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Rêves de cités - Corpus de textes

Textes médiévaux, modernes ou contemporains

Cioran, Histoire et utopie (1960), chapitre V : Mécanismes de l’utopie


En quête d’épreuves nouvelles, et au moment même où je désespérais d’en rencontrer, l’idée
me vint de me jeter sur la littérature utopique, d’en consulter les « chefs-d’œuvre », de m’en
imprégner, de m’y vautrer. À ma grande satisfaction, j’y trouvai de quoi rassasier mon désir de
pénitence, mon appétit de mortification. Passer quelques mois à recenser les rêves d’un avenir
meilleur, d’une société « idéale », à consommer de l’illisible, quelle aubaine ! Je me hâte d’ajouter
que cette littérature rebutante est riche d'enseignements, et, qu’à la fréquenter, on ne perd pas
tout à fait son temps. On y distingue dès l’abord le rôle (fécond ou funeste, comme on voudra) que
joue, dans la genèse des événements, non pas le bonheur, mais l’idée de bonheur, idée qui explique
pourquoi, l’âge de fer étant coextensif à l'histoire, chaque époque s’emploie à divaguer sur l’âge
d'or. Qu’on mette un terme à ces divagations : une stagnation totale s’ensuivrait. Nous n’agissons
que sous la fascination de l’impossible : autant dire qu’une société incapable d’enfanter une utopie
et de s’y vouer est menacée de sclérose et de ruine. La sagesse, que rien ne fascine, recommande
le bonheur donné, existant ; l’homme le refuse, et ce refus seul en fait un animal historique,
j'entends un amateur de bonheur imaginé.

[...] L’air vous irrite : qu’il change ! Et la pierre aussi. De même le végétal, de même l’homme.
Descendre, par-delà les assises de l’être, jusqu’aux fondements du chaos, pour s’en emparer, pour
s’y établir ! Quand on n’a pas un sou en poche, on s’agite, on extravague, on rêve de posséder tout,
et ce tout, tant que la frénésie dure, on le possède en effet, on égale Dieu, mais personne ne s’en
aperçoit, même pas Dieu, même pas soi. Le délire des indigents est générateur d’événements,
source d’histoire : une foule de fiévreux qui veulent un autre monde, ici-bas et sur l’heure. Ce sont
eux qui inspirent les utopies, c'est pour eux qu’on les écrit. Mais utopie, rappelons-le, signifie nulle
part.

Et d’où seraient-elles ces cités que le mal n’effleure pas, où l’on bénit le travail et où personne
ne craint la mort ? On y est astreint à un bonheur fait d’idylles géométriques, d’extases
réglementées, de mille merveilles écœurantes, telles qu’en présente nécessairement le spectacle
d’un monde parfait, d’un monde fabriqué. [...]

La chose qui frappe le plus dans les récits utopiques, c'est l’absence de flair, d’instinct
psychologique. Les personnages en sont des automates, des fictions ou des symboles : aucun n’est
vrai, aucun ne dépasse sa condition de fantoche, d’idée perdue au milieu d’un univers sans repères.
[...] Pour mieux saisir sa déchéance ou celle d’autrui, il faut passer par le mal et, au besoin, s’y
enfoncer : comment y arriver dans ces cités et ces îles d’où il est exclu par principe et par raison
d’État ? Les ténèbres y sont interdites ; la lumière seule y est admise. Nulle trace de dualisme :
l’utopie est d’essence antimanichéenne. Hostile à l’anomalie, au difforme, à l’irrégulier, elle tend à
l’affermissement de l’homogène, du type, de la répétition et de l’orthodoxie. Mais la vie est rupture,
hérésie, dérogation aux normes de la matière. Et l’homme, par rapport à la vie, est hérésie au second
degré, victoire de l’individuel, du caprice, apparition aberrante, animal schismatique que la société
– somme de monstres endormis – vise à ramener dans le droit chemin. [...]

Rien ne dévoile mieux le sens physique de la nostalgie que l’impossibilité où elle est de
coïncider avec quelque moment du temps que ce soit ; aussi cherche-t-elle consolation dans un
passé reculé, immémorial, réfractaire aux siècles et comme antérieur au devenir. [...] Tout à

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l’opposé, celle dont procède le paradis d’ici-bas sera démunie de la dimension du regret
précisément : nostalgie renversée, faussée et viciée, tendue vers le futur, obnubilée par le « progrès
», réplique temporelle, métamorphose grimaçante du paradis originel. Contagion ? automatisme ?
cette métamorphose a fini par s’opérer en chacun de nous. De gré ou de force, nous misons sur
l’avenir, en faisons une panacée, et, l’assimilant au surgissement d’un tout autre temps à l’intérieur
du temps même, le considérons comme une durée inépuisable et pourtant achevée, comme une
histoire intemporelle. Contradiction dans les termes, inhérente à l'espoir d'un règne nouveau, d'une
victoire de l'insoluble au sein du devenir. Nos rêves d’un monde meilleur se fondent sur une
impossibilité théorique. Quoi d’étonnant qu’il faille, pour les justifier, recourir à des paradoxes
solides ? [...]

Échafauder une société où, selon une étiquette terrifiante, nos actes sont catalogués et réglés,
où, par une charité poussée jusqu'à l’indécence, l’on se penche sur nos arrière-pensées elles-
mêmes, c’est transporter les affres de l’enfer dans l’âge d'or, ou créer, avec le concours du diable,
une institution philanthropique. Solariens, Utopiens, Harmoniens1 – leurs noms affreux ressemblent
à leur sort, cauchemar qui nous est promis à nous aussi, puisque nous l’avons nous-mêmes érigé en
idéal.
Émile-Michel CIORAN, Histoire et Utopie (1960),
in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, p 1035 sq.

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Noms des habitants imaginaires des utopies de T. Campanella, Th. More et Ch. Fourier.
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