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Jacques LEGRAND

Mongols et Nomades :

Société, Histoire, Culture

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HHHr3M,Tyyx,coë~

Textes, communications, articles

1973-2011

2011

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Table des matières

INTRODUCTION .................................................................................................... 6 

L’espace Mongol .................................................................................................... 12 

Cinggis qan, quel portrait, quelles images ? ........................................................ 40 

L’Asie orientale et septentrionale continentale dans la préhistoire .................. 48 

Aux origines des Mongols : formation ethnique, histoire et pastoralisme


nomade ................................................................................................................... 59 

Le monde de la steppe jusqu’à la chute de l’empire mongol ............................. 77 

Определение политического содержания Монголын нууц товчоо и


установление даты его сочинения .................................................................... 87 

Type et modèle historique d’individualité, Cinggis Qan .................................. 101 

Conceptions de l’espace, division territoriale et divisions politiques chez les


Mongols de l’époque post-impériale (XIVe-XVIIe siècles) .............................. 122 

La dénomination des ordres décimaux en mongol et leur contenu sémantique


................................................................................................................................ 143 

Le pastoralisme nomade mongol : une tradition entre nature et histoire ....... 160 

Les Mongols en Asie Centrale ............................................................................ 170 

Nourriture et cuisine mongoles ........................................................................... 184 

Draft project for the creation of the Institute for Nomadic Civilisation ......... 196 

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The Mongolian «zud», facts and concepts: From the description of a disaster to
the understanding of the nomadic pastoral system .......................................... 210 

Les bases des rapports entre civilisations nomade et sédentaire (Eléments


préliminaires pour une approche systémique) .................................................. 236 

Основы отношений между кочевыми и оседлыми цивилазациями


(Предварительные элементы к системному анализу) ................................ 265 

Les marches de l’empire chinois : Grande Muraille et empires nomades ...... 274 

Воздействует ли исторический образ Чингис хана на современную


монгольскую действительность ? .................................................................. 305 

Les nomades : histoire d’espaces ........................................................................ 312 

Les conquêtes mongoles peuvent-elles être expliquées par la démographie ? 322 

Кочевые формы городов в степных кочевых империях ............................ 329 

C.R. Nixson, Frederick et al. (Eds.), The Mongolian Economy, A Manual of


Applied Economics for a Country in Transition ............................................... 335 

Nomadic Pastoral Societies - The Importance of Compromise in Dealing with


Tension, Conflict and Security ........................................................................... 339 

Le compromis comme apport spécifique de la culture politique nomade à la


prévention, au traitement et à la solution des tensions et des conflits ............. 354 

Nomades et sédentaires ....................................................................................... 367 

Les fondements d’une civilisation nomade : une alternative anthropologique ?


................................................................................................................................ 379 

Фундаментальные черты монгольской социальной системы и создание


собственных политических отношений ........................................................ 399 

Migrations ou nomadisme, la glaciation comme révélateur des modèles


historiques de mobilité ........................................................................................ 405 

2
Монгол газрын нэр дэх “Хан”, “Хаан” гэдэг хоёр хувилбар үг ба нүүдлийн
нутаг дэвсгэрийн асуудал ................................................................................. 414 

Исторические модели мобильности, миграция, кочевой пасторализм ... 418 

La Mongolie dans la situation alimentaire ........................................................ 427 

Sociétés de la steppe, empires nomades et Chine du nord : alternatives et


interactions historiques et anthropologiques ..................................................... 447 

Le pastoralisme nomade, alternative à la migration ........................................ 468 

Nomadic pastoralism or migration, an anthropological and historical


alternative ............................................................................................................. 477 

L’alternative nomade au Kazakhstan et dans l’histoire kazakh ..................... 484 

Individu non occidental : le cas mongol ............................................................. 495 

Articles et Communications divers 

Sur l’identification d’un manuscrit mongol conservé à la Bibliothèque nationale


de Paris ................................................................................................................. 505 

Manchu dynasty official documents and Mongolian historiography .............. 509 

L’animal dans la tradition littéraire mongole ................................................... 513 

La Mission d’Ivan Petlin (1618-1619) et la place de la Mongolie et des Mongols


dans l’établissement des relations entre la Russie et la Chine ......................... 524 

Sneath, David, Changing Inner Mongolia – Pastoral nomad society and the
Chinese State, Oxford, 2000 (Oxford University Press) .................................... 532 

Монгольская империя и кочевой мир............................................................ 539 


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4
5
INTRODUCTION

Il a fallu un concours de circonstances bien particulier pour que ce recueil


voie le jour. Avant tout la volonté et l’entêtement de mon ami Zagdyn
Tümenjargal, poète célèbre, mais aussi mon complice de plusieurs années
déjà dans l’enseignement du mongol à l’INALCO. Qu’il me soit permis ici
de le remercier avec chaleur.

On trouvera dans les pages qui suivent 41 contributions, d’importance


variable, dans les langues de leur publication originale, restée souvent
confidentielles. Beaucoup sont destinées à une révision et à une rédaction
modifiées en vue d’une publication sous la forme d’un ouvrage distinct. Leur
utilisation doit donc être considérée comme provisoire et limitée. Le temps
m’a souvent manqué pour mener à bien, dans son détail parachevé, la
prudente et patiente démarche du chercheur. Ceci a tenu - outre mes propres
limites - à bien d’autres engagements. C’est le cas avec l’IISNC, c’est aussi
le cas, encore actuellement, avec une activité et une responsabilité
universitaire à l’INALCO, enthousiasmante mais prenante. Je suis tenté de
voir un symbole dans la simultanéité de ce rassemblement de textes écrits ou
présentés entre 1973 et 2011 et l’aboutissement du rassemblement des 93
langues de l’INALCO dans un même bâtiment, une entreprise qui a mobilisé
tant de talents et d’énergies... très exactement au cours des mêmes années.

Nombre de celles-ci se sont écoulées depuis ma première arrivée à


Ulaanbaatar, à la fin de janvier 1967, « quand le Mont Sümerü n’était encore
qu’une motte de terre, quand la mer Süün dalai n’était qu’une flaque d’eau »,
et que l’aéroport de Buyant uxaa n’était encore que ce petit pavillon,
surmonté d’un lanterneau, qu’il faut aujourd’hui beaucoup d’attention pour
discerner entre les grands bâtiments de l’aéroport Čingis xan...
Le jeune apprenti diplomate, déjà tourné depuis plusieurs années vers
l’Asie, n’avait encore qu’une connaissance bien fragmentaire et bien
lointaine de la Mongolie et des Mongols. Très vite, des rencontres se
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succédèrent, avec les encouragements du premier Ambassadeur de France en
Mongolie - Georges Perruche - homme de courage, il avait eu à le prouver,
de curiosité, mais aussi d’humour qui joua ainsi un rôle que je ressens encore
dans ma formation intellectuelle et humaine.
Et quelles rencontres - trop brèves pour me faire croire que, désormais, je
« savais », mais impressionnantes et toujours chaleureuses, qu’il s’agisse de
Bazaryn Širendyb, alors président de l’Académie des sciences de Mongolie
(les deux pays menaient alors leur première négociation depuis l’ouverture
des relations diplomatiques, la conclusion d’un accord de coopération
culturelle dont je ne savais pas - en en tournant les pages le jour de la
signature - qu’il engagerait toute mon existence : un article prévoyait
l’ouverture... d’un enseignement de mongol à l’Ecole Nationale des Langues
Orientales Vivantes).
Qu’il s’agisse aussi de Byambyn Rinčen, légende vivante, haut de
prestance et de verbe, toujours vêtu d’une longue deel à la ceinture de cuir
ornée d’une plaque spectaculaire, qu’il m’arrivait de rencontrer en ville pour
des conversations en français, langue qu’il possédait bien depuis que
plusieurs années de captivité, au plus fort des répressions de l’ère Čoibalsan,
lui avaient donné le loisir de l’apprendre et de s’y perfectionner. Tant
d’autres encore, tel Namsrai, le premier traducteur en mongol de Notre-
Dame de Paris, Madame Xenmedex - une des fondatrices de l’enseignement
du français à Ulaanbaatar, et tant d’autres dont beaucoup ne sont plus - mais
aussi tant d’amis toujours fidèles. Tant de souvenirs, tant de destins croisés,
à la fois faits de tragédies et d’enthousiasmes, d’amour d’un pays, d’une
terre, d’un peuple que je ne pouvais à mon tour que partager. Rien
d’étonnant donc que deux années de cette intensité aient pu dessiner mon
avenir, m’aient attaché à la Mongolie et aux Mongols de ce temps, avec leurs
couleurs et leurs ombres.
Ce séjour fut marqué par de nombreux voyages avec M. Perruche dans
des régions de Mongolie aujourd’hui accessible aussi bien aux chercheurs
qu’aux touristes mais alors encore très rarement visitées : Xovd, Uvs, Altai,
Xövsgöl, Gobi central et méridional, Arxangai et Övörxangai. Seule la
Mongolie orientale me resta alors fermée, en raison de la présence de bases
militaires soviétiques. Du moins la traversais-je à chaque aller-retour à Pékin.
Mon séjour fut en effet entrecoupé de périodes régulières et assez longues
7
passées à notre ambassade en Chine, où notre ambassadeur, Lucien Paye, lui
aussi pionnier dans ce poste, me laissa une liberté quasi totale et au cours
desquelles je fus le témoin, parfois même privilégié, d’épisodes essentiels de
la Révolution culturelle chinoise.
Tout ceci sans doute, façonna le regard de l’étudiant des Langues O’ que
j’étais, mes perceptions et des évolutions intellectuelles mais aussi politiques
qui ne portèrent parfois leurs fruits que des années plus tard. Peut-être un
jour en ferai-je le récit. Rapidement, de plus, avec Tsegmidiin Sükhbaatar,
qui devait plus tard me rejoindre à l’INALCO, je commençai à prendre mes
premières leçons de mongol. La grammaire, sans être tout à fait oubliée,
cédait souvent le pas à des sujets de conversation plus divers et... plus futiles !
Quelles qu’aient été mes performances d’alors, un germe était dès lors
irrémédiablement planté.
Le retour aux études (venir passer mes examens de Chinois en plein mai
1968 ne manqua pas de baroque) ne referma pas ce qui aurait pu ne
constituer que cette parenthèse mongole. L’accord culturel de 1967 avait
porté ses fruits et l’enseignement du Mongol venait d’ouvrir, mené par
Roberte Hamayon, Françoise Aubin et Namtchaa Bassanoff, que j’avais
rencontrées à Ulaanbaatar (la réparation en rase campagne et au couteau de
poche d’une caméra Bell et Howell 70D 16mm venue des Stocks américains
et ayant jadis équipé les expéditions de Paul-Émile Victor reste un grand
moment de gaieté...). Tout naturellement, je suivis leurs cours et fus assez
rapidement associé à leur enseignement.
En quelques années, mes collègues rejoignirent leur CNRS « natal » et je
pris le relais. Je frémis rétrospectivement en pensant à ce que durent être mes
premiers enseignements. Mais je constate que nombreux sont ceux de mes
étudiants d’alors, depuis les années 1970 et 1980, qui sont devenus des
spécialistes notoires de maints aspects de notre domaine commun. Loin de
moi l’idée de m’en attribuer une paternité excessive, du moins ai-je essayé
de les accompagner, de nourrir leurs projets et leurs espoirs.
Ce qu’ils ne savent pas, en tout cas pas aussi bien que moi, c’est à quel
point les réactions des étudiants eux-mêmes à ce travail d’enseignement, leur
association à une pensée en mouvement, les remises en question, les éclairs
voire les trouvailles avançant ou reformulant une idée ou un fait au détour

8
d’un cours - souvent peu académique - ont joué un rôle pour moi essentiel,
dont les pages qui suivent portent le fréquent témoignage.
La rencontre permanente de la langue mongole, de ses écritures, de la
conscience extraordinaire que cette culture a toujours eu d’elle-même, mais
aussi de la société, de l’histoire, de leur inscription aussi bien dans leurs
réalités et leur devenir que dans le mouvement du monde, voilà autant de
croisements, d’échos qu’il n’était pas possible d’isoler et que chaque leçon
permettait de mettre en contact.
C’est dans ce cheminement, fait à la fois de connaissances peu à peu
rassemblées, d’expériences acquises tant en cours que sur le terrain et dans
des rencontres inoubliables que se dessina une démarche rassemblant
plusieurs champs de recherche, sans renoncer à ce qui faisait l’importance de
chacun d’eux mes en cherchant à les féconder mutuellement : la place
croissante prise dans mes préoccupations par une conception qui doit
beaucoup à tant d’autres chercheurs, mais qui en même temps m’est propre,
et qui a pour cœur l’étude du pastoralisme nomade mongol.
Enseignant pendant l’essentiel de mon temps, j’ai conscience de ne pas
consacré assez de travail à l’approfondissement disciplinaire le plus
souhaitable. Alourdi dans des développements inutilement formalistes,
Françoise Aubin en critiquait à juste titre le « pathos » (mais je n’ai pas cru
devoir les écarter de ce recueil), c’est par la confrontation aux réalités, à leur
mouvement, que j’ai tenté d’établir mon dialogue personnel entre empirisme
et conceptualisation. Du moins, impliqué par mon enseignement dans la
mise en contact et en échange de multiples domaines du savoir (et ayant
tenté traité chacun d’eux avec la même attention), je crois avoir échappé à la
tentation d’une spécialisation prématurée que la nature même de l’objet -
culture, mode d’existence, rapport à la nature, ordre social - auquel avait été
de trop longue date appliquées des grilles de lecture impropres, pouvait
condamner à la fois au dogmatique et au superficiel. Ce risque se trouvait
aggravé à la fois par la fréquente pauvreté des bases documentaires (malgré
des trésors d’érudition) mais aussi par le fait qu’elles étaient trop souvent
empruntées et transposées sans recul critique suffisant de cadres extérieurs,
d’où des débats terminologiques sans issue réelle. L’image trop courante
d’un pastoralisme nomade décrit et analysé à travers ses « manques » par
rapport à la « normalité » sédentaire est d’autant plus trompeuse qu’elle
9
masque non seulement les réalités nomades elles-mêmes, mais même
également les profondes parentés qui unissent celle-ci à maintes réalités
sédentaires. J’ai donc cherché - que j’y sois parvenu est une autre histoire - à
projeter des regards croisés dont les pages qui suivent se veulent non la
somme définitive mais quelques jalons le long des pistes d’un itinéraire.
Sans doute aurais-je souhaité donner un ouvrage mieux construit et plus
argumenté, y rendre plus clairement leur dû à tous ceux dont les travaux et
les réflexions ont fécondé les miens. Je ne renonce pas à ce projet. Les textes
rassemblés ici doivent donc n’être pris que comme des matériaux qui auront
encore à subir d’importantes refontes. Si leur parution dans leur état originel,
à de très légers changements stylistiques ou techniques près, suscitait des
débats, elle aurait atteint son but et aurait contribué à ce qui est l’objet de
cette publication. Je n’avais donc pas à résumer ici les axes - même
essentiels - de la démarche que je poursuis. Les textes qui suivent doivent
provisoirement y suffire par eux-mêmes. C’est d’ailleurs ce qui dicte leur
disposition, qui n’est pas rigoureusement chronologique. En un mot, s’il y a
ici de l’histoire, ce n’est pas une histoire. S’il y a de la sociologie et de
l’écologie, ce n’est ni une sociologie ni une écologie du pastoralisme
nomade mongol. La linguistique et ce que les mots « veulent » dire ne sont
jamais loin (et l’enseignement de la langue depuis plus de 40 ans n’y est pas
étranger). Aucune de ces démarches, nécessaire à toutes les autres ne peut en
être isolée, ni d’ailleurs prétendre les dominer.
Un moment doit être ici souligné : la chance qui m’a été donnée, dans le
prolongement du programme de l’Unesco sur l’étude intégrale des routes de
la soie et de la route des nomades qui en fut en 1992 la dernière étape (ces
grands programmes internationaux, tels que MAB auparavant, bien qu’ils
aient été souvent moqués, ont marqué des avancées remarquables dans le
développement des coopérations internationales), de participer à la
conception en 1995 et à la création en 1998 de l’institut international pour
l’étude des civilisations nomades (IISNC) à Ulaanbaatar. J’ai le souvenir
vivant et fort d’une longue réunion de travail, en juin 1995 à Ulaanbaatar, où
j’ai pu débattre et modeler ce projet avec tout ce que la culture mongole
comptait de savants remarquables, de toutes disciplines, de l’archéologie,
l’histoire, l’anthropologie et la littérature à l’économie. C’est à leur égard -

10
comme à celui je l’ai dit plus haut, de mes étudiants, que je ressens le mieux
le sens de mon parcours et le poids de mes responsabilités.
Cette démarche, enfin, m’a amené à une conviction toujours plus ancrée.
Le travail consacré depuis tant d’années et par tant de chercheurs aux aspects
multiples du pastoralisme nomade de l’histoire mongole me conforte dans
cette certitude. S’il est légitime et nécessaire que les sciences humaines et
sociales, dans notre domaine comme dans tous les autres, consolide la
rigueur de leur démarche en disciplines clairement constituées, il ne s’ensuit
nullement que l’architecture de celles-ci, difficile à détacher quoi qu’on en
pense parfois des conditions et des limites historiques et culturelles qui ont
présidé à leur naissance et à leur développement soit elle-même intangible.
De même que la physique après Newton a su considérer que certaines de ses
lois classiques perdaient leur validité lorsqu’elles étaient soumises à des
conditions inconnues précédemment de température, de pression ou de
vitesse, nous pouvons penser que s’opère une recomposition, réévaluation,
redéfinition des disciplines elles-mêmes, déjà perceptibles dans les avatars
des pluridisciplinarités ou interdisciplinarités.
Ces phénomènes sont le fait de l’approfondissement du rapport des
sciences à leur objet, à la diversité et à la complexité du réel, à l’étendue et à
la richesse des connaissances. Ceci n’est pas une opposition à la science,
c’est au contraire son devenir et son développement normaux. Dans tous les
domaines, se pose de façon toujours plus claire et de la façon humainement
la plus prégnante l’enjeu du devenir des sociétés à l’échelle du monde. La
place et le rôle croissant des problèmes et des urgences mais aussi
l’intervention de chercheurs, eux-mêmes indissolublement porteurs de ces
diversités et de cette universalité, modifie en profondeur le devenir de la
connaissance et de son élaboration. Le temps n’est plus où un savoir,
pourtant appuyé sur un fondement fragmentaire et partiel, pouvait être
proclamé inamovible et se croire universel. Nulle prétention ici à proposer
quelque refonte de cette architecture du savoir scientifique - c’est depuis
toujours et ce sera encore l’œuvre de tout le mouvement scientifique lui-
même. Je m’estimerai largement récompensé si quelques chercheurs
trouvent dans ces pages un écho à leurs propres efforts et à leurs propres
préoccupations.
Paris, 17 avril 2011
11
L’espace Mongol 1

Est esquissée ici une première tentative de mise en place des grandes
lignes guidant la présentation et l’analyse du "rapport des Mongols à
l’espace".
L’ensemble des problèmes que recèle la formulation même "rapport à
l’espace" pose, appliqué à la société mongole, des difficultés sérieuses tenant
pour une part à l’"objet social" mongol lui-même, mais aussi à l’existence
d’une tradition descriptive déjà ancienne, dont les notions et les catégories
forment souvent un écran appelant une remise en cause. Une ligne d’attaque
doit donc être trouvée qui réunisse l’observation des réalités concrètes d’une
société et la formulation de généralisations maîtrisant aussi bien l’image que
cette société se fait d’elle-même (ce qui est aussi d’ailleurs de l’ordre des
réalités concrètes) que les regards jetés sur elle de l’extérieur, et dont le
chercheur n’est pas naturellement libéré.
Nous devons donc nous pencher aussi bien sur le rapport réel entretenu
par la société mongole avec les conditions et les formes spatiales de son
existence que sur la vision tant interne qu’externe de ce rapport, sur les
catégories de la perception, de la représentation et de l’appropriation de
l’espace, sur leurs conditions d’apparition et leur éventuel développement,
sur leurs limites, sur les visions et les stratégies, tant actives que réactives
qu’elles suscitent, etc.
Concrètement, il s’agit ici en particulier du regard que nos sociétés
rurales et urbaines jettent sur le monde nomade, en y introduisant, quel que
soit le degré de conscience de cette attitude, leurs propres catégories et
visions de l’espace, biaisant au contraire, incapables d’en saisir la logique
propre, les catégories et visions que la société nomade peut elle-même avoir
constitué dans son rapport à l’espace. Le point est d’importance quant sont

1
Ebauche de catégorisation et formulation d’un corps d’hypothèses (Cours
d’anthropologie du pastoralisme nomade, Université Paris-8), 1979. Repris dans
Perception, représentation et appropriation nomades de l’espace mongol,
Colloque IFEAC, Espace et temps en Asie centrale, Tachkent 2000

12
en jeu non des analyses désintéressées, mais la mise en œuvre concrète de
stratégies de voisinage.
Ces problèmes se trouvent posés, dans le cas de la société mongole, par
deux ordres de réalités. Pour une part, bien sûr, l’histoire générale du
pastoralisme nomade, le caractère le plus large d’une appropriation ultra-
extensive, fortement marquée par la nécessité d’une reprise constante du
processus de domestication. En un sens, il s’agit là d’un rapport quantitatif,
évidemment différent de celui auquel répondent nos comportements urbains
par exemple. L’autre ordre de réalité est d’ordre directement historique, et
constitue tant un objet propre de recherche, qu’un laboratoire d’analyse,
susceptible de fournir des instruments et des concepts utilisable dans un
cadre plus large : l’établissement en Mongolie à partir du XVIIe siècle de la
domination sino-mandchoue, c’est à dire de la mainmise d’une tradition
politique, économique, administrative, culturelle sédentaire (en l’occurrence
chinois ; il est à souligner que l’élément proprement mandchou, marqué par
l’emprunt du modèle impérial mongol, s’en est trouvé progressivement
limité). La superposition et l’entrée en contradiction des effets de cette
domination avec les fonctionnements "normaux" de la société mongole
engendrent des dysfonctionnements profonds (visibles par exemple dans
l’abondance des sources judiciaires et pénales), dont l’analyse présente à la
fois un intérêt immédiat, mais permet aussi de dégager des significations
plus générales.
C’est précisément en engageant cette recherche que je suis amené à
mettre en place un corps d’hypothèses, qui toutes ne résisteront pas au travail
d’analyse, mais qui s’appuient aussi bien sur les connaissances concrètes
déjà réunies que sur le mouvement de la pensée historique et sur la
rénovation qu’elle vit depuis plus d’un demi-siècle sans que tous les effets
s’en fassent encore sentir dans le domaine abordé ici.
Ayant plutôt, s’il s’agit de l’espace, été confronté aux géographes et aux
philosophes, peu de démarches historiennes s’étant appliquées à l’espace,
j’ai été sensible à la dimension de la démarche de Fernand Braudel quand il
souligne l’historicité du temps. Cette démarche consiste en effet dans une
large mesure en un refus d’un déroulement amorphe du temps au profit de la
vision d’un temps construit historiquement dans la multiplicité et la
discontinuité. Au sein d’un temps qui présente bien sûr le substrat de sa
13
continuité astronomique, mais aussi contre celle-ci, pour tenter de s’en
affranchir, intervient une segmentation, une multiplication des temps, des
natures de temps, qui entrent en superposition, en relation, en conflit les uns
avec les autres. Temps variables donc sous l’effet de déterminations non plus
cosmiques mais sociales et historiques (quitte à ce que celles-ci cherchent à
s’approprier ou à revendiquer la légitimité du cosmique).Pour schématiser
(F.Braudel s’est défendu d’une vision trop rigide de cette segmentation), au
temps court et immédiat de l’événement s’oppose le temps long des
tendances et des lames de fond de l’histoire, cependant qu’à l’intérieur de
ces limites on peut envisager l’intervention et la multiplication de
mécanismes de rupture et d’effets de rythme, c’est à dire de rencontres et
d’affrontement entre des temps cycliques, d’amplitudes diverses, et des
temps atypiques et apériodiques.
Si la réflexion de F. Braudel est allée très loin dans l’appréhension de
cette discontinuité historique du temps les sociétés humaines "fabriquent"
"leur" temps au même titre qu’elles produisent leurs moyens de subsistance
(je pense pour ma part que cette production socialisée de la discontinuité
temporelle est une des conditions primordiales de la reproduction sociale
dans son ensemble) on constate qu’en dépit de certaines ébauches à caractère
sociologique (je pense ici aux travaux de P.H. Chombart de Lauwe ou de
Henri Lefebvre dans sa Production de l’espace), qui conçoivent fort
nettement la relativité sociale du rapport à l’espace, ce dernier lui-même
n’en est pas moins saisi encore le plus souvent que comme une réalité
continue, comme un donné homogène, présentant même et surtout par
rapport au temps un degré d’immobilité, de stabilité et paradoxalement de
réversibilité, qui peut à la limite, de ce fait, fonder par lui-même la mobilité
du temps qui passe au sein du couple, souvent reconnu comme nécessaire,
formé par l’espace et le temps. L’espace apparaît ainsi, dans la quasi-totalité
des démarches où il entre en jeu, y compris chez les géographes, comme une
sorte de refuge de la stabilité et de la solidité, substrat atypique et amorphe
que la prise en compte de la multiplicité du temps rend plus nécessaire
encore. Constatons au demeurant que cette remarque ne s’applique pas tant à
la démarche des historiens, ou du moins des seuls historiens, mais que je
perçois dans cette recherche implicite ou explicite de la fixité et de la
stabilité l’entrée en scène de catégories fondamentales de notre conscience
sociale sédentaire.
14
Cette vision d’un espace neutre, inorganique, sorte de simple plan de
projection des activités humaines et des réalités historiques, pose en
définitive plus de problèmes qu’elle ne permet d’en éluder. C’est ce que
semblent montrer aussi bien la difficulté des entreprises de visualisation
spatiale (en particulier en géographie humaine et en géographie historique,
mais ceci vaut aussi pour la cartographie linguistique, etc.), et les limites
étroites qui s’imposent d’une façon plus générale à la pertinence des
méthodes de mise en relation entre traitement numérique de l’information et
espace, comme le soulignaient fort honnêtement de nombreuses
contributions au débat engagé il y a une vingtaine d’années par la revue
L’espace géographique.
Il est en effet évident que cet espace amorphe n’est pas abandonné à lui-
même, et qu’il convient d’y planter des décors et des personnages qui n’en
sont pas en définitive les occupants, mais les constituants. De ce fait, poser
la pluralité des constituants, la question des limites, des frontières, n’est pas
un domaine annexe, ou un champ d’application particulier, aussi intéressant
soit-il, mais un axe central de la définition de la notion même d’espace. Il
existe bien une "géographie des frontières" mais qui tend le plus souvent à
déplacer le problème : sur un espace-plan neutre, les limites sont soit
arbitraires, fruits de tel "accident" de l’histoire (même si celui-ci est une
stratégie de longue haleine), soit "naturelles". Notre domaine présente de ce
point de vue un cas caractéristique : où faire passer la limite entre le monde
chinois et le monde de la steppe, et à quoi correspond cette limite ? Soit très
simplement, sous la forme du tracé net et définitif que fournit sur la carte la
Grande muraille accident historique qui permettrait de façon univoque le
découpage entre le nord et le sud, en fait entre l’"extérieur" et l’"intérieur" de
la muraille (chengwai / chengnei). Soit, pour peu que le recours à
l’événement paraisse insuffisant, dès lors qu’on reconnaît par exemple le
centrage exclusivement chinois de la conception précédente, sous la forme
d’une donnée physique supposée fournir un critère de discrimination, en
l’occurrence l’isohyète des 250 mm, séparant les zones agricoles de la Chine
du nord des régions où l’agriculture n’est pas "possible". On notera au
passage le rapport existant entre une telle vision et l’"explication" des
conquêtes nomades en Chine ou de la poussée chinoise au nord du bassin du
Huanghe par des facteurs climatiques dont la connaissance, en grand progrès,

15
est encore très partielle, et dont l’incidence, sans devoir être niée a priori, ne
peut être retenue comme cause unique des évolutions historiques.
Si ces deux termes alternatifs sont examinés avec soin, on constatera
qu’ils mettent en jeu, malgré leurs apparentes différences, "historique"
contre "naturel", une même vision au sein de laquelle des réalités historiques
(au sens large, les rapports entre les nomades d’Asie du nord et la Chine) se
développeraient sur un espace de projection, le sous-continent nord-asiatique,
qui en serait indépendant.
S’il existe bien évidemment une limite (ou au moins une limite) entre
monde chinois et monde mongol, encore le terme de monde appellerait-il un
examen critique, il n’en est pas moins évident qu’il ne peut s’agir là que
d’éléments demandant à être intégrés, situés au sein de mécanismes sociaux
et historiques plus larges.
Dans le cas de la délimitation territoriale entre monde chinois et monde
de la steppe, il me semble justifié de proposer une mise en place de ces
coupures, de ces mécanismes de différenciation, dès la fin du paléolithique.
A partir de nombreuses zones d’interpénétration et de superposition,
génératrices d’échanges, suscitant la mise en place dans la longue durée de
voies préférentielles de circulation des hommes, des biens et des idées, c’est
progressivement, longues continuités et ruptures décisives mêlées, que la
généralisation respective de l’agriculture sédentaire et de l’élevage nomade
conduisent à l’individualisation de deux ensembles territoriaux et ethniques
relativement fermés l’un à l’autre, mais aussi à ce qui en est le complément
essentiel : la persistance et la consolidation de certaines des voies d’échange
et de perméabilité signalées plus haut. Je signalerai ici, à titre d’illustration
de ce propos, la place historique unique de la boucle des Ordo. Cette région
offre en effet l’image spectaculaire de la plus forte superposition ou
interaction entre les deux aires en voie de différenciation, au point qu’elle
peut apparaître comme un des foyers essentiels de ce processus, et ce dès le
paléolithique, mais qui reste aussi, jusqu’à l’époque historique, une zone
majeure de communication et d’échange. Réalité immédiate et symbolique
se rejoignent d’ailleurs, et il y a plus qu’une coïncidence entre le fait que
cette région soit un des buts des premières campagnes mongoles et le fait
que son nom mongol (<mo. ordus, plur. de ordu campement d’un chef, d’un

16
souverain) soit une référence directe au mythe ce Cinggis qan (ici au
campement votif laissé sur les lieux de sa mort).
Vision donc d’un espace amorphe, découpé sans être modifié par la
projection de limites qui ne sont pas le fruit d’une production sociale de
l’espace lui-même. Enfermement de l’espace, également pris comme un
donné objectif neutre, dans des catégories aussi nettement que possible
coupées des pratiques sociales et de la diversité et des évolutions de celles-ci.
Nous constaterons par ailleurs que la question du rapport à l’espace a
reçu, au cours des décennies écoulées, un ensemble d’éclairages, projetés par
diverses disciplines, mais auxquelles la réflexion historique, voire
géographique, pourtant concernées au premier chef, ne me semblent pas
avoir encore assez mesuré l’importance. Il n’est d’ailleurs pas sûr que ces
démarches soient à même le plus souvent de remettre en question sans un
important travail d’adaptation critique les postulats sur lesquels repose sur ce
point la tradition historienne.
Un apport remarquable est celui de la psychologie, où les problèmes du
rapport à l’espace occupent une place importante, en particulier depuis le
classique de Piaget et Inhelder La représentation de l’espace chez
l’enfant(1947). Si Piaget remet en cause d’entrée de jeu le caractère "naturel"
de l’espace euclidien :
"Nous constaterons précisément sans cesse que l’espace enfantin, dont la
nature essentielle est active et opératoire, débute par des intuitions
topologiques élémentaires, bien avant de devenir simultanément projectif et
euclidien", la psychologie a précisément concentré ses efforts sur le rapport
de l’enfant à l’espace sous l’angle d’une acquisition d’un donné extérieur,
alors même que Piaget insiste vigoureusement sur le rôle central de l’activité
motrice dans cette acquisition. Les effets de cette économie générale de
l’approche psychologique, et plus encore des utilisations plus ou moins
vulgarisatrices qui en découlent, tiennent au double privilège dont jouissent
d’une part la perception par rapport à l’appropriation (la représentation elle-
même étant "tirée" du côté de la perception, ce qui nous ramène au sens
commun) et d’autre part les études portant sur le schéma corporel, c’est à
dire sur les liens entre biologique et rapport à l’espace (ce qui consolide la
"naturalisation" de ce dernier et comporte le risque de glissements,
conscients ou non, vers des démarches sociobiologiques à la O.Wilson).
17
Hormis un certain nombre de travaux, tels ceux de F. Bresson, on assiste
donc à une sorte de rejet, le plus souvent implicite, d’un caractère socialisé
de l’espace.
C’est à un refus du même type que nous invite La poétique de l’espace de
G. Bachelard, dont la lecture est au demeurant, pour ma démarche,
passionnante, mais qu’il ne saurait être question d’analyser ici par le menu.
Un axe central en est, maintes formulations explicites constituant des appels
en ce sens, de "désocialiser" l’espace et ses images pour en saisir le rapport
phénoménologique à l’être.
Constatons enfin la grande fréquence des recours à la notion d’espace
sous des formes et à des fins métaphoriques, s’accompagnant généralement
d’un refus explicite de mise en relation de ces usages avec la réalité
matérielle de l’étendue ainsi qu’avec l’espace d’une pratique sociale
matérielle. Ainsi dans la réflexion sur la catégorie d’espace mathématique,
où le terme d’espace désigne un ensemble de relations calculables, et dont
les variantes immédiatement spatiales ne sont que des cas particuliers loin
d’être toujours saisissables ou même concevables, l’intervention de l’espace
concret, de l’étendue matérielle et des rapports à ceux-ci ne peut être en
définitive que marginale et se trouve le plus souvent exclue (soulignons que
cette constatation ne se veut en rien une critique de la pensée mathématique,
dont la puissance tient justement à cette capacité de se soustraire aux
accidents de l’expérience. Il n’en va pas de même des emprunts illégitimes à
la pensée mathématique, projetés en retour sur la vision des activités
humaines concrètes).
La notion d’espace au sein de l’ensemble de nos ressources et de nos
mécanismes intellectuels et mentaux subit donc un sort qu’il est important de
cerner, notre appropriation, notre saisie de l’espace extérieur et notre
inscription dans cet espace s’en trouvant largement traduites, modelées,
codifiées.
Il est nécessaire à cet égard d’esquisser quelques comparaisons. Si nous
prenons par exemple les fondements historiques de la géométrie euclidienne
(et non les fondements mathématiques auxquels il est aujourd’hui suffisant
et légitime de ramener cette axiomatique), nous constaterons sans doute que
Euclide (IIIe siècle av. n.è.) forge sa vision de l’espace et la formule dans les
termes de l’équipement intellectuel de son temps, dans un rapport nécessaire
18
aux formes de la pratique et de la conscience sociale de l’antiquité grecque,
ce qui ne signifie nullement, en une absurde négation de l’apport original du
mathématicien, que ce rapport soit simple et mécaniquement déductible de
données élémentaires. La formulation de cette conception du rapport à
l’espace comme un empilement de cubes idéaux, entre lesquels n’existerait
aucune possibilité d’interstices, est de ce point de vue intéressante en elle-
même : sans chercher à simplifier outrageusement la diversité probable des
cheminements mentaux qui conduisent la pensée grecque dans cette
direction, il apparaît vraisemblable que Euclide construit sa géométrie en
référence à une réalité concrète de son temps, l’état de la physique des
solides et de la mécanique. Celles-ci sont elles-mêmes étroitement liées à la
pratique sociale de l’espace bâti, à l’architecture, à la pratique de la
construction et en définitive à la multiplicité des rapports sociaux fondateurs
de la Cité hellénique, à sa spécificité urbaine dans un environnement
largement dominé par l’universalité des rapports ruraux.
Par le biais, ou dans les termes d’une formulation abstraite et idéale de
l’espace et du rapport à celui-ci, on assiste ainsi à la réintroduction, à
l’investissement d’une pratique sociale concrète et de ses éléments
constitutifs. Ceci doit conduire à reconnaître dans les catégorisations de
l’espace par la pensée occidentale l’intervention de deux ordres de réalités :
d’une part une liaison plus ou moins immédiate à la pratique agricole,
agraire, rurale (en particulier à ses formes propres de segmentation : le
champ et la prairie, le champ et le chemin, la haie et le bocage, la terre
cultivée et l’espace inculte, forêt et lande ou "désert", etc.) ; d’autre part,
plus important peut-être en définitive pour la construction des notions
théoriques et abstraites de l’espace dans la pensée "moderne", référence à
l’espace construit et aux structures urbaines, à la diversité de leurs
implications, en particulier au rapport horizontal/vertical. Il n’est sans doute
pas fortuit de ce point de vue que Bachelard ouvre sa réflexion par la
dialectique de la maison, par la dialectique du vertical de la cave au grenier,
et par l’archéologie de la mémoire que cette dialectique suggère.
Sans m’étendre sur ce point, qui me semble par trop m’éloigner de mon
propos, je m’interroge sur les contradictions que peut avoir engendré, dans la
pensée occidentale elle-même, et dans ses diverses variantes, cette dualité de
références.

19
Que nos démarches intellectuelles et nos mécanismes mentaux soient très
profondément ancrés dans l’enchevêtrement de réalités et de pratiques
sociales à la fois fortes et dont nous pouvons avoir perdu la trace permet de
comprendre que, pour l’essentiel, la pensée européenne soit restée inapte
pendant une longue période à proposer une description et une interprétation
cohérentes et satisfaisantes de l’organisation, du fonctionnement, de
l’histoire des sociétés nomades. Depuis deux siècles, nous pouvons ici
remonter à Montesquieu, nous sommes confrontés à des tentatives
d’explication du nomadisme consistant en une transposition au monde
nomade de catégories et de notions propres aux sociétés sédentaires,
abusivement universalisées, et imposant les types déterminés dans ces
dernières de rapport à l’espace.
Dans le champ de l’histoire mongole et de l’organisation sociale des
nomades d’Asie du nord, un exemple tout à fait éclairant des effets de cette
attitude est fourni par le débat faux débat à mon sens sur la propriété de la
terre, sur la recherche à tout prix d’un rapport à la terre formulé dans les
termes d’une catégorie juridique de propriété, fondement de l’organisation
sociale, et qui a encombré les recherches sur l’histoire de la société mongole
depuis plusieurs décennies. Sans doute peut-on invoquer l’intervention de
présupposés idéologiques, mais l’essentiel est à mon avis plus profond.
Se sont forgés dans les sociétés agraires, d’une part un certain type de
rapport social qualifié de propriété, incluant un ensemble de déterminations,
fixant dans le temps et l’étendue des droits de possession, de jouissance, de
transmission et en inscrivant la pérennité comme élément central d’une
rationalité juridique. Mais aussi d’autre part, au sein de la conscience sociale
un certain type de rapports quantitatifs à l’étendue. C’est à dire que se trouve
formulée dans un rapport déterminé, quantifiable, calculable et évaluable, la
relation à l’étendue au sein de la pratique sociale, économique et juridique.
En d’autres termes, que se trouve formulée et rationalisée la relation de
l’étendue qualifiée et quantifiée à la production de nourriture et plus
généralement à la reproduction de la société agraire par elle-même. Il me
semble au demeurant que les deux aspects sont inséparables et que le
développement de la maîtrise du quantitatif, y compris hors du rapport à la
terre, est tout aussi central que la fixation juridique proprement dite.

20
Si tel est bien ce que montrent aussi bien l’histoire des formations socio-
économiques à base agraire que l’histoire du droit propre à ces sociétés, il
serait hasardeux de procéder à une extension non-critique de cette catégorie,
de décréter qu’elle présente, indépendamment des conditions d’une
économie rurale agraire et des formes de circulation et d’échange qui s’y
associent, un degré suffisant d’universalité pour pouvoir être sans dommage,
voire sans réflexion préalable, et au mépris des données concrètes, plaquée
sur le rapport à l’étendue qui prévaut dans la société pastorale nomade et sur
ses pâturages. Il y a là de toute évidence une transposition largement abusive,
ethno- et sédentaro-centrique, qui conduit à ce que les écarts entre la réalité
nomade et la catégorie terrienne de propriété sont soit évacués, soit falsifiés,
soit interprétés en termes d’incomplétude, de manque, d’infériorité ou de
retard. Se trouvent masqués les données réelles, l’intervention d’autres
rapports régulateurs : la formation de rapports de forces politiques régissant
l’accès aux ressources, et le jeu de ces rapports comme moteur essentiel de
l’histoire mongole, font place à la fiction d’une "propriété" de l’empereur.
En sens inverse, l’affirmation d’une permanence des rapports de propriété ne
permet plus de percevoir la formation, historiquement définie,
d’authentiques rapports de propriété, qui interviennent comme formes de
spoliation et de dégradation de l’économie pastorale mongole dans la
deuxième moitié du Fixe siècle.
C’est à partir de cet ensemble de difficultés et d’impasses théoriques et
pratiques que j’ai été amené à construire, en limitant aussi strictement que
possible les catégories et les pertinences mises en jeu, un corps d’hypothèses
qui permette de rendre compte pour la société mongole, mais peut-être plus
largement, du plus grand nombre de faits et de mécanismes sociaux
constitutifs du rapport nomade à l’espace. Le terme central en est la
conception d’une discontinuité de l’espace, d’une segmentation d’espaces
hiérarchisés dont la constitution répond à des dimensions spécifiques
essentielles des pratiques et de l’histoire du pastoralisme nomade. Si la
référence à la discontinuité du temps rencontrée chez F. Braudel n’est pas ici
absente, elle intervient comme un moment d’évaluation de la "faisabilité"
d’une telle démarche, dont l’ensemble reste de ma seule responsabilité. En
un mot, je n’ai nullement l’intention de me cacher derrière Braudel, pas plus
d’ailleurs que d’opérer une transposition du temps à l’espace qui
maintiendrait entière une des ambiguïtés à lever : la nature des rapports entre
21
espace et temps au sein de modèles différents de rapport social et culturel à
l’espace.
Mon propos est ici de dégager les catégories et les formes de
discontinuité du rapport social ou des rapports sociaux à l’espace et de
rechercher la production socialisée d’un espace discontinu et multiple, de
situer cette discontinuité aussi bien dans une anthropologie du pastoralisme
nomade que dans une perspective plus directement historique.
Je soulignerai dès l’abord qu’il ne saurait s’agir d’élaborer une "simple"
phénoménologie de l’espace nomade, mais de tenter de formuler un
ensemble de mises en relations incluant aussi bien la réalité matérielle dans
l’histoire des formes de rapports à l’espace que l’entrée des catégories issues
de ce mouvement dans la conscience sociale. Ne serait-ce que pour nous
prémunir contre ce qu’il y aurait de naïveté à mener cette recherche en
croyant pouvoir faire abstraction de notre propre arrière-plan et équipement
mental sédentaire, à travers par exemple une exploitation insuffisamment
critique de la polysémie des termes auxquels nous aurons recours . La mise
en place des grandes lignes de ce corps d’hypothèses suppose certaines
précautions. Ce qui suit, présenté sous la forme d’un tableau, d’une
succession de coupures et de sphères spécifiques pourrait en effet suggérer
l’image d’un emboîtement de cercles concentriques partant du schéma
corporel, de l’inscription biologique dans l’espace, aux visions les plus
larges et les plus abstraites qui peuvent se trouver associées au rapport à
l’espace. S’il est en effet possible, pour la commodité de la présentation, de
partir du "point de départ" que constituerait le schéma corporel comme
rencontre entre le biologique et le social, observons que la perception
visuelle, tactile, somatique de son propre corps par chacun n’est en rien un
donné immédiat et relève déjà largement de processus de socialisation (je ne
prendrai pour exemple ici que la variation considérable des modèles de
valorisation ou de dévalorisation de la corpulence).
Il convient donc de prendre en considération que toutes les sphères
proposées à partir de ce point de départ constituent à la fois des rapports
sociaux constitués, repérables et isolables comme tels, mais aussi des
réseaux de rapports, des assemblages complexes et hiérarchisés impliquant
le plus souvent des rapports appartenant à des niveaux divers d’organisation
tant de l’expérience que de l’image que la société en produit. Il n’est donc
22
pas question ici de formes simples de "concentricité", même si des
comportements, au sein de l’ensemble, peuvent présenter une autonomie
réelle et doivent être analysés en tant que tels, mais de la recherche tant des
niveaux d’autonomie des rapports à l’espace produisant "les" espaces dont se
dote la société étudiée que des interactions et des interpénétrations qui
délimitent ces diverses autonomies.
La succession de catégories exposée ci-dessous constitue donc un ordre
de présentation élaboré à des fins essentiellement méthodologiques (en un
mot elle fait elle-même partie du corps d’hypothèses), et non une image
d’une extension concentrique qui serait posée d’emblée comme "naturelle".
Le recours à des procédés d’exposition et de visualisation concentriques,
dans les pages qui suivent, ne veulent être rien de plus qu’un instrument
d’investigation, certaines des "strates" qui les composent étant appelés à se
transformer au fur et à mesure de la recherche, voire à être abandonnées.
C’est dans cet esprit, à titre encore provisoire pour certaines d’entre elles,
que je tenterai l’identification et la délimitation d’un certain nombre de
grands types de rapports à l’espace tels que la société les produit. Je ne
prétendrai pas ici à l’exhaustivité. Par ailleurs, ces sphères ne feront pas
l’objet d’une définition spatiale a priori, mais seront dégagées de la
confrontation des éléments de l’hypothèse à un ensemble de réalités sociales
intervenant largement au delà du seul rapport à l’espace.

Espace immédiat :
Que je dissocierai lui-même en un certain nombre d’éléments :
Schéma corporel, où s’opère de la façon en apparence la plus immédiate
la rencontre entre le biologique et le social, où se constitue la perception de
soi et des interactions les plus directes avec le milieu environnant. C’est ici
sans doute que les travaux des psychologues, centrés dans une large mesure
sur cette question, nous seront les plus précieux. Il est tout à fait certain par
ailleurs qu’il ne saurait être question ici d’en rester au stade d’une stricte
intuition corporelle, mais que devront s’intégrer à cette approche l’ensemble
des formes de socialisation directement liées au corps et à son inscription
dans la réalité extérieure tant directement matérielle que symbolisée. Je
pense à la fois ici par exemple aux questions complexes posées par le rapport

23
entre le corps et le vêtement, mais aussi à la dénomination commune du
"moi" би du "corps" бие, ainsi qu’à la prise en compte des systèmes de
valorisation susceptibles d’intervenir (ainsi encore de l’image de la
corpulence, du regard de soi-même et du "regard de l’autre" sur la maladie
ou l’infirmité, etc.).

Espace du geste :
La sphère spatiale dans laquelle un individu donné à un moment donné
est en mesure d’opérer une transformation immédiate : prendre un objet,
procéder à un acte matériel direct quelconque. Il y a lieu de saisir que se joue
ici un rapport statique/dynamique éventuellement complexe, suivant que le
geste accompli suppose une position d’équilibre et d’immobilité (au moins
temporaires et relatifs), au contraire qu’il est lui-même acte de locomotion,
suivant qu’il est en tant que tel générateur de mobilité ou d’immobilité,
suivant enfin (mais d’autres paramètres peuvent sans doute être mis en
lumière) que le geste est inscrit dans une inertie ou qu’au contraire il rompt
le cours d’un processus. Dans la description de cet espace peuvent intervenir
à la fois des systèmes gestuels (tel le comput digital), mais aussi la gestuelle
technique (gestes de la fabrication, geste de la monte équestre par exemple),
en sachant d’ores et déjà qu’aucun de ces domaines ne peut être épuisé à ce
seul niveau. Ainsi, la pratique du tir à l’arc fait appel aussi bien à l’espace du
corps et à l’espace de la perception directe qu’à l’espace du geste
proprement dit. Celui-ci n’en a pas moins sa réalité propre, comme le
suggèrent les règles du tir à l’arc en compétition, fondées sur un rapport
complexe entre portée et précision. De même, le recours à la "portée de
flèche" comme estimation de la distance, la place faite dans l’histoire
mongole aux "anomalies" de ce point de vue (je pense ici aussi bien aux
performances évoquées dans l’Histoire secrète des Mongols qu’aux trois
cents alda soit 480 m atteints par le Jisünggei de la Pierre de Cinggis qan).

Espace de la perception directe :


Celle-ci est bien sûr visuelle et auditive, mais aussi tactile (et
éventuellement olfactive), ce qui fournit un cas majeur d’interaction entre
sphères distinctes. L’espace de la perception directe englobe en effet pour

24
une part importante le schéma corporel, qui peut, sous certaines conditions
en apparaître comme une inclusion. Il est par ailleurs étroitement associé
pour une autre part à l’espace du geste et aux rapports privilégiés qui
s’établissent entre motricité et perception tant dans les phases
d’apprentissage que dans la pratique la plus constante. En d’autres termes, la
perception tactile, qui fonde la catégorie du tangible, appartient
simultanément au schéma corporel, à l’espace du geste et à l’espace de la
perception directe. Il en va de même pour les déplacements destinés à
assurer une meilleure vision ou une meilleure audition. Or nous sommes déjà
largement ici dans le champ de la socialisation. Si le schéma corporel lui-
même ne peut être présenté comme immanent à l’être biologique, il en va a
fortiori de même de l’ensemble des activités relevant d’un apprentissage
social installant chez le sujet des normes qui lui sont extérieures (ainsi
l’appréciation du "loin" et du "près" n’est-elle que pour une faible part
laissée à son libre arbitre), qu’il s’agisse de la motricité et du geste ou de la
perception sous ses diverses formes. La variation n’est pas ici exclue, et doit
être examinée, comme aux autres niveaux, tant du point de vue de ses
paramètres objectifs que de ses éventuels investissements, voire
manipulations, symboliques. Encore que la délimitation de ces deux ordres
n’est pas aussi simple qu’il peut y paraître. On pense ici à la description de
Duwa Soqor au début de l’Histoire secrète, doté d’un œil unique au milieu
du front, mais doué d’une vue portant "à trois étapes de nomadisation"
(MNT, § 4). Ainsi, cette dernière précision, pour fantastique qu’elle semble
si on adopte la représentation, elle-même mystifiée, de nomades parcourant
de tous temps et de toute nécessité des distances considérables, rejoint un
réel plus tangible dès lors qu’on situe personnages et épisodes dans les zones
de steppe boisée où les distances parcourues n’ont rien à voir avec des
déplacements d’ampleur migratoire.

Espace proche :
Au delà de cet espace immédiat, je proposerai un espace proche, incluant
lui-même pour l’essentiel l’espace de la perception directe, mais dont le
noyau, la logique centrale tient, dans des conditions éminemment variable
d’une société à une autre, aux formes et aux effets de la production
matérielle.
25
Espace de la production matérielle directe, ici espace de la production
pastorale : cette catégorie inclut la description de l’accès aux ressources, une
partie essentielle des activités d’appropriation mais non de transformation de
la matière (un des champs essentiels de variation puisqu’intervient ici
l’amplitude absolue de la mobilité directement liée à la production, le
rapport pâturage-trajet-territoire) ; la description aussi de l’inscription ou de
la non-inscription de chaque individu et de chaque groupe social dans ces
divers processus dans les conditions d’une division sociale du travail restant
marginale.
Je préciserai dans cette partie de ma démarche le type de relations qui
s’établit entre ce niveau d’organisation de l’espace, les formes de la division
sociale du travail et leur traduction dans la conscience sociale. A titre
d’exemple, signalons les rapports entre l’attachement à la terre (adscriptus
glebae), la définition du statut social du paysan et l’assimilation de la
mobilité, qu’elle soit celle du nomade ou du vagabond, à la délinquance.

Espace de l’échange : Cet espace de la production matérielle directe se


prolonge de façon complexe dans l’espace de l’échange, c’est à dire dans un
espace au sein duquel entrent en relation les produits issus d’espaces de
production matérielle directe, délimités et définis. La complexité tient à ce
que l’échange peut aussi bien se nouer au sein de groupes partageant un
même espace de production qu’entre groupes distants, entre producteurs
adonnés à des activités plus ou moins comparables ou au contraire plus ou
moins radicalement différenciées, voire plus ou moins compatibles.
A nouveau, nous sommes ici en présence d’un degré élevé de
socialisation, qui inclut les savoir-faire, mais aussi les critères
d’identification et d’évaluation des produits comme des partenaires de
l’échange.
Les relations entre ces différentes catégories, au sein même de l’espace
proche, qui jouit d’une position centrale et hiérarchiquement fondatrice dans
la multiplicité des rapports à l’espace, forment des réseaux extrêmement
complexes et mobiles, variables non seulement d’une société à une autre,
mais aussi pour une même société au cours de périodes historiques très

26
brèves. Prenons à titre d’exemple les évolutions subies depuis le XIXe siècle
par les sociétés industrielles, où la division sociale du travail a été poussée à
un point extrême. En quelques décennies, se forme une situation dans
laquelle il n’existe plus de communauté, de continuité entre l’espace de la
production matérielle et l’espace de l’échange immédiat. Ceci vaut aussi
bien pour la production industrielle, où ces phénomènes sont depuis
longtemps les plus évidents, que pour la sphère de la production agricole où
le même processus, s’il est plus récent, ne s’affirme pas avec moins de force.
Je ne prendrai pour exemple ici que la distribution des produits laitiers en
milieu rural, le passage de plus en plus général par une étape de
transformation industrielle imposant ses propres formes de
commercialisation et rompant donc la continuité entre la production et la
consommation directe, sur le lieu même de la production. Des problèmes
comparables doivent être étudiés, dans le cas de la société mongole
contemporaine, mais aussi pour diverses périodes historiques, en ce qui
concerne les modes de consommation (pour le contemporain, par exemple,
les choix de consommation de la population urbaine et les réponses des
réseaux de distribution ; pour l’histoire plus ancienne, des problèmes
comparables sont liés à la difficulté des Mongols de la conquête, rentrés au
pays, à renoncer à leurs modes de consommation de conquérants
dominateurs.
Ne serait-ce qu’au vu de ces exemples, se manifeste la nécessité de
définir des limites de validité : aucune réalité sociale, aussi spatialisée soit-
elle, ne peut être en dernière analyse réduite à ce seul rapport à l’espace. Il
s’agit donc ici du choix méthodologique, supposé par hypothèse opératoire,
d’un aspect, ou d’un complexe d’aspects au sein d’un mécanisme social
complexe, le processus de la production matérielle par exemple. Les aspects
les plus divers de ce processus entrent en jeu et, même là où il peut sembler
que la mobilité peut rendre compte de l’ensemble des phénomènes, comme
dans le nomadisme, il n’en va pas ainsi en fait.
Dans le cas de la société nomade mongole, l’approche de la mobilité peut
ainsi être effectuée au sein de l’ensemble des rapports à l’espace, c’est à dire
en situant la mobilité proprement nomade dans ses rapports aux espaces de
la perception, de la production, de l’échange directs. De toute évidence, ces
rapports sont spécifiques, d’une autre nature que ceux qui lient le paysan
sédentaire à la fois au champ et à un lieu de résidence proche (village ou
27
ferme entrant dans la formation d’un tissu rural centré sur le village, à la fois
lieu de résidence et d’échange). Pour celui-ci, la vie se déroule au sein d’un
espace "présent", délimité, qui peut correspondre à l’espace de la perception
directe (panorama depuis le clocher, plus encore rayon d’action du son des
cloches rythmant la vie et les travaux et donnant un élément essentiel de
cohérence à la communauté). D’une autre manière, pour le paysan, l’espace
de la production est celui où il est en train de travailler, ce qui n’est
pléonasme qu’en apparence : pour le nomade, l’acte de production immédiat
est à la fois sur le lieu de sa présence à un moment donné et dans la
projection de ce lieu sur l’ensemble d’un parcours de nomadisation, dans un
projet chronologiquement ordonné, parcours et accidents liés aux conditions
naturelles et à leur variation étant si inséparables de la notion de territoire
qu’il ne peut en être fait abstraction ni rétrospectivement ni prospectivement.
Or un trait essentiel de cette place propre de l’espace de la production directe
nomade est que par définition, il échappe toujours pour une part importante à
la perception immédiate et appelle d’ailleurs pour cette raison l’adoption de
mesures spéciales de protection de l’intégrité du territoire. Tout ceci ne
signifie évidemment pas que la mobilité est inconnue des paysans. Mais très
souvent, cette mobilité, si elle dépasse les limites de ces espaces de résidence
et de travail superposés, est associée à un changement de statut social
(mariage, mobilisation, changement d’activité), et pas nécessairement bien
au contraire à une amélioration. Tout comme la sédentarisation des nomades
est souvent la marque d’une régression, l’entrée du paysan en errance traduit
une crise dont les exemples historiques sont nombreux sous maintes latitudes.
En un mot, cette dévalorisation de la mobilité, de l’instabilité permet sans
doute pour une part de comprendre que la mobilité nomade n’ait longtemps
pu être décrite qu’en termes d’errance au gré des circonstances, et qu’une
assimilation tout à fait fallacieuse s’opère encore trop souvent entre
nomadisme et migration.

Poursuivons la catégorisation avec une esquisse de l’espace lointain :


Le terme lui-même devra sans doute être repris, et recouvre le fait que
suivant les formes et l’organisation sociales de la production et de l’échange,
le producteur est ou non amené à se déplacer, à parcourir des distances plus
ou moins importantes, dans des lieux et à des termes plus ou moins réguliers
28
ou permanents pour procéder lui-même à l’échange des produits de son
travail.

Espace des voies de communication et d’échange : Outre la possibilité


de décentrements de l’espace de la production matérielle liés à des facteurs
historiques (ainsi de l’importance acquise par l’élevage des chevaux dans les
régions mongoles les plus directement concernées par le commerce avec la
Chine), il convient de considérer les voies de circulation et de
communication comme une sphère spécifique, comme un espace propre.
Interviennent ici les lieux proprement dits, leur caractère permanent,
occasionnel ou accidentel, mais aussi la division du travail aboutissant à la
formation éventuelle de groupes professionnels, voire de couches sociales,
plus ou moins spécialisés et stables, adonnés plus ou moins régulièrement,
éventuellement exclusivement, à la circulation et à l’échange. Il n’est en
effet pas indifférent que, dans une société où la mobilité joue un rôle
important, l’accès à l’espace de l’échange (qu’il s’agisse d’information ou
d’échange marchand) puisse être ouvert, et sous quelles formes, avec quelle
périodicité, à tout membre de la société, ou que se dégage un groupe ayant
seul la maîtrise, voire le monopole, des échanges dès que ceux-ci dépassent
les besoins et les possibilités du local.
Ce point est capital pour l’histoire mongole, où la circulation intervient
au sein d’un espace de la production matérielle fortement discontinu, des
distances considérables pouvant séparer non seulement les groupes de
population, mais également les membres d’un même groupe. C’est à cette
donnée que se rattachent aussi bien la place prise par l’institution des relais
de poste dans l’appareil impérial cinggisqanide que les problèmes liés à la
monopolisation des échanges marchands par le commerce étranger, en
particulier chinois à l’époque moderne.

Espace limite :
Dernière grande catégorie proposée, l’espace limite est par définition
étranger à l’activité immédiate de la plus grande partie de la société,
n’incluant qu’une part de l’espace de la circulation et des communications.
Un des caractères essentiels de cet espace est qu’il est l’objet de restrictions
29
sociales, que n’y ont principalement, voire exclusivement accès que des
groupes spécialisés, chargés d’assurer la circulation et l’échange avec le
monde extérieur, la sécurité de la communauté et de son territoire, etc. Dans
les cas extrêmes, qu’il s’agisse de réalités sociales, en particulier politiques,
ou d’images dans la conscience sociale, cet espace peut faire, provisoirement
ou de façon durable, sinon permanente l’objet d’un interdit absolu pouvant
concerner soit les membres de la communauté soit les intrus. C’est dans ces
termes que se trouvent formulées les catégories d’espaces limites que je
désignerai comme la FRONTIERE, point évidemment essentiel sur lequel je
vais revenir, l’espace extérieur, constitué par les sociétés voisines, proches
ou lointaines, et par leurs représentations, et enfin, ce que je nommerai le
NON-ESPACE, catégorie très importante de la conscience sociale, puisqu’il
s’agit de la définition du point au delà duquel il ne semble pas à une société
donnée qu’il puisse exister une réalité compatible, voire confrontable, à sa
propre expérience spatiale, mais aussi plus largement culturelle (ou à celle
de sociétés différentes, mais connues). Ce que cette notion peut avoir à
première vue de fantasmagorique, voire de métaphysique, correspond
pourtant à un ensemble considérable d’expériences historiques. Le recours
implicite à cette catégorie (qui comme toute autre fonctionne très bien en
tant que telle sans même avoir besoin d’être reconnue explicitement) est
présent par exemple dans tous les débats qui précèdent et accompagnent le
mouvement que connaît l’Europe du XVe siècle pour l’élargissement de sa
connaissance du monde extérieur et dans lesquels se forme l’image moderne
de la Terre. Dans le rapport à l’espace, essentiel est le moment où une
société donnée, à un tournant de son histoire, précise la forme qu’elle
assigne à la fin de l’espace, à sa limitation absolue, au delà de laquelle on se
perd dans l’impensable.
Dans les théories cosmogoniques souvent formulées même encore
aujourd’hui dans les termes rudimentaires de la pluralité des mondes, ce trait
intervient implicitement. Rappelons simplement l’image classique du bord
de la Terre, la vision d’une terre plate bordée par le néant, éventuellement
complétée par l’existence inverse d’un antimonde symétrique. L’essentiel ne
tient pas ici à la manifestation de traits plus ou moins anecdotiques qui
peuvent être ramenés ou rattachés à la catégorie de non-espace, bien que ce
domaine d’étude soit plein de richesses insoupçonnées, parfois dans des
sources pourtant bien connues, telle l’Historia Mongolarum de Plan Carpin.
30
Plus fondamentalement, la catégorie de non-espace me parait nécessaire à
l’achèvement par une société donnée de sa propre conception de l’espace. Le
non-espace apparaît ainsi non comme la négation de l’espace, mais comme
un aboutissement ultime de sa discontinuité, en un mot il est la discontinuité
faite elle-même espace. Dans une organisation de l’espace dont un
mécanisme central est l’exclusion, le non-espace est paradoxalement un
facteur de cohérence interne de tout l’édifice. Chaque société est placée de
ce point de vue dans des conditions particulières, avec des ruptures, une
segmentation de l’espace, et donc des formes de négation et d’exclusion qui
lui sont propres. Un exemple saisissant est fourni de ce point de vue par la
variation des représentations du non-espace par excellence que me semblent
fournir les Enfers des cultures européennes, qu’il s’agisse de son
organisation en cercles concentriques, du règne du feu éternel, de l’existence
d’un fleuve-frontière ou de l’irréversibilité, de l’intransitivité (ici
fallacieusement conditionnelle) de la seconde mort d’Eurydice. C’est
également ce que suggère, dans la (ou plutôt les) conception spatiale
chinoise, la place réservée à ce qui se trouve hors du Tianxia (il va de soi que
je ne me contenterai pas d’une formulation aussi sommaire et que les formes
propres de la discontinuité spatiale chinoise seront examinées, surtout
naturellement dans la mesure où elles entrent en contact, et en conflit, avec
les catégories mongoles. Au risque d’une répétition, que l’enchaînement des
catégories et des formes d’espace existe non dans un ordre linéaire et
univoque de type concentrique où, d’un schéma corporel central, on
s’éloignerait progressivement et régulièrement jusqu’au non-espace, mais
dans le réseau complexe de plusieurs dimensions d’inter détermination (dont
la concentricité tant matérielle que symbolique n’est d’ailleurs pas absente).
En permanence, les différents niveaux de segmentation et de discontinuité
spatiales entrent en interaction entre eux, ces interactions apparaissant
comme constitutives de rapports sociaux concrets spécifiques, en multiples
réseaux contradictoires, en même temps qu’avec d’autres rapports sociaux
sans rapports spécifiques à l’espace ou n’entretenant avec celui-ci que des
relations plus ou moins médiatisées. Ce sont ces interactions, et non la forme
propre de chaque rapport, qui a lui tendance à se figer et à s’institutionnaliser,
qui sont porteuses aussi bien des cristallisations, de la constitution de
modèles et de normes sociaux de spatialisation, que des fluidités et des
évolutions de ces modèles et de ces normes.
31
Intervient en particulier dans ces processus la discontinuité temporelle
elle-même, la discontinuité spatiale s’inscrivant dans des ordres de temps
variables. Pour une société paysanne sédentaire, il est classique de supposer
une coïncidence entre le temps long de l’enracinement paysan, la conquête
du territoire par défrichement et la mise en place des contraintes sociales de
l’attachement à la glèbe d’une part, le temps court de la présence constante à
proximité des champs cultivés d’autre part. Il ne s’agit pas là de
généralisation abstraite : les modes d’habitat paysan ne sont pas un donné
immanent et se sont eux aussi constitués historiquement. Les rapports entre
discontinuité du temps et de l’espace, et les formes d’organisations qui en
découlent (entre la présence et la venue au village par exemple), ne sont pas
de même nature là où l’histoire a favorisé un habitat dispersé et là où,
souvent pour des raisons de sécurité, on a vu se former un habitat regroupé.
C’est sans doute lors de l’industrialisation massive du XIXe siècle en
Europe occidentale qu’on assiste aux ruptures les plus significatives de cette
plus ou moins grande coïncidence. A la relative unité entre espace du geste,
de la perception directe et de la production matérielle présentée par la vie
paysanne préindustrielle, se substitue avec le passage à la production
mécanisée une dissociation même entre les lieux du geste de travail, de plus
en plus autonome et parcellisé, la localisation de l’ensemble de la production,
et le cadre de vie du producteur lui-même. Ces ruptures s’accompagnent de
dissociations temporelles, entre les rythmes du vécu, y compris biologique,
et les rythmes propres à la reproduction matérielle.
Une telle situation peut être au demeurant observée dans l’histoire et dans
la vie des sociétés ayant emprunté, pour des raisons diverses le même
modèle de développement (quelle qu’en soit la variante). Ainsi, les
problèmes sociologiques posés par l’urbanisation en Mongolie et les études
qui leur sont consacrées ont tout à fait leur place dans ma démarche.
Par divers angles d’approche, la conception développée est donc celle
d’une très forte socialisation des rapports à l’espace et de celui-ci, bien au
delà des domaines habituellement considérés comme faisant l’objet d’une
régulation sociale (systèmes de mesures, etc.).
Ce caractère fortement socialisée apparaît dans une des catégories de
l’espace limite, essentielle au point apparaître au sens commun comme la
seule véritable discontinuité spatiale : la frontière, seulement mentionnée
32
plus haut, et dont l’examen ramène, au plan des réalités historiques concrètes,
à la coupure entre monde chinois et monde de la steppe.
Qu’est-ce qu’une frontière ? D’une part, que, et qui sépare-t-elle, ou de
quoi. D’autre part, par rapport à quel niveau d’organisation de l’espace
intervient-elle comme séparation ? Quelle en est la perméabilité ou
l’imperméabilité, et dans quel sens ? Qu’est-ce qui conduit à l’apparition
d’une frontière et à sa matérialisation éventuelle, jusqu’à marquer un
paysage ? Quels sont dans cette perspective les éléments de stabilité ou de
déséquilibre qui définissent une frontière ou qui permettent l’établissement
d’une typologie des frontières ? Comment et pourquoi une frontière passe
d’un état d’équilibre qui en remet en cause l’existence ou le tracé ? En un
mot, quelle dynamique joue au sein d’un mécanisme, d’une institution dont
le caractère premier semble être d’introduire une fixité ?
Adoptons, provisoirement et avec toutes les réserves indiquées plus haut,
en tenant compte qu’il s’agit ici de niveaux d’interaction et non de la seule
concentricité de couches autonomes et homogènes (qui coïncideraient à la
juxtaposition linéaires des catégories descriptives), l’image schématique de
deux sociétés en contact sous la forme de deux ensembles en intersection, en
gardant présent à l’esprit que l’intersection peut être nulle : On peut d’une
part envisager la frontière de deux points de vue radicalement distincts : la
frontière vue du point de vue d’une seule des deux sociétés en présence. Les
formulations en seront très tranchées : la frontière sépare (et souvent protège)
la civilisation de la barbarie, éventuellement dans les cas les plus extrêmes
ce qui ne veut pas dire les plus lointains le monde des hommes du règne du
non-espace. Tout autre est le point de vue qui cherche à aborder la frontière
du double point de vue des sociétés en présence (contacts, interactions,
intérêts) en tentant de percevoir la question de la frontière non comme
démarcation entre la "vérité en deçà, l’erreur au delà", mais dans sa
complexité. Il importera de saisir ici si la frontière sépare deux espaces
présentant des modes comparables de socialisation, du moins selon des
principes identifiables, codifiables, éventuellement négociables, ou au
contraire si la frontière traduit la rencontre, et la confrontation, de modes
d’appropriation et d’organisation de l’espace foncièrement étrangers l’un à
l’autre.

33
Les situations engendrées par la diversité de contenu de la catégorie de
frontière sont elles-mêmes multiples : le contact intervient-il au seul niveau
des espaces-limites propres à chaque société, comme c’est le cas des
premiers contacts entre la Chine et la Russie au début du XVIIe siècle. Ce
contact est alors réputé accidentel, et ne saurait fournir matière, à
négociation et à l’établissement d’une frontière. Dans les termes de
l’empereur Wan li des Ming à Ivan Pétrin en 1619, on trouve le même
manque d’intérêt, la même expression polie de l’absence de point de
contacts suffisant à justifier l’établissement de relations que dans les
réponses de Qianlong à l’Ambassade de Lord Mc McCartney en 1794.
Ce cas limité étant posé, il apparaît que sous le terme de "société"
employé ici on peut concevoir des ordres et des échelles d’organisation
extrêmement variables. C’est le cas par exemple avec les provinces dans la
société française d’ancien régime, entre lesquelles existent des zones limites,
des zones périphériques de neutralisation, des frontières qui constituent, du
fait de particularismes, de la faiblesse des moyens de contrôle, etc., des aires
d’équilibre par contact minimum, mais aussi un refuge où il est possible de
se soustraire aux autorités. Ces zones sont assez vigoureuses pour avoir
subsisté dans le paysage français jusqu’à nos jours, maintenant la matérialité
de cette frontière dans le paysage contemporain. Un bon exemple en est
fourni par la forêt d’Eu, longue bande boisée, aujourd’hui discontinue mais
parfaitement identifiable, trace vivante de la frontière entre Normandie et
Picardie.
La forêt, zone refuge (je passe ici sur son corollaire : la forêt, mythe de
l’obscurité et du danger), grignotée par le pouvoir royal à chaque étape de
son renforcement, apparaît ici comme une zone de neutralisation de
l’emprise des foyers du pouvoir, mais aussi comme zone de transition entre
des régions au fonctionnement économique et social fortement individualisé,
qui laisse subsister cette "tache blanche" parce que celle-ci est nécessaire à
l’affirmation de leur propre identité. Sans doute n’y a-t-il pas de ce point de
vue similitude entre tous les contacts entre provinces, et vaudrait-il la peine
d’examiner la diversité des situations historiques et de la confronter aux
traces et aux témoignages des paysages actuels ou encore connus.
Les cas de loin les plus intéressants historiquement interviennent quand, à
la simple contiguïté des espaces limites se substituent des mécanismes et des
34
formes variables d’interpénétrations, et quand ces interpénétrations, loin de
former des équilibres stables (ce qui mérite aussi une analyse propre) entre
au contraire dans le jeu de processus inégaux, dynamiques, complexes, qui
font de la frontière un élément vivant et actif des relations entre les deux
sociétés, mais aussi de la vie de chacune des deux sociétés :
Dans ces différents cas de figures, dans leurs variantes, dans les
interactions dont ils sont porteurs, on peut mettre en évidence que, suivant le
type de relations qui s’établissent, suivant le "tracé" des zones d’interférence
et d’interpénétration, suivant aussi l’emplacement et l’importance des
centres de gravité, le tracé, la fonction et la signification de la frontière sont
eux-mêmes variables et peuvent présenter de nombreux déséquilibres (dont
au demeurant la portée est elle-même variable pour chacun des
protagonistes).
Prenons ici, à titre d’illustration très superficielle dans l’immédiat, le cas
de la Grande muraille. Il est évident qu’entre la Muraille destinée à protéger
la campagne chinoise contre les incursions des nomades ou contre une
extension au détriment de la Chine de l’espace nomade (mais aussi visant à
empêcher l’ensemble chinois d’altérer son identité), et la Muraille perçue par
les nomades comme un obstacle à l’établissement d’échanges permanents
fructueux avec la Chine, il se manifeste un déséquilibre qui n’a pas la même
signification ni les mêmes implications pour les diverses parties.
La vision de la frontière par la conscience sociale et par l’idéologie joue
un rôle de premier plan. La menace mongole est-elle celle que prétend
percevoir l’empire des Ming quand ils procèdent à la reconstruction de la
Grande muraille ? Si la menace reste sans doute réelle à la fin du XIVe siècle,
et les mesures prises par Yong le ont leur raison d’être, ceci parait de plus en
plus douteux au fil des XVe et XVIe SS., alors que la "hantise mongole" des
Ming ne perd pas en intensité. Même si les Mongols, au cours de cette
période, peuvent encore, par certains éclats, faire illusion, il serait excessif
de considérer que la Chine des Ming subit de leur part une pression si réelle
qu’elle impose une politique de défense aussi tatillonne et rigoureuse que
coûteuse. L’explication n’est évidemment pas unique. Il semble en effet que
pour l’empire chinois la reconstruction de la Muraille, outre sa fonction
défensive immédiate, joue le rôle d’une restauration de l’identité chinoise,
mise à mal par les Yuan non seulement en tant que conquérants étrangers (en
35
quoi ils ne se distinguaient pas de nombreux acteurs de l’histoire de la
Chine), mais aussi et peut-être surtout du fait que leur action avait étendu
l’"espace chinois" au delà de tout ce que l’histoire antérieure avait connu. Il
s’agit donc de reconstituer, dans un cadre qui n’est pas loin de là un retour à
la "Chine d’avant les Mongols", la périphérie chinoise et sa matérialisation.
C’est dans cette perspective qu’il devient possible de mieux comprendre que
les restrictions au franchissement de la Muraille concernaient autant sous les
Ming la sortie que l’entrée.
Dans ce type d’interaction intervient d’une part la reconnaissance et le
maintien d’une intersection des espaces, en l’occurrence d’une certaine
complémentarité dans les échanges : la Chine continue à se procurer auprès
des nomades mongols des fourrures et surtout des chevaux ; d’autre part la
contradiction entre cette reconnaissance et la mise en place d’une véritable
obsession du "péril mongol" et nomade, avec les instruments et institutions
qui s’y attachent. La dynastie des Ming, née de la lutte contre la domination
mongole puis confrontée à la période trouble qui voit à la fin du XIVe siècle
des forces mongoles intervenir encore directement dans la vie politique
chinoise (avec le rôle joué par les commanderies mongoles Wei dans
l’accession au trône de l’empereur Yong le en 1403), reste soumise jusqu’à
l’invasion mandchoue à une priorité qu’elle accorde, sans doute indûment, à
la menace mongole. Chaque forme particulière de rapport à l’espace
suggérant des remarques spécifiques, il convient à la fois de rechercher la
cohérence d’ensemble des différents domaines abordés et de tenter de
déboucher sur une histoire sociale des Mongols, ou sur une présentation de
cette histoire, fondée sur les rapports de cette société à l’espace qu’elle
occupe et s’approprie, mais aussi à l’espace qu’elle se représente. Il ne me
semble pas au demeurant que ces buts puissent être atteints par la recherche
d’un critère artificiel d’unité, par la réintroduction arbitraire d’une continuité
dans la discontinuité. Ceci ne signifie pas que la recherche d’une continuité
soit exclue, au contraire, mais qu’il ne peut s’agir que d’un résultat de la
recherche, et non d’un donné préalable.
Posant comme objet central de ma démarche les discontinuités des
rapports à l’espace dans la production de celui-ci, j’aurai recours à cette
discontinuité elle-même dans la présentation et la formulation de mon
propos. Esquisser une histoire sociale des Mongols dans ces rapports à
l’espace consistera donc à proposer une vision des superpositions des divers
36
plans de l’organisation sociale (et non des éventuelles filiations
chronologiques), du devenir historique de la société mongole perçu de ce
point de vu en termes de "transparences" et d’"opacités" dans ces
superpositions.
Un domaine s’avérera ici d’un grand secours : le travail sur les problèmes
linguistiques, psycho- et sociolinguistiques que je poursuis par ailleurs (un
champ particulièrement important étant constitué par le traitement
linguistique mongol de la discontinuité et de la segmentation).
L’ordre de présentation, s’il obéit à des préoccupations de clarté, ne
saurait être confondu avec la mise en place d’une hiérarchie. Il serait en
particulier erroné de poser l’espace immédiat comme premier par rapport
aux autres sphères de l’organisation de l’espace (ainsi les valorisations ou
dévalorisations de la corpulence, et leurs variations dans l’histoire ou d’une
société à une autre, ne prennent-elles pas leur source, de toute évidence, dans
le corps lui-même).
Je penche plutôt pour accorder une telle "priorité" à l’espace de la
production matérielle et aux relations qu’il entretient tant avec l’espace du
geste qu’avec les sphères plus étendues de l’échange et de la circulation. Un
domaine s’avère ici très riche : l’ensemble des pratiques (en particulier
langagières) de localisation et d’orientation, avec les interférences entre des
systèmes cardinaux absolus, à base cosmologique, et l’utilisation plus ou
moins spécialisée de coordonnées relatives d’orientation, par exemple
corporelles. C’est également dans cette perspective seront examinées les
conceptions générales qui organisent l’environnement immédiat. Ainsi de la
superposition entre découpages fonctionnels et symbolique spatiale de la
géra mongole ("yourte") : spatialisation de la division sociale du travail, de
la division des sexes (dans les deux cas par latéralisation), de la
hiérarchisation sociale (perpendiculaire au découpage précédent) ; enfin,
interprétation de la ger en termes de microcosme (découpage zodiacal et son
utilisation comme outil de mesure du temps, etc.).
Un deuxième mode d’approche concerne les relations entre organisation
sociale et appropriation directe de l’instrument de production le plus
évidemment spatialisé, le pâturage. Il s’agira tout d’abord de déceler
l’identification dans le pastoralisme nomade mongol des écosystèmes, de
leurs spécialisations (ou des tendances en ce sens) et de la maîtrise qu’elles
37
supposent. C’est sur cet arrière-plan que se forment en effet la nomadisation,
l’organisation de la mobilité et des rapports spatio-temporels qui constituent
une étendue en pâturage. C’est ici aussi que je serai amené à souligner un
des traits majeurs du pastoralisme nomade : ce rapport au pâturage pose, à
un degré beaucoup plus aigu que dans les sociétés sédentaire la réversibilité
des mécanismes de la domestication et nourrit sans doute une précarité plus
grande de l’identification à un territoire défini de façon trop statique.
Examinant les conditions de la Mongolie sous ces divers angles, je serai
amené à ébaucher, en termes de concentration, de périodicité et d’extension
de la mobilité, une régionalisation du pastoralisme nomade.
C’est là aussi que je poserai les termes qui président à la constitution de
la catégorie et de la pratique du territoire. En fait c’est à une multiplicité de
catégories que se trouve confrontée la recherche. Ces catégories multiples,
traduites par exemple par les termes de nutug (nuntug)et de debisger, dans
lesquels un espace de la relation s’oppose à un espace de l’étendue, doivent
être saisies non par analogie ou en contrepoint des notions sédentaires
(moins encore des mots par lesquels on les traduit...) mais dans leur rapport à
l’ensemble des réalités du nomadisme mongol.
Ces observations seront inséparables de l’examen des rapports entre
espace et modes de groupement de la population. Ceci nous permet de
dépasser, en le résolvant de façon dynamique, le vieux débat sur le couple
kürij-e/ ajil, et d’accorder toute sa place au niveau essentiel que constitue le
qota pour toute l’histoire mongole post-impériale.
Un troisième niveau mettra en évidence la mise en place historique
concrète de cet édifice et son fonctionnement concret. Montrant les
conditions et les formes proprement historiques aussi bien des aires
territoriales et la réalité de leurs coupures (par exemple entre Mongole Qalq-
a et Mongolie intérieure) que des rapports sociaux mis en jeu dans ces aires,
j’accorderai évidemment une place particulière aux contraintes subies par la
société mongole, dans ses rapports à l’espace, du fait de la domination sino-
mandchoue, entre les XVIIème et XXème siècles. Cet examen, outre le fait
que cette domination et ses effets sont un objet propre de recherche encore
trop peu exploré, présente l’intérêt que les anomalies qui s’y manifestent
fournissent de précieuses indications sur le fonctionnement "naturel" d’une
société nomade. Cet examen concernera en premier lieu les effets les plus
38
immédiats, liés à l’instauration de frontières administratives intérieures
entrant en contradiction avec les besoins de mobilité du pastoralisme
nomade, d’où la multiplication des infractions et de la pénalisation très
importante de la vie nomade à l’époque mandchoue, d’où aussi le
développement de réponses propres de la société nomade à ces conditions
nouvelles, en particulier avec la place acquise par le qota. Le commerce
chinois, abordé du point de vue de ses implications spatiales,
complémentaires des contraintes politiques, constituera un moment
important de la recherche. Le seul fait de la pénétration en Mongolie de cette
activité, se substituant au traditionnel échange frontalier qui exprimait la
complémentarité entre nomades et sédentaires, est en lui-même capital et
traduit une dégradation majeure dès le XVIIIe siècle des conditions du
pastoralisme nomade (essentiellement sous l’effet de la politique
d’étanchéité territoriale menée par les Qing). Les effets en sont économiques
et sociaux et sont étroitement associés par exemple aux mouvements et aux
concentrations de population chassée des pâturages par la crise de l’élevage
à partir du milieu du XIXe siècle. Enfin, interviendra la définition dans les
mêmes conditions de l’espace mongol global, à travers la politique
extérieure des Qing en Asie, qu’il s’agisse des cadres territoriaux ou des
relations entre puissances et du sort des Mongols dans ces évolutions.

39
Cinggis qan, quel portrait, quelles images ? 2

La médaille, dans le raccourci qu’elle offre de la vie d’un personnage de


notre histoire, s’inscrit de plein droit au cœur de l’art difficile, du champ
d’investigation controversé, qu’est la biographie. Dans sa volonté
d’économie et de concision, elle en soulève les interrogations majeures.
L’une comme l’autre cherchent à retrouver l’image de l’individu historique,
ses traits les plus essentiels, ceux par lesquels il est connu et reconnu du «
lecteur » de la médaille, et les raisons que nous avons de cette re-
connaissance. N’est-il pas d’ailleurs courant que cette rencontre habite
comme naturellement la rassurante simplicité de l’opposition entre l’avers et
le revers. Je m’adresse ici à trop d’amateurs éclairés pour avoir besoin
d’avancer de cette césure des exemples surabondants. Sans que les artistes
qui procèdent à cette opposition aient à se sentir tenus en suspicion, tant le
parti qu’ils prennent est légitime et répond souvent à une réalité qu’il serait
vain d’obscurcir à plaisir, j’avoue pourtant une faiblesse pour le refus de
cette simplicité.
Quel mélange plus apparemment indéfinissable, quel faisceau plus
inextricable de contradictions entremêlées, dès lors qu’on renonce à la
commodité de mots et d’images à l’emporte-pièce, que ces traits, ces
portraits sous lesquels nous parvient le personnage historique et que ce qui a
poussé le graveur du passé à nous en adresser le souvenir ou incite celui
d’aujourd’hui à en perpétuer la mémoire. A quelle falaise de l’Histoire se
sera heurté l’écho qui nous renvoie l’image d’une Jeanne d’Arc saint-
sulpicienne entendant « Monsieur saint Michel » en gardant ses moutons ou
couronnant Charles VII plutôt que le croquis naïf d’un greffier aux marges
d’une minute du procès? De quelle Marie-Antoinette frapperons-nous
l’effigie, si nous la frappons : bergère enrubannée de l’imagerie versaillaise
ou profil par David, déjà tourné vers l’échafaud (qu’on se rassure, le
rapprochement entre l’héroïne de la renaissance nationale et le symbole
d’une monarchie finissante, insoucieuse de l’orage qui monte, n’est ici que
d’iconographie... encore que de Domrémy à « rentre tes blancs moutons » et
aux bergers des steppes mongoles on puisse être tenté par quelque boutade

2
Bulletin du Club français de la Médaille, Monnaie de Paris, n°69, 1980, pp. 42-46
40
ovine)? Vers quel Victor Hugo tournerons-nous nos regards, du combattant
romantique de la bataille d’Hernani ou de la grande voix exilée de
Guernesey au patriarche de l’Art d’être grand-père? Quels méandres de
notre mémoire nous dicteront nos choix? Quels qu’ils soient, ceux-ci ne
peuvent être innocents. Ils s’opèrent au sein de l’infinie diversité des actes
volontaires ou subis, des contacts, des échanges, des échos et des chocs qui,
durant la vie d’un homme comme par-dessus les siècles, façonnent d’un être
de chair et de sang, à travers mille hésitations, repentirs et fulgurances, une
individualité capable de cristalliser la rencontre des lignes de force les plus
tranchantes, des aspirations, des espoirs et des peurs les plus profonds et les
plus tenaces d’une époque, d’une société, d’une culture, d’une conscience
collective, en un mot d’une histoire. Mais avant même que d’avoir modelé le
visage du héros, nos choix ont encore à passer sous les fourches caudines de
la tradition qui nous en a transmis le matériau brut. Gardons-nous enfin
d’oublier, faut-il le redire, le crible de nos propres sensibilités qui, pour
porteuses qu’elles soient du souvenir, ne manquent pas d’en dessiner
fortement le profil et d’en accuser les tonalités, mais aussi les oublis.
Qu’on songe à une médaille frappée à l’effigie d’un personnage dont les
traits nous sont connus par la tradition solide d’une abondante et riche
imagerie, et dont les titres à notre mémoire, chefs-d’œuvre ou inventions,
font que l’œuvre célébrée est ou paraît dans l’ordre des certitudes, et les
interrogations qui précèdent pourront sembler byzantines.
Le souverain au portrait sonnant et trébuchant (mais est-ce lui ou l’image
qu’il entendait donner de lui?), le savant ou l’artiste dont la création a
traversé le temps peuvent espérer revivre. Mais pièges et ombres pour celui
dont n’a survécu que le nom, que le tumulte et, souvent, que la terreur qu’il a
versée aux veines des générations. Ombres et lumières aussi, où l’ombre,
ténèbres des peuples asservis, écrasés, est trouée d’une lumière qui n’est trop
souvent que l’incendie des villes ruinées, l’éclat des armes ou la lueur fauve
aux yeux du Loup gris, ancêtre mythique des Mongols.
Nous voilà bien dans la destinée de Cinggis qan, qui, do sa propre
médaille, est à la fois l’avers et le revers. De cet homme qui vingt ans
guerroya pour assurer son emprise sur un monde nomade en constante
éruption, puis détint vingt ans, plus que quiconque avant lui, le pouvoir
fabuleux de faire trembler les royaumes et les peuples, cet homme dont
41
naquirent les conquêtes et l’empire les plus vastes qui, de Vienne et de
l’Adriatique aux côtes japonaises, de Moscou et de Novgorod au Vietnam et
aux rives de Java aient labouré et étreint la face de la Terre, de cet homme
nous ne tenons aucune image avérée et certaine. Nous ne tenons surtout
aucune image mongole. Ni monnaie (rappelons qu’il faut attendre 1914 et le
maréchal Yuan Shikai pour qu’apparaisse dans l’Extrême-Orient continental
une effigie frappée sur du numéraire), ni portrait qui ne soit tradition,
iconographie chinoise, souvent enfermée dans ses conventions, miniature
persane ou quelque enluminure du Livre de Marco Polo, qui nous en apprend
assurément plus sur l’imaginaire des illustrateurs que sur les traits du
conquérant. Au seul plan de l’iconographie, consacrer une médaille à
Cinggis qan ne pouvait procéder d’un parti pris de facilité. Je me réjouis
donc de saluer dans l’œuvre de Marthe Schwenck une des rares, sinon la
première médaille vouée au fondateur de l’empire mongol. Le plaisir est
d’autant plus vif à prendre ici une part à son entreprise que l’artiste, outre le
refus de cette simple coupure entre l’avers et le revers, déjà évoquée (mais
c’est là une constante de l’œuvre de Marthe Schwenck — qu’on songe
seulement à ses récents Çiva et Vishnou), a su repousser la tentation d’une
image arbitraire parmi tous les possibles et cerner l’œuvre plutôt que de
poursuivre un portrait évanoui.
Mais l’imagerie n’est pas seule en cause. Avers et revers. Cette
comparaison facile renvoie aux termes des controverses, des affrontements
qui n’ont cessé de se nouer autour de Cinggis qan. Sans tenter la
rétrospective complète des polémiques, à son sujet, rappelons qu’en 1962
encore, le huitième centenaire présumé de sa naissance fut le terrain
d’échanges parmi les plus vifs qu’ait compté le conflit sino-soviétique. Aux
ravages et aux désastres des conquêtes rappelés par les historiens soviétiques
leurs collègues chinois opposaient le rôle d’unificateur et de bâtisseur
d’empire du conquérant mongol, et les bienfaits en Asie de la fameuse Pax
mongolica.
Pour dictés qu’ils aient été par les exigences politiques du moment —
mais ne sommes-nous pas ici dans l’actualité même de Cinggis qan? — les
termes de cette opposition ne sont pas gratuits. Quelles sont donc, chez le
conquérant mongol, les racines d’un héritage aussi controversé? En d’autres
termes, comment l’histoire des peuples nomades du nord de l’Asie a-t-elle
produit une vie et une œuvre dans lesquelles, à l’édification d’une nation, à
42
la mise sur pied d’un État, à la construction d’une politique, d’un droit,
d’une idéologie, se mêlent aussi indissolublement les conquêtes et les
campagnes, les sièges et les massacres, cortège de mort, de pillage et de
désolation.
Nœud de questions sur lequel, à vrai dire, le détail biographique tel qu’il
nous est parvenu ne jette qu’un pauvre éclairage. Pas plus que les portraits,
les sources écrites n’assurent un refuge contre le doute. Ainsi la célèbre
Histoire secrète des Mongols, probablement écrite quelque treize ans après
la mort du héros, loin d’être la « simple » chronique qu’on a longtemps cru
pouvoir y trouver, offre quelque prise au soupçon d’avoir été un pamphlet
politique, pièce jetée dans les luttes ouvertes par la succession impériale.
Il n’est pas jusqu’au cadre temporel de cette existence qui ne suscite
l’incertitude. Suivant qu’on adopte le point de vue de l’historiographe persan
Rashid ed-Din ou celui de l’histoire dynastique chinoise Yuan shi, Temüžin,
fils de Jisügei ba’atur et de Hö’elün, futur porteur du titre de Cinggis qan,
serait né, un caillot de sang au poing (grand présage), en 1155 ou en 1162.
Paul Pelliot, au cours d’une séance de la Société asiatique en 1938, soutint
pour sa part, non sans des raisons à mon sens très convaincantes, la date de
1167 (date qui, outre des considérations positives tenant au calendrier, rend
mieux compte d’intervalles chronologiques difficilement compréhensibles
dans sa conquête du pouvoir). Ce 1167 ajoute encore, au demeurant, au
caractère mythique du personnage en faisant coïncider la durée de son
existence avec celle d’un cycle de soixante ans, rythme sexagésimal si
essentiel dans la scansion du temps chez tous les peuples d’Asie orientale.
L’année de sa mort, 1227, est en effet certaine. Mais si la date précise du 18
août, à la veille de la prise d’Irgai, capitale des Tangut Xi Xia, a pu être
avancée, on a aussi émis l’hypothèse fort plausible que la date réelle du
décès, sensiblement antérieure, avait été tenue cachée assez longtemps pour
que le moral des troupes engagées dans un siège difficile n’eût point à
souffrir du choc d’une aussi terrible nouvelle.
Pour autant, la vie de Cinggis qan, dans ce qu’elle a d’essentiel, nous est
sans doute moins mystérieuse que ce que ces multiples mises en garde
pourraient donner à penser. Peu enclin à voir le « génie » dans un ineffable
intemporel, je préfère en effet donner à comprendre Cinggis qan comme une
rencontre, individuelle certes — et les explications sociologiques et
43
historiques générales n’en épuisent pas à coup sûr la richesse —, de tensions
et de courants propres à la société qui le vit naître et à l’insertion de cette
société dans le monde de son temps.
A grands traits; Cinggis qan, tout à la fois créature et acteur de vastes
tournants de l’humanité (mais est-il la goutte d’huile ou le grain de sable de
ces charnières de l’Histoire?), peut être saisi comme réponse aux exigences
d’une organisation sociale et politique en gestation dès avant sa naissance
chez les nomades de la steppe asiatique. Dans le même temps, il témoigne
par l’étendue de ses conquêtes et par la complexité des réactions suscitées
alors et depuis, de l’avènement d’un monde nouveau, de notre monde
moderne dont le XIIIème siècle consacre sans doute largement la naissance.
N’est-ce pas là d’ailleurs, dans cette rupture qu’elles contribuent à dessiner
avec les temps modernes, que les conquêtes mongoles, prises sans doute à
tort pour les dernières des Grandes Invasions, et que l’œuvre d’un Cinggis
qan ont gagné leurs titres à notre souvenir?
Enfin, Cinggis qan peut être appréhendé — et cela permet de démêler
l’entrelacement des destructions et de son œuvre de bâtisseur — comme un
révélateur de la complémentarité certes contradictoire et souvent
inconciliable qui unit bergers et agriculteurs, sociétés sédentaires et sociétés
nomades. Longtemps avant que Paul Valéry leur rappelle qu’elles sont
mortelles, les conquérants mongols ont montré aux « civilisations »
paysannes qu’elles n’étaient pas seules et que rien ne sert de rejeter les
Barbares aux confins de l’œcoumène.
On ne saurait concevoir image plus déformante que celle d’un Cinggis
qan surgissant, armé de son seul génie, dans un monde nomade vide de
raison et de projet. Cinggis qan est au contraire à la fois l’aboutissement
d’une longue continuité et l’instrument et l’artisan de ruptures essentielles au
cœur de la société nomade. Dès les derniers siècles du premier millénaire
avant notre ère, la généralisation de l’élevage nomade entre Baïkal et Gobi et
du lac Balkhach à la Corée conduit les peuples de la steppe à la recherche de
formes d’organisation sociale et politique qui leur soient propres. Faite de
luttes incessantes pour le contrôle des pâturages et des ressources nécessaires
à leurs troupeaux, faite de l’édification heurtée de stratégies d’alliances et
d’échanges entre communautés proches ou lointaines, faite de la constitution
progressive des identités ethniques turque et mongole, faite de l’élaboration
44
enfin d’une vision du monde, d’une conscience sociale et d’une culture
nomades, cette organisation conduit, à travers des avancées saisissantes, des
reculs et de longues périodes d’incertitude, à la succession de tentatives
politiques fédératrices, voire centralisatrices, à la longévité et aux succès
inégaux. Des Xingu ou Hun nu (dont il est tentant, mais sans doute hâtif, de
faire les ancêtres de nos Huns) aux Türk de l’Oron, aux Uigur, aux Kirghiz,
aux Kitan (qui donnent leur nom à notre Cathay, au Kita qui désigne la
Chine pour les Russes) et aux Mongols eux-mêmes, plus d’un millénaire
s’écoule où se forge une évidente parenté d’organisation politique et
militaire, de territoire. Entreprises par des peuples séparés dans le temps et
dans la diversité de leur composition ethnique et de leur origine
géographique, ces diverses tentatives ne fondent-elles pas à plusieurs
reprises leurs « capitales » dans un rayon d’une centaine de kilomètres tout
au plus, au flanc oriental des monts du Xangai, au cœur de la Mongolie
actuelle?
La force et l’importance de Cinggis qan ne résident donc pas,
contrairement à une idée communément répandue, dans sa capacité
individuelle à se saisir d’un monde de la steppe éclaté, atomisé mais, de
façon sans doute plus significative, dans ce qu’il a le mieux, parmi maints
rivaux, su adopter et infléchir les lignes de force d’une évolution qui le
précédait.
Le XIe et le XIIe siècle sont marqués, alors que l’« empire » nomade des
Kitan se décentre de l’est du monde de la steppe vers la Chine du Nord, où il
a fondé à la fin du Xe siècle la dynastie « chinoise » des Liao, par
l’approfondissement de différenciations économiques et sociales qui font
apparaître, au sein de ce qu’on pourrait rapidement décrire comme une «
démocratie militaire », les embryons d’une aristocratie. C’est cette
aristocratie, ou plutôt ces aristocraties, qui tentent à partir du XIIe siècle de
refaire à leur profit l’unité de la steppe — aristocraties en effet, car les
prétendants sont nombreux qui entendent fonder leur pouvoir. Ainsi
comprendra-t-on (ce que l’image d’une steppe éparpillée dans ses petits
particularismes tribaux obscurcit) les deux décennies pendant lesquelles
Temüžin est contraint à lutter et à combattre, à forger et reforger, à défaire et
à renouer coalitions et alliances avant qu’en 1206, ses rivaux abattus ou
ralliés, il soit définitivement reconnu comme Cinggis qan, l’Universel,
l’unique souverain de tous les peuples de la steppe, dont il fait les Mongols.
45
Il serait sans doute hasardeux, tant les implications et les interactions en
sont nombreuses, de tenter de cerner en quelques lignes l’extraordinaire
concours de circonstances, d’incidences, de surprises, mais aussi bien sûr de
savoir-faire politique et guerrier acquis depuis une enfance difficile, qui
construit le triomphe de Cinggis qan. Du maigre pâturage où, abandonné des
anciens alliés de son père, il erre entre Onon et Kerülen avec sa mère et ses
frères et sœur, jusqu’à la dignité et la puissance du Souverain universel,
Cinggis qan est pareil à ce faisceau de flèches brandi bien des générations
plus tôt à Belgünütei, Bügünütei et à leurs frères par leur mère Alan Go’a 3.
Chaque flèche peut être brisée, leur réunion seule est invincible : chaque
raison qu’a Temüžin de devenir Cinggis qan est sans doute insuffisante, leur
rencontre seule est grosse d’une ascension indécise jusqu’à la veille du
triomphe.
Là sans doute, et non dans les conquêtes, est l’œuvre durable de Cinggis
qan. Édifiant et assurant son pouvoir, brassant les peuples qu’il soumet et
leur diversité, il fonde tout à la fois un empire et la nation mongole, qu’il est
légitime de dater de son entreprise. Telle est d’ailleurs, après plusieurs
siècles d’un culte plus profond que les avatars des religions, la leçon que
conserve de son passé, dans son indépendance reconquise, le peuple mongol
(et sans que soient oubliés les désastres de campagnes meurtrières dont lui-
même eut à souffrir autant sans doute que les peuples conquis). C’est dans ce
rôle de fondateur, de bâtisseur, de législateur et d’idéologue que résident la
grandeur de Cinggis qan et les racines de cette sagesse et de cette majesté
dont ses contemporains, même parmi ses victimes, l’ont revêtu.
De même les conquêtes, sauf à reconnaître sans doute par anachronisme
un vaste rêve d’empire mondial (extrapolation hâtive de quelques phrases
sur les volontés du Köke Tengri, le « Ciel bleu » des peuples de la steppe),
ne peuvent-elles être saisies comme l’irruption soudaine, dans un monde
serein, de hordes fantomatiques surgissant des sables ou de la forêt. Tout
comme la constitution de l’empire et de la nation, les conquêtes mongoles
sont le fruit d’une rencontre entre les conditions sociales qui avaient présidé
à l’unification et une tradition longue et complexe de relations entre les
sociétés nomades et leurs voisins sédentaires. Que l’unification et l’empire
aient été forgés par et au profit d’une aristocratie permet de comprendre

3
Histoire secrète des Mongols, §§ 19-22
46
(sans que les variations climatiques, sécheresse ou humidité, souvent
invoquées de façon tout à fait contradictoire, puissent avoir joué un rôle
autre que très secondaire) et que cette aristocratie n’ait pu trouver qu’au-
dehors de la société de petit élevage nomade qui prévalait en Mongolie
même l’assise économique nécessaire à son essor, et que le peuple mongol
lui-même ait dû payer d’un prix très lourd les succès et la poursuite de
l’entreprise.
C’est cette nature des conquêtes, enfin, outre que celles-ci n’étaient pas
lancées au hasard et qu’elles répondaient aussi bien à l’affaiblissement des
empires voisins — source d’enchaînement de campagnes fulgurantes
(division de la Chine entre le Nord déjà aux mains de dynasties barbares et
l’empire des Song, guerre civile en Perse et naissance récente du sultanat du
Qwarazm, émiettement des principautés russes et jusqu’à l’affrontement
entre monarques européens, entre la Papauté et le Saint Empire) — qu’à la
réalité d’échanges et de conflits séculaires entre nomades et sédentaires, qui
permet le mieux de saisir l’enchevêtrement paradoxal en apparence des
destructions et des massacres, des pillages et des ravages, mais aussi de la
reconstitution des appareils administratifs et fiscaux, de la restauration des
grandes voies de commerce et d’échange, telle l’illustre Route de la Soie, du
drainage vers la cour mongole des artisans déportés (tel l’orfèvre français
Guillaume Boucher, capturé en Hongrie), de l’intérêt porté à la culture des
peuples soumis, Cinggis qan faisant venir, en quête sans doute de
l’immortalité, un maître de la magie taoïste ou se posant, en 1220, dans la
grande mosquée de Boukhara, en « Fléau de Dieu » certes, mais aussi en
protecteur de l’islam.
Images heurtées on le voit, portrait de fureur et de tumulte, avers et revers
une fois encore mêlés, dans lesquels c’est au lecteur de faire la place de son
imaginaire, puisque aussi bien, des traits innombrables du héros je n’ai su en
puiser que quelques-uns au carquois de l’Histoire.

47
L’Asie orientale et septentrionale continentale dans la
préhistoire 4

Les hypothèses relatives aux origines des peuples de l’Asie orientale, à


leur composition ethnique, aux sources de leur histoire, reposent sur les
résultats de recherches anthropologiques et archéologiques étendues sur plus
d’un siècle. Aux noms et aux travaux de savants européens Andersson,
Andrews, Davidson Black, Chard, Licent, Maringer, Theillard de Chardin,
Weidenreich, Debec, Zubov, Laričëv, Okladnikov, Čeboksarov, etc.) se sont
mêlés dans une mesure croissante ceux de chercheurs issus des pays
concernés (Pei Wenzhong, Wu Rukang, Peng Ruce, Jia Lanpo, An Zhimin,
etc., pour la Chine, Dorž, Doržsuren, Navaan, Perlee, Ser-Odžav etc., pour la
Mongolie ; Serizawa, Kobayashi, Egami, etc. pour le Japon). Les tentatives
de synthèse reposent déjà sur une masse considérable de matériaux et
d’observations. Pour autant il ne semble encore le plus souvent possible que
de proposer des ordres de vraisemblance permettant de distinguer, aux
sources du peuplement et des cultures les éléments de continuité et de
parenté, mais aussi les ruptures et l’intervention d’éléments et d’influences
extérieurs à la zone examinée. Pour l’aire considérée ici, il convient de
rejeter de façon très nette l’image encore trop souvent invoquée d’une Asie
éternelle, repliée sur elle-même dans une continuité sans faille. Le
paléolithique: Dès le paléolithique, il est possible de percevoir à la fois le
développement d’une continuité dans le peuplement du continent asiatique,
l’ébauche d’une constitution de fragments et d’aires relativement autonomes
et la probabilité de relations avec l’extérieur. Si on a pu mettre en évidence
sur le territoire de l’Asie orientale d’espèces parentes des anthropoïdes
(Dryopithèque de Kaiyuan, Yunnan) remontant à la fin du tertiaire (vingt à
douze millions d’années), il n’existe encore aucun élément qui permette de
faire remonter les hominiens asiatiques les plus anciens datés avec une

4
Asia oriental y septentrional continental, Historia Universal, Salvat, Barcelona,
fasc. 73 (1981), en espagnol

48
précision suffisante à une origine locale et spécifique (nous sommes mal
renseignés sur l’Hernanthropus sinensis, découvert en 1976 par Wu Rukang
dans la Chine centrale). L’existence même d’espèces anthropoïdes géantes,
établie à l’origine d’après l’examen des "dents de dragon" des apothicaires
chinois, est largement controversée. Les gigantopithèques, qui auraient pu
dépasser deux mètres et deux cent cinquante kilogrammes à la fin du
Tertiaire et au début du quaternaire, outre qu’ils ne peuvent en aucun cas
constituer des ancêtres de l’homme, ne seraient, de l’avis actuel des
spécialistes que le fruit d’extrapolations hâtives ayant interprété de façon
erronée le caractère robuste de données par ailleurs insuffisantes. Il semble
exclu, ce qui est au demeurant conforme aux conceptions largement "
admises sur la mono genèse des populations humaines, que l’hominisation se
soit opérée en Asie orientale de façon autonome, mais il est probable qu’elle
y a été un résultat de mouvement de populations issues de régions plus
occidentales. Ces mouvements seraient intervenus dès une période très
précoce. C’est ce que suggère la découverte de l’homme de Lantana, Shenxi
(Homo erectus Lantianensis, Homo erectus officinalis), daté de -800.000
à -600.000, peut-être antérieur, relativement proche de l’Homo erectus de
Djetis, Java, associé à une faune subtropicale, voire tropicale, et dont
l’industrie lithique présente certaines parentés avec l’industrie la plus
ancienne de l’Eurasie occidentale. Longtemps pris pour l’hominien le plus
archaïque de l’Asie orientale, le célèbre Homme de Pékin (Sinanthropus
pekinensis, Pithecanthropus pekinensis, Homo erectus pekinensis),
découvert à Zhoukoudian à une cinquantaine de kilomètres de Pékin,
apparaît comme un "descendant" de l’Homme de Lantian, avec lequel il
présente une continuité certaine. Malgré le caractère fragmentaire des
trouvailles et la rareté des restes autres que ceux de boites crâniennes, leur
nombre (environ 50 individus recensés) et l’étude de l’outillage et de
l’environnement font que l’Homme de Pékin nous est relativement bien
connu. Daté de -500.000 à -300.000 (-400.000 à -200.000 selon certains),
entouré d’une faune froide, il est de petite taille (de 150 à 162 cm). Par son
volume crânien (1075 cm3 en moyenne contre 780 à l’Homme de Lantian et
1400 à l’Homo sapiens), par l’attestation de la station verticale et de la
libération de la main, par l’usage du feu, par la diversification et
l’élaboration de son outillage, l’Homme de Pékin présente les traits les plus
nets d’hominisation. Il semble, sans qu’il s’agisse sans doute d’une filiation
49
simple, que l’Homme de Pékin pourrait constituer une des sources asiatiques
des populations néandertaloïdes de la fin du paléolithique moyen et du
paléolithique récent (Hommes de Maba, Guangdong, de Dincun, Shenxi, de
Changyang, Hubei, de l’Ordos, de Šar us gol dans la Boucle du Fleuve
jaune), confirmant ainsi les vues couramment admises sur l’hétérogénéité de
la famille néandertalienne. Pour autant, l’absence de formes transitoires
amorçant la sapientisation, comparables aux néandertaliens "avancés" du
Mont Carmel (Palestine) semble exclure, contrairement à la thèse défendue
par Weidenreich, une paternité directe du Sinanthrope dans le peuplement
moderne de l’Asie orientale. La mise en évidence de traits "mongoloïdes"
chez le Sinanthrope repose en particulier sur l’attribution hâtive aux seuls
"ancêtres" des Mongoloïdes contemporains de certains traits effectivement
présents chez ces derniers mais également massivement répandus chez
l’ensemble des archanthropes (ainsi de l’incisive "en pelle"). S’il semble
impossible d’envisager la différenciation anthropologique conduisant aux
populations modernes comme antérieure à la généralisation de l’Homo
sapiens, et qu’il semble. difficile d’assigner à celui-ci plusieurs foyers de
constitution, il ne s’ensuit pas que l’Asie orientale ait constitué au
paléolithique un tout indifférencié. Bien au contraire, c’est dès le
paléolithique récent, voire moyen, que se dessinent des aires et des
ensembles, des directions préférentiel les de circulation et d’échanges qui
permettent de supposer que les ruptures ultérieures sont loin d’être
aléatoires. On peut sans doute considérer de ce point de vue le cours du
Fleuve jaune (Huang he) comme une zone privilégiée de rencontre entre une
aire paléolithique s’étendant jusqu’à l’Asie du Sud-est et à l’Inde, qui serait
caractérisée par l’industrie des galets remaniés (chopper, chopping tool) et
par des échanges grossièrement orientés nord-sud, et une autre aire,
septentrionale, correspondant à la ceinture de steppes dont elle constitue
l’extrémité orientale. Alors que la continuité et les parentés propres à ce
qu’on peut appeler, encore anachroniquement, l’espace "chinois" du
paléolithique nous apparaissent principalement à travers des données
paléontologiques, ce sont surtout des matériaux archéologiques, fournis en
particulier par l’étude récente de la Mongolie, qui permettent le mieux de
saisir l’unité et l’originalité de cette aire septentrionale. Un des foyers
essentiels semble en être le territoire actuel de la Mongolie. L’abondance des
sites, tant sur l’ensemble de ce territoire qu’à sa périphérie (Sibérie du Sud,
50
Mandchourie, Mongolie intérieure, Turkestan) et l’importance des matériaux
découverts en font un terrain d’étude d’une richesse exceptionnelle. Par ses
caractéristiques, ce foyer paléolithique "mongol" témoigne d’une originalité
certaine : Dès le paléolithique ancien, les sites découverts sont
essentiellement des centres de production lithique et non des lieux
d’habitation, suggérant des conditions de mobilité de la population
différentes de ce que semble indiquer l’occupation prolongée d’un site
comme Zhoukoudian (le foyer présente des débris de combustion sur une
profondeur de six mètres !). L’ensemble du paléolithique mongol présente,
par rapport à la chronologie et à la typologie européennes classiques une
inertie et une stabilité considérables. L’existence très précoce d’une industrie
du biface, abbevillienne et acheuléenne (Dariganga, Jarx uul, Bogd sum,
Jerööl gov’) très semblable à la production européenne et beaucoup plus
typique que ses équivalents "chinois" (Dingcun), est désormais bien attestée.
Cependant que la technique levalloisienne et l’industrie moustérienne
couvrent l’ensemble du paléolithique moyen et récent, donnant naissance
tant à une industrie des lames (Altan bulag) qu’au microlithique du
paléolithique final (Gobi et frange méridionale s’étendant de la Mandchourie
au Turkestan). La Boucle du Fleuve jaune (en mongol: Ordos, en chinois
Hetao) apparaît ici avec ses découvertes archéologiques et paléontologiques
comme une charnière essentielle entre aires "mongole" et "chinoise". Plus
important encore, la coexistence complète tout au long du paléolithique de la
Mongolie entre techniques du biface et de l’éclat et techniques du chopper
semble devoir remettre en cause ou du moins fortement relativiser la
conception de H. Movius, devenue classique sur la constitution de grandes
aires culturelles’’ reposant sur la distinction de ces deux lignées
technologiques et sur leur non-cohabitation. Une question essentielle
soulevée par cette originalité du paléolithique de la Mongolie est
évidemment celle des contacts noués avec des aires culturelles plus ou moins
éloignées, en particulier avec l’Ouest de l’Eurasie. Il semble à la fois que ces
contacts ne puissent être niés, ce que manifestent des parentés avec le site de
Xadžikent (Ouzbékistan), et peut-être avec le néandertalien irakien de Shani
dar (sans parler du grand mouvement de population paléolithique tardif que
suggère le peuplement de l’Amérique via l’isthme de Behring), mais aussi
que la Mongolie ait à son tour constitué un foyer propre d’élaboration, un
"résonateur" spécifique. La tentation d’une solution simple à la question
51
posée par l’originalité du paléolithique de cette région: coexistence de deux
cultures parallèles ou constitution d’une culture mixte apparaît donc comme
encore prématurée.

Le néolithique et l’âge du métal


C’est la période suivante (en termes larges, de -20 000 à -6 000),
paléolithique final et transition mésolithique vers le néolithique, qui
constitue le tournant crucial au cours duquel les ébauches de différenciation
que nous venons d’évoquer donnent naissance à une véritable régionalisation
de l’Asie orientale, préfigurant directement, sans schématisme certes, les
cadres dans lesquels s’opère et se fixe au néolithique la genèse des
communautés ethniques encore observables aujourd’hui. Les conditions dans
lesquelles s’effectue ce tournant sont extrêmement diverses et complexes.
Trois ordres de facteurs au moins, sans doute étroitement liés, semblent
intervenir. D’une part la fin de la période glaciaire et l’établisse ment de
conditions climatiques plus clémentes aboutissant de -8000 à -4000 à un
optimum climatique jouent un rôle complexe en permettant à la fois un
accroissement démographique sans précédent et en bouleversant les
conditions de mobilité qui avaient prévalu pendant la période glaciaire : le
réchauffe ment facilite pour une part la mobilité "locale", mais ferme dans le
même temps de grands itinéraires du fait du dégel des cours d’eau, de
l’installation de grandes zones marécageuses et d’une transgression marine
qui, pour nous en tenir aux effets les plus spectaculaires de ce phénomène,
submerge l’isthme de Béring et fait du Japon, jusqu’alors péninsule de
l’Eurasie comparable au Kamtchatka moderne, l’archipel que nous
connaissons aujourd’hui. Ainsi se constituent à la fois des zones plus ou
moins nettement délimitées, susceptibles de renfermer des isolats culturels,
foyers d’individualisation et d’homogénéisation, et se modèlent les
possibilités de contacts et d’échanges ultérieurs entre ces zones. D’autre part,
cette période voit, dans ces conditions, la généralisation du peuplement
Homo sapiens, en particulier en Asie centrale et orientale. Dans le cadre
conceptuel d’un monocentrisme large, on peut avancer l’hypothèse d’une
origine unique de l’Homo sapiens, probablement à partir de l’Est du Bassin
méditerranéen, dans une zone sans doute étendue mais relativement
continue. L’extension de cette zone et les progrès de la sapientisation
52
auraient agi non par un simple processus de diffusion linéaire, par expansion
d’un modèle uniforme d’hominisation, mais à la fois par des séries de va-et-
vient correspondant à des mouvements concrets de populations et par
absorption et assimilation au moins partielle des populations
néandertaliennes préétablies. C’est ce dont pourrait témoigner la
"récupération" variable de "traditions" technologiques locales (ainsi
l’occupation paléolithique finale et mésolithique de sites paléolithiques plus
anciens : Zhoukoudian (Shanding dong) en Chine, Moiltyn am en Mongolie
centrale). Dans le même temps, alors que cette extension conduit à
l’isolement pendant des périodes relativement prolongées de groupes
d’importance variable mais sans doute encore faible, la sapientisation
s’accompagne au sein des populations concernées, sous l’effet
d’automatismes génétiques et par le jeu de facteurs adaptatifs (qui pourraient
traduire l’entrée de l’espèce dans une phase terminale de son évolution
prioritairement biologique et de la sélection naturelle), d’une différenciation
physique portant d’ailleurs sur un nombre limité de caractères secondaires.
La formation des "races" humaines, et ici des Mongoloïdes, apparaît donc
comme un phénomène très tardif. Si la différenciation mongoloïde semble
globalement acquise dès la fin du paléolithique, c’est au mésolithique
seulement que se dessine en son sein une différenciation secondaire entre
Mongoloïdes continentaux, peuplant essentiellement la zone de steppe
septentrionale (eux-mêmes présentant la possibilité de transitions vers les
populations arctiques et "américanoïdes"), et Mongoloïdes "pacifiques"
(eux-mêmes subdivisés en orientaux et en méridionaux), occupant la
majeure partie de l’espace "chinois" et présentant du Nord au Sud une
tendance de plus en plus marquée à une transition: vers le peuplement
australoïde. Enfin, une différenciation dans les formes sociale d’activité
accompagne et modèle ce contenu essentiel de la "révolution néolithique",
pour reprendre l’expression de Gordon Childe, qu’est le passage de la
collecte des aliments à la production de nourriture. Largement lié aux
ruptures qu’imposent sous ce rapport les conditions naturelles (on a souligné
l’importance de l’isohyète des 250 mm), mais procédant plus encore sans
doute de l’émergence de déterminations ethniques et culturelles, le clivage
déjà esquissé entre la zone de steppe, où une place croissante est faite à la
domestication animale (élevage, pastoralisme), et le domaine "chinois" de
plus en plus marqué par le développement de la domestication végétale
53
(agriculture). Encore une fois, il ne s’agit pas ici d’une coupure établie
d’emblée de façon radicale, mais de l’affirmation de tendances qui ne
s’accomplissent et ne s’achèvent qu’avec les: époques du bronze et du fer.
La traduction la plus directe en est qu’à une aire "pastorale", marquée par le
perfectionnement et la diversification extrêmes des techniques
microlithiques (qui pénètrent encore au moins jusqu’au Henan) s’oppose
toujours plus nettement une aire « agricole » associée au développement de
la céramique. C’est à partir du néolithique (à partir du VIème ou du Vème
millénaire av. n.è.) que ces facteurs de différenciation nourrissent des
processus de genèse des communautés ethniques modernes, qu’il est déjà
légitime de considérer comme socio-historiques : peuplement chinois dans la
zone méridionale ; peuplement mongol (dans un sens large) dans la zone de
steppe. Sans qu’il soit possible de s’aventurer dans le foisonnement des
cultures néolithiques chinoises et de leurs variantes, dont la chronologie et
les parentés suscitent encore maints débats, il semble que des groupes de
population néolithique du sud de la Chine (Sichuan actuel) aient accompli au
Ve millénaire une migration qui les aurait conduits à travers la chaîne des
Dingling jusqu’au Bassin du Fleuve jaune et plus précisément à la vallée de
son affluent la Wei, où il aurait absorbé la frange méridionale du peuplement
microlithique. Une telle hypothèse s’appuie sur les témoignages
anthropologiques associant à un ensemble Mongoloïde pacifique oriental
certains traits caractéristiques des Mongoloïdes méridionaux (prognathisme
alvéolaire, etc.) dans le peuplement néolithique de la vallée de la Wei. Le
développement rapide de l’agriculture dans cette région conduit à la fin du
Ve et au début du IVe millénaire à la constitution d’une culture néolithique
caractérisée par sa céramique peinte, la culture de Yangshao et sa variante
précoce, Banpo. La diffusion au IVe millénaire et la différenciation de la
culture de Yangshao, ainsi que ses interactions avec les autres cultures
néolithiques (telle la culture à céramique noire de Longshan, Henan, qui
semble indépendante dans ses origines), l’individualisation de variantes
(Miaodigou, Majiayao, Jinwangzhai, etc.), aboutissent à une double
orientation. Vers l’est, la descendance de Jinwangzhai, associée à la culture
de Longshan, donne naissance à la communauté ethnique des Yin (Shang),
cependant que la branche occidentale, à partir de Majiayao, engendre d’une
part sur le haut Fleuve jaune le groupe connu ultérieurement sous le nom de
Qiang ou Rong (que le caractère chinois qui les désigne identifie à une
54
pratique privilégiée de l’élevage en incluant la représentation du mouton:
yang ) et d’autre part la communauté dont sont issus les Zhou. Ces derniers
s’assurent, contre les Yin, le contrôle de la plaine de Chine centrale à la fin
du Ile millénaire. Avec cette genèse ethnique, culturelle, linguistique et,
bientôt, politique, de la communauté des Huaxia ou Zhuxia, accomplie entre
le VIe et le IIe millénaires, nous entrons dès lors de plain pied dans l’histoire
de la Chine. Dans le même temps, et bien que son devenir historique au sens
classique du terme soit beaucoup plus tardif, le monde de la steppe centre- et
nord-asiatique n’en connaît pas moins une évolution tout aussi profonde qui
s’étend pour l’essentiel du néolithique jusqu’aux derniers siècles du Ier
millénaire av. n.è. Cette évolution intègre aussi bien le développement
autochtone des cultures néolithiques de chasseurs éleveurs et agriculteurs
que les interactions entre ces cultures et la grande zone de steppe herbeuse
étirée de la Russie du sud, voire de l’Europe orientale (Hongrie) jusqu’à la
Mandchourie. Les traits majeurs et étroitement imbriqués de cette évolution
(qui ne s’achève réellement que plusieurs siècles après la période considérée
ici, pratiquement avec l’unification mongole et l’établissement de l’empire
de Cinggis qan au XIIIe siècle) tiennent d’une part à des innovations
techniques extrêmement importantes. On assiste alors au développement de
l’arme de jet qu’est l’arc (et plus particulièrement l’arc composite), à
l’introduction à partir de l’ouest et à la généralisation de la domestication du
cheval et de la monte équestre (introduction du principe du levier dans la
bride, mors articulé, selle à arçon rigide et, dans les premiers siècles de notre
ère seulement, invention de l’étrier), diffusion et développement de la
technologie du bronze, en particulier à partir des centres métallurgiques de
l’Altaï, qui fournissent un métal de très haute qualité. On assiste d’autre part
à la mise en œuvre de processus ethniques, culturels et socio-économiques
essentiels. C’est alors que la population Mongoloïde dominante absorbe de
nombreux éléments europoïdes encore présents sur sa frange occidentale
jusqu’au Ier millénaire. Par ailleurs, la spécialisation pastorale du monde de
la steppe s’approfondit et s’affirme, donnant naissance au Ier millénaire et
surtout dans sa deuxième moitié, sans doute sous la pression de facteurs
d’ordre démographique, à des formes mobiles, nomades de ce pastoralisme
désormais dominant. Un des traits les plus importants pour saisir le sens de
cette évolution et pour comprendre la profondeur de la coupure qui s’établit
entre monde de la steppe et monde chinois (et qui marque fortement le
55
devenir historique ultérieur de ces deux entités, y compris dans les formes et
la nature des relations qui s’établissent entre elles par la suite) réside dans la
certitude de contacts suivis et approfondis entre la steppe nord-asiatique et le
domaine des steppes occidentales. La continuité des cultures qui assurent le
passage du néolithique à l’époque du bronze est à cet égard frappante. Une
zone relativement restreinte de la Sibérie du sud, le bassin de Minusinsk, sur
le haut Ienisseï, semble avoir joué de ce point de vue un rôle considérable de
"plaque tournante". Aux IVe-IIIe millénaires, encore fortement marqués par
le perfectionnement des techniques lithiques, on voit apparaître dans la
région l’arc composite (Serovo, Transbaïkalie, env. -2500), mais la
céramique est encore rare et présente une forme en "coquille d’œuf" et des
décorations en relief relativement primitives. Les témoignages les plus nets
de contacts occidentaux apparaissent à la fin du IIIème millénaire dans la
culture dite d’Afanas’evo, bassin de Minusinsk, dont la population europoïde
utilise pour ses ornements des coquillages caractéristiques de la faune de la
mer d’Aral, pratique l’inhumation dans des kurgan (tumuli de pierres) et
dont les activités agricoles sont attestées par une céramique de forme
conique, fortement décorée d’impressions en relief, semblable à la
céramique de Kel’teminar, mer d’Aral. C’est alors aussi qu’apparaissent les
premiers ornements de cuivre suggérant une apparition du métal dans notre
domaine à partir de l’ouest en cette fin de IIIe millénaire. A Afanas’evo
succède, au début du IIe millénaire, une culture encore mal connue,
Okunevo, dont l’intérêt réside en ce qu’elle est la première à attester le
caractère massif de la domestication animale, qu’elle dispose d’une
technologie du bronze en net progrès sur Afanas’evo et qu’elle apparaît
actuellement comme le maillon le plus ancien de la grande tradition
culturelle qu’est l’"art animalier des steppes". Dès le milieu du IIe millénaire
(en n’oubliant pas le caractère relatif et conventionnel de ces esquisses
chronologiques), à Okunevo se substitue une nouvelle culture
vraisemblablement d’origine occidentale, Andronovo, qui présente encore
les traits du néolithique, mais qui assure l’implantation massive et définitive
de la métallurgie du bronze. Une autre culture lui correspond
chronologiquement dans la région du lac Baïkal, moins avancée dans la
maîtrise de la métallurgie, Glazkovo. Il est probable qu’une rencontre
s’opère entre une tradition déjà élaborée de production du métal, dont sont
porteurs les hommes d’Andronovo, et les conditions exceptionnelles de
56
l’Altaï, à la fois carrefour de populations et réservoir colossal de richesses
minières. L’Altaï et les régions voisines deviennent ainsi, à leur tour, un
foyer de diffusion et un "résonateur" historique majeur. Cette diffusion est
essentiellement le fait des successeurs d’Andronovo. La culture de Karasuk
(deuxième moitié du IIe millénaire) et les relations entretenues alors entre
cultures voisines ont soulevé et nourri maints débats qu’il n’est sans doute
pas possible de résoudre de façon unilatérale. Les bronzes de Karasuk, en
particulier un modèle de poignard très caractéristique, sont alors diffusés
dans l’ensemble de la Mongolie, en Sibérie du nord, dans le bassin de
l’Amour. Les contacts avec la Chine, peut-être par l’intermédiaire de
l’Ordos, peut-être aussi grâce aux Dingling, groupe ethnique que l’expansion
de Yangshao aurait chassé du bassin du Fleuve jaune vers le nord-ouest, sont
attestés par la présence de bronzes de Karasuk dans les sépultures Yin
d’Anyang (et ce en l’absence de formes primitives, suggérant ainsi une
diffusion de Karasuk vers la Chine et non l’inverse comme on l’a longtemps
pensé). Dans le même temps, la Mongolie orientale et la Transbaïkalie
présentent des modèles dont l’origine chinoise est très probable, tels des
récipients tripodes. C’est à la fin de la période de Karasuk (fin du Ile
millénaire) que la multiplication des pièces de harnachement atteste du
développement de la monte équestre, au demeurant sous des formes
d’emprunt (les mors les plus anciens étant déjà articulés), cependant que l’art
animalier atteint un de ses points culminants. La phase finale de la période
couverte ici, c’est à dire le Ier millénaire av. n.è., caractérisée par la
substitution d’une coupure est-ouest aux coupures nord-sud de la période
précédente, est marquée par le développement ultérieur de la culture de
Karasuk sous des formes proprement scythes (Tagar, Taštyk, Pazyryk), ce
qui semble attester la permanence des échanges avec les steppes
occidentales, et par l’ébauche assez nette d’une différenciation sociale dont
témoigne la diversité et l’"inégalité" des sépultures. Au plan ethnique, on
assiste à l’achèvement de la mongolisation des populations en présence. De
façon nette et homogène dans la partie orientale, intégrant au contraire à des
degrés divers des mélanges entre éléments Mongoloïdes et europoïdes dans
la partie occidentale, la domination mongoloïde est alors un fait accompli
dans le nord de l’Asie (si la différence entre Turcs et Mongols est
essentiellement d’ordre culturel, il est probable que leur individualisation a
pu s’appuyer dans une certaine mesure sur ces disparités anthropologiques).
57
C’est alors également, et peut-être dans le cours de l’absorption des éléments
occidentaux, que la tradition agricole dont ils étaient porteurs est
définitivement supplantée et que le pastoralisme nomade s’érige en mode
économique et social dominant puis hégémonique. Enfin, et. alors que les
techniques du fer pénètrent tardivement dans la région (IVème-Ier siècles av.
n.è. ; on se demande si la haute qualité des bronzes de l’Altaï n’a pas alors
constitué un frein à la diffusion du fer), la convergence des évolutions
techniques, économiques, sociales, culturelles, aboutit à la constitution, liée
aux impératifs politiques et guerriers du pastoralisme nomade, d’un facteur
décisif pour l’histoire des peuples nomades de la steppe et pour l’histoire de
leurs relations avec l’ensemble de l’Asie orientale et de l’Eurasie : l’archer à
cheval.

58
Aux origines des Mongols : formation ethnique, histoire et
pastoralisme nomade 5

Esquisser un tableau des origines des peuples mongols est, comme


souvent en pareil cas, une entreprise risquée. La tentation est grande de
recouvrir d’un même manteau, de saisir comme un même phénomène des
réalités de nature très diverses. La rigueur scientifique n’est pas seule
engagée et le sentiment des nations, les émotions et les simplifications
politiques, voire les ambitions ont ici facilement le verbe haut 6 . Nous
n’aurons pour notre part d’autre prétention que de tracer quelques pistes et
de marquer quelques repères.
La question doit être abordée sous au moins deux angles distincts : par
« Origine des Mongols », on peut faire référence avec une égale légitimité
bien qu’à des niveaux naturellement divers à deux types de phénomènes.
D’une part, il est possible de présenter un "acte de naissance" événementiel
de la nation 7 mongole. D’autre part, il est nécessaire de se pencher sur
l’histoire longue de sa formation.
Les deux dimensions sont bien réelles, et les liens qui les unissent sont
un appel à dépasser le vieux dilemme entre histoire événementielle et
histoire tendancielle.
L’histoire des Mongols possède bien un point de départ concret et précis.
Celui-ci est étroitement associé à la personnalité et à l’œuvre de Cinggis qan,
à la fondation par celui-ci de l’empire mongol. En un mot, il n’est pas faux
de poser que la réunion en 1206 du Quriltai ou assemblée qui confirme la
souveraineté de Temüžin sous le titre de Cinggis qan est aussi un acte de

5
Slovo. Revue du CERES, INALCO, 14, 1994, pp. 23-44
6
Participant en 1992 en Mongolie à l’expédition de l’UNESCO « Route des
nomades » dans le cadre du projet Etude intégrale des Routes de la Soie, j’ai été
témoin de la facilité avec laquelle la tentation nationaliste pouvait ressurgir chez
certains, qu’ils soient turcs, chinois ou mongols, dès lors que les questions
soulevées, même remontant à plusieurs siècles, leur semblait toucher à leur identité
et à leurs racines.
7
Le terme de “nation” est employé ici comme équivalent du mongol Улс ulus, dont
la valeur première est simplement “les gens” et même “ceux-là, eux”
59
fondation pour la nation mongole elle-même. Ajoutons qu’elle est bien
ressentie comme telle par les Mongols contemporains.
Pour dépasser le détail chronologique, disons que c’est toute la période
décisive de l’unification, entre les dernières années du XIIème siècle et la
première décennie du XIIIème qui doit être prise en considération. Episode
politique et guerrier, l’unification présente également des ramifications
sociales et ethniques considérables. Alors qu’il est fréquent de considérer les
groupements nomades rivaux dans cette entreprise (Kereit, Naiman, Merida,
etc.) comme des "peuples" dont on s’évertue - le plus souvent sans référence
documentaire sérieuse - à cerner les traits ethniques propres, l’unification
cinggisqanide affirme entre tous le partage d’une identité essentielle : par les
actes d’allégeance, mais surtout par les brassages auxquels donne lieu la
formation des unités et des regroupements qui structurent le nouvel empire
(avec son système d’organisation un peu improprement dit "décimal"),
chaque éleveur de la steppe devient un Mongol.
L’unification n’est pas l’élimination des rivaux, mais l’établissement de
nouvelles règles du jeu dans tout le monde de la steppe. Hormis quelques
règlements de comptes familiaux, n’en sont exclus qu’un groupe nomade, les
Tatar, plus ou moins inféodés à l’empire Žürčed (Jin) de Chine du nord, dont
la liquidation physique (tous ceux dont la taille dépasse l’essieu des
charrettes...) est le prix d’une vieille vendetta avec le lignage de Temüžin
(qui leur reproche en particulier rien moins que l’empoisonnement de son
père Jisügei ba’atur), mais aussi ceux qui ne partagent pas à un degré
suffisant la communauté de vie et d’intérêts propre au pastoralisme nomade
(ceux que l’Histoire secrète des Mongols, dès le milieu du XIIIe siècle
caractérise très explicitement : les hoi-jin irgen, Gens de la forêt) 8,
Cette nouvelle identité est d’abord un nom. Surgit une première
embûche : ce nom de "Mongol", quel en est le sens, mais aussi, d’abord
peut-être, quelle en est l’extension?

8
Histoire secrète des Mongols, § 207, éd. L. Ligeti, Budapest 1971, p. 177 ; v. à ce
sujet P. Pelliot, « Les mots à "H" initiale aujourd’hui amuie dans le mongol des
XIII et XIVe siècles », Journal Asiatique, avril-juin 1925, pp. 193-263 (sur le point
abordé ici, v. p. 218).
60
L’Asie centrale présente en effet, de ce point de vue une particularité au
premier abord étrange : les noms des peuples y semblent des oripeaux qui
peuvent être empruntés ou repris, comme à l’étal d’un fripier. Le piège est
redoutable : qu’un peuple porte le même nom qu’un autre, à plus forte raison
à quelques siècles de distance, n’est pas la preuve de leur parenté. Ainsi les
Uigur de l’actuel Xinjiang n’ont-ils que des rapports éloignés avec les Uigur
ayant peuplé, et dominé, les même régions du Ve au IXe siècle, et ils n’en
sont nullement les descendants directs. De même la dynastie Moghol de
l’Inde du nord, créée par des conquérants turcs timourides, n’avait- elle de
mongol que le nom. Il serait tentant de penser de tels faits, dont nous ne
rapportons que deux exemples parmi bien d’autres, en termes d"‘ usurpation
". Sans doute est-il plus approprié d’y voir une instance de légitimation, une
image directe ou déjà symbolisée des jeux d’influence où tout est de nature à
forger ou à étayer des rapports de force vitaux.
Quoi qu’il en soit, la situation est d’autant plus inextricable que les
témoins extérieurs, par ignorance ou par préjugé, en épaississent encore à
plaisir l’obscurité. L’exemple le plus spectaculaire est sans doute le succès
du terme "Tatar" (puis "Tartare") appliqué à tort aux Mongols tant en Chine
(tata, tatan) au XIIe siècle qu’en Russie puis en Europe (N’a-t-on pas
attribué pas à Saint Louis ce hardi calembour : "Renvoyons ces Tartares au
Tartare dont ils n’auraient jamais dû sortir"). Le terme « Mongolo-tatar »
Татаро-Монголы a même été légitimé scientifiquement 9. Et nombreux sont
ceux qui voient là l’évidence d’une parenté avec les modernes Tatar (Turcs
de Crimée ou de la Volga).
Or il s’agit d’un de ces jeux ethnonymiques familiers dans l’histoire de
l’Asie centrale : Les Turcs de la Volga, partiellement issus de populations
soumises et intégrées à la Horde d’or "reprennent" un nom qui n’a jamais été
celui des Mongols. Les Tatar sont en effet un des nombreux groupements
nomades qui se disputent la suprématie dans le monde de la steppe au cours

9
v.Тихвинский C. Л., oтв. peд.. Tатаро-Moнголы в Азии и в Европе (Les
Mongolo-tatar en Asie et en Europe), Москва, 1970, le terme étant même repris
dans l’édition mongole du même ouvrage : Монгол-Татарууд Ази Европд,
Улаанбаатар, 1984.

61
des décennies qui précèdent et préparent l’unification cinggisqanide. Nous
avons déjà signalé qu’ils constituent le seul groupe nomade délibérément
éliminé physiquement (pour l’essentiel en 1202).
Sans doute est-il intéressant que ce nom, dont il n’est pas sûr qu’ils aient
été les premiers porteurs, ait connu une telle célébrité étendue à toute
l’Eurasie. Ceci témoigne de l’existence de canaux de communication et
d’information d’ampleur continentale bien avant la conquête mongole. Il
n’en reste pas moins qu’en faisant des Mongols des "Tatar", la Russie et
l’Europe commettent une erreur qui associe aux conquérants le nom d’une
entité anéantie depuis plusieurs décennies, mais qui plus est donne aux
Mongols le nom d’une population qu’ils ont eux-mêmes exterminée.
Le nom des Mongols peut être rencontré bien avant le XIIIe siècle. Dès
les annales des Tang (618-907), il est fait référence à des "Menggu". Dans
les siècles suivants, des "Menggu" sont mentionnés comme groupe
constitutif des Shanwei (eux-mêmes peut-être à rattacher aux groupements
Xianbei qui avaient pris le relais de la première grande confédération
nomade, les Xiongnu (IIIe s. av. n.è.-Ier siècle de n.è,). Il est tentant de voir
dans ces Menggu (aujourd’hui encore la forme de leur nom en chinois) des
ancêtres des Mongols. Mais, comme nous venons de le suggérer, il y a un
risque certain à se fonder sur la seule parenté de nom pour poser une
continuité historique rien moins que certaine avant le XIIe siècle.
Toujours est-il que le nom est porté au XIIe siècle par un groupement
probablement assez restreint et composite ayant acquis une certaine
suprématie dans la région des monts du Xentei (nord-est de la Mongolie
actuelle). A en croire les sources mongoles elles-mêmes, l’arrière grand-père
de Cinggis qan, Qabul qan aurait déjà "pris en son pouvoir tous les
Mongols" 10
Ce nom du moins, même s’ils ne sont pas les premiers à le porter, leur
appartient bien, soulignant l’existence et la transmission d’héritages
ethniques essentiels. D’une part, il s’agit d’une auto-appellation, et non
d’une désignation étrangère. D’autre part, le mot lui-même, au delà de
maintes conjectures et hypothèses, possède une forte charge identitaire :

10
Histoire secrète des Mongols, §52
62
"Mongol" est en effet à rattacher à une importante famille lexicale, formée
en mongol par tous les termes à contexte initial en [m] + [voyelle variable] et
dont la première dérivation est un [n] 11 . Les termes produits dans ces
conditions sont soit directement porteurs des notions de mon [mini, min’],
notre [manai, ma:n’], soit véhiculent plus largement les notions d’identité et
d’intégrité : [mön] démonstratif soulignant l’identité : bien celui- là, celui-là
même-, [mönx] éternité, éternel-, [mend] à la polysémie révélatrice : à la fois
la « salutation » et « intégrité physique », « santé » ; [menge] l’un des deux
noms (l’autre étant [o:r] "LA trace" < [or] trace) de la tache mongolique,
marque lombaire congénitale, très fréquente en particulier chez les
Mongoloïdes et ainsi explicitement revendiquée comme un signe distinctif
propre. Il semble donc vraisemblable que le terme [mongγәl] puisse être une
auto-identification ayant le sens de "Nous", "Notre communauté ". Cette
identification aide à comprendre comment des groupes d’origine ethnique
variable peuvent en venir à former une entité nouvelle, "nos" Mongols, dès
lors que se constitue une communauté nouvelle à l’échelle de toute la steppe.
Or tel est bien l’effet de la création de l’empire de Cinggis qan. De ce
point de vue, la définition du fait mongol qu’instaurent l’unification et la
constitution de l’empire comporte donc une double dimension : épisode
politique et processus d’ethnogenèse y sont indissociables. L’adhésion à la
communauté mongole ne pose pas l’exigence d’une étroite identité ethnique
préalable. Sans doute avec quelque exagération, on pourrait soutenir que tout
homme, tout groupe de population, dès lors qu’ils sont entraînés dans le
processus de l’unification cinggisqanide, dès lors qu’ils sont intégrés aux
institutions et aux sujétions de l’empire, deviennent Mongols sans qu’on leur
demande de comptes sur leurs origines. Nous reviendrons sur les rapports
qu’une telle capacité d’absorption peut entretenir avec les contraintes du
pastoralisme nomade. Observons simplement ici que la facilité avec laquelle,
dans l’empire mongol, des fonctions élevées étaient accessibles à des
étrangers mériterait d’être réexaminée à la même lumière (si Marco Polo a
beaucoup exagéré sa propre importance, il appuie sa vantardise sur une
situation bien réelle). Sans doute la faiblesse numérique des Mongols de la

11
Sans entrer dans les détails, rappelons que le mongol construit intégralement son
matériau lexical par la mise en œuvre de suffixes en dérivation sur un radical
initial
63
conquête les obligeait-elle à faire de nécessité vertu, mais cette capacité à
intégrer les éléments les plus disparates à leur propre dispositif est sans
doute aussi un écho à des mécanismes plus ancrés, plus profonds et pour eux
plus naturels, qu’une réponse aux seules urgences administratives, fiscales
ou militaires.
S’il y a bien "acte de naissance" des Mongols au XIIIe siècle, c’est donc
très clairement sous la forme d’une association d’éléments ethniquement
composites. Le plus remarquables est qu’un tel phénomène, qui aurait pu
péricliter avec l’éclatement et le déclin de l’empire, lui ait survécu, la
"mongolitude" étant qui plus est non seulement assumée dans la
communauté héritière des Mongols " impériaux ", mais étant en outre
revendiquée par des groupes de population, parmi les Mongols occidentaux
en particulier, qui avaient justement été tenus à l’écart de l’unification.

Les Mongoloïdes : un héritage commun 12


Dès le paléolithique, il est possible de percevoir à la fois le
développement d’une continuité dans le peuplement du continent asiatique,
l’ébauche d’une constitution de fragments et d’aires relativement autonomes
et la probabilité de relations avec l’extérieur. Si on a pu mettre en évidence
sur le territoire de l’Asie orientale la présence d’espèces parentes des
anthropoïdes (Dryopithèque de Kaiyuan, Yunnan) remontant à la fin du
tertiaire (vingt à douze millions d’années), il n’existe encore aucun élément
qui permette de faire remonter les hominiens asiatiques les plus anciens
datés avec une précision suffisante à une origine locale.
Il semble exclu, ce qui est au demeurant conforme aux conceptions
largement admises sur la monogenèse des populations humaines, que

12
Les deux sections qui suivent (« Les Mongoloïdes : un héritage commun » et
« Du néolithique au pastoralisme nomade » sont largement reproduites, en y
adjoignant certaines références et les caractères chinois de la majeure partie des
sites mentionnés, de ma contribution « L’Asie orientale et septentrionale
continentale dans la préhistoire », publiée en espagnol dans Asia oriental y
septentrional continental, Historia universal, Salvat, Barcelona, fasc. 73 (1980). v.
ci-dessus, pp. 39-48
64
l’hominisation se soit opérée en Asie orientale de façon autonome, mais il
est probable qu’elle y a été un résultat de mouvement de populations issues
de régions plus occidentales et surtout, pour la phase la plus ancienne -
méridionale. Ces mouvements seraient intervenus dès une période très
précoce. C’est ce que suggère la découverte de l’Homme de Lantian, Shenxi
(Homo erectus Lantianensis, Homo erectus officinalis), daté de -800 000 à -
600 000, peut- être antérieur, relativement proche de l’Homo erectus de
Djetis (Java), associé à une faune subtropicale, voire tropicale, et dont
l’industrie lithique présente certaines parentés avec l’industrie la plus
ancienne de l’Eurasie occidentale.
Longtemps pris pour l’hominien le plus archaïque de l’Asie orientale, le
célèbre Homme de Pékin Sinanthropus pekinensis, Pithecanthropus
pekinensis, Homo erectus pekinensis), découvert à Zhoukoudian à une
cinquantaine de kilomètres de Pékin, apparaît comme un "descendant" de
l’Homme de Lantian, avec lequel il présente une continuité certaine. Malgré
le caractère fragmentaire des trouvailles et la rareté des restes autres que
ceux de boites crâniennes, leur nombre (environ 50 individus recensés) et
l’étude de l’outillage et de l’environnement font que l’Homme de Pékin nous
est relativement bien connu. Daté de -500 000 à -300 000 (-400 000 à -
200 000 selon certains), entouré d’une faune froide, il est de petite taille (de
150 à 162 cm). Par son volume crânien (1075 cm3 en moyenne contre 780 à
l’Homme de Lantian et 1400 à l’Homo sapiens), par l’attestation de la
station verticale et de la libération de la main, par l’usage du feu, par la
diversification et l’élaboration de son outillage, l’Homme de Pékin présente
les traits les plus nets d’hominisation. Il semble, sans qu’il s’agisse sans
doute d’une filiation simple, que l’Homme de Pékin pourrait constituer une
des sources asiatiques des populations néandertaloïdes de la fin du
paléolithique moyen et du paléolithique récent : Hommes de Maba
(Guangdong), de Dingcun (Shenxi), de Changyang (Hubei), de Šar us gol
dans la Boucle du Fleuve jaune, confirmant ainsi les vues couramment
admises sur l’hétérogénéité de la famille néandertalienne.
Pour autant, l’absence de formes transitoires amorçant la sapientisation,
comparables aux néandertaliens "avancés" du Mont Carmel (Palestine) ne
peut qu’exclure une paternité directe du Sinanthrope dans le peuplement
moderne de l’Asie orientale. La mise en évidence parfois proclamée de traits
65
"mongoloïdes" chez le Sinanthrope repose en particulier sur l’attribution
hâtive aux seuls "ancêtres" des Mongoloïdes contemporains de certains traits
effectivement présents chez ces derniers mais également massivement
répandus chez l’ensemble des archanthropes (ainsi de l’incisive "en pelle").
S’il semble impossible d’envisager la différenciation anthropologique
conduisant aux populations modernes comme antérieure à la généralisation
de l’Homo sapiens, et qu’il semble difficile d’assigner à celui-ci plusieurs
foyers de constitution, il ne s’ensuit pas que l’Asie orientale ait constitué au
paléolithique un tout indifférencié.
Bien au contraire, c’est dès le paléolithique récent, voire moyen, que se
dessinent des aires et des ensembles, des directions préférentielles de
circulation et d’échanges qui permettent de supposer que les ruptures
ultérieures sont loin d’être aléatoires. On peut sans doute considérer de ce
point de vue le moyen cours du Fleuve jaune comme une zone privilégiée de
rencontre entre une aire paléolithique s’étendant jusqu’à l’Asie du Sud-est et
à l’Inde, qui serait caractérisée par l’industrie des galets remaniés (chopper)
et par des échanges grossièrement orientés nord-sud, et un autre aire,
septentrionale, correspondant à la ceinture de steppes dont elle constitue
l’extrémité orientale. Alors que la continuité et les parentés propres à ce
qu’on peut appeler, encore anachroniquement, l’espace " chinois " du
paléolithique nous apparaissent principalement à travers des données
paléontologiques, ce sont surtout des matériaux archéologiques, fournis en
particulier par l’étude récente de la Mongolie, qui permettent le mieux de
saisir l’unité et l’originalité de cette aire septentrionale. Un des foyers
essentiels semble en être le territoire actuel de la Mongolie 13. L’abondance
des sites, tant sur l’ensemble de ce territoire qu’à sa périphérie (Sibérie du
13
Nous en avons l’image dans les très riches matériaux recueillis jusqu’à ces
dernières années par l’Expédition historique et culturelle soviéto-mongole
permanente : Деревянко А.П., Дорж Д., Васильевский P.C., Ларичев B.E.,
Петрин B.T., Археологические исследования в Монголии, Новосибирск,1984
(8 fasc,), 1985 (17 fasc.), 1986 (18 fasc.). Pour donner une idée de l’importance
des recherches et des découvertes, indiquons que la seule campagne de 1983, sur
deux itinéraires, a permis la découverte de 43 sites paléolithiques sur le premier
(rive droite de la rivière Xovd, aimag de Bajan Ölgii) et de 14 autres, dont les
remarquables ateliers lithiques de Xoit cenxer, sur le second (sum de Manxan,
aimag de Xovd).
66
Sud, Mandchourie, Mongolie intérieure, Turkestan) et l’importance des
matériaux découverts en font un terrain d’étude d’une richesse
exceptionnelle. Par ses caractéristiques, ce foyer paléolithique "mongol"
témoigne d’une originalité certaine : dès le paléolithique ancien, les sites
découverts sont essentiellement des centres de production lithique et non des
lieux d’habitation, suggérant des conditions de mobilité de la population
différentes de ce que semble indiquer l’occupation prolongée d’un site
comme Zhoukoudian (le foyer présente des débris de combustion sur une
profondeur de six mètres!) ou comme certains sites récemment découverts
dans l’Altaï
L’ensemble du paléolithique mongol présente, par rapport à la
chronologie et à la typologie européennes classiques une inertie et une
stabilité considérables. L’existence très précoce d’une industrie du biface,
abbevillienne et acheuléenne (Dariganga, Jarx uul, Bogd sum, Jerööl gov’)
très semblable à la production européenne et beaucoup plus typique que ses
équivalents "chinois" (Dingcun), est désormais bien attestée. Cependant que
la technique levalloisienne et l’industrie moustérienne couvrent l’ensemble
du paléolithique moyen et récent, donnant naissance tant à une industrie des
lames (Altan bulag) qu’au microlithique du paléolithique final (Gobi et
frange méridionale s’étendant de la Mandchourie au Turkestan). La Boucle
du Fleuve jaune (Ordos, Hetao) apparaît ici avec ses découvertes
archéologiques et paléontologiques comme une charnière essentielle entre
aires "mongole" et "chinoise".
Une question essentielle soulevée par cette originalité du paléolithique
de la Mongolie est évidemment celle des contacts noués avec des aires
culturelles plus ou moins éloignées, en particulier avec l’Ouest de l’Eurasie.
Il semble à la fois que ces contacts ne puissent être niés, ce que manifestent
des parentés avec le site de Xadžikent (Ouzbékistan), et peut-être avec le
néandertalien irakien de Shanidar (sans parler du grand mouvement de
population paléolithique tardif que suggère le peuplement de l’Amérique via
l’isthme de Behring), mais aussi que la Mongolie ait à son tour constitué un
foyer propre d’élaboration, un "résonateur" spécifique. La tentation d’une
solution simple à la question posée par l’originalité du paléolithique de cette
région : coexistence de deux cultures parallèles ou constitution d’une culture
mixte apparaît donc comme encore prématurée.
67
Du néolithique au pastoralisme nomade
C’est la période suivante (en termes larges, de -20 000 à -6 000),
paléolithique final et transition mésolithique vers le néolithique, qui
constitue le tournant crucial au cours duquel les ébauches de différenciation
que nous venons d’évoquer donnent naissance à une véritable régionalisation
de l’Asie orientale, préfigurant les cadres dans lesquels s’opère et se fixe au
néolithique la genèse des communautés ethniques encore observables
aujourd’hui. Les conditions dans lesquelles s’effectue ce tournant sont
extrêmement diverses et complexes. Trois ordres de facteurs au moins, sans
doute étroitement liés, semblent intervenir. D’une part la fin de la période
glaciaire et l’établissement de conditions climatiques plus clémentes
aboutissant de -8 000 à -4 000 à un optimum climatique jouent un rôle
complexe en permettant à la fois un accroissement démographique sans
précédent et en bouleversant les conditions de mobilité qui avaient prévalu
pendant la période glaciaire : le réchauffement facilite pour une part la
mobilité "locale", mais ferme dans le même temps de grands itinéraires du
fait du dégel des cours d’eau, de l’installation de grandes zones
marécageuses et d’une transgression marine qui, pour nous en tenir aux
effets les plus spectaculaires de ce phénomène, submerge l’isthme de
Behring et fait du Japon, jusqu’alors péninsule de l’Eurasie comparable au
Kamtchatka moderne, l’archipel que nous connaissons aujourd’hui. Ainsi se
constituent des zones plus ou moins nettement délimitées où se constituent
des isolats culturels, foyers d’individualisation et d’homogénéisation, et où
se modèlent aussi bien les identités que les possibilités de contacts et
d’échanges ultérieurs entre ces zones.
Cette période voit aussi, dans ces conditions, la généralisation du
peuplement Homo sapiens, en particulier en Asie centrale et orientale.
L’extension de la zone de sapientisation et les progrès effectués auraient agi
non par un simple processus de diffusion linéaire, par expansion d’un
modèle uniforme d’hominisation, mais à la fois par des séries de va-et-vient
correspondant à des mouvements concrets de populations et par absorption
et assimilation au moins partielle des populations néandertaliennes
préétablies. C’est ce dont pourrait témoigner la "récupération" variable de
"traditions" technologiques locales (ainsi l’occupation paléolithique finale et
68
mésolithique de sites paléolithiques plus anciens : Zhoukoudian (Shanding
dong) en Chine, Moiltyn am en Mongolie centrale). Dans le même temps,
alors que cette extension conduit à l’isolement pendant des périodes
relativement prolongées de groupes d’importance variable mais sans doute
encore faible, la sapientisation s’accompagne au sein des populations
concernées, sous l’effet de mécanismes génétiques automatiques et par le jeu
de facteurs adaptatifs, d’une différenciation physique portant d’ailleurs sur
un nombre limité de caractères secondaires. La formation des races
humaines, et ici des Mongoloïdes, apparaît donc comme un phénomène très
tardif. Si la différenciation mongoloïde semble globalement acquise dès la
fin du paléolithique, c’est au mésolithique seulement que se dessine en son
sein une différenciation secondaire entre Mongoloïdes continentaux,
peuplant essentiellement la zone de steppe septentrionale (eux-mêmes
présentant la possibilité de transitions vers les populations arctiques et
"américanoïdes"), et Mongoloïdes "pacifiques" (eux-mêmes subdivisés en
orientaux et en méridionaux), occupant la majeure partie de l’espace
"chinois" et présentant du Nord au Sud une tendance de plus en plus
marquée à une transition vers le peuplement australoïde. Enfin, une
différenciation dans les formes sociale d’activité accompagne et modèle ce
contenu essentiel de la "révolution néolithique", pour reprendre l’expression
de Gordon Childe, qu’est le passage de la collecte des aliments à la
production de nourriture. Largement mais non exclusivement lié aux
ruptures qu’imposent les conditions naturelles, le clivage s’approfondit entre
la zone de steppe, où une place croissante est faite à la domestication
animale (élevage, pastoralisme), et le domaine "chinois" de plus en plus
marqué par le développement de la domestication végétale (agriculture).
Encore une fois, il ne s’agit pas ici d’une coupure établie d’emblée de
façon radicale, mais de l’affirmation de tendances qui ne s’accomplissent et
ne s’achèvent qu’avec les époques du bronze et du fer, La traduction la plus
directe en est qu’une aire "pastorale", marquée par le perfectionnement et la
diversification extrêmes des techniques microlithiques (qui pénètrent encore
au moins jusqu’au Henan) s’oppose toujours plus nettement une aire
"agricole" associée au développement de la céramique.
C’est à partir du néolithique (à partir du Vie ou du Ve millénaire av. n.è.)
que ces facteurs de différenciation nourrissent des processus de genèse des
69
communautés ethniques modernes, qu’il est déjà légitime de considérer
comme socio- historiques : peuplement chinois dans la zone méridionale;
peuplement mongol (dans un sens large) dans la zone de steppe. Sans qu’il
soit possible de s’aventurer dans le foisonnement des cultures néolithiques
chinoises et de leurs variantes, dont la chronologie et les parentés suscitent
encore maints débats, il semble que des groupes de population néolithique
du sud de la Chine (Sichuan actuel) aient accompli au Ve millénaire une
migration qui les aurait conduits à travers la chaine des Dingling jusqu’au
Bassin du Fleuve jaune et plus précisément à la vallée de son affluent la Wei,
où il aurait absorbé la frange méridionale du peuplement microlithique.
Une telle hypothèse s’appuie sur les témoignages anthropologiques
associant à un ensemble mongoloïde pacifique oriental certains traits
caractéristiques des Mongoloïdes méridionaux (prognathisme alvéolaire, etc.)
dans le peuplement néolithique de la vallée de la Wei. Le développement
rapide de l’agriculture dans cette région conduit à la fin du Ve et au début du
IVe millénaire à la constitution d’une culture néolithique caractérisée par sa
céramique peinte, la culture de Yangshao 仰韶 et sa variante précoce, Banpo
半坡. La diffusion au IVe millénaire et la différenciation de la culture de
Yangshao, ainsi que ses interactions avec les autres cultures néolithiques
(telle la culture à céramique noire de Longshan (Henan), qui semble
indépendante dans ses origines), l’individualisation de variantes (Miaodigou
廟 底 溝 , Majiayao 马 家 窑 , Jinwangzhai, etc.), aboutissent à une double
orientation. Vers l’est, la descendance de Jinwangzhai, associée à la culture
de Longshan 龍 山 , donne naissance à la communauté ethnique des
Yin(Shang), cependant que la branche occidentale, à partir de Majiayao,
engendre d’une part sur le haut Fleuve jaune le groupe connu ultérieurement
sous le nom de Qiang 羌 (que le caractère chinois qui les désigne identifie à
une pratique privilégiée de l’élevage en incluant la représentation du
mouton ; yang 羊) ou Rong 戎 et d’autre part la communauté dont sont issus
les Zhou 周. Ces derniers s’assurent, contre les Yin, le contrôle de la plaine
de Chine centrale à la fin du IIe millénaire. Avec cette genèse ethnique,
culturelle, linguistique et, bientôt, politique, de la communauté des Huaxia
ou Zhuxia, accomplie entre le Vie et le IIe millénaires, nous entrons dès lors
de plain pied dans l’histoire de la Chine.

70
Dans le même temps, et bien que son devenir historique au sens
classique du terme soit beaucoup plus tardif, le monde de la steppe centre et
nord-asiatique n’en connait pas moins une évolution tout aussi profonde qui
s’étend pour l’essentiel du néolithique jusqu’aux derniers siècles du Ier
millénaire av. n.è. Cette évolution intègre aussi bien le développement
autochtone des cultures néolithiques de chasseurs éleveurs et agriculteurs
que les interactions entre ces cultures et la grande zone de steppe herbeuse
étirée de la Russie du sud, voire de l’Europe orientale (Hongrie) jusqu’à la
Mandchourie.
Les traits majeurs et étroitement imbriqués de cette évolution (qui ne
s’achève réellement qu’avec l’unification mongole et l’établissement de
l’empire de Cinggis qan au XIIIe siècle) tiennent d’une part à des
innovations techniques extrêmement importantes. On assiste alors au
développement de l’arme de jet qu’est l’arc (et plus particulièrement l’arc
composite), à l’introduction à partir de l’ouest et à la généralisation de la
domestication du cheval et de la monte équestre (introduction du principe du
levier dans la bride, mors articulé, selle à arçon rigide et, dans les premiers
siècles de notre ère seulement, invention de l’étrier), diffusion et
développement de la technologie du bronze, en particulier à partir des
centres métallurgiques de l’Altaï, qui fournissent un métal de très haute
qualité. On assiste d’autre part à la mise en œuvre de processus ethniques,
culturels et socio-économiques essentiels.
C’est alors que la population mongoloïde dominante absorbe de
nombreux éléments europoïdes encore présents sur sa frange occidentale
jusqu’au Ier millénaire. Par ailleurs, la spécialisation pastorale du monde de
la steppe s’approfondit et s’affirme, donnant naissance au Ier millénaire et
surtout dans sa deuxième moitié, sans doute sous la pression de facteurs
d’ordre démographique, à des formes mobiles, déjà nomades, de ce
pastoralisme désormais dominant.
Un des traits les plus importants pour saisir le sens de cette évolution et
pour comprendre la profondeur de la coupure qui s’établit dès lors entre
monde de la steppe et monde chinois (et qui marque fortement le devenir
historique ultérieur de ces deux entités, et des relations qui s’établissent entre
elles par la suite) réside dans la certitude de contacts suivis et approfondis
entre la steppe nord-asiatique et le domaine des steppes occidentales. La
71
continuité des cultures qui assurent le passage du néolithique à l’époque du
bronze est à cet égard frappante.
Une zone restreinte de la Sibérie du sud, le bassin de Minusinsk, sur le
haut Ienisseï, semble avoir joué de ce point de vue un rôle considérable de
"plaque tournante". Aux IVe-IIIe millénaires, encore fortement marqués par
le perfectionnement des techniques lithiques, on voit apparaître dans la
région l’arc composite (Serovo, Transbaïkalie, env. -2500), mais la
céramique est encore rare, présentant une forme en "coquille d’œuf" et des
décorations en relief relativement primitives.
Les témoignages les plus nets de contacts occidentaux apparaissent à la
fin du Ille millénaire dans la culture dite d Afanas’evo (bassin de
Minusinsk), dont la population europoïde utilise pour ses ornements des
coquillages caractéristiques de la faune de la mer d’Aral, pratique
l’inhumation dans des kurgan (tumuli de pierres) et dont les activités
agricoles sont attestées par une céramique de forme conique, fortement
décorée d’impressions en relief, semblable à la céramique de Kel’teminar
(mer d’Aral). C’est alors aussi qu’apparaissent les premiers ornements de
cuivre, suggérant une apparition du métal dans notre domaine à partir de
l’ouest en cette fin de IIIe millénaire.
A Afanas’evo succède, au début du IIe millénaire, une culture encore
mal connue, Okunevo, dont l’intérêt réside en ce qu’elle est la première à
attester le caractère massif de la domestication animale, qu’elle dispose
d’une technologie du bronze en net progrès sur Afanas’evo et qu’elle
apparaît actuellement comme le maillon le plus ancien de la grande tradition
culturelle qu’est 1’« art animalier des steppes ». Dès le milieu du IIe
millénaire (en n’oubliant pas le caractère relatif et conventionnel de ces
esquisses chronologiques), à Okunevo se substitue une nouvelle culture
vraisemblablement d’origine occidentale, Andronovo, qui présente encore
les traits du néolithique, mais qui assure l’implantation massive et définitive
de la métallurgie du bronze. Une autre culture lui correspond
chronologiquement dans la région du lac Baïkal, moins avancée dans la
maîtrise de la métallurgie, Glazkovo.
Il est probable qu’une rencontre s’opère entre une tradition déjà élaborée
de production du métal, dont est porteuse la culture d’Andronovo, et les

72
conditions exceptionnelles de l’Altaï, à la fois carrefour de populations et
réservoir colossal de richesses minières. L’Altaï et les régions voisines
deviennent ainsi, à leur tour, un foyer de diffusion et un « résonateur »
historique majeur. Diffusion et contacts sont toutefois déjà inséparables de
réseaux et de voies d’échanges plus animés que nous ne le supposons
couramment. Ainsi, le développement des techniques du bronze à l’étain, qui
se démarquent de plus en plus nettement de la production de cuivre à
l’arsenic (également communément identifié au « bronze ») peut avoir été lié
à la présence de ressources en étain situées pour les plus riches d’entre elles
bien à l’Est de l’Altaï (bassin de l’Onon).
Cette diffusion est essentiellement le fait des successeurs d’Andronovo,
la culture de Karasuk (deuxième moitié du IIe millénaire). Les relations
entretenues alors entre cultures voisines ont soulevé et nourri maints débats
qu’il n’est sans doute pas possible de résoudre de façon unilatérale. Les
bronzes de Karasuk, en particulier un modèle de poignard très caractéristique,
sont alors diffusés dans l’ensemble de la Mongolie, en Sibérie du nord, dans
le bassin de l’Amour.
Les contacts avec la Chine, peut-être par l’intermédiaire de l’Ordos,
peut-être aussi grâce aux Dingling 丁零, groupe ethnique que l’expansion de
Yangshao aurait chassé du bassin du Fleuve jaune vers le nord-ouest, sont
attestés par la présence de bronzes proches de ceux de Karasuk dans les
sépultures Yin d’Anyang, cependant que la Mongolie orientale et la
Transbaïkalie présentent des modèles dont l’origine chinoise est très
probable, tels des récipients tripodes. C’est à la fin de la période de Karasuk
(fin du IIe millénaire) que la multiplication des pièces de harnachement
atteste du développement de la monte équestre, au demeurant sous des
formes d’emprunt, les mors les plus anciens étant déjà articulés), cependant
que l’art animalier atteint un de ses points culminants.
La phase finale de la période couverte ici, c’est-à-dire le 1er millénaire
av. n.è., caractérisée par la substitution d’une coupure est-ouest aux coupures
nord-sud de la période précédente, est marquée par le développement
ultérieur de la culture de Karasuk sous des formes proprement scythes
(Tagar, Taštyk, Pazyryk), ce qui semble attester la permanence des échanges
avec les steppes occidentales, et par l’ébauche assez nette d’une

73
différenciation sociale dont témoigne la diversité et : 1’"inégalité" des
sépultures.
Au plan ethnique, on assiste à l’achèvement de la "mongolisation" des
populations en présence. Plus exactement, un continuum anthropologique se
dessine dans le nord de l’Eurasie. De façon nette et homogène dans la partie
orientale, intégrant au contraire à des degrés divers et croissants des
mélanges entre éléments mongoloïdes et europoïdes dans la partie
occidentale, la domination mongoloïde est alors un fait accompli dans le
nord de l’Asie. Une des grandes différences ethniques de la région, entre
Turcs et Mongols, y trouve probablement un élément de compréhension. Si
la différence entre Turcs et Mongols, qu’on ne peut au demeurant considérer
comme avérée avant le milieu du premier millénaire de notre ère, est
essentiellement d’ordre culturel, il est probable que leur individualisation a
pu s’appuyer dans une certaine mesure sur ces disparités anthropologiques :
le substrat de la formation de populations turques, à partir de mouvements de
migration et d’expansion le long des grandes voies de steppe Est- Ouest
associe des éléments mongoloïdes à des influences et à des participations
plus occidentales dont ceux qui vont donner naissance aux Mongols
historiques sont plus massivement préservés (nous devons hélas renoncer à
aborder ici les problèmes soulevés par l’extension continentale des faits de
peuplement et de culture scythe). Ainsi ont pu se constituer, au cours d’une
période de quelques siècles, aussi bien l’identité commune que les disparités
qui unissent et distinguent les peuples turcs à la fois entre eux et avec leurs
cousins mongols.
C’est alors également, et peut-être dans le cours de l’absorption des
éléments occidentaux, que la tradition agricole dont ces derniers étaient
porteurs est définitivement supplantée et que le pastoralisme nomade s’érige
en mode économique et social dominant puis hégémonique.
La grande difficulté consiste à repérer comment, à quel rythme et selon
quelles lignes de force, s’opèrent au sein de ce continuum des clivages
ethniques, linguistiques, historiques, qui n’en épousent pas directement ou
de façon constante les variations. Bien des éléments de distinction classiques
(par exemple les frontières linguistiques entre " indo-européen " et "turco-
mongol" ou "altaïque") apparaissent d’autant plus relatifs qu’on les examine
de plus près. Bien des identifications de groupements nomades en " turcs "
74
ou " mongols " (l’emploi des restrictions "proto-turcs" ou "protomongols"
n’étant qu’une apparente clarification) sont des anachronismes souvent
intéressés.
Ceci ne signifie pas que Turcs et Mongols naissent d’une population
centre-asiatique indifférenciée, mais que les distinctions qui préexistent à la
généralisation du pastoralisme nomade ne sont pas les sources directes de
leur propre identité historique, ce dont les phases historiques plus tardives
donneront maintes illustrations nouvelles 14.
C’est à nouveau toute une définition du concept d’"Asie centrale " qui se
profile, où l’instauration du pastoralisme nomade, sa généralisation et le
développement de formes politiques et historiques auxquelles il donne
naissance sont les véritables moteurs de l’ethnicité et de ses variations 15.
Alors que les techniques du fer pénètrent tardivement dans la région (IV-
Ier siècles av. n.è. ; on se demande si la haute qualité des bronzes de l’Altaï
n’a pas alors constitué un frein à la diffusion du fer), la convergence des
évolutions techniques, économiques, sociales, culturelles, aboutit à la
constitution, liée aux impératifs politiques et guerriers du pastoralisme
nomade, d’un facteur décisif pour l’histoire des peuples nomades de la
steppe et pour l’histoire de leurs relations avec l’ensemble de l’Asie
orientale : l’archer à cheval.
Un travail considérable reste à accomplir pour mesurer ce qui associe dès
lors les épisodes d’une histoire tourmentée, émergence quasi-cyclique de
confédérations nomades, les " Empires des steppes " dont celui de Cinggis
qan est le dernier héritier, au long cheminement qui, depuis la préhistoire, a
préparé les hommes et les peuples de ce cœur de continent à être à la fois si

14
On notera les mises au point déjà anciennes mais encore utiles de deux excellents
spécialistes, archéologue pour l’un, historien pour l’autre : Сэр-Оджав Н.,
Монголын эртний түүх, Histoire ancienne de la Mongolie,
ШУАХ,Улаанбаатар, 1977 ; ainsi que Ишжамц Н., Монголд нэгдсэн төр
байгуулагдаж феодализм бүрэлдэн тогтсон нь, Fondation de l’Etat unifié et
formation du féodalisme en Mongolie, ШУАХ, Улаанбаатар, 1974
15
C’est à cette définition que nous nous sommes essayés dans Legrand J., Les
Mongols en Asie centrale, Asie centrale, Autrement, Paris 1992, p.60-72 (Série
Monde, H.S. n° 64, sous la direction de Catherine Poujol).
75
proches malgré leurs différences et si divers au sein d’une communauté qui
les unit de la Mer noire à la Corée. Les racines de chaque peuple sont à
rechercher à la fois dans le foisonnement de cette immense matrice et dans
l’éclair d’une proclamation. Voir les Mongols à l’aube des temps serait
anachronique, méconnaître le rôle fondateur de Cinggis qan en resterait à la
vision bien terne d’une histoire faite sans les hommes. Mais sans doute est-il
tout aussi essentiel de percevoir que cette naissance historique des Mongols
est inséparable du devenir de la steppe bien des millénaires avant eux.
Une des dimensions du travail à mener, du moins cet aspect nous tient-il
à cœur, réside dans l’estimation des rythmes et du temps de l’histoire. Une
image se glisse à la dérobée : ce qui s’est produit il y a très longtemps
n’aurait pu s’accomplir qu’en un temps lui-même très lent. Pour nous, et la
compréhension des faits ethniques est ici un enjeu de première ligne, cette
vision est fausse. Bien au contraire, ce qui semble le plus frappant, chez des
peuples mettant en œuvre des techniques de déplacement qui n’avaient guère
évolué depuis l’apparition de la roue et de l’attelage, c’est la capacité à
accomplir dans des délais brefs (quelques années, voire quelques mois) des
déplacements à l’échelle du continent tout entier. Ces techniques elles-
mêmes avaient été moins un gain de rapidité qu’un gain en "charge utile",
bien des expéditions comportant des groupes à pied ou une traction bovine
guère plus rapide qu’un piéton. Cette vision délibérément "accélérée" de la
mobilité, associée à une conception des migrations comme ouverture de
"zones d’interaction" plus que comme trajet linéaire et irréversible, est
appuyée sur les expériences historiques que fournit l’histoire des Mongols :
histoire impériale et post-impériale, histoire des Mongols occidentaux. Sans
doute est-ce là, à travers des interrogations et des recherches très concrètes,
que l’identité mongole peut se dessiner avec tout à la fois un immédiat bien
vivant et une profondeur qui fait de chaque épisode un jalon irremplaçable.

76
Le monde de la steppe jusqu’à la chute de l’empire mongol 16

L’expérience historique des peuples de la steppe est évidemment très


différente suivant qu’on l’observe du point de vue de leurs voisins ou du leur
propre.
L’image simple et communément admise pour laquelle il s’agirait ici
d’un antagonisme "naturel" entre nomades et sédentaires, cet antagonisme ne
faisant lui-même qu’illustrer le fossé qui sépare les "Barbares" de la
"Civilisation" (aux sens hellénique, et chinois, de cette opposition), ne résiste
pas à l’examen.
Une double approche s’impose donc, qui permette de comprendre la
nature des relations entre les peuples nomades de la steppe et leurs voisins
(en particulier bien sûr dans cette manifestation extrême que constituent les
conquêtes mongoles), qui permette également de saisir le devenir propre de
peuples dotés d’une histoire longue et complexe que rien n’autorise à
réduire aux apparences d’une menace fantomatique et permanente, ni
surtout aux seuls éclats de conflits avec l’extérieur.
Il convient d’une part d’observer comment le pastoralisme nomade
développe, sur le territoire où il se généralise au Ier millénaire av. n.è., des
contraintes et des formes d’organisation qui lui sont propres. Il convient
d’autre part de saisir la nature et la dynamique des relations qui s’établissent
entre cette société nomade et ses voisins, tout particulièrement avec la Chine.
L’accès extensif aux ressources en pâturages et en eau, dans des
conditions naturelles rigoureuses, dont le trait majeur est moins le niveau
absolu des difficultés climatiques (aridité, hivers prolongés et sévères
propres à un climat ultra continental froid) que l’extrême irrégularité, la
mobilité et l’occupation nomade de l’espace n’ont rien d’une errance
anarchique. Ils constituent au contraire une appropriation sociale adaptée à
ces conditions et destinée à les maîtriser. Très tôt, dans les conditions d’un
bond démographique qui présente un risque paradoxal de surpeuplement,
cette appropriation produit ses formes et ses procédures propres de
régulation et d’organisation.

16
El mundo de las estepas, Historia Universal, Salvat, Barcelona, fasc. 79-80 (1981)
77
Dans les conditions historiques concrètes du développement du
nomadisme en Asie centrale et septentrionale, marqué par l’importance de la
monte équestre et l’apparition de l’archer à cheval, cette régulation et cette
organisation, loin d’aboutir à des schémas égalitaires de répartition des
pâturages et d’accès aux ressources, se fonde sur une structuration du
territoire dictée par l’émergence de rapports de forces, et par le jeu de ces
rapports dans des relations d’associations, d’alliances et de conflits d’intérêts
qu’il semble juste de qualifier de rapports politiques (sans en écarter le
nécessaire moment guerrier), ainsi que sur des mécanismes de
différenciation sociale.
C’est pour l’essentiel dans l’unité et la permanence du jeu de ces rapports
politiques et des processus de différenciation depuis la fin du Ier millénaire
av. n.è., mais aussi dans la relative étroitesse et faiblesse d’assise que leur
assurent la société nomade et l’économie pastorale, et non dans l’apparition
individuelle et quasi miraculeuse de personnages de génie que réside
l’explication des tentatives périodiques, disons même faussement cyclique,
d’unification et de centralisation qui scandent l’histoire des peuples de la
steppe jusqu’à 1’unification mongole et à la constitution de l’empire de
Cinggis qan, point culminant de cette continuité heurtée.
C’est également en définitive l’ensemble de ces mécanismes qui fonde
les relations des peuples de la steppe avec leurs voisins. On l’a vu à propos
de la préhistoire, une profonde solution de continuité se creuse, sans doute
dès la fin du paléolithique, entre le monde de la steppe et le monde
"chinois". Ceci ne signifie nullement absence de relations, mais au contraire
que celles-ci, loin de se nouer au sein d’une totalité indifférenciée, se
constituent à l’époque historique et selon des modalités historiques propres
entre des entités bien individualisées et profondément dissemblables. C’est
sans doute à matérialiser cette dissemblance, plus qu’aux seuls besoins de
l’hypothétique défense d’un limes fort étendu, que s’attache l’édification par
Qin Shin Huangdi et son général Meng Tian de la première Grande Muraille.
Très tôt, les relations entre la steppe et la Chine sont faites d’échanges
complexes et de grande ampleur. Nous sommes loin d’une diffusion de la
"civilisation chinoise" vers la steppe "barbare". Pour ne donner qu’un
exemple, c’est aux peuples de la steppe que les Chinois empruntent la monte
équestre et ... le pantalon. Les nomades pour leur part se procurent chez leurs
78
voisins ce que leur propre économie ne peut produire par elle-même, articles
manufacturés divers, mais aussi produits de l’agriculture. Les historiens
chinois de l’antiquité, tels Sima Qian 司馬遷 / 司马迁 (Shi Ji 史記) ou Ban
Gu 班 固 (Han shu 漢書 / 汉书), tout en soulignant l’ethnicité chinoise, ne
répugnent pas à reconnaître aux Chinois et aux "Barbares" des ancêtres
communs.
Tout naturellement, les peuples de la steppe et les groupes qui s’assurent
politiquement et militairement leur contrôle ne peuvent, dans la pratique de
ces échanges, que recourir aux démarches et aux méthodes qui leur sont
propres. D’où le recours aux moyens guerriers (y compris sous forme de
campagnes et d’expéditions de pillage dans les régions frontalières), en
particulier quand il y a rupture des échanges normaux, pour en assurer et en
imposer la permanence ou pour se procurer les produits qui viennent alors à
manquer. D’où des conquêtes fort éloignées dans leur principe et dans leur
déroulement des mouvements de population que comportent les grandes
invasions de la fin de l’Empire romain. D’où enfin un intérêt constant et
marqué pour le contenu et la portée politique de ces relations, entrant
souvent en interférence profonde avec l’histoire de la Chine impériale.
Il est tout à fait frappant, dès lors qu’on décape une tradition
historiographique trop souvent sino-centrique, de constater la fréquence avec
laquelle des dynasties d’infiltration ou de conquête issues du monde de la
steppe détiennent le pouvoir impérial au moins en Chine du nord. De la
dynastie tabgač/Toba des Wei du nord Bei Wei (北隗 386-534) aux grandes
dynasties "barbares", Kitan 契丹 des Liao 遼 (907 ou 916-1125), Jurcen 女
眞 / 女真 des Jin 金 (1115-1234), mongole des Yuan 元 (1271-1368), enfin
mandchoue des Qin 清 (1644-1912), la Chine est partiellement ou totalement
(pour les deux dernières) entre des mains non-chinoises. Il n’est pas
jusqu’aux grandes dynasties chinoises, tels les Tang 唐 (618-907), ne
doivent pour une part leur origine ou des pans essentiels de leur histoire et de
la "géométrie" de leurs successions impériales aux interventions des peuples
de la steppe.
Il ne fait pas de doute au demeurant que cette implication dans le monde
chinois exerce sur le monde nomade une action en retour considérable, en
particulier dans le domaine politique, qu’il s’agisse d’emprunts d’institutions
79
ou de titres, de la constitution de tendances centralisatrices, de l’émergence
d’une idéologie impériale.
Le plus souvent connues, pour les plus importantes d’entre elles, par des
témoignages extérieurs (Annales chinoises) souvent sujets à caution, et par
des découvertes archéologiques encore trop fragmentaires, plusieurs
tentatives de structuration politique constituent, du IIIème s. av. n.è. à
l’avènement de l’Empire mongol, une succession impressionnante (v.
tableau).
Au delà de certaines disparités, ces divers "Empires des steppes", selon
l’expression plus suggestive que précise de René Grousset, présentent une
parenté et une continuité indiscutables. C’est sans doute au cours de cette
période et à cette occasion que les communautés turques et mongoles, au
demeurant fortement interpénétrées, achèvent de constituer leur identité
ethnique, culturelle et linguistique. Pour autant, vouloir attribuer à telle ou
telle de ces tentatives un caractère turc ou mongol exclusif apparaît le plus
souvent comme un faux problème.
On constate d’une part une constance remarquable dans la délimitation du
territoire embrassé par ces tentatives - du lac Balkhach à l’Ouest à la
Mandchourie à l’Est et du lac Baïkal au Nord aux Gobi et à la Grande
Muraille au Sud. Plus frappant encore est que des groupes de provenance
diverse accordent de façon répétée, pour s’assurer le contrôle de ce territoire,
le même intérêt au massif montagneux du centre de la Mongolie, les Xangaï,
où ils établissent invariablement leur "capitale". Après tous leurs
prédécesseurs, les Mongols eux-mêmes, pourtant issus du Xentei, quelque
500 km plus à l’Est, fondent Qaraqorum (Xar xorin) au cœur des Xangaï.
On observe d’autre part une tendance, certes irrégulière et inégale d’une
tentative à l’autre, à la mise en place et à la consolidation d’institutions
centralisatrices et de conceptions et d’instruments associés plus ou moins
directement à l’exercice et à la justification d’un pouvoir politique
(organisation "décimale" des armées, relais de poste, écriture runique des
Turcs de l’Orxon, puis adoption par les Uigur d’une écriture d’origine
sémitique, ultérieurement reprise par les Mongols et à leur suite par les
Mandchous, pénétration du bouddhisme et du christianisme nestorien,
pensée politique chinoise).

80
Dans le même temps, à la "démocratie militaire" qui traduit dans
l’élection des chefs la réalité et la mobilité des rapports de forces se substitue
la constitution de souverainetés héréditaires. La primauté d’une lignée tend à
prévaloir sur les rivalités et sur les alliances entre lignages, ce dont le "coup
d’Etat" accompli chez les Kitan par le clan des Yelü 耶律 au début du Xème
siècle fournit un exemple remarquable.
Que les assemblages tribaux puis les lignées que nous venons d’évoquer
soient le plus souvent précaires et éphémères, que souvent les tentatives
avortent après un bref éclat ne tient évidemment pas à quelque incapacité
métaphysique. Les raisons de cette précarité tiennent d’une part à ce que les
ressources matérielles sur lesquelles un empire doit asseoir son pouvoir sont
très insuffisantes ou en tous cas en limitent étroitement le développement
dans les conditions d’une économie pastorale confrontée à des conditions
rigoureuses et, répétons le, essentiellement irrégulières et instables. D’autre
part, la tentative centralisatrice n’est qu’un moment dans le jeu des rapports
politiques, dont nous avons souligné à quel point il est intégré au devenir
économique, social et culturel des nomades. La poursuite de ce jeu politique
interne à la société nomade au cours même des tentatives de centralisation, la
persistance de processus objectifs de développement inégal, contribuent à
l’approfondissement de contradictions anciennes ou nouvelles, à
l’élargissement de dissensions, à ce que tel ou tel groupe dépendant soit en
mesure, et se considère comme susceptible de canaliser à son profit les
alliances comme les antagonismes.
C’est ainsi que la première grande tentative d’organisation du monde
nomade, les Xiongnu (à partir du IIIème s. av. n.è.) s’effondre au début du
Ier siècle av. n.è. (-90) dans ses divisions et sous les coups des Xianbei, un
temps leurs féaux. Qu’en 553 les Turcs de l’Altai prennent la tête d’un
soulèvement contre la domination des Ruruan ; qu’au VIIIème s. ces mêmes
Turcs profondément divisés en Occidentaux et Orientaux sont abattus par les
Uigur qui sont à leur tour renversés par leurs "sujets" Kirgiz ...

L’unification mongole et l’Empire cinggisqanide :


L’unification mongole et l’Empire cinggisqanide fournissent tout à la fois
une illustration, un achèvement et une remise en cause des tendances que
nous venons de dégager.
81
Les mécanismes de différenciation sociale propres à la société pastorale
aboutissent, dans le courant des XIème et XIIème siècles, à la constitution au
sein de divers groupes nomades de couches aristocratiques, d’où naît un
renouveau des tentatives d’unification et d’hégémonisme politiques. Le
monde de la steppe est alors dans une situation de vide politique majeur. En
effet, les Kitan issus de Mongolie orientale et de Mandchourie sont absorbés
par le gouvernement de la Chine du nord et par leur confrontation avec la
Chine des Song, puis éliminés par les Jürcen.
Ces tentatives sont multiples et simultanées, ce que traduit
l’extraordinaire complexité des événements de la fin du XIIème siècle. Des
pouvoirs politiques autonomes se forment chez les Kereid, peuple mongol du
nord de la Mongolie, chez les Naiman, Turcs mongolisés qui occupent alors
le massif des Xangaï, chez les Mongols proprement dits, petit peuple
d’éleveurs dont le berceau est au cœur des monts du Xentei, dans la
Mongolie du nord-est.
Le succès final des Mongols tient sans doute pour une bonne part moins à
une supériorité intrinsèque qu’à la position territoriale stratégique qui est la
leur. Celle-ci les met mieux à même de jouer des rapports complexes entre
éleveurs de la steppe, au sud, auxquels ils appartiennent, et chasseurs de la
forêt, au nord, leurs voisins immédiats. Ils sont en outre plus directement que
d’autres confrontés à la politique menée par les Jürcen Jin en direction de la
steppe et à leurs "agents" ou intermédiaires Tatar (ceux-là mêmes dont le
nom est alors si fameux qu’il désigne pour le monde sédentaire l’ensemble
des peuples de la steppe - nos "Tartares" ou les Tata des Annales chinoises).
Peut-être sont-ils plus assurés dans l’idéologie dominatrice qui voit les
actions de l’aristocratie mongole réaliser la volonté du Köke Tngri, le "Ciel
bleu". Sans doute enfin l’émergence au sein de cette aristocratie de
personnalités d’exception achève-t-elle de réunir les conditions de la réussite
majeure d’une entreprise en elle-même classique.
Quoiqu’il en soit, ce sont les Mongols qui, au terme d’un enchevêtrement
d’alliances nouées, renouées et défaites, de combats longtemps indécis,
s’assurent au début du XIIIème s. le contrôle sans partage de la steppe.
L’artisan le plus illustre de cette aventure est bien sur Temüžin, né en
1167 dans un lignage très activement impliqué de longue date dans la genèse
de l’aristocratie nomade. Au terme d’un quart de siècle de luttes acharnées, il
82
se fait reconnaître de tous comme Souverain universel ou Cinggis qan
(Gengis khan) en 1206.
L’essentiel de son œuvre tient en ce qu’il érige pour la première fois une
domination nomade en Etat et en ce que, reconnaissant la permanence du jeu
des rapports politique dont il est lui-même le fruit, il tente - imparfaitement
au demeurant - d’en contrôler et d’en maîtriser les effets par le brassage des
communautés ethniques qu’il soumet et par la destruction des ordres anciens,
en particulier des vieilles solidarités lignagères et claniques. Il donne par là
naissance à une réalité nouvelle, le peuple mongol.
Répartissant la population du nouvel Empire dans un réseau d’unités
sociales et militaires très structurées, à base "décimale", Cinggis qan fait
appel à des lettrés uigur pour se doter d’un appareil administratif permanent,
d’une écriture, cependant qu’il édicte des règles juridiques et codifie des
normes de conduite (Jasa, Bilig).

Les conquêtes mongoles :


Très tôt, les implications extérieures de l’événement, mais plus encore la
nature du nouvel empire conduisent ses fondateurs à entreprendre une
longue suite de guerres de conquête. Œuvre d’une aristocratie à son propre
profit, l’Empire se heurte à la même étroitesse économique de la société
pastorale que les tentatives antérieures et recherche dans des campagnes
extérieures un élargissement de son assise et de ses ressources. En un mot, la
société mongole est appelée à fournir à ses chefs, par un effort de guerre qui
épuisera ses ressources humaines et matérielles, ce qu’elle ne peut leur
procurer par son travail.
Les premières expéditions sont tournées contre des voisins encore plus ou
moins liés au monde de la steppe (Tangud Xixia puis Uigur et Qara kitai,
tenue en lisière des peuples de la forêt du nord de la Mongolie et du sud de la
Sibérie) et peuvent apparaître comme des suites directes de l’unification.
Mais, dès 1211, Cinggis qan se lance sur la Chine du nord (Pékin est pris en
1215) et, en 1218, il entreprend contre le sultanat du Qwarazm (Khorezm) la
conquête de l’Asie centrale. Tout au long des conquêtes, du vivant de
Cinggis qan (mort en 1227) et surtout sous ses successeurs, une double
tendance s’affirme et s’affronte entre une simple expansion de la société
pastorale nomade au détriment des populations sédentaires et une mise en
83
œuvre, pour le compte et pour le profit exclusif de l’Empire mongol et de
l’aristocratie, d’une nouvelle complémentarité entre la Mongolie nomade et
les sociétés paysannes et marchandes conquises (tel est le sens de la Pax
mongolica tant vantée).
Les conquêtes mongoles apparaissent d’autant plus saisissantes dans leur
ampleur qu’elles sont le fait d’une armée supérieurement organisée mais peu
nombreuse (guère plus de 130 000 hommes), souvent secondée il est vrai par
des troupes étrangères levées au cours même des conquêtes (en particulier
pour les armes techniques : génie, marine). Ces contingents étrangers
illustrent un des paradoxes et une des explications du succès des conquêtes.
L’Empire mongol se constitue alors que tous ses adversaires sont divisés et
affaiblis affrontement entre Jin et Song en Chine, guerre civile en Iran et
fragilité du jeune sultanat du Qwarazm, formation récente du sultanat
Mameluk du Caire sur les ruines de l’Empire Abassîde au Moyen orient,
émiettement et rivalités des principautés russes, conflit en Europe, encore
confrontée aux aventures des Croisades, entre le Saint Empire et la papauté
(ainsi est-ce au Concile de Lyon, en 1245, qu’est simultanément mesurée
l’immensité de la menace mongole et qu’est condamné pour sacrilège et
excommunié l’Empereur Frédéric II).
Sur un projet initial très évident mais sans doute limité, se greffe ainsi la
logique d’un enchaînement qui conduit en quelques décennies la cavalerie
mongole de la Corée à l’Adriatique, de la Russie au Tonkin et à la Birmanie,
et qui va jusqu’au lancement d’expéditions maritimes sur les côtes du Japon
et de Java.
L’organisation des conquêtes, la création de monarchies mongoles dans
les pays conquis après la mort de Cinggis qan tiennent à la rencontre qui
s’opère entre le vide politique que les Mongols remplissent sur leur passage,
la répartition des attributions et des tâches entre ses fils du vivant même de
Cinggis qan (il s’agit là plus d’un mode traditionnel nomade de transmission
de l’héritage que d’une organisation rationnelle de l’Empire) et enfin la lutte
que se livrent ses derniers et leurs descendants pour la suprématie impériale.
Ces deux derniers aspects contiennent en germe la ruine de l’Empire
mongol. Si Cinggis qan avait bien tenté de mettre un terme à l’instabilité
dont le jeu permanent des rapports politiques était lourd dans le monde
nomade, il avait en fait préservé ce jeu au sein de son propre lignage, et
84
aussi, à un degré moindre pendant un temps seulement, au sein des
institutions qu’il avait créées.
Conservant le principe, aussi factice qu’il ait été en 1206 dans les
conditions de sa victoire, d’une désignation élective du souverain, il
maintenait par là même la nécessité d’une reprise des luttes pour le pouvoir.
Si son successeur désigné (encore cette désignation est-elle sujet à
controverse), son troisième fils Ögedei, règne sans partage (1229-1241), la
lutte est bientôt très âpre pour une succession à laquelle prétendent en fait
toutes les branches cinggisqanides. Plutôt que la soumission à un empereur
dont la légitimité est contestée, les chefs de ces branches en viennent donc,
là où la conquête les avait envoyés, à fonder leur propre dynastie, cependant
que les liens entre eux se distendent en alliances contradictoires, et qu’il est
hasardeux, moins d’un demi-siècle après la mort de Cinggis qan, de
continuer à parler d’un Empire mongol unifié.
La branche aînée (Žöcides), pratiquement en dissidence dès le vivant de
Cinggis qan, fonde en Russie du sud la Horde d’or, sous l’autorité des qan
Batu puis Berke, cependant que les descendants du deuxième fils
(Čagataïdes) établissent leur pouvoir en Asie centrale. Alors que la lignée
d’Ögedei sombre dans des luttes sanglantes après le bref règne de son fils
Güjüg (1246-1248), c’est la lignée du cadet, Tolui, en possession de la
Mongolie propre, qui remporte les plus grands succès, dès l’élection du
quatrième empereur, son fils Möngke (1251-1259). En Chine, le deuxième
fils de Tolui, Qubilai, au terme d’une guerre civile qui l’oppose de 1259 à
1264 à son frère cadet Arig böge, s’arroge le pouvoir impérial et fonde en
1271 la dynastie des Yuan après avoir fait de Pékin sa capitale (Qan baliq, le
Cambaluc de Marco Polo). Le troisième fils de Tolui, Hülegüü, chargé de
conquérir et de pacifier l’Iran, y établit la dynastie mongole des Il qan.
Les développements propres à chacun de ces empires échappent dès lors
dans une large mesure à l’histoire des peuples de la steppe, encore
maintiennent-ils jusqu’à la fin la logique des conquêtes : les pays soumis
restent essentiellement une source de revenus, souvent colossaux, pour une
aristocratie conquérante largement parasitaire qui ne s’implique que très
superficiellement et très partiellement dans leur vie sociale et culturelle.
L’affaiblissement de la Mongolie propre, appauvrie et dépeuplée par des
décennies de guerres de conquête puis de guerre civile, le recours dans les
85
pays conquis aux formes locales de gouvernement, de fiscalité,
d’administration qu’imposent au Mongols leur petit nombre et leur difficulté
à gérer par eux-mêmes des sociétés sédentaires, tout ceci fait de leur
domination une présence pesante mais marginale et de plus en plus ressentie
comme insupportable.
A l’opposé d’une idée fort répandue, il n’y a pas (sauf dans le mélange
entre Turcs et Mongols de la Horde d’or) d’assimilation des Mongols par les
peuples conquis, en particulier en Chine, mais l’isolement croissant d’une
aristocratie militaire médiocrement préparée à maîtriser une évolution
économique et sociale qui lui échappe de plus en plus.

86
Определение политического содержания Монголын нууц
товчоо и установление даты его сочинения 17

Данное сообщение имеет свой исходный пункт в широкой


дискуссии о категориях общественных отношений развёртывающейся
среди французсих специалистов по разным отраслям общественных
наук - философов, историков,социологов, психологов, антропологов,
лингвистов, и нашедшей своё выражение в частности по страницам
журнала La Pensée (Мысль, Мышление), органа парижского Института
Марксистских Исследований.
Сущность этой дискуссии – как наиболее эффективное и
обоснованное совмещение в единый научный подход и общетеоре-
тических положений об общественных отношениях и комплексное
исследование их конкретно-исторического формирования, распростра-
нения и преобразования.
Оказывалось в курсе обсуждения, что множество исследовательских
полей, по крайней мере у нас, должным образом не расследовалось. Из-
за практических причин (огромная масса и возрастающая популярность
у читателей биографической литературы) и по общим соображениям о
значимости проблем социального наследования и общественного
воспроизводства, одной из тем дискуссии стала именно биография и
биографическая передача, которым посвяшается выходяший на днях
сентябрьский выпуск журнала 18.

I. Всеобщие исторические условия формирования


чингисхановской индивидуальности
Вопрос сейчас не ставится о какой-нибудь переоценке личности или
исторической роли Чкнгис-хана, а о таких исторических и социальных
условиях при которых он проявился и на которые он сам служил
ответом,

17
Олон Улсын Монголч Эрдэмтний IV Их Хурал 1982, I боть, Улаанбаатар,
1985, 164-173
18
Type et modèle historique d’individualité, Cinggis qan, La Pensée, n° 228
87
1 - Собственные требования функционирования обшества и
кочевого животноводческого хозяйства, в особенности необходимость
общественного доступа к пастбишным и водным ресурсам приводит к
тому, что в условиях постоянной подвижности населения, очень рано
развитие соседских отношений, вступление в союз или в соперничество,
составление разных группировок и соединений принимают такие
формы и такое содержание, которые можно законно характеризовать
как политические отношения.
К тому же, ещё важнее оказывается то, что эти политические
отношения вместе с военным моментом их реализации, имея
непосредственную связь с овладением необходимыми экономическими
ресурсами, т.е. имея прямое отношение с овладением
производительными силами, играют роль прямых непосредственных
производстенных отношеннй. Кстати в этом может состоять специфика
кочевых обществ, хотя из этого никак не вытекает, что можно говорить
о «кочевом способе производства» как это делали некоторые
антропологи.
2 – по разным причинам, которые на наш взгляд в зачителькой мере
связаны с вышеуказанным весом политических отношений (имеем в
виду перенесение центра тяжести киданской империи из степи в
северный Китай), как раз в период предшествующий объединению
Монголов (примерно с X в.) отмечается углублением и ускорением
процессов неравного экономиическсго и социального развития.
3 - Совпадение этих процессов привело тогда к возникновению и
зафиксированию классовой структуры обшества, к формированию
господствующей пасторально военной знати, кочевой аристократии.
Главные направления дальнейшей истории Монголов - объединение
и создание ханского государства, проведение военных походов н
завоеваний - определены в значительной мере двумя неотложными
задачами, стоящими перед этой возрастающей аристократией и перед
отдельными её составными элементами или подгруппировками. Эти
задачи - прочно установить свою власть на длительных основах, а
вместе с тем срочно расширить социально-экономическую базу своего

88
господства, ввиду низкого уровня производительных сил самого
собственного монгольского общества и хозяйства.
Именно в этой двойной почве – т.е. в специфике, в том числе
политической, образования классового общества у Монголов и в
необходимости для только что возникшей аристократии приступить к
экспансионистской политике - заключается сущность чингис-
хановской личности, нового исторического типа индивидуальности, и
объяснение к его дальнейшейму превращению на протяжении веков
вплоть до современного времени, в исторический модель
индивидуальности и личности передаваемый монгольской
аристокрацей ради свойх собственных интересов, ради
воспроизводства своего господства, хотя под изменяемыми
конкретными формами.
На наш взгляд, в связи с этим представляет огромный интерес
исследование политического содержания Монголын Нууц Товчоо. Как
уже неоднократно заметили, образ Чингис хана оказывается здесь во
многом противоречивым. Мы сейчас не будем опять напоминать о всех
таких эпизодах или чертах которых можно считать унижающими по
отношению к Чингис хану. Подчеркнем что, при истолковании таких
эпизодов, необходимо опасаться всегда возможного психологического
анахронизма.
Хотя эти прямо биографические анекдоты свидетельствуют по
крайней мере о том, что автор (или авторы, инспираторы) сочинения не
питает к Чингкс хану слепого, религийного уважения,
противоречивость образа Чнигис хана и его значения как исторический
модель выявляют себя и в более глубоких и существенных чертах
произведения.
Хотя Чингис хан является несомненно отражением и орудием
подъёма монгольской аристократии как класса и несмотря на то, что
сама эта аристократия принимает непосредственное участие в создание
государственных институтов, тем не менее играет в этом поцессе и в
создании ханской власти глубоко противоречивую роль. Известно, что
в истории весьма обычным является то, что практика и интересы в
ханской или, шире говоря, в политической, государственной

89
надстройке и тесно связанной с ней прослойке, подлежат относительно
быстрой и радикальной автономизации по отношению к самым
непосредственным интересам целых групп и прослоек пасторально-
военной аристократии. Эта противоречивость время от времени
принимает и острый, открытый характер. Это показывают например
хорошо известные споры 1229-1230 гг. по вопросу о формах
эксплуатации северного Китая и подобные случаи, когда прямые
интересы части аристократии в простом расширенпт: своей
пастбшдной базы сталкивались с возрастающей силой
централизованной власти, уже заинтересованной в комплексной
экономической эксплуатации завоеванных стран 19.

II. Обновляющий характер Чингис хана н создание этого


характера у автора Монголын Нууп Товчоо
В этих условиях, передача образа Чингис хана как исторический
модель, предназначен на воспроизводство аристократического
господства, не может быть прямой, безоговорочной агиографией. В
рамках модели должны сожительствовать, совмещаться, примерно с
одинаковой силой, и образ хана-императора как новое историческое
явление, как образ подъёма нового класса, и те условия и требования,
на которые хан должен отвечать, чтобы испоянять роль
соответствующую аристократическим интересам. Именно в этом -
главное политическое содержание Монголын Нууц Товчоо, а не в
абстрактном, анахроническом споре «за» или «против» сам принцип
ханской централизации 20.
Вопрос об историческом обновляющем характере Чингис хана и о
сознании этого же характера у современников, в том числе у автора
Монголын Нууц Товчоо, представляет большой общеисторический
интерес. Было бы конечно ошибочным искать свидетельства полного и
ясного сознания этого. Хорошо известно, что в истории очень редки

19
Мункуев Н. Ц. , Китайский источник о первых монгольских ханах, М. , 1965;
20
или же в полемиках, имевших в свое время методологическое значение, о
относительно «демократическом» или «аристократическом» характере
Чжамухи и Темучжина (отм. 2011 г.)
90
такие случаи и события обновляющий характер которых понимали
сразу, полностью и на крупном масштабе. Наоборот, чаше всего,
историческое новшество на более или менее продолжительное время,
либо совсем не замечают, либо принимают за повторение или простое
продолжение происшедшего в прошлом. Сами деятели и участники
крупных реформаторских действий часто уверены в том, что их
деятетьность является лишь продолжением прошлого. У самого Чингис
хана находим указание на своих прешественников «с тысячи лет».
В то же время о полном отсутствии какого нибудь этого сознания
нельзя говорить. Сознание это наиболее определённо выражается у
автора Монголын Нууц Товчоо когда речь идет у него об уже созданной
империи. В параграфе 255, Чингис хану приписывается мнение о том,
что свой успех он объясняет введением принципа единства империи,
отсутствующего у своих предшественников, и тем, что он избежал
споры и разногласия которые ослабляли его соперников, в частности
Алтана н Хучара.
Итак нам кажется что представления автора Монголын Нууц Товчоо
зрая ли найдутся в прямых, открыто сознательных формулировках, по
крайней мере потому, что формирование у него подобных
сознательных представлений является маловероятным.
Но тогда задается вопрос: откуда же разыскать эти представления?
По нашему при исследовании в самом тексте двух типов противоречий,
противоположных элементов: таких моментов в каких Чингис хан
является продолжителем предыдущей истории, т.е. элементов
последовательности, непрерывности, и напротив тех элементов, на наш
взгляд решаюших, указывающих на переломы, на нарушения
последовательности, элементов прерывитостн, доказывавших об
опреленной степени сознательности о переломном, обновляшем
характере чингисхановской индивидуальности.
Элементы приписываемые каждой из этих тенденций, их
взаимосвязи и взаимодействия вполне законно и желательно
исследовать по всей протяжности текста Монголын Нууц Товчоо.
Сейчас остановимся на богатейший, с данной точки зрения, фрагмент

91
сочинения. Имеем в виду те пятьдесять начальных параграфов в
которых излагается генеалогия Чингис хана.
Хорошо известна роль генеалогии как способ передачи
наследования, как орудие общественного воспроизводства, т.е.
социальной непрерывности, особенво у народов с чисто устной
традицией, какими являются Монголы до ХIII в. Поэтому, не
удивительно ни то, что Монголын Нууц Товчоо начинается с такой
генеалогии, ни то, что эта генеалогия включает в себе двадцать три
поколения с обшпм примерно протяжением времени полутысячелетия.
А нам тоже известно с какой лёгкостью генеалогические схемы
поддаются манипуляциям и подделкам. Не ставя уж вопрос о
правдоподобии генеалогических данных, ибо их подтвергать какой
нибудь проверке вряд ли явится возможным, нам оказывается, что
самое изложение чингис хановской генеалогии представляет собою
сочетание элементов непрерывности с такими очевидными переломами,
что мы вправе говорить о «генеалогии прерывитости», о генеалогии
парадоксально обосновывающей образ Чингис-хана как новый
исторический тип индивидуальности.
Элементы последовательности легко заметить! То, что генеалогия
классически поставлена в самом начале сочинения, видимое линеарное
изложение от Буртэ-чиио до Есугэй-баатура, указание на очень ранние
материальные стратегии, совмещающие похищение жён с
установлением союзнических отношеннй, например у Добунмэргэна и
отчасти у Бодончара, напоминаюшне подобные практики у Есугэй-
баатура, и с похищением Оэлуны и с первоначальным планом
кассающимся брака молодого Тэмучжяна. Дополнительным элементом
последовательности можно считать и то, что практически всех
монгольских обоков с которыми имеем дело в последствии в Монголын
Нууц Товчоо автор перечисляет с указанием их места в генеалогической
схеме.
Несмотря на эти, кстати наверно не исключительные, элементы
последовательности, более существенными оказываются нам
переломные элементы, проявления прерывистого и самого текста.

92
С одной стороны, месту придаваемому определению обоков же
соответствует в последствии текста одинакового значения этой формы
общественной организации. Обоки, как это уже отмечали, не
представляет собою ведущей силой иди даже эффективными рамками
для политических группировок ставшись фокусом внимания автора
Монголын Нууц Товчоо, Имеем сейчас в виду тот капитальный эпизод
на параграфах 120-123, когда происходит разрыв между Тэмучшгом и
Чжамуха (подчёркивая здесь, что разрыв является односторонным
шагом Тэмучжина и его окружения, особенно матери и жены). После
ночи езды, пока неизвестно кто с кем пошёл, автор нам очень подробно
извещает о том что за «Тэмучжином утром идут не столько целые
обоки, сколько отдельные от них группы, не а силу родовой
дисциплины, а ва основании самостоятельных политических решений и
выборов.
С другой стороны, самое главное, переломы выражаются в ходе
самого изложения генеалогических данных, в том числе и через
выразительные, излагательные приёмы и способы.
Во-первых, Тэмучжин сам не прямо включён в свою собственную
генеалогию. Он «рождается» на параграфе 59, после рассказа о борьбе
Есугэй-баатура с Татарами, т. е. вне чисто генеалогического
перечисления.
Во-вторых, при описании этого перечисления, автор Монголын Нууц
Товчоо входит в подробностн только в таких случаях, когда речь идет о
переломных эпизодах или персонажах. Особый интерес вызывают в
этой связи женские образы. За целые 23 поколения, является только
пятеро их, включая Гоа-марал, притом характер каждой из них нам
кажется переломным. Самой значительной, с этой точки зрения,
является по параграфам 17-22 персонаж Алан-гоа [Alan qo’a]. Уже
вдовой Добун-мэргэна с двумя сынами (Бэлгунутэй [Belgünütei] и
Бугунутэй [Bügünütei]), она еще троих сыновей (Буху хатаги [Buqu
qatagi], Бухату салжи [Buqatu salži] и Бодончар мунхаг [Bodončar
mungqaγ]) рождает от магического существа (мифический характер
которого является здесь не случайно). Именно младчим этих
«сверхестетственных» сыновей является Бодончар, прямой предок

93
Монголов-борчжигид и самого Тэмучжина 21. Имэнно здесь, поэтому,
автор Монголын Нууц Товчоо самым определённым образом показывает,
что последовательной преемственной связи от Буртэ чино до
Тэмучжина в действительности нет.
Переломные место и роль женшин в генеалогии подчёркивается
автором другим образом: сообщает лишь об одной жене Бодончара,
кстати о предке Чжамуха но ничего не говорит о той жене по которой
происходит Тэмучжин.
Ешё один элемент прерывистости на который мы желаем сейчас
указывать носит прямой политический характер. Автор развивает
описание политических отношений в котором принцип наследования
но старшему поколению, и вообще всякий наследственный принцип,
никак не являются регулярными чертами или институтами. Напротив,
не менее, чем в трёх важных обстоятельствах вопрос о власти и о её
наследования формулируется в оторванности от какого нибудь
наследственного принципа. У Бодончара, которого отгонили от
семейной группы, речь идёт о чистом захвате власти над другими:
«Хорошо, что у тела была бы голова, хорошо, что у одежды был
воротник», как и сам говорит на параграфе 33. О Хабул хане
выражается совсем прямо на параграфе 52, что «Хабул хан захватил
власть (или пришел к власти, «meden aba») над всеми Монголами». В
том же параграфе излагается, что «Хотя у Хабул хана было семеро
сыновей, по словам самого Хабул хана властителем стал Амбахай, сын
Сэнгум-билгэ».
По нашему, через элементы прерывистости подобные выше
излагаемым, автором Монголын Нууц Товчоо передаётся более или
менее ясное представление о том, что Тэмучжин не является
естественным последователем и продолжителем всей предыдущей
истории Монголов, а что он является основателем определённого
нового исторического явления, и тем самым новым историческим
типом.

21
о Бодончаре, см. Монголын Нууц Товчоо, пар. 30 по 40
94
III - Противоречивый характер образа Чингис хана
Не будем ешё раз останавливаться на оговорки с которыми
монгольская военная аристократия принимает этот новый тип в
качестве моделя. Лишь коротко скажем следующее: из текста по
разным эпизодам видно,что аристократия от своего хана ожидает
оплату за оказанные ему услуги, но еще больше требует уважение к
собственным правам, уважение к уже установленным позициям и
привилегиям военной знати. С этой точки зрения было бы очень
интересно исследовать образ «противоречивого двойника» Тэмучжина
каким является Чжамуха. Отметим тоже, что об этом идет и речь, когда
на самом последнем параграфе текста, Угэдэй хан обвиняет себя в
дурном отношении к старым нукерам своего отца, особенно в
ненужной расправе с Дохулху. Тем самым, по самым последным
строкам Монголын Нууц Товчоо обнаруживается обшее политическое
содержание целого сочинения 22.
Аристократия нуждается в императоре нового, чингис хановского
типа, ради расширения своего господства, ради удовлетворения своих
потребностей и нужд, своих жизненных интересов. Но император этот
должен остаться в рамках установленных уже внутри-
аристократических отношений. Желательным ограничением ханской
власти являются уважение интересов пасторально-военной
аристократии, а ешё важнее уважение первого среди этих интересов -
целостности этого класса.

IV - К установлению даты сочинения Монголын Нууц Товчоо


Такой противоречивый характер текста, повторность таких более
или менее открытых предупреждений приводят нас к давно спорному
вопросу об установлении даты Монголын Нууц Товчоо. При этом, нам
приходится выражать убеждение в том, что каков бы не был интерес
подробного исследования внутренных тексту признаков и сведений,

22
МНТ, пар. 281
95
отвечать на данный вопрос возможно только в сопоставлении этих
сведений с обше-историческим подходом.
У нас нет сейчас претензий на окончательное решение данного
вопроса. Нам хотелось хотя бы выдвигать гипотезу примиримую с
нашей интерпретацией политического содержания сочинения. Именно
с этой точки зрения часто выдвинутые до сих пор гипотезы в своём
большинстве нам оказываются неудовлетворительными.
Среди возможных «годов мыши, хулуган жил», 1228, 1240, 1252,
1264, 1270 и т. п. гг., как известно чаше всего выдвигался учёнами год
1240. Подтверждением к этому выбору выдвигается аргумент на наш
взгляд слишком негативного, отрицательного характера о том, что
смерть Угэдэй хана и последующие события на упоминаются. Имеется
тоже предположение о том, что автор должен был быть очевидцем
событий чингис хановского времени.
На первый аргумент, ответим своими собственными. Во-первых, мы
не совсем уверены в том, что о смерти Угэдэя нет упоминания.
Параграф 281, как уже Рене Груссе замечал (в чем Пол Пэлльо
соглашался с ним) имеет «характер явного посмертного итога» 23 ,
Особенно интересно сейчас подчеркнуть что имеет не только
посмертый, но и заключительный характер. Во-вторых, с научно-
методологической точки зрения, отсутствие какого-нибудь события в
каком-нибудь источнике отнюдь не может служить доказательством,
или даже подтверждением о том, что источник этот составлен раншье
или позже данного события.
На второе предположение можно возражать, что хотя конечно не
исключается, что автор был очевидцем или близким к очевидцам
человеком, кет никакого прямого доказательства этого. Притом нам
надо учитывать возможность устной или же письменной передачи от
очевидцев к более позднему автору, считаясь с такой жизненной силой,
которой была и есть у устной традиции среди Монголов. А скорее
добавим, что ни по сложности идеологического содержания, ни по
уровню своей литературной обработки, Монголын Нууц Товчоо не

23
Grousset R., L’empire mongol (1ère partie), Paris, 1941, p. 303
96
представляет собою простой и сухой перечень личных воспоминаний.
Именно мировое художественное значение Монголын Нууц Товчоо (уже
не говоря об историческом интересе) состоит в том, что является
сочинением созданным настоящим мастером слова. Особенно важно
подчёркивать, что введение стихотворных фрагментов, на наш взгляд
не обязательно являющихся цитатами «фольклорных» преданий, не
происходит стихийно или случайно, а отвечает на определённое
желание автора производить на читателя, во выбираемых им местах,
сильнейщее эмоциональное впечатление. Притом, автор прибегает к
такому приёму, чаше всего для изложения как раз переломных
эпизодов. Только укажем на два интересного примера. Стихотворной
является речь Дэй сечена, в которой тот убеждает Есугэй-баатура в
целесообразность брака Тэмучжина со своей дочерью Буртэ, что
одновременно отталкивает Есугэя от первоначально намеченного им
матримониального плана. Таким же стихотворным является описание,
на параграфе 185, последней великой битвы Тэмучжина с Чжамухой и
Таян ханом найманским (притом с использованием интереснейшей
зверинной символики).
Кроме того, на наш взгляд, нет достаточного основания в 1240 году
для развёртывания среди аристократии такой аргументации которой
есть по нашему основным содержанием Монголын Нууц Товчоо.
Открытого кризиса нет, и вряд ли ожидается, раз по описанию Рашид
ед-Дииа «болезнь Угэдэя кажется не продолжительной и его кончина
сравнительно скоропостижной» 24 В конце концов, хотя не придавая
чрезмерного значения этому, также не забудем о странно пророчэском
характере параграфа 255, уже замечонном многими исследователями.
Предыдущую дату, 1228 г., вряд ли можно выбирать,
Предполагается тогда, что авторами Монголын Нууц Товчоо не может
быть меньше, чем два разные человека, о чем у нас нет никакого
подтверждения. Предполагается также последующая переработка
текста, в виде камример, как это предлагается Игорьем де Рахевилц,
очень сложной а, по нашему маловероятной манипуляции текста уже

24
Rachid-al-Din, The successors of Gengis Khan, Transl. by J.A.Boyle, New York,
1971, pp. 65-66
97
китайскими переводчиками, с перемещением колофона 25 .
Действительно, конец текста оказывается, по выражению нашего
коллеги Д. Цэрэнсоднома «спешным», но наличие второго автора никак
этим не доказыаается. Кстати эта особенность может иметь какое-то
отношение к предлагаемой нами датировке, как увидим ниже.
Датировка эта, по содержанию сочинения долна быть связанной с
периодом политического кризиса у самой ханской верхушки, во время
которого созревала выдвинутая аргументация. По этому отстраняем
поздные гипотезы, 1276 г. и сл. , так как в это время власть Хубилая
прочно уже установлена, несмотря на борьбу против Хайду (а
Монголын Нууц Товчоо никак на является оправдательным орудием в
руках у сторонников рода Угэдэя ).
Поэтому нам нужно выбирать дату последующую за кончиной
Угэдэй хана и предшествующую прочному установлению власти
Хубилай хана.
1252 год представляет собою вполне допустимая гипотеза. Это через
год после того, когда на престол поднимался Мунхэ, в результате
первеворота при котором исполняется пророчество параграфа 255, т. е.
в результате которого власть переходит в руки Тулуйдов с открытой
поддержкой виднейшего и старшего представителя монгольской
военной аристократии, князя Бату 26. При этой гипотезе Монголын
Нууц Товчоо был бы тогда составлен во время наследственного кризиса
1248-1251 гг. , и окончен уже после решения кризиса (что не
представляет особого затруднения).
На наш взгляд, ешё более все таки удовлетворительной оказывается
гипотеза о 1264 году. Несмотря на то, что Хубилай совершает свой
военный переворот уже в 1260 г. , прочно устанавливает свою ханскую
власть только в 1264 г., после окончательного покорения своего брата
Ариг бугэ. Правдоподобным является то, что период с 1230 по 1264 гг.,
был времением ожесточённых дискуссий и споров политического
содержания. Уже Уильам Хунг выдвигал такую же гипотезу о 1264, а

25
I. de Rachewiltz, Index to the Secret History of the Mongols, Bloomington, 1972
26
Rachid-al-Din, op. cit., p. 201-202
98
её подтверждал чисто внутренними признаками, в том числе формой
названия китайского города Сюаньдэ на параграфе 247 в таком виде
которого не использовали до 1263 г. Но Игорь де Рахевилц позже
указал на появления этой формы по его мнению с 1233 г. 27.
Более существенным является то, что сочинение окончено в
седьмом месяце (хуран сарада) года мыши во время хурилтая в месте
Худээ арал [ködege aral] на реке Хэрлэн 28. Именно в том же месяце (с
25 июля по 22 августа 1264 г. ) через месяц после своего
окончательного поражения на реке Завхан, Ариг бугэ лично объявлает
о своей капитуляции и отдаётся на милость своего брата на
торжественном собрании, которому в присутствии хана вероятно дали
название хурилтая, и который, судя по истекшему времени должно
было состояться в восточной Монголии 29. Внезапность такого исхода
борьбы Хубилая с Ариг бугэ может служить объяснением той
«спешности» конца текста, подчеркнутой Цэрэнсодномом и о которой
выше шла речь. В то же время, поздним временем сочинения
объяснялся бы такое широкое употребление длительной формы титула
хан (хаан [qaγan]), которую П. Пэлльо приписывал именно
хубилаевскому времени 30.
В конце концов, нам кажется сейчас возможным, по всем этим
соображениям и рассуждениям, предлагать в качестве гипотезы для
окончания сочинения Монголын Нууц Товчоо июль или август 1264
года. Именно характер источника как передача исторического
индивидуального типа хана-аристократа, а не как чисто
документальная хроника, позволяет решать вопрос о том, почему
Монголын Нууц Товчоо, хотя написанный через два десятилетия после

27
I. de Rachewiltz, op. cit.
28
Монголын Нууц Товчоо, пар. 282
29
Rachid-al-Din, op. cit., p. 261; Yuanshi, vol. I, Beijing, 1976, p. 98 ; Grousset, op.
cit., p. 323
30
P. Pelliot, Notes on Marco Polo, t. III (Index), Paris 1972, entrée « qaγan »
99
смерти Угэдэя, не упоминает о последующих событиях и ханах, что
затруднял А. Мостэрта принимать гипотезу У. Хунга 31.
Чингис хан, и отчасти Угэдэй, являются ханами, проводившие
захватническую политику, отвечающую на интересы пасторально-
военной аристократии, хотя под политическими, организационными
централизованнными формами, вызывающими времением
определённые возражения и оговорки у этой самой аристократии.
Следующий период, до возведения Мунхэ на престол, отмеченный
полным прекращением захватнических кампаний ради внутренней
борьбы за власть оценивается аристократией отрицательно и поэтому
не включается в модель. То, что царствование Мунхэ не упоминается
можно объяснять либо какими-то ешё политическими разногласиями,
либо просто тем, что по внезапности событий, автор Монголын Нууц
Товчоо «окончил», «завершил», как сам пишет, свой труд не выполнив
своего первоначального плана полностью.
А сейчас, выдвинем такое предложение. Если эту гипотезу принимать,
почему же нам не искать, например по юаньским биографическим
материалам и источникам, в самом близком к Хубилаю круге лиц,
такого человека из Монгольской пасторально-военной знати, высокой
литературой талантливости, чья политическая деятельность в период
1260-1264 может быть не совсем непогрешима, и который являлся бы
автором Монголын Нууц Товчоо.

31
А. Моstаеrt, Quelques passages de l’Histoire Secrète des Mongols, HJAS, Vо1.
13. (1950) ; 14. (1951) ; 15. (1952)
100
Type et modèle historique d’individualité, Cinggis Qan 32

Levons tout d’abord une hypothèque : ce n’est pas à la perception qu’ont


eu de Temüžin/Cinggis qan (1167-1227) 33 et de sa personnalité, les victimes
des conquêtes mongoles du XIIIe siècle que nous nous arrêterons ici, non
plus qu’aux jugements associés à cette perception à travers les siècles.
L’image pourtant a fait recette et la liste est longue des portraits plus ou
moins idéalisés ou mythiques du Bâtisseur d’empire, du Conquérant tout à la
fois implacable et politique, analphabète et éclairé. Il y a sans doute, dans ce
mélange d’horreur devant la violence et la profondeur des ravages de la
conquête et de fascination devant la Pax mongolica, un champ d’étude
passionnant où nous retrouverions pour l’Occident à la fois le souvenir du
Fléau de Dieu (ainsi que le manifeste le Concile de Lyon en 1245) et la
nostalgie de la Pax romana ; pour l’Extrême-Orient, pour la Chine en
particulier, l’omniprésence d’une pensée sociale et politique dominée par le
conflit entre la permanence du modèle de l’unité impériale remontant à Qin
Shi Huangdi et aux Han et la réalité historique des fréquentes divisions de la
Chine entre dynasties rivales.
Sans doute est-ce dans la profondeur des résonances qu’éveillent ces
questions dans les consciences sociales qu’il faut situer l’actualité de l’image
« mondiale » de Cinggis qan. Rappelons qu’en 1962, le huitième centenaire
(supposé) de sa naissance fut l’occasion de polémiques extrêmement vives
entre historiens chinois (Han Rulin, Shao Xiongzheng, Zhou Liangxiao, etc.)
d’une part, historiens soviétiques et mongols d’autre part (Vjatkin,
Tixvinskij, Širendyb, etc.) 34. Une conférence d’historiens chinois, tenue à
Xöx xot (Köke qota, capitale de la Mongolie intérieure) du 22 au 29 juin

32
La Pensée, N° 228 Juillet-Août 1982
33
A des fins de simplification, nous n’emploierons dans la suite de cet article que le
titre Cinggis qan, même là où il serait souvent plus juste et plus rigoureux de faire
apparaître son nom personnel Temüžin.
34
Sur les termes de cette polémique, v. S.L. Tixvinskij, Tataro- rnongol’skije
zavoevanija v Azii i Evrope (les invasions mongoles en Asie et en Europe), Tataro-
rnongoly v Azii i Evrope (les Mongols en Asie et en Europe), Moscou, 1970, pp.
3-21 ; A. Feuerwerker, ed., History in Communist China, [Cambridge (Mass.) –
London, 1969],
101
1962, tout en reconnaissant le caractère « réactionnaire » et « destructeur »
des campagnes mongoles mettait l’accent sur le rôle de Cinggis qan comme
unificateur de la Chine, comme « ayant posé les fondements de l’unification
de notre patrie sous la dynastie des Yuan, cette dernière ayant constitué un
apport éminent au développement et à l’édification de notre Etat unifié
multinational ». Dans le même temps, historiens soviétiques et mongols
insistaient fortement sur le rôle destructeur des conquêtes. Concluons sur ce
point en citant le jugement global porté en Mongolie sur cette question en
octobre 1962 :
« Certes, Cinggis qan, dans la période initiale de la constitution d’un Etat
mongol unifié, joua un rôle positif, en agissant pour l’unification des tribus
mongoles. Toutefois, toute son activité ultérieure fut profondément
réactionnaire, et tournée vers la conquête de pays étrangers, vers la
destruction des valeurs matérielles et culturelles qu’ils avaient créées. Les
guerres de pillage de Cinggis qan conduisirent au déclin des forces
productives en Mongolie même et apportèrent au peuple mongol des
souffrances incommensurables» 35.
Nous abandonnerons donc ici l’examen de Cinggis qan « conquérant du
monde » selon l’expression de René Grousset 36 reprise de l’historien persan
du XIIIe siècle Juvaini 37 ou de la « Vie de Temüžin, qui avait pensé
soumettre le monde » par E.I. Kyčanov 38
Nous limitant au cadre strictement mongol, nous voudrions situer
maintenant notre approche de la biographie de Cinggis qan et des problèmes
qu’elle soulève dans la continuité de la démarche entreprise antérieurement
dans plusieurs articles de la Pensée et portant sur la catégorie de rapport
social, plus précisément sur la constitution historique concrète des rapports

35
IIIe Plenum du Comité central du Parti populaire révolutionnaire mongol, octobre
1962
36
René Grousset, Le conquérant du monde,Paris. 1944 ; 2° éd., Paris, 1972 (Livre
de Poche, n° 3354).
37
Alal-al Dîn Ata-Malik žuvaini, Ta’rikh-i-Jahan-gushai, The History of the World
Conqueror, Transl. John A. Boyle, vol. I-II, Manchester, 1958).
38
E.I. Kyčanov. Žizn’ Temučžina, dumavšego pokorit’ mir, Moscou, 1973.
102
sociaux tant au sein d’un mode de production déterminé que dans la
transition historique entre modes de production.
Dans cette perspective, saisir Cinggis qan et sa biographie comme
production historique du réseau de rapports sociaux qui constituent un type
d’individualité, puis sa transformation en modèle transmissible
d’individualité, nous impose plusieurs priorités :
a) évaluer dans quelle mesure l’individualité retenue constitue une
réponse, et contribue à fournir une réponse aux exigences d’une réalité
sociale en mouvement. En l’occurrence, situer Cinggis qan dans les
transformations sociales que connaît la steppe mongole entre le XIe et le
XIIIe siècles ;
b) examiner l’ensemble complexe des déterminations qui, au sein de
cette réalité sociale, contribuent à la constitution d’un modèle historique
d’individualité, et tenter d’isoler celles de ces déterminations qui jouent plus
directement un rôle moteur ;
c) enfin, cerner le moment où s’effectue le passage de la constitution
d’un type historique d’individualité à sa transmission en tant que modèle
historique d’individualité. En d’autres termes, identifier la transmission
biographique, dans son fonctionnement et en particulier dans les relations
qu’elle entretient avec la notion d’héritage (tant rétrospectif que prospectif),
en tant que rapport social spécifique constitutif, dans la sphère de la
conscience, des mécanismes de la reproduction sociale.

Modèle d’individualité et transmission biographique


Ce dernier aspect du problème est en définitive le siège des questions
essentielles. La transmission biographique, l’existence même, dans des
cultures très diverses, de traditions biographiques beaucoup plus profondes
et significatives qu’un « simple » genre littéraire (soit dit sans nulle
condescendance envers l’approche proprement littéraire, essentielle dans ce
domaine) nous renvoient simultanément au problème historique des formes,
des éléments et des modalités, des processus de la reproduction sociale, ainsi
qu’aux questions philosophiques de la relation entre intériorité et extériorité

103
dans les rapports sociaux. Il y a là place pour des contributions significatives
à une théorie matérialiste de l’individualité 39.
Par ailleurs, l’incidence de la transmission elle-même, à la fois dans ses
mobiles et dans ses formes, sur le contenu de la biographie n’est évidemment
pas sans effet sur le choix des sources et sur le traitement critique auquel il
convient de les soumettre. Pour être plus précis, le critère d’« authenticité »
ou de « véracité » des éléments biographiques transmis (à supposer, ce qui
n’est pas toujours le cas, qu’il existe des moyens de vérification) est ici
largement insuffisant. Faute de déceler la logique et les motivations propres
à chaque source 40, faute de se rappeler que la biographie nous en apprend
souvent plus sur son auteur que sur son héros, nous laissons le champ libre à
la fois à l’adoption de jugements implicites de l’auteur pour une
représentation objective et à l’intrusion subreptice de notre propre
subjectivité. Peut-être l’a-t-il dans cette illusion d’objectivité une des sources
essentielles de l’anachronisme psychologique, si fréquent dans les ouvrages
biographiques, dont George Duby, après Lucien Febvre, relève la nocivité et
le caractère insidieux 41.

39
Ainsi suis-je amené à ne pas partager la vision quelque peu schématique que
propose Jacques Texier dans « La théorie matérialiste de l’individualité dans
l’Idéologie Allemande », La Pensée, n° 219, mars/avril 1981, p. 80, dans laquelle
l’opposition entre intériorité et extériorité des rapports sociaux pour l’individu se
trouve réduite, en s’appuyant sur la lecture d’une rédaction peut-être rapide de
l’Idéologie allemande, à une opposition entre intérieur/positif (contribution au
développement de la personnalité) et extérieur/négatif (entraves à ce
développement).
40
Nous pensons ici en premier lieu aux sources primaires, directement
documentaires, mais la remarque peut bien sûr être étendue à la production
biographique si abondante aujourd’hui : cette dernière ne doit-elle pas être étudiée
à la lumière des bouleversements subis par les rapports sociaux dans les conditions
mondiales modernes et actuelles ?
41
Georges Duby. Histoire des mentalités, l’Histoire et ses méthodes, Gallimard.
Paris, 1961 (Encyclopédie de la Pléïade), pp. 937-939. Observons par exemple que
ce sont dans une large mesure les préoccupations religieuses de l’Europe
médiévale et le fait que les voyageurs occidentaux dans l’empire mongol furent, à
l’exception de Marco Polo, des membres du clergé, qui ont conduit à ce que la
104
Pour le cas qui nous intéresse ici, une double tâche apparaît : la
biographie de Cinggis qan ne pouvant être une simple collection, censée
atteindre l’exhaustivité, de l’ensemble des épisodes qui nous sont transmis
par les sources les plus diverses, il s’agit de :
a) déceler les mobiles et les priorités différentes auxquels obéissent
d’une part les historiens persans et musulmans travaillant souvent pour le
compte ou directement au service des souverains mongols régnant sur l’Iran
après la conquête de 1222-1257 (dynastie des Il-qan) - tel est le cas du plus
célèbre d’entre eux, Rashid ed-Din (mort en 1318), auteur d’une des
premières histoires universelles, le Jami’ at-tawarikh, Recueil des chroniques
(1310-1311), d’autre part les annalistes et chroniqueurs chinois, dont la
démarche est différente suivant que nous avons affaire à des auteurs
confrontés dans l’empire des Song à la menace mongole et aux progrès de la
conquête 42 , à des contemporains de la dynastie mongole des Yuan 43 ou,
comme c’est le cas de l’œuvre la plus importante à notre disposition, le Yuan
shi, histoire officielle de la dynastie des Yuan 44 , à des ouvrages établis
postérieurement à la restauration chinoise des Ming en 1368.
b) identifier les relations existant entre ces ouvrages divers et des
sources proprement mongoles, qu’il s’agisse d’emprunts à des sources
écrites ou de la reproduction d’informations orales, ou qu’il s’agisse de la
traduction plus ou moins complète d’ouvrages mongols, ce qui est par
exemple le cas du plus important des ouvrages en langue chinoise
contemporains des Yuan, le Shengwu qinzheng lu 聖武親征錄 (ca. 1285) 45,

vision occidentale de Cinggis qan et de l’empire mongol surestime jusqu’à nos


jours l’importance des mobiles religieux, ainsi chez George Vernadsky, The scope
and contents of Gengis khan’s Yasa, Harvard Journal of Asiatic Studies, vol. III
(1938).
42
Zhao Hong, Mengda beilu, description complète des Mongolo-tatars. Œuvre s
posthumes de Wang Guowei, facs. (ce) 37, s. l., 1940.
43
Li Zhichang, Xiyou ji, Le voyage vers l’ouest, trad. A. Waley, The travels of an
alchemist, Mc Millan, Londres. 1931
44
Yuan shi, Histoire des Yuan. Beijing. 1976, 78 + 4678 pp.
45
Paul Pelliot, Louis Hambis, trad., Histoire des campagnes de Gengis khan, cheng-
wou ts’in-tcheng lu. Brill. Leiden, 1951.
105
dont on pense que l’original mongol aurait été la principale source à la fois
de Rashid ed-Din et du Yuan shi.
Dans la perspective d’une homogénéité dialectique entre formation
historique d’un type d’individualité et transmission biographique contribuant
à la reproduction sociale, c’est évidemment la question des sources
historiques mongoles elles-mêmes qui présente le plus grand intérêt. Plus
directement encore qu’à l’égard des observateurs extérieurs de la réalité
mongole que sont les historiens persans ou chinois, les chroniqueurs russes,
arméniens ou autres, une critique attentive et prudente s’impose. Si Cinggis
qan apparaît bien, en tant que type d’individualité, comme le produit et
l’instrument des bouleversements profonds vécus par la société pastorale
nomade mongole, c’est au cœur de ces bouleversements eux-mêmes qu’il
convient de rechercher la compréhension à la fois de l’image que les sources
mongoles nous donnent de Cinggis qan et des modifications subies par cette
image depuis le XIIIe siècle. Nous ne pouvons malheureusement entamer ici
l’examen de la tradition historiographique mongole post-impériale dans son
ensemble, tant elle est abondante 46 . Signalons simplement l’intéressant
dédoublement auquel donne lieu la pénétration et l’implantation du
bouddhisme lamaïque en Mongolie à partir du XVIe siècle. Alors que la
tradition historiographique, riche de nombreux textes du XVIe siècles, tend,
non sans arrière-pensées politiques, à inscrire Cinggis qan dans l’orthodoxie
lamaïque, en faisant à la fois une divinité tutélaire et le descendant du roi
mythique de l’Inde Mahâsammata 47 , les formes populaires d’un culte de
Cinggis qan, « dieu initiateur » selon l’expression de W. Heissig, constituant
le refuge des croyances « pré-lamaïques », chamaniques 48.
C’est aux conditions mêmes de la formation de l’individualité
cinggisqanide et à la phase initiale de sa transmission biographique que nous

46
C.Ž. Žamcarano, Mongol’skie letopisi XVII v., Moscou-Leningrad, 1936, trad. R.
Loewenthal, Mongolian chronicles of the XVIIth century, O. Harrasowitz,
Wiesbaden, 1955 ; L.S. Pučkovskij, Mongol’skie rukopisi i ksilografy Instituta
vostokovedenia, Manuscrits et xylographes mongols de l’Institut d’orientalisme,
(Moscou- Leningrad, 1957).
47
W. Heissig, Familien- und Kirchengeschichtsschreibung der Mongolen, I. 16-18
Jh., O. Harrasowitz, Wiesbaden, 1959.
48
G. Tucci. W. Heissig. Les religions du Tibet et de la Mongolie, Payot, Paris, 1973.
106
nous arrêterons dans les pages qui suivent, que nous consacrerons à la seule
source mongole contemporaine de cette phase qui nous soit parvenue,
l’Histoire secrète des Mongols, mongol-un ni’uca tobčijan, également
connue par son titre chinois, Yuan chao bishi 元朝秘史.
Relatant la vie et le règne de Cinggis qan et de son fils et premier
successeur Ögedei, cet ouvrage, composé de deux cent quatre vingt deux
paragraphes, constitue à coup sûr la pièce maîtresse, le document le plus
riche et le plus controversé des études mongolisantes depuis plus d’un siècle.
Si l’Histoire secrète, qui nous est parvenue en langue mongole, mais dans
une transcription chinoise établie selon toute vraisemblance par le Bureau
des traductions de la cour des Ming, - sans doute à la fin du XIVe siècle -, a
donné lieu, à des discussions philologiques sortant naturellement de notre
présent propos mais qui ont permis une reconstitution du texte que nous
pouvons sans doute considérer comme pratiquement définitive 49 , son
interprétation historique reste largement ouverte.

49
P.I. Kafarov (Archimandrite Palladius), Starinnoe mongol’skoe skazanie o
Čingisxane, un ancien récit mongol sur Cinggis- qan, Saint-Petersbourg, 1866 ; E.
Haenisch. Manghol-un Niuca Tobča’an (Yüan-ch’ao pi-shih), Die Geheime
Gescichte der Mongolen, 1. Text, Leipzig, 1937 ; S. A. Kozin, Sokrovennoe
skazanie, 1, Moscou-Leningrad, 1941 ; P. Pelliot, Histoire secrète des Mongols,
restitution du texte mongol et traduction française des chapitres I à VI,
Maisonneuve, Paris, 1949 ; B.I. Pankratov, Jüan’-čao bi-ši (sekretnaja istorija
Mongolov), t. I., texte, Moscou, 1962, (édition fac-similé) ; le texte à notre avis le
plus satisfaisant est celui établi par le grand mongolisant hongrois L. Ligeti.
Histoire secrète des Mongols, Monumenta linguae mongolicae collecta, vol I.
Akademiai Kiado Budapest, 1971. Je mentionne ci-dessous les articles
remarquablement éclairants d’Antoine Mostaert parus dans le HJAS en 1950-1952.
Une restitution du texte en mongol moderne a été proposée par l’académicien C.
Damdinsüren, qui avait en outre publié en Mongolie la première édition du texte
en écriture uigur-mongole, Mongolyn nuuc tovčoo, Ulaanbaatar, 1947. 2e éd..
1976. (Note 2011) Une traduction française, établie par Marie-Dominique Even et
Rodica Pop, Histoire secrète des Mongols, Chronique mongole du XIIIe siècle,
Gallimard, Paris, est parue en 1994. Mais l’ouvrage essentiel, tant par la rigueur de
l’établissement du texte (préparé par plusieurs ouvrages essentiels – transcription
et index) et l’étendue de l’érudition que par la qualité de la traduction, est sans
107
A la vision traditionnelle d’orientalistes plus souvent préoccupés il est
vrai de philologie que d’histoire et pour lesquels le contenu de l’Histoire
secrète, chronique entrecoupée de passages versifiés, serait la relation
linéaire et sans doute relativement fidèle de la vie du héros, les problèmes
soulevés étant le plus souvent de nature technique 50 , s’opposent des
tentatives plus directement historiennes, cherchant à situer le texte dans la
réalité sociale et historique de son époque, le XIIIe siècle. Le point de vue le
plus radical à notre connaissance a sans doute été exprimé par l’historien
soviétique L.N. Gumilëv 51 , pour lequel l’Histoire secrète est une pièce
politique représentant les positions de l’aristocratie guerrière mongole dans
le débat ayant opposé cette dernière à l’accentuation de la centralisation
impériale sous les successeurs de Cinggis qan.
Sans nous associer automatiquement au détail des interprétations souvent
hasardeuses de Gumilëv 52, c’est indiscutablement à cette deuxième tendance,
sans négliger les exigences d’un travail d’érudition toujours exigeant, que
nous conduit notre propre démarche. Pour être plus précis, nous pensons
pouvoir interpréter globalement l’Histoire secrète non comme un recueil
d’informations transmises de façon plus ou moins neutre, mais comme un
document présentant un contenu idéologique parfaitement défini et délibéré
de la part de son auteur. Pour adopter des formulations conformes à la
problématique d’ensemble de cet article, disons que l’Histoire secrète
constitue une mise en forme du type d’individualité sociale (Cinggis qan)
représentatif, pour l’aristocratie guerrière mongole, de sa propre ascension et
de sa propre accession au pouvoir, ainsi qu’une mise en place du modèle
d’individualité sociale (Cinggis qan et Ögedei) conforme aux intérêts de la

conteste désormais Igor de Rachewiltz, The Secret History of the Mongols, a


Mongolian epic chronicle of the Thirteenth Century, 2 vol., Brill, Leiden, 2004
50
Un exemple très net est fourni par les trois grands articles, au demeurant
remarquables et impressionnants d’érudition consacrés par le P. Antoine Mostaert
à Quelques passages de l’Histoire secrète des Mongols, Harvard Journal of Asiatic
Studies, vol. 13 (1950), 14(1951), 15 (1952) (cité plus loin HJAS).
51
L.N. Gumilëv, Poiski Vymyšlennogo carstva (A la recherche d’un empire
imaginaire), Moscou, 1970
52
L.N. Gumilëv. « Tajnaja » i « javnaja » istorija mongolov XII-XIII vv. (Histoire «
secrète » et « officielle » des Mongols des XII-XIII ss.), Tataro- mongolv v Azii i
Evrope, Moscou, 1970, pp. 455-474.
108
domination aristocratique, mais dans les limites historiques et les
contradictions propres à ces mêmes intérêts. Ainsi nous semble- t-il possible
de rendre compte du caractère indiscutablement contradictoire du texte. On a
en effet constaté à maintes reprises l’abondance des notations apparemment
péjoratives à l’endroit de la personne de Cinggis qan, qui nous est montré
facilement craintif (enfant, n’a-t-il pas peur des chiens !) 53, irrésolu, tortueux,
meurtrier même d’un demi-frère 54. Encore convient-il, certes, de se méfier
de l’anachronisme psychologique que nous dénoncions plus haut 55 . Quoi
qu’il en soit, le texte est autre chose qu’un panégyrique destiné à
l’édification future des descendants du conquérant, interprétation souvent
donnée au terme « secrète » (ni’uca) du titre (« secrète », c’est-à-dire
« confidentielle », réservée au cercle restreint de la famille impériale). Il faut
plus probablement replacer effectivement le texte dans une situation
conflictuelle — à mon avis la période d’incertitude politique qui s’étend de
la mort de Ögedei en 1241 à l’issue de la véritable guerre civile et fratricide
qui porte au pouvoir l’empereur Qubilai tout en infligeant un coup décisif
sinon au principe du moins à la réalité de l’unité impériale mongole.
De ce point de vue, l’appréciation portée sur la nature même du texte
conduit à réévaluer le délicat problème de la datation de l’Histoire secrète, la
solution adoptée étant à son tour riche d’implications proprement historiques.
Le paragraphe 282 nous apprend en effet seulement, avec quelque
solennité, que l’œuvre a été achevée dans le mois du daim (quran sarada,
septième mois) de l’année du rat (quluhana žil), lors de la réunion d’un
quriltai (grande assemblée de la haute aristocratie). En l’absence de toute
datation absolue propre au calendrier duodénaire, l’« année du rat »
généralement retenue est l’année 1240. Cette identification est le plus
souvent tacite et repose sur le fait que le texte serait muet sur tout événement
postérieur au règne de Ögedei, mort le 11 décembre 1241. Or, deux passages
importants du texte ont été à plusieurs reprises relevés, qui en eux-mêmes

53
Mongol-un ni’uca tobcijan (cité plus loin MNT). § 66
54
MNT, §§ 76-78
55
Sur l’image de Cinggis qan dans la tradition historiographique mongole, N.P.
Šastina, Obraz Cingisxana v srednevekovoi literature mongolov (L’image de
Cinggis qan dans la littérature médiévale des Mongols), Tatar-Mongoly v Azii i
Evrope, Moscou, 1970, pp. 435-454
109
rendent le choix de 1240 problématique : Cinggis qan, réglant sa succession
au profit de son troisième fils Ögedei, énonce que, si les descendants de
celui-ci s’avéraient indignes du pouvoir suprême, l’empire passerait entre les
mains d’une autre branche, Ögedei émet ses doutes au même sujet,
cependant que le cadet, Tolui, tout en protestant de sa fidélité, s’annonce prêt
à reprendre le flambeau :
umartaqsan-i duratqažu remémorant ce qui a été oublié,
umtaraqsan-i seri’ülžü réveillant celui qui s’est endormi 56 ,
accumulation étonnamment prophétique, sinon pour qui aurait déjà connu la
suite des événements.
Aux dernières lignes du texte proprement dit - et on n’a sans doute pas
porté une attention suffisante à ce caractère conclusif -, l’empereur Ögedei
trace un bilan de sa vie qui, comme le remarque R. Grousset, « a toutes les
apparences d’un bilan posthume » 57 difficilement compréhensible si la
rédaction est antérieure de plus d’un an au décès et les propos rapportés plus
lointains encore.
Toutefois, ces deux passages ne sauraient suffire à eux-seuls de remise en
cause de 1240 et moins encore à déterminer de façon positive une date
plausible. C’est à notre sens la nature du texte, par elle-même et dans sa
confrontation avec ce que nous savons par ailleurs de l’histoire mongole
après la mort de Ögedei, qui, à la fois, nous suggère une hypothèse de
datation différente de 1240 et fournit une illustration de ce que nous
appelions plus haut les limites du modèle d’individualité.
Les « années du rat » possibles, à part 1240, compte tenu du cycle
duodénaire, sont 1228 58 , 1252, 1264, 1276, etc.. Il nous semble que le
caractère polémique (même voilé) du texte, joint aux deux passages cités,
permette d’exclure 1240. Malgré des conflits avec une fraction de
l’aristocratie guerrière portant sur l’exploitation des pays conquis, en

56
MNT, § 255
57
MNT, § 281 ; R. Grousset, L’empire mongol, de Boccart, Paris, 1941, p. 303
58
mais le choix de cette année, la première année du rat postérieure à la mort de
Cinggis qan suppose une refonte lourde du texte dans les années suivantes
110
particulier en Chine du nord en 1229-1230 59 , Ögedei règne alors sans
partage, rien ne laisse présager l’ouverture prochaine d’une succession et
Rashid ed-Din nous décrit son décès, des suites d’un excès de boisson,
comme assez subit 60 . Nous écartons par ailleurs 1276 et les possibilités
ultérieures. Bien que confronté à la dissidence en Asie centrale de Qaidu,
petit-fils de Ögedei, Qubilai est solidement établi à la tête de l’empire des
Yuan et jouit de l’alliance fidèle de son frère Hulegü, maître de l’Iran.
Le décès de Ögedei ouvre une période extrêmement troublée : un
interrègne de cinq années, de 1241 à 1246, est nécessaire pour assurer
l’accession au trône de son propre fils Güjüg. Celui- ci meurt dès 1248 et
trois années s’écoulent à nouveau avant le triomphe de Möngke, fils de Tolui.
Le fait est d’importance : la « prophétie » de Cinggis qan au paragraphe 255
de l’Histoire secrète s’accomplit, au profit de la branche cadette, c’est-à-dire
conformément aux principes de succession en usage, avant même Cinggis
qan, chez les nomades mongols, et entrant comme rapport social constitutif
dans la formation de l’aristocratie mongole en tant que classe.
La grande aristocratie guerrière n’est évidemment pas étrangère à ce
bouleversement. Le témoignage le plus clair en est fourni par un long
discours prêté par Rashid ed-Din au prince Batu, petit-fils de Cinggis qan par
la branche aînée et considéré alors comme le porte-parole naturel des chefs
de la conquête, moins à ce titre généalogique que comme principal artisan
des campagnes d’Europe (Russie, Pologne, Hongrie, Bohême) de 1236-1242,
Batu, ayant épuisé l’énumération des mérites personnels de Möngke, conclut
précisément par un rappel du principe coutumier selon lequel la branche
cadette, c’est-à-dire la descendance de Tolui, est héritière légitime du
domaine personnel du père 61.
Une hypothèse plausible consisterait donc à attribuer l’établissement du
texte de l’Histoire secrète à la période de troubles que forme l’interrègne

59
N,C. Munkuev, Kitaiskij istočnik o pervyx mongol’skix xanax, (une source
chinoise sur les premiers qan mongols), Moscou, 1965.
60
Rashid-al-Din, The successors of GengisKhan, transl. by J.A. Boyle. Columbia
University Press, New York, 1971, pp. 65-66 (cité plus loin Rashid ed-Din, trad.
Boyle).
61
Rashid ed-Din, trad. Boyle, pp. 201-202.
111
1248-1251, le retard d’un an, l’achèvement (et non la rédaction) en 1252 ne
posant pas au demeurant de réelle difficulté.
La possibilité suivante, 1264, nous semble pourtant plus satisfaisante
encore. Bien que Qubilai, frère de Möngke (mort en 1259), parvienne au
pouvoir en 1260, au prix de ce qu’on ne peut considérer que comme un coup
d’Etat, il s’en faut de beaucoup que la situation soit paisible avant cette
année 1264. Toute la période 1260-1264 est occupée en effet par une guerre
de succession violente et indécise entre Qubilai et son frère cadet Arig böge,
et apparaît donc propice à l’expression de contradictions politiques. Par
ailleurs, un point concret mérite l’attention que lui avait prêtée le sinologue
William Hung 62 et que soulignait à sa suite, sans toutefois en tirer de
conséquences, A. Mostaert : au paragraphe 247 de l’Histoire secrète, la ville
chinoise de Xuande est désignée sous la forme Xuandefu (söndevu dans le
texte mongol), qui n’est employée en Chine qu’à partir de 1263 (la forme
connue antérieurement étant celle employée sous la dynastie des Jin —
1115-1234, c’est-à-dire Xuandezhou, fu et zhou désignant le type d’unité
administrative dont la ville est le chef-lieu). Plus décisif encore, alors que
comme nous l’avons vu le texte est achevé à l’occasion d’une Assemblée,
quriltai, aucune source ne fait état d’une telle réunion pour les dates
précédentes. Le septième mois de l’année du rat 1264 (septième mois de
l’année Heyuan, entre le 25 juillet et le 22 août 1264) est au contraire le
moment d’un quriltai s’étant tenu en Mongolie et qui plus est fort important
puisqu’il voit Arig böge venir faire sa soumission à Qubilai et marque ainsi
le début effectif du règne de ce dernier (qui ne meurt qu’en 1294) 63.
Au terme de ces considérations, il nous semble ainsi possible de proposer
pour date de l’Histoire secrète des Mongols l’année du rat 1264 et de nous
représenter son auteur, sans doute à tout jamais anonyme, comme un
membre de l’aristocratie guerrière exprimant non pas une opposition
abstraite entre intérêts de l’aristocratie et centralisation impériale, ce qui
nous semble impensable pour l’aristocratie cinggisqanide du XIIIe siècle,

62
W. Hung. The transmission of the book known as the Secret History of the
Mongols, HJAS, 14(1951), pp. 489-490 ; A. Mostaert, article cité. HJAS, 15(1952),
p. 395.
63
Rashid ed-Din, trad. Boyle, p. 261 ; Yuan shi, vol. I. Beijing. 1976, p. 98 ; R,
Grousset. L’empire mongol, op. cit., p. 323.
112
mais un rappel solennel de ces intérêts par le rappel du modèle historique
d’individualité, d’ailleurs contradictoire, que constituaient Cinggis qan et,
encore dans une certaine mesure, Ögedei. Il l’a là, à notre sens l’explication
du silence de l’Histoire secrète sur les évènements postérieurs à Ögedei.
Incompréhensible pour une chronique « neutre » qui tairait ainsi un quart de
siècle, ce silence se justifie si on l’interprète comme un cas, idéologiquement
et politiquement fondé, de transmission d’un modèle historique
d’individualité et de ses limites : Cinggis qan et son successeur direct Ögedei,
créateurs de l’organisation politico-militaire et animateurs des grandes
conquêtes ayant répondu le plus directement aux intérêts et aux attentes de
l’aristocratie guerrière constituent ce modèle. Mais les années qui suivent,
avec le ralentissement des conquêtes au profit des luttes pour le trône ne
coïncident plus avec ce modèle (la conquête de la Chine des Song
n’intervient principalement qu’entre 1268 et 1277) et n’ont donc pas lieu de
figurer dans l’ouvrage, cependant que les descriptions d’épisodes peu
glorieux, en particulier le rappel de mauvais traitements infligés à de fidèles
compagnons d’armes font clairement figure de mise en garde (ainsi quand,
au paragraphe 281, Ögedei reconnaît avoir injustement mis à mort Doqulqu,
compagnon de Cinggis qan).
Il ne s’agit pas ici d’une question étroitement technique, mais bel et bien
du cœur du problème : la biographie de Cinggis qan ne nous est pas connue
par des annalistes nous informant avec un détachement d’archivistes, mais
par la classe dont il est issu.
Poser la question de la date de l’Histoire secrète des Mongols dans les
termes où nous venons de le faire, outre l’intérêt propre que présente la
datation de la seule source proprement mongole sur l’unification de la fin du
XIIe et du début du XIIIe siècle et sur la fondation de l’empire, c’est surtout
aborder l’ensemble des problèmes liés à la constitution de l’aristocratie en
tant que classe dominante et contribuer donc à saisir Cinggis qan non comme
un destin individuel contingent mais comme une individualité inscrite dans
les réalités et dans le mouvement de la société.

La société pastorale nomade à la veille de l’unification mongole

113
Nous ne pouvons évidemment entreprendre ici une présentation détaillée
des connaissances actuelles et de nos propres hypothèses sur l’état de la
société mongole au XIIe siècle, connaissances auxquelles nos collègues
mongols ont apporté dans les dernières années des contributions
essentielles 64. Deux points principaux doivent toutefois être mis en lumière,
sans lesquels l’histoire mongole du XIIIe siècle et l’entreprise cinggisqanide
sont incompréhensibles.
1) Les nécessités propres au fonctionnement de la société et de
l’économie pastorale nomade, le rapport nécessaire entre le troupeau et la
terre, en particulier les exigences d’une maîtrise sociale des ressources en
pâturages et surtout en eau — compte tenu du climat de la Mongolie —
aboutissent dans les conditions d’une mobilité permanente de la population
et de façon très précoce à ce que les relations de voisinage, d’alliance ou de
rivalité entre groupes associés ou concurrents, et formant ces groupes, se
constituent en un réseau de ce que nous pensons pouvoir désigner comme
des rapports politiques. Par ailleurs, plus décisif encore, ces rapports
politiques et l’instrument guerrier de leur réalisation interviennent, dans la
spécificité nomade 65, l’compris le moment guerrier, en tant que rapports de
production directs.
2) Des informations concordantes permettent de considérer la période
qui précède l’unification mongole (XI-XIIe siècles) comme marquée par
l’accentuation et l’accélération de mécanismes de développement
économiquement et socialement inégalitaire.
La confluence de ces deux grands facteurs, en particulier à travers une
dynamique complexe des modes et des formes de groupement sociaux,
conduit à l’émergence et à la relative fixation d’une différenciation de
classes, à la formation d’une aristocratie dominante, pastorale et guerrière.

64
Pour nous en tenir à deux ouvrages récents (lors de la parution de cet article…) :
D. Gongor, Xalx tovčoon (Histoire des Xalx), Ulaanbaatar, vol. I, 1970 ; vol, II,
1978 ; Š. Nacagdorž, Mongolyn feodalizmyn ündsen zamnal (Voies fondamentales
du féodalisme mongol), Ulaanbaatar, 1978
65
Nous avons esquissé ce point de vue par ailleurs dans « El mundo de las estepas »,
Historia universal, Salvat, Barcelona, fasc. 79, 80, octobre 1981 (v. ci-dessus Le
monde de la steppe jusqu’à la chute de l’empire mongol)
114
L’axe essentiel de l’histoire mongole ultérieure, au premier chef
l’unification de la Mongolie et l’édification impériale, c’est- à-dire les traits
fondamentaux de l’individualité de Cinggis qan en tant qu’homme politique
et fondateur d’empire, semble tenir dans la nécessité à laquelle cette
aristocratie est rapidement confrontée d’élargir une base de domination que
le faible niveau des forces productives en Mongolie même rend précaire.
Que cet élargissement ne puisse être assuré par une intensification de
l’exploitation d’une population peu nombreuse (bien que présentant peut-
être paradoxalement des traits de surpeuplement relatif), mais doive au
contraire être recherché dans l’extension des domaines et des populations
soumis à l’aristocratie mongole nous fournit dès lors et le moteur des
conquêtes et la clef de Cinggis qan conquérant.
Ainsi s’explique l’intérêt porté par les Mongols et Cinggis qan en
particulier à la liberté de commerce et à la maîtrise des grandes voies
d’échanges entre l’Asie orientale et centrale et le monde méditerranéen
connues sous le nom traditionnel de Route de la soie. Ce point est d’autant
plus important que les Mongols sont loin d’être des nouveaux venus dans les
relations politiques et économiques existant en Asie. Pour nous en tenir à un
exemple portant sur les échanges économiques, l’Histoire secrète fait état
d’une rencontre, dans l’été 1203, entre Cinggis qan et un marchand
originaire du Turkestan :
… önggüd-ün Alaqus digit-quridaca Asan sartaqtai caqan teme’etü
minqan irges ta’uju Ergün-e mören huru’u buluqat keremün qudalduju
abura ajisurun Baljuna usulan oroqui-tur uciraba 66, … « une rencontre se
produisit avec Asan /Hasan/, un sartaqtai /du Turkestan/ qui venait de chez
Alaqus-digit-quri des Önggüd /groupe du S-E de la Mongolie/ et se rendait
vers le fleuve Argun /cours supérieur de l’Amour/ en conduisant avec son
chameau blanc mille moutons châtrés pour acheter des zibelines [buluqat] et
des écureuils [keremün] et qui était venu au Balžuna (lac du bassin de la
Xerlen encore mal identifié) pour y faire de l’eau » 67.
Passage explicite nous donnant une idée de la réalité des échanges
marchands antérieurs à l’établissement de l’empire, mais dont l’intérêt réside

66
MNT. § 182
67
Pelliot, Hambis, Histoire des campagnes de Gengis khan, op. cit., PP. 42-49
115
surtout pour nous ici dans le fait que l’auteur de l’Histoire secrète éprouve le
besoin de noter le détail d’une rencontre accidentelle.
Ainsi Cinggis qan en tant qu’individu se trouve-t-il inscrit, avec ses traits
majeurs (politique, guerrier, conquérant) dans un devenir collectif dont il est
à la fois le produit et à coup sûr un des acteurs principaux.

La formation d’un type historique d’individualité


Il nous reste à préciser en quels termes la réalité politique et historique de
Cinggis qan comme effet et comme réponse à l’ascension de l’aristocratie
mongole à la fin du XIIe siècle prend la forme d’un type historique
d’individualité susceptible d’être transmis, constitué en modèle, en tant
qu’instrument de la reproduction sociale (ici de la domination aristocratique).
De même que les conditions de cette reproduction apparaissent
contradictoires, puisque l’extension de la domination aristocratique par les
conquêtes du XIIIe siècle s’accompagne d’une transformation des rapports
entre l’aristocratie en tant que classe et les institutions étatiques qu’elle avait
mis en place (centralisation administrative et division de l’empire en grands
Etats de plus en plus distants dès le XIIIe siècle, interactions inégalitaires, au
sein même de l’aristocratie mongole, entre les intérêts de celle-ci et les
intérêts des couches socialement dominantes des peuples conquis, etc.), de
même la formation du type cinggisqanide d’individualité est-elle riche d’un
tissu de contradictions que nous ne pouvons ici qu’esquisser.
La question essentielle est sans doute ici celle du mouvement historique
producteur d’une forme nouvelle d’individualité sociale. En d’autres termes,
il convient d’apprécier dans quelle mesure c’est à l’émergence de nouveaux
rapports sociaux caractéristiques de la domination aristocratique qu’est relié
le type d’individualité que constitue Cinggis qan. Naturellement, il serait
vain d’attendre des sources contemporaines de l’événement l’exposé d’une
claire conscience de ce mouvement.
Cette conscience de la nouveauté de Cinggis qan existe certes, mais dans
les conditions de l’empire déjà édifié. Réglant sa succession comme nous
l’avons déjà vu, Cinggis qan met en avant le principe de l’unité impériale (en
fait, sans doute, déjà le mythe de l’unité impériale si l'Histoire secrète est
116
effectivement achevée en 1264) et surtout situe explicitement dans cette
unité sa propre originalité en l’opposant aux divisions ayant affaibli ses
prédécesseurs et leurs descendants Altan et Qučar 68.
Quoi qu’il en soit, la conscience immédiate des intérêts liés à une réalité
sociale en mouvement constitue nécessairement un écran, ou du moins un
filtre associé aux pesanteurs de la conscience sociale antérieure, pour la
conscience du sens historique de ce mouvement. Les exemples sont
nombreux de bouleversements majeurs opérés avec la conscience de
poursuivre l’accomplissement d’une tradition, voire d’un retour aux sources
de cette tradition (n’en va-t-il pas ainsi dans une large mesure, par exemple,
de la Réforme en Europe, mais aussi dans des mouvements de rupture
politique plus contemporains se présentant comme un « retour aux normes »
d’une référence invoquée ne serait-ce que pour les besoins de la cause ?
Ajoutons qu’on prête à Cinggis qan des propos comparables à l’égard des
tentatives politiques l’ayant précédé et ayant embrassé « depuis mille ans »
le monde de la steppe).
Plus qu’une illusoire évidence, dont la nécessaire absence conduit
certains à l’image d’une immobilité de l’histoire ou d’une continuité
intemporelle des sociétés pastorales nomades,6936 c’est la dialectique de la
continuité et des ruptures décelables aussi bien dans le contenu que dans
l’énonciation des sources qui peut nous fournir la clef du problème posé. De
ce point de vue, un terrain particulièrement riche nous est fourni par la
généalogie dont l’Histoire secrète fait procéder Cinggis qan 70 et qui s’étend
de la dénomination des ancêtres communs de tous les Mongols :
Cinggis qahan-nu huǰa’ur de’ere tenggeri-ece žaja’atu töreksen Börte
čino aju’u gergei inü Qo’ai-maral aǰi’ai... 71.
« L’origine de Cinggis qan est Börte čino [le loup gris], né de la volonté
du Ciel suprême, et son épouse Qo’ai-maral [la biche fauve]»,

68
MNT, § 255, nous reviendrons plus loin sur ce à quoi il est fait ici allusion
69
Tel est nous semble-t-il, pour nous en tenir à un ouvrage sérieux, le défaut
inhérent à la démarche, par ailleurs richement documentée, de G.E. Markov.
Kočevnïki Azii (les nomades d’Asie), Moscou, 1976
70
MNT, §§ 1-52
71
MNT, § 1
117
à la première mention d’un pouvoir proprement mongol :
Qamuq mongγol-i Qabul qahan meden aba Qabul qahan-nu qojina
Qabul qahan-nu üge-ber dolo’an kö’üd-ijen bö’etele Senggüm-bilge-jin
kö’ün Ambaqai-qahan qamuq mongγol-i meden aba 72
« Qabul qahan reçut [prit] le contrôle de tous les Mongols. Après Qabul
qahan, conformément aux paroles de Qabul qahan et alors que celui-ci avait
sept fils, c’est Ambaqai-qahan, fils de Senggüm-bilge 73 qui reçut [prit] le
contrôle de tous les Mongols ».
Le rôle de la généalogie comme modèle de transmission et de
reproduction sociale, donc de continuité, est bien connu, en particulier chez
les peuples de culture orale, ce que sont les Mongols du XIIe siècle. Il n’est
donc pas étonnant que la biographie de Cinggis qan s’ouvre, au moins dans
le cas de l’Histoire secrète, par des informations de cette nature, ni que les
vingt-trois générations antérieures à sa naissance suggèrent une durée
approximative d’un demi-millénaire. Nous savons en effet, par ailleurs, que
les schémas généalogiques se prêtent particulièrement aisément aux
manipulations (nous en avons parlé plus haut à propos des origines «
indiennes » de Cinggis qan, nous en connaissons un autre exemple éclatant
avec la parenté cinggisqanide aussi fictive (ou du moins indirecte et
sollicitée) qu’intéressée dont se dote au XIVe siècle le turc Tamerlan). Il se
trouve que la généalogie de l’Histoire secrète, si on l’examine avec attention,
apparaît comme un étonnant entrecroisement de continuité et de ruptures
susceptible de nous permettre la saisie du type d’individualité cinggisqanide
dans la spécificité que lui attribue la conscience sociale mongole du XIIIe
siècle.

72
MNT, § 52
73
Cousin germain du père de Qabul qan (MNT § 47) ; Ambaqai est le père de cet
Altan qui, avec Qucar et un autre parent, Saca- beki, décernent à Temujin le titre
de Cinggis qan aux environs de 1190 (MNT, § 123, voir Marco Polo : « Alors
advint qu’en l’an 1187 de l’incarnation du Christ, les Tartares firent un nouveau
seigneur et roi de leur cru. qui avait nom Cinghis Can en leur langue,,. », La
description du monde, chapitre LXV, (éd. L. Hambis, Klincksieck Paris, 1955). p.
76.
118
Il nous semble en effet nous trouver ici devant un cas paradoxal de
généalogie de la rupture. Continuité, certes, tout d’abord dans son exposition
parfaitement linéaire de Börte čino à Jisügei ba’atur, le père de Cinggis qan.
Ensuite, parce que nous y rencontrons l’écho de stratégies matrimoniales
retrouvées jusqu’à Cinggis qan et où se combinent la pratique du rapt des
femmes et, très précocement, l’établissement de relations d’alliance sous la
forme d’échanges préférentiels. Enfin, parce que pratiquement tous les
groupes ou lignages proprement mongols (oboq, oboγ) ralliés ou soumis
dans le cours de l’unification y sont mentionnés avec la filiation qui les
rattache aux ancêtres communs.
Mais plus marquantes encore nous semblent les ruptures. Celles-ci
apparaissent d’une part dans la comparaison entre la linéarité du tableau
généalogique et le déroulement réel de l’unification. Pour être plus précis,
sans toutefois entrer dans les détails qui nous contraindraient à retracer toute
l’unification qui s’opère entre 1180 environ et 1206, aboutissant à la
fondation de l’empire cinggisqanide, nous sommes frappés par le fait que les
lignages (oboq) apparaissant dans le tableau généalogique et leurs
apparentements ne constituent pas dans les conflits de l’unification, en
particulier dans la délimitation des camps politiques et militaires en présence,
un principe efficace d’organisation sociale. De façon tout à fait révélatrice,
c’est à l’occasion d’une redistribution brutale qui fait éclater explicitement
les solidarités lignagères que Temüžin reçoit le titre de Cinggis qan 74. Il y a
là un phénomène qui ne nous semble pas avoir reçu une attention suffisante
et dont l’examen permettra sans doute une interprétation affinée des mesures
de brassage appliquées par Cinggis qan lors de la fondation de l’empire et
dont Marco Polo avait parfaitement saisi l’importance : « Quand il avait
gagné et pris les royaumes, cités et villages par la force (en Mongolie même,
J.L.), il ne faisait occire ni dépouiller personne en leur faisant nul tort, et rien
ne prenait de leurs biens. Une fois organisés les pays à nouveau avec des
seigneurs et des gardiens de son propre peuple, et avec ceux en qui bien se
fiait, il prenait tous les chefs et les braves jeunes hommes et les emmenait

74
MNT, §§ 120-123
119
conquérir les autres gens. Et ainsi conquêta cette grande multitude de gens
dont vous avez ouï » 75.
Ce brassage apparaîtrait ainsi, plutôt que comme l’action arbitraire du
souverain, comme la prise en compte d’un mouvement historique de
dissolution des oboq en tant que principe de groupement social concret au
profit d’une structure de classes et comme la tentative d’achèvement de ce
mouvement en tant qu’objectif politique.
Les ruptures se manifestent, enfin, dans l’exposition des données
généalogiques elles-mêmes et dans les faits d’énonciation auxquels elle
donne lieu. D’une part, Cinggis qan lui-même ne voit le jour qu’au
paragraphe 59, c’est-à-dire hors de l’énumération directement généalogique.
Surtout, la filiation de Cinggis qan est clairement décrite comme ne relevant
pas d’une succession linéaire, ce que souligne l’apparente irrégularité de la
succession dans le texte entre énumération généalogique pure et simple et
relation détaillée des épisodes porteurs de rupture. Les femmes (cinq
seulement sont mentionnées en vingt-trois générations) occupent une place
qui en fait aussi, soit par le rôle qu’elles jouent, soit par leur absence, des
éléments de rupture. La plus importante, de ce point de vue, est Alan qu’a
qui, déjà veuve de Dobu-mergen, descendant direct de Börte čino, met au
monde, des œuvres d’un être surnaturel (le surnaturel étant ainsi mobilisé en
tant que rupture), trois fils dont le cadet Bodončar (dit Bodončar mungqaγ, «
Bodončar l’idiot », ce mot étant à prendre au sens de l’« isolé », le « paria »),
est l’ancêtre direct des Mongols Boržigid auxquels appartient Cinggis qan 76.
l’Histoire secrète est ainsi explicite : il n’existe pas de filiation continue de
Börte čino à Cinggis qan. Ce Bodončar qu’on nous montre de plus rejeté des
siens avant qu’il parvienne par ses propres moyens à se soumettre un
peuple 77 est de plus coupé dans une certaine mesure de sa propre
descendance : si on nous indique le nom d’une de ses épouses, il ne s’agit
pas de celle dont descend la branche de Cinggis qan, mais de l’aïeule de son
grand rival Jamuqa (davantage double négatif qu’ennemi au sens ordinaire,

75
Marco Polo, édition citée, p. 77
76
MNT, §§ 5-9
77
MNT, §§ 30-40
120
ce que souligne l’insistance avec laquelle est rappelée la fraternité jurée,
anda, qui le lie à Cinggis qan).
Rupture enfin, au plan politique, quand on nous montre avec force détail
(ce qui nous renvoie peut-être à la datation de l’Histoire secrète et à la
consolidation du pouvoir entre les mains de la branche cadette) que le
principe d’aînesse, qui se maintient vivace en particulier dans le droit civil
mongol jusqu’à l’époque moderne, ne s’applique pas à la conquête du
pouvoir : ni Bodončar, qui refait l’unité de sa famille et soumet des groupes
voisins ni Qabul-qan, ni ses successeurs n’accèdent au pouvoir par simple
droit de succession, mais par un acte d’autorité : « Frères, frères, dit
Bodončar, il est bon qu’un corps ait une tête et qu’un vêtement ait un
col ! » 78 auquel répond le meden aba « reçut », ou plus probablement « prit
le contrôle, le pouvoir » de Qabul qan 79.
Il est donc possible, à travers la forme et le contenu de cet exposé
généalogique - mais le schéma se reproduit à maintes reprises - de déceler
aussi bien une trame de continuité que des éléments majeurs, et en définitive
moteurs, de rupture.
S’il y a contradiction, c’est ici dans le jeu dialectique des deux niveaux de
légitimation de Cinggis qan, type historique d’individualité : son originalité,
son unicité, la nécessité historique pour l’aristocratie guerrière mongole de
l’adopter - non sans conflits - pour point de départ d’une nouvelle continuité,
d’en assurer la transmission en tant que nouveau modèle historique
d’individualité sociale, instrument majeur de la reproduction d’une
domination, ne peuvent s’ancrer dans le réel, ne sont possibles, n’ont à la
limite de signification que dans la conscience illusoire d’une continuité qui
n’est pour cette aristocratie perdant ses racines dans l’étendue de ses
conquêtes rien d’autre que le rêve de sa propre permanence. Et tel est bien
sans doute le Cinggis qan de la conscience aristocratique mongole du XIIIe
siècle.

78
MNT, § 33
79
MNT, § 52
121
Conceptions de l’espace, division territoriale et divisions
politiques chez les Mongols de l’époque post-impériale (XIVe-
XVIIe siècles) 80

Problématique générale
L’idée a été avancée, et semble avoir acquis une certaine audience dans la
littérature anthropologique récente, de la double incapacité des sociétés
pastorales nomades à se hiérarchiser et à se doter de structures politiques
centralisées. Les phénomènes de hiérarchisation et l’irruption du centralisme
politique ne constitueraient que la traduction de l’impact sur la société
nomade de forces extérieures, pour être plus précis, de l’impact de sociétés
sédentaires à structures étatiques. Deux points essentiels semblent sous-
tendre ces hypothèses : la faible densité démographique et la mobilité
géographique.
Sans doute cette hypothèse, égalitaire et non centralisatrice, a-t-elle été
élaborée en réponse aux besoins de la description empirique de telle ou telle

80
Equipe écologie et anthropologie des sociétés pastorales: Pastoral Production and
Society, Maison des Sciences de l’Homme - Cambridge University Press 1979.
This article proposes first to criticize the arguments advanced about the egalitarian
and non-centralizing character of nomadic societies and the non-pertinence of the
criteria upon which these arguments are based. To this end, attention is drawn to
the history of the Mongols between the downfall of the empire of Genghis Khan
(end of the fourteenth century) and the submission of the Mongols to the empire of
the Qing (seventeenth—eighteenth centuries). After touching on the
methodological conditions of our choice of the post-imperial period for examining
the problems under consideration, the connection is made between social and
political hierarchization and appropriation of nomadic space, in particular by the
establishment and fixation of territorial limits. It is the very relationship to space of
the entire nomadic society that is implicated here. Therefore it is necessary to look
for categories of space, of its perception and its appropriation, other than those —
issuing directly from the sedentary experience — that too often still serve to
describe nomadic societies. As a hypothesis and a perspective of study, a typology
of the dynamics of nomadic space (expansion and contraction), based on the data
drawn from Mongol history, is proposed in conclusion.
122
société nomade. Nous voudrions pour notre part la confronter, en tant
qu’historien, à l’expérience de la société mongole et soulever dans le même
quelques problèmes théoriques que semblent appeler cette hypothèse, ses
présupposés et ses implications.
Un point nous semble devoir constituer un préalable important sur le plan
méthodologique: le refus de la fausse théorisation que nous nommerons
vision generative de l’histoire. En d’autres termes, la gêne extrême que nous
éprouvons en face d’un placage sur l’histoire de modèles plus ou moins
formels (mais le problème n’est pas dans leur caractère formel) issus non
d’une élaboration qui parte de l’expérience historique concrète et la
généralise en abstractions destinées à une nouvelle confrontation, élargie,
aux réalités de l’histoire, mais résultant d’une axiomatique abstraite, au
départ même de la démarche, d’universaux aprioristes. En ce sens, il nous
semble évident que le maniement de notions comme celles de densité
démographique ou de mobilité spatiale ou géographique appelle une ou des
définitions fondées historiquement, et que ces notions ne sauraient sans
grand danger apparaître implicitement, «innocemment», comme des
catégories universelles.
Ce refus de 1’«histoire générative» implique son corollaire: s’écarter du
danger qui consiste à sacrifier aux apparences de la logique en abordant
l’étude d’un phénomène historique ou d’un processus social par leur genèse.
Le lien est en effet étroit, quoique rarement élucidé, entre une axiomatique
aprioriste, entre l’imposition de généralités anhistoriques au cours de
l’histoire, et une vision de celui-ci mécaniquement évolutionniste. A
prétendre aborder l’étude d’un processus par sa genèse, on se condamne en
effet à introduire subrepticement à son point de départ les seuls
déterminations qui découlent de la constatation empirique implicite des
manifestations du processus développé. On procède dès lors incidemment à
rebours de ce qu’on croit poursuivre et les seules «causes» retenues du
processus sont celles dans lesquelles ont été reconnus des «effets» ultérieurs,
leur lien dialectique, non linéaire, ne pouvant que se trouver altéré, voire
radicalement faussé. De plus, il est rare que les sources contemporaines d’un
phénomène social et l’information historique contemporaine de sa genèse
soient à même de permettre l’appréhension et l’élucidation de cette dernière.
Les témoins ne s’avèrent qu’exceptionnellement aptes à saisir et à
123
comprendre l’apparition d’une réalité nouvelle avant l’émergence de traits
caractéristiques majeurs dénotant une relative maturité du phénomène. Cette
myopie du témoignage historique immédiat ne tient pas essentiellement à
des caractéristiques propres à ce témoignage, mais bien plus au caractère
nécessairement contradictoire de toute genèse. Celle-ci est le fruit des
contradictions de la phase précédente et apparaît le plus normalement
comme le jeu de contradictions internes à une situation d’ensemble dont, sur
le moment, on perçoit plus aisément les éléments de continuité et de
permanence que de rupture (ces derniers pouvant apparaître comme, et dans
une certains mesure être, des conflits ou des tensions passagers et
provisoires).
C’est donc bien d’une étude du phénomène développé que peut naître
non seulement une appréciation d’ensemble correcte, mais encore une
connaissance réellement satisfaisante de la genèse elle-même. Ainsi
seulement se trouveront isolées des moteurs réels du mouvement les
«fausses pistes», potentialités non retenues par le mouvement de l’histoire, et
les incidences de contradictions annexes, ainsi se dégagera à la fois dans sa
multiplicité et dans son unité d’orientation (mais une unité d’orientation qui
ne signifie pas prédétermination mécaniste dont les accidents historiques ne
seraient que des variantes plus ou moins facultatives) le faisceau, le réseau
de contradictions au sein de la société, entre la société et le cadre des
contraintes écologiques et économiques dans lequel elle se meut, entre la
société et ses voisins, partenaires et concurrents, etc. Il va de soi que la
détermination au sein de ce réseau de la maturité relative d’un processus
n’est pas chose aisée et que la continuité dialectique de l’histoire d’une
société entretient des rapports extrêmement complexes avec les apparences
de la simple successivité chronologique. L’histoire des peuples mongols
nous offre une multitude d’exemples de cette complexité et le choix d’un
maillon de la continuité sociale en tant que phase «développée» s’avère
crucial. En d’autres termes, est posée comme impérative la détermination
d’un «laboratoire» de l’histoire sociale mongole qui permette une démarche
pertinente tant régressive, vers la genèse, que progressive, vers le devenir
ultérieur du réseau de contradictions qui forme une époque historique
déterminée. Ce devenir est en effet essentiel à la compréhension des
relations internes, des tensions et des rapports de forces internes à ce réseau,
voire à leur simple perception. Eléments importants de cette détermination,
124
l’état, le niveau, l’origine des sources et moyens d’investigation et
d’information, les problèmes de leur orientation d’ensemble, de leur degré
de validité et d’implication dans le jeu même des contradictions sociales, de
questions en apparence purement méthodologiques, deviennent essentiels à
la problématique historique elle-même.
Il est tout a fait évident que l’étude de l’histoire mongole est partie
intégrante du cadre plus général que constitue l’étude d’ensemble des
sociétés nomades d’Asie centrale, et en particulier l’étude des structures de
classe et du centralisme politique et de l’Etat dans ces sociétés. A ce titre, les
approches des sociétés nomades anciennes et de leurs structures (appuyées
essentiellement sur les données de l’archéologie soviétique des dernières
décennies) ne peuvent laisser indifférent. Toutefois, pour ce qui concerne
l’histoire proprement mongole, le tournant essentiel, le fait majeur, est bien
entendu l’épopée cinggisqanide et l’empire, accentué encore par le
déferlement des guerres de conquête, leur aspect spectaculaire, leur rôle de
coupure plus ou moins durable et plus ou moins profonde dans l’histoire de
nombreux peuples eurasiatiques (ce qui exerce une influence d’autant plus
lourde sur les approches «de l’extérieur» que la conscience en est voilée et
obscurcie). Ce n’est pourtant pas cette période qui nous semble devoir
constituer le «laboratoire» évoqué plus haut. Nous penchons pour notre part
à considérer l’époque impériale, en y incluant la phase d’unification de la fin
du XIIe siècle, la mise sur pied d’un pouvoir impérial centralisé, l’expansion
impériale des conquêtes et l’effondrement de l’empire, comme étant dans
son ensemble une phase initiale, une phase de genèse dont les contradictions
et les implications ne peuvent être complètement appréhendées qu’au regard
du devenir de la société mongole après l’effondrement de l’empire. Il nous
semble en effet que la compréhension des rapports entre hiérarchisation
sociale et centralisation politique gagne à ne pas se voir occulter, alors même
qu’il s’agit de rapports en gestation, par le masque massif des institutions
impériales, par le tourbillon des conquêtes et par les problèmes spécifiques
de la domination d’un empire nomade sur des sociétés sédentaires conquises.
En centrant notre examen sur la société mongole telle qu’elle survit à
l’épopée impériale, nous pensons mettre mieux en évidence les rapports
dialectiques qui unissent hiérarchisation et centralisme, à la fois dans les
structures sociales elles-mêmes, dans la matérialisation de ces rapports au
sein d’un ou de modes de production à déterminer et dans la permanence
125
d’une idéologie centralisatrice (à laquelle l’héritage impérial, même déchu,
n’est évidemment pas étranger, mais qui ne saurait s’y réduire). Cette
période post-impériale et son issue, la soumission des terres et des peuples
mongols à l’empire mandchou, puis sino-mandchou aux XVIIe et XVIIIe
siècles, dominent enfin très largement le devenir ultérieur de la société
mongole sous la domination sino-mandchoue et même au-delà, quand on
constate que les frontières actuelles entre la République populaire de
Mongolie, l’URSS et la Chine populaire reposent sur des clivages sociaux et
territoriaux remontant précisément à l’histoire de cette époque post-
impériale. En outre, d’un point de vue historiographique, cette période
constitue le poste d’observation souhaité: c’est en effet le moment où naît
une littérature historique proprement mongole (et l’héritage impérial est
certes encore ici omniprésent), cependant que les conditions sociales qui
voient cette naissance nous sont transmises par la conjonction de sources
narratives et documentaires partageant une vision «de l’intérieur», ce qui
n’était évidemment pas le cas des annales chinoises qui constituent pour les
siècles précédant la période impériale notre ressource documentaire quasi
exclusive. Enfin, l’irruption du lamaïsme et la conversion des Mongols, les
conditions mêmes qui président à cet important événement à la fin du XVIe
siècle, ne sont pas le fait du hasard et contribuent à dessiner les contours
d’une phase clef, charnière essentielle de toute l’histoire des Mongols, et qui
s’étend de la fin du XIVe à la soumission aux Mandchous. Cette soumission
même n’est pas qu’un épisode événementiel, identifiable aux seules dates
historiques marquantes (1634, 1691, 1754), mais constitue à son tour une
période entière, irréductible aux seules incidences de l’intervention
extérieure, et dont la substance est au contraire, pour l’essentiel, le jeu des
forces et des contradictions propres de la société mongole.

La Mongolie à l’effondrement de l’empire


En 1368, la convergence des soulèvements populaires disloque d’un coup,
après quelques années de troubles croissants, le mince couvercle de la
domination mongole en Chine, ouvrant une époque majeure et complexe des
relations entre la Chine et ses voisins nomades. En 1370, Timour arrache aux
Mongols Cagataïdes, dans le Maverannakhr, le reste de leur pouvoir sur
l’Asie centrale des oasis et édifie en quelques années un empire qui doit
126
beaucoup au prestige cinggisqanide sans pour autant être son héritier
légitime. En 1380, enfin, lors de la bataille de Kulikovo, les troupes russes
commandées par le grand-prince de Moscou Dmitri Ivanovitch (qui tire de
cette victoire le surnom de Donskoï), si elles ne détruisent pas la Horde d’or,
donnent un coup d’arrêt très sensible à la pression mongole en Russie. Les
conséquences furent essentiellement politiques, accélérant l’unification des
principautés russes autour de Moscou, et permettant par exemple à Dmitri
Donskoï, en dépit des tentatives de retour offensif de la Horde en 1382, de
transmettre la grande principauté à son fils Vassili I Dmitrievitch sans se
soumettre à la sanction, imposée depuis le milieu du XI 11c siècle, des qan
de la Horde. Le tournant politique de la fin du XIVe siècle, d’une extrémité à
l’autre de l’immense empire (mais l’unité de celui-ci n’était plus depuis
longtemps qu’une pieuse fiction), semble ainsi radical. En fait, ce qui se
démembre ainsi, suivant des clivages déjà anciens, est moins la société
mongole que le système de domination des conquérants nomades, fragmenté
à la fois par les contradictions internes à la base sociale de leur empire et,
plus encore peut-être, par l’insertion de cet empire dans des réalités
étrangères à la société mongole et étrangères entre elles. L’effondrement de
ce système, le repli de la société mongole sur elle-même se traduisent par la
manifestation de phénomènes importants, en particulier des faits de
régression économique dans le monde de la steppe à la suite des conquêtes.
Celles-ci s’étaient principalement traduites pour l’ensemble de la population
mongole par une longue suite de ponctions en hommes et en richesses
diverses (bétail et, en particulier, chevaux), aggravées des effets et du poids
des prélèvements fiscaux ou parafiscaux de l’administration impériale et des
couches dominantes. De nombreuses sources font état d’un sensible
appauvrissement des éleveurs nomades sous l’empire 81. La régression et la
crise sociale de la fin du XIVe siècle constituent, dans un contexte fait à la
fois du reflux en Mongolie d’une fraction importante des Mongols de la
conquête, coupés depuis longtemps d’activités productives, et de
l’interruption brutale des échanges culturels et commerciaux entre la
Mongolie et les sociétés voisines, l’aggravation de tendances ainsi

81
Munkuev, N.C. 1965a. K voprosu ob ekonomičeskom položenii Mongolii i Kitaja
v XIII—XIV w [Sur la situation économique de la Mongolie et de la Chine aux
XlIIe et XlVe siècles], Kratkie soobščenija Instituta Narodov Azii, 76: 137—142.
127
décelables dès l’époque impériale, souvent dès l’apogée des conquêtes. Ainsi,
alors que la dissolution de la forme de nomadisme en grands groupes
consanguins (kürij-e) au profit du nomadisme par unités restreintes fondées
sur la propriété privée du bétail (ajil) avait constitué une des conditions
essentielles de l’unification politique dans le courant du XIIe siècle 82
(l’émergence de forces sociales et politiques fondées à la fois sur une
appropriation inégale du cheptel, sur la maîtrise des pâturages nécessaires à
ce type de nomadisme et sur la constitution de la force militaire assurant
cette maîtrise tant à l’intérieur du groupe que vis-à-vis des groupes voisins
— le lieu n’est pas ici de s’étendre sur les faits de développement inégal qui
conduisent, au cours du XIIe siècle et à la charnière des XIIe et XIIIe siècles,
d’une situation que tout indique assez uniformément répandue dans
l’ensemble du monde de la steppe, à l’empire mongol proprement dit, tant
dans ses superstructures politiques que dans sa base aristocratique), la fin du
XIVe siècle et le XVe siècle voient la réapparition du nomadisme en kurij-e,
résurrection qui témoigne d’ailleurs plus de l’insécurité que font peser sur les
terres mongoles le retour d’armées débandées et l’effritement de l’autorité
impériale que d’une sorte de retour à la situation sociale qui avait vu les ajil
se dissocier des kurij-e. En d’autres termes, la présence d’un type résidentiel
identique n’indique que les apparences d’une continuité, les implications
sociales en ayant radicalement varié.

Le système social et les classes


L’activité essentielle de la population de la Mongolie post-impériale
consiste en un élevage extrêmement extensif, le cheptel présentant une grand
diversité: chevaux, bovins (espèces pures et hybrides), chameaux, ovins,
82
Cette vision d’une évolution linéaire dissociant et opposant le kürij-e et l’ajil
compris comme des phases historiques distinctes, reprise par de nombreux auteurs et
largement empruntée à Vladimirtsov, est désormais pour moi totalement dépassée,
au profit d’une conception qui voit dans la dispersion en ajil le fondement même du
pastoralisme nomade mongol et centre asiatique, la formation de rassemblements en
« cercles » kürij-e constituant des réponses périodiques et normalement temporaires
qui, pour politiquement et historiquement essentiels qu’ils soient, ne sont que des
échos aux dysfonctionnements au sein du modèle dispersé, seul durablement viable
(note 2011).
128
caprins. Cette diversité et la variété subséquente des formes d’exploitation
des pâturages rendent difficile, y compris pour ses réalités modernes et
contemporaines, l’approche des rapports entre économie et société dans le
nomadisme mongol. La résidence est de deux types étroitement apparentés:
la tente de feutre montée à demeure sur un chariot, selon une tradition déjà
ancienne, et la tente, assez semblable à la précédente, mais démontable et
posée à même le sol. Le passage de la tente sur roues à la tente démontable
semble avoir accompagné le mouvement général de régression économique
et technologique déjà évoqué, l’artisanat ayant notablement souffert des
troubles politiques et militaires (nombre d’artisans, en Mongolie même,
étaient d’ailleurs originaires des pays conquis, d’où ils avaient été déportés).
Il faut toutefois noter que l’effet négatif de la raréfaction des transports sur
roues se trouva alors notablement atténué par la diffusion, alors encore
récente, du chameau à tout le territoire mongol. Outre l’élevage nomade, et
alors que celui-ci avait acquis une position absolument dominante dans la
société mongole, éliminant en particulier l’agriculture comme activité
sociale organisée, la population continuait à s’adonner à la chasse, tant sous
forme d’une activité auxiliaire assurant un complément permanent de
ressources (viande et fourrures) que sous forme de battues saisonnières,
généralement automnales, sous les ordres et pour le compte de l’aristocratie
dominante.
La société est alors rien moins qu’égalitaire: la descendance directe et
collatérale de Cinggis qan fournit les tenants d’une pyramide hiérarchique,
censée procéder du qaγan-empereur et des princes héritiers et organiser les
liens de dépendance personnelle de diverses couches de la population vis-à-
vis du qaγan, des princes et des seigneurs héritiers des anciens
commandements d’unités décimales impériales. Le membre de l’aristocratie
(nojan) est le maître (ezen) à la fois de la population placée dans sa
mouvance et des terres sur lesquelles cette population est autorisée à
nomadiser, c’est là un point capital sur lequel nous reviendrons sans tarder.
L’autre point capital à noter est que la propriété privée du bétail, dont nous
avons évoqué l’importance dans les origines de l’empire, n’ait pas régressé,
mais se soit au contraire développée et fixée tout au long de l’empire. La
petite exploitation «familiale», nonobstant les avatars de certaines formes de
groupement face à l’insécurité des temps, devient ainsi, avec son opposé la
grande propriété du bétail, un des pôles essentiels de la vie sociale mongole.
129
La grande propriété était pour sa part le fait des mêmes couches qui avaient
hérité de l’empire, outre ces richesses, les moyens de contrainte extra
économique (et nous allons voir le rôle déterminant, au sein de cet arsenal,
joué par la fixation territoriale). La petite exploitation individuelle, astreinte
à divers prélèvements en nature et en travail (la garde des troupeaux plus
nombreux des ezen et la responsabilité du petit éleveur devant ces derniers
étant une charge des plus pesantes) se trouve en outre enserrée dans un
réseau de contraintes personnelles (concernant la transmission des héritages,
le mariage des enfants, etc.) qui fixent des limites étroites à la liberté
juridique de l’éleveur, à la libre disposition du troupeau qui lui appartient en
propre et de ses biens. Si les clivages au sein de la couche dominante
obéissaient encore largement en apparence aux relations et aux luttes
héritées de l’histoire dynastique des siècles précédents (toute l’aristocratie
étant censée procéder de Cinggis qan lui-même ou à la rigueur de ses frères,
et les chroniques mongoles postérieures s’évertuant à préciser la place du
moindre maillon dans cette glorieuse filiation), les découpages sociaux au
sein des populations non aristocratiques semblent s’être opérés suivant des
critères liés à la fois à la richesse en bétail et, permanence de l’héritage
politique de l’empire, à l’accès ou à l’association au pouvoir. Les éleveurs
riches (sajin kümün, litt. « homme bon ») trouvaient dans leurs rangs et à
leur niveau les « privilégiés » (jambatu, jambatan), c’est-à-dire les
personnages investis par l’aristocratie de fonctions de contrôle sur la
population des éleveurs. On trouvait ensuite les éleveurs aisés (dumdadu
kümün, litt. « homme moyen »), mais n’ayant pas accès aux rouages
politiques (jamba ügei) et enfin la « populace » (qar-a kümün, qaračus, litt.
« homme noir » ou « les noirs »). L’esclavage (boγol) 83, peu développé, ne
concernait qu’une frange de la population presque exclusivement adonnée
aux tâches domestiques auprès de l’aristocratie. Une institution quelque peu
excentrée par rapport à cette pyramide mérite une mention rapide: certains
individus s’étant acquis des mérites particuliers auprès des empereurs
mongols s’étaient trouvés, quelle que soit leur classe d’origine, exemptés,
protégés (darqan) contre l’arbitraire et contre la pression des prélèvements
fiscaux et parafiscaux. Le fait intéressant est que cet élément de relative

83
Il est même permis de penser que la traduction systématique de boγol par
« esclave » introduit un risque est à tout le moins un schématisme excessif.
130
mobilité sociale ait joué un rôle certain dans le processus de division sociale
du travail, fournissant l’embryon d’une couche adonnée principalement à
l’artisanat, et plus spécialement à l’artisanat des métaux, « un maître en
travail des métaux », qu’il s’agisse d’un orfèvre ou d’un forgeron, sens qui
est trop souvent donné comme signification unique de ce terme. Le terme
darqan a gardé en même temps son sens de protection, de mise à l’abri,
comme le montre l’usage toujours actuel de darqan caγažitu / caγažitai
γažar, « lieu protégé, réserve ».
Le problème se pose d’une caractérisation de la société dont nous avons
ainsi indiqué rapidement quelques traits majeurs, d’une définition du mode
de production qui prédomine dans les steppes mongoles à partir de la fin du
XIVe siècle. C’est en dernière analyse cette question qui détermine les
réponses à fournir concernant la capacité ou l’incapacité de la société
mongole à la hiérarchisation et au centralisme. Sa formulation implique à
notre sens certaines précautions de caractère, ici encore, méthodologique. Il
est certain que le tableau des rapports de production et des rapports sociaux
chez les Mongols post-impériaux permet d’exclure le recours à la notion de
« mode de production nomade », en ce qu’elle s’avère inapte à un usage plus
profond qu’une simple dénomination, qu’un strict étiquetage de données
empiriques. Ce rejet ne signifie en rien se contenter de puiser dans
l’inventaire des modes de production disponibles et reconnus. Il implique au
contraire que, tout en recherchant les implications dialectiques essentielles
qui permettent de rattacher les réalités du nomadisme mongol aux XIVe -
XVIIe siècles à un mode de production défini, l’accent essentiel soit mis sur
cet aspect dialectique. En d’autre termes, la recherche d’un mode de
production ne saurait prendre les allures d’une errance dans un rayon de
prêt-à-porter historique. Il doit être évident que, pour parvenir à intégrer à un
mode de production donné l’expérience historique d’une société, il est
capital de prêter la plus grande attention à la spécificité de l’insertion de
rapports de production et de rapports sociaux réels, concrets, dans des
réalités généralement étrangères à celles qui ont justifié l’élaboration
théorique de tel ou tel mode de production. Ainsi se trouvent simultanément
posés les problèmes de la spécificité de l’intégration d’une expérience
particulière à un mode de production et de la formulation générale du mode
de production lui-même. Une grande attention doit être portée, à notre sens,
à ce que nous appellerons la trajectoire propre de l’observateur relativement
131
à la trajectoire propre du phénomène observé, ainsi qu’à la formation
massivement «sédentaro-centrique» des modes de production précapitalistes,
d’une part du fait du champ expérimental/empirique qui s’est trouvé délimité
jusqu’à une période récente par l’histoire des sciences sociales (les sociétés
européennes terriennes et paysannes), et d’autre part en raison des biais
imposés par le propre arrière-plan socioculturel des chercheurs impliqués.
Ainsi nous semble-t-il peu approprié de réduire le déplacement nomade à un
«modèle résidentiel» (residence pattern), alors même qu’il s’agit pour la
société nomade d’une occupation globale de l’espace, sous forme de pâture
du troupeau, et que cette occupation aboutit à la définition d’une aire/trajet
qui dans la grande majorité des cas fait entrer l’éleveur ou le groupe en
contact en concurrence, voire en conflit, avec des voisins. (Dans la fréquence
des conflits et tensions pour le contrôle des pâturages, apparaît, nous semble-
t-il, la fragilité de la notion de faible densité démographique; et ce qui
semble peu dans l’absolu ne l’est que relativement à notre expérience de
sédentaires: moins d’un habitant au km2.)
La spécificité de l’insertion d’une société nomade dans les concepts d’un
mode de production déterminé tient précisément à la place qu’occupent
concrètement dans le jeu des forces sociales le poids de réalités matérielles
propres et, concurremment, l’appropriation par la conscience sociale de la
traduction psycho- et sociolinguistique de ces réalités, leur intégration
symbolique et magique. Pour en rester à l’exemple abordé plus haut, on ne
peut approcher séparément, pour comprendre le nomadisme et interpréter
son organisation sociale à une époque donnée en termes de plus large
validité théorique, la réalité concrète que constitue l’occupation
chronologiquement discontinue de l’espace par déplacements périodiques,
celle que constituent les distances, la présence de barrières naturelles qui
isolent souvent de façon hermétique l’éleveur nomade, etc. et l’ensemble de
notions, de représentations et de symboles par lequel l’éleveur appréhende,
et maîtrise ainsi, cet espace. Mesure-t-on la rupture que représente avec nos
habitudes mentales de paysans inscrits dans leur paysage immuable le fait
qu’en mongol les localisations «devant», «derrière», «droite», «gauche»
soient dénommées, non pas relativement au locuteur, mais en empruntant la
terminologie des points cardinaux — respectivement «sud», «nord», «ouest»,
«est»? De même, sur un autre plan, ne peut-on faire abstraction de
l’ensemble de l’héritage proprement historique. Dans le cas de l’histoire
132
mongole post-impériale, l’omniprésence de l’héritage est évidente. Sur un
plan spectaculaire d’abord, par l’irruption et la poursuite de luttes aux sein
de la classe dominante pour s’arroger le monopole de cet héritage et
restaurer le pouvoir impérial, soit par usurpation, comme le tente
l’aristocratie — non cinggisqanide — des Mongols occidentaux tout au long
du XVe siècle, soit par restaurations légitimistes successives, qui vont de
l’instauration de la «dynastie» des Bei Yuan, au lendemain de
l’effondrement de l’empire en Chine, aux dernières tentatives en 1634, face à
la conquête mandchoue; en ce sens, ensuite, que l’empire apparaît bien
comme étant dans son ensemble lié a la genèse d’une société de classes
déterminée, qu’il continue d’exercer une influence profonde sur le devenir
de cette société, et précisément au point nodal que constituent les rapports
entre hiérarchisation et centralisme. Une contradiction très forte s’établit
entre une tradition étatique, centralisatrice, d’autant plus résistante à
l’érosion du temps qu’elle a été mise en place et développée consciemment
comme moyen de destruction des vestiges de la société sans classes fondée
sur le «clan» (oboγ), et le vide politique qui accompagne l’effondrement du
pouvoir central. La «réponse» de la société de classes est dans le
parachèvement de l’identité entre maintien politique de la tradition impériale
et rapports sociaux de domination, dans l’émergence de pouvoirs de fait, à
même d’assurer le contrôle de la population face à la décadence des unités
décimales désormais privées de leur raison d’être centrale et à la carence des
anciennes structures claniques. Ici, nous retrouvons la question de la
domination et de la conception de l’espace. En effet, ces pouvoirs de fait des
représentants les plus puissants de l’aristocratie cinggisqanide ne sont pas
perdus entre ciel et terre, mais bel et bien ancrés à des réalités territoriales
que le renforcement des prérogatives du prince aboutit rapidement à
délimiter, tout au moins dans les grandes lignes, donnant naissance à des
frontières encore actuelles (XVIe siècle).
Pour ce qui est du centralisme politique, il serait tentant d’objecter que
nous faisons état ici d’une fragmentation, d’un émiettement, et non d’une
centralisation. Il est de fait que la situation des terres et des peuples mongols
à la fin du XVIe-début du XVIIe siècle semble fort éloignée de l’unité
impériale du XIIIe siècle. En rester à la simple formulation statique des
termes de cette réelle contradiction serait cependant s’attarder à l’apparence
du phénomène. S’il est vrai qu’aucun des princes s’étant arrogé un pouvoir
133
de fait n’est en mesure de reconstituer à son seul profit l’ancienne unité
territoriale de l’empire, support matériel du centralisme politique (rappelons
le soin mis par Cinggis qan et ses successeurs à faire fonctionner leurs relais
de poste — que bien des Etats sédentaires leur empruntent par la suite), ceci
ne signifie nullement qu’à l’intérieur de ses possessions chaque prince ne
mette en place des institutions politiques qui, compte tenu des effets de la
régression économique et culturelle qui se fait sentir jusqu’aux XVe-XVIe
siècles, reproduisent les rapports centralisés de l’empire. L’échec des
reconstitutions de l’unité impériale doit beaucoup, outre à cette régression
économique et culturelle qui met en cause les instruments mêmes d’un
éventuel centralisme, aux données sociopolitiques de la structure de classe,
en particulier à l’ascendance commune revendiquée par la totalité de
l’aristocratie cinggisqanide et à la forte pression mentale que faisait peser
cette commune revendication sur la question de la légitimité politique. Il en
découle alors régulièrement un rejet massif des tentatives d’unification, les
princes refusant la soumission à un concurrent dont les forces ne présentent
généralement pas une suprématie disproportionnée, aussi bien qu’à un parent
dont les titres de priorité dynastique ont peu de chances d’être reconnus
suffisants pour susciter le déséquilibre charismatique susceptible d’entrainer
la rupture de l’équilibre des forces réelles au profit du prétendant. Celui-ci
n’a pas la possibilité de faire l’économie des démonstrations de sa force,
cette dernière s’avérant le plus souvent insuffisante. C’est ce double rejet,
nettement exprimé, qui scelle par exemple l’échec des ambitions du Qan des
Čaqar, Ligdan qan, en 1634, ses pairs de Mongolie du Sud s’en remettant à
une suzeraineté mandchoue pour rejeter et fuir la mongole 84.
La question se pose naturellement de la nature et de l’origine de ces
rapports politiques centralisés. La formulation de W. Irons : «Among
pastoral nomadic societies hierarchical political institutions are generated

84
La seule tentative réussie, celle de Dajan qan (1488—1543) ne survit à son
vainqueur que sous la forme des divisions successorales échues à ses héritiers,
elles-mêmes largement fondatrices des découpages territoriaux modernes de
l’espace mongol (ainsi la Mongolie du nord, allouée à son fils cadet Geresangza,
conformément au modèle successoral réservant au cadet l’héritage du domaine
paternel immédiat).
134
only by external relations with State societies» 85 (souligné par nous) pose en
termes insuffisamment dialectiques le vaste problème des emprunts entre
sociétés inégalement développées (au sens où elles ont connu des
développements différents et non au seul sens de «plus» ou de «moins»
développées). Un principe essentiel est que, les phénomènes d’emprunts
étant généraux et constants dans l’histoire des sociétés humaines, ces
emprunts ne se matérialisent en effets sociaux perceptibles que pour autant
qu’ils répondent à une nécessité objective interne à la société «emprunteuse».
Bien que cet emprunt initial échappe largement au cadre chronologique de la
présente étude (fin du 1er millénaire av. n. è. et 1er millénaire de n. è.), et
que donc l’empire mongol naissant se soit beaucoup plus nettement référé à
ses prédécesseurs nomades qu’aux Etats sédentaires voisins, ceci ne signifie
nullement inexistence des problèmes de relations avec les voisins sédentaires
et d’emprunt. Lawrence Krader montre à juste titre par ailleurs que ces
échanges et emprunts constituent pour une part importante des faits de
division sociale du travail entre groupes spécialisés (éleveurs/agriculteurs).
Dans cette perspective, nous voudrions souligner que, outre la constitution
d’une force de contrôle du territoire et des pâturages à son propre profit,
l’aristocratie mongole, dès les premiers temps de l’empire poursuit le but
d’assurer, au besoin par la force, la permanence d’échanges dont la
suspension ou la rupture lui est particulièrement préjudiciable. Ainsi en est-il
des entreprises très précoces menées par Cinggis qan pour s’assurer le
contrôle de la Route de la soie. De même ses lointains descendants
entretiennent-ils avec la dynastie des Ming des rapports fortement
contradictoires, une longue succession de guerres et d’expéditions ayant
pour objectif permanent le rétablissement de relations normales, les princes
mongols exigeant régulièrement l’ouverture ou la réouverture de marchés
frontaliers avec la Chine. En définitive, et ici encore, la politique de Cinggis
qan confirme sa nature de genèse de rapports qui n’arrivent à maturité qu’au
cours des siècles suivants, et les conquêtes mongoles apparaissent marquées
du double caractère de l’étroitesse de la base intrinsèque de la domination de
classe de l’aristocratie mongole et de la nécessité d’assurer l’ouverture de

85
Equipe écologie et anthropologie des sociétés pastorales: Pastoral Production and
Society, Maison des Sciences de l’Homme - Cambridge University Press 1979, p.
362
135
voies de contact avec les économies voisines complémentaires. En d’autres
termes, la dualité des conquêtes mongoles réside dans la double recherche
d’un élargissement tant interne qu’externe de sa base par et pour
l’aristocratie mongole. En ce sens, et bien que les deux mécanismes
présentent des traits nettement distincts, le mouvement d’unification des
peuples de Mongolie sous l’égide de Cinggis qan et de ses compagnons à la
fin du XIIe siècle et les grandes conquêtes des décennies suivantes
apparaissent dialectiquement liés. Ici encore, nous rencontrons les notions de
territoire et d’espace.

Nouvelles hypothèses
Les divers angles sous lesquels est réapparue cette notion d’espace
nomade (et j’appelle de mes vœux une authentique sociolinguistique du
nomadisme) manifestent clairement l’impossibilité de considérer cet espace
comme une entité statique. Suivant la variation de nombreux paramètres, en
effet, les modalités d’organisation sociale se trouveront fortement
différenciées, et parmi elles les notions de densité et de mobilité. Quoi qu’il
en soit, la permanence et même le renforcement d’une définition territoriale,
d’une assise territoriale permanente, associée aux rapports de classe tels que
nous les avons décrits pour la phase post-impériale, nous font fortement
pencher en faveur d’une appartenance du nomadisme mongol de cette
époque au mode de production féodal. Encore ne faut-il pas projeter ceci
comme un voile sur la continuité indistincte d’une Mongolie qui serait
féodale des origines à nos jours.
Les variations apparues nous semblent appeler en conclusion une
hypothèse typologique relative à l’espace nomade et à sa dynamique. Cette
hypothèse nous a été inspirée par une remarque d’André Bourgeot 86 à
propos de l’histoire du peuplement en Ahaggar et des conquêtes territoriales
qui la marquent, et selon laquelle «à la conquête correspond une nouvelle
distribution territoriale à laquelle s’ajuste une plus grande division technique
et sociale de la production pastorale». Cette remarque et nos propres
86
Equipe écologie et anthropologie des sociétés pastorales: Pastoral Production and
Society, Maison des Sciences de l’Homme - Cambridge University Press 1979,
pp. 141—153
136
observations relatives à l’histoire mongole nous conduisent à proposer la
présentation de schémas variables de l’occupation de l’espace, qu’il nous
semble possible, dans l’état actuel de notre hypothèse, de réduire à quatre
figures elles-mêmes associées en deux tendances principales : espace
nomade en expansion ou espace nomade en contraction. A ce point de notre
démarche, nous réservons provisoirement les incidences d’un rapport
pourtant essentiel des nomades à l’espace et à sa variabilité, en l’occurrence
la double dialectique du caractère structurel ou conjoncturel et du caractère
causal ou consécutif de cette expansion ou de cette contraction. Rapport
essentiel, toutefois, que la suite de notre élaboration ne pourra que prendre
en compte et réintégrer, en ce sens que les cas de figure que nous allons
dégager ne sont scientifiquement significatifs que s’ils n’apparaissent pas
comme une formalisation vide, mais bien comme une modalité
historiquement déterminée et déterminante des relations entre rapports
sociaux en général et rapports de production directs et, en particulier, entre
ces derniers et la nature et le contenu des rapports politiques.
Premier cas: espace nomade en expansion absolue, c’est-à-dire situation
historique (conquêtes, par exemple) aboutissant à l’élargissement du
territoire embrassé par le pastoralisme nomade. Les exemples historiques en
sont sans doute relativement nombreux et, sous réserve d’une meilleure
connaissance de notre part, le cas de la conquête opérée en Ahaggar par les
guerriers chameliers nous semble pouvoir être rattaché à cette figure. Dans
l’histoire mongole, un épisode, trop souvent évoqué sur un mode
anecdotique, nous semble riche d’information: la proposition avancée en
1229-1230 par une faction de l’aristocratie mongole de massacrer la
population de Chine du nord, alors déjà conquise, et de transformer les terres
agricoles en pâturages 87 . L’expansion absolue de l’espace nomade ici
projetée apparaît comme le simple élargissement, mécaniquement quantitatif,
de la base socio-économique de la domination aristocratique. C’est
précisément dans son caractère mécanique qu’elle entre fortement en
contradiction avec la complémentarité et la nature nécessaire et permanente
des échanges entre nomades et sédentaires. Ainsi s’explique à notre sens,

87
Munkuev N.C. 1965, Kitajskij istočnik o pervyx mongol’skix xanax [Une source
chinoise sur les premiers qan mongols]. Moscou
137
autant que par les instances du kitan sinisé Yelü Chucai, le rejet final de la
proposition par l’empereur Ögedei.
Plus généralement, cette contradiction nous semble d’ailleurs limiter
assez étroitement l’ampleur potentielle de cette expansion absolue. C’est
sous cet angle que doivent être reconsidérées les conquêtes de l’empire
cinggisqanide, en particulier en Chine. L’image commode de la «sinisation»
des Mongols dans la Chine des Yuan doit être abandonnée tant parce qu’elle
ne correspond qu’à un aspect superficiel des données historiques (mode de
vie d’une partie de l’aristocratie mongole en Chine et de la cour impériale),
que, surtout, parce qu’elle masque cette réalité essentielle des rapports
d’échange entre nomades et sédentaires. L’autonomie du moment politique
dans l’élargissement de sa base de classe par l’aristocratie mongole tient
précisément à assurer l’hégémonie d’un pouvoir nomade sur ces échanges,
ce qui ne signifie nullement que, faute d’avoir «mongolisé» la Chine, les
Mongols ne pouvaient que se siniser. Entreprise impliquant un projet
stratégique et la concentration de moyens à même de rompre des résistances
profondément ancrées (l’aspect militaire des conquêtes, tactiquement capital,
nous semble en définitive secondaire ici), l’expansion absolue de l’espace
nomade appelle, nous semble-t-il, la présence d’éléments centralisateurs,
d’une structure politique unificatrice. L’exemple mongol, en outre, lie cette
structure à l’affermissement d’une domination de classe.
Deuxième cas: espace nomade en expansion relative. Si l’expansion
absolue implique, comme nous venons de le voir, l’existence même d’une
volonté et de structures centralisatrices, cette implication nous semble
démontrer la caractère interne à la société nomade divisée en classes d’une
organisation politique hiérarchisée, sa nature intrinsèque. Les faits
d’emprunt, en particulier de formes politiques particulières, sont dès lors à
resituer, en tant que facteurs initialement extrinsèques, dans le réseau global
des relations interne/externe, nomades/sédentaires, et ne peuvent plus
apparaître comme une simple irruption, dans un domaine nomade auquel
elles seraient consubstantiellement étrangères, des réalités étatiques des
sociétés sédentaires.
La formation même des structures centralisatrices chez les nomades,
c’est-à-dire la manifestation dans l’organisation sociale et dans les mentalités
de cette exigence centralisatrice, nous semble être à rattacher à une
138
deuxième figure, où la hiérarchisation politique apparaît dans un rapport très
étroit à la constitution de la domination hégémonique d’une classe
dominante associant la grande propriété privée du cheptel à la maîtrise, en
particulier la domination militaire, de l’espace nomade. C’est ce phénomène
auquel nous attribuons l’appellation d’»expansion relative», en ce sens qu’il
s’agit d’une expansion interne à l’espace nomade lui-même, l’émergence de
forces de domination sociale et politique se traduisant par une redistribution
territoriale s’accompagnant, pour reprendre l’expression de Bourgeot, d’une
«plus grande division technique et sociale de la production pastorale».
L’exemple le plus frappant, dans l’histoire mongole, de cette phase semble
être l’unification des groupes et peuples nomades de la steppe et de la steppe
boisée par l’aristocratie mongole à la fin du XIIe siècle 88. C’est alors que se
constituent chez les nomades des institutions et instruments politiques
centralisateurs spécifiques, liés en particulier à la domination de l’espace, tel
le réseau des relais de poste. Ici encore, il nous semble essentiel
d’appréhender le caractère interne des transformations politiques
centralisatrices.
Troisième cas: espace nomade en contraction absolue, c’est-à-dire
situation historique où l’espace embrassé par la production pastorale nomade
subit, généralement du fait de son refoulement par l’expansion territoriale
des sociétés sédentaires paysannes, des amputations plus ou moins sévères.
Un bon exemple nous en semble fourni par le recul des pâturages devant
l’extension des terres agricoles et la colonisation paysanne chinoise chez les
Mongols du sud et de l’est (Mandchourie) à l’époque moderne et
contemporaine, la destruction de ce fait des équilibres de l’élevage nomade
et la fréquente sédentarisation forcée de la population mongole 89.
Quatrième cas: espace nomade en contraction relative, dans lequel les
effets d’un «flux global des nomades ne s’accompagnent pas d’un
rétrécissement notable de l’étendue des pâturages. Ainsi, l’effondrement de
l’empire, qui ne s’était accompagné que d’une extension territoriale

88
Legrand, J. 1976. La Mongolie, Paris: Presses Universitaires de France.
89
Lattimore, O. 1969. The Mongols of Manchuria, New York

139
négligeable du nomadisme en tant qu’activité économique, n’entraîne à son
tour qu’un repli spatial insignifiant dans l’immédiat. La politique des Ming
face aux Mongols est moins en effet une stratégie de conquête «en retour»
qu’une politique de stabilisation et de fixation des marches sino-mongoles,
ce qu’atteste l’expérience des wei, commanderies frontalières mongoles
soumises, plus ou moins solidement et durablement, à la nouvelle dynastie
chinoise, se traduisant en termes de modifications structurelles au sein de la
société nomade. Ces modifications, pour l’essentiel, nous semblent liées à la
réinsertion des rapports de domination de classe, élaborés et formalisés en
termes expansionnistes, dans un contexte général de repli et de régression.
On le voit, les diverses phases proposées ne sont pas à notre sens des entités
figées et mécaniquement isolées entre elles. La remarque, pour triviale
qu’elle puisse paraître, n’est pas totalement innocente: autant il nous semble
évident que le temps se mêle consubstantiellement à l’espace, du fait même
des activités nomades, dans la perception de cet espace, autant ces phases
structurelles de rapport de la société nomade à son espace global nous
semblent devoir être envisagées sous l’angle d’un temps atypique, c’est-à-
dire déterminé historiquement, contradictoirement, excluant l’hypothèse
mécaniste de leur successivité linéaire et leur formulation en termes de
retour cyclique. C’est cette exclusion que nous avions en vue en opposant
plus haut la continuité historique à la simple successivité chronologique. Les
conséquences en sont multiples. Le point le plus important nous semble être
que les problèmes de domination, de maîtrise et d’appropriation de l’espace,
ne peuvent ni évacuer bien entendu les rapports de classe et la réalité de la
domination de la classe aristocratique, ni faire oublier que ces rapports se
sont forgés dans une situation de maîtrise des ressources, et en particulier des
échanges, qui impliquait leur insertion dans des structures politiques
centralisatrices. La permanence d’une idéologie née de cette nécessité de la
centralisation comme soutien et instrument de la domination aristocratique
alors même qu’a disparu le maillon central de la centralisation (l’appareil
d’Etat impérial) joue dès lors un rôle considérable d’instrument de la
domination de classe dans un contexte de contrôle et d’appropriation des
ressources «densifiés» par le repliement de l’espace nomade sur lui-même.
C’est cette association contradictoire de l’idéologie centralisatrice et de la
base morcelée de la domination de classe de l’aristocratie, privée de son
centralisme «réel», qui nous semble largement déterminer, dans l’exemple
140
de la Mongolie post-impériale tout au moins, les formes et les limites de la
hiérarchisation politique propre à la société nomade. Cette association
entraîne à la fois, sous la forme des pouvoirs de fait dont nous avons évoqué
la constitution, la fixation de possessions territoriales plus ou moins
définitives et le maintien, à l’intérieur de ces dernières, de rapports
économiques et extra-économiques de domination largement façonnés par la
tradition centralisatrice et la persistance de l’idéologie impériale ou de ses
succédanés: apparition des Qan, substituts de l’ancien Qaγan, en Mongolie
du nord dans le premier tiers du XVIIe siècle.
Les implications ultérieures de cette situation sont considérables. Au delà
des aspects politiques et stratégiques immédiats de la soumission des
Mongols à l’empire mandchou, la politique menée par celui-ci en Mongolie:
assurer la solidité de son contrôle par la multiplication des découpages
territoriaux et l’utilisation de la domination aristocratique locale pour faire
respecter l’intangibilité de ces découpages, aboutit simultanément à pousser
à l’extrême la logique de l’appropriation territoriale et à en faire éclater les
contradictions. En même temps que la politique mandchoue multiplie les
unités territoriales (en Mongolie du nord: de 8 en 1691 à 86 en 1765),
l’interdiction faite aux éleveurs de franchir les frontières de ces unités
manifeste l’étroitesse de la base sociale de l’aristocratie en mettant en
contradiction les limites territoriales politiquement définies et les besoins
objectifs de l’accès aux ressources de l’économie pastorale. Cette
contradiction prend la forme très concrète de violations permanentes et
régulières de l’interdiction du franchissement des frontières. En d’autres
termes, le mode normal de fonctionnement de la société «civile» est ici sa
propre illégalité 90. On notera au demeurant que le rapport entre le territoire
et l’accès aux ressources n’est pas lui-même un rapport figé et intemporel,
mais qu’il est susceptible de se modifier, sous l’effet d’une division variable
du travail social, intégrant entre autres éléments la variable démographique
et le niveau technologique (par exemple, l’introduction des transports

90
On trouve de multiples exemples de cette réalité dans les volumineuses archives
judiciaires et pénales de la dynastie des Qing, dont une partie a été publiée: voir
Nacagdorž, Š. , Nasanbalžir N., Ardyn Zargyn bičig [Livre des plaids du peuple].
Ulaanbaatar : ŠUAX, 1968.
141
automobiles dans la steppe mongole à l’époque contemporaine), en termes
d’extensivité ou d’intensivité variables de la production pastorale.
Dernière implication, que nous n’abordons ici que pour souligner la
complexité des questions posées: il nous semble possible de lier à ce rapport
entre fixation territoriale à modalités politiques et permanence d’une
idéologie centralisatrice comme à la crise de cette dernière face à une réalité
divisée, le succès de l’implication du bouddhisme lamaïque et la coloration
particulière prise par cette religion en Mongolie à partir de la deuxième
moitié du XVIe siècle. D’introduction aristocratique (mais c’est là un trait
majeur commun à toute la diffusion continentale du bouddhisme), le
lamaïsme apparaît au premier degré, en particulier par sa justification de la
qualité des réincarnations, comme un appui des divisions et de la domination
de classe établies. Plus encore, peut-être, la lamaïsme intervient comme
substitut partiel à une idéologie impériale qui ne répond plus qu’à une partie
des besoins sociaux en tant qu’idéologie dominante, ce qui ne signifie
nullement que le lamaïsme intervienne globalement comme une idéologie de
«remplacement». Une synthèse s’opère, qu’exprime très clairement à notre
sens la réécriture lamaïsante de l’historiographie mongole des XVIIe et
XVIIIe siècles, et dont la tendance majeure consiste en une recherche
délibérée et soutenue de la légitimité bouddhique de l’empire (les
généalogies de Cinggis qan remontent dès lors aux rois mythiques de l’Inde),
et une identification de la tradition impériale et de la foi lamaïque, en une
assimilation, en définitive, des deux légitimités de la domination
aristocratique sur les terres mongoles et de la prédominance de la foi
lamaïque, qui conduit celle-ci, tout au long du XVIIIe et du XIXe siècle, à
s’intégrer toujours plus profondément aux structures sociales mongoles, au
point de prendre, en 1912, la relève politique de l’aristocratie chancelante.
Toujours l’espace et ses divisions.

142
La dénomination des ordres décimaux en mongol et leur contenu
sémantique 91

A partir de l’exemple limité de certaines dénominations numériques, je


souhaiterais présenter ici quelques-unes des conclusions principales d’un
travail de plus grande ampleur, une Grammaire du mongol dont la mise au
point et la réalisation en sont aujourd’hui à leur phase finale 92 . Cette
observation est l’occasion de souligner que certaines des vues exprimées ici
sous une forme trop rapide et schématique pourront de ce fait sembler
excessivement spéculatives. Il doit toutefois être clair qu’il ne s’agit
nullement de simples opinions, mais d’éléments de conclusions tirées de
recherches et de travaux importants et appuyées sur l’expérience de quinze
ans d’enseignement du mongol à l’Institut National des Langues et
Civilisations Orientales de Paris.
Conscient de la difficulté qu’il y a à présenter un projet aussi ambitieux
en quelques mots, ce qui m’a conduit à ne retenir ici qu’un exemple très
limité, je dois malgré tout en indiquer les orientations essentielles de la
démarche.
Celle-ci consiste à lier aussi étroitement que possible, en particulier dans
une perspective pédagogique, la description grammaticale proprement dite
aux acquis des recherches récentes en psycho- et sociolinguistique, dans le
domaine de l’énonciation et des conduites du discours, de la communication
et de l’information. Dire que la communication n’est pas une simple
transmission d’information mais l’un des champs centraux de l’interaction
sociale est en passe de devenir un lieu commun. Il y a toutefois loin encore,

91
Religious and lay symbolism in the Altaic world and other papers, Proceedings of
the 27th Meeting of the Permanent International Altaistic Conference, Walberberg,
Federal Republic of Germany, June 12th to 17th, 1984, Edited by Klaus Sagaster
in collaboration with Helmut Eimer, Otto Harrassowitz, Wiesbaden, 1989, pp.
162-174
92
Grammaire mongole, Description et apprentissage, t. I, Principes généraux et
phonologie, INALCO, Paris, 1984, 343 p. t. II, Phonétique, INALCO, Paris, 1987,
130 p. La forme actuelle de la publication est provisoire. L’ensemble de cette
grammaire fait actuellement l’objet d’un projet d’édition pour lequel le texte du t. I
actuel en particulier est appelé à subir de très importants remaniements.
143
dans le champ linguistique mongol, de l’affirmation de ce principe à sa
démonstration par l’étude des structures et des réalités linguistiques elles-
mêmes.
Les études en ce sens ont largement négligé la diversité des langues
naturelles et reposent principalement le plus souvent sur la description de
quelques langues européennes. A l’inverse, il n’y a nullement sous-
estimation du travail accompli dans le passé et de nos jours par de nombreux
chercheurs dans la constatation d’une prise en compte encore insuffisante
dans notre domaine des acquis des deux dernières décennies en linguistique
générale et d’un attachement parfois trop étroit à la tradition philologique.
Le premier élément majeur de ma démarche consiste en une mise en
relation entre l’étude de la communication, du réseau global de besoins,
situations, rapports, outils nécessaires aux échanges d’information et plus
largement aux interactions multiples constitutives de la vie sociale et
produits par celle-ci, et la description grammaticale, c’est à dire
l’identification des mécanismes et des procédures proprement linguistiques
intervenant dans ces échanges et dans ces interactions. En d’autres termes, et
en me gardant en particulier du sociologisme sommaire qui a favorisé un
temps la sous-estimation des rapports entre langue et société, il s’agit de
saisir l’impact sur la communication de ses modalités linguistiques et plus
encore, dans l’immédiat, de décrire réalités et structures linguistiques en
intégrant à cette description les conditions et les contraintes qu’y introduit la
communication.
La première de ces conditions est l’existence de deux ou plusieurs
interlocuteurs. Aussi important que soit le discours monologique (qui sert
souvent de base aux descriptions grammaticales), il doit toujours être
considéré comme un sous-produit de structures langagières élaborées pour
faire face aux besoins d’une communication dialogique. C’est ce que
permettent de montrer par exemple en mongol les mécanismes pronominaux,
qu’il suffise de signaler ici les emplois du pronom čin’. Une deuxième
condition, tout aussi importante sinon plus, est fournie par les
développements récents de la psycholinguistique et de la neurophysiologie

144
de la perception. Loin d’un schéma assez largement accepté implicitement 93,
la communication ne se constitue pas d’une émission active confrontée à une
réception passive. Non seulement la réception, aussi bien phonique qu’aux
divers niveaux d’organisation linguistique, est aussi active que l’émission
elle-même, mais ces deux activités sont indépendantes l’une de l’autre et
dans une large mesure antinomique. Chaque interlocuteur, à partir de son
propre champ de présupposition, intervient dans la communication avec son
identité, ses intérêts, ses conceptions, sa stratégie propres, qu’il est
condamné à défendre. C’est à ce titre qu’on analyse la communication en
termes d’échange polémique. De fait, il n’est pas de besoin de
communication et il n’y a pas d’échange entre des interlocuteurs dont les
champs de présupposition et les intérêts coïncideraient totalement.
L’activité du récepteur, dans une projection anticipative permanente,
filtre les informations ou signaux qui lui parviennent de façon à n’en retenir
de préférence que ce qu’il est lui même préparé ou disposé à recevoir. Je ne
développerai pas ici les nombreux cas de quiproquos, incompréhensions ou
échecs communicationnels qui sanctionnent le caractère normal et
permanent de cet état de choses. L’effet le plus important de ce caractère
actif de la réception et du contenu concret de cette activité est que l’émetteur,
s’il souhaite être tout simplement entendu, ne peut se permettre de faire
abstraction de l’action d’anticipation à laquelle se livre de façon continue
son interlocuteur.
L’émission se construit ainsi non comme un discours qui se suffirait à lui-
même, mais comme une stratégie de réplique à l’activité d’anticipation de la
réception (évaluée d’ailleurs avec plus ou moins de succès). Elle est une
tentative, elle aussi permanente, pour canaliser et contrôler L’activité du
récepteur, pour exclure autant que faire se peut de la réception tout ce qui
peut conduire l’interlocuteur à comprendre autre chose que ce qu’on veut lui
faire comprendre, que la déviation du sens soit délibérée ou involontaire. En
ce sens, le langage et les structures linguistiques, généralement assimilés à la
seule émission, sont marqués par une priorité très puissante de la réception.

93
Ce que des expressions courantes, comparables dans de nombreuses langues,
consolident quand elles semblent signifier qu’on « parle une langue »…
145
Cette priorité, qui ne signifie pas une antériorité mécanique, se manifeste
dans de nombreux domaines. Un des plus importants est sans doute la
fixation de modèles articulatoires eux-mêmes porteurs des pertinences
phonologiques, niveau le plus élémentaire de la construction et de la
transmission du sens. La nécessité d’assurer à cette fin une discrimination
efficace est largement constitutive du système phonologique de toute langue.
Il en va évidemment de même en mongol. C’est à partir de cette vision qu’il
nous est possible de préciser les caractères propres du système mongol :
structure syllabique initiale faisant intervenir un inventaire vocalique large
(voyelles postérieures et antérieures, non-arrondies et arrondies, brèves,
longues, diphtongues ouvrantes et fermantes) associé à un inventaire
consonantique restreint (consonnes simples), cette syllabe initiale s’opposant
aux contextes non initiaux marqués par la réduction drastique des
oppositions vocaliques (maintien de la seule opposition non-arrondie /
arrondie, matrice d’une non pertinence du timbre et des faits d’inertie
traditionnellement décrits par le terme d’« harmonie vocalique ») et par la
prolifération d’oppositions consonantiques complexes (consonnes nues,
éventuellement associées à l’intervention pertinente de traits subsidiaires de
palatalisation, de vocalisation, ainsi qu’à des combinaisons à priorités
variables de ces deux traits, donnant naissance à des consonnes vocalisées-
palatalisées et palatalisées-vocalisées). Cette économie articulatoire est par
ailleurs inscrite dans, et fortement soumise à une dynamique, tant
synchronique (idiolectale et dialectale) que diachronique, marquée par des
variations d’intensité (à laquelle renvoie le terme classique d’« aspiration »).
Ces oppositions, s’il est légitime de les étudier du strict point de vue
phonologique, ne peuvent être dissociées dans une perspective plus large du
système monématique ou morphématique de la langue mongole. Rappelons
de façon un peu triviale que la phonologie se distingue de la phonétique en
ce qu’elle prend en considération non les seules distinctions articulatoires ou
acoustiques mais leur capacité à être porteuses d’oppositions significatives.
Or, une image classique fait des monèmes ou morphèmes, unités
significatives élémentaires, des « combinaisons de phonèmes». Cette image
est certes fournie par la réalité statistique de nombreuses langues, par
exemple le français, dans lesquelles les unités significatives élémentaires
sont massivement, mais non exclusivement, polyphonématiques (qu’on
pense par exemple aux multiples unités tant grammaticales que lexicales
146
formées d’un monème unique, de la préposition « à », aux conjonctions
« et », « ou », aux pronoms « y », « en », « on », etc.). Il ne s’agit donc
nullement d’une contrainte universelle et incontournable, chaque langue
ayant ses stratégies propres pour gérer les ambiguïtés qui peuvent résulter du
voisinage de ces dangereux homonymes, tels que « à » et « a », « en » et
« an », etc. Quoi qu’il en soit, l’idée d’une langue présentant un système
monématique ou morphématique mono-phonématique n’a rien qui doive
surprendre ou choquer 94.
Tel est bien le système que l’analyse permet de dégager en mongol qui
apparaît ainsi, pour reprendre un terme traditionnel comme un des prototypes
les plus extrêmes de langues «agglutinantes» :
à un inventaire limité de bases monosyllabiques (cette limitation étant
simplement celle que fait peser la combinatoire des faits phonologiques
présents en contexte initial - d’ailleurs exploitée de façon non exhaustive par
la langue : une voyelle, précédée ou non d’une consonne initiale)
s’adjoignent des unités de dérivation, elles aussi en inventaire limité,
pouvant présenter entre elles des combinaisons statistiquement plus ou
moins stables (suffixes ou affixes au sens classique de ces termes), plus ou
moins nettement reconnues et stabilisées par la conscience linguistique
mongole, mais dont l’analyse en unités élémentaires mono-phonématiques
s’avère toujours possible et fructueuse, tant aux plans combinatoire que
sémantique. Il n’est évidemment pas question de céder ici à un quelconque
« symbolisme phonétique ». Hors du domaine des onomatopées, dont l’étude
peut d’ailleurs être renouvelée à cette occasion, il ne s’agit nullement de
parer la voyelle ou la consonne de vertus sémantiques ou combinatoires qui
lui seraient consubstantielles. Par contre, il est possible de démontrer
l’organisation et l’économie d’un systèmes global dans lequel chaque
pertinence agit de façon permanente, répétée et reproductible. Ainsi est-il
possible de montrer que le monème ou morphème formé d’une voyelle
arrondie en dérivation présente un comportement constant, en particulier un
effet de nominalisation, qu’il intervienne au sein des marques de pluriel (-

94
Je ne reprendrai pas ici, car tel n’est pas le propos de cette contribution, des
questions pourtant essentielles, celle de l’arbitraire du signe et de ses champs de
validité, celles aussi de la motivation et de ses multiples échelles.
147
ud), des factitifs verbaux (-ul-, imposant au passage une reverbalisation à
l’aide d’une unité jouant massivement un rôle de commutateur verbo-
nominal -l-), des dérivations nominalisées (-ur, xevlür embauchoir < xevle-
donner une forme, imprimer, ölgür crochet, patère < ölgә- accrocher,
suspendre < öl- être pendu, pendre (intransit.), etc.) ou en -ul ou -ul’ (songul
choix, élection < songә- choisir ; surgul’ école, entraînement < surgә-
enseigner < sur- apprendre + gә- factitif, etc.), et que ce comportement est
d’abord celui de l’unité significative constituée d’une voyelle arrondie isolée
permettant une dérivation nominalisée à partir de nombreuses unités
verbales : jadu démuni, pauvre < jadә- ne pas pouvoir, être dans
l’incapacité, daru modeste < darә- presser, opprimer (daru = celui qui se
soumet à la pression alors que dargә = celui qui exerce la pression, chef) ;
zalu jeune < zalә- guider, conduire (zalu = celui qui obéit) ; zalxu paresseux,
désobéissant < zalxә- se soustraire, désobéir, et bien d’autres 95. Il est en
outre, comme le suggèrent ces exemples, porteur d’un contenu sémantique
stable, ici l’intervention d’un facteur personnel ou humain, souvent d’une
implication de l’interlocuteur, comme le montre la modalité interrogative :
ter irsәn il est venu. / ter irsnu est-il venu ?
Chacune de ces unités, qui est ainsi de façon autonome un suffixe au sens
strict, qu’elle intervienne seule ou associée au sein d’une chaîne plus
complexe, opère comme un moment essentiel du rapport émission-réception
évoqué précédemment. Sous la contrainte forte de la continuité linéaire
propre à l’émission phonique, chaque unité significative contrôle et canalise
l’activité d’anticipation du récepteur en mettant en place ce que je désigne
sous le terme d’«exclusion». L’information, contrairement à l’image que
s’en fait couramment le sens commun, n’est pas transmise par addition
d’éléments positifs, mais au contraire par réduction, par la restriction
progressive de la liberté laissée à l’anticipation du récepteur. En d’autres
termes, on ajoute du sens en « restreignant » de l’information.

95
Le système de notation des voyelles utilisé ici tient compte de la différence entre
structure syllabique initiale et contextes non-initiaux :
syllabe initiale : voyelle brève : a ; voyelle longue: aa ;
hors initiale : voyelle (sans pertinence de longueur) : a, u
vocalisation détimbrée: ә
148
Le message, qui part d’une information potentielle initialement non
spécifiée ou faiblement spécifiée (en particulier par les données
extralinguistiques de la situation de communication elle-même), vise à
aboutir à une actualisation irréversible, censée ne laisser d’autre choix à
l’interlocuteur que la compréhension de ce qui lui est réellement destiné (ou
le comportement que son interlocuteur attend de lui). Ce fonctionnement,
dont on trouve les manifestations à tous les niveaux de l’organisation
linguistique est particulièrement actif dans le domaine de la dénomination et
de la lexicalisation. Des bases monosyllabiques sont spécifiées et précisées
par l’adjonction successive de suffixes qui en diversifient et réduisent
progressivement le champ initialement très large. Ainsi la base « nai » est-
elle productrice, dans l’inventaire qu’en fournit le dictionnaire de Cevel, de
87 termes 96 qui apparaissent comme des spécifications diverses d’un champ
commun délimité par la base elle-même, d’ailleurs disponible comme unité
lexicale autonome (« nai ») : « amitié, bonnes relations, attitude positive
envers, penchant pour », mais aussi « (bonne) composition »…
Ces exclusions ne peuvent évidemment consister en une représentation
immédiate de la réalité, qui conduirait du fait d’une prolifération illimitée à
leur incommunicabilité. Chaque réalité n’est pas dénommée et communiquée
par l’accumulation exhaustive de ses traits ou caractères constitutifs, mais
par une sélection de ceux de ces traits que la communauté linguistique et la
société considèrent comme pertinents et significatifs. On sait l’obstacle que
repésente pour la traduction la non-coïncidence de ces choix entre des
sociétés et des cultures différentes.
Or, pour des raisons d’économie, le nombre de spécifications admises
pour chaque acte de dénomination est très limité. Sur l’ensemble de
l’inventaire de Cevel, le nombre moyen d’unités de dérivation par entrée est
de 3,36. Chacune de ces unités représente donc un choix et/ou une contrainte
tout à fait élémentaires, voire rudimentaires, tant au plan du comportement
syntaxique, verbal ou nominal, qu’au plan du contenu sémantique des
combinaisons ainsi créées, les «mots» de l’usage courant. Chaque unité de
96
Цэвэл Я., Монгол хэлний товч тайлбар толь Petit dictionnaire de la langue
mongole (qui compte près de 20 000 entrées), 1966 ; 173 dans le Монгол хэлний
дэлгдрэнгүй тайлбар толь Grand dictionnaire de la langue mongole, Болд Л.
Ред., 5 vol., Улааньаатар, 2008, dans lequel la même régularité est observable
149
dérivation, dont l’inventaire est lui-même limité, rappelons-le, par
l’extension des oppositions phonologiques hors syllabe initiale, est ainsi
détentrice d’un contenu qui lui est propre, porteuse d’une relation
sémantique spécifique. La vitalité de ce système se manifeste en mongol
aussi bien par sa grande capacité de résistance aux incidences externes, qu’il
s’agisse d’évolution diachronique, de différenciation dialectale ou de la forte
tendance à créer des néologismes mongols de préférence aux emprunts
directs (ainsi авилбар ăźĞĄʒƎ˃Ġ [avialbәr] pour phonème et plus
largement la faible part et la longévité généralement médiocre des emprunts
directs, rapidement « mongolisés » dans le lexique scientifique et technique
le plus contemporain), qu’il s’agisse encore de la grande liberté de création
lexicale dont jouit le discours poétique, sans que cette liberté puisse être
prise pour de la « fabrication » néologique.
Pour éviter toute incompréhension ultérieure, il doit être clairement conçu
que les termes par lesquels chacune de ces relations peut être décrite et
interprétée ne peuvent que très rarement être confondus avec une traduction
immédiate. L’ensemble du système, et chaque relation en son sein, est un
équilibre complexe entre les contraintes d’un langage articulé et les formes
de socialisation, les « grilles » ou les «cribles » au travers desquelles la
culture mongole, au fil de son histoire, s’est appropriée la réalité et l’a
dénommée. De nombreuses traductions standard, par la recherche d’une
correspondance terme à terme, s’avèrent trompeuses et leur usage non
critique - désastreux (le problème n’est d’ailleurs nullement propre au
mongol). L’objectif poursuivi est donc moins de proposer à tout prix une
traduction directe que de saisir l’économie d’ensemble d’un système
sémantique et la place qu’y occupe chaque unité. Ainsi quand je fais
référence aux notions de relations centripètes ou centrifuges à propos du
«Datif-locatif » ou de l’« Ablatif », quand je mets en œuvre des catégories et
des relations telles que « segmentation », « dynamique », « existence »,
« concret », « abstrait », etc., attachées à tels ou tels traits ou unités, il doit
être clair qu’il s’agit là d’instruments d’interprétation et non de traductions,
qui relèvent pour leur part non du seul système mongol mais également des
contraintes propres au passage d’un système à un autre. Il est non moins clair
que je dois rejeter par avance les objections et critiques par trop naïves et
simplistes qui confondraient recherche explicative et traduction ou

150
s’appuieraient ce faisant sur les biais dont sont chargées beaucoup de
traductions courantes mais inadéquates.
C’est pour éviter ces éventuelles incompréhensions que je m’abstiendrai
ici, à la différence de la présentation orale de cette communication, de
fournir sous une forme nécessairement trop concise et trop schématique la
description d’ensemble du système des unités significatives élémentaires et
de leurs contenus tant syntaxiques que sémantiques. Cette description sera le
fait d’une des parties centrales sans doute la plus importante, de la
Grammaire annoncée plus haut.
Les axes principaux en sont tout d’abord l’établissement de l’existence
autonome de chaque unité et donc de leur inventaire, dont les rapports au
système phonologique sont très étroits, puis la mise en évidence de son
comportement syntaxique, c’est à dire de son effet sur l’appartenance
verbale ou nominale de la combinaison obtenue par son intervention :
nom → nom
nom → verbe
verbe → verbe
verbe → nom
éventuellement indifférent
Ce tableau en apparence simpliste est compliqué par la possibilité pour
une même unité de présenter des comportements différents dans des
contextes variables.
Enfin, par l’observation de commutations terme à terme, des paradigmes
formés par les unités lexicales occupant un même champ sémantique et par
celles qui se constituent à partir de la même base, mais aussi par l’étude du
contenu sémantique des unités grammaticales, il est proposé une
interprétation sémantique de chaque unité et du système dans son ensemble.
Cette interprétation, si elle reste largement ouverte à la discussion, n’est en
rien le fruit de l’imagination et n’est permise que par un rapport rigoureux
aux autres niveaux de l’analyse linguistique. Elle ne doit rien, rappelons-le,
aux théories préscientifiques du «symbolisme phonétique ». Dans le même
temps, il est vrai, elle soulève le problème ardu de l’arbitraire du signe,
qu’elle contribue non à nier mais à préciser en substituant l’étude de ses

151
formes et de ses limites concrètes, dans un système linguistique donné, à une
affirmation souvent inutilement mécaniste.

La dénomination des ordres numériques décimaux


Ces quelques lignes générales tracées, venons-en au thème concret de
cette communication, les termes désignant en mongol les ordres numéraux
décimaux. Point n’est besoin de démontrer longuement ici l’extrême
importance de la dénomination numérale pour la plupart des sociétés, les
Mongols ne faisant nullement exception. Je rappellerai, pour m’en tenir à un
domaine particulier, la grande fréquence des ethnonymes à résonnances ou à
implications numériques rencontrés dans le cours de l’histoire des Mongols:
Naiman, Dörben Ojirad, Dörbed, Tümed, Mjangan, Muu Mjangan, Ix
mjangan, Mjangad, Dolon soxtu, etc.
Comme pour beaucoup d’autres langues, la question du contenu
sémantique spécifique des noms de nombres, de l’existence de
correspondances sémantiques les associant à d’autres paradigmes lexicaux
doit être soulevée en mongol. En général en effet, les noms de nombres ne
sont pas seulement, ni même sans doute d’abord des unités numériques, a
fortiori mathématiques, mais la trace de réalités, de pratiques et de
perceptions socialisées multiples à travers lesquelles les catégories
numériques n’acquièrent que progressivement leur autonomie, dans un
processus historique et mental de longue durée et de grande complexité. Une
image de ce processus est fournie, dans l’ordre de la quantification bien que
non directement numérique, par la polysémie de алд ăʒʬć [ald], à la fois
«envergure, brasse » et indication d’un « caractère approximatif » (sans
qu’il soit facile de déterminer laquelle de ces valeurs est première,
probablement la plus concrète), ainsi que par la polysémie de ses dérivés :
алдла- Aldala- aldlә- mesurer en ald ou écarter les bras et алда- Alda- aldә-
se tromper, rater et autres valeurs proches qui me semblent à mettre en
rapport avec le sens d’approximation de ald.
Tous les noms de nombres mongols méritent un grand intérêt. C’est le
cas par exemple de la diversité des opérations de découplement, de
dédoublement, de division dénommées à l’aide de termes dérivés de la même
base xo- que xojәr deux, ou des bases associées à la précédente, telle que
152
xoi~ > xoinә Nord, qui renvoie à une vision du monde clairement organisée
autour d’un axe Sud-Nord, matrice à la fois de l’orientation et de la
latéralisation. Il en va de même avec naim huit, dont l’appartenance aux
dérivés de la base най [nai] me suggère une interprétation du type alliance,
communauté en bonne intelligence. Cette hypothèse me semble consolidée
par l’existence du terme наймаа ŋĄġĞʌĄĠ [naima], commerce,
généralement pris par erreur ou par calembour pour un emprunt au chinois
买 卖 maimai, de même sens. Sans exclure cette interprétation, celle-ci
permet seulement de comprendre que si le terme chinois est effectivement
passé en mongol, sous la forme маймаа ʋĄġĞʌĄĠ [maima], c’est sans
doute en raison du monopole chinois sur le commerce du XVIIe au XXe
siècles, mais aussi du fait de l’existence d’un mot mongol auquel il pouvait
partiellement au moins s’assimiler, la perte de la palatalisation finale
pouvant aussi être expliquée par la perte de ton qui atteint en chinois la
deuxième syllabe de maimai. En fait, le terme naima désignant un commerce
fait de bonne foi et en bonne intelligence, doublon antinomique de худалдаа
[xudәlda] commerce dont la dénomination fait bien appel au terme d’alliance
matrimoniale xud compères et commères, mais rappelle aussi l’intéressant
dérivé худал [xudәl] mensonge, tromperie.
Les termes désignant les ordres décimaux retiennent plus spécialement
l’attention pour des raisons historiques évidentes. Ces termes apparaissent
comme numéraux, mais également comme dénominations d’entités sociales
et politico-militaires lors de l’organisation de l’Empire cinggisqanide, et
probablement antérieurement. Cette inscription dans la longue durée est un
élément important d’interprétation, La question centrale est en effet celle de
la priorité respective, dans le contenu sémantique de ces termes revenant à
leur valeur purement numérique ou à leur valeur de dénomination dans
l’organisation sociale mongole, voire plus largement centre-asiatique. Les
traces d’organisation décimale semblent remonter au moins à l’« Empire »
des Ruanruan, voire aux Xiongnu. Il est donc probable que le processus de
différenciation et de spécialisation sémantique numérique et sociale des
termes dénotant cette organisation s’est étendu sur toute la période précédant
la fondation de l’Empire mongol. Avec ce dernier et sa terminologie, nous
ne sommes en définitive en présence que de la fixation d’une évolution
antérieure, de l’aboutissement de ce processus.

153
Il peut sembler très simple de penser que la terminologie de
l’organisation sociale n’a fait qu’emprunter les numéraux existants pour
dénommer des institutions dont on suppose par là-même qu’elles sont
fondées sur la logique numérique de leurs effectifs – au moins théoriques.
Les relations mises en jeu sont toutefois plus complexes, et on a maints
exemples de non-correspondance entre l’institution et la valeur numérique
du terme qui la désigne, en particulier dans le cas du tümen. En procédant à
cette assimilation, on perd surtout de vue l’inclusion de ces termes dans des
familles dérivationnelles plus larges qui permettent d’en cerner le contenu
sémantique spécifique. C’est à cette dernière opération, qui me conduit à
proposer des termes arәw, zuu, mjanγә et tümen une interprétation dans
laquelle la dénomination de faits d’organisation sociale est première et la
valeur strictement numérique est secondaire, que je vais consacrer la fin de
cette communication.
arba [arәw] ă˃Ųő arban «dix» est formé de la base vocalique a-, dont
l’existence autonome est largement attestée en tant que verbe «être». Cette
base est ici dérivée dans un premier temps en -r-, dont le contenu de
« localisation » est dégagé par mes propres analyses, mais est également
explicitement reconnu par les chercheurs mongols 97 puis en -u/-w/-b
présentant avec l’ensemble des unités significatives labiales la valeur
d’« accomplissement », « achèvement » que nous lui connaissons par
exemple dans l’indicatif passé fini ou, au plan lexical, dans une unité telle
que le verbe bar- «finir, s’achever». [arәw] peut ainsi être interprété comme
le «niveau élémentaire», la «base d’existence», c’est à dire comme la
désignation de l’organisation sociale la plus simple, à quoi je rattacherai le
terme arәd/arad «simple éleveur» c’est à dire «celui qui est lié, rattaché
(adscriptus) à ce niveau“ (de par le contenu centripète de la dérivation -d, d:
le datif-locatif), le sens politique moderne de « peuple », « populaire » qui
s’est adjoint à ce terme visant de toute évidence une identification socio-
politique qui ne nous éloigne guère du sens premier.

97
C. Ölziixutәg, Mongol ügiin bütәc, tüüniig zaax arga Structure du mot mongol et
méthode didactique, Ardyn Bolovsrolyn Jaamny Xevlel, Ulaanbaatar, 1972, pp. 90,
93, 94.
154
zuu zaγu(n) cent met en jeu deux unités significatives très importantes: z-
et la voyelle arrondie (ici postérieure et longue).
Le monème basé sur la consonne palatale [z] apparait en mongol comme
une unité significative fortement spécialisée dans la dénotation d’un acte
essentiel aux processus de socialisation et à leur traduction linguistique, au
point qu’on a pu en faire une des sources probables de l’origine du langage 98,
le geste de l’indication. Du verbe zaa- montrer mais aussi enseigner à züg
orientation, direction, azimut ; zur- tracer, dessiner et ses dérivés, etc., il est
peu de notions relatives à l’indication qui ne puissent être rendues par un ou
plusieurs des termes appartenant à ce vaste paradigme (et en nous limitant ici
à la présence de z- à l’initiale). Ceci se vérifie avec une acuité particulière
dès lors qu’est concerné ce domaine particulier, privilégié, de l’indication
qu’est la prescription, l’autorité, le commandement, le pouvoir. Quelques
exemples suffiront ici : zasәg (le) pouvoir, zaxir- commander, administrer,
diriger ; zarlig édit, décret, etc. Dans les conditions d’apparition de l’écriture
mongole, étroitement liée à la formation de l’Empire cinggisqanide, il n’est
pas étonnant que les termes dénotant les usages de l’écrit zaxia, zaxidәl lettre,
missive, mandat, zaxialәgә commande relèvent de ce paradigme. Certains
termes appartiennent enfin à cet ensemble alors que leur traduction et dans
une large mesure leur compréhension moderne semblent les en éloigner.
C’est ce que nous avons pu voir avec des termes tels que zalu jeune désigne
celui qui se soumet aux directives, définition par l’obéissance qui vaut bien
celle de notre in-fans. A l’inverse, zalxu paresseux, fait intervenir une unité -
x- indiquant une rupture ou une segmentation. Il est donc identifié en
mongol comme «celui qui se soustrait aux ordres, qui ne fait pas ce qu’on
lui dit de faire» plus explicitement que comme un simple inactif..
Si nous poursuivons l’hypothèse d’un contenu sémantique lié aux
structures sociales, zuu apparaît ainsi comme associant le geste de
l’indication et, peut-être, un contexte humain ou social porté par le monème
en voyelle arrondie. Le zuu serait ainsi le niveau d’organisation auquel le
commandement, l’autorité, s’exercent de la façon la plus directe ou auquel

98
André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin Michel, Paris, 2 vol., 1964,
1965; Tran Duc Thao, Recherches sur l’origine du langage et de la conscience,
Editions Sociales, Paris, 1973
155
une unité d’orientation s’impose au groupe humain. Cette interprétation peut
être confortée par l’existence de termes dérivés de la même base et dont le
sens indique d’une façon ou d’une autre la cohésion, l’établissement d’un
lien: zuur- s’accrocher, se cramponner, mais aussi mélanger, brasser, son
dérivé zuurәldә- se lier, épaissir, mais aussi être inséparable, indissociable
comme par exemple dans l’expression zuurәldәn baildәx combat corps à
corps ; zuuč marieur, intermédiaire et son dérivé verbal direct zuučlә-
s’entremettre, servir d’intermédiaire (en particulier en vue d’un mariage).
C’est enfin le même contenu qui semble se manifester dans le terme
largement polysémique zuur, entre, en cours de route, intermédiaire, mais
aussi à l’intérieur ainsi que dans le cri d’appel zuu zuu! destiné à rassembler
les chèvres.
mjanγә, mingγ-a, mingγan «mille» me semble être de tous ces termes le
plus intéressant du fait de l’étendue de ses implications. Ici encore, les
conclusions de mes recherches sur l’inventaire des unités significatives
élémentaires et de leurs contenus sémantiques doivent être brièvement
évoquées. J’ai déjà signalé l’accomplissement, l’achèvement que transmet
l’unité significative «labiale». L’unité «nasale» -n-, telle que nous la
rencontrons en particulier dans le génitif, mais également dans des bases
telles que nai déjà évoquée, ou nij, etc. est pour sa part chargée d’une forte
valeur de mise en relation. Il en va de même plus largement du trait de
nasalisation, quand il se manifeste au sein de l’unité -m-, labiale nasalisée,
qui cumule ainsi les effets de la labialisation, « accomplissement », fait de
former un tout, et de la nasalisation, la « relation », association qui ne
constitue pas une collection aléatoire, mais au contraire rassemblant un
accomplissement reposant sur une relation dominante et unifiante, ensemble
qu’il convient souvent de saisir comme définissant une « communauté ».
Dans cette perspective, mjanγә apparaît comme la désignation d’un niveau
de l’organisation sociale caractérisé par la formation de groupes reposant sur
une relation fondatrice identifiable. Or, telle est bien l’image qui se dégage
de la formation historique du mingγan lors de la fondation de son empire par
Cinggis qan, en particulier aux paragraphes 209-224 de l’Histoire secrète des
Mongols. Ce passage nous informe en effet en détail sur la formation des 95
mingγan, mais également sur les relations variées, consanguines et autres,
ayant justifié la constitution de ces unités. A cette occasion, de même que
pour le tümen, nous pouvons constater, par exemple au paragraphe 212, que
156
le mingγan possède une réalité sociale propre, hors de toute référence
immédiate et élémentaire à un contenu numérique. Encore une fois, ceci ne
signifie ni que ce terme ait été créé à cette occasion, ni qu’il n’ait pu
antérieurement à l’Empire posséder déjà sa valeur numérique, mais que cette
valeur n’a pas été l’élément premier de son choix pour désigner l’institution.
Le plus frappant pour ce terme est sans doute son intégration à
l’ensemble d’une famille terminologique délimitée par la présence d’une
base où l’initiale m- est associée à diverses voyelles suivies d’une première
dérivation -n- (ou en d’autres termes par la présence d’une combinaison
initiale {m-voyelle-n}). Avec un très fort degré de cohérence, ce qui n’exclut
évidemment pas le fait que certaines identifications soient délicates ni la
possibilité de mots d’emprunt qui se seraient glissés dans ce modèle, ces
termes sont associés soit directement à la notion de communauté telle qu’elle
a été définie plus haut, soit aux opérations et aux phénomènes nécessaires à
la formation de cette communauté ou au contraire susceptibles de la
détériorer ou de la détruire. Observons quelques exemples, limités et qui
appelleraient sans doute des développements dépassant les limites de cette
communication :
min~, seul (min’) ou dans minij (mais aussi peut-être dans mingγan) ou
man~, maan~ dans manai et maan’. Le sens de «communauté» est ici assez
évident pour se passer de commentaire. Son caractère fortement socialisé
apparaît par exemple dans le verbe man-, « garder », « assurer la sécurité »
ou dans manlai « premier, avant-garde ». C’est également cette idée de
formation d’un ensemble qui, complétée par l’accumulation centripète donne
au verbe mantai- le sens d’une accumulation excessive « devenir trop grand,
trop gros».
mön~ transmet la notion de «communauté » à travers l’« identité » que
contient cette combinaison intervenant de façon isolée, aussi bien comme
démonstratif (celui-là même, bien celui-là) que dans ses emplois prédicatifs
(copule mön). C’est cette même identité que véhicule mönx éternité.
men~ présente, dans mend, une intéressante dualité. D’une part, il se
réfère aux usages de sociabilité, à la constitution éventuellement entre deux
interlocuteurs seulement d’une « communauté » même éphémère, avec son

157
sens de «salut, salutation » - d’autre part, il dénote une variante essentielle de
l’intégrité quand il désigne la santé
Que la «communauté» puisse être conçue non seulement en termes
positifs, pour sa définition ou sa création, mais également négatifs, en en
dénommant la destruction ou la négation, n’est pas étonnant. C’est ce qui se
manifeste d’une manière générale avec les termes dérivés d’une même base.
Ainsi, étudiant la base xe~, j’ai constaté que les unités lexicales qui en sont
dérivées sont massivement porteuses d’une notion de « limite », ceci pouvant
intervenir aussi bien sur le mode de l’établissement, de la description d’une
limite ou des effets de la délimitation, comme dans хэсэг [xesәg] «partie,
fraction » ; хэмх [xemx] « fragment, petit morceau » ; хэмхлэ- [xemxlә-]
« casser, fragmenter, détruire », que sur le mode de la transgression de cette
limite comme dans хэтрэ- [xetrә-] «excéder, dépasser“, mais aussi хэрмэл
[xermәl] vagabond, хэтрэмгий [xetrәmgij] impudent, effronté, qui passe les
bornes, хэнээ [xene], хэнэрэл [xenәrәl], хэнэрхэл [xenәrxәl] folie,
aliénation mentale, psychose... Dans le cas des combinaisons en {m-voyelle-
n}, le rapport possible à la négation, à la destruction de la communauté est
présent dans des termes tels que мангас [mangәs], мангад [mangәd]
« monstre mangeur d’hommes », ainsi que dans des termes dénotant l’idiotie,
la stupidité, assimilée en ce cas à l’incapacité de s’intégrer à la communauté
et à son fonctionnement normal. Tel est effectivement le contenu de
nombreux termes: мангар [mangәr], мангуу [mangu], маанаг [maanәg],
монжуу [monžu], мэнэг [menәg], мэнэнцэг [menәncәg] etc. On peut
joindre à ce rapide inventaire des termes tels que мун- [mun-] tomber en
sénilité, мунда- [mundә-] être insuffisant, мунгина- [mung’nә-] se perdre,
мундар [mundәr] honte (opposé à мундаг [mundәg] qui reste attaché à une
valorisation positive : puissant, colossal»). Un des termes appartenant de
plein droit à cet ensemble mérite pour des raisons historiques importantes
une attention spéciale. Il s’agit de мунхаг [munxәg] mungqaγ, généralement
traduit par idiot, bête, ignorant. Aussi correctes que ces traductions soient
dans l’usage courant, elles doivent être fondamentalement révisées lorsque le
terme est appliqué à un des héros fondateurs essentiels, Bodončar. Dans ce
cas en effet, tout l’épisode 99 le démontre, le terme ne porte nullement sur les
capacités mentales de Bodončar, mais seulement (et, soulignons le,

99
MNT, §§ 17-44
158
rétrospectivement) sur le fait qu’il est rejeté et chassé de sa famille par ses
demi-frères en raison d’une paternité incertaine. Ici le terme munxәg signifie
simplement « coupé de sa communauté », distinction essentielle puisque
c’est dans cette caractéristique et les épisodes qui s’y rattachent que réside le
rôle propre de Bodončar pour l’histoire des Mongols.
Un dernier terme, mais non le moindre, est à rattacher à cet ensemble :
монгол ʋĦō˺ɆĦʓ mongγol, Mongolie, mongol, constitue par la
spécification du groupe initial [mon-] désignant une communauté, par l’unité
«segmentative» -γ- puis par l’unité « définie » -l-. Le mot Mongol, qui a fait
l’objet de maintes interprétations étymologiques fantaisistes, peut dans ces
conditions être compris comme un terme de forte auto-identification, une
sorte de «Nous, membres de la même communauté, du même groupe».
tümәn tümen « dix mille » associe à une base tü~ / tüü~ largement
porteuse de la notion de rassemblement, d’accumulation sous diverses
formes le même enchaînement {m-voyelle-n} que nous avons vu fonctionner
précédemment. Cette configuration peut être interprétée moins comme la
dénomination concrète d’un groupe social réel que comme la définition d’un
principe de groupement. Ainsi s’expliquent des écarts manifestes à maintes
occasions entre le tümen comme entité sociale et la valeur numérique 10 000.
Tel est en particulier le cas des effectifs engagés dans la première campagne
contre les Merkid 100 et qui, décomptés en attribuant à chaque tümen sa
valeur numérique stricte, sembleraient hors de toute vraisemblance (quatre
tümen soit quarante mille hommes pour une empoignade qui n’a guère dû en
mobiliser alors plus de quelques centaines, voire quelques dizaines). C’est
encore cette distance à prendre avec la valeur numérique stricte et ce rapport
à un principe de groupement qui permet de comprendre l’usage moderne du
terme dans une expression telle que ard tümәn «peuple, masses populaires»
à la fois indépendamment des siècles écoulés depuis l’effondrement des
institutions impériales et hors d’une sollicitation excessive de la symbolique
qui s’attacherait au nom, et au nombre « dix mille », en particulier par
décalque du chinois 萬 wan « dix mille » et de ses usages.

100
MNT, §§ 106-107
159
Le pastoralisme nomade mongol : une tradition entre nature et
histoire 101

Un quart de siècle d’étude ininterrompue des réalités mongoles tant


historiques que contemporaines. Une si longue fréquentation, qui donne
parfois l’illusion - qu’il convient de maîtriser - de pouvoir être un
protagoniste des événements en cours, mais qui fait de toutes façons
qu’aucun épisode ne peut être vécu comme quelque péripétie lointaine et
étrangère et que la connaissance des faits et des hommes est inséparable
d’une charge affective intense toujours présente. La curiosité eut-elle fait
défaut que le devoir pédagogique m’imposait de tenter de saisir événements,
faits et devenir dans leurs plus larges et leurs plus multiples connections. Au
delà de la conclusion triviale, mais si souvent ressentie au vif, de
l’inépuisable vitalité des ignorances, de l’obstination rusée de l’objet à se
dérober à la connaissance, quelques idées ont pris corps qui peuvent trouver
place à ce séminaire. Même formulées en termes généraux, même si leur
portée peut être plus large que le seul cas mongol, ces idées, ces hypothèses
ne sont pas les "illustrations mongoles" d’une vision transposée de
l’extérieur. Elles sont nées de l’étude du terrain mongol considéré en lui-
même et pour lui-même, sans éprouver la tentation de comparaisons souvent
hâtives et facilement biaisée et sans subordonner la saisie des faits à une
conformité préalable à un schéma explicatif ou justificatif. Ceci n’exclut
nullement les va-et-vient avec le mouvement général de la connaissance
scientifique, que les disciplines concernées soient d’ailleurs aussi largement
les sciences de la matière que celles de la société.

101
version primitive en français de Mongolian nomadic pastoralism, a tradition
between Nature and History, The Silk Roads, Highways of Culture and Commerce,
Vadime Elisseeff, ed., Berghahn Books/Unesco, New York, Oxford, Paris, 2000,
pp. 304-317 (Matériaux du séminaire conclusif de l’expédition de l’UNESCO
“Route des Nomades”, Etude intégrale des Routes de la Soie, Ulaanbaatar, août
1992)

160
Avant d’en venir plus concrètement au nomadisme mongol, je
souhaiterais souligner une dimension qui est à la fois de l’ordre de la
connaissance et de l’ordre d’une prospective pratique, j’ajouterai en ce cas :
de l’ordre aussi du sens des responsabilités qui doit habiter quiconque
avance des idées, formule des projets, voire - pour les plus imprudents -
risque une recommandation ou un conseil. La connaissance du réel est à la
fois saisie d’ensemble, perception globale, et reconnaissance d’aspects et de
facteurs partiels, durables ou momentanés, complémentaires et
contradictoires. Le besoin est aussi grand d’une vision que de l’autre. En
quelque sorte, le stéréoscopique et le microscopique sont également
nécessaires. Le risque, lui aussi, est permanent soit de se contenter de
l’image d’ensemble en restant aveugle à l’existence propre des éléments qui
la composent, soit de privilégier ces éléments, voire tel ou tel d’entre eux, au
détriment de leurs interactions. Dès lors, il peut être tentant d’isoler comme
seule décisive l’action à laquelle ce facteur peut être soumis. S’il est possible
de repérer, parmi les éléments constitutifs du nomadisme mongol, des
facteurs écologiques, techniques, sociaux, historiques (chacun de ces
domaines étant lui-même formé d’un faisceau complexe de paramètres et de
relations), le choix d’un seul de ces facteurs comme critère unique ou
dominant d’interprétation ou d’évaluation s’avère lourd de conséquences.
Plus encore, alors que de multiples techniques, par exemple les modèles de
gestion économique, sont désormais à même d’agir sur des facteurs isolés et
d’en modifier séparément les paramètres (à l’instar des manipulations par
lesquelles l’acoustique moderne parvient à réaliser expérimentalement une
dissociation, impensable dans les conditions naturelles, entre fréquence et
hauteur du son), la priorité pratique qui serait accordée à ce facteur dans la
mise en œuvre d’une stratégie de transformation serait cause de graves
déséquilibres. Les exemples historiques d’effets de ce type sont nombreux,
en particulier à l’époque contemporaine l’illusion que la sédentarisation était
par elle-même porteuse de progrès social. Les possibilités offertes
aujourd’hui multiplient à l’évidence ce danger.
Je voudrais tenter de dégager ici à grands traits un modèle de l’unité du
pastoralisme nomade, de souligner en quelque sorte la présence d’une
logique qui loin de nier la réalité propre de chaque phénomène partiel
permette au contraire de mieux en mesurer l’impact sur l’ensemble des
autres aspects ou dimensions, à la fois objets d’étude propres ( relevant des
161
sciences de la nature et des sciences de l’homme les plus diverses) et
constituants d’un ensemble doté d’une existence et d’une histoire
susceptibles d’être saisies en termes d’identité. Abordé sous cet angle, le
pastoralisme nomade mongol offre l’image d’une culture et d’une histoire
bâties dans un cadre remarquablement homogène dans la longue durée
(depuis le milieu du 1er millénaire avant notre ère), dans des conditions, sur
des bases et selon des modèles largement différents des évolutions traversées
par les sociétés à bases agraire et urbaine, mais en définitive confrontées à
un même défi essentiel : la satisfaction et la maîtrise des besoins changeants
d’une population elle-même en évolution. Une constante acquiert ici une
portée considérable : le nomadisme centre asiatique, et le moment venu le
nomadisme mongol lui-même, n’a d’autre choix, comme tout autre modèle
d’activité et d’organisation socio-économiques, que d’optimiser le rapport
entre les besoins de la société et les ressources dont elle peut disposer. En
d’autres termes, succès et échecs sont mesurés au solde, positif ou négatif,
du rapport entre "ce que ça rapporte" et "ce que ça coûte", ces deux notions
devant naturellement être prises dans un sens très large, depuis la balance
énergétique (un acte de production de nourriture apporte-t-il plus ou moins
de calories qu’il n’en consomme) jusqu’aux valeurs et aux critères
d’acceptabilité qui se bâtissent tout au long de l’histoire d’une société.
Conditions écologiques : niveaux et régimes
Le pastoralisme, depuis la priorité croissante accordée à la domestication
animale jusqu’à l’adoption des formes d’activité et de vie nomades sont des
réponses à ce défi, une appropriation et une gestion des conditions naturelles
et non une fuite devant elles.
Dans le nomadisme mongol, cette gestion est confrontée moins à la
rigueur de niveaux climatiques absolus (sécheresse, froid, etc.) qui font
souvent image qu’à l’extrême irrégularité tant des régimes physiques que
des effets écologiques qu’imposent ces traits somme toute classiques des
climats continentaux. Cet aspect doit être souligné avec force. Cette
irrégularité constitue une clef essentielle pour la compréhension de pans
entiers de la réalité économique, mais aussi sociale et politique du
nomadisme mongol. Outre qu’elle aide à se débarrasser de l’illusion un
facteur plutôt qu’un autre aurait une valeur décisive permanente, elle doit

162
être bien comprise pour ne pas mesurer le nomadisme selon les critères
propres aux sociétés paysannes des zones tempérées.
Contraintes techniques : extensivité et maîtrise concurrentielle des
ressources
Les réponses écologiquement optimales consistent en un «éventail de
dispersion» associant une non spécialisation du troupeau (chaque
exploitation possédant des bêtes de plusieurs espèces, même si les disparités
dans la structure du cheptel dénotent le jeu de modèles culturels et sociaux
fortement ancrés) aux diverses manifestations d’un impératif d’extensivité :
l’adaptation optimale impliquerait la nomadisation de petits groupes de
population vivant de troupeaux eux-mêmes restreints. Il est en effet évident,
et la vérification en est apportée de façon constante jusqu’à la période
contemporaine, que le rapport entre besoins de la population et ressources
dégagées par le pastoralisme nomade est en permanence fragile ou, en
d’autres termes, que des seuils de surpeuplement peuvent être franchis par
des populations ou des troupeaux dont l’effectif (en termes absolus ou
évalués en densité) peut au premier abord sembler très modeste. Ainsi, dans
la Mongolie contemporaine, il apparaît qu’une densité de l’ordre de 1
habitant au km2, si elle n’a rien d’intangible, donne malgré tout l’image d’un
seuil bien réel. La sortie de cette configuration implique une dégradation qui,
si elle se perpétue, ne peut être que fatale à l’économie et à la société
pastorales elles-mêmes. Concentrations de population, concentrations de
troupeau, occupation prolongée d’un même site ou d’un même pâturage sont
autant de facteurs de cette dégradation, autant de formes dans lesquelles la
société nomade risque de succomber. Or, cette société n’est pas confrontée à
la maîtrise abstraite et intemporelle d’un schéma ou de simples contraintes
écologiques.
Compte tenu des seuils de surpeuplement, et de la multiplication de zones
favorables (couples relief/ressources) on peut mettre en évidence la
formation d’un schéma optimal : occupation saisonnière par groupes de
population peu nombreux, vivant de troupeaux aux dimensions modestes
(élevage en ajil ; pas de grande propriété de bétail, peu ou pas de couches de
la population non adonnées à l’élevage, la non spécialisation du pastoralisme
mongol pouvant sans doute être en partie rattachée également à ce niveau
relativement faible de la division du travail) . Mais, dans ces conditions
163
"optimales" de dispersion, intervient le jeu de l’irrégularité des ressources.
Des concurrences voient le jour, nécessitant la mise en œuvre de modes de
régulation (on soulignera l’importance de la communication) et induisant la
formation et l’affirmation de solidarités, et de réseaux d’alliances.
A la fois dans leur pratique sociale immédiate et dans des continuités
historiques de plus grande ampleur, les nomades doivent en effet intégrer des
phases au cours desquelles ils renoncent à leur dispersion optimale au profit
de formes multiples et souvent complexes de rassemblement et de
groupement. Il peut s’agir d’activités techniques nées des besoins du
pastoralisme, telle la tonte des moutons. D peut s’agir aussi des impératifs de
sécurité et de défense qu’engendrent simultanément la dispersion «optimale»
du pastoralisme nomade, les diverses concurrences qu’elle éveille et la
multiplicité des rapports, réseaux et stratégies d’alliances destinées à y faire
face. Enfin il peut aussi s’agir des formes d’urbanisation nées, en territoire
nomade, de l’histoire nomade elle-même, et dont l’importance est beaucoup
plus grande que la visions des sédentaire n’est disposée à le reconnaître.
Disponibilité et gestion des ressources, maîtrise et régulation de l’accès à
celles-ci, profondément marquées par l’extrême irrégularité des régimes
naturels, ne peuvent s’élaborer que dans un jeu extrêmement mouvant et
instable de constitution et de et de maturation de rapports de forces.
Ici s’esquisse une possible résolution du vieux débat sur la priorité des
modes de groupement dispersés/regroupés : le passage au nomadisme
intervient par dispersion de communautés de paysans/éleveurs, avec
formation des ajil. La montée des concurrences sur des ressources
relativement faibles et surtout très irrégulières fait naître l’insécurité et
provoque des regroupements à bases multiples, lieux d’autodéfense, mais
aussi instances où s’élaborent tant les hiérarchies sociales que les stratégies
dont le but ultime est de permettre le retour au pastoralisme "optimal",
dispersé, qui seul assure concrètement la survie de la société. La réussite de
l’entreprise de "concentration" est donc couronnée par sa propre négation
(nature transitoire et fragile des hiérarchies, nécessité pour les groupes un
moment dominants de rechercher des bases de légitimité alternatives - par
exemple le prestige extérieur - tant dans la période de formation et de
consolidation que lors de l’affaiblissement des bases de cette légitimité.

164
Ainsi, ces rapports de force ne peuvent être maintenus et ne peuvent se
perpétuer que sur un mode profondément contradictoire : 1) visant à la
gestion des ressources, ils ne peuvent avoir pour but qu’un retour de la
société nomade à son état «optimal» de dispersion ; 2) ce faisant, ils sapent
leurs propres bases en restaurant le libre jeu des tensions, des concurrences
et des alliances qui sont appelées à donner le jour à un nouveau rapport de
forces, celui-ci traduisant à la fois le renouvellement des alliances et
l’évolution des conditions matérielles.
C’est dans ces conditions que peuvent être interprétés aussi bien la
formation des «Empires des steppes», la soudaineté apparente de leur
apparition et la relative régularité, d’aspect quasi-cyclique, de celle-ci, que
leurs divisions pratiquement originelles (en particulier entre une aile
orientale et une aile occidentale) et leur longévité le plus souvent limitée. D
en va de même pour les manifestations de reprise très précoce, dans les
empires en formation, de phénomènes qui traduisent moins une volonté
politique centralisatrice que la prise en compte de rapports propres à la
société nomade. Un exemple saisissant, par rapport à une vision de l’empire
mongol comme produit de la seule autorité de Cinggis qan, est fourni par le
détail de la formation des 95 mingan Mi,xga?, moins procédure administrative
que mise en forme de solidarités déjà établies mais devant être renouvelées
(mais aussi par le fait que l’Histoire secrète des Mongols tiennent à fournir
ces précisions). Mais l’autorité relative, souvent éphémère des pouvoirs
politiques révèle encore un de leurs traits essentiels : être des tentatives pour
assurer la pérennité de structures que condamnent leurs succès mêmes, qui
les engage, avec une puissance et des succès divers certes, mais avec une
grande régularité, sur la voie des conquêtes continentales. De ce point de vue,
la perception d’une aire centre asiatique définie par sa «transparence» au
nomadisme, qu’il s’agisse de territoires propices au pastoralisme ou de la
présence des voies et moyens d’échange avec lesquels les nomades ont pris
l’habitude de relations plus ou moins régulières fournit un cadre d’analyse
sans doute plus opératoire que la supposition d’une volonté mongole de
«domination mondiale» (vision toute européenne qui n’est étayée que par
quelques formules, elles-mêmes bien rares et largement postérieures à
Cinggis qan), pour saisir la parenté qui unit en profondeur, à travers des
époques diverses, le sort des multiples régions périphériques confrontées à
des invasions nomades.
165
Qu’il s’agisse des empires et des dynasties «Barbares» qui dominent la
Chine du nord pendant le plus clair de son histoire ou des invasions en
Eurasie occidentale, les entreprises nomades ou à initiative nomade
répondent d’abord à une circonstance majeure : si la recherche de procédures
de régulation dans l’accès aux ressources rend nécessaire la formation des
«empires» nomades, elles n’est en rien de nature à modifier le niveau même
de ces ressources, à faire échapper le pastoralisme nomade à l’irrégularité de
ses résultats et au fait que toutes les richesses produites - le bétail - ont pour
trait dominant le fait d’être éminemment périssables. Plus encore, alors que
les surplus susceptibles de «payer» le développement des empires sont
faibles et irréguliers, leur fonctionnement, le développement même modeste
d’institutions telles que les relais de poste ou le maintien de contingents
armés permanents, à plus forte raison les tentatives que ces empires peuvent
engager pour maintenir et asseoir leur existence ne peuvent être appuyés sur
les seules richesses dégagées du le pastoralisme nomade. Dans ces
conditions, c’est pour l’essentiel en reprenant les schémas et les voies
d’échange, de commerce, de circulation d’une aire déjà familière, en
direction de partenaires eux-mêmes connus que les conquêtes, mais aussi les
éventuels mouvements migratoires, recherchent, pour le profit des empires
nomades et surtout de leurs chefs, des ressources vitales dont ils sont par
trop dépourvus.
La description qui précède a évidemment pour objet un état avancé de
développement et de généralisation du pastoralisme nomade. Ne percevoir
que ce moment rétrécirait de façon dommageable le champ examiné (à la
manière dont l’emploi d’une focale trop longue mutile la photographie d’un
paysage). En d’autres termes, il convient de situer chaque épisode - ici, les
conquêtes mongoles du XIIIème siècle - dans une succession de grandes
phases, en sachant que les césures entre celles-ci ont plus de chances d’être
les opérations parfois arbitraires, voire intéressées, d’observateurs
rétrospectifs que d’authentiques frontières, a fortiori des ruptures vécues
comme telles par leurs acteurs et leurs contemporains. Ce qui n’apparaissait
que comme l’ intrusion d’envahisseurs venus de 1’Est prend une autre
coloration quand on s’aperçoit qu’avec d’autres mouvements ainsi orientés
d’Est en Ouest (migrations des peuples turcs en particulier), et préfigurant
les derniers d’entre eux (la migration des Kalmouks vers la Volga dans la
première moitié du XVIIème siècle), les conquêtes mongoles doivent aussi
166
être insérées dans un tissu historique qui fait la part tout aussi belle - pour
l’ensemble de 1’Eurasie continentale - a des courants, des pulsions orientées
d’Ouest en Est, depuis la diffusion de formes majeures de la domestication
animale (je ne rappellerai ici que le cas, décisif, de la monte équestre)
jusqu’aux diffusions de l’écriture (les empiétements de la tradition graphique
chinoise sont marginales dans le monde nomade - Tangud. partiellement
Kitan - au point que ce point pourrait contribuer à la délimitation de 1’ Asie
centrale esquissée plus haut).
Le lieu n’est pas ici de reprendre La « liste» de ces empires. Du moins
faut-il souligner, à nouveau, que ce n’est pas en termes d’irruption subite
que se pose le problème de l’apparition des Mongols. Plus encore, il apparaît
que tracer la frontière, dans le temps et dans l’espace, entre le jeu interne de
la société nomade dans son processus d’unification et l’ « entrée en
conquête » d’un empire constitué relève, sauf précautions extrêmes, d’un
formalisme sans doute un peu vain.
Si la constitution et l’évolution des réseaux et des stratégies d’alliances
sont consubstantielles à la formation de empires nomades, cette dimension
inclut les relations entretenues avec les partenaires extérieurs au nomadisme
proprement dit (au degré le plus élémentaire, la notion de « partenariat»
invoquée n’implique tout simplement pas que les partenaires soient
semblables : ce qui semblerait étonnant entre nomades et sédentaires
n’appelle aucune surprise dès lors que les partenaires sont tous les deux
sédentaires,..). Les relations privilégiées entretenues avec tel ou tel
partenaire, où qu’il se trouve, sont un moyen de peser en sa propre faveur sur
les rapports de force dans lesquels on est engagé : qu’il s’agisse d’échanges
commerciaux, d’obtention d’avantages, de titres honorifiques, de
l’effroyable consommation de la Chine en «princesses» à l’ascendance plus
ou moins douteuse destinées à satisfaire l’insatiabilité des chefs nomades est
la marque de leur obstination à obtenir les signes tangibles, «monnayables»
dans les négociations entre nomades, d’un rôle prééminent que leur
notifierait ainsi le puissant voisin sédentaire). Il en va de même, par exemple,
au moment même de l’unification mongole, avec les liens matrimoniaux
établis entre les Naiman et les Uigur, qui s’avèrent le moment venu un des
facteurs, ou un prétexte, précipitant l’intervention des Mongols en direction
de l’Asie centrale des oasis, une conquête apparaissant dès lors comme un
effet de suite direct des conflits de l’unification. On ne saurait d’ailleurs
167
sous-estimer, d’une façon plus générale, dans l’histoire des conquêtes
mongoles, le rôle des enchaînements mécaniques, des entraînements
automatiques, des fuites en avant. Mais cet effet de cercle vicieux aurait-il eu
la même force si toute l’entreprise ne s’était développée selon une logique
persistante et dans une aire qui n’est qu’exceptionnellement une terra
incognita (de façon caractéristique, le témoignage de Plan Carpin est ici
essentiel, les Mongols de la conquête vivent comme un saut dans l’inconnu
effrayant leurs incursions hors de l’aire centre asiatique, par exemple lors de
leur campagne vers l’Inde ou de leur traversée du Caucase)? 102
Sans doute existe-t-il, mais selon un calendrier historique qui n’a rien
d’un automatisme abstrait, un rapport entre conquête et migration. Ce n’est
pas le nomadisme qui avait inauguré les migrations eurasiatiques, le
paléolithique en est déjà - sans jeu de mots - peuplé, qu’il s’agisse de la
pénétration asiatique des néandertaliens et, plus encore de la diffusion
d’homo sapiens. Les mouvements de populations ne cessent pas avec la
chute du rôle des nomades, même si la colonisation européenne de la Sibérie
a une solide dette envers ceux, Turcs et Mongols, qui lui ont vendu du bétail
dont les paysans sans terre étaient bien dépourvus, n n’en reste pas moins
que, pendant deux millénaires, c’est le pastoralisme nomade qui a modelé les
contours et le devenir de l’Asie centrale. En ce sens, ce qu’il était naguère
encore tentant de considérer comme ses phases ultimes constituent, presque
encore sous nos yeux, un prodigieux laboratoire des formes concrètes par
lesquelles s’est faite toute l’histoire des hommes dans une région immense, à
nos portes. Elles nous obligent à constater qu’une migration, qu’elle ait eu
lieu il y a plusieurs millénaires ou qu’elle intervienne de nos jours est une
des formes majeures d’existence de l’humanité, et qu’elle présente des traits
constants que masque l’apparence immédiate : Elle est à la fois le fait de
progressions rapides, de bonds largement compatibles avec la durée de vie
adulte de ses acteurs, même sur des distances considérables, et dans le même
temps une période prolongée qui n’implique pas l’abandon unilatéral de tout
lien avec le point de départ. Plus que par une simple translation, une
migration s’accomplit par la constitution d’une zone incluant aussi bien les
nouveaux foyers de peuplement que les voies de circulation et d’échange qui

102
Jean de Plan Carpin, Histoire des Mongols. Ed. Franciscaines, P. 1961, p. 63-65
168
continuent à les relier à leur creuset initial et à être durablement empruntées
en tous sens.
Ces quelques observations ont peut-être un fil commun : je crois pour ma
part y percevoir les diverses formes, les multiples étapes par lesquelles
savoir après savoir, expérience contre expérience, se bâtit dans l’histoire et
dans la conscience d’un peuple ce qu’on nomme une tradition. Ce qu’en
d’autres termes on peut tout simplement définir comme l’existence de ce
peuple dans toutes ses dimensions. La tradition n’est ni une statue du
commandeur pointant un doigt accusateur sur le présent, ni un âge d’or
auquel on pourrait retourner. Elle est, plus que jamais, une dimension sans
laquelle il sera chaque jour plus difficile pour l’homme de bâtir un futur qui
soit aussi un avenir.

169
Les Mongols en Asie Centrale 103

Pour le plus grand nombre, l’association entre les Mongols et l’Asie


centrale s’opère selon des schémas et à travers des symboles largement liés
aux seules conquêtes du XIIIe siècle, aux effroyables destructions et aux
massacres dont elle a été alors le théâtre. Ce n’est nullement gommer cette
réalité (quitte à souligner - on ne prête qu’aux riches - qu’on attribue encore
aux Mongols toutes les atrocités dont la région a souffert, ainsi des
pyramides de crânes, quand bien même d’autres qu’eux-mêmes s’en seraient
rendus coupables) que tenter de dégager les perspectives plus longues d’une
histoire faite d’interrelations profondes et durables. Aux symboles parfois
usurpés (quand on persévère à voir dans l’entreprise de Tamerlan un empire
mongol) peut-on sans doute substituer quelques essais d’ouverture de notre
champ de vision à la fois dans l’espace et dans le temps.
Ainsi les conquérants mongols sont-ils annoncés, attendus dirais-je,
jusqu’en Europe orientale, sous un nom qui n’est pas le leur mais qui
témoigne que dès cette époque toute l’Eurasie continentale, et au premier
chef l’Asie centrale, sont parcourues, sillonnées de voies d’échanges, de
canaux de communication rapides et efficaces, en un mot que s’y sont
depuis longtemps dessinés les grands traits d’un espace commun. En effet,
quand on apprend, à partir de 1218, que déferle de l’Est une vague
meurtrière, on sait déjà, on est sûr, que ces barbares conquérants sont ces
Tatar dont marchands, envoyés, voyageurs ont ramené la rumeur et la
réputation menaçante, depuis la steppe, depuis la Chine, jusqu’aux oasis du
Turkestan et de là jusqu’à la Volga et aux principautés russes. Comme
souvent dans l’histoire, c’est une erreur qui nous dit le faux pour nous
apprendre le vrai : Au moment où s’engage la conquête mongole vers
l’Ouest, les Tatar (dont le nom n’est déformé en "Tartare" - référence
mythologique oblige - qu’en Europe occidentale) ne sont plus en effet
qu’une ombre, qu’un souvenir. Jouant un temps, au XIIe siècle, un rôle de
tampon entre Chine du nord et steppe nomade, favorisés par une Chine qui
voit dans l’"utilisation des Barbares pour contrôler les Barbares", politique
aussi régulièrement reprise que prise en défaut, le dernier mot de ses

103
Catherine Poujol, ed., Asie centrale, Autrement, n° 64, 1992, pp. 60-72
170
rapports avec la steppe, les Tatar sont bientôt insupportables aussi bien pour
leurs "commanditaires" de Pékin que pour leurs voisins nomades. Le
contentieux avec ces derniers s’alourdit si bien, fait de rivalités d’intérêts,
mais aussi de rancœurs et de haines personnelles (un chef Tatar, Temüžin
üge, tué par le Mongol Jisügei ba’atur, avait bien involontairement donné
son nom au premier né de celui-ci ; Temüžin, le futur Cinggis qan - Les
Tatar rendent la politesse en empoisonnant Jisügei alors que Temüžin n’a
que neuf ans) que lors de l’unification mongole, les Tatar sont le seul groupe
ethnique à faire l’objet d’une élimination physique systématique (l’ordre
étant donné de tuer tous ceux "dont la taille dépasse la hauteur de l’essieu
des chariots"). Ainsi les Tatar ne sont plus quand s’engage la conquête. Il
n’en est que plus frappant de constater que c’est leur réputation qui précède,
à travers tout le continent, leurs vainqueurs.
Plus près de nous, et plus pacifiquement, il convient de mesurer le rôle
joué par les Mongols dans l’entrée en contact de l’Est et de l’Ouest du
continent ; sait-on par exemple que c’est à des contacts diplomatiques avec
une principauté mongole occidentale que la Russie doit de découvrir, au
début du XVIIe siècle, un produit dès lors inséparable de la culture russe, le
thé ? Plus loin à l’Est, ce sont encore des Mongols qui favorisent, entre la
Russie et la Chine, l’établissement de relations dont la signification pour le
sort de l’Asie centrale en général s’est avérée considérable. Ce sont des
Mongols aussi, qui contribuent à la pénétration russe à travers la Sibérie du
Sud et la Sibérie orientale. Des témoins de ce rôle subsistent, tel le nom du
fleuve Amour, du mongol amur "paisible, tranquille", sans référence aux
noms tunguz (mandchou) Sakalien ula "Fleuve noir" ou chinois 黑龙江
Heilong jiang "Fleuve du dragon noir" de ce fleuve.
Ces quelques exemples, qu’il serait facile de multiplier, ont pour intérêt
principal de souligner que les relations entre les Mongols et l’Asie centrale
sont au plan le plus large celles qui se tissent au cœur d’une identité
partagée. Si l’on entend par Asie centrale le seul noyau, pratiquement limité
à une partie du Turkestan, que la tradition russe désigne comme l’Asie
médiane (Средняя Азия), la traduction courante de ce terme par "Asie
moyenne" étant au passage une impropriété, alors certes les irruptions des
Mongols ne sont le fait que de ces apparents imprévus qui révèlent ou
ruinent les civilisations. Mais il y aurait, et il y a hélas, dans cette vision une
171
impasse complète sur l’extension d’une aire, tant territoriale qu’historique,
dont les éléments de continuité et d’identité méritent autant d’être soulignés
que les inévitables ruptures. En un mot, la notion même d’Asie centrale doit
pouvoir s’appliquer au vaste ensemble territorial qui prend pour axe la
grande zone des steppes qui coupe l’ensemble eurasiatique de façon
relativement continue entre les 40° et 50° de latitude Nord. En ce sens, il
apparaît que l’Asie centrale va plus loin, vers l’Ouest comme vers l’Est,
qu’on ne le considère le plus souvent. En ce sens, aussi, les Mongols y
trouvent une place qui n’est pas celle d’intrus surgis du néant mais celle
d’acteurs dont le rôle, à travers l’ensemble de cette aire, au cœur de laquelle
s’inscrivent leurs territoires propres, en souligne l’identité et la cohérence.
S’il faut proposer un cadre plus concret, je suggérerai que cette cohérence,
dans la définition de l’Asie centrale, peut être fournie par la diffusion et
l’extension du pastoralisme nomade et des formes de développement qui en
sont nées ou s’y sont trouvées associées. Si l’on retient ce critère, l’aire qui
se dessine s’étend pratiquement du bassin de la Volga aux confins de la
Corée. S’y associent tout particulièrement le grand commerce caravanier
trans-asiatique et les oasis du Turkestan, une partie au moins du monde
iranien, la périphérie la plus continentale du monde chinois.
C’est la perception de cette identité et de cette continuité qui éclaire le
plus nettement ce qu’ont été les actes et ce qu’ont pu être les mobiles des
Mongols dans l’histoire de l’Asie centrale. Deux données sont ici
essentielles : les Mongols, constitués en tant que tels à la fin du XIIe siècle,
s’inscrivent dans une longue suite d’entreprises historiques, qui se succèdent
à travers toute la zone concernée depuis le deuxième millénaire avant notre
ère et accompagnent, après que se soit affirmée la prédominance de la
domestication animale et de l’élevage, la généralisation du pastoralisme
nomade. Qu’il suffise ici de rappeler le nom des Scythes, présents de la Mer
noire à l’Altaï pour prendre la mesure d’un héritage dont les Mongols ne
sont dès lors que les légataires. Vaste échelle donc, à la fois d’un continent
entier et d’une histoire de vingt siècles.
Mais dans le même temps, comment ne pas être frappé, au delà de cette
ampleur quasi-planétaire, par la proximité entre eux de ces "Empires des
steppes", pour reprendre une fois encore le terme de René Grousset.

172
Comment ne pas voir que l’un naît moins après son prédécesseur que dans
son sein.
Une constante acquiert ici une portée considérable : le nomadisme
centre-asiatique, et le moment venu le nomadisme mongol lui-même,
cherche comme tout autre modèle d’activité et d’organisation
socioéconomiques à optimiser le rapport entre les besoins de la société et les
ressources dont elle peut disposer. Dans le cas du nomadisme, la gestion de
celles-ci est confrontée moins à la rigueur de niveaux climatiques absolus
(sécheresse, froid, etc.) qui font souvent image qu’à l’extrême irrégularité
tant des régimes physiques (hygrométriques, hydrologiques et thermiques)
que des effets écologiques qu’imposent ces traits somme toute classiques
des climats continentaux.
Les réponses écologiquement optimales consistent en un "éventail de
dispersion", tant quantitatif que qualitatif, associant une non spécialisation
du troupeau (chaque exploitation possédant des bêtes de plusieurs espèces,
même si les disparités dans la structure du cheptel dénotent le jeu de
modèles culturels et sociaux fortement ancrés) aux diverses manifestations
d’un impératif d’extensivité : l’adaptation optimale impliquerait la
nomadisation de petits groupes de population vivant de troupeaux
composites eux-mêmes restreints. Il est en effet évident, et la vérification en
est apportée de façon constante jusqu’à la période contemporaine, que le
rapport entre besoins de la population et ressources dégagées par le
pastoralisme nomade est en permanence fragile ou, en d’autres termes, que
des seuils de surpeuplement peuvent être franchis par des populations ou des
troupeaux dont l’effectif (en termes absolus ou évalués en densité) peut au
premier abord sembler très modeste. Ainsi, dans la Mongolie
contemporaine, il apparaît qu’une densité de l’ordre de 1 habitant au km2, si
elle n’a rien d’intangible, donne malgré tout l’image d’un seuil bien réel. La
sortie de cette configuration implique une dégradation qui, si elle se
perpétue, ne peut être que fatale à l’économie et à la société pastorales elles-
mêmes.
Concentrations de population, concentrations de troupeau, occupation
prolongée d’un même site ou d’un même pâturage sont autant de facteurs de
cette dégradation, autant de formes dans lesquelles la société nomade risque

173
de succomber. Or, cette société n’est pas confrontée à la maîtrise abstraite et
intemporelle d’un schéma ou de simples contraintes écologiques.
A la fois dans leur pratique sociale immédiate et dans des continuités
historiques de plus grande ampleur, les nomades doivent intégrer des phases
au cours desquelles ils renoncent à leur dispersion optimale au profit de
formes multiples et souvent complexes de rassemblement. Il peut s’agir
d’activités techniques nées des besoins du pastoralisme, telle la tonte des
moutons. Il peut s’agir aussi, chose plus importante pour mon propos actuel,
des impératifs de sécurité et de défense qu’engendrent simultanément la
dispersion "optimale" du pastoralisme nomade, les diverses concurrences
qu’elle éveille et la multiplicité des rapports, réseaux et stratégies
d’alliances destinées à y faire face. Enfin il peut aussi s’agir des formes
d’urbanisation nées, en territoire nomade, de l’histoire nomade elle-même,
et dont l’importance est beaucoup plus grande que la vision des sédentaires
n’est disposée à le reconnaître. Disponibilité et gestion des ressources,
maîtrise et régulation de l’accès à celles-ci, profondément marquées par
l’extrême irrégularité des régimes naturels, ne peuvent s’élaborer que dans
un jeu extrêmement mouvant et instable de rapports de forces. A leur tour,
ces rapports de force ne peuvent être maintenus et ne peuvent se perpétuer,
faute de répondre à leur raison d’être même, que sur un mode profondément
contradictoire : 1) visant à la gestion des ressources, ils ne peuvent avoir
pour but qu’un retour de la société nomade à son état "optimal" de
dispersion ; 2) ce faisant, ils sapent leurs propres bases en restaurant le libre
jeu des tensions, des concurrences et des alliances qui sont appelées à
donner le jour à un nouveau rapport de forces, celui-ci traduisant à la fois le
renouvellement des alliances et l’évolution des conditions matérielles.
C’est dans ces conditions que peuvent être interprétés aussi bien la
formation des "Empires des steppes", la soudaineté apparente de leur
apparition et la relative régularité, d’aspect quasi-cyclique, de celle-ci, que
leurs divisions pratiquement originelles (en particulier entre une aile
orientale et une aile occidentale) et leur longévité le plus souvent limitée.
Mais c’est aussi un de leurs traits essentiels : être des tentatives pour assurer
la pérennité de structures que condamnent leurs succès mêmes, qui les
engage, avec une puissance et des succès divers certes, mais avec une
grande régularité, sur la voie des conquêtes continentales. De ce point de
174
vue, la perception d’une aire centre-asiatique définie par sa "transparence"
au nomadisme, qu’il s’agisse de territoires propices au pastoralisme ou de la
présence des voies et moyens d’échange avec lesquels les nomades ont pris
l’habitude de relations plus ou moins régulières fournit un cadre d’analyse
sans doute plus réel que la recherche d’une volonté de "domination
mondiale" (vision bien européenne à vrai dire, étayée par quelques formules,
elles-mêmes bien rares), pour saisir la parenté qui unît en profondeur, à
travers des époques diverses, le sort des multiples régions périphériques
confrontées à des invasions nomades.
Qu’il s’agisse des empires et des dynasties "Barbares" qui dominent la
Chine du nord pendant le plus clair de son histoire ou des invasions en
Eurasie occidentale, les entreprises nomades ou à initiative nomade
répondent d’abord à une circonstance majeure : si la recherche de
procédures de régulation dans l’accès aux ressources rend nécessaire la
formation des "empires" nomades, elles n’est en rien de nature à modifier le
niveau même de ces ressources, à faire échapper le pastoralisme nomade à
l’irrégularité de ses résultats et au fait que toutes les richesses produites - le
bétail - ont pour trait dominant le fait d’être éminemment périssables. Plus
encore, alors que les surplus susceptibles de "payer" le développement des
empires sont faibles et irréguliers, leur fonctionnement, le développement
même modeste d’institutions telles que les relais de poste ou le maintien de
contingents armés permanents, à plus forte raison les tentatives que ces
empires peuvent engager pour maintenir et asseoir leur existence ne peuvent
être appuyés sur les seules richesses dégagées du le pastoralisme nomade.
Dans ces conditions, c’est pour l’essentiel en reprenant les schémas et les
voies d’échange, de commerce, de circulation d’une aire déjà familière, en
direction de partenaires eux-mêmes connus que les conquêtes, mais aussi les
éventuels mouvements migratoires, recherchent, pour le profit des empires
nomades et surtout de leurs chefs, des ressources vitales dont ils sont par
trop dépourvus.
La description qui précède a évidemment pour objet un état avancé de
développement et de généralisation du pastoralisme nomade. Ne percevoir
que ce moment rétrécirait de façon dommageable le champ examiné (à la
manière dont l’emploi d’une focale trop longue mutile la photographie d’un
paysage). En d’autres termes, il convient de situer chaque épisode - ici, les
175
conquêtes mongoles du XIIIe siècle - dans une succession de grandes
phases, en sachant que les césures entre celles-ci ont plus de chances d’être
les opérations parfois arbitraires, voire intéressées, d’observateurs
rétrospectifs que d’authentiques frontières, a fortiori des ruptures vécues
comme telles par leurs acteurs et leurs contemporains.
Ce problème de l’échelle adoptée pour l’observation est essentiel dans le
cas présent : A nouveau, on peut se contenter de prendre pour centre de
gravité un événement spectaculaire, la prise de Samarkand ou la mort du
Sultan Muhammad du Qwarazm. Cette approche est peut-être appropriée à
l’étude de l’histoire des oasis de l’Asie moyenne et du choc qu’est
l’irruption des Mongols. Elle ne tient pas si l’objet poursuivi est cette
irruption elle-même, ses conditions, ses mobiles.
Ce qui n’apparaissait que comme l’intrusion d’envahisseurs venus de
l’Est prend une autre coloration quand on s’aperçoit qu’avec d’autres
mouvements ainsi orientés d’Est en Ouest (migrations des peuples turcs en
particulier), et préfigurant les derniers d’entre eux (la migration des Kalmuk
vers la Volga dans la première moitié du XVIIe siècle), les conquêtes
mongoles doivent aussi être insérées dans un tissus historique qui fait la part
tout aussi belle - pour l’ensemble de l’Eurasie continentale - à des courants,
des pulsions orientées d’Ouest en Est, depuis la diffusion de formes
majeures de la domestication animale (je ne rappellerai ici que le cas,
décisif, de la monte équestre) jusqu’à la diffusion de l’écriture (les
empiétements de la tradition graphique chinoise sont marginales dans le
monde nomade - Tangud, partiellement Kitan - au point que ce point
pourrait contribuer à la délimitation de l’Asie centrale esquissée plus haut).
Comment présenter cette succession de grandes phases ? Tout d’abord en
soulignant que succession ne signifie ni répétition ni substitution. Qu’en
d’autres termes, éléments de rupture et de nouveauté affrontent des
continuités qu’ils doivent tout à la fois absorber et rejeter, comme dans tout
processus de transition.
Une première phase peut être proposée, que je ne ferai ici qu’indiquer, en
dépit de l’intérêt considérable qu’elle présente : celle de la formation du
pastoralisme nomade centre-asiatique, voire eurasiatique, c’est à dire celle
de la constitution de cette aire unique qui s’étend au moins de la Mer Noire

176
à l’Ouest à l’Altaï à l’Est et couvre chronologiquement, pour des
populations anthropologiquement et ethniquement très diverses mais qui
acquièrent ainsi les bases d’une communauté historique transcendant leurs
différences, les siècles (très approximativement depuis les VIe à IVe
millénaires av. n. è.) qui voient s’associer la prééminence croissante de la
domestication animale et de l’élevage à l’emploi naissant puis triomphant du
métal (cuivre et bronze, le fer étant ici très tardif). Cette phase culmine et
s’achève avec la période proprement scythe (stricto sensu : VIIIe, voire VIIe
siècle au IIIe siècle av. n. è).
La caractéristique majeure en est double. C’est d’une part une transition
au cours de laquelle des régimes économiques et sociaux composites agro-
pastoraux sédentaires donnent naissance au pastoralisme nomade
proprement dit. Celui-ci se constitue comme réponse optimale à une
demande accrue sans doute en raison d’une évolution démographique
rapide. Un des effets de ce bouleversement est sans doute de dégager un
surplus de produits disponibles pour l’échange alors encore sans précédent.
C’est d’autre part en effet la mise à profit des formes et des outils de la
mobilité offerts par le nomadisme pour étendre le champ et l’ampleur des
contacts et des échanges sur une échelle considérable, entre des partenaires
souvent séparés par des distances en apparence énormes. Un complexe sans
précédent, et peut-être sans équivalent par son ampleur dans l’histoire du
monde, dont l’archéologie nous donne un portrait saisissant, associe la
culture matérielle et les modes de vie des peuples dans l’ensemble de la
grande ceinture des steppes. Image, s’il en faut une de la profondeur et de la
richesse de cette communauté, l’art. Cet art animalier des steppes, fait à la
fois de son incontestable unité, des emprunts auxquels il procède où que les
peuples des steppes rencontrent leurs voisins, mais aussi des influences qu’il
exerce, des Celtes à la Chine.
Sans doute a-t-on quelque peine à mesurer l’ampleur d’un phénomène
qui modèle pendant aussi longtemps ce qui est alors l’essentiel du monde
habité. Il est plus tentant, parce que plus facile pour le quotidien de notre
imagination, de nous raccrocher aux multiples disparités qui fragmentent cet
ensemble. Il faut pourtant consentir à l’effort qui en perçoit l’identité et,
dans un monde où l’émergence de l’universel apparaît anthropologiquement
liée aujourd’hui à un certain achèvement, au dépassement peut-être, de notre
177
héritage néolithique, pouvons-nous échapper à la sensation fascinante que
nous contribuons seulement à clore la gigantesque parenthèse ouverte par
les premiers nomades eurasiatiques.
Pour l’histoire de l’Asie elle-même, c’est alors que se constituent surtout
les modèles et les mobiles qui charpentent l’histoire ultérieure. C’est alors,
et alors seulement, quand les Scythes "cèdent la place" aux Xiongnu, que
s’ouvre à proprement parler l’ère des "Empires des steppes", dont j’ai
esquissé plus haut le modèle et les rapports qu’ils entretiennent avec la
réalité la plus immédiate du pastoralisme nomade. C’est avec eux aussi que
l’appropriation "géopolitique" ou mieux "géo- sociopolitique" de l’aire
centre-asiatique par le pastoralisme nomade prend sa forme mixte, mais
aussi contradictoire, de zones d’unification (et simultanément d’exclusion,
comme le montre le cas des peuples forestiers hoi-jin irgen, lors de
l’unification mongole) maîtrisant, s’appropriant, voire s’associant des zones
de conquête. Ici encore, il devient plus facile de percevoir ce qui unit, dans
la diversité des formes de domination instaurées par la conquête mongole, la
terreur militaire (plus que guerrière) utilisée comme outil de la conquête, la
diversité des politiques de prélèvement, la pratique des fiscalités multiples,
la restauration des monopoles, le jeu sur l’inflation du papier-monnaie en
Chine, la déportation des artisans, mais aussi le recours à l’élite financière
des oasis du Turkestan comme gestionnaire de l’énorme butin accumulé, le
soutien conditionnel apporté aux princes russes dès lors que le tribut dû par
leurs sujets est régulièrement acquitté. Cette unité réside le plus souvent, au
delà de telle ou telle innovation technique, dans le fait que les nomades se
meuvent alors dans un champ familier, historiquement balisé par les
entreprises précédentes, et ce à la fois par contact direct (à l’image de l’aide
que les Mongols reçoivent de leurs cousins kitan, héritiers de l’empire des
Liao, dans leur conquête de la Chine) et par adoption d’un modèle de plus
vaste ampleur (quand nous rapprochons par exemple le bouddhisme de
Qubilai de ce qu’avait été la politique de l’empire des Tabgač/Toba -
dynastie des Wei du Nord, 北隗 386-534, en quête d’une caution à la fois
étrangère et acceptable pour la culture et la société chinoises conquises).
Le lieu n’est pas ici de reprendre la "liste" de ces empires. Du moins
faut-il souligner que, à nouveau, ce n’est pas en termes d’"irruption subite"
que se pose le problème de l’apparition des Mongols. Plus encore, il
178
apparaît que tracer la frontière, dans le temps et dans l’espace, entre le jeu
interne de la société nomade dans son processus d’unification et l’"entrée en
conquête" d’un empire constitué relève, sauf précautions extrêmes, d’un
formalisme sans doute un peu vain.
Si la constitution et l’évolution des réseaux et des stratégies d’alliances
sont consubstantielles à la formation de empires nomades, cette dimension
inclut les relations entretenues avec les partenaires extérieurs au nomadisme
proprement dit (au degré le plus élémentaire, la notion de "partenariat"
invoquée ici n’implique tout simplement pas que les partenaires soient
semblables : ce qui semblerait étonnant entre nomades et sédentaires
n’appelle aucune surprise dès lors que les partenaires sont tous les deux
sédentaires...). Les relations privilégiées entretenues avec tel ou tel
partenaire, où qu’il se trouve, sont un moyen de peser en sa propre faveur
sur les rapports de force dans lesquels on est engagés ; qu’il s’agisse
d’échanges commerciaux, d’obtention d’avantages, de titres honorifiques,
de reconnaissances matrimoniales (l’effroyable consommation de la Chine
en "princesses" destinées à satisfaire l’insatiabilité des chefs nomades n’est
pas la marque de la concupiscence de ces derniers, mais de leur obstination
à obtenir les signes tangibles, "monnayables" dans les négociations entre
nomades, d’un rôle prééminent que leur notifierait ainsi le puissant voisin
sédentaire). Il en va de même, par exemple, au moment même de
l’unification mongole, avec les liens matrimoniaux établis entre les Naiman
et les Uigur, qui s’avèrent le moment venu un des facteurs, ou un prétexte,
précipitant l’intervention des Mongols en direction de l’Asie centrale des
oasis, une conquête apparaissant dès lors comme un effet de suite direct des
conflits de l’unification. On ne saurait d’ailleurs sous-estimer, d’une façon
plus générale, dans l’histoire des conquêtes mongoles, le rôle des
enchaînements mécaniques, des entraînements automatiques, des fuites en
avant. Mais cet effet de cercle vicieux aurait-il eu la même force si toute
l’entreprise ne s’était développée selon une logique persistante et dans une
aire qui n’est qu’exceptionnellement une terra incognita /de façon
caractéristique, le témoignage de Plan Carpin est ici essentiel, les Mongols
de la conquête vivent comme une tragédie leurs incursions hors de l’aire

179
centre-asiatique, par exemple lors de leur campagne vers l’Inde ou de leur
traversée du Caucase) ? 104
C’est encore cette impression d’une aire familière et partagée, dont la
conquête est dès lors un mode normal de fréquentation, qui se dégage de
l’histoire mongole en Asie centrale tout au long de la période post-
impériale. Cette histoire est largement marquée par le décentrement de
l’histoire mongole vers l’Ouest, dans un phénomène de dédoublement dont
maints "empires" nomades avaient déjà donné le spectacle. Une puissance
nouvelle, les Oirad, descendants de ces hoi-jin irgen, écartés de
l’unification cinggisqanide parce qu’alors incomplètement passés au
pastoralisme nomade, tente simultanément, à partir de la fin du XIVe
siècle, de capter l’héritage de Cinggis qan en refaisant l’empire mongol à
son profit, mais aussi de jouer un rôle dominant dans la restauration d’une
unité de l’aire centre-asiatique, d’où aussi bien la recherche d’une
mainmise 105 sur leurs voisins nomades turcs (une partie des Kazakh, les
Kirghiz), que l’apparente errance d’une partie d’entre eux, dès lors connus
sous le nom de Qalimag (Kalmuk) jusqu’aux plaines d’entre Volga et Don.
Il y a dans ce mouvement, qui occupe les dernières années du XVIe siècle
et les quatre premières décennies du XVIIe, plus que foucades de chefs
ambitieux ou fuite au hasard devant l’adversité. Des liens étroits sont
maintenus avec le reste de la Mongolie occidentale (en septembre 1640, Qo
Örlüg et ses fils, princes des Torgud, le principal groupe des Kalmuk de la
Volga, participent à l’élaboration des "Lois mongoles-oirad" adoptées par
les Mongols orientaux et occidentaux pour tenter de s’unir, en réaffirmant
l’identité pastorale nomade de tous les Mongols contre la menace
mandchoue croissante. Les exemples sont par ailleurs nombreux de la
permanence des échanges entre Kalmuk et reste des Mongols. Le célèbre
retour des Kalmuk en 1770 vers une Mongolie d’ores et déjà soumise aux
Mandchous, mais où ils croient échapper à l’emprise croissante des appétits
russes a sans doute - compte tenu des circonstances - les accents d’une
marche funèbre pour toute l’histoire nomade de l’Asie centrale, il n’en est
pas moins un événement qui, en lui-même, pourrait être banal. L’histoire

104
Jean de Plan Carpin, Histoire des Mongols. Ed. Franciscaines, P. 1961, p. 63-65
105
bientôt en concurrence, mais aussi en association avec les nouveaux venus que
sont les Russes, surtout à partir du début du XVIIe siècle
180
des Mongols occidentaux, au cours de la période post-impériale, et sur
laquelle des sources abondantes, tant mongoles que russes ou chinoises
nous informent largement, s’avère être un champ de recherche
considérable. Plus nettement sans doute qu’au cours des époques
précédentes, c’est l’identité centre-asiatique qui se trouve définie et
affirmée, jusque dans les atteintes qu’elle subît.
Le mouvement des Kalmuk vers la Volga est en effet la reprise d’un
héritage : celui des Mongols de la conquête installant sur la Volga, voie de
rocade idéale mais aussi zone propice au pastoralisme, la domination d’un
empire nomade, la Horde d’or, plus qu’ils ne conquièrent la Russie. Faut-il
souligner, de ce point de vue, que ni les distances, ni les coupures
chronologiques entre les Mongols de la conquête et l’entrée en scène des
Kalmuk ne sont aussi considérables que ce que l’éloignement nous suggère.
Pour l’espace, constatons qu’il n’est un obstacle que pour ceux qui se
refusent à l’affronter. Un trajet entre la Mongolie occidentale et la Volga
(guère plus ambitieux qu’une traversée de l’Europe de Séville à Riga à la
même époque) prend, dans le pire des cas, quelques mois, et les
témoignages sont nombreux de ce que les routes sont fort fréquentées.
Surtout, trop peu de temps sépare des histoires que nous avons trop
tendance à isoler pour que le souvenir en ait disparu. Le dernier vestige
direct des entreprises héritées de la conquête mongole, le khanat mongol
puis turc de Kazan, héritier de la Horde d’or, fondé en 1441, ne cède qu’en
1552 sous les coups d’Ivan le Terrible. L’arrivée des premiers Kalmuk sur
la Volga intervient à peine un demi-siècle plus tard, à partir de 1601.
A cet aspect de continuité historique presque directe s’ajoute un aspect
plus général ; la progression des Kalmuk vers l’Ouest reste un mouvement
de "remplissage" de l’aire pastorale nomade centre-asiatique. Né alors que
des dominations rivales, en Sibérie du sud, s’effondrent sous les premiers
élans de la poussée russe, ce mouvement amène les Kalmuk jusqu’où les
conditions du pastoralisme nomade restent réunies. Sans doute faut-il que
les conditions écologiques soient satisfaisantes, ce qui est le cas sur la basse
Volga et dans les steppes d’Astrakhan, mais ce qui est impératif n’est pas
par lui-même suffisant. Il faut également que les exigences sociales du
pastoralisme nomade, liberté et mobilité des alliances permettant de
renégocier en permanence le rapport entre structures et ressources, puissent
181
jouer leur rôle. Et c’est bien là l’histoire des relations entre princes Kalmuk
et Empire russe : la cohabitation est possible aussi longtemps que le Tsar est
pour les Mongol un allié, extérieur certes à l’aire nomade, mais qui peut
précisément à ce titre être sollicité comme appui ou caution dans les
rapports entre nomades. Que l’alliance se fasse contrôle croissant, que
l’enrôlement des Kalmuk dans les structures cosaques se précise, et c’est
moins un problème immédiatement politique qui se pose - la révolte d’une
volonté libertaire mongole contre l’alourdissement du joug russe - que la
destruction d’une des conditions majeures de l’existence même du
pastoralisme nomade - sa capacité propre d’adaptation et de régulation. En
un mot, et leur retour vers l’Asie en 1770, au delà des péripéties qui isolent
une partie d’entre eux, n’a pas d’autre sens, les Kalmuk se trouvent, sans
avoir changé de territoire, exclus de leur aire intrinsèque, du "territoire
social" qui leur est nécessaire avec toutes ses composantes. Il y a dès lors
moins "fuite" que réintégration de zones pouvant fournir un tel territoire (il
est à noter qu’en kalmuk, comme dans les autres langues mongoles, la
dénomination du territoire, nutug, nutk est de l’ordre de la relation, et est
distincte d’une désignation de l’étendue debisger, devskr qui ne prend guère
le sens de territoire que de façon figurée). Le fait que les Kalmuk
réintègrent en fait une Mongolie occidentale ravagée par la conquête
mandchoue et par le génocide qui lui fait suite, dont ils deviennent
d’ailleurs en partie les victimes, ne peut intervenir dans la qualification de
leur mouvement. Sans doute cette circonstance souligne-t-elle que l’Asie
centrale touche alors à un nouveau terme dans son histoire : avec la fin du
XVIIIe siècle s’achève le rôle que le pastoralisme nomade avait joué dans
sa formation même.
Ce n’est pas le nomadisme qui avait inauguré les migrations
eurasiatiques, le paléolithique en est - sans jeu de mots - peuplé, qu’il
s’agisse de la pénétration asiatique des néandertaliens et, plus encore de la
diffusion d’homo sapiens. Les mouvements de populations ne cessent pas
avec la chute du rôle des nomades, même si la colonisation européenne de
la Sibérie a une solide dette envers ceux, Turcs et Mongols, qui lui ont
vendu du bétail dont les paysans sans terre étaient bien dépourvus. Il n’en
reste pas moins que, pendant deux millénaires, c’est le pastoralisme nomade
qui a modelé les contours et le devenir de l’Asie centrale. En ce sens, les
dernières phases de sa grande histoire constituent, presqu’encore sous nos
182
yeux, un prodigieux laboratoire des formes concrètes par lesquelles s’est
faite toute l’histoire des hommes dans une région immense, à nos portes.
Elles nous permettent de constater qu’une migration est à la fois un fait de
progressions rapides, largement compatibles avec la durée de vie adulte de
ses acteurs, même sur des distances considérables, et une période prolongée
qui n’implique pas nécessairement l’abandon unilatéral de tout lien avec le
point de départ, qui peut s’accomplir par la constitution d’une zone incluant
aussi bien les foyers de peuplement que les voies de circulation et
d’échange qui continuent à être durablement empruntées en tous sens.
Ce que l’examen de ce laboratoire suggère enfin, pour la compréhension
des rapports entre les Mongols et l’Asie centrale, une hypothèse peut-être
paradoxale. Le déclin historique des grandes oasis d’Asie centrale peut être
attribué aux conquêtes mongoles. Mais il est permis de se demander si la
cause principale en réside dans les destructions du XIIIe siècle. Après tout,
Samarkand ne connaît-elle pas sa plus grande prospérité sous les
Timourides. Par contre, aux lendemains de l’empire mongol, et dès sa phase
de décomposition, la même impossibilité, pour les Mongols d’assurer
durablement l’unité et la continuité de l’aire centre-asiatique tout entière,
puis la prise de relais de l’expansion européenne soit directe, soit indirecte
(Russes en Sibérie, Britanniques en Perse et en Inde, Européens en Chine
avec les effets de cette situation sur la périphérie de la Chine en Asie
centrale) mettent les oasis définitivement hors d’état d’assurer leur
prospérité et d’affirmer leur grandeur comme portes entre deux mondes. En
un mot, les oasis d’Asie centrale, tout comme les nomades de la steppe et
avec eux, ne paient-elles pas le prix, non de leur hostilité mais de ce que la
Pax mongolica n’a su être qu’une éphémère illusion ?

183
Nourriture et cuisine mongoles 106

Nourriture, cuisine et goûts sont étroitement dépendants des contraintes et


des rythmes du pastoralisme nomade.
Vivre de son troupeau signifie qu’on soumet celui-ci à une pression aussi
légère que possible, et qu’on tire l’essentiel de ses ressources du lait et de ses
innombrables préparations. La gastronomie mongole est surtout l’art de faire
avec du lait un assortiment aussi riche que possible d’aliments et de boissons,
les цагаан идээ [caγan ide] caga? IdekË aliments blancs.
D’une façon générale, la nourriture de tous les jours ne donne pas lieu
dans la journée à des préparatifs particuliers, seul le dîner constituant un
repas complet. Il en va bien sûr tout autrement lors des repas de fête ou de
cérémonie.
Les mêmes préparations sont étonnamment communes à l’ensemble de
l’aire mongole (jusqu’aux Kalmouk de la Volga), mais présentent
naturellement de multiples variantes. Un produit sensiblement constant peut
porter des noms différents dans diverses régions, cependant que le même
nom sert souvent à désigner des produits présentant certaines différences.

Les laitages et aliments tirés du lait :


Le lait сүү [sü:(n)] sü? : Le lait est le symbole de la vie, et la Mer de lait
сүүн далай [sü:n dalә’] sü? Dalaî qui entoure le Mont Sumeru Сүмбэр уул
[sümәr u:l] sümbeR Agulâ de la cosmogonie indienne, est bien faite pour
parler à l’imaginaire mongol. Mais il est aussi présent dans la plus humble
expérience : A notre Chat échaudé craint l’eau froide correspond Сүүн
халсан хүн тараг үлээх [sü:n xalsәn xün tarәk ülex] sü? Qalahsa? Ûimu?
TaraH ÜlijeÛ , Qui s’est brûlé avec du lait soufflera sur du yoghourt. Le lait
est normalement utilisé après avoir été bouilli. Il n’est bu qu’en petites
quantités, en été, surtout au dîner. Il est également coupé d’eau bouillie, et

106
La cuisine mongole, dans Auray M. et Perret M., éd., Cuisines d’Orient et
d’ailleurs, traditions culinaires des peuples du monde, Glénat, Paris 1995, pp.
118-127
184
donné en boisson ou utilisé pour diluer d’autres produits ([xjarәm] kira%ä
хярам). Il est largement associé au thé, pour préparer la boisson la plus
courante, le сүүтэй цай [sü:tә’ ca’] süteî caî thé au lait salé, parfois
additionné de beurre.
Le lait, caillé ou fermenté, éventuellement recuit, est principalement la
matière première de multiples produits et préparations. Le colostrum уураг,
уурган сүү [u:rәγ, u:rgәn sü:] UguraH; Uguraga? sü?, ou plus largement
lait trait pendant les cinq premiers jours de la lactation est lui-même
largement utilisé.
L’айраг [airәk] AiiraH : de tous les laitages mongols, celui qui a le plus
largement excité les imaginations est sans conteste l’airag, айраг [airәk]
AiiraH, lait de jument en cours de fermentation alcoolique, plus connu en
occident sous le nom de «koumyss». I1 est obtenu par la fermentation du lait
versé dans une outre en peau хөхүүр [xöxür] ÛiÛuR, le processus étant
entretenu et contrôlé grâce à un battage permanent à l’aide d’un agitateur, le
бүлүүр [bülür] ôiliÛR. Le liquide obtenu est blanc, acidulé, légèrement
pétillant et titre entre 0,6° et 2°, exceptionnellement plus. Il est consommé
pendant toute la période estivale, et en grandes quantités (en absorber
plusieurs litres dans la journée n’a rien d’un exploit).
Il s’agit aussi d’une boisson très chargée de symboles de prospérité. Un
«Eloge de l’airag» le proclame Aliment de la riche Mongolie, Don des preux
éleveurs, Bienfait de la Mongolie glorieuse, Grâce des troupeaux de
chevaux... Sa consommation est précédée d’aspersions propitiatoires rituelles
цацах [cacәx] cacaqû, adressées aux points cardinaux, au ciel et à la terre.
Quelques gouttes d’airag, projetées sur sa route lors du départ, assurent le
voyageur d’un trajet heureux, une aspersion d’airag sur la crinière et la
croupe récompense le cheval de course après la victoire. L’airag est enfin
réputé pour ses vertus thérapeutiques et serait particulièrement indiqué dans
la cure des maladies respiratoires.
өрөм [örәm] Öru%ë. C’est une «peau» du lait associant matière grasse et
albumine, d’une épaisseur de plusieurs millimètres. Le lait est chauffé
presque à ébullition et agité en permanence en versant de haut de grandes
louchées du liquide brûlant, puis réchauffé à plusieurs reprises. Le lait ainsi
préparé est alors mis à refroidir et à reposer. En quelques heures, la croûte
qui se forme à la surface se desséche, tandis que le dessous de la couche,
185
restée au contact du lait, est plus moelleuse. Elle est alors séparée du bord du
chaudron d’un trait de couteau et prélevée en un seul morceau, la face molle
repliée vers l’intérieur. L’öröm est alors soit mis à part pour servir à la
préparation d’autres produits, soit consommé directement frais ou plus ou
moins séché : découpé en morceaux rectangulaires, il est mangé nature ou
accompagné de sucre, raisins, baies diverses, étalée sur du pain.
L’öröm se prête aussi à diverses transformations, tel le хутгууш [xutγuš]
Quvqugusî (ou хутгамш [xutγәmš] Quvqumsî) dans lequel de l’öröm
encore humide est pétri avec de la poudre d’eezgii ou d’aaruul (lait caillé
cuit et séché). Une préparation semblable, mais cuite, est appelée хайлмаг
[xailmәk] QaiilumaH, (de хайл- [xai1-] Qaiil- fondre, se dissoudre).
Les produits laitiers sont souvent préparés en petites quantités et
accumulés pour une utilisation ultérieure. Ce stockage s’accompagne de
fermentation. Le résultat de cette fermentation de l’öröm est nommé зөөхий
[zö:xi] Zökekeî, mais ce terme désigne également une préparation avec
cuisson de farine mélangée au produit, une variété de l’öröm, voire un
simple synonyme.
La fusion à feu doux et prolongé de l’ öröm ou du zööxi permet d’obtenir
une matière grasse à consistance de pommade, largement employée mêlée
aux aliments ou, en petites quantités, fondue dans le thé au lait : le шар тос
[šar tos] siRä Tosû, souvent traduit, malgré quelque impropriété, par
«beurre». Très variable suivant la matière première employée, le degré de
fermentation du zööxi, la durée de sa conservation, son goût peut être plus ou
moins marqué. . Il est tout à fait essentiel dans la préparation de crêpes
хуймаг [xuimәk] QuiimaH ou galettes бин [bin] bi,K à la pâte frite et repliées
maintes fois sur elles-mêmes, servies avec une soupe ou un bouillon.
Il est aussi mélangé à des ingrédients tels que l’eezgi, déjà mentionné, ou
aromates tels que la racine de ямаахай [jamaxә’] Imaqaî Sphallerocarpus
gracilis, pour fournir le цагаан тос [caγan tos] caga? Tosû ou хольсон тос
[xol’sәn tos] Qolihsa? Tosû, beurre blanc ou mélangé. Ce produit porte
souvent le nom de l’adjuvant : beurre à l’eezgi, beurre au jamaaxai, etc.
D’autres mélanges comparables forment une large famille, les борзон
[borzәn] ôrzo,K ou бор тос [bor tos] ôrû Tosû beurre gris.

186
Les dépôts collés sur les parois et le fond du chaudron lors de la fusion du
"beurre" forment le хусам [xusәm] Qusu%, litt. le râclé, friandise
particulièrement appréciée des enfants.
La deuxième famille des laitages mongols comprend les nombreuses
variétés de lait caillé, fermenté, et des préparations par pressage, séchage,
cuisson, distillation, etc. dont il est la base.
тараг [tarәk] TaraH, assimilable à du yoghourt. Ce produit, une autre des
bases essentielles de l’alimentation mongole, est préparé avec du lait de
vache ou de yack, de brebis ou de chèvre.
On fait cailler le lait, modérément chauffé, en lui incorporant le ferment
хөрөнгө [xörәngә] Ûiru,xkË. Le tarag est épais et homogène, avec un goût
acidulé. Il est consommé directement, mais peut aussi faire l’objet de
nouvelles transformations :
аарц [a:rc] Agarcâ: le plus largement fabriqué à partir de tarag frais
таргийн аарц [targin a:rc] TaraHu? Agarcâ, porté environ une demi-heure à
ébullition puis égoutté plus ou moins intensément. On utilise aussi les
résidus de distillation, dilués dans du lait [nermәlin a:rc] Neremeùu? Agarcâ
нэрмэлийн аарц aarc de distillation.
цагаа [caγa] caHÄ est un autre nom de l’aarc, parfois mélangé à du tarag
et à de l’airag.
ааруул [a:rul] Agaruuù, aarc ou cagaa pressé et séché, soit en gros
vermicelle (croquant), soit en masse (le plus souvent très dure). En
morceaux assez volumineux (parfois en séchant les morceaux enfilés en
guirlande), on utilise dans ce cas le terme de хурууд [xurud] QuruV.
ээдэм [e:dәm] Ekede%: Litt. l’aigri. Du lait de vache, yack, chèvre et
surtout brebis, chaud et mousseux est additionné d’un lait préalablement
acidifié, en particulier tarag ou airag. Le lait caillé obtenu est alors égoutté
et pressé. C’est un des produits les plus consommés par les Mongols pendant
la saison estivale
Après pressage dans un linge (бяслаг шаха- [bjaslәk šaxә-] bisilaH
siqa- presser le "fromage"), on parle de бяслаг [bjaslәk] bisilaH, terme
généralement traduit par «fromage» (avec les mêmes précautions que
précédemment). Sa pâte est ferme et en principe homogène, d’un goût
souvent peu prononcé. Il est consommé frais ou séché, conservé en
187
morceaux ou en poudre, et incorporé par la suite à des mélanges de produits
laitiers, à du lait, au thé, etc.
ээзгий [e:zgә’] Ekezekeî, plus concentré, obtenu par cuisson prolongée du
lait caillé ээзгий чана- ([e:zgә’ čanә-] Ekezekeî cina-). Ce produit est séché,
sur des caissettes ou plateaux de bois posés sur le toit de la yourte. Il est
alors consommé, le plus fréquemment émietté ou réduit en poudre, ajouté à
du lait, à d’autres laitages ou à du beurre.
Si l’airag, tiré du lait de jument, jouit d’une faveur toute particulière, il
n’exclut pas la préparation de breuvages comparables produits à partir du lait
d’autres bêtes que la jument C’est alors le хоормог [xo:rmәk] QogormaH ou
ундаа [unda/umda] UmdaHÄ, littéralement «boisson» qui sont soit bus
comme l’airag soit distillés.
архи [ar’x’] Ariki& ou alcool de lait, distillation de caga, xo:rmәk, unda,
parfois airәk. Un chaudron est surmonté d’une sorte d’entonnoir de bois à la
sortie duquel divers procédés de refroidissement assurent la condensation de
l’alcool. Beaucoup ont pris l’habitude d’élever le degré alcoolique initial par
adjonction de sucre.
C’est pour les Mongols l’arxi essentiel шимийн архи [šimin ar’x’]
sr%ëii? Ariki&, ou mongol arxi distingué ainsi de l’alcool de grain (vodka) :
цагаан архи [caγan ar’x’] caga? Ariki& alcool blanc ou... хар архи [xar
ar’x’] QaRä Ariki& alcool "noir" - en fait limpide.
II s’agit d’un liquide généralement transparent, dont le titre assez faible
(inférieur à 20°). Du moins tant qu’il n’a pas été distillé une deuxième арз
[arz] Arazâ, voire une troisième fois хорз [xorz] Qoorzâ, terme rappelant
explicitement le poison, хор [xor] QooR!

La viande
Nous avons insisté sur la place essentielle des produits laitiers et souligné
les restrictions qui pesaient sur la consommation de viande. Celle-ci, parfois
nommée улаан идээ [ulan ide] Ulaga? IdekË, nourriture rouge, n’en reste
pas moins l’élément essentiel de la nourriture après les laitages. Elle est
même sans doute le premier dans le coeur de bien des Mongols. Ceux-ci
consomment principalement du mouton et du boeuf. La consommation de
cheval ou de chameau est beaucoup plus exceptionnelle, du moins chez les
188
Xalx, le plus souvent dans des situations de crise et de pénurie. Le porc,
animal sédentaire s’il en est, est l’objet, sans qu’aucun interdit religieux
intervienne, d’une répulsion assez marquée. A la viande d’élevage vient
s’ajouter le gibier.
L’abstention sur le poisson, totale jusqu’à une date récente et encore très
générale, est sans doute à ranger parmi les multiples précautions qui visaient
à préserver l’eau, ressource vitale, plutôt qu’elle n’émane d’un interdit
bouddhiste, comme on le croit souvent.
La viande est consommée fraîche, congelée en hiver, séchée. Dans ce
dernier cas, la viande est découpée en fines lanières séchée à l’air et
conservée pendant toute la saison hivernale. La viande séchée борц [borc]
ôrcâ, avec une teneur en humidité maximale de 5-7 %, est conservée dans
des sacs en peau, eux-mêmes soigneusement nettoyés et séchés. Dans les
conditions optimales, la conservation est de plus d’un an.
La viande est le plus souvent bouillie, qu’elle soit mangée seule ou entre
dans la composition d’une soupe шөл [šöl] silû yölû. Dans ce dernier cas,
la viande séchée ou fraîche, mais aussi de la graisse pure, est incorporée à la
soupe, en compagnie des pommes de terre, oignons, choux, pâtes, etc.
Un vrai repas de viande n’a en fait besoin d’aucun accompagnement. La
bête, bouillie parfois entière чанасан мах [čanәsәn max] cinahsa? MiHä, est
découpée et apportée à table en une pyramide de morceaux à
l’ordonnancement soigneusement observé, dont la pièce maîtresse est la
région lombaire de l’animal ууц [u:c] Ugucâ accompagnée de la queue
сүүл [sü:l] seÛù, chacun se servant selon son goût, mais aussi selon son rang.
La queue de mouton, masse graisseuse de taille imposante, bénéficie d’un
soin particulier. Elle est bouillie avec le reste du mouton, mais servie
séparément, avec plus de cérémonie. Découpée en larges tranches, de
l’épaisseur d’un doigt, elle est servie telle quelle.
La tête constitue un autre met convivial. Bouillie normalement, mais
n’ayant pu être dépouillée, elle est préalablement soigneusement flambée
хуйхла- [xuixlә-] Quiiqala-. Après qu’un petit carré de cette peau a été
prélevé sur le front à titre d’offrande, la tête circule parmi les convives, la
joue et l’oeil étant des morceaux honorifiques.

189
Les pieds de mouton et de chèvre, pâturons de bovins, sont parfois
considérés comme des aliments de pénurie. Il n’en est rien (peut-être cette
impression est-elle née à Ulaanbaatar même). Les Mongols aiment
décortiquer les petits muscles attachés aux nombreux os du pied,
particulièrement savoureux, un peu gélatineux. I1 n’est pas rare de trouver
sur la table une imposante pile de pieds bouillis, dont le décorticage assure
des conversations longues et détendues.
La viande au sens strict тураг мах [turәk max] TuruH MiHä est souvent
remplacée par les abats дотор мах [dotәr max] DotuRä MiHä. Rarement
servis dans les repas de fête ou de cérémonie, les poumons, coeur, foie,
tripes, sang sont des aliments importants.
Hormis la cuisson bouillie, on pratique aussi, surtout sur des pâturages
éloignés, en voyage, à la chasse, la cuisson rôtie ou grillée мах шар- [max
šar-] MiHä sir-, мах шорло- [max šorlә-] MiHä yorola-. Ce terme entre
directement dans le nom des plats, parfois improprement assimilés aux
seules brochettes шорлон [šorlәŋ] yorula,K, шорлог [šorlәk] yorulaH.
Une spécialité très originale est le боодог [bo:dәk] ôguduH (de [bo:-]
ôgu- боо- emballer, empaqueter). On désosse une bête (mouton mais
surtout chèvre ou marmotte) par une incision aussi réduite que possible de la
peau, le plus souvent au niveau du cou. La viande est préparée, découpée et
assaisonnée pendant qu’un grand nombre de pierres, de préférence galets de
rivière, sont mis à chauffer dans un feu. Les pierres brûlantes, les morceaux
de viande, des oignons, de l’ail et des herbes aromatiques, parfois un peu
d’eau, sont replacés dans la peau. L’ouverture est alors refermée et la bête
est placée sur le feu, grillée de l’extérieur pendant qu’elle cuit à l’étouffée de
l’intérieur. La cuisson est assez rapide (quelques dizaines de minutes). A
l’ouverture du boodog, la dégustation du bouillon précéde la distribution des
morceaux de viande. Les pierres chaudes, noyées dans le bouillon gras, sont
prises à deux mains par chaque convive. Les Mongols leur attribuent un effet
remarquable de relaxation. Pratiquée en plein air, cette cuisson peut être
tentée à la maison : il suffit de conserver une collection de galets, un four
pour les chauffer, et de posséder, au lieu de la peau de l’animal... un grand
bidon à lait en aluminium fermant hermétiquement, la cuisson s’effectuant
alors sur la gazinière familiale (on parle alors plutôt de хоорхог xoorxog) !

190
Farines, semoules et pâtes
L’usage du pain à pâte levée (fermentée) et cuit au four талх [talx] TalHä
(le terme a également un sens, plus ancien, de en poudre, moulu) est
aujourd’hui solidement établi, du moins dans les villes. Il n’en est pas moins
un phénomène récent.
L’usage de la farine est pourtant une longue tradition. Aux traces d’une
agriculture propre à la steppe s’ajoute l’effet des échanges avec les
agriculteurs sédentaires voisins, principalement chinois. Leur influence se
manifeste dans l’usage du froment, buda jaune шар будаа [šar buda] siRä
ôdaHÄ, sous forme de pâte, cuite dans du bouillon, à la vapeur ou frite.
La céréale locale est l’orge арвай [arwә’] Arbaî, présente sous diverses
variétés sauvages et domestiques, utilisée en farines et bouillies, la замбаа
[zamba] ZambaHÄ bien connue des Tibétains, mais aussi, fermentée, pour la
préparation d’une bière légère, l’airag jaune шар айраг [šar airәk] siRä
AiiraH. Sont également connus le millet, buda noir хар будаа [xar buda]
QaRä ôdaHÄ, le riz, tsagan buda цагаан будаа [caγan buda] caga? ôdaHÄ,
etc.
Outre le gruau, il est fait appel à la farine, гурил / гулир [gur’l/gul’r] /
GuliR, terme générique pouvant désigner aussi diverses semoules, elles aussi
utilisées en bouillies, pour épaissir des laitages, etc.
La pâte est préparée fraîche. Sa confection est très simple, et n’a recours,
outre la farine, qu’à l’eau et au sel (l’adjonction d’oeufs semblant une
innovation de fraîche date). Elle permet de multiples préparations :
гоймон [goimәn] Guiimi,K Goiimi? Goiimo?, du chinois gua mian,
assortiment varié de vermicelles et de nouilles, la pâte ferme et fine, étalée
puis farinée et roulée et découpée en lanières plus ou moins étroites. Peuvent
être consommés seuls, mais sont plus fréquemment adjoints à un bouillon ou
à une soupe гоймонтой шөл [goimәntә’ šöl] Goiimi,xtaî silû ou гурилтай
шөл [gur’ltә’ šöl] Guriltaî silû.
банш [banš] ba,xsî, raviolis fourrés à la viande jetés dans le bouillon
банштай шөл [banštә’ šöl] ba,xsitaî silû, mais aussi très populaires dans le
thé банштай цай [banštә’ cai] ba,xsitaî caî.
La cuisson à la vapeur жигнэ- [žignә-] Zi,xne- est très utilisée. L’ustensile
en est le жигнүүр [žignür] Zi,xneÛR, aujourd’hui le plus souvent en
191
aluminium, chaudron où bout l’eau salée, surmonté d’une marmite sans fond
de même diamètre dans laquelle se superposent les plateaux perforés
amovibles où sont déposées les pièces à cuire, le tout étant fermé par un
couvercle.
Le plus populaire sans doute de tous les plats mongols est le бууз [bu:z]
ôozâ (du chinois baozi, très semblable). De la viande de mouton, mais aussi
de boeuf est hachée (à la main !) et mélangée très délicatement à des oignons,
de l’ail et une plante à feuilles vertes et juteuses, ces plantes ayant été elles-
mêmes ciselées grossièrement (la farce, salée au dernier moment, ne doit
jeter son jus que très doucement pendant la cuisson). La pâte (farine, eau et
sel, assez ferme) est roulée en un boudin de 3 cm de diamètre environ, puis
débitée en petits morceaux, eux-mêmes étalés en petites galettes rondes et
fines dont le pourtour doit être plus mince que le centre. Une cuillerée de
farce, est alors déposée sur chaque cercle de pâte, refermé en boule de 3 à 5
cm de diamètre. Les buuz sont déposés sur les plateaux du žignüür. La
cuisson est rapide, en général une douzaine de minutes.
Les buuz, brûlants, servis par trois ou multiples de trois, sont mangés à la
main, la dégustation commençant (par goût, mais aussi par précaution !) par
l’aspiration du jus
Les мантуу [mantu] Ma,taû, du chinois mantou, de préparation identique,
sont des sortes de petits pains, à peu près de la taille du poing, cuits à la
vapeur après avoir subi un début de fermentation. C’est un rouleau de pâte
replié sur lui-même. Les mantuu, servis chauds sont le plus souvent
uniquement formés de pâte. Il en existe toutefois une variante farcie à la
viande, шанзтай мантуу [šanzәtә’ mantu] si,zataî Ma,taû.
Les préparations de pâte à cuisson frite sont également très appréciées.
Nous avons déjà mentionné les crêpes et galettes. Le buuz a un équivalent
sauté, le хушуур [xušur] QuuyuuR. Ingrédients, pâte et farce sont identiques,
mais la forme est aplatie et allongée en forme de «museau» et la cuisson
s’effectue sautée dans la graisse.
боорцог [bo:rcәk] ôgurcuH ôgursuH, pâte fraîche (plus rarement levée)
à laquelle est souvent incorporé du šar tos fondu, parfois du sucre. La pâte,
façonnée en un rouleau de l’épaisseur d’un doigt, est tronçonnée en tranches
de 2 cm de long. Ces morceaux sont alors frits dans la graisse jusqu’à

192
cuisson complète, prenant une coloration brune assez intense, et dégustés
chauds ou froids, à mi chemin entre amuse-gueule, confiserie et pâtisserie.

Plats composés
Les soupes constituent sans doute le domaine culinaire le plus varié et le
plus riche, le terme хар шөл [xar šöl] QaRä silû soupe noire désignant les
soupes à la viande. On ajoute à la viande, (de l’ordre d’une livre pour deux
litres d’eau), des pommes de terre (traditionnellement des tubercules
sauvages) төмс [tömәs] Tömusû, des carottes шар лууван [šar luwәn] siRä
Luuba,K ou d’autres racines comparables, du choux байцаа / байцай
[baica/bacә’] baiicaî, presque toujours des oignons сонгино [song’nә]
so,xki?Â. La durée de cuisson est très variable, les soupes comportant de la
viande de boeuf (et la viande de boeuf en général) étant cuites de 3 à 4
heures.
Une spécialité très spectaculaire, qui n’est que partiellement mongole, le
chaudron brûlant халуун тогоо [xalun togo] Qalagu? ToguHÄ, souvent
dénommé «marmite mongole» (mais aussi désormais fondue chinoise...), en
fait en chinois huo guo «marmite à feu». Il s’agit d’un brasero de table formé
d’une cheminée centrale autour de laquelle est rapporté un bassin circulaire.
La chaleur du foyer central y maintient à bonne température un bouillon
dans lequel les convives plongent à leur guise les éléments divers préparés à
l’avance : viandes en tranches très fines, pousses d’oignon et de poireau,
légumes émincés, vermicelle, en fait tout ce que l’imagination ou les
ressources du moment permettent. La légende veut qu’un éleveur, contraint
d’accorder l’hospitalité à son Qan, aurait réuni en hâte auprès de ses voisins,
les ingrédients les plus disparates ! Après une rapide cuisson dans le bouillon,
ces éléments sont repêchés et immédiatement consommés, accompagnés de
mantuu ou de bing. En fin de repas, le bouillon est distribué dans les bols des
convives. Cette spécialité est assez familière aux Mongols de Mongolie
intérieure. Sans doute le fut-elle aux Mongols qui fréquentaient jadis les
marchands et colons chinois, mais le souvenir s’en est largement perdu.

193
Plantes et condiments
Les plantes autres que les céréales sont des espèces sauvages, dont la
recherche et la cueillette occupent maints loisirs. Certaines sont utilisés en
tant que condiments, frais ou conservés (en particulier dans le sel), d’autres
interviennent comme aliments à part entière.
Plusieurs dizaines de plantes sont cueillies pour être utilisées comme
condiments. La place principale revient à d’innombrables variétés d’oignons
et d’aulx : сонгино oignon [song’nә] so,xki?Â; ail саримсаг
(сармис) [sar’msәk (sarm’s)] sarimsaH; mais aussi plantes plus spécifiques
de la steppe, tel le mangir мангир [maŋg’r] Ma,xkiR, très abondant en été,
cueilli et conservé pendant des mois mélangé à du sel. Les Mongols
connaissent également l’oseille хурган чих [xurγәn čix] Quraga? ciki&, lit.
oreille d’agneau, la rhubarbe гишүүнэ [gišünә] kisiÛ?Ê (ou бажууна
[bažunә] bazigu?Â), le gingembre гаа [ga:] Gâ dont plusieurs variétés
locales sont présentes.
Les tubercules төмс [tömәs] Tömusû (ou булцуу [bulcu] ôlcagû) de
diverses plantes, en particulier liliacées сараана [saranә] sara? présentes
dans le nord et le nord-est de la Mongolie. Ces tubercules, que la pomme de
terre (qui a adopté leur nom töms) tend à remplacer, sont mangés en
particulier coupés en rondelles et mélangés à de l’öröm.
Les fruits et baies sont variés, et leurs utilisations diverses, soit mangés
directement soit destinés à aromatiser d’autres préparations. Ainsi l’arxi est-
il parfois amélioré par la macération de baies et de fruits sauvages, donnant
alors un «vin» дарс [dars] Darasû. Particulièrement appréciées, à la fois pour
leur goût généralement acidulé et pour leur richesse en vitamines et autres
principes actifs : la pomme sauvage, la fraise des bois, la sorbe, le raisin
sauvage, les prunelles, les baies de nombreux arbustes, dont le plus fameux
est sans doute l’argousier чацаргана [čacәrγәnә] cicarga? à la valeur
gustative et thérapeutique connue de longue date.
Ajoutons les noix de cèdre et les pignons самар [samәr] samuR et les
champignons [mö:g] MöÛ ou MöuÛ мөөг dont une dizaine sont repérées pour
les qualités de goût, texture, facilité de conservation.

194
Le thé
Le thé accompagne à chaque instant la vie des Mongols. S’il ne semble
pas avoir été encore connu des Mongols à l’époque de Cinggis qan,
l’adoption du précieux liquide fut assez précoce pour que ce soient des
intermédiaires mongols qui le fassent découvrir aux Russes au début du
XVIIe siècle.
Le thé est à la fois une boisson et un aliment. Le thé est préparé le plus
généralement à partir de thé vert pressé en briques, originaire de Chine, puis
de Russie (mais la steppe fournit des succédanés, une vingtaine de plantes
pouvant être utilisées en infusion, avec un résultat assez proche), additionné
de lait, souvent de beurre, et toujours salé (un liquide salé est plus efficace
contre la déshydratation). Il est bu à toute heure, versé d’une haute théière
conique en bois, mais aussi en cuivre et en argent домбо [dombә] Domô ou
d’une théière à bec данх [danx] Da,xHä. Il peut être aussi enrichi de laitages
(örәm, bjaslәk, e:zgi, zö:xi, šar tos) ou de produits à base de farine, voire de
raviolis (banštә’ cai).

195
Draft project for the creation of the Institute for Nomadic
Civilisation 107

I. Denomination :
International Institute for Nomadic Civilisation 108

II. Exposition of motives :


The Nomads, who have been inhabiting for several thousands of years
vast areas in Eurasia and in other regions of the world, have created during
the whole of their history a nomadic civilisation which forms an original
branch of the world culture and civilisation. The concept of nomadic culture
and civilisation join together many cultural, intellectual, educational,
economical questions related to the Nomads’ way of life - the relationship
between the Nomads and their natural environment and surrounding, the rise
and formation of technical skills and behaviours, an economic model, a
political system, law, traditions, ideology, psychology, religious beliefs,
aesthetics issued from the nomadic way of life itself and suited to its
conditions.
Despite of the works of value which were devoted to them in the past, the
study and understanding of features and of significance of the nomadic
civilisation are yet partial and remained aside from major trends in
contemporary scientific research and thinking. Moreover, in numerous
regions of the world, present situation and future of nomadic populations are
faced with crucial interrogations and are placed under threats to their
existence or identity.
The time has come to make a significant international effort, which
would allow to deal with those matters in accordance with the requirements
and possibilities of contemporary scientific research. The form taken by this

107
Ulaanbaatar, June 7, 1995
108
the projected Institute for Nomadic Civilisation was ultimately renamed
International Institute for the Study of Nomadic Civilisation (IISNC)
196
effort should be the creation of a specialised international research centre,
being in charge of studying the nomadic heritage and experiences all over
the world with a twofold concern for the preservation of heritage of the
nomadic civilisation and for the developing of a modern nomadic pastoral
sector. This ambitious aim must be reached by realistic means. The
successful realisation of an initial limited operation, focused around one
region for which the problems delt with present the highest sharpness,
proves to be a necessary stage.
Numerous countries and peoples, which were in the past either nomadic
or placed in the reach of nomadic civilisation, constitute today a specific
ensemble with Mongolia. This Central Asiatic area, which includes
Northeast and Northwest China, Xinjiang, Qinghai, Mongolia, Kazakhstan,
Kirgizstan, Tuva, Buriatia and many other territories, has played a major role
for world nomadic culture and civilisation. Mongolia is located more or less
in the central part of this large area of Central Asiatic nomadic civilisation.
Not only was Mongolia one of the cradles where this civilisation arose,
but the Mongols are one of the few human populations among whom
nomadic pastoralism was up to now carried out continuously, and whose
way of life had the opportunity to retain many specific features of nomadic
culture and civilisation.
Therefore, Mongolia has a particular calling for hosting an international
centre devoted to scientific research of nomadism, and for taking a direct and
active part in its activity. This centre, largely focused on a thematic and
multidisciplinary study of nomadism, will be broadly opened to any research
relevant to nomadism in every part of the world, such as Western Asia, the
Middle East, the Arabic peninsula, Africa, etc., naturally beginning with
Mongolia, Central Asia. It will organise, receive or contribute to projects in
accordance with and relevant to the six major guidelines of Unesco’s world
Decade for Cultural Development (WDCD) : Acknowledgement of the
cultural dimension in development ; Relationship between culture, science
and technology ; Preservation of cultural heritage ; Humanity and the
mediasphere ; Participation in cultural life and development ; Promotion of
creation and creativity in the arts.
According to Article 21 of the Agreement concluded between Unesco
and Mongolia on April 26, 1992, and wishing to embody the intentions
197
expressed by the participants in the international scientific expedition "The
Nomads’ Roads" and in the seminary "The Nomads and the Silk Roads"
organised by Unesco in July, August 1992, an International Institute for
Nomadic Civilisation (hereinafter called "INC") is established in
Ulaanbaatar, under Unesco’s auspices.

III. Aims and activities of INC


The vocation of INC will be the study of the broadest field of problems
relevant to nomadic civilisation, such as history, culture, language and
communication, economics, technology, relationships between the Nomads
and their natural environment, trends in development and evolution, contacts
and ties between nomadic and sedentary civilisations, etc. These studies will
aim at outlining the contribution of the nomadic civilisation to the world
civilisation, at enhancing and adapting the everlastingly valuable features of
the nomadic heritage to modern requirements. An annex will provide a first
tentative survey of subjects for further researches and projects.
INC will make use of the largest range of scientific activities. Organising
international scientific expeditions, conferences, seminaries, publishing of
the course and results of researches, creating data bases, etc. A particular
attention will be paid to methods and techniques allowing INC to carry out
its activity in spite of the very large dispersion throughout the world of teams
and scientists interested in taking part in its activities. With this aim in view,
one of the first short-term goals of INC will be to set up and to give life to an
electronic network for information and reflection (connection to INC’s data
bases, opening of one or more Forums through Internet, etc.) Rather than a
heavy concentration of new research means, which would be illusory, INC’s
philosophy is to be a light and compliant structure, as largely accessible as
possible to all institutions and individuals concerned. INC will elaborate and
carry out its projects, conducting its own actions, but also inspiring,
stimulating and federating the efforts of teams and scientists carrying out
their activities in multiple other existing bodies.
This conception, apart from a concern for economy and realism, and
beside the fact that it requires a thorough use of every practical and technical
198
possibility offered nowadays to the international scientific co-operation, is
mainly inspired by the necessity to associate to the activities of INC the
broadest set of multidisciplinary researches devoted to the study of
nomadism, but even also of researches and works relevant to its topics
though not either exclusively or mainly focused on nomadic pastoralism.
Although INC will mainly carry out its activities devoted to nomadic
civilisation in the field of various relevant human and social sciences, it will
have equally to resort largely to natural and exact sciences.
One of the essential missions of INC will be to gather, to preserve and to
rehabilitate the Nomad’s cultural heritage, to make this patrimony and the
results of researches available for the world public at large under various
forms, such as the creating of a museum, and the organising of exhibitions.
INC will organise, stimulate or associate with actions or initiatives in the
field of cultural tourism, favouring encounter with live nomadic culture and
civilisation, especially for youth. With the same idea in mind, INC will
consider as a part of its action to preserve nomadic patrimony to pay
constant attention to encourage and stimulate artistic creativity in connection
with traditional and vivid features of nomadic culture.
INC will consider as its mission to promote, relying on scientific studies,
the advance towards the contemporary way of life and culture of the
nomadic population, in Mongolia or elsewhere, of elements of
modernisation , the spread of advanced techniques and technologies, and to
contribute in this way to bring their development level closer to the world
potential level.
Fulfilling multiple tasks in popularising and promoting scientific
information relevant to the nomadic culture and civilisation, INC will
provide expert consultation, deliver recommendations and practical advice in
the interest of nomadic populations, taking into account possibilities and
requirements of modern life.
INC will ascribe, as one of its most important tasks the training of young
research workers, combining high skills and competence in definite
scientific fields with a good global understanding of the problems and
perspectives of nomadic civilisation. In this purpose, higher education,
postgraduate training will be provided by INC, with the sanction of relevant
academic degrees. This training may be given either by INC itself, or as a
199
form of co-operation between INC and scientific or academic institutions, in
Mongolia or abroad.
In a world deeply marked by the development of mass media and by the
fast-growing spread of information and communication flows, INC will pay
a constant attention to the image of nomadic civilisation spread in world
culture and communication. INC will contribute to improve the knowledge
of nomadic culture among the public at large. INC will support and provide
and practical help to information organisations and to journalists.
Through its own researches and thanks to the whole of its activity, INC
will draw attention to nomadism in the developed countries, and will study
the multiple capacities in which these countries may contribute to the
modern development and modernisation of nomadic pastoralism, elaborate
and deliver recommendations and proposals in this spirit.

IV. Legal Statute of INC


INC is a non-governmental independent international centre for scientific
research, conducting its activity under Unesco’s auspices. Its central siege is
established in Ulaanbaatar, the capital of Mongolia.
The Legal Statute of INC will be precisely defined in accordance with
principles enunciated in the Director-General’s report to the 109th session of
the Executive Board of Unesco (Elaboration of principles and guidelines
regarding the establishment of international and regional centres under the
auspices of UNESCO and regarding support for the activities of existing
centres, 109 EX/6, April 23,1980) and adopted by the 21-st session of the
general Conference (Principles and guidelines for the establishment and
operation of international and regional centres under Unesco’s auspices, 21
C/36, September 24, 1980). INC will be included in the general group of
International and regional centres not legally part of Unesco. It will however
keep specific and permanent relationships with Unesco, both during the
period of its establishing and in its further activity.
Depending on the number and quality of participation and supports
gained for the establishing of INC, and in particular depending on whether
200
States take part or not in this setting up, INC will be included either in the
category of International and regional centres set up under multilateral
agreements between States or International and regional centres set up by a
State with Unesco’s participation and receiving assistance from it.
Differences between the two types of organisations, one on which being a
matter of public international law while the other relies upon national law of
one given State, would affect the composition of governing boards and
bodies of INC, beside sources of financing.
In both cases, documents or agreements by which INC will be set up shall
include provision for the participation in its General Assembly of a
representative of the Director-General of Unesco, with the right to vote.
Relevant Institutes of the Academy of Sciences of Mongolia will provide
the core basis for INC. In its projects, INC will largely rely upon this already
existing potential, and will mobilise its scholars and scientists for the
execution and realisation of its own projects. INC will associate in its
projects with all interested institutions, teams and scientists, both from
Mongolia and from abroad. In this respect, a special attention shall be paid
by INC to its permanent and tight co-operation with the International
Association for Mongol Studies (IAMS) as well as with any other similar
regional or thematic associations or organisations.
Although the field of researches carried out by INC will be focused in the
beginning on Mongolia, it is in no way restricted to this sole country, and
INC will co-operate with all the institutions and scientists from foreign
countries and from other parts of the world, engaged in research about the
Nomads. From the very beginning, Statute and Rules of Procedure of INC
will grant and emphasise its international nature. At the same time, it must
be firmly acknowledged, that INC does not rival with any other international
or regional institution dedicated to the study of areas or problems partially
identical with its own field of activity, especially the International Institute
for Central Asian Studies (ICAS), established under Unesco’s auspices and
in which Mongolia is already participating. Advisable contacts would be
held forth to avoid any misunderstanding and to co-ordinate actions of the
concerned bodies and of INC.

201
V. Structure, Organisation, Staff
A) Structure and organisation :
Without prejudice of the consequences of the participating of States in
the setting up of INC, several advisable provisions may be underlined.
Definition of membership : The regular membership of INC will consist
of the States which participate in its creating, and those which will associate
in the future. The associate membership of INC, granted by a decision of the
Academic council taken by a qualified majority (two-third ?), will consist of
public or private institutions and non-governmental organisations of a
scientific or cultural nature. Corresponding members of INC will include
individuals, whose application is approved by a vote of the Academic
council, taken by a qualified majority (two-third or just simple majority ?).
Director-General of Unesco delegates to INC his representative and
defines his mandate. The representative’s mission of assistance and of advice
allows him to keep a permanent contact between Unesco and INC and
contributes to the improvement of INC’s reputation. He takes part in the
sessions of INC’s General Assemblies and of Academic council, possibly
with the right to vote.
The highest body of INC is its General Assembly. The General Assembly
shall consist of delegates of the States members of INC, and possibly of
qualified representatives of scientific disciplines and sectors of activity
involved in INC’s action. The term of sessions of the General Assembly, the
participation of associate members and of corresponding members in the
General Assembly, and the definition of their rights and powers will be a
matter for further discussion.
The General Assembly decides on the general policy of INC, adopts its
own Rules of Procedure, elects the members of the Academic council,
appoints the Director and Assistants to the Director, adopts projects and
actions proposed by the Academic council, examines and approves the
budget of INC, supervises its execution, fixes the fees of the membership
and any other contributions.
The guidelines for INC activity, the choice of research projects and
evaluation of the on-going research work are submitted to an international
Academic council, with periodical meetings, and including scholars and
202
other specialists with highly recognised scientific and moral authority. It is
advisable that the Academic council should include both scientists with a
direct specialisation in the study of various aspects of nomadic civilisation
and international personalities with other backgrounds, whose notorious
scientific stature and humanistic commitment will help to enlarge the scope
and perspectives of INC’s activity.
All the activities of INC are placed under the responsibility of the
Director. He is assisted by two Assistants to the Director, one of whom is in
charge of scientific matters, the other being in charge of financial and
economic affairs, and by a Secretary general.
The Director is appointed by the General Assembly for a four-year term,
not immediately renewable. This appointment may be submitted to
consultation with the Director-General of Unesco, on proposal made by the
Unesco Representative to INC.
INC’s basic units are its four Departments, along with the Library and the
Museum, which would be in due time their expression.

The main functions of the Departments will be :


- Department of Patrimony :
* To organise and conduct researches devoted to the Nomads’ technical,
economic, historic and cultural heritage ;
* To gather materials and monuments of the nomadic culture, aiming at
the further opening of a Museum of nomadic life and culture ;
* To fulfil expert work in the field of preservation and restoration of the
nomadic cultural heritage.
- Department of Development :
* To organise and conduct researches on the spread of advanced
technologies in the nomadic way of life and on possibilities for their further
spreading ;
* To study the effects of this spread and of the technical modernisation as
a whole on the natural environment, on the economic, social, psychological
and cultural aspects of the nomadic way of life ;

203
* To fulfil expert work and deliver practical advice in the field of
modernisation and of the spread of new technologies ;
* To assume responsibility for the organisation of the postgraduate
training and studies. The choice of this Department to fulfil this activity is
not fortuitous : it must contribute to the perception and as far as possible to
the taking into account of the possible contemporary implications and effects
of these studies.
- Department of Information and Communication :
* To create and operate data bases devoted to the various fields studied
by INC’s projects ; to manage INC’s documentary resources (data bases ;
setting up a Library, by the means of exchange and purchase) ;
* To create and operate electronic networks connections and news
forums ;
* To publish books and periodicals giving an account of the researches
and of their results ;
* To popularise by various means the cultural treasures of the nomadic
civilisation ;
* To provide materials and to give consultations to the mass media
professionals intending to deal with the nomadic life and the nomadic
civilisation.
- Department of Financial and Economic Affairs :
* To administer the INC’s budget, and to look for new resources ;
* To maintain and to manage the INC’s equipment and material means,
technically and financially ;
* To commercialise INC’s publications ;
* To organise operations in the field of cultural tourism and every action
which may join together the gaining of new resources and the fulfilment of
INC’s missions.

Tentative survey of themes for INC’s research projects and activities

204
This annex is neither an organised programme, nor an inventory of
problems which INC would deal with and willing to be exhaustive. This
document is deliberately provisional and remains opened to any new
proposal. Some of the ideas herein expressed reflect discussions and
considerations which came with the evolution of the project of creating INC.
They intend to give the shape and scope of concrete research projects to
concerns and hypothesis which played some role for this creation. Some
others are the fruit of proposals already expressed, and to which the creation
of INC would provide a framework for their carrying out.
Furthermore, this annex gives the opportunity to express some remarks
about the nature and scope of the research fields and studied areas, discipline
demarcation and multidisciplinary co-operation.
* INC does not aim to substitute oneself for other institutions with such
goals as the integral study of a given geographical area, or as any other
disciplinary or multidisciplinary approach.
* INC will be careful that the projects it will organise, host or support
present an unquestionable relevance to nomadism. This does not exclude
neither a large thematic scope nor a wide multidisciplinary availability.
* In other terms, the broadest themes, resorting to the most diverse
disciplines, may be delt with by INC, as far as they are relevant for
nomadism, at least partially, and for aspects in which they prove to be
relevant.
* The bringing into coherence with themes and aspects which could not
be delt with by INC, as well as the global integration of researches, if this
would go far beyond the scope of the study of nomadism, would be a matter
for exchanges and co-operations with other institutions, an activity to which
INC will attach a permanent attention.

Activities and projects


The ranking set out below, in particular the separation between actions
carried out within the INC’s framework or organised on its initiative, and
research projects, is obviously conventional and have no other aim but to
make the reading easier : the scientific research, either basic or applied and
the practical actions, both relevant to preservation of the heritage as well as
205
contributing to the contemporary development, will be closely and
continuously combined.

I. Inventory of resources
A first action to undertake, which is linked with the very creation of INC,
would be to make : 1 ) a census of the institutions and organisations, and of
the scholars and specialists of every discipline possibly interested by INC’s
activity and willing to develop co-operation with it ; 2 ) a world-wide
inventory of documentary resources relevant to nomadism (collections,
books and periodicals, etc.) ; 3 ) creating of databases ensuring to these
census and inventory the largest scope and availability. This action would
make together possible to assess the scientific and editorial potential relevant
to nomadism and to have interested institutions and persons informed about
the creation of INC and opportunities of co-operation thus offered.

II. Actions for preservation and conservation of historical and


cultural heritage
By the gathering and conservation of collections, INC would create an
International Conservatoire of nomadic pastoralism and of nomadic
civilisation, or International Archives of nomadic pastoralism and of
nomadic civilisation. The creation of theses collections, not necessarily
concentrated in a unique place, some of them involving sophisticated
equipment, could be a matter of establishing co-operation with outside
partners who could get on that occasion Associate membership of INC
(Laboratories, specialised Museums, Galleries and Foundations, Universities,
etc.).
These actions, some initiatives being already proposed, could be, among
others, the following :
* Iconography Archive and collections, decorative arts and graphic arts
(both originals and reproductions) ;
* Music and sound Archive (An initiative in this way has been proposed
by Mr Alain Desjacques and Lille III University - France) ;

206
* Photography and Film Archive, which could gather both documentary
materials and art and fiction works ;
* Archive of Nomadic technology and know-how. This activity would
combine the gathering of collections of artefacts and the opening, with the
contribution of the professionals concerned, of one or more workshops
devoted to the preservation, reproduction and demonstration of handicraft
and popular skills (proposal already expressed by Mr Ken Teague,
Ethnography Department, The Horniman Museum, London). This activity
would activate scientific and technological study, as well as popularising
actions and could be used in the field of cultural tourism (in the form of
Initiation or advanced sessions or holidays). Beside their own creation and
training activity, these workshops could perform conservation and
restoration missions.
Furthermore, INC could host more specialised initiatives, either thematic
or regional, such as temporary exhibitions.
In due time, these various actions would enable to open a living museum
of nomadic civilisation, which commitment would be to highlight the most
representative facts, objects and works among the nomadic heritage, either
presenting permanent collections or under the form of temporary, travelling
exhibitions.

III. Actions contributing to development and modernisation,


Scientific research themes and projects
* Permanent Forum associating ecology, technology, economics,
sociology, devoted to the philosophy of development and modernisation
(intensive/extensive, revaluation of historical development strategies, market
economy and nomadic pastoralism, etc.) and to the discussion of forms, rates
and effects of development.
* Pastoral resources and techniques, major domain which will justify the
creation of a permanent observatory. One of the core problems is indicated
below :
* Complex study of pastureland, ecological, technical, economic : survey,
classification, evaluation. Study of over-grazing. Study and experimentation
of techniques for control and rehabilitation. This sector of activity,
207
immediate and long-term importance of which is considerable, requests co-
operation of numerous partners, both scientists from several disciplines and
official services (Ministries of Agriculture or similar, Central or specialised
Boards of Statistics, etc.).
* Water resources, a sector closely connected with the above indicated :
Natural resources, their maintenance and conservancy, consumption,
reclamation and recycling.
* Actions connected with the introduction of advanced technology :
- New and traditional materials, evaluation, search for new composite
solutions (on the example of yurt). Study of resources and deficits. Study
and experimentation of partial replacing traditional materials with
substitution materials, less heavy and more resistant, under condition that
they meet at least equal overall performance requirements (for instance for
wood, felt, etc.) ;
- Energy. Study and experimentation upon sources of energy and their
availability under nomadic conditions (response to conditions and resources,
energy supply, consumption scattering, storage possibilities, diversity of
solutions, technical feasibility, gap between technical feasibility and
economical availability, environmental impact of energy production and of
energy transport for nomadic pastoral areas, energy and environment safety,
etc.).
- Communications and telecommunications. Study and experimentation
of the possibility for supplying the nomadic populations with efficient
communication equipment, carried out in co-operation with industry partners.
Communication and telecommunication equipment, spotting and location
beacons and systems, etc. Technical and economic feasibility.
- Computerisation. Experimental producing of integrated software,
adaptation of existing software to meet needs of nomadic populations in
various fields. Testing of hardware and software. Discussion and
experimentation upon the forms of computerising to be carried out.
* Actions with a concern for social matters :
- Family, grouping and settlement patterns, territory occupancy,
proposals in regional planning and development. Settlement and patterns of

208
living (domestic equipment, materials of personal or professional use, fitted
for nomadic life).
- Women’s condition and social status.- Child’s definition and condition.
- Social body’s response to the modernisation, attitudes and effects.
- Social and educational stakes : social development and efficiency are
more and more directly and evidently linked with each other. Thus,
educational strategies retain an obvious priority. Actions to be undertaken
would be in particular :
Adapting and reorienting existing school institution and teaching staff
(recycling, part taken in teachers’ training),
Working out and experimentation in the field of educational methods and
skills, developing appropriate educational approaches (remote teaching,
decentralisation, vocational and adult education),
Setting up teaching tools and methods and appropriate technology
(telecommunications and computer assisted educational devices), setting up
of programmes for educational research and experimentation with authorities
of the concerned States.
In all innovation fields, INC, in agreement with concerned institutions,
will establish contacts with potential partners with the aim of drawing their
attention on the finality, timeliness and importance of each project adopted
or supported by INC.

These points are not of their own the items of projects, which will be
formulated par research teams and scientists themselves, in agreement with
INC Academic council. They merely present a range of domains in which
studies and research would be of immediate interest for the complex study of
the nomadic civilisation and of its foundations.

209
The Mongolian «zud», facts and concepts: From the
description of a disaster to the understanding of the nomadic
pastoral system 109

The mass disasters, which struck Mongolia since 1999 deepened the
interest for these extreme facts and their rehearsal, for the evaluation of their
effects and for the measures which would allow to face it. It is striking all
the more that these phenomena has practically not been the object of specific
researches. Although they are known, listed, usually evoked in the everyday
life, although they are not absent from political discourse, they seem not less
widely ignored as a domain of scientific study. To take only one illustration,
the catalogue of the Library of Congress in Washington, how rich it is,
doesn’t refer to any title of work or study devotes to such calamities. There
is doubtlessly in this silence something more than a pure coincidence.
To fill this lack belonged for a long time to the number of my projects of
a global description and analysis of the Mongolian pastoralism nomad, but
this one remained subordinate to the unpredictable conditions in which,
among many other tasks, I try to achieve this complex task. What could be a
matter of chance in the programming became, because of the events, which
Mongolia has experienced during winter 2000-2001, a feeling of imperative

109
The present article is widely based on our conference “The Mongolian
pastoralism nomad - its roots and current events, its future” presented on February
28, 2001, for the French - Mongolian cultural Association in the Senate, Paris. By
necessity, among the three subjects announced for this conference, our attention
seems to have focused above all on the current events. Firstly because of the
dramatic nature of the informations coming at that time from Mongolia throughout
the winter, but also due to the sensation caused by the crash of an helicopter on
January 14, 2001, in which international civil servants who were taking part in
estimating the disaster tragically died beside Mongolian citizens. This version was
later published in Dialogue among civilizations : interaction between nomadic and
other cultures of Central Asia (IISNC,Ulaanbaatar, August 15-16, 2001),
Ulaanbaatar, 2002, pp. 14-30
210
urgency. These events requested that the most spectacular episodes be put in
a wider and if possible more rational perception and perspective.
Mongolia’s livestock decreased from 33,5 million heads of cattle in 1999
to a little more than 30 millions in December 2000 110 . One estimates at
approximately three million heads the losses of the winter 1999-2000. If we
compare these figures with the current number of births, approximately 7
million in 2000, apparently to be reduced by about 9% in 2001 111 , the
current evaluations of the risk let think that, in the current state of things, 6
million heads of cattle are directly threatened. A million seems to have
already undergone the worst; it is quite possible that the phenomenon could
have even heavier consequences in 2001 than in the previous year. The
scenario is simple: the end of spring was dry and the summer drier than the
average then followed by important snowfalls, forming from the end of
October a coat of several centimetres to several dozen centimetres thick.
These few centimetres could seem of small significance, but the fact is
important for a country in which the common snow coverage is comprised
between a few millimetres and about fifteen centimetres. Under these
conditions, the snow coverage remains manageable. When the snowfalls are
more important, and certain regions presented in 2000-2001 snow coverage
60-80 centimetres thick on considerable areas, the pastoral economy is
facing a situation of a very different nature.
The immediate effects are losses in cattle but also, which illustrates the
depth of the phenomenon, losses within the wild fauna, that is among
animals a priori better prepared to face the bad weather: several hundreds of
antelopes, but also several Przewalski horses, actually reintroduced only
recently in their natural environment.
To register the losses of cattle is obviously an essential tool to estimate
the gravity of the crisis. It is nevertheless naturally in no way an exhaustive
treatment of the subject. The figures of the losses of cattle do not supply a

110
According to statistics published in Zuuny Medee, the livestock decreased in
2000 with regard to 1999 by 3.473.000, i.e. 10.3 %. Such evolution was observed
for all the sorts of livestock: 33.300 for camels, 512.200 for horses, 737.300 for the
cattle, 1.385.000 for sheep, 803.100 for goats (EDN, January 3, 2001)
111
According to mid-May 2001 information
211
complete and satisfactory picture of the situation: it would be advisable to
give here the description of the multiple aspects taken on by the
phenomenon: animals lost in these conditions can be neither exchanged nor,
for the main part, consumed. One cannot underestimate besides the negative
cumulative effects on the fertility and the reproduction of the cattle.
Besides, other effects do not affect only the breeding in itself. One have
to multiply the concrete examples: the cuts of the roads and communication
lines because of the snow coverage, the interruption of the energy routings,
when the petroleum does not reach any more its users, when heating systems
freeze because of very low temperatures and when maintaining numerous
equipments in function becomes insuperably difficult.
In this scenario, the big colds associated with aridity and snow still more
than in 1999-2000. The cold wave having struck Central and Southern
Siberia obviously had as well its effects in Mongolia. Records of cold were
beaten, many places having suffered official minima falling below -50°C.
Lower night-temperatures at -45 or 48°C were common on a big part of the
country, and the diurnal temperatures fell too below -40°C or stayed at this
level during prolonged periods and on considerable areas. The area
dimension is an important aspect of the problem as far as the possibility of
finding parades, by movements of crowds is then under question.
Let us remind that the wintry «zud» is not the only cause of falls of
livestock: from 12 till 17 April 1980, a storm with winds of 190 in 200 kph
caused the loss, within five days, of 790 000 heads of cattle. It would be
necessary to mention here the predators: one estimates at approximately 1
million heads the annual losses due to wolves. But also epizooties: Mongolia
is struck in 2001 by an epidemic of foot-and-mouth disease. The epizooty
having been revealed at first in a breeding of Xentei, three of the oriental
regions of Mongolia were struck before several other regions, including
Ulaanbaatar were contaminated too.
Climatic disasters and epizooties belong certainly to the landscape of the
pastoralism nomad: foot-and-mouth disease, plague, cholera (the epidemic
of 1998 had caused 178 victims among the population).

From a report to a diagnosis:

212
This entire current event is certainly in itself very worrisome but we
should try to exceed the most spectacular aspects or at least to integrate these
aspects into a perspective that makes them more legible. It is a question of
understanding better a phenomenon so profoundly registered in the
Mongolian culture, what the Mongols, for centuries, name by a brief and
unique term, the «zud»: people give a name of their own only to what is
familiar to them, and it is necessary to try to analyse this phenomenon in its
natural, but also in its human dimensions.
What deserves our attention is this cultural dimension itself, the fact that
mechanisms, «ingredients» which, for the outside observer, can seem to have
no evident connections between themselves are interpreted as the multiple
facets of a phenomenon possessing a proper identity. It is particularly
interesting to underline that the ethnogenic dimension, the role of the man in
the management, even the release, of such episodes should be also seized in
their multiple dimensions, but within the same identity. To pass from an
empirical sum to the sketch of a systematic analysis of the disasters finally
means that we try to seize them simultaneously as perception and
conceptualisation, as they are at the same moment a mirror image of the
perceived reality but also a filter commanding behaviours aiming at the
management of the catastrophe.

The «zud», a natural phenomenon:


The “zud”, first of all, is a natural phenomenon. It consists in a complex
of issues and features or, even better, in an encounter between circumstances
and tendencies. A conjunction of factors which, taken in themselves could
have only marginal, eventually for some of them even positive effects, but
which can join into cumulative tendencies and therefore carry the most
obvious disasters. The two mechanisms evoked here are on one hand the
proper characters of the continental climate, on the other hand the trend
setting evolutions that seem to reveal themselves on an even more global
scale.
The continental climate, and particularly the ultra-continental climate,
which reigns over Mongolia, presents in most of its parameters highly
characteristic irregularity. These irregularities frequently veil the absolute
levels. When one speaks of about -40 or -50°C, these data naturally strike
213
imaginations. But these extreme temperatures are not by themselves the
single major cause of the disaster. They are indeed one of the causes, far
from being unimportant. It is clear that the cold as such is capable of killing
animals or men weakened by a prolonged winter and by periods of under
nutrition. This is particularly true when such a winter was preceded by a too
dry summer during which animals restore insufficient forces.
But to understand the dimension of the phenomenon imposes to perceive
that these absolute level data are themselves «active» only when they take
place in a regime of extreme irregularity. This includes diurnal - night-
disparities, severe gaps between high and low temperatures in brief moments
or at very short distances. This regime includes as well the seasonal contrasts
very often questioned by side effects that can even invert them. The local
effects of relief, orientation, and altitude are themselves omnipresent. What
is rather a common place in the climate of any mountainous region is spread
here on the scale of a gigantic subcontinent. For instance, while January
offers an average temperature of –20° to -30°C, just a few meteorological
stations did not recorded in January some positive absolute maximum
temperatures 112 . Paradoxically, these rough ascents of the temperatures
above 0°C can be factors of disaster in the same way as the unexpected
assault of cold: by provoking superficial thaws followed by new frost, they
provoke the forming of an ice crust on the surface of the pasture. The
irregularity ends in the fact that not a single parameter, which set in itself
could even be favourable, cannot on the contrary contribute to a disaster.
Another element which intervenes today and measure of which one
begins to take into account (although it is still maybe too early to say
anything more), is the place of Mongolia and thus of Mongolian pastoralism
in the heavy tendencies, perceptible for the last decades on the decades to
come, that are the mechanisms of global warming. This one strikes quite
particularly the region, which interests us, beyond doubtless of the statistical
probability.

112
Tables of the maximum temperatures of January in Народное хозяйство МНР,
National economy of the MPR, L’économie nationale de la RPM, 1921-1981,
Ulaanbaatar on 1981, pp. 34-37, with 5 maximum temperatures only remaining
negative out of 17 listed stations.
214
The UN conference on the global World climatic change, held in The
Hague in November 2000, re-evaluated the former diagnoses and considered
that the global temperature for one century had risen not by 0,4° but 0,6°C,
but since 1924, when the Mongolian Meteorological Office was created, the
average temperature on the Mongolian territory seems to have risen for its
part by not less than 1,3°C.
The “zud” phenomenon examined here is without a doubt for a large part
to be related with the overlapping and interferences between these
tendencies, irregularity due to the continental situation and contradictory
effects inferred by local parameters (relief, altitude: practically everywhere
over 1000 metres high). Naturally, one can identify very general regime,
with a sharp ascent of the temperatures in summer and net increase of the
humidity at the same period. But most important is the fact that these two
curves, the one being the sinusoid of the ascents and the descents of the
temperatures and the other the summer peak of rainfalls, are only poorly and
roughly dependent on each other. In this way, although they are more or less
subject to the same evolving tendencies as indicated above, the ascents of the
temperatures and of the humidity are not unavoidably coordinated and react
with each other in a more or less unpredictable way.
Consequently, two additional scenarios may be brought about. If the
temperatures rise earlier than humidity, one observes a drought period. On
the contrary, if humidity gradient supersedes the ascent of the temperatures,
it occurs under negative temperatures, causing thus strong snowstorms,
which strike all or any part of the territory. In fact, the tendency to reheating
can be measured: during forty odd past years, the statistical day of crossing
over 0°C (with concrete forms being naturally much more unpredictable)
shifted ahead by almost three weeks.
Moreover, the catastrophe doesn’t intervene only when the gaps between
both curves reach paroxysmal values: a relative increase, or the cumulative
effect of average gaps of similar nature during some successive seasons, can
lead to same consequences.
Therefore, the potential risk of aridity during a part of springtime seems
to be a relatively massive fact, most likely a long-lasting trend like one. If
the models publicized at the UN conference, which foresee that Northern
Central Asia would be one of the poles of the reheating in the century to
215
come, will prove to be true 113 , one would be even more worried of the
current disaster. This would indeed include the increased probability for a
long time of a rehearsal and an escalation of the aridity during the end of
spring and the beginning of summer. This threat of aridification is definitely
not exclusive of snowstorms and excessive snow coverage in winter and at
the beginning of the spring. Among other fatal effects, the increase of the
risk of floods paradoxically associated to the aridity has to be noticed.
The convergence of these two elements is the heaviest source of disaster.
That is what the Mongols tracked down for a long time and named by the
term «zud», widely attested in the whole of the Mongolian languages and
dialects 114. To associate it to a series of qualifiers clarifies its variety without
darkening it the essential unity. A precaution is imperative in itself: this
naming should not be taken with naivety.
The Mongols do not build this terminology in purposes of simple
description or by concern of denominative exhaustiveness. As for any
taxonomy, the reality is for them more complex and more contradictory, but
it is a question of tracking down forms, which allow placing the events in
logic of wider intelligibility. The event is not perceived for itself, as an
anecdotal and isolated episode, but as a moment of the long chain of
difficulties and challenges, which mark out the path going from natural
conditions, and from resources, that are possible to obtain, to a workable and

113
In these conditions, one of the observations put forward during the Conference of
The Hague, the fact that, independently from “La Niña” episodes, the surface
reheating of the oceans was twice less pronounced than that of the emerged lands,
turns out potentially to have heavy consequences: besides the inherent risks in
likely turnover of streams, it is the limitation of the rate of saturation in steam,
increasing relatively slower than the reheating of the continental zones, which
contributes risks of increased aridification of places like landlocked Central Asia.
114
Xalx Mongol, of Buriad and Kalmuk or Mongolian dialects of China (v. on this
subject Sun Zhu, Menggu yuzu yuyan cidian (Dictionary of Mongolian dialects),
Qinghai renmin chubanshe, Xining 1990, p. 460. It is not less interesting to notice
that among some groups, like the Dagurs, the term in use is just [zoblon] distress,
suffering.
216
sustainable human establishment 115 . The links between this moment and
long-term trends of human history are indeed more or less easy to identify.
This «zud» maybe white (Mongolian cagan zud), and consists of
excessive snowfalls. This can be widely observed during the winter 2000-
2001. That a snow covering hides the pasture could be a good thing, because
it protects the vegetation and the grounds against the effects of a too deep
frost. But, beyond a certain thickness, and independently of the possible
effects of the frost, it imposes on the animal which should look for its food
to waste one’s forces in a manner which must draw attention on the heart of
the problem: the energy balance.
In case of important snow coverage (the snowdrift effects having to be
added to the very thickness of the fallen snow), the animal should spend a lot
of energy just to move. He should clear his road in the snow, and more this
one is deep more this effort, and consequently the energy spending is
considerable. Besides, he should scratch to find the rests of vegetation and
get themselves blades of grass almost one by one. To graze a clear and
abundant meadow reduces this effort: the animal can almost graze blindly,
and food can be obtained without considerable expense of energy.
Let us imagine on the other hand that some twenty centimetre snowfall.
This one hides the grass and every piece of hidden food must be found by
clearing the snow. For a comparable daily food ration (provided that such a
comparison could have a sense between summer and winter conditions), the
displayed efforts and wasted time then raise in proportions which can prove
excessive. If the animal consumes more calories in a given time than gained
food supplies it with, this under nutrition can be fatal.

115
A linguistic, minor fact seemingly, should moderate too much cut approaches:
the absence in Mongolian of a category of number inherent to the naming (a
lexical item is neither a singular nor a plural as long as this last one is not clarified
by a specialized suffix but a term not specified from the point of view of the
number) does not allow us to cut radically enter a translation by «the zud «and
«zud». The hypothesis of an abstract uniqueness, if it bases on the employment of
a unique term, should leave a certain place with a confrontation between the unity
of essence and the plurality of sorts, which the term «zud» can contain with an
equal legitimacy.
217
This cause of losses adds itself naturally and combines to those which
strike directly because of the bad weather conditions: animals already
excessively weakened by the previous stages suffer worsened deterioration
between their diminished food ration and proportionally greater efforts
which they must spend for it. This fatal spiral can arise very quickly. This
phenomenon is all the more likely as the constant temperatures remain very
low. It must be added that, in an ultra-continental climate the snowfalls,
possibly abundant, can intervene under temperatures of -17° -20°C
accompanied with winds reaching or exceeding 50 to 70 kph 116.
By contrast with the white «zud», the black «zud» (xar zud) is the
wintertime without snow, but more generally without water. The
unavailability of almost every surface waters and of main part of springs,
frozen, makes the absence of snowfalls a redoubtable accident. The
vanishing of resources in consumable water leads naturally to direct animal
losses by dehydration. But the effects are also connected to the fact that
ground is directly exposed to important frosts, aggravating in particular
mechanical transformations, which weaken soil in front of different forms of
erosion. The deep frost and immediate exposition to cold cause too an
accentuation of the chemical degradation of plants consumed by animals,
decreasing their nutritional value.
Aridity is in that case an evident dimension of disaster, but drought alone
may also intervene by itself independently of the temperature. It can receive
then the naming of “dry zud” (gan zud), sometimes confused in its naming
with “iron zud” (gan presenting a homonymy between «aridity» and «steel»,
from the Chinese gang). That too much snow is a disaster does not mean that
its lack is not one.
The same accumulation of extreme pressure upon the energy balance and
excessively narrow room for manœuvre is recognized with the variant said
“zud-famine”(ölön zud), characterized without other consideration by a
scarcity in food and in water.
This narrow manœuvre freedom degree is observable even more sharply
in the phenomenon called “iron zud” (tömör zud), re-frost following a

116
Here still, it is less the strength of the wind than its conjunction with the cold,
which is redoubtable.
218
superficial and short-term thaw, a mechanism evoked earlier. According to
the intensity of the phenomenon, the ice crust, which forms on the surface of
the pasture, still allows the strongest animals to get their food at the cost of
more or less exhausting efforts. The use of robust animals to break the ice
crust can allow sometimes again the small cattle to look for its food. But this
solution contains itself an opposite effect by obliging the different sorts of
the herds and flocks to live on the same grazing land at least for periods of
transition while the consumption patterns, the nutritional habits and needs of
every species may enter competition.
A last variant in this naming list, which is far from being closed on itself,
and which does not constitute neither a normative naming nor an exclusive
catalogue within which it would be necessary to choose between a variety of
disaster rather than one other, is presented by the “hoof zud” (tuurain zud),
with a too high density of cattle on a part of the pasture, an episode
obviously susceptible to amalgamate with other devastations. It is a
phenomenon doubtless rarely dominant otherwise than very locally, but its
identification by the Mongolian tradition and its clear connection with
herder’s behaviour and competency is in itself quite interesting.
A contrast appears between the apparently diverse character of the “zud”
naming, if one perceives it mainly through the variety of the activating
factors, and the deep unity of the common diagnosis applied to the pastoral
economy when one uses this term. Without wanting too much to theorize,
this unity is expressed indeed by the invention, at the very beginning of the
90s by the excellent Mongolian caricaturist Baidy, of « green zud «(nogoon
zud), criticism of the all-powerfulness that dollar, and money more generally,
were gaining within the Mongolian economy and society.
Without being considered as a simple artefact of the ethnographical
description, these short observations allow to identify the phenomenon and
its variants. The Mongolian breeders know better than whomever those are
not mutually exclusive, and that the naming, which precedes, should be
naturally taken with caution.
In fact, one seems to be faced with interactions between various, perfectly
natural, phenomena, and for the main part of them completely out of man’s
command. The temptations of a global power over nature dissolve today.
One knows that the implementation of such projects would doubtless have
219
been heavy of consequences even more considerable than the disasters,
which one intended to fight. Neither the animal or vegetable domestication
implied the disappearance or the negation of every natural feature among the
concerned species (including those “entirely” created by man), nor the
disasters could be purely and simply denied or eliminated.
One certainly could wonder about what are or could be the ways of their
taming. Rather than to dream about a disappearance of the «disasters», it is a
question of including their unavoidability into the general understanding of
such a system, nomadic pastoralism, frequently affected but not condemned
in its very existence.

From natural phenomena to human behaviour:


Each of the evoked phenomena can intervene and strike a herd or a
holding, but not any bad weather, even severe, is inevitably recognized as
«zud». One really begins to speak of «zud» only when these phenomena
strike an important proportion of the herds and this also all over significant
areas. This was obviously the case during 2000 and 2001, when 90 % of the
Mongolian territory underwent excessive snowfalls.
The phenomenon acquires so by degrees its general dimension. When
thinking about main climatic regimes or about the evolution in longer-term
tendencies, one is faced with the relationship developed between irregularity,
under multiple forms, and the requirements of permanence in the
management of needs, energy balance and essential biologic cycles. These
requirements are not only those of the herds but also those of the human
population. The effort spent on getting food itself (but more widely the
global calorific expenditure) and the quantities of calories the animal can
obtain enter a equilibrium in which the positive or negative balance is
determining. Depending on this balance, positive or negative, the animal
survives or faces a more and more unavoidable vital risk.
For the animal this phenomenon has an asymmetrical character. This
asymmetry affects the whole nutritional cycle. There is naturally first of all a
big gap between a summer seasons during which plants reproduce and where
the animal has fresh, partially renewable food, and a winter period during
which the animal gets only what has not been consumed during the previous

220
summer, because no new growth can take place before next spring and
summer.
This first asymmetry returns to us the image already proposed of the non-
coincidence between ascents of temperature and of humidity. The restoration
cycle of the vegetation and the variations within it are of a major importance
depends on a large scale from the quality of this correlation. The nutritional
needs of the animal are heavily dependent on growth and vitality of
vegetation, these essential ingredients of the nutritional value being assured
only when warmth and humidity are in an optimal convergence. Under any
disparity between both parameters in one trend or another, the vegetation is
much less plentiful and much less prosperous and its nutritional value may
sharply decrease.
Anyway, the initial vegetative period is by far the richest and supplies the
animal with a food contribution of first importance. A deficit at this stage
can never be completely filled how auspicious the following phases may
seem to be. After all, the curve of the nutritional contribution, measured in
the daily weight taking data, cannot be represented as a symmetrical bell-
shaped Gauss curve, but as an asymmetrical curve, with a fast initial ascent
quickly followed by a slower but long term degradation.
Several aspects should be put here in correlation. The vegetation, as soon
as it begins to grow, aims naturally at a bloom and at a rather hasty
maturation of seeds to allow them a new sowing during the same season. Cut
or grazed before having bloomed, the grass grows again until it blooms. On
the other hand, grass which bloomed does not grow again any more. A first
paradox is that the pasture, which could provide food for the herd in summer,
should be continuously grazed, but that, to allow the pasture to regenerate
before the following season by sowing itself again, it should cease to be used
as food for this time.
The second aspect relates to the properties of grass consumed in winter
period. This one grows mostly on distant grazing lands held in reserve for
that purpose. In that case of the grass which one lets grow and decorate with
flowers and which, once consumed in winter, has no more grown until
following spring and summer. It is consequently a resource consumed once
for all. Thus, it is struck by a double deficit, which helps to understand better

221
to what degree the winter pasture represents a major bottleneck for the whole
system.
These first two aspects are really only the simplest and the most evident.
The third aspect, less evident, is related with the animal’s daily weight gain.
This parameter declines very early in the course of the summer (studies
show that this phenomenon is perceptible from the end of June, in other
words even before the most important precipitation intervene), sending back
image of a profound asymmetry 117.
Naturally, the animal continues to gain weight during the end of summer
and the beginning of autumn, but in a gradually slowed down rhythm. If the
animal does not manage to store from the very beginning of the summer the
ingredients of its force and its health, the whole annual cycle may be
endangered, and the forecast may be cautious, or even openly pessimistic.
Even when the global weight gain, in the best possible configurations,
remains seemingly important, the daily one undergoes in any case a
predictable trend setting decrease which only the duration of summer and
autumn, if they are long enough, allows to mask.
The fourth aspect likes the state of the animal body placed in these
conditions. As a rule, the animal arrives at the end of the autumn in a
satisfactory state of preparation for winter, but it suffers in the course of the
winter a treatment mainly of mere preservation and undergoes a diet from
insufficient to very insufficient to rigorous. It is under the menace of an
insufficient fattening in the beginning of season as well as of a particularly
severe degradation of the climatic or nutritional conditions in the course of
the winter and at the beginning of the spring.
The winter and the beginning of the spring are marked by a very
noticeable loss of weight. A grown-up ewe weighing at the end of summer
or at the beginning of autumn from 48 to 52 kg, does not weigh more than 34
to 37 kg at the end of winter or at the beginning of spring. The scale of this

117
Tuvaansüren G., Mijiddorj R., Erdenetsogt N., The potential effects of climate
exchange one livestock production in Mongolia, Nomads and uses of pastures
today (International symposium «Nomads and uses of pastures today «), IISNC,
Ulaanbaatar 2000, pp. 181-191;
222
loss in weight determines the vital risk for the animal to be killed directly by
bad weather.
Insignificant events and seemingly minor disturbances are enough: it may
be even temporary and insubstantial shortages during the previous summer
period coming along with a decrease of weight gain, it may be too a
complete absence of resources during a part of winter period, or a phase of
dehydration how brief it may be. Then, the animal still loses some extra
kilograms and its body’s fat ratio falls down below the thresholds when vital
functions are not insured any more. It is here necessary to consider
simultaneously the encounter of the two asynchronous curves of the
temperatures and the humidity, with the asymmetrical curve of the daily
weight gain.
The optimal encounter between these three curves can certainly take
place, but even minor gaps take the shape of snowfalls preceding the heat or
on the contrary of drought associated with the ascent of the temperatures,
casting in both cases serious doubt on the strengthening of animals’
organism.
This asymmetry is by no means a fortuitous, isolable fact, likely to be
eradicated, but a necessary dimension, inherent to driving forces of nomadic
pastoralism, quite particularly to seasonal alternation in the use of pastures.
The «zud», critical paroxysm of this intrinsic necessity, thus appears lesser
and lesser as a simple natural climatic «accident», and more and more as a
significant borderline in the confrontation of Man with his own strategies of
mastering the natural conditions. The rupture in balance and the
unpredictable imbalance are not only a permanent dimension, but also much
more major economic and social mechanisms steering the whole system.
Care exercised by the nomadic pastoral culture in defining these episodes,
when it records their simultaneous value of diagnosis and prognosis,
illustrates how important they are, and not just because of their immediate
consequences. This dimension allows as well a better measuring of the
observable changing social perception of the phenomenon (mainly changes
in praising or depreciating judgments toward behaviours facing the disaster).
These accidents seem to have their own real logic. It is certainly a big
problem to understand whether they isolated catastrophic episodes or pieces
of a long-term evolution where they would accumulate and repeat. But at the
223
same time, it is necessary to admit that these same phenomena are at the
source of the most normal necessities of the nomadic dispersal. Are
concerned here at the same time the permanency of food intakes that allow
the herds to grow and reproduce regularly, and the regeneration of
vegetation.
We have moreover here a contribution to the understanding of one of the
«abnormalities» in the behaviour of the Mongolian breeders, who choose to
give birth to the small cattle at the worst climatic moment of the year, while
snowstorms can intervene most frequently. This could make treat this
behaviour as «illogical». On the contrary, this is perhaps the only solution
for the new born animals of the year to survive their first next winter.
It is indeed only with birth rather premature, while their mother is going
to be nevertheless able to breast-feed them even often in poor quantities and
in relatively inferior quality, due to under nutrition which strikes herself, that
the small animals can be weaned early enough to make by their own forces
before the end of autumn the vital reserves which they need to spend the
next winter. This surprising choice is indeed really an illustration of the
complexity and the speculative richness, which are at the core of pastoralism
and of the Mongolian nomadic pastoralism in particular.
To underline that disaster is not received as a simple accumulation of bad
weather, but evaluated in the complex continuum of connections of man
managing his resources, and emphasising that the «zud» cannot be
interpreted as a simple natural phenomenon, request obviously particular
carefulness.
It is advisable first of all to eliminate polemical temptations consisting in
incriminating the policy led at the time when these disasters happen: this
policy, the organization of the system would cause the disaster. It is probably
partially true. But, in that case, it is necessary to recognize that various
formula roughly speaking gave comparable results.
If we take the period of the post-war years, for which the available data
are the most plentiful and the most reliable, Mongolia was the scene of big
three «zud». The one occurred during the winter 1944-1945. One still calls it
the «Big zud of the monkey year». This time, Mongolia ended a particular
period. Since 1932 Mongolia had crossed a period of exceptional political
harshness (purges and political repressions, elimination of the lamas clergy),
224
but the economic and social policy had been centred on the support for the
small domestic exploitation, before any temptation and any attempt of
economic planning 118.
Until 1940 (in fact, the years of the World War II contributed that no
radical change was introduced before the end of the 40s), Mongolia had
become a politically socialist regime, but the social and economic system of
which, in particular for what got (touched) the breeding, remained
characterized by the ascendancy of the small domestic and individual
holdings (strengthened by the distribution of livestock seized from lamas
convents). The Mongolian animal husbandry had reached an unprecedented
prosperity, with a total of the livestock, which had never been known
previously: 26 million heads in 1940 (in spite of difficult winters in 1934 and
1935).
This level should not be moreover found any more before the 90s. But in
1944-1945, Mongolia was struck by a «zud» of an exceptional intensity: on
the 17 aimag of that time, nine were struck and 65 percent of the concerned
territory was considered to be victim. 8,7 million heads of cattle were then
lost: practically one third of the country’s livestock disappeared in some
weeks.
The second episode, in a very different context, the winter 1967-1968. I
was able myself a witness of this devastating catastrophe: saddening scenes
of lost animals, distress of the breeders, solidarity within the population. In
1967-1968, the «zud» had not been preceded by aridity as in 2000 and 2001,
but on the contrary by catastrophic floods in 1966, the dikes which line the
river Tuul to Ulaanbaatar being a remembering of this tragical episode.
Taking more than hundred human victims, the disaster killed practically 3
800 000 heads of cattle from a livestock which was then about 24 million
heads of cattle. The losses thus concerned a proportion larger than 15 % of
the country’s livestock.

118
The imitation of the Soviet collectivisation, led in 1929-1932, later qualified as
“leftist deviation”, having been abandoned during Sine ergelt by the spring, 1932.
This reorientation did not moreover prevent the winters 1934-1935 and 1935-1936
from being very murderous (J.Legrand, Le choix mongol, Editions sociales, Paris
1975, pp. 209-210)
225
The disaster intervenes while the Mongolian animal husbandry, globally
reorganized in a cooperative network of “Rural Unions” (Xödöö azh axuin
negdel) and of State farms or “Treasury holdings” (Sangiin azh axui), is
governed by a centralized State economic planning. At the same time, the
will to align the country on an industrial-agrarian development pattern based
on the USSR model cannot but consider the nomadic economy as a survival
of the past condemned to evolve and probably disappear radically and
quickly.
The third episode, the current disaster, intervenes in a political and socio-
economic situation drastically different from both previous ones, henceforth
dominated by the hopes and the tensions of a fast, sometimes forced passage,
in the “market economy”. The 2000 «zud» caused approximately three
million losses, but it is not relevant to isolate 1999-2000 from the 2000-2001.
For the first time on this scale, we may observe consecutive and cumulative
episodes of the same process for two following years.
If we recapitulate these three big episodes, we notice that they intervened
in very different economic and political contexts and forms of organization.
The more or less radical differences between these situations did not
prevented the phenomenon from reproducing. This rehearsal in multiple
contexts (social as natural) suggests that the disaster itself should be
integrated into our understanding of the system. This should be associated to
the simultaneous consideration of the radical uniqueness of every episode
and of the links, which this one maintains with its immediate as like as more
remote circumstances.
Nevertheless it is possible to advance as hypothesis an observation on a
deep relationship between the three historic stages enumerated here: in the
three cases, and although under variable forms, this relationship could be
based on a noticeable modification of the ratio between livestock and
population of active breeders (in 1940: fast growth of the livestock facing a
fragile demographic situation, unbalanced by the repressive policy of the
previous years and by the military losses undergone in 1939 during Xalxyn
gol campaign against Japan; in 1968: major structural reorganization of the
breeding consecutive to the forming of cooperatives and the drift away from
the land rapidly expanding; in 1999-2001: new strong growth of the
livestock following the privatisations and the transition towards market
226
economy, while the return of population towards the breeding, how very real
it is, is far from checking the stream of drift from the land)
It is necessary therefore to reduce the «zud» neither to a timeless natural
mechanism nor to a simple projection of the economic, social and political
context in which it takes place. While identifying the part of these two
dimensions it is possible to illustrate the appropriate character for every
episode, to grab it as the rehearsal of what one identifies as «zud» in general
and as a particular and unprecedented event. In this way, at the same
moment relative and essential, every event is connected to specific aspects of
the economic, social and political background of its time. To this extent, the
most recent events (1999-2001) present unmistakably certain aspects and
some form associated with the transition to the market economy.
Some essential aspects among others characterize this transition: the
privatisation of livestock encourages a very noticeable increase of the direct
responsibility of the breeder towards his herd. This potentially positive effect
urges the breeders to mobilize a long and essential tendency of any pastoral
culture: the maximizing of their livestock. This trend, widely observed all
over the pastoral societies, consists in looking in various manners for the
growth of livestock, even sometimes to an irrational extent.
No one can forget only that to increase livestock supposes the enlarging
of the pasture resources. The lack of increasing the pasture area or the yield
from the pasture condemns in the short run herders to suffer an excessive
increase of the livestock density on grazing land. One have to remember that
the thresholds of overpopulation, in the ecological conditions of the
Mongolian steppe, remain very low, and are inseparable from meagre and
mostly erratic annual natural returns, in the order of 60 to 100g by sq.m of
dry food matter and of 0,2 to 1,5l by sq.m of water, what impose that
consumption and expenditure strategies must be extremely cautious.
The term of strategy is all the more essential as it contains or expresses
the major challenge of the whole system: to build a long term sustainable
economy and society upon a set of resources the major feature of which is
the most extreme irregularity. In this respect, managing either food resources
or effects of bad weather are by no way isolated mechanisms. A detour
through practices seemingly very remote from «zud» is essential here.

227
One of the most remarkable strategies is what one can gather under the
general term of succession right. In the nomadic pastoralism, the inheritance
is not passed to the children after the death of parents but through the
swarming of the patrimony, distributed to the children according to their
entrance (entry) to the adulthood and to their constitution of a new
household (the youngest son sharing his parents’ camp last). It is a question
less patrimonial transmission than reproduction, in phase of release
(extension), the social device.
The meaning of this form of extension in the social reproduction is
particularly important, as the constitution of a new household is generally
inseparable from a matrimonial choice. It is remarkable too that this strategy
found its translation in the political field, for example in the imperial
successions. A political model clearly based on the pastoral system was thus
established. Cinggis qan, as well as his successors, as well as authors of
multiple attempts of Empire restoration in different times modelled their
behaviour on this pattern, witnessing vitality of this mental frame, the only
one available to conceive of succession within a society with the nomadic
pastoralism reaching its highest degree of generalization and hegemony.
This point remains difficult to clear up as long as one applies here the
categories supplied by the agrarian sedentary societies within which the land
constituent of the transmission provides the most general frameworks. The
extension of the land patrimony, without being there atypical in phase of
forming, remains afterwards, as a general rule, a marginal experience, apart
from periods or episodes of expansion (colonization, conquest, forest
clearing, but also historic or political episodes putting abruptly on the
«market» important “new” land resources, as it was the case during the
French Revolution with the sale of the Biens nationaux, etc.).
This limitation produces historically emergence and consolidation of an
essential principle, the joint possession of the estate, with its major social,
cultural, legal consequences, such as the birthright, which shaped the whole
of agrarian civilizations. To this principle of joint possession, the nomadic
pastoralism answers as for him by a not less central principle, that is the
living sharing out or swarming of the patrimony.
This swarming is first of all a means allowing avoiding excessive density
of the livestock on pastures, assuring this dispersal on a more and more
228
widened grazing space. Even if that means managing and correcting by
politics, and even by war, the competitions, tensions or conflicts which arise
when the increase of the livestock and the reproduction of the successions
end locally or globally in a saturation of the available pastoral space.
A major problem here, in the case of contemporary «zud», lies in that
there was no possibility that such mechanism and its corrective devices
intervene by themselves, neither in the socialist conditions, nor in the
conditions of the crossing to the market economy. This passage, with the
privatisation of the cattle, the liberation of the responsibilities and the
energies, also intervenes on the previous background of a bankruptcy of
structures and system, blocking and degradation of a whole series of
mechanisms and institutions (for example the veterinarian and zoo-technical
follow-up, all previously assured by the State budget) 119.
The same may be noticed about the mechanisms of outlets and
distribution on the whole scale of the rural society: the State, under different
forms, took the surplus of pastoral products intended to supply with raw
materials the industrial tissue, these outlets allowed in return the functioning
of the supply mechanisms and of goods distribution to the herders. All this
jammed and collapsed at the same moment, firstly because the socialist
regime was economically and politically in crisis, but also because those
mechanisms did not answer any more plans and priorities which are those of
the market economy or those promoted by this economy. The model, which
is set up, expects private firms getting involved in selling to the herders the
goods and products that are necessary for them.
What makes difficulty is that neither herders nor business companies
could really play this role. Conditions did not exist, on the scale of the whole
pastoral world, for a viable and profitable network of outlets and distribution
to be set up. The herders, in terms of mass needs, mainly require products
119
These breaks of the post-socialist structure are a reality, at the same time as one is
always in a phase where people are at the same moment in the market economy
and continue to count on the State: «why isn’t there any stock of feed? «- «You are
free herders, you should thus constitute your own reserve of feed «. Another
illustration of this characteristic situation is supplied by the number of wells,
previously maintained by collectives, and who are not useful any more at present
(Observation of Mr J.O . Manent, Ambassador of France in Mongolia)
229
like flour, rice, sugar, candles, electric batteries, ammunitions for their
hunting gun, etc. To buy more expensive manufactured goods, rely on a
solidly established cultural tradition, with herder’s preference sharply going
to make a movement sometimes at rather big distance to get by themselves
the article, which they need. Obviously, the «luxury» of a journey to the city,
especially to Ulaanbaatar, allows a better-mastered choice of goods (articles)
or products, which one wishes to purchase.
The turnover of the distribution business, in these conditions, thus bases
on goods with low value per unit or with weight-value ratio risking to be
little incentive, not very mobilizing for storekeepers. The only apparent
exception, production of cashmere wool has to be carefully studied. It should
have been difficult, and in fact very improbable that the use of all the
available pastoral spaces, that is 80 to 90 % of the 132 to 137 million
hectares of Mongolian grazing land could be made from then on in an
harmonious way 120 . Concretely, the herders, with difficulties as well for
their supply as for the realization of their production, tended very sharply
from the beginning the 90s, and especially from the livestock privatisation,
to concentrate towards the main communications and urban areas. There had
they a better chance to find an outlet for their products and the possibility for
themselves to stock up with different goods and articles with this activity not
taking proportion of a problematic expedition.
This results in simultaneous phenomena of densification and
desertification. Less by forming a classical desert, than by a more insidious
desertification: one «un-domestication» of the steppe. Indeed, in a steppe not
grazed, the balance between the botanical species consumed or not by
livestock can quickly modify and the pasture returns to a wild space. The
Mongolian pasture, the natural vegetal space, is not less, in spite of
appearances, a domesticated space. The fact that plants are not sowed is after
all of a lesser significance. There are naturally areas in a total dereliction, but
for the main part there, the phenomenon to be observed there is in accord
with main trends of domestication: to switch from a wild population
constituted by many species represented by few individuals, to a situation in

120
To give a scale(ladder) to this surface: it is, in one or two million hectares near,
the surface of farmlands in the totality of the Indian Union
230
which only few species, those profitable as food resources for animals, are
finally represented by a bigger number of individuals.
This is obtained paradoxically by making pasture consumed by the herd.
A species more consummate is also spread more widely and vigorously. This
makes easier the spreading of wished endemic sorts. A double process may
be thus noticed, this desertification aggravating the effects of
disproportionate density.
This phenomenon is undergoing aggravation itself, during past years, by
a mechanism in which Mongolia, as many countries of a comparable level of
development, continues to be the place of an important drift away from the
land 121, but where simultaneously, one observes a movement begun from
the years 1992-1993 of return of urban population towards the pastoral life.
One counts approximately 200 000 breeders’ households today, a big
number of which is formed by a population having left the city and mainly
Ulaanbaatar to return to the breeding. While breeders’ households were, in
1989, 68 900 (that is 135 400 grown-up breeders), this number grew as high
as 187 100 (414 000 breeders) in 1998 122. The most recent elements confirm
this evolution, which cannot just be explained by natural demographic
dynamics of the rural population. Thus, a very important proportion of the
total number of households in the country (542 300 according to the January,
2000 census) is facing this situation.
This population presents a double characteristic. Many of these people
who leave or return to the pastoral life have only scarce if any experience
which should allows them to take all the necessary measures and precautions
before the bad weather will get worse. So when the Mongolian president
denounced in a recent speech “the zud of incompetence, irresponsibility,
carelessness”, this expresses clearly the human dimension of the «zud» but
the aimed persons can be considered only as partially responsible.

121
One considers as well as the capital Ulaanbaatar could count, in the
neighbourhood of 2020 , a million hundred thousand inhabitants. This estimation
is doubtless lower than the most serious probability and the forecast according to
which 75 percent of the population would be urbanized before this date is not
doubtless unrealistic.
122
T. Sodnom, Önöödör, February 1, 2000
231
They have fled away from the crisis, from the unemployment who struck
them in the city, and returned to their roots, but could these compensate for
the lack of technical preparation, the insufficient number of livestock they
were able to gather during the privatisation period, the limited possibilities
for them to get by a support by relatives sharing their experience during their
installation on pasture. All these difficulties offer obviously so many
opportunities to the bad weather and to the elements of a disaster. So, it is
paradoxically the return of a fraction of the Mongolian population to the
nomadic breeding which exemplifies the deepening of a split within it 123.
In the sixties, this cut was still a marginal phenomenon: very numerous
inhabitants of Ulaanbaatar had relatives in some dozens kilometres from the
city (this moreover contributed that the authorities neglected the
development of the retail trade: everybody got himself one’s meat and dairy
products from close relatives). Afterward the urban population exploded and
reproduced, more distant populations, coming in particular from western
regions of the country, being involved in the migration stream.
These people, henceforth in their second and third generation of
urbanization, have no more any near point for returning, and cannot intend to
resume a rural life in a remote region where they have no more necessary
contacts. This population, without possibility to return and settle down in its
regions of origin, aggravates the phenomena of greater and excessive density
in the suburb of urban areas. She looks in fact for the most immediate
possibilities to live on this breeding. In other words, this potential wealth for
the development of a rural revitalized economy around the nomadic
pastoralism, is for the moment a supplementary burden, not the third

123
A study on the «zud» of 2000 watch that practically two thirds of the
homes(foyers) the livestock of which fell under the threshold of viability during
this disaster are established(constituted) by breeders of first generation, that it is
about urban or from employees of rural exploitations who entered the breeding
only after the privatisation. Number of them would have moreover in this occasion
abandoned again the pastoral life. It is characteristic that the breeders who had
lived for example the «zud» of 1968 were able to take precautions, in particular by
the movement of their crowds on distances moreover relatively limited
(Communication of Mr J.-O . Manent)
232
problem has to settle (adjust), but a factor of escalation of already raised
problems.
All this draws a panorama which is that of fragility, as a constant element,
and outstanding feature of the nomadic pastoralism, probably to be ascribed
to it as its greatness: its long term capacity to live, to ensure evolutions, to
manage fluctuating resources, relations among widely dispersed people,
complex networks and balance of power which result in historic
undertakings as considerable as the empire of Cinggis qan.
This durability in the fragility should help us to think on a larger scale,
more profoundly, the disasters by trying to perceive them not as and the
simple accumulation of negative facts, not as an unwanted episode of which
it would be enough to get rid, but as a constituent and inescapable element,
let us dare the word as a necessary element, in the management by the
pastoral nomadic society of its own fragility. In other words, the disaster is
one moment and one dimension of the auto-regulation of the nomadic
pastoral system.
This does not naturally mean that it would be unnecessary to do anything.
It is advisable to do everything possible to make this episode as painless as
possible for the victims. One should also try to bring out significance of
criteria and of models of viability, which allow pursuing in the long run
nomadic pastoralism – as the best model of adaptation to the conditions
prevailing in the steppe region.
To incorporate these moments and chaotic dimensions (as well clearly
historical explosions as paroxysmal episodes seemingly natural), into the
broad understanding and global management of the system seems to be
necessary to define what one could name a regional optimum.
As well empirical data as elements of theoretical reflection expressed
here incite to formulate a few observations, interpretations and hypotheses.
More than ever it is necessary to think of a system from its proper bases, and
not by starting from a comparative a priori, an external model being here
supplied by the agrarian or urban societies of medieval or modern Europe
(how interesting they may be by themselves). These ones built their own
system on logic of accumulation, lasting incorporation of work and product
in the durability at least relative of land ownership and immovable.

233
The core of the system is inseparable of this durability, of this central
stability. The marginal and peripheral phenomena play in it mostly only a
«negative» role. And such is indeed the glance, which these societies throw
on their own imbalance. The examination of the «zud» calls for a major
reversal of perspective. In the logic of the nomadic pastoralism, on the
contrary, the whole system is defined and led by its marginal functions, by
its peripheral fringes. Them, and the structural imbalance which are
inseparable there, are essential constituents of a socio-economic and socio-
cultural model which bases itself on the dispersal of the human population in
small groups getting their resources from relatively less numerous very herds.
The fact which such a system offers only especially irregular and
relatively weak margins of reproduction and growth has not to be taken as a
symptom of «incapacity» of this system to conform to the ideal of a mode
based on the accumulation.
It is on the contrary essential here to think of these imbalance and of
these irregularities not as accidents “in spite of which” the nomadic
pastoralism would have «survived» during centuries, but indeed as central
elements and engines of a nomadic pastoral system. This one, so perceived,
is neither a survival of a primitive state (what the archaeology and the
history establish clearly), nor too an adaptation to the «lacks» of what could
allow a development in compliance with the imperatives of a sedentary
agrarian model. It offers on the contrary a major alternative (probably not the
only one) to the models based on accumulation, providing in this way the
possibility and the modalities of a durable and sustainable human populating
in dry areas.
This approach calls the very hypothetical opening still, of a research
direction, doubtless promising: the necessity of including the problem of the
nomadic pastoral disaster, in a wider scientific thinking, which is the
reflection about any catastrophe. To include the consideration on the «zud»
in the framework of the thinking of the chaos or the imbalance, means to
connect it with scientific thought born in a big measure from the movement
of physics and mathematics (Poincarré, Edward Lorenz, Ilya Prigogine,
theories of chaos and related ones).
To work in this perspective, while schematising very crudely at that time,
that is to join a current of thought which tried to evaluate evolutions, and the
234
possibilities of forecast evolutions, to interpret a system, showing the
variability of its initial conditions intervening on every phase and in every
state of the development of this system. Familiarity with the Mongolian
realities, reflections, observations and the first investigations led in this
direction suggest that this is a perspective of an exceptional fertility.

235
Les bases des rapports entre civilisations nomade et sédentaire
124
(Eléments préliminaires pour une approche systémique)

Introduction :
1) Les observations avancées ici prennent place dans une démarche de
longue durée, faite de plus de trente ans de contact empirique avec les
réalités mongoles et de réflexions méthodologique et théorique (nécessité et
possibilité de développer une anthropologie spécifique du pastoralisme
nomade). Cette démarche a porté sur des aspects historiques, sociologiques,
linguistiques et proprement anthropologiques.
2) Cette démarche, malgré sa durée, ne trouve que dans la période
actuelle une expression publique. Entamée dès un premier séjour prolongé
en Mongolie (1967-1968) mais longtemps limitée à mon enseignement
universitaire (1970 - langue et civilisation mongoles à l’INALCO ; 1989 -
anthropologie du pastoralisme nomade mongol à l’Université Paris 8), cette
expression me semble aujourd’hui nécessaire et opportune. Elle doit
prolonger le travail accompli pour la création de l’IISNC. En outre, j’y suis
incité par les signes d’intérêt qui me sont adressés par un grand nombre de
collègues, souvent éloignés du terrain mongol. Ainsi ai-je été sensible à
l’accueil très positif réservé lors du Colloque Espace et Temps en Asie
centrale, IFEAC, Tachkent, octobre 2000 à l’exposé que j’y présentais sur
Perception, conception et appropriation nomades de l’espace. Cet écho était
pour moi d’autant plus encourageant que cette communication s’appuyait
principalement sur un texte élaboré en 1979 et resté depuis lors inédit.
3) Les axes de la démarche proposée ici sont multiples, mais une
priorité centrale en est une volonté d’associer aussi étroitement que possible
l’étude pluridisciplinaire du pastoralisme nomade et le mouvement actuel
des sciences. Ceci signifie la nécessité d’entreprendre ou de revitaliser dans
les domaines les plus divers des recherches tant ponctuelles que globales
dont la seule préoccupation, résolument libérée des tentations idéologiques

124
[Présenté dans sa version russe (v. ci-dessous), à la Conférence de l’IISNC,
Dialogue among civilizations : interaction between nomadic and other cultures of
Central Asia, Ulaanbaatar, August 15-16, 2001, non publié dans les actes en raison
d’une confusion avec le texte The Mongolian « Zud »…( v. ci-dessus)]
236
ou nationalistes, soit à la fois de mettre à profit l’état le plus avancé des
recherches et de la pensée scientifiques contemporaines, mais aussi de
s’inscrire dans le mouvement de ces disciplines en partenaires actifs et
exigeants. Cette dernière exigence est primordiale : l’« orientalisme » est
plus souvent « consommateur » que « producteur » de constructions
théoriques dont les limites de validité sont floues et dont la « logique », loin
d’être universelle, contient aisément un ethnocentrisme implicite, qu’il soit
sédentaire, agraire ou urbain, et qui soumet l’étude de notre domaine à des
distorsions sérieuses. Il ne s’agit pas ici de réduire le champ de la recherche
à une soi-disant « originalité » ou « exclusivité » nomade, mais au contraire
de contribuer à ce que l’« universalité » de la science ne mérite ce nom qu’en
prenant à leur juste dimension la diversité et la richesse des conditions et des
situations dont elle prétend rendre compte.
4) Remarque complémentaire essentielle : même si ma démarche
recherche une cohérence d’ensemble et est exposée comme telle, il ne
s’ensuit nullement que je prétende en faire une théorie achevée et fermée,
qui ne pourrait être qu’acceptée ou rejetée. Fruit de travaux menés dans des
domaines multiples où j’ai souvent le sentiment de compétences très
insuffisantes (au point que je m’interroge souvent avec inquiétude sur une
discipline dont je pourrais à bon droit prétendre être spécialiste), ma
démarche ne prétend à aucun moment détenir ou fournir des réponses à
toutes les questions que soulève l’étude du pastoralisme nomade, moins
encore imposer « la » clef qui en épuiserait la problématique. L’exposé qui
suit pourra même sembler procéder d’une volonté trop affirmée de
démonstration. Je ne cherche en fait, à la fois, dans mes travaux en cours,
qu’à fournir des éléments de réponse sur des problèmes concrets auxquels je
suis confronté et, dans le même temps, à doter ma démarche de cadres assez
assurés pour proposer des perspectives plus globales dont la discussion
pourrait apporter un profit […]. Mon but sera atteint si des travaux naissent
des débats que je souhaite susciter ou poursuivre et auxquels j’apporte ces
aliments.

Dimension méthodologique : ne pas appliquer indistinctement comme


universelles des catégories liées à un domaine empirique spécifique –

237
particulièrement essentiel dans la confrontation et la compréhension des
rapports entre nomades et sédentaires.

I. Le problème posé et son environnement


Sur le fond : les éléments d’une symétrie (à la fois complémentarité et
contradictions constitutives des rapports entre nomades et sédentaires) où
chacun des deux systèmes (ou familles de systèmes) doit être compris dans
sa logique propre.
Or le système pastoral nomade s’est largement vu refuser dans l’histoire
de la pensée cette capacité à exister sur des bases qui lui soient spécifiques.
Longtemps représenté comme un état primitif, « barbare », il est largement
conçu et analysé dans une référence négative à un ordre « normal » du
développement humain, dont le prototype reste fourni par le modèle des
sociétés agraires, agro-industrielles puis industrielles, désormais « post-
industrielles », les plus avancées. Cette vision trouve une actualité nouvelle
dans le contexte d’une globalisation ou d’une mondialisation où la tendance
à annoncer le triomphe unilatéral de ce modèle s’accompagne de tentations
plus ou moins clairement assumées pour en faire un schéma explicatif
universel, mais aussi pour en faire l’horizon uniforme nécessaire, voire
obligatoire, du développement proposé ou imposé aux populations les plus
diverses. Il ne resterait dans ce cas, au delà de vastes proclamations
humanistes, qu’à envisager les modalités d’une adaptation de la diversité
humaine à l’uniformité d’un seul moule. Rétrospectivement, les bases et
particularités d’autres modèles d’activité et d’organisation humaines ne
pourraient révéler que leurs insuffisances, que leur incapacité à avoir rejoint
à temps le mouvement ascendant. Elles ne mériteraient plus qu’une mise en
évidence des « manques » qui permettraient tout au plus de mesurer les
écarts entre les sociétés et leur modèle implicite ou explicite, voire d’en
proposer une hiérarchie. Ce paysage intellectuel est nouveau dans maints
aspects et maints enjeux mais reste aussi rattaché à une tradition séculaire. Il
est à remarquer que ces approches néo-universalistes, qui sont allées un
moment jusqu’à poser la « fin de l’histoire » se posent tout à la fois en
négatrices de la notion de progrès historique et, s’appliquant dans le même
temps à imposer l’idée qu’un seul modèle de développement serait porteur

238
de l’universalité anthropologique, en empruntent les traits les plus réducteurs
et les plus mécanistes.
Engager une réflexion critique et constructive complexe signifie que la
démarche proposée n’est pas une « réhabilitation » ou une apologie du
pastoralisme nomade, et que les jugements de valeur n’ont ici
éventuellement leur place qu’en tant qu’objets d’une histoire des dimensions
psychiques et mentales des rapports entre nomades et sédentaires (approche
au demeurant nécessaire). Une fois posé le postulat que le pastoralisme
nomade constitue un système social à analyser dans ses caractères
spécifiques et sur ses bases propres, celui-ci n’a rien à « justifier » ou à
« revendiquer ». Le problème n’est pas ici celui d’un choix entre
pastoralisme nomade et sédentarité agraire, d’un dilemme du « pour » ou du
« contre », mais celui du choix des meilleurs instruments dans l’analyse d’un
ensemble de réalités.
Que ce système puisse être en voie d’extinction ou reste porteur d’avenir
relève de potentialités et de contraintes multiples, qui ne peuvent être
examinées ici, mais relève aussi de diagnostics et de stratégies qui ne
peuvent être dictés par des a priori implicites. Le niveau et la qualité des
réflexions à dégager et des recherches à mener doivent contribuer à
permettre des choix, à assurer une nouvelle efficacité pratique à un système
qui a au moins su apporter la preuve de sa vitalité à traverser les siècles.
Ce n’est pas postuler une improbable concurrence entre les deux
systèmes, qu’elle soit rétrospective ou prospective que de dégager entre eux
un faisceau remarquable de corrélations, voire de symétries, qu’il me semble
souhaitable de traiter sur le mode d’une approche systémique croisée. Outre
une meilleure compréhension de chacun des systèmes, mais aussi peut-être
des formes les plus larges de l’activité humaine en général, cette approche
doit avoir pour but plus immédiat de rendre plus clairement perceptibles les
conditions et les traits qui ont modelé et façonné dans la longue durée les
voisinages concrets entre les deux systèmes, aussi éloignés d’une hostilité
générique et irréductible que des illusions d’une harmonie de commande.
Dans la mesure où elle introduit certains éléments de comparaison, la
présente présentation fera naturellement référence à des caractères essentiels
du modèle sédentaire agraire, qu’il soit euro centrique (j’entends par ce
terme, préféré ici à « européen », que ce modèle s’est imposé par des voies
239
diverses très au delà du domaine qui en avait vu la naissance et le
développement premier) ou, essentiel pour notre démarche, chinois.
Paradoxalement, compte tenu des priorités affirmées plus haut, il pourra
sembler que c’est ce modèle qui prend ici la première place. Il n’y a pas de
paradoxe. Ebaucher une description et une analyse propre des deux systèmes
impose que le point de départ en soit l’état réel des démarches les plus
largement partagées. Il n’est pas question d’aller au delà d’une présentation
délibérément schématique et le débat ne pourrait porter utilement sur un
caractère limité que j’assume ici clairement. Histoire et pensée de la ruralité
et de l’urbanité, des techniques et des modes de production, de la collectivité
et de l’individualité (en particulier en ce que, depuis le XVIIème et le
XVIIIème siècles au moins les uns et les autres ont contribué à nous doter
d’outils et d’habitudes intellectuels majeurs – qu’on pense au poids dont a
pesé la pensée des Physiocrates dans la naissance de l’Europe moderne - et
pour certains toujours actifs) sont au cœur de ma réflexion. Mais on
concevra que le traitement qui devrait en être fourni, emprunté aux plus
fécondes recherches de nos devanciers et nécessairement fruit à l’avenir de
coopérations multiples, ne saurait trouver place en détail dans les limites
d’une simple communication.
L’usage fait ici de l’expression « deux systèmes » doit être pris avec
précaution : il n’est évidemment pas question des termes d’une confrontation
comparable à celle auxquelles les idéologies et l’histoire des XIXème et
XXème siècles nous ont accoutumés. Celle-ci impliquait la proclamation
d’une suprématie, ou au moins d’une alternative. Sans que cette dimension
ait toujours été totalement absente de la relation entre nomades et sédentaires,
ce qui est mis ici au centre de notre attention est simplement la constitution
de deux grands types d’activité en systèmes, c’est à dire en ensembles
structurés de traits et de relations organiques et logiques. « Culture
sédentaire » ou « culture nomade », c’est en définitive le degré variable de
parenté, plus ou moins étroite, ou de spécificité, plus ou moins radicale,
entre ces traits et ces relations qui fournit, d’une activité à l’autre, l’image de
deux systèmes distincts, dans leurs identités communes comme dans les
contradictions ou les tensions qui les opposent.
Diverses dimensions essentielles ne jouent pour eux et entre eux un rôle
essentiel qu’à travers des médiations multiples. Ce n’est qu’au fil de la
constitution et des évolutions des deux systèmes, perceptibles de façon
240
rétrospective, dans la longue durée anthropologique, que ces rôles peuvent
être mis en évidence. En ce sens, repartir de la révolution néolithique et de la
permanence toujours actuelle qu’elle instaure du rapport entre « ce que ça
coûte » et « ce que ça rapporte », de la primauté constante d’un bilan
énergétique élargi dont le maintien en équilibre est la condition minimale de
la survie, n’a rien d’un anachronisme. Il convient de garder à l’esprit le fait
que les deux systèmes partagent ce même impératif, ce qui est même une
clef majeure de compréhension des parentés entre les deux systèmes. Il n’y a
pas lieu de les penser comme des essences indépendantes, mais au contraire
comme des ensembles comportementaux remarquablement proches, dans
des démarches confrontation-réponse-stratégies cherchant, dans des
conditions plus ou moins radicalement différentes, à atteindre un niveau plus
ou moins équivalent de perception-formulation-satisfaction des besoins.
Avant d’en aborder les originalités et les spécificités, avant de traiter comme
ils doivent l’être les affrontements qui les ont opposés, il faut réaffirmer très
clairement pour les deux systèmes une même appartenance au mouvement
de l’humanité.
Des formulations encore fréquentes doivent être clarifiées. On rencontre
souvent, parfois jusque dans les manuels scolaires, un exposé apparemment
simple. Le peuplement humain serait « nomade » au paléolithique et c’est
avec le néolithique qu’interviendrait la sédentarisation. Il s’agit en fait d’un
abus de terme, ou au moins d’un glissement qui ne traduit en fait que la
conception triviale que la conscience sédentaire se fait du nomadisme
comme mobilité, voire comme errance, généralisée. En fait, s’il y a bien lieu
de dater du néolithique l’apparition de la sédentarité (que celle-ci soit
agricole ou pastorale), celle-ci est une rupture avec une mobilité migratoire
(qui n’exclut d’ailleurs nullement l’occupation prolongée de sites stables par
des populations paléolithiques même précoces), et non avec un nomadisme
qui est alors encore loin d’être apparu. En outre, pas plus que les
mouvements migratoires des époques historiques ne peuvent être confondus
avec la diffusion des populations archanthropiennes, caractéristique d’un
mouvement de colonisation par une espèce prédatrice (cueillette et chasse)
encore en phase biologique d’évolution 125, la mobilité de cette phase n’est

125
Il nous faut laisser de côté ici, en dépit de l’intérêt que ce problème présente pour
notre sujet, les questions de la formation des espèces, de leur adaptation à des
241
pas en tant que telle parente des formes et du modèle nomade
d’appropriation de ses ressources par les moyens d’une production pastorale
domesticatrice prédominante ou exclusive. Sans rester prisonniers de
l’étymologie, celle-ci permet d’éviter un contresens : « nomade » désigne
l’éleveur et non le migrateur.
Ainsi corrigée, il reste de cette idée partiellement juste le rappel de la
primauté initiale de la domestication végétale (à l’origine de l’agriculture au
sens étroit) par rapport à la domestication animale (à l’origine de l’élevage
au sens étroit), qui en est un sous-produit avant d’avoir pu en devenir un
contre-produit ou un concurrent.

II. La description des deux systèmes


La part majeure (tendanciellement dominante) revenant au végétal dans la
culture agraire et la part dominante, voire exclusive revenant à l’animal dans
la culture pastorale nomade constituent des distinctions essentielles, mais qui
ne jouent pleinement qu’à travers des médiations complexes et ne peuvent
suffire à elles-seules à opposer les deux systèmes. Il s’agit bien sûr de
dimensions que nous retrouvons à maints niveaux et dont les manifestations
sont multiples, mais la généralité même de ces distinctions, le fait qu’elles
peuvent au mieux confirmer que nous sommes en présence de deux modèles
distincts, les rend peu opératoires au premier degré. C’est pourquoi les
recherches, y compris portant sur elles, gagnent à être consacrées plus
particulièrement aux structures internes et aux mécanismes propres aux deux
systèmes.
De ce point de vue, le modèle sédentaire, avant même qu’il fût proposé
pour universel, a été l’objet d’études d’une extrême précision et d’une
grande profondeur, que ce soit dans le domaine de l’économie politique, de
la philosophie et de nombreuses autres disciplines.
Une tendance naturelle de ces démarches a évidemment consisté à en
élargir le champ, et à appliquer à ces nouveaux domaines d’investigation les
résultats déjà acquis. Il est même normal que cette extension ait donné lieu à

conditions et à des milieux en transformation et leur rapport au mouvement


historique de « construction » des espèces domestiques, tant végétales qu’animales.
242
des élargissements indus, tant il est difficile pour toute science de penser
d’un même mouvement ses propres acquisitions et ses nécessaires limites de
validité. Cette définition épistémologique constitue un des moteurs de
l’étude du pastoralisme nomade : il convient de mettre en évidence ce qui est
spécifique dans ce système non seulement par lui-même, mais parce que sa
description et son analyse ont été largement le fait de démarches élaborées
dans l’étude de réalités sédentaires. Ceci ne prétend nullement nier leur
valeur à ces démarches, y compris pour une partie de ce qui s’appliquait à
l’étude du nomadisme.
C’est de ce vaste mouvement de connaissance et des mises en questions
qu’il suggère que nous voudrions tirer quelques réflexions pour une
meilleure compréhension des caractères propres à chacun de deux systèmes,
de leur coexistence et de leur confrontation.

Les traits spécifiques des deux systèmes


Chacun des deux systèmes repose évidemment sur une architecture
complexe et multiforme. Certains des éléments de cette diversité répondent,
pour des raisons d’adaptation, à l’enchevêtrement des conditions naturelles,
aux conséquences imprévisibles de choix ou de contraintes techniques, aux
effets à long termes de schémas culturels et subjectifs, de modèles – positifs
ou négatifs - de valeurs, etc. instaurés à des époques souvent très reculées.
Ces éléments circonstanciels, apparemment inscrits dans la nature même du
système, jouent effectivement un rôle important et peuvent sembler décisifs.
Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là souvent d’un filtre qui risque de
dissimuler, au moins partiellement pour le propos qui est le nôtre, les
véritables dimensions de la relation entre sédentarité et nomadisme. Il est
ainsi banal de réduire celle-ci à une opposition binaire entre fixité ou
immobilité sédentaires, et mobilité nomade. Il s’agit là d’apparences,
souvent trompeuses quand on prétend mesurer le nomadismes au rayon
d’action ou au nombre des déplacements, et il est nécessaire de rechercher
des éléments d’explication plus profonds et des traits plus centraux, même si
ceux-ci sont facilement masqués par des phénomènes plus anecdotiques.

Le système sédentaire

243
Sans que ce trait épuise la large diversité des sociétés sédentaires,
qu’elles soient agraires ou urbaines antiques, médiévales ou modernes, elles
ont édifié leur propre système de développement matériel, mais aussi
immatériel, sur une logique d’accumulation. Cette notion fournit une clef
essentielle centrale, bien au delà de la place que lui reconnaît le plus souvent
la pensée occidentale, qu’il s’agisse de ses effets propres ou de ses
implications.
L’accumulation ne se réduit pas en effet à son apparence première de
rassemblement ou d’amoncellement de produits de l’activité humaine, même
si cet aspect est loin d’être négligeable. Une dimension première, plus
profonde, réside dans l’incorporation, dans le produit, certes, mais plus
encore dans les instruments (outils, installations et équipements divers) et
dans les processus de la production elle-même d’une part tendanciellement
croissante du travail dépensé pour satisfaire les besoins de la société. C’est
d’ailleurs cette incorporation tendanciellement croissante de travail comme
cœur de l’accumulation qui permet le mieux d’y délimiter le champ propre
de la sédentarité.
Ceci est sans doute évident si on se limite à l’examen des modèles
strictement industriels, dans lesquels l’investissement puis la maintenance et
l’entretien de l’outil de production ne sont en dernière analyse que
l’immobilisation d’un travail naguère vivant, désormais incorporé dans la
matérialité des choses avant d’être remis en mouvement dans le produit. Il en
va en fait de même dans toute entreprise de domestication agricole prolongée
sur un espace fini. A la phase initiale de défrichement succède, outre
l’investissement constant que peut nécessiter le maintien de l’espace
domestique face à la « reconquête » naturelle (en dépit des apparences, on
peut penser ici à la fragilité des gains humains sur la forêt, mais surtout sur
le désert comme dans la vallée du Nil, sur la mer avec les polders…), une
part essentielle de l’effort que permet le produit obtenu est réinvesti – à la
fois dépensé et immobilisé – dans les stratégies et les technologies visant les
gains de rendement que nécessite la pérennisation dynamique du rapport
entre besoins et croissance démographique.
Cette dernière, si elle est en tant que phénomène naturel partagée par de
nombreuses espèces, est chez l’homme un aspect étroitement associé à la
logique d’accumulation, dont elle est une manifestation particulièrement
244
complexe. Elle est même sans doute un objet d’intérêt remarquable en ce
qu’elle rappelle que l’accumulation est un phénomène propre aux sociétés
humaines et que celles-ci sont loin de se comporter à cet égard de façon
uniforme.
La croissance démographique renvoie en effet à toute notion de
croissance et impose une série de questions dont les réponses, loin d’être
évidentes, sont dotées d’une pertinence de première importance. La
croissance est-elle un fait naturel ? Croissance et multiplication sont-elles
des phénomènes semblables, voire interchangeables ? Tout d’abord, comme
nous l’avons souligné pour l’abus de termes relatifs au « nomadisme »
paléolithique, une distinction s’impose entre la simple multiplication du
nombre d’individus constitutifs de l’espèce, semblable à la multiplication de
toute espèce en cours de colonisation, et la croissance démographique
proprement dite, dès lors que celle-ci ne peut plus être envisagée comme un
fait isolé, mais comme un des éléments, associés les uns aux autres et
relativisés les uns par les autres, constitutifs des stratégies, dans lesquelles la
conscience en émergence prend une place grandissante, par lesquelles les
sociétés cherchent à assurer le propre devenir.
Sans anticiper sur l’approche globale du système nomade, se dessine ici
un point critique : peut-on aborder la formation de ce système comme un
décrochage historique par rapport à logique d’accumulation. Si oui, quelle
place spécifique peut-on réserver à la tendance à la maximisation du cheptel
largement observable dans les économies et sociétés pastorales nomades.
S’agirait-il par une sorte de survivance d’un maintien de la logique
d’accumulation au cœur du système nomade (tendance à la croissance ou
non ?), ou d’un phénomène d’une autre nature, né des traits propres du
système pastoral nomade lui-même.
Le modèle sédentaire ne se réduit pas à l’agriculture (et que celle-ci, loin
d’être aujourd’hui l’« activité-mère », est toujours plus soumise tant aux
priorités industrielles – mécanisation, « chimisation », manipulation
génétique – que financières – la rentabilité imposant toujours plus sa loi aux
rendements). Mais celle-ci n’en constitue pas moins son fondement premier
et elle est, et reste, à l’origine et à la racine des appareils conceptuels et
mentaux les plus constants. C’est donc naturellement sur les formes agraires
de l’accumulation et de sa gestion que le système sédentaire édifie ses
245
propres catégories dans les domaines les plus divers. Une dimension
essentielle en réside en particulier dans la permanence au moins relative du
foncier comme catégorie organisatrice et dans la distinction du mobilier et
du non-mobilier. Il n’est pas jusqu’à la définition centrale de la catégorie
juridique de propriété qui, loin d’être universelle, ne soit une réalisation de
cette priorité.
L’accumulation n’est évidemment conceptualisée que tardivement. Sa
place dans la logique de la rupture néolithique répond d’abord au cœur des
réalités matérielles à la nécessité, vitale pour les sociétés humaines en cours
d’établissement, de mettre en place et de consolider un rapport entre la durée
et l’accroissement des besoins dicté par la croissance démographique.
L’accumulation, de ce premier point de vue, entre dans une stratégie
globale de mise en place d’une garantie non-périssable que fournissent la
possibilité de conservation de certains produits agricoles – principalement
les céréales, et les techniques mêmes de cette conservation, qu’il s’agisse de
la maîtrise de l’ensilage ou plus particulièrement encore du développement
de la céramique et des récipients étanches. Elle s’avère inséparable du
développement des techniques, ainsi que de l’élargissement de la division du
travail, mais les uns et les autres de ces aspects, bel et bien constitutifs du
système sédentaires, doivent être eux-mêmes associés à plusieurs conditions
non moins essentielles, et qui s’avèrent plus immédiatement pertinentes pour
notre propos.
Des choix particuliers découlent de la priorité accumulatrice : celle-ci
n’est concevable qu’à la condition que la production, quelle qu’en soient les
formes, assure un surplus, un excédent subsistant une fois la consommation
minimale 126 satisfaite. Or ceci suppose des cadres matériels et mentaux, des
comportements, permettant de garantir que la production de ce surplus soit
assurée, et cela plus encore dans la durée et surtout dans la régularité, que
dans la quantité absolue de produit sauvé 127 d’une consommation immédiate.

126
J’entends par « consommation minimale » le prélèvement sur le produit, ici
encore quelles qu’en soient les formes, assurant strictement la reconstitution du
potentiel énergétique nécessaire à sa production.
127
Cette notion de « sauvetage » est-elle mobilisée par hasard pour désigner
l’« épargne » dans maintes cultures sédentaires ?
246
Cet impératif de régularité, condition et bientôt attribut essentiel de
l’accumulation, est lui-même, à son tour producteur de ses propres
corollaires, entre lesquels il n’est pas souhaitable, à ce stade de la démarche,
de prétendre imposer une hiérarchie, mais qui, à des degrés divers et à des
époques diverses, peuvent prendre une importance plus ou moins décisive.
Contentons-nous ici d’une simple énumération, sans doute incomplète, dont
chacun de ces traits appellerait des développements complexes et
volumineux : il s’agit de stabilité, de centralité, d’intensivité et d’indivision.
Si la stabilité constitue une condition qui se comprend sans doute d’elle-
même, chacun des traits énumérés se trouve lui-même pris dans un réseau de
relations et de rapports dont les implications historiques concrètes sont d’une
richesse inépuisable. Que l’on envisage les mécanismes mêmes de la
production agraire puis industrielle, l’aménagement de l’espace rural puis
urbain, la formation et les évolutions des catégories et instruments juridiques
de propriété et de succession, la hiérarchisation des modes de domination
territoriale et des unités leur donnant corps à diverses époques, on retrouve
immanquablement, à des degrés évidemment variables, des manifestations
des interactions unissant ces traits secondaires à la logique motrice
essentielle, l’accumulation. Une mention particulière peut être réservée à
l’intensification, observable sur des périodes prolongées, et dont le rapport à
l’accumulation est spécifique. Elle n’est en effet pas autre chose que
l’incorporation tendanciellement croissante de travail dans les conditions
préalables de la production et dans la production elle-même, en dépit
d’apparences souvent contraires.
Quoi qu’il en soit, le cœur du système, dans ses multiples variantes, est
inséparable de cette permanence, de cette stabilité centrales et, avant tout, de
sa logique d’accumulation. Une étude globale et complexe devra se pencher
en particulier sur le rôle de chacun des éléments évoqués dans la formation
et les évolutions absolues ou tendancielles des taux d’accumulation. Ce qui
doit ici retenir le plus clairement notre attention est que les phénomènes
marginaux et périphériques y sont par définition secondaires, voire
accessoires, et n’y jouent le plus souvent qu’un rôle que le système considère
comme contradictoire avec sa logique propre et qu’il ne peut évaluer que
comme « négatif ». Et tel est bien le regard que ces sociétés projettent sur
leurs propres déséquilibres, qui éprouvent une grande difficulté à analyser
les crises qui les frappent et prononcent massivement la condamnation de
247
toute marginalité, que celle-ci soit spatiale ou sociale, même si cette
condamnation est souvent lourde d’ambiguïtés. Il en va de même avec le
traitement auquel le système sédentaire soumet sa propre périphérie, à la fois
zone à conquérir, non pour ce qu’elle est en elle-même mais pour l’intégrer
au système sédentaire, et espace irréductible auquel il est tentant de nier – en
en faisant le domaine des « barbares » - son appartenance à l’œcoumène. Il
est au passage tout à fait compréhensible que les contradictions se nouant
entre ces tendances fortes et le mouvement historique d’extension des
modèles économiques, sociaux et politique basés sur le système sédentaire –
et auquel les formes actuelles de « globalisation » ou de « mondialisation »
ne font pas exception - aient pu être ou soient chargées de tensions affectives
si lourdes.

Le système nomade
C’est à un renversement majeur de perspective qu’appelle l’examen du
système pastoral nomade. De ce point de vue, l’étude rendue nécessaire des
épisodes catastrophiques qu’a connu la Mongolie au cours des dernières
années, en particulier des « zud » répétés nous a suggéré d’en réévaluer la
place dans la logique du système nomade dans son ensemble 128 et, ce faisant,
de remettre en examen cette logique elle-même. La présente communication
doit être considérée comme le prolongement de cette analyse, aussi n’en
reproduirai-je pas ici les développements. Du moins est-il indispensable de
revenir sur les traits les plus généraux du pastoralisme nomade, puisque c’est
en eux que résident les éléments de la confrontation proposée ici.
Il doit être clair que, sous le terme de « système nomade », est entendu ici
exclusivement le pastoralisme nomade. Il y a dans ce postulat plus qu’un
rappel étymologique. Le terme « nomade » a pu et peut certes être utilisé de
façon très large, comme le montrent les abus publicitaires aujourd’hui
fréquents. Mais ces emplois, dans lesquels « nomade » n’a guère d’autre
signification que « mobile », reposent sur une incompréhension essentielle
du système auquel cette dénomination doit être réservée. De même que pour

128
Jacques Legrand, The Mongolian "zud", facts and concepts : from the description
of a disaster to the understanding of the nomadic pastoral system, February-June
2001, IISNC, v. ci-dessus
248
le système sédentaire, c’est au delà des phénomènes les plus apparents qu’il
convient de rechercher les moteurs les plus actifs et les plus puissants du
système nomade.
Quelques données élémentaires doivent être gardées à l’esprit. Deux
paramètres étroitement associés sont au cœur du système nomade et leur
maîtrise en est l’horizon même : le faible rendement unitaire des ressources
primaires et, surtout, plus encore, l’irrégularité qui frappe l’ensemble des
conditions écologiques et que nous avons tenté d’analyser dans l’étude
mentionnée ci-dessus.
Il est de fait que ce système n’offre que des marges de reproduction et de
croissance relativement faibles et surtout elles-mêmes extrêmement
irrégulières. Mais cette double caractéristique n’est pas le signe d’une
« incapacité » de ce système à se conformer à l’idéal d’un mode fondé sur
l’accumulation : elle est une condition et un symptôme central de la mise en
œuvre d’une logique fondamentalement différente. Il ne s’agit pas ici d’une
adaptation du modèle précédent (même si la successivité historique instaure
une certaine ambiguïté), mais d’une stratégie radicalement distincte, dont
l’objectif majeur est une capacité à la colonisation humaine durable et
autonome d’espaces aux conditions naturelles a priori impropres.
Naturellement, une telle opposition est présentée ici sous une forme plus
tranchée et plus radicale qu’elle ne l’a été sans doute à maintes époques et
dans diverses régions du monde. Il n’en reste pas moins que, dans la
perspective de l’implantation durable d’une société humaine, cette pression
de la nature et du niveau des ressources ne pouvait que privilégier l’élevage,
qu’assurer la priorité du pastoralisme, comme mieux approprié, susceptible
des perfectionnements nécessaires.
Il est en définitive secondaire que ce dernier caractère ait été lié à un
mouvement migratoire d’appropriation de ces espaces, ou à une modification
des paramètres écologiques et démographiques dans des régions
préalablement colonisées par l’homme et dans lesquelles il devenait
impossible à une culture agraire ou agropastorale de maintenir dans une
logique d’accumulation à un niveau satisfaisant le bilan entre énergie
investie et énergie restituée par la production.
C’est précisément le maintien de ce bilan, mais dans une logique qui
rompt avec l’accumulation qui constitue le cœur du système nomade. Une
249
fois encore, les deux systèmes, au delà des apparences, reposent sur un
impératif commun et sont paradoxalement aussi étroitement parents qu’ils
sont radicalement dissemblables. Dans le cas du système nomade, la
population humaine est confrontée à la nécessité de se procurer les moyens
de sa subsistance, qu’il s’agisse de survie ou de reproduction, en se
soumettant à une urgence contradictoire : le double impératif d’un
prélèvement suffisant en quantité et en qualité nutritionnelle 129 et d’une
préservation de la régénération des ressources primaires sans laquelle, après
épuisement plus ou moins radical, la seule issue reste la migration (et donc la
rupture de la viabilité durable recherchée). En d’autres termes, la pression
humaine sur les ressources primaires, qui s’exerce par l’intermédiaire du
troupeau, doit à la fois permettre la satisfaction des besoins et être assez
légère, dans un contexte marqué par une irrégularité massive, pour permettre
une implantation territoriale permanente. La réponse à ce défi, outre la
priorité pastorale évoquée plus haut, mais qui ne suffit pas à fournir
l’ensemble de la réponse, prend des formes relativement simples, elles-
mêmes guidées par la complémentarité contradictoire de ces enjeux. C’est
ainsi que le système se fonde sur la dispersion de la population humaine en
petits groupes tirant leurs ressources de troupeaux eux-mêmes relativement
peu nombreux. Si le principe est simple, l’exploitation alternée et saisonnière
par le troupeau des ressources primaires – herbages et eau constitutifs du
pâturage - et ses paramètres entrent dans un rapport (plus exactement un
réseau de rapports) d’une grande complexité entre paramètres écologiques
(disposition topographique et pédologique, nature et densité de la couverture
végétale, irrégularité climatique et ses multiples effets), techniques
(extension territoriale, nombre et rythme des alternances, composition du
troupeau) et sociaux (loin d’être exclusive, la relation démographique entre

129
Il est évident, même si ceux-ci jouissent d’un rôle essentiel, d’où la formulation
adoptée ici, que le bilan ne se limite pas à la satisfaction des seuls besoins
alimentaires et que la dynamique des besoins sociaux appelle, dans sa complexité,
la poursuite des études, ethnographiques, technologiques et autres qui apportent
déjà tant de lumières. Je pense ici aussi bien aux travaux de X. Njambuu
(Xödölmört xandax xar’caand niigem sudlalyn s’inz’ilgee xiisen düngees,
Түүхийн судлал, IX/20, Ulaanbaatar 1973, pp.85-91) et de S.Badamxatan et de
bien d’autres collègues mongols qu’à S. Szynkiewicz, Rodzina pasterska w
Mongolii, Wroclaw 1981.
250
évolutions respectives des besoins, de la force de travail disponible et des
technologies mises en œuvre pour les tâches de production et la maîtrise de
l’espace pastoral joue un rôle majeur).
Dans ces formulations apparaît un terme qui constitue sans doute la clef
essentielle de l’économie du système. Cette notion centrale, auxquelles les
autres traits pouvant être mis en lumière sont en quelque sorte subordonnés,
est la dispersion. La thèse exposée ici est que la dispersion joue au cœur du
système nomade un rôle non pas identique, mais également fondateur, au
rôle joué par l’accumulation au cœur du système sédentaire. A la fois dans
son principe et dans son échelle, c’est la dispersion qui rend conciliables les
deux impératifs dégagés plus haut (satisfaction des besoins et limitation de la
pression sur les ressources). Et c’est sa maîtrise sociale qui en détermine
l’échelle et les rythmes. Cette maîtrise consiste à reproduire, dans des
conditions variables d’environnement, de démographie, de technologie et de
contexte sociopolitique, un rapport relativement constant entre besoins
humains, ressources primaires et cheptel (les impératifs biologiques du
troupeau, qu’il s’agisse de ses besoins, des conditions de sa reproduction ou
du produit disponible constituant une contrainte difficilement manipulable).
La mobilité, souvent considérée comme caractéristique en tant que telle
du nomadisme, apparaît dans ces conditions comme subordonnée à la
dispersion, dont elle n’est qu’un des modes de réalisation, qu’un outil – aussi
important soit-il. Ce faux-semblant, l’assimilation du nomadisme à la
mobilité, et pire encore sa réduction à la mobilité, sont des obstacles majeurs
à une compréhension efficace du système. Il en va évidemment de même des
classifications des populations nomades fondées sur leur mobilité et en
particulier sur le rayon d’action de leurs déplacements annuels. Comprendre
que la variabilité de ces paramètres entrent dans les rapports constitutifs d’un
même système offre au contraire la possibilité de comprendre en quoi un
éleveur du Xangai, avec ses quelques kilomètres de parcours, et son
homologue du Sud-Gobi, qui en parcourt souvent plusieurs centaines,
partagent une même culture, s’inscrivent dans une même logique, maîtrisent
les mêmes contraintes 130 et que cette affinité, s’étendant très au delà des

130
Ceci n’enlève rien à la valeur de symptôme que peut revêtir la mobilité, mais ses
fluctuations, lorsqu’elles ne sont pas dictées par l’économie propre du système
nomade, ne traduisent en dernière analyse qu’une altération des optima de
251
parentés ethniques prises au sens étroit, fonde une communauté culturelle
d’ampleur continentale.
Présentées ici comme constituant chacune le cœur d’un des deux
systèmes, la dispersion et l’accumulation forment l’axe d’une symétrie sans
pour autant s’opposer mécaniquement terme à terme. Il semble clair en
particulier qu’on ne trouve pas, dans la dispersion, le report de
consommation caractéristique de l’accumulation. Mais cette impression doit
sans doute être corrigée : il nous apparaît en effet qu’il existe une symétrie
plus profonde entre le décalage dans le temps imposé à la consommation par
l’accumulation (l’investissement d’une part du travail et du produit
précédant le retour sur investissement et la croissance escomptée de la
production et, éventuellement, de la consommation) et l’investissement
préalable en énergie qu’exige la mise en œuvre de la dispersion pour qu’en
soit tiré le produit nécessaire à la satisfaction des besoins du groupe humain.
C’est à ce point de la démarche qu’il devient possible de répondre à une
question formulée plus haut par anticipation : en quoi la multiplication, et
même les stratégies de maximisation, du cheptel ne constituent-elles pas une
accumulation ? Outre le caractère éminemment périssable et directement
consommable de l’accroissement du troupeau et de la « richesse » ainsi
produite, la dimension d’incorporation de travail est bien présente, mais ne
survit pas à la consommation de l’animal, alors qu’elle survit à la
consommation du produit agricole ou industriel, qu’il s’agisse du champ
entretenu pour les récoltes futures ou du matériel de production. Ce dernier
existe bien chez l’éleveur nomade, qu’il s’agisse de son habitation mobile,
qui doit être construite et entretenue ou réparée (par contre, ses montages et
démontages successifs sont clairement exclusifs d’une logique
d’accumulation telle qu’elle a été proposée ici) ou des divers outils auxquels
il a recours, mais la variété et l’importance matérielle 131 de cette

dispersion et une dégradation globale du système. Cette observation, en les


précisant sur ce point, confirme l’importance des travaux qui soulignent à juste
titre les dangers de la limitation et de la perte de mobilité, comme c’est le cas dans
les études de C.Humphrey, D.Sneath et leurs équipes, The end of nomadism ?,
Cambridge 1999 et dans les deux volumes ayant préparé cette publication.
131
Il n’en va pas de même de l’investissement cognitif et conceptuel nécessaire à la
pratique de la production pastorale nomade, mais le caractère apparemment
252
immobilisation reste minime, même par rapport à la plus rudimentaire des
exploitations agricoles. Il conviendra donc, dans la suite des recherches, de
revenir de ce point de vue, c’est à dire en les distinguant d’une stratégie
d’accumulation, aux questions très intéressantes que posent les stratégies de
maximisation du cheptel mises en œuvre par l’ensemble des sociétés
nomades.
Autre trait, qui pourrait n’être évoqué que par contraste avec l’intensivité
qui s’attache à l’accumulation sédentaire : l’extensivité. Celle-ci n’est pas
exclusivement nomade, mais prend ici une place particulière : d’une part, ce
pourrait être simplement un autre nom de la dispersion, mais d’autre part, ce
concept peut être associé à une mesure, à une fonction-limite de la viabilité
du système nomade et acquiert ainsi une place propre qui doit être maintenue
dans l’analyse du système. Toute intensification, même tendancielle au delà
de seuils toujours bas en termes de concentration du troupeau sur un
pâturage exigu, de durée de son maintien sur un même pâturage,
d’intervention de productions extra-pastorales complémentaires mais en fait
concurrentes – fussent-elles paradoxalement destinées à la production de
fourrage, c’est à dire l’introduction au sein du système nomade d’un élément
intimement associé au modèle accumulatif, est porteuse d’une détérioration
plus ou moins sévère des rapports entre ressources, consommation et
reproduction, autrement dit ont pour prix une perte de viabilité plus ou moins
sévère et rapide allant jusqu’à la destruction irréversible des fondements
mêmes de la production pastorale nomade 132. L’extensivité n’est pas dans
ces conditions un simple constat, mais également un fait d’ordre stratégique
Pour les mêmes raisons, loin de tendre à l’établissement d’un centre
unique ou de centres dans lesquels ou autour desquels s’opèrent les phases
de l’accumulation dès lors qu’est dépassé un stade primaire
d’autosubsistance, le système nomade – même s’il est amené, en particulier

sommaire et en tous cas modeste par sa masse de l’inventaire matériel est encore
aujourd’hui un argument injustement avancé pour considérer le nomadisme
comme inévitablement primitif.
132
C’est ce qu’Owen Lattimore avait remarquablement souligné dans les
phénomènes de sédentarisation comme régression, O.Lattimore, Mongols of
Manchuria, 1935 (2nd edition, 1970)
253
en raison des structurations politiques dont il est amené à se doter, à fonder
ses points d’appui spécifiques (forteresses et fortifications, centres politiques
et administratifs, dans une moindre mesure économiques, etc.), dont les
modèles techniques et architectoniques peuvent être empruntés au système
sédentaire, mais dont la nécessité lui revient en propre - se trouve piloté au
contraire par ses fonctions marginales, par ses franges périphériques. Une
illustration essentielle de cette dynamique motrice périphérique est fournie
par le schéma successoral, c’est à dire par un modèle de reproduction sociale
en élargissement qui, à l’inverse de l’indivision sédentaire, prend la forme
d’un essaimage dont les limites sont celles de l’élargissement de groupes
voisins et potentiellement concurrents.
Mais il y a plus, et les aspects déjà énumérés sont impliqués dans un
ordre plus vaste. L’irrégularité n’est pas un facteur déclenchant ou favorisant.
Elle reste une dimension constante du système nomade et de la dispersion
que celui-ci instaure comme mode dominant. Elle y joue un rôle structurel,
et non circonstanciel : le nomadisme est un système qui s’instaure pour la
mise en exploitation d’espaces marqués par l’ampleur de leurs irrégularités
plus encore que par celle du niveau absolu de leurs « déficits ».
L’irrégularité et sa maîtrise restent un enjeu permanent et central du système.
C’est ce que l’étude des « zud » et des phénomènes catastrophiques en
général me semble permettre de montrer : une des lignes de force du système
réside par définition dans sa confrontation chronique aux ruptures
d’équilibre.
En dépit de l’apparente provocation que pourrait contenir la formule, on
peut avancer que le cœur du système nomade est une logique de
confrontation à la catastrophe, de gestion de celle-ci, permettant à la fois de
la surmonter, mais surtout de l’intégrer à la pérennité du système. Alors que
l’accumulation est le mode nécessaire de mise en œuvre de ressources
prévisibles et régulières (et dans ce cas, la « catastrophe » - mauvaise récolte,
sécheresse, inondation, épidémie, invasion de parasites ou de nuisibles, mais
aussi guerre ou autre cataclysme humain – mérite la signification que lui
donne le bon sens sédentaire), la dispersion est et reste une logique de
gestion du chaos. Le plus difficile ici est précisément de pouvoir faire usage
des notions de « catastrophe » et de « chaos » en en retirant les valorisations
et surtout dévalorisations qu’a pu y attacher la pensée des cultures

254
sédentaires : une rupture avec la régularité et la prévisibilité qui ne peut
porter qu’une négation de l’accumulation ou du moins un obstacle à celle-ci.
Au lieu de représenter des interruptions dans un développement régulier
du modèle social comme dans le système sédentaire, les épisodes
catastrophiques sont des éléments constitutifs de la durée du système
nomade. Déséquilibres, irrégularités et instabilité y sont en effet non des
accidents « en dépit desquels » le pastoralisme nomade aurait « survécu »,
mais bien des éléments centraux, fondateurs et moteurs du système lui-même.
C’est dans cette perspective que le recours à des démarches
pluridisciplinaires se proposant de penser en général le déséquilibre, le chaos
et la catastrophe me semblent une des voies nécessaires du développement
des recherches consacrées au pastoralisme nomade.
Celles-ci, et les déséquilibres structurels qui en sont inséparables, sont
des constituants essentiels d’un modèle socio-économique et socioculturel
spécifique. Celui-ci, ainsi perçu, n’est ni une survivance d’un état primitif
(ce que l’archéologie et l’histoire établissent par ailleurs), ni surtout une
adaptation aux « manques » de ce qui dû permettre un développement
conforme aux impératifs du modèle sédentaire. Il constitue au contraire une
alternative majeure (probablement non exclusive, ainsi pouvons-nous penser
en termes propres les cultures plus ou moins strictement maritimes) aux
modèles centrés sur l’accumulation, offrant la possibilité et les modalités
d’un peuplement humain durable et viable en milieux plus ou moins
sévèrement arides.
Ce n’est pas ici le lieu de développer le cheminement à la fois
écologique, technique, social, politique et historique qui, à partir des
éléments évoqués précédemment, conduisent le système nomade à la
formation et aux évolutions de ses rapports sociaux et de ses institutions
spécifiques. On pourrait le regretter, car on y trouverait la matière principale
de notre démarche, et tout particulièrement la mise en évidence empirique du
rôle majeur de la dispersion et de ses formes concrètes (c’est à dire incluant
les phases de renonciation provisoire à cet optimum écologique et technique)
dans la construction des réseaux d’alliance, dans les formation des rapports
de force et dans l’émergence des institutions « impériales » nomades.
C’est dans l’étude concrète de ces phénomènes, hors de toute
transposition arbitraire, préconçue ou préjugée d’un modèle dans un autre
255
(ce qui n’élimine nullement les emprunts et leur importance mais les place à
leur niveau et en leur temps propres), que réside en effet la réponse à la
question la plus cruciale, celle qui domine toute interrogation sur
l’interaction entre les cultures : comment une nécessité massive et durable de
dispersion de la population et de ses ressources est-elle en mesure de
produire une culture commune à des groupes restreints dans leurs effectifs,
mais qui manifestent dans la longue durée et sur une étendue territoriale
considérable, en termes de communication, de solutions technologiques aux
problèmes rencontrés, de partage de systèmes de valeur, d’édification
d’institutions qui leur sont propres, une maîtrise qui n’est en rien moindre
que celle dont s’enorgueillissent les cultures des peuples sédentaires.

Les rapports et les relations entre les deux systèmes


Ainsi se trouvent esquissés un certain parallélisme et une certaine
symétrie entre les deux systèmes : à l’intensivité, à la stabilité et à la
centralité centripète attachées à l’accumulation et au système qu’elle fonde
répondent l’extensivité, l’instabilité et la pulsion périphérique et centrifuge
propres à la dispersion.
« Symétrie » des deux systèmes ne signifie pas un simple jeu de balance,
l’établissement d’un équilibre abstrait. Que leurs relations soit nourries
autant de conflits, de contradictions souvent aiguës, que d’échanges n’a rien
pour surprendre et l’image classique, mais banale – pour ne pas dire triviale
– d’une hostilité congénitale entre sédentaires et nomades a bien quelques
arguments à faire valoir. La mise en évidence, esquissée ici, que les deux
systèmes s’édifient sur des bases souvent radicalement hétérogènes prend
naturellement en compte la force et le poids des tensions qui s’exercent dans
cette optique au sein du couple, comme au sein de chacun des systèmes.
Mais nous avons pris soin d’ébaucher aussi un autre aspect inséparable de
notre conception : les degrés divers de parenté unissant les deux systèmes
dans la recherche d’une « même » satisfaction des besoins humains. Dans
cette perspective, en définitive, le plus remarquable n’est pas dans la
confrontation, mais dans le fait que deux systèmes reposant sur des
fondements aussi contrastés aient trouvé dans la longue durée historique les
formes de leur cohabitation et de leur complémentarité, parfois de leur
coopération.
256
Deux questions distinctes, au point que chacune peut parfaitement être
étudiée de façon autonome, se complètent : d’une part celle d’une relation
diachronique et génétique, où le lien entre les deux systèmes relève d’une
éventuelle filiation-rupture ; d’autre part celle des rapports synchroniques,
dans la mesure où les deux systèmes, une fois constitués et quelles que
soient les réponses apportées à la question précédente, sont conduits à établir
et entretenir entre eux des rapports concrets, quotidiens, à travers chaque
phase de l’histoire des peuples impliqués dans cette cohabitation. Il est
évident qu’il s’agit ici de perspectives de recherches plus que de réponses
Partageant après André Leroi-Gourhan et Charles Parain la conviction
que la genèse d’un processus est loin de constituer la phase optimale d’étude
de sa formation, dont le phénomène parvenu à maturité fournit
rétrospectivement un panorama autrement riche et complexe, c’est par un
artifice de présentation que nous considérerons ici le problème comme
résolu et que nous entamerons cette dernière partie de notre exposé par
l’approche des relations génétiques entre les deux systèmes.

1) Relations génétiques
Sous ce premier angle, la relation essentielle entre les deux systèmes – et
c’est en ce sens que notre emploi du terme « diachronie » peut à la fois
sembler paradoxal et s’éclairer – est de l’ordre d’une filiation et d’une
rupture. Bien qu’étroitement associées, domestication végétale et
domestication animale ne sont pas pour autant des phases mutuellement
indifférentes et interchangeables et la première jouit d’une sensible
antériorité. Sans refaire ici l’histoire du néolithique, rappelons que, sur le
territoire de la Mongolie actuelle, les traces de cultures agraires nettement
plus anciennes que le pastoralisme ont été mises en évidence et datées 133. Il
existe donc probablement un cheminement allant de cultures agraires ou
agropastorales initialement sédentaires vers une priorité croissante puis une
exclusivité du pastoralisme, celui-ci élaborant ou adoptant des formes de

133
En particulier sites de Tamcagbulag (Окладников А.П., Новые материалы по
неолиту Восточной Монголии, Монголын эртний түүх, соёлын зарим
асуудал, Studia Archaeologica, V/3, 1972, pp. 3-37 ; Séfériadès M., Les premiers
agriculteurs de Mongolie, Archaeologia, , 1999)
257
dispersion dont il semble qu’elles aient touché en premier lieu la production
proprement dite avant de conduire à l’adoption globale d’un mode
résidentiel nomade.
Le pastoralisme nomade apparaît ainsi non comme une « invention »,
comme une création ex nihilo, mais comme un prolongement contradictoire
complexe, présentant à la fois les caractères d’une rupture majeure dans le
devenir humain, mais aussi d’un prolongement, d’une continuité
civilisationnelle, dans le mouvement de peuplement des régions dans
lesquelles il s’instaure. De ce point du vue, même si cette originalité n’est
pas à tous points de vue indifférente, précisément en termes d’interactions
avec les cultures voisines, il est secondaire, comme nous l’avons suggéré
plus haut, que le processus de formation du pastoralisme nomade soit l’effet
d’une migration, pénétrant dans une zone impliquant un changement
d’appropriation et de gestion des ressources, ou un effet second de la
modification du rapport entre la dynamique des ressources et celle des
besoins de la population humaine. L’adaptation, si cette idée doit être utilisée
avec prudence (en ce qu’elle peut sembler suggérer qu’il existerait un
modèle idéal par rapport auquel des écarts seraient « tolérés » sous certaines
conditions), n’est pas nécessairement synonyme d’une réponse
mécaniquement passive à un stimulus externe au devenir social.
Les motifs de cette rupture sont à coup sûr multiples et mêlent les effets
de contraintes (raréfaction absolue ou relative de ressources, qu’il s’agisse de
phases climatiques critiques ou de variation de la pression démographique),
mais aussi ceux d’opportunités (apparition de nouvelles espèces domestiques
et différenciation du cheptel, évolution des techniques. Ces deux aspects se
combinent de la façon la plus spectaculaire dans la diffusion et la
généralisation de la monte équestre en Asie orientale septentrionale à partir
du IIIème millénaire av. n. è., fournissant à son tour les moyens – ou nous
retrouvons la mobilité – d’une démultiplication toujours plus efficace de la
dispersion en permettant à main d’œuvre égale de maîtriser un espace
pastoral et un cheptel en expansion, plus encore a fortiori dans le cas d’un
courant de croissance démographique, dans lequel l’évolution des besoins, et
donc de l’espace de pâturage nécessaire, a pour corollaire l’accroissement de
la main d’œuvre disponible).

258
2) Relations entre les systèmes développés
Les domaines à aborder ici seraient très nombreux, et fournissent
d’inépuisables thèmes de recherche, qu’il s’agisse des périodes et des
accidents d’une histoire événementielle aussi dense, des emprunts et des
relations économiques, techniques et culturelles, politiques et
institutionnelles entre nomades et sédentaires, des apports linguistiques
réciproques qui jalonnent ces relations.
Les disparités que présentent les deux systèmes et leur filiation
contradictoire évoquées plus haut, déterminent dans une large mesure les
relations concrètes de coopération et de rivalité que les deux systèmes
entretiennent dès lors qu’ils sont parvenus l’un et l’autre à un degré élevé de
maturité. Abordant la question de leur relation en tant que systèmes
constitués, nous restons en fait sur le terrain de la confrontation des traits
spécifiques à chacun d’eux. Plus qu’un tour d’horizon nécessairement
superficiel des multiples canaux par lesquels passent leur relations, nous
nous attachons plutôt ici à la nature dans chaque système de ses relations
avec l’autre et à l’importance qu’elles revêtent. Or ces éléments entrent dans
la formation des systèmes eux-mêmes au même titre que chacun des traits
que nous avons déjà examinés.
Un examen de ce type nous semble mettre en évidence une zone
spécifiquement féconde d’interaction de l’économique et du politique, au
cœur de laquelle la dimension de symétrie (c’est à dire potentiellement de
complémentarité et d’opposition simultanée) se manifeste à nouveau. La
conduite des échanges comme des conflits répond de part et d’autre à des
motivations spécifiques.
A un premier degré, nous pouvons considérer les formes économiques
propres dans lesquelles ces relations sont abordées par chaque système.
Le système sédentaire, fondé sur l’accumulation, présuppose le
prélèvement d’un surplus et la transformation de celui-ci en marchandise.
C’est cette logique qui préside pour une large part aux relations avec les
voisins nomades : dans la recherche de produits susceptibles d’être obtenus
auprès de ceux-ci, un critère essentiel est celui de la plus-value qui peut être
escomptée une fois le produit injecté dans le marché sédentaire. Ce peut être
le cas de produits fournis en quantité insuffisante par la production
sédentaire (par exemple les chevaux dans les échanges entre Steppe et
259
Chine), ou encore de produits « exotiques » alliant une valeur élevée à une
masse réduite (par exemple fourrures, ginseng, bois de cerf, etc.). Sur ce plan,
la relation à la périphérie nomade est incorporée à une priorité qui est celle
d’un marché.
Le système nomade pour sa part répond à une autre priorité. Les produits
recherchés sont dans une large mesure ceux que la production pastorale
nomade ne peut fournir, en tous cas en quantité suffisante. C’est le cas de
produits d’origine agricole, y compris alimentaire, mais l’essentiel est sans
doute fondamentalement dans le faible niveau de division du travail
maintenu dans la longue durée par la dispersion. Celle-ci s’accompagne
d’une large diffusion des savoir-faire les plus divers, mais la constitution
marginale d’une couche d’artisans et la fragilité du surplus en produits autres
que ceux de la production pastorale elle-même crée un besoin qui peut
difficilement être satisfait autrement qu’en recourant à une production
extérieure. A ceci s’ajoute les conditions dans lesquelles se forment et
évoluent des modèles de consommation liés à l’histoire des peuples
concernés (les conquêtes mongoles constituent de ce point de vue un vaste
champ d’enquête 134 ). Mais le système nomade ne peut équilibrer ces
échanges, comme le fait le marché sédentaire, en les alimentant par un
surplus constant et régulier. Ce sont donc d’autres tensions, différentes de
celles qui animent la pratique sédentaire, qui s’y mettent en œuvre.
Les deux systèmes sont donc soumis, à des niveaux inégaux et variables
de pression et d’urgence, à des besoins que leur voisinage permet de
satisfaire et les confronte à une complémentarité à la fois nécessaire et
instable. Les éléments de cette instabilité, qu’il s’agisse des déséquilibres
dans les termes de l’échange (par exemple sous l’effet d’une évolution des
besoins de part et d’autre) ou dans le recours à des méthodes variables, allant
du commerce (frontalier ou au contraire en profondeur dans le territoire de
l’autre système) à la razzia et à la conquête ou à la colonisation, doivent être
compris par rapport à la logique propre de chacun des deux systèmes. C’est à
ce titre que l’instabilité entrent dans la composition complexe des relations
entre eux et de leur continuité : l’affaiblissement des contrastes qui opposent

134
Je pense ici en particulier aux travaux de N.C. Munkuev
260
les deux systèmes signifie en définitive une baisse du niveaux de leurs
échanges tout aussi sûrement que l’interruption de leurs relations.
A un deuxième niveau, ces priorités économiques n’épuisent toutefois
nullement le sujet.
La marchandise et sa valeur se constituent certes historiquement en
arbitres du système sédentaire. La puissance politique s’y édifie dans une
large mesure sur la possession ou le contrôle de la richesse (la place des
institutions fiscale ou monétaire dans l’histoire des cultures sédentaires est
loin de se restreindre à un prélèvement « public » sur le surplus : elle
explicite l’intimité qui se crée entre le marché et le pouvoir. Les conflits
entre Philippe le Bel et l’ordre des Templiers, entre le « Grand argentier »
Jacques Cœur et le roi de France au XVème siècle, entre le surintendant
Fouquet et Louis XIV, mais aussi entre les empereurs de Chine et la
puissance économique des monastères bouddhistes ont ainsi un sens
dépassant de loin le conflit d’intérêt immédiat). Mais l’accumulation
économique est loin de se confondre avec la puissance politique et celle-ci
est loin de se réduire au poids de la richesse. Celle-ci exerce au sein du
système sédentaire une pression directe sur les échanges et peut les orienter
de façon dominante. Mais d’autres préoccupations se font jour, souvent
difficiles à démêler mais pesant d’un poids propre. Les plus spectaculaires
sont sans doute de nature politique.
Les priorités politiques du système sédentaire dans ses relations avec le
système nomade sont plus directement liées à des considérations stratégiques.
Il s’agit dans une large mesure, à travers diverses techniques au sein
desquelles les échanges proprement dits, et leur manipulation, s’associent
aussi bien à des « alliances » préférentielles qu’à des précautions
directement militaires, d’assurer la sécurité et, plus encore peut-être la
démarcation de l’espace sédentaire. De ce point de vue, priorités du marché,
pour lequel les relations avec les nomades restent secondaires et
préoccupations stratégiques se font écho et on peut se représenter le système
comme orienté vers lui-même, tourné vers son propre centre et ses propres
centres de gravité. Même conduites dans la longue durée, les relations avec
les nomades ne peuvent être incorporées directement au modèle accumulatif,
gardent un caractère marginal et accidentel qui ne tient pas seulement à leur
réalité territoriale périphérique.
261
Au sein du système nomade, l’architecture des relations avec le système
sédentaire répond à une logique sensiblement différente. Face à la logique de
marché active dans le système sédentaire, le système nomade met en jeu une
logique de réseaux. Or les bases de ce réseaux ne sont pas principalement
économiques mais sociopolitiques. Le niveau globalement faible et surtout
l’irrégularité du surplus produit par l’économie pastorale confèrent une place
spécifique aux échanges intervenant au sein de la société nomade. Dans une
large mesure (naturellement non exclusive), ces échanges répondent à des
mobiles extra-économiques. Il s’agit d’une part du développement de
coopérations entre groupes d’éleveurs, de mesures destinées à consolider la
viabilité des foyers dispersés, comme c’est le cas dans les prêts mutuel de
bétail entre éleveurs, mais aussi d’un aliment de conduites sociales de plus
grande ampleur, allant des stratégies matrimoniales à la formation de réseaux
de rapports de force plus directement politiques dont le point culminant est
atteint dans les structures « impériales ». L’exemple le plus achevé en est
bien sûr fourni par l’empire mongol, à condition de ne pas isoler les périodes
extraordinairement instructives pour notre sujet qui s’étendent de la
deuxième moitié du XIVème siècle à la fin du XVIIème.
Ici encore, c’est en deux temps qu’il faut aborder la place des relations
entretenues avec le système sédentaire. Dans un premier temps, la
circulation de biens, qu’il s’agisse de productions pastorales ou des leurs à-
côtés (fourrures par exemple) acheminés jusqu’au marché sédentaire ou au
contraire de produits sédentaires diffusés dans l’espace nomade, entre dans
le jeu des relations sociales visant à réguler et harmoniser la dispersion. A ce
titre, la pratique ou le contrôle de ces échanges sont en bonne place dans
l’élaboration et l’évolution des rapports de force et d’alliance qui structurent
le monde de la steppe. Tout élément aussi bien interne qu’externe, matériel
que symbolique, qui vient étayer ou renforcer une position, est recherché
avec énergie. Il est parfaitement normal, dans ces conditions, que l’échange
qui est une des formes majeures de cette recherche ait pour objet les termes
les plus divers et que des éléments immatériels, comme des titres
honorifiques étrangers, des mariages princiers plus ou moins fictifs y
jouissent d’un intérêt aussi immédiat, et y acquièrent un degré de réalité
aussi direct que des biens plus tangibles. A cette phase, la relation avec le
monde sédentaire n’est pas fondamentalement distincte de celle qui peut
s’établir au sein de la société nomade elle-même. Celle-ci adopte des
262
comportements plus facilement tournés vers le monde sédentaire que
l’inverse n’est vrai.
Une deuxième phase, qui correspond aux grands épisodes impériaux, est
liée à la première par deux types de liens. D’une part, la dimension
permanente de faiblesse et d’irrégularité du surplus, caractère dominant du
système nomade, exerce une pression constante. Interdisant la constitution
des réseaux de rapports de force en modèles résidentiels groupés durables,
elle impose des retours relativement rapides à la dispersion. Elle pousse à la
recherche rapide de solutions, plus souvent fondées sur l’acceptation de
compromis que sur la destruction des rivaux dans des conflits de longue
durée, et confronte surtout tout empire en émergence à des besoins croissants
(entretien de troupes, embryons d’administration, maîtrise territoriale) qui ne
peuvent qu’exceptionnellement être durablement couverts par les ressources
de la seule économie pastorale. L’orientation du système nomade, sous sa
forme impériale, renforce les tendances évoquées plus haut et acquiert dans
ces conditions la dimension plus profondément structurelle de son
excentration vers le système sédentaire. Pour autant, et sous peine
d’effondrement, chacune des deux logiques est maintenue. La difficulté
historique, sans doute une gageure intenable, tient ici à la gestion d’une
interaction entre un système qui ne peut continuer à s’affirmer qu’en
pérennisant son identité nomade, liée à la dispersion, tout en tirant une part
croissante, voire dominante, de ses ressources, et donc en y enracinant sa
durée, de la société sédentaire fondée sur l’accumulation.

Création d’un modèle complexe de voisinage : la frontière nomades-


sédentaires
C’est ce dilemme, cette nouvelle manifestation de la polarité qui unit et
oppose systèmes sédentaire et nomade, qui nous amène au dernier point de
notre propos. Les éléments soulignés ou esquissés, matériels ou symboliques
(mais la limite entre les deux est bien délicate à décréter) entrent, en effet,
dans toutes les interactions qui peuvent se développer, aussi bien de
coopération que d’affrontement. Celles-ci se réalisent non de façon abstraite
mais à travers la réalité multiple des voisinages, des emprunts, des échanges
de produits et d’images, comme des soupçons et des conflits. C’est ce que,
dans l’espace comme dans l’histoire, on désigne comme une « frontière ».
263
Or, il s’agit d’un modèle complexe que nous ne pouvons ici que schématiser.
Phénomène protéiforme, la frontière entre nomades et sédentaires nous
renvoie naturellement à la logique de chacun des deux systèmes. A la fois
horizon de convergence et démarcation, elle ne peut donc pas comporter une
même nature et une même signification de part et d’autre. Qu’il s’agisse de
l’orientation inverse, centripète pour le sédentaire, centrifuge pour le nomade,
du déséquilibre entre marché et réseau et de la priorité économique et
politique variable, mais aussi de sa matérialité même (la Grande Muraille de
Chine a-t-elle un rival en tant que forme d’« accumulation frontalière » ?), la
frontière est un objet dynamique parce que chargé de symétries inverses :
« ligne de démarcation » facilement isolationniste pour le système sédentaire,
qui en fait l’outil d’un « containment » plus ou moins vigilant, c’est une zone
de contact vers laquelle s’orientent avec insistance les réseaux constitutifs de
la société nomade.
De cas marginaux d’isolats nomades au cœur de l’espace sédentaire ou
sédentaires en contexte nomade (le cas des oasis demande ici une attention
propre), et de rencontres apparemment fortuites des périphéries des deux
systèmes, il est passionnant de passer à l’étude globale de ce qui constitue un
front de relations, sous diverses formes de frontières, pour en arriver à un
modèle historique majeur, où le voisinage occasionnel se transforme en
interpénétration couvrant une longue durée et produisant une culture
matérielle et spirituelle majeure. Dans le cas des voisinages entretenus par
les peuples des steppes d’Asie septentrionale, ce modèle est évidemment
constitué par la longue cohabitation des peuples nomades et des peuples
sédentaires de Chine du nord. Chacun des protagonistes a puisé des éléments
essentiels des identités qui, construites dans ces interactions, sont pourtant
propres à chacun d’eux. Que ce soit au plan des techniques, de modes de
consommation, de schémas culturels, de croyances, de la formation de leur
patrimoine historique ou politique, aucun des peuples de la région n’est resté
à l’écart d’une dynamique. Celle-ci est autant le fait des contrastes que des
parentés parfois paradoxales que nous avons cherché à esquisser ici.

264
Основы отношений между кочевыми и оседлыми
цивилазациями (Предварительные элементы к системному
135
анализу)

Взаимоотношения и взаимодействия кочевых и оседлых культур не


ограничиваются совокупностью эпизодов и событий имевших место на
протяжении столетий.
Долго отрицали способность кочевых культур иметь свои
собственные основы и категории. Доминирующие представления о
кочевых обществе и культуре - образ примитивного, «варварского»
общественного порядка, для которого характерны недостатки по
сравнению с «нормальным» человеческим, т.е. оседлым, развитием.
Кочевые и оседлые общества и культуры - комплексные системы,
имеющие самостоятельные структуры, категории и ценности,
располагающиеся своей собстенной логикой. Именно идентификация
логики существенной для каждой системы является темой этого
доклада. На этой основе проявляется между двумя системами симетрия
определяющая в свою очередь характер и уровень их взаимодействий,
включащих конфронтацию и соткудничество.
Хотя никак не игнорирую остальные аспекты человеческой
деятельности, остаётся для меня очевидно, что в конечном итоге
решаюшее место занимает реальное существование человека. Уровень,
качественная структура и динамика его нужд, его демография, хотя всё
больше и больше неотделимы от всех остальных материальных и
символических элементов человеческой сущности, сохраняют
первостепенную роль.
Стратегический вопрос о шагах позволяющие, при постоянному
удовлетворению человеческих нужд, сохранять соотношение между
потреблённой и производимой энергией остаётся актуальным на
протяжении целой человеческой истории. Этот вопрос - общий для
каждого живого существа, для каждого общества и, поэтому, кочевые и

135
Version russe du texte précédent, initialement destiné à une publication dans le
cadre de l’IISNC
265
оседлые культуры ищут в разные способы ответ на один и тот же
вопрос.

Оседлая система и накопление


Хотя эта черта не исчерпывает широкое разнообразие оседлых
культур, все создали собственное развитие, материальное и
нематериальное, на основе логики накопления. Это ключевое понятие
наиболее ярко отделяет оседлую логику от кочевой.
Накопление не можно ограничать обыкновенным его пониманием
как количественное увеличение, хотя это значение тоже важное. Самое
существенное в том, что оно осуществляет интеграцию труда не
столько в продукт деятельности, что во многом очевидное, сколько в
самые орудия, условия этой деятельности (оборудование,
инфраструктуры всякого типа) и в самые процессы производства.
Огромную, если не центральную, роль играет факт, что эта интеграция
носит характер возрастающей тенденции. В оседлом отношении
работа-продукт, труд, когда то живой, превращается в мёртвую
материальную вещь без роста которой соотношение между продукцией
и человеческими нуждами не может быть гварантированным.
Значительная и растущая часть энергии предаставленной продуктом в
этот способ инвестируется назад в стратегии и технологии повышения
эффективности.
Седентарная модель не ограничивается сельским хозяйстом, хотя бы
через историческое расширение разделения труда, но аграрные формы
и категории долго остались основой целой системы и их место в
оседлой логике трудно переувеличивать.
Накопление занимает центральное место уже в неолитическом
скачке : оно включается в стратегию стремящуюся к «пищевой
безопасности» требуемой демографической динамикой. На этой фазе,
накопление неотделимое как от распространения разных техник
(хранение пищи, особенно наиболее потребуемых зерновых, развитие
керамики и т.д.) так и от расширения разделения труда. Но эти аспекты,
несомненно важные элементы оседлой системы, ассоцируются с

266
другими не менее необходимыми условиями и обстоятельствами, и
касающимися нашей темы.
Накопление есть возможное только при таком условии, кроме
удовлетворения минимального потребления, диспозиции постоянного
добавочного продукта. Притом должны создаться необходимые
материальные и психические условия, целеустремлённые поведения
ориентированные на регулярность (ещё больше, чем объём)
доставления добавочного продукта, но тоже на постоянное отделение
части продукции от неспосредственного потребления.
Эта необходимость регулярности имеет в свою очередь
подчинённые эффекты : стабильность, центральность, интенсивность и
неподелаемость (в первой очереди земельной собственности).
Если «стабильность» само собою разумеется как элементарное,
материальное но и общественное условие регулярности,
«центральность» требует более тщательное наблюдение. Содержание
этого понятия многогранное и совмещает пространственные,
общественные и логические элементы способстующие и
гварантирующие регулярнось.
Одним словом, всякие периферийные и маргинальные явления
считаются «негативными», поскольку их воздействие на целость
системы редко способствует получению регулярного продукта
назначенного на накопление. Создаётся тенденция к отрицанию и к
уничтожению не желаемых явлений. Тем характеризуется отношение к
диким видам животных и растений, конкурентов доместицированных.
Но то же самое относится к человеческой периферии, земли варваров и
«ненормальность» будущи рассмотрены в близких негативных
терминах. Самые понятия и явления типа кризиса, неравновесия,
катастрофы являются тем более трудноосознаемые, не могут находить
себе места в системе, должны быть определены как чужие и отрицены.

Кочевая система и дисперсия


К радикальному перевороту призывает исследование кочевой
скотоводческой системы. Под этим взглядом, анализы
катастрофических эпизодов и «зуд» ударивших Монголию в последних
267
годах меня убедили в том, что нужно переоценивать их место в кочевой
системе в целом. Нынешный подход является продолжением этой
работы.
Под термином «кочевая система» речь идёт исключительно о
кочевой скотоводческой системе. Термин «кочевник», «nomad» сегодня
широко употребляется в смысле «подвижный». Например говорится о
«Nomad technologies». В этом злоупотреблении термина лежит
трудность осознания настоящего характера номадизма.
Два параметра чётко ассоцируются у основ кочевой системы :
низкая единичная урожайность первычных ресурсов и, ещё более
значительно, постоянная не-регулярность всех экологических
параметров.
Такие условия ограничивают на сравнительно низком уровне и в
весьма не регулярных формах воспроизведение и рост. Но дело не в
«неспособности» кочевой системы воспроизводить идеальную систему
основанную на накоплении. Тысячелетия существования кочевой
системы свидетельствуют о том, что найдены формы продолжительной
жизнеспособности вне логики накопления. При одинаковой цели :
творить быт в котором энергетический биланс сохраняется и
способствует продолжительной биологической и общественной жизни
человека на постоянной территории, создалась новая системная логика.
Там где создаётся кочевая система, сочетается две противоречивые
необходимости : удовлетворять нужды, но одновременно
способствовать воспроизведению первичных ресурсов (скорое
исчерпывание этих последних не оставляя другого выхода как
миграция, т.е. провал пробы продолжительного проживания на одной
территории). Первый элемент ответа в возрастающем приоритете
скотоводству по сравнению с растительной продукцией. Но самое
главное - в принятии форм производства и организации позволяющие
ограничивать в постоянном порядке человеческое давление на
первичные ресурсы. В такой способ именно создаётся возможность
продолжительного постоянного территориального потребления.
Конкретные формы в которые решаются эти задачи – сравнительно
просты (функционирование системы – гораздо сложнее). Их
определение во многом зависит от сочетания экологических и
268
технических условий, но принцип – в дисперсии населения маленькими
группами удовлетворяющими свои нужды эксплуатацией сравнительно
немногочисленных но разновидных стад и через сезонное,
алтернативное ползование натуральных пастбищ. Каждый термин здесь
отсылает к развернутой сетьи мнгогчисленных и многогранных
отношений, созыдающих комплексный общественный срой.
Ключевое понятие является дисперсия. Именно предлагаю это
понятие как сердце кочевой системы, а другие параметры системы как
ему подчинены. Хотя играет роль не совсем идентичную с ролью
накопления в оседлой системе, дисперсия является также решающей и
её эффекты во многом симетричны (поэтому предлагаю образ
«диагональной симетрии»). Как в своём принципе, так и своим
масштабом, дисперсия осуществляет выше указанную задачу
удовлетворения нужд при ограничении давления на ресурсы.
Воспроизводится постоянное соотношение между человеческими
нуждами, нуждами стада и доступностью первичных ресурсов.
Но это осуществляется в тех самых нерегулярных условиях о
которых мы уже говорили. Нельзя же удивляться тому, что формы
присущие кочевой системе могут сильно изменяться внутри самой
системы. Хангайский и Южногобийский скотоводы, хотя живут в
условиях времением очень разных, с разными структурами своих стад,
тем не менее осуществляют ту же логику, реагируют на такое же
давление и имеют одну и такую же цель. Одним словом создаётся, при
значительных внешних разницах, единый культурный комплекс
границы которого менее определены принадлежностью языковой,
национальной или этнической группе, чем самой кочевой системе.
В этих категориях стоит рассматривать вопрос о подвижности.
Кочевая подвижность, кстати не имея ничего общего с миграцией,
выступает в нескольких ролях, что осложняет её анализ. С одной
стороны состоится из движений стада и каждого животного на
пастбищах, с другой из самых перекочевок. Но ни в каком случае не
имеет своей собственной, самосоятельной цели. Подвижность служит
орудием дисперсии и есть её формой, подчиняется своим масштабом
требованиям этой последней. Короче говоря, не двигается чаще и

269
дальше чем нужно (общественное обусловление этого «нужно» -
чрезвычайно сложное).
Симетрия двух систем поразительна : с одной стороны отобрана и
накоплена часть продукта в целях будущей инвестиции, с другой
стороны часть энергии сперва инвестирована в дисперсию перед тем
как стадо предоставит продукт.
Также симетричны являются черты уже перечисленные в описанию
оседлой системы. Экстенсивность можно было бы считать просто
синонимом дисперсии, но приобретает особый характер для кочевой
системы в контрасте с оседлой интенсивностью (лучше говорить об
«анти-интенсивности»). Интенсификация, когда переходит границы
поголовья стада на данной площади, продолжительности стояния на
данном пастбище, пользования земли в целях чуждые скотоводству,
необоснованный «импорт» оседлой логики в кочевую систему,
приносит с собой деградацию отношений между ресурсами,
потреблением и воспроизводством вплоть до безвовратного
разрушения скотоводческого производства и кочевой системы.
По этим же причинам, кочевая система не организуется вокруг
постоянных центров, потребительские нужды которых трудно
совместимы с необходимой дисперсией. На определённых этапах своей
истории кочевые народы создали оборонительные, политические,
позже и религиозные центры. Вопрос исторического обусловления этих
эпизодов слишком широк для настоящей версии моего доклада.
Иллюстрацию того, что система ориентирована не на центр или вокруг
центра даётся наследственными институтами, опять в большой степени
симетрическими оседлых.
Ещё более поразительно является в кочевой системе место
нерегулярных и не стабильных явлений, потерей равновесия, катастроф.
Нерегулярность в этой системе не есть внешней, случайной. Есть и
остаётся постоянным и центральным движущим фактором целой
системы. Когда оседлая система и накопление устанавливаются на
основе регулярно ожидаемых ресурсов, кочевая система и дисперсия
остаются нераздельно связанные с постоянной борьбой с хаосом.
Вместо представлять собой перерывы в регулярном развитии
социальной модели, как в оседлой системе, катастрофические эпизоды
270
и хаос являются существенные элементы самой кочевой системы. Все
эти элементы, то не «несчастные случаи» «вопреки» которых кочевое
скотоводство случайно «пережил», но самые основы кочевой системы,
без которых она не имела бы уже своей собственной закономерности.
Большую здесь эпистемологическую трудность несомненно
представляет употребление понятий «катастрофа» или «хаос» очищая
их тяжёлой субъективной «оседлой» оценки.

Отношения между двумя системами


«Симетрия» между двумя системами есть главной основой их
взаимоотношений. И здесь, главные черты каждой системы останутся
основой наших наблюдений.
Обмен продуктами является не единственным, но важным сектором
в этих отношениях. Две системы во многом отделяются и здесь
разницей между сущностью их добавочного продукта. В оседлой
системе, его относительное изобилие и разнообразие приводит к
проявлению рынка и к развитию рыночных отношений. Под этим
взглядом, обмен с внешним пространством касается продуктов или
дефицитных (как лошади в истории китайско-монгольских отношений)
или просто экзотичных (жэньшэнь, пуховые материалы, оленные рога).
Со своей стороны кочевая система не имеет в своей диспозиции
значительного добавочного продукта, до того более однообразного, что
приводит к развитию обмена в формах скорее вне-экономических чем
рыночных. За то, система интересована продуктами, которые низкий
уровень разделения труда не позволяет производить вообще или в
достаточных количествах (например металлические изделия).
Но обмен – только часть отношений между двумя системами. Со
стороны оседлой системы, приоритет внешней безопасности часто
совпадает со стратегией отделения «своего» от «чужого» мира. Хотя
более ещё радикальная, оседлая политика по отношению к кочевым
соседам не фундаментально отличается от их традиций соседства
между собой. Наилучшая иллюстрация здесь является парадоксально
Великая Китайская Стена. Кто помнит о том, что этот символ
китайской бдительности на своей северной границе с «кочевыми
271
варварами» есть ничто иное, чем продолжение модели земляных
укреплений которыми защищались одно от другого китайские
княжества эпохи Чжаньго по всему бассейну реки Хуанхэ.
Со стороны кочевой системы, вместо рыночных отношений
выступают сети родственных и чисто политических союзов благодаря
которым регулируются конкуренции и конфликты и установливается
оптимальный доступ к ресурсам. Группы руководящие этими союзами
или стремившихся к этому считают своими интересами всякие
материальные и символические вклады в их мощь или престиж. Так
контакты и обмены с соседными оседлыми народами переходят в сферу
политики. Так как собственные ресурсы кочевого общества не
позволяли бы долго содержать политические сткуктуры крупного
масштаба (что не представляет трудности, эти структуры нося как
правило переходящий характер), то что могут достать обменом,
грабёжом или войной является очень нужным элементом силы в
осуществлении своих «внутри-кочевых» задач. Грабёж и война, в этих
условиях, хотя могут стать регулярной деятельностью «односторонного
обмена», чаще являются методом принуждения с целью открыть или
возобновить обмены. Во вторых, материальные блага не всегда
являются главным объектом и целью : знаки различия, титулы,
бракосочетания занимают тоже большое место в логике этих
отношений.
Все эти тенденции, в которых высказывается основная логика
каждой системы, находят свою апогею во время создания и расцвета
крупнейших политических структур – кочевых «империй». Масштаб
этих предприятий уже такой, что ресурсы доступные «пограничными»
методами недостаточны, и принимается расширение этой политики в
форме завоеваний и продолжительной эксплуатации покорённых
регионов и народов.
И здесь опять дело в конфронтации двух системных логик :
соседство имеет свою институцию – граница. Но кажда из наших двух
логик имеет свои собственные взгляды о границе. В оседлой модели,
граница должна быть линией разграничения, часто материализованной,
изолирующей от соседей, потенциальных врагов, тогда как для
кочевников, граница остаётся не линией, но зоной в которой
272
развиваются и соотношения сил так вне- как и внутри-кочевых, и
взаймодействия с внешним миром.

273
Les marches de l’empire chinois : Grande Muraille et empires
nomades 136

Je souhaite placer cette démarche sous le parrainage toujours actuel


d’Owen Lattimore 137 : à plusieurs reprises, ce remarquable observateur des
relations entre Chine et Mongolie a attiré utilement notre attention sur le
contraste entre les aspects à la fois positifs et négatifs de l’étude des
questions frontalières dans l’histoire de la Chine. Positive en ce qu’elle
dispense d’une théorie prématurée des frontières en général, cette étude peut
être aussi négative par la tendance qu’elle nourrit à exagérer la question
frontalière dans l’histoire de la Chine en général.

I. L’image grandiose d’un affrontement intemporel ?


La Grande Muraille de Chine 138 est d’abord une image. Qu’il s’agisse de
l’évaluation de sa longueur, ou de l’affirmation fréquente qu’elle serait le

136
Conférence prononcée dans le cadre du cycle 2001-2002 Marches et confins
d’empires, Centre d’études d’histoire de la défense, Paris, 17 décembre 2001 ;
Publié comme Les marches de l’empire chinois, Face aux Barbares, Marches et
confins d’empires, de la Grande Muraille de Chine au Rideau de Fer, Cycle de
conférences 2001-2002 du Centre d’études d’histoire de la défense, sous la
direction de Jean-Christophe Romer, Tallandier, Paris 2004, pp. 53-85
137
Aussi bien Inner Asian Frontiers of China, 1940, réédition 1988, Oxford UP, que
Studies in Frontier History, 1928-1958, Mouton 1962
138
En chinois 万里长城 Wanli chang cheng, la «Muraille longue de 10.000 li», soit
environ 5.000 km. Le total des tronçons est d’ailleurs sans doute supérieur à cette
estimation. D’une épaisseur à la base de 4,5 à 9 m environ pour une épaisseur au
sommet de 3,5 à 5 m, elle présente une hauteur généralement comprise entre 7 et 8
m. Tous les 180 m environ, un fortin plus élevé pouvait abriter entre 10 et 60
hommes. Pour ses voisins mongols elle est connue sous le nom de «Muraille
blanche» cagan kerem. Il est intéressant de noter au passage que les premières
mentions européennes, en l’occurrence russes, de la Grande Muraille au XVIIe
siècle la nomment également la «muraille blanche» Белый город, tout simplement
parce que ce sont des Mongols qui servent de guides aux premières expéditions
russes se rendant en Chine.
274
seul monument humain visible de la lune, ce monument appartient à
l’imaginaire de l’humanité toute entière. Chacune de ces images mériterait
sans doute maintes observations, des données sont parfois imprécises. Il est
ainsi fréquent qu’on décrive son sommet parcouru par des chariots. A
l’exception de quelques tronçons, un rapide examen permet d’en douter : les
pentes y sont souvent extrêmement raides, parfois très supérieure à 45°, et on
peut même s’étonner que des patrouilles, armées et chargées, aient eu la
possibilité d’emprunter commodément cet interminable chemin de ronde.
Sa présence dans notre imaginaire est incontestable : peut-être se
souvient-on de l’âpreté de la polémique dont la Grande Muraille a été il y a
une dizaine d’années le prétexte, lorsqu’une universitaire britannique a
prétendu démontrer que Marco Polo n’avait pu se rendre en Chine. Son
argumentation s’appuyait principalement sur des silences du Vénitien, en
particulier sur le fait qu’il ne parlait ni des baguettes, ni du thé, ni des pieds
bandés, ni, surtout, de la Grande Muraille. Tous ces arguments ont été assez
facilement contestés par divers chercheurs. Pour ce qui est de la Grande
Muraille, il y a d’excellentes raisons pour que Marco Polo n’en parle pas :
les tronçons qui existent alors, dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, ont
perdu depuis plusieurs siècles leur importance et leur signification et ne sont
plus entretenus.
Par ailleurs, il est connu que Marco Polo se rend principalement dans des
régions de Chine centrale et méridionale, et non en direction de la steppe et
les tronçons qu’il aurait pu y rencontrer appartiennent à la génération la plus
ancienne des fortifications, sont totalement en ruine, et ne sont sans doute
déjà pratiquement plus perceptibles à cette époque.
Pour ce qui est des tronçons anciens, dont certains ne sont plus repérables
que grâce à des photographies aériennes, ils sont constitués de levée de terre,
le creusement d’un fossé, qui contribue à l’efficacité défensive, fournissant
la terre d’un remblai façonné en rempart, dont la hauteur et l’épaisseur ne
devaient pas dépasser trois à quatre mètres.
Il s’agissait d’instruments probablement relativement rudimentaires, mais
sans doute impressionnants, comme le montrent des constructions
approximativement comparables bien que très postérieures (VIIe – VIIIe

275
siècle) avec des murailles de terre en remblai qu’on peut encore observer en
Mongolie proprement dite 139.
Quoi qu’il en soit, l’entreprise est gigantesque. Ce n’est pas par ailleurs
«une» Muraille mais une série de tronçons. Les premières traces remontent
au VIe - Ve siècle avant notre ère (peut-être même au VIIe siècle pour les
plus anciennes), mais ce que nous en connaissons aujourd’hui, ce serpent de
brique et de pierre avec ses fortins, ses pentes raides et ses créneaux, n’est
représentatif que d’une étape tardive, le XVe siècle, et presque anachronique
dans l’histoire de la Grande Muraille.
La Grande Muraille, monument colossal : quelle meilleure image d’une
société sédentaire, paysanne et urbaine, se protégeant des menaces du monde
incertain et fluctuant des nomades, succombant parfois, le temps d’une
conquête, à un empire surgi de la steppe ou du désert ? Derrière cette image
se profile une confrontation générique, systématique, une hostilité
congénitale et intemporelle entre deux univers. Il serait absurde de nier
l’existence effective de tels éléments. Comme en témoigne l’image de la
frontière, amère et nostalgique, que nous transmet la poésie des Tang :

Ils n’avaient à l’esprit que leur serment d’écraser les Xiongnu


Cinq mille d’entre eux, vêtus de zibeline et de soie, sont tombés dans le
désert
Mais, se levant de leurs ossements émiettés sur la berge du fleuve, à la
frontière,
Leurs rêves, comme des hommes en vie, se glissent dans les chambres où
leurs amours
[reposent endormies
Chen Tao

Batailles des jours anciens sur la Grande Muraille

139
Дашням Л. et alii, Монгол нутаг дахь түүх соёлын дурсгал, Monuments
historiques et culturels sur le territoire de la Mongolie, Улаанбаатар 1999,
рр.173-200
276
Gloire et fierté dans chaque mot, chaque pensée
Mais les temps anciens ne sont plus qu’une poussière jaune
Ruines et ossements blanchis mêlés parmi les herbes

Wang Changling

Ils chantent, vident leurs coupes de jade,


Du haut de leurs chevaux, ils grattent leur pipa
Ne riez pas quand ils tombent ivres, endormis sur le sable
Combien de soldats reviendront jamais chez eux ?

Wang Han 140

La Grande Muraille est donc une construction militaire défensive


permettant de protéger la Chine contre les invasions des nomades et en
particulier des nomades mongols. Sa fonction technique, militaire, est donc à
un premier degré évidente et semble pouvoir se limiter à un isolement de la
Chine par rapport à ses voisins nomades. Il convient de souligner, pour
éviter tout anachronisme, que la construction de la muraille remonte à une
époque où les Mongols proprement dit n’étaient pas encore constitués en tant
que tels, et que la conquête mongole de la Chine, par une ironie de l’histoire,
s’accomplit alors que la Muraille, nous l’avons vu, traversait une longue
période d’abandon.
Il n’existe évidemment aucun doute sur la réalité de cette vocation
défensive de la Grande Muraille. Sa configuration le démontre, avec ses
remparts crénelés vers l’extérieur, vers le nord, sa succession de fortins
disposés de manière à être tous en vue de l’un à l’autre quels que soient les
accidents de terrain, et dont les signaux de fumée permettaient de signaler
140
Tang shi sanbaishou, Three Hundred Poems of the T’ang Dynasty, Hongkong
1968, pp. 18-19, 376-377, 380-381
277
sur de grandes distances en peu de temps l’approche de l’ennemi, le très
faible nombre d’ouvertures (ainsi, sur le tronçons moderne, soit sur une
longueur d’un millier de kilomètres, on peut trouver en tout et pour sept
portes principales). Les autres passages sont pour l’essentiel des poternes de
petites dimensions, ne laissant passer de front qu’un cheval et assez basses
pour obliger le cavalier à mettre pied à terre.
La Muraille est interprétée, en outre, comme la matérialisation d’une
frontière radicale : nomades au nord, sédentaires au sud. La culture chinoise
elle-même se réfère au symbole de la muraille dans des expressions
extrêmement fortes et explicites : 城 外 cheng wai «à l’extérieur de la
Muraille» ; 成内 cheng nei «à l’intérieur de la muraille», dont la valeur
d’opposition binaire renvoie à des conceptions et représentations
cosmogoniques de la dualité Chinois - non Chinois, voire humain - non
humain, sur lesquelles nous allons revenir.
Mais cette image, qui n’est certes pas fausse, est loin d’épuiser la
question. Elle doit être prise avec prudence pour éviter anachronismes et
erreurs de perspective. Il est ainsi évident que nous ne sommes pas en
présence de «frontières» tranchées par des décisions politiques ou militaires
modernes, et qu’il est peut-être risqué d’employer à leur sujet la même
terminologie. Sans doute faut-il ne pas perdre de vue sa profondeur
historique, son « épaisseur » dans la longue durée et les variations que les
missions mêmes de la Grande Muraille ont pu subir au fil des siècles.
Ainsi doit-on bien distinguer entre l’historicité d’ensemble de la Grande
Muraille, de ses réalités propres et de leur relation au modèle chinois
d’espace et de frontière, et l’image de « notre » Grande Muraille, largement
tributaire qu’elle est de l’aspect moderne de cette construction, dont il faut se
souvenir qu’elle exprime le traumatisme et l’obsession de la Chine des Ming
au début du XVe siècle, au sortir de près de deux siècles de domination
mongole.
En un mot, il est nécessaire de relativiser la question des frontières entre
la Chine et le monde de la steppe. Cette relativisation consiste
paradoxalement à la fois à restreindre et à étendre le champ du problème
abordé.

278
1) Il convient de rappeler qu’il ne s’agit pas d’une «histoire éternelle».
Jusqu’au Ier millénaire avant notre ère, cette question n’occupe aucune place
dans le développement historique de la Chine antique. Dans son Art de la
guerre, rédigé entre 400 et 340 avant notre ère environ, Sun Zi ignore encore
tout de la cavalerie. Or, celle-ci, et son accessoire essentiel, le pantalon, fait
son apparition en Chine au contact de ses voisins nomades, une fois ceux-ci
constitués en une puissance politique, les Xiongnu.
2) Par ailleurs, la problématique de la frontière et de ses formes doit être
inscrite dans une conception systémique large, qui cherche à en retrouver les
racines et le devenir dans les fondements et les évolutions sociales et
culturelles de l’histoire de la Chine et de la région dans leur ensemble.

II. La Grande Muraille dans l’histoire chinoise : une frontière dans un


modèle d’espace
Au delà de son utilité militaire directe, souvent prise en défaut - comme
pour bien d’autres fortifications après elle, la Grande Muraille inscrit sa
démesure dans une vision globale et durable qu’il est tentant d’identifier aux
dimensions les plus essentielles de la réalité et de l’identité de la Chine. Elle
n’est ni l’invention d’un homme, ni l’œuvre d’une époque, mais l’expression
de toute une culture.
Comprendre la constitution d’un modèle frontalier chinois qui cherche à
établir une délimitation physique continue (ou voulue comme telle) avec le
monde « barbare » conduit à rechercher les clivages et les oppositions en
présence, mais aussi les forces et les tropismes ayant produit une conception
aussi radicale.
On peut bien sûr relever dans un premier temps des éléments
événementiels :
Après la succession des dynasties primitives probablement partiellement
légendaire et l’empire des Zhou occidentaux (1066 - 770 avant notre ère), le
bassin du Fleuve Jaune et les régions qui l’entourent, où est en train de se
constituer l’entité chinoise, connaissent de 722 à 481, malgré le maintien
formel de l’empire (Zhou orientaux, 770-256), une période de division en
nombreuses principautés, connue comme la période 春 秋 Chun-qiu
«Printemps et automnes», petits royaumes cherchant à constituer et
279
reconstituer des confédérations souvent éphémères. Jusqu’au IIIe siècle
avant notre ère, l’histoire de la Chine est une histoire fragmentée, morcelée,
mais aussi une période caractérisée par des évolutions techniques et
militaires majeures, qu’il s’agisse de la formation d’une infanterie paysanne
(VIe siècle), de l’apparition de l’arbalète (Ve siècle), qu’il s’agisse enfin de
l’apparition encore marginale (IVe siècle) de la cavalerie, témoignage de
l’établissements de premières relations avec les peuples d’éleveurs nomades.
La période qui précède le IIIe siècle, et surtout la période qui va du Ve au
IIIe siècle, de 403 (ou 451) à 223 avant notre ère, est connue sous le nom des
«Royaumes combattants», qui voit s’affronter les plus puissants des États
issus de la période précédente, qui restent alors au nombre de trois
principaux, et émerger en définitive les forces «modernes» des fondateurs de
l’empire chinois unifié. Le plus septentrional, le royaume de Qin (d’ailleurs
lui-même semi barbare, mais à qui nous devons le nom même de la «Chine»),
après avoir absorbé la mosaïque des petits États du nord, réussit à établir
progressivement sa domination sur les deux plus méridionaux, Chu (au sud-
ouest) et Wu (au sud- est).
Tout au long de cette époque, les royaumes rivaux ont déjà recours à des
constructions défensives qui constituent les premières murailles, ancêtres de
la Grande Muraille. Il est remarquable que l’orientation principale de ces
murailles primitives ne les destine pas principalement à protéger la Chine
d’une menace barbare venue du nord. Sans exclure la construction de
premiers tronçons faisant face au nord, leur principale raison d’être tient
avant aux affrontements entre entités chinoises. Les tronçons de Muraille les
plus anciens n’ont donc pas pour vocation première de matérialiser une
délimitation d’ensemble entre le monde chinois et le monde nomade (les
plus anciens semblent même être apparus au sud, entre Fleuve Jaune et
Yangzi).
C’est au IIIe siècle avant notre ère, en cinquante ans environ, que les
choses basculent de façon décisive. Dans le royaume de Qin, un personnage
majeur émerge et devient l’unificateur de la Chine moderne : en 223 avant
notre ère, la Chine sort de l’antiquité pour former un ensemble unifié. Même
si celui-ci, qui connaîtra encore des divisions, n’a pas d’emblée la
configuration que nous lui connaissons dans l’histoire moderne, la Chine
acquiert à cette occasion une identité complexe mais unique. Ce personnage,
fondateur de la première dynastie unifiée de l’histoire de Chine, est connu
280
sous son titre de Qin Shi Huangdi, le « Premier Empereur jaune des Qin»141.
Il est l’héritier direct d’une histoire politique, militaire, technologique. Plus
qu’à une entreprise entièrement nouvelle, c’est à une refonte des dispositifs
existants que s’attaque le nouvel empire.
Qin Shi Huangdi prend en effet la décision de faire renforcer et étendre
les murailles qui bordent le nord de ses nouveaux domaines. Plus qu’une
création, il s’agit plutôt d’abandonner les tronçons de muraille qui séparaient
les principautés désormais unies et de reporter l’effort sur la frontière qui
sépare les Chinois des Xiongnu. L’empereur charge de l’opération son
général Meng Tian, d’autant mieux préparé à remplir cette mission qu’il
avait préalablement passé dix-sept ans comme prisonnier de guerre chez les
Xiongnu. Celui-ci, à la tête de 300.000 hommes s’acquitte de sa tâche en dix
ans, à la vitesse phénoménale de 1,5 Km par jour.
L’œuvre de Qin Shi Huangdi est d’abord une œuvre de rationalisation et
d’uniformisation, qu’il applique dans les domaines de la monnaie, des poids
et mesures, des voies de communication. Il s’agit, pour unifier la Chine, d’y
imposer des normes systématiques, nécessaires à l’exercice du pouvoir dans
l’Empire en formation. Ces méthodes et ces innovations, qui rappellent
certains aspects de l’œuvre organisatrice accomplie dans la Rome antique,
sont caractéristiques des rapports entre pouvoirs, politiques et technologies.
Cette œuvre de rationalisation s’appuie sur une volonté de
développement et de perfectionnement technique. Là où les Murailles étaient
principalement formées de levées de terre, on généralise l’emploi de
murailles de briques, dont la fabrication est généralement confiées aux unités

141
la célébrité de cet empereur fondateur s’est répandue à l’époque contemporaine
grâce en particulier aux découvertes archéologiques puisque c’est dans le
complexe funéraire qui lui étaient destiné qu’ont été disposées les extraordinaires
armées de guerriers en terre cuite, grandeur nature, dont les hommes, soldats,
officiers, généraux étaient fabriqués grâce à une ingénieuse technique : bras,
jambes et torses fabriqués séparément puis montés dans des positions diverses, les
têtes présentant une individualité plus marquée. On notera au passage que le
tombeau proprement dit de Qin Shi Huangdi n’a toujours pas fait l’objet de
fouilles directes.

281
militaires chargées de la frontière elle-même, associées à la pierre, mais
aussi à la terre damée (c’est probablement l’apparition de ce matériau, le
plus souvent constituées de briques de terre séchée, généralement gris clair,
qui est à l’origine de l’appellation de «muraille blanche» donnée à la Grande
Muraille par les Mongols. Il semble que seule la Muraille des Ming ait eu
recours à la brique cuite).
La construction même de la Grande Muraille poursuit en outre un objectif
direct de politique intérieure chinoise. L’opération est délibérément utilisée
comme un outil d’unification de l’empire centralisé. La construction est
instrumentalisée, érigée en objectif «national» imposé à l’ensemble de
l’Empire, y compris aux populations éloignées qui sont mises à contribution
sous des formes diverses. Tout le pays subit des prélèvements et fournit des
contingents envoyés sur les chantiers, etc. Cette campagne de mobilisation
revêt un autre aspect plus redoutable encore : la construction de la Grande
Muraille est aussi utilisée comme méthode de coercition, comme un outil
destiné à faire régner l’ordre et à débarrasser le nouveau pouvoir de ses
opposants. La construction rapide de la Grande Muraille est donc aussi
assurée grâce à une politique de pénalisation et de criminalisation, appuyée
sur chaque soupçon de déloyauté ou d’autres «crimes» réels ou imaginaires.
On assiste à cette époque à un alourdissement considérable des dispositions
pénales aggravant et les délits et les peines, l’envoi sur la Grande Muraille
entrant en tant que tel dans l’échelle des châtiments. Des fractions
importantes de la population, surtout dans les parties de l’Empire qui
viennent d’être soumises par les Qin, sont ainsi déportés vers le nord et
astreintes à la construction de la Grande Muraille.
On peut dire enfin qu’un matériau dont est aussi faite la Grande Muraille
est le papier. Une fois construite, elle n’est pas abandonnée à son sort : elle
n’est pas un édifice, elle est une institution. Sa construction et sa mise en
service s’accompagnent de la rédaction d’un volume considérable de
règlements et de prescriptions volumineux et tatillons : stationnements de
population, franchissements de la Muraille, aussi bien à l’entrée qu’à la
sortie, effectifs des gardes, armement, instructions (par exemple les divers
signaux de fumée à employer selon le nombre des ennemis approchant de la
Muraille), rythmes de leur relève et de leur renouvellement, etc.

282
Les règlements relatifs au franchissement sont particulièrement
complexes, spécifiant le nombre de Chinois autorisés à séjourner à
l’extérieur de la Muraille pour une période donnée. A cette politique de
contingentement s’attache une bureaucratie volumineuse, des techniques de
contrôle et de communication entre les points de passage, etc. Ces pratiques
amènent à relativiser l’image classique d’une muraille purement défensive
destinée à protéger la Chine d’une invasion du nord : la réglementation
apporte un soin au moins égal à régenter et contrôler les sorties depuis la
Chine vers l’extérieur. A nouveau se détache l’image que la Grande Muraille
chinoise joue bien un rôle de démarcation à usage interne et que cette
mission politique, cimenter très rapidement l’unité de l’Empire, tout en en
délimitant clairement les contours, est tout aussi importante que sa mission
militaire externe.
Après la brève durée de la dynastie fondée par Qin Shi Huangdi, qui ne
survit pas à son premier successeur, la mission de constituer la Chine
«moderne» revient à la grande dynastie des Han (206 avant notre ère - 220
de notre ère) à laquelle les Chinois actuels empruntent leur nom ethnique et
qui poursuit énergiquement l’édification de la Muraille. Les Han succombent
aux divisions qui opposent entre eux leurs principaux généraux, la montée en
puissance de ces derniers témoignant de l’affaiblissement de l’Empire et
surtout du dépeuplement relatif de la Chine du nord. Ce dépeuplement,
entraînant simultanément le délabrement du système fiscal et
l’affaiblissement du potentiel humain mobilisable, contribue à substituer à
une armée de « conscription » des armées quasi-privées permettant à
quelques généraux de s’approprier le pouvoir. Le déclin dans les
recensements du nombre de paysans payant l’impôt et soumis à la corvée est
plus sensible dans les régions septentrionales et frontalières, c’est-à-dire là
où ils seraient les plus nécessaires tant pour les besoins de la défense que
pour l’entretien de l’Empire. Cette situation s’accentue à partir de 220, avec
la mort du général Cao Cao (155-220). L’Empire, en se décomposant, jette la
Chine dans une nouvelle phase de division connue sous le nom d’époque des
«Trois royaumes» :
Au nord, le royaume de Wei, formé par le fils de Cao Cao qui, en
usurpant le trône, met un terme à l’Empire des Han ; à l’ouest, centré
principalement sur l’actuel Sichuan, alors connu sous le nom de Shu, le

283
royaume de Shu Han ; à l’est et au sud, amorçant la colonisation chinoise
vers le sud, le royaume de Wu.
La reconquête de Shu Han, puis de Wu, par les Wei ou par des forces qui
en sont issues (empire Jin), entre 263 et 280, ne reconstitue qu’en apparence
de l’unité de la Chine mais contribue à un glissement sensiblement accru des
centres de gravité du pays vers le sud, renouvelant et amplifiant ainsi le
mouvement comparable qui avait suivi les victoires des Qin sur le royaume
méridional de Chu au IIIe siècle avant notre ère.
C’est cette vaste évolution, dont procède pour beaucoup la formation
définitive de l’identité chinoise, qui contribue à donner sa configuration et sa
signification à la grande Muraille. Elle intervient sous l’effet de deux forces
distinctes dont les résultantes modèlent la société et la culture, le devenir
politique et intellectuel de la Chine historique. Il s’agit d’une part de la
pression qu’exercent sur celle-ci ses voisins nomades et d’autre part du
développement d’un système sédentaire agraire et urbain parvenant à sa
maturité.
La pression nomade : le dépeuplement de la Chine du nord constaté à la
fin des Han a pour corollaire un exode chinois massif vers le sud, les régions
situées sur le cours du fleuve Yangzi voyant la population Han multipliée
plusieurs fois entre le IIIe et le Ve siècle, celle-ci absorbe les populations
autochtones et contribue ainsi fortement à l’ethnogenèse «moderne» de la
Chine. Un des facteurs majeurs de cette évolution est la multiplication des
invasions et l’accroissement de la pression «barbare» pesant sur le nord de la
Chine. Alors que l’Empire Han avait mené une politique d’expansion et de
contrôle, fixant et stabilisant une partie des Xiongnu, dont certains avaient
même adopté un mode de vie semi agricole cependant que d’autres étaient
même mobilisés dans les armées de l’empire chinois, la décomposition de
celui-ci ouvre la voie à un renouvellement stratégique essentiel.
L’interpénétration, le partage d’intérêts et de connaissances qui s’était ainsi
créés contribuent à faire de la Chine du nord, sans lui retirer son caractère
agraire sédentaire dominant, une zone d’intérêt et d’influence ouverte à la
société pastorale nomade pour une période qui dure jusqu’à l’histoire
moderne.
Le système sédentaire - une logique et une économie tournées vers le
centre : on assiste à la maturation d’un modèle social et économique propre à
284
la Chine dont un trait majeur est une prédominance quasi-hégémonique de la
production agricole sédentaire. Ce modèle se constitue dans le bassin du
Fleuve Jaune (au contact même des espaces dans lesquels se développent
pour leur part des sociétés pastorales évoluant vers le nomadisme) et repose
dans une large mesure sur une écologie propre à cette région et une
technologie, la culture sur lœss associée à une irrigation intensive. Cette
combinaison entraîne une série de conséquences essentielles. Comme l’a
montré Karl Wittfogel 142 (même si l’extension de cette « théorie de
l’irrigation » et certaines de ses utilisations politiques du concept de
« société hydraulique » ont pu être excessives), l’importance prise par
l’irrigation, dans une logique dominée de plus en plus fortement par un rôle
central de l’intensité et des rendements, permet un développement rapide de
la technique du creusement et de l’entretien de canaux. Ceux-ci, à leur tour,
permettant un transport accru des récoltes, en facilite l’accumulation au sein
d’un réseau de villes fortifiées. Celles-ci, formant des unités homogènes (on
a étudié depuis longtemps les équidistances remarquables qui peuvent être
relevées entre ces villes 143 ), sont à la fois inscrites dans les structures de
l’État et de l’Empire dont elles sont un fondement et maintiennent leur
identité propre.
Sans prétendre ici traiter de l’ensemble des réalités chinoises ou en
proposer une vision globale et unique, le problème traité – la question des
marches et des frontières du système – conduit à mettre l’accent sur un de
ses aspects essentiels. Que ce soit du fait des nécessités techniques de la
production agricole ou de la consolidation des structures agraires, la
fragmentation territoriale, l’établissement de délimitations reconnues qu’il
est légitime de reconnaître comme la matrice d’authentiques frontières, sont
inhérents à la formation de chaque unité et à l’élargissement du système. Un
deuxième aspect est tout aussi marquant. Chaque « cellule » du tissu social
chinois, ainsi isolée à l’intérieur de ses limites, ne constitue pas un espace
amorphe mais s’organise selon une orientation dominante, que dictent les
besoins de l’accumulation à base agricole : celle-ci intervient en direction du

142
Wittfogel K.A., Wirtschaft und Gesellschaft in China,
143
Skinner G.W., Marketing and social structure in rural China, The Journal of
Asian Studies, XXVI.1(2,3), 1964 [XI]
285
centre du système, que celui-ci soit la ville fortifiée ou, à plus long terme, la
principauté puis l’empire. Le plus remarquable n’est pas ici dans l’apparition
de frontières, fussent-elles matérialisées, ou dans l’émergence d’une
orientation centralisatrice dominante, mais dans la profondeur de
l’interdépendance qui lie ces deux faits et qui, simultanément, les rattache
aux racines les plus profondes de la culture agraire.
L’existence même de ce maillage d’entités à la fois délimitées et tournées
vers leur propre centre rend d’autant plus naturel, dans les conditions de
l’Empire en cours de formation, que s’impose une cohésion établie de
l’extérieur, et tel apparaît un des rôles dévolus à la Grande Muraille : ligne
de défense, elle est dans le même temps un instrument de démarcation
politique à usage «interne», une « frontière des frontières » se substituant
aux anciennes divisions et affirmant le triomphe du nouveau « centre des
centres ».
Un affrontement se dessine entre un ordre du monde idéel (et voulu idéal)
et l’ordre - ou le désordre - du monde réel. La frontière prend ainsi sa place
comme élément périphérique d’un schéma cosmogonique essentiel : un Ciel
rond est superposé à une Terre carrée. Dimension inséparable de cette
configuration, une opposition hiérarchique s’établit entre le centre et la
périphérie, l’éloignement du centre étant associé à une dégradation
qualitative.
Sur la Terre carrée, à l’image du champ, la partie se trouvant située «sous
le ciel» Tianxia, est la Chine, et elle seule. La Chine, par ailleurs définie
comme Zhong Guo, «l’Empire du milieu» qui exprime le plus fortement la
priorité du central et de l’orientation vers le centre. Ce qui n’est pas « sous le
ciel » (les «Quatre mers» qui occupent les angles extérieurs du schéma) est
nécessairement peuplé de «barbares» dont l’appartenance humaine est
couramment mise en doute. Un axe préside aux relations qui doivent
s’établir entre les sphères et les éléments. C’est le centre même de
l’ensemble du système, le Temple du Ciel dans la capitale de l’Empire et,
surtout, la personne même de l’empereur. Dans la conception cosmogonique
impériale, la personne de l’empereur définit l’axe des relations entre les
éléments et entre ceux-ci et l’homme. L’impact de l’intercession impériale
va en diminuant au fur et à mesure qu’on s’éloigne du centre de l’Empire

286
vers sa périphérie. La frontière peut apparaître comme la limite extrême
d’efficacité de cette intercession.
Cette dimension, ethnocentrique et politiquement centralisatrice, est
porteuse de conséquences essentielles : la dégradation propre à
l’éloignement vers la périphérie est à la fois une perte de sinitude et une
perte d’humanité. On notera ainsi la place occupée par le bannissement dans
l’échelle des peines du droit pénal chinois impérial, en particulier lorsque le
délit considéré constituait une atteinte aux valeurs considérées comme
essentielles, telles la piété filiale 144.
Mais cette frontière linéaire, dont la conception même apparaît si
directement liés à des modèles idéologiques, ne rentre que partiellement en
adéquation avec les réalités historiques. Sans que l’établissement d’une
frontière intangible soit d’ailleurs explicitement contestée, cette fonction
limite, cet horizon de l’efficace impérial ouvrent un espace pour des
conceptions, ou du moins des pratiques alternatives.
1) A la définition d’une frontière linéaire et à sa matérialisation concrète,
en l’occurrence la construction d’une Muraille, s’associent et s’opposent des
«tampons sociaux» multiples. Dans le cas de la Grande Muraille, ceux-ci se
manifestent dans la complexité des règlements, dispositions, commentaires
auxquels donne lieu, avec le développement d’une bureaucratie spécifique,
l’usage des installations proprement dites. Apparemment destinés à faire
face à toutes les réalités, ils mettent surtout en évidence l’immense diversité
des situations et des comportements et le caractère illusoire d’une définition
étroitement linéaire de la frontière. Cette étanchéité relative apparaît aussi
dans l’incapacité de la frontière à délimiter les zones de diffusion de traits
culturels majeurs. C’est le cas de la diffusion en Chine du bouddhisme, dont
on a souligné à quel point il aurait pourtant dû apparaître choquant pour la
pensée chinoise proprement dite 145, et du rôle joué par la dynastie nomade
des Wei du nord (386-534).

144
v. par ex. Etienne Balazs, Le traité juridique du «Souei-chou», Etudes sur la
société et l’économie de la Chine médiévale, II, Bibliothèque de l’Institut des
Hautes Études Chinoises, volume IX, E.J. Brill, Leiden, 1954, p. 44).
145
J.K.Fairbank, E.O.Reischauer, A.M.Craig, East Asia, Tradition and transfor-
mation, Allen & Unwin, London 1973, pp.86-96
287
2) La délimitation de cette frontière linéaire sous la forme d’une muraille
«défensive» est loin d’avoir constitué le seul modèle disponible. Des
interprétations et des politiques alternatives ont été mises en œuvre. D’une
part, à l’établissement de la frontière en tant que telle, on peut opposer la
pratique de campagnes militaires expansionnistes lancées sur le terrain
même des populations pastorales nomades. Ces campagnes, inspirées dans
une large mesure de la pensée légiste affirmant la priorité d’un recours aux
méthodes militaires pour assurer une sécurité des confins, ont pour objectif
ultime le maintien de l’ordre intérieur.
A l’opposé, la pensée confucéenne, imprégnée de la certitude que c’est au
contraire du développement interne de la société que peut procéder une
action pacificatrice en direction des confins, s’oppose à la mise en œuvre de
moyens militaires, considérant ces actions comme coûteuses et inefficaces.
Convaincue en outre de la «qualité inférieure» inhérente à l’espace extérieur,
elle oppose aux intérêts du centre le poids des moyens à mettre en œuvre
pour des résultats problématiques, voire indésirables, et condamne les
politiques d’expansion comme les guerres menées contre les Xiongnu.
Ce débat permet de s’interroger sur l’efficacité de la Grande Muraille. Si
on se pose la question de son efficacité en n’ayant à l’esprit que le schéma
voyant dans la muraille une fortification uniquement destinée à empêcher les
barbares nomades d’entrer en Chine, cette efficacité peut sembler faible. Il
est clair qu’elle n’a jamais arrêté une invasion. Du IIIe siècle avant notre ère
au XVe siècle, c’est-à-dire pendant près de deux millénaires, on construit et
l’on reconstruit cette muraille en sachant parfaitement que son efficacité
militaire est dans une disproportion considérable au regard des efforts
qu’elle coûte à la société chinoise. Est-ce à dire que l’histoire chinoise se
serait montrée aveugle pendant 2000 ans de leur histoire ? Ce serait lui faire
une injure imméritée. Il faut déporter, décaler l’image qui est communément
celle de la Grande Muraille. Celle-ci n’a jamais été continue et il n’y a
aucune raison pour que, par sa seule vertu, elle arrête toutes les tentatives de
franchissement. La prise d’un fortin, d’une tour, voire d’une porte reste à la
portée d’une offensive militaire puissante et décidée. La notion de frontière,
la conception de celle-ci selon un modèle linéaire de démarcation et son
devenir historique effectif, ne peuvent reposer sur des certitudes simples ni
surtout être réduits à leurs aspects strictement guerriers. C’est dans un ordre

288
de réalité plus vaste, qui concerne la Chine du nord dans son ensemble, que
réside une clef majeure du problème.
J’ai déjà signalé le rôle joué par la pression nomade dans les mouvements
de population dirigés vers le sud. Dès l’époque de Qin Shi Huangdi, la
Muraille poursuit comme un de ses buts le maintien de la Chine à l’écart
d’interférences supplémentaires avec les peuples de la steppe. Mais un autre
objectif, tout aussi important pour les Qin, consiste à utiliser la démarcation
frontalière comme un instrument destiné à empêcher la dilution de leur
propre potentiel dans l’établissement des équilibres entre Chine du nord et
Chine du sud.
Ces mouvements de population exercent des effets profonds au cours des
siècles suivants :
1) L’Empire de Chine, né et constitué au nord, entame dès son histoire
précoce un glissement vers le sud de son centre de gravité. Outre des aspects
politiques et la réalité de la pression nomade, nous retrouvons ici le rôle
moteur des gains de rendement et d’intensité, le passage déterminant à la
riziculture irriguée et la colonisation de régions se prêtant à des récoltes
annuelles multiples. Cette orientation vers le sud détache de plus en plus
nettement l’Empire de Chine et la Chine elle même de ses voisinages
«barbares» de la steppe.
2) Par ailleurs, cette évolution place potentiellement le peuplement
chinois septentrional, et la Chine du nord dans son ensemble, bien qu’ils
aient été les porteurs de l’unification, dans une situation de marginalité et
d’instabilité. Leur identité chinoise, à base agricole sédentaire, est confrontée
à une tension historique majeure avec des réseaux de pouvoir et d’influence
à base nomade. Les images de cette ambivalence sont multiples,
caractéristiques d’une histoire politique qui ne s’interrompt qu’avec la fin de
l’Empire mandchou en 1912. Les traits essentiels en sont une division
fréquente de la Chine entre le nord et le sud, et une alternance quasi-
permanente au nord entre des empires proprement chinois et une multiplicité
de pouvoirs et d’empires directement nomades ou plongeant leurs origines
dans les profondeurs du monde de la steppe.
L’importance de ce phénomène, sa permanence au fil des siècles, ne
peuvent être interprétées comme la succession aléatoire d’épisodes
anecdotiques. C’est la personnalité propre de la Chine du nord, et par
289
conséquent une grande partie de l’identité chinoise elle-même, qui y puise
leurs racines. C’est également dans cette optique que doivent être abordées
les notions et les formes prises par la frontière septentrionale de la Chine,
confrontée aussi bien à un problème pratique – le voisinage nomade devenait
menaçant et dangereux –qu’à une angoisse identitaire, voire métaphysique.
Or, il n’existait pas de véritable démarcation territoriale pouvant s’appuyer
sur la reconnaissance d’une délimitation naturelle et il n’existe
paradoxalement pas dans la conscience chinoise, à ses origines, de frontière
ethnique claire entre la Chine et le monde de la steppe, au point que
l’historien Sima Qian affirme que les Xiongnu sont bien de même origine
que les Chinois 146. Alors même que le mythe de l’unité de la Chine subit les
contrecoups des divisions répétées entre le nord et le sud, les fonctions aussi
bien matérielles que symboliques de la Grande Muraille y trouvent une
légitimité qui les transcende : la Grande Muraille est elle-même l’unité de la
Chine. Et elle ne remplit jamais autant ce rôle qu’en se plaçant elle-même
dans l’axe qui est celui de tout l’empire : tournée vers le centre, elle tourne le
dos à la frontière qu’elle matérialise.

III. L’histoire nomade et la frontière chinoise – un espace dans un


modèle de société
Initiative chinoise, la Grande Muraille, et plus largement la frontière entre
la Chine et la steppe doivent être également perçues à travers des
démarcations trouvant leur pertinence dans le monde nomade.
Au cours de la période qui aboutit en Chine à la formation du premier
empire unifié, les évolutions du monde de la steppe débouchent,
approximativement entre 270 avant notre ère et 223 avant notre ère, sur le
premier épisode politique majeur dans l’histoire du pastoralisme nomade.
Dans ce «mouvement vers l’histoire», les concurrences et les tensions, le jeu
des réseaux d’alliances se constituant entre groupes intrinsèquement faibles,
la formation et l’affrontement de coalitions associant et opposant ces réseaux,
l’émergence de lignages aristocratiques porteurs de prétentions politiques
dominatrices, celle d’un rôle durable de régulation au sein d’une société

146
Sima Qian, Shiji, Notes historiques, chapitre 110, Kwong chi Book Co.,
Hongkong, 1967, vol. 2,
290
nécessairement dispersée, conduisent à la constitution encore en
rudimentaire d’un appareil institutionnel et d’une culture politique. Ce
processus, dans lequel on va reconnaître l’irruption des empires nomades,
des «empires des steppes» de René Grousset, intervient donc au cours des
décennies mêmes, sinon des années qui voient la formation de l’Empire de
Chine. Il est tentant de penser que cette simultanéité fait sens et que les deux
mouvements, les deux processus se sont dans une certaine mesure renvoyés
l’un à l’autre, et qu’ils présentent un degré de corrélation plus important que
celui qu’on est tenté de leur reconnaître classiquement.
Quand Qin Shi Huangdi passe des anciennes levées de terre au
développement massif d’une institution nouvelle qui devient la Grande
Muraille, cette évolution, pour une part, épouse la réalité d’une menace
croissante : le pastoralisme nomade n’est plus une société en train de naître
mais un système développé, qui affirme sa suprématie et bientôt son
hégémonie sur des étendues continentales considérables, mais qui se dote
aussi de structures politiques qui peuvent être décrites, schématiquement,
comme impériales, et apparaissent susceptibles d’entrer en concurrence avec
celles de l’empire chinois naissant.
Il n’est donc pas étonnant que les sources écrites chinoises, dont
l’archéologie n’a pris le relais qu’assez récemment, insistent sur l’image
d’une prédominance et d’un pouvoir politiques. Il est souvent tentant de
procéder par analogie et d’utiliser le terme d’empereur pour des chefs de
statut variable. Dans le cas des Xiongnu, on relève l’émergence de ce que les
sources chinoises transcrivent par le terme de Shanyu, titre du chef suprême
de cet ensemble nomade. Xiongnu est-il un nom ethnique ou de la
dénomination d’une des coalitions, d’un des réseaux d’alliances politiques
qui structurent le monde nomade ? La question peut sans doute rester
ouverte même si, me semble-t-il, c’est la deuxième hypothèse qui s’approche
sans doute le plus de la vérité. L’étymologie même du nom des Xiongnu
pose problème. Il est tentant d’y reconnaître le nom mongol kümün/xün
«homme» et les historiens occidentaux sont souvent prêts à y reconnaître le
nom des Huns. Ni l’une ni l’autre des hypothèses ne sont absurdes, mais il
faut souligner que manquent malgré tout des éléments de preuve décisifs.
Plus que le nom d’une population, «Xiongnu» désigne sans doute,
comme l’histoire ultérieure nous en donne maints exemples, la confédération
291
politique qui établit sa domination, au IIIe siècle avant notre ère, sur une
étendue coïncidant grossièrement, mais en le débordant sensiblement, avec
le territoire de la Mongolie actuelle. Ce territoire est d’ailleurs rapidement
fragmenté en une aile occidentale et une aile orientale, ce qui apparaît aussi
comme un élément récurrent dans les empires qui prennent dans les siècles
suivants le relais de la puissance Xiongnu, sans autre explication sans doute
que l’étirement naturel de la zone de steppe le long du 45e parallèle. S’il n’y
a aucun contresens à privilégier une dimension proprement politique, celle-ci
doit être perçue comme inséparable aussi bien de l’ordre social pastoral
nomade que des mobiles propres qui animent celui-ci quand il se tourne vers
ses voisins sédentaires.
La première question qui se pose, à laquelle renvoient aussi bien
l’histoire politique et militaire que les échanges entre nomades et sédentaires
en Asie du nord, tient à la nature des délimitations qui distinguent les deux
populations et les deux systèmes. Agriculteurs sédentaires d’un côté,
éleveurs nomades de l’autre, tout semble séparer et opposer ces deux réalités.
Ici encore, il faut se méfier des évidences trop simples.
Un critère de discrimination est souvent invoqué, l’isohyète des 250 mm
annuels. Cette courbe aurait une valeur absolue et tracerait la frontière
délimitant l’agriculture sédentaire de la steppe pastorale, un total annuel des
précipitations supérieur à 250 mm étant «naturellement» associé à la
présence d’une agriculture sédentaire, cependant que des précipitations
inférieures à 250 mm y seraient au contraire impropres. Malgré une vision
qui ne perçoit le pastoralisme nomade qu’en termes de « défaut » par rapport
à la norme agricole, cette conception n’est pas totalement dénuée de
fondement, mais ne peut être adoptée comme une discrimination absolue. On
peut en observer le tracé et elle fournit des indications intéressantes, mais
elle ne peut pas fournir un critère exclusif. La démarcation entre Chine et
steppe constitue un processus anthropologique et historique complexe et
prolongé. Elle se profile en fait dès le néolithique.
Il est particulièrement intéressant de noter que ce n’est pas une opposition
primaire entre agriculture et élevage qui s’affirme d’emblée. C’est une
différenciation au sein des modes de domestication végétale, au cœur de
l’agriculture proprement dite, qui est en définitive un moteur essentiel de la
divergence entre celle-ci et le pastoralisme ultérieurement développé en
292
pastoralisme nomade. On observe dans la zone, de part et d’autre du Fleuve
Jaune, qu’un élément de spécialisation intervient dans les productions
céréalières, le nord utilisant principalement l’orge, plus robuste, cependant
que le sud privilégie la culture du millet. Or cette spécialisation joue un rôle
direct dans l’évolution des modes de vie des populations concernées et
intervient comme un élément discriminant des processus d’ethnogenèse.
L’orge, plante de régions froides et arides à écorce résistante, ne peut être
consommée qu’en la décortiquant et en l’écrasant en farine. Il faut donc la
moudre et, avec cette farine, faire des bouillies, des galettes, etc. On peut
aussi en faire un usage, marginal, sous forme de grains entiers grillés. On
peut enfin en faire une base de fermentation, qui fournit la bière. C’est
d’ailleurs sous ces diverses formes que l’orge reste aujourd’hui encore une
des bases de l’agriculture et de l’alimentation tibétaines.
Le millet, quant à lui, peut être consommé après décorticage superficiel et
concassage éventuel relativement grossier, les grains entiers pouvant être
directement bouillis sous forme de gruau. La chaîne opératoire qui doit être
parcourue jusqu’à sa consommation est donc moins longue et moins lourde
que celle de l’orge (ainsi l’obtention de l’orge perlée, la mieux décortiquée,
réclame-t-elle six opérations de frottage successives). La consommation
directe de l’orge grillé, ne représentant qu’une consommation marginale du
fait d’une déperdition de matière alimentaire plus importante, la nécessité de
moudre l’orge en vue de sa consommation accroît la part d’énergie
nécessaire par rapport à l’énergie restituée, et rend donc cette culture moins
« rentable » et moins « énergétique » (dans ce sens) que celle du millet.
En outre, il semble qu’on ait pu observer une différence sensible de
rendement global entre le millet et l’orge, à l’avantage du premier. La ration
alimentaire liée à ce rendement définit la viabilité et le niveau d’entretien
d’une population humaine. Or, le niveau numérique de cette population
présente des seuils minima en dessous desquels l’édification d’une structure
sociale par un trop petit nombre d’individus sur un espace très étendu
s’avèrerait impraticable. L’orge, avec des rendements faibles et surtout
irréguliers, se serait donc avérée impropre à assurer un accroissement
démographique pourtant socialement nécessaire. Dans ces conditions, le
passage à la production pastorale offrait en définitive une solution plus
efficace, le rapport entre énergie nécessaire dans un cadre pastoral pour la
293
capture de la domestication le dressage et l’exploitation des animaux et
énergie restituée par le troupeau et ses produits apparaissant à l’usage plus
favorable que la pratique d’une agriculture en zones arides. Les évolutions
qui s’imposent dès lors sont celles d’une part croissante de la production et
de l’économie pastorales. Puis, à la fois probablement pour répondre à la
pression d’une croissance démographique favorisée par le pastoralisme et
maîtriser les effets de la relative aridité des zones continentales de latitude
moyenne en Asie orientale, le développement de techniques d’usage alterné
et saisonnier des ressources, dont la généralisation, rendue possible par la
diffusion de la monte équestre, donne naissance au IIe millénaire av. n. è. au
mode de vie et au système pastoral nomade.
Le tournant pastoral du monde de la steppe, et la mise en œuvre des
mécanismes propres à l’économie pastorale nomade, établissent un système
confronté dans la longue durée à la disponibilité de surplus faibles et surtout
irréguliers. La configuration d’ensemble de ce système voit la population
s’organiser en petits groupes pastoraux, souvent restreints à la famille
nucléaire, ou à des réunions plus ou moins durables de quelques familles,
vivant des produits de troupeaux eux-mêmes relativement peu nombreux et
généralement non spécialisés, n’exerçant qu’une pression modérée sur le
complexe de ressources, eau et herbages fournis par la couverture végétale
naturelle. Contrairement à une image banale, le maître-mot de ce système
n’est pas la mobilité, mais la dispersion, qui y joue un rôle comparable à
celui de l’accumulation dans les sociétés agraires puis urbaines sédentaires.
C’est en effet la dispersion qui permet d’établir et de maintenir, au prix de
stratégies de modulation, un rapport viable et durable entre besoin humains,
rendement du troupeau, rendement et régénération des ressources primaires.
La complexité du système, et la place qu’y occupent des mécanismes
délicats de régulation sociale, tient à ce que chacun des paramètres évoqués
ici de façon très superficielle connaît des variations qui ne sont ni corrélées
ni en règle générale prévisibles.
Un tel système, caractérisé par la structuration des relations sociales en
réseaux incorporant la notion majeure de distance, n’a d’autre alternative que
de se tourner de façon dominante vers l’extérieur à chacun de ses niveaux.
Ceci reste un impératif constant pour des groupes peu nombreux et, par
conséquent, exposés de l’extérieur aux effets très lourds de modifications,
même minimes, des rapports de forces qui régissent leurs relations avec des
294
voisins proches ou lointains. Cette orientation centrifuge est, de même,
induite par la nécessité de conduire, au sein des réseaux, une stratégie
positive d’action sur ses partenaires. Or les stratégies de renforcement de son
propre potentiel, qui seraient destinées à modifier à son propre profit les
rapports de force, sont par définition sujettes à trop d’éléments
impondérables. La modestie et l’irrégularité des surplus rendent en effet
problématiques des gains de productivité qui pourraient alimenter ces
stratégies volontaristes. Dans ces conditions, la solution passe
nécessairement par la recherche d’alliances en évolution constante et donc
une ouverture permanente vers l’extérieur, dimension essentielle de la
viabilité. C’est d’ailleurs sans doute pour cette raison que les échanges, loin
d’être secondaires, y revêtent un caractère prioritairement extra économique
(qu’il s’agisse des stratégies matrimoniales, des stratégies d’entraide et de
garantie mutuelle matérialisée par exemple par des échanges de bétail ou de
la gestion des conflits, y compris par le recours à la force).
Mettre en évidence cette logique essentielle du régime social nomade fait
apparaître l’ampleur des contrastes dans lesquels celui-ci se situe par rapport
aux priorités du système agraire chinois.
La recherche de biens ou de services que la société pastorale nomade ne
produit ou n’assure pas, ou sur une échelle trop marginale, est liée à
l’absence de spécialisation, au faible niveau de la division sociale du travail.
Ceci ne signifie nullement l’absence des savoir-faire, mais leur diffusion au
sein de la société. Ces biens ou ces services sont donc moins ceux qui
supposent des compétences techniques exceptionnelles que ceux dont la
production ou la mise en œuvre imposent une immobilisation massive et
prolongée de population (ce qui est le cas de la métallurgie, mais ce qui
permet aussi de mieux comprendre la raréfaction dans la culture nomade de
la production de céramique). On se tourne alors vers l’extérieur pour se
procurer ces éléments, ce qui intervient d’autant plus facilement que le
fonctionnement même des unités dispersées favorise ce type de démarche.
La société nomade se structure donc en un ensemble d’unités dispersées,
celles-ci constituant des réseaux modelés par les relations de chaque unité
aux autres. Il est par conséquent normal que l’orientation globale du système
soit elle aussi tournée vers l’extérieur. Un rôle premier revient ici
naturellement à l’impératif écologique, technique et économique de
295
dispersion. C’est en se tournant vers l’extérieur que des éléments essentiels
de viabilité peuvent, à chaque niveau, être obtenus, mais aussi que tout
mouvement d’expansion est susceptible de remettre en cause des équilibres
fragiles et provisoires. La recherche d’harmonisation et de régulation de
l’accès au ressources suscite moins le partage inné d’une volonté délibérée
de solidarité au sein de l’ensemble du tissu social que le jeu de réseaux
d’alliances, et de réseaux de réseaux embrassant de loin en loin et à
intervalles relativement réguliers l’ensemble du monde nomade.
C’est ce jeu des réseaux, de leurs contradictions, synergies,
interpénétrations et interactions multiples, s’inscrivant dans la durée, se
rattachant à des traditions fondatrices et à des légitimités lignagères
renouvelées, qui créent les fondements de grandes entreprises politiques et
historiques « impériales » dont les Xiongnu établissent l’archétype.
Les mêmes phénomènes et les mêmes tendances à se tourner vers
l’extérieur jouent à une plus vaste échelle une fois que se constitue un
pouvoir. A un premier degré, la mission de ces « empires », moment de
recherche d’une régulation, est de permettre le retour le plus rapide possible
de la société pastorale nomade à la dispersion qui lui est nécessaire. En
d’autres termes, le triomphe de l’empire est dans sa dilution. Mais à un
second degré, il est fréquent que les artisans d’une telle entreprise prennent
la mesure des avantages qu’ils tirent de l’exercice du pouvoir et cherchent à
les pérenniser. C’est bien dans ce cas qu’il devient légitime de parler
« d’empire », voire « d’Etat ». Or cette nouvelle étape crée d’autres
impératifs.
Créer et entretenir, même de façon rudimentaire, une administration, une
armée, des relais de poste, etc., rend nécessaire de concentrer un certain
volume de moyens. Or, l’économie pastorale proprement dite, si elle fournit
bien des moyens et dégage des surplus, les fournit de façon irrégulière. Il est
donc difficile qu’elle assure le développement et surtout la permanence d’un
empire durable dont les ressources subiraient des fluctuations importantes,
constantes et aléatoires. La naissance d’un empire à base nomade suppose
qu’il gère habilement ses relations tant avec adversaires qu’avec partenaires
pour permettre à la population de reprendre un mode de vie fondé sur la
dispersion. L’édification de ses structures propres le contraint à entrer dans
une autre perspective, celle de la durée : devoir se procurer des ressources à
296
l’extérieur, qu’il s’agisse de biens matériels ou de la consolidation d’un
système et de ses institutions. Ceci se reproduit environ tous les 200 ans, du
IIIe siècle avant notre ère jusqu’au XIIIe siècle, et s’accompagne du
développement d’idéologies impériales dont un des ingrédients majeurs est
plus un souci de durée qu’une volonté d’expansion « gratuite » qu’on leur a
souvent supposée. Cette durée ne peut s’accomplir qu’en se tournant vers
l’extérieur pour se procurer les ressources que l’élevage nomade lui-même
est incapable de fournir de façon suffisamment massive et surtout
suffisamment régulière. L’image des «envahisseurs nomades» venant
« piller » le monde sédentaire sont bien sûr directement appuyées sur cette
réalité. Ceci n’est pas une vue de l’esprit. C’est bien un des moteurs du
système que sa capacité à intégrer dans sa gestion du temps et de la durée la
nécessité de se procurer des ressources à l’extérieur. Mais ici encore
l’évidence doit être prise avec prudence.
Un effet majeur de cette logique tournée vers l’externe réside dans
l’absence d’une pertinence propre de la notion même de frontière. La notion
de frontière est chez les nomades, spontanément inexistante, en particulier
celle d’une frontière ethnique. Si le réseau de relations qu’ils constituent est
prioritairement centré sur le partage d’un mode de vie pastoral nomade, il
s’accommode sans difficulté insurmontable de disparités ethniques voire
linguistiques profondes. Il s’avère même capable, de même que des éleveurs
nomades peuvent cohabiter sans s’y diluer au sein de sédentaires
majoritaires (ce qu’on a souvent voulu exprimer grâce au dilemme de la
« sinisation des barbares », souvent affirmée, rarement mise en évidence),
d’incorporer plus ou moins durablement des franges importantes de sociétés
sédentaires voisines. C’est, parmi de nombreux autres aspects qui le
rapprochent des empires nomades l’ayant précédé, une des capacités
remarquables dont témoigne la formation de l’Empire mongol et
l’organisation des conquêtes.
La frontière linéaire, aussi bien à l’échelle de l’économie pastorale qu’à
une échelle plus importante, n’intervient que sous l’action de puissances
extérieures et il serait vain d’en chercher des traces immédiatement nomades.
La logique même d’un réseau est d’être enchevêtrés et superposés à d’autres
réseaux et l’empreinte territoriale d’un réseau, si elle est souvent bien réelle
ne constitue pas une parcelle territoriale exclusive des autres. Il est important
qu’un éleveur, une famille, à plus ou moins long terme, s’approprient un
297
espace hivernal correspondant à leurs besoins. Ceci ne signifie pas qu’il en
découle la délimitation d’une zone territoriale quantifiable. Ce qui est vrai à
l’échelle d’un foyer l’est aussi à plus grande échelle. En d’autres termes, la
notion d’une frontière nomade, d’une frontière mongole, quelle qu’en soit
l’époque historique, y compris la période impériale, et au-delà l’image d’une
«Mongolie» conçue sur un modèle territorial délimité par des frontières,
restent jusqu’au XXe siècle, des anachronismes. Ce qui reste impérativement
premier est constitué par les relations humaines, ce qu’explicite
remarquablement le terme nutag, communément traduit par «territoire» et
dont la sémantique propre renvoie non à la notion d’étendue, mais à celle
d’un «réseau concret de relations humaines» 147.
Si la notion de frontière peut avoir un sens dans le contexte nomade, c’est
sous la forme non d’une ligne de délimitation, mais en tant que zone,
étendue ou espace de relations et de partage. Cette observation vaut pour la
production pastorale elle même et son appropriation territoriale : sur quelle
base pourrait-on penser une délimitation des pâturages d’un éleveur par
rapport à un autre ? Elle n’en a aucune, en particulier dans la longue durée.
Dans le même temps, aussi dispersée que soit la population, elle connaît et
intègre la position, les besoins, des groupes voisins, souvent distants, parfois
très éloignés.

147
La fixation de frontières territoriales n’a pu apparaître dans l’histoire mongole
que sous l’effet de la domination bureaucratique sino mandchoue des Qing
(mandchoue, XVIIe - XXe siècle), créatrice d’unités administratives territoriales,
mais c’est également à la suite de la conclusion par ce même empire de traités
délimitant ses frontières septentrionales avec la Russie et dont plusieurs
comportaient des dispositions applicables à la Mongolie (Nerchinsk en 1689,
Kiakhta/Bur en 1727, etc.). Quant à la frontière méridionale actuelle de la
Mongolie, elle est le résultat direct de la proclamation d’indépendance de 1911 et
de ses suites politiques et diplomatiques jusqu’en 1945, même si pour une part elle
renvoie à des partages de succession remontant au XVIe siècle. Quoi qu’il en soit,
ces frontières, sous la forme où nous les connaissons, n’émanent pas de la société
pastorale nomade elle-même mais lui sont en quelque sorte surimposées de
l’extérieur.

298
Un fait peut sembler paradoxal : cette société doit élargir sa propre
dispersion sous peine de succomber à son propre surpeuplement, aussi relatif
que puisse sembler celui-ci, mais cette dispersion, si elle ne contient pas le
retour vers l’autre, débouche sur un conflit dont l’issue reste souvent
aléatoire. Le conflit, quand il n’est pas une banale vendetta est donc un signe
que le voisinage n’a pas été géré efficacement. La cohésion du système
social nomade repose ainsi sur une complémentarité entre les relations et les
tensions. Elle tient aussi à la part considérable qui revient à la
communication. Le contraste est très net avec la situation de sociétés rurales
sédentaires constituées de villages, îlots pouvant être fortement isolés, et
entre lesquels on peut parfois constater jusqu’à des difficultés de
communication. Celles-ci sont partiellement surmontées, dans une division
sociale du travail assez poussée par l’intervention de la couche spécialisée
des marchands, colporteurs, etc.. Mais subsiste la rigueur avec laquelle
s’imposent les limites et les frontières. C’est ce trait qui rend compréhensible
la violence des conflits de bornage entre village (mais aussi leur
dépassement symbolique, rituel et ludique, dans nos modernes sports
d’équipe), sans équivalents directs en société pastorale nomade.

IV. La Chine du nord et la longue durée des interactions et des


superpositions
Face à cette vision nomade, centrifuge, susceptible d’inclure une
périphérie marquée par la cohabitation de systèmes différents (ce qui est
applicable au réseau nomade de relations peut également se mettre en place
entre nomades et sédentaires), des communautés sédentaires se démarquent,
tournées, elles, vers un centre de gravité interne. Ces communautés se font
de la frontière la conception d’une ligne de démarcation exclusive,
normalement associée à la fois à la définition de leur propre espace vital et à
la confrontation avec un «extérieur» 148 auquel elles tournent le dos.

148
Qu’on s’interroge sur la sémantique du nom même de «frontière». Les Mongols,
pour leur part, ont eu recours pour nommer la frontières aux termes zax, qui peut
désigner le «bord», «bord d’un vêtement» en particulier, et qui tirent en outre de
son usage dans le sens de «frontières» un emploi particulier, historiquement liée à
299
Cette production de la frontière comme ligne entre naturellement et
fortement dans la logique du système constitué par la société rurale et
urbaine sédentaire. On comprend mieux, dès lors, au-delà de ses fonctions
purement militaires, la complexité des missions assignées à la Grande
Muraille. Démarcation linéaire et logique centraliste renvoient au premier
degré à l’histoire de l’espace chinois. A l’opposé du modèle nomade de
dispersion, cette répartition tendanciellement isomorphe et homogène de
l’espace agraire et urbain est pilotée par deux carrés : le champ et la muraille
de la ville fortifiée, orientée selon les axes des points cardinaux et retrouvant
le modèle cosmogonique de la Terre elle-même. En poursuivant la
comparaison des deux systèmes, nous pouvons revenir à un point évoqué
plus haut : la logique qui guide la société nomade, l’économie des réseaux,
n’est liée ni au lieu d’implantation, ni au problème du rayon d’action d’un
groupe ou de sa zone d’influence. Ce sont la vitalité, la mobilité du réseau
des alliances qui s’y intègrent, mais aussi leur orientation, qui sont
déterminantes (un bon exemple de la fragilité qui en découle est donné par
les effets quasi immédiats de la mort de Jisügei, père de Temüžin, qui
montrent clairement les limites du rôle des relations consanguines comme
modèle opératoire d’organisation de la société).
La part des réseaux de relations propres à la société nomade dans la
gestion des relations avec l’extérieur rentre dans la confrontation de ces deux
logiques. D’une part, les échanges qui peuvent être conduits à la frontière le
sont, du côté nomade, par les détenteurs ou les prétendants à un rôle
dominant. Les produits obtenus, injectés par leurs soins dans la société
contribuent avant tout à asseoir leur importance et leur propre prestige. Il en
va de même de la recherche, à la périphérie de la zone nomade, d’éléments
de caution ou de légitimation, titres honorifiques ou mariages princiers,
contributions à la consolidation du réseau qu’on domine.
Dans ce recours aux relations extérieures, les limites du réseau ne
s’arrêtent pas en effet aux nomades eux-mêmes. Dès lors que la notion de
frontière ne s’impose pas, dès lors que, dans la longue durée, le centre de
gravité de la vie sociale se situe dans le devenir des réseaux d’alliances, peu

celui-ci, puisqu’il assure la dénomination du «marché». Les termes alternatifs xil


et xjazgaar entrent pour leur part dans le champ des termes de segmentation.
300
importe que l’allié du moment appartienne à une population ou à une autre.
D’où la possibilité de l’intégrer à son propre dispositif, comme de lui
emprunter certains éléments de sa propre puissance (dans le même temps la
société sédentaire est amenée beaucoup plus lourdement à se poser aussi
bien les questions de l’identité que celle de l’intégration). C’est sur ce plan
que la question des emprunts entre nomades et sédentaires, y compris ceux
d’institutions politiques, acquiert toute son importance.
Un des éléments moteurs de la relation et des formes historiques prises
par le contact des nomades et des sédentaires tient à ce que du côté nomade
les échanges ne sont pas prioritairement de nature économique mais restent
liés à la logique des réseaux centrifuges. Cependant que, du côté sédentaire,
on est en présence d’un système comportant de façon dominante les
exigences d’un marché convergeant vers une ville fortifiée et, au-delà, vers
les centres d’un empire. Dans cette logique de marché, ce qui est premier
n’est pas la circulation elle même, mais l’accumulation et le bilan entrée -
sortie qui lui est associé, et qui se doit de faire apparaître un excédent
capable d’alimenter l’accumulation.
Il y a dans la mise en contact de ces deux dimensions aussi bien les bases
de relations durables que le maintien tout aussi persistant de déséquilibres
essentiels entre la Chine sédentaire et la steppe nomade.
Les relations qui s’établissent, quels que soient les termes concrets de
l’échange (des chevaux contre de la soie, des fourrures contre du métal, etc.),
ne visent à aucun moment à l’obtention d’un équilibre permanent et figé
selon des critères de valeur comptable des produits échangés. Les deux
partenaires ont des motivations, des priorités et des «modes de calcul» qui ne
sont ni similaires ni, à l’extrême, comparables. Si on adopte une
représentation vectorielle de ce schéma, on peut observer que dissymétries et
déséquilibre, moteurs historiques et facteurs de mobilité, sont
paradoxalement représentés par des vecteurs de même orientation :

Nomades frontière sédentaires


centre périphérie ! périphérie centre

301
Les formes et les contenus multiples de ce déséquilibre peuvent être
rapidement évoqués : là où les acteurs nomades de l’échange sont des chefs
ayant en vue leurs intérêts politiques, les acteurs sédentaires sont des
marchands préoccupés de rentabilité et d’accumulation, ainsi que des
administrateurs ou des chefs militaires dont la préoccupation première est le
maintien de l’ordre à la frontière. Ainsi, quand des demandes de produits
alimentaires apparaissent au moment de négociations sur les marchés
frontaliers, il s’agit de démarches directement politiques destinées à
consolider les positions de leurs auteurs, et qui sont traitées comme telles.
Comment ces divers éléments rejoignent-ils une histoire réelle, et quelle
est la place de la Grande Muraille dans cette logique ? A chaque fois que
l’histoire nomade produit un accroissement de sa tension centrifuge, c’est-à-
dire quand les structures politiques au sein du monde de la steppe convergent
dans l’émergence d’un nouvel «empire», cette tension a un effet double sur
la réalité chinoise elle-même. Premièrement, nous l’avons vu, l’unification
de la Chine est liée à un recentrage majeur : les Qin sont un royaume
périphérique qui entreprend d’étendre son pouvoir sur l’ensemble de la
Chine par les méthodes d’une centralisation radicale. Cet ensemble est
soumis non à une invasion mais à une pression de la puissance Xiongnu elle
même en cours de formation. Un des effets essentiels de cette situation, qui
découle largement de l’émergence nomade, désormais effectivement
menaçante, est le recentrage spécifique qui accompagne l’unification
chinoise, et en déplace le centre de gravité vers le sud. Par contraste, la zone
située à proximité de la Grande Muraille, berceau historique de l’Empire, en
devient une périphérie sociale et économique, une province marginale. Dans
ces conditions, la population chinoise du nord se trouve en quelque sorte
«abandonnée». Ce processus va faciliter à partir du IIIe - IVe siècle un
phénomène marquant de l’histoire chinoise du nord jusqu’à l’époque
contemporaine : la mise en place d’un modèle dans lequel le décentrement
chinois vers le sud laisse la Chine du nord largement ouverte, malgré la
Grande Muraille, à un espace de superposition entre un système à priorité
sédentaire, chinois, et la présence, prolongée et répétée de dominations
impériales nomades, ces dernières pouvant parfaitement prendre la forme de
dynasties « chinoises » comme le montrent les empires des Wei du nord
(Tabgač, 386-534), des Liao (Kitan, 907-1125), des Jin (Žürčed, 1115-1234),
des Yuan (Mongols, 1279-1368) et enfin des Qing (Mandchous, 1644-1911).
302
Il faut considérer en définitive la Chine du nord, et dans cette perspective
la Grande Muraille elle même, comme terrain d’interactions associant des
complémentarités essentielles et des dissymétries radicales entre monde
chinois et monde nomade.
1) complémentarités : ce sont tout d’abord celle qui se matérialisent
dans les produits échangés entre la Chine et le monde de la steppe. Le
catalogue en est abondant et beaucoup mieux équilibré que ce qu’une
opposition superficielle et vulgaire entre Chine «civilisée» est steppe
«barbare» suggère parfois. Il est évident que l’offre nomade, dans la longue
durée, a porté sur certains objets essentiels, parmi lesquels le cheval occupe
une place privilégiée. Mais d’autres produits, tels que les fourrures, les bois
de cerf, le ginseng et d’autres substances très recherché en Chine ont joué
également un rôle important. De son côté, la Chine du nord a pu fournir au
monde nomade des produits dont il était demandeur et peu ou pas producteur,
qu’il s’agisse de textiles, au premier rang desquels la soie, mais aussi le
coton, de articles métallurgiques, coutellerie ou chaudronnerie, de produits
alimentaires, dont le thé mais aussi des céréales. A ces échanges matériels,
doivent être associés également l’emploi par la Chine de contingents
nomades, auxquels répondaient, comme cela a été signalé plus haut, la
fourniture à des chefs nomades de titres honorifiques, voire de mariages
princiers qui intervenait directement dans les réseaux politiques et les
rapports de force de la société nomade.
2) dissymétries : ces éléments de complémentarité, loin d’être porteurs
de stabilité, entrent en réalité dans une dynamique d’attirance et de rejet dont
l’intérêt tient à ce qu’elle repose sur des polarités différentes.
La stratégie sédentaire, appuyée comme nous l’avons souligné sur la
conception forte d’une frontière linéaire étroitement dictée par sa logique
tournée vers le centre, est à la fois guidée par une orientation des échanges
selon des intérêts directement économiques et marchands, et par une
conception, souvent contradictoire, visant à prémunir les espaces sédentaires
contre les risques d’un franchissement de leurs propres limites et d’une
violation de leur propre identité ethnique et sociale.
La stratégie nomade, tournée vers l’extérieur, y recherche à la fois des
partenariats et des cautions. Mais elle est surtout conduite à s’y procurer les
ressources qu’exige la durée de ses entreprises politiques.
303
La confrontation de ces deux conceptions, loin d’empêcher les échanges
entre nomades et sédentaires, a fourni à chacun des deux partenaires des
mobiles d’en entretenir la permanence. Il faut toutefois souligner à nouveau
que les mobiles des uns et des autres sont non seulement différents mais dans
une large mesure opposés. C’est de cette dissymétrie, et des «bascules»
historiques auquel elle donne naissance, de ce déséquilibre entre centripète
sédentaire et centrifuge nomade qu’est largement faite l’histoire de leurs
relations.
C’est cet ensemble qui fait de la Chine du Nord non un espace autonome
délimité et protégé par une ligne frontalière qui aurait prétendu à l’étanchéité,
mais une zone d’interaction prolongée, dont la démarcation septentrionale
contribue à souligner l’identité propre sans pour autant l’enfermer dans un
isolement radical. Elle apparaît dans cette optique simultanément comme le
foyer constitutif essentiel du peuplement chinois et de son identité, et comme
la zone d’action, complémentaire à celle de la steppe, qui permet à des
empires nomades de jouer pendant plusieurs siècles un rôle renouvelé à
plusieurs reprises mais toujours majeur dans le devenir historique de la
Chine elle même.
Si la Grande Muraille est un symbole de la Chine toute entière, n’est-il
pas tout aussi symbolique que l’unité territoriale de la Chine impériale,
préfigurant l’entité chinoise moderne, ait été, avec les grandes dynasties
chinoises des Han et des Tang, l’œuvre de dynasties de conquérants, les
Mongols Yuan puis les Mandchous Qing ?

304
Воздействует ли исторический образ Чингис хана на
современную монгольскую действительность ? 149

Как будто очевидно и бесдискуссионно для нас всех обсуждать


актуальное значение Чингис хана после 840 лет. Но этот факт является
ли настолько натуральное, что можно его пропускать без хотя бы
секунды размышления ? Ведь сколько других государственных
деятелей, полководцев, и даже художников, в своё время известных и
славных, исчезло из нашей памяти. Как объяснять такое редкое явление
? Совершенно естественно, каждый народ имеет и уважает свои
символы, воспоминает замечательные страницы своей истории и
отмечает роль своих выдающихся людей. Целая эта символика
составляет неотделимую и даже центральную часть общественного и
культурного сознания данного народа. Незакономерно отрицать эти
явления и, ещё более опасно, запрещать или репрессировать их
выражения. Не менее естественно, каждая новая фаза в истории
данного народа сопровождается изменениями в изображении и в оцене
прошлого. Ничего удивительного нет, в том что в переломные периоды
эти изменения осуществляются под сильным эмоциональным влиянием
и даже давлением. Бывают, конечно, случаи когда образ какого-то
«Золотого века» или выдающейся личности подчиняется
политическому или коммерческому утилитаризму, когда этот образ
превращается в инструмент националистических манипуляций (имею в
виду как епизоды связанные с 800-летием Чингис хана в 1962 г. в
Монголии и за её границами, так и преувеличения в употреблении
фигуры и имени Чингис хана в 90-х годах в политических,
религиозных, но и торговых целях ). Эти явления требуют собственные
исследования и подходящие ответы, но они ни в коем случае в
состоянии или создать, или испортить целую и полную картину. Если
речь идёт о Чингис хане, особое богатство Монголии и Монголов
является огромная беспрерывная историческая и историографическая
традиция ему посвящена.

149
IXe Congrès International des Mongolisants, Ulaanbaatar, 5 août 2002
305
Можно утверждать, что существование до сих пор и живой характер
этой традиции, является первым вкладом Чингис хана в современную
монгольскую действительность. Нет больших вопросов современности
в обсуждении которых не был бы возможным, идаже неуникаемым
возврат к Чингис хановским временам и наследию. Это так оказывается
на пример в дискуссиях самых актуальных экологических проблем. В
эту традицию входят выдающиеся исторические дела глубокого
прошлого, которые несправедливо ещё определяют как «хроники»
(когда «Алтан товч», «Эрдэнийн товч» и другие сочинения, не говоря
уже о «Монголын нууц товчоо», настолько шире и богаче чем простые
летописи). В эту богатую традицию включаю наших коллег и друзьей,
монгольских историков XX века, археологов, специалистов многих ещё
наук. То, что они пользовались новыми, научными, методами
исследования, и ещё больше то, что они проводили трудную и
мужественную работу под огромным давлением сложных и часто
трагических исторических условий никак их не исключает из этой
традиции. Конкретно в этот способ подчеркивается, что эта традиция
никогда не была замкнутым корпусом и всегда существовала и
развивалась неоторванная от собственных условий различных
исторических эпох.
Уникальное явление, собственное монгольской культуре, является
сосуществование и взаимодействие в этой традиции этих письменных
памятников с огромной устной народной литературой, широкое
распространение которой обясняет между прочим, что образ Чингис
хана не остался собственностью узкой социальной или культурной
элиты. Формированию и развитию этой традиции содействовали ещё в
значительной мере культ и элементы культа Чингис хана, как в
собственных, так и в ламаизированных формах.
Сам портрет поднимает ряд вопросов, которых я не претендую
решать. Мне кажется только, что мы не располагаем достаточно
бесспорными информациами касающимися физической внешности
Чингис хана. Все описания скупые, и известные портреты, китайские
или персидские, являются поздными картинами или миниатурами и
можно сомневаться в их реализме. За то, не исключено, что отсутствие
верного физического портрета играло свою роль в «психологизации»
306
образа Чингис хана. Использование известного юаньского портрета
конца XIII века отвечает на практическую нужду конкретного
изображения и не вызывает особых возражений, но сам характер
портрета в какой-то степени определён психологией художника (можно
сравнивать под этим взглядом портреты Чингис хана опубликованные в
разных европейских книгах в XVIII-XIX веках и широко
распространенные в последние годы в Узбекистане портреты Тимура,
инспирация которых являтеся известная реконструкция Герасимова.
Удивительное сходство между этими портретами не случайное и
сводится к тому, что все художники, включая Герасимова, очевидно
передают впетчатление грозного выражения лица своего героя). Не
исключено тоже, что, особенно у некоторых европейских авторов XIX
в., представления о Чингис хане в известной степени соединялись со
тогда модным расистским мифом о «Жёлтой опасности».
Переход к психологической стороне личности Чингис хана должен
быть также осторожным. Тенденция как раз к такому изображению
Чингис хана наверно занимает доминирующую позицию. Одно из
наиболее полных изображений характера Чингис хана получаем из
страниц «Монголын нууц товчоо». И есть наш долг перед неизвестним
автором, констатировать каков богатый, сложный, но и
противоречивый является этот характер. Не исключено, что
комплексны - намерения автора «Монголын нууц товчоо», и не только
характер Чингис хана. Но проявляются в нём и грандиозное величие, и
храбрость, мудрость, реализм. Но в то же время, бывают у него
моменты нерешительности, когда мать и жена как будто ему диктуют
самые кардинальные решения. Одним словом, не позваляется забывать
о том, как ещё малчиком боялся собак.
К сожалению, психологический портрет Чингис хана слишком часто
ограничивается более или менее либо мифизацией его личности, либо
произвольным выбором «хороших» качеств или «плохих» недостатков
нашего героя (в зависимости от ориентации и приоритетов автора),
основанных как правило на очень фрагментарных, часто
сомнительных, отрывках всякого типа источников и чаще всего
переписанных из книг в книги без необходимого критического
обсуждения.
307
Было бы трудно создавать концепцию роли Чингис хана в
современной монгольской действительности, основанную на такой
«психологии».
Далеко от такой концепции, по какой осталась бы только
искусственная немая фигура Чингис хана, его величие, его способность
играть такую роль в сознании современных Монголов,
непосредственно связаны с тем, что он является конкретным
человеком, и что его индивидуальные черты, в свою очередь, близкие
тем, пусть даже идеализированным, которые Монголы признают
присущими для самого себя вообще. Хотя собственные его
психологические черты и эпизоды его биографии единственны и
неповторимы, тем не менее создаётся исторический и
антропологический тип индивидуальности, в котором эти черты и
эпизоды занимают чуть не центральноеместо. Благодаря этому типу,
игравшему и играющему решающую этногенетическую роль в
создании и эволюциях тождества монгольского народа, осуществляется
продолжительная общественная и культурная интеграция черт
характера, норм личного поведения и системы индивидуальных
ценностей. Первый опыт описания этого исторического типа
индивидуальности был предложен мной 20 лет тому назад в статье
французского журнала «Ля Пансе» 150 . К сожалению, я тогда ещё
останавливался главным образом на обсуждении политических черт
личности Чингис хана, что ограничило значение этого опыта.
Хотя Чингис хан, его жизнь и деятельность, их восприятие
современниками и наследниками внесли в данный тип существенные
корректы и изменения (особенно в области связей между собственной и
политической сферами поведения), тем не менее он не является её
единственным творцом. Корни этой индивидуальности лежат в самых
основах и во фундаментальных категориях монгольского
общественного строя -кочевого пасторализма. Тем самым, лучше
освещаются на мой взглядь роль Чингис хана и продолжительность его

150
J.Legrand, Type et modèle historique d’individualité : Cinggis qan, La Pensée,
№ 228, р. 104-115
308
влияния. При этом подчеркивается, что зря считаются
противоположными индивидуальное и общественное.
Конечно, гигантские и спектакулярные события, грандиозные
походы и завоевания быстрее притягивают внимание, чем ежедневные
нужды и трудности кочевых скотоводов, и это можно понимать. Но всё
таки именно на этом уровне находятся ответы на поставленный вопрос.
Трудности в интерпретации личности и роли Чингис хана в какой-то
степени могут быть связаны с недостатками в анализе кочевого
пасторализма. С одной стороны история Монгольской империи и
самого Чингис хана ещё не так редко излагается, особенно в
популярной литературе, забывая, временем полностью, кочевую
сущность монгольского общества, условия и последствия этого
положения. Во вторых, хотя учёные разных стран и направлений, в том
числе монголоведы, уже провели огромную работу, ещё немало не
тронутых вопросов. Но больше всего, многие исследования
употребляют научные подходы, как будто универсальные, а на самом
деле непосредственно и узко связанные с условиями и опытом оседлых
обществ и народов. Характерен такого положения является
бесконечная и в значительной мере бесплодная дискуссия о «земельной
собственности» у кочевников, которая в своё время задерживала
переход к нужному обсуждению земельных отношений в кочевом
пасторализме на реальных научных началах. И здесь, когда решаются, в
условиях сегодняшней Монголии, вопросы земельного права и
персрективы приватизирования земли, остро проявляется актуальность
глубшего анализа кочевого общества прошлого. Здесь нет время и
место излагать в подробностях глобальную систему кочевого
пасторального общества. Ограничусь теми наиболее общими
характерами непосредственно определяющими черты типа
индивидуальной личности которому отношу Чингис хана. 1- Дисперсия
как главный ответ (и как фундаментальный принцип) кочевого
пасторализма на природно-ресурсные условия северо-
центральноазиатской степи. Подвижность как вторичный элемент,
позваляющий реализацию дисперсии. 2 - «Низкий уровень»
общественного разделения труда. Как раз «низкий уровень» здесь
типичный пример пользования «седентарного» понятия. Речь не идёт о
масштабе, но о том, что наблюдаются явления качественно разного
309
характера. Во первых, одно из наиважнейших последствий дисперсии в
том, что каждое хозяйство должно быть в состаянии удовлетварать все
свои основные нужды. Последствие этого, в свою очередь, в широком
распространении среди скотоводов, часто на высоком уровне, всяких
форм умелости, разных технических способностей, в любопытстве к
всему новому, в пользованию широким кругом комплексных знаний,
понятий и операционных комплексов (переведя этим термином понятие
«chaîne opératoire», центральное для А.Леруа-Гуран).
Во вторых, для выяснения особенностей личности Чингис хана,
совершенно решающее значение имеет факт, что в этом обществе, не
может существовать какого нибудь слоя постоянно оторванного от
непосредственного животноводческого кочевого производства (что мы
только что видели с ремеслом). Совсем другую картину можно
наблюдать на пример в европейском феодализме, где
аристократическое сословие сеньоров даже не имеет права лично
заниматься земледелием. Эта разница - огромная. Нам припоминает,
что Чингис хан - скотовод и кочевник, и что это определяется не
столько анекдотическими обстоятельствами, сколько самой сущностью
кочевой технической, экономической, социальной и культурной
системы3 - Доступ к ресурсам - источник одновременно
кооперирования и конкуренции, о чём не стоит говорить здесь дольше,
но которое во многом определяет следующий пункт.
4 - В условиях дисперсии немногочисленных групп, располагающих
относительно слабыми силами, и между которыми соотношения сил
мало стабильны, развитие сетей отношений и союзов на близких и
далёких, родственных и не-родственных началах и основах является
общим принципом организации общества как целого.
5 - Открытый и центробежный характер общественной сруктуры
(когда логика оседлой системы является во многом
центростремительой) придаёт этим сетям и отношениям то, что можно
определить как сущность политической институции, в которой сила
играет конечно определённую роль, но как правило, после
исчерпывания «дипломатических» возможностей и коммуникации.

310
6 - На этих основах, проявление родовых форм и развитие, через
продлительные механизмы, доминирующих аристократических родов
играющих руководящую, хотя как правило не постоянную роль, вплоть
до создания известных «кочевых империй». Здесь занимает особое
место вопрос внешних отношений, тесно с этими связанный.
Нужно ли долго доказывать в чём связана личность и деятельность
Чингис хана с этими разными аспектами кочевой системы. Я уверен в
том, что каждому из вас имеет в виду гораздо больше эпизодов, слов и
воспоминаний, чем я мог бы сам цитировать. Не исключаются из этого
предприятия никакие мотивации и оправдания, никакая реакция на
неожиданные события, ни вес материальной необходимости, ни
мобилизация идеологических и религиозных схем, ни давная традиция
ни революционная иновация.
Все эти аспекты, и ещё некоторые другие, служат в конечном итоге
реализации одной фундаментальной проблематики : превращать хаос,
слабые и не равные ресурсы, беспрерывные скоки и столкновений
природы и человека, как внутри так и вне степи, в постоянную
жизнеспособную структуру. Создавать постоянность исходя изо
мгновенности непредвидимого. И в этом, в конце концов - наиболее
тесная связь личности и деятельности Чингис хана с актуальностью и
современностью : на вопросы которые нам не кажутся уже в конечном
итоге такими чужими, он искал ответы, и некоторые из них
перебрались к нам через столетия.

311
Les nomades : histoire d’espaces 151

Un espace hors du temps ?


C’est une steppe immense, grise et dorée. Au Nord, le trait noir des cimes
des mélèzes dessine une crête. Sous les pieds monte l’odeur du serpolet et de
l’absinthe sauvage. Loin, au pied d’une pente interminable, trois yourtes sont,
image d’un écrivain mongol, des boutons blancs sur la soie jaune de la
steppe.
Plus près du campement, quelques moutons et quelques chèvres, une
longue corde à même le sol à laquelle sont entravés des poulains. A
quelques mètres, deux chevaux de selle, prêts au départ, hochent la tête, leur
bride nouée au cordage de l’ujaa. Un enfant, les cheveux doués d’un ruban,
joue avec un agneau. Une porte s’ouvre, un homme jeune, hautes bottes à
semelle plate et pointe recourbée, sa longue deel brune retenue par le tissu
orange de sa ceinture, s’approche des chevaux, dénoue une bride, prend son
envol sur un étrier et dans une volte disparaît vers la montagne, déhanché sur
le flanc de sa monture, à peine secoué par son trot ras et saccadé.
En hiver, l’image aurait pu sembler la même. Les yourtes enfoncées
peut-être davantage dans un creux de vallée, une pierre gelée qui se fend et
dont on entend le claquement à des lieues, un mince filet de fumée bleue
montant tout droit vers le ciel dans un air cristallin, presque palpable. Notre
cavalier, sans doute aurait arboré un large bonnet de renard et le bord de sa
deel aurait laissé voir une fourrure claire.
Il est tentant de voir dans cette paix de début du monde un rythme
immuable et immémorial. Depuis la nuit des temps, les hommes et les
femmes de la steppe auraient ainsi vécu sans que le devenir eut prise sur eux.
Ils auraient ainsi suivi leurs troupeaux, ne les délaissant de loin en loin que
pour une chasse aux fourrures dont ils faisaient parfois le commerce avec
leurs voisins.
Et tout à coup, sans crier gare, sans que rien ne laisse présager cette
fureur, ces paisibles éleveurs seraient devenus, par la force d’un conquérant

151
Paru sous le titre « Un espace hors du temps ? » dans Michel Setboun,
Mongolie, Rêve d’infini, La Martinière, Paris, 2002, pp. 7-12
312
aux yeux de feu, le grand fléau qui fit vaciller le monde et qui jette encore,
après un millénaire presque, un frisson de terreur dans la mémoire des
peuples.
Gengis khan ! Gengis khan ! Quelle force nouvelle les avait ainsi
poussés à la conquête de l’univers - éclair de génie ou cataclysme de folie
meurtrière ? A quoi surtout tient cet abîme entre une vie au rythme des
saisons et des bêtes, quand sur le pâturage le gris et l’or, le blanc, le vert et le
violet tournoient au kaléidoscope inconstant de l’ombre des nuages, dans
l’immensité d’un silence que ne rompt que la mélopée du magtaal, et le
fracas des batailles, l’ivresse des campagnes lointaines, quand les sabots des
chevaux piétinent le sang des villes saccagées et s’éclaboussent à l’écume de
rivages inconnus ?
Quels stéréotypes se repoussent, et auxquels croire : les nomades
mongols auraient vécu et vivraient en dehors du temps, mais aussi quels
bouleversements et quelles évolutions entre les implacables guerriers du
XIIIe siècle et le berger hospitalier et placide qui nous reçoit sur son seuil.
Les conduites comme les mobiles sont naturellement multiples et
enchevêtrés. Du moins peut-on avancer quelques éléments de
compréhension. Leur enchaînement est si ténu et si fluide qu’il défie souvent
la perception, mais en même temps il est si implacable, qu’il n’y a rien, dans
la steppe, qui puisse prétendre s’y soustraire. Cette longue chaîne
d’interactions unit les cadres naturels, les conditions et les ressources, avec
leurs opportunités et leurs contraintes, au devenir des hommes et des
peuples.
Le pastoralisme nomade, et celui des Mongols est exemplaire, n’est ni
une errance passive ni l’obéissance à quelque pulsion surnaturelle. C’est,
dans des conditions qui peuvent nous sembler exceptionnelles, le mode de
vie d’homme et de femmes qui, comme ailleurs, cherchent par leur travail à
ravir à la nature les moyens de leur existence. Que cette quête les conduise
aussi loin sur les voies de l’invention ou de la conquête, est ici donné à voir.
Ce qui pourrait apparaître comme la recherche d’une simple réponse à
l’hostilité de conditions extrêmes, voire comme une fuite devant elles,
comme la saisie désespérée de chaque fragile chance de survie, doit être bien
perçu comme une réponse originale, riche et complexe aussi bien dans ses
techniques et ses stratégies que dans ses valeurs. Aussi bien dans sa vie
313
quotidienne que dans ses espoirs, ses rêves et ses frayeurs, dans son être au
jour le jour que dans les torrents de son histoire.
Dans sa quête non de survie mais d’existence, l’homme a su élire, dans
les steppes du Nord de l’Asie, une stratégie, une maîtrise de son destin,
infinité de compromis entre lui-même et la nature, mais aussi entre lui-même
et ses semblables.
Un grand cadre, tout d’abord, se dessine : la steppe elle-même. Une
bande de territoire étirée de la Mer Noire à l’Océan Pacifique, dont les
confins septentrionaux et méridionaux se perdent dans les toundras ou les
déserts. Entre les deux, un enchevêtrement de forêts et de prairies, mais aussi
un climat écrasant, moins par sa rudesse absolue que par son imprévisibilité
et son irrégularité constantes. D’une saison à une autre, du jour à la nuit,
entre les heures d’une même journée, les ruptures sont violentes,
irrésistibles. À la fois sec et froid, ce climat n’autorise que des récoltes
maigres et irrégulières. Même s’il semble qu’un régime associe les chaleurs
de l’été à l’humidité qu’apportent alors les pluies, la réalité est plus
complexe. Quelques semaines, voire quelques jours de décalage, toujours
possibles, se transforment en sécheresses printanières ou au contraire en
tempêtes de neige tardives et meurtrières, qui, les unes comme les autres,
peuvent suffire à déséquilibrer les rythmes et ruiner les espoirs d’une année
entière.
Là où le néolithique avait vu l’homme pratiquer aussi bien l’agriculture
que l’élevage, l’âge de bronze entame une évolution vers un pastoralisme de
plus en plus exclusif. Une leçon s’impose en effet : dans la recherche du
meilleur équilibre possible entre l’énergie qu’il dépense pour satisfaire ses
besoins et celle que lui procure son travail, l’élevage fournit une à l’homme
des réponses plus souples et en définitive plus efficaces. Rendements faibles
et fluctuants sont peu compatibles avec le maintien sur une même terre. Le
bétail, au contraire, peut être dispersé, déplacé aussi bien pour trouver sa
nourriture que pour échapper à une calamité toujours menaçante.
L’homme, alors, trouve un nouvel allié : le cheval. Domestiqué, comme
la plupart des espèces qui vont constituer le bétail des nomades mongols,
beaucoup plus loin dans l’Ouest du continent eurasiatique, le cheval se
répand vers l’Asie et devient, dans le courant du IIème millénaire avant notre
ère, l’auxiliaire essentiel du modèle nouveau d’économie et de société en
314
train de se construire. À la nécessité d’une dispersion toujours plus large, il
répond en apportant l’instrument majeur de la mobilité. C’est lui aussi, avec
les perfectionnements qui sont apportés à son harnachement, avec
l’invention de l’étrier, avec l’arc, enfin, donc s’arme son cavalier, qui
fournit au fil des siècles l’arme la plus redoutable des conquérants nomades.
Ainsi capables de gérer par la rapidité de leurs déplacements un espace
pastoral étendu sur lequel leurs troupeaux n’exercent qu’une pression
supportable, les éleveurs nomades contrôlent cette dernière en alternant
selon les saisons les pâturages et les campements, mais aussi en associant
dans leur cheptel plusieurs espèces aux conduites et aux besoins
complémentaires.
Ce pastoralisme, qui doit beaucoup dans ses formes ses rythmes et son
extension aux nécessités que lui imposent les ressources en eau, est un
système constitué principalement de petits groupes de population vivant de
troupeaux eux-mêmes de taille assez restreinte, mais comprenant plusieurs
espèces, dispersés sur toute l’étendue de pâturages que ces groupes ont la
force de contrôler.
Les alternances saisonnières sont assez simples. En hiver, les
préoccupations principales, outre celles d’une alimentation permettant au
bétail de traverser sans affaiblissement excessif cette saison maigre alors
même qu’aucune herbe ne repousse, tiennent à la recherche d’un abri et
d’eau, qu’il s’agisse de neige ou des quelques sources que n’atteint pas le
gel. En été, l’apparente abondance d’une prairie qui se régénère en quelques
semaines se change en course contre le temps. Il faut tout à la fois permettre
aux bêtes de refaire leurs forces avant le retour du froid, faire grandir et
sevrer avant l’automne les agneaux, veaux et poulains nés pendant les
tempêtes du printemps. Il s’agit aussi d’avoir tondu la laine, foulé le feutre,
tanné les peaux, alors même que six fois par jour doivent être traites les
juments dont le lait, fermenté en airag, fournit leur nourriture aux hommes.
Il n’est guère que l’automne, l’automne doré, l’"Altan Namar" des Mongols,
qui puisse faire figure d’un moment de répit avant les rigueurs d’un nouvel
hiver
Les changements de pâturages sont variés, fréquents. Il faut guider le
troupeau, suivant les heures de la journée, sur les pâtures où chaque espèce
trouvera les herbes qui lui conviennent, les emplacements les mieux adaptés
315
à sa digestion. Et il n’est pas fortuit que ceci soit exprimé par un verbe,
zala-, "guider le troupeau sur le pâturage", mais aussi "inviter de façon
pressante", qui appartient bel et bien au vocabulaire de la hiérarchie sociale
et du pouvoir. D’une région à l’autre, les formes et l’ampleur des
nomadisations sont diverses, mais une constatation s’impose : la mobilité
nomade n’est jamais un but en soi, n’est jamais la réalisation d’une mystique
du mouvement. La mobilité n’est que l’outil de la dispersion, que la mise en
adéquation des besoins des hommes, de ceux du troupeau, avec la réalité et
la disponibilité des ressources. Que celles-ci soit plus maigres, comme c’est
le cas dans les régions de Gobi, et l’espace nécessaire conduit à des
déplacements plus fréquents et de plus grande ampleur. Qu’au contraire les
pâturages soit plus abondants, dans la steppe boisée et surtout dans le
Xangai, et le troupeau peut stationner plus longtemps ou parcourir des
distances plus courtes.
Etre nomade, beaucoup plus que parcourir sans cesse de grandes
étendues, c’est modeler tout son mode de vie sur la maîtrise d’un troupeau et
d’un espace de pâturages alternant au fil des saisons. Il ne s’agit d’une
errance derrière des bêtes en quête aléatoire de pitance, mais d’un système
organisé faisant de la steppe sauvage l’espace d’une domestication sans
cesse reprise et répétée.

Une histoire dans tous ses espaces

En quoi ce système, qui reste bel et bien au fondement même de la vie


quotidienne des éleveurs d’aujourd’hui, pourrait-il être aussi aux racines
d’un des plus fantastiques empires que la Terre ait portés ? Il y a dans ce
tableau, qui à nouveau semble défier le temps, une interrogation voire un
doute. Ne faudrait-il pas que de façon soudaine, irréfléchie, sous l’effet
d’une pulsion brutale, un peuple ait été saisi d’une volonté de puissance,
d’un désir de domination mondiale ? Ou, au contraire, est ce dans la
bucolique image qui précède que se trouveraient cachées les clefs de
l’aventure ? Sans taire l’ampleur de l’épopée, sans méconnaître la richesse et
la diversité des interactions ayant fourni aux peuples nomades les moyens de
celle-ci, c’est bien cette dernière hypothèse qui semble la plus féconde.

316
La répétition des cycles annuels, la volonté, d’un hiver à l’autre, de
retrouver les mêmes campements où vos pères, parfois, ont déjà abrité leurs
troupeaux, peuvent n’être qu’apparences. En peu de temps, quelques jours
parfois, votre troupeau peut se trouver décimé, anéanti même, par une
sécheresse prolongée, par une succession de tempêtes, par la famine, la
maladie, les prédateurs au premier rang desquels le loup omniprésent. Il
n’est pas jusqu’à la prospérité elle-même qui, avec les besoins accrus en eau
et en nourriture d’un cheptel plus important, ne remette en question le fragile
équilibre de vos pâturages.
De plus, qui dit élevage nomade dispersé en petits groupes signifie aussi
que ces groupes restent faibles, à la merci de changements même infimes
dans les rapports de force entre voisins. Si la valeur par trop fluctuante des
pâturages en rend la propriété impensable, un droit s’instaure, fondé d’abord
sur celui du premier occupant. Mais ce droit reste tributaire de la force de qui
l’exerce. Aussi la dispersion, nécessaire à la prospérité nomade, comporte-t-
elle ses propres pièges. Lourde de concurrences et de tensions, elle appelle
des stratégies sociales complexes. Face à cette fragilité, des alliances
s’instaurent, se renouvellent, s’enchevêtrent. Un mode de succession original
voit les héritiers prendre leur envol, comme un essaim quitte la ruche, au fur
et à mesure de leur entrée dans l’âge adulte, le benjamin restant de tradition
le dernier compagnon de ses parents, gardien et héritier du foyer paternel.
Certaines de ces alliances se fondent donc sur les liens consanguins et
matrimoniaux, d’autres s’appuient sur des solidarités de voisinage et
d’intérêt. De temps à autre, les tensions s’aggravant, il n’est pas d’autre issue
que des regroupements défensifs plus importants que les rassemblements
utilitaires ou festifs dont les Naadam modernes perpétuent la tradition. Ces
regroupements, qui par la force des choses ne peuvent prétendre à la durée
(prolonger la concentration des hommes mais aussi des troupeaux sur un
espace restreint serait en effet suicidaire), n’en sont pas moins des moments
décisifs dans la fondation de l’ordre social. C’est à cette occasion que des
lignages imposent leur primauté et affirment leur légitimité. Ils sont
inséparables de la naissance et du renforcement au fil des générations d’une
"aristocratie nomade". Celle-ci plonge ainsi les racines de ses ambitions
impériales au plus profond du devenir même de la société pastorale. Cette
aristocratie, toutefois, n’est pas une caste ou un ordre. Quiconque appartient
à cette société y est d’abord éleveurs et nomade. Tout comme l’art de la
317
guerre est un des savoir-faire partagés par tous, aussi présents dans la vie
quotidienne que dans les aventures lointaines.
De loin en loin, tous les 200 ans environ à partir du IIIème siècle avant
notre ère, cette supériorité d’un moment, qui ne peut viser d’autre but que le
retour de la société à sa dispersion, donne naissance à une entreprise plus
ambitieuse. C’est alors, au prix peut-être d’un abus de termes, qu’on parle
d’un "empire" nomade, d’un de ces empires des steppes qui se succèdent
pendant près de deux millénaires au cœur de l’Asie centrale. Or ces empires
reposent sur une contradiction essentielle : nés des besoins de régulation de
la société pastorale nomade, et obéissant à ses conditions, ils ne peuvent
espérer trouver en elle les ressources et les moyens de leur propre pérennité.
La faiblesse et l’irrégularité des surplus dégagés par l’économie pastorale
sont en effet incompatibles avec l’entretien permanent et prolongé des
institutions propres à un Etat même embryonnaire : une administration, une
armée, une cour impériale, etc. Aussi, bien des entreprises peuvent-elles
rester éphémères et retournent à la steppe aussitôt leur but premier atteint.
La clef de ce dilemme tient à ce que société et culture nomades sont loin
de vivre en autarcie. Le monde extérieur et bien présent dans la vie de la
steppe, et celle-ci n’est pas une inconnue pour ses voisins. Des échanges se
nouent, fourrures et animaux, chevaux surtout, contre des étoffes, des objets
de luxe, voire des céréales, mais aussi des titres nobiliaires ou honorifiques
fournissant des arguments dans les luttes politiques nomades. Que ces
échanges ne suffisent plus ou s’interrompent, et leur succèdent alors ou s’y
associent la razzia puis la conquête. Il faut aller plus loin : dans l’histoire de
la Chine, fréquemment coupée entre Nord et Sud, une place toute
particulière revient à des dynasties que la Chine a faites siennes, mais qui
n’en sont pas moins des échos de cette cohabitation et de cette confrontation
complexes. De sa sortie de l’antiquité jusqu’au cœur des temps modernes, de
la dynastie Tabgač des Wei du nord (386 - 534), une des principales
introductrices du bouddhisme en Chine du Nord, et jusqu’à l’Empire
mandchou des Qing (1644 - 1912), en passant par les Mongols Yuan (1279-
1368), fondés par Qubilai, petit-fils de Gengis khan, la Chine connaît une
longue suite de périodes pendant lesquelles c’est moins en termes de
voisinage que d’interpénétration que doivent être perçues ses relations avec
les peuples nomades.

318
À l’espace des forêts et des pâturages propre aux peuples nomades,
s’ajoute ainsi un espace historique auquel les attache intimement leur
tradition, peuplé de sédentaires, certes, mais qui n’a rien pour eux d’un
lointain exotique.
La place exceptionnelle qu’occupe Gengis khan aussi bien dans l’histoire
de son peuple que dans l’histoire du monde tient à ce qu’il est à la fois le
continuateur le plus abouti de cette tradition, un novateur mais aussi
l’annonciateur d’un crépuscule, en ce qu’il en est le dernier grand
représentant.
Continuateur tout d’abord, quand, dans la steppe des dernières années du
XIIe siècle, en proie à l’anarchie depuis l’effondrement des Kitan (cousins
des Mongols, le Cathay de Marco Polo et de ses contemporains) qui avaient
fondé en Chine la dynastie des Liao (907 - 1125), il se veut le nouvel artisan
d’une unification ébauchée par ses ancêtres comme par d’autres depuis
plusieurs générations. Il parvient au pouvoir suprême en vingt ans d’une
lutte à la fois subtile et brutale, d’alliances construites puis renversées en
allégeances personnelles, de fraternités jurées puis reprises en édification
patiente d’une force irrésistible, de revers à qui tout autre aurait succombé en
victoires éclatantes, où la ruse le dispute à la force.
Novateur aussi, quand, dès les combats de l’unification et plus encore
après qu’en 1206 Temüžin acquiert définitivement le titre de Gengis khan
(Cinggis qan), il construit un édifice politique et militaire soumis à sa
volonté absolue. En quelques années, son triomphe est total. Sans rival dans
le monde de la steppe, il soumet la Chine du Nord et ses chevaux parcourent
l’Asie de Samarkand au Caucase et au bassin de la Volga. À sa mort en
1227, les conquêtes mongoles sont encore loin d’avoir atteint leur apogée,
mais l’impulsion qu’il a donnée est sans retour.
Et pourtant, paradoxalement, c’est lui aussi qui contribue à faire de son
empire le dernier de ce type. D’une part, plus nomade qu’empereur sans
doute, lui qui a grandi berger parmi les bergers fait du mode de succession
qui lui est familier un principe politique dont l’effet est une décomposition
précoce de l’Empire après sa mort. D’autre part, la force et l’étendue de son
renom, la légitimité dont il est à lui seul le fondateur rend impossible pour
une longue période la renaissance d’un nouvel empire qui ne se réclamerait

319
pas de cette continuité. Or, on le conçoit, ces deux circonstances sont
mutuellement exclusives.
Que quelques siècles plus tard, ses descendants n’aient plus de réponse
militaire à opposer à la diffusion des armes à feu est moins essentiel que leur
incapacité à proposer un modèle politique renouvelé. Que des prétendants se
présentent sans la caution d’une origine remontant à Gengis khan suffit à les
réputer irrecevables.
Quand, au XVIIe siècle, une puissance nouvelle, les Mandchous se
constitue à son tour en empire, c’est comme naturellement que Nurhachi, son
fondateur, reprend le modèle et jusqu’à l’écriture de son illustre prédécesseur
mongol. Mais les temps sont désormais autres, et l’avènement des Qing
marque l’entrée de l’Asie centrale et orientale dans le maelström d’un monde
moderne où il n’y a plus de place pour un grand empire nomade.
Que reste-t-il aujourd’hui de cette aventure ? À la fois bien peu et
davantage peut-être qu’il n’y paraît. Plus que des événements et des épisodes
qui ne sont désormais que des points de repère bien lointains, aux traces
souvent imprécises et brouillées, c’est l’identité de tout un peuple, au-delà de
ses frontières actuelles sans doute, qui se reconnaît. Nul ne sait encore avec
précision le lieu où furent célébrées les funérailles de Gengis khan, ni même
s’il reçut véritablement un tombeau. Mais chaque Mongol sait qu’il en est
l’héritier. Il garde contre sa poitrine, dans la poche que forme le devant de sa
deel, ce qu’il a de plus intime. Ce qu’il y tient de ses ancêtres conquérants
est moins l’enivrement des victoires et des campagnes guerrières que le
partage d’une culture pastorale et nomade toujours vivante qui reconnaît les
herbes et les changements du ciel, qui jauge d’un regard la prise du lutteur
et sait déjà l’issue du combat, qui embrasse comme l’œil du gerfaut le ciel
bleu, la steppe et la montagne. Culture revendiquée à travers les tourbillons
de l’histoire et sans laquelle chaque espoir de modernité garderait un goût
d’inachevé et d’amertume. Sans interruption, depuis le XIIIe siècle, Gengis
khan, à la fois personnage historique bien réel et objet de cultes et de
mythes, est resté pour chaque Mongol le symbole de cette nation dont il
avait été le fondateur. Orale ou écrite, la tradition littéraire en a porté l’image
en réservant à l’histoire et à l’épopée les plus riches de ses pages. Chaque
regard aussi, qu’il se pose sur un pâturage apparemment désert, sur une joie

320
ou une peine, sur un vieillard ou un enfant, retrouve sans même le vouloir le
reflet de cet héritage.

321
Les conquêtes mongoles peuvent-elles être expliquées par la
démographie ? 152

Ce titre est volontairement choisi à contre emploi. Il ne renvoie à la


question, telle qu’elle est le plus souvent posée, que pour montrer
qu’un changement de terrain, un déplacement tant heuristique que
méthodologique, est nécessaire pour élucider la relation entre le
démographique et l’historique dans le cas des conquêtes mongoles.
Précaution essentielle, il faut avoir présent à l’esprit que la
démographie des peuples de la steppe et des Mongols en particulier,
ne travaille que sur des petits nombres et que s’impose de ce fait une
prudence extrême. Les projections séduisantes mais hasardeuses, en
particulier en l’absence de données assurées et suivies, nous sont
interdites ou du moins doivent toujours être signalées comme telles.
Soulignons en outre le caractère fragmentaire et souvent douteux des
informations qui nous sont parvenues. Les données d’époque
impériale concernent plus la fiscalité des pays conquis que la
démographie des Mongols eux-mêmes.
Cette prudence vaut pour l’image la plus courante des conquêtes
mongoles touche à l’estimation des pertes causées chez les peuples qui
en furent victimes. L’intérêt est multiple, à l’évaluation des
événements et de leur impact s’ajoute la possibilité de contribuer à la
mesure des forces mises en œuvre. Encore convient-il de traiter les
données de façon critique. Les chiffres avancés sont en effet souvent
douteux, ne s’appuyant que sur des indications sur l’importance des
populations antérieures elles-mêmes peu fiables, ainsi que sur des
évaluations du nombre de victimes parmi ces populations qui
renvoient plus à l’image saisissante perçue lors des conquêtes, voire à
l’imaginaire transmis par les générations suivantes, qu’à des données

152
Journée d’étude du CEHD, Défense et sciences sociales / Démographie (2003)
322
précises et vérifiées.
Ce n’est pas là, surtout, le chantier de recherche le plus fructueux,
ni celui qui apporte les réponses les plus directes à la question posée.
Ce qui peut sembler d’emblée relever d’une étude géostratégique
devient un problème d’histoire sociale et politique. Encore est-il
essentiel de chercher les bases propres de cette histoire. S’il semble
implicite que l’expansion est une des réponses directes à la croissance
de la pression démographique (et plus précisément à la dégradation du
rapport population/ressources et du bilan énergétique global), cette
vision doit être fortement relativisée, voire remise en question.
D’une part elle établit un continuum inapproprié entre trois notions
distinctes : conquête, expansion, migration. D’autre part et surtout,
elle interdit, au profit d’un discours traditionnel sur l’agressivité et
l’hostilité réciproques entre nomades et sédentaires, la perception des
rapports spécifiques qui s’établissent entre société nomade et
conquêtes mongoles (en entendant sous ce terme non seulement les
campagnes les plus lointaines et les plus spectaculaires mais tout
épisode de recours à la force dans les relations des empires mongols et
plus largement nomades).
Une question centrale est celle des buts assignés à ces entreprises.
Or, s’il est évident que des préoccupations immédiatement politiques,
voire idéologiques interviennent, comme c’est le cas dans plusieurs
conflits accompagnant le parachèvement de l’unification mongole ou
dans les expéditions de Qubilai vers le Japon, la recherche d’une
expansion de l’espace pastoral n’occupe qu’une place marginale. Une
chose est l’installation des conquérants dans des régions conformes ou
favorables à leur mode de vie, comme c’est le cas dans le Zagros en
Iran ou sur le cours de la Volga pour la Horde d’or. Autre chose serait
la transformation de ces espaces stratégiques en colonies de
peuplement répondant à l’accroissement insupportable de la pression
démographique dans leurs régions d’origine. Or, aucun élément ne
vient étayer cette hypothèse. On l’a souvent noté, les conquêtes
323
mongoles sont le fait d’armées en campagne, au demeurant
relativement peu nombreuses, et non la migration de populations. En
outre, la question est tranchée très tôt, en 1229-1230, dès le début du
règne de Ögedei, premier successeur de Cinggis qan, à l’occasion
d’une polémique restée célèbre grâce à la stèle funéraire de Yelü
Chucai, fonctionnaire Kitan passé au service des Mongols, à qui on
longtemps prêté, à tort – l’anecdote étant antérieure de plusieurs
siècles - la formule « On peut conquérir l’empire à cheval, mais on ne
peut le gouverner à cheval ». La transformation des terres agricoles de
Chine du nord, au prix de l’élimination des populations agraires, est
alors écartée. Il a longtemps semblé possible de s’en remettre à
l’attrait exercé sur Ögedei par la différence de revenus que l’empire
pouvait escompter, en particulier grâce à des ressources fiscales
accrues, argument central de Yelü Chucai. L’essentiel est toutefois
ailleurs, dans la nature même du système pastoral nomade. Le facteur
démographique y intervient bel et bien, mais selon une logique et
selon des modalités originales, au prix d’une médiation sociopolitique
forte.
En effet, la viabilité durable d’une colonisation humaine du monde
de la steppe sous des formes pastorales et plus spécifiquement
nomades (tout indiquant qu’il s’agit là d’un complexe écologique et
technique optimal), exclut une stratégie d’accumulation et repose au
contraire sur une logique de dispersion. Or, comme pour tout autre
mode de colonisation, une condition majeure de l’économie du
système réside dans le maintien du peuplement et des activités sur un
territoire aussi restreint que le permet le rapport entre ressources et
besoins. Tout déplacement superflu constitue une dépense excessive
d’énergie, et rien ne permet d’exclure la mobilité nomade de cette
équation. L’usage alterné saisonnier des pâturages, loin d’un simple
mouvement vers les ressources, constitue ainsi un élément essentiel
d’une réalité maîtrise territoriale cohérente et permanente, de son
étendue comme de ses rythmes. La construction et le maintien
prolongé d’un bilan énergétique positif exige dès lors, dans des
324
conditions marquées moins par la pénurie que par l’irrégularité des
ressources, que la société s’organise en petits groupes,
tendanciellement réduits à une famille nucléaire, vivant des produits
de troupeaux eux-mêmes restreints sur un espace de pâturages à la fois
assez vaste pour répondre aux besoins du groupe et limité dans son
étendue par la modestie des forces de chaque unité autonome. Cet
espace lui-même, loin de constituer une étendue amorphe, est modelé
par la disposition et le nombre limité de sites propres aux hivernages.
Pour ce qui concerne le problème traité ici, les implications de ce
noyau essentiel du système pastoral nomade (dont les effets touchent
en fait à tous les aspects de la vie sociale) sont d’une double nature.
D’une part, sur un plan strictement démographique, le modèle non
accumulatif qui s’édifie et se perpétue est porteur d’une contrainte de
stabilité constante, d’un plafonnement démographique qui s’impose
assez strictement aux populations tant humaine qu’animale. Il est
compréhensible qu’une telle « anomalie » ait dérouté les observateurs
et analystes sédentaires pour qui la croissance constituait une
circonstance nécessairement associée au développement et au progrès.
Si la régression est naturellement néfaste, une croissance excessive,
synonyme de surpeuplement, s’avère également lourde de dangers.
C’est d’ailleurs bien l’image que suggèrent les quelques éléments
d’estimation qui jalonnent l’histoire des peuples nomades. Ainsi, si
nous prenons l’image des 95 mingan organisés par Cinggis qan lors de
l’unification de 1206, et que nous prenions pour base de calcul (ce qui
reste au demeurant à légitimer) l’effectif théorique de 1000 hommes
constituant cette unité, l’application de coefficients variables de
composition matrimoniale (monogamie dominante ou degrés divers de
polygamie) et de fertilité (fournis par l’observation de comportements
reproductifs à vrai dire ultérieurs) suggère un chiffre de population
entrant dans une fourchette comprise entre 450 000 environ, à
rapprocher des 580 000 recensés en 1918 (mais auxquels doivent être
adjoints les chiffres des Mongols de Chine et de Russie) et moins de
ou à peu près 2 000 000 d’individus (sachant que nous opérons ici sur
325
une définition territoriale différente de ce qu’elle était à l’époque de
l’unification, et en supposant strictement atteint l’effectif de 1000
hommes en âge de porter les armes par mingan et que tous aient été
polygames avec trois épouses également fertiles, il eut fallu que
celles-ci donnent le jour à six enfants viables pour que le chiffre total
de la population approche, avec 2 350 000 environ, le niveau du
peuplement contemporain. Quelles que soient les reconstitutions
auxquelles on peut procéder, une image se dégage, celle d’une
population sans doute un peu inférieure en nombre à la population
moderne (celle-ci n’ayant connu de croissance rapide qu’à une époque
très tardive, postérieure à la Seconde guerre mondiale), mais dont les
évolutions sont sans commune mesure avec la croissance des
populations paysannes puis urbaines que nous prenons le plus
communément pour références. Cette relative stagnation renvoie au
passage à l’estimation des effectifs engagés par les armées mongoles
de la conquête (inférieurs en tout état de cause à 150 000 hommes).
D’autre part, la dispersion en petits groupes place le potentiel
politique et guerrier de chacun d’eux à la merci de fluctuations de
faible ampleur, ne serait-ce qu’un ou quelques individus en plus ou en
moins pouvant déséquilibrer un rapport des forces. Or, en mettant en
présence des voisins-partenaires-concurrents aux forces limitées, dont
chaque unité, ne dégage au-delà de la simple reproduction du troupeau
et d’une consommation humaine élémentaire qu’un surplus limité et
instable, cette dispersion place les mécanismes sociaux de régulation
sous le signe de la recherche vitale d’alliances en réseaux, tournés vers
l’extérieur, et dont les rapports de forces fluctuants poussent à
l’émergence périodique, voire cyclique (tous les deux cents ans
environ, des Xiongnu du IIIe s. av. notre ère jusqu’aux Mongols du
XIIIe s. , voire aux Mandchous du XVIIe), d’entreprises de
restructuration à l’échelle de tout ou partie de la zone de steppe, et
auxquelles il a été convenu d’attribuer l’appellation d’Empire.
C’est sans doute dans la rencontre entre ces deux nécessités
contradictoires que réside la clef du problème. Le maintien d’une
326
démographie plafonnée, ainsi que la dispersion et la faiblesse des
surplus dégagés par l’économie pastorale rendent nécessaire la
récurrence des épisodes politiques « impériaux » mais excluent de leur
fournir sur leurs ressources propres les moyens d’une puissance
durable. Or, cette exigence de pérennité s’associe rapidement à la
formation d’élites lignagères, aristocratie guerrière le plus souvent,
dont l’entretien sur les ressources étroitement pastorales s’avèrent
insuffisantes à court ou moyen terme.
La conquête, associant campagnes militaires classiques,
multiplication d’incursions et de razzias qui ne sont frontalières que
pour celui qui s’impose une frontière, ou formation de vastes zones
d’interaction et d’interférence, poursuit un but central : fournir à
l’empire né dans la steppe les moyens d’une durée que la steppe lui
refuse. Des intérêts complexes se jouent et des « barbares » en
viennent à acquérir au cœur même du monde sédentaire des
légitimités indiscutables, sanctionnées par des ancrages dynastiques
prolongés. Le prototype de ces diverses situations est offert à
l’évidence - dans l’histoire universelle, mais sans y être isolé - par la
Chine du nord et par l’enchevêtrement de son histoire avec celle de
ses voisins et envahisseurs nomades, de la dynastie des Wei du Nord à
l’empire mongol.
Quoi qu’il en soit, c’est à son tour cette maîtrise de la pression sur
les ressources qui génère les mécanismes politiques du pastoralisme
nomade et, en dernière analyse, le recours obligé des institutions qui
en sont les produits à des ressources externes que l’économie pastorale
ne peut fournir à un niveau et avec une régularité suffisants pour
garantir une viabilité durable. Le rapport de la démographie, telle que
la façonne la logique propre du pastoralisme nomade, à l’empire, et de
l’empire à la conquête apparaît ainsi très prégnant. Pour autant, il ne
repose pas sur l’image classique d’un alourdissement cumulatif
mécanique de la pression démographique. Ce dernier intervient
probablement plus tôt dans l’histoire des peuples de la steppe, lors du
passage préférentiel au pastoralisme puis du développement de celui-
327
ci en pastoralisme nomade. Mais, dès lors que cette dernière formation
se stabilise de façon hégémonique sur l’ensemble de la zone des steppes
eurasiatiques de latitude moyenne, la stratégie qui s’impose met un terme à
la tendance lourde à une croissance ininterrompue. La question se pose sans
doute du degré de maîtrise sociale qui intervient ici : Sommes-nous en
présence d’une démarche délibérée ou la pression des conditions physiques
suffirait-elle à rendre compte d’une résultante nécessaire au développement
prolongé d’une société et d’une culture dans la région ? La question est sans
doute plus riche que ne le suggère cette simple alternative.

328
Кочевые формы городов в степных кочевых империях 153

Предоставляя вашему вниманию данное сообщение, я не столько


намерен выявить новые факты, сколько предложить альтернативный
способ их трактовки. Соединить в одну тему город и кочевую историю
на первый взгляд может показаться просто попыткой исследовать
взаимоотношения и взаимодействия двух противоположных, явно
отдельных субстанций.
Многие полагают, что город — самое естественное выражение
оседлости и что кочевники вряд ли имеют в нем и в его истории свое
место.
Безусловно, по этой проблематике ученые разных направлений уже
проводили огромную работу. Тем не менее большинство научных
подходов, как бы они ни были богаты и ценны на документальном,
источниковедческом и фактическом планах, поддерживаются во
многом, если не в основном, интерпретациями, предопределены
схемами, исходящими из исторического опыта оседлых народов и
культур и из концепций, рожденных в этих условиях и уже поэтому
оцениваемых как универсальные.
Всякое явление отчитывается в категориях, приемлемых для
оседлых культур, и все остальное, отходящее от этого типа
универсальности, оценивается в категориях недостатка по сравнению с
ожидаемой моделью. Нужно постоянно подчеркивать, что
универсальное —значит не данное раз и навсегда, что оно не
ограничивается проверкой сходности новопроявляемых фактов и
явлений с уже установленными анализами, которые были бы не больше,
чем частичные уточнения. По мере расширенияполя исследований
универсальное расширяется и обогащается не только включая новое, но

153
in Урбанизация и номадизм в Центральной Азии: История и проблемы,
Материалы Международной конференции, Almaty, 2003, UNESCO, Institut
d’orientalisme R.B. Suleimenov, Almaty, 2004, pp. 331-337

329
и очищается от того, казавшегося еще недавно универсальным, только
уже будучи связано с определенными условиями или обстоятельствами.
Анализ городских явлений в условиях кочевых обществ и империй
представляет собой интересную конкретную иллюстрацию этой
проблематики. Часто, без предварительного критического пересмотра
источников, свидетельств всякого типа, принимается утверждение о
том, что город - явление оседлого, седентарного типа, что трудно
опровергать. Но из этого делается недостаточно обоснованный вывод о
том, что каждое проявление города в условиях кочевого общества не
является ничем, кроме проявления непосредственного влияния оседлых
соседей на кочевиков, притом в формах, продиктованных самой
седентарной моделью. И здесь можно согласиться с последней частью
утверждения: влияние соседних оседлых культур (но тоже более
отдаленных, что имеет далеко идущее значение) на материальную
городскую культуру в глубине кочевого пространства является
бесспорным.
Но необходимо заметить, что остается открытым центральный
вопрос происхождения города в кочевых степях, движущих факторов
этого явления. Эти корни, по-моему, нужно искать в самой логике
кочевой социальной системы.
Рамки этой статьи не позволяют мне развернуть здесь целую
концепцию, которую я изложил в общих чертах впервые в августе 2001
г. в Улаанбаатаре на конференции МИИКЦ "Взаимодействие кочевых и
оседлых цивилизаций в Центральной Азии". Поэтому ограничимся
главным.
Предлагается подход, в котором отделяются и ассоциируются два
основных направления - конкретно-историческое и системное. Такой
подход, как мне кажется, позволяет избежать как узко
детерминистических упрощений, так и субъективных или
импрессионистских взглядов.
В этой перспективе совершается переворот, имеющий своей целью
поставить в центр внимания собственную социально-культурно-
историческую логику центрально-азиатского кочевого пасторализма (о
перспективе применять подобные подходы

330
и методы к другим кочевым культурам можно решить при
дальнейшем развитии исследования и по мере развертывания
партнерских сотрудничеств). При этом не могут быть приняты в
качестве исходных пунктов ни внешние влияния (появление соседних
оседлых государств как условие организования кочевых империй), ни
созревшие, развитые политические формы и институты (империи).
Перед тем как приступить к исследованию этих весьма важных
вопросов, следует разъяснить их место и значение в рамках данной
общественной системы на протяжении всей ее истории.
Одним из основных аспектов, что, кстати, сближает кочевой
пасторализм со всеми иными формами деятельности колонизации
человеком окружающих его пространств, является развитие стратегий,
позволяющих человеку удовлетворить свои нужды через потребление,
а эвентуально — через производство ресурсов, отвечающих на
необходимом качественно-количественном уровне наиболее
стабилизированной и устойчивой территориальной основе. Особенно
важно иметь в виду разницу между понятием стратегии и простой,
более или менее пассивной адаптацией.
С учетом ограниченного объема, но более всего — нерегулярного
характера ресурсов, определяется, во-первых, превосходство
животноводства и пасторализма. Переход к кочевой организации
является созданием оригинального экотехнически-социального
комплекса. Это значит, что открывается тенденция к распределению
населения и скота в минимальные единицы, принципиально - размера,
совпадающего со структурой нуклеарной семьи, выращивающей скот,
поголовье которого, в свою очередь, определяется параметрами
человеческих нужд, уровня и форм водных ресурсов, оптимального
потребления пастбищных угодий, чьи размеры являются
пространством, которое семья/хозяйство в состоянии "контролировать".
Этот последний параметр, конечно, тесно связан с уровнем трудовых
ресурсов, физической силы и с характеристикой разного типа
умелостей, которыми пользуется группа.
Сердце этой логики - дисперсия (и комплексная совокупность ее
последствий), играющая такую же роль, какую играют разные формы и
модели накопления в оседлых культурах. Одноиз главных последствий
331
этого - необходимая переоценка мобильности в кочевой системе.
Мобильность - хотя очень важное, вероятно, самое главное орудие
реализации дисперсии, -остается лишь орудием и не занимает
центрального, решающего места в системе.
Другой, социальный, аспект, связанный с этими условиями,
представляет то, что каждый есть и остается кочевым скотоводом, и
мало кто освобождается от этой ситуации (ем. этимологию монг.
термина дархан), что можно, конечно, интерпретировать в категориях
низкого уровня или даже осутствия общественного разделения труда (и
тогда оценка этого явления обязательно резко негативная), и что может
быть тоже рассмотрено как альтернативная модель.
Возникает принципиальная разница в общей ориентации между
обоими типами или моделями: центронаправленная (в связи с
накоплением) в оседлых культурах, центробежная (дисперсионная) у
кочевников. Что касается проблемы городов, то эта разница имеет,
конечно, особое значение.
Такое положение - оптимальное с экотехнической точки зрения -
одновременно не создает не менее нужных для стабильности и
продолжительности условий. Ограниченный размер каждой группы
приводит к тому, что соотношение их нужд и потенциала резко
изменяется даже при минимальной эволюции (т. е. укрепление или
ослабление данной группы при незначительных изменениях
человеческой силы или поголовья скота как у нее самой, так и у
соседей). В таких случаях возникают ситуации нестабильности,
развивающиеся в кризисы и угрожающие жизненно необходимой
дисперсии. Это обстоятельство придает огромное значение для
возникновения союзнических отношений и организации сетей
(пеЬхгогкшд). Именно оно создает социально-политические основы
глобальной общественной организации в масштабе потенциально
кочевого пространства.
Ситуация неустойчивости приводит к тому, что через союзнические
сети разного профиля создаются соотношения сил, коалиции, целая
оригинальная социально-политическая культура и традиции.
Возникают аристократического типа линяжи и

332
союзы. И хотя первичной целью этих конструкций является возврат
населения к "оптимальной" дисперсии, но нередко проявление и
осознание аристократических групповых интересов в таких ситуациях
приводят к организации более постоянных структур конфедераций и
империй. Для таких структур вопрос средств продолжительного
существования является центральным. Пас-торализм провоцирует их
создание, но он не в состоянии осуществлять концентрацию средств,
нужных для их постоянного функционирования, возникает вопрос
источников необходимых внешних материальных средств.
Место и значение города принадлежат этой проблематике. В таком
положении город не возникает как кристаллизация развивавшегося
земледельческого рынка, и было бы странным этого ожидать. Но
одновременно нельзя думать, что город -монолитное явление, потому
что:
- некоторые города или городища являются пережитками эпохи,
предшествовавшей распространению и обобщению кочевого
пасторализма в данном регионе;
- некоторые другие являются "чужими телами", без органической
связи с кочевым пасторализмом, кроме расположения в глуби его
пространства. Такого типа городища могут создать, например,
перебежчики разного происхождения, не обязательно и не всегда под
влиянием кочевой или оседлой колонизаторской политики.
Города этих двух типов не являются произведением самого кочевого
пасторализма и поддерживают с ним лишь периферийные отношения
независимо от их "внутрикочевого" расположения. Не исключены,
конечно, ситуации, когда развивающаяся кочевая держава пользуется
их соседством в целях собственного укрепления и получает от них
нужные изделия и продукты (что может замаскировать в известной
степени их действительную сущность). Но ни первого, ни второго типа
города не в состоянии удовлетворить, кроме собственных, постоянные
потребности кочевого общества, тем более возрастающие нужды
"империи" и ее аппарата. Расчеты, предлагаемые в поддержку этой
концепции, как мне кажется, чрезмерно оптимистические и
недооценивают глубину неустойчивости и нере-гулярности прежде
всего сельскохозяйственной продукции. Поэтому археологические
333
данные об известном регрессе количества местонахождений таких
городищ, от нескольких десятков хуннского времени к единоличным
более поздних эпох, включая монгольский период, не случайны. В этом
наблюдается не иллюстрация тенденции к седентаризации кочевников,
а, наоборот, подтверждение относительно позднего процесса
установления и распространения кочевого пасторализма. В условиях
созревшего кочевого пасторализма эти города входят в конкуренцию с
основным источником средств, позволяющих на продолжительное
время существование империи, т. е. переход ее центра в завоеванную
зону, такую, например, какой является Северный Китай на протяжении
многих веков. Все эти факты указывают, что города вышеназванных
двух типов не в состоянии выдержать такую мощную конкуренцию.
Совсем по-другому выглядит ситуация городов третьего типа. Она
характеризуется тем, что в условиях созревающей имперской власти
рождается необходимость создания пунктов, являющихся составными
существенными частями этой самой власти, хотя бы на определенное
время. Отдельно стоят случаи создания городов особого назначения,
как это, например, сделали Галдан с Ховдом в 1685 г. ради логистики и
снабжения своих войск перед инвазией Восточной Монголии. Кроме
создания престижного центра власти (но ведь престиж - одна из
наиважнейших "подставок" союзнических отношений), строительство
города новой империей (и эта "новость" тоже не случайна) является
материализацией сети отношений, на которой стоит империя. Город
нужен как вводный пункт, как портал, от которого авторитет
хана/хаана/шаньюя распространяется в империю как через социальные
сети, так и по иерархическим линиям. Эта функция города касается и
политических, и экономических аспектов. От центрального города в
целое общество рассеиваются и влияние, и богатства. При такой роли
неудивительно, что "кочевой" город не оказывается институтом или
даже в широком масштабе местом накопления. Но при этом
ограничении" он подтверждает свою принадлежность к собственной
логике кочевого пасторализма.

334
C.R. Nixson, Frederick et al. (Eds.), The Mongolian Economy, A
Manual of Applied Economics for a Country in Transition 154

To propose a description and analysis of the Mongolian economy during


its transition period lasting already more than ten years is certainly an uneasy
challenge, especially if one takes into account the limited amount of valuable
and precise studies previously devoted to these topics. The success and deep
value of the reviewed book is related with two main features. On the one
hand, this work is the result of a co-operation work initiated as a EU project
(under the aegis of TACIS Program) involving scholars from both Western
and Mongolian institutions (University of Manchester, UK and School of
Economic Studies of the National University of Mongolia). This combined
approach certainly was of great help for the authors to avoid most of the
stereotypes too frequently resorted to by Western newcomers to Mongolia
with scarce and simplistic knowledge and views about Mongolian history
and present situation and about problems Mongolia has to face. It has to be
underlined as a fact of great significance that the book first appeared in 1999
in Mongolia and was designed specifically for Mongolian economics
students.
On the other hand, the study was conceived as a manual and the
framework induced by this initial choice allows the book to remain quite
clear and understandable for any reader, even not specialized in economics.
As a rule, this didactical approach takes the form of separating each chapter
into a presentation of relevant classificatory schemes and general definitions
(for instance about inflation, poverty line, etc.) followed by a more concrete
application of those notions to Mongolian realities. From time to time,
however, this methodological choice could be questioned, because it leads to
some frustrating limitations in the scope of concrete and detailed information
about the sectors or problems described. This is the case with Chapters 7 -
Privatization, Enterprise... (pp. 132-153) and 8 - Role of Livestock and Crop
Economy in the Mongolian Economic Transition (pp. 154-174), in the
second of which the central significance of the pastoral sector, which

154
Cheltenham, UK, Northampton, MA, USA: Edward Elgar, 2000, xix+260 pp.
Comparative Sociology, Vol. 3, n°1 2004, Brill, Leiden, pp. 96-99
335
deserves a specific emphasis, could have been described more practically
and colourfully. In this case, although information provided is precise and
adequate, the reader waits for more details, and the mixing of livestock and
crop production seems to reproduce more the European vision of a unified
agricultural sector than the original situation of Mongolian rural economy.
Such is the ransom (but which possibly only exists in the reviewer’s
subjective expectations) for a lucid, prudent and convincing presentation of
an obviously complicated set of questions.
That those questions are not exclusively of a narrow economic nature and
signification but imply broader social, cultural and political view is clearly
assumed too by the authors. Although each chapter was written
independently, without previously "agreed interpretation of Mongolia’s
transition experience" (p. xv), there is a relatively large consensus among the
authors about the general patterns at work in Mongolia’s transition, in which
"shock therapy" initiated in 1990, deserves this appellation not only because
of the strategy adopted by the successive policy makers (under the pressure
of aid donors and international organizations which gave them little freedom
of choice), but equally because of various shocks being direct and side
effects of the collapse of the Soviet Union, on which Mongolia’s economy
was heavily relying (in this respect, the systematic use of the term "former
Soviet Union" or "FSU," even when describing historical events prior to
1992 does not seem quite happy). One may only agree with this more or less
global view arising from the book as a whole: even if it was the only way
open for Mongolia, this strategy was leading the country toward a "market
economy" which was at that time a mere concept, far from being free of
ideological concerns, and which was alleged to offer natural and quasi-
immediate opportunities to improve economic and social condition of
Mongolia’s population. Particularly enlightening in this respect is Chapter
10 - Poverty in Mongolia, in which we enter a somehow direct sociological
survey, in which the most fragile groups: orphans, handicapped, isolated
elderly, female-headed households, large families, unemployed, small
herders in remote areas, are clearly identified (p. 199). Even if not easy to
define, the last group is of particular importance, both when we think of the
movement back of many urban unemployed to the countryside in past years,
of consequences and victims of Zud calamities, but equally of the
desertification process, which is far from a mere natural evolution.
336
The book opens in this way an interesting perspective to reflexions by
various branches of social sciences about the relationship between economy
and policy making, even with politics. Although it is clearly assumed that
"Mongolia’s transition to the market was driven by the political rejection of
the communist system" (p. xiv), the book gives a lot of evidence of the
lasting pressure exerted by previous situations and conditions. This could
lead to fruitful new retrospective interrogations about the multiple factors of
political, economical, technological, cultural character, active in the 80’s and
converging in increasing incapacity of the leading teams both prior to
Tsedenbal’s dismissal in 1983 and afterwards, in the Batmonkh’s era, to
invent alternative proposals and orientations. Under this light, it could
appear that the "political rejection of the communist system" was neither a
movement guided by clear and purely ideological reasons nor a simple social
response to a brutal material crisis, but a complex process in which the key
notion could have been the disappearance of last hopes of reform and of any
new strategies inside the existing regime. Thus, the Mongolian variant of
transition could be even more convergent with the East European ones than
rapid observations may suggest.
Proposing this "many-decennial" scale, in which changes occurring as
transition processes are included in longer perspectives, with their successes
as well as their shortcomings, we assert that the too simplistic "optimistic-
pessimistic" debate could be escaped from (apart from environmental
questions in which pessimistic perceptions are difficult to underestimate, see
pp. 175-187).
There is no place in this review for pedant or minor criticism. Only more
explicit attention should have been paid to the nomadic pastoral
problematics, suggested only by a few "nomadic lifestyle" evocations, or to
deal with some proposals, like the Mongolian Action Program (MAP-21)
elaborated in 1999 by the National Council for Sustainable Development,
even to criticize them. Last, if it is said that "There is growing acceptance by
development economists that gender needs to be an essential part of any
analysis of economic development..." (p. 232), the interesting chapter
devoted to gender issues (pp. 231-255) remains somehow isolated at the very
end of the book.

337
To complete such tasks cannot be requested from any sole book and
belongs to all interested in studying Mongolian economy and society and in
carrying dialogue about these topics. On this path, The Mongolian Economy
is certainly one of the best and of the most exciting works. One may just
hope that it will give a strong impetus for the appearance of new works by
the same and by other authors to update and discuss it, to enlarge its scope
and, ultimately to help Mongolian scientists and citizens to play a decisive
role in mastering their own destiny.

338
Nomadic Pastoral Societies - The Importance of Compromise
in Dealing with Tension, Conflict and Security 155

Studying nomadic pastoral societies and historical experiences related to


them, those relationships, without under-estimating the contacts they keep up
with neighbouring cultures (as well nomadic ones belonging to different
traditions as sedentary ones), have to be searched primarily through analysis
of nomadic system and culture themselves and of their own legitimacy. This
may be assumed for each sphere of social life and it is to these tasks that are
devoted consecutive stages of my anthropological study of nomadic
pastoralism. These successive, if not chronological, approaches have dealt
with ecological, technological, demographic, historical conditions of
Mongolian nomadic pastoral society and formations prior to it on the
territory of modern Mongolia and Mongolian speaking areas. This gave me
the opportunity to develop in these different fields a common set of
hypothesis and methods aiming at a simplified but comprehensive systemic
analysis of nomadic society as a whole.
The present workshop gives thus an opportunity to deal with political
anthropology, a sphere at once of central significance and even more heavily
submitted than others to the appearances of mere external influences.
Although focussing upon a problem the current actuality and acuteness of
which are obvious, it is once more necessary to look back to deepness of
history. To present the following considerations is justified by the essential
role played by nomadic pastoralism in the history of the whole of central
Eurasiatic societies and cultures. For some of them, nomadic pastoralism is

155
In Morozova I. (ed.), Towards social stability and democratic governance in
Central Eurasia, IOS Press, Amsterdam, 2005, pp. 40-49. Abstract. A tentative
analysis of the way in which conditions and constraints prevailing at the very basis
of pastoral nomadic technical and social system have to be considered too as the
background of political and strategic trends common to nomadic societies in Central
Eurasia. In a society dominated by its dispersion needs, compromise retains major
positive place and role as a way of thinking and as a practical tool for identifying
and solving of arising contradictions.

339
either still active or it constitutes direct and deep roots of cultures concerned.
For some other cultures, both oasis and remaining sedentary ones, long term
confrontation and interferences with nomadic neighbouring groups strongly
contributed under various forms the development of still current and lively
individualized identities. Formation and becoming of numerous peoples,
major features of their cultures and mentalities are indivisible from long
lasting roles played in the whole region by powers and empires either
nomadic themselves or connected with nomadism. This approach is not
bound in any way with general logic due to which any description of
nomadic political life and institutions, however they might be named, should
fit a general definition of empire or of state.
The history of nomadic peoples – whose driving forces are rarely looked
for in the deep of pastoral society itself - is in a large measure described by
applying to them criteria and by using categories proper to sedentary cultures.
This does not mean that these descriptions, for the most substantial of them,
are deprived of valour. But it could explain on the one hand hypertrophy of
their narrow political and polemological concerns. On the other hand, this
makes more intelligible the inclination proper to these descriptions or
analysis to privilege, to an excessive extent, the role of borrowings from
sedentary patterns, which should be a rule for any somehow developed
nomadic structure, particularly in the case of “imperial” mechanisms and
institutions. Such an approach implies an too harsh opposition between
nomadic and sedentary cultures, considered antagonistic by their very nature
and homogenous polar terms. It restrains the dynamical role of relationships
among nomadic entities themselves, and definitely under-estimates the direct
responsibility of nomadic peoples and cultures in the birth and in the making
of sedentary political cultures themselves (an extremely rich and
exemplifying field being provided from this point of view by the history of
North China) [1, 14].
The systemic and historical analysis I try to develop relies for its part
upon two major conclusions of my previous research [2-12].
First, nomadic pastoralism cannot be in any way considered an exotic
abnormality. It is a mode of colonization (this word being taken here,
naturally, in its ethological meaning) and of appropriation by man of natural
spaces and resources fitting a common and permanent human need to build
up and sustain favourable energy balances in order to allow a group of
340
human population to devote itself to the exploitation of a localized and stable
set of resources sufficient to avoid dramatic constraints and risks associated
with migration. From this point of view, nomadism faces the same
challenges as agricultural sedentary colonization, and all that unite them in
many essential respects is of far more significant importance, than anything
which divides or opposes them.
Second, this colonization exerts itself in areas characterized less by the
insufficient level of resources than by their fragility and irregularity.
Essential features and devices proper to an original system arise thus from
the very requirements of strategies able to manage such situations. Where
needs of continuity, imperatives of reproduction based upon the annual
rotation of vegetative cycles leads agricultural colonization to the rising of a
production and of a society relying upon primal forms of accumulation,
which spread to the whole of social system and of cultural references,
dominating place acquired by pastoralism, animals’ role as both direct
resource satisfying the main part of human elementary needs and as
“safeguard buffer” between man and nature, as protection against conditions
and resources irregularity leads in their turn to the adoption of radically
different strategies, in which a forceful dynamic role belongs to a major
principle of dispersion.
This dispersion is at its first stage a mode of control and of coping with
pressure exerted on primary resources, being a primordial condition for
sustainable satisfaction of human needs. Social corollary of this primary role
takes its main form in the exploding of population into little groups, for
which pastures and herds find their limits in accordance with those imposed
by capacity for human control. Even if this correlation includes strategies of
maximization of herds or extension of pasture space, it nevertheless bears a
relatively severe feed-back limitation upon the growth of human and herd
groups. This relative demographic stability can be observed in the long term
history of steppe peoples, including the Mongols and is associated with a lot
of corollaries and consequences.

Seasonal alternate pasture consumption and territorial anchorage

341
One of the main technical fundamentals for the whole system consists in
alternating the use of pastures on a mainly seasonal basis. This sharing is not
primarily the effect, but the cause of mobility. This one, to which nomadism
is too commonly assimilated, is in fact an important but subordinated tool for
dispersion, and in no way an autonomous, self sustaining principle
organizing economy or society. How paradoxical it may seem, seasonal
pasture alternation is a means to maintain the production process and the
whole way of living inside a spatial and territorial framework as limited as
possible. The extension of this framework must anyway remain compatible
and connected with the energy balance and with the effective control
capacity on which the group is relying.
How far is that from a sedentary perspective which perceives nomadism
as mainly defined by its mobility, more or less explicitly assimilated with
wandering conducts excluding territorial fixity. This strategy, in fact,
pursues a twin aim. In the short term, the aim consists in giving herds
immediate conditions for facing their needs, in order to provide in their turn
the fulfilment of human requirements and settlement of necessary
equilibriums. [But in the longer term, on the scale of annual cycles and even
of multi-annual anticipation, the point is to reserve pasture resources areas as
less remote as possible from each other. In this way, the combination of
qualities belonging respectively to each one provides a capacity to take
advantage of their complementary nature in a repeated and non accidental
way, even under severe catastrophic climate conditions. Thus, an
appropriation of space as permanent as possible is therefore allowed,
remaining in accordance in its scope and duration with the limited
management capacity of human groups with restrained dimensions. In the
case of Mongolian nomadic pastoralism, mobility thus contributes to a
successful anchorage on a relatively narrow territorial scale. Technical
features of pastures and their respective parameters in terms of herbages,
watering and shelter facilities naturally play a deciding role in decision-
making, which explains why it should be impossible to conceive a uniform
pattern of occupation and utilization of pastoral areas. Even apparently quite
dissimilar variants, either between remote areas, e.g. Hangai and Gov’
regions, or even inside a same area, appear to be quite close with each other.
But a proper and essential role belongs to wintering pastures and
encampments, which are in limited number, due to special requirements that
their locations must meet and to the lack of pasture regeneration during this
342
period of the year, reflecting the utmost important significance of the time
and space of winter animal consumption.

Heritage transmission patterns

A second aspect is formed by the predominant succession pattern. This


one operates by swarming, which means that heritage is not transmitted to
children after their parents’ death, but during elders’ lifetime, as young
people enter adulthood in their turn. Instead of an expansion by
accumulation (e.g. the undivided, joint character of property under the
French Ancien Régime’s birthright or “Droit d’aînesse”) the herd growth
thus contributes mainly to sustain such a process. This succession pattern is
inseparable, on the other hand, from matrimonial strategies, consanguinity
control and concrete evolutions of grouping modes. When describing ancient
nomads as beings living in large communities, which afterwards collapsed or
suffered a subsequent dissolution process, this commonly and widely used
picture is based upon some confusion and eventual anachronism between
several levels, each of which really exists, but contribute nomadic society to
organize itself in different ways. Networks built upon matrimonial alliances
and devoted to consanguinity control are materialized by indicators of
kinship relationships and lineages and by a large and active sharing of
genealogical knowledge with its multiple tools, both oral and written. They
form an important and permanent institution, even magnified by the very
physical dispersion of the population into small groups, whose ultimate
shape is on a massive scale the nuclear family. Only under certain
circumstances, varying with time, do these groups enlarge themselves,
growing up into small scale gatherings resting or not in addition on
consanguine relationships (so called hot ayil). This kinship-based level of
social organization, although it plays an essential role in forming and
shaping the global social cohesion, in identifying and recognizing inside and
among groups independently from their territorial dislocation, in “socially
localizing” each individual, is not therefore the pattern upon which physical
concrete groupings are built. These groups, bound with possibilities and
constraints of their access to pastoral resources can be in a sustainable

343
manner nothing but the small scattered groups we have just mentioned. The
rise of numerous gatherings may take place only in two radically
independent circumstances: either it happens in a historical phase preceding
specific formation and generalization of nomadic pastoralism, and such
gatherings have much in common with a still-existing sedentary way of life,
or it is the form taken by episodes limited in time, during which alliance and
force equilibrium undergo radical and restless redefining. In a developed
nomadic pastoral society, indeed, any numerous and long-lasting population
gathering should imply an equivalent gathering of herds, with fast
exhaustion of neighbouring pastures and resources, leading to the necessity
of massive and frequent moves, incompatible with energy equilibrium and
balance of considered population. In other words, the frequency of labour-
intensive nomadizations should have thus absorbed an amount of energy
quickly exceeding the total resources available to such entities.

From ecological ant technical constraints toward political


anthropology

These ecological, technological and social constraints and constants of


nomadic pastoralism are recalled to underline how deep a role they play as
very sources of socio-political mechanisms proper to nomadic society as a
whole. One have equally to emphasize the way in which demographic
limitations proper to that society and numeric weakness of scattered groups
lie at the cradle of their specific political anthropology.
A first feature characteristic to these numerically unimportant groups is in
political terms their extreme sensitiveness to minimal variations in their own
or neighbours’ organization or disposition, with repercussions as well on
their technical capacities in managing herds and pastures as in more directly
political and even military terms of strategic initiative and forces balance.
More than on simple arithmetical relations to numerical conditions, the
accent has to be set here on structural disproportions in group composition:
even a limited shift in the number of young adults is sufficient to induce
immediately perceptible disproportion between groups which elsewhere
could seem of similar weight. A corollary of the utmost importance of this
344
“strength of weaknesses” is the necessary place and complexity of alliance
relations, whatever their basis and whatever the arguments used to build
them up may be. This may, in fact, be considered one of the fundamentals
upon which nomadic society and its policies rely.
A second feature is an effect of conditions in which dispersion itself
specifically generates stress, contradictions and conflicts. Although
dispersion arises as an unavoidable ecological and technical optimum, it
doesn’t result in an equal social harmony. It is even possible that this
dissymmetry contains one of the most essential and effective dynamics for
nomadic society and history. Because of both constraints of dispersion in
accessing immediate resources and of essentially centrifugal nature of social
organization and reproduction mechanisms, it is difficult for any steady
equilibrium to sustain in the long term. Every element able to favour growth
of both herds and human population, in spite of the appearance of prosperity
it can offer, and at relatively low levels and thresholds, is leading to
overpopulation tensions, to induction of concurrences between each group
and its neighbours with these tensions applying either to pastures themselves
or, more frequently, to apparently additional or accessory resources, like
hunting sites.
A third feature appears: the whole of social mechanisms and strategies
related to them has to be represented in a centrifugal perspective. This is
perhaps the point by which nomadic society is the most symmetrical, if not
antagonistic, to the sedentary one, led by its accumulation priority to a set of
dominating centripetal strategies. Nomadic pastoral society, whatever
appearances may suggest, does not proceed by accumulation of hierarchical
strata, but through the building up of relationship networks, each oriented
toward the other and as well organizing pasture access as managing relations
with neighbouring and distant partner or rival groups. This centrifugal
orientation, already perceptible in the conduct of pastoral production itself,
when each species in complex herds has to be handled separately and led to
different pastures even at different hours of the day, can be noticed on a
larger scale in the managing of multiple relationship networks to which
groups and individuals ascribe themselves. Drawing attention to either
neighbouring co-operations and alliances, matrimonial strategies or many
other forms of relationships, the whole of social life appears to be associated
with distance settings and adjustments, meaningful remote relations, with the

345
necessity to consider, from one’s own encampment, a more or less distant
outside world which cannot at any moment or in any way be neglected or
ignored. This feature is probably not in itself an exclusivity of nomadic
pastoralism, but it strongly contrasts, in terms of priority, with the clearly
centripetal, self-centred tendency proper to sedentary communities – rural
and urban. Thus, in nomadic pastoral tradition, there is no institution
comparable to the market-city providing a whole agricultural area with a
central point of reference around which economic and social life of the
region organizes itself. The most elementary nomadic encampment is in
itself its own system centre. This is not the place to examine the relationship
between this fact and the non merchant nature of exchange amongst nomadic
pastoral society itself. It must, nevertheless, be underlined that this
centrifugal orientation reveals itself with most evident clarity in the way the
produce circulation and spreading reached (prior to the Manchurian
domination epoch) the very periphery of the nomadic world. The nomads’
approach to the institution of border markets, on Sino-Mongolian frontiers,
and the inscription of produce exchanges achieved in them in relationships
networks and strategies bearing a strongly politicized character could be
used here as a major illustration [14].
A fourth feature is a consequence of the previous ones: as stated earlier,
there cannot be formation of numerous long-lasting gatherings, even less of
permanent ones, which could allow or constitute by themselves the
assembling of potentially dominating forces. These forces are first, above all,
those of small dispersed groups accessing dominating capacities only by
inscribing themselves in alliance networks with various roots and beginnings.
These alliances set themselves up upon matrimonial strategies, consanguine
connections, immediate or distant interest acquaintances linked with
different sorts of partnerships or fellowships (thus, we should recall the
historical significance of substitution form to consanguinity exemplified in
the Mongolian sworn brotherhood anda). These networks remain
heterogeneous and retain their own proper features. One of the main of them
is an overall flexibility, due to which the whole system may react to
evolutions and changing situations, however sharp and chaotic these changes
may be. Physical episodes of gathering, for these two reasons (pastoral
constraints on the one side, suppleness and versatility of alliance practices on
the other) are mere momentary, temporary, mostly defensive responses (well
exemplified by the term kürij-e itself or “circle”, which gives a clear image
346
of the most traditional defensive system or device) to most acute critical
situations. This limitation doesn’t hence reduce their major political
significance. In the course of these limited phases, lineages and groups with
vocation to domination, but possessing as usual, in their normal dispersed
situation, a relatively uncertain superiority, may emerge as first plan actors
and have the opportunity to be recognized as such. Enlargement of this
recognition is derived as well from demonstration of proper skills and
strength as from evidence, in a longer term, of specific “rights” to invoke a
particular legitimacy (real or supposed, symbolized role played in the past by
the pretending group or its ancestors).
The establishing of an “aristocratic” domination draws thus its origin and
mechanisms at the same time from dispersion itself, which makes it
necessary, and from critical gathered phases, which provide it with the
opportunity to affirm its pretensions and to incorporate them as a necessary
momentum in the whole nomadic social life. This domination is the political
response to impulse coming from the very core of nomadic society. It firstly
aims at favouring regulation mechanisms which allow society to escape most
acute and dangerous forms of concurrences and crisis. Thus, it equally aims
at restoring conditions in which return to dispersed access to pastoral
resources may be guaranteed to the whole population implied in the crisis
area and time.
This regulatory mission is clearly echoed by the central Mongolian term
for “power” (zasag), historically well-known in its form yasak/yasa as the
alleged and controversial name of Genghis Khan’s Great law, a name simply
derived from the verb zasa- “to correct, rectify, repair”, and even “to cure”
as in mes zasal (surgery). These facts are of large scale and significance: the
emergence of power, under such conditions, doesn’t imply the
implementation of a policy aiming at appropriation; mainly by seizure of
primary resources “belonging” to other protagonists (the way in which loot
is subject to social repartition more than to private confiscation is in itself an
interesting testimony). Autochthonous descriptions of unification processes
or of conflicts proper to nomadic societies shows convincingly enough that
their objectives, apart from specific cases generally related to long-lasting
personal rivalries and revenge, are neither the adversaries’ destruction nor
primarily the seizure of their wealth, but the establishing of new
relationships, of new mechanisms and regulations of access to resources.

347
The last testimony of that concern could be found in the conclusion in 1640
of the Cagazin-u bicig, or “Mongol-Oirat laws” in which pastoral regulations
appeared as an attempt to settle general relations between Eastern and
Western Mongols. Many centuries earlier, the well known assertion by
Bodončar, for whom “it is right for a body to have a head, and for a coat to
have a collar,” [13, p.7] is inscribed in this perspective. The use of strength,
the momentum of open conflict assume, in these conditions, character and
significance different from those they bear in conflicts between sedentary
protagonists. Taking part in the conflict aims in general neither at the
elimination of the enemy nor at gaining unilateral and irreversible
advantages, quite illusory under irregularities and uncertainties inherent to a
nomadic society. An ultimate goal is to allow the population to return to its
optimal pastoral dispersion. This process is described in a very vivid manner
in the passages of the Secret History of the Mongols dealing with the
creation of the ninety-five Minggan immediately consecutive to the imperial
unification [13, pp.144, 152 ]. Far from the simple establishment of a new
rule imposed by force by Genghis Khan to his former enemies as well as to
his allies, these passages give the image of a negotiation open and active
between partners, ending up in an organization responding more or less to
the interests of each of the protagonists.
Beyond often triumphant proclamations, imposed by a later hagiography,
it appears that the normal way of decision-making, as well in its modalities
as in its expected results, even in the case of open conflict, is to search for
and to put into practice a compromise. This notion, although present in the
conceptual apparatus and in the operative methods of sedentary political art,
is not considered, apart from a few brilliant, somehow paradoxical,
exceptions, but as a worse way, as a “shameful” solution, to which one can
resign only as a last step, often recognizing in doing so a defeat or a failure,
at least partial. On the contrary, nomadic political culture uses compromise,
so common that there is no special term in Mongolian for its denomination
(nor is there for “nomadism”), in a positive way and as the major tool for
any solution searching out or building up. This dimension is inseparable
from the relativity of power among the nomads, which did surprise many
observers. They were fascinated by close and contradictory superposition of
demonstration of absolute power in the hands of emperors or lineage
chieftains and of ease with which this supremacy itself could be questioned.

348
Historical problems to be dealt with are beyond doubt very diverse,
depending on the consideration we take of mechanisms proper to the
nomadic society itself or of phenomena implying it in its relations to the
sedentary world. From this point of view, we have to distinguish conflicts
arising among the nomadic social life itself, including unification and the
rise of empires related to it, from political and military formations and events
proper to conquest periods.
The time in which nomadic pastoralism arises and transitions leading to it
deserve a special investigation. They present, by comparison with developed
nomadism, remarkable specific features (mainly the significant place
occupied there by agricultural or craft centres which later disappear with
generalization of nomadic pastoralism on larger areas).
Concerning properly imperial periods, on the opposite side, one of the
major contradictions produced by the nomadic pastoral system as described
above is the fact that in itself, along with the naturally short-term domination
attempts, long-term claims to legitimacy may assume and instaurate
themselves, being backed by alliance networks and by favourable force
balances associated with them. Attempts to ensure duration for such claims
may gain some success. But at the same time, no nomadic pastoral society,
with its efficiency based on dispersion and its production surplus mainly
unstable and irregular, could by its own resources make these attempts
sustainable as such in the long term. In one word, pastoral society needs to
produce empires, but cannot support their sustainability and duration beyond
relatively narrow limits and objectives. This limitation, added to centrifugal
logic proper to the whole nomadic society leads empire to solve this
contradiction by looking for resources from the outside of nomadic world.
The traditional search for compromise thus shifts towards interactions on a
larger scale between internal (nomadic) and external (sedentary) priorities.
This change is not limited to mere boundary contacts. Establishment on the
fringes of regions dedicated to nomadic pastoralism of infiltration or
conquest formations, empires or dynasties, ensuring the domination of
nomadic lineages upon sedentary areas and populations bears a huge
significance. Once more, if we take the case of East Asian steppe people,
North China provides us with the largest and richest field for analysis.
Repeated and protracted succession of barbarian dynasties in North China,
during more than a millennium, cannot be satisfactorily interpreted as a mere

349
chance or coincidence. It is remarkable too that, if not by accident, this
nomadic conquest of sedentary areas was not followed by significant
extension of pastoral space. Undoubtedly, even through sometime arduous
reflections, as shown by the well-known discussion from 1229-1230,
advantages awaited from exploiting sedentary wealth outweighed the
apparent immediate gain from enlarging the pastoral basis.
Nevertheless, the capacity to develop this conception and argumentation
denotes a sophisticated way of thinking that goes far beyond a brutal logic of
appropriation. The fact that history on several occasions demonstrated the
shortcomings of this way of thinking doesn’t alter its significance. Once
more, the answer lies at the core of nomadic society. It seems evident, for
instance, that communication, verbal exchange, oral transmission of culture
and social norms, mental apparatus associated with genealogy and
historiography occupy here a primordial place. Political sociolinguistics and
ethno linguistics, analysis of political discourse of nomadic pastoralism
appear to offer some necessary research orientations. The same is true too,
naturally, for a politological study about the nature of conflicts, their
formulation and solving, to be carried out as well about the juridical terms
arisen from nomadic realities and practice as about social and political
substance of multiple organizational and relational networks and about the
formation and evolution among them of force balances.
A much more than anecdotal dimension must therefore be submitted to
analysis. This must be carried out prudently because of the common
assumption of such terms as “politically incorrect”: the psychological and
psycho sociological aspects of these problems could not be left unnoticed.
This last dimension is essential because it is the one which may interfere
with modern effects of problems I tried to signalize here. Apart from
marginal events, for instance when discussing some vocabulary issues and
the extension of such or such juridical term, it is obvious that we are no more
in a situation in which nomadic pastoralism could be able to generate a new
political order. Nevertheless, at the very deep of mentalities, in the world
perception more or less consciously shared by many people in central
Eurasia, in priorities and hopes they could formulate, we may not neglect
sources and roots, motives and behaviours interacting with their remote
nomadic historical background.

350
Dealing with social psychology, it is obviously necessary to free oneself
from any constraints or a priori of ethical nature, or more exactly to define
their place and limits.
It is a lieu commun in our readings about nomadic peoples and history to
encounter contradictory and quasi simultaneous affirmations about treason
and disloyalty, fidelity and loyalty as equally representative for nomadic
political behaviour. We can find episodes as well related by nomadic
historiography as testimonies by witnesses or by their descendants. Either
war trickeries or stratagems, word given and deceived or on the contrary
recalls to surprisingly strict codes of behaviour, like those regulating
discipline in imperial Mongolian armies, pieces of information and
commentaries mixing contradictory facts are quite numerous. One may be
tempted to see here a reflection of fear and hostility nomads inspired their
sedentary neighbours with, and on this ground to invalidate these
acknowledgments. Without disproving this justifiable cautiousness, it seems
that such testimonies cannot be considered as mere collections of prejudices.
Once the truthfulness of the facts duly established, it remains necessary to
provide them with consistent interpretations. From that point of view, one
example may be of some help: the provisional nature of sworn brotherhood
(anda), submitted to several times renewing, as the Secret History of the
Mongols describes this about relations between Temüžin and Jamuqa [13,
p.44] . To elucidate such a phenomenon, as well as others comparable, both
structural and episodic, is of special importance, because such an event
shows formation and practice of a compromise in the making. It seems
possible to propose an interpretation at least limited of such phenomena:
under conditions of irregularity and unpredictability prevailing in nomadic
pastoralism, to intercalate between the perceptions of interest or threat and
reacting a buffer consisting in immutable and irremovable values, even of
ethic principles, can prove to become deadly and fatal. Any relationship is
not in this way exclusive of moral values and norms, which are remembered
quite strongly on every occasion, but this can be achieved only through
negotiations renewed with each significant variation of the faced situation
and involved interests.
At last, in a methodological back move, perhaps too audacious or
imprudent, but that seems to me even more meaningful, facing this moral
aspect is in return an opportunity to investigate the very bases of social and

351
cultural systems, the confrontation and antagonism among accumulation and
dispersion. We are indeed acquainted with the belief for which ethics consist
in a sum of principles, norms and behaviours, as a corpus of values (the term
“moral code” being illustrative here) the accumulation of which being both
the collection of values itself, but equally the respect shown to them, every
behaviour or practice taking no part in this accumulation being ipso facto
disqualified as immoral or amoral. On the contrary, we ought to be able to
understand that in a culture based on dispersion the values, far from being
inexistent or inoperative, intervene as forms of dynamics in relationship
networks, as factors of deflection or reorientation which are as such, and not
only through the accumulation of their effects, constituting the whole social
consistency.
We may find in this debate an echo to a long-lasting discussion between
linear and cyclical understandings of history. Many works, amongst them
Fernand Braudel’s, have done much to clarify this ancestral question, and it
is nowadays largely accepted that linear and cyclical are associated and not
antagonistic forms of social and historical course. The introduction in this
discussion of issues related with accumulation and dispersion incites me to
privilege a vector-based thinking and conception, in other terms to think of
social and historical movement in categories of impetus and trajectories
alterations or deflections which may not be considered either as effects of
blind determinism or as erratic consequences of problematical wanderings. I
acknowledge that my use of these tools has much respect to pay to Bezier’s
curves and to their numerous applications in fields seemingly quite distant
from social history. This nevertheless provides with means of solving in
many cases the apparent contradiction between linear and cyclical.
Here too, accumulative and dispersive views of vector ought to be singled
out. It appears that, for an accumulation-oriented conception, even action of
modelling and deforming factors being conceived and analysed, the vector
itself is nevertheless perceived as a collection of points, as their
accumulation, with every point not entering this collection remaining its
negation. On the contrary, for a dispersion-oriented conception, without
neglecting vector’s materiality or impact as a whole, it is possible to
conceive and think out the vector almost exclusively through interactions of
multiple flexibility factors, these remaining by definition external to the
vector itself, but at the same time being indivisible from its actual reality.

352
Instead of Conclusion
Could not this contrast throw some new light upon divergent definitions
and appreciation of compromise in both sedentary and nomadic political
cultures and lay emphasis on the fact that no one of these trends can be
considered as more universal than the other? If so, a still too frequent
definition of nomadic societies by their “lacks” in regard to “normality” and
“universality” provided only by sedentary cultures could be deprived of most
of its consistency. Thus we could bear in mind that universality is certainly
one of the rightful aims of scientific way of thinking, but that it cannot be
alleged unless it really takes into account accurate factual diversity and
versatility. Above all, one interrogation arises: hasn’t modern decision-
making something practical to learn from a compromise-based political
philosophy?

References

[1] Lattimore (1940), Owen Lattimore, Inner Asian frontiers of China,


2d ed., Oxford U.P., 1988
[2] Rachewiltz (2004), Igor de Rachewiltz (translat. and comment.), The
Secret History of the Mongols, a Mongolian epic chronicle of the Thirteenth
century, Brill, Leiden, 2004
[3] Serruys (1967), Henry Serruys, Sino-Mongol relations during the
Ming, The Tribute system and diplomatic missions (1400-1600), IBHEC
Bruxelles1967

353
Le compromis comme apport spécifique de la culture politique
nomade à la prévention, au traitement et à la solution des tensions
et des conflits 156

Dans le cas de l’étude des sociétés pastorales nomades et des expériences


historiques auxquelles elles sont associées, comme dans toute autre, et sans
sous-évaluer la part des contacts avec les cultures voisines, tant sédentaires
qu’elles-mêmes nomades, les relations entre facteurs spécifiques et grands
cadres tant systémiques que conceptuels sont à rechercher dans une analyse
du système pastoral lui-même et de ses légitimités propres.
L’histoire tant ancienne que récente de la Mongolie recèle ainsi maints
phénomènes ou aspects souvent perçus comme paradoxaux. Il est d’autant
plus important que notre attention se porte sur un problème dont l’actualité,
l’acuité et les enjeux tant politiques que culturels ne peuvent nous échapper.
Le contraste semble grand, pour ne pas évoquer la tentation d’un abime
d’incompréhension, entre la réputation « guerrière » des Mongols dans leur
histoire et l’image d’un « adoucissement des mœurs » pour ne pas dire un
« abâtardissement » évoqué avec complaisance par les voyageurs
occidentaux de la fin du XIXème siècle ou du début du XXème. Il est tout
aussi frappant que la vie politique mongole de ces dernières années soit à la
fois placée si ostensiblement sous le signe de Cinggis qan, conquérant s’il en
fut, et fournisse des exemples innombrables de transformations et
d’évolutions pacifiques, même sur des questions qui pouvaient susciter des
affrontements aigus, parfois exotiques pour nos propres habitudes quand par
exemple les élection du début des années 90 voyaient un même candidat se
présenter sous les bannières de deux partis en principe rivaux…
Au delà de ces apparences, c’est de profondeur historique qu’il s’agit ici.
L’actualité du problème tient en effet à la place essentielle qu’occupe le
pastoralisme nomade dans l’histoire de l’ensemble des sociétés et des
cultures de l’Eurasie centrale. Pour les unes, que le pastoralisme nomade y
soit toujours actif ou qu’il constitue une des racines directes et majeures des

156
Association culturelle franco-mongole, 17 novembre 2004. Version française du
texte présenté ci-dessus

354
cultures concernées. Pour d’autres, sous des formes diverses, parce que la
confrontation aux voisinages et aux interférences nomades, qu’il s’agisse des
cultures d’oasis ou des cultures sédentaires, a fortement contribué à la
formation d’identités toujours présentes et actives. La formation et le devenir
de nombreux peuples, des traits centraux de leur culture et de leurs
mentalités sont inséparables du rôle de longue durée joué dans l’ensemble de
la région par des pouvoirs et des empires nomades ou liés au nomadisme.
L’histoire des peuples nomades, dont les ressorts ne sont que rarement
recherchés dans les profondeurs mêmes de la société pastorale est décrite en
définitive dans une large mesure en leur appliquant des critères et en faisant
usage de catégories propres aux cultures sédentaires (quitte à souligner les
« manques » qui les sépareraient irrémédiablement de ces dernières. Trop de
travaux, non dépourvus de valeur pour les plus importants d’entre eux,
expriment des préoccupations étroitement politiques et polémologiques et
présentent une tendance perceptible à privilégier de façon excessive, par
difficulté à en saisir les ressorts proprement nomades, les emprunts à des
modèles sédentaires qui s’imposeraient de façon intemporelle à toute
structure nomade tant soit peu développée, et ce qui vaudrait tout
particulièrement pour les mécanismes "impériaux". Cette approche, outre
qu’elle oppose de façon trop affirmée les deux cultures nomade et sédentaire,
sous-estime par ailleurs la part des peuples et des cultures nomades dans la
naissance et le développement des cultures politiques sédentaires elles-
mêmes.
Or, deux constats majeurs s’imposent.
D’une part, le pastoralisme nomade ne peut en aucune manière être
considéré comme une anomalie exotique. C’est un mode de colonisation et
d’appropriation par l’homme des espaces et des ressources naturels
répondant à un besoin commun et permanent: l’établissement et le maintien
de bilans énergétiques favorables permettant de se fixer sur l’exploitation
d’un ensemble stable de ressources localisées et d’échapper ainsi aux
nécessités dramatiques et aux aléas d’une migration. De ce point de vue, le
nomadisme répond aux mêmes enjeux que la colonisation agraire sédentaire
et ce qui les unit l’emporte de loin par beaucoup d’aspects essentiels sur ce
qui les oppose.
D’autre part, cette colonisation s’exerce dans des zones marquées moins
par l’insuffisance que par la fragilité et l’irrégularité des ressources. C’est
355
dans la logique des stratégies permettant de maîtriser ces situations
qu’émergent les traits essentiels d’un système original. Là où les besoins de
continuité, l’impératif de reproduction fondé sur la rotation annuelle des
cycles végétatifs conduit la colonisation agricole à l’émergence d’une
production et d’une société fondées sur les formes premières d’une
accumulation qui s’impose de loin en loin à l’ensemble du système social et
des références culturelles, la place dominante acquise par le pastoralisme, le
rôle de l’animal à la fois comme source directe de satisfaction de la plus
grande partie des besoins élémentaires et comme "tampon", comme parade à
l’irrégularité des conditions et des ressources conduisent à l’adoption de
stratégies profondément différentes, dans lesquelles le rôle moteur revient à
un principe majeur de dispersion.
Cette dispersion est au premier degré un mode de contrôle et de maîtrise
de la pression sur les ressources primaires, condition primordiale de la
satisfaction durable des besoins humains. Le corollaire social de ce rôle
premier se manifeste dans l’éclatement de la population en petits groupes,
pâturages et troupeaux trouvant leurs limites dans celles qui s’imposent aux
capacités de contrôle humain. Si cette corrélation n’est nullement exclusive
de stratégies de maximisation du cheptel ou d’extension de l’espace pastoral,
elle n’en impose pas moins une limitation en retour relativement sévère de la
croissance du groupe humain. Cette relative stabilité démographique,
observable dans la longue durée, comporte un certain nombre de corollaires
et de conséquences.
Consommation pastorale saisonnière alternée et ancrage territorial : une
des bases techniques de l’ensemble du système consiste en une alternance
d’utilisation de pâturages sur une base principalement saisonnière. Cette
alternance n’est pas au premier degré l’effet mais la cause de la mobilité.
Cette dernière, à laquelle on tend trop souvent à assimiler le nomadisme,
n’est en effet que l’instrument essentiel de la dispersion et en aucun cas un
principe autonome d’organisation de l’économie ou de la société. Aussi
paradoxal que ceci puisse paraître pour qui perçoit le nomadisme comme
essentiellement caractérisée par sa mobilité, celle-ci étant assimilée plus ou
moins explicitement à une errance exclusive de fixité, l’alternance
saisonnière est au contraire un moyen de maintenir l’exploitation à
l’intérieur d’un cadre spatial aussi restreint que possible, et en tout cas dont
l’étendue doit rester compatible avec le bilan énergétique du groupe. Cette

356
stratégie poursuit en effet un double but. A court terme, il s’agit de fournir
au bétail les conditions immédiates de couverture de ses besoins, garantes à
leur tour de la satisfaction des besoins humains et des équilibres nécessaires.
Mais à plus long terme, à l’échelle du cycle annuel et d’une anticipation de
longue durée, il s’agit de réserver à proximité relative les uns des autres des
espaces de ressources pastorales susceptibles de répondre à ces impératifs de
façon non pas accidentelle mais répétée. Est permise ainsi l’occupation d’un
espace pastoral aussi permanent que possible tout en restant gérable par un
groupe humain de dimensions restreintes. Dans le cas du pastoralisme
nomade mongol, dispersion et mobilité contribuent ainsi à un ancrage
territorial relativement étroit. Les caractères techniques des pâturages et
leurs paramètres respectifs en termes d’herbages, d’eau et d’abri jouent
naturellement un rôle décisif dans les choix, ce qui explique qu’il ne peut de
ce point de vue exister un modèle uniforme d’occupation et d’exploitation de
l’espace pastoral (même alors que le bilan d’ensemble de variantes
apparemment très dissemblables, entre des régions très distinctes, telles
Xangai et Gov’, mais également à l’intérieur d’une même zone, est en
définitive extrêmement proche). Un rôle essentiel revient quoi qu’il en soit
aux hivernages, en nombre limité compte tenu des caractéristiques qu’ils
doivent présenter, à leur localisation et par conséquent à l’importance
particulière de l’espace de la consommation animale hivernale.
Modèle de succession 157 : un deuxième aspect est constitué par le modèle
dominant de succession. Celui-ci s’opère par essaimage, ce qui signifie que
l’héritage n’est pas transmis aux enfants à la mort des parents mais de leur
vivant, au fur et à mesure de leur entrée dans l’âge adulte. La croissance du
troupeau contribue ainsi dans une large mesure non à un processus
d’accumulation mais à l’alimentation de ce processus. Ce modèle de
succession est par ailleurs inséparable des stratégies matrimoniales ou de
contrôle de la consanguinité, et de l’évolution des modes concrets de
groupements. Une image couramment répandue, décrivant les nomades
anciens comme vivant en grandes communautés, qui aurait par la suite subi
un processus de dissolution, repose de ce point de vue sur la confusion,
éventuellement sur l’anachronisme, entre plusieurs niveaux, dont chacun est

157
Pour des raisons de temps, ce passage n’a pas été inclus dans la version orale du
17 novembre 2004
357
bien réel, mais qui président à l’organisation de la société nomade selon des
modalités différentes. L’existence de réseaux propres aux alliances
matrimoniales et au contrôle de la consanguinité, matérialisée par
l’identification des rapports de parenté et des lignages et par la connaissance
généalogique et ses multiples instruments tant oraux qu’écrits, constitue une
institution d’autant plus importante et permanente que la société est elle-
même physiquement dispersée en groupes dont la forme ultime est
massivement la famille nucléaire, éventuellement élargie, selon des
modalités variables dans le temps, à des ensembles de petites dimensions,
reposant d’ailleurs ou non sur des liens consanguins (khot ail). Ce niveau
consanguin d’organisation de la société, s’il joue un rôle essentiel dans la
constitution de cohésion sociale globale, d’identification et de
reconnaissance au sein des groupes et entre groupes, de « localisation sociale
» de chaque individu, n’est pas pour autant le modèle sur lequel se
constituent les groupements physiques. Ceux-ci, liés aux possibilités et aux
contraintes de l’accès aux ressources pastorales, ne peuvent être de façon
durable que les petits groupes dispersés que nous venons de mentionner.
L’existence de rassemblements numériquement importants ne peut relever
que de deux circonstances radicalement indépendantes : soit il est question
d’une phase historique qui précède la formation spécifique et la
généralisation du pastoralisme nomade, soit il est question de phase limitée
dans le temps et au cours desquelles, comme nous allons le voir, se
redéfinissent des alliances et des rapports de force. Dans une société
pastorale nomade développée, en effet, tout rassemblement important et
durable de population impliquerait le rassemblement équivalent de
troupeaux, ce qui aurait immanquablement pour effet un épuisement rapide
des pâturages et des ressources, nécessitant des déplacements massifs et
fréquent incompatibles avec l’équilibre énergétique de la population
concernée. En d’autres termes, la fréquence de nomadisations de tels
ensembles nécessiterait une dépense d’énergie excédant rapidement le total
des ressources disponibles.
Des contraintes écologiques et techniques à une anthropologie politique :
Une première caractéristique de ces groupes numériquement faibles, est
en termes politiques leur extrême sensibilité à des variations minimes de
leurs effectifs et de leur structure, se répercutant aussi bien sur leur capacité
technique en termes de maîtrise du cheptel et du pâturage qu’en termes plus

358
directement politiques, voire guerriers, d’initiative stratégique et de rapports
des forces. Plus que sur un simple rapport numérique aux effectifs, l’accent
peut être mis ici sur des disproportions structurelles dans la composition des
groupes : quelques adultes jeunes en plus ou en moins sont de nature à
introduire une disproportion immédiatement perceptible entre deux groupes
qui peuvent sembler par ailleurs d’importance équivalente. Un corollaire
essentiel de ce « pouvoir de la faiblesse » est la place nécessaire et la
complexité des relations d’alliance, quelles qu’en soient les bases. Ceci peut
être considéré comme un des fondements de la société nomade et de sa
politique.
Une deuxième caractéristique tient aux conditions dans lesquelles la
dispersion est en elle-même productrice spécifique de tensions, de
contradictions et de conflits. Alors que la dispersion constitue un optimum
écologique et technique incontournable, il ne s’ensuit nullement qu’elle soit
porteuse d’une harmonie sociale équivalente. Peut-être y a-t-il même dans
cette dissymétrie une des dynamiques essentielles de la société et de
l’histoire nomades. Qu’il s’agisse de l’accès immédiat aux ressources ou de
la forme foncièrement centrifuge prise par les mécanismes de la
reproduction sociale, il est très difficile que se maintienne durablement un
équilibre stable. Tout élément pouvant favoriser la croissance tant du cheptel
que de la population humaine conduit, à des niveaux et des seuils
relativement bas et malgré les apparences de la prospérité, à des tensions de
surpeuplement, à l’entrée en concurrence de chaque groupe avec ses voisins,
que ces tensions portent d’ailleurs sur les pâturages eux-mêmes, sur le choix
des hivernages ou sur des ressources complémentaires, par exemple les
terrains de chasse.
Une troisième caractéristique se dessine : l’ensemble des mécanismes
sociaux et des stratégies dont ils sont porteurs peuvent être représentés selon
une orientation centrifuge se matérialisant dans l’organisation de la société
en réseaux plutôt qu’en instances ou en institutions. C’est en cela que la
société nomade est sans doute le plus directement symétrique de la société
sédentaire, que sa priorité à l’accumulation conduit à s’installer dans un
ensemble dominantes de stratégies centripètes. La société pastorale nomade
ne procède pas, quels qu’en soient les apparences, par accumulation de
strates hiérarchiques mais donc par organisation de réseaux de relations
valant aussi bien pour l’exploitation du pâturage que pour les relations avec

359
les groupes de voisins et de partenaires. Cette orientation centrifuge,
immédiatement perceptible dans la conduite de la production pastorale elle-
même, lorsque chaque espèce de troupeaux composites doit être conduite sur
des pâturages différents ne serait-ce qu’aux différentes heures de la journée,
se retrouve plus largement dans la gestion des différents réseaux de relations
au sein desquels seront inscrits les groupes et les individus. Qu’il s’agisse
des coopérations ou des alliances de voisinage, des stratégies matrimoniales,
l’ensemble de la vie sociale est lié à des mises à distance, à la nécessité de se
tourner, depuis son propre campement, vers un extérieur plus ou moins
lointain. Cette caractéristique n’est pas en tant que telle une exclusivité du
pastoralisme nomade, mais elle contraste fortement, en termes de priorité,
avec la tendance clairement centripète, auto centrée, des communautés
sédentaires tant rurales qu’urbaines. Ainsi n’existe-t-il pas, dans la tradition
pastorale nomade, d’institution équivalente au bourg-marché fournissant à
l’ensemble d’une zone agricole le point de repère central autour duquel
s’organise la vie économique et sociale de la région. Le campement nomade
le plus élémentaire est à lui seul son propre centre du système. Le lieu n’est
pas ici d’examiner la relation que ce fait entretien avec que le caractère non
marchand des échanges au sein de la société pastorale nomade. Il est du
moins nécessaire de souligner que cette tendance centrifuge se manifeste
avec la plus grande clarté dans l’aboutissement des réseaux de circulation de
produits à la périphérie même du monde nomade. L’institution des marchés
frontaliers sur les marches sino-mongoles, et l’inscription des échanges qui y
étaient pratiqués dans des réseaux de relations et des stratégies à caractère
fortement politisé pourraient ici servir d’illustration majeure.
Une quatrième caractéristique découle des précédentes : comme nous
l’avons vu, il ne peut y avoir de recours à la constitution de rassemblements
nombreux et durables, a fortiori permanents, qui permettraient ou
constitueraient par eux-mêmes les rassemblements de forces potentiellement
dominantes. Ces forces sont tout d’abord celles des petits groupes dispersés,
mais n’acquièrent cette réalité qu’à la condition de s’inscrire dans des
réseaux d’alliance dont les bases sont multiples, fondés sur les stratégies
matrimoniales, la consanguinité, les intérêts immédiats ou plus lointains de
divers types de compagnonnage (ainsi, le lien substitutif à la consanguinité
qu’offre l’institution de fraternité jurée anda). Ces réseaux, pour essentiels
qu’ils soient à tout moment, doivent à cette hétérogénéité de conserver dans
la longue durée leurs caractères propres et une grande souplesse de mis en
360
œuvre et de réaction aux évolutions de la situation, quelles qu’en soient la
brutalité. Les phases physiques de rassemblement, pour ces deux raisons
(rapports aux contraintes du pastoralisme d’une part, souplesse des
dispositifs d’alliance d’autre part) ne constituent que des réponses
momentanées, temporaires, le plus souvent défensives (ce que le terme de
kürij-e contribue bien à décrire), aux situations critiques les plus aiguës.
Cette limitation n’en réduit pas pour autant l’importance politique majeure.
C’est en effet au cours de ces phases limitées de rassemblement que peut se
manifester et se faire reconnaître l’émergence des vocations à la domination
de la part de lignages et de groupes ne disposant au départ, dans leur
situation normale de dispersion, que d’une supériorité très relative.
L’élargissement de cette reconnaissance tient d’ailleurs autant à la
manifestation propre de cette supériorité qu’à la mis en évidence, dans une
durée plus longue, de « droits » spécifiques à la revendication d’une
légitimité particulière (rôle comparable, réel ou symbolisé, joué dans le
passé par le groupe prétendant ou par ses ancêtres).
L’établissement d’une domination « aristocratique » tire ainsi son origine
et ses mécanismes à la fois de la dispersion qui la rend nécessaire et des
phases critiques de rassemblement qui lui permette de s’affirmer et de
s’incorporer à la vie sociale nomade dans sa globalité. C’est en effet celle-ci
qui fonde en définitive l’émergence d’une vie politique dont les finalités
premières sont la mise en place de mécanismes de régulation, de sortie des
situations de concurrence aiguës et des crises, dans la perspective d’une
restauration des possibilités d’accès aux ressources pastorales dispersées
pour l’ensemble des populations impliquées dans la crise.
C’est à cette finalité régulatrice que renvoie le concept mongol central de
« pouvoir » ({zasag} < {zasa-} « corriger, rectifier, réparer, guérir, etc. » et
les notions associées ({erx} et sa polysémie, mots mongols en {er-},
proverbes sur le pouvoir, etc.). Ces faits illustrent des phénomènes d’une
grande ampleur. L’émergence d’un pouvoir, dans ces conditions, ne
manifeste pas la mise en œuvre d’une politique d’appropriation, et tout
particulièrement d’appropriation des ressources primaires qui seraient
jusqu’alors à la disposition d’autres protagonistes de l’affrontement (le
caractère de répartition sociale plutôt que d’appropriation privée revêtu par
le partage du butin est de ce point de vue un témoignage intéressant).
L’examen des descriptions autochtones des processus d’unification ou des

361
phases de conflits propres aux sociétés nomades permet de se convaincre que
les objectifs n’y sont pas ceux, sauf épisode spécifique relevant le plus
souvent d’une vendetta, d’une destruction des adversaires ou d’un
accaparement de leurs biens, mais ceux de la mise en œuvre de nouveaux
rapports, de nouveaux mécanismes d’accès aux ressources. Le dernier
témoignage de cette préoccupation peut être trouvé dans la conclusion en
1640 du Cagažin-u bičig, ou « Lois mongol-Oirad », dans lequel les
régulations pastorales constituaient un élément central d’une tentative de
règlement général des relations entre Mongols orientaux et occidentaux. Des
siècles plus tôt, l’affirmation célèbre de Bodončar pour qui « il est bon qu’un
vêtement ait un col, il est bon qu’un corps ait une tête » s’inscrit dans cette
logique. Le recours à la force, le moment du conflit ouvert, dans ces
conditions, acquièrent un caractère et une signification différents de ceux qui
sont les leurs dans les conflits entre sédentaires. Les buts de l’engagement
dans le conflit ne sont ni pour l’essentiel l’annihilation de l’adversaire, ni
l’obtention d’un avantage unilatéral irréversible, ce que les irrégularités
inhérentes aux aléas de la fortune rendrait, dans une société pastorale
nomade, très largement illusoire, mais la création des conditions permettant,
sans doute en prenant en compte les intérêts d’un lignage ou d’une
confédération lignagère, le retour de la population à la dispersion pastorale
optimale. C’est ce processus qui se trouve décrit de façon très précise dans
les paragraphes 158 de l’histoire secrète des Mongols traitant de la formation
des quatre-vingt-quinze mingan issus de l’unification. Loin de la simple
instauration d’une règle nouvelle par Cinggis qan, imposée par la force à des
vaincus autant qu’à ses alliés, ces passages nous donnent l’image d’une
négociation ouverte et active entre partenaires, débouchant sur une
organisation répondant à l’intérêt de chacun d’eux.
Au-delà des formulations souvent triomphantes, imposées par une
hagiographie tardive, il apparaît ainsi que la voie normale des prises de
décision, y compris dans des situations de conflit ouvert, tant dans ses
modalités de mise en œuvre que dans les résultats escomptés, réside dans la
recherche et dans la pratique d’un compromis. Ce dernier, s’il apparaît bien

158
Igor de Rachewiltz (translat. and comment.), The Secret History of the Mongols,
a Mongolian epic chronicle of the Thirteenth century, Brill, Leiden, 2004, pp.144,
152
362
dans l’appareil conceptuel et dans la démarche opératoire de l’art politique
sédentaire, n’y est sollicité, à quelques brillantes exceptions près, facilement
qualifiées de paradoxes, que comme un pis aller, comme une solution
« honteuse » à laquelle on ne saurait se résoudre qu’en dernier recours et le
plus souvent qu’en reconnaissant ainsi un échec au moins partiel. À l’inverse,
la culture politique nomade fait du compromis, si commun qu’il ne mérite
pas, en mongol du moins, de dénomination particulière, un usage positif et
l’outil majeur de toute recherche de solution. C’est sans doute cette
dimension, inséparable d’une relativisation du pouvoir qui surprend les
observateurs, frappés par la coexistence entre moments de pouvoir de
décision absolue revenant aux chefs des lignages aristocratiques, voire le cas
échéant à un seul d’entre eux, et la facilité des remises en question de cette
suprématie.
Les problèmes historiques à analyser sont sans doute très différents
suivant que nous considérons les mécanismes à l’œuvre au sein de la société
nomade elle-même et les phénomènes impliquant cette dernière dans ses
relations avec le monde sédentaire. De ce point de vue, il importe de
distinguer entre conflits propres d’une part à la vie sociale nomade,
jusqu’aux phases d’unification accompagnant l’émergence des empires et
d’autre part formes politiques et militaires propres aux périodes de conquête.
La période de formation du pastoralisme nomade et les transitions y
conduisant mériteraient ici un examen particulier, elles présentent en effet,
par rapport au nomadisme développé, des spécificités remarquables (comme
la place significative que continuent à y occuper des centres agraires ou
artisanaux appelés par la suite, avec la généralisation du pastoralisme
nomade, à disparaître).
En ce qui concerne à l’opposé les phases proprement impériales, l’une
des contradictions majeures produites par le système pastoral nomade tel que
je viens de le décrire réside dans la possibilité que s’y affirment et s’y
instaurent des légitimités, y compris de longue durée, et des dominations
appuyées sur les réseaux d’alliance et les rapports de force qui s’y
constituent, que voient ainsi le jour des tentatives pour les pérenniser, mais
simultanément dans l’impossibilité pour une société pastorale nomade, dont
l’efficacité tient à la dispersion, d’assurer le soutien durable de ces
entreprises. En un mot, la société pastorale doit produit des empires mais ne
peut en entretenir le développement et la durée au-delà des objectifs qu’elle
363
même peut leur assigner. Dans une logique qui tient ici encore à l’orientation
centrifuge propre à l’ensemble de la société nomade, c’est vers l’extérieur et
de l’extérieur qu’est recherchée la solution à cette contradiction, le
compromis se trouvant ici transposé en une vaste dialectique de l’interne
(nomade) et de l’externe (sédentaire). La formation, sur les franges des
espaces propres au pastoralisme nomade, de formations l’infiltration ou de
conquête instaurant la domination de lignages nomades sur des espaces et
des populations sédentaires revêt de ce point de vue une signification
considérable. Ici encore, à partir de l’exemple fourni par les peuples de la
steppe d’Asie orientale, c’est la Chine du nord qui fournit le champ
d’analyse le plus étendue et le plus riche. La succession répétée et prolongée
de dynasties barbares en Chine du nord pendant plus d’un millénaire ne peut
être interprété de façon satisfaisante comme une circonstance de hasard. Il
est remarquable que, sauf accident, la conquête nomade des espaces
sédentaires ne se soit accompagnée d’aucune extension significative de
l’espace pastoral. Sans doute, au terme de réflexions parfois houleuses,
comme le montre la célèbre discussion de 1229 - 1230, les avantages
escomptés d’une exploitation des richesses sédentaires l’emportaient-ils sur
le gain immédiat apparent d’un élargissement de la base pastorale. Ainsi se
trouvait d’ailleurs justifiée dans sa nécessité profonde l’expansion impériale,
cependant qu’étaient assurés au mieux les intérêts de l’empire. Il n’en reste
pas moins que la capacité à développer cette conception et à en assurer la
mise en œuvre dénote un mode de pensée allant bien au-delà d’une logique
d’appropriation par la force des ressources d’autrui. Que l’histoire de
montrer à plusieurs reprises les limites finalement étroites de ces entreprises
n’en altère pas la signification profonde. Ici encore, c’est dans les
profondeurs de la société nomade qu’il convient d’en rechercher et d’en
comprendre les ressorts.
Les formes prises par le compromis, les voies et les moyens par lesquels
il se construit, les atteintes aussi qu’il est amené à subir méritent de vastes
recherches, et je ne peux ici qu’esquisser quelques pistes et quelques points
de repère.
Il est évident par exemple que la communication, l’échange verbal, la
transmission orale de la culture et des normes sociales, l’appareillage mental
associé à la généalogie et à l’historiographie y occupent une place
primordiale. Une sociolinguistique et une ethnolinguistique politiques du

364
pastoralisme nomade s’imposent ainsi comme des directions de recherche
indispensables.
Il en va de même naturellement d’une étude politologique de la nature
des conflits, de leur formulation et leur résolution, menée aussi bien sur les
termes juridiques issus de la pratique et des réalités nomades que sur la
réalité sociale et politique des réseaux multiples d’organisation et de
relations, ainsi que sur les conditions et les variations de constitution en leur
sein des rapports de force.
Enfin, ce qui paraîtra trop hardi peut-être, mais qui me semble plus
fondamental encore, un retour s’impose aux fondements des systèmes
sociaux, culturels et moraux, à l’affrontement ou à la confrontation de
l’accumulation et de la dispersion. Nous nous trouvons en effet facilement
devant l’idée que la morale, par exemple la loyauté entre alliés, constituerait
une somme de normes et de comportements, comme un corps de valeurs (le
terme de « code moral » s’avérant ici très éclairant) dont l’accumulation
s’accomplirait dans le respect qui leur serait voué et que toute conduite ou
toute pratique qui ne procéderait pas à cette accumulation pourrait être
considéré comme immorale ou amorale. À l’inverse, nous devons être
capables de comprendre, dans une culture de la dispersion, que les valeurs,
loin d’être inexistantes ou inopérantes, sont des formes de la dynamique des
réseaux de relations, des facteurs d’inflexion qui sont en tant que tels, et non
dans l’accumulation de leurs effets, constitutifs de la cohérence sociale tout
entière.
Nous pouvons en définitive retrouver dans ce débat les traces d’un grand
affrontement entre lectures linéaire et cyclique de l’histoire. De nombreux
travaux, ne serait-ce qu’en nous en tenant à ceux de Fernand Braudel, ont
déjà sensiblement clarifié cette question, et il est aujourd’hui largement
admis que linéaire et cyclique sont des formes associées et souvent non
antagoniques du devenir social et historique. Pour ce qui me concerne,
l’introduction de la problématique de l’accumulation et de la dispersion
m’incite plutôt à penser en termes vectoriels, c’est-à-dire à penser le
mouvement du social et de l’historique à travers les infléchissements de
trajectoires qu’il est impossible de résoudre tant dans les termes d’un pré
déterminisme aveugle que dans ceux d’une errance aléatoire. Je dois signaler
que mon recours à ces notions doit beaucoup aux courbes de Béziers et aux
possibilités qu’offre leur mise en œuvre dans des domaines apparemment
365
très éloignés de l’histoire sociale. Ceci peut néanmoins contribuer à résoudre
dans de nombreux cas l’apparente contradiction du linéaire et du cyclique.
Mais ici aussi s’opposent une vision accumulative et une vision
dispersive du vectoriel. Il apparaît que, dans une conception dominée par les
priorités de l’accumulation, même si elle conçoit et analyse l’action de
facteurs modelant et déformants, le vecteur n’en reste pas moins perçu
comme un ensemble de points, comme leur accumulation, et que tout point
n’entrant pas dans cet ensemble en est une négation. A l’inverse, sans en
méconnaître la matérialité ou les impacts, il est possible de concevoir le
vecteur à travers les seules interactions des divers facteurs infléchissants,
ceux-ci restant par définition à la fois externes au vecteur et inséparables de
sa réalité. Or ne sommes-nous pas en présence, dans ce cas, de la définition
même des éléments constitutifs d’un compromis ?

366
Nomades et sédentaires 159

Dans les contreforts du Khangaï, la steppe et la forêt se répondent,


l’échancrure d’une vallée s’enfonce en un dédale de ravins et de crêtes que
souligne, au nord, la ligne noire des cimes des mélèzes. L’œil, parfois, croit
plonger jusqu’à la naissance même de l’Histoire. Mais l’Asie centrale et la
Mongolie, leur passé comme leur présent, ne sauraient être embrassées d’un
seul regard. Elles exigent de multiples approches qui mettent en œuvre des
disciplines tant des sciences de la matière et de la terre que des sciences de
l’homme et de la société. Parmi ces rencontres, celle de l’archéologie et de
l’anthropologie s’impose particulièrement dans l’indispensable dialogue
entre deux analyses complémentaires, historique et systémique. C’est cette
dernière qui nous retiendra ici.
Pour chaque réalité humaine de quelque importance, et le nomadisme
relève bien de cette évaluation, un enchaînement de stratégies et de
conditions, contraintes et opportunités mêlées, présente, une fois dégagé des
apparences de l’immédiat, une cohérence loin de se réduire à la continuité de
la chronologie. Directement présents on n’intervenant qu’au terme de
médiations plus ou moins opaques, maints facteurs contribuent à forger une
logique de la présence humaine dans une région donnée. Le moteur général
de ce système, derrière le foisonnement des techniques, des institutions, des
symboles et des cultures, est en définitive d’une grande simplicité. Pour le
pastoralisme nomade comme pour d’autres modes d’existence, l’arrière plan
commun en est constitué par la nécessité d’un équilibre durable entre les
ressources et la dynamique des besoins humains. Cet équilibre, qui se
ramène dans sa formule la plus élémentaire au bilan de l’énergie dépensée et
de l’énergie restituée, reste la clé d’une présence humaine viable et
prolongée sur un ensemble territorial donné. Si ce bilan, dans sa richesse et
sa complexité, s’avère défavorable, l’homme n’a le choix qu’entre un
nombre limité de solutions : disparaître, migrer vers des espaces où il
restaure cet équilibre, élaborer enfin des stratégies lui permettant de faire
face avec succès à des défis en apparence insurmontables.

159
In Jean-Paul Desroches (ed.), Mongolie, le premier empire des steppes, Actes
Sud / Mission Archéologique Française en Mongolie, 2003, pp. 45-59 (une erreur
matérielle attribue, p. 45, ce texte à mon ami Jean-Paul Desroches)
367
Le pastoralisme nomade appartient à cette dernière option. Il apporte
certes des réponses différentes de celles que fournit l’agriculture sédentaire,
mais répond pour l’essentiel à une même question. Aussi différents que
soient les environnements, les conditions et les stratégies, cette communauté
d’objectifs permet de mieux comprendre aussi bien les possibilités que les
difficultés de relations entre ces deux types de culture. Cette unité multiple
de la culture humaine et sa capacité à fournir des réponses diverses à un
même enjeu soulignent aussi que le pastoralisme nomade constitue un mode
propre d’activité et qu’il ne peut être interprété en termes de "manques" au
regard d’une normalité dont l’étalon serait fourni par les cultures agraires ou
urbaines.
L’analyse systémique propose une vision globale des lignes de force, du
jeu des contradictions sans lesquelles permanences et ruptures, affrontements
et coopérations, restent incompréhensibles, voire imperceptibles. Un
enchaînement relie opportunités et contraintes du milieu naturel, formation
d’un complexe de ressources, techniques en permettant l’exploitation,
formes élémentaires et complexes de la socialité, devenir historique et
catégories conceptuelles et symboliques. Si chacun de ces domaines
constitue un objet propre, toute réalité concrète, toute phase du devenir des
sociétés pastorales nomades forme un complexe, un syndrome indissociable.
Leur énumération ici n’indique ni une succession d’étapes ni une simple
série de déterminations. Tous ces niveaux agissent plutôt comme des
couches, comme des interactions au cœur de chaque phénomène, épisode ou
chaque acteur.
Une première donnée est constituée par la steppe elle-même. À la fois
forme de relief et type de paysage, la steppe est aussi une aire gigantesque,
vaste bande de territoires étirés de la mer Noire au Pacifique. Entre toundra
et désert, forêt et prairie s’enchevêtrent, cloisonnées par un relief souvent
d’apparence modeste mais abrupt et omniprésent. Les sols peuvent y être
fertiles, ils sont toujours fragiles, mince, aisément arrachés sous l’effet
combiné du gel et des vents.
Le deuxième acteur, le climat ultra continental, est si présent qu’on lui
prête souvent une responsabilité exclusive aussi bien dans la logique du
système nomade que dans les conditions de sa formation historique. En
souligner l’importance ne signifie pas que l’homme n’y serait que le jouet
des éléments. Les évocations de températures hivernales épouvantables,
368
d’étés écrasants, d’insupportable aridité, d’amplitudes annuelles
vertigineuses ont garanti à la région une réputation d’inhospitalité absolue.
Or, si les minima mentionnés, parfois inférieurs à -50°C, sont bien une
réalité, si le niveau global des précipitations, entre 80 et 500 mm annuels, est
effectivement faible, l’essentiel ne réside pas dans ces niveaux absolus
spectaculaires. Le rôle du climat, au sein du système pastoral nomade, tient
beaucoup plus aux variations erratiques, à l’inépuisable irrégularité qui
frappe aussi bien les températures que l’hygrométrie et le régime des vents.
Niveaux annuels, alternances saisonnières ou journalières, bouleversements
majeurs intervenant souvent même en quelques heures, tous les paramètres
sont en jeu. Une telle situation n’a rien d’exceptionnel, et rappelle
l’instabilité rencontrée dans un massif montagneux, mais son emprise sur un
continent entier est un changement d’échelle lourd de conséquences. Ces
irrégularités sont liées à un phénomène moteur : la mise en évidence d’un
régime général comportant un affrontement saisonnier majeur entre hiver
prolongé, froid et sec, et été plus bref mais chaud fournissant l’essentiel des
précipitations annuelles n’est pas contraire à la réalité, ou du moins à
certaines réalités. Toutefois, elle impose la vision d’une variation unique et
simultanée des paramètres climatiques. Or, il n’existe pas une courbe des
températures et de l’humidité, mais deux, l’une thermique, l’autre hydrique,
et si ces courbes présentent des évolutions comparables, elles ne sont pas
pour autant superposées ou même directement corrélées. En d’autres termes,
d’une année sur l’autre, rien ne garantit que les variations de température et
d’humidités interviennent selon des rythmes harmonieux. Les quelques
décennies écoulées depuis la création d’un service hydrométéorologique en
Mongolie en 1924 montrent que le décalage entre les deux courbes peut
atteindre six semaines, ce qui est considérable : une remontée des
températures en avance sur l’arrivée de l’humidité déclenche une sécheresse
dont les conséquences peuvent être catastrophiques pour l’année entière.
Une élévation du niveau des précipitations intervenant alors que les
températures sont encore fortement négatives provoque des chutes de neiges
et des tempêtes meurtrières. Or, sans proposer d’extrapolation mécanique, il
semble bien que ce tableau puisse être étendu à l’ensemble de la période
historique.
Plus que les accidents climatiques eux-mêmes, cette irrégularité
structurelle et la somme de précarités qui s’en nourrissent constituent un
cadre majeur du système pastoral nomade. D’une part, brièveté et
369
fluctuations diverses de la période végétative frappent tant le niveau que la
régularités des ressources primaires potentielles. La longue période hivernale
est caractérisée pour sa part par un non renouvellement absolu de ces
ressources. On a pu évaluer, sur le territoire de la Mongolie actuelle et pour
les régions de steppe proprement dites, que le rendement annuel en matière
sèche végétale serait de 60 à 100 g/m², cependant que la ressource en eau y
serait de 0,2 à 1,5 l/m².
Une première conséquence en est la prééminence de la production
pastorale sur les activités agricoles. Non que celles-ci soient impossibles,
mais les fluctuations imprévisibles de leurs rendements s’avèrent
problématiques dès lors qu’elles seraient confrontées à une croissance
démographique que leur succès même aurait alimentée. Répondre pour
l’ensemble de l’année, et à plus long terme, à l’ensemble des besoins d’une
population, impliquerait un tel volume de stockage pour une récolte unique
et quasi-momentanée, mais aussi de telles superficies, cultivées
simultanément, fournissant cette récolte avec la régularité requise, un tel
investissement en énergie humaine sous ses diverses formes, que la
production agricole étendue à l’ensemble de la steppe excéderait
sensiblement les capacités en travail de la population concernée et
déséquilibrerait le rapport entre ressources et besoins. Point n’est même
besoin de souligner ici, mais le problème est bien réel, le coût écologique
qu’induirait cette pression, par exemple en terme de dégradation des sols.
Praticable par des communautés restreintes attachées à des niches
spécifiques dotées d’un complexe et d’un potentiel de ressources
particulièrement favorable, la production agricole ne peut prétendre
constituer, sur ses bases propres, le mode dominant de colonisation humaine
de l’espace de steppes.
L’élevage, pour sa part, assure sinon des ressources plus importantes en
volume, du moins une plus grande souplesse et au bout du compte une plus
grande efficacité. Le bétail, peut assurer par lui-même la collecte d’une
alimentation clairsemée. Capable d’une optimisation de ses déplacements,
négociation entre quantité, qualité de nourriture et effort fourni que l’art de
l’éleveur consiste à guider et amplifier plutôt qu’à contrarier, le bétail est en
tant que tel un outil de maîtrise de la pression que l’homme doit exercer sur
les ressources naturelles. D’autre part, surtout peut-être, le bétail intervient
entre l’homme et ses ressources comme un amortisseur vivant, comme un

370
relais dynamique essentiel entre l’irrégularité, les fluctuations en niveau, en
disponibilité dans le temps des ressources primaires, et la permanence
incompressible des besoins humains. Certes, cette faculté est elle aussi
soumise à l’implacable équation qu’impose le bilan énergétique (rapport
entre énergie dépensée par l’animal dans la multiplicité de ses fonctions, y
compris pour l’obtention de sa nourriture, et énergie restituée pour à la fois
assurer sa survie, reproduire l’espèce et supporter les prélèvements que lui
impose l’éleveur). Péricliter dans une catastrophe majeure, voire définitive,
est toujours possible, lorsque le rapport se dégrade sous des seuils qui ne
permettent plus à l’homme de tirer ses ressources du troupeau, que celui-ci
n’est plus en état d’assurer sa propre reproduction ou que l’animal en vient à
un état irréversible d’inanition dans lequel l’énergie qu’il peut encore
dépenser pour se procurer sa nourriture n’est plus compensée par l’énergie
que cette dernière lui fournit. Mais l’animal, outre la durée où il est source
directe de produits consommables, s’avère le plus souvent capable
d’absorber tant bien que mal les altérations des ressources primaires. Peut-
être y a-t-il même dans cette dissymétrie entre agriculture et élevage une des
principales différences entre domestications végétale et animale, si
semblables par ailleurs sous bien des rapports. Quoi qu’il en soit, le
pastoralisme s’avère capable de fournir une alternative efficace et durable à
la logique d’accumulation sur laquelle s’édifient les cultures agraires puis
urbaines sédentaires.
Un troisième versant du système pastoral nomade s’amorce ici : celui qui
unit les techniques et les stratégies qu’elles irriguent et les bases de
l’organisation de la société. Un premier trait doit être souligné : la somme
des savoirs et des savoir-faire nécessaires à la conduite du pastoralisme
nomade est considérable et étonnante dans sa diversité. Une interpénétration
étroite se dessine entre gestes et outils de la production pastorale proprement
dite, éléments multiples constituant le mode de vie, perception et
appropriation des cadres spatiaux et temporels dans lesquels s’inscrit celui-ci.
Gestion du bétail ou du pâturage, dont la domestication est perpétuellement
renouvelée, vêtement, habitation, habitudes alimentaires, tout est subordonné
à la capacité à transformer des ressources faibles et irrégulières,
imprévisibles, en éléments constants, permanents et durables de satisfaction
des besoins humains.
Souligner que l’essentiel des matières et des produits consommés par

371
l’homme est prélevé sur le troupeau est une banalité. L’intimité avec
l’animal dans la permanence de cette recherche nourrit des conséquences,
techniques certes mais déjà surtout sociales, plus radicales encore. Les
techniques et les maîtrises pastorales, pour contrôler et alléger la pression
exercée sur les ressources primaires et en prévenir l’épuisement, se
soumettent à une priorité centrale, l’établissement et le maintien d’une
dispersion optimale. Celle-ci peut être considérée comme la formulation la
plus générale du rapport entre ressources primaires consommées par le
troupeau, produits qu’en tire l’éleveur pour la satisfaction de ses besoins et
étendue des pâturages que celui-ci est en mesure de contrôler. En d’autres
termes, la dispersion constitue un moteur essentiel de l’ensemble du système
pastoral nomade. C’est elle qui, au cœur du système pastoral nomade,
occupe la place qui est celle de l’accumulation dans le système sédentaire.
C’est elle aussi qui valide et assigne sa place à chaque conduite et à chaque
activité. Ceci se révèle tout particulièrement à l’examen de ce qui est souvent
considéré comme l’essence évidente du nomadisme, la mobilité. Or, cette
évidence reste superficielle. La mobilité, et surtout ce qui en est
l’aboutissement le plus remarquable, la monte équestre et l’immense culture
matérielle et symbolique qui l’accompagne, est un outil essentiel du
pastoralisme nomade. Elle n’en est pourtant ni la source ni la dynamique
motrice et assure la mise en œuvre de la dispersion.
C’est celle-ci encore, en assurant la constance du rapport entre
ressources et besoins au prix de changements d’échelle spatiale et temporelle,
qui établit l’unité profonde, l’étroite communauté de culture et de mode de
vie qui rassemble même des peuples physiquement disparates et des groupes
apparemment si éloignés les uns des autres dans l’espace et dans l’Histoire
(et qui contribue d’ailleurs par un curieux effet pervers, à nourrir dans le
regard incrédule des sédentaires le paradoxe de nomades qui ne seraient que
mouvement alors que leur histoire serait l’image même d’un immobilisme
séculaire).
Les manifestations de cet impératif de dispersion sont au moins triples.
D’une part, le système ne répond de façon optimale à ses objectifs que
sous la forme de petits groupes humains vivant des produits d’un troupeau
lui-même modeste. Sauf situations locales particulières ou accidents
historiques, le troupeau présente une composition non spécialisée et
comprend en proportions variables plusieurs espèces aux comportements et
372
aux besoins complémentaires. L’alternance saisonnière des pâturages est à la
fois une exploitation alternée des ressources, largement lié aux contraintes et
aux limitations qui pèsent sur le choix des lieux d’hivernage (en alimentation,
en eau, en abri), mais aussi et peut-être surtout, paradoxalement, un outil
essentiel d’une implantation permanente dans un cadre territorial aussi
restreint que possible, opposant radicalement le nomadisme à simple errance
migratoire.
Cette gestion la plus immédiate de la pression sur les ressources entraîne
de nombreuses conséquences. Une des plus importantes est la formation
d’un modèle successoral fonctionnant sur le mode d’un essaimage, dans
lequel les enfants quittent le campement familial au fur et à mesure de leur
entrée dans la vie adulte en créant leur propre foyers avec leur part
d’héritage, allégeant au fur et à mesure de leur départ la pression
supplémentaire que l’accroissement du cheptel entraînerait sur le pâturage
familial (le cadet reste ainsi le dernier à accompagner en principe ses
parents).
D’autre part, cette stratégie de dispersion de la population implique le
maintien dans la longue durée d’une faible division du travail. Celle-ci se
limite pour l’essentiel au partage des tâches entre hommes et femmes,
adultes et enfants ou vieillards. On peut, dans ces conditions, parler d’une
absence de couches spécialisées permanentes (artisans, guerriers, etc.), la
totalité de la population, quoi qu’il en soit d’éventuelles hiérarchies, étant et
restant constituée d’éleveurs nomades. Ceci n’implique pas une incapacité à
développer des comportements techniques sophistiqués mais induit au
contraire une dissémination maximale des savoir-faire, une capacité
largement répandue au renouvellement et à l’innovation, à l’observation
comme à l’emprunt.
Enfin, la dispersion de petits groupes humains impose à plusieurs titres
qu’ils obéissent à une logique centrifuge qui se manifeste à tous les niveaux.
Déjà évoquée à propos du mode de succession, cette logique s’impose aussi
bien à la gestion de la consanguinité et aux stratégies matrimoniales qu’aux
relations de voisinage proche et au contact et aux échanges entre nomades et
sédentaires.
C’est à ce point qu’intervient le quatrième grand volet de cette
présentation, dans lequel rapports sociaux et, au sens le plus large du terme,
politiques, sont à la fois des éléments immédiats du mode de vie, des
373
structures globales pour l’ensemble du système et les formes sous lesquels
celui-ci accède à une dimension historique qui lui est propre. C’est
précisément ici que les approches systémique et historique ont rendez-vous
et que l’anthropologue et l’archéologue peuvent espérer leurs rencontres les
plus fructueuses.
Optimum écologique et technique, la dispersion n’en a pas moins pour
corollaire une faiblesse intrinsèque des groupes sociaux élémentaires. Les
effectifs limités, tant en hommes qu’en cheptel, mettent effectivement
chaque groupe à la merci de fluctuations, aussi limitées soient-elles.
Quelques individus adultes de plus ou de moins, la perte de bêtes ou un essor
rapide de sa fécondité, modifient radicalement aussi bien pour la production
pastorale elle-même que vis-à-vis de leurs voisins le potentiel de cette petite
communauté. L’image courante d’un pastoralisme nomade égalitaire n’est
pas objectivement fausse, mais elle est trompeuse en ce qu’elle dissimule les
effets majeurs de différences parfois minimes.
Or, la nécessité de faire face aux fluctuations du cheptel, et en particulier
le besoin d’accroître la superficie des pâturages en cas de croissance du
troupeau, la multiplication des espaces nécessaires qu’induit la croissance
démographique, le nombre limité d’hivernages disponibles, tout cela crée, en
présence de densité humaine et animale qui peuvent sembler très basses, des
éventualités constantes de surpeuplement, de concurrences et de tensions
génératrices d’affrontement. La dispersion apparaît ainsi à la fois dans sa
nécessité et dans le fait qu’elle est elle-même productrice de contradictions
appelant des stratégies de parade, mais pouvant aussi aller jusqu’à la
remettre en cause. Ces principes et ces instruments de régulation sont
multiples. Une part essentielle y revient à la fois à la communication et à
l’art du compromis, mais aussi à la force, à un fait guerrier omniprésent
porteur d’un art militaire qui a frappé les imaginations.
Un premier type de parade consiste en une inscription de chaque groupe
dans des réseaux d’alliances multiples au sein desquels et entre lesquels
jouent des facteurs aussi divers que ceux du contrôle de la consanguinité
(d’ailleurs tant humaine qu’animale), des partenariats techniques, des
solidarités et des inimitiés héritées du passé. Ces alliances contribuent à la
construction de la société globale aussi bien au plan local cas des distances
considérables (dont les stratégies matrimoniales, par exemple, fournissent
des images souvent saisissantes).
374
Un deuxième phénomène, étroitement lié au précédent, répond à la
faiblesse des groupes élémentaires et à la difficulté pour les réseaux
d’alliances qu’ils forment de gérer efficacement la dispersion dans les
périodes de tension les plus critiques. Ces tensions imposent épisodiquement
à la société nomade des phases de rassemblement défensif pendant lesquelles
elle peut à la fois se protéger et rechercher les moyens d’un retour pacifique
à la dispersion optimale. Par définition, ces rassemblements ne peuvent
constituer un mode permanent de fonctionnement de l’économie pastorale.
Ils sont et ne peuvent être qu’un mode de gestion des crises dont le système
est en tant que tel porteur.
Or, un effet propre à ce type d’instance, qui se constitue sur la base des
réseaux d’alliances préalables, est d’y favoriser la transformation des
déséquilibres naturellement propres au réseau d’alliances, dont les
composantes ne sont pas homogènes, en hiérarchies plus ou moins affirmées.
Forts d’une supériorité qui peut sembler bien improbable et joue d’inégalités
souvent minimes, se réclamant éventuellement d’une légitimité passée, des
groupes s’érigent en une aristocratie guerrière qui entend gérer à son profit
aussi bien la présente tension que le retour souhaité à la dispersion. Le plus
souvent, ces ambitions restent sans lendemain et le retour à la normale
renouvelle les accès aux ressources mais aussi, à terme, l’émergence de
nouvelles concurrences.
Mais il survient également que le jeu des alliances, au sein desquels
peuvent intervenir des alliances extérieures au monde nomade lui-même, la
consolidation fût-elle momentanée d’un rapport des forces où se mêlent la
puissance réelle et l’effet des images et des symboles, l’ampleur et
l’extension de la crise, donnent à l’événement une échelle nouvelle, à
laquelle on a pris l’habitude de décerner le titre d’«Empire». Des petites
vagues que forment les concurrences et les conflits portant ici ou là sur un
terrain de chasse ou sur un hivernage, naît de réponse en réponse une
tempête qui embrasse tout l’océan de la steppe. Parmi plusieurs prétendants,
alliances renouvelées et renversées tour à tour, un vainqueur se dégage à qui
revient la charge de restaurer l’harmonie. Les groupes les plus puissants,
ayant fédéré autour d’eux le plus efficacement leurs alliés, et auxquels échoit
ce pouvoir, y trouvent naturellement un intérêt certain et ne conçoivent
qu’avec répugnance l’éventualité de leur retour à l’anonymat de la
dispersion. À la fois pour permettre à celle-ci de se réaliser et pour maintenir

375
leur propre prééminence, le pouvoir est donc conduit à se doter
d’instruments et d’institutions garantissant sa durée. Mais dans le même
temps, le pouvoir impérial ne peut espérer obtenir durablement d’une
économie pastorale, dont les dérèglements lui ont donné naissance, les
ressources de sa propre permanence. La création d’institutions, la
construction et l’entretien des centres de décision et de défense que suppose
leur fonctionnement, la mise sur pied d’une force militaire permanente, etc.,
réclament des moyens que la société pastorale ne saurait fournir en quantité
suffisante et, surtout, avec la régularité nécessaire. La solution passe dès lors
par la logique centrifuge qui est celle de tout le système et dans laquelle le
pouvoir s’inscrit lui-même. L’établissement et le maintien des relations entre
puissances nomades et voisinages sédentaires sont à l’image de cette
ambivalence, force et faiblesse mêlées, dans laquelle s’échangent les
richesses et l’influence, qui voit les sédentaires exercer leur attrait sur les
nomades mais qui conduit aussi ces derniers à investir les campagnes et les
villes, à en inclure des franges entières dans leur propre univers. Il est
évident, pour ce qui concerne les nomades d’Asie centrale, que deux pôles se
dessinent avec une acuité particulière : les oasis du Turkestan et la Chine du
nord et du nord-est. Cette dernière, en particulier, en dépit de l’apparence
qu’impose la Grande Muraille, ne constitue pas, ou en tout cas pas seulement,
un espace extérieur au monde nomade. La Chine du nord n’est pas la lampe
à laquelle le papillon nomade vient brûler ses ailes. À travers son histoire, les
périodes sont décisives où c’est un empire issu du monde de la steppe qui en
dessine le plus fortement les contours et les structures, y introduisant des
bouleversements définitifs comme le font les Tabgač de la dynastie des Wei
du nord (Toba Wei, 386-534) en y officialisant les premiers le bouddhisme.
Cette implication réciproque, largement dictée par la nécessité pour les
puissances nomades de se procurer à l’extérieur du monde pastoral les
ressources de leur durée, trouve son expression la plus aboutie dans les
conquêtes mongoles du XIIIème siècle, la vision systémique proposée ici s’y
associant à sa dimension proprement historique.
Sans entrer dans un survol des empires nomades qui se succèdent sur le
territoire de l’actuelle Mongolie et dans la région pendant près de deux
millénaires, sans décrire le détail des événements et des épisodes , au
demeurant souvent mieux connus, qui excéderait largement les limites de
cette contribution, il convient de souligner que chacun d’entre eux doit être
interprété dans un panorama plus vaste, à la fois déroulement d’une période
376
historique entière, marquée du Ier millénaire avant notre ère au IIème
millénaire de celle-ci par le pastoralisme nomade, et tableau du système que
nous venons de décrire. Ceci vaut aussi bien pour la compréhension que
réclament des évolutions techniques, techniques équestres, invention de
l’étrier et modifications de la structure de la selle, pour l’analyse de la
présence en territoire nomade de traces d’agriculture à des époques diverses,
mais aussi de faits urbains et de pratiques funéraires, pour l’interprétation
des récits et des images que nous transmettent les sources écrites. Ici encore,
l’anthropologue, l’historien et l’archéologue se penchent sur un même
berceau. Selon les problèmes et les époques, l’un d’entre eux peut jouir
d’une préséance particulière. Mais c’est surtout de leurs interrogations
croisées que peut poindre la connaissance. La parole est aujourd’hui à
l’archéologue, et l’anthropologue en attend tout à la fois les éléments d’une
confirmation ou d’un rejet d’hypothèses qu’il lui semble légitime de
formuler mais aussi les arguments d’un refus des explications simplistes.
L’archéologue, de son côté, peut alimenter son interprétation des faits qu’il
relève en les confrontant à l’analyse qui lui est proposée.
En ce qui concerne l’histoire des Xiongnu, notre attention est sollicitée
par la confluence qui s’opère, à la fin du premier millénaire avant notre ère
et au Ier siècle de celle-ci, entre une phase encore précoce dans le grand
mouvement de diffusion et de généralisation du pastoralisme nomade et la
présence de traits caractéristiques, déjà nettement constitués, du système
pastoral nomade développé. En présence des traces d’une agriculture
sédentaire ou des vestiges d’une implantation urbaine politique, militaires ou
religieuses, et dans la double optique d’un affrontement intemporel entre
nomades et sédentaires mais aussi d’une continuité historique qui voudrait
voir dans l’agriculture un stade plus élevé et donc plus moderne que le
pastoralisme, il est sans doute tentant d’y déceler une nouveauté, d’y
percevoir un «développement de la sédentarité». Une autre lecture est
possible. Le pastoralisme nomade, dans l’ensemble de la région, est précédé
par l’agriculture et par des modes d’activité mixte lui associant l’élevage,
voire la pêche. Il y a donc rien d’extraordinaire à ce que l’installation du
pastoralisme nomade, qui aboutit à son hégémonie dans les siècles qui
suivent, laisse une place importante à d’autres activités. C’est surtout de
l’intérieur même du système pastoral nomade, et plus particulièrement
associées aux formes de pouvoir et aux rapports politiques qui s’y
développent, que peuvent non seulement se maintenir, mais même se
377
constituer et se développer des activités non pastorales qui, loin d’être des
alternatives à l’élevage nomade, sont les compléments nécessaires de sa
généralisation. La formation et la succession des empires nomades, tous les
deux cents ans environ des Xiongnu aux Mongols, voire aux Mandchous,
présentent de ce point de vue des régularités frappantes. Les noms sous
lesquels ils nous parviennent sont moins ceux de peuples qui se serait
succédés que ceux, au prix d’ailleurs de quelles manipulations, des
dominations et des édifices politiques eux-mêmes. Une tendance se dessine,
dès les Xiongnu, qui fait du massif du Khangaï, et surtout de son flanc
oriental le centre de gravité récurrent de pratiquement tous les dispositifs
politiques successifs. Le mouvement qui semble rapprocher les Xiongnu de
cette région, depuis la nécropole de Nojon uul jusqu’à celle, plus tardive, de
Gol Mod peut, de ce point de vue, faire à lui seul l’objet d’hypothèses et
d’investigations mais en apparaît l’illustration précoce. Enfin, les besoins de
l’empire, une fois celui-ci constitué, s’ils justifient la recherche de ressources
à l’extérieur du monde de la steppe et nous ramènent une fois encore à la
Chine du Nord, ne sont pas exclusifs de transferts de ces activités
«périphériques», agricoles ou artisanales, à proximité même des centres de
décision de l’empire nomade (on sait que ces pratiques furent mises en
œuvre sur une grande échelle par l’empire mongol avec la déportation de
nombreux artisans des pays sédentaires conquis). Loin de mettre en question
l’identification même d’un empire nomade dès l’époque Xiongnu, de telles
découvertes en consolident plutôt l’hypothèse tout en soulignant que
diffusion et généralisation du pastoralisme nomade y sont encore
fragmentaires.
Ainsi, l’archéologie, dans son dialogue avec l’anthropologie, contribue-t-
elle à clarifier les formes et les rythmes de généralisation du pastoralisme
nomade dans la région. Elle semble en confirmer le caractère relativement
tardif. Dans le même temps, elle met à jour les manifestations non d’une
simple succession chronologique, mais d’un système complexe et cohérent,
porteur d’une personnalité et d’une logique propres. Elle en inscrit, dans la
longue durée de toute la région, les héritages dont chacun des peuples qui
l’occupent au fil de leur histoire, sans prétendre aux mérites d’une filiation
exclusive et anachronique, peut à bon droit se réclamer.

378
Les fondements d’une civilisation nomade : une alternative
anthropologique ? 160

La Mongolie, elle n’en a pas le privilège, est un mythe. Que d’images se


bousculent et, naturellement, se chevauchent… Bien des certitudes qui n’ont
plus à être vérifiées s’affirment. Une plus que d’autres : l’évidence d’une
immuable mobilité. Au point qu’il est courant de rencontrer aujourd’hui, y
compris chez des chercheurs de grande qualité, le sacrifice à une mode de
rejet du terme même de « nomadisme » au profit d’ « élevage mobile ». Ne
s’agirait-il que d’alléger notre vocabulaire d’un « -isme » superflu… Mais ce
choix de termes fait image et fait sens. Croyant mieux cerner dans la
mobilité une réalité essentielle, il s’en détourne en fait au profit d’une
apparence qu’impose en fait un regard prisonnier de ses routines et de ses
contraintes sédentaires.
La démarche pose que chacun des deux systèmes (ou familles de
systèmes) nomades et sédentaire doit être compris dans une logique et sur
des bases qui lui soient propres. Or, le système pastoral nomade s’est
largement vu refuser dans l’histoire de la pensée cette capacité à exister sur
des bases qui lui soient spécifiques. Longtemps représenté comme un état
primitif, « barbare », il est largement conçu et analysé dans une référence
négative, défini par ses « manques », par rapport à un ordre « normal » et
« universel » du développement humain, dont le prototype reste fourni par le
modèle des sociétés agraires, agro-industrielles puis urbaines et industrielles,
désormais « postindustrielles », les plus avancées. Rétrospectivement, les
bases et particularités d’autres modèles d’activité et d’organisation humaines
ne pourraient révéler que leurs insuffisances, que leur incapacité à avoir
rejoint à temps le mouvement ascendant. Elles ne mériteraient plus qu’une
mise en évidence des « carences » ou des « lacunes » qui permettraient tout
au plus de mesurer les écarts entre les sociétés et leur modèle implicite ou
explicite, voire d’en proposer une hiérarchie. Ce paysage intellectuel reste
rattaché à une tradition séculaire. La notion de progrès est récusée mais
imposer l’idée qu’un seul modèle de développement serait légitimement

160
[Version modifiée (novembre 2005, Réseau-Asie) du texte « Les bases des
rapports entre civilisations nomades et sédentaires » , v. ci-dessus]

379
porteur d’universalité anthropologique consiste à en emprunter les traits les
plus réducteurs et les plus mécanistes.
Dégager entre les deux systèmes un faisceau remarquable de corrélations,
voire de symétries, qu’il me semble souhaitable de traiter sur le mode d’une
approche systémique croisée ne postule entre eux ni une inéluctable
concurrence ni une confluence improbable, qu’elle soit rétrospective ou
prospective. Outre une meilleure compréhension de chacun des systèmes,
mais aussi peut-être des formes les plus larges de l’activité humaine en
général, cette approche doit avoir pour but plus immédiat de rendre plus
clairement perceptibles les conditions et les traits qui ont modelé et façonné
dans la longue durée les voisinages concrets entre les deux systèmes, tout à
la fois dans les modes et les effets concrets que dans la profondeur des
représentations et des imaginaires, aussi éloignés d’une hostilité générique et
irréductible que des illusions d’une harmonie de commande.
Dans la mesure où elle introduit certains éléments de comparaison, la
présente présentation fera naturellement référence à des caractères essentiels
du modèle sédentaire agraire, qu’il soit européocentrique ou sinocentrique.
Histoire et pensée de la ruralité et de l’urbanité, des techniques et des modes
de production, de la collectivité et de l’individualité sont au cœur de cette
réflexion.
Ce n’est qu’au fil de la constitution et des évolutions des deux systèmes,
perceptibles de façon rétrospective, à la fois dans la longue durée
anthropologique, dans leurs cohérences structurelles et dans l’immédiateté
existentielle, que ces rôles peuvent être mis en évidence. En ce sens, repartir
de la révolution néolithique et de la permanence toujours actuelle qu’elle
instaure de la primauté fondatrice d’un bilan énergétique élargi positif dont
la création et le maintien en équilibre est la condition minimale de la survie,
n’a rien d’un anachronisme dès lors que les termes n’en sont pas une
réduction vulgarisante. Les deux systèmes partagent ce même impératif.
C’est même une clef majeure des parentés qui les unissent. Il n’y a pas lieu
de les penser comme des essences indépendantes, mais au contraire comme
des ensembles comportementaux étonnamment proches, dans des démarches
de confrontation-réponse-stratégies cherchant à atteindre, dans des
conditions plus ou moins radicalement différentes ou apparemment telles, un
niveau plus ou moins équivalent de perception-formulation-satisfaction des
besoins. Leur objectif nécessairement commun est le maintien de
380
communautés humaines sur des complexes de ressources stables et durables
occupant des aires territoriales restreintes
Des formulations encore fréquentes doivent être clarifiées. On rencontre
souvent, jusque dans les manuels scolaires, un exposé apparemment simple.
Le peuplement humain serait « nomade » au paléolithique et c’est avec le
néolithique qu’interviendrait la sédentarisation. Il s’agit en fait d’un abus de
terme, ou au moins d’un glissement qui ne traduit en fait que la conception
triviale que la conscience sédentaire se fait du nomadisme comme mobilité,
voire comme errance, généralisée. En fait, s’il y a bien lieu de dater du
néolithique l’apparition de la sédentarité (agricole ou pastorale), celle-ci est
une rupture avec une mobilité migratoire et non avec un nomadisme qui est
alors encore loin d’être apparu. Cette mobilité initiale n’est pas en tant que
telle parente des formes et du modèle nomade d’appropriation de ses
ressources par les moyens d’une production pastorale domesticatrice
prédominante ou exclusive. Sans rester prisonniers de l’étymologie, celle-ci
permet d’éviter un contresens : « nomade » désigne l’éleveur et non le
migrateur.
Confrontés à un même impératif, les sociétés sédentaires, dans leurs
multiples variantes, et le pastoralisme nomade font toutefois appel à deux
éléments moteurs radicalement distincts.

La logique sédentaire : l’accumulation


Sans que ce trait épuise la large diversité des sociétés sédentaires,
qu’elles soient agraires ou urbaines antiques, médiévales ou modernes,
celles-ci ont édifié leur propre système de développement matériel, mais
aussi immatériel, sur une logique d’accumulation. Cette notion est centrale,
bien au delà de la place que lui reconnaît le plus souvent la pensée
occidentale, qu’il s’agisse de ses effets propres ou de ses implications.
L’accumulation ne se réduit pas en effet à son apparence première de
rassemblement ou d’amoncellement de produits de l’activité humaine, même
si cet aspect est loin d’être négligeable. Une dimension première, plus
profonde, réside dans l’incorporation, dans le produit, certes, mais plus
encore dans les instruments (outils, installations et équipements divers) et
dans les processus de la production elle-même d’une part tendanciellement
croissante du travail dépensé pour satisfaire les besoins de l’individu et du
groupe. C’est d’ailleurs la mesure de cette incorporation tendanciellement
381
croissante de travail comme cœur de l’accumulation qui permet le mieux d’y
repérer le propre de la sédentarité.
Ceci est sans doute évident si on se limite à l’examen des modèles
strictement industriels, dans lesquels l’investissement puis la maintenance et
l’entretien de l’outil de production ne sont en dernière analyse que
l’immobilisation d’un travail naguère vivant, désormais incorporé dans la
matérialité des choses avant d’être remis en mouvement dans le produit. Il en
va en fait de même dans toute entreprise de domestication agricole prolongée
sur un espace fini. A la phase initiale de défrichement succède, outre
l’investissement constant que peut nécessiter le maintien de l’espace
domestique face à la « reconquête » naturelle (en dépit des apparences, on
peut penser ici à la fragilité des gains humains sur la forêt, mais surtout sur
le désert comme dans la vallée du Nil, sur la mer avec les polders…), une
part essentielle de l’effort que permet le produit obtenu est réinvesti – à la
fois dépensé et immobilisé – dans les stratégies et les technologies visant les
gains de rendement que nécessite la pérennisation dynamique du rapport
entre besoins et croissance démographique.
Cette dernière, si elle est, en tant que phénomène naturel, partagée par de
nombreuses espèces, est chez l’homme étroitement associée à
l’accumulation, dont elle est une manifestation particulièrement complexe.
Elle est même sans doute un objet d’intérêt remarquable en ce qu’elle
rappelle que l’accumulation est un phénomène propre aux sociétés humaines
et que celles-ci sont loin de se comporter à cet égard de façon uniforme.
La croissance démographique renvoie en effet à toute notion de
croissance et impose une série de questions dont les réponses, loin d’être
évidentes, sont dotées d’une pertinence de première importance. La
croissance est-elle un fait naturel ? Croissance et multiplication sont-elles
des phénomènes semblables, voire interchangeables ? Tout d’abord, comme
nous l’avons souligné pour l’abus de termes relatifs au « nomadisme »
paléolithique, une distinction s’impose entre la simple multiplication du
nombre d’individus constitutifs de l’espèce, semblable à la multiplication de
toute espèce en cours de colonisation, et la croissance démographique
proprement dite, dès lors que celle-ci entre dans des stratégies par lesquelles
les sociétés cherchent à assurer leur propre devenir.
Le modèle sédentaire ne se réduit pas à l’agriculture, mais celle-ci n’en
constitue pas moins son fondement premier et elle est, et reste, à l’origine et
382
à la racine des appareils conceptuels et mentaux les plus constants. C’est
donc naturellement sur les formes agraires de l’accumulation et de sa gestion
que le système sédentaire édifie ses propres catégories dans les domaines les
plus divers.
L’accumulation n’est évidemment conceptualisée explicitement que
tardivement. Elle n’en est pas moins présente dans chaque comportement,
dans chaque catégorie et dans chaque norme. Sa place dans la logique de la
rupture néolithique répond d’abord au cœur des réalités matérielles à la
nécessité, vitale pour les sociétés humaines en cours d’établissement, de
mettre en place et de consolider un rapport entre la durée et l’accroissement
des besoins dicté par la croissance démographique.
L’accumulation, de ce premier point de vue, assure la mise en place
d’une garantie non-périssable que fournissent la conservation de certains
produits agricoles – principalement les céréales, et les techniques mêmes de
cette conservation (ensilage, céramique). Elle s’avère inséparable du
développement des techniques, ainsi que de l’élargissement de la division du
travail, mais ces aspects, constitutifs du système sédentaires, doivent être
eux-mêmes associés à plusieurs conditions non moins essentielles, et plus
immédiatement pertinentes ici.
Des choix particuliers découlent de la priorité accumulatrice : celle-ci
n’est concevable qu’à la condition que la production, quelle qu’en soient les
formes, assure un surplus, un excédent subsistant une fois la consommation
minimale satisfaite. Or ceci suppose des cadres matériels et mentaux, des
comportements, permettant de garantir que la production de ce surplus soit
assurée, et cela plus encore dans la durée et surtout dans la régularité que
dans la quantité absolue de produit sauvé 161 d’une consommation immédiate.
Cet impératif de régularité, condition et bientôt attribut essentiel de
l’accumulation, est lui-même, à son tour producteur de ses propres
corollaires, qui, à des degrés divers et à des époques diverses, peuvent
prendre une importance plus ou moins décisive : la stabilité, la centralité,
l’intensivité et l’indivision. Si la stabilité constitue une condition qui se
comprend sans doute d’elle-même, chacun des traits énumérés se trouve lui-

161
Cette notion de « sauvetage » est-elle mobilisée par hasard pour désigner
l’« épargne » dans maintes cultures sédentaires ?
383
même pris dans un réseau de relations et de rapports dont les implications
historiques concrètes sont d’une richesse inépuisable. Que l’on envisage la
production agraire puis industrielle, l’aménagement de l’espace rural puis
urbain, la formation et les évolutions des catégories et instruments juridiques
de propriété et de succession, la hiérarchisation des modes de domination
territoriale, des unités leur donnant corps à diverses époques, mais aussi le
statut des personnes et la définition de l’individu, on retrouve
immanquablement, à des degrés évidemment variables, des manifestations
des interactions unissant ces traits secondaires à la logique de l’accumulation.
Une mention particulière peut être réservée à l’intensification, observable sur
des périodes prolongées, et dont le rapport à l’accumulation est spécifique.
Elle n’est en effet pas autre chose, en dépit d’apparences souvent contraires,
que l’incorporation tendanciellement croissante de travail dans les conditions
préalables de la production et dans la production elle-même.
Ajoutons que les phénomènes marginaux et périphériques y sont par
définition considérés comme des freins à l’accumulation qui ne peuvent être
évalués que comme « négatifs ». Le regard que ces sociétés projettent sur
leurs propres déséquilibres dénote une grande difficulté à analyser les crises
qui les frappent et prononcent massivement la condamnation de toute
marginalité, que celle-ci soit spatiale ou sociale, même si cette condamnation
est souvent lourde d’ambiguïtés. Il en va de même avec le traitement auquel
le système sédentaire soumet sa propre périphérie, à la fois zone à conquérir,
non pour ce qu’elle est en elle-même mais pour l’intégrer au système
sédentaire, et espace irréductible auquel il est tentant de nier – en en faisant
le domaine des « barbares » - son appartenance à l’œcoumène.

La logique nomade : la dispersion


C’est à un renversement majeur de perspective qu’appelle l’examen du
système pastoral nomade. L’étude des épisodes catastrophiques vécus par la
Mongolie au cours des dernières années, en particulier des « zud » répétés
nous a suggéré d’en réévaluer la place dans la logique du système nomade
dans son ensemble 162 et de remettre en examen cette logique elle-même. De

162
J. Legrand, The Mongolian "zud", facts and concepts: from the description of a
disaster to the understanding of the nomadic pastoral system, February-June 2000,
384
même que pour le système sédentaire, c’est au delà des phénomènes les plus
apparents qu’il convient de rechercher les moteurs les plus actifs et les plus
puissants du système nomade.
Deux paramètres étroitement associés sont au cœur du système nomade et
leur maîtrise en est l’horizon même : le faible rendement unitaire des
ressources primaires et, surtout, plus encore, l’irrégularité qui frappe
l’ensemble des conditions écologiques 163. Sans entrer dans les détails, tant
l’histoire climatique des derniers millénaires que l’étude climatologique
moderne montrent, au-delà de l’apparente cohérence entre les courbes
annuelles des températures et des précipitations (hivers froids et secs, étés
chauds et humides), une dissociation de ces deux variables, leurs décalages
générant des effets multiples permanents et profonds.
Les marges de reproduction et de croissance sont relativement faibles et
surtout elles-mêmes extrêmement irrégulières. Mais cette double
caractéristique n’est pas le signe d’une « incapacité » de ce système à se
conformer à l’idéal d’un mode fondé sur l’accumulation : elle est une
condition et un symptôme central de la mise en œuvre d’une logique
fondamentalement différente 164 . Il ne s’agit pas ici d’une adaptation du
modèle précédent, mais d’une stratégie radicalement distincte, dont l’objectif
majeur est l’ouverture à la colonisation humaine durable et autonome
d’espaces aux conditions naturelles a priori impropres. Naturellement, une
telle opposition est présentée ici sous une forme plus tranchée et plus
radicale qu’elle ne l’a été sans doute à maintes époques et dans diverses
régions du monde. Il n’en reste pas moins que, dans la perspective de
l’implantation durable d’une société humaine, cette pression de la nature et
du niveau des ressources ne pouvait que privilégier l’élevage, qu’assurer la

in IISNC, Dialogue among Civilizations: Interaction between Nomadic and other


Cultures of Central Asia, Ulaanbaatar, 2002, pp. 14-31.
163
J. Legrand, Nomades et sédentaires, in Mongolie, le premier empire des steppes ,
Catalogue de l’exposition des fouilles du site Xiongnu de Gol mod, Monaco-Paris-
Ulaanbaatar, 12 avril – 17 septembre 2003, Actes Sud / Mission archéologique
française en Mongolie, Arles-Paris, 2003, pp. 45-59 (v. ci-dessus)
164
J. Legrand, Les conquêtes mongoles peuvent-elles être expliquées par la
démographie ? Histoire de la défense et sciences sociales, Journée d’étude du
Centre d’Etudes sur l’Histoire de la Défense, Paris, novembre 2003, non paru
385
priorité du pastoralisme, comme mieux approprié, susceptible des
perfectionnements nécessaires. L’animal, outre son rôle de pourvoyeur de
produits et d’énergie, est aussi et peut-être surtout un extraordinaire
amortisseur entre l’homme et les soubresauts des irrégularités naturelles.
C’est précisément le maintien du bilan entre énergie investie et énergie
restituée, mais dans une logique qui rompt avec l’accumulation qui constitue
le cœur du système nomade. Une fois encore, les deux systèmes, au delà des
apparences, reposent sur un impératif commun et sont paradoxalement aussi
étroitement parents qu’ils sont radicalement dissemblables. Dans le cas du
système nomade, la population humaine est confrontée plus crûment peut-
être à la nécessité de se procurer les moyens de sa survie et de sa
reproduction en affrontant une urgence contradictoire : un prélèvement
suffisant en quantité et en qualité nutritionnelle 165 et la régénération des
ressources primaires sans laquelle la seule issue resterait la migration (et
donc la rupture de la viabilité durable recherchée). En d’autres termes, la
pression humaine sur les ressources primaires, qui s’exerce par
l’intermédiaire du troupeau, doit à la fois permettre la satisfaction des
besoins et être assez légère, dans un contexte marqué par une irrégularité
massive, pour permettre une implantation territoriale permanente. La
réponse à ce défi, outre la priorité pastorale évoquée plus haut, prend des
formes relativement simples, elles-mêmes guidées par la complémentarité
contradictoire de ces enjeux. C’est ainsi que le système se fonde sur la
dispersion de la population humaine en petits groupes tirant leurs ressources
de troupeaux eux-mêmes relativement peu nombreux. Si le principe est
simple, l’exploitation alternée et saisonnière par le troupeau des ressources
primaires – herbages et eau constitutifs du pâturage - et ses paramètres
entrent dans un réseau de rapports d’une grande complexité entre paramètres

165
Il est évident, même si ceux-ci jouissent d’un rôle essentiel, d’où la formulation
adoptée ici, que le bilan ne se limite pas à la satisfaction des seuls besoins
alimentaires et que la dynamique des besoins sociaux appelle, dans sa complexité,
la poursuite des études, ethnographiques, technologiques et autres qui apportent
déjà tant de lumières. Je pense ici aussi bien aux travaux de X.Njambuu
(Xödölmört xandax xar’caand niigem sudlalyn s’inz’ilgee xiisen düngees, Tüüxiin
sudlal, IX/20, Ulaanbaatar 1973, pp.85-91) et de S.Badamxatan et de bien d’autres
collègues mongols qu’à S. Szynkiewicz, Rodzina pasterska w Mongolii, Wrocław
1981.
386
écologiques (disposition topographique et pédologique, nature et densité de
la couverture végétale, irrégularité climatique et ses multiples effets),
techniques (extension territoriale, nombre et rythme des alternances,
composition du troupeau) et sociaux.
Dans ces formulations apparaît un terme qui constitue sans doute la clef
essentielle du système. Cette notion centrale, à laquelle les autres traits mis
en lumière sont subordonnés, est la dispersion. La thèse exposée ici est que
la dispersion joue au cœur du système nomade un rôle non pas identique,
mais également fondateur, au rôle joué par l’accumulation au cœur du
système sédentaire. A la fois dans son principe et dans son échelle, c’est la
dispersion qui rend conciliables les deux impératifs dégagés plus haut
(satisfaction des besoins et limitation de la pression sur les ressources). Et
c’est sa maîtrise sociale qui en détermine l’échelle et les rythmes. Cette
maîtrise consiste à reproduire, dans des conditions variables
d’environnement, de démographie, de technologie et de contexte socio-
politique, un rapport relativement constant entre besoins humains, ressources
primaires et cheptel (les impératifs biologiques du troupeau, qu’il s’agisse de
ses besoins, des conditions de sa reproduction ou du produit disponible
constituant une contrainte difficilement manipulable).
La mobilité, souvent considérée comme caractéristique en tant que telle
du nomadisme, apparaît dans ces conditions comme subordonnée à la
dispersion, dont elle n’est qu’un des modes de réalisation, qu’un outil – aussi
important soit-il. Ce faux-semblant, l’assimilation du nomadisme à la
mobilité, et pire encore sa réduction à la mobilité, est un obstacle majeur à
une compréhension efficace du système. Il en va évidemment de même des
classifications des populations nomades fondées sur leur degré de mobilité
et en particulier sur le rayon d’action de leurs déplacements annuels.
Comprendre que la variation de ces paramètres entre dans un même système
offre au contraire la possibilité de comprendre en quoi un éleveur du
Khangai, avec ses quelques kilomètres de parcours, et son homologue du
Sud-Gobi, qui en parcourt souvent plusieurs centaines, partagent une même
culture, s’inscrivent dans une même logique, maîtrisent les mêmes
contraintes 166 et que cette affinité, s’étendant très au delà des parentés

166
Ceci n’enlève rien à la valeur de symptôme que peut revêtir la mobilité, mais ses
fluctuations, lorsqu’elles ne sont pas dictées par l’économie propre du système
387
ethniques prises au sens étroit, fonde une communauté culturelle d’ampleur
continentale.
Présentées ici comme constituant chacune le cœur d’un des deux
systèmes, la dispersion et l’accumulation forment l’axe d’une symétrie sans
pour autant s’opposer mécaniquement terme à terme. Il semble clair en
particulier qu’on ne trouve pas, dans la dispersion, le report de
consommation caractéristique de l’accumulation. Mais cette impression doit
sans doute être corrigée : il nous apparaît en effet qu’il existe une symétrie
plus profonde entre le décalage dans le temps imposé à la consommation par
l’accumulation (l’investissement d’une part du travail et du produit
précédant le retour sur investissement et la croissance escomptée de la
production et, éventuellement, de la consommation) et l’investissement
préalable en énergie qu’exige la mise en œuvre de la dispersion pour qu’en
soit tiré le produit nécessaire à la satisfaction des besoins du groupe humain.
Autre trait, qui pourrait n’être évoqué que par contraste avec l’intensivité
qui s’attache à l’accumulation sédentaire : l’extensivité. Celle-ci n’est pas
exclusivement nomade, mais prend ici une place particulière : d’une part, ce
pourrait être simplement un autre nom de la dispersion, mais d’autre part, ce
concept peut être associé à une mesure, à une fonction-limite de la viabilité
du système nomade et acquiert ainsi une place propre qui doit être maintenue
dans l’analyse du système. Toute intensification, même tendancielle au delà
de seuils toujours bas en termes de concentration du troupeau sur un
pâturage exigu, de durée de son maintien sur un même pâturage,
d’intervention de productions extra-pastorales complémentaires mais en fait
concurrentes – fussent-elles paradoxalement destinées à la production de
fourrage, c’est à dire l’introduction au sein du système nomade d’un élément
intimement associé au modèle accumulatif, est porteuse d’une détérioration
plus ou moins sévère des rapports entre ressources, consommation et
reproduction, autrement dit ont pour prix une perte de viabilité plus ou moins

nomade, ne traduisent en dernière analyse qu’une altération des optima de


dispersion et une dégradation globale du système. Cette observation, en les
précisant sur ce point, confirme l’importance des travaux qui soulignent à juste
titre les dangers de la limitation et de la perte de mobilité, comme c’est le cas dans
les études de C.Humphrey, D.Sneath et leurs équipes, The end of nomadism ?,
Cambridge 1999 et dans les deux volumes ayant préparé cette publication.
388
sévère et rapide allant jusqu’à la destruction irréversible des fondements
mêmes de la production pastorale nomade 167.
Pour les mêmes raisons, loin de tendre à l’établissement d’un centre
unique ou de centres dans lesquels ou autour desquels s’opèrent les phases
de l’accumulation dès lors qu’est dépassé un stade primaire
d’autosubsistance, le système nomade – même s’il est amené, en particulier
en raison des structurations politiques dont il est amené à se doter, à fonder
ses points d’appui spécifiques (forteresses et fortifications, centres politiques
et administratifs, dans une moindre mesure économiques, etc.), dont les
modèles techniques et architectoniques peuvent être empruntés au système
sédentaire, mais dont la nécessité lui revient en propre - se trouve piloté au
contraire par ses fonctions marginales, par ses franges périphériques. Une
illustration essentielle de cette dynamique motrice périphérique est fournie
par le schéma successoral, c’est à dire par un modèle de reproduction sociale
en élargissement qui, à l’inverse de l’indivision sédentaire, prend la forme
d’un essaimage dont les limites sont celles de l’élargissement de groupes
voisins et potentiellement concurrents.

Centrifuge versus centripète


Mais il y a plus, et les aspects déjà énumérés sont impliqués dans un
ordre plus vaste. L’irrégularité n’est pas un facteur déclenchant ou favorisant.
Elle reste une dimension constante du système nomade et de la dispersion
que celui-ci instaure comme mode dominant. Elle y joue un rôle structurel,
et non circonstanciel : le nomadisme est un système qui s’instaure pour la
mise en exploitation d’espaces marqués par l’ampleur de leurs irrégularités
plus encore que par celle du niveau absolu de leurs « déficits ».
L’irrégularité et sa maîtrise restent un enjeu permanent et central du système.
C’est ce que l’étude des « zud » et des phénomènes catastrophiques en
général me semble permettre de montrer : une des lignes de force du système
réside par définition dans sa confrontation chronique aux ruptures
d’équilibre.

167
C’est ce que Owen Lattimore avait remarquablement souligné dans les
phénomènes de sédentarisation comme régression, O.Lattimore, Mongols of
Manchuria, 1935 (2nd edition, 1970)
389
En dépit de l’apparente provocation que pourrait contenir la formule, on
peut avancer que le cœur du système nomade est une logique de
confrontation à la catastrophe, de gestion de celle-ci, permettant à la fois de
la surmonter, mais surtout de l’intégrer à la pérennité du système. Alors que
l’accumulation est le mode nécessaire de mise en œuvre de ressources
prévisibles et régulières (et dans ce cas, la « catastrophe » - mauvaise récolte,
sécheresse, inondation, épidémie, invasion de parasites ou de nuisibles, mais
aussi guerre ou autre cataclysme humain – mérite la signification que lui
donne le bon sens sédentaire), la dispersion est et reste une logique de
gestion du chaos. Le plus difficile ici est précisément de pouvoir faire usage
des notions de « catastrophe » et de « chaos » en en retirant les valorisations
et surtout dévalorisations qu’a pu y attacher la pensée des cultures
sédentaires : une rupture avec la régularité et la prévisibilité qui ne peut
porter qu’une négation de l’accumulation ou du moins un obstacle à celle-ci.
Au lieu de représenter des interruptions dans un développement régulier
du modèle social comme dans le système sédentaire, les épisodes
catastrophiques sont des éléments constitutifs de la durée du système
nomade. Déséquilibres, irrégularités et instabilité y sont en effet non des
accidents « en dépit desquels » le pastoralisme nomade aurait « survécu »,
mais bien des éléments centraux, fondateurs et moteurs du système lui-même.
C’est dans cette perspective que le recours à des démarches
pluridisciplinaires se proposant de penser en général le déséquilibre, le chaos
et la catastrophe me semblent une des voies nécessaires du développement
des recherches consacrées au pastoralisme nomade.
Celles-ci, et les déséquilibres structurels qui en sont inséparables, sont
des constituants essentiels d’un modèle socio-économique et socioculturel
spécifique. Celui-ci, ainsi perçu, n’est ni une survivance d’un état primitif
(ce que l’archéologie et l’histoire établissent par ailleurs), ni surtout une
adaptation aux « manques » de ce qui dû permettre un développement
conforme aux impératifs du modèle sédentaire. Il constitue au contraire une
alternative majeure (probablement non exclusive, ainsi pouvons-nous penser
en termes propres les cultures plus ou moins strictement maritimes) aux
modèles centrés sur l’accumulation, offrant la possibilité et les modalités
d’un peuplement humain durable et viable en milieux plus ou moins
sévèrement arides.

390
Ce n’est pas ici le lieu de développer le cheminement à la fois
écologique, technique, social, politique et historique qui, à partir des
éléments évoqués précédemment, conduisent le système nomade à la
formation et aux évolutions de ses rapports sociaux et de ses institutions
spécifiques. On pourrait le regretter, car on y trouverait la matière principale
de notre démarche, et tout particulièrement la mise en évidence empirique du
rôle majeur de la dispersion et de ses formes concrètes (c’est à dire incluant
les phases de renonciation provisoire à cet optimum écologique et technique)
dans la construction des réseaux d’alliance, dans les formation des rapports
de force et dans l’émergence des institutions « impériales » nomades.
C’est dans l’étude concrète de ces phénomènes, hors de toute
transposition arbitraire, préconçue ou préjugée d’un modèle dans un autre
(ce qui n’élimine nullement les emprunts et leur importance mais les place à
leur niveau et en leur temps propres), que réside en effet la réponse à la
question la plus cruciale, celle qui domine toute interrogation sur
l’interaction entre les cultures : comment une nécessité massive et durable de
dispersion de la population et de ses ressources est-elle en mesure de
produire une culture commune à des groupes restreints dans leurs effectifs,
mais qui manifestent dans la longue durée et sur une étendue territoriale
considérable, en termes de communication, de solutions technologiques aux
problèmes rencontrés, de partage de systèmes de valeur, d’édification
d’institutions qui leur sont propres, une maîtrise qui n’est en rien moindre
que celle dont s’enorgueillissent les cultures des peuples sédentaires.

Les rapports et les relations entre les deux systèmes


Ainsi se trouvent esquissés un certain parallélisme et une certaine
symétrie entre les deux systèmes : à l’intensivité, à la stabilité et à la
centralité centripète attachées à l’accumulation et au système qu’elle fonde
répondent l’extensivité, l’instabilité et la pulsion périphérique et centrifuge
propres à la dispersion.
« Symétrie » des deux systèmes ne signifie pas un simple jeu de balance,
l’établissement d’un équilibre abstrait. Que leurs relations soit nourries
autant de conflits, de contradictions souvent aiguës, que d’échanges n’a rien
pour surprendre et l’image classique, mais banale – pour ne pas dire triviale
– d’une hostilité congénitale entre sédentaires et nomades a bien quelques

391
arguments à faire valoir. La mise en évidence, esquissée ici, que les deux
systèmes s’édifient sur des bases souvent radicalement hétérogènes prend
naturellement en compte la force et le poids des tensions qui s’exercent dans
cette optique au sein du couple, comme au sein de chacun des systèmes.
Mais nous avons pris soin d’ébaucher aussi un autre aspect inséparable de
notre conception : les degrés divers de parenté unissant les deux systèmes
dans la recherche d’une « même » satisfaction des besoins humains. Dans
cette perspective, en définitive, le plus remarquable n’est pas dans la
confrontation, mais dans le fait que deux systèmes reposant sur des
fondements aussi contrastés aient trouvé dans la longue durée historique les
formes de leur cohabitation et de leur complémentarité, parfois de leur
coopération.
Deux questions distinctes, au point que chacune peut parfaitement être
étudiée de façon autonome, se complètent : d’une part celle d’une relation
diachronique et génétique, où le lien entre les deux systèmes relève d’une
éventuelle filiation-rupture ; d’autre part celle des rapports synchroniques,
dans la mesure où les deux systèmes, une fois constitués et quelles que
soient les réponses apportées à la question précédente, sont conduits à établir
et entretenir entre eux des rapports concrets, quotidiens, à travers chaque
phase de l’histoire des peuples impliqués dans cette cohabitation. Il est
évident qu’il s’agit ici de perspectives de recherches plus que de réponses

1] Relations génétiques
Sous ce premier angle, la relation essentielle entre les deux systèmes – et
c’est en ce sens que notre emploi du terme « diachronie » peut à la fois
sembler paradoxal et s’éclairer – est de l’ordre d’une filiation et d’une
rupture. Bien qu’étroitement associées, domestication végétale et
domestication animale ne sont pas pour autant des phases mutuellement
indifférentes et interchangeables et la première jouit d’une sensible
antériorité. Sans refaire ici l’histoire du néolithique, rappelons que, sur le
territoire de la Mongolie actuelle, les traces de cultures agraires nettement
plus anciennes que le pastoralisme ont été mises en évidence et datées 168. Il

168
En particulier sites de Tamcagbulag (Окладников А.П., Новые материалы по
неолиту Восточной Монголии, Монголын эртний түүх, соёолын зарим
392
existe donc probablement un cheminement allant de cultures agraires ou
agropastorales initialement sédentaires vers une priorité croissante puis une
exclusivité du pastoralisme, celui-ci élaborant ou adoptant des formes de
dispersion dont il semble qu’elles aient touché en premier lieu la production
proprement dite avant de conduire à l’adoption globale d’un mode
résidentiel nomade.
Le pastoralisme nomade n’apparaît ainsi ni comme un acquis
immémorial ni comme une « invention », comme une création ex nihilo,
mais comme un prolongement contradictoire complexe, présentant à la fois
les caractères d’une rupture majeure dans le devenir humain, mais aussi d’un
prolongement, d’une continuité civilisationnelle, dans le mouvement de
peuplement des régions dans lesquelles il s’instaure. De ce point du vue,
même si cette originalité n’est pas à tous points de vue indifférente,
précisément en termes d’interactions avec les cultures voisines, il est
secondaire, comme nous l’avons suggéré plus haut, que le processus de
formation du pastoralisme nomade soit l’effet d’une migration, pénétrant
dans une zone impliquant un changement d’appropriation et de gestion des
ressources, ou un effet second de la modification du rapport entre la
dynamique des ressources et celle des besoins de la population humaine.
L’adaptation, si cette idée doit être utilisée avec prudence (en ce qu’elle peut
sembler suggérer qu’il existerait un modèle idéal par rapport auquel des
écarts seraient « tolérés » sous certaines conditions), n’est pas
nécessairement synonyme d’une réponse mécaniquement passive à un
stimulus externe au devenir social.
Les motifs de cette rupture sont à coup sûr multiples et mêlent les effets
de contraintes (raréfaction absolue ou relative de ressources, qu’il s’agisse de
phases climatiques critiques ou de variation de la pression démographique),
mais aussi ceux d’opportunités (apparition de nouvelles espèces domestiques
et différenciation du cheptel, évolution des techniques. Ces deux aspects se
combinent de la façon la plus spectaculaire dans la diffusion et la
généralisation de la monte équestre en Asie orientale septentrionale à partir
du IIIème millénaire av. n. è., fournissant à son tour les moyens – ou nous
retrouvons la mobilité – d’une démultiplication toujours plus efficace de la

асуудал, Studia Archaeologica, V/3, 1972, pp. 3-37 ; Séfériadès M., Les premiers
agriculteurs de Mongolie, Archaeologia, n°354, mars 1999, pp. 56-65
393
dispersion en permettant à main d’œuvre égale de maîtriser un espace
pastoral et un cheptel en expansion, plus encore a fortiori dans le cas d’un
courant de croissance démographique, dans lequel l’évolution des besoins, et
donc de l’espace de pâturage nécessaire, a pour corollaire l’accroissement de
la main d’œuvre disponible).

2] Relations entre les systèmes développés


Les domaines à aborder ici seraient très nombreux, et fournissent
d’inépuisables thèmes de recherche, qu’il s’agisse des périodes et des
accidents d’une histoire événementielle aussi dense, des emprunts et des
relations économiques, techniques et culturelles, politiques et
institutionnelles entre nomades et sédentaires, des apports linguistiques
réciproques qui jalonnent ces relations.
Les disparités que présentent les deux systèmes et leur filiation
contradictoire évoquées plus haut, déterminent dans une large mesure les
relations concrètes de coopération et de rivalité que les deux systèmes
entretiennent dès lors qu’ils sont parvenus l’un et l’autre à un degré élevé de
maturité. Abordant la question de leur relation en tant que systèmes
constitués, nous restons en fait sur le terrain de la confrontation des traits
spécifiques à chacun d’eux. Plus qu’un tour d’horizon nécessairement
superficiel des multiples canaux par lesquels passent leurs relations, nous
nous attachons plutôt ici à la nature dans chaque système de ses relations
avec l’autre et à l’importance qu’elles revêtent. Or ces éléments entrent dans
la formation des systèmes eux-mêmes au même titre que chacun des traits
que nous avons déjà examinés.
Un examen de ce type nous semble mettre en évidence une zone
spécifiquement féconde d’interaction de l’économique et du politique, au
cœur de laquelle la dimension de symétrie (c’est à dire potentiellement de
complémentarité et d’opposition simultanée) se manifeste à nouveau. La
conduite des échanges comme des conflits répond de part et d’autre à des
motivations spécifiques.
A un premier degré, nous pouvons considérer les formes économiques
propres dans lesquelles ces relations sont abordées par chaque système.
Le système sédentaire, fondé sur l’accumulation, présuppose le
prélèvement d’un surplus et la transformation de celui-ci en marchandise.
394
C’est cette logique qui préside pour une large part aux relations avec les
voisins nomades : dans la recherche de produits susceptibles d’être obtenus
auprès de ceux-ci, un critère essentiel est celui de la plus-value qui peut être
escomptée une fois le produit injecté dans le marché sédentaire. Ce peut être
le cas de produits fournis en quantité insuffisante par la production
sédentaire (par exemple les chevaux dans les échanges entre Steppe et
Chine), ou encore de produits « exotiques » alliant une valeur élevée à une
masse réduite (par exemple fourrures, ginseng, bois de cerf, etc.). Sur ce plan,
la relation à la périphérie nomade est incorporée à une priorité qui est celle
d’un marché.
Le système nomade pour sa part répond à une autre priorité. Les produits
recherchés sont dans une large mesure ceux que la production pastorale
nomade ne peut fournir, en tous cas en quantité suffisante. C’est le cas de
produits d’origine agricole, y compris alimentaires, mais l’essentiel est sans
doute fondamentalement dans le faible niveau de division du travail
maintenu dans la longue durée par la dispersion. Celle-ci s’accompagne
d’une large diffusion des savoir-faire les plus divers, mais la constitution
marginale d’une couche d’artisans et la fragilité du surplus en produits autres
que ceux de la production pastorale elle-même crée un besoin qui peut
difficilement être satisfait autrement qu’en recourant à une production
extérieure. A ceci s’ajoute les conditions dans lesquelles se forment et
évoluent des modèles de consommation liés à l’histoire des peuples
concernés (les conquêtes mongoles constituent de ce point de vue un vaste
champ d’enquête 169 ). Mais le système nomade ne peut équilibrer ces
échanges, comme le fait le marché sédentaire, en les alimentant par un
surplus constant et régulier. Ce sont donc d’autres tensions, différentes de
celles qui animent la pratique sédentaire, qui s’y mettent en œuvre.
Les deux systèmes sont donc soumis, à des niveaux inégaux et variables
de pression et d’urgence, à des besoins que leur voisinage permet de
satisfaire et les confronte à une complémentarité à la fois nécessaire et
instable. Les éléments de cette instabilité, qu’il s’agisse des déséquilibres
dans les termes de l’échange (par exemple sous l’effet d’une évolution des
besoins de part et d’autre) ou dans le recours à des méthodes variables, allant
du commerce (frontalier ou au contraire en profondeur dans le territoire de

169
Je pense ici en particulier aux travaux de N.C. Munkuev
395
l’autre système) à la razzia et à la conquête ou à la colonisation, doivent être
compris par rapport à la logique propre de chacun des deux systèmes. C’est à
ce titre que l’instabilité entrent dans la composition complexe des relations
entre eux et de leur continuité : l’affaiblissement des contrastes qui opposent
les deux systèmes signifie en définitive une baisse du niveaux de leurs
échanges tout aussi sûrement que l’interruption de leurs relations.
A un deuxième niveau, ces priorités économiques n’épuisent toutefois
nullement le sujet.
La marchandise et sa valeur se constituent certes historiquement en
arbitres du système sédentaire. La puissance politique s’y édifie dans une
large mesure sur la possession ou le contrôle de la richesse (la place des
institutions fiscale ou monétaire dans l’histoire des cultures sédentaires est
loin de se restreindre à un prélèvement « public » sur le surplus : elle
explicite l’intimité qui se crée entre le marché et le pouvoir. Les conflits
entre Philippe le Bel et l’ordre des Templiers, entre le « Grand argentier »
Jacques Cœur et le roi de France au XVème siècle, entre le surintendant
Fouquet et Louis XIV, mais aussi entre les empereurs de Chine et la
puissance économique des monastères bouddhistes ont ainsi un sens
dépassant de loin le conflit d’intérêt immédiat). Mais l’accumulation
économique est loin de se confondre avec la puissance politique et celle-ci
est loin de se réduire au poids de la richesse. Celle-ci exerce au sein du
système sédentaire une pression directe sur les échanges et peut les orienter
de façon dominante. Mais d’autres préoccupations se font jour, souvent
difficiles à démêler mais pesant d’un poids propre. Les plus spectaculaires
sont sans doute de nature politique.
Les priorités politiques du système sédentaire dans ses relations avec le
système nomade sont plus directement liées à des considérations stratégiques.
Il s’agit dans une large mesure, à travers diverses techniques au sein
desquelles les échanges proprement dits, et leur manipulation, s’associent
aussi bien à des « alliances » préférentielles qu’à des précautions
directement militaires, d’assurer la sécurité et, plus encore peut-être la
démarcation de l’espace sédentaire. De ce point de vue, priorités du marché,
pour lequel les relations avec les nomades restent secondaires et
préoccupations stratégiques se font écho et on peut se représenter le système
comme orienté vers lui-même, tourné vers son propre centre et ses propres
centres de gravité. Même conduites dans la longue durée, les relations avec
396
les nomades ne peuvent être incorporées directement au modèle accumulatif,
gardent un caractère marginal et accidentel qui ne tient pas seulement à leur
réalité territoriale périphérique.
Au sein du système nomade, l’architecture des relations avec le système
sédentaire répond à une logique sensiblement différente. Face à la logique de
marché active dans le système sédentaire, le système nomade met en jeu une
logique de réseaux. Or les bases de ces réseaux ne sont pas principalement
économiques mais socio-politiques. Le niveau globalement faible et surtout
l’irrégularité du surplus produit par l’économie pastorale confèrent une place
spécifique aux échanges intervenant au sein de la société nomade. Dans une
large mesure (naturellement non exclusive), ces échanges répondent à des
mobiles extra-économiques. Il s’agit d’une part du développement de
coopérations entre groupes d’éleveurs, de mesures destinées à consolider la
viabilité des foyers dispersés, comme c’est le cas dans les prêts mutuel de
bétail entre éleveurs, mais aussi d’un aliment de conduites sociales de plus
grande ampleur, allant des stratégies matrimoniales à la formation de réseaux
de rapports de force plus directement politiques dont le point culminant est
atteint dans les structures « impériales ». L’exemple le plus achevé en est
bien sûr fourni par l’empire mongol, à condition de ne pas isoler les périodes
extraordinairement instructives pour notre sujet qui s’étendent de la
deuxième moitié du XIVème siècle à la fin du XVIIème.
Ici encore, c’est en deux temps qu’il faut aborder la place des relations
entretenues avec le système sédentaire. Dans un premier temps, la
circulation de biens, qu’il s’agisse de productions pastorales ou des leurs à-
côtés (fourrures par exemple) acheminés jusqu’au marché sédentaire ou au
contraire de produits sédentaires diffusés dans l’espace nomade, entre dans
le jeu des relations sociales visant à réguler et harmoniser la dispersion. A ce
titre, la pratique ou le contrôle de ces échanges sont en bonne place dans
l’élaboration et l’évolution des rapports de force et d’alliance qui structurent
le monde de la steppe. Tout élément aussi bien interne qu’externe, matériel
que symbolique, qui vient étayer ou renforcer une position, est recherché
avec énergie. Il est parfaitement normal, dans ces conditions, que l’échange
qui est une des formes majeures de cette recherche ait pour objet les termes
les plus divers et que des éléments immatériels, comme des titres
honorifiques étrangers, des mariages princiers plus ou moins fictifs y
jouissent d’un intérêt aussi immédiat, et y acquièrent un degré de réalité

397
aussi direct que des biens plus tangibles. A cette phase, la relation avec le
monde sédentaire n’est pas fondamentalement distincte de celle qui peut
s’établir au sein de la société nomade elle-même. Celle-ci adopte des
comportements plus facilement tournés vers le monde sédentaire que
l’inverse n’est vrai.
Une deuxième phase, qui correspond aux grands épisodes impériaux, est
liée à la première par deux types de liens. D’une part, la dimension
permanente de faiblesse et d’irrégularité du surplus, caractère dominant du
système nomade, exerce une pression constante. Interdisant la constitution
des réseaux de rapports de force en modèles résidentiels groupés durables,
elle impose des retours relativement rapides à la dispersion. Elle pousse à la
recherche rapide de solutions, plus souvent fondées sur l’acceptation de
compromis que sur la destruction des rivaux dans des conflits de longue
durée, et confronte surtout tout empire en émergence à des besoins croissants
(entretien de troupes, embryons d’administration, maîtrise territoriale) qui ne
peuvent qu’exceptionnellement être durablement couverts par les ressources
de la seule économie pastorale 170. L’orientation du système nomade, sous sa
forme impériale, renforce les tendances évoquées plus haut et acquiert dans
ces conditions la dimension plus profondément structurelle de son
excentration vers le système sédentaire. Pour autant, et sous peine
d’effondrement, chacune des deux logiques est maintenue. La difficulté
historique, sans doute une gageure intenable, tient ici à la gestion d’une
interaction entre un système qui ne peut continuer à s’affirmer qu’en
pérennisant son identité nomade, liée à la dispersion, tout en tirant une part
croissante, voire dominante, de ses ressources, et donc en y enracinant sa
durée, de la société sédentaire fondée sur l’accumulation 171.

170
J.Legrand, Compromise as specifically nomad contribution to description,
understanding and dealing with tensions, conflicts and security threats, NATO
Advanced Research Workshop, “Towards social stability and democratic
governance in Central Eurasia: Challenges to Regional Security”, Leiden, 8-11
September, 2004
171
Legrand, Собственно кочевая сущность городских явлений в истории
Центрально-азиатских империй (Specifically nomadic nature of urban
phenomena in history of Central Asian empires), Conference "Nomadism and
urbanization", IISNC/Academy of sciences of Kazakhstan, Almaty, 2003 ; publié
sous le titre Кочевые формы городов в степных кочевых империях, in
398
Фундаментальные черты монгольской социальной системы и
создание собственных политических отношений 172

Во первых мне хотелось бы поздравлять Вас всех от имени МИИКЦ,


созданного в Уланбаторе в 1998 г. По инициативе и при поддержке
ЮНЕСКО.
Во вторых, ограничусь здесь короткими заметками. Столь много
ценного было уже сформулировано о кочевом образе жизни, об
истории, что зря это теперь повторять. Тем не менее, все еще остается
много вопросов, в том числе и кардинальных, на которые ответы,
предлагаемые специалистами разных отраслей науки, еще не
достаточно широко и ярко освещают собственные черты кочевого
пасторализма по отношению к изестным и крупным историческим
явлениям – политические формации, империи, нашествия и т.д. Во
многом именно на такой или подобной основе рождаются и
развиваются концепции для которых кочевой пасторализм может быть
первично определенным своими недостатками по сравнению с
оседлыми, седентарными культурами.
Исходя из этого же причина, высшие формы организации широко
отношены к внешным факторам или моделям и даже, временем,
сведены к поверхностным формам взаимствований.
Здесь хотелось бы, со системной точки зрения, затрагивать пункт не
имея своей целью разяснять проблематику происхождения кочевого
пасторализма, хотя не исключено, что дискуссия по этому вопросу
могла бы принести и в этом отношении известного нового освещения,
благодаря которому «номадологию» можно вероятно более четко
определять одновременно как междисци-плинарную отрасль и как
собственную, самостоя-тельную область общественных наук.

Урбанизация и номадизм в Центральной Азии: История и проблемы,


Материалы Международной конференции, Almaty, 2003, UNESCO, Institut
d’orientalisme R.B. Suleimenov, Almaty, 2004, pp. 331-337
172
Conférence à l’Université L.N. Gumilev, Décembre 2005, Almaty (Kazakhstan)
399
1) Основы всякой глобальной антропологической системы –
создание и сохранение (или же развитие) стабильного
позитивного/положительного энергетического баланса путем освоения
и занятия человеком постоянного и локализированного комплекса и
пространства ресурс. Требование этой территориальной постоянности
и последовательности является составной частью элементов
создающих энергетический баланс, в отличии от миграционного поиска
новых ресурсов или новых жизненных условий, и тем самым является
общим для оседлых и кочевых культур. Нужно подчеркивать, что это
обстоятельство, как ни странно звучит, играет центральную роль в
определении главных черт собственно кочевой пасторальной системы.
2) Узко связанным с механизмами доместикации и исходной
седентаризацией человека является принцип накопления.

Создалась уверенность в том, что этот принцип – общая и


единственная закономерность человеческого и исторического развития.
Определение альтернативы к этому принципу выглядит может быть
необоснованным или претенциозным. Все таки, на основе длительного
и комплексного системного исследования монгольского кочевого
общества в разные эпохи и с разных точек зрения, можно и нужно
предлагать как раз такую альтернативу, свойственную пасторализме.
Такое определение первично не имеет хронологического характера (по
крайней мере, не возникает на основе поисков такого типа как этапы,
их последовательности и т.п.).
С точки зрения системного анализа монгольского кочевого
пасторализма, можно предлагать модель в которой экологические,
технологические и общественные ответы на последствия стратегии
накопления сводятся к его замене «новым» принципом – дисперсия.
Природные условия и ресурсы о которых здесь идет речь не столько
суровые, как это часто представляется, сколько глубоко и постоянно
нерегулярными и нестабильными. Наиболее значительный разрыв, или
отклонение, выступает между температурами и влажностью. Более
значительные, чем внешнее сходства этих двух кривых (показатели
низкие зимой и выше летом, создающие впетчатление строгой
корреляции между этими параметрами) являются их самостоятельные
400
колебания, даже как будто ограниченной амплитуды, но не
представляющих мнжду собой регулярных соотношений. В таких
обстоятельствах, построение на длительное время стратегии
постоянного пользования данным простором осуществляется
посредством мер и поведений регулирующих давление человека на
первичные ресурсы.
Эти меры сосредоточены по двум направлениям :
А) Расширение, вплоть до гегемонии, пасторализма как главный,
если не исключительный источник питания и энергии. При этом, роль
животного значительно шире чем снабжение человека в биологически
нужные ему калории. Не только употребляется рабочая сила
нескольких видов животных, но больше всего в этих новых условиях,
стадо и животное выступают в качестве буфера, своего рода
амортизатора между неровностями и нерегулярностями природных и
ресурсных режимов и человеком.
Б) Дисперсия населения и общества в самостоятельные единицы
потенциально реализирующие в комплексе первичные ресурсы –
биология и этология животных - человеческие нужды экологический и
технический оптимум. При доминирующему значению для
определения этого оптимума регуляции и обнижения давления на
природное окружение, обнаруживается тенденция к выступлению в
этой роли нуклеарной семьи располагающей немногочисленным
комплексным (включившим разные виды скота) стадом, которое
выращивают путем альтернативного, сезонного, пользования
пастбищами, объем которых ограничивается размерами и потенциалом
человеческой группы.
С этими определяющими факторами и условиями связаны крупные
элементы кочевой пасторальной системы и кочевого общества, полный
учет которых позвпляет на наш взгляд по новому хотя бы скромно
оценивать важные аспекты общечеловеческой истории. Нужное
ограничение количественного размера группы, как человеческой так и
животной, приводит к установлению собственной,
автоограничивающей стабильной демографической стратегии,
представляющей целесообразным альтернативом к постоянному и
последовательному демографическому росту, более или менее
рассмотренный и принятый как «натуральный». Как уже отметили,
401
альтернативное, сезонное, пользование пастбищами выступает как
главная форма общей энергетической стратегии и составления
продолжительной, если не постоянной территориальной базы,
контролируемой социальной единицей. В этом отношении,
подвижность (мобильность), с которой так часто отождествлен
номадизм, играет в нем роль первопланного «орудия» дисперсии, но
отнюдь не является его решающим фактором, а менее еще «целью».
На историческом уровне наступает раскол – зато резкий – между
этим дисперсионным оптимумом и требованиями общественной
организации связанными с конкретными условиями пользования
пространством. Одно из этих условий – необходимость располагать
удобными и надежными зимовками, способными обеспечивать людей и
стада в нужные им относительное прикрытие и воду (пока вопрос о
корме решается именно стратегией сезонного исключения из
пользования нужных на зиму пастбищных угодий). Оказывается,
местоположения совмещающие эти параметры количественно
ограничены. Чтó не составляет особых затруднений в ситуации
стабильности, одновременно тудно совместимое с резкими
колебаниями тех или иных условий, создавая относительно низкне и
неровные уровни перенаселенности. Данное обстоятельсво, вместе с
другими, придает особое значение одной характерной черте –
собственно слабости свойственно присущей каждой нуклеарной или
элементарной единице, чувствительности каждой единицы к
количественным и качественным изменениям и колебаниям как у себя,
так и у соседних единиц. Интересный пример осознания этого явления
у Монголов XIII–ого века проявляется уже в §§ 10-11 Монголын Нууц
Товчоо в которых распад союза семьи Добу-мэргэн с семьей его
старшего брата Дува-сохор непосредственно связан с тем, что Алан-
хо’а родила двух сынов, пока у Дува-сохора было их четыре, еще
вероятно старшего возраста.
В этот способ, экологически и технически оптимальная структура
кочевого пасторализма одновременно создает условия собственной
нестабильности, ставшей основой социальной структуры кочевников.
Дисперсия – хотя является нужной формой пользования ресурсами,
одновременно порождает противоречия в этой же сфере, создавая
возможности и предоставляя техническое и психо-социальное

402
«оборудование» нужное для их преодоления в рамах общей и
оригинальной сбщественной системы.
Необходимые регуляционные процессы вместе с собственными
чертами образа жизни, особенно с относительно высоким уровнем
технической и психической самодеятельности каждой элементарной
единицы. Нужно при этом подвергать определенной переоценке
традиционный анализ отсуствия или слабого уровня социальной
дифференциации и социального разделения труда у кочевников,
например отсуствия или слабого развития ремесла, якобы
свидетельствующих о примитивном характере кочевых экономики и
общества. На самом деле трудно переоценивать техническую
сложность и комплексность, особенно с интеллектуальной и
умственной точки зрения, проведения кочевого образа жизни и
производства, реализируя при этом, путем воплощения в практику и
символику животноводов богатства наблюдений, их рационального и
логического осмысления и использования, основную цель превращения
нестабильных ресурсов в основу устойчивой культуры и постоянного
пользования территориальной базой.
В этот способ создается на основе дисперсии (что никак не
исключает роль внешних факторов и влияний) целый пакет требований,
необходимое удовлетворение которых лежит именно у фундамента
собственно кочевых политических отношений : регуляция кровных
отношений в ситуации широкой дисперсии населения, регуляция
соседских отношений, как противоречий, открытых или потенциальных
конфликтов и столкновений, так и разных форм сотрудничества и
союзов.
Еще одна первостепенная черта состоится в том, что элементарная
единица, вместо стать замкнутой на себя статической институцией,
обязательно – от самого уровня своего биологического
воспроизводства (кровные отношения, родословни, наследственные
критерии и институты) вплоть до политических институций и
процессов и до комплексного определения своей этнической и
национальной идентичности, вписывает себя и свою историю в логику
открытия на внешное окружение, в центробежную динамику целой
системы. В этом смысле, если не ограничиваться узко сравнительных
приемов установленых согласно с седентарными критериями, ее
403
классическое определение как «автаркической» лишено оснований. Но
в одно время, принимает и другой облик и свойственный колорит
известный тезис о якобы неизбежной «зависимости» кочевников от
«внешного», т.е. оседлого, мира.
Эта динамика, в свою очередь, принимает определенную форму –
создание через и между этими многородными и многогранными
отношениями многостепенных сетей и соотношений сил,
совокупностей регуляционных структур и институтов. Характерные
являются одновременно их гибкая, быстро изменяющаяся «геометрия»,
и их постоянные роль и значение (в этом свете можно рассматривать
старый вопрос, носящий часто схоластический характер, о «айл» и
«хүрээ», но и о «хот-хотон/хот айл»).
Проявление и значение политической терминологии (törü/törü, zasa-
и их деривационных форм, и т.д.), и политонимов, титулов и их
иерархии приобретают именно на этом уровне свое закономерность и
объяснение в качестве узловых пунктов общей социальной сети.
Эти сети и их формы (например существование явно адаптационных
инструментов каким является «хот-хотон/хот айл»), творят целую
категоризацию общественной жизни, организуют и создают в
отдельности и в своих соотношениях огромное количество
ориентированных, центробежных, линий и отношений, ведущих от
каждого скотоводческого хозяйства к самым высоким инстанциям, и
одновременно от самой глуби кочевого пространства к контакту с
окружающим миром.
Империи уже могут на этой же основе не только создаться, но и
играть в целой этой системе свою собственную роль. Эта роль
коненчно значительна, но не уже столь фундаментальная если ее
отрывать от своих собственно кочевых корней.

404
Migrations ou nomadisme, la glaciation comme révélateur des
modèles historiques de mobilité 173

Le projet de cette intervention prend place dans un travail de description


et d’analyse historique et anthropologique du pastoralisme nomade. C’est
dans ce cadre que s’est imposée une réflexion relative à la mobilité, aux
formes et échelles de cette dernière, et qui porte plus particulièrement sur la
critique des conceptions dominantes, classiques, sinon banales, qui
assimilent le nomadisme à la mobilité. Cette question fournit un exemple de
la facilité avec laquelle s’insinue dans le discours scientifique la mise en
œuvre insuffisamment critique de concepts porteurs d’incidences lourdes.
Que cet état de fait doive beaucoup à une influence des habitudes des
perceptions et du langage courant, des définitions vulgaires du « nomade »
est ici indéniable. Ce qui pourrait rester anecdotique prend tout son sens dès
lors que ces concepts mettent en jeu l’économie essentielle des problèmes
traités.
La confusion est en effet fréquente entre pastoralisme nomade et
migration, dont les traits communs seraient le mouvement, la mobilité. La
présence de ce trait, serait à ce point fondamental qu’il peut conduire
jusqu’à une assimilation pratiquement sans nuance de ces deux modes de
l’activité humaine. C’est une démarche du même type qui consiste par
ailleurs à associer le qualificatif « nomade » à tout mode de vie, toute
activité, même momentanée, désormais toute technologie qui sont ou
semblent comporter une dimension mobile essentielle. C’est à titre de
précaution qu’intervient ici un rappel majeur : le nomadisme est inséparable
du pastoralisme, et tout autre emploi comporte une dimension métaphorique
qui ne serait pas nécessairement une manipulation si elle était assumée, mais
qui est le plus fréquemment passée sous silence.
Cette mobilité est, évidemment, d’une grande importance. Mais elle l’est
globalement pour toutes les sociétés et non exclusivement ni même
spécifiquement pour les sociétés pastorales nomades. Les sociétés pastorales

173
« Routes de l’Histoire », 35e Congrès ISCSC, Paris, 5-8 juillet 2006 ; Diogène,
n°218 (avril 2007), PUF, Paris 2007, pp. 116-123 ; Migrations or Nomadism :
How glaciation reveals Historical models of mobility, Diogenes, 218 (vol. 55,
Issue 2), 2008, pp. 97-102
405
nomades et la société nomade centre asiatique et mongole en particulier
fournissent en fait, même à une observation superficielle dès lors qu’elle ne
cherche à appliquer des critères empruntés aux réalités sédentaires,
l’illustration de ce que le mouvement et le déplacement doivent y être
d’abord perçus, plus que un événement à proprement parler spatial, au sein
de l’ensemble de l’ensemble du contexte que forment les techniques et les
stratégies assurant le traitement des opportunités et des contraintes
écologique, les modes et les formes de l’organisation sociale. Il devient dès
lors plus facile d’en percevoir à quel point la mobilité est inscrite comme une
dépense d’énergie dont le bilan doit être mesuré sur plusieurs niveaux. Sans
en exclure les dimensions symboliques, celles-ci ne sauraient être conçues
comme premières, dans une mystique de la mobilité qui serait pratiqué pour
elle-même. Les éleveurs nomades ne parcourent évidemment pas les
distances, parfois étonnamment courtes, qui forment leurs parcours, ce qui
serait un préjugé sédentaire, pour l’émotion du dépaysement. De même ne
sont-ils pas « à la recherche » des ressources nécessaires à la vie de leur
troupeau, c’est-à-dire à la leur. Leur espace repose sur une vision large
capable d’accueillir plusieurs cadres temporels et spatiaux, qui
s’enchevêtrent, se superposent, se valident les uns les autres autour d’un
point initial qui constitué par le rapport entre l’irrégularité des ressources et
les nécessité d’une pérennité biologique et sociale durable, entre
imprévisibilité du court terme et mobilisation des connaissances préalables,
entre des modes de perception et d’appropriation dictés un impératif de
dispersion. Cette dernière, avant d’être spatiale, est avant tout un rapport
entre besoins et ressources instituant des seuils de pression sur celles-ci.
C’est l’établissement, le maintien et la permanence de ce rapport par la
dispersion qui constituent, dans une symétrie forte avec les principes
d’accumulation ayant présidé à la constitution tant des mécanismes de la
domestication que des sociétés et cultures sédentaires. Cette dispersion
apparaît ainsi comme le moteur commun à plusieurs traits constituants
essentiels des économies et des sociétés nomades : place hégémonique voire
exclusive du pastoralisme dans l’obtention des ressources et dans le système
de production ; répartition de la société en petits foyers tendanciellement
restreints à la famille nucléaire vivant de troupeaux eux-mêmes limités en
taille et combinant plusieurs espèces (non spécialisés) ; formation des
ensembles sociaux non par groupements durables de population, mais par
l’association entre une maîtrise démographique forte, tant humaine
406
qu’animale, et l’établissement de réseaux centrifuges de relations et
d’alliances ; enfin, et peut être surtout pour notre propos, maîtrise et contrôle
d’un ensemble territorial stable et durable sur lequel est menée une stratégie
d’alternance saisonnière. C’est à ce niveau qu’intervient de façon spécifique
la mobilité nomade. Les choix qui y président sont certes pour une part la
prise en compte de critères positifs (qualités des herbages, ressources en eau,
etc.), mais entrent surtout dans une logique, à nouveau centrifuge, de mise en
réserve, d’exclusion de la consommation des pâturages associés au « centre
de gravité » que forment nécessairement les hivernages.
Au cœur de ce dispositif, dont l’apparence élémentaire ne cache pas la
complexité et la sophistication, le schéma corporel fournit un point de
référence inscrit à la fois dans un paysage immédiat, au premier rang
desquels figure la yourte, dans des espaces distants, tant techniques que
sociaux, et par ailleurs au sein du ou des systèmes d’orientation. Beaucoup
plus relationnel que topographique, encore que cette inscription dans la
réalité physique des paysages joue un rôle fondamental, en fournissant des
réponses quantitativement limitées aux choix qu’imposent des critères
d’hivernage contraignants, le « territoire » n’est pas de façon primordiale
une étendue mais un ensemble de réseaux sociaux. C’est ce que montrerait
l’analyse lexicologique du terme nutug, communément traduit par
« territoire » et qu’il serait plus approprié mais difficile à proposer de rendre
par « la réalité concrète des réseaux de relations entre humains ». C’est
également l’image que suggère une tradition cartographique remontant aux
XVIIème, peut-être au XVIème siècles, et dans laquelle la représentation
topographique est totalement supplantée par celle des mises en relations (la
similitude graphique entre ces cartes et les arbres généalogiques étant
d’ailleurs remarquable).

Cette architecture et ses multiples variantes peuvent être lues selon


plusieurs modes, soit synchroniques soit historiques. Or, une perspective
historique ne peut manquer de faire intervenir une rupture fondamentale
entre d’une part cette mobilité nomade, qui constitue un moyen ou un
instrument pour ne pas changer d’espace, pour asseoir l’obtention des
ressources sur des cadres territoriaux aussi constants que possible et garantir
ainsi le jeu pérenne des réseaux de relations sociales, dispersés mais
fournissant l’ossature de la société, et d’autre part la logique migratoire.
407
Changer de pâturages d’une saison à l’autre, et donc la mobilité nomade
consiste donc fondamentalement en une stratégie pour ne pas abandonner un
ensemble territorial dont on connaît les ressources, les dangers, les capacités,
les points d’abri, les possibilités d’accès à l’eau, etc. Il devrait être évident
que, sur l’ensemble de ces paramètres, l’errance migratoire implique
inéluctablement, en termes de survie biologique et a fortiori en termes de vie
sociale, une confrontation à la multiplication et à l’aggravation de déficits
multiples. L’idée qu’on migre parce que « c’est mieux ailleurs », à supposer
que cette recherche soit couronnée de succès, se heurte à ce qu’au moins
dans un premier temps, une migration intervient en réaction à une phase de
régression et qu’elle en implique paradoxalement la prolongation, voire
l’aggravation. La migration est imposée par la nécessité de satisfaire pour
l’ensemble d’un groupe ou d’une population des besoins essentiels, qu’il
s’agisse de construire ou de restaurer cette satisfaction. Or, les phases
initiales de la migration (et la preuve en est, si la migration acquiert une
ampleur historique tangible, dans sa poursuite ultérieure) sont loin
d’apporter cette satisfaction. C’est parce qu’elle n’a pas les moyens de
survivre qu’une population s’en va et, jusqu’à l’obtention d’une solution
durable, la situation est très généralement au moins aussi défavorable. Or
une telle solution durable ne peut se réduire qu’exceptionnellement à un
simple transfert dans l’espace, sans qu’interviennent des évolutions et des
adaptations (le fait que celles-ci soient recherchées ou subies n’ayant à ce
stade qu’une importance marginale). Quoi qu’il en soit, les conditions de
migration, une fois encore, n’ont rien de particulier aux populations nomades.

Si nous considérons la mobilité migratoire paléolithique, elle est très


sensiblement antérieure au mécanisme de la domestication, même si elle a
pu jouer dans ce domaine un rôle de repérage préalable. Le problème d’un
« choix » entre nomades et sédentaires apparaît donc comme tout à fait
anachronique. Nous y sommes en présence des mécanismes et des rythmes
par lesquels une espèce, l’espèce humaine, met en œuvre ses stratégies de
colonisation, comparables à celles de toutes autres espèces végétales ou
animales (l’image qui réserverait aux espèces supérieures la pratique des
migrations est naturellement fausse : les migrations sont aussi bien le fait des
espèces végétales, y compris les arbres, que des espèces animales de toutes
échelles et de tout stade de développement.). Il est actuellement remarquable

408
que l’observation des variations climatiques s’accompagne de la mise en
évidence de migrations d’espèces végétales, certaines espèces
méditerranéennes étant en cours de migration vers le nord, ce qui pourrait
entraîner des modifications notables des paysages dans des délais mêmes
historiquement brefs. Il en va d’ailleurs de même pour des organismes
unicellulaires, virus ou bactéries, sans que les mécanismes mis en œuvre par
les uns ou les autres soient fondamentalement distincts. L’objectif est le
même que pour l’homme : l’amélioration ou la garantie du bilan énergétique.
Une espèce, quand elle est confrontée à des variations importantes de
l’ensoleillement, de l’humidité, etc., que ce soit sous l’effet de l’inclinaison
variable de l’axe de la terre par rapport au plan de l’orbite terrestre, mais
aussi de tout autre facteur ou combinaison de facteurs, est confrontée à ce
type de nécessité. C’est ce qui intervient en particulier dans un des effets
majeurs directs ou non des variations d’inclinaison de l’axe de la terre : les
glaciations.

Les glaciations apparaissent bien pour l’homme, dans l’hémisphère nord,


comme un des grands vecteurs de la mobilité migratoire. Ce sont les
glaciations qui ont joué un rôle direct, comparable quoi qu’apparemment
inverse sans doute à ce que peuvent être dans un avenir proche les effets du
réchauffement du climat terrestre, dans les modes et dans les formes et
rythmes de diffusion du peuplement humain moderne. Des variations
apparemment peu sensibles des paramètres sont génératrices de
conséquences importantes sur la composition, la disponibilité et la stabilité
des complexes de ressources de l’homme du paléolithique. C’est très
concrètement la dernière grande glaciations, Würm II (assimilée
conventionnellement en Asie orientale à la glaciation dite de la Zyrianka),
entre -50 000 à -10 000 environ, qui fait basculer les complexes de
ressources auxquelles ont accès les populations humaines qui sont en train de
devenir les populations modernes. La fin du paléolithique et la rupture
néolithique interviennent largement dans ce contexte et dans la phase de
sortie de la glaciation. Celle-ci impose de nouvelles recherches de ressources
par rapport y compris à une flore et à une faune qui procèdent elles-mêmes à
leurs propres adaptations. Que ce soient les espèces consommées ou les
prédateurs, l’homme est confronté à une modification du « paysage » face à
laquelle un des « outils » est une des formes de recherche de solutions, est la

409
migration. Plusieurs variantes sont en effet possibles, de l’adaptation sur
place à la migration proprement dite, sans que s’impose d’ailleurs sans doute
un choix rationnel et délibéré.
La glaciation, dans ce contexte, joue un rôle double et partiellement
contradictoire mais à la fois déclenchant et favorisant de la mobilité
migratoire. Elle créée, par l’appauvrissement des ressources la nécessité
d’une ouverture, d’une recherche renouvelée. Outre leur éventuelle
raréfaction, l’adaptation des espèces consommées ou consommables aux
conditions d’aridité ou de sévérité du climat rend leur consommation plus
coûteuse en énergie : les grands herbivores accentuant eux-mêmes leur
mobilité, les plantes renforçant leur protection contre le froid et
éventuellement contre la sécheresse, par exemple en enveloppant leurs
graines d’écorces plus robustes, conduisent à ce que la consommation des
uns et des autres nécessite, outre les paramètres de la capture ou de la récolte
elles-mêmes, une plus grande énergie pour accéder à la matière
consommable alimentaire ou la mettre à la disposition des membres du
groupe, ce qui tend à déséquilibrer le bilan énergétique du fait d’une
acquisition et d’une préparation des aliments plus consommatrices d’énergie
(si le fait de moudre ou de décortiquer et plus difficile, donc plus fatigant, il
est plus coûteux en énergie pour une même énergie consommable
disponible). Le besoin se crée donc, en particulier si les phases précédentes
ont favorisé une expansion démographique, d’une recherche élargie dont
l’objectif est non pas la nouveauté radicale en tant que telle mais la difficulté
du rétablissement d’un rapport positif et stable entre énergies dépensées et
énergies consommées. En outre, dans un contexte d’abaissement général des
températures, du fait de plus longues périodes de l’année marquées par des
températures basses, les organismes vivants consomment globalement
davantage d’énergie pour leur maintien des températures vitales.
L’effet d’adaptation perceptible au plan de l’anthropologie physique reste
marginal. Il contribue le plus largement à limiter les échanges entre
l’organisme et le milieu naturel, donnant naissance à des caractères
secondaires superficiels. Il en va sans doute différemment dans le devenir
des modèles de consommation et des savoir-faire associés aux modifications
de la composition et des caractères propres des ressources accessibles.
Quoiqu’il en soit, la migration apparaît donc à un premier degré comme
la réponse à une contrainte, l’une des réponses à la nécessité de mettre en
410
conformité le rapport entre populations humaines, ressources et bilan
énergétique avec les exigences d’une conservation et d’une pérennisation de
l’espèce. Cette contrainte n’est toutefois pas un facteur unique et unilatéral
qui ferait de la migration une simple traduction de l’incapacité pour une
population de maintenir la viabilité de ce rapport dans ses aires initiales de
peuplement.

Simultanément et paradoxalement, ce qui est très important pour


l’histoire du peuplement de l’Asie du Nord et du nord-est, la glaciation lève
par le gel prolongé et répété des cours d’eau et des marécages des obstacles
essentiels à la mobilité des populations. Ces espaces, qui sous des
températures plus chaudes constituent des obstacles aussi bien à la
pénétration qu’au peuplement lui-même, deviennent ainsi des lieux ou des
vecteurs propices à la migration. Cette ouverture, facilitant la mobilité,
contribue rapidement à créer et à diffuser une culture continentale couvrant
des espaces de grandes étendues dans des laps de temps relativement limités.
L’idée de la dimension biographique dans la migration, qui n’est pas un
phénomène de lente diffusion et n’est pas non plus un transfert uniforme pur
et simple d’une extrémité à l’autre d’un parcours linéaire, est essentielle.
Ceci ne signifie pas que toute migration intervient dans un délai limité, en
une génération, mais que les épisodes majeurs, les bonds essentiels, sont le
fait de groupes concrets agissant eux-mêmes dans un temps restreint. Cette
dimension contribue efficacement à la formation d’un stock culturel de
connaissances, de l’incrustation psychique et des transferts mentaux au sein
d’une population ou entre groupes en contact des trajets, des étapes, de la
nature aussi bien des ressources que des obstacles. Cette relative rapidité et
ses effets concourent ainsi à l’édification de schémas mentaux et de modèles
culturels qui sont retrouvés beaucoup plus tardivement dans des cultures
parfois très éloignées en apparence les unes des autres. Ces phénomènes
jouent un rôle important dans le développement des cultures sédentaires,
celles-ci se trouvant également aux origines des cultures nomades qui
partagent donc ces racines.

Le deuxième phénomène majeur de ce mécanisme partiellement lié aux


glaciations tient au fait que nous ne sommes pas en présence d’un
mouvement uniforme et linéaire, exponentiel. En fait, des phases de durée
411
relativement restreinte se succèdent présentant entre elles des variations
sensibles, induisant des séries de bons et d’alternance entre des mouvements
et des fixations, la définition d’isolats dans lesquels se construisent en
particulier les cultures, se construisent et se définissent des identités. La
glaciation elle-même ne se présente pas comme un phénomène uniforme et
continu. Il en va de même des migrations qui lui sont associées. L’image
d’une migration se déroulant comme un mouvement linéaire et univoque est
erronée. Ce mouvement est une succession de tentatives par essais et erreurs,
de mouvements de retour en arrière suivis de renouvellement des essais,
inséparables de l’acquisition des connaissances préalables et des expériences
qu’y agrège chaque nouvel épisode. Ces devenirs humains et leurs
conditions climatiques sont ainsi des courbes multiples et entremêlées
définissant de façon complexe le substrat de cultures et d’identités
spécifiques. L’individualisation de ces cultures s’édifie donc selon la nature
des liens qu’elles créent, maintiennent ou rompent avec d’autres partenaires,
la remise en route de nouvelles phases de diffusion et de mobilité. Cet arrière
plan se constitue pour l’essentiel, il convient de le souligner, avant que
s’opère l’évolution majeure de la domestication et plus encore de
l’émergence du pastoralisme. Il est donc que intéressant de noter qu’une
partie des substrats des cultures pastorales nomades de l’Eurasie orientale, et
mongoles en particulier, comporte des éléments remontants à ces cultures de
la migration, mais il est sans doute plus important encore de noter que ce
substrat n’entre dans la formation de telles cultures qu’à travers une rupture
fondamentale, qu’on peut considérer comme un résultat fondamental de la
diffusion du peuplement humain à l’issue des périodes glaciaires, mais en
aucune manière dans une continuité entre ce qu’a été la mobilité
paléolithique lors de la glaciation de würm, avec sa double composante de
contraintes nécessitante et de facilitation, et l’invention, le développement
des stratégies du pastoralisme nomades dont une logique majeure est
précisément ancrée dans le besoin d’une accession, à un moment donné,
dans le fait de mettre un terme aux mouvements migratoires et de s’opposer
à sa reprise par l’appropriation durable d’ensembles territoriaux, de
complexes de ressources identifiées à un espace limité.
La mobilité pastorale nomade, pour sa part, intervient dans un cadre qui
l’isole radicalement du mouvement migratoire, dans un modèle de dispersion
alternatif à la sédentarité. La prédominance affirmée de la production
pastorale et la mise en place d’alternances saisonnières, la mobilité
412
spécifiquement nomade, constituent une stratégie de stabilisation des
ressources et des populations dont un fondement essentiel est l’appropriation
d’une base territoriale aussi durablement délimitée que possible. De même
que la sédentarisation, et à la suite de celle-ci, le pastoralisme nomade met
un terme à la mobilité migratoire. Sa mobilité propre n’est en aucune
manière un retour à la mobilité migratoire. Devoir renouer avec la migration
marque d’ailleurs aussi bien pour les agriculteurs sédentaires que pour les
éleveurs nomades les limites, sinon l’échec de leur stratégie propre, ce dont
de multiples chocs, dans le monde contemporain, nous apportent
l’illustration dramatique.
Il apparaît ainsi qu’une notion unique de mobilité est impropre pour
décrire les deux phénomènes fondamentalement autonomes que constituent
la migration transcontinentale, partiellement issue des effets de la période
glaciaire, et le pastoralisme nomade.

413
Монгол газрын нэр дэх “Хан”, “Хаан” гэдэг хоёр хувилбар
үг ба нүүдлийн нутаг дэвсгэрийн асуудал 174

Энд татах анхны анхаарлыг Монгол улсын үүсэн байгуулсны 800


жилийн ойтой холбогдуулж болно: оюутныхаа жилүүдэд, өнгөрсөн
зууны жаран онуудын сүүл, далан онуудын эхэнд Монгол орны
топографи, газрын нэр, газрын зургийн зүйг сонирхож, богино
эгшигтэй “хан”, урт эгшигтэй “хаан” гэдэг хоёр нэр томьёоны
монголын газрын нэрийн тархац байрлалд гардаг илт ялгаа миний
анхаарлыг татсан юм. Тэр үед, мөн жилүүдэд олдож чадаж байсан
нилээд цөөхөн материалын үндсэн дээр наагуур явуулсан өнгөцхөн
шинжилгээний дүнгийг үзвэл, энэ анхны сэтгэгдэл минь хуурмаг биш
байсан юм.
Мөн хувилбарт шинж өөрчлөлт хоёр гол дүр төлөвтэй мөн.
Нэгэн талаас, өгүүлбэр зүй, утга зүйн хүрээг үзвэл, богино эгшигтэй
хувилбар (Хан Хөхий, Хан Оргил, Хан Хайрхан, г.м.) тэмдэг нэрээр
хэрэглэгдэдгийн оронд урт эгшигтэй хувилбар (Өндөр Хаан, Дэлгэр
Хаан, г.м.) жинхэнэ нэрээр хэрэглэгдэдэг мөн. Ийм нөхцөлд, тодотгогч
нэг нь тодорхойлогдсон гол газрын нэрт “сүрлэг”, “аугаа”, “давамгай”
г.м. нэмүү утгыг олгож өгдөг юм. Нөгөө нь “хаан” гэдэг үгийг газрын
нэрийн утгын төв ойлголтыг болгож ингэхлээр хааны бие, намтар, үйл
ажиллагаа, бодлого, төр зэргийг шууд маягuаар сануулж, нэрлэсэн
газрын нэр, мөн газрыг, “хаан”, “улс”, “төр” зэргийн ухагдахуунтай
түүхэн, сэтгэцийн бэлэгдлийн хүчтэй холбоо адилтгалыг бүтээж
байгуулдаг мөн.
Нөгөө талаас, хоёр хувилбарын зай нутаг дэвсгэрийн байрлалыг
ажиглавал, нилээн учиртай ялгааг бас гарган үзүүлж болно. Богино
эгшигтэй хувилбарыг олонхид нь төв, баруун Монголд дайралддаг,
тэгэхдээ урт эгшигтэй хувилбартай газрын нэр бол зүүн, дорнод
Монголд, ялангуяа Хэнтэйн нурууны мужийн дотор, гол нь төвлөрж
байдаг.
Энэ ажиглалтын үндсэн дээр, хэд хэдэн санаа таамналыг гаргаж
болно.

174
9th International Congress of Mongolists, Ulaanbaatar, 2006
414
Нэгдүгээрт нь: нутаг дэвсгэрийн хамтын нийтийн уламжлал нь Төв
Азийн нүүдэлчдийн, үүний дотор Монголын соёлын нэг төв
бүрэлдүүлэгч хэсэг юм. Жирийн нүүдлийн аж байдлын нөхцөл,
улирлын бэлчээрийн солилцоо, хүний жижиг бүлгийн нарийн
байгуулалтай холбоотой боловч, энэ уламжлал өргөн хэмжээгээр бүтэн
нийгмийн байгуулалтыг зохион байгуулахад чухал үүрэг гүйцэтгэж янз
янзын нүүдэлчдийн соёлыг ялгаруулсан.
Хоёрдугаарт нь: дурдсан ажиглалтыг үзвэл, газрын нэрийг тогтсон
явдал, энэ нэрийн ялгарлал тодорхой бодитой соёлын түүхийн шууд
нөлөөний доор хөгжиж тогтжээ. Энэ таамналыг хүлээн авбал, одоогийн
монголын газрын нэрийн тогтолцоонд дайралддаг “хан”, “хаан” үгийн
ялгарлал, байрлал монгол улс, монгол ард түмний түүхийн
сонирхолтой мэдүүлгийг одоо хүртэл дамжуулж өгөхгүй юү ? Энэ
шинжилгээг гүнзгийрүүлэн, өөр ажлыг явуулбал, монголын түүх,
соёлын, монголын өмнөх соёлын гэрчилгээг олж чадахгүй юү ? 175
It could seem that link between the hypothetical connexion of modern
Mongolia’s toponymy with Mongolian history on the one hand and
globalization issues which has to be debated in this section on the other is
doubtful.
The point is that the question of territory, and of nomadic territory, is one
of the most controversial, and even conflictful, when analyzing and
discussing the place and role of each individual culture in the becoming of
human civilization and in its general movement.
Up to now, nomadic cultures are largely perceived and understood
through the use of categories and concepts provided by the agrarian and
urban sedentary heritage. In one way, nomadic culture is described more by
its lacks (with nomads having “no territory of their own”) compared with the
main features of a universal model, which is nothing but the sedentary one.
In another, nomadic culture is interpreted as dominated by one proper
characteristic dimension, its “mobileness”. In the common language, it is

175
This first part of the report was intended to be delivered as a separate
communication to Section III of the 9th International Congress of Mongolists,
devoted to a larger treatment of this toponymical question on the background of
purely linguistic question of “short” and “long” vowels in Mongolian, which will
be delt with in a separate contribution.
415
now quite current to observe an identification and a confusion between the
terms “nomad” and “mobile” (for instance when naming as “nomad” the
“mobile” technology, by a some strange lack of imagination if we remember
the generally negative image attached to “nomad” in the sedentary cultural
tradition). This tendency has developped to such an extent that, in scholar
language itself, some even propose to discard the very term “nomadic
pastoralism” to replace it by such terms as “mobile herding”. This
reductionnist views are immediate by-products of a narrow, uncritical,
acceptation of sedentary-centred conceptions of global human history and
lead to deep and dangerous misunderstandings. It has to be remembered and
recalled that globalization, if this term may have any sense beyond its
contemporary economic and commercial use, cannot be isolated from
general reflexion about universality. In its turn, universality cannot be
defined by fitting one and only one model, how important and present it
became in the last decades or even centuries. Globalization has no other way
for gaining its conceptual legitimacy but by demonstrating our ability to
integrate various, alternative and contradictory historical, social and cultural
categories, forms and experiences in a unified but not uniformized
conception of human development.
This applies to the category of “mobility”, which is far from simple and
homogeneous. It seems evident that the use of a unique term, in which
confusions, never explicitly expressed, such as the common identification
between “mobility” and “wandering”, used to describe diverse forms of
human activity create a great deal of distorsions.
The most radical opposition to draw is the distinction between two types
of mobility (though not assuming in any manner that these two must be the
only ones). Namely, the opposition considered here is on the one hand that
of migratory mobility, especially for North-East Asia under conditions
prevailing for Homo sapiens sapiens by the last glaciation period, including
the role it could play in the establishment of further population and stock
patterns, and on the other, the use and forms of mobility in developed
nomadic pastoralism.

416
Those two mobility modes and models present deeply different, if not
antagonistic, nature176. Migration, migratory mobility, remains or resumes
one of the main forms of colonization of new spaces and resources by human
species, comparable in this way to animal or even vegetal other species.
On the contrary, nomadic mobility, seasonal alternate moves by which
resources are not so consumed as they are preserved in an organized manner,
appears to be part of a rational strategy aimed at permanent remaining on a
well recognized resource complex and basis, providing human population
with a satisfactorily constant positive energetic balance, in spite of severe
lack of regularity in natural conditions (mainly due to the absence of
correlation between humidity and heath regimes). This mobility is in no way
either an isolated device, or the main factor determining social, economic
and social life of nomads. It is a tool for an optimal dispersion (this term
expressing thus the main nomadic alternative to sedentary founding role of
accumulation), forms and scale of which are present too in the growing
priority (and finally hegemony) given to pastoralism in the economy of
populations evolving toward nomadism (the animals not only providing
products, but playing the role of a buffer between man and the unevenness of
primary resources), in the mixed constitution of herds, etc.
These recognized resource complex and basis, in their turn, are
inseparable from a permanent territory. Nomadic mobility appears to be a
very significant (but subordinated) form of a global technical and social
system allowing permanent occupation in order to avoid the necessity to
migrate and to endure losses and costs resulting from a migration. The
reality of this territory appears at one time in the multiplication of numerous
little toponymic sub-systems corresponding to the dispersed way of life of
nomad population and in larger space and territory representations, on the
scale of the whole of nomadic society and along regional divisions of
historical nature.

176
This point was treated with in more details in our paper “Migrations ou
nomadisme, la glaciation comme révélateur des modèles historiques de mobilité”,
35th Congress of the International Society for Comparative Studiy of Civilizations
(ISCSC), Paris, 5-8 July, 2006 « Routes de l’histoire. Passeurs de civilisations,
porteurs des diversités culturelles », v. ci-dessus

417
Исторические модели мобильности, миграция, кочевой
пасторализм 177

До сих пор нередко встречается смешение понятий


фундаментальных для исследования кочевых культур и обществ. Эти
явления во многом отражают тенденцию к бескритичному применению
в этих исследованиях методики и приемов обработанных в условиях и в
целях исследований над оседлыми культурами, но к которым
произвольно приписывают «натуральный» характер, и даже
«универсальное» значение.
Тем самым, одновременно утрудняется исследование собственных
черт, собственной динамики кочевых культур, тормозится весьма
нужное сближение номадологии к общим категориям и методам
гуманитарных и общественных наук и к их современным эволюциям и
требованиям. Не кажется даже преувеличением считать, что истинному
движению этих наук к расшиненному своему универсализму в
известной степени препятствует сохранение, в качестве универсальных,
ограничительных этноцентрических моделей в которых принимаются
лишь явления характерные для одтельных культур (будь ставших
исторически доминирующих), остальные будучи отброшены в тень
«маргинальных», «периферийных», «атипичных», характеристика
которых определяется главным образом своими недостатками и
неполнотой с точки зрения единственного приемлемой, допустимой
модели, именно оседлой.
Одна из наиболее значительных тем в перспективе изучения
кочевых обществ является мобильность, подвижность, якобы присущая
кочевому обществу. Широко распространено мнение об
отождествлении «кочевого» и «мобильного». Не стоит здесь
возвращаться к относительно недавной моде присоединять к
наименованию всяких оборудований, технических приборов, но и
поведений, особенности которых приравнены с мобильностью,
терминов «кочевой», «кочующий», «номадный». Хотя это явление
177
In Eуразия әлеми: тарих, қазiргi заман, келешек, Мир Евразии: история,
современность, перспектива, World of Eurasia : History, Present, Prospect, Astana,
2006, pp. 14-18
418
может оказаться второстепенным и не связанным с научной
деятельностью, его широкое распространение способствует
популяризации неадекватного восприятия самой сущности кочевого
пасторализма. Характерное, что в последнее время немало весьма
серьёзных исследователей стали отвергать употребление термина
«кочевой пасторализм» отдавая предпочтение термину «мобильное
скотоводство». Не буду здесь критически оценивать эти позиции, но
кажется очевидным, что дело не в стилистических преимуществах а в
расшифровке и в толковании наиболее глубоких аспектов кочевого
пасторализма как глобальная антропологическая и историческая
альтернатива.
Могли бы считать, что на этот раз кочевое общество не определен
«негативной» категорией, и что отдается в этот способ кочевой
культуре должное узнавание. Такое впечатление к сожалению
поверховное: подвижность тем самым анализируется главным образом
в конечном итоге как форма или показатель отсутствия у кочевников
собственной, постоянной территории. Как ни парадоксально, эта
попытка давать собственную характеристику номадизма сводиться к
подтверждению самых традиционных о нем представлений,
распространенных среди оседлых культур и народов. Парадокс только
мнимый. Принимается как характерная и центральная, изъяснительная,
наиболее общеизвестная, бесспорная черта номадизма по мнению его
оседлых соседей. Независимо от того, что при этом еще раз
проявляется этноцентризм доминирующих культур, главное в том, что
принимается в качестве объяснительного критерия лишь коллекция
эмпирических наблюдений, нередко искажённых явно негативными,
вражескими представлениями и предубеждениями. Иными словами,
независимо от часто высокой ценности этих трудов, эта сторона их
подхода далека от элементарных требований научного исследования.
В результате, создается неоспоримый и бескритичный
единственный образ всеобщей категории подвижности, в которую
безразлично совмещаются весьма неоднородные, даже
антагонистические явления. Наиболее здесь существенно в том, что под
одним термином включаются столь разновидные феномены как
миграции популяций (между прочими человеческих) и пастбищную
подвижность кочевников. Критика этого никак не значит, что такие

419
явления не могут – как всякие прочие природные и общественные
процессы – иметь между собой точек соприкосновения или даже более
сложные интерференционные зоны и взаимодействия. Но как раз тем
самым подтверждается, что не может быть между ними просто-
напросто однородного отождестления.
Утверждать, более или менее ясно или сознательно подобное
отождестление поневоле приводит к тому, что к обоим формам
человеческой деятельности придается в большой степени более или
менее одинаковый характер пассивного блуждания. Кочевники часто
еще описываются как будто следуют более или менее куда глаза глядят
за своим скотом, на розыски травы, воды и т.п. Это состояние
широкого общественного сознания до сих пор остает свой отпечаток и
в научных трудах, несмотря на много более проницательных
исследований.
Подвижность имеет, конечно, огромное значение в хозяйственной и
социальной жизни кочевников. Но то же самое без ошибки можно
утверждать обо всех обществах, а не исключительно или даже
специфически о кочевых скотоводческих обществах. Как в каждом
обществе, движение и подвижность должны быть анализированы не
первоначально с точки зрения своей наиболее видимой стороны, как
чисто пространственных явлений, но, как каждая практика, каждый
институт, на основе целого (добавлю законченного) комплекса
общественных и технических стратегий позволяющих человеку, в
данных условиях, осваивать своевременные обстоятельства и
принуждения.
Оказывается, под как будто единым термином «подвижность» или
«мобильность» скрывается несколько главных вариантов, которые
«зравый смысл» приводит к одному, наиболее приближенному к
своему ежедневному и культурному опыту. Устанавливать эти разные
формы и категории подвижности отнюдь не значит, что между ними не
может существовать определенных отношений или взаимодействий, но
что их разделение является предметом собственного посвященного
исследования и не поверхностного эмпирического констатирования,
часто обманчивого в своей кажущейся очевидной простоте.
Можно выделять очевидно многочисленные и многосложные
различные разновидности подвижности. Каждая из них имела бы свое
420
правомерное место в широком труде посвященном проблематике,
эвристике и методологии данного вопроса: всякого типа и
происхождения колебания с неустойчивым или с фиксированны
размахом, циклические, произвольные, самоуправные или алеаторные
передвижения и перестановки, дрейф будь то материков, будь то
пакового льда, всякие типы непостоянства, изменчивости, социальная
мобильность, подвижность или текучесть рабочей силы (переезд в
другой район, изменение профессии, квалификации), миграция целых
или отдельных населений и многие другие создают, таким образом,
рядом и частично в слиянии с кочевой подвижностью, весьма пеструю
картину природных и человеческих явлений и процессов.
Все эти формы подвижности, как внешние, так и внутренные,
являются закономерные предметы для исследования. Здесь
ограничимся предварительным сопоставлением между наиболее прямо
соответственными проблематике кочевого пасторализма. Именно
между миграцией человеческих населений и отношением кочевого
обшества к своему пространству и территории. При этом, проявляются
между этими явлениями определенные сходства и сушественные
раличия, которые можно без преувеличения характеризировать как
противоположные.
Миграция и номадизм очевидно держатся на совместном основании
человеческого развития. По меньшей мере, потому что, как все и
всякие виды человеческой и вообще живой деятельности и организации,
стремятся к созданию и к сохранению как можно более стабильного и
устойчивого положительного энергетического баланса. То же самое
можно упомянуть вскользь когда речь идет о сравнении номадизма с
оседлым хозяйством. Такая фундаментальная констатация, о которой
слишком часто забывают, позволяет между прочим утверждать, что
каждый социальный, технический и хозяйственный тип или уклад в
конечном итоге добивается в свой собственный способ осуществления
одной и той же цели. Самобытность и тождество каждого из них
определяются именно разницами между этими способами, а не между
их общим намерением, являющимся не что иное, чем их долгосрочной
жизнеспособностью. Одновременно именно эта одновременная
идентификация общих, совместных тенденций всех видов человеческой
деятельности и организации, но и их специфических черт создает

421
предпосылки, чтобы опровергать непосредственное отождествление
между собой этих явлений.
Целая проблематика энергетического баланса и жизнеспособности
социальных систем, по крайней мере первоначального уровня, создает
образ своего рода уравнения с несколькими неизвестными,
являющегося взаимным воздействием многочисленных, среди иных
демографических, факторов, критерий и импульсов (как позитивных,
так и негативных). Практическими последствиями игры такого
уравнения оказываются разные характеры быта, натура и способ
пользования орудия производства, преобладающий или гегемонистский
производственный строй, качественная сущность и количественный
уровень потребления, устойчивость социального уклада, режим
основания и фиксирования прав в обществе, способ их перехода, и т.д.
Здесь нет возможности проанализировать место и роль каждого
возможного фактора и взаимодействия. Можно тем не менее заметить,
что как ни практически важна или необходима, подвижность играет в
этом комплексе вспомогательную или подсобную, служебную роль
переменной величины, но не определяющую движущую роль. Является
параметром
Миграция, в свою очередь, занимает по отношению к другим типам,
между прочим к кочевому пасторализму, особое положение.
Когда элементарное витальное требование постоянного устойчивого
положительного энергетического баланса не удовлетворено,
единственные наличные решения являются, для определенной группы
населения :
1) прямое вымирание
2) миграционное поиски вне первоначально контролируемой зоны
расселения ресурсов, эксплуатируемых согласно с моделями более или
менее приближающихся к тем, предварительно преобладающимся
(хотя эта последняя черта не является систематической или
обязательной)
3) стратегические изменения в самой природе и структуре ресурсов,
в равновесиях, в общей организацией в деятельности, в целях создания
или восстановления положительного баланса.

422
Если не принимаем во внимание первое «решение», просто потому,
что оно значит безвозвратного закончения «истории» данного
населения и хотя такая ситуация нередко имела место в человеческой
истории, два остальные варианты представляют собой радикальными,
основательно различающимися альтернативами.
В этих трех случаях, в конечном счёте, причины деградации баланса
являются разнообразные и могут быть здесь рассмотрены как
равносильные (что не было бы правдой в рамках подробного
исследования). Речь идет об исчезновени, разрежении или
возрастающем недостатке, качественном или количественном
изменении, демографической эволюции в человеческой групе
населения, и т.д. Под изменением ресурсов можно понимать
одновременно как свойственную эволюцию источника, так и
модификацию количества (или характера, что сводится к одному) труда
нужна для приобретения одинакового количества потребляемой
энергии. Имею здесь в виду адаптационные изменения некоторых
видов растений в условиях суровых климатических колебаний,
например ячмень, и неустойчивость урожайности, требующую бóльшее
или меньшее количество труда для получения одинакового урожая.
Если цель этих разных форм деятельности одиноковая, место и
значение подвижности в их общей экономии резко отличаются.
Огромный интерес и его непосредственная связь с обсуждаемой
проблемой, занимает вопрос о первобытной колонизаторской миграции
(имею здесь в виду настоящие миграции, а не походы или завоевания,
хотя их разграничение не всегда простое). В этом случае, речь не идет о
восстановлении энергетического баланса, а о его создании. Многие
проблемы и их решения могут быть очень близки к тем, с которыми
сталкиваются более поздние миграции. Самое главное в том, и в том т д
другом случаях, что группа вынуждена ставить диагноз по которому
зона своего собственного расселения и распространения своих
ресурсов больше не в состоянии ни удовлетворять ее нужды, ни
позволять восстановление прочного позитивного баланса. Характерное
в случае ставления этого диагноза в том, что к нему крайнему средству
прибегают населения с разными традициями, независимо от того были
ли они до этого мобильны или нет. На миграции решились в истории и
кочевники, и сельские и городские населения.
423
О миграциях часто встречаются не совсем ясные представления.
Поиски в этот способ новой зоны размещения населения и его
деятельности не являются однолинейные, и не состоятся простым
обменом «дефицитной» зоны на «прибыльную». Как бывает и в случае
начального принятия новой, перспективной, технологии, первый опыт
не обязательно или натурально всегда и сразу благополучен.
Необходимо между прочим включать в обшую оцену пользы и
стоимости миграции собственную «энергетическую цену» самой
миграции. И в этой области культура создается методом проб и ошибок.
Свидетельством тому оказывается сам факт продолжительности и
повторения многосторонных, времением анархических, миграционных
эпизодов. Очень редко хватит одного «скачка» в одну сторону, чтобы
были установлены новые прочные и благополучные условия для целого
населения. Одновременно и парадоксально, миграция тоже не является
стихийным и медленным процессом. Ее эпизоды тесно связанные с
продолжительностью жизни отдельных индивидов, с их биографией. И
в этом двойном содержании состоит сущность миграционной
подвижности. Эта подвижность в могом внешяя по отношению к
первоначальной территории данного населения, разносторонная. Ее
организованность совсем или сравнительно низкая и опирается на
косвенную, неполную информацию отчасти вытянутую из более или
менее точных воспоминаний опыта предыдущих поколений.
Наоборот, стратегическое изменение деятельности без отхода от
первородной территории заключается в модификациях способа
приобретения ресурсов, остававшихся в распоряжении производителей,
но испытавших такие перемены, которые уже не позвляют им отвечать
на удовлетворительном уровне потребностям общества по прежнему и
согласно с еще действующим режимом.
Конкретное содержание этой или этих стратегий очень
разнообразное. Выступают эволюции потребительских моделей,
использование наличных но еще не потребляемых ресурсов, и т.д. В
этих условиях создаются альтернативные модели и культуры,
характеризованные свойственным способом производства, организации,
собственными ценностями и категориями. Именно в эти рамки
вписывается кочевой пасторализм. Этот вид производства и
общественной жизни ни в коем случае не является вариантом миграции.

424
Хотя, как уже отметили, отвечает как другие виды человеческой
деятельности необходимому содержанию позитивного энеретического
баланса, создает стратергию, как странно не выглядит, гораздо
ближайшую к той оседлой аграрной. Стоит напоминать о том, что
кочевой пасторализм исторически рождается и отделяется от оседлого
общества. Эти две стратергии разделяют то, что отказываются от риска
и убытка миграции, что стараются делать все возможное, чтобы
сохранять в эксплуатации постоянную «ресурсную» базу, т.е.
территориальную основу, преимущества, потенциал и опасности
которой знакомы и контролируемы.
Собственной организацией, основанной на превосходство (часто
гегемонию) животноводства, на широкое размещение мелких
человеческих групп разводящих сравнительно немногочисленные
разношёрстные, смешанные, стада и на ведение сезонного
альтернативного пастбищного способа выращивания скота, кочевой
пасторализм тем самым отвечает лучше и более стабильно чем оседлое
сельское хозяйство на условия северо-азиатской степной зоны,
характеры которой не столько суровые климатические параметры,
сколько их массивная неритмичность и беспорядочность, особенно
отсутствие регулярной корреляции между влажностным и тепловым
режимами. Опираясь на как можно более постоянное использование
зимовок, обладающих данными преимуществами (укрытие, наличие
источников поения, хотя бы не таявшего снега), ежегодный сезонный
цикл совершается не «следуя» за скотом, и не «на розыски» пищи, а
проводя стада на известные пастбища, имеющие конечно свои
собственные превосходства в зависимости от времени года, но главным
образом будучи исключены из ресурсов предусмотренных на зиму.
Эта «негативная» логика стратегии кочевого пасторализма, лишь
одна из наиболее центральных черт, целостной и глобальной системы,
в которой «центр тяжести» принадлежит не принципу накопления,
характерному для развития оседлых хозяйств и обществ со времени
неолита и до современности, а противоположному, чтó в отсутствии
более надлежащего термина называю «дисперсией», но понятие
которого включает в себя и другие характерные черты, среди которых
предлагаю идентифицировать векторную структуру (что позволяет
освобождаться от вечной несовместимости прямолинейного и

425
циклического), центробежную динамику (симетрическую седентарной
центростремительной).
Во всех этих аспектах, подвижность кочевого пасторализма имеет
именно своей целью позволять человеку остаться как наиболее
стабильно и продолжительно на известной ему территории, пользуясь
ее ресурсами. Эта подвижность не является повторением или копией
миграционной подвижности. В способ подобный тому реализованному
седентарным сельским хозяйством, хотя в других, часто симметричных
формах, кочевой пасторализм кладет конец миграционному
странствованию. Как для крестьянина, так и для кочевника, быть
вынужденным мигрировать, в полном смысле этого слова, есть не что
иное как признание провала и собственного ойкумена и своего
внутренного мира.

426
La Mongolie dans la situation alimentaire 178

Dans nos conférences, nous essayons de couvrir un éventail aussi large


que possible de préoccupation que les uns et les autres nous pouvons avoir
vis-à-vis de la Mongolie, de sa culture, de son histoire, les par ailleurs
d’abord et des questions de l’actualité de la vie actuelle de nos amies
mongoles et de faire avancer des idées, de faire reculer des stéréotypes,
encore que les stéréotypes soient souvent des bornes qui permettent de
repérer la route. Il m’a paru aujourd’hui important de vous entretenir d’un
sujet auquel peut-être je n’aurais pas pensé en début d’année, même s’il
m’est arrivé d’y consacrer des réflexions et des travaux, mais auxquels il me
semble aujourd’hui impossible échappé compte tenu de phénomènes qui se
sont produits récemment, très loin souvent de la Mongolie, mais qui me
semble aussi engager les regards que nous pouvons porter sur la Mongolie
d’aujourd’hui et demain. Je veux parler des émeutes de la faim, de la crise
alimentaire dans le monde et du fait que la Mongolie se trouve de ce point de
vue à un carrefour de son histoire, dans une situation qui mérite tout à fait
d’être mise en évidence... Ce n’est évidemment pas nous ce soir qui en
déciderons, mais, plus le regard s’éclaire, et plus il est possible que des
réflexions avancent et que des choix soient faits par les autorités qui a un
moment ou à un autre, sur différents problèmes et à différents niveaux sont
amenés à aborder en termes de deux coopérations, entre la France et la
Mongolie, entre l’union européenne et la Mongolie, et que cette question de
l’alimentation est de celle qui, aujourd’hui, acquiert une réalité, une force et
une urgence renouvelées.
Bien sûr, en arrière de tout cela, il y a l’histoire. Puisque nous allons un
peu zigzaguer entre la question alimentaire immédiate telle qu’elle se

178
Conférence à l’Association Culturelle Franco-Mongole, 21 mai 2008 ; ce texte
est une version de la communication Питание и пища у монгольских кочевников:
традиции и актуальные продовольственные вопросы, Alimentation et nourriture
chez les nomades mongols : traditions et questions d’approvisionnement alimentaire
contemporain, International conference « The World of Nomads : past and Future »,
Bishkek, August 2008, à paraître ;

427
manifeste aujourd’hui pour la Mongolie et sa population, et la question
alimentaire objet stratégique dans laquelle la Mongolie à une place à prendre
aussi bien en tant qu’objets qu’en tant que sujet, et par rapport à la quelle la
coopération franco-mongole à probablement un certain nombre de cibles et
de perspectives nouvelles à dessiner.
L’histoire, c’est bien sûr tout d’abord l’histoire ancienne. Il y a une
première chose très rapide qui doit être fortement souligné. Quand on pense
à l’alimentation, on pense immédiatement en premier lieu à l’agriculture. Et
quand on pense à l’agriculture, on pense à l’agriculture dans ces diverses
composantes, culture céréalière et au, autre, élevage, etc.. Or il faut savoir
que dans l’espace qui est historiquement celui des mongoles, l’origine de
l’alimentation humaine « moderne », qui se construis avec le néolithique,
l’agriculture première est une agriculture sédentaire qui produit des
alignements multiples, des céréales, correspondant à démode alimentaire
complexe, composite, associant une alimentation végétale et animale. Une
source de cette alimentation est restée un important élément alimentaire dans
un ensemble vaste : une céréale qui contribue à ce que se dessine fortement
les démarcations entre ce qui va devenir la zone de peuplement de la steppe
d’un côté, la zone de peuplement chinois de l’autre. Je veux parler ici du
contraste entre une plante qui est l’orge et une autre qui n’est pas encore le
riz, mais le millet. L’orge est une plante originaire de la zone, bien adaptée
aux conditions arides et froides qui y président à cette époque, mais qu’on ne
peut consommer sans l’avoir moulue, sans en avoir supprimé l’écorce
épaisse et dure qui est précisément l’effet de son adaptation, et qui est donc
consommer sous forme de farine, bouilli, galettes, alors que le millet peut
être lui consommé directement sous forme de grain, originalité qui va
faciliter la démarcation entre deux grandes zones alimentaires au contact
l’une de l’autre autour du bassin du fleuve jaune, contribuant à modeler les
des cultures alimentaires sensiblement différentes.
Si nous avançons dans l’histoire, nous rencontrons nos premiers
témoignages européens sur l’alimentation non plus dépeuple de la steppe
avant la formation de l’entité mongole, mais l’alimentation des mongols à
l’époque de l’aventure impériale et de Cinggis qan. Je veux parler des deux
grands voyageurs que sont Jean de Plan Carpin en 1246 - 1247 et quelques
années plus tard, Guillaume de Rubrouck. Tous les deux font bien sûr
allusion à l’alimentation que consomment les éleveurs et guerriers mongols,

428
alors engagés dans les grandes campagnes des conquêtes impériales. Ils
évoquent les traditions alimentaires qu’ils sont amenés à observer. Ces
observations ne peuvent que retenir notre attention. Jean de Plan Carpin
donne une présentation très imagée. Il dit : « les mongols mangent de tout,
ils mangent du chien, du loup, du renard » et ajoute : « j’en ai même vu
manger des poux. Et pourquoi me dit l’un de n’en mangeurs et je parrain
puisqu’il boit le sang de mon fils ! ». Quelques années plus tard, Guillaume
de Rubrouck s’étonne pour sa part en décrivant une alimentation tout à fait
proche d’éléments importants de l’alimentation mongole traditionnelle
moderne. Dans le texte latin de Guillaume de Rubrouck, il est question du «
cosmos ». Mais ce mot n’est rien d’autre que la transcription, par les
truchements, les interprètes sans doute turcophones dont dispose Guillaume
de Rubrouck, du « kumyss », c’est-à-dire l’airag, lait de jument fermenté qui
constitue aujourd’hui encore une des bases de la tradition et du régime
alimentaire mongol. On est donc ici dans l’ordre du déjà connu. Par contre,
Guillaume de Rubrouck manifeste son étonnement quand il constate « qu’il
mange si peu qu’on se demande comment des êtres humains peuvent
survivre dans ces conditions ». Quel est donc l’image qui nous est ici
suggérée. Sans retenir le caractère extrême de l’anecdote, ce qui transparaît
est le reflet d’une précarité, d’une situation dans laquelle, bien sûr, au XIIIe
siècle, il n’est pas question de parler d’une période de surabondance. Les
difficultés, l’irrégularité des ressources, les conditions mêmes de la
naissance et de la généralisation du pastoralisme nomade comme méthode,
moyen, voie pour maîtriser et surmonter l’irrégularité des ressources ne
signifie jamais que se met en place un régime d’abondance. Des phases
d’abondance peuvent exister, elles sont toujours relativement brèves, et
toujours entrecoupées de période plus ou moins durables pendant lesquelles
on rencontre de grandes difficultés. Probablement pas d’authentiques
famines, qui aurait poussé les mongols à s’évader par la migration, mais des
situations sur lesquelles se construit une tradition de précarité, de frugalité,
de modestie dans le rapport aux besoins alimentaires. Mais une tradition
aussi, il faut l’ajouter, de forte valorisation, de place particulière accordée
aux moments privilégiés que constitue la fête, aux rassemblements, aux
visites, qu’elle soit aux parents, à des amis ou partenaires parfois éloignés,
tout ce qui donne une valeur particulière à ce qui constitue un des
fondements de cette culture traditionnelle : ces moments sont en effet
l’essentiel des périodes de consommation de viande. À l’inverse d’une image
429
courante, les éleveurs mongols ne sont pas, historiquement et
traditionnellement, de forts mangeurs de viande. Quand on est des éleveurs,
et des éleveurs qui doivent survivre de tout ce que leurs troupeaux peuvent
leur fournir, mais dans des conditions de grand irrégularité, on ne peut
développer sans précaution la consommation de viande : manger de la
viande est une consommation du troupeau et ne peut par conséquent
concerné principalement que la partie de ce troupeau qui ne sera plus propre
à sa reproduction. En particulier à ce moment essentiel de la reproduction et
la lactation chez les femelles, destiné naturellement à nourrir leurs petits et
qui s’avère être le point de la chaîne le mieux adapté au prélèvement par
l’homme de ses propres ressources alimentaires, assurées donc par le lait. Si
on veut disposer soi-même de lait, il est indispensable que les mères aient du
lait, en aient suffisamment pour les nourrir et assurées donc leur croissance
et la reproduction du troupeau tout en permettant le prélèvement par
l’homme d’un surplus qui réponde aux besoins de ce dernier. Soulignons que
la consommation du lait est elle-même bel et bien un prélèvement sur la
reproduction du troupeau, un détournement par rapport à la consommation
des petits. Cette pression doit rester limitée. A fortiori il est hors de question
de manger ces petits. La viande des petits animaux a, de tout temps, été
considéré par les éleveurs nomades comme un crime. Nous en avons eu des
illustrations très récentes et très explicites au moment du changement
politique de la fin des années 80, quand, parmi les reproches qui ont été
adressés à certains personnages, en particulier aux épouses russes d’hommes
politiques mongols, quand il était notoire qu’un de leur goûts alimentaires
les plus répréhensibles consistait à se faire servir et a servir à leurs invités de
la viande de veau. Manger le troupeau en train de se reproduire ne peut
naturellement constituer qu’une anomalie grave. Rappelons que le mot qui
désigne en mongol le petit bétail, töl, désigné expressément que la valeur de
« remplacement » qu’exprime le même terme dans son utilisation verbale :
tölö- « dédommager, remplacer » et, de façon moderne, « payer ». Si ce
renouvellement, plus encore que la croissance, l’accumulation, vient à
s’interrompre, c’est l’avenir à très court terme du troupeau est donc de la
permanence humaine qui se trouve mis en danger.
Le régime alimentaire « normal » contribue, comme tout le reste de la vie
sociale, à prolonger la vie, a assurer la permanence d’un bilan énergétique
positif. Il est évidemment un constituant fondamental de la durée. Pour
employer un terme à la mode, si on souhaite que le développement soit «
430
durable », il ne peut être question de l’amputer de ce qui fait précisément sa
capacité à durer. Le mode alimentaire essentiel repose donc sur ce
prélèvement partiel sur la ressource en lait qui est dans le même temps le
facteur décisif de la reproduction animale dans sa durée. Cette matière
première se traite à un nombre incalculable de transformations que je ne
développerai pas ici. Il existe 1000 et une façons de préparer le lait, de le
conserver, celui de chacune des espèces domestiques élevées par les
mongols présentant de ce point de vue des caractéristiques, les qualités, des
conditions d’une grande variété. Une image : notre proverbe « chat échaudé
craint l’eau froide » correspond au mongol « celui qui s’est brûlé avec du lait
souffle sur le caillé » süünd xalsan xün tarag üleene. Cette image, bien loin
d’être isolée, est révélatrice : la base normale de l’alimentation et une part
essentielle de l’imaginaire qui s’y rattache est constitué par l’ensemble des
produits laitiers, les « aliments blancs » cagaan idee. Une place particulière
revient à l’airag, le lait de jument fermenté, qui, contrairement à son
apparence liquide n’est en réalité rien d’autre que du lait caillé. À la
différence de celui qui est tiré du lait de vaches de chèvre ou de brebis, celui-
ci conserve son état liquide en raison de la structure physique des molécules
du lait de jument, en particulier le diamètre très petit des globules qui
composent la masse laiteuse. Il y a donc pas « coagulation » des minuscules
sphères solides qui le composent. Cette base d’alimentation est et reste
considérable en été, au point de constituer une part largement prédominant
de la ration alimentaire pendant cette saison. Il n’est pas rare que les portions
journalières absorbées soient considérables, atteignant ou dépassent 10 litres
par personne (ajoutons que les propriétés de ce produit fermenté sont
multiples au niveau de la flore gastrique est intestinal et que sa
consommation en quantités importantes, nos assortis de précautions produit
facilement des effets physiologiques secondaires rapides...). Ce sont ces
caractères multiples qui lui donnent la réputation qui est la sienne de
posséder des qualités autres qu’alimentaires, par exemple thérapeutiques.
Des à-côtés culturels accompagnent cette réputation, quand il est par
exemple considéré que l’airag fabriqué avec le lait de juments à la robe
blanche possède des vertus médicinales particulières. Observons que outre
du lait de jument, un produit similaire est tiré du lait de chamelle. Chaque
éleveur à sa recette, son savoir-faire, le lait de ses juments n’est évidemment
pas le même que celui des juments de son voisin, selon la nature,
l’orientation, la végétation des pâturages où il les conduit. Le savoir-faire de
431
l’éleveur n’est pas ici seulement réussir la fabrication du produit ou la traite
des bêtes, mais il réside dans la longue chaîne des observations et des
opérations par lesquels il conduit son élevage. Il n’est pas étonnant que la
poésie mongole réserve un de ses thèmes préférés à la glorification de cet
élixir de vie.
Ce rapport entre le mode de vie et l’histoire, le passage des peuples de la
cité à l’élevage, au pastoralisme et de là au pastoralisme nomade, ne se
limite pas à l’émergence d’un mode alimentaire, d’une culture alimentaire.
Celle-ci, donc, fait une large place à la production et à la consommation
laitière. La consommation de viande constitue un accompagnement
nécessaire, structurellement intégré au processus de production pastorale, car
il faut aussi « se débarrasser » des bêtes qui, n’étant plus propres à la
reproduction, n’en resteraient pas moins des consommatrices de pâturages et
de ressources végétales. La consommation de viande est donc aussi une
nécessité fonctionnelle. Il ne s’agit nullement de rejeter la consommation de
viande au profit de la consommation laitière. Les éleveurs nomades se
limitent dans leur consommation de viande en fonction des précautions que
leur dicte la reproduction du troupeau est l’optimisation du rapport entre le
troupeau, le pâturage et l’accès à celui-ci contrôlé par l’homme. Ceci
contribue d’ailleurs à ce que la consommation de viande se trouve «
survalorisée ». Cette consommation présente une valeur rituelle, une valeur
d’offrande très présente est facilement décelable. Cette dimension et
clairement revendiquée par la culture mongole.
Leur rapport à l’histoire se manifeste aussi à plusieurs niveaux et sous
plusieurs formes. Il entre naturellement pour une part dans les contacts et les
échanges que les nomades et les mongols en particulier ont noué et entretenu
avec les cultures alimentaires de peuples voisins. Il en va ainsi sans doute à
l’époque des conquêtes, tout au long de l’histoire des échanges frontaliers,
diplomatiques et commerciaux. Ceci concerne différentes cultures
partenaires, qu’il s’agisse de l’Asie centrale des oasis, qu’il s’agisse bien
entendu de la Chine, mais qu’il s’agisse aussi des cultures et traditions
alimentaires des peuples chasseur de leur confins septentrionaux et de
Sibérie. La présence d’une paire de baguettes dans l’équipement obligatoire
de tout éleveur mongol n’est pas, naturellement, l’effet d’une invention
mongole, mais bien la présence des baguettes chinoises. Celles-ci sont une
image de modes de consommation ayant fait comme bien d’autres

432
techniques et éléments de culture l’objet de circulation et d’échange. Le
millet, puis le riz, font leur entrée dans la steppe à la faveur de ces échanges,
avec bien d’autres produits. Il en va ainsi, par exemple, du blé. Les produits
qui en sont dérivés de viennent d’eux-mêmes des vecteurs culturels
facilement repérables. Ces pratiques sont naturellement multipliées pendant
les périodes de plus forte intensité des contacts et des échanges, quelles
qu’en soient les circonstances historiques particulières. Ce renforcement est
particulièrement sensible pendant les quelque trois siècles au cours desquels,
sous la domination de l’empire sino-mandchou des Qing, pendant lesquelles
une part importante du commerce se ramène à la pénétration en Mongolie
des produits alimentaires et en particulier des céréales d’origine chinoise. Il
ne faut pas croire que ce phénomène ne mettrait qu’au cours de cette époque.
Dès la fin du XIVe et début du XVe siècles, c’est-à-dire au moment où
s’effondre la structure impériale centralisée, en particulier en Chine du Nord,
les formes multiples par lesquels des relations se reconstituent, se renouent,
parfois conflictuelles, parfois négociées, entre les mongols et la Chine, les
produits alimentaires dont les céréales font partie des produits sur lesquels
portent les règlements et l’établissement de relations nouvelles. Qu’il
s’agisse de prélèvements opérés par les expéditions et des campagnes
mongoles dans les régions frontalières ou de demandes mongoles et de
réponses à celles-ci de la part des Ming, sous la forme d’allocations fournies
par l’empire de Chine dans le cadre de la recherche de solutions pacifiques
au voisinage délicat entre eux Chinois et Mongols sur leurs confins. À
l’époque mandchoue, cette incorporation dans la culture alimentaire
mongole d’acquisitions opérées soit pendant la période des conquêtes soit
dans le cours de la conduite des relations culturelles de voisinage prend une
place nouvelle et connaît naturellement un développement considérable. Je
n’en prendrai pour exemple que deux des produits considérés à juste titre
comme représentatifs de la culture gastronomique mongole. Dans le cas du
buuz, le nom même de ce gros ravioli cuit à la vapeur est chinois et emprunté
à un produit similaire (baozi). Il en va un peu différemment avec le grand «
rival » du buuz, le xušuur, qui porte le nom proprement mongol : « là où sont
les museaux », xušuu, sorte de de beignet (assez proche des pierogi russes)
fourré le plus souvent à la viande et qui présente deux pointes ou xušuu.
Ajoute-t-on que nous nous trouvons peut-être ici, au-delà de la polysémie
propre à ce terme, à la frontière de l’imaginaire animalier. L’apparition du
terme pouvant désigner le museau dans le nom d’un produit alimentaire
433
populaire que nous rapproche de la dimension rituelle est sacrificielle qui
reste attachée au comportement alimentaire. Sans doute faut-il donner à cet
aspect qu’une importance concrète limitée. Un dernière exemple du rapport à
l’histoire nous est fourni par le mot même qui désigne en mongol
aujourd’hui les produits alimentaires, xüns künesü, est un terme hautement
politique. Ce terme en effet ne fait pas référence principalement ou fait de
manger ou à l’alimentation. Il s’agit en effet de termes techniques
appartenant au vocabulaire des relais de poste. Il définit la ration à laquelle
avaient droit les fonctionnaires et usagers du système impérial des relais à
l’époque mandchoue. Les courriers, messages et personnages officiels,
quand ils avaient accès au système des relais, entraient dans un dispositif
réglementaire très contraignant qui précisait leurs prérogatives et leurs
obligations. Cette réglementation, image de la nécessaire continu de l’état
impérial, stipulait par exemple que les fonctionnaires de l’Etat où les princes
usagers du système des relais ne pouvaient obtenir pour leur alimentation
que de la viande de mouton et qui leur était interdit de réclamer de la viande
de bœuf. L’explication de cette contrainte et de sa rationalité est sans doute
simple, elle n’en a pas moins le mérite de clarifier un ordre de priorité, celui
auquel étaient attachés le fonctionnement de l’institution, sans préjudice du
rang hiérarchique ou social des usagers qui se le voyaient appliquer. Sans
doute n’est-il pas nécessaire aujourd’hui qu’un Mongol, quand il passe
devant un magasin d’alimentation, se remémore automatiquement le rappel
historique et politique que contient l’expression xünsnii delgüür aux relais de
poste dont les derniers ont fonctionné régulièrement en 1949 179.
J’ai déjà dit deux ou trois choses du mode alimentaire, inscrit dans
l’histoire puisque constitutifs avec les autres éléments du mode de vie
pastoral nomade dans son ensemble. Je ne rappellerai ici que l’importance
des produits laitiers, la place spécifique et les limites imposées à la
consommation de viande, et mentionnerait ici plutôt les autres produits.
Nous avons mentionné les céréales, et le rôle historique dans la
consommation des céréales qui revient aux échanges avec le monde
extérieur à l’espace du pastoralisme nomade. Le passage à ce dernier a
constitué un processus de longue durée, étalé sur plus d’un millénaire.

179
Il est bon de savoir, en effet, que le mot хүнс ̛Ŏĕʗŀ produit alimentaire a
en premier lieu le sens de la ration à laquelle ont droit les envoyés officiels, et
principalement les usagers des relais de poste (өртөө, ĥġ˃ʢĕ̃ ).
434
Engagé massivement dans le courant du premier millénaire avant notre ère,
il n’est complètement achevé qu’avec l’entreprise impériale mongole.
Jusqu’à l’empire, ou en tout cas jusqu’à peu de temps avant l’unification, il y
a encore sur le territoire actuel de la Mongolie, sur l’espace qui est en train
de devenir la Mongolie pastorale nomade, des communautés d’agriculteurs.
L’archéologie nous montre aujourd’hui, il peut mettre en évidence davantage
encore, la présence et les traces de système d’irrigation, les traces
d’implantations et d’habitations sédentaires associées à des activités
agricoles. C’est un processus historique complexe que leur remplacement
par une généralisation du pastoralisme nomade au terme d’une série de
transitions et d’à-coups historiques. L’emprunt des céréales n’apparaît donc
nullement comme un phénomène isolé et marginal, mais commune des
formes par lesquels, sans en nier les nouveautés, la société pastorale nomade
assume à la fois une dimension essentielle de son passé, son entrée et sa
constitution dans les circonstances fondamentalement renouvelées, enfin, le
fait que cette transition ne se fasse ni dans l’isolement radical ni dans une
simple autarcie mécanique. En d’autres termes, pour paraphraser André
Leroi-Gourhan, s’il est vrai qu’on en train jamais que ce que l’on est sur le
point d’inventer, il est aussi possible d’emprunter ce que l’on avait déjà
inventé puis marginalisé, abandonné, oublié.
Il existe encore quelques éléments à ajouter brièvement au tableau. Les
ressources de l’espace pastoral ne se limitent pas évidemment aux animaux
domestiques et à leurs produits. Il existe aussi une tradition de
consommation de produits qui, pour être sauvages, n’en constitue pas moins
des apports significatifs au bilan énergétique ou à des aspects
complémentaires indispensables. C’est le cas des produits de la chasse et du
gibier, mais c’est aussi le cas d’un certain nombre de bulbes, qui ont
d’ailleurs donné le nom moderne de la pomme de terre mongole, toms, qui
désigne des rhizomes, des bulbes à fleurs, tel le lys, il en va de même avec
les apports vitaminés essentiels qu’apportent les baies, diverses plantes,
nombre de variétés de la vaste famille des oignons et des aulx en un mot les
ressources alimentaires complémentaires à l’élevage sont enrichies de
nombreuses, bien intégré dans l’image que l’éleveur nomade a de son espace
et des les opportunités qu’offre celui-ci.
Tout ceci constitue une toile de fond, un paysage que je voudrais
maintenant considérer provisoirement comme suffisamment visité.

435
Paradoxalement, nous n’avons à aucun moment quitté une grande proximité
avec les réalités contemporaines. Celles-ci restent en effet dans la longue
durée marquée par des paramètres et des caractères qui s’installent delà
généralisation du pastoralisme nomade. Les modifications en sont d’autant
plus importantes à cerner et a souligner. Ces dernières sont caractérisées, dès
la fin du XIXe siècle, par d’une part un accompagnement de la pénétration
administrative et marchande chinoise. Il s’agit d’une agriculture chinoise
dont l’objectif premier est de pourvoir a la nourriture de la communauté
chinoise installée en Mongolie (environ 100 000 résidents chinois pour 500
ou 600 000 habitants mongols lors du recensement de 1918, premier
recensement moderne relativement fiable). Cette proportion importante
contribue à ce que le spectacle de l’agriculture est une activité à laquelle un
grand nombre de mongols dès la fin du XIXe siècle et au début du XXe
siècle est tout à fait accoutumé, même si dans de très fréquentes situations,
cette accoutumance est douloureuse : ces terres agricoles, colonisé par les
agriculteurs chinois sont en règle générale prélevées sur les espaces qui
seraient restés normalement des espaces de pâturages et qui, naturellement
(nous trouvons déjà ici un problème central qui est celui de l’eau), sont
implantées la ou les ressources en eau sont suffisantes pour permettre
l’agriculture. Paradoxalement en apparence, puisqu’il est question
d’agriculteurs chinois, leurs zones naturelles d’implantations ne sont
évidemment par situées aux confins méridionaux, au voisinage semi-
désertique de la Mongolie avec la Chine. C’est le nord de la Mongolie,
proche de la frontière russe, les vallées de la Selenge, des rivières Yeröö et
Xaraa en particulier, qui constitue le berceau de cette agriculture, porteuse de
voisinages et de contacts souvent inattendus. Je voudrais évoquer ici un
témoignage personnel. En 1967, après les inondations catastrophiques de
1966, plusieurs ponts ayant été à nouveau emportés, la communication
ferroviaire a été interrompue pendant plusieurs mois entre Ulaanbaatar et
Pékin. J’ai donc dû revenir de Pékin a Ulaanbaatar non par le train comme je
le faisais régulièrement mais en prenant l’avion et en restant coincé pendant
trois jours à Irkoutsk en raison d’intempéries prolongées. Je m’y suis donc
promené, ai engagé des conversations avec de nombreuses personnes. Je me
souviens tout particulièrement d’un vieux monsieur qui s’était présenté,
après que nous avions fait connaissance, comme un ancien partisan,
participant des opérations de 1921. Il m’avait étonné en me racontent qu’un
de ses souvenirs les plus marquants de la Mongolie de cette époque était
436
d’avoir reçu à manger du pain blanc alors que, à cette époque en Russie, le
seul pain disponible était le pain noir. Il était issu de cette paysannerie russe
du voisinage même de la Mongolie, mais pour lui le passage de la frontière
restait attaché à l’apparition d’un élément marquant d’une culture
alimentaire qui à l’époque n’était pas la sienne.
C’est cette proximité, outre sa situation frontalière évidemment
essentielle qui fait de la ville de Xjagt un des points d’appui principaux de la
présence coloniale chinoise en Mongolie. Un des effets à longue durée et de
conserver le caractère privilégié de cette région pour tout développement
d’activités agricoles. Ces faits sont en effet inscrits dans la logique des
décisions et du développement que la Mongolie, à partir des années 1920, est
amené à prendre dans ce domaine. Très tôt, en effet, la préoccupation
d’inscrire un développement agricole autre que le seul pastoralisme nomade
voit le jour s’exprime et prend forme à partir de la révolution de 1921 (après,
d’ailleurs, de premières tentatives en ce sens et la période de l’autonomie de
1911 à 1919). Cette orientation connaît des à-coups, des aléas politiques
complexes sur lesquels je ne souhaiterais pas m’étendre ici, ce qui nous
retarderait dans notre démarche sans forcément donner beaucoup d’éclairage
et de clés pour comprendre ce qui s’est passé par la suite dans ce secteur.
Après des tentatives précipitées dans les années 1928-1931, sur une base
politique qui est largement la copie des démarches soviétiques et de la
collectivisation à la même époque, souvent ignorants des contraintes et des
réalités techniques mais aussi sociales, 1932 marque un point d’arrêt pour
plus de vingt ans. Les autorités mongoles se convainquent en effet, au
premier rang desquels un personnage auquel il est peu courant de reconnaître
ce genre de mérite, le maréchal Choibalsan, plus connu pour son rôle direct
de « Staline mongol » dans les atrocités que traverse la Mongolie des années
30 que pour ce réalisme dont il fait preuve alors sur ces sujets économiques
et sociaux. C’est pourtant la diversité et le caractère contradictoire de ses
décisions qui lui vaut encore aujourd’hui en Mongolie de posséder une
image extraordinairement complexe dans l’imaginaire mongol et une
popularité qui ne surprend que les étrangers. Avoir mis le holà à la
précipitation idéologique, au suivisme à l’égard de la politique soviétique en
matière de bouleversement des structures sociales est mis à son crédit au
même titre que l’énergie qu’il apporta jusqu’à sa mort à sauvegarder
l’indépendance et l’identité de la Mongolie. Les années 1930 présentent ainsi
un « retour en arrière », mais un retour en arrière salutaire qui replace la
437
petite exploitation familiale nomade dispersée au cœur du tissu économique
et social mongol. C’est sur ce pastoralisme de petits éleveurs que porte
pendant toute cette période l’effort principal et la tension principale de l’État,
y compris les efforts de modernisation. L’introduction des machines
agricoles en Mongolie à partir des années 1935,1936, ne correspond pas à
l’introduction d’une agriculture intensive mécanisée, mais à un effort de
production de fourrage destiné à soutenir la petite exploitation pastorale. Il
s’agit d’aider les éleveurs à franchir des passes et des jours difficiles, sachant
qu’on butte quoi qu’il arrive sur des difficultés qui soulignent la complexité
du système : d’une part motoriser cette production s’avère très vite être une
opération trop coûteuse au regard de l’efficacité qui peut en être attendue.
Quels que soient les moyens employés, on ne peut procurer à chaque éleveur
plus de quelques jours d’alimentation pour son troupeau (l’éventuelle gain
d’efficacité accentuant paradoxalement cet écart), sans oublier que les
parcelles sur lesquelles est prélevé ce fourrage sont aussi des espaces
ordinaires de pâturages et qu’il y a ainsi prélèvements sur les ressources
naturellement disponibles susceptibles de mettre en question des techniques
traditionnelles liées par exemple aux modes de consommation spécifique de
chaque espèce dans des complémentarités saisonnières pouvant porter sur les
mêmes parcelles. En un mot la mise en œuvre des politiques de
modernisation, au-delà des ressources technologiques limitées s’avère dès
lors plus complexe que ce que ses seuls bénéfices immédiats pourraient
suggérer.
Il faut en définitive attendre le milieu des années 50 et la relance d’une
politique du passage de l’espace rural mongol à ce qui se veut désormais
clairement une voie socialiste, avec la généralisation des coopératives
d’éleveurs (les "Unions" negdel), pour que soit introduit un secteur agricole
spécifique, dans une démarche de modernisation, qui suppose aussi bien
pour des raisons politiques que sans doute pour des raisons économiques, la
nécessité de sa fondation. Ce secteur agricole est alors, pour l’essentiel, le
fait est l’objet d’une action de l’état, la constitution d’un réseau d’entreprises
qui ne porte pas le statut de coopératives, au même titre que les negdel,
coopératives d’élevage (même si quelques-unes engagent par la suite, parfois
assez rapidement, une démarche capable de les doter d’une production
agricole qui leur est propre, sous la forme d’une brigade spécialisée créée au
sein de la coopérative). Fondamentalement, la naissance d’un secteur
agricole en Mongolie, en particulier du secteur céréalier, est le fait de l’État,
438
par la création des sangiin až axui, littéralement « exploitation du trésor
public », c’est-à-dire les fermes d’état. Tout ce système présent évidemment
des ressemblances frappantes avec le dualisme des kolkhozes, coopératives
littéralement « exploitation collectives », et des sovkhozes, littéralement
« exploitation soviétique » c’est-à-dire ferme d’état. Ajoutons que la
traduction russe officielle des exploitations d’état mongol adoptaient une
définition spécifie, employant le calque Goskhoze, littéralement
« exploitation d’État ». Soulignons pour mesurer cette ressemblance que,
sauf spécialisation particulière, les kolkhozes pratiquaient l’ensemble des
activités agricoles. Le système mongol pour l’essentiel présente une
dichotomie entre les activités des negdel et celle des fermes d’état : élevage
d’un côté, développement d’activités autres que le pastoralisme de l’autre. À
la fin des années 60, si nous prenons un cheptel en particulier, celui des
chameaux, 1 % seulement des chameaux est propriété de l’État, 65 % est
propriété des coopératives en tant que telles et près de 35 % est la propriété
individuelle des éleveurs (principalement dans la moitié sud de la Mongolie).
Nous sommes donc loin des schémas à l’emporte-pièce, des images toutes
faites qui voyaient l’élevage mongol enfermé dans une étatisation totale.
Il s’agissait alors bien sûr de coller aux modèles mais dans une originalité
mongole qui reste perceptible et qui tient pour une grande part à la pesanteur
des réalités. Il est clair que les fermes d’état monopolisent les activités et la
production proprement agricole, la concentre en un nombre limité de points
répartis à peu près sur l’ensemble du territoire, principalement dans la moitié
nord. Les résultats, comme souvent dans la mise en œuvre initiale des
politiques des terres vierges, sont au rendez-vous. La Mongolie, entre la fin
des années 50 et le milieu des années 60, développe ainsi un secteur agricole
modeste mais bien présent. À côté de l’activité principale et la production
céréalière, des stations spécialisées sont créées, par exemple dans le domaine
de l’horticulture et de la culture des arbres fruitiers. Au cours de cette
période, la Mongolie non seulement devient autosuffisante en céréales, mais
ces pays d’élevage devient pour quelques années exportateur de céréales
(c’est ainsi que son par exemple négocie des échanges entre la Mongolie et
la Corée du Nord, céréales mongoles contre produits industriels de
consommation courante coréens).
L’image de ce développement peut sembler séduisante, mais la facture
s’avère rapidement très lourde. Les rendements, sur ce qu’on appelle des

439
terres vierges, après avoir été très élevés au démarrage de la culture, ont
tendance à un effondrement rapide. Si ce n’était que cela, le mal resterait
limité à la perte économique. Le problème est que les coûts écologiques
durables induits par ce développement inconsidéré de l’agriculture céréalière
(mais également par ailleurs d’une part de l’agriculture fourragère, qui a été
menée selon une démarche comparable) sont à l’image d’un certain nombre
d’effets rendus inéluctables par les conditions mêmes de la Mongolie. À
l’époque, si on veut semer et avoir des récoltes dans un espace où la durée de
la période végétative, compte tenu de la durée de l’hiver, est extrêmement
brève, les choix resteraient limités. Pour que la plante ait le temps de germer,
lever, pousser, et parvenir à la maturité des épis, même pour des rendements
modestes rarement supérieurs à huit à dix quintaux à l’hectare, il fallait
labourer avant que la terre ait gelé. L’arrivée précoce du gel obligeait des
labours encore plus précoces. Or, sans négliger ce qu’aurait pu être le coût
énergétique de telles opérations, il est surtout nécessaire de constater que la
terre labourée, exposée au froid hivernal sans bénéficier d’une couverture
neigeuse protectrice devient très facilement victime d’une érosion éolienne
que les tempêtes du printemps mongol, avec des vents pouvant dépasser 200
km/h, rendent redoutables. Elle subit dans ces conditions le phénomène dit
de sphérisation, c’est-à-dire de fragmentation des mottes de terre en
particules de plus en plus fines et de plus en plus régulièrement sphériques,
présentant entre elles une solidarité mécanique de plus en plus faible. Deux
paramètres majeurs aggravent dans ces conditions le processus : la petite
taille des particules de terre et leur désolidarisation entre elles permet au vent
dans prélever des quantités considérables. Même si le phénomène est attesté
à titre naturel, ce dont témoigne l’importance des plateaux de lœss de Chine
du Nord, déposés au fil des siècles par des vents qui sont à 80 % orientés
nord ouest sud-est, les facteurs anthropogènes s’avèrent à l’époque moderne
et contemporaine largement prédominants. Dans ces conditions, les atteintes
aux sols eux-mêmes, leur dégradation peut prendre des proportions
catastrophiques. Ce qui est un risque inhérent au pastoralisme lui-même :
tout atteinte, aussi minime soit-elle, à l’intégrité du sol constitue une menace
directe de désertification, prend dans ces conditions une tout autre ampleur
et une tout autre signification. Principalement dans la partie centrale de la
Mongolie, de grands espaces, en pleine steppe, présentent des découpages
géométriques rectangulaires qui ne laissent place à aucun doute quant à leur
origine : il s’agit de parcelles qu’on a, à une certaine époque, voulu coloniser
440
par l’agriculture et qui ont été abandonnées sans pour autant qu’elles soient
en mesure de se régénérer naturellement et définitivement en pâturages
susceptibles d’une exploitation rentable et efficace. Donc, le coût, et le coût
durable, a été tout à fait considérable. Ceci ne signifie pas qu’il ne fallait pas
que la Mongolie se dote d’une agriculture mais que, dans les conditions qui
sont celles de grands programmes dont la réalisation répondait à des
ambitions politiques, les enjeux fondamentaux et les conséquences
essentielles ont été soit négligés ou ignorés, soit subordonnés au succès ou
aux exigences et urgences politiques.
Le problème est aujourd’hui que les incitations ne sont plus de même
nature, il s’agit beaucoup moins directement de volonté politique ou de
contraintes administratives. Elles tiennent pour l’essentiel au poids de
l’argent, des causes différentes, mais sont-elles si différentes -, pouvant
entraîner les mêmes effets. Dans le discours public et dans les politiques
publiques en Mongolie, dans l’imagination des partenaires de la Mongolie,
une même cécité à la dimension, à l’ampleur et à la pesanteur de ses
problèmes. C’est-à-dire, aussi bien dans le domaine de l’élevage que dans
celui de l’agriculture, et je crois être un de ceux qui ont tenu ce discours de
la façon la plus constante depuis une trentaine d’années, qu’il existe des
enjeux que nous n’avons pas le droit, que les mongols pour leur propre vie et
pour celle de leurs enfants n’ont pas le droit d’ignorer et de ne pas prendre
en considération. Or, les démarches dominantes étaient et sont celles dans
lesquelles le maître mot était le calque du modèle européen, qu’il soit
capitaliste, soviétique ou autre (en deux mots, un développement fondé sur
l’accumulation et sur la subordination à des démarches d’accroissement de
l’intensivité de la production). Or, c’est précisément ce à quoi les peuples de
la steppe, en adoptant le pastoralisme nomade, avaient su renoncer et, à ce
prix, avait réussi à établir leur présence durable sur ces espaces de steppe qui,
s’ils avaient été destinés à l’agriculture aurait été depuis longtemps vides
d’hommes.
Il y a donc un enjeu, qui est, aujourd’hui est un grand défi de civilisation :
il n’est pas vrai que les seules perspectives de développement de
l’agriculture et de la production de nourriture en Mongolie passe par
nouvelle version, une répétition des comportements et des lignes de conduite
qui ont déjà été à l’origine de catastrophes. Il ne faut pas croire une seule
seconde qu’on pourrait s’en sortit en renouvelant les mêmes erreurs, en

441
mettant davantage d’engrais, davantage d’eau (d’où va-t-on la prendre,
quand on sait qu’on lui a déjà puisé avec excès dans des nappes phréatiques
qui ont les plus grandes difficultés dans des régions entières de Mongolie à
se régénérer). Il y a bien ici un enjeu d’imagination d’ampleur considérable
et j’en viens donc à la question la Mongolie d’aujourd’hui et la question
alimentaire.
Nos amis mongols sont naturellement beaucoup mieux placé que moi
pour dresser des constats. Mes activités n’empêchent actuellement de
continuer à collecter et à traiter les informations qui sont quotidiennement
accessibles depuis la Mongolie elle-même. Je travaille en ce qui me
concerne sur des données largement disponibles, alors que des données et
des calculs beaucoup plus sophistiqués sont en fait aujourd’hui à chercher et
à analyser à partir des travaux de très nombreux spécialistes. Il est évident
que, depuis le changement politique du début des années 90, la
marchandisation croissante de pans entiers de la vie sociale et économique
s’est accompagnée de conséquences multiples. Elle a placé en situation de
difficultés, y compris les difficultés alimentaires, des groupes entiers de la
population mongole. Je parle ici des retraités, des salariés modestes, des
chômeurs, des personnes sans activité régulière, etc. Le fait qu’au cours des
années précédentes, y compris dans le mode de vie des éleveurs, de
nombreux produits non issus de l’élevage aient acquis une place
parfaitement légitime dans leurs modes de consommation a eu évidemment
des conséquences. En particulier, les éleveurs sont désormais placés devant
la nécessité de dégager de leurs troupeaux, pour lesquels ils peuvent avoir
par ailleurs des difficultés de commercialisation (la très forte croissance du
cheptel au cours des dernières années, si elle peut être interprétée comme un
signe positif doit aussi être mis en relation avec cette difficulté structurelle),
à fin de se procurer l’argent permettant de faire face à de multiples dépenses,
y compris de produits alimentaires extras pastoraux. Il y a donc à rassembler
et à mettre en interaction de grandes collections de données tant
sociologiques qu’économiques, bien entendu étudier aussi bien par les
spécialistes mongols que par les institutions internationales dont il ne faut
pas croire qu’elle se placerait d’entrée de jeu dans une volonté d’imposer à la
Mongolie des réponses toutes faites. Ceci a été le cas au tournant des années
90. De ce point de vue, un certain réalisme, il y a un certain réalisme dans
ces propos, semble aujourd’hui prendre davantage de consistance.

442
Parmi les effets négatifs, ce problème d’arrière plan qui a déjà un certain
nombre d’années d’effets. Il y a un aspect complémentaire important, que
constitue la crise alimentaire mondiale dont tout le monde aujourd’hui a
entendu parler. Un premier aspect sur lequel je ne m’étendrai pas ici mais
qui ne laisse aucun pays où aucune société à l’écart ou à l’abri, tient aux
liens qui s’établissent entre la crise alimentaire et les effets plus ou moins
directs des soubresauts des systèmes financiers et bancaires internationaux.
En quoi la crise immobilière aux États-Unis place tel des populations
entières dans l’ensemble de la planète en situation de difficultés alimentaires ?
En simplifiant naturellement, la perte de confiance dans les systèmes
financiers et bancaires entraîne le report des stratégies spéculatives, toujours
extrêmement volatiles, vers les marchés et les produits susceptibles de
rendement élevé et rapide. On pense naturellement au pétrole, dont le
renchérissement intervient directement mais aussi intégrer à tous les coûts de
fabrication, mais aussi aux produits alimentaires, phénomène constaté dans
l’ensemble des sociétés et des économies nationales. L’image popularisée
récemment que le risque devenait bien réel que toute la valeur du poisson
capturé pendant une campagne de pêche en mer pourrait être inférieure à la
valeur du pétrole nécessaire à sa capture peut être transposée dans les
domaines les plus divers. Il s’agit là de données qui doivent faire l’objet
d’observations, de relevés et de calculs qui ne peuvent laisser place à
l’incertitude et à l’approximation. Plus que jamais, nous sommes ici
confrontés à l’établissement d’un bilan énergétique qui s’impose à toute
stratégie : tout projet, toute démarche, tout produit doit être évalué en
confrontant « ce que ça coûte » à « ce que ça rapporte ». Ceci ne signifie
naturellement par que les paramètres liés pondération qui doivent intervenir
dans le calcul de ce bilan sont elles-mêmes un objet d’analyse
d’investigation et de choix tant scientifique que décisionnels. Si « ça » a
coûté plus que ça ne rapporte, le bien où le projet sont voués à l’échec, une
population peut s’éteindre ou être contrainte à une migration.
Nous savons par ailleurs que l’émergence de la crise alimentaire a
déclenché, chez un certain nombre de producteurs, des mesures de
sauvegarde, voire de protectionnisme, qui ont complété est aggravé les
fluctuations et hausses spéculatives portant directement sur les produits eux-
mêmes. La Mongolie est ainsi au premier chef concernée par une décision
prise par les autorités du Kazakhstan, voisin proche et fournisseur important
à la Mongolie de produits alimentaires touchés par la crise, tout
443
particulièrement le blé. Le Kazakhstan protège ses intérêts, ce qui est
compréhensible, mais des contrats de livraison de blé à la Mongolie sont
d’ores et déjà suspendus, bloqués. La Mongolie adopte naturellement des
mesures destinées à lui assurer la maîtrise de la situation et la capacité
mongole à faire face à ces urgences immédiates. Ce fait et naturellement
marquant, mais je souhaiterais conclure en renvoyant cette image donnée des
mongols faces à leur alimentation à ce que j’appellerai les perspectives
offertes à la Mongolie par cette situation nouvelle, les opportunités de la
crise alimentaire mondiale pour la Mongolie. J’ai eu l’occasion dernièrement,
en présence de M. l’ambassadeur, d’entretenir de ce sujet la ministre
mongole des affaires étrangères, Mme Oyun. Mes propos ont alors été repris
par plusieurs sénateurs français rappelant des actions ou soulignant la mise
en place de projets susceptibles de s’inscrire dans une telle stratégie, en
améliorant par hasard de façon sensible la traçabilité des produits. La
Mongolie aujourd’hui, de par ses ressources, peut s’enorgueillir de la
richesse de son sous-sol et espère légitimement en tirer des ressources. Ses
ressources sont d’ores et déjà les éléments essentiels du redressement des
équilibres extérieurs de l’économie mongole. Il est normal que chacune des
ressources minières que la Mongolie possède dans son sous-sol puisse, au
terme d’un bon calcul en termes d’investissement est de retour,
d’indépendance économique, de développement de partenariats, puisse
contribuer le moment venu au développement du pays. La richesse
géologique de la Mongolie est-elle qu’il semble qu’on aie que l’embarras du
choix. Heureusement, toutes les matières premières minérales que recèle la
Mongolie n’en sont pas encore à pouvoir être exploitées immédiatement de
façon rentable. Une évolution vers la rentabilité constitue, à des rythmes très
variables selon les matières premières, la nécessité d’élaborer et de mettre en
œuvre une stratégie fine. Des préoccupations environnementales
interviennent désormais plus directement dans les choix de développement.
Ces préoccupations et leur traduction ne constituent pas des revendications
romantiques mais renvoie à des volontés d’efficacité. La mise en œuvre de
certains modes d’exploitation, l’utilisation de certains produits dangereux ou
nuisibles pour l’extraction de certaines matières premières, par exemple
l’utilisation du cyanure ou celle du mercure pour l’extraction de l’or
s’accompagne de dégâts écologiques majeurs et, pour certains d’entre eux
pratiquement irréversibles. Ce qui signifie que la mise en valeur de ses
richesses doit s’effectuer dans des conditions très rigoureuses d’encadrement
444
et d’expertise. Mais la Mongolie se doit aussi de saisir la possibilité de faire
de son secteur pastoral, de son élevage, un secteur hautement rentable, un
secteur exportateur, en mesure de financer y compris dans une perspective
de maintien de cours élevé, d’une part notable des importations, y compris
alimentaires, des produits dont il est légitime pour ce pays de se doter. Tout
ceci ne peut se faire durablement si les opportunités qui sont aujourd’hui
ouvertes ne sont pas saisies. Je fais ici à nouveau appel à une image favorite
à laquelle j’ai eu recours lors de la fondation de l’institut international pour
l’étude des civilisations nomades, celle du trépied sur lequel peut et doit
reposer cette modernisation fondamentale : 1°) la faisabilité technique et la
diversité des ressources technologiques (dont les mongols ont depuis de
nombreuses années une bonne connaissance, informatisation,
télécommunications modernes, accès à des sources d’énergie qui permette de
développer au maximum les potentialités d’une production extensive
moderne) ; 2°) la rentabilité économique, conditionnée par la qualité des
efforts technologiques et autres et désormais soutenue, ce qui constitue le
fait nouveau décisif, par le maintien à long terme de prix élevé sur les
matières les produits alimentaires ; 3°) l’acceptabilité sociale et culturelle
des modernisations évoquées ci-dessus et de leurs effets sociaux et
économiques. Il y va en particulier de la capacité de ces transformations à
apporter à leurs acteurs, les éleveurs d’un système ultra extensif l’accès à des
éléments de mode de vie entrant désormais dans les critères de sécurité et de
qualité constituant devant constituer des standards mondiaux (niveau de vie
et garantie de celui-ci, accès à la culture et à l’éducation, protection de la
santé, etc.), aspects constituants du processus même de modernisation dont
l’observance insuffisante ou nulle est un facteur immédiat des diverses
formes d’exode rural. L’entassement très préjudiciable des troupeaux à
proximité des voies de circulation, là où dans un système non régulé se
profile les meilleures chances de pouvoir en commercialiser une partie, avec
la multiplication deux phénomènes de surpâturage et les dégâts
environnementaux qui les accompagnent, au prix aussi de l’abandon
d’espaces pastoraux qui, de pâturages régressent à l’état de steppes sauvages
et dont la re-domestication s’avère très longue, aléatoire, souvent impossible.
L’espace de pâturages, en effet, malgré les apparences, ne constitue pas un
espace naturel simple. Parcouru par les troupeaux, par les éleveurs eux-
mêmes, l’espace de pâturages ne se contente pas de fournir des ressources
aux animaux, il est aussi lui-même transformé par leur présence et sa
445
reconquête ne peut être liée qu’à la présence constante et prolongée des
éleveurs et de leurs troupeaux. Cette transformation de l’espace pastoral est
sans doute le domaine où se manifeste la plus grande finesse dans
l’intervention de l’éleveur lui-même, par la sélection des parcelles
consommées par son troupeau (et plus particulièrement par chaque espèce).
Restaurer l’accès aux pâturages, restaurer aussi les critères de sécurité auquel
ont droit ces populations. Je fais allusion ici au poids croissant des vols de
bétail, en particulier des vols transfrontaliers de bétail le long de la frontière
russe (dans un contexte de changement de la nature économique,
sociologique et symbolique du vol de bétail : pratique longtemps attachée à
une forme de contestation, à une manifestation de bravoure non exempte de
volonté de redistribution sociale devenue aujourd’hui un mode de survie
directement associé au mécanisme de la commercialisation. Tout ceci,
l’étendue et l’échelle de cette modernisation, implique qu’elle fasse place à
une large politique d’investissement que la Mongolie est sans doute hors
d’état de mener à bien à elle seule. L’efficacité de ces politiques tient à la
possibilité que soient dégagés des surplus de produits, en particulier de
protéines d’origine animale.
C’est dans ces conditions profondément renouvelées, dans leur mise en
œuvre , que réside la possibilité elle aussi fondamentale que l’histoire soit
aussi l’avenir.

446
Sociétés de la steppe, empires nomades et Chine du nord :
alternatives et interactions historiques et anthropologiques180

Les relations entre nomades de la steppe d’Asie septentrionale et


sédentaires de Chine du nord ont fait, tout au long de l’histoire, l’objet d’un
intérêt, voire d’une fascination qui ne s’est pas démentie. Les multiples
descriptions et interprétations qui en ont été faites ont, malgré leur diversité,
des dimensions communes essentielles. Produits de la pensée sédentaire pour
la plupart d’entre elles, elles ont eu tendance à inscrire, à enfermer, les
nomades dans une perspective unilatérale. Celle-ci est souvent associée à
(voire fondée sur) des jugements de valeur qui traduisent et résument des
aléas historiques érigés en universel absolu. L’image banale d’une culture
sédentaire « civilisée », victime perpétuelle de l’agression nomade
« barbare », se complète de traits qui, de faits d’observations récurrentes ou
réputées telles, tendent à s’imposer comme des cadres de compréhension
difficiles à transgresser. Guerrier « insaisissable » aux ravages imprévisibles,
« le » nomade semble par définition porteur d’une culture de l’indéfinissable.
Au-delà même de la « menace » permanente qu’ils représentent pour leurs
voisins sédentaires, les nomades appellent chez ceux-ci, dès l’antiquité, une
définition par les « manques » qui les opposent : les nomades n’ont « ni »
maisons, « ni » villes, « ni » terres et apparaissent ainsi délibérément et
radicalement étrangers. Leur humanité, quand elle n’est pas niée, est
marginalisée, mesurée en termes de « carences » ou de « lacunes » par
rapport à une hiérarchie évidente du « normal » et de l’ « universel ».
Cependant, Depuis longtemps, des regards plus attentifs ont attiré
l’attention sur le rôle des sociétés et des cultures nomades dans les grands
mouvements de circulation d’idées et de techniques, et sur la réalité de leurs
échanges avec le monde sédentaire.
Les domaines à aborder sont très nombreux, qu’il s’agisse de l’histoire
événementielle, des emprunts et relations économiques, techniques et
culturelles, politiques et institutionnelles entre nomades et sédentaires, des
apports linguistiques réciproques qui jalonnent ces relations. Quelques noms

180
Hommage à Françoise Aubin (2011)
447
doivent être ici évoqués, notamment ceux d’Henry Serruys, pour ses études
majeures sur les relations et les échanges entre les Mongols et la Chine des
Ming ou d’Antoine Mostaert, un des premiers à avoir souligné, par la
richesse, la finesse et l’étendue de ses observations, parfois par la simple
élucidation d’un mot ou d’une image, la complexité des relations entre la
Chine et le monde de la steppe 181. Par contraste avec la vision triviale qui
suppose que les sédentaires seraient les seuls à apporter quelque chose à
leurs adversaires (les nomades ne se procurant de richesses que par la
violence de leurs agressions), ces observateurs remarquables insistent à juste
titre sur le fait que les relations entre nomades et sédentaires édifient et
alimentent dans la longue durée une large complémentarité. Celle-ci, au fil
des siècles – ce qui ne signifie pas qu’il s’agisse d’une réalité intemporelle et
les évolutions y sont nombreuses et profondes – prend la forme d’un vaste
ensemble d’échange de biens divers issus tant du monde sédentaire que de la
steppe, allant de produits ou compléments alimentaires et pharmacologiques,
de techniques, d’outils et de procédés variés jusqu’à des œuvres et des
conceptions intellectuelles, spirituelles ou artistiques.

181
Sans doute est-il hasardeux ici de prétendre fournir une liste représentative de
travaux. Du moins certains noms et certains titres sont incontournables: Owen
Lattimore, Inner Asian Frontiers of China, Oxford UP, 1940 (1992); Studies in
Frontier History, Mouton, 1962; Denis Sinor, “Horse and pasture in Inner Asian
history”, Oriens Extremus 19, 1972, 171-183); Khazanov, Nomads and the
Outside World, Cambridge University Press, 1984; Ginat, Joseph, and Anatoly M.
Khazanov (eds). 1998. Changing nomads in a changing world, Brighton, Sussex
Academic Press; Christopher Atwood, Encyclopedia of Mongolia and the
Mongol Empire, New York: Facts on File, 2004; David Sneath, The Headless
State: Aristocratic Orders, Kinship Society, and misrepresentations of Nomadic
Inner Asia, Columbia University Press, New York, 2007; Sechin Jagchid, et Van
Jay Symons, Peace, War and Trade along the Great Wall. Nomadic-Chinese
Interaction through Two Millenia, Bloomington : Indiana University Press, 1989;
Thomas T. Allsen, Culture and Conquest in Mongol Eurasia, Cambridge Studies
in Islamic Civilization, 2001; Thomas T. Barfield, The Perilous Frontier:
Nomadic Empires and China (Studies in Social Discontinuity), Cambridge, Mass. ;
Oxford : Blackwell, 1989; The Nomadic Alternative, Englewood Cliffs: Prentice-
Hall, 1993

448
Les relations des deux grands ensembles n’en restent pas moins
largement perçues et exprimées sur le mode de leur extériorité respective
fondamentale comme si chacun d’entre eux devait être perçu comme porteur
d’une réalité intrinsèquement unitaire. C’est d’ailleurs ce que la notion de
« voisinage », aussi souvent et largement justifiée qu’elle soit, renforce sur
un mode trop exclusif des traits identitaires absolus, faisant de « nomade » et
« sédentaire » des définitions inamovibles là où les réalités ont mêlé les
modes de vie (Xiongnu, divers éléments de population au sein des empires
« barbares » de Chine du nord, mais aussi Mongols devenus sédentaires et
Chinois devenus nomades à l’époque moderne et contemporaine 182 . Sans
doute le moment est-il venu de renouveler nos approches. Ceci ne met
nullement en question la richesse des démarches antérieures ou en cours, qui
nous fournissent aussi bien de nombreuses données que des éclairages
essentiels.
En relativisant ici l’image d’une opposition irréductible entre la Chine du
nord sédentaire et la steppe nomade, il ne s’agit pas de proposer une fusion
entre deux espaces, entre deux cultures, mais de souligner que dans certaines
limites et à certaines époques, leurs relations vont au-delà d’une simple
« mitoyenneté ». Il s’est opéré un assemblage complexe des traits propres
aux deux régions, à leurs modèles dominants spécifiques, grâce à des
interactions qui les unissent tout en contribuant à modeler leurs identités
respectives.
Les disparités entre les deux systèmes déterminent dans une large mesure
les relations concrètes de coopération et de rivalité qu’ils entretiennent dès
lors qu’ils sont parvenus l’un et l’autre à un degré suffisamment élevé de
maturité. En d’autres termes, la question abordée ne se pose pas dans les
termes d’une genèse, même si l’étude de celle-ci, et le rôle qu’y jouent les
progrès des recherches archéologiques dans l’ensemble de la région, revêtent
un intérêt considérable.
Aborder les relations entre systèmes nous a convaincu que, plus qu’une
somme des multiples canaux, formes, épisodes et accidents par lesquels
passent les relations avec l’autre, c’est avant tout la nature propre de chaque
système qui les définit et les délimite, qui modèle les formes qu’elles sont
susceptibles de revêtir ou d’adopter. C’est dans cet esprit que nous insistons

182
v. Owen Lattimore, Mongols of Manchuria, 1934
449
sur les problèmes méthodologiques entraînés, dans l’étude des sociétés
nomades, par le large usage qui y reste fait de catégories, de critères et
d’évaluations sédentaires. En outre, sociétés nomades et sédentaires sont loin
d’être aussi étrangères les unes aux autres qu’il peut sembler. Elles doivent
également répondre à des impératifs au premier rang desquels, en dépit de la
disparité des contraintes qu’elles entendent maîtriser, figure la nécessité
vitale d’établir, d’entretenir, le cas échéant de restaurer un bilan énergétique
positif durable183.
La mise en évidence des fondements de chaque système permet de
découvrir, entre eux, les manifestations d’une symétrie faite tant de leurs
complémentarités que de leurs oppositions. C’est à cette lumière
qu’apparaissent les motivations menant les uns et les autres à des échanges
comme à des conflits, ou à d’autres formes d’interaction, à cette lumière
aussi que se dessine un ensemble historique commun.
En quelques mots schématiques, il apparaît que systèmes sédentaire et
pastoral nomade constituent des alternatives anthropologiques majeures
reliées en même temps qu’opposées par une filiation historique forte (il
serait trop long d’exposer ici à quel point l’emploi du terme « nomade » fait
l’objet de dérives constantes, en particulier quand s’opère la confusion entre
pastoralisme nomade des époques historiques et mobilité colonisatrice du
paléolithique).
La logique centrale des systèmes – assurer leur viabilité durable –
présente un ensemble de disparités qu’il ne semble pas excessif de formuler
globalement comme une symétrie. Elle repose pour les sédentaires sur un
principe fondamental, l’accumulation, tant de travail que de produit direct,
mais aussi, condition même de l’accumulation, sur la possibilité d’une
gestion des régularités, des équilibres et des permanences. Ce principe
d’accumulation, avec les domestications qui en sont le corollaire, renvoie
aux racines mêmes du bouleversement néolithique et nous rappelle que la
sédentarisation en est un fruit inséparable. La question du bilan énergétique,
clef de la reproduction sociale, y est traitée par une mise à distance entre
production et consommation. Ce couple essentiel passe, à partir de la

183
Il y a souvent aujourd’hui bien de la naïveté à découvrir les vertus d’un
« développement durable » sans lequel, depuis ses origines, notre espèce aurait
sans doute eu bien du mal à assurer sa simple survie…
450
sédentarisation néolithique, d’une solidarité et d’un enchaînement immédiats
et indissociables à une disjonction, à un report dans le temps permettant
d’assurer à terme la satisfaction de besoins prévisibles. Cette disjonction
implique au premier degré la conservation et la capacité d’autoreproduction
de produits alimentaires (qu’on pense simplement au choix des plantes en
fonction de la possibilité d’en sauvegarder d’une année sur l’autre les plants
ou les semences). Leur influence s’exerce à la fois sur le choix des régimes
nutritionnels, sur les techniques de transformations qui leur sont appliqués,
mais aussi de loin en loin sur l’ensemble des chaînes opératoires dans
lesquelles du travail est incorporé toujours plus lourdement (de la poterie
permettant le stockage à l’édification de bâtiments destinés tant au même
usage qu’à l’habitation, et à la réalisation d’équipements de transformation
artisanaux puis industriels toujours plus gourmands en immobilisations).
C’est aussi dans le cours de ce processus que s’instaurent des mécanismes de
spécialisation, qui loin de se limiter à la sphère matérielle finissent par
investir toute l’organisation de la société.
Pour leur part, les systèmes nomades visent essentiellement la maîtrise
des irrégularités, au premier rang desquelles intervient l’irrégularité
climatique (mais ce moteur essentiel n’en contribue pas moins à doter cette
société d’une réactivité particulière aux autres facteurs, en particulier
humains, d’instabilité). Il s’agit ici des sociétés pastorales nomades que nous
pourrions qualifier de « classiques », telles que nous les rencontrons sur le
territoire de l’actuelle Mongolie et des régions environnantes depuis les
derniers siècles du premier millénaire avant notre ère. Elles sont les
héritières de ruptures dont les prémisses sont sensiblement antérieures. Pour
des raisons sans doute multiples, auxquelles le « succès » de la
sédentarisation néolithique, postérieure, n’est paradoxalement pas étranger
(croissance démographique, innovations dans les techniques de la
domestication, variations climatiques), un phénomène déterminant
intervient : le rejet du principe d’accumulation. Bien que bien que clarifier
cette définition n’entre pas spécifiquement dans le propos de cette
contribution, il est ici nécessaire de préciser que, par cette notion, empruntée
à la tradition de l’économie politique, on n’entend pas principalement la
simple thésaurisation de « richesses » (bijoux, tissus, ornements pour les
brides et les selles, et tous autres produits, en particulier dans un rapport de
la valeur à la masse aussi favorable que possible, susceptibles de marquer le
prestige, voire l’ostentation du détenteur). Il s’agit plus fondamentalement de
451
l’ensemble des conduites, des comportements et des techniques par lesquels
une part généralement croissante de travail est incorporée non dans la
production ou l’obtention directe des produits destinés à la consommation,
mais dans la réalisation, l’extension, l’entretien d’équipements durables
destinés à permettre la reproduction de la production elle-même. Ainsi le
stockage des récoltes réalisé par les agriculteurs sédentaires, s’il assure bien
la consommation sur l’ensemble de la durée du cycle annuel (mais ne peut
viser que la maîtrise d’irrégularités mesurées : on connaît l’angoisse
historique des « soudures »), vise aussi la mise en réserve des semences de la
campagne suivante. Dans un cas comme dans l’autre, il est impensable sans
l’invention des récipients de céramique, des silos et des bâtiments dont la
construction et l’entretien ou le renouvellement sont naturellement coûteux
en énergie.
C’est un phénomène de retournement de priorité que nous considérons
comme marquant l’émergence d’une alternative anthropologique majeure,
fondatrice et constitutive du fait pastoral nomade dans son ensemble. Il
consiste en une régulation de l’accès aux ressources, du choix et de l’usage
de celles-ci non plus par la mise en œuvre de l’accumulation mais au moyen
de stratégies de dispersion.
Cette stratégie de dispersion, à l’opposé d’une adaptation passive, met en
jeu plusieurs démarches complémentaires. La première tient à la nécessité de
maintenir ou restaurer le bilan énergétique face aux contraintes en menaçant
la pérennité et ne laissant d’autre choix – si l’on excepte la disparition sur
place et l’aventure de migrations hasardeuses – que l’ «invention » d’un
nouveau modèle. Ce nouveau modèle est en fait l’aménagement de
potentialités déjà partiellement mises en œuvre sur un espace et un complexe
de ressources connus et maîtrisés. Son invention vient avant tout pallier
l’aggravation des irrégularités pesant sur l’obtention et la gestion des
ressources. Que ces irrégularités présentent au demeurant des caractères
absolus (comme le climat) ou relatifs (comme la croissance démographique)
est d’ailleurs secondaire et l’alternative anthropologique que met en œuvre le
passage au pastoralisme nomade ne doit pas être réduite à une simple
adaptation « écologique »
Les choix stratégiques adoptés visent en définitive à assurer un niveau de
ressources durables suffisantes pour une population donnée sur un espace à
la fois assez constant pour ne pas engager une errance migratoire, assez vaste
452
pour répondre aux besoins humains, et assez retreint pour rester sous le
contrôle de cette population, en somme apte à remplir sa « mission »
nourricière sans que la pression du prélèvement sur les ressources excède
leur capacité de reproduction et de régénération. Ce que nous appelons
dispersion est précisément la résultante de ces diverses tensions.
Un aspect important, qui semble d’ailleurs avoir précédé le passage au
nomadisme proprement dit, en avoir même créé les conditions, tient à la
place croissante, tendanciellement hégémonique, faite au pastoralisme dans
des populations ayant largement pratiqué, dans ce qui devient le monde de la
steppe, des modes de vie associant l’agriculture et l’élevage, ainsi que
d’autres activités productives, telles que la pêche et la chasse. La
contribution de cette évolution à la maîtrise des irrégularités est au moins
double. L’animal, outre son rôle de fournisseur immédiat de produits,
contribue aussi, et peut-être surtout, à estomper les effets directs sur
l’homme des irrégularités en particulier climatiques, jouant ainsi au profit de
l’homme un rôle d’amortisseur. De même, solution présente dans toute la
région, la composition d’un troupeau formé de plusieurs espèces permet-il, à
pression constante sur les écosystèmes, d’optimiser l’utilisation des
pâturages et de faire face à un éventail plus étendu de besoins.
C’est une démarche comparable qui conduit à l’élaboration d’un système
d’alternance saisonnière sur un ensemble composite de pâturages permettant
de répondre aux besoins de l’ensemble du troupeau et des espèces et
tranches d’âge qui le composent. Contrairement à une image banale,
l’éleveur nomade, hors catastrophe majeure, ne suit pas son troupeau à la
« recherche » du pâturage, ni même ne le conduit là où il sait trouver les
herbages nécessaires. Il exclut surtout de la consommation immédiate par le
troupeau les espaces de pâturages dont le besoin est identifié pour une autre
saison. Cette règle tient largement aux qualités contraignantes que doivent
réunir les hivernages : ceux-ci doivent offrir un abri et une ressource en eau
suffisante dans une période du cycle annuel ne permettant aucune
régénération des aliments. Or les sites propices aux hivernages sont eux-
mêmes tributaires de configurations topographiques (relief, orientation et
exposition, etc.) qui en concentrent la disponibilité à la périphérie des
chaînes et massifs montagneux. La constante recherchée dans cette logique
d’ « épargne » est le maintien le plus sûr possible du rapport positif entre les
coûts et les bénéfices énergétiques de l’alternance saisonnière, D’où la

453
multiplicité des variantes, en terme de distances, de nombre d’étapes,
d’altitudes relatives des hivernages, estivages et passages intermédiaires,
eux-mêmes très instables. Ce foisonnement empirique peut ainsi souvent
décourager l’observateur qui chercherait un « modèle » commun et en
conclut trop vite à l’absence de règles de conduite, croyant voir une errance
là où cette diversité place au contraire sous ses yeux ce qui fait
paradoxalement l’unité profonde d’un mode de vie et assure la maîtrise d’un
ensemble de problèmes et de paramètres à la complexité redoutable 184. Il en
est ainsi de la question de la mobilité. Contrairement à une image tenace, la
mobilité, dont le coût énergétique est loin d’être négligé 185 , n’est ni une
mystique de l’espace, ni le principe fondamental du pastoralisme nomade.
Mais elle est le moyen, essentiel, par lequel s’opère, sur des distances
d’ailleurs aussi restreintes que possible, la dispersion qui apparaît comme le
moteur vital de cette société.
Inséparablement des deux traits précédents – exclusivité tendancielle du
pastoralisme et accès aux ressources par une stratégie d’alternances
saisonnières organisées « autour » des hivernages –, le système pastoral
nomade implique une autre dispersion : celle de la population en groupes de
petites dimensions, les ayil. Ce point essentiel reste sans doute
insuffisamment étudié et reste le lieu de maintes confusions. Les conditions
mêmes qui président à l’adoption et à la généralisation du pastoralisme
nomade font de cette dispersion un optimum technique. Les groupes qui
voient le jour dans ces conditions sont parfois (on pourrait même suggérer
« tendanciellement ») réduits à la famille restreinte, et excluent des
rassemblements importants durables, a fortiori permanents. Ces groupes ne
peuvent tirer leur subsistance que de ressources fournies par des troupeaux
limités à la satisfaction des besoins du groupe. Cette limitation est mesurée à

184
Largement focalisés sur les évolutions récentes, deux ouvrages sont ici
incontournables : C. Humphrey, D.Sneath, eds., Culture and Environment in
Inner Asia, vol. 1, The pastoral Economy and the Environment, The White Horse
Press, Cambridge, 1996, C. Humphrey, D.Sneath, The end of nomadism, Society,
State and the Environment in Inner Asia, The White Horse Press, Cambridge, 1999
185
Il est à souligner qu’un critère essentiel de l’élevage ovin mongol soit moins le
rapport viande-lait-laine que la hauteur sur pattes, déjà notée par le Hou Han shu
[Livre des Han postérieurs] comme un caractère marquant des « éleveurs de
moutons à longues pattes ».
454
son tour par la pression nécessairement faible qu’exerce le troupeau sur les
pâturages. Les paramètres, et en particulier l’étendue, de ces derniers sont
définis par la capacité de ce groupe humain à en assurer la mise à profit et le
contrôle, ainsi que par les pressions qu’il subit de la part de son
environnement naturel et humain. Ce processus de fragmentation sociale, le
mode d’accès aux ressources par dispersion, est la forme principale du
bouleversement que constitue le passage au pastoralisme nomade de
populations dont, rappelons-le, les modes de vie antérieurs étaient
sédentaires. Que ce processus ait constitué une époque complexe et d’une
durée relativement longue permet d’une part de comprendre que des formes
transitoires puissent être observées (comme l’archéologie des formes
d’habitation en témoigne) entre des modes de vie groupés, villageois
sédentaires, et la vie nomade dispersée. Mais l’essentiel, dans les
impressions qu’ont tiré certains observateurs, en particulier à la suite de
Vladimirtsov 186 , est ailleurs et fait référence à autre chose qu’un mode de
vie nomade qui aurait perpétué cette tradition sédentaire (dont certains
éléments ont naturellement pu aussi constituer, dans les cultures nomades,
des survivances durables). D’une part, nous y reviendrons, la « fragilité »
sociale des petits groupes dispersés conduit de façon endémique, en
apparence cyclique, à des épisodes dans lesquels les tensions et l’insécurité
appellent à la fois des mesures de défense et la mise en œuvre de stratégies
de régulation mettant en jeu de multiples réseaux d’alliance. Une des formes
connues est le rassemblement défensif décrit par un des usages du terme
kürij-e. Or, les sources prises à témoin font naturellement en règle générale
référence aux périodes de crise, aux tournants historiques à l’occasion
desquels ces méthodes s’imposent effectivement, pouvant créer l’impression
que ces formes avaient constitué une institution naturelle et originelle,
rassemblant une population beaucoup plus nombreuse aux époques pré
impériale et impériale, qui aurait subi tardivement un processus d’érosion et
de décomposition. Il suffit de s’interroger sur les conséquences d’un
rassemblement durable des troupeaux nécessaires à la survie de tout groupe
humain pour mettre en doute la possibilité même de tels groupements stables
et durables.

186
B. Vladimirtsov, Le Régime social des Mongols, Le féodalisme nomade, Adrien-
Maisonneuve, Paris 1948
455
Il n’en va pas de même, par contre, des rassemblements défensifs,
nécessairement de courte durée, ainsi que des assemblées saisonnières,
quraldugan et quriltai/qurultai dont les naadam modernes perpétuent un peu
la tradition.
Par ailleurs, une autre source possible de confusion réside dans le
dédoublement entre les modes résidentiels concrets, impliquant des alliances
et des coopérations de voisinage, et la formation de réseaux de liens et
d’identités consanguins (et de maîtrise de leurs conséquences), fondements
des stratégies matrimoniales pouvant jouer à des distances considérables,
comme le montre l’Histoire secrète des Mongols lors des « fiançailles » de
Temüžin à Börte. Ainsi la vie sociale repose-t-elle sur la superposition et
l’interaction de plusieurs modèles de relations n’impliquant pas
nécessairement un égal degré de présence matérielle.
Il découle de ce mode dispersé d’occupation de l’espace un ensemble
complexe de conséquences. L’une d’entre elles est une division sociale du
travail minimale. Sauf cas historiquement circonscrits, se traduisant par
exemple par l’apparition d’une couche d’artisans, tous les membres de la
société sont plus ou moins exclusivement ou pendant des périodes
significatives de leur existence éleveurs nomades. Tous intègrent ainsi un
ensemble très vaste de savoir-faire, de connaissances et d’observations
constitutif d’une culture homogène sans être pour autant uniforme et sans
que soient exclues au demeurant certaines spécialisations 187 . Cette faible
division du travail n’est en définitive un « manque » qu’à la condition de la
mesurer à l’échelle non de sa propre viabilité mais des processus sédentaires
érigés en universaux.
Il en va de même d’ailleurs de la « richesse » : libérée de la pression de
l’accumulation, l’efficacité n’est pas à mesurer en termes de quantités de
biens matériels, et le volume de la production n’est pas orienté par
l’obtention d’un surplus destiné à la circulation et l’échange. Ceci ne signifie
nullement que l’échange est absent de l’économie et de la société nomade,
mais qu’il ne s’y inscrit pas pour l’essentiel dans une logique marchande,
impliqué qu’il est, comme nous allons le souligner, dans le développement
de relations en réseaux essentielles à la conduite de la vie sociale dans son

187
Par exemple, dans la pharmacopée, l’orfèvrerie, la poésie de tradition orale ou les
jeux et sports.
456
ensemble. C’est ce que manifestent par exemple les pratiques de prêts
mutuels de bétail, dont l’objectif n’est pas, en tout cas à l’occasion de
l’échange lui-même, l’obtention d’un « profit » que nous pourrions de près
ou de loin considérer comme « commercial ».
La dispersion pastorale en petits groupes de population, optimum
technique et écologique, implique ipso facto des acteurs sociaux aux forces
limitées du fait de leur taille même, sensibles à des variations d’amplitude
minime, souvent à l’échelle de quelques individus188. En d’autres termes, la
dispersion, optimum écologique et technique, est dans le même temps
porteuse d’une fragilité sociale évidente. La maîtrise de cet « effet
secondaire » incontournable impose le développement de formes spécifiques
de socialité. Aucun de ces acteurs ne peut jouer un rôle isolé. Aucun, non
plus, ne peut compter établir une domination sur la seule base de
l’accumulation de ses propres moyens matériels 189. Un ensemble s’édifie de
réseaux d’alliances, tant consanguines que fonctionnelles (coopérations
techniques pour la tonte, le foulage du feutre, harmonisation de l’accès aux
pâturages et de leurs traversées, par exemple pour rendre possibles les accès
aux pâturages salins, modalités multiples d’alliance et d’entraide, au
demeurant inséparables de formes et de niveaux multiples de concurrence,
comme le montre le cas des terrains de chasse, perceptible dans la longue
durée 190 etc.). Une dimension propre à ces réseaux retient notre attention car
nous en retrouvons les effets tant chez les nomades que dans leurs relations
avec les sédentaires, en particulier dans les conceptions respectives que les

188
Le récit que propose L’Histoire secrète des Mongols de la jeunesse de Temüžin
est de ce point de vue éclairant sur ce que le ou les auteurs ont cru devoir relater et
considérer comme pertinent.
189
Aussi lointaine qu’elle puisse paraître, la référence au Vom Krieg de Clausewitz
est ici d’un grand intérêt.
190
Ainsi, l’épisode fameux relaté aux §§ 7-10 de L’Histoire secrète des Mongols
expliquant par un conflit sur les terrains de chasse à la zibeline et à l’écureuil la
migration de Qorilardai Mergen, père d’Alan qo’a, peut-il être rapproché de
conflits comparables sinon similaires ayant suscité des instances judiciaires
relevées dans des recueils d’archives des Qing ou mentionnées dans des sources
juridiques, v. Ц. Шархүү, éd., Хувьсгалын өмнөх газрын харилцаа, Les relations
terriennes avant la révolution, Улаанбаатар 1975 ; Ц. Насанбалжир, éd., Халх
журам, Qalq-a jirum, Улаанбаатар 1960
457
uns et les autres se font de leurs « frontières ». S’organisant à partir de
chaque foyer primaire, tourné vers ses parents et alliés, chaque réseau de
relations présente une dimension centrifuge remarquable, là où la vision
sédentaire s’organise selon une logique centripète dans laquelle le village, le
marché puis la ville fournissent une orientation et des points de repère
centraux. Jouer un rôle dans ces réseaux repose, outre la simple force
physique, sur une capacité beaucoup plus large à fédérer des ralliements et
des soutiens, sollicités, monnayés ou imposés par un recours à une gamme
très large d’incitateurs, parmi lesquels les facteurs symboliques occupent une
place privilégiée 191 . La nature de ces facteurs, donc beaucoup restent
endogènes, propres à la société nomade et au jeu de ses forces ou de ses
valeurs, fait apparaître que les limites physiques du monde pastoral n’en
constituent nullement des horizons infranchissables, comme le montre le rôle
joué, dans l’acquisition ou la confirmation d’une supériorité sociale, par
l’obtention d’un titre héréditaire ou le fait de contracter un mariage princier.
Entre les impératifs de dispersion et la permanence d’un ordre social, il y a
contradiction entre la variation des conditions et la faiblesse propre de
chaque groupe. Les procédures de régulation reposent sur ces réseaux et sur
les rapports de forces fluctuants qui les alimentent. L’histoire du monde
nomade compte nombre de tentatives d’ampleur et d’intensité variées, qui,
faisant appel aussi bien à la négociation qu’à la force et au conflit, ont
entraîné des phases temporaires de rassemblement défensif fournissant
l’occasion d’affirmer des prédominances et des prérogatives. Les plus
abouties de ces tentatives ont été qualifiées d’« empires ». S’imposant à des
groupes aux identités multiples, impliquant des architectures politiques
structurées autour d’un groupe dominant, ces empires ne renouvellent pas
pour autant en profondeur le peuplement de la région, mais apportent dans la
vie du monde nomade des tonalités assez fortement différenciées et des
volontés nettes d’affirmation par chacun d’eux de sa personnalité propre. De

191
Les lignes de partage sont évidemment plus floues qu’une simple dichotomie
entre matériel et symbolique pourrait le laisser supposer. Ainsi, l’image du soutien
apporté par celui que, depuis Vladimirtsov, l’on considère comme un
« compagnon libre », le nökür, est renforcée par le fait que ce terme est un dérivé
nominal du radical nökü- « dédommager, rembourser ». Paradoxalement, il n’y a
nulle incompatibilité entre les deux aspects de ce contenu sémantique, mais une
réflexion s’impose sur leur extension et leurs relations respectives.
458
ce point de vue, l’empire mongol, fondé par Cinggis qan, fait figure
particulière, non seulement par l’étendue de ses conquêtes, mais également
par le fait qu’il est l’héritier et le prolongateur ultime de tous les édifices
l’ayant précédé environ tous les deux siècles depuis le tournant de notre ère.
Même s’il reste à établir en quoi ces traits du pastoralisme nomade jouent
un rôle dans les relations entre nomades et sédentaires, il apparaît déjà qu’il
ne s’agit pas d’une simple juxtaposition, intemporelle, de deux options, mais
que l’une et l’autre constituent des formes complémentaires, liées
historiquement, du devenir humain. En un mot, les populations nomades sont
les héritières d’ancêtres sédentaires ayant opéré assez tardivement, à l’orée
des temps historiques, une mutation radicale mais progressive 192. Ce partage
de paramètres, d’espaces communs et d’une tradition de connaissance
réciproque plus profonde que les intéressés n’acceptent souvent de le
reconnaître, souvent masqué par les clichés que nous rappelions plus haut,
est évidemment loin de rester sans effets multiples et complexes. Il a
contribué à tisser, dans la longue durée, la familiarité des uns avec celles des
ressources des autres présentant pour eux-mêmes un intérêt plus ou moins
direct.
Le système sédentaire suppose ou à tout le moins engendre, même si des
sociétés sédentaires primitives vivent en auto suffisance, le prélèvement d’un
surplus et la transformation de celui-ci en marchandise. C’est cette logique
qui préside pour une large part aux relations des sédentaires avec leurs

192
Indiquons simplement ici que les recherches archéologiques menées sur le
territoire de la Mongolie mettent d’une part en lumière l’existence, antérieure aux
cultures nomades, de cultures néolithiques adonnées simultanément à l’agriculture,
à l’élevage et à la pêche (v. Michel Séfériadès, Les premiers paysans de Mongolie,
Archéologia, 354 [mars 1999], pp. 56-65). A une date plus rapprochée (IIIème
siècle avant n.è.- IIème siècle de n.è., la culture Xiongnu, souvent qualifiée de
« culture nomade » apparaît de plus en plus, avec les progrès d’une étude
systématique, menée en particulier par la Mission archéologique franco-mongole
sur les sites d’Egiin gol (Bulgan) puis Gol mod (Arxangai), comme caractéristique
d’une phase de transition au pastoralisme nomade encore loin d’être totale et
systématique, ne serait-ce qu’en raison des concentrations de population et des
durées nécessaires à la réalisation des grandes structures funéraires, voire en raison
de l’existence même de telles structures, qui disparaissent avec la généralisation du
pastoralisme nomade.
459
voisins nomades : dans la recherche de produits susceptibles d’être obtenus
auprès de ceux-ci, un critère essentiel est celui de la plus-value qui peut être
escomptée une fois le produit injecté dans le marché sédentaire. Ce peut être
le cas de produits fournis en quantité insuffisante par la production
sédentaire (par exemple les chevaux en Chine), ou encore de produits
« exotiques » alliant une valeur élevée à une masse réduite (par exemple
fourrures, ginseng, bois de cerf, etc.). Sur ce plan, la relation à la périphérie
nomade est incorporée à une priorité qui est celle du marché sédentaire.
Le système nomade pour sa part répond à une autre priorité. Les produits
recherchés sont dans une large mesure ceux que la production pastorale
nomade ne peut fournir, en tous cas en quantité suffisante, comme les
produits d’origine agricole, y compris alimentaires. Le faible niveau de
division du travail implique la fragilité de l’approvisionnement en produits
autres que ceux de la production pastorale et certains besoins peuvent
difficilement être satisfaits autrement qu’en recourant à une production
extérieure. Mais le système nomade ne peut équilibrer ces échanges, comme
le fait le marché sédentaire, en les alimentant par un surplus constant et
régulier. Ce sont donc d’autres tensions, différentes de celles qui animent la
pratique sédentaire, qui s’y mettent en œuvre.
Les deux systèmes sont donc soumis, à des niveaux inégaux et variables
de pression et d’urgence, à des besoins que leur voisinage permet de
satisfaire et qui entraînent, entre eux, une complémentarité à la fois
nécessaire et instable. Cette instabilité, qu’il s’agisse des déséquilibres dans
les termes de l’échange ou dans le recours à des méthodes variables (allant
du commerce à la razzia et à la conquête ou à la colonisation), doit être
comprise par rapport à la logique propre de chacun des deux systèmes.
La puissance politique s’édifie dans une large mesure au cœur du système
sédentaire sur la possession ou le contrôle de la richesse (la place des
institutions fiscales ou monétaires dans l’histoire des cultures sédentaires est
au demeurant loin de se restreindre au prélèvement « public » sur le surplus :
elle explique le lien entre le marché et le pouvoir). Les rapports entre les rois
de France et leurs argentiers ou entre les empereurs de Chine et la puissance
économique des monastères bouddhiques dépassent le conflit d’intérêt
immédiat. Mais l’accumulation économique est loin de se confondre avec la
puissance politique et celle-ci est loin de se réduire au poids de la richesse.

460
Mais d’autres préoccupations se font jour, dont les plus spectaculaires sont
de nature politique.
Les priorités politiques sédentaires dans leurs relations avec les nomades
sont en effet souvent directement liées à des considérations stratégiques. Il
s’agit dans une large mesure, à travers les échanges, des « alliances »
préférentielles ou des précautions directement militaires, d’assurer la sécurité
et, plus encore peut-être la démarcation, au moins autant identitaire que
défensive, de l’espace sédentaire193. De ce point de vue, priorités du marché
– pour lequel les relations avec les nomades restent secondaires – et
préoccupations stratégiques se font écho et on peut se représenter le système
sédentaire comme orienté vers lui-même, tourné vers son propres centres de
gravité. Même conduites dans la longue durée, les relations avec les
nomades ne peuvent être incorporées directement au modèle accumulatif ;
elles y gardent un caractère marginal et accidentel qui ne tient pas seulement
à leur réalité territoriale périphérique.
Au sein du système nomade, l’architecture des relations avec les
sédentaires répond à une logique sensiblement différente. Face à la logique
de marché active dans le système sédentaire, le système nomade poursuit la
mise en jeu de sa logique de réseaux194. Or les bases de ces réseaux ne sont
pas principalement économiques mais socio-politiques. Le niveau
globalement faible et surtout l’irrégularité du surplus produit par l’économie
pastorale confèrent une place spécifique aux échanges intervenant au sein de
la société nomade. Dans une large mesure, ces échanges répondent à des
mobiles extra-économiques. Ils peuvent viser à développer des coopérations
entre groupes d’éleveurs ou des mesures destinées à consolider la viabilité
193
Legrand, « Les marches de l’empire chinois : Grande Muraille et empires
nomades », Face aux Barbares, Marches et Confins d’empires, de la Grande
Muraille au Rideau de fer, Tallandier : Paris 2004, ch. III, pp.53-85 (conférence
prononcée dans la série Marches et Confins d’empires, Centre d’Études sur
l’Histoire de la Défense, Paris, décembre 2001)
194
Ici encore, la formule galvaudée de Clausewitz « La guerre est la poursuite de la
politique par d’autres moyens » nous rappelle que chacun ne mène que la politique
qu’il est capable de concevoir, sans échapper à son propre système de référence et
de valeurs. Prêter aux nomades, dans ces conditions, des références qui ne sont pas
les leurs, en leur plaquant des réflexes sédentaires, ne peut guère contribuer à
l’analyse.
461
des foyers dispersés, mais aussi à alimenter des conduites sociales de plus
grande ampleur, allant des stratégies matrimoniales à la formation de
rapports de force directement politiques dont le point culminant est atteint
dans les structures « impériales ». L’exemple le plus achevé en est bien sûr
fourni par l’empire mongol, sans l’isoler des périodes extraordinairement
instructives pour notre sujet qui s’étendent de la deuxième moitié du XIVème
siècle à la fin du XVIIème.
Ici encore, c’est en deux temps qu’il faut aborder la place des relations
des nomades avec les sédentaires. Dans un premier temps, la circulation de
biens, qu’il s’agisse de productions pastorales ou de leurs à-côtés (fourrures
par exemple) acheminés jusqu’au marché sédentaire ou au contraire de
produits sédentaires diffusés dans l’espace nomade, entre dans le jeu des
relations sociales visant à réguler et harmoniser la dispersion. À ce titre, le
contrôle de ces échanges intervient en bonne place dans les rapports de force
et d’alliance qui structurent le monde de la steppe. Tout élément, interne ou
externe, matériel ou symbolique, qui vient renforcer une position, est
recherché avec énergie. Il est parfaitement normal, dans ces conditions, que
l’échange ait pour objet les termes les plus divers et que des éléments
immatériels, comme des titres honorifiques étrangers, des mariages princiers
plus ou moins fictifs, y jouissent d’un intérêt aussi immédiat, et y acquièrent
un degré de réalité aussi direct que des biens plus tangibles. À cette phase, la
relation avec le monde sédentaire n’est pas fondamentalement distincte de
celle qui peut s’établir au sein de la société nomade elle-même. Celle-ci
adopte des comportements plus facilement tournés vers le monde sédentaire
que l’inverse n’est vrai.
Une deuxième phase, qui correspond aux grands épisodes impériaux, est
liée à la première. Le système nomade interdit la constitution des réseaux de
rapports de force qui s’appuieraient sur des modèles résidentiels groupés
durables, et impose donc des retours relativement rapides à la dispersion. Il
pousse à la recherche rapide de solutions, plus souvent fondées sur
l’acceptation de compromis que sur la destruction des rivaux dans des
conflits de longue durée, et confronte tout empire en émergence à des
besoins (entretien de troupes, embryons d’administration, maîtrise
territoriale) qui ne peuvent qu’exceptionnellement être durablement couverts

462
par les ressources de la seule économie pastorale195. Sous sa forme impériale,
la logique majeure du système nomade met l’orientation centrifuge propre à
l’ensemble de la logique sociale nomade au service d’une recherche des
ressources stables qu’il ne peut se procurer qu’à sa périphérie. Pour autant, et
sous peine d’effondrement, chacune des deux logiques est maintenue. La
difficulté historique, gageure intenable sans doute, tient à la gestion d’un
système qui ne peut continuer à s’affirmer, à se pérenniser lui-même qu’en
pérennisant son identité nomade, liée à la dispersion, tout en tirant une part
croissante (bientôt dominante) de ses ressources de la société sédentaire
fondée sur l’accumulation196.
C’est cette nouvelle manifestation de la polarité qui unit et oppose
systèmes sédentaire et nomade, qui nous amène au dernier point de notre
propos. Les éléments soulignés entrent, en effet, dans toutes les interactions
qui peuvent se développer, aussi bien de coopération que d’affrontement.
Celles-ci se réalisent non de façon abstraite mais à travers la réalité multiple
des voisinages, des emprunts, des échanges de produits et d’images, comme
des soupçons et des conflits. C’est ce que, dans l’espace comme dans
l’histoire, on désigne comme une « frontière ». Phénomène protéiforme, la
frontière entre nomades et sédentaires nous renvoie naturellement à la
logique de chacun des deux systèmes. À la fois horizon de convergence et
démarcation, elle ne peut donc pas comporter une même nature et une même
signification de part et d’autre. Qu’il s’agisse de l’orientation inverse,
centripète pour le sédentaire, centrifuge pour le nomade, du déséquilibre
entre marché et réseau, de l’association et du contraste entre des priorités
économiques et politiques variables, mais aussi de sa matérialité même (la
Grande Muraille de Chine a-t-elle un rival en tant que forme

195
V. Legrand, Compromise as specifically nomad contribution to description,
understanding and dealing with tensions, conflicts and security threats, in Irina
Morozova ed., « Towards social stability and democratic governance in Central
Eurasia : Challenges to Regional Security », NATO Advanced Research Workshop
(Leiden, 8-11 September, 2004), IOS Press, Amsterdam, 2005, Nato science series,
Series V, Science and technology policy – vol. 49), pp. 40-49
196
Legrand, Кочевые формы городов в степных кочевых империях [Nomadic
form of urban phenomena in Steppe nomad empires], in Abuseitova M.X. ed.,
« Urban and Nomadic societies in Central Asia: History and Challenges»,
Almaty, 2004, pp. 331-336
463
d’« accumulation frontalière » ?), la frontière est un objet dynamique :
« ligne de démarcation » pour un système sédentaire, qui en fait l’outil d’un
containment plus ou moins vigilant, elle est une zone de contact vers laquelle
s’orientent les réseaux de rapports de forces constitutifs de la société nomade.
Un même tracé, fut-il « accepté » par les protagonistes sédentaires et
nomades reste un enjeu, les premiers adossant à son tracé, leur conception
d’une « ligne frontalière » cependant que les seconds restent sensibles à
l’état des forces, demeurant maîtres d’en redéfinir la légitimité.
L’ouverture du monde nomade sur l’extérieur favorise une entreprise qui
prend ses racines à la fois dans la capacité des empires nomades à s’imposer
dans la steppe même à des populations diverses, et dans leur difficulté à tirer
de l’économie pastorale seule les moyens de leur inscription dans la durée.
Il y a en fait un changement de nature considérable entre le recours par
les nomades à l’obtention de compléments de ressources au moyen de
pillages ou de razzias frontaliers, et l’appropriation de la Chine du nord ou
de fragments importants de celle-ci par des conquérants nomades y installant
leur pouvoir et y fondant des dynasties. Pillages et razzias sont à la fois le
prolongement, le « franchissement de la ligne rouge » par des réseaux
nomades souvent préalablement liés à leurs voisins sédentaires, et
apparaissent comme des réponses au dérèglement, au dysfonctionnement de
relations frontalières plus ou moins stabilisées (ce que l’histoire des relations
entre les Mongols et les Ming aux XV-XVIe siècles illustre particulièrement).
Quant à la conquête de la Chine du nord, pour « barbare » qu’elle soit et que
restent considérées ces dynasties, elle s’inscrit – tout en l’infléchissant
notablement – dans la continuité de l’histoire de la Chine et contribue à en
définir l’identité. Nous avons souligné par ailleurs que la pression du monde
de la steppe et ses effets sur l’ethnogenèse chinoise par son rôle significatif
dans la mise en œuvre d’une colonisation chinoise vers le sud, remontent à
une période très précoce, à la fin de la période des Royaumes combattants,
sans doute antérieurement même à la formation du pastoralisme nomade.
Dans le courant du premier millénaire et jusqu’à l’empire mongol du XIIIe
siècle – depuis les Wei du Nord (386-534) et les Türk des VIIème-Xème
siècles jusqu’aux Yuan, en passant par les Liao (907-1125), les Jin (1115-
1234), voire même en pensant enfin aux Mandchous Qing (1644-1912), sans
parler de tentatives de moindre ampleur, les empires « barbares » opèrent
une véritable scansion de l’histoire chinoise et contribuent à forger non

464
seulement leur propre histoire, mais aussi l’identité chinoise tout entière.
C’est aussi ce que dénotent les influences fortes subies par des empires
chinois tels que les Sui (585-618), annonciateurs brefs mais importants des
Tang (618-907), eux-mêmes sous forte influence des Türk (Tujue) pendant
une partie de leur longue histoire.
En retour, sans doute ces empires, une fois établis en Chine du Nord
(pour certains d’entre eux, dont les Mongols, devenus les bâtisseurs de
l’unité de la Chine), par la diversité de leurs implications dans le devenir de
l’aire nomade dont ils étaient eux-mêmes issus ou dont ils visaient le
contrôle, exercent-ils une influence majeure sur le monde de la steppe et son
propre devenir. Ainsi peut-on formuler l’hypothèse qu’après la forte
présence des Kitan (empire des Liao) dans la profondeur de l’actuel territoire
mongol, dont témoignent des traces archéologiques en cours d’étude, comme
le site urbain de Čin Tolgoi (Bulgan), la politique des Žürčed (empire de Jin),
optant au début du XIIème siècle pour un maintien à distance des nomades
de la steppe derrière le « cordon sanitaire » tenu par leurs alliés Tatar a
contribué à l’instauration du vide politique qui ranime les tensions,
concurrences et ambitions dont l’unification mongole, quelques décennies
plus tard, s’avère être le contrecoup et le plus considérable aboutissement.
Ce phénomène ne se réduit donc pas à un simple accident de voisinage,
mais contribue à produire une entité foncièrement nouvelle, une Chine du
nord fortement marquée par les apports réciproques qu’elle donne et reçoit
au, et du, monde de la steppe et des cultures nomades pendant des périodes
prolongées, cependant que les nomades de la steppe, de leur côté, inscrivent
dans une part importante de leur patrimoine les effets de ces profondes
interactions historiques. Les domaines de transmissions réciproques touchent
en effet non seulement les échanges, mais aussi des réalités institutionnelles
et culturelles significatives. Un travail de recherche considérable reste à
faire 197 . Nous nous contenterons d’évoquer ici l’apparition dans l’art
militaire chinois de la cavalerie montée détrônant l’usage des chars de
combat, le rôle des transfuges chinois qui au moins dès l’époque des Han

197
Signalons la mise en œuvre depuis 2008 d’un programme de recherche ANR
(CRLAO [EHESS-INALCO]/ Académie des Sciences sociales de Chine) destiné à
décrire et analyser les influence des langues des peuples de la steppe sur les
dialectes chinois du nord
465
familiarisent les détenteurs ou prétendants au pouvoir dans la steppe avec
l’expérience de leur grand voisin, mais aussi les groupes nomades agissant
« pour le compte » d’empires chinois ou eux-mêmes conquérants (les
commanderies wei 衛 sous les Ming et avant elles le rôle de « supplétifs »
des Jin joué par les Tatar), les va et vient complexes et multiples, entre la
Chine et le monde de la steppe, dont témoignent les perfectionnements et
institutionnalisations successifs des relais de poste, la multiplicité des
influences juridiques décelées par Paul Ratchnevsky et Françoise Aubin, la
part du monde nomade dans l’histoire de la culture musicale chinoise, en
particulier sous les Tang.
Au cœur de ce maillage très dense, une image émerge avec une force
particulière : la part qui revient à l’Asie des steppes dans la pénétration en
Chine du nord du bouddhisme. Celui-ci arrive en Chine par des chemins et
sous des variantes diverses. Aussi est-il significatif que son implantation
comme élément non seulement philosophique et religieux, mais également
politique, soit le fait des dynasties étrangères venues de la steppe, où le
bouddhisme est familier au moins depuis le deuxième siècle de notre ère. Le
rôle des Wei du nord est bien connu, comme promoteurs entre le IVe et le
VIe siècles de la grande statuaire, mais surtout comme propagateurs d’un
bouddhisme officialisé, caution et marque de la dynastie étrangère. Cette
pratique est reprise, à la fois pour marquer leur identité propre tout en restant
acceptable pour la pensée chinoise, par toutes les dynasties issues du monde
nomade ou de ses confins jusqu’à l’empire mandchou des Qing (1644-1912),
comme le sont les Žürčed Jin puis les Qing.
Il nous semble être ici en présence d’un véritable modèle intellectuel et
culturel, installé et conforté dans la longue durée. Son étude est de nature à
éclairer en retour certains aspects de l’histoire des nomades, en particulier la
complexité de l’action des Qing en Mongolie vis-à-vis du bouddhisme
lamaïque, du XVIIe au XXe siècle. Plus fondamentalement encore, si les
peuples de la steppe sont au contact du bouddhisme depuis plusieurs siècles,
la démarche de Qubilai effectuant un rapprochement spectaculaire avec le
bouddhisme est-il le fruit de rencontres fortuites ou plutôt l’adoption du
modèle évoqué plus haut, coïncidant avec son installation impériale en Chine
du nord et avec la fondation des Yuan ? Il est en tout cas significatif que
l’officialisation du bouddhisme tibétain, souvent improprement donnée pour
une « conversion », soit placée au XVIe siècle sous son patronage.

466
De phénomènes qui placent des nomades aux marges de l’espace
sédentaire ou des isolats sédentaires en terres nomades (comme les oasis), et
de rencontres hasardeuses entre les périphéries des deux systèmes, il est
passionnant de passer à l’étude globale d’un modèle historique, où le
voisinage occasionnel se transforme en interpénétration couvrant une longue
durée et contribuant à l’épanouissement d’une culture matérielle et
spirituelle majeure. Dans le cas des voisinages entretenus par les peuples des
steppes d’Asie septentrionale, ce modèle est évidemment constitué par la
longue cohabitation des peuples nomades et des peuples sédentaires de
Chine du nord et par la transformation de celle-ci en une zone d’interaction
productrice d’une identité spécifique. Chacun des protagonistes y a puisé des
éléments essentiels d’identités qui, construites dans ces interactions, sont
pourtant profondément propres à chacun d’eux, au point d’avoir souvent
masqué ce qui les réunissait. Que ce soit au plan des techniques, de modes
de consommation, de schémas culturels, de croyances, de la formation de
leur patrimoine historique ou politique, aucun des peuples de la région n’est
resté à l’écart de cette dynamique et ne peut prétendre en être « sorti
indemne ». Que cette dynamique ait été autant le fait des contrastes que de
parentés parfois paradoxales, c’est ce que nous avons cherché ici à esquisser.

467
Le pastoralisme nomade, alternative à la migration 198

Mes disciplines fondamentales, sont la langue, l’histoire mongole et


l’anthropologie du pastoralisme nomade, ce qui est la raison principale de
ma présence parmi vous.

Il y a un certain nombre de choses, beaucoup de choses ont été dites


depuis ce matin et je veux souligner que ce que vous allez m’entendre dire
maintenant pourra quelquefois vous sembler un peu provocateur, c’est en
accord et en appui tout à fait conscient et délibéré, mais aussi confiant envers
les grandes dimensions qui ont été données ce matin.

Ce dont je vais parler, les relations entre le pastoralisme nomade et la


migration n’est pas quelque chose qui remet en question, bien au contraire,
les dimensions des grandes migrations et surtout de premières grandes
migrations qui nous ont retenues aujourd’hui et vous verrez, y compris pour
des problèmes de chronologie, qui font que le pastoralisme nomade
intervient très tard dans cette problématique.

Donc, sans nous engager dans une analyse nominaliste de la catégorie de


migration, parce qu’on pourrait passer aussi la journée uniquement sur le
mot « migration» et sur la façon dont il est transcrit, traduit, par exemple,
quand on parle des oiseaux migrateurs et qu’on parle de « перелетные
птицы », ce n’est pas le mot « миграция », mais il y a aussi
« переселение » pour ne prendre que l’exemple du russe, c’est-à-dire que le
préfixe « пере- », avec y compris ce qu’il contient de dépassement, peut
nous aider à aussi apporter, à la réflexion épistémologique, sur la catégorie
générale de migrations.

Mais je voudrais quand même, avant tout, souligner la multiplicité, voir


l’hétérogénéité justement des contenus que ce terme arrive à englober. Nous
parlons ici de la problématique des grandes migrations humaines, or, avant
d’en venir à mon propos, donc cette question des relations qui unissent ou

198
Premières grandes migrations, Symposium UNESCO, 19 juin 2008
468
uniraient ou distingueraient le pastoralisme nomade et les phénomènes
migratoires, je tiens à appeler notre attention sur des disparités qu’il est
tentant, à un moment ou à l’autre, de sous-estimer alors qu’elles
interviennent bel et bien dans le regard que nous portons sur ces phénomènes.

Il y a au moins deux types de phénomènes, fondamentalement, qui


couvrent, qui entrent, dans ce terme, le premier c’est lorsqu’il est question
des migrations appliquées à des espèces animales, quand on va parler de
migrations d’espèces d’oiseaux, de migration d’espèces de poissons, de
migrations d’un certain nombre de grands mammifères, et en particulier de
grands herbivores, que ce soient les gnous en Afrique ou d’autres espèces,
on invoque un processus et un phénomène qui, qu’on le veuille ou pas, qu’on
cherche à s’en démarquer ou pas, intervient malgré tout, interfère avec
l’image que nous nous donnons et de la compréhension que nous avons de la
migration humaine.

Or, non seulement, il s’agit pour beaucoup de ces processus de


migrations animales, de phénomènes cycliques, alternatifs, mais par ailleurs,
de phénomènes qui ont fait d’or et déjà, l’objet d’une fixation en tant que
caractères génétiques qui finissent par définir des espèces ou, à tout le moins,
des variétés.

Je voudrais juste très, très brièvement vous donner un exemple,


remarquable, qui appartient à la région sur laquelle je travaille, donc la
Mongolie et les régions limitrophes, lors de la grande expédition de 1992.
Dans le cadre du programme UNESCO, étude intégrale des Routes de la
Soie, un ornithologue du Kirghizstan, Emil Shukurov, nous a présenté une
expérience extraordinaire.

Des œufs de deux variétés, pratiquement identiques, de la grue cendrée,


vivant pour les unes au Kirghizstan, c’est-à-dire estivant pour les unes en
Kirghizstan et pour les autres en Mongolie, ces œufs ont été prélevés dans
les nids et échangés. Donc couvés par des grues de l’autre lieu d’estivage. Et
bien, quand les petits sont nés, les petits ont repris le trajet de migration et
les lieux d’hivernage qui étaient ceux de leurs parents biologiques et pas de
leurs parents d’adoption. C’est-à-dire, que les petites grues du Kirghizstan
qu’on avait fait éclore en Mongolie, sont reparties pour faire tout le tour de
469
l’Himalaya par l’ouest pour aller passer l’hiver dans l’ouest de l’Océan
Indien, alors que les petites grues mongoles, nées au Kirghizstan, ont
traversé l’Himalaya par des passes à des altitudes dont elles n’avaient jamais
eu l’expérience depuis leur naissance, même au Kirghizstan, pour rejoindre
au contraire, la partie orientale de l’Océan Indien. Donc, vous voyez qu’on
est très loin des choix stratégiques qui peuvent être ceux des migrations
humaines.

En ce qui concerne les migrations humaines, il s’agit, là encore, encore


une fois, pour en venir au problème de la relation avec le pastoralisme
nomade, de distinguer des phénomènes, je dirais, de deux natures
fondamentales.

L’un qui a été, je crois, très bien exposé et très bien montré ce matin,
l’autre qui a fait l’objet plus d’allusion que de description.

Je vais parler, dans le cadre du premier, des premières grandes migrations,


c’est-à-dire des processus où l’on est très largement dans le cadre, et le mot a
été très justement employé, des processus de colonisation, de diffusion d’une
espèce d’extension et d’expansion des zones de ressources et des zones
résidentielles caractéristiques d’une population qui acquiert, sous la forme
d’ailleurs éventuelle d’isolat et de reprise de cette colonisation qui acquiert
progressivement son identité propre et sa personnalité propre.

Et puis, l’autre processus, est celui qui va me retenir le plus directement,


c’est-à-dire, celui par rapport auquel le pastoralisme nomade va constituer
une véritable alternative, c’est la migration, je dirais, qui découle. Il y a bien
entendu un lien entre ces deux types de migrations humaines. Mais il est
important justement, je crois, de bien faire attention, par moment, à ce qui
unit et puis par moment, au contraire, ce qui distingue, ce qui permet de
reconnaître des processus, qui au-delà de certaines apparences semblables,
dénote, en définitive, des mécanismes profondément différents et des
logiques profondément différents.

Donc, par rapport à la colonisation migratoire, il y a aussi la migration


qui reprend une population qui est d’or et déjà installée, et éventuellement
installée de façon profonde et durable, dans un espace de ressources, qui a
470
construit son propre mode d’appropriation, ses propres catégories
spatiales, temporelles, ses propres unités de structuration sociale et il s’agit,
en règle générale, et à ce moment-là de processus relativement tardifs.

Ce serait trop schématique, mais je dirais que la première des migrations


colonisatrices est plutôt paléolithique, la deuxième, la migration de réponse à
des contraintes d’appauvrissement des ressources, de mise en danger des
équilibres est plutôt caractéristique, mais encore une fois c’est un découpage
beaucoup trop schématique, mais serait plus facilement repérable, en tout cas,
dans le cadre des sociétés au moins néolithiques et très probablement des
sociétés de la période du métal et encore postérieure.

Pour le domaine qui me concerne, je peux dater la dernière grande


migration de ce type, de la migration vers l’ouest des Mongoles occidentaux,
celle qui donne naissance aux gens qu’on connaît sous le nom des Kalmouks,
« xalimag », c’est-à-dire, dans les langues mongoles, « ceux qui ont
débordé », ceux qui ont quitté, comme une rivière qui quitte son lit, quand la
rivière dégèle dans le cours supérieur et que de l’eau coule en débordant sur
la glace encore présente dans le cours inférieur (xalimal). Tel est le mot «
kalmouk », et si les premiers signes datent des toutes dernières années du
16ème siècle, l’ensemble du processus se déroule principalement au 17ème
siècle. Vous voyez qu’il s’agit des processus qui sont totalement inscrits
dans l’histoire moderne. Et un certain nombre de facteurs, je dirais, sont
encore à l’œuvre dans les divisions et les répartitions de populations que
nous avons aujourd’hui en notre présence.

Donc, cette migration constitue alors une stratégie et cette notion est
importante, une stratégie de maîtrise et de dépassement de contraintes dont
on peut dire qu’elles engageraient pour la population concernée un pronostic
vital. Qu’il s’agisse de phénomènes de raréfaction absolue ou relative des
ressources, de variation de la pression démographique interne ou externe,
donc la démographie proprement dite, mais aussi les pressions exercées par
des voisinages plus ou moins envahissants, mais aussi, on pourrait continuer
en identifiant encore de nombreux autres facteurs, une population peut se
trouver en position d’insécurité, de nombreux points de vue, et confrontée à
un nombre finalement très limité d’éventualités et de choix.

471
Donc, c’est la perception, plus ou moins claire, plus ou moins rapide, par
une population donnée, de la menace qui pèse sur la durabilité et les
équilibres des bilans énergétiques qui lui permettent, à la fois, d’occuper un
espace de ressources et d’en tirer, précisément, les moyens de son existence
dans la durée, les moyens de sa reproduction qui se trouvent mis en danger.
C’est-à-dire la pérennité de la population est alors menacée et elle est
confrontée aux nécessités de rechercher une stratégie permettant de restaurer,
ou éventuellement si la perception est précoce, d’entretenir cette pérennité.

Très schématiquement, il y a trois solutions. La première, elle a été


évoquée tout à l’heure, c’est la disparition pure et simple. Alors il est vrai
que, on peut supposer que, c’est relativement rare, mais les exemples
existent. Les exemples historiques dans lesquels, comme le disait la formule,
on en vient à préférer une belle mort plutôt que les affres d’une longue
agonie, est un phénomène qui a des précédents et qui a eu des exemples dans
l’histoire.

Les stratégies positives, en ce qui les concerne, fondamentalement, se


réduisent à deux options. En attendant l’arrivée de l’âge industriel qui est
susceptible de restaurer ces équilibres et ces bilans, par des moyens qui sont
ceux de l’investissement, mais ça, je mets ça de côté, c’est-à-dire comment
on peut restaurer par de l’irrigation massive, par des engrais, un bilan
agricole qui a tendance à se dégrader. Nous commençons à savoir
maintenant que ce sauvetage est quelque fois de courte durée, qu’il fait
preuve d’une certaine myopie mais on n’a pas toujours le choix.

Donc l’une de ces stratégies, c’est la migration. La recherche et


l’adoption d’un nouvel espace de ressources et de résidences et pour
l’essentiel avec de nombreuses adaptations, c’est-à-dire l’adoption de
nouveaux modes alimentaires, de nouvelles ressources alimentaires, de
nouveaux modes de consommation. Le moteur essentiel n’en n’est pas moins
la recherche d’une mise à l’abri du modèle dans lequel la population qui
adopte la migration existait et vivait précédemment à ce seuil qu’elle franchit
en s’engageant dans la migration.

Le cadre de cette intervention est évidement trop limité pour examiner


l’ensemble des modalités spécifiques.

472
Je vais abréger un peu pour ne pas reprendre la comparaison entre la
colonisation et la migration, à laquelle je fais référence ici. Simplement pour
dire que, à tout moment, il faut être prêt à relativiser les ruptures entre ces
deux comportements. Il n’est pas toujours facile de pouvoir dire à quel
moment on est dans un modèle et dans l’autre.

Mais encore une fois, on vise avant tout à reconnaître et à adopter de


nouveaux espaces de ressources permettant, sauf accident majeur, la
poursuite des modes de vie ou la restauration des mécanismes liés à ce qui a
été le moteur fondamental du développement humain depuis le néolithique,
ce n’est pas la culture de telle espèce, la domestication de telle espèce, c’est
la mise en place d’un principe moteur fondamental qui est l’incorporation de
travail vivant dans des procédures et des mécanismes et des outils et des
objets et qui assurent la pérennité, je vais parler du principe d’accumulation.

Alors, il faudrait ici, je dirais décrire plusieurs aspects de la stratégie


migratoire, juste quelques observations, les mouvements migratoires, même
les plus éloignés dans le passé, ne constituent pas, je l’ai dit très rapidement
tout à l’heure, une sorte de progression lente, progressive, par petits pas,
mais au contraire des étapes dont les ruptures principales, je dirais, par
définition, tiennent pour moi dans les limites d’une biographie humaine. Ce
sont des hommes vivants, donc des hommes dans leur état de force et de
mobilité personnels qui sont en mesure d’opérer ces mouvements.

Le deuxième aspect est l’image simple, mais après tout la simplicité fait
partie aussi de l’existence, qui est que, aucune migration intervenant dans
ces conditions n’est à la fois un simple processus linéaire, avec un point de
départ et un point d’arrivée, et cette vision a tendance un peu masquer, je
dirais, le non-montré et le non-dit de tout ce qui rentre, les recherches, les
ratés, les retours en arrière, le maintien de la communication entre ceux qui
partent et ceux qui restent et toute une série d’étapes, je dirais, et de phases
et de mécanismes derrière lesquels il y a aussi une autre dimension qui est
une dimension culturelle, absolument considérable. Quand je pense à cet
aspect des choses, c’est pour moi le rôle de la boucle du fleuve jaune dans
l’ensemble des mécanismes qui ont nourri la relation et probablement, y
compris dès les migrations anciennes, les mouvements de populations
comme les mouvements de technologies, je dirais pour simplifier, entre à la
473
fois le Sud et le Nord, la Chine moderne et le monde de la steppe, que entre
l’Est et l’Ouest et là, nous retrouvons probablement certains des aspects qui
ont été soulignés ce matin, des interrogations sur le sens des grands flux
migratoires et bien tous ces processus laissent des traces.

L’identification des voies de passage, des sites mêmes, la réoccupation à


des dates très éloignées les unes des autres de mêmes sites ne sont pas, ça
peut l’être, mais ne sont pas seulement le fait du hasard. C’est je dirais la
réalité d’une imprégnation culturelle qui va très au-delà et ça rebondit y
compris peut-être sur Andronovo, irait très au-delà des caractères de chaque
culture.

Donc, je vais maintenant en venir très vite à l’autre aspect du problème et


le pastoralisme nomade dans tout cela. Et bien, je simplifierai très
brutalement mon propos, disons bien sûr, tout le monde pense que c’est la
même chose. Que la migration et le nomadisme sont des processus et des
phénomènes de même nature.

Je m’inscris complètement en faux contre cette présentation des choses.


La mobilité et les catégories historiques de mobilité auxquels l’un comme
l’autre mécanisme, la migration comme le pastoralisme nomade, font appel,
peuvent à certain moment et techniquement être de même nature. Que vous
soyez monté sur un cheval pour garder vos pâturages ou pour migrer, vous
restez assis à peu près de la même façon. D’ailleurs, comme vous êtes un
Mongol, vous ne restez pas assis, vous êtes debout sur un des étriers. Mais ce
n’est pas là le fond du problème. Le fond du problème, c’est que le
pastoralisme nomade est une réponse à la même pression, à la même
contrainte, qui déclenche le choix, la stratégie migratoire, mais cette
contrainte reçoit une réponse qui est fondamentalement différente pour ne
pas dire diamétralement opposée.

Ce que je veux dire par là, c’est que le modèle qui se met en place, au-
delà, je dirai, de la qualité et de l’étendue des observations et des
conceptualisations auxquelles elle doit donner lieu et là, il faut absolument
qu’on sorte de ce que j’appellerai l’eurocentrisme, le sédentaro-centrisme
qui fait qu’on ne voit les nomades qu’à travers des lunettes et des prismes
qui sont ceux des sédentaires, c’est-à-dire qui les définissent par ce qui leur
474
manque historiquement, ces gens se maintiennent, ces gens qui n’ont ni terre,
ni maison, ni, ni... et or, ce n’est pas ça le fond du problème.

Le fond du problème est qu’on identifie, pour l’essentiel, grâce à une


stratégie de mise à l’abri, une stratégie d’épargne, l’identification des lieux
qui vont permettre le maintien durable sur un territoire stable par
l’instauration de cycles annuels sur de distances aussi réduites que possible.
Et aussi réduites que possible, ça peut aller en dessous de quelques dizaines
de kilomètres, grâce auxquels par la connaissance de la variété des espèces
végétales, de leur qualité et de la variation saisonnière de leur qualité. Par
rapport aux variations saisonnières des besoins des animaux, on va identifier
par la mise à l’abri de l’espace hivernale parce que lui ne se reproduit pas
pendant l’hiver. On va mettre en place un système d’alternance d’exclusion
mutuelle de deux, grosso modo, deux grandes zones saisonnières, hivernales
et estivales, et je m’en tiendrai presque là, si vous voulez, pour rester dans
les limites du temps qui m’est imparti, quel est l’objet de cette stratégie.
Parce que c’en est une, on ne suit pas son bétail quand on est un éleveur
nomade, on le conduit. Et on le conduit ailleurs, que là où il ne doit pas
brouter pour qu’il puisse passer l’hiver suivant en sécurité. Et dans ces
conditions, de quoi s’agit-il ? De sauvegarder le bilan énergétique dont je
parlais tout à l’heure, ce qui met en évidence une identité profonde entre les
choix sédentaires, qu’ils soient migratoires ou fixes, et les choix qu’opère le
pastoralisme nomade, fut-ce au prix d’une transformation est plus la
dispersion que la seule mobilité.

La cible, c’est toujours le maintien et le niveau du bilan énergétique


susceptible de permettre à la population non pas de survivre, mais de vivre,
d’occuper un espace de ressources, de le maîtriser.

Cette conduite, cette stratégie, a fondamentalement pour objectif,


précisément, de faire un autre bilan. D’une migration, on ne retient que
l’image de l’issue : « à quoi ça conduit », « qu’est-ce que ça permet »,
« qu’est-ce que ça met en place ». Mais mettez vous à la place de ceux qui
doivent partir pour une migration, confrontés à ce qu’en sont le coût humain,
le coût énergétique, le coût intellectuel dans la découverte de nouveaux
espaces, de nouvelles ressources...

475
Le choix du pastoralisme nomade, est fondamentalement d’échapper à
cette partie des coûts, au bénéfice d’autres, bien entendu, on n’échappe
jamais à quoi que ce soit finalement, mais sous la forme, fondamentalement,
d’une mobilité saisonnière contrôlée qui a pour objectif de ne pas migrer, de
rester durablement, en en aménageant l’usage, sur un espace de ressources
maîtrisé par une stratégie positive.

476
Nomadic pastoralism or migration, an anthropological and
historical alternative 199

The theme of travel, roads and travelers can meet multiple approaches,
glances and dialogues. It is not surprising that, under contemporary
circumstances, this broad issue has attracted a renewed attention of several
important forums.
Before following remarks, devoted to the nature of relationships that
separate or link nomadic pastoralism and migration, call our attention to
disparities too frequently underestimated. Under the term "migration",
several major uses must be clearly distinguished. On the one hand, the image
provided by migration of many animal species is projected, willy-nilly, on
our understanding of human migration. Under the terms of migration,
understood as more or less regular alternate moves of many species of birds,
fish, but also large mammals, what is at stake is not only a conduct stable in
the long-term, but also a process which has been integrating the gene pool of
these species, to the point of becoming one of their defining characteristics,
segregating them from other species, or sub-species between themselves.
This type of migration can undoubtedly seem to be observed in some human
populations. When one examines the process of major human migrations, it
is nevertheless hardly possible to refer it unanimously to this model, even if
it is probably possible to identify episodes, without invoking here a genetic
determination, which may present some correlations with animal migrations.
Apart from this ethological issue, on the one hand, the term migration is
used to describe the phenomena of expanding dissemination areas,
expansion by a species, including the human species, of its space of
resources and residence. This type of human migration may come under the
scope of general mechanisms of biological colonization, whether plant or
animal.
On the other hand, migration can intervene, and that is the main focus of
my statement, as a strategy of control and overcoming binding constraints

199
51 Permanent International Altaistic Conference, Bucarest, July-August 2008, à
paraître dans Pop, R. ed., Proceedings of the 51 PIAC Meeting, Bucarest
477
constituting a possible life-threatening challenge for a given population.
Nothing prevents such a migration of a new type to take over a phase of
colonization, more or less distant in time, but these two phenomena are
basically not of the same nature.
Whether phenomena of absolute or relative scarcity of resources, changes
in internal or external demographic pressure (growth specific to population
or pressure exerted by more intrusive neighbors) or many other factors, a
population can be confronted by a limited number of contingency and choice.
In all these situations, a central element consists of a more or less clearly
perceived degradation of energy balances which determine the life of this
population and its reproduction.
The sustainability of both the population and its space of resources is then
threatened and its restoration imposes major strategic choices. While it
seems unlikely that a deliberate choice is the pure and simple disappearance
of the group, the historical examples do not, however, lack of episodes of
such extinction in which "a beautiful death is preferred to the horrors of a
long agony". The positive strategies, in regard, can rely only on a severely
limited number of options.
One of these strategies is, of course, migration, research and adoption of
new space for resources and residence. In essence, whatever adjustments that
are necessarily created in this framework (with, for example, the adoption of
new resources and new food consumption patterns), the essential impetus
aims at "setting the population free" from difficulties and shortages it was
exposed to. A major condition, as a rule, remains the identification and
adoption of new territory frameworks fitting the economic and cultural
models existing previously. The reproduction of the group remains migration
main goal and, fundamentally, its lifestyle remains too at the heart of what
constitutes therefore a migration. This intervention is too limited to discuss
specific modalities of migrations. Observe, however, that this strategy does
not put willingly under question the broad pattern of human development
implemented among a population prior to its migration. Probably could we
at this point emphasize that two models of migration just mentioned ( 1 ] the
primary colonizing migration and 2 ] the strategic response to an emergency
urgency) may differ by the way each of them is related to the access to
resources: the first one mainly consists of gathering food and in various
forms of predation (gathering, hunting). It is more or less directly
478
subordinated to the discovery and assimilation of new resources along the
progression of human dissemination. The second type, on the contrary, arises
from lifestyles already structured and depending on a complex of well
identified, mainly domesticated resources, and even more significantly, on
the major principle consecutive to the Neolithic rupture: the accumulation as
a main factor in the biological and social permanence and durability of the
population concerned. By the way, thinking on this point suggests to
relativize the too rigid breaks and cuts that the chronology sometimes tries to
impose. The fact remains that the migration in this case, is aiming primarily
at the adoption of new resource areas permitting the continuation of previous
lifestyle and essentially restorating of accumulation mechanisms. Several
aspects of the concrete implementation of the migration strategy are
consistent with this core contents. If migration may extend over a long
period of time, migratory movements, even in the more distant past, are not a
slow and insensitive insinuation in a new space but eventually the succession
of short episodes fitting a human life time. Less still is a migration a simple
“one way” geometric translation by which a population leaves a starting
point towards a point of arrival without having undergone itself significant
transformations. In addition, the evidence provided by the migratory
movements considered as "successful" is misleading because it leaves
mostly in silence the costs of migration itself, the numerous, not always
documented attempts, failures and steps back. Migrations are also made
from explorations, setbacks, and weight of both concrete and symbolic
heritage, of traces, tracks or routes, which oriented and prefigured their
movement.
The other strategy, nomadic pastoralism, offers an alternative to
migration which must be estimated as radical. It retains all the more our
attention that one of the major hotbeds where it was adopted is historically
and anthropologically the large steppes of Central Asia. The nomadic
pastoralism has its roots in the same set of factors that may lead to migration.
It is also not exclusive, as evidenced by the episode of migration to the west
of a significant fraction of Western Mongols in the seventeenth century.
Fundamentally, however, the implemented mechanisms follow a different
logic. The constraints to be overcome are not so deeply marked by absolute
levels of environmental pressures (such as very low absolute temperatures in
winter) or by the volume of available resources but, much more, by their
extreme irregularity and unpredictability.
479
At the first level of observation and analysis, a series of technical
developments and shifts affecting both the global mode of operation, the
type of resources and main forms of social organization occur. On the one
hand, there is a shift from an initial complex access to multiple resources,
based on both agriculture and animal husbandry, towards a larger use and
place of livestock, potentially hegemonic, therefore justifying the use of the
term "pastoralism". In addition to a change in the nature of the resources
available, it seems that the ability of animals to "absorb" at least partially
irregularities in natural systems plays in this process an important stabilizing
role for the benefit of the human population. On the other hand, the
established and settled production forms (often documented by
archaeological evidences of residential agglomerated or grouped patterns)
are replaced by the introduction on a large scale of exclusively pastoral areas
of pasture entering seasonal alternating specialization (within which the
winter season plays a leading role) and also by a scattered distribution of the
pastoral population and of its herds in units of limited size, typically
consisting of a simple or unique nuclear family.
The complexity both technical and social of this system, the combination
of great ability of observation and conceptualization, the birth of new
cultural patterns necessarily holds attention. Illustrations can be provided by
all parameters involved in the choice priorities for animal selection, by the
identification of pasture depending on multiple factors as climate and
hydrology (sunshine, wind, precipitations). The choice of animal species
bred, their conduct on pastures differentiated according to the characteristics
of seasonal vegetation cover (a single plant species responds differently at
different times of the year to the needs and tastes of different species bred)
and water resources are themselves the objects of high sophistication. The
pasture, apparently "wild" steppe is indeed in the long term, the result of a
genuine process of domestication.
There is more: the logic of alternation on seasonal pastures, far from
being done to bring the herds "where there is grass and water" or even
simply to follow passively the spontaneous movement of animals, is quite on
the contrary a deliberate exclusion of immediate consumption on pasture
areas expected to meet the herd needs at another time of the annual cycle.
All of this shapes a strategy of setting aside, of non-accumulative "savings",
which allows for the most sustainable management of the initial

480
unpredictability. This applies particularly and even primarily to winter, a
season the most vital requirement of which is protection of herds. Places or
sites meeting this requirement are in limited quantities and are largely
determined by the topographical characters of landscapes. Such a site must
provide at the same time shelters from the coldest aggressions, water
resources in the form of snow protected from sublimation (that means large
enough places with limited sun exposition). and pastures that surround such
places. The winter pasture has to be more extended, due to the sensitive loss
in nutritional qualities because of freezing and to the lack of grass growth all
the cold season long. By the way, relating these facts between themselves
throws a special enlightening upon long observed features of nomadic
residential patterns in Asia, where mountain massifs, far from being
obstacles between human populations, are the privileged areas of higher
(though strictly limited) demographic density.
It is precisely the combination of these features: tendency toward
exclusive pastoralism, seasonal rotation by small and scattered population
groups, which form the core architecture of nomadic pastoralism. Several of
these elements to appear to be indissociable in Central Asia. One example is
the general composition of livestock, including as a rule a large number of
bred species. It is also true that the extremely low or insignificant level of
social division of work, may be easily misleading for sedentary outer
observers, seeming to give arguments for definitions of nomadic social order
as “primitive” in its nature. The intrinsic weakness of each basic scattered
group in turn leads to a social interactive networking of multiple alliances,
largely directed according to a centrifugal logic, aiming at a permanent
guarantee of both consanguinity control and of the balance of forces and
power.
These two alternative strategies in response to the long-term issues of
sustainability, migration on the one hand and adoption of new lifestyles and
access to resources that is the nomadic pastoralism on the other, present in
the final, despite the depth of symmetry between them, a common logic that
involves them in a fundamental way and founded relations that people using
one as the other can and must maintain. The goal pursued is the same: to
perpetuate or restore a positive energy balance stable and sustainable enough
to ensure the life of the population over time. This element of continuity and
relations between sedentary agriculture based society and nomadic

481
pastoralism looks largely consolidated by knowledge now acquired on the
path along which societies were led till nomadic pastoralism. This system
appears in fact to be a deep if not revolutionary transformation of previous
order, but in no way an original or primitive one: there is apparently no
nomadic pastoral culture that should had never previously shared the
common heritage of agrarian or agro pastoral cultures background.
Domestication, including that of animal species being the backbone of
nomadic pastoralism (sheep, horses), was a condition prior to its appearance,
and not a consequence of it. The growing emphasis on livestock and
pastoralism, adoption of seasonal alternating techniques appear to offer
strategies separating from direct legacies of the Neolithic settlement at a
more or less comparatively recent time.
It is common to meet with two ideas according to which the most clear
opposition between sedentarity and nomadic pastoralism should be the
latest’s mobility and, too, that this mobility itself imply an assimilation
between nomadism and migration. These concepts remain sketchy and
superficial. While it is clear that mobility and its instruments play an
important role in nomadic pastoralism (dissemination of horsemanship was
undoubtedly a decisive factor), it does not mean that this feature provided its
“raison d’être” to nomadism. Being an instrument of the strategy of dispersal,
alternating seasonal pastures easing pressure that man carries through its
herds on the natural environment, mobility is at no time a goal in itself, an
independent mainspring or even a decisive symbolic rallying theme in
nomadic cultures. In one word, the image of “the nomad, hungry for wide
open spaces” is a sedentary fantasy.
More fundamentally in the final analysis, what characterizes nomadic
pastoralism as a deep, however late, switchover in the history of mankind, is
to relinquish the leadership role belonging before unshared to accumulation .
This disruption is considerable. It should not be interpreted as a failure, as a
lack, inability or impotence, but as a sophisticated strategy that led
populations occupying continental spaces to overcome in the long-term
instability and irregularity on resources, which might condemn the human
presence in these regions.
Being a major anthropological alternative to agrarian sedentarity,
nomadic pastoralism, with its seasonal alternating dispersion, is at least in its
sources a direct alternative to migration: the “choice” of nomadic
482
pastoralism appears as a strategy to cope with a worsening in relationship
between resources and needs on a maintained circumscribed and familiar
territorial basis, avoiding thus the uncertainties and costs of a migration.

483
L’alternative nomade au Kazakhstan et dans l’histoire kazakh 200

Bien d’autres diront, beaucoup mieux que je ne saurais y prétendre, les


événements, les évolutions et les forces qui ont fait le Kazakhstan moderne.
Les nomades ne sont-ils pas ces peuples, toujours en mouvement, qui
suivraient leurs maigres troupeaux sur des espaces plus décharnés encore, à
la recherche d’improbables herbages ? Les nomades, quand la fulgurance
d’une de leurs chimériques aventures vient déchirer l’harmonie des
civilisations sédentaires, ne seraient-ils pas ces hommes dont le portrait ne
serait ressemblant qu’à la condition de dresser le tableau impitoyable de ce
qui leur « manquerait » ? Ni maisons, ni villes, ni terres cultivées… Nous
n’en sommes plus, sans doute, à ces caricatures, et nombreux sont celles et
ceux à qui le hasard des lectures, des voyages et du cinéma ou de la
télévision a rendu plus familiers la richesse, la diversité, la sophistication du
pastoralisme nomade.
Il n’en reste pas moins que chaque image doit être scrutée et interrogée en
se défaisant patiemment de ces réflexes ancestraux. D’autant mieux que des
enjeux nouveaux et des interrogations toujours plus pressantes appellent
notre monde moderne à mieux comprendre, obstinément, ce qui fait, d’un
même mouvement, la diversité, la richesse et l’unité de la famille humaine.
Une brève description de ce mode de vie s’impose. A son tour, elle doit
faire naître des étonnements nouveaux et l’attente de quelques clefs.
Bien sûr, une image s’impose à quiconque pense aux nomades : la
mobilité, voire l’errance. Au point que certains, aujourd’hui, en font
l’essence même de l’économie et de la société nomades. Il n’est pas question
d’en nier l’importance, mais de constater qu’elle ne résume à elle seule ni les
motivations, ni les enjeux ni les pulsions. Ainsi est-il évident pour tout
Mongol dont le total des déplacements dans les montagnes du Xangai ne
dépasse pas quelques dizaines de kilomètres dans l’année, comme pour tout
autre qui en parcourt plusieurs centaines dans les cuvettes quasi désertiques

200
Catalogue de l’exposition Hommes, Bêtes et Dieux du Kazakhstan, Musée
Guimet, 2010
484
du Gobi, qu’ils partagent un mode de vie qui leur est commun et même, plus
surprenant sans doute, un même rapport à l’espace et à la distance.
D’autres observations nous rapprochent plus certainement de l’essentiel.
Le premier élément, mais il ne suffit pas à définir le nomadisme, tient pour
un groupe humain à la possession d’un troupeau, d’animaux domestiques qui
lui fournissent les plus importantes et les plus permanentes de ses ressources.
Cette place du pastoralisme, caractérisé dans l’espace mongol par
l’hégémonie d’un maintien durable de troupeaux comportant plusieurs
espèces (les Mongols les décrivent par l’expression du « bétail aux cinq
museaux ») est centrale. Elle dicte un ensemble de techniques, de
représentations, de comportements et de conceptions omniprésents. L’animal
est le fournisseur des ressources les plus diverses, aussi bien alimentaires
que techniques (vêtement, habitation, matières premières les plus diverses).
Il est aussi, nous y reviendrons pour éclairer la transformation de ce
pastoralisme en pastoralisme nomade, un intermédiaire, un régulateur, un «
amortisseur » des relations de l’homme à la nature. Deuxième trait majeur,
dont nous retrouverons autant les racines que les conséquences, ces
troupeaux, sauf accident, sont loin d’être innombrables (ce dont le spectacle
de la steppe peut à certaines saisons donner l’illusion). Chaque troupeau, en
effet, ne nourrit qu’un groupe humain de dimensions modestes, même si des
rassemblements saisonniers aux mobiles d’ailleurs multiples peuvent être
observés et jouent un rôle important tant dans la vie quotidienne que dans
l’histoire de la société nomade mongole.
Ainsi se dessine une réalité dont on croit trop souvent les nomades
dépourvus : un territoire, aussi permanent et stable que le permettent la vie
sociale et l’histoire. Ce territoire, dont l’étendue est un compromis entre le
nombre et les besoins des bêtes nécessaires à l’entretien des hommes et la
force dont ceux-ci disposent pour contrôler pâturages, eaux et terrains de
chasse, est loin de former un espace amorphe. Chacun des termes de cette
équation est à la fois important en lui-même et étroitement dépendant de tous
les autres. C’est en particulier dans cette logique que s’instaure l’alternance
saisonnière dans l’exploitation des pâturages, largement assimilée au
système pastoral dans son ensemble.
Cette assimilation n’est pas fausse, mais reste superficielle. Eau et
herbages ne constituent pas un cycle annuel homogène, dissociés et

485
recomposés qu’ils sont, en un métier d’une complexité saisissante pour qui
en observe le détail et se libère de l’image du nomade « suivant son troupeau
au hasard des saisons », entre les besoins et les capacités variables des
diverses espèces et de leurs âges successifs, les alternances saisonnières
proprement dites et la diversité des niches écologiques ou topographiques
qui tout à la fois se proposent et s’imposent. La froideur des hivers,
l’importance d’un abri suffisant, le gel d’une grande partie des ressources en
eau, l’absence de repousse hivernale sur des pâturages appauvris doivent être
gérés comme des enjeux stratégiques, vitaux, et conduisent à faire des
hivernages, du choix des lieux très concrets, propices à surmonter ce
moment névralgique un incontournable pivot de l’ensemble du système. La
définition des paramètres utiles est assez simple, inscrite qu’elle est dans les
paysages : des vallées de piémont assez abritées et encaissées pour que les
neiges de l’automne fournissent assez longtemps l’eau indispensable sans
être sublimée comme elle l’est souvent dans la steppe proprement dite. C’est
d’ailleurs ce qui concourt à ce que les massifs montagneux, loin de former
des barrières, forment historiquement, sous des formes d’occupation
d’ailleurs variables, les pôles du peuplement nomade les plus denses.
Point central du cycle annuel, l’hivernage s’inscrit simultanément dans
une alternance saisonnière des troupeaux sur les pâturages. La logique en est,
ici encore, le maintien d’une complémentarité remarquable. D’une part, le
recours à divers pâturages permet de tenir compte des besoins et des
comportements alimentaires propres aux diverses espèces et de leur variation
dans le temps (musculation, engraissement, lactation des mères). D’autre
part, il contrôle le maintien d’une pression qui assure l’alimentation des
troupeaux sans porter atteinte à la régénération de la végétation. Enfin, cette
alternance vise un objectif plus ambitieux encore qui nous ramène à la raison
d’être fondamentale du pastoralisme nomade : permettre avec une sécurité
raisonnablement prévisible le retour régulier sur un même lieu d’hivernage,
assurant ainsi la stabilité du territoire et rendant ainsi superflu le recours à
une migration hasardeuse, coûteuse, souvent dangereuse.
Les éleveurs nomades, quoiqu’il en semble, ne se contentent nullement
de conduire leurs troupeaux là où ils trouveront des herbages, moins encore
les suivraient-ils au hasard de la quête que les bêtes mèneraient d’elles-
mêmes. Dans une démarche stratégique et rationnelle beaucoup plus ardue,
ils les tiennent à l’écart des espaces nécessaires à la nourriture des troupeaux
486
à proximité des lieux qu’ils escomptent occuper et réoccuper, souvent au fil
des générations, comme hivernage. Ceci ne signifie nullement que les
qualités des pâturages exploités lors des autres saisons soient indifférentes et
négligées, mais elles s’inscrivent, c’est ce qui en fait la grandeur, dans une
hiérarchie et des priorités qui vont très au-delà de leur intérêt immédiat.
Cette stratégie de mise en réserve des pâturages destinés à l’hivernage,
associée au choix et au maintien de celui-ci, constitue ainsi le cœur d’un
modèle complexe répondant à la conjonction de multiples impératifs dont la
description excéderait largement les dimensions de cette présentation.
Au-delà de telle ou telle de ses formes ou de ses implication, cette
stratégie se dessine comme telle, comme maîtrise voulue et construite d’une
alternative anthropologique majeure. Nous pouvons en proposer une
définition très lapidaire, en soulignant le rôle décisif qui y appartient à une
logique de dispersion.

Quelles en sont les racines et les sources ?


La question se pose, et a été longtemps formulée dans les termes d’une
détermination immédiate et directe, voire d’un déterminisme plus ou moins
étroit, de l’impact des conditions naturelles, de l’essence « écologique » qui
serait ainsi celle du pastoralisme nomade et de sa genèse. Notre temps peut
sans doute trouver là matière à réflexion, peut-être même à nostalgie. Les
effets des conditions physiques observables dans les régions où s’est
développé et maintenu le pastoralisme nomade sont à coup sûr considérables.
Mais ces effets le sont-ils moins que sous d’autres latitudes ou longitudes, et
pour d’autres modes de l’activité et du peuplement humain ? La question est
bien plutôt celle de la nature et des caractéristiques de ces conditions,
inséparables des choix et des innovations qui fondent une culture.
Une première observation s’impose, si évidente qu’elle a pu passer
inaperçue et que les malentendus n’ont pas manqué : pour que naisse une
culture nomade, elle-même évolution d’un pastoralisme qui la précède,
encore faut-il que soient intervenus les processus de la domestication propres
à l’émergence de la « révolution néolithique ». Sans exclure des reprises
d’évolution dont l’histoire des cultures et des techniques fournit
d’innombrables exemples, tout indique que le passage au pastoralisme
487
nomade s’est opéré au sein de ou à partir de sociétés sédentaires ayant déjà
mis en œuvre les bouleversements de la domestication tant végétale
qu’animale. Croire que le paléolithique aurait été « nomade », comme
l’affirment encore certains programmes scolaires, est une grave erreur de
perspective alors que nous nous trouvons ici face à une rupture intervenant
au sein d’une société déjà sédentaire.
Ce qui est en jeu est d’une autre nature et d’une autre ampleur. Les traces
de cultures sédentaires néolithiques et post-néolithiques, caractérisées par
des habitats regroupés en villages, sont en effet nombreuses dans la région .
Ce qui est en jeu est donc une rupture par rapport à cette situation préalable.
Une des évolutions constitutives de la transition au pastoralisme nomade,
inhérente au modèle que nous venons de décrire sommairement, dispersion
par la diversité du troupeau, son petit nombre relatif, alternance saisonnière
sur des pâturages discontinus, tient à l’éclatement de la société en multiples
cellules, qui peuvent, très naturellement, se réduire à la famille nucléaire.
Phénomène constant, cette multiplication de petites entités pastorales
entraîne de multiples conséquences. L’une d’elles est que l’ensemble de la
population, même dans les conditions d’une hiérarchisation sociale poussée,
reste adonnée à la production pastorale directe, que ne se constituent pas de
couches que leur évolution couperait globalement ou durablement de cette
production, et que ne se constitue pas non plus de division ou spécialisation
du travail aboutissant à la formation de corps spécialisés, tels qu’une couche
artisanale ou marchande. Cette généralité est assez forte pour que la mise en
évidence de cas divergents, comme la formation de la population des
monastères lamaïques dans la Mongolie des XVIIIème et XIXème siècles,
attire une attention soutenue.
A travers une multitude de comportements et de réalisations concrètes,
comme dans la profondeur des images mentales, la dispersion s’érige en un
principe dominant, organisateur de l’ensemble du système pastoral nomade.
Celle-ci, dont nous retrouvons les manifestations et les effets aux plans
sociaux, politiques et historiques, joue au sein du système pastoral nomade
un rôle tout aussi essentiel que celui joué par l’accumulation, c’est-à-dire
l’incorporation de travail non dans les biens de consommation directe mais
dans les équipements et matériels divers destinés à les produire au sein des
systèmes agraires et urbains sédentaires.
488
C’est aussi au niveau de cette dispersion que se manifestent les clefs les
plus nécessaires à la compréhension du devenir social et historique.
L’histoire fournit à son tour des outils pour comprendre les évolutions du
système.
De même que l’accumulation dans l’histoire des sociétés sédentaires,
l’optimum écologique et technique que constitue la dispersion est porteur de
ses propres contradictions. La plus directement lourde de conséquences est la
faiblesse intrinsèque de chaque groupe élémentaire. Nécessaire pour
maintenir la pression sur le pâturage à un niveau compatible avec
l’occupation durable d’un même territoire, sans épuisement, voire
destruction irréversible des ressources primaires, le petit nombre de
membres disponibles, en particulier adultes, associe étroitement viabilité et
précarité. Cette dernière se manifeste aussi bien en termes de main d’œuvre,
restreignant la capacité de contrôle du territoire, qu’en termes de force de
défense, qu’il s’agisse de protéger le groupe lui-même, le troupeau ou le
pâturage contre prédateurs et agresseurs de toutes natures. Il est surtout
évident que des fluctuations de faible amplitude, pouvant porter aussi bien
sur le potentiel humain qu’animal du groupe, sont susceptibles de le
renforcer ou de l’affaiblir plus ou moins radicalement par rapport à ses
voisins. La dispersion fait par ailleurs de la consanguinité et de sa gestion un
enjeu particulièrement crucial, partenariats et coopérations locaux d’une part,
maîtrise des réseaux de parenté d’autre part n’étant pas nécessairement
cohérents entre eux.
Face à cette situation, les parades ne peuvent être fournies que par
l’organisation sociale. Ce n’est pas le moindre intérêt de l’étude du
nomadisme que d’y voir à l’œuvre, y compris dans des périodes récentes, les
mécanismes par lesquels des individus ou des groupes, pourtant dispersés, se
constituent en société, en collectivités dont les membres peuvent résider à
des temps de trajet considérables. La formation d’alliances et la constitution
de réseaux, la mise en œuvre de stratégies matrimoniales susceptibles
d’impliquer des partenariats distants, fournissent un ensemble de canaux et
d’institutions modelant fortement le tissu social nomade.
Sur le modèle de l’exploitation pastorale nomade, tournée vers l’extérieur,
au point que le modèle successoral n’y vise pas la transmission d’un
patrimoine indivis mais l’essaimage des enfants quittant le campement

489
parental avec leur part du cheptel au fur et à mesure de leur passage à l’état
adulte, les réseaux de relations mettent en jeu une dynamique centrifuge qui
naît de la logique de dispersion et l’amplifie.
Les effets de l’ensemble formé par la dispersion et le jeu des réseaux
d’alliances qui la structurent sont doubles. A des intervalles très variables,
mais auxquels il n’est pas déplacé d’appliquer la notion de cycles, le jeu et la
montée des tensions et des concurrences immédiates entre groupes voisins,
mais aussi entre protagonistes pris dans des logiques d’alliances et dans les
rapports de forces que celles-ci génèrent, rendent la poursuite de la
dispersion en petits groupes plus précaire et plus dangereuse que par le passé,
incitant à des regroupements défensifs. Ceux-ci, compte tenu des contraintes
de l’économie pastorale ne peuvent être que des épisodes limités dans le
temps, le rassemblement prolongé des hommes et de leurs troupeaux
s’avérant impossible. Les regroupements, échos d’une crise, en sont à la fois
la traduction et un moyen de règlement, que celui-ci intervienne par la
négociation et la communication ou par la violence et la guerre, pour
laquelle ces archers à cheval développent un savoir faire remarquable.
Dans le même temps, ce qui se passe entre rassemblements rivaux,
soucieux de voir prévaloir leurs intérêts, se manifeste également en leur
propre sein : les inégalités entre petits groupes, dont les bases précaires ont
été déjà signalées, favorisent l’émergence de prétentions de la part de ceux
d’entre eux qui associent à une force propre supérieure une meilleure
mobilisation des réseaux d’alliance, voire le souvenir d’épisodes antérieurs
et porteurs de légitimité. On assiste ainsi à l’émergence et à la revendication
de dominances lignagères aristocratiques qu’un pas vite franchi sépare à
peine de la prétention à l’empire, mais aussi à la production d’une culture
politique associant le pouvoir et le sentiment de sa fragilité. A la logique
fonctionnelle du système pastoral nomade plaçant dans ces épisodes
stratégiques l’espoir d’une régulation, l’ensemble de la société pastorale
reprenant le cours brièvement interrompu de sa nécessaire dispersion, une
logique sociale et politique s’intègre, s’oppose et parfois se substitue, dans
laquelle formation, perception et fixation d’intérêts de groupes conduisent à
la constitution des « empires nomades » qui ont scandé l’histoire
eurasiatique depuis le IIIème siècle avant notre ère jusqu’à l’époque
moderne. La politique vient ici à son heure, de même, on va le voir, que la
relation entre nomades et sédentaires. Mais ni l’une ni l’autre ne peuvent
490
prétendre à une priorité exclusive, ne sauraient constituer les bases de départ
de l’analyse, et ne peuvent être utilement abordées avant d’avoir tiré au clair
un diagnostic du système social pastoral nomade, sans emprunts ou
classifications schématiques a priori (en cherchant par exemple à répondre
prématurément sur la nature étatique ou non des empires nomades, sur le
bien-fondé même de ce terme d’« empire » qui n’est utilisé ici, faut-il le
souligner, que par une commodité de vocabulaire, toutes questions dont il est
légitime de faire les objectifs ultimes d’une démarche qui ne peut par
conséquent en faire des points de départ préétablis).

Un « passage à l’Histoire » original : les « empires des steppes »


Alors que c’est la production pastorale nomade et les formes sociales
qu’elle génère, qui sont aux racines mêmes de ces entreprises impériales, il
s’en faut de beaucoup qu’elles soient à même d’en assurer la pérennité. La
question est centrale. Que des épisodes critiques de remise en ordre
périodiques permettent à la société nomade de réguler et réajuster son mode
d’accès aux ressources est une chose. Mais ces épisodes ne peuvent viser que
le retour à la dispersion optimale, quitte à ce que sa restauration ravive à plus
ou moins court terme des tensions comparables.
C’est le passage à des épisodes marqués par l’établissement ou la
rénovation de dominations aristocratiques, et plus encore par le
développement et la répétition d’entreprises « impériales », dont l’originalité
tient à la quête d’une pérennité durable ne se réduisant pas à la réhabilitation
de la dispersion, qui pose le problème en des termes renouvelés, voire
bouleversés. A la différence de la régulation simple, en effet, la constitution
et l’entretien d’une structure institutionnelle aussi rudimentaire soit-elle,
d’un appareil militaire permanent, d’un embryon de mécanisme administratif,
des outils de communication remarquables mais coûteux que sont les relais
de poste, impliquent la mobilisation de moyens qui ne peuvent être prélevés
en volume suffisant, et surtout avec la régularité requise, sur la production
pastorale elle-même. Un impératif se dessine, qui consiste à se procurer à
l’extérieur de l’empire les ressources de sa pérennité.
Un large éventail de possibilités se dessine au sein duquel se profilent les
formes historiques les plus remarquables de la relation entre nomades et
sédentaires, depuis la mise en œuvre des stratégies d’échanges - le plus
491
souvent non-marchands - déjà à l’œuvre dans la société pastorale, le
développement de politiques frontalières associant le négoce et la razzia,
jusqu’à la conquête de régions sédentaires périphériques et à leur mise à
profit par l’empire nomade, au pillage initial pouvant succéder une politique
durable de mise en valeur, que ce soit par la fiscalité ou l’exploitation
financière, mais aussi par une authentique activation économique
consécutive au retour de la paix et à la réouverture de voies de commerce.
Dans tous ces cas de figures, dont la relation entre les empires nomades et la
Chine du nord et dont l’histoire impériale mongole dans les pays conquis
donne une surabondance d’exemples, la démarche est multiple, cherchant
dans un même mouvement à garantir à l’empire les moyens concrets de son
existence et de sa durée et à tenter d’asseoir sa légitimité au sein de la société
nomade en redistribuant une partie des richesses rassemblées qu’il injecte
dans les réseaux sociaux toujours actifs. C’est d’ailleurs dans cette logique
que s’inscrit le devenir de la ville présente au cœur de l’espace nomade, tout
d’abord dans le contexte de la généralisation du nomadisme puis dans sa
relation aux empires.
[formes et modèles d’échange dans la société nomade ; types de
frontières, interface nomade-sédentaire et stratégies sédentaires (Grande
Muraille, marchés frontaliers, pénétration marchande dans l’espace nomade) ;
politiques de conquête et en particulier conquêtes mongoles du XIIIème
siècle ; dominations impériales et politiques menées dans les pays conquis ;
réseaux centrifuges et redistribution ; politiques de décentrement des empires
nomades et devenir des relations entre l’empire et le monde nomade dont il
est originaire ; les villes – des cités pré-nomades aux institutions impériales ]
Il est certes compréhensible que les formes sous lesquelles s’opérait
l’irruption du « fait nomade » dans le « vécu sédentaire » ait obscurci, voire
interdit la compréhension des racines proprement nomades des politiques de
pillage et de conquête et, ne laissant place qu’à l’image de la rapacité et de la
férocité des conquérants, ait privilégié le sentiment par rapport à la réflexion.
C’est pourtant cette dernière qu’il est indispensable de proposer.
Sans prétendre fournir un tableau d’ensemble des sociétés, des cultures
nomades et de leurs ressorts multiples, sans entreprendre de vaste
généralisation comparative, dont l’auteur ne se reconnaît pas la compétence,
cette démarche, outre sa portée monographique, qui propose à la fois une

492
interprétation anthropologique radicalement nouvelle du système pastoral
nomade et une relecture simultanée de l’histoire de l’Asie centrale et
septentrionale, se veut une réflexion sur la capacité de l’histoire à élargir sa
propre conception de l’universalité. Cette dernière dimension est inséparable
de propositions tant de fond que de méthode, mises au point au fil des années
et qui nous semble de nature à enrichir les débats sur les rapports entre
histoire et anthropologie. En particulier, il est apparu nécessaire de faire
reposer la démarche sur des binômes assez radicalement symétriques dont
l’un des termes répond avec netteté aux besoins d’une analyse du
pastoralisme nomade. C’est le cas des couples accumulation - dispersion, et
centripète - centrifuge, étroitement associés entre eux, dont la mise en œuvre
s’avère opératoire, d’autant plus quand elle est combinée à des outils
d’analyse surmontant le vieil antagonisme linéaire - cyclique au profit d’une
vision que nous pourrions qualifier de vectorielle et dont les inflexions,
comparables à celles qu’imprime à une courbe les variations d’une fonction,
permettent de proposer maintes hypothèses nouvelles.
Au cœur de ce maillage très dense, une image émerge avec une force
particulière : la part qui revient à l’Asie des steppes dans la pénétration en
Chine du nord du bouddhisme. Celui-ci arrive en Chine par des chemins et
sous des variantes diverses. Aussi est-il significatif que son implantation
comme élément non seulement philosophique et religieux, mais également
politique, soit le fait des dynasties étrangères venues de la steppe, où le
bouddhisme est familier au moins depuis le deuxième siècle de notre ère. Le
rôle des Wei du nord (北隗 385-546) est bien connu (grottes de Longmen 龍
門, Henan), comme promoteurs entre le IVe et le VIe siècles de la grande
statuaire, mais surtout comme propagateurs d’un bouddhisme officialisé,
caution et marque de la dynastie étrangère. Cette pratique est reprise, à la
fois pour marquer leur identité propre tout en restant acceptable pour la
pensée chinoise, par toutes les dynasties issues du monde nomade ou de ses
confins jusqu’à l’empire mandchou des Qing (1644-1912), comme le sont
les Žürčed Jin puis les Qing.
Il nous semble être ici en présence d’un véritable modèle intellectuel et
culturel, installé et conforté dans la longue durée. Son étude est de nature à
éclairer en retour certains aspects de l’histoire des nomades, en particulier la
complexité de l’action des Qing en Mongolie vis-à-vis du bouddhisme
lamaïque, du XVIIe au XXe siècle. Plus fondamentalement encore, si les
493
peuples de la steppe sont au contact du bouddhisme depuis plusieurs siècles,
la démarche de Qubilai effectuant un rapprochement spectaculaire avec le
bouddhisme est-il le fruit de rencontres fortuites ou plutôt l’adoption du
modèle évoqué plus haut, coïncidant avec son installation impériale en Chine
du nord et avec la fondation des Yuan ? Il est en tout cas significatif que
l’officialisation du bouddhisme tibétain, souvent improprement donnée pour
une « conversion », soit placée au XVIe siècle sous son patronage.

494
Individu non occidental : le cas mongol 201

La culture occidentale (en supposant celle-ci uniforme) a développé un


glissement progressif de l’individualité à l’individualisme aboutissant à une
dissociation plus ou moins explicitement revendiquée de l’individuel et du
social, pouvant aller jusqu’à faire de ces deux termes des antonymes. Les
risques de cette dissociation vers une exclusion respective de l’individuel et
du social réduit au « collectif» sont manifestes et largement représentés dans
les visions et les pratiques occidentales courantes. On l’aura compris, un
point de départ explicite de la démarche exposée ici consiste en un rejet de
cette dichotomie et une intégration de l’individualité dans le cadre large des
formes et des mécanismes de socialisation.
Avant d’en venir à ce qui peut entrer dans la constitution de ce que serait
une éventuelle forme propre de l’individualité mongole, quelques
observations préliminaires peuvent être versées au débat. D’une façon
générale, l’interrogation de la catégorie d’individualité se prête à une mise
en contraste comparative entre ce que seraient respectivement «l’individu»
occidental («individu» peut-il comporter un pluriel ?) et l’individu «non
occidental». Un préalable tient à la définition même des réalités à la fois
physiques et culturelles sous-tendant la catégorie d’individualité elle-même.
On peut sans doute associer et confronter aussi bien des pistes de réflexions
allant du biologique vers le culturel que d’autres effectuant le trajet inverse.
Outre les dimensions majeures, voire tragiques que peuvent revêtir de tels
phénomènes (les valorisations et surtout dévalorisations, porteuse à
l’extrême des négations de l’humanité de «l’autre», qu’il soit individuel ou
collectif, sont des phénomènes trop fréquents pour être ici oubliés. Bien des
pratiques plus innocentes ou plus banales attestent aussi d’une appropriation
sociale de la production de l’individu allant jusqu’à une interférence
biologique directe. C’est ce dont témoignent par exemple dans plusieurs
cultures le remodelage du crâne du nouveau-né, l’existence de modèles

201
Communication présentée en 2009 au séminaire L’individu non occidental, à
paraître dans Lozerand, E., éd., L’individu non occidental (titre provisoire),
Editions Les Belles-Lettres, Paris 2011
495
alimentaires de l’allaitement et du sevrage très variables et, plus largement
de pans entiers des conduites normatives. On peut également penser ici aux
diverses formes de l’eugénisme, aux choix sociaux s’imposant en termes
d’éthique ou d’esthétique mais agissant aussi sur une dynamique
démographique dont le caractère « naturel » est largement illusoire. Il s’agit
ici aussi bien de l’encouragement nataliste, politique forcée ou réplique
spontanée à la mortalité infantile face à un impératif de croissance de la
population, qu’au contraire des divers modes de contrôle ou de restrictions
orientant ou plafonnant les dynamiques démographiques, sans oublier les
«préférences» privilégiant la naissance de fils par rapport à celle - subie
voire rejetée - des filles, etc. Au-delà de ce qui peut apparaître comme une
simplification assez schématique, la réalité des relations entre le biologique
et le social, mêlant contraintes physiques et déterminations culturelles,
alternatives des hasards et des nécessités rarement associés à des choix
rationnels clairement assumés, repose sur de multiples entrecroisements
transversaux, tant systémiques qu’historiques, voire contingents, délibérés
pour certains, d’autres restant plus ou moins profondément inconscients.
Une démarche courante, au point qu’elle peut fréquemment acquérir à ce
titre valeur de définition de l’individu, sans doute influencée par la
conception occidentale, consiste à isoler des individus symboliques réputés
produire ou figurer «l’individu» éminent, voire caractéristique ou
représentatif de la culture étudiée, à fournir à celle-ci l’étalon ou le modèle
de son identité 202. Que cet individu soit historique, légendaire ou imaginaire
est en fin de compte accessoire, tant sont fréquents les glissements et va et
vient entre ces catégories (ce que retient la tradition symbolique empruntant
à l’une ou à l’autre sur un mode rien moins qu’aléatoire : dans l’imaginaire
français, le d’Artagnan littéraire d’Alexandre Dumas s’impose avec une
évidence plus grande que l’officier des mousquetaires, bien réel, chargé par
Louis XIV de l’arrestation puis de la garde du surintendant Fouquet).
Pour le domaine mongol et nomade et plus largement centre asiatique, ce

202
Des « modèles » variables voire opposés sont souvent proposés, alors que
l’individu choisi est le même, suivant qu’il est considéré de l’intérieur ou de
l’extérieur de la société et de la culture concernées, comme le montrent les images
de Cinggis qan ou de Timur évoquées ci-dessous dans ou au contraire hors de la
Mongolie ou de l’Ouzbékistan.
496
modèle d’individu est évidemment constitué par Cinggis qan, puis, dans une
succession d’ailleurs complexe tant biologique qu’historique par
Timur/Temür (Tamerlan). Une telle approche, largement centrée sur la
biographie et l’hagiographie de l’individu exceptionnel, bien qu’elle
l’inscrive habituellement dans sa généalogie), en affirme le plus souvent
l’originalité et l’unicité. Souvent reproduite dans les récits directs ou
apocryphes, elle ne peut être exclusive d’une approche plus anthropologique.
Au demeurant, les deux « modèles » cités ne sont pas exempts en tant que
tels de l’impact de « prototypes » extérieurs à la région, dont le plus notable
est sans doute Alexandre le Grand, dont les conquêtes en Asie ont fait un
point de référence récurrent (le Geser des épopées tibétaines et mongoles
semble être aussi une référence à « César »). Cette image, pour partielle et
biaisée qu’elle soit et dont l’usage comme « portrait » de l’individu centre
asiatique serait un contresens, n’en présente pas moins un grand intérêt : elle
sert de support à la formation, dans la longue durée historique à la formation
de « modèles » d’individualité, des systèmes de représentation et
d’identification les plus stables et durables (qu’on constate la fréquence des
Chinggis, Tchingiz , etc. et des Timur dans l’onomastique contemporaine
des multiples cultures de l’Eurasie). Il reste probable que ce qui apparaît
désormais comme une image de référence unique, certes susceptible de
retouches et de relectures mais globalement acceptée, constitue un modèle
d’individu forgé et ciselé tout au long de multiples cheminements populaires
et savants, y compris l’effet de regards en retour projeté par des cultures
extérieures. Ainsi l’image hagiographique désormais revendiquée et
colportée de Cinggis qan, leitmotiv de la littérature mongole du XVIème au
XXème siècle, plus actuelle que jamais aujourd’hui au point de fonder le rôle
central du personnage dans l’identité nationale mongole, est-elle
spectaculairement absente de la source fondatrice de l’historiographie
mongole, l’Histoire secrète des Mongols (XIIIème siècle).
Le choix effectué ici consiste à inscrire cette vision, y compris pour
revenir à sa portée symbolique bien réelle, dans une perspective
anthropologique fondée sur les réalités du domaine concerné et partant de
l’étude complexe de celui-ci. Les aspects à prendre en compte sont multiples,
les héritages historiques parfois lointains et les modes de vie, les formes et
normes dans lesquelles s’y exercent des dominances diverses et variables
sont souvent difficiles à percevoir, à analyser et à suivre dans tous leurs

497
effets. Les modes de formation de l’individu, ainsi que leurs retombées sur
les traits d’individualité et de personnalité marquants, sont organisés, dans
les conditions du monde de la steppe eurasiatique, pour les populations
mongoles et leurs voisines, par une logique centrale : le jeu complexe des
implications écologiques, techniques, sociales, politiques, culturelles et
symboliques du pastoralisme nomade.
Un élément déterminant y est constitué par la dispersion qui en est le
moteur fondamental. Le pastoralisme nomade constitue en effet une
alternative relativement tardive aux modèles sédentaires ayant préexisté dans
la région des steppes depuis le néolithique. Cette successivité est essentielle,
le pastoralisme nomade étant mis en œuvre par des populations disposant
déjà de la maîtrise de la domestication. Permettant le maintien d’un
peuplement durable à l’encontre et à l’opposé d’une incitation à la migration,
il substitue la dispersion, gestionnaire et protectrice des ressources et de leur
pérennité, au principe d’accumulation fondateur et mode majeur de la
sédentarité agraire.
Alors que nous allons placer un accent décisif sur l’impact du mode de
vie pastoral nomade et de son organisation, il convient de souligner que
celui-ci n’est en aucune manière un phénomène isolé, une sorte d’autisme
qui le couperait de toute influence ou impact externes. Le pastoralisme
nomade centre asiatique est consécutif à des évolutions, ruptures et
adaptations qui s’imposent à une partie seulement des populations d’Eurasie,
toutes déjà familières des processus de domestication et de sédentarisation
qui s’étaient généralisées dans la région depuis le néolithique. Si ce
constituent bien des cultures nomades, c’est au sein de populations plongeant
leurs racines dans les mécanismes mais aussi dans les valeurs et les réflexes
partagés par leurs ancêtres sédentaires : aucun peuple d’éleveurs nomades, si
ce terme est pris avec une certaine rigueur, n’est éleveur nomade de toute
éternité.
D’autre part, et le rapport au point précédent n’est ni innocent ni marginal,
en dépit de certains stéréotypes, les sociétés et populations pastorales
nomades ne vivent pas non plus dans un isolement qui ne s’entrouvrirait
qu’à l’occasion des brèves et fulgurantes explosions des razzias et des
conquêtes. Tant les processus de leur passage au pastoralisme nomade et de
généralisation de celui-ci que la longue durée historique les voient créer,

498
entretenir et maintenir, avec l’ensemble de leurs voisins proches et lointains,
que ceux-ci soient nomades ou sédentaires, des réseaux et des modèles de
relations, d’échanges et d’influences dont nul n’est sorti préservé. Le conflit
n’y est pas la traduction d’une hostilité « génétique » irréductible mais l’effet
des dérèglements épisodiques de voisinages et de modèles de longue durée
203
. Ceci vaut pour d’innombrables faits et facteurs. Ce qui est vrai pour le
voisinage des Mongols avec la Chine (mais la réciproque s’impose à
l’examen et à la réflexion) l’est en fait plus largement encore à l’échelle de
l’immensité eurasiatique.
La dispersion évoquée ci-dessus implique que la population se répartit en
petits groupes, les ajil, tendanciellement réduits à la famille nucléaire, vivant
des produits de troupeaux eux-mêmes relativement modestes et procédant à
des alternances résidentielles saisonnières sur le plus vaste espace de
pâturages que le groupe est en mesure de contrôler.
Cette dimension restreinte du groupe humain est au cœur même du sujet
abordé ici et implique plusieurs conséquences :
 L’impossibilité d’un approfondissement et d’une consolidation
durable de ce qu’il est convenu de définir comme la division sociale du
travail. En un mot, les processus ayant conduit dans les sociétés sédentaires
agraires puis urbaines à des spécialisations toujours plus radicales et
irréversibles sont ici largement dépourvus de fondements.
 Une faiblesse intrinsèque du groupe, ou, ce qui est plus intéressant
pour l’individuation, sa sensibilité et sa réactivité, voire même sa soumission,
à des facteurs de changement d’ampleur et d’intensité apparemment minimes
(taille de la famille, variations de nombre, d’âge ou de sexe au sein de la

203
la part du monde nord asiatique dans la constitution et la formation de l’identité
chinoise, longtemps sous-estimée, est désormais un objet d’étude important,
comme le montre le programme de recherche consacré par le CRLAO
(EHESS/CNRS) et l’Académie des sciences sociales de Chine à l’influence des
langues des peuples de la steppe sur les dialectes chinois du Nord. Voir également
Jacques Legrand, « Sociétés de la steppe, empires nomades et Chine du Nord :
alternatives et interactions historiques et anthropologiques », Hommage à
Françoise Aubin, 2011)

499
phratrie).
 Une priorité sociale centrifuge, les relations intracellulaires qui
forment la socialité élémentaire la plus permanente restant étroitement
attachées aux liens biologiques constitutifs du groupe familial restreint. À
l’inverse, tout rapport à un partenaire implique au sens propre une « mise à
distance », le recours à l’extérieur est tourné vers l’extérieur. La survie elle-
même est fonction du développement de réseaux de partenariats et
d’alliances dont une dimension est la distance (des partenariats de voisinage
proche tant consanguins qu’extra consanguins se combinent à des relations
d’échange lointain, en particulier dans le cadre des stratégies matrimoniales).
C’est à quoi répond un ensemble stratégique de modulations des modes de
groupement, historiquement variables, voire instables, qu’elles soient
saisonnières ou d’amplitude plus large, depuis les voisinages temporaires
immédiats, explicitement liés au partage de tâches pastorales (ainsi du
saaxalt, < saa- « traire »), les regroupements plus ou moins durables de deux
ou plusieurs ajil dits xot / xoton dans lesquels la langue mongole est allée
chercher le nom moderne de la « ville », jusqu’aux grands « cercles » de
rassemblements défensifs temporaires, réponses aux périodes de trouble que
furent les xüree (mot dont l’usage au sens de « monastère » est une filiation
directe), moments brefs mais forts de la consolidation des réseaux d’alliance
qui seront évoqués plus loin.
Les mécanismes de la reproduction sociale, socialisation et éducation, et
par conséquent les formes de structuration de la personnalité et de
l’individualité, sont naturellement fortement marqués par les conditions
qu’instaurent cette dispersion et son orientation centrifuge. Pour ne prendre
qu’un exemple, le rôle des grands-parents, et surtout des grand-mères dans
l’éducation première du petit enfant, fortement constitutive de sa
personnalité, s’avère essentiel est constant. On peut également signaler une
pratique, dont la généralité reste au demeurant difficile à établir avec rigueur,
mais qui est du moins attestée dans le cas de Temüžin, le futur Cinggis qan :
l’envoi du futur fiancé, encore enfant (dans ce cas, à l’âge de neuf ans) dans
la famille de sa future épouse pour y recevoir jusqu’au mariage l’essentiel de
son éducation.
Ce phénomène reste au passage perceptible dans une observation de
sociologie urbaine contemporaine : le nombre élevé de cas dans lesquels les

500
jeunes parents confient de façon prolongée leurs propres enfants à la garde
des grands-parents. Même si cette pratique peut sembler engendrée par des
contingences matérielles immédiates (études, impératifs professionnels, etc.)
et suscite souvent l’étonnement d’observateurs extérieurs qui croient y
perçoivent une distension et un affaiblissement du sentiment de la
responsabilité parentale, il n’en reste pas moins que l’ampleur et la régularité
de ce phénomène renvoient à des modèles sous-jacents bien que décalés.
L’ensemble de ces facteurs, ici à peine survolés, constitue un faisceau de
lignes de force et d’organisation aussi bien du groupe que de ses membres,
en un « couple », au sens où la mécanique parle d’un couple de forces,
associant une dynamique centrifuge omniprésente à une réaction de
préservation de sa propre intégrité que nous pourrions qualifier sans tonalité
péjorative « d’ego-centrique », comme le montre la sémantique du système
de détermination nominale dans les « cas » mongols. De ce point de vue, les
liens qui s’établissent entre perception et formulation du schéma corporel,
orientation et universalité cosmique ne sont pas sans liens avec les
conditions d’existence en apparence les plus banales.
Cette autre dimension, liée à la dispersion pastorale nomade, à
l’inscription des foyers et des personnes, au fil du cycle annuel, dans des
cadres changeants, est tout aussi productrice d’un modèle propre
d’individualité, qui tient donc aussi à son inscription disséminée dans
l’espace à de multiples échelles de perception, de sensations et de médiations
symboliques ainsi qu’au rôle spécifique revenant aux rencontres et
correspondances entre expositions corporelle, topographique et cosmique.
C’est d’ailleurs l’interaction constante et indissociable de ces multiples
niveaux, à la fois de leur nécessaire correspondance, comme de leur décalage,
aussi bien à l’échelle de l’univers, de la nature terrestre que de l’individu qui
est seule productrice de et dans chaque être des projections et émanations
souvent résumées dans le seul nom du « ciel », le Tngri ou sous le terme de «
chamanisme ».
A un axe majeur, orienté du Sud au Nord, perceptible dans la longue
durée des cultures de la steppe au moins dès le 1er millénaire avant notre ère
et peut-être pré nomade, s’agrège le jeu de traits secondaires organisés en
systèmes multiples allant de la construction du schéma corporel à la
formulation des normes sociales et des règles du droit (il conviendrait de

501
reprendre ici la présentation et l’analyse, malheureusement trop
volumineuses, du schéma des superpositions entre une orientation cosmique
globale et la concentricité qui se fonde au premier degré sur un schéma
corporel individuel).
L’association des paramètres induits par ces multiples complexes est
formatrice des personnalités et des valeurs qui s’y attachent, particulièrement
perceptibles dans des formes historiques d’individualité originales, comme le
montre les personnages de Cinggis qan et de son épopée, aussi bien vus par
l’histoire que par la littérature, mais également dans des phénomènes
psychiques et symboliques complexes (chamanisme).
C’est dans ce contexte que se forment aussi bien les représentations
relatives au monde des vivants et à l’entrée dans celui-ci (grossesse, enfance
et transitivité/ réversibilité entre monde des vivants et monde des esprits) que
les conceptions qui peuvent faire à la fois du groupe et de l’individu les
acteurs d’une entrée dans l’histoire et même, retour sur notre propos initial,
les porteurs d’un rapport social et culturel fluctuant avec les processus
biologiques, non sans que les rapports de force qui les sous-tendent ne soient
spécifiquement affectés par la faiblesse numérique des effectifs humains
dispersés.
C’est sous cet angle que s’éclaire le rapport entre parenté « réelle » et
parenté de substitution dans la fraternité jurée (Anda). Une dernière étape
dans la formation des multiples facettes de l’individualité nomade,
l’émergence complexe de personnalités « fortes » tient paradoxalement, la
conscience de ce paradoxe étant bien attestée, à la faiblesse, à la fragilité de
l’individu et du groupe dans la dispersion en ajil. Cette dernière, en même
temps qu’elle est une nécessité, est simultanément une source d’instabilité et
d’irrégularité.
Contradictoirement, ce sont les impératifs d’une cohérence sociale
globale, ne serait-ce qu’à des fins de maîtrise de la consanguinité et de la
démographie, qui ouvrent des voies assurant la pérennité de la dispersion
nécessaire à la prospérité du pastoralisme tout en maîtrisant les instabilités
qui lui sont inhérentes. Dans le contexte d’insécurité et d’irrégularité
qu’imposent les tensions engendrées périodiquement, le jeu des multiples
réseaux d’alliances déjà évoquées permet la mise en œuvre de stratégies de
regroupement défensif, en principe pour des durées limitées, mais à
502
l’occasion desquels s’opère une restructuration plus étendue, génitrice d’un
transfert et d’une symbolisation qui fait que le statut d’un groupe, pour des
raisons multiples, tant humaines et matérielles, accède à une « légitimité » le
plus souvent lignagère. Sans négliger les effets de réciprocité et les « feed-
back » multiples qui interviennent au cœur de ce processus 204, c’est lui qui
fournit indiscutablement le cadre d’émergence, avec l’identification et la
consolidation du lignage, de personnalités dominantes, des « personnages
historiques » les plus marquants, dont on comprend mieux dès lors, sans les
banaliser, ce qui les rattache à leur mode de vie et à l’ensemble des
déterminations qui s’imposent à leurs contemporains.
Que se dessine dès lors une transformation moins de leurs traits propres
que de leur perception d’un héritage parfois très éloigné de leur réalité, voire
en divergence croissante avec celle-ci, ouvrirait à notre réflexion un autre
chapitre.

204
Ainsi de l’intervention de légitimations symboliques (par attribution ou échange
de titres honorifiques ou nobiliaires, voire d’échanges matrimoniaux) directement
issues de partenariats étrangers
503
Articles et Communications divers

504
Sur l’identification d’un manuscrit mongol conservé à la
Bibliothèque nationale de Paris 205

Je voudrais limiter cette communication au rappel d’une information,


rapidement présentée en juin 1973 dans ma thèse de Ille cycle, sur
l’identification d’un manuscrit mongol conserve à la Bibliothèque nationale
de Paris, information préliminaire à un travail d’édition et de traduction
portant sur l’ensemble du texte, que je pense pouvoir mener a bien dans mi
avenir assez proche.
L’étude de la domination sino-mandchoue en Mongolie (XVIIe-XXe
siècles) est généralement restée au second plan des études mongoles, à
l’exception des travaux récents des historiens mongols eux-mêmes et de
quelques chercheurs isolés. L’intérêt de cette période devrait pourtant
frapper tous ceux qui cherchent dans l’étude historique une approche des
réalités actuelles, qu’il s’agisse bien sûr du passé récent de la République
populaire de Mongolie, mais aussi des enseignements que peut chercher la
science politique par l’étude d’un système de domination étrangère, qu’il
s’agisse de la place occupée par l’administration dans un tel système ou des
équilibres s’établissant entre l’étranger et le national.
Cette situation peu favorable faite à l’étude de la période Qing interdit
que le problème des sources mêmes puisse être considéré comme
entièrement résolu, ou résolu de façon satisfaisante. Tel est en particulier le
cas pour les Codes édictés par l’administration sino- mandchoue en 1789,
1817 et 1826.
Au début du XIXe siècle, en 1828, deux traductions paraissent en Russie;
par S. Lipovtsov, la traduction du texte mandchou de 1817 et quelques mois
plus tard, par N. Ja. Bičurin (Jakinf), celle du texte chinois de 1789. On
remarquera que premièrement aucun de ces deux travaux, au demeurant très
précieux, ne porte sur le texte mongol des Codes, pourtant essentiel pour
étudier l’histoire proprement mongole, que deuxièmement ce premier effort
reste isolé et un siècle s’écoule avant que ces traductions trouvent un début
d’exploitation (travaux de Riazanovski et Vladimircov). Au cours de ce long

205
Études mongoles, V (1974), 131-134 (Communication au XXIXe Congrès
international des Orientalistes, Paris, 1973).
505
intervalle, les sources originales elles-mêmes ont disparu. Tout au moins, si
les xylographes de 1817 et 1826 sont assez répandus (par exemple à la
Bibliothèque nationale de Paris, texte chinois et mandchou de 1817, texte
mongol de 1826), le Code de 1789 était jusqu’alors considéré comme
disparu. Il est décrit comme tel par Vladimircov 206, il est de même absent
des catalogues des grands fonds mongols 207. Pučkovskij, dans sa description
des manuscrits et xylographes mongols de l’Institut d’orientalisme de
l’Académie des sciences de l’URSS, ne mentionne quant à lui qu’une copie
fragmentaire de ce Code de 1789, déjà signalée d’ailleurs par
Vladimircov 208.
C’est au cours de travaux portant précisément sur l’exploitation dans
une perspective historique de la version mongole des monuments juridiques
de la dynastie des Qing que mon attention a été attirée par un manuscrit
mongol de la Bibliothèque nationale de Paris (Mss mongol n° 132), porté au
catalogue sous son seul titre chinois, Menggu lüli 蒙古律例 et non sous son
titre mongol, Mongγol caγažin-u bičig. On constate une identité totale entre
ce manuscrit et la traduction donnée par Bičurin du Code de 1789. Cette
identité se manifeste aussi bien par le découpage (nombre de cahiers et
d’articles) que par la teneur même du texte.
Ce manuscrit constitue donc à ma connaissance la seule copie intégrale
du Code de 1789 actuellement conservée hors de Mongolie, le professeur
Nacagdorž m’ayant indiqué que l’Académie mongole des sciences était pour
sa part en possession d’une copie de ce texte.
Entré à la Bibliothèque nationale en 1846, ce manuscrit doit sans doute
d’avoir conservé aussi longtemps son incognito au fait que, les pages de titre
étant rédigées exclusivement en chinois, il s’est trouvé durablement relégué
à l’inventaire du fonds chinois,

206
Le régime social des Mongols, Paris, Maisoneuve, 1948, p. 24
207
Catalogue de la section mandchoue-mongole du Toyo Bunko de Poppe, Hurvitz
et Okada, Tokyo/Seattle, 1964 ; Walther Heissig Mongolische Handschriften,
Blockdrucke, Landkarten, unter Mitarbeit von Klaus Sagaster. (Verzeichnis der
Orientalischen Handschriften in Deutschland, Bd. I), Wiesbaden: Franz Steiner
Verlag, 1961
208
L. S. Pučkovskij, Mongol’skie rukopisi i ksilografy Instituta vostokovedenija,
Moscou/Leningrad, 1957, pp. 156-160
506
On trouvera ci-dessous, à titre d’illustration, la table mongole portée en tête
du texte :

Mongγol caγažin-u bičig


I. tüsimel zerge, rangs officiels (24 articles).
II. erüke zarulγ-a, contrôle de la population (23 articles).
III. mörgür-e irekü, bariqu irekü, audiences et présentation du
tribut (3 articles).
IV. ciγulγan ciγulqu ba ciriglekü, convocation du ciγulγan et
affaires militaires (l5 articles),
V. žaq-a kižaγar qaraγul, frontières et postes de garde (17 articles)
VI. qulaγai qudal, vols et fraudes (35 articles).
VII. kümün-ü amin, homicides (l0 articles),
VIII. zaγalduqu gerecilekü, plaintes et témoignages (5 articles),
IX. bariqu orγoqu, captures et fuites (20 articles).
X. baγ-a saγ-a jal-a, délits divers (.18 articles),
XI. blam-a nar-un qauli, affaires lamaïques (6 articles).
XII. zarγu sigükü, procédure pénale (29 articles).

Signalons que la traduction de Bičurin, dont une première comparaison


avec le texte m’a permis de vérifier la fidélité scrupuleuse, est incomplète.
Bičurin signale lui-même l’absence d’une feuille 209. Je ne crois pas pouvoir
mieux faire qu’en comblant cette lacune et en proposant une première
traduction de l’article dont le savant russe n’avait pu donner que le titre :
dangsan-dur ner-e ügei zerge-tür ese kürügsen arad-i alba barir-a ireküi anu.

209
Zapiski o Mongolii, IV, p. 248
507
nigen züjil, aliba alba barir-a ireküi tajiži tabunang-ud-i qarijatu zasaγ-un
γazar-aca öber öber-ün ner-e, zerge, žil nasun kedün qamžilγatu ba bariqu
jaγum-a-jin, züjil-ün toγ-a-ji sajitur todurqaj-a bicižü, tamaγ-a-tu bicig ögčü
ilegetügei. kerber dangsan-dur ner-e ügei zerge-tür ese kürügsen tajižinar
demei niγur qaražu tamaγ-a-tu bičig ögčü ilegeküi anu bui bögesü, qarijatu
zasaγ-ud vang bejile, bejise, güng tajiži tabunang-ud-i nižeged žil-ün fönglü
tasul tusalaγči tajižinar-aca tabuγad jisün mal torγažu ab.

Traduction :
Venue de gens non inscrits sur les listes ou n’ayant pas le rang requis pour
présenter le tribut.
Un article. Pour tout envoi de tribut, que chaque zasaγ concerné envoie des
tajiži ou tabunang en leur délivrant un certificat indiquant précisément le
nom, rang, âge et nombre de serfs 210 de chacun d’eux, ainsi que la nature et
le nombre des objets apportés. Si on envoie, en leur fournissant
frauduleusement un certificat, des tajiži non inscrits sur la liste ou de rang
insuffisant, retenir un an de traitement du zasaγ responsable, qu’il soit vang,
bejile, bejise, güng, tajiži ou tabunang et infliger aux tusalaγči tajiži une
amende de cinq fois neuf têtes de bétail.

210
Notons que cette détermination par le nombre de serfs (qamžilγ-a) disparait entre
1789 et les éditions suivantes du Code, ce qui tendrait à confirmer la place de
charnière occupée par la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècles dans l’histoire
de la domination sino-mandchoue en Mongolie, en particulier en ce qui concerne
la mise au jour des conséquences sociales de cette domination.
508
Manchu dynasty official documents and Mongolian
historiography 211

As an historian, I feel deeply concerned with the problematics and the


methodology of Mongolian historiography. What I consider to be one of my
main tasks is to try to find an approach to Mongolian history that could take
into account important results worked out by historian-methodologists
especially about mediaeval and modern history researches (in France, from
Lucien Febvre in the 20s and Marc Bloch in the 30s to Georges Duby and
others, and Marxist historians like Charles Parain). I think that Mongolian
historiography, as well as most of Far Eastern historiography, despite some
scholars’ efforts, like those of Etienne Balazs and Françoise Aubin, is still
very often jailed in a descriptive tradition relying too heavily upon narrative
sources and traditional historiographical works – such as so-called
Chronicles - historical contents and value of which cannot be trusted without
great caution. Under these conditions, pure philology was necessarily to take
the place of History, that resulted into confusion between an auxiliary
discipline and main scientific elaboration, when the part was taken for the
whole. All I said does not of course imply any aggressiveness or resentment
against philology (and even less against philologists), but only against what
is from my own point of view a misunderstanding of the normal relationship
between philology and history.
Such are the reasons why I feel necessary to re-emphasize upon
documentary sources. I should point out that this seems to be nowadays the
orientation of our Mongolian colleagues too, who began to publish a lot of
archive materials such as the Dörben ajimaγ-un alban-u tegsitgegsen
dangsa 212 .
The choice of precontemporary history was dictated to me by two-fold
preoccupations. First, although the teaching in INALCO is basically
contemporary-focused, I want the studaits to have a good understanding of
the historical roots of past half-century developments, that makes us go back

211
Altaica Collecta, Berichte und Vorträge der XVII. Permanent International
Altaistic Conference 3 - 8 Juni 1974 in Bonn/Bad Honnef, Otto Harrassowitz,
Wiesbaden
212
Š. Nacagdorž, C. Nasanbalžir, editors, Ulaanbataar, 1962, 240 p.
509
in the past practically as far as the collapse of the unified Mongol Empire, at
the end of the XIVth century (I mention here the modern and contemporary
history course, and not the whole teaching in which the Empire history is
obiously dealt with). Secondly, the Manchu rule period (i. e. from mid-
XVIIth to early XXth century) provides us with both a research field of great
historical relevance for any approach of modern social transformations and a
whole set of practically untouched technical problems for the study of this
field. I should say that most of these problems, for instance interrogations
about the exact nature and use of Mongolian translations of Sino-Manchu
edicts or various administrative documents we can have an access to, are
related to the core question of the exact and detailed appreciation we can
give about the impact of foreign domination upon a given social structure
and functioning; and first of all the possibility to use Manchu period
administrative documents and law monuments as actual and full-value
historical sources acquires quite obvious significance.
Such was what I endeavoured to demonstrate in my Administration… 213,
on the example of about 900 pages selected for their more or less
administrative character out of some 4.000 pages of the Mongolian 1826
edition of Statutes Collection of the Peking Institution especially encharged
with Mongolian affairs, the well-known, though hardly studies Lifan yuan, in
Mongolian γadaγadu mongγol-un törü-ji ĵasaqu jabudal-un jamun. I derived
from this study two main conclusions. The first is that numerous references
to concrete social questions either directly or through related administrative
regulations entitle us to use this sort of document as full-scale historical
source (obviously within limits which have to be cautiously defined for each
sort of document and for each time of the Manchu period we may not
consider as a whole). The history of compilation and publishing of these
texts by itself shows us, for example, that the end of the XVIII-th and the
beginning of the XIXth, when three consecutive and substantially different
editions were issued within less than 4o years, is a key moment in the history
of Manchu domination in Mongolia. My second conclusion on this point of
my research is that I can no longer accept the somehow traditional manner in

213
Jacques Legrand, L’administration dans la domination sino-mandchoue en
Mongolie Qalq-a (Fin du XVIIIe - début du XIXe siècle), La version mongole du
Lifan yuan zeli, Paris, Publications de l’Institut des Hautes Etudes chinoises, Paris,
1976.
510
which the social effects of Manchu rule are commonly under-estimated, that
is that the Manchu administration did not change anything deep in
Mongolian social structure. One should remember that the sumu structure
and the qamžilγ-a strata, both concerning - it seems - a great many people in
Mongolia were Manchu far reaching innovations with considerable direct
social effects. Even more important seems to me to be the transformations
undergone in fact - even when the Mongols were not aware of them - by the
princes and tajiži stratas.
The texts show a very interesting evolution, where "natural", traditional
nobility positions progressively lost their previous importance to the benefit
of purely administrative, bureaucratic definitions. Of this, I want to give two
evidences: 1) in 1789 Code, when listing princes for New Year Audience,
one had to indicate the number of qamžilγ-a the prince was the master of,
since this indication has been withdrawn from the 1826 edition, where the
only important thing remaining is the žasaγ /non-žasaγ opposition. 2) the
žasaγ may not be considered as the lord of his qosiγu, as regulations impose
upon him very strict limitations, not only for example in tax-collection, but
even in the use of örtege system within his own qosiγu boundaries. So the
Mongolian nobility seems to have been cut by Manchu rule into two main
bodies: not princes on the one side and tajiži on the other, but depending on
the access to, or exclusion from public, bureaucratic functions. This idea
seems to find some confirmation in what we know about social situation at
the beginning of the XX-th century, when numerous parts of the nobility,
excluded from public offices, impoverished to such an extent that it was
impossible to distinguish them from amoung commoners, non- privileged
people. This deep social effect of Manchu domination could explain, at least
partially, the lack of unity shown by the nobility in reacting against the
revolutionary transformations in the early 20-ies.
Apart from this conjunctural hypothesis, what one can learn from
Manchu period documentary sources leads us to more detailed formulations
about the social organization of the Mongols at that time, about the place we
can ascribe to this organization in a general framework of social formations,
and possibly about generally admitted descriptions of Mongolian society. I
think all of us may agree with a three-fold definition of feudalism, which is
the broadest term applied to the Mongolian society of that time;

511
1) The bulk of social relationships is closely bound with land, as rural
activities are the largely predominant sector in the economy;
2) Land labourers, in the case of Mongolia herdsmen, have rights upon
land utilization, or even upon land possession, but the land property in itself
belongs to a nobility hierarchy, with custom-fixed rights upon product, labor
and inheritance rents.
3) This economic basis is related in many ways with a whole network
of personal ties and of personal dependency. There is not, or rather there is
very scarcely actual slavery, but people bound to a lord, or even to the land
(that is the well-known adscriptus glebae situation). This system of personal
ties and dependency explains why feudalism is antithetic to centralized State
authority.
The Mongolian society under the Manchus offers a picture somehow
resembling this definition. However, the enormous importance of State
administration and especially the fact that the nobility functions were more
and more used as ordinary administrative means working for the interests of
a centralized state (for instance, the örtege system), all of that suggests that
the question remains widely opened.
Feudalism, as a definition for a whole society during a rather long period
of time has to be viewed as an abstract relationship at the core of the social
organization. In this respect, it may well occur that some theoretically
relevant features do not appear in any concrete situation, thus we should not
impose to facts a ready- made coat, but what is requested from the historian
is to demonstrate his ability in grasping and interpretating elements that
could more or less efficiently act upon the social structure. In my opinion,
the only way to reach this aim is by critically using all possible sources and I
think that Manchu dynasty official documents, especially in Mongolian
versions, already showed their usefulness in this respect.

512
L’animal dans la tradition littéraire mongole 214

Evoquer la place qu’occupent te thèmes animaliers dans la littérature


mongole exige sans doute que quelques points de repères soient
préalablement fournis sur les traits majeurs de cette tradition elle-même, sur
ses formes et modes d’expression comme sur les emprunts et échanges dans
lesquels elle se trouve impliquée. Patrimoine d’un peuple adonné presque
exclusivement jusqu’à une époque récente au pastoralisme nomade, la
littérature mongole pourrait relever de la seul oralité. Certes, la tradition
populaire orale y joue un rôle considérable, et ce jusqu’à notre époque où sa
vitalité ne se dément pas. Ce n’est pas ici le lieu de détailler l’abondance et
la diversité de cette tradition, des jeux langagiers aux vastes compositions
épiques. Signalons toutefois que cette abondance et cette diversité ont suscité
en Mongolie même le développement d’études folkloristes généralement
liées à la création littéraire contemporaine (C. Damdinsüren, B. Rinčen, etc.).
Quoiqu’il en soit, le fait marquant est qu’à côté de cette tradition orale et
populaire une littérature écrite, savante, s’est développée en Mongolie dès le
XIIIe siècle. Cette tradition écrite apparaît étroitement liée à l’expérience
historique des peuples mongols, et tout particulièrement à la naissance puis à
l’héritage de l’empire cinggisqanide. Si Cinggis qan se dote d’une écriture
avant tout pour les besoins de son gouvernement, ce nouvel instrument ne
tarde pas à échapper aux seules préoccupations administratives. Il n’en
découle pas pour autant une fusion de la tradition orale dans la transmission
écrite. Intervenant au sein d’une société solidement hiérarchisée, l’écriture
reste largement l’apanage d’une aristocratie guerrière et politicienne qui en
fait l’outil de ses intérêts et de ses conflits. Le fruit en est que la littérature
écrite mongole est du XVe au XVIIe siècle, pour ce qui nous en est parvenu,
dominée par des préoccupations historiographiques et hagiographiques
reflétant les luttes de succession qui accompagnent l’effondrement et le
démembrement de l’empire. Le maintien d’une très nette dualité entre
tradition orale et tradition écrite ne signifie nullement l’étanchéité des deux
214
Gabriel Bianciotto, Michel Salvat, édit., Épopée Animale, Fable, Fabliau, Actes
du IVe Colloque de la Société Internationale Renardienne, Evreux, 7-11 septembre
1981 ; Publications de l’université de Rouen, Ouvrage n° 83

513
domaines, que ce soit dans leur évolution propre ou dans la nature des
emprunts qui s’y trouvent pratiqués. Les œuvres écrites, tant par le choix des
images et l’utilisation d’épisodes typiques que par leur recours à des
procédés de composition visiblement issus de l’art des bardes, témoignent de
l’omniprésence de la tradition orale, cependant que les préoccupations de la
littérature écrite, que ce soit son orientation historiographique propre ou la
traduction d’ouvrages étrangers comparables (romans historiques chinois en
particulier) donnent lieu à des adaptations que la tradition orale a transmis
jusqu’à nous (ainsi le genre dit bengsen-ü üliger).
Après le premier champ de dualité que constitue la coupure oral-écrit, et
s’y superposant dans une large mesure, un autre domaine de différenciation
apparaît avec la diversité des emprunts et des échanges pratiqués par la
littérature mongole. S’étant placés, du fait même de leur histoire (nous ne
reviendrons pas ici sur l’étendue des conquêtes mongoles), au carrefour de
cultures fortement individualisées, et ayant connu avec la chute de l’empire
la formation d’entités mongoles relativement étrangères entre elles, les
Mongols, au contact des peuples turcs, chinois, iranien, sibériens (et par leur
intermédiaire avec une sphère plus étendue encore) sont à même de puiser à
des ressources considérables dans leur diversité. A partir de la fin du XVIe
siècle, avec la pénétration en Mongolie de la variante tibétaine du
bouddhisme, le lamaïsme, les Mongols entrent en contact permanent avec la
culture tibétaine et à travers elle avec la culture indienne, dont l’impact est
manifeste tant dans la tradition écrite que dans la tradition orale.
La place et l’importance des thèmes animaliers, telles que nous allons les
esquisser ici, apparaissent comme une illustration privilégiée de cette
multiplicité de plans imparfaitement superposés, d’éléments complexes de
dualité. La culture des peuples mongols, comme celles des autres peuples de
pasteurs nomades en Asie, est incontestablement une culture de
l’omniprésence animale. Nous ne rappellerons ici que l’ancienneté de cette
omniprésence, l’art animalier des steppes à l’âge du bronze prolongeant une
tradition de représentation attestée dès le paléolithique (grottes de Xoit
cenxer, Mongolie occidentale). Pour autant, la littérature mongole s’est
avérée réfractaire à la constitution de grands cycles animaliers comparables à
notre Roman de Renart ou au cycle chinois, pourtant proche, des aventures
du Roi des Singes, Sun Wugong, et de ses compagnons. Cette absence ne
nous semble nullement fortuite. Dans les conditions d’ensemble que nous
514
venons d’indiquer, la littérature mongole, ou plutôt les littératures mongoles
ont assuré la rencontre, ont délimité en leur propre sein la frontière séparant
(même quand elles les associent) deux grandes traditions animalières, sans
doute aussi originale et aussi puissante l’une que l’autre.

En préalable: thème animalier et pratique sociale


L’omniprésence de l’animal, dans les représentations d’un peuple
d’éleveurs, est évidemment liée, de la façon la plus immédiatement
apparente, au mode de vie, aux formes d’activité de ce peuple. On ne
s’étonnera donc pas de rencontrer un nombre considérable de formules,
dictons, charades, transmis oralement et constituant un des modes
traditionnels privilégiés de diffusion d’un savoir et d’un savoir-faire relatifs
à l’observation de l’anatomie, de la physiologie, des comportements
animaux, tout d’abord du bétail (nous ne signalerons ici que rapidement la
fréquence avec laquelle la référence à l’animal vient fournir en images et
métaphores le langage courant, ainsi à notre « battons le fer tant qu’il est
chaud » correspond le mongol jamaany max xaluun deeree «la viande de
chèvre est meilleure chaude»), Les exigences, en particulier rythmiques, de
la transmission orale font qu’il n’y a qu’un pas de ces formules à une
élaboration proprement littéraire et poétique. Le trait d’union semble fourni
par un genre encore lié à la pratique sociale et même économique immédiate,
l’éloge (col, magtaal) qui, s’il peut porter sur un sujet quelconque, est le plus
largement consacré à vanter les mérites des concurrents des grands jeux
d’été et, parmi ceux-ci, à détailler des naseaux aux sabots les qualités des
chevaux disputant les courses. Il s’agit aujourd’hui encore d’une pratique
extrêmement vivante, sans doute héritée des chants de préparation guerrière,
répondant à des règles assez strictes, se coulant souvent dans des modèles
stéréotypés (il existe des formulaires où seuls les noms propres et
localisations sont laissés en point de suspension). L’important, outre le fait
qu’il existe dans ce genre de véritables virtuoses jouissant d’une vaste
popularité, réside dans l’assimilation qui s’opère souvent entre qualités
animales et qualités humaines. Il existe ainsi une indéniable continuité entre
ce genre « pratique » et la première des deux grandes traditions littéraires
que nous voulons présenter ici : la tradition fabuliste.

515
La tradition «fabuliste»
Cette tradition, qui nous est sans doute la plus immédiatement familière,
consiste, dans un vaste répertoire de contes populaires, à investir le thème
animalier d’un contenu anthropomorphe. Dans une première lignée, encore
proche des aphorismes «utilitaires», le conte «explique» par des traits de
comportement humains les particularités anatomiques de tel animal (Temee
buga xoër « le chameau et le cerf » ou pourquoi c’est le cerf et non le
chameau qui porte des bois, Erxii mergen, du nom du héros, ou pourquoi la
marmotte n’a que quatre doigts, pourquoi la gerboise a te pattes antérieures
plus courtes) ou des traits de comportement animal remarquables (toujours
dans Erxii mergen, pourquoi la marmotte se tient-elle assise à l’entrée de son
terrier, pourquoi l’hirondelle frôle les chevaux, etc., dans Temee buga xoër,
pourquoi le chameau hoche-t-il la tête quand il va boire, dans Temee ünsend
xörvööx bolson učir « pourquoi le chameau s’est-il mis à piétiner les cendres
», où le titre même du conte situe la question posée, etc.). Dans une seconde
lignée (mais la limite entre les deux n’est évidemment pas infranchissable),
l’animal est directement porteur de qualités ou de défauts humains. Ainsi le
chameau est-il l’image de la bêtise prétentieuse (dans les deux contes cités
par exemple), le loup - celle de la bêtise brutale (üneg čono xoër « le renard
et le loup », üneg zaraa čono gurav « le renard, le hérisson et le loup »,
Teneg čono « le loup stupide »), le renard - l’image de la ruse, (üneg čono
xoër, üneg zaraa čono gurav, üneg arslan xoër « le renard et le lion »), mais
d’une ruse somme toute assez rustique, susceptible d’être prise en défaut par
plus intelligent. Cette intelligence apparaît le plus souvent l’apanage du
hérisson (üneg zaraa čono gurav) ou celui du rat (Zaan ogotno xoër, «
l’éléphant et le rat »), dans des épisodes où l’intelligence n’est que le moyen
de compenser une infériorité physique ou de tourner en dérision la bêtise
satisfaite d’elle-même. D’une façon générale, il est assez aisé de dégager la
morale d’ensemble véhiculée par cette tradition : une faune assez peu
abondante sert à montrer la vanité de la force cependant que les qualités les
plus prisées sont la modestie, le respect de la parole donnée, mais aussi la
débrouillardise... On notera que c’est à cette tradition que se trouve liée la
présence d’une faune exotique, dont il est important de souligner qu’il s’agit
presque exclusivement d’animaux « amenés » par la tradition indienne
(l’éléphant, le lion, etc.), cependant que de proches voisins chinois, tel le
dragon, restent absents (au profit, nous le verrons, de monstres autochtones).

516
On ne s’étonnera donc pas de constater que cette tradition fabuliste,
anthropomorphiste, connaît sa plus grande diversité et sa plus grande
richesse dans les zones de peuplement mongol touchées le plus
profondément et le plus durablement, à travers la pénétration et
l’implantation du lamaïsme, par des influences culturelles indiennes, c’est à
dire chez les Mongols méridionaux (Mongolie intérieure et République
populaire de Mongolie) et chez les Mongols occidentaux (Kalmuks du bas
cours de la Volga en particulier). Le lien qui existe, encore que de façon non
exclusive, entre cette tradition fabuliste et te influences culturelles indiennes
- par lesquelles elle se trouve en correspondance avec la tradition fabuliste
européenne - ne permet pas pour autant de risquer, dans le domaine délicat
de la transmission orale, d’hypothèse chronologique réellement satisfaisante :
si le lamaïsme pénètre massivement en Mongolie dans les dernières années
du XVIe siècle, et si le Pañčatantra, source essentielle, est traduit en mongol
dès le XVIIe siècle (encore le va-et-vient entre écrit et oral), les influences
indiennes ont pu être connues des Mongols et de leurs ancêtres beaucoup
plus tôt, avec les premières avancées du bouddhisme, dès les IIe-IVe
siècles 215, aux VIIIe et IXe siècles, puis à nouveau aux XIIe -XIVe siècles.

La tradition « totémique »
C’est une toute autre tradition animalière qui se constitue dans la
littérature mongole en tant qu’expression d’un peuple du nord de l’Asie, au
contact des peuples sibériens et par leur intermédiaire en relation avec les
peuples de l’Arctique. A la tradition fabuliste que nous venons d’esquisser,
nous opposerons en effet une tradition que, faute de meilleure expression
nous décrirons comme une tradition « totémique », dans laquelle
l’intervention du fantastique, du surnaturel, est constante. L’animal n’est
plus ici l’illustration somme toute extérieure d’un caractère humain, mais le
plus souvent comme le lieu privilégié de l’affrontement entre l’humain et le
cosmique (ce privilège nous renvoyant sans doute ici encore à la réalité
sociale pastorale, à la familiarité entre l’homme et l’animal). Dans cette
tradition, l’animal, qu’il s’agisse de la faune domestique, de la faune sauvage

215
Lorsque les prédécesseurs des Mongols que sont les Tabgač, fondateurs en Chine
du Nord de la dynastie des Bei Wei (385-546), y introduisent le bouddhisme
depuis le monde de la steppe.
517
ou d’un bestiaire surnaturel, apparaît soit comme la force cosmique elle-
même, éventuellement par le jeu des métamorphoses comme la part
d’inhumain dans l’homme, soit comme un intermédiaire entre l’homme et le
cosmique, le plus souvent en qualité de monture magique (ce qui nous
renvoie au passage à un des points centraux du chamanisme centre- et-nord-
asiatique).
Sans qu’ici encore il puisse être question d’avancer une chronologie de
la constitution de cette tradition, il n’est pas douteux qu’elle est antérieure au
peuplement mongol proprement dit. C’est sans doute en effet à une vision
comparable de l’affrontement avec les forces de la nature que renvoie dans
l’art animalier des steppes le saisissant déséquilibre entre le réalisme avec
lequel sont traités les herbivores, dont la domestication est d’ores et déjà au
Ier millénaire avant notre ère un fait acquis, et la démesure, le bond dans le
surnaturel qui président d’une façon générale à la représentation des
carnassiers et des rapaces. Cette démesure et ce bond se retrouvent dans
l’apparition au sein de cette tradition d’un bestiaire fantastique, allant des
chevaux ailés qui portent le héros à des monstres de voracité, possédant
éventuellement plusieurs têtes, d’allure dinosaurienne, les Mangas
(mangγus), dont il est possible (du moins l’hypothèse en a-t-elle été
formulée par le chercheur mongol Š. Gaadamba) de rechercher le prototype
concret dans les ossements gigantesques de reptiles préhistoriques, fréquents
dans la steppe mongole. Cette faune inclut jusqu’à l’homme, comme le
montre la fréquence dans les contes des Mongols septentrionaux, les Buridan,
de héros humains ayant une origine animale (enfants d’ours, de loups,
veaux-hommes, enfants d’une chèvre, etc.). L’importance de ces thèmes
chez les Mongols du nord, plus directement en contact avec les peuples de
Sibérie, nous confirme cette réalité d’une frontière passant au sein même de
la littérature populaire mongole. Toutefois, ici encore, la frontière ne doit pas
être considérée comme coupure, mais comme formation d’un ensemble
original. C’est ce dont témoigne la diversité des manifestations de cette
tradition totémique, qu’il s’agisse de sa prédominance dans la littérature des
Mongols du nord, de ses apparitions dès les origines de la littérature
mongole, dans l’Histoire secrète des Mongols ou enfin dans ses interférences,
au sein d’un même conte, avec la tradition fabuliste. On en trouve même
peut-être un écho dès les premières descriptions que nous aient fournies des
Mongols des témoins directs, les voyageurs envoyés au XIIIe siècle pour

518
élucider les intentions des conquérants mongols. Ainsi quand Jean de Plan
Carpin, émissaire en 1245-1246 du Pape Innocent IV, évoque par ouï-dire,
dans son Historia Mongolarum, l’existence d’hommes à tête de chien, ne
transpose-t-il pas des éléments de ce qui est déjà alors de l’ordre de la
littérature orale des peuples d’Asie centrale ?
Quoi qu’il en soit, la littérature populaire, en particulier celle des Buriad
est fortement marquée par cette tradition totémique, dont les implications
dans la conscience sociale apparaissent extrêmement riches et complexes.
Dans tous les cas, le thème central est celui du rapport entre l’homme et les
grandes forces de l’univers, en particulier la mort, qu’il s’agisse de destins
individuels ou de l’origine même des peuples. Dans certains cas,
l’enlèvement d’une femme humaine par un ours et la naissance d’un enfant
de cette union conduit cet enfant, le héros (Baabgain xübüün), à reconquérir
son humanité par la lutte qu’il mène pour ramener sa mère humaine dans le
monde des hommes. Dans un autre conte, un homme-ours, c’est-à-dire un
ours se transformant en homme, épouse une humaine. Dans une famille de
contes connus bien au delà du monde de la steppe, et montrant l’union d’un
homme et d’une jeune fille-cygne, la captivité de cette dernière donne
naissance à des enfants qui apparaissent suivant te versions comme les
ancêtres des Buriad, des Kazax Edigei, des empereurs mandchous, etc. Ces
divers contes attirent l’attention sur plusieurs éléments majeurs : l’union de
l’homme et du cosmos n’a rien d’une communion harmonieuse et paisible,
mais consiste en affrontements et en ruptures. Le fils de l’ours combat pour
rendre sa mère aux hommes ; lorsque la femme s’aperçoit de la dualité
homme/ours de son mari, elle interrompt le cycle de ses métamorphoses
(affrontement de la vie et de la mort) non pour sauver l’homme, mais pour
chasser l’ours ; la femme-cygne n’a de cesse qu’elle recouvre sa liberté, au
prix de l’abandon de ses enfants : or c’est dans cet abandon maternel
(toujours la vie et la mort) que réside la possibilité pour eux d’être les
fondateurs d’un peuple. Dans un conte mongol où le ciel a confie
l’immortalité au bec de l’hirondelle, c’est la violence - l’attaque d’un faucon
- qui arrache l’immortalité à l’oiseau, te fragments de ce trésor devenant le
feu pour l’homme et la verdeur éternelle des conifères. Un autre élément est
le fonctionnement au sein de cette tradition d’un symbolisme sexuel
généralement transparent, qu’il s’agisse de la place de la mère ou d’images
se reproduisant en épisodes stéréotypiques, ainsi de cette image de

519
l’agression contre l’hirondelle, dans laquelle la violence - bec de faucon,
flèche de l’archer - explique que l’hirondelle ait la queue fendue. Enfin le
rapport au cosmique est parfois souligné de façon parfaitement explicite :
dans une version de la femme-cygne, celle-ci en s’enfuyant devient l’étoile
Véga, cependant que l’homme, en la poursuivant devient Altaïr, qui présente
avec Véga une conjonction périodique.
Cet épisode de poursuite nous renvoie à un autre thème central de la
tradition totémique, l’image de la monture magique dont nous avons signalé
la connotation chamaniste! Si les Buriad ont fréquemment recours dans ce
rôle à l’ours, écho de cultes de l’ours communs à la quasi-totalité des
peuples chasseurs de la Sibérie orientale et septentrionale, les Mongols eux-
mêmes privilégient naturellement le cheval, ce compagnon de toujours,
fondateur de leur identité historique et nationale.
C’est bien d’identification qu’il s’agit le plus souvent dans cette tradition
totémique et dans ses manifestations les plus claires. Il en va ainsi dans la
plus ancienne œuvre littéraire proprement mongole, l’Histoire secrète des
Mongols, Mongγol-un ni’uca tobcijan. Les thèmes animaux y sont
omniprésents, et si une place importante revient à des références descriptives,
les apparitions les plus riches de contenu concernent directement la filiation
cosmique de Temüžin/Cinggis qan ou l’identification de sa lignée. Dès le § 1
de l’œuvre, l’ascendance des Mongols est renvoyée au croisement mythique
du Loup gris, Börte čino, et de la Biche fauve, Go’a maral, cependant qu’au
§ 21 l’origine directe des Cinggisqanides échappe à une généalogie
strictement humaine, la grande aïeule Alan go’a enfantant l’ancêtre
Bodončar munxag des œuvres d’un esprit céleste qui quitte la tente, le jour
venu, sous la forme d’un « chien jaune ». Le sommet de l’évocation
animalière nous semble atteint, dans l’Histoire secrète des Mongols, avec le
§ 195 (l’œuvre en compte 282). Ce paragraphe, décrivant la dernière grande
bataille de l’unification mongole, en 1204, entre Temüžin et la coalition de
ses adversaires, reproduit sous une forme versifiée le dialogue par lequel
Dajan qan, chef des Naiman, s’enquiert auprès de Žamuqa, ancien allié et
frère juré de Temüžin, de l’identité des chefs de l’armée mongole. Žamuqa
les décrit alors tous à l’aide de métaphores animales qui dépassent largement
le seul niveau descriptif : Žebe, Qubilai, Želme et Sübötei, les quatre
généraux de Temüžin, sont ses « quatre chiens féroces, nourris de chair
humaine, à la langue en poinçon et au cœur d’acier », Temüžin lui-même est
520
un oiseau de proie et un « fauve furieux », cependant que son frère Žöci-
Qasar, célèbre pour sa force herculéenne, est un de ces mangas monstrueux :
Tabun zaγudyalda γazar-a qarbuju kümün kümün-ece busu gürelgü
mangγus törügsen Žöci-Qasar gegdežü tere bui-že
« Celui-là est celui qu’on appelle Jöci-Qasar, qui tire à une distance de
cinq cents alda. Qui est homme sans être homme. Qui est né mangas
mangeur d’hommes » 216.

Les interférences
Ainsi sommes-nous amenés à constater la coexistence de deux traditions
animalières bien distinctes. Pour autant, l’intérêt de la littérature mongole
nous semble largement résider dans les cas innombrables d’interférences, de
rencontres entre ces deux traditions sans qu’il y ait par là même confusion.
Ces rencontres interviennent sous des formes variées. Nous trouvons en effet,
dans une même œuvre, la cohabitation « simple » de thèmes totémiques et de
thèmes fabulistes ; ainsi dans le conte Erxii mergen, l’origine de la marmotte,
archer transformé en bête après l’échec d’un défi prométhéen lancé aux sept
soleils qui brûlaient le monde, mêle-t-elle « explication » naturaliste et
anthropomorphique du comportement et de l’anatomie de l’animal et
affrontement de l’homme à la nature, que ce soit dans la ligne générale du
conte ou dans l’épisode rapporté ici de la queue de l’hirondelle (la flèche
d’Erxii mergen, en fendant la queue de l’oiseau, manque le septième soleil, -
qui de peur se cache à l’ouest, - d’où le passage de l’exploit héroïque à la
perte de l’humain). Dans d’autres contes, c’est au sein du même épisode que
se combinent l’anthropomorphique et le totémique. Il en va ainsi souvent des
épisodes faisant intervenir un cheval surnaturel. La légende de Xöxöö
Namžil place ce cheval tout entier dans le totémique. Le chanteur de
Mongolie orientale Xöxöö Namžil, « Namžil le coucou», étant tombé
amoureux d’une princesse de Mongolie occidentale, celle-ci lui fait don d’un
cheval magique, Žonon xar, si rapide qu’il lui permet de traverser le pays
toutes les nuits pour retrouver sa bien-aimée. Le stratagème découvert par
l’épouse de Xöxöö Namžil, celle-ci tue le cheval, cependant que le chanteur
finit par surmonter son désespoir en retrouvant la voix de son coursier dans
216
MNT, § 195
521
un instrument de musique, vielle décorée d’une tête de cheval, le morin xuur,
qu’il crée à cette occasion et qui devient, repassons de la légende à la réalité,
l’instrument national mongol, l’inséparable compagnon de chaque barde).
Observons que le portrait du cheval, dans le genre oral magtaal, occupe, dans
les versions les plus courantes de cette légende une place importante,
souvent supérieure à 20 % du volume total. Par contre, dans les nombreux
contes où le héros doit trouver par lui-même sa monture magique, l’épisode
du choix du cheval est significatif d’une interpénétration très nette entre les
deux traditions. Le héros s’adressant à plusieurs chevaux pour découvrir
celui qui possède les qualités surnaturelles qui lui sont nécessaires, le plus
souvent pour une poursuite céleste, les premiers, montures vulgaires,
répondent dans la tradition fabuliste, porte-parole de la vantardise se
prétendant sans vergogne les plus beaux et les plus rapides. Seul le dernier
lui fait une réponse qui, plus qu’un élément anecdotique du choix, comme
les réponses précédentes, est un renvoi du héros à la recherche en lui-même,
dans ses propres forces, de la solution des tâches auxquelles il est confronté ;
« Si tu peux tenir sur mon dos, alors monte.
Si tu ne le peux, que faire ? C’est à toi-même de le savoir ! »

Sans doute pourrions-nous, sur un plus grand nombre d’exemples


concrets, affiner encore cette image de l’individualité des deux grandes
traditions animalières qui s’affrontent au cœur de la littérature mongole et de
la complexité de leurs interpénétrations. Nous nous contenterons de conclure
ici, de façon quelque peu abrupte sans doute, par deux éléments de jugement.
Indépendamment de la diversité d’origine des emprunts propres auxquels
procède chacune des deux traditions animalières dont nous avons tenté de
montrer l’autonomie, il n’est pas question pour nous d’accorder à l’une ou à
l’autre une quelconque priorité. En particulier, il serait hasardeux de
considérer la richesse anecdotique de la tradition fabuliste comme la marque
d’un caractère plus superficiel que celui de la tradition totémique. Par contre,
il est sans doute intéressant de saisir que chacune de ces deux traditions, du
moins dans la littérature mongole, joue dans des plans différents de la
conscience sociale. Sans doute la tradition fabuliste garde-t-elle un lien plus
constant avec la pratique sociale immédiate, qu’il s’agisse de l’élaboration
permanente de la nécessaire transmission des acquis de cette pratique ou de
522
la mise en place des règles de comportement et des normes morales assurant
pratiquement le fonctionnement des relations et des rapports sociaux (ce qui
traduit d’ailleurs la fréquente apparition d’échos satiriques et critiques à la
réalité de contradictions et de luttes sociales chez les peuples de la steppe).
La tradition totémique, pour sa part, se fonde davantage sur l’élaboration
dans la longue durée des catégories d’identité et de pérennité du groupe
social, cette identité devant s’affirmer à la fois face à l’« autre », l’animal
jouant ici le rôle du « barbare » de la tradition hellénique, et face aux
grandes forces cosmiques, à la puissance de la nature, à la mort, dans une
tentative permanente pour les surmonter qui est une condition première de la
survie et de la continuité.
Il nous semble pour finir que c’est cette différence d’ancrage au cœur de
la conscience sociale qui permet de comprendre, sans prétendre universaliser
avec excès l’expérience mongole, aussi bien la richesse des thèmes
animaliers rencontrés et leur individualisation fortement marquée que leurs
points de rencontre. Plus en définitive que l’existence relativement
indépendante de deux traditions littéraires, c’est l’absence de communication
entre deux sphères essentielles de la conscience sociale des Mongols - dont
cette indépendance est une traduction - qui nous semble poser le problème
central. C’est à notre sens dans la réalité sociale elle-même, dans le degré de
continuité ou de discontinuité que présentent entre elles les pratiques
quotidiennes, et les nécessités de la reproduction du groupe, dans l’acuité
avec laquelle la mort et la survie sont perçues comme réalité quotidienne,
que des phénomènes tels que cette hétérogénéité des thèmes animaliers
prennent leur source. Que les Mongols n’aient pas leur Roman de Renart
tient peut-être en fin de compte à ce que le geste le plus quotidien de
l’éleveur, pendant des siècles, a constitué aussi, sur un monde
nécessairement conscient, l’acte de sa survie immédiate.

523
La Mission d’Ivan Petlin (1618-1619) et la place de la Mongolie et
des Mongols dans l’établissement des relations entre la Russie et
la Chine 217

Le XVIIe siècle constitue sans nul doute une période cruciale dans
l’établissement des relations entre la Russie et la Chine, Pour l’une, c’est
l’époque de son irruption et de son expansion fulgurante dans toute la
Sibérie. Pour l’autre, c’est-à travers le bouleversement que constitue la
soumission à la domination mandchoue - la reprise et l’accomplissement de
vieux projets d’hégémonie sur toute la périphérie de la Chine propre :
Mongolie méridionale puis septentrionale (la Mongolie occidentale -
l’essentiel de l’actuel Xinjiang et le Tibet étant soumis au XVIIe siècle).
Dans ce double mouvement, les deux puissances entrent en contact,
parfois en conflit. L’aboutissement est d’importance avec la conclusion en
1689 à Nerčinsk du premier traité conclu par la Chine avec une puissance
étrangère, dans lequel des formulations (du moins dans la version latine du
texte) appelant à la paix et l’amitié éternelle entre les deux empires 218
sonnent d’une façon très actuelle. Les origines de ces contacts, les premiers
échanges ne sont pas de moindre intérêt 219. Les premiers contacts entre la
Chine et la Russie remontent au moins à l’époque de la domination mongole.
Diverses sources (Yuan shi, chroniques russes du XIVe siècle, témoignages

217
Routes d’Asie, Marchands et voyageurs, XVe-XVIIIe siècle, Actes du Colloque
organisé par la Bibliothèque universitaire des Langues Orientales, Paris, 11-12
décembre 1986, Denise Eeckaute et Vincent Fourniau, éd., ISIS, Istanbul – Paris
(Varia Turcica XII)
218
Statistical Department of the Inspectorate General of Customs, Treaties,
conventions, etc. between China & Foreign States, Kelly & Walsh, Shanghai, 1917,
p. 13.
219
Demidova H.F., Mjasnikov V.S., Pervye russkie diplomaty v Kitae, Nauka, 1966,
159 p. ; Gataullina L.M., Gol’man M.I., Slesarčuk G.I., comp., Zlatkin I. Ja.,
Ustjugov N.V., red., Materialy po istorii russko-mongol’skix otnošenij, 1607-1636,
sbornik dokumentov, Nauka, Moskva, 1959 ; Gol’man M.I., Slesarčuk G.I., Comp.,
I.Ja.Zlatkin, N.V. Ustjugov, red, Russko-rnongol’skie otnošenija, 1636-1654,
Sbornik dokumentov, Nauka, Moskva, 1974, 469 p, ; Demidova N.F., Mjasnikov
V.S., red., Russko-Kitaiskie otnošenija v XVII veke, materialy i dokumenty, 2 vol.,
Nauka, Moskva, 1969, 1972 ; 613 + 835 p.
524
des voyageurs occidentaux, tels Plan Carpin et Rubrouck) attestent en
particulier de la présence de Russes, surtout des prisonniers de guerre et des
otages, en différents points de l’empire mongol, jusque dans la garde
impériale à Pékin, et témoignent des contacts que ceux-ci y entretenaient
avec la Chinois.
L’effondrement de la puissance mongole ne laisse subsister que des liens
épisodiques sur les marchés d’Asie centrale, où marchands chinois et russes
procèdent à quelques échanges. La reprise de contact au XVIIe siècle étant
essentiellement à mettre au compte d’initiatives russes, il est avant tout
nécessaire de préciser les mobiles et les conditions ayant présidé à la
préparation et à l’exécution de missions officielles en direction de la Chine,
L’intérêt renouvelé pour la Chine au XVIe siècle procède largement des
grandes découvertes, et des grandes expéditions européennes de la fin du
XVe et du début du XVIe siècle. La place de la Russie l’oriente naturellement
vers la recherche d’une "route du nord", terrestre ou maritime, vers l’Asie,
les "Indes" et les autres empires aux richesses fabuleuses et plus ou moins
légendaires. L’empire moscovite est d’autant plus enclin à mener sur ce
terrain une politique active qu’il est à la fois confronté sur ses marches
orientales aux restes de la Horde d’or et stimulé par les tentatives
diplomatiques anglaises visant à obtenir son accord pour la recherche de
voies de passage terrestres vers l’Asie.
Le verrou de Kazan ayant sauté en 1552, une rapide expansion s’engage
en Sibérie occidentale. Des contacts se nouent entre la puissance russe en
expansion et les Mongols occidentaux, principalement - dès les premières
années du XVIIe siècle - avec l’Altan qan (l’Altyn qan des textes russes) des
Qotogojid, Šoloi Ubasi Qongtajiži, ainsi qu’avec les Oirad en passe de
constituer l’empire Zegün γar (Djungar) 220 . Nous pouvons déjà mettre
l’accent sur une des conditions essentielles de la reprise de contact entre la
Russie et la Chine : impliquée de longue date dans ses rapports politiques et
guerriers avec ses voisins centre-asiatiques, la Russie ne peut assurer sa
pénétration et consolider ses positions dans des territoires largement en

220
ce point a été abordé dans une communication précédente : J. Legrand, Aux
sources des relations interethniques, Russes et Kalmouks du XVIe au XVIIe siècles,
Cultures et nationalités en RSFSR. Les échanges interculturels en Russie
soviétique, Paris, 1984, pp. 213-220, aussi n’y revenons-nous pas ici dans le détail
525
situation de "vide politique" qu’en s’affirmant elle-même non comme un
simple nouveau venu, mais comme la puissance ayant vocation à
reconstituer dans cette région une cohérence politique d’ensemble.
C’est ce que nous semblent signifier en particulier les tentatives faites
pour imposer une dépendance tributaire dont le nom même, le yasak, est un
rappel explicite de l’héritage impérial mongol. En d’autres termes, les
intérêts marchands, les intérêts particuliers, sont subordonnés à des
impératifs politiques et les objectifs commerciaux sont poursuivis pour
l’essentiel par des moyens publics (principalement l’action des voïvodes
sibériens), pour autant qu’ils sont conformes à ces impératifs d’affirmation
de la Russie.
Telles sont certaines des données qui permettent de saisir les lignes
directrices du comportement russe : la modestie des premiers résultats est
largement due à la prudence d’émissaires qui se contentent de contacts
exploratoires pour ne pas compromettre la possibilité de développements
ultérieurs. Ainsi Ivan Petlin ne cherche-t-il pas à exagérer son propre rôle, et
se présente-il à Pékin, dès lors que le projet d’une audience impériale
apparaît comme voué à l’échec, comme envoyé à des fins de bon voisinage
par la seule administration sibérienne. Une deuxième raison est tout aussi
importante : l’établissement de relations avec la Chine du XVIIe siècle est
subordonnée à une priorité plus immédiate. La Russie, si elle entend asseoir
ses positions en Asie doit tout d’abord assurer ses relations avec ses voisins
asiatiques les plus directs, en particulier les Mongols. Dans le même temps,
ces derniers apparaissent comme des intermédiaires naturels, fournissant aux
missions russes, au nom de relations de bon voisinage encore en gestation,
les fournitures, les sauf-conduits, les interprètes et les guides tout à fait
nécessaires.
En avril puis mai 1616 - mais le projet a pris corps dès l’année
précédente - le Voïvode de Tobolsk, I.S. Kurakin, lance une expédition,
apparemment à son initiative propre (mission du lithuanien Tomila Petrov et
du cosaque d’Astraxan Ivan Kunicyn), cependant que le voïvode de Tomsk
équipe de son côte une mission qui lui a été envoyée de Moscou (Vassilii
Tiumenec et Ivan Tekut’ev). Ces deux missions permettent à la fois d’établir
de bonne relations avec l’Altan qan, mais aussi avec les ambassadeurs de
Ba’atur Qongtajiži, successeur de Qaraqula, ainsi qu’avec des envoyés

526
chinois. De toute évidence, les relations avec la Chine sont avant tout
examinées sous l’angle d’une possible dépendance des Mongols à l’égard de
la cour de Pékin. T. Petrov et I. Kunicyn notent en particulier: « Et le
tsarevič Altyn est en bonne intelligence avec le tsar chinois, et ses pâturages
sont sur la même rivière et à six jours de marche des Etats de la Chine, et sa
population kalmuk est forte » 221.
C’est finalement devant la bonne volonté manifestée par l’Altan qan et
ses envoyés auprès de Kurakin pour faciliter le passage des Russes vers la
Chine que prend corps le projet plus ambitieux d’une expédition vers Pékin à
travers la Mongolie, avec l’appui de l’Altan qan et d’autres princes mongols.
La préparation de cette expédition s’engage en avril 1617. Le chef désigné
en est Maksim Trubčaninov et doit comporter une douzaine d’hommes, dont,
pour les écritures (...) l’interprète militaire Ivaško Petlin 222.
Les raisons pour lesquelles cette expédition ne prend pas immédiatement
le départ et pour lesquelles Petlin, de membre de l’équipe en devient le chef,
ne nous sont pas connues de façon certaine. Toujours est-il que, pressé en
particulier par l’insistance renouvelée de l’ambassadeur anglais John Merric,
le Tsar Mixail Fedorovič, le 1er août 1617, « ordonne au cosaque de la ville
de Tomsk Ivan Petlin de reconnaître l’Etat chinois, et le grand fleuve Ob et
autres Etats ».
Sur Ivan Petlin lui-même, on ne sait que peu de choses, sinon qu’il était
un cosaque de Tomsk, versé dans les langues d’Asie centrale, qui, en 1609
déjà avait été chargé d’une mission officielle. Il semble également probable
qu’il ait eu l’occasion de se rendre à Moscou, du moins si on s’en tient à sa
description de la ville de Kalgan :
« ...la ville est haute et belle et sagement construite, et les tours sont
hautes comme celles de Moscou » 223.
L’expédition quitte Tomsk le 9 mai 1618. En compagnie de deux
ambassadeurs de Šoloi Ubaši Qongtajiži, elle atteint en environ un mois et
demi les sources de la rivière Tes-kem et le campement de Šoloi Ubaši

221
Russko-kitajskie otnošenija, t.I, p. 50.
222
Russko-kitajskie otnošenija, t.I, p. 59-60.
223
Rapport (Rospis’) d’Ivan Petlin, mai-juillet 1619, ff. 13-14, Demidova-
Mjasnikov, 1966, p. 73-74.
527
Qongtajiži. Celui-ci assure à la mission le soutien et l’aide promis, confiant
le soin de la guider vers la Chine à deux dignitaires lamaïques, Darqan
(Tarxan dans les textes russes) et Biligtü (Bilikta dans les textes russes), ce
dernier ayant occupé une position assez importante pour envoyer en son
propre nom, à son retour de Chine, une ambassade en Russie en y sollicitant
la liberté de commerce pour ses gens, Darqan se rend pour sa part
personnellement à Moscou en 1620 à la tête d’une ambassade mongole.
Il y a lieu de souligner l’intérêt de ce recours à des responsables
lamaïques comme guides des missions russes, le fait n’étant pas isolé.
L’envoi de dignitaires d’église apparaît sans nul doute aux princes mongols
comme une garantie de sécurité. Comme l’observe lui-même Darqan, dans
une déclaration faite à l’occasion de son ambassade à Moscou : « lui, laba
(sic) et ses compagnons ne sont pas des gens du Tsar Altyn, D’après leur foi,
laba est un rang religieux en terre mugale, quelque chose comme un
métropolite. Et aucun prince ne combat à la frontière de leurs terres
lamaïques » 224.
Ainsi l’accompagnement de la mission de Petlin par des lamas apparaît-
il comme une pratique normale dans les relations entre princes mongols et
entre ceux-ci et les puissances voisines. Le fait est d’autant plus remarquable
que le lamaïsme, s’il est déjà solidement implanté dans l’ensemble de la
Mongolie est encore d’introduction récente. Il confirme au passage le rôle
majeur joué par les princes dans cette introduction et éclaire un des aspects
de l’intérêt qu’ils y portent à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle.
Le rôle des dignitaires lamaïques est confirmé à plus long terme par les
formules mêmes du Traité de Kiagtu (21 octobre 1727), dont l’article V
institue une présence russe permanente à Pékin (la Mission ecclésiastique
russe). D’une part, cette présence, embryon d’une représentation
diplomatique, est assurée par des religieux. D’autre part, le texte, dans ses
différentes versions russe, chinoise et latine, emploie explicitement le terme
"lama" : « In hoc habitabit unus Lama (sacerdos) qui modo est Pekini, et
addentur tres alii Lama (sacerdotes) venturi, sicut deliberatum est » 225.

224
Demidova-Mjasnikov, 1966,23
225
Traités, Conventions... p. 43-44
528
Du campement de Šoloi Ubaši Qongtajiži, Petlin et ses compagnons
traversent les terres Qalq-a et Tümed, reçoivent à leur passage à Köke qota
l’aide de la régente des Tümed Manduqai qatun (la princesse Mančikatut du
texte du « Rospis’ ») et parviennent à la fin d’août 1618 à Kalgan (l’actuelle
Zhangjiakou, en mongol Čiγulultu qaγalγ-a, litt. "Porte des assemblées",
Širokalga, i.e. Sir-a qaγalγ-a, la "Porte jaune", dans le texte du Rospis’). Le
1er septembre 1618, Petlin atteint Pékin. Le voyage de Tomsk à la capitale
chinoise a duré 3 mois et 22 jours.
Les envoyés russes ne restent que quatre jours à Pékin. La mission dans
cette "Kitai la grande (Pékin pour Petlin), à la muraille blanche" dans
laquelle se tient la « ville de magnétite (la Cité interdite) où vit l’empereur
Taibun lui-même (Shenzong 神宗 des Ming, 1573-1620) est embellie de
toutes sortes de commodités et de décorations ; et le palais impérial se dresse
au milieu de la ville de magnétite » 226 n’est couronnée que d’un succès
partiel, ne pouvant être reçue par l’empereur pour des raisons que Petlin
explique en ces termes :
« Et chez nous dans l’Etat chinois la règle est telle : nul ne vient devant
l’empereur sans présents. Si seulement avec vous, ses premiers
ambassadeurs, votre tsar blanc avait envoyé un cadeau à notre empereur
Taibun, quelque chose comme un présent, peu importe sa valeur, notre
empereur en aurait envoyé de même en retour par ses ambassadeurs, et il
vous aurait vous-mêmes récompensés et vous aurait laissé paraître à ses
yeux ; il suffira bien que notre empereur vous donne un message pour votre
tsar» 227.
Ce message de l’empereur Shenzong au tsar Mixail Fedorovič, qui ne
sera au demeurant traduit qu’en 1675, est le seul fruit concret de l’expédition,
en dehors d’un inestimable accroissement des connaissances dont la Russie
dispose désormais sur la Chine (ainsi Petlin fournit-il des indications
intéressantes sur la navigation maritime européenne parvenant en Chine,

226
Rospis’ de Petlin, f. 19 ; Demidova-Mjasnikov, 1966, p. 79.
227
Rospis’ de Petlin, f. 20, Demidova-Mjasnikov, 1966, p. 80.

529
mais aussi sur les premières défaites significatives des Ming face aux débuts
de la conquête mandchoue).
Après un séjour de quelques semaines à Kalgan, au cours duquel Petlin
se prépare à affronter les rigueurs de l’hiver mongol, la mission quitte le
territoire chinois le 10 octobre 1618. La difficulté du retour tient en un
chiffre : l’aller avait pris un peu moins de quatre mois, le retour en prend
plus de sept. Petlin n’est en effet de retour à Omsk que le 16 mai 1619. Sur
un plan strictement diplomatique, la mission n’est guère encourageante et
plusieurs dizaines d’années, au demeurant marquées par la chute de la
dynastie des Ming et l’instauration des Qing, s’écoulent avant que
l’entreprise soit renouvelée avec l’ambassade de Baikov (1654-1658). Sans
doute les Ming, confrontés à la montée des contradictions et des conflits qui
marquent la fin de la dynastie (luttes intestines, en particulier entre eunuques
et fonctionnaires, émergence du danger mandchou là où les Ming avaient
interminablement guetté la menace mongole, etc.) ne sont-ils ni susceptibles
ni désireux de s’engager dans une politique de relations extérieures par trop
étrangère à l’ensemble des schémas régissant traditionnellement la vision par
la Chine de ses contacts avec le monde extérieur. Celui-ci est toléré pour
autant qu’il reconnaît au moins formellement, par la présentation d’un tribut,
son allégeance (tel est en fait le sens de l’épisode des "cadeaux" qu’aurait dû
faire Petlin pour être traité en ambassadeur).
Il faut attendre le XVIIIe siècle, avec l’affirmation massive de la
présence russe en Sibérie orientale et avec l’âge d’or de la dynastie des Qing
pour que s’engage une politique active et efficace qui fait des relations
russo-chinoises un terrain très spécifique dans l’histoire des rapports entre la
Chine et le monde extérieur. Rendons toutefois leur dû aux premiers artisans
de ces relations, aux hommes ayant rouvert pour l’époque moderne les
routes terrestres unissant l’Europe à l’Extrême Orient et à ceux qui le long de
ces routes, les ont aidé dans cette entreprise.

BIBLIOGRAPHIE
Outre les ouvrages, principalement des recueils de documents, indiqués
dans les notes, on pourra consulter :

530
V.A. Aleksandrov, Rossija na dalnevostočnyx rubežax, (vtoraja polovina
XVII v.), La Russie sur ses frontières extrême-orientales (2e
moitié du XVIIe s.), M., 1969.
M.P. Alekseev, Sibir’, v izvestijax zapadnoevropejskix putesestvennikov i
pisatelej, La Sibérie dans les relations des voyageurs et
écrivains d’Europe occidentale, M., 1941.
Ju.V. Arsen’ev, Statejnye spiski posolstva N. Spafarii v Kitaj, Les rapports
d’ambassade de N. Spatharii en Chine, 1675-1678, SPb, 1906.
J. Baddeley, Russia, Mongolia and China, Being some records of the
relations between them from the beginning of the XVIIth
century to the death of Tsar Alexei Mikhailovich, A.D. 1602-
1676, vol. I, II, London, 1919.
N.N. Bantyš-Kamenski, Diplomatičeskoe sobranie del meždu russkim i
kitaiskim gosudarstvami s 1616 do 1792, Recueil diplomatique
des actes entre les États russe et chinois de 1616 à 1792, Kazan,
1882.
J.K. Fairbank, éd., The Chinese world order, Cambridge (Mass.), 1968.
N. Oglobin, Sibirskie diplomaty XVII veka, Diplomates sibériens du XVII s.,
Istoričeskie zapiski, t. 46, SPb, 1891.
F.N. Pokrovskij, Putešestvie v Mongoliju i Kitaj sibirskogo kazaka Ivana
Petlina v 1618 godu, Izvestija O.RJa.S., t. XVIII, n4, SPb, 1913.
Polnoe Sobranie Zakonov, Recueil complet des lois, t. II, 1676 - 1699, SPb,
1830.
N.P. Šastina, Russko-mongol’skie posol’skie otnošenija XVII veka, Les
ambassades entre Russie et Mongolie au XVIIe s., M., 1958.

531
Sneath, David, Changing Inner Mongolia – Pastoral nomad
society and the Chinese State, Oxford, 2000 (Oxford University
Press)

David Sneath, a recognized expert in recent Inner Mongolia development


(His works, written or edited with Caroline Humphrey The end of Nomadism,
Culture and Environment in Inner Asia, vol. 1&2 are unavoidable tools for
the searcher in this field), gives in this book a stimulating account of the
situation of pastoralism in Inner Mongolian Autonomous Region of the
People’s Republic of China. His two main tasks are defined by Sneath as "to
provide a general overview of the recent history of the region, concentrating
upon the story of the pastoral Mongolians" and "to analyse the consequences
of decollectivization for Inner Mongolian pastoralists". One can say that
these aims are fulfilled, although reviewing this book is not so simple as it
could seem from the beginning.
A very attractive side of the book is to be the result of significant
fieldwork sessions (in 1986, 1987-88 and 1991).We are given a vivid
description of pastoral production in some Mongolian households (p. 161
and sq.) : Nasan Ochir, Jargal, Dorj, Chuluunbaatar and others, their
everyday life, motivations, calculations, hopes and fears become close to the
reader.
To these direct descriptions, Sneath adds his own reflections, generally
relevant. He gives a good description and interpretation of the hoton
structure and makes good use of the notion of "patron-client relations" (p.
39-41). When describing in detail birth control policies, Sneath adds (p. 150)
a comment essential to understand the effects of Chinese State policy on
Mongolian pastoralism, not from a moral, but from an anthropological point
of view : "One consequence of having smaller herding families is fewer
children to help with the work of the encampment. … by the time they are in
their late teens children are often of crucial importance to the family as
workers". Sneath is right again when he argues (p. 47-54) with Dahl,
representative of a large current among anthropologists, for whom
pastoralism is in its very nature egalitarian. May I add my own
considerations to support Sneath’s. Dahl’s argument that “the ecological
constraints on the accumulation and transmission of pastoral wealth tended
to level the inequalities in the ownership of livestock over time, and prevent
532
stratification” must be commented in a two-fold perspective: 1) Dahl’s
consideration about accumulation, if not mechanical, is important, and
tendency to optimal dispersion of relatively small human groups obtaining
their resources from relatively small herds can be observed in Mongolia too
at any time (heritage transmission mode reinforced this “levelling” tendency).
2) But this feature in no way “prevented” Mongolian pastoralism from either
inequality or stratification. From one side, apparently insignificant
differences between households or human groups could have far-reaching
effects: a few more young adults and/or horses in the group (Sneath, p. 54-55)
gave it opportunity to manage larger pastures, to raise larger herds, to
optimise pasture use for different species, and at the same time put it in a
better condition to face neighbouring groups and potential competitors. From
another side, social stratification, obviously connected with livestock wealth,
never was of solely economic nature. Formation and development of
aristocratic tendencies and their recognition by the whole nomadic pastoral
society were sub-products of alliance strategies organizing relations between
pastoralists on a large scale throughout the steppe world. In their turn, those
several level alliances, including both kin and non-kin interests and
interactions, responded the weakness of dispersed households or small
groups, how ecologically and technically optimal and necessary those
remained for pastoral production. He his right too when observing (p. 96)
that “Herding large numbers of collective animals was not, in effect,
completely unlike raising the livestock of herd-owning nobles or
monasteries...”
One can just agree again with Sneath when he states that "The
degradation of Inner Mongolian grasslands cannot be assumed to be simply
because it now supports an unprecedentedly high number of animals.
Viewed over the long term it appears that the problems reflect the changes in
the way in which pastoralism has been managed. The expansion of
cultivation in the last fifty years has removed some of the most fertile land
from pastoral use, thus increasing the grazing pressure on more marginal
steppe pastures. Large amounts of grassland were also damaged by the
failed attempts to cultivate it during the GLF and Cultural Revolution
periods". His treatment of gender questions, of the place of women, of the
division of labour in Inner Mongolian society is, too, quite interesting and
convincing.

533
In one word, Sneath demonstrates his capacity to describe and to
understand Inner Mongolian realities and trends. Although he doesn’t point
out this explicitly, his work gives an amazing picture of the unity of
Mongolian pastoral culture and economy as a whole. Himself a good
observer, Sneath calls too good witnesses. The first of them is of course
Owen Lattimore, who had a direct and so deep knowledge of most of the
regions described in the book. The same may be said about other authors,
like A. Simukov or S. Szynkiewicz, a Polish Anthropologist (his classic
Rodzina Pasterska w Mongolii, Pastoral family in Mongolia, Wrocław 1981,
could have inspired Sneath even more than the few articles he had access to).
To tell the truth, witnesses evoked on the “Chinese” side are not quite of the
same quality that those mentioned on the Mongolian one, and it makes me
uncomfortable to accept Han Suyin as an authority for history of Chinese
Cultural Revolution…
However, some other critical issues must be done. Some chapters,
though interesting by themselves somehow hardly find their place in the
general sketch of the book. That seems to me to be the case with Sneath’s
considerations about "Cosmology and the institutions of Buddhism" (p. 25-
34), and even more with the chapter 7 "Kinship, Clans and History". It is not
the place to enter a general discussion of kinship and clan questions related
to Mongolian history, but it could have been more adequate to discuss in one
integrated chapter questions of birth control, civil state policy (giving names,
attribution of nationality status and their sharp variations, etc.), and even
cosmology, as parts of China’s (not only PRC) modelling and remodelling of
its conception and treatment of "Barbarians" or 少数民族 shaoshu minzu
"little numbered nationalities" as there are named presently. In this way, the
impact of Chinese State – even if limited to recent decades, could have been
more present than just as reduced to political events.
My most critical considerations concern history. A general impression is
that Sneath doesn’t himself feel too comfortable with this field (which is not
a critique in itself). Mongolian history has not sufficiently its own reality,
everything before collectivization seeming to belong to a undifferentiated
historical time. Sneath is not guilty, and he comes after many other authors
he uses himself indeed, but this leads him to a lot of major and minor errors.
To take one example, he clearly relates the concept of "white bone" with the
Secret History of the Mongols (p.198): It is clear, however, from the

534
thirteenth-century account The Secret History of the Mongols that the
commoner-nobility distinction long predated Chinggis Khan’s rise to power
(the terms used were chagaan yas, ‘white bone’, for nobles and har yas,
‘black bone’, for commoners). Although I agree with Sneath’s general
statement, it has to be remembered that the term cagan jasu itself doesn’t
appear at all in the Secret History of the Mongols 228 . The "white bone"
category seems to have been formulated not earlier than Dajan khan’s
Restoration (end of XV – beginning of XVI Centuries), and this dating is
quite significant, as it intervenes at a moment when legitimacy of Chinggis
khan’s lineage is put under severe questions both from inside and soon from
outside of Mongolia.
In general terms, Sneath’s treatment of history remains too superficial,
especially about connections between social phenomena and political events
or institutions. Thus, transformations undergone by Mongolian society under
the Manchu rule, soon Manchu-Chinese domination, which are essential to
understand the XX Century evolutions in this region, do not receive
sufficiently clear light. The instrumentalization by Qing Empire of old social
structures takes the form of a genuine reform policy, transposing to
Mongolia, with minor adaptations, the Nurhaci’s gusa - niru (banner-arrow)
system in qosiγu (xoshuu) - sum administrative-military-political structure.
One of the key acts in this reform is the re-foundation of Mongolian
aristocracy in line with Manchurian interests, by giving new titles to old
lineages members. When Sneath writes (p.22) that "The imperial
bureaucracy in Inner Mongolia had four official ranks of taijs in official
posts...", he makes a confusion between two complementary aspects of the
Qing policies. On the one hand, members of nobility families received titles,
and not only four ranks of taiži (those being inferior to six ranks of princes :
two of wang, beile, beise, and two of güng). On the other hand, public
offices (xoshuu and sum leaders) were generally held by these aristocracy
members, although some alternate situations are known, especially for minor
functions. This confusion leads Sneath to a plain error, when he writes, p.22,
about the zasag (head of xoshuu) post : "jasag (or wang in Chinese...), apart

228
The term jasu itself may be found, with its meaning “origin” only under its
adjective form jasutu (tayici’utai yasutu gü’ün-i, “a man of Taicud origin”) as the
first word of the verse 4402 (Chapter V), Rachewiltz I. de, Index to the Secret
History of the Mongols, Bloomington, 1972 (UAS, vol. 121), pp. 66, 338
535
from the fact that the title wang, although of Chinese origin had long ago
been adopted by the Mongols as ong, before it was modernized by the
Manchus as wang, even better vang )".
For contemporary history, the picture is more precise, although it seems
strange that no mention is done of the May 1st, 1947, official foundation of
IMAR and of the autonomous regional Government, and that the sending for
many years of thousands of former Red Guards to Inner Mongolia at the end
of the Cultural Revolution is hardly mentioned despite the fact that their
presence was frequently even more devastating that the Cultural Revolution
itself (they were used as labour force in hazardous cultivating experiments).
The effects of Great leap forward and of Cultural Revolution are well
described, especially the campaign directed in 1967-1968 against the "Inner
Mongolian People’s Party", a mere pretext for persecution of Mongolian
identity and culture (as usual, Sneath remains careful not to fall into
exaggerations, estimating either the economic losses of herders at that time
or the number of persons repressed, giving the number of 130.000 arrested,
which seems quite reliable). I should add that, if it was then already clear
that nationality issues were present in Inner Mongolian turmoil at that time,
it is only after several years that their extension became known, and even
possibly exaggerated. Serving in Ulaanbaatar and Peking at that time, I
crossed Inner Mongolia by train (unfortunately far enough from the main
political centre of the Region) some 20 times between March 1967 and
November 1968. If some "Nationalistic factionalism" or "Nationalistic
separatism" was readable on the Dazibao, their main concern beyond any
doubt remained general political issues.
A large and due place is given to the "top person" of recent Inner
Mongolian history, Ulanfu (1903-1988). I just should add some details about
this pseudonym. The name adopted by Sneath, Ulanhu (p.16 and sq.), and
translated as "Red son" ("Red boy" could be more appropriate in this context),
is just a recent adaptation, originated, as far as I know, in Mongolia proper,
where the form Ulanfu was not understandable, and used recently by other
authors, like Uradyn Bulag. The original pseudonym of Yün Ze 云泽, Ulanfu
(see Xin Zhongguo renwu zhi, Collection of biographies of New China, Hong
Kong 1950, p.122), has a curious history: Yün Ze, sent to Moscow in 1925,
studied there at the Sun Yatsen University, then directed by Mihail Fortus
(better known as Pavel Mif). He came back to China under the pseudonym
536
Ulanfu 乌兰夫 he has chosen in USSR. This can be read indeed as Ulan
("red" in Mongolian) with addition of the Chinese character 夫 Fu, which
means "man" or "husband", but is used too for the transcription of syllable "-
ov/-ev" of Russian last names (thus, Nikita Khrushchev’s name was
transcribed into Chinese by He-lu-xiao-fu). This "transcription" trick
permitted too likewise to assimilate Ulanfu, modestly enough, to "Ulyanov",
Lenin’s own family name ! About his action, there is a risk of anachronism,
when looking back after such a troubled period as was the Cultural
Revolution, in writing (p.103) that "By 1965 Ulanhu and his supporters were
potential targets for the Maoists. He was said to be too freely adapting Party
policy to local conditions, and was opposed by Maoists because of his
disinclination to pursue further class struggle". This we can say after years.
"By 1965" nothing of that sort could have been seen, and the powerful
Ulanfu was just one of the numerous, if not unanimous, Regional bosses
who thought with Liu Shaoqi and Deng Xiaoping, then CCP vice-Chairman
and Secretary general, that "Bitter years" of the collapse of the Great Leap
Forward had been expensive enough and that it was probably time to make
Mao Zedong a living Buddha with no power to launch such costly
experiments any more. Ulanfu’s power remained unchallenged up to June
1966, when he became the target of first major criticism (during the
"Qianmen Hotel meeting" of North China bureau of CCP Central Committee,
mentioned by Sneath) and when he was put under arrest for a short time,
with a second such episode in July. But he succeeded in restoring his
position within the central power apparatus, appearing with Mao Zedong and
other CCP leaders during a Red Guard rally on Tiananmen square, on
August 31, 1966.
Some other minor remarks could be done, for instance about
transcription errors of Mongolian written forms or confusions with spoken
forms (e.g. p. 117, "xagucin dörbi-ig ebdeju, shin-e dörbi-ig baiguli-a"
Transliterated from the classical script" should be noted dörbe-ji, or "–yi",
because the accusative "-ig" is never present as a written form). When he
writes, p.13, "Prince Demchügdüngrüb, widely known by his Chinese name
De Wang (Prince De)", Sneath doesn’t seem to know that this is no way a
"Chinese name" but a traditional Mongolian technique, in which the Name’s
initial context/syllabe, to the first vowel inclusively, is directly followed by
the person’s title. Thus, Owen Lattimore was very proud of his "La bagsh"
Teacher La title).
537
But none of the critiques formulated here could diminish the interest
arouse by the reading of Sneath’s book. Apart from technical points, and
necessary reconsideration of general approach of historical realities, his
work is one of the most interesting researches of past last years and makes
necessary to develop further discussions and co-operations. One of the most
suggestive aspects of his work is the place repeatedly ascribed to political
and ideological impulsion in the very structures of the pastoral society, a
conception I agree with and which I advocate for decades in my teaching and
writings. This is a key feature of pastoral nomadic system as a whole. Could
I propose here a complement on this point (and possibly the beginning of a
useful partnership) : the importance of politics is related with the fact that
there was "countervailing systems to prevent the concentration of the
ownership of animals", namely the ecologically and technically necessary
dispersal of comparatively small groups, which under standard, "natural"
conditions of pastoralism, acquired the opportunity to control pasture areas
only inside limits defined not by law, but by their labour (and military)
available strength. In this way, the construction (and changeability) of
alliance networks, of power balance strategies is of vital significance, but
paradoxically reveals their own permanent weakness too. Could not we see
here a major illustration (and the main concern of Sneath’s stimulating work
is to be remembered) of what omnipresence of the State does not always
mean its omnipotence, and that how important is the role it plays in
Mongolian history, the Chinese State never had, and nor has, all the
responses and answers already given.

538
229
Review : Монгольская империя и кочевой мир

The interest in Mongolian history, in history of Mongolian empire, in the


study of nomadic societies and cultures has a long and rich tradition.
Nevertheless, the past ten year period may be considered as especially
significant, with many initiatives being developed on both local and
international scales. One could remember of the founding in 1998 in
Ulaanbaatar of the International Institute for the Study of Nomadic
Civilizations. A large scholarly community emerged with its members active
in various countries for which nomadic cultures are either a distinguished
topic in the long term history of oriental studies, or a question of historical,
social, cultural acute significance, or even both. The reviewed books belong
to this new trend and are mainly based upon research programs carried on in
Russian Federation, Mongolia, Kazakhstan and other countries. The very
fact that these materials were published in Ulan-Ude has to be taken into
consideration.

The main orientation of the studies gathered in this two volume collection
is to propose a systemic and multidisciplinary research devoted to the
Mongolian society of the XII-XIII centuries.

The redactors of the collection, B.V. Bazarov, N.N. Kradin and T.D.
Skrynnikova are well known and recognized scientists in this field, and this
extensive publication may be considered as an important mile-stone. As such,
the project bears, in its title itself, a definite and clearly assumed
politological orientation and priority. This doesn’t reduce or limit the whole
work
The large choice of topics presented in more than fifty contributions
treats with both general themes of theoretical concern and concrete studies.
Probably could it be useful to deal with each of them separately and to
evaluate what each of them brings to the general project. Such an

229
Улан-Удэ, Изд-во БНЦ СО РАН, кн. 1, 2004, 546 с., кн. 2, 2005, 295 с. ;
Reviewed for online Journal Ab Imperio
539
undertaking could just exceed the place that could be devoted to the present
review. This remains a general undertaking necessary to develop in the
general perspective of a broad nomadological networking which has to be
built up on an even larger scale. It seems more appropriate by now to
examine the ensemble formed by the two volumes, and to draw from this
observation a more or less general approach and evaluation. After clear and
enlightening introduction chapters to each volume signed by the three editors
(Базаров Б. В., Крадин Н Н, Скрынникова Т. Д./ Bazarov B.V., Kradin
N.N.N, Skrynnikova T.D., Введение: кочевники, монголосфера и
цивилизационный процесс, Introduction: Nomads, Mongolosphere and
civilization process (I:3-19); Введение: Монгольская империя -
результаты и перспективы исследования, Introduction : Mongolian
Empire – results and perspectives of research (II:3-22) , the general plan of
the books is easy to follow, beginning from general considerations about the
place of nomadic cultures in the possible definitions of the very notion of
“civilization”: Крадин Н.Н./ Kradin N.N., Комплексные общества
номадов в кросс-культурной перспективе, Complex nomadic societies in
a cross-cultural perspective (I:20-49); Крадин Н.Н./ Kradin N.N.,
Кочевничество и теория цивилизаций, Nomadism and theory of
Civilizations (II:14-22); Базаров Б. В./ Bazarov B.V., Кочевые
цивилизации Центральной Азии: общественный потенциал истории,
Nomadic civilizations of Central Asia: the social potential of history
(II:254-263); Холл Т./ Hall T., Монголы в мир-системной истории, The
Mongols in World-system history (I:136-166); Флетчер Дж./ Fletcher J.,
Средневековые монголы: экологические и социальные перспективы
(I :212-253), Russian translation of The Mongols : Ecological and social
perspectives, HJAS, Vol. 46, 1986, N°1.

Main parts of the two volumes may be focused on some main fields of
interest: Society, history, political sciences and symbolic sphere. It is
impossible to give a detailed account of the contents of each contribution. As
natural in such a collection, their scholarly level is from time to time uneven.
But general impression given by such a gathering, obviously dominated by
reflexions about the questions of political power and structures is impressive.

The questions related with society are delt with by some contributions
interested in social and ethnic identity. It is probably in this field that
540
systemic approach proposed as the main perspective of the whole work
could have been more thoroughly explored, but our classification between
social studies and history is somehow conventional: Билэгт Л./ Bilegt L., К
вопросу о племенной организации общества монголов Х-ХIII вв.,
Toward the question of tribal organization of Mongolian society in X-XIII
centuries (II:86-97); Дашковскuй П. К, Тuшкuн А. А./ Dashkovskii P.K.,
Tishkin A.A., Социальная структура населения Горного Алтая в
скифскую эпоху, Social structure of population of Upper Altai in the Scyth
period (I:49-76); Дашибалов Б. Б./ Dashibalov B.B., О становлении
монгольского кочевничества, About the formation of Mongolian
nomadism (II:166-177); Содномпилова М. М./ Sodnompilova M.M.,
Кочевья монгольских народов: центр и периферия, Pasturelands of
Mongolian peoples: Centre and periphery (II;177-182); Голден П./ Golden
P., Кипчаки средневековой Евразии: пример негосударственной
адаптации в степи, Kipchaks of Medieval Eurasia : an example of non-
State adaptation in the steppe (I : 103-134); Савинов Д. Г./ Savinov D.G.,
Система социально-этнического подчинения в истории кочевников
Центральной Азии и Южной Сибири, System of social and ethnic
subordination in the history of the nomads of Central Asia and Southern
Siberia (II:31-43); Скрынникова Т. Д./ Skrynnikova T.D., Богол в
социальной стратификации монгольского общества периода империи,
Boγol in social stratification of Mongolian society in the imperial period
(I :287-333); Цыбuкдоржuев Д. В./ Tsybikdorjiev D.B., Мужской союз,
дружина и гвардия у монголов:преемственность и конфликты, Men’s
union, militia and guard among the Mongols : succession and conflicts
(I:334-363); Тишкин А. А./ Tishkin A.A., Элита в древних и
средневековых обществах скотоводов Евразии: перспективы изучения
данного явления на основе археологических материалов, Elite in ancient
and medieval pastoral societies of Eurasia : perspectives of study of this
phenomenon on the basis of archaeological materials (II:43-56); Дмитриев
С. В. Элементы военной культуры монголов (на примере анализа
сражения в местности Калаалджит-Элэт) (I:363-380). It is obvious that
several of the studies name here upon show the clear link established
between social process, the place and role of conflicts and conditions proper
to pastoral nomadic societies in which political relationships and political
systems arouse in Central Asia and on the territory of Mongolia.

541
Some contributions, even proposing apparently modest titles give a large
panorama of various stages in Mongolian History: Скрынникова Т. Д. /
Skrynnikova T.D., Монголы и тайджиуты - братья-соперники? Mongols
and Taichiyud – brothers and rivals? (II:110-126); Кульпuн Э.С./ Kul’pin
E.S., Цивилизация Золотой Орды, The civilization of Golden Horde (I:167-
186) ; Крuвошеев Ю.В./ Krivosheev Yu.V., Средневековая Русь и
Джучиев улус: формирование и развитие системы отношений, Medieval
Rus’ and Djötchid ulus : formation and development of relationship system
(I:186-210) ; Цыбикдоржиев Д. В., Батоева Д. Б./ Tsybikdorjiev D.V.,
Batoeva D.B., Эпоха Монгольской империи в бурятских письменных
памятниках ХVIII - начала ХХ в., The epoch of Mongolian empire in
Buriat written monuments XVIII-beginning of the XX c. (II :219-238).

Let add to these general approaches some contributions describing


concrete pages from the history of Mongolian empire and from its heritage.
These are far from anecdotal, vividly echoing more theoretical
considerations. This is the case with Wright D. С., Arti1lery is not needed tо
cross а river: Bayan’s swift riparian campaigns against the Southern Song
Chinese, 1274-1276 (II:238-252); Энхчuмэг Ц./ Enkhchimeg Ts., К
вопросу об административной реформе Чагатайского улуса, Toward the
question of administrative reform in Chagataid ulus (II :200-206); Данилов
С. В./ Danilov S.V., К вопросу о традициях градостроительства
кочевников Центральной Азии, Toward the question of urbanization
among nomads of Central Asia (II:182-192). Only could one regret, about
this last article, based upon classical sources and material, that the author
had not the opportunity to take into consideration more recent works, as
Абусейтова М.Х./ Abuseitova M.Kh., Ed., Урбанизация и номадизм в
Центральной Азии: История и проблемы, Urbanization and nomadic
societies: History and challenges, Proceeding of International Conference,
Almaty, 2004, 459 p.

Political sciences offer, as told earlier, one of the core focus of the whole
work. This is a clear consequence of scholarly interests of the initiators of
this undertaking. This is a quite legitimate approach. Contributions are
works of well known scholars, and no doubt that this publication will offer
valuable references for a long time. If criticism has to be expressed, it could
be noticed that some problems are delt with in a mere conceptual and
542
abstract perspective, probably in search of somehow unilinear explanation.
But this shows that nomadological studies are on their way to take their
place in the general framework of social sciences and no doubt that debates
and discussions, of which these volumes give a good example, will assure
further opportunities to solve these problems: Барфuлд Т./ Barfield Th.,
Монгольская модель кочевой империи, The Mongolian pattern of
nomadic empire (I: 254-269); Кляшторный С. Г./ Klyashtornyi S.G.,
Основные этапы политогенеза у древних кочевников Центральной
Азии, Fundamental stages in the politogenesis among ancient nomads in
Central Asia (II:23-30) ; Кляшторный С. Г. ./ Klyashtornyi S.G., Образ
кагана в орхонских памятниках, The image of the Kagan in Orkhon
monuments (I:100-103); Васютuн С. А./ Vasyutin S. A., Монгольская
империя как особая форма ранней государственности? (к дискуссии о
политических системах кочевых империй), Mongolian empire as a
specific form of early Statehood ? (toward discussion about political systems
of nomadic empires) (I :269-287) ; Васютин С. А. / Vasyutin S. A., Лики
власти (к вопросу о природе власти в кочевых империях),
Representations of power (toward the question of nature of power in
nomadic empires) (II:56-71) ; Трепавлов В. В./ Trevpalov V.V., Вождь и
жрец в эпическом фольклоре тюркомонгольских народов: некоторые
особенности традиционной организации власти у кочевников, The
leader and the pontiff in epic folk-lore of Turkic-Mongolian peoples : some
distinctive features of traditional power organization among the nomads
(I :76-103) ; Трепавлов В. В. / Trevpalov V.V., Улусный субстрат и
имперский суперстрат: поиск «ядра» кочевой государственности, The
ulus substratum and imperial superstratum : in the search of the « hard
core » of nomadic statehood (II:71-84) ; Цендина А. Д./ Tsendina A.D.,
Ханы в монгольских летописях: образ властителя, The Qans in
Mongolian chronicles : the image of the ruler (II:138-146)
Law is essentially associated here with political structures, with images
and efficiency of power. It has to be noticed that the problem of the so-called
“Chingis khan’s Great Yasa” appears once more here as being clearly related
with the way in which legal forms of Mongolian domination were perceived
in a quite specific manner in countries under influence of Muslim legal
culture and law. Кычанов Е. И./ Kychanov E.I., Некоторые замечания о
праве кочевых государств, Some remarks about law of nomadic States
(I:484-491); Эгль Д./ Aigle D., Великая Яса Чингис-хана, Монгольская
543
империя, культура и шариат Chingis khan’s Great Yasa, culture and
Chariyat (I:491-530); Почекаев Р. Ю. / Pochekaev R.Yu., Статус ханов
Золотой Орды: правовое регулирование, The status of Golden Horde
Khans: legal regulations (II:146-157); Сумьябаатар Б./ Sumyabaatar B.,
Монгольский законодательный памятник ХIII в. - новый список
(II:157-). This last work, by a noted Mongolian philologist and historian
draw our attention upon the cardinal question of sources, some of which are
“over-grazed” for many decades, with every newly discovered document
being able to enrich our knowledge and understanding.

It could be noticed that, how interesting and legitimate are the


contributions that identify the great significance and semantic changes of the
central notion of Törü for the history of Mongolian political and legal
legitimacy, the authors did not underline or investigate the relatedness of the
name törü/tör with the verb törü- “to be born”, that may open a large field
for new researches: Хамфрu К, Хурэлбатор А./ Humphrey C., Hurelbator
A., Значение термина Törü в монгольской истории, Meaning of the term
Törü in Mongolian history (I:464-482); Почекаев Р. Ю./ Pochekaev R.Yu.,
Эволюция тöре в системе монгольского средневекового права,
Evolution of törü in the system of medieval Mongolian law (I:530-543).
Mythology, Ideology and Symbols, including religious dimensions of
history and culture give a strong and refreshing counterpoint to
anthropological, historical, political and legal problematics. Contributions in
these large fields are devoted to various aspects and conditions of Mongolian
identity, with a large attention to Chingis khan cult, to relationship between
Mongolian worship traditions and imperial legitimacy: Зориктуев Б. Р./
Zorigtuev B.R., Эргунэ-кун в монгольской истории, Ergüne-kün in
Mongolian history (II:97-109); Sampildendev Kh., Cinggis khaan
immoгtalized in the legend (II:134-138); Цендина А. Д./ Tsendina A.D.,
Чингис-хан в устном и письменном наследии монголов, Chinggis-khan
in the oral and written heritage of the Mongols, (I:406-424); Гокеньян
Х./Gokenyan H., Знамя/штандарт и литавры у алтайских народов
(II :127-134).
In the field of religions, Islam seems to occupy the place of a fashionable
topics,: Хазанов А. М./ Khazanov A.M., Мухаммед и Чингис-хан в
сравнении: роль религиозного фактора в создании мировых империй,

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Muhammad and Chingis-khan in comparison: the role of religious factor in
the formation of World empires (I:382-406); Мэй Т./ Mei T., Монголы и
мировые религии в ХШ веке, The Mongols and World religions in XIIIth
Century (I:424-443); Коллмар-Пауленц, К./ Kollmar-Paulentz K., Новый
взгляд на религиозную идентичность монголов, New consideration on
religious identity of the Mongols (I :444-464); Кадырбаев А. Ш./
Kadyrbaev A.Sh., Ислам и мусульмане в истории монголов XIII-XIV вв.
(по материалам китайских династийных историй), Islam and Muslims in
the History of the Mongols XIII-XIV c. (according to Chinese dynasty
histories) (II :206-219)

At last, one of the interesting and original features of this work is the
inclusion of contributions devoted to modern and contemporary effects or
reflexions, in association to the most “classical” orientation of topics delt
with: Кривошеев Ю. В./ Krivosheev Yu.V., «Монгольский вопрос» в
русском общественном сознании: прошлое и современность, наука и
идеология, The « Mongolian question » in Russian social consciousness :
past and present, science and ideology (II :263-270); Лиштованный Е. И./
Lishtovannyi E.I., Монгольская империя в современной российской
учебной литературе, The Mongol empire in contemporary Russian
textbooks (II :270-276) ; Балдано М.Н./ Baldano M.N., Идея создания
единого монгольского государства как проект нациестроительства, The
idea of building up a united Mongolian State as the project of nation
edification (II:276-286) ; Амоголонова Д. Д./ Amogolonova D.D.,
Монголия в исторической памяти современных бурят, Mongolia in
historical memory of contemporary Buriats (II :286-293).
This contemporary stress has it place in the development of scholarly
work itself and in the results we may wait from the carrying on of
expeditions, as organized for several years by the IISNC, as well in a given
region or country as on an international scale. This appears for instance in
the report given by Purevjav D., Nomadic civilization of Кhukh Nuur
Mongols: tradition and innovation (II:192-198).

Old and new questions and problems about the origins of Mongolian
population, identity and history are thus adressed in these two volumes. Not
all are solved – but had they to be ? This collective work is undoubtly an
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important contribution to the development of studies devoted to pastoral
nomadism. Question which have to be answered will be discussed in further
scholarly debate. Many symposiums, conferences, round tables and
publications provide nomadological community with of all necessary
favourable opportunities to develop and to affirm itself as a major actor in
scientific life. It is more than hope that “Mongolian empire and nomadic
World” is and will be one of the most promising steps in this direction.

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