-il se maintenir ?" Mais
la conscience de soi, s explique comme l effet d une corde vibrante. L homme- Zarathoustra, le seul et le premier, demande : "Comment l homme sera-t-il
agrégat, évolutif, mutant, hypostasié sous une nature pour laquelle le temps surmonté ?" C est le surhomme qui me tient à c ur, lequel est mon premier,
ne compte pas est innocent. La nature ne fait rien de mal et la faute ne peut
33 34
mon unique souci et non l homme ; non le prochain, non le plus pauvre,
être qu un écart à la norme de l utilité individuelle ou collective . 35
non le souffrant, non le meilleur » . Le surhomme différent par essence
38

réalise une nouvelle manière de penser et d agir à travers une nouvelle


Nietzsche a lui-même thématisé l équation de l humain et du
manière d évaluer qui renverse en son fondement la valeur des valeurs. Celui
coupable, à travers la critique du christianisme. « Une des habiletés du
qui saura apprendre et résister aux sollicitations auxquelles cède l homme
christianisme est d enseigner si haut la totale indignité, peccabilité et
réactif, accomplira dans sa transgenèse (énoncée dans les termes d une
abjection de l homme en général, que mépriser son semblable en devient
transvaluation) l équilibre des forces, la "grande santé", une santé qu il faudra
impossible. "Il a beau pécher tant qu'il veut, il n'est pas essentiellement
sans cesse reconquérir par la prise de risque.
différent de moi ; c'est moi qui suis indigne et méprisable à tous les degrés",
voilà ce que se dit le chrétien. Mais même ce sentiment a perdu son aiguillon Heidegger s inscrit dans la même lignée des critiques du sujet. La
le plus acéré, parce que le chrétien ne croit pas à son abjection individuelle ; science et la technologie modernes réalisent l ambition de l ego cartésien qui

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il est mauvais en tant qu être humain, d une façon générale, et il se rassure enferme le monde dans sa représentation et objective ce qu il a sous la main à
quelque peu en posant : nous sommes tous du même moule » . Deleuze 36
des fins d exploitation. Dans ces conditions, l homme devient pour lui-même
commente : « Le ressentiment, la mauvaise conscience, le nihilisme, ne sont un objet appelé à évaluer la sphère de ses pouvoirs. L anthropologie comme
pas des traits de psychologie, mais comme le fondement de l humanité dans la métaphysique, dont elle est le prolongement consacre cette auto-
homme. Ils sont le principe de l être humain comme tel » . Le type humain 37
objectivation. Le sujet est un prédateur qui, sans interroger son essence, qu il
est une stabilisation provisoire correspondant, dans le rapport des forces tient pour acquise, analyse sa puissance de conquête et de planification. Après
la monade de Leibniz, le moi infini de Fichte et l esprit absolu de Hegel, le
surhomme nietzschéen est un seuil plutôt qu une sortie, étant donné que
32
D. Diderot, Entretien entre d’Alembert et Diderot, op. cit., p. 615. inversion de la valeur de toutes les valeurs reste formellement attachée à ce
33
D. Diderot, ibid., p. 615 : « Diderot – Me permettriez-vous d’anticiper de quelques qu il faudrait évacuer pour dépasser la métaphysique. Heidegger, qui veut en
milliers d’années sur les temps ? D’Alembert – Pourquoi non ? Le temps n’est rien pour la finir avec la définition quasi zoologique de l être humain comme "le vivant
nature ».
34 doué de raison" ou comme "l animal le mieux réussi" (Xénophon), propose de
D. Diderot, Addition aux pensées philosophiques, op. cit., p. 45 : « L’homme est comme
Dieu ou la nature l’a fait ; et Dieu et la nature ne font rien de mal ». La morale se règle sur chercher l "humanitas" de l "homo humanus" dans la dimension de l Etre, où
la nature. homme apparaîtrait non plus comme l animal qui a le logos, mais comme ce
35
D. Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, in uvres, t.II, éd L. Versini qui est possédé par le logos. Ce retournement correspond au projet d une
(Bouquins), Paris, R. Laffont, p. 556 : « Veux-tu savoir, en tous temps et en tous lieux ce refondation de l humain qui débouchera comme on sait sur la figure du poète.
qui est bon et mauvais ? Attache-toi à la nature des choses et des actions ; à tes rapports homme est non "le maître de l étant" (Herr désigne le maître ou le
avec ton semblable ; à l’influence de ta conduite sur ton utilité particulière et le bien
général ».
36 38
F. Nietzsche, Humain, trop humain, op. cit., t.I, § 117, p. 114. F. Nietzsche, Also sprach Zarathustra (« De l’homme supérieur », § 3), Stuttgart, A.
37
G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 73. Kröner Verlag , 1930, p. 318.
146 L’Humain L’humain en philosophie 147

seigneur), mais "le berger de l Etre" (der Hirt des Seins). Le berger gagne en dominatrice d une instance impersonnelle à laquelle l humain n a plus qu à se
dignité ce qu il semble perdre en puissance (seigneuriale) dans la mesure où subordonner. Abstraction faite des réserves de Heidegger face aux actions du
« il est appelé par l Etre lui-même à la sauvegarde de sa vérité » . Le berger tire
39
régime national-socialiste, l homologie est frappante : la référence à une
donc sa dignité de sa fonction. D une manière générale, Heidegger redéfinit le puissance originaire immémoriale (pour Heidegger, l Etre ; pour les nazis,
fondement de l humain dans les termes d une action par laquelle grâce à esprit collectif aryen) disculpe l homme dé-subjectivé (le poète
homme et parce que ce dernier vit dans l élément du langage l ouverture heideggerien ; le fonctionnaire nazi), celui-ci n ayant de compte à rendre qu à
de l être de l étant se recueille au double sens du recueillement religieux et une puissance impersonnelle. L homologie fonctionne pareillement avec tout
de la collecte. L être-humain est essentiellement ce par l entremise de quoi modèle posthumain, du moment que l homme est conçu comme fonction
une violence peut s exercer : « L Etre, l apparaître violent, nécessite le hypostasiée à une puissance impersonnelle (naturelle, technique, vitale ou
recueillement qui renferme et fonde l humain (das Menschsein) » ; ou 40
ontologique). On peut assimiler de ce point de vue la position de Heidegger
encore : « L homme prend en charge et mène à bien l administration du règne au paradigme moniste et livrer ainsi une lecture de son uvre plus futuriste
de ce qui s impose par la violence (die Verwaltung des Waltens des que l interprétation méta-théologique la plus courante . 43

Uberwältigenden) » . Il s agit bien de violence et même d ultra-violence : le


41

Comme toujours dans le domaine de la pensée, des façons de voir


verbe überwältigen signifie triompher, s imposer par une action d une grande
hétérogènes se chevauchent tout en laissant transparaître des tendances
violence, comme lorsqu une armée conquiert un pays par les armes, en faisant
indicatrices d une direction. Aujourd hui, on voit difficilement comment un
couler le sang sur son passage. L homme devenu gestionnaire d un règne qui
retour à l humain "classique", à ce régime d exception, serait possible. A bien
fondamentalement lui échappe, le transcende, est débarrassé de toute
des égards, la pensée à venir s annonce plutôt comme un renouveau des
culpabilité : ce qui fait de lui un homme, c est son obéissance plutôt que la
cosmogonies archaïques. Comme on le voit déjà dans l évolutionnisme de
faute commise ou potentielle. Le poète, qui est l homme nouveau par
Spencer et Darwin ou dans les théories de "l énergie dissipative" issues de
excellence, communie avec l archaïque, le Présocratique, dans la
Prigogine, les sciences redonnent leur chance aux grands récits. Nous
subordination à la puissance originaire de l Etre. La seule responsabilité pour
commençons à peine à nous dégager d une approche théologico-métaphysique
lui est de ne pas faillir à la mission qui lui échoit. Au-delà de cette échéance,
homme-fonction qui remplace l homme-sujet est déchargé de toute de l humain, mais la ligne se précise.
culpabilité ; on ne voit même pas de quoi il pourrait se rendre coupable, la Nos raccourcis perspectivistes posent bien sûr la question de l avenir
violence étant ce qui légitime son rôle, son essence, pour autant qu il de la morale. On peut prévoir que celle-ci suivra l évolution vers le
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administre. posthumain en rejetant le moule essentialiste et en épousant des normativités
locales, relatives à des agencements spécifiques. C est déjà le cas en ce qui
La transcendance du langage qui était encore pour Comte et Alain
concerne le statut juridique de l embryon : celui-ci est réputé n être ni une
une surdétermination socio-historique conceptuellement signifiante parce
personne ni une chose, sa nature varie en fonction de volontés qui elles-
qu adéquate à une forme de sagesse commune stratifiée ou sédimentée au fil
mêmes demandent à être interprétées dans un contexte de valeurs mêlant les
de l évolution sociale , est ici reportée vers la violence conquérante et
42

capacités socio-économiques et le désir individuel pris comme quasi-


39
prescription . A compter du jour où la pratique du clonage humain sera
44

M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, traduction R. Munier, Paris, Aubier-Montaigne, légalisée, on entrevoit l impossibilité d une prise de décision absolue
1957, p. 105.
40
M. Heidegger, Einführung in die Metaphysik, Max Niemeyer, 1953, p. 134.
concernant le clone idéal. Comme le remarque F. Dagognet , dans un monde 45

41
M. Heidegger, ibid., pp. 131-132.
42
Arion L. Kelkel illustre la théorie heideggérienne en rappelant qu’ « il nous arrive plus
43
d’une fois d’éprouver en nous-mêmes l’étrange pouvoir et l’irrésistible séduction que notre Pour une autre lecture "épistémologique" de Heidegger, cf. J.-M. Salanskis, Heidegger,
langue exerce sur nous, sur notre parler comme notre penser, de soupçonner que ce qu’elle a Paris, Les Belles Lettres, 1997.
44
à nous dire a plus de poids et plus de vertu que ce que nous voulons dire et que nous On est déjà loin du discours sur "la bonne conduite". Le législateur doit faire face à des
désespérons de pouvoir jamais tirer de nous sans son secours » (A. L. Kelkel, La légende de demandes contradictoires, certaines pouvant émaner de la même personne : congélation
l’être. Langage et poésie chez Heidegger. Paris, Vrin, 1980, p. 465). Alain, qui disait déjà la d’embryons, utilisation de cellules souches embryonnaires à des fins thérapeutiques,
même chose, rapportait ce pouvoir des mots à la richesse de la culture : « Un homme qui ne assistance médicale à la procréation, interruption volontaire de grossesse. Les partisans de la
connaît que les choses est un homme sans idées. C’est dans le langage que se trouvent les morale classique sont forcés d’adopter des positions radicales, de type "tout ou rien", que la
idées […] Dans l’étude d’une langue réelle, chacun trouve toutes les idées humaines en société et les chercheurs ne semblent plus du tout prêts à entériner.
45
systèmes, et des lumières sur toute l’expérience […] » (Alain, Eléments de philosophie. « Rencontre avec François Dagognet », Sciences humaines, 142 (octobre 2003), pp. 50-
Paris, Gallimard, 1941, pp. 160-161). 53.
146 L’Humain L’humain en philosophie 147

seigneur), mais "le berger de l Etre" (der Hirt des Seins). Le berger gagne en dominatrice d une instance impersonnelle à laquelle l humain n a plus qu à se
dignité ce qu il semble perdre en puissance (seigneuriale) dans la mesure où subordonner. Abstraction faite des réserves de Heidegger face aux actions du
« il est appelé par l Etre lui-même à la sauvegarde de sa vérité » . Le berger tire
39
régime national-socialiste, l homologie est frappante : la référence à une
donc sa dignité de sa fonction. D une manière générale, Heidegger redéfinit le puissance originaire immémoriale (pour Heidegger, l Etre ; pour les nazis,
fondement de l humain dans les termes d une action par laquelle grâce à esprit collectif aryen) disculpe l homme dé-subjectivé (le poète
homme et parce que ce dernier vit dans l élément du langage l ouverture heideggerien ; le fonctionnaire nazi), celui-ci n ayant de compte à rendre qu à
de l être de l étant se recueille au double sens du recueillement religieux et une puissance impersonnelle. L homologie fonctionne pareillement avec tout
de la collecte. L être-humain est essentiellement ce par l entremise de quoi modèle posthumain, du moment que l homme est conçu comme fonction
une violence peut s exercer : « L Etre, l apparaître violent, nécessite le hypostasiée à une puissance impersonnelle (naturelle, technique, vitale ou
recueillement qui renferme et fonde l humain (das Menschsein) » ; ou 40
ontologique). On peut assimiler de ce point de vue la position de Heidegger
encore : « L homme prend en charge et mène à bien l administration du règne au paradigme moniste et livrer ainsi une lecture de son uvre plus futuriste
de ce qui s impose par la violence (die Verwaltung des Waltens des que l interprétation méta-théologique la plus courante . 43

Uberwältigenden) » . Il s agit bien de violence et même d ultra-violence : le


41

Comme toujours dans le domaine de la pensée, des façons de voir


verbe überwältigen signifie triompher, s imposer par une action d une grande
hétérogènes se chevauchent tout en laissant transparaître des tendances
violence, comme lorsqu une armée conquiert un pays par les armes, en faisant
indicatrices d une direction. Aujourd hui, on voit difficilement comment un
couler le sang sur son passage. L homme devenu gestionnaire d un règne qui
retour à l humain "classique", à ce régime d exception, serait possible. A bien
fondamentalement lui échappe, le transcende, est débarrassé de toute
des égards, la pensée à venir s annonce plutôt comme un renouveau des
culpabilité : ce qui fait de lui un homme, c est son obéissance plutôt que la
cosmogonies archaïques. Comme on le voit déjà dans l évolutionnisme de
faute commise ou potentielle. Le poète, qui est l homme nouveau par
Spencer et Darwin ou dans les théories de "l énergie dissipative" issues de
excellence, communie avec l archaïque, le Présocratique, dans la
Prigogine, les sciences redonnent leur chance aux grands récits. Nous
subordination à la puissance originaire de l Etre. La seule responsabilité pour
commençons à peine à nous dégager d une approche théologico-métaphysique
lui est de ne pas faillir à la mission qui lui échoit. Au-delà de cette échéance,
homme-fonction qui remplace l homme-sujet est déchargé de toute de l humain, mais la ligne se précise.
culpabilité ; on ne voit même pas de quoi il pourrait se rendre coupable, la Nos raccourcis perspectivistes posent bien sûr la question de l avenir
violence étant ce qui légitime son rôle, son essence, pour autant qu il de la morale. On peut prévoir que celle-ci suivra l évolution vers le

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administre. posthumain en rejetant le moule essentialiste et en épousant des normativités
locales, relatives à des agencements spécifiques. C est déjà le cas en ce qui
La transcendance du langage qui était encore pour Comte et Alain
concerne le statut juridique de l embryon : celui-ci est réputé n être ni une
une surdétermination socio-historique conceptuellement signifiante parce
personne ni une chose, sa nature varie en fonction de volontés qui elles-
qu adéquate à une forme de sagesse commune stratifiée ou sédimentée au fil
mêmes demandent à être interprétées dans un contexte de valeurs mêlant les
de l évolution sociale , est ici reportée vers la violence conquérante et
42

capacités socio-économiques et le désir individuel pris comme quasi-


39
prescription . A compter du jour où la pratique du clonage humain sera
44

M. Heidegger, Lettre sur l’humanisme, traduction R. Munier, Paris, Aubier-Montaigne, légalisée, on entrevoit l impossibilité d une prise de décision absolue
1957, p. 105.
40
M. Heidegger, Einführung in die Metaphysik, Max Niemeyer, 1953, p. 134.
concernant le clone idéal. Comme le remarque F. Dagognet , dans un monde 45

41
M. Heidegger, ibid., pp. 131-132.
42
Arion L. Kelkel illustre la théorie heideggérienne en rappelant qu’ « il nous arrive plus
43
d’une fois d’éprouver en nous-mêmes l’étrange pouvoir et l’irrésistible séduction que notre Pour une autre lecture "épistémologique" de Heidegger, cf. J.-M. Salanskis, Heidegger,
langue exerce sur nous, sur notre parler comme notre penser, de soupçonner que ce qu’elle a Paris, Les Belles Lettres, 1997.
44
à nous dire a plus de poids et plus de vertu que ce que nous voulons dire et que nous On est déjà loin du discours sur "la bonne conduite". Le législateur doit faire face à des
désespérons de pouvoir jamais tirer de nous sans son secours » (A. L. Kelkel, La légende de demandes contradictoires, certaines pouvant émaner de la même personne : congélation
l’être. Langage et poésie chez Heidegger. Paris, Vrin, 1980, p. 465). Alain, qui disait déjà la d’embryons, utilisation de cellules souches embryonnaires à des fins thérapeutiques,
même chose, rapportait ce pouvoir des mots à la richesse de la culture : « Un homme qui ne assistance médicale à la procréation, interruption volontaire de grossesse. Les partisans de la
connaît que les choses est un homme sans idées. C’est dans le langage que se trouvent les morale classique sont forcés d’adopter des positions radicales, de type "tout ou rien", que la
idées […] Dans l’étude d’une langue réelle, chacun trouve toutes les idées humaines en société et les chercheurs ne semblent plus du tout prêts à entériner.
45
systèmes, et des lumières sur toute l’expérience […] » (Alain, Eléments de philosophie. « Rencontre avec François Dagognet », Sciences humaines, 142 (octobre 2003), pp. 50-
Paris, Gallimard, 1941, pp. 160-161). 53.
148 L’Humain

où les expéditions spatiales seraient devenues habituelles, la non coagulation


du sang pourrait passer pour un atout qui avantagerait contre toute attente le inhumain et le surhumain
gène des hémophiles. Les concepts que nos successeurs produiraient pour en Grèce ancienne
légitimer leur hégémonie et leur différence auraient encore une connotation
morale, sans doute, mais le discours prescriptif se réglerait sur des critères de
viabilité. L hyper-responsabilité qui naît de l'auto-gouvernance va de pair dans François-Xavier Ajavon
les discours qui en réalisent le projet avec une culpabilisation très nette ;
puisque Dieu n'est plus tenu pour "méchant", tout mal ne peut venir que de A Sophie J.
nous ; le "posthumain" impliquerait que la responsabilité ne soit plus qu un
rapport fonctionnel à une mission, selon des normes variables d'une mission à
autre.
On comprendra que cette analyse de type épistémique soit menée ici
sans parti pris. On voit difficilement comment prendre parti dans ce qui Je cherche un homme, je cherche un homme, je cherche un homme
ressemble d assez près à un changement d étape et/ou de paradigme. Prendre
parti dans un champ encore et toujours balisé par la culpabilité ne ferait que
créer un "différend". ans le cadre d une enquête philosophique générale sur l humain son
D statut, son histoire, son avenir il y aurait un grand profit à se pencher
sur la question de la Grèce ancienne. En se demandant, précisément,
quelle place la civilisation hellénique classique, celle de la philosophie et de
la représentation démocratique, accordait à l humain dans sa structure, son
organisation, son imaginaire et sa production littéraire ?
Mais l historien butte d entrée de jeu sur une question préliminaire
complexe : dans quelle mesure l homme est-il pensable en Grèce ancienne ? Et
de quel homme parlons-nous ?
© Vrin | Téléchargé le 27/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 102.110.30.209)

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Car l homme en tant qu individu est certainement la notion la plus
difficile à aborder en Grèce, d abord parce que la langue grecque ne le permet
pas. En effet le « je » de notre langue française, pronom personnel sujet de la
première personne du singulier n existe pas en tant que tel dans la langue
grecque, et se saisit via la jeu des déclinaisons. L ego latin est une chose
impensable dans le champ de la Grèce ancienne, qui ne pense pas l individu
dans sa langue ni dans son imaginaire. Ni ce qui sera l ego cartésien de la
conscience, ni ce qui sera le moi freudien de la psychologie, ni non plus cet
individu être humain considéré isolément de la communauté que Malraux
définissait péjorativement comme un « misérable petit tas de secrets » sans
intérêt.
Sur le plan politique la civilisation grecque a inventé le « citoyen »,
mais ce dernier peut-il à lui tout seul résoudre la question de l individu et de
humain, c est-à-dire la question de l homme grec. L homme grec est-il tout
entier résumé dans la figure politique du citoyen ? Certainement pas. D abord
le citoyen est le membre d une communauté humaine, et en tant que tel n est
que la partie d un tout structuré duquel il ne se différencie pas véritablement.
Ensuite, l homme grec, tout habité de superstitions religieuses, de croyances

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