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Jacques Derrida

Séminaire
La peine de mort
Volume I (1999-2000)

Édition établie par Geoffrey Bennington,


Marc Crépon et Thomas Dutoit

OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS


DU CONSEIL RÉGIONAL D'!LE-DE-FRANCE

© 20 12, ËDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris


En application de la loi du Il mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou
x-..Y.
partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français
d'exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. x•i
ISBN 978-2-7186-0876-1 ISSN 0768-2395
www.edirions-galilee.fr Éditions Galilée

r ..
Première séance
Le 8 décembre 1999

Que répondre à quelqu'un qui viendrait vous dire, à l'aube :


«Vous savez, la peine de mort est le propre de l'homme »?

(Long silence)

Moi, je serais d'abord tenté de lui répondre- trop vite : oui,


vous avez raison. À moins que ce ne soit le propre de Dieu - ou
que cela ne revienne au même. Puis, résistant à la tentation par la
vertu d'une autre tentation- ou en vertu d'une contre-tentation,
je serais alors tenté, à la réflexion, de ne pas répondre trop vite et
de le laisser attendre- des jours et des nuits. Jusqu'à l'aube.

(Long silence)

C'est l'aube, maintenant, nous sommes à l'aube. Dans la pre-


mière lumière de l'aube. Dans la blancheur de l'aube (alba). Avant
de commencer, commençons. Nous commencerions.
Nous commencerions par faire semblant de commencer avant
le commencement.
Comme si, déjà, nous voulions retarder la fin, puisque cette
année, avec la peine de mort, c'est bien de la fin que nous allons
parler. C'est bien d'une fin mais d'une fin décidée, par un verdict,
c'est d'une fin arrêtée par un arrêt de justice, c'est d'une fin décidée
que décidément nous allons parler sans fin, mais d'une fin décidée
par l'autre, ce qui n'est pas nécessairement, a priori, le cas de toute
fin et de toute mort, à supposer du moins, quant à la décision

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999

c~tt_e ~ois, quant à l'essence de la décision, qu'elle soit jamais supplice le plus dénié, le plus masqué, le plus invisible, le plus
dectdee autrement que par l'autre. Et à supposer que la décision sublimement machinalisé, l'invisibilité ou la dénégation n'étant
~ont ~ous no~s apprêto~s _à_ parl~r, la peine de mort, ne soit pas jamais, et en aucun cas, autre chose qu'une pièce de la machi-
1arche~pe Il_leme de !a. ~ec1s10~. A_ supp?ser donc que quiconque nerie théâtrale, spectaculaire, voire voyeuriste. Par définition, par
prenne J~~ats une de~tswn qm son la sienne, pour soi, la sienne essence, par vocation, il n'y aura jamais eu d'invisibilité pour une
propre. ] ~~- s?uvent dn ~es ~outes à ce sujet. La peine de mort mise à mort légale, pour une peine de mort appliquée, il n'y a
comme declSlon souverame dun pouvoir nous rappelle peut-être, jamais eu, par principe, pour ce verdict, d' e~écuti~n, secrèt~ ou
avant toute autre chose, qu'une décision souveraine est toujours invisible. Le spectacle, le spectateur sont reqms. La cite, la polzs, la
de l'autre. Venue de l'autre. politique tout entière, la co-citoyenneté - elle-même ou médi~­
Nous ~erions donc ser:nblant de commencer non pas après tisée à travers sa représentation - doit 1 assister et attester, elle don
1~ fin, apres la fin de la peme de mo~t, qui n'est aujourd'hui abo- témoigner publiquement que la mort a été donnée ou infligée,
lie que dans un nombre limité d'Etats-nations au monde un elle doit voir mourir le condamné.
nombre croissant ~ais encore limité (une minorité, il y a dU: ans L'État doit et veut voir mourir le condamné.
- 58 pays - , une petite majorité aujourd'hui), mais de commencer Et c'est d'ailleurs dans ce moment, à l'instant où le peuple
avant le commencement, à la veille du commencement à l'aube devenu l'État, ou l'État-nation, voit mourir le condamné qu'il se voit
au p~t~t matin, ~om~e si je_ vo~lais commencer, de faç~n un pe~ le mieux lui-même. Il se voit le mieux, c'est-à-dire qu'il prend acte et
pathenq~e (mats qm oserait fatre un séminaire non pathétique conscience de sa souveraineté absolue et qu'il se voit au sens où, en
sur la peme de mort?) [comme si je préférais commencer de français, il se voit peut vouloir dire, il se laisse voir, il se donne à voir 2 •
façon délibérément pathétique] par vous conduire ou vous ret~nir Jamais l'État, ou le peuple, ou la communa~té, ou la nation dans sa
av~c moi, avant de _commencer, à l'aube, dans ce petit matin des figure étatique, jamais la souveraineté de l'Etat n'est plus visible en
pnsons, de tous les lteux de détention du monde où des condamnés son rassemblement fondateur que quand elle se fait voyante et voyeuse
à mort attendent qu'on vienne soit leur annoncer une grâce sou- de l'exécution d'un verdict sans appel et sans grâce, d'une exécution.
veraine (cette grâce dont nous avons souvent parlé l'an dernier Car ce témoignage - l'État témoin de l'exécution et témoin de soi-
~utou~ du ~,ar~o~) soit le~ emmen~r, u~ prêt~e_étant presque tou- même, de sa propre souveraineté, de sa propre toute-puissance - , ce
JOurs la (et! y m~tst~ car c est de :h~ologte pol1t1que que je parlerai témoignage doit être visuel : oculaire. Il ne va donc jamais sans une
su~t~ut auJ~urd hm et de la reltgwn de la peine de mort, de la scène et sans une lumière, celle du jour naturel ou de la lumière arti-
reltgwn tO~J~urs pr~sente à la peine de mort, de la peine de mort ficielle. Il a pu, au cours de l'histoire, s'y ajouter la lumière du feu.
comme reltgwp) [son les emmener, donc] vers l'un des très nom- Non pas toujours ni seulement des coups de feu, du condamné
b~eux dispos~tifs de mise à mort légale que les hommes ont ingé- fusillé par un peloton d'exécution ou par une seule balle dans la
meusement mventés, tout au long de l'histoire de l'humanité nuque, mais parfois l'incendie du bûcher.
com~e histoire des techniques, des techniques policières, des Nous n'avons pas encore commencé, rien n'a encore com-
techmques guerrières, des techniques militaires, mais aussi des mencé. Nous sommes au petit matin. C'est l'aube, l'aube d'on ne
techniqu~s m~dicale~, chirurgicales, anesthésiales, pour adminis- sait quoi, la vie ou la mort, la grâce ou l'exécution, l'abolition ou
trer la peme dtte capuale. Avec la cruauté que vous savez et une la perpétuation de la peine de mort, la perpétration aussi de la
cruauté, toujours la même, dont vous savez néanmoins' qu'elle
peut aller de la plus grande brutalité de l'abattage au raffinement 1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) ,
le plus pervers, du supplice le plus sanglant ou le plus brûlant au 2. Lors de la séance, Derrida ajoute : « ou bien il se voit lui-même >>. (NdE)

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999

peine de mort. Quoi que nous pensions ou disions au cours de ce e femme viendra rappeler l'une des différences sexuelles dans
séminaire, il faut penser, il nous faudra penser sans cesse, en nous un 1 .
cette vérité de la peine de mort. (Rappelez-vous a quesnon que
y reportant par le cœur et l'imagi~ati~n, p~r ~e corps aussi, .au petit nous posions ou citions l'an dernier, depuis l'Mrique du Sud
matin de ce qu'on appelle une execution. A 1 aube du dernier JOur. de Antje Krog, l'auteur de Country ofMy Skull, et des femmes
C'est l'aube, donc. Le petit jour, le plus petit jour. Avant la fin, victimes qui témoignent ou ne peuvent pas témoigner devant la
avant même de commencer, avant les trois coups, les acteurs et les Commission Vérité et Réconciliation 1 : « Does truth have a gender? »
lieux sont prêts, ils nous attendent pour commencer. ou encore, c'est un titre de chapitre : « Truth is a Woman » 2 .)
De même que, l'an dernier, nous avions joué sans jouer au Que seront, cette année, qui seront ces« personnages» mascu-
théâtre, nous avions feint de jouer à mettre en scène, aussi théâ- lins et/ou féminins? Des condamnés à mort, bien sûr, ou des
tralement mais aussi peu théâtralement que possible, [à mettre en accompagnateurs, un chœur des grands condamnés à .mort de
scène] quatre ho~mes, qu~tre hommes d'État ou penseurs de notre histoire, de l'histoire de l'Occident gréco-abrahamtque, des
l'État, hommes d'Etat ou d'Eglise, penseurs de l'État ou de l'Église condamnés à mort qui ont illustré, voire fondé, à travers la scène,
ou les deux à la fois (Hegel, Mandela, Tutu, Clinton : quatre à travers la visibilité et le temps, à travers la durée de leur mise à
protestants de la modernité- pas une femme, pas de catholique, mort [qui ont illustré, donc,] la signification proprement théolo-
point d'orthodoxe, de juif ou de musulman) 1, eh bien cette année, gico-politique de ce qu'on appelle la « peine de mort ».
avant de commencer, et parce que la question du théâtre devra Chaque fois l'État associé, selon des modes à étudier, à un pou-
retenir notre attention plus encore et autrement que dans la scène voir clérical ou religieux, aura prononcé ces verdicts et exécuté ces
sans scène du pardon (l'histoire des rapports entre la peine de mort grands condamnés à mort que furent donc (en voici quatre,
et le spectacle, la mise en scène, le voyeurisme essentiel qui s'attache encore), qui furent 3 donc (je les nommerai seulement l'un après
à une mise à mort qui doit être publique parce que légale, cette l'autre le moment venu) d'abord Socrate, bien sûr, le premier des
histoire du théâtre de la peine capitale mériterait un séminaire à elle quatre. Socrate à qui, vous le savez mais nous y reviendrons, il fut
seule et nous y accorderons beaucoup d'intérêt, même si nous ne le d'abord reproché d'avoir corrompu la jeunesse en ne croyant pas
faisons jamais assez), eh bien, cette année encore, je commencerai, aux dieux de la cité et en leur substituant de nouveaux dieux,
avant de commencer, par évoquer, par convoquer ou ressusciter comme s'il avait eu le dessein de fonder une autre religion et de
quelques figures, de grands personnages, de grands « characters » penser un homme nouveau. Relisez l'Apologie de Socrat~ .et le
qui nous accompagneront incessamment - que nous les nom- Criton, vous y verrez qu'une accusation essentiellement rehgteuse
mions, les voyions ou non. Ils seront encore quatre, il n'y aura plus est prise en charge par un pouvoir d'État, un pouvoir de la polis,
de protestants.parmi eux, ils, elles seront encore quatre, car cette fois une politique, une instance juridico-politique, ce qu'on pourrait
1. Il s'agit d'un développement dans quelques séances du séminaire de appeler d'une terrible équivoque un pouvoir souverain comme
I'EHESS sur <~Le p~r~o~ et le parju~e >> (deuxième année, 1998-1999) que pouvoir exécutif "LApologie le dit expressément (24 b c) : la kate-
Jacqu~s Dernda ecnvJt a son retour dun voyage en Mrique du Sud (séance 1,
le 2 decembre 1998; séance 2, le 9 décembre 1998; et séance 3, le 13 janvier
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : « parce que, femmes, elles ne
1999). Il en publia une partie sous le titre« Versdhnung, ubuntu, pardon: quel
pouvaient pas témoigner sans répéter la ~iolence. dont ell~s avaient été ':ictimes,
genre?», dans Barbara Cassin, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar (dir.),
et vous vous rappelez que l'un des chapitres avatt pour titre ... ». (NdE)
Le Genre humain, no 43, «Vérité, réconciliation, réparation », Paris, Le Seuil,
2. Cf Antje K.rog, Country of My SkuL!, Johannesburg, Random Hous~,
200~, p. 111-156. Dans une note accompagnant la publication de ce texte,
1998. Depuis le séminaire de Jacques Derrida, ce livre a été publié en frança;s
Dernda renouvelle le même rapprochement avec« les quatre témoins, du pré-
sent séminaire. (NdÉ) sous le titre La Douleur des mots, tr. fr. G. Lory, Arles, Acres Sud, 2004. (NdE)
3. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ)

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Première séance. Le 8 décembre 1999
Séminaire La peine de mort I (1999-2000)

peine de mort. Quoi que nous pensions ou disions au cours de ce une femme viendra rappeler l'une des différences sexue~es dans
' I·te' de la peine de mort. (Rappelez-vous la quesnon que
séminaire, il faut penser, il nous faudra penser sans cesse, en nous cette ver . . ' . d S d
ions ou citions l'an dermer, depuis 1 Afnque u u
y reportant par le cœur et l'imagination, par le corps aussi, au petit nous Pos c
matin de ce qu'on appelle une exécution. À l'aube du dernier jour. de Antje Krog, l'auteur de Country of My Sk~ll, .et des remmes
C'est l'aube, donc. Le petit jour, le plus petit jour. Avant la fin, · · es qui témoignent ou ne peuvent pas temoigner devant la
VICtlm . . . J ?
avant même de commencer, avant les trois coups, les acteurs et les C mmission Vérité et Récone1hanon 1 : « Does truth have a genaer. »
2
: encore, c'est un titre de chapitre:« Truth is a Woman » .)
lieux sont prêts, ils nous attendent pour commencer. 0
De même que, l'an dernier, nous avions joué sans jouer au Que seront, cette année, qui seront ces« perso~nage~ » mascu-
théâtre, nous avions feint de jouer à mettre en scène, aussi théâ- lins et/ ou féminins? Des condamnés à mort, bien sur, ou des
tralement mais aussi peu théâtralement que possible, [à mettre en accompagnateurs, un chœur des grands condamnés à .mort de
sc~ne] quatre ho~mes, qu~tre hommes d'État ou penseurs de
notre histoire, de l'histoire de l'Occident gréco-abrahamique, des
l'Etat, hommes d'Etat ou d'Eglise, penseurs de l'État ou de l'Église condamnés à mort qui ont illustré, voire fondé, à travers la sc~ne:
ou les deux à la fois (Hegel, Mandela, Tutu, Clinton : quatre à travers la visibilité et le temps, à travers la durée de leur mise a
protestants de la modernité - pas une femme, pas de catholique, mort [qui ont illustré, donc,] la signific~tion proprement théolo-
point d'orthodoxe, de juif ou de musulman) 1, eh bien cette année, gico-politique.de, ce qu'on ~~pelle la« peme de' ~ort _». ,
avant de commencer, et parce que la question du théâtre devra Chaque fols 1 État associe, selon des modes a etudier, a un pou-
retenir notre attention plus encore et autrement que dans la scène voir clérical ou religieux, aura prononcé ces verdicts et ~x~cuté ces
sans scène du pardon (l'histoire des rapports entre la peine de mort grands condamnés à mort. que furent d~nc (en voic,i quatr~,
et le spectacle, la mise en scène, le voyeurisme essentiel qui s'attache encore), qui furent 3 donc (Je les nommerai seulement 1 u~ apres
l'autre le moment venu) d'abord Socrate, bien sûr, le premier des
à. un~ mise à mort qui doit être publique parce que légale, cette
histmre du théâtre de la peine capitale mériterait un séminaire à elle quatre. Socrate à qui, vous le savez mai~ nous y reviendrons, il fut
seule et nous y accorderons beaucoup d'intérêt, même si nous ne le d'abord reproché d'avoir corrompu la Jeunesse en ne croyan~ pas
faisons jamais assez), eh bien, cette année encore, je commencerai, aux dieux de la cité et en leur substituant de nouveaux dieux,
avant de commencer, par évoquer, par convoquer ou ressusciter comme s'il avait eu le dessein de fonder une autre religion et de
qu~lques figures, de grands personnages, de grands « characters »
penser un homme nouveau. Relis~z l'Apolo~ie de Socrat~ .et le
qlll nous accompagneront incessamment - que nous les nom- Criton, vous y verrez qu'une accusano? essennellement rehgieu~e
mions, les voyions ou non. Ils seront encore quatre, il n'y aura plus est prise en charge par un pouvoir d'Etat, un pouvoir de la polz:,
de protestants _parmi eux, ils, elles seront encore quatre, car cette fois une politique, une instance juridico-politiq~e, ce qu' o~ pourrait
appeler d'une terrible équivoque un pouvoir souveram comme
1. Il s'agit d'un développement dans quelques séances du séminaire de pouvoir exécutif f.Apologie le dit expressément (24 b c) : la kate-
I'EHESS sur <~ Le p~r~o? et le parju~e >> (deuxième année, 1998-1999) que
Jacqu~s Dernda ecnvit a son retour d un voyage en Afrique du Sud (séance 1,
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : « parce que, femmes, .ell~s ne
le 2 decembre 19_98; séance 2, le 9 décembre 1998; et séance 3, le 13 janvier
pouvaient pas témoigner sans répéter la violence dont elles avaient été ':Icttmes,
1999); Il en publia une part!e so u~ le titre« Versoh~~ng, ubuntu, pardon: quel
et vous vous rappelez que l'un des chapitres avait pour tttre . .. ». (NdE)
genre. >>, dans Barbara Cassm, Ol!Vler Cayla et Ph1hppe-]oseph Salazar (dir.),
2. Cf Antje Krog, Country of My Skul~, Joh~nesbu;g, Rand,om Hous~,
Le Genre humam, n ° 43, «Vérité, réconciliation, réparation >>, Paris, Le Seuil,
1998. Depuis le séminaire de Jacques Dernda, ce livre a eté publie en frança!s
2004.' p. 111-156. Dans une note accompagnant la publication de ce texte,
sous le titre La Douleur des mots, tr. fr. G. Lory, Arles, Actes Sud, 2004. (NdE)
Dernda renouvelle le même rapprochement avec« les quatre témoins >>du pré-
sent séminaire. (NdÉ) 3. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ)

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go ria, l'accusation lancée contre Socrate, c'est d'avoir eu le tort, Pour revenir un instant vers Socrate et Platon, et vers le carac-
d'avoir été coupable, d'avoir commis l'injustice (adikein) de cor- tère fondamentalement religieux du chef d'accusation, du grief,
rompre les jeunes gens et de (ou pour) avoir cessé d'honorer de l'incrimination, de la criminalisation, de l'inculpation reprise
(nomizein) les dieux (theous) de la cité ou les dieux honorés par en charge par l'État, je vous renvoie aux Lois de Platon qui jus-
la cité - et surtout de leur avoir substitué non pas simplement tifie la peine de mort dans les cas d'impiété (asebeia), d'impiété
de nouveaux dieux, comme disent souvent les traductions, mais de obstinée, de récidive dans l'impiété. Je vous laisse lire de près ces
nouveaux démons (etera de daimonia kaina); et daimonia, ce sont longues et passionnantes pages des Lois (Livre X, 907 d-909 d).
sans doute des dieux, des divinités, mais aussi parfois, comme chez La cité, la polis, doit annoncer à tous que les impies doivent se
Homère, des dieux inférieurs ou des revenants, les âmes des morts; racheter et se convertir à une vie pieuse et que, s'ils ne le font
et le texte distingue bien les dieux et les démons : Socrate n'a pas pas, s'ils manifestent de l'impiété (asebeia) en paroles ou en
honoré les dieux (theous) de la cité, et il a introduit des démons actes, le premier témoin venu devra les dénoncer au magistrat
nouveaux (etera de daimonia kaina). Laccusation est donc, dans son qui les citera devant le tribunal approprié. Vient ensuite la ~es­
contenu, religieuse, proprement théologique, exégétique, même. cription des types d'impiété (parmi lesquels, je le note en ratson
Socrate est accusé d'hérésie ou de blasphème, de sacrilège ou d'hé- du sujet de notre séminaire, l'irrévérence à l'égard des serments
térodoxie : il se trompe de dieux, il se trompe ou il trompe les (orkous)) et puis la taxinomie des trois types de prison ou de
autres, les jeunes surtout, au sujet des dieux; il s'est mépris sur les maison de correction; je vous laisse lire cela tout seuls, donc.
dieux ou il a engendré le mépris et la méprise quant aux dieux de la Mais je note seulement dans ce long et riche passage deux ou
cité. Mais cette accusation, ce chef d'accusation, cette kategoria d'es- trois indices.
sence religieuse est prise en charge, comme toujours, et nous nous 1. Premier indice. Pour persister dans ce temps de l'aube, je
intéresserons régulièrement à cette articulation récurrente, toujours note que dans la description des châtiments, il est dit que le pri-
récurre?te, par un pouvoir d'État, en tant que souverain, un pou- sonnier ne recevra aucune visite des citoyens, à l'exception des
voir d'Etat dont la souveraineté est elle-même d'essence phantasma- membres d'un certain Conseil nocturne. Alors, si vous voulez sa-
tico-théologique et, comme toute souveraineté, se marque au droit voir ce qu'est ce Conseil nocturne (que je rappelle, donc, à cause
de vie et de mort sur le citoyen, au pouvoir de décider, de faire la loi, de l'aube et de la religion, et bientôt de l'aube des religions, sinon
de juger et d' ex~cuter l'ordre en même temps que le condamné. du crépuscule des dieux), allez voir le lieu où il est défini par
Même dans les Etats-nations qui ont aboli la peine de mort, aboli- Platon pour la première fois, ledit Conseil nocturne, c'est-à-dire
tion de la peine de mort qui n'équivaut en rien à l'abolition du droit non pas dans les Lois (Livre X, 907 -909) que je viens de citer et où
de tuer, par ex~mple à la guerre, eh bien, ces quelques États-nations le Conseil nocturne est certes nommé, seulement nommé, mais
de la modernité démocratique qui ont aboli la peine de mort gar- plus loin, en Lois (Livre XII, 951 d-e), où l'Athénien décrit ce
dent un droit souverain sur la vie des citoyens qu'ils peuvent envoyer Conseil nocturne, ce syllogos de la nuit comme un lieu de rassem-
à la guerre pour tuer ou se faire tuer dans un espace radicalement blement, une assemblée où se mêlent des jeunes et des vieux mais
étranger à l'espace de la légalité interne, du droit civil où la peine de qui, je cite, « tiendra obligatoirement séance chaque jour, entre
mort peut être, elle, ou maintenue ou abolie 1•

l'avez déjà compris, mais cela ne m'empêchera pas de poser des questions cri-
. 1_. Lors de la séance, Jacques Derrida précise: « Ceci, je le dis d'un mot, pour tiques ou déconstructrices sur le discours abolitionniste, sur la logique qui
md1quer le cap. Il est évident que dans mon argumentation et dans le pathos soutient actuellement le discours abolitionniste, qui me paraît elle-même
que vous entendrez, je vais tenir un discours abolitionniste, évidemment, vous contestable >>. (NdÉ)

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l'aube et le lever du soleil 1 » (XII, 951 d 6). Ce syllogos, ce n'est pas la scène théâtrale de ce Conseil nocturne qui peut décider de la vie
une synagogue (expliquer) 2 ni un sanhedrin. Ce Conseil suprême et de la mort et peut seul rendre visite aux prisonniers. Si mainte-
de la nation qui était aussi une Haute Cour de Justice (celle nant nous revenons du Livre XII des Lois, où le statut, la compo-
qui condamna Jésus et dont nous reparlerons), mais 3 un syllogos sition et les compétences de ce Conseil de l'aube sont ainsi définis,
(commenter) comprendra des prêtres, et parmi les prêtres (tôn vers le Livre X dont j'étais parti, on y trouve la légitimation de la
iereôn ; c'est littéralement une hiérarchie, un ordre ou une auto- peine de mort dans l'énumération de toutes les peines, de tous
rité sacrale des prêtres qui commandent), ceux qui auront reçu les modes et lieux d'incarcération. Quand quelqu'un a tenu des
les plus hautes distinctions et puis, parmi les gardiens de la loi propos licencieux à l'égard des dieux, des sacrifices ou des ser-
(tôn nomophulakôn), les dix plus vieux, puis enfin tout ministre de ments, par exemple, ou encouragé la croyance en des dieux cor-
l'Éducation, quiconque a en charge l'éducation de la jeunesse (tes ruptibles, et s'est donc rendu coupable d'un crime d'impiété,
paideias pases epimeletes), qu'il soit en exercice ou qu'il l'ait été d'irreligiosité, il est enfermé dans une maison de correction, dans
dans le passé. (Imaginez l'équivalent de ce Conseil nocturne en un sôphronisterion, dans un sophronistère, littéralement dans un
France aujourd'hui- Lustiger, le grand Rabbin, le grand Muphti, lieu d'assagissement. Maison de correction ou de redressement
Allègre, ses prédécesseurs et compagnie 4 .) Donc ce grand syllogos, comme lieu d'assagissement, lieu où l'on est censé acquérir ou
ce grand conseil pédagogico-confessionnel, se réunit à l'aube. Et recouvrer la sôphrosyné, la sagesse, la sagesse au sens plus précis de
il est seul habilité à rendre visite au prisonnier. Premier indice. modération, de tempérance, de contrôle de soi, de santé de l'es-
2. Second indice. Le Conseil, le syllogos, reçoit des visiteurs, des prit ou du cœur. Il s'agit d'être surveillé pour redevenir « sage»,
consultants, des observateurs, des experts revenant de l'étranger de cette sagesse (sôphrosyné) qui a bien le sens qu'on donne en
où ils ont étudié les mœurs et les lois d'autres pays. Eh bien, si l'un français au mot de sage, de l'enfant sage, non turbulent, disci-
d'eux revient gâté ou corrompu, s'il continue à étaler sa fausse pliné. Le sophronistère est une institution disciplinaire. On y est
sagesse, à se référer à des modèles étrangers à tort et à travers et s'il enfermé au moins pour cinq ans. Là, pendant ce temps, aucun
n'obéit pas au magistrat, « il sera mis à mort (tethnatô) dès que le citoyen ne peut rendre visite au coupable, à l'exception, juste-
tribunal l'aura convaincu d'ingérance illicite dans les questions ment, des membres du Conseil nocturne (tou nukterinou syllogou)
d'éducation et de législation (peri ten paideian kai tous nomous) 5 ». qui viendront le voir pour l'admonester et- voici le point le plus
Dès que la cour de justice a prouvé qu'il intervient à tort, au nom important- sauver son âme, pour le salut de son âme (tes psykhès
de l'étranger, dans la formation des jeunes gens et dans la forma- soteria omilountes). Cette fonction sotériologique est essentielle :
tion des lois, il est puni de mort. Voilà pour la définition et pour il faut d'abord tenter d'amender, de sauver, de réhabiliter l'âme du
condamné, et cette mission sotériologique, cette œuvre de salut
1. Platon, Les Lois, Livre Xli, 951 d 6, dans Œuvres complètes, t. Xli, vol. 2, ou de salvation, est confiée, assignée, statutairement, au Conseil
texte établi et traduit par A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 61. (NdÉ) nocturne, à ceux-là seuls qui ont droit de visite, dans le sophronis-
2. Lors de la séance Derrida précise :« Une synagogue, c'est un lieu où l'on
va ensemble; le syllogos, c'est un endroit où on discute ensemble ». (NdÉ) tère, dans la maison de correction, dans l'institution d'assagisse-
3. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) ment. Si maintenant (et nous retrouvons déjà notre thème du
4. A l'époque de ce séminaire, le cardinal Jean-Marie Lustiger (1926-2007) pardon et du repentir), si, après cette tentative sotériologique, le
était archevêque de Paris, et Claude Allègre, ministre de l' Éducation nationale condamné se sauve lui-même, s'il se repent, s'il vient à résipis-
(de juin 1997 à mars 2000) . (NdÉ)
5. Platon, Les Lois, Livre X, 952 d , dans Œuvres complètes, t. Xli, vol. 2,
cence et redevient sage, s'il se réhabilite, alors il aura le droit de
op. cit., p. 63. Dans cette citation, Jacques Derrida a modifié la traduction en vivre parmi les gens vertueux; sinon, s'il encourt une seconde fois
substituant << d'ingérance illicite >> à<< de s'immiscer >>. (NdÉ) la même condamnation, s'il récidive et ne se repent pas, il sera

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999

puni de mort (thanatô zemioustho). S'il ne se repent pas et ne · , ede la distinction entre la peine de mort et ce qui serait pire
enter , .
s'amende pas, c'est qu'il est impardonnable, et la sanction de core que la peine de mort, cette ligne de demarcanon entre le
en d . ' ,d 1 ,.1
l'impardonnable, de l'inexpiable, c'est la peine de mort. Expia- al et le pire, ce n'est pas ans ce qlll prece e a mort qu I s se
tion de l'inexpiable. Mais ce que je tiens à souligner déjà, parce ~terminent 1, ce n'est pas non plus dans l'instant de la mort, ce
que cela deviendra un thème organisateur de notre réflexion, c'est 'est pas dans le présent de l'événement de la mort même, ce n'est
que la peine de mort, alors, la condamnation légale et légitime, se nas dans la mort, c'est dans le cadavre, c'est dans ce qui suit la
distingue du meurtre ou de la mise à mort hors la loi, de l'assas- ~ort et arrive au cadavre. Car ici, c'est le droit à la sépulture qui
sinat en quelque sorte, en ce qu'elle traite le condamné en sujet de marque la différence entre l'homme et la bête, entre l'homme
droit, en sujet de la loi, en être humain, avec la dignité que cela condamné à mort qui a encore droit à la sépulture, à l'honneur
continue de supposer. Ici, dans une logique que nous retrouve- des hommes, et celui qui ne mérite même plus le nom d'homme,
rons jusque chez Kant et bien d'autres, mais chez Kant par excel- et qui donc ne mérite même pas la peine de mort. Je souligne
lence, l'accès à la peine de mort est un accès à la dignité de la lourdement ce point parce que cette idée que la peine de mort est
raison humaine, et à la dignité d'un homme qui, à la différence un signe de l'accès à la dignité de l'homme, un propre de.l'homme
des bêtes, est un sujet de la loi qui s'élève au-dessus de la vie natu- qui doit savoir, dans son droit, s'élever au-des~us de la vie (ce que
relle. C'est pourquoi, dans cette logique, dans le logos de ce syl- ne sauraient faire les bêtes), cette idée de la peme de mort comme
logos, la peine de mort marque l'accès au propre de l'homme et à condition de la loi humaine et de la dignité humaine, on dirait
la dignité de la raison ou du logos et du nomos humain. Tout cela, presque de la noblesse d~ l'homme~ nous la retrouve~?~s p~us
la mort comprise, témoignerait de la rationalité des lois (logos et tard, en particulier dans 1 argumentaire de Kant, lorsqu Il JUStlfie
nomos) et non de la sauvagerie naturelle ou bestiale, si bien que le la peine de mort, et mieux, quand il y voit même la justification
condamné à mort, même s'il est privé de la vie ou du droit à la vie, ultime du jus, de la justice et du droit. Il n'y aurait pas de jus
a droit au droit, et donc, d'une certaine façon, à l'honneur et à: la humain, de droit et de justice dans un système qui exclurait la
sépulture. Car il y a pire que la condamnation à mort, dans cette peine de mort (lire Lois X, 909 b-d) :
logique, dans cette obscure syllogistique, dans le syllogisme de ce
Conseil ou de ce Syllogos nocturne. C'est le cas des coupables qui Ces distinctions faites, le juge mettra dans la maison de correc-
tion ceux qu'inspire une déraison sans méchanceté de tempéra-
sont comme des bêtes, qui ne sont plus des hommes et n'ont
ment ou de caractère et les condamnera à cinq ans pour le moins.
même plus droit à la condamnation à mort, plus droit à la sé-
Pendant ce temps, aucun citoyen ne devra les visiter, à part les
pulture et plus droit aux visites du Conseil nocturne. Là il vaut membres du conseil nocturne, qui viendront les voir pour les
mieux que j~ me contente de lire un passage extraordinaire des admonester et sauver leur âme. Une fois achevé leur temps de
Lois (Livre X, 909 b-d). Cela suit immédiatement la référence à la prison, celui d'entre eux qui paraîtra revenu à résipiscence aura
peine de mort, peine méritée par ceux qui ne se repentent pas, le droit de vivre parmi les gens vertueux; s'il ne l'est pas et qu'il
peine destinée, assignée à ceux qui ne se réhabilitent pas, peine encoure une seconde fois la même condamnation, il sera puni de
réservée à ceux qui demeurent alors aussi incorrigibles qu'impar- mort. Quant à ceux qui, pareils à des bêtes fauves, non contents
donnables. Dans le passage que je vais lire, vous allez découvrir de nier l'existence des dieux ou de les croire soit négligents, soit
qu'il y a pire que la peine capitale : il y a un châtiment plus terri- corruptibles, méprisent les humains au point de capter les esprits
fiant encore parce que plus inhumain, plus anhumain que la peine d'un bon nombre parmi les vivants en prétendant qu'ils peuvent
de mort, qui reste encore, elle, la peine de mort, chose de la raison
et de la loi, chose digne de la raison et de la loi (logos et nomos) . Le 1. Dans le tapuscrit: « qu'il se détermine ». (NdÉ)

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évoquer les esprits des morts et promettant de séduire jusqu'aux en temps de guerre, mais seulement la peine de mort _comme dis-
dieux, qu'ils ensorcelleraient par des sacrifices, des prières et des
posi tif légal de la politique intérieure d'un État-nanon . , supposé
incantations; qui, par amour de l'argent, s'évertuent à ruiner de uverain. Il est toujours légal de tuer un ennemr etranger en
fond en comble particuliers, familles entières et cités; quiconque so . b 1. 1
ituation de guerre déclarée, même pour un pays qUi a a o 1 a
aura été convaincu de ces crimes, le tribunal le condamnera, selon seine de mort (et nous aurons donc à nous demander à cet égard
la loi, à l'incarcération dans la prison centrale, mais aucun homme pe qui définit un ennemi, un étranger, un état de guerre - civile
libre ne le visitera, et ce que les gardiens des lois lui auront fixé
comme nourriture lui sera servi par les esclaves. Une fois mort, on
~u non; les critères ont toujours été difficiles à déterminer, et le
le jettera hors des limites du territoire, sans sépulture, et l'homme deviennent de plus en plus) .
libre qui prêterait la main à son ensevelissement sera poursuivable D'autre part, deuxièmement, jusqu'à certains phénomènes ré-
pour impiété par qui voudra lui intenter procès. S'il laisse des cents et restreints d'abolition légale de la peine de mort au_ sens
enfants aptes à vivre en citoyens, les tuteurs d'orphelins les consi- strict dans un nombre encore limité de pays, eh bien les Etats-
déreront comme de vrais orphelins et en prendront tout autant nations de culture abrahamique, les États-nations dans lesquels
de soin que des autres, à partir du jour même où leur père sera une religion abrahamique (juive, chrétienne ou islamique) était
condamné 1• dominante, soit qu'elle fût religion d'État, religion officielle et
constitutionnelle, soit qu'elle fût simplement religion dominante
(Reprendre lecture ici) dans la société civile, eh bien, ces États-nations, jusqu'à certains
Pardonnez-moi de rappeler maintenant dès le début, à l' occa- phénomènes récents et restreints d'_abolitionnisme, n'_o~t pas plus
sion de l'exemple de Socrate et une fois pour toutes, quelques trouvé de contradiction entre la peme de mort et le stxteme com-
évidences massives, notamment les deux plus grosses et, du moins mandement, «Tu ne tueras point>> (dont Lévinas dit qu'il est en
en apparence, les plus grossières d'entre elles. Ces deux évidences fait, quoique le sixième sur la liste, le premier, le commandement
vont me retenir un certain temps mais n'oubliez pas que c'est fondamental et l'archi-fondement de l'éthique, l'essence même
à l'occasion et en marge du cas Socrate, du premier de nos quatre de l'éthique et la première signification que me signifie le Visage),
personnages exemplaires ou prototypiques, que nous ferons ce ces États-nations de culture abrahamique n'ont pas trouvé plus de
long détour . . :. après quoi nous laisserons venir ou revenir vers contradiction entre ce« tu ne tueras point>> (donc, en apparence,
nous les trois autres condamnés à mort exemplaires. ce droit absolu à la vie, cet interdit de donner la mort) et la peine
Quelles sont donc ces deux évidences massives? de mort, pas plus de contradiction en vérité que Dieu lui-même
D'une part, les luttes en cours (depuis longtemps et de façon n'a semblé en trouver quand, après avoir ainsi (Exode XX, 1-17)
accélérée d~puis quelques décennies, depuis la fin de la seconde prescrit le« Tu ne tueras point >>, il ordonne à Moïse d'exposer aux
guerre mondiale) pour l'abolition universelle de la peine de mort fils d'Israël ce qu'on traduit par les « jugements 1 >>. Que disent en
(luttes que nous étudierons au moins dans leurs grandes lignes particulier lesdits «jugements », juste après les dix commande-
et scansions juridiques internationales puisqu'elles ont souvent ments? Eh bien, en substance, qu'il faut condamner à mort, et
pris la forme de déclarations et de recommandations universelles leur donner la mort, tous ceux qui transgresseront tel ou tel de ces
de communautés internationales), ces luttes abolitionnistes ne dix commandements. Il y a là, vous le devinez, des points délicats
concernent pas la mise à mort ou la tuerie en général, par exemple et décisifs de sémantique et donc de traduction, nous allons y

1. Platon, Les Lois, Livre X, 909 a-d, dans Œuvres complètes, t. XII, vol. 1, 1. La Bible. Ancien Testament, Exode XXI et XXII, tr. fr. Édouard Dhorl?e,
op. cit., p. 181 -182. Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade>>, 1956, p. 235 sq. (NdE)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999

venir, mais je cite d'abord la traduction Dhorme dans la Pléiade, n, · ue


frappe un homme et celui-ci meurt, sera mis à mort.
'<-UICOnq ' 'd' é · ·
qui avait traduit le sixième commandement par «Tu ne tueras
·
M ais celui qui n'a pas guetté [donc qui n'a pas preme It , SI Je
s bien] et à la main de qui l' lohim a ourm. l' occasiOn,
É f, .
point»; en allemand (traduction modernisée et révisée de Luther) : comprend , . . h
· fixerai un lieu où il pourra se refugier. S1 pourtant un omme
« Du sollst nicht toten »; en anglais (King james Version) : « thou Je te
attaque son prochain pour le tuer par ruse, d' aupres, de mon autel
shallt not kill ». Chouraqui traduit autrement et nous y viendrons
tu pourras le prendre pour ~u'il meure., . ,
dans un instant pour situer une différence critique entre deux Et celui qui frappe son pere ou sa mer~ sera mis a mort. .
manières de porter ou de donner la mort ou d'ôter la vie. Eh bien, Celui qui ravit un homme et le vend, SI on le trouve en sa mai~,
quand Dieu, après les dix commandements, et donc après le «Tu il sera mis à mort. Celui qui maudit son père ou sa mère sera mis
ne tueras point», prescrit à Moïse d'exposer aux fils d'Israël une à mort 1 •
liste de jugements (et là, il s'agit bien de jugements, d'un mot
hébreu (michpat) qui touche à la justice, au jugement, à la jurispru- En anglais, toujours dans la King james Version, « il sera mis à
dence, au droit : Dieu prescrit à son peuple ou à sa nation, aux fils mort » a pour équivalent « he shall be surely put to death », ou,
d'Israël, une constitution, un droit, une jurisprudence, et singuliè- our le motif para-sacrificiel du « Si pourtant un homme attaque
rement un droit pénal, un code pénal-les traductions le marquent ~on prochain pour le tuer par ruse, d'auprès de mon ~utel tu
toutes, en français, chez Dhorme et chez Chouraqui, c'est« juge- ourras le prendre pour qu'il meure» : « thou shalt take hzm ftom
ments»), < quand> Dieu, donc, ordonne à Moïse d'exposer ces ~y altar, that he may die». En allemand (toujo~rs la tra~uct.ion ~e
«jugements» aux fils d'Israël: «Voici les jugements que tu expo- Luther révisée et modernisée), c'est chaque fo1s: celu1 qlil a falt
seras devant eux 1 » (Dhorme), «Voici les jugements que tu mettras ceci ou cela «der soll des Todes sterben », ou, dans la scène para-
en face d'eux 2 » (Chouraqui), en anglais (Kingjames): « Now these sacrificielle : « so sollst du ihn von meinem Altar wegreissen, dass
are the judgments which thou shallt set before them » ; en allemand, la man ihn tote ».
référence au droit, à la justice pénale est encore plus explicite: «Dies Alors, comment Dieu peut-il dire à Moïse d'ordonner aux
sind die Rechtsordnungen die du ihnen vorlegen sollst », parmi ces fils d'Israël« Tu ne tueras point» et l'instant d'après, de façon
jugements, dans ce qui est à la lettre un code pénal, une série de immédiatement consécutive et apparemment inconséquente, « tu
principes ou de règles pour déterminer des arrêts de justice, eh bien, livreras à la mort celui qui n'obéira pas à de tels comm~de~
il y a bon nombre d'arrêts de mort, justement, de condamnations à ments 2 »? Comment peut-il édicter un code pénal, un droit qm
mort. Dieu prescrit littéralement de condamner à mort, de sou- ressemble à un flagrant délit au regard de l'éthique des dix com-
mettre à la peine de mort tous ceux qui transgresseront certains des mandements? Naturellement, je me limite pour l'instant à ce pre-
interdits pos~s par les dix commandements, en particulier le« Tu ne mier exemple, très initial, de l'Exode, cars~ on se me.ttait, à étu,di~r
tueras pas». Je cite d'abord la traduction française de Dhorme et la peine de mort dans la Bible, nous aunons besom d un semi-
je diffère un peu celle de Chouraqui, qui nous aidera tout à l'heure naire interminable. Eh bien, c'est que, vous vous en doutez, et
à y voir un peu plus clair. Parmi les jugements que Dieu ordonne vous l'avez sans doute déjà compris, la peine de mort, l'ordre juri-
de porter à la connaissance des fils d'Israël, il y a donc ceux-ci, que dique (Rechtsordnung), le jugement, le verd~ct qui .arr~te la mort
je sélectionne parce qu'ils comportent des peines de mort : ne se réfère pas à la même mort, < à > la meme m1se a mort que

1. La Bible, Exode XXI, 1, tr. fr. É. Dhorme, op. cit., p. 234. (NdÉ) 1. La Bible, Exode XXI, 12-17, tr. fr. É. Dhorme, op. cit., p. 236. (NdÉ)
2. La Bible, Exode XXI, 1, tr. fr. André Chouraqui, Paris, Desclée de Brouwer, 2. Jacques Derrida condense ici les versets qu'il vient de citer, Exode XXI,
1985, p. 153. (NdÉ) 12-17. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999

celle dont il est question dans le «Tu ne tueras point». Il faut y aurait aucune contradiction à proscrire l'une alors qu'on prescrit
insister, sur cette différence entre deux morts, à la fois pour dis- l'autre, de dire « Tu ne tueras point » au sens de« Tu n'assassineras
cerner la spécificité de la peine de mort qui, en droit, devrait être pas » et de dire ensuite, d'ordonner que quiconque assassine soit
autre chose qu'un simple meurtre, et parce que dans la modernité puni de mort. Auc~n rapport d'affinité,' dans_ cette logique,. entre
des mouvements abolitionnistes que nous étudierons, il est sou- l'assassinat et la peme de mort, entre 1 assassmat hors la l01 et la
vent fait référence à un droit à la vie comme droit de l'homme peine de mort légal~. La différence qui compte n'est pas ici entre
qui, tout en semblant se référer implicitement au «Tu ne tueras la vie et la mort mais entre deux façons de donner la mort. Une
point » biblique, déborde ou ignore ce qui, dans ce texte biblique, mort, celle de la peine de mort, rétablit la loi ou le commande-
ne concerne en rien ni le droit absolu à la vie ni même une simple ment que l'autre mort (l'assassinat) aura violé(e). Cette logique
opposition entre la vie et la mort, mais d'abord une distinction divine sera d'ailleurs celle-là même qui inspira parfois littérale-
entre deux manières de donner la mort, l'une interdite par le« Tu ment les discours philosophiques les plus canoniques en faveur de
ne tueras point », l'autre prescrite par le code pénal que Dieu la peine de mort, tels que nous les étudierons, je l'espère, de plus
dicte à son peuple par l'intermédiaire de Moïse. Et les mots ne près plus tard. Tous les grands penseurs de la Renaissance et de
sont pas les mêmes, Dieu choisit bien ses mots, si je puis dire, et la Réforme se référaient d'ailleurs à la Bible. Grotius le fit explici-
c'est pourquoi la traduction de Chouraqui nous intéresse ici. tement. Hobbes et Locke justifiaient la peine de mort pour les
Chouraqui traduit le sixième commandement non pas par « tu ne assassins, comme le fera Kant plus tard, nous y viendrons. Locke,
tueras pas » mais par « tu n'assassineras pas » 1 , comme s'il fallait Second Treatise of Government :
rappeler ici que l'important n'était pas la différence entre la vie
et la mort, entre le fait de laisser vivre ou d'ôter la vie, mais la J'entends donc par pouvoir politique le droit de faire des lois,
modalité, la qualité injustifiable de l'agression ou de la violence, sanctionnées ou par la peine de mort ou, a fortiori, par des peines
la criminalité de ce qui attente à la vie, mais non le fait de s'en moins graves, afin de réglementer et de protéger la propriété ;
prendre à la vie. Et quant aux jugements, aux Rechtsordnungen, et d'employer la force publique afin de les faire exécuter et de dé-
fendre l'État contre les attaques venues de l'étranger: tout cela en
Chouraqui les traduit, au plus près de la lettre et de la répétition
vue, seulement, du bien public 1•
hébraïque, par« mourra, il mourra » : « Frappeur d'homme qui
meurt, mourra, il mourra ... »; « Qu'un homme prémédite contre
Rousseau, dans Du contrat social, justifie aussi la peine de mort
son compagnon de le tuer par ruse, de mon autel, tu le prendras
selon une logique au moins analogue (seulement analogue peut-
pour qu'il meure »; « Frappeur de son père, de sa mère, mourra,
être) en un chapitre fort beau, fort complexe que j'espère lire de
il mourra »; «Voleur d'homme et qui le vend, trouvé en sa main,
près avec vous plus tard ; c'est le chapitre V de la seconde partie
mourra, il mourra » ; « Maudisseur de son père, de sa mère,
du Contrat social, qui s'intitule « Du droit de vie et de mort »,
mourra, il mourra 2 ».
chapitre qui vient non fortuitement juste après les chapitres sur
Les deux morts, les deux mises à mort n'auraient aucun rap-
la souveraineté. Au cours d'une argumentation retorse, nuancée,
port, ou si peu de rapport, elles seraient si hétérogènes qu'il n'y

1. La Bible, Exode XX, 13, tr. fr. A. Chouraqui, op. cit., p. 152. (NdÉ) 1. John Locke, Traité du gouvernement civil. De sa véritable origine, de
2. Ibid. , Exode XXI , 12-17, p. 154. Lors de la séance, Derrida ajoute: « Cette son étendue et de sa fin (Second Treatise of Government), tr. fr. D. Mazel, Paris,
mort n'est pas un assassinat. Distinction subtile mais essentielle qui ne cessera Flammarion, 1984, p. 172. Lors de la séance, Derrida ajoute : << donc, la sou-
pas naturellement de traverser toute l'histoire du droit et de la peine de mort ». veraineté de l'État, c'est d'abord le droit de mort, le droit d'exercer la peine de
(NdÉ) mort ». (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999

inquiète, embarrassée même dont j'extrais seulement, pour l'ins- minutieux dans son expression, car il dit « présumer >> q~e per-
tant, la proposition suivante, Rousseau approuve ainsi la peine de 'médite de se faire pendre 1 >>.Nous verrons vtte avec
sonne « nepre , .
mort: lies pincettes il faut prendre une telle presomptwn, et sans
quêeme invoquer quelque pulsion de mort. D'ailleurs Rousseau
La peine de mort infligée aux criminels peut être envisagée à rui-même ne fait que multiplier avec inquiétude les réserves, les
plis, les remords dans ce chapitre qdueCje tiens p~ulr(~',un ~es pl~s
peu près sous le même point de vue [celui qu'il venait de rappeler, ce-
lui de l'État dont «le prince dit : "il est expédient à l'État que tu
urmentés et des plus intéressants u ontrat socza J espere avou
meures" », et le citoyen « doit alors mourir; puisque ce n'est qu'à to
la chance d'y revenir pour le lire avec vous mot à mot comme 1"lle
cette condition qu'il a vécu en sûreté jusqu'alors, et que sa vie n'est
mérite) . Je schématise donc provisoirement les réserves que marque
plus seulement un bienfait de la nature mais un don conditionnel de
l'État >> 1] : c'est pour n'être pas la victime d'un assassin que l'on Rousseau au moment même où il maintient le principe de la peine
consent à mourir si on le devient 2 • Dans ce traité, loin de disposer de de mort, et en apparence selon la tradition biblique du meurtrier
sa propre vie, on ne songe qu'à la garantir, et il n'est pas à présumer qui mérite la mort.
qu'aucun des contractans ne prémédite alors de se faire pendre 3 .
1. Première réserve : il fait de la peine de mort un verdict qui
Phrase extraordinaire à beaucoup d'égards, à la fois parce qu'elle échappe au droit civil mais relève en fait du droit de l~ guerr~,
inscrit la peine de mort dans un contrat calculateur, calculé : je comme si en droit civil il n'y avait pas de place pour la peme capt-
veux avoir la vie sauve et assurée, je dois donc promettre de perdre tale. Droit de guerre parce que le malfaiteur, s'attaquant au droit
la mienne contre cette assurance si je viens à menacer ou à attenter social, devient un traître à la patrie; il n'est plus membre de l'État
à la vie d'autrui. Échange rationnel et contractuel, contrat social et devient, c'est le mot de Rousseau, un « ennemi public >> : « car
total et économie circulaire qui, de plus, repose ingénument sur un tel ennemi n'est pas une personne morale, c'est un homme : et
2
le principe de la conservation de la vie, sur un instinct de conser- c'est alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu ». Ce qui
vation dont Rousseau dit avec autant de prudence que d'impru- est une façon d'expulser la peine de mort du droit pénal intérieur
dence qu'on peut le « présumer >>, à savoir qu'on peut présumer civil, on dirait même de l'abolir a priori pour ne l'y admettre que
qu'aucun des contractants ne prémédite de se faire pendre! Voire, comme un droit de guerre. Geste d'autant plus étrange que la
voire! Car s'il en était ainsi, si personne ne songeait à se faire question de la« politique étrangère», et notamment du droit de
pendre ou à risquer de se faire pendre, eh bien il n'y aurait jamais la guerre, est exclue du Contrat social ou traitée par prétériti?n,
d'assassinat ni de peine de mort. Il est vrai que Rousseau est plus renvoyée à plus tard dans le dernier paragraphe de concluswn

1. Lors de la séance, Derrida poursuit : «Autrement dit, le citoyen reçoit sa 1. Lors de la séance, Jacques Derrida poursuit: <<Donc il n'est pas à exclure
vie de l'État, et donc il n'a pas de droit sur sa vie. Sa vie lui est prêtée en quelque qu'il y a des contractants qui n'excluent pas que c'est leur désir de se ~aire
sorte; la vie est un don conditionnel de l'État. Formule extraordinaire, n'est-ce pendre. Il est vrai que Rousseau est encore plus minutieux dans son expressiOn,
pas! La vie n'est plus seulement un bienfait de la nature, mais un don condi- car il dit "présumer" que personne "ne prémédite de se faire pendre". Il est
tionnel de l'État. I.:État garde un droit de vie et de mort sur le citoyen à qui il possible, il présume, donc c'est une hypothèse, il est possible que des gens
a prêté sa vie, don conditionnel >>. (NdÉ) veuillent inconsciemment se faire pendre, c'est ça [peu audible : . .. criminel ...
2. Autre ajout fait pendant la séance:« Contrat d'assurance: si tu veux être ça veut dire . ..] prendre et pendre. Mais ce que Rousseau exclut, c'est qu'ils le
protégé dans ta vie, alors tu dois accepter que si tu tues, tu sois tué ». (NdÉ) préméditent, c'est-à-dire que consciemment, ils le calculent d'avance, etc. ».
3. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, dans Bernard Gagnebin et (NdÉ)
Marcel Raymond (éds), Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, coll. « Biblio- 2. J.-]. Rousseau, Du contrat social, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit. ,
thèque de la Pléiade >> , 1964, Livre II, ch. V, p. 376. (NdÉ) Livre II, ch. v, p. 377. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999

(sept lignes sur ce « nouvel objet trop vaste pour ma courre vue : d la peine de mort) pour tourmenter Rousseau qui conclut un
j'aurois dû le fixer toujours plus près de moi 1 »). e graphe final sur le droit de grâce (droit qui, lui, appartient au
p::erain et auquel Rousseau ne semble pas très favorable) [il
2. Seconde réserve : Rousseau dissocie, il est prêt à dissocier, ~~ndut donc le paragraphe sur le droit de grâce souveraine et le
geste inouï dans la tradition, l'exercice de la souveraineté et l' exer- chapitre « Du droit de vie ~t de mort ~> ~ar ces mots du cœur
cice de la condamnation, de toute condamnation même; il recon- et cette signature de confesswn] : « Ma1s Je sens que mon cœur
naît que la condamnation d'un criminel n'est pas l'acte général murmure [sous-entendu contre mon objection au droit de grâce
du souverain mais un acte particulier; et il ajoute alors, fort d'État] et retient ma plume : laissons discuter ces questions à
embarrassé :
l'homme juste qui n'a point failli, et qui jamais n'eut lui-même
besoin de grâce 1 >>. (Culpabilité, confession, signature auto-bio-
Mais, dira-t-on, la condamnation d'un criminel est un acte
particulier. D'accord : aussi cette condamnation n'appartient-elle graphique, pas de méta-théor.ie folitic?-juridique ~ ~ rapproch~r
pas au souverain; c'est un droit qu'il peut conférer sans pouvoir de l'incidente : «Toutes mes 1dees se tiennent, ma1s Je ne saur01s
l'exercer lui-même. Toutes mes idées se tiennent, mais je ne saurais les exposer toutes à la fois 2 >>.)
les exposer toutes à la fois 2 ! [Commenter 3 .)
À la liste longue et non close de ceux qui légitiment la peine de
3. Troisième réserve: on peut toujours réhabiliter ou améliorer mort pour les meurtriers, comme Dieu le fait dans l'Exode, on
le coupable, et l'idée d'une exemplarité de la peine est injustifiable pourrait aussi ajouter, pour rester en France, Diderot et Mon-
(façon pour Rousseau de s'opposer d'avance au plus tenace des tesquieu (mais nous reviendrons sur cette histoire), Diderot qui
argumentaires en faveur de la peine de mort : l'exemplarité, l' effi- disait (je ne retrouve plus la référence, cela reviendra) : « Il est
cacité par l'exemple). Néanmoins, malgré cette objection et cette naturel que les lois aient ordonné le meurtre des meurtriers 3 >>,
réserve, Rousseau maintient le principe de la peine de mort dans ou Montesquieu qui, plus réservé, dans De l'esprit des lois, plus
le cas d'un danger en principe irréductible, ce qui reconquit à restrictif dans l'énumération des cas de peine de mort, ne fut
l'exemple de l'ennemi public et du droit de la guerre. Il écrit : « Il pourtant pas abolitionniste, comme le grand Beccaria dont nous
n'y a point de méchant qu'on ne pût rendre bon à quelque chose.
1. Ibid., loc. cit. (NdÉ)
On n'a le droit de faire mourir, même pour l'exemple, que celui
2. Dans la marge du tapuscrit, Jacques Derrida écrit : << (Pas de philosophie
qu'on ne peut conserver sans danger 4 . » contre la peine de mort) ». Lors de la séance, Derrida développe cette parenthèse
de la façon suivante : <<Après qu'il eut dit tout à l'heure "Toutes mes idées se
Ces trois réserves compliquent singulièrement et surdétermi- tiennent, mais je ne saurois les exposer toutes à la fois", il explique que "j'ai failli
comme tout le monde, seul celui qui n'a pas failli a le droit de parler". Autrement
nent assez le propos fondamental (l'affirmation de la légitimité
dit, il n'y a pas de méta-langage, de théorie politique, politico-juridique. C'est
seulement quelqu'un qui serait au-dessus de tout soupçon qui aurait le droit de
1. ].-J. Rousseau, Du contrat social, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit., parler et personne ne peut être au-dessus de tout soupçon. Donc, il mêle la signa-
Livre IV, ch. IX, p. 470. (NdÉ) ture de confession à ce discours sur la peine de mort >> . (NdÉ)
2. Ibid., Livre II, ch. v, p. 376. (NdÉ) 3. Jacques Derrida a pu trouver la phrase attribuée à Diderot dans son exem-
3. Pas de commentaire lors de la séance. Tous les appels à « commenter >> plaire de William Schabas, The Abolition of the Death Penalty in International
ayant été vérifiés à partir des enregistrements des séances, nous ne préciserons Law, Cambridge University Press, 1997, p. 4. Schabas cite cette phrase en
plus désormais ceux restés sans suite. (NdÉ) français, et en note il précise où il trouva la phrase citée : « Quoted in Jacques
4. ].-J. Rousseau, Du contrat social, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit., Goulet, Robespierre, la peine de mort et la terreur, Bordeaux, Le Castor Astral,
Livre II, ch. V, p. 377. (NdÉ) 1983, p. 13 ». (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999

reparlerons, qui voulut substituer l'emprisonnement à vie à la où le peuple, les fils d'Israël, ayant entendu les dix commande-
peine de mort, et réussit à convaincre Voltaire, Jefferson, Paine, ments, mais point encore les « jugements », [les fils d'Israël] ne
La Fayette et même Robespierre qui, avant de changer d'avis, veulent plus entendre. Ils ne veulent plus entendre Dieu. Du
il faut le rappeler, soutint sans succès des thèses abolitionnistes moins ne veulent-ils plus directement prêter l'oreille à la parole
au moment de la rédaction du code pénal en 1791. Plus tard, divine, ils ne veulent plus écouter Dieu plus longtemps, comme
il réclama l'exécution de Louis XVI décrit comme un « criminel s'ils s'attendaient au pire, qui les attendait aussi, en effet, et ils
envers l'humanité 1 »,revirement que Thomas Paine tint pour une demandent à Moïse de parler avec eux, car lui, Moïse, ils l' écou-
trahison de l'idéal abolitionniste qu'il avait d'abord partagé avec teront, tandis que la parole de Dieu, s'ils l'entendent directement,
Robespierre. Il est vrai aussi que l'esprit abolitionniste n'avait pas sans intermédiaire, risque de les faire mourir, de leur donner la
disparu de la Révolution puisque la Convention, après l' exécu- mort. Comme si (vous allez entendre le texte dans un instant),
tion de Robespierre, et lors de sa dernière session, décréta, je cite: comme si, alors que Dieu venait de leur dire, entre autres com-
« À dater du jour de la publication générale de la paix, la peine mandements,« Tu ne tueras point », mais avant même qu'il n'en
de mort sera abolie dans la République française» (4 Brumaire tire pour conséquence légale en quelque sorte, jurisprudentielle,
2
an VI) • Il aura fallu attendre ce « jour » et cette« date » [« À dater que quiconque tuera mourra, que quiconque assassinera sera puni
du jour de la publication générale de la paix»], près de deux de mort, comme si Dieu risquait de les faire mourir de sa propre
siècles, pour que la peine de mort soit abolie en France (septembre- voix, juste après leur avoir dit « Tu ne tueras point ». Comme si les
octobre 1981 - pas d'exécution depuis le 17 septembre 1977 3). fils d'Israël sentaient, pressentaient que la voix de Dieu apportait
Deux siècles, c'est une infinité d'éternités et c'est une fraction de un sinistre message, annonçait la nouvelle de la mort, la menace
seconde dans l'histoire de l'humanité. Tout et rien. de mort, de la peine de mort, au moment même où il venait d'in-
terdire la tuerie. C'est la même loi, la loi éthique, «Tu ne tueras
Je ne donne ces quelques exemples que pour vous donner une point », qui commande la loi juridique, ou pénale, la peine de
première petite idée de la complexité tortueuse de cette histoire, mort pour le criminel qui transgresse la loi éthique. Ils pressentent
mais ~urtout pour suivre l'héritage ou la tradition de la logique que Dieu est sur le point d'inventer non la tuerie mais la peine de
des « JUgements» qui suivent dans l'Exode les dix commande- mort - et les Juifs, les fils d'Israël sont terrifiés par cette parole
ments. Mais avant de quitter ce contexte, celui d'une séquence au divine qui les élit, qui les choisit pour proférer à leur endroit, à
cours de laquelle je me permettais donc de rappeler dès le début, leur adresse, pour s'apprêter à proférer la première menace de la
et une fois pour toutes, quelques évidences massives, notamment première peine de mort au monde, sur la terre des hommes. Cette
les deux plus grosses et, du moins en apparence, les plus grossières transition, cette transe qui s'empare alors des fils d'Israël est extra-
d'entre elles, avant de quitter ce contexte, donc, je note encore ordinaire. Ils voient venir la peine de mort, ils la voient venir de
que dans ce même passage de l'Exode, juste après les dix com- Dieu. J'en lis deux traductions. C'est juste après le dernier des dix
mandements et avant les« jugements», il y eut ce moment saisis- commandements, en XX, 18. Traduction Dhorme :
sant, vous vous en souvenez sans doute, et hautement révélateur,

1. Il s'agit du discours que Robespierre prononça le 3 décembre 1792 de- Or tout le peuple voyait les tonnerres et les feux, le son du cor et
vant. la Convention, pour réclamer, au nom des Montagnards, l'exécution de la montagne fumante : le peuple le vit et ils tremblèrent et ils se
Lou1s XVI. (Nd.É). tinrent au loin.
2. Cité ~ar Jean Imbert, La Peine de mort, Paris, PUF, 1989, p. 161. (NdÉ) Alors ils dirent à Moïse : « Parle avec nous, toi, et nous écoute-
3. La peme de mort fut abolie en France le 30 septembre 1981. (NdÉ) rons [comme s'ils ne pouvaient pas, ne pouvaient plus écouter

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999

Dieu lui-même, immédiatement, de près]; mais que Dieu ne parle a conduits là. Or parmi toutes les notes qui consonnent ou qui
pas avec nous, de peur que nous mourions! » résonnent de façon analogue entre des scènes aussi différentes,
Moïse dit au peuple : « Ne craignez pas, car c'est afin de vous apparemment aussi incommensurables que celles du Décalogue
éprouver que l'Élohim est venu et c'est afin que sa crainte soit en
et du procès de Socrate, il y a celle-ci : dénonciation d'un culte
face de vous pour que vous ne péchiez plus ! »
de faux dieux, de mauvais dieux. D'un côté, Socrate est accusé
Le p_euple se tenait au loin et Moïse s'avança vers le nuage où
était l'Elohim. d'avoir introduit de nouveaux dieux, de l'autre Iahvé fait précéder,
Iahvé dit à Moïse : « Ainsi tu parleras aux fils d'Israël [... ] » 1• commencer et suivre les dix commandements par la condamna-
tion de l'adoration des idoles, des dieux sculptés de pierre, des
Er bientôt ce sera la liste des «jugements» (le code pénal et la images et des Élohim d'argent ou d'or.
peine de mort). Autre traduction, celle de Chouraqui: Naturellement, parmi toutes les ressources exégétiques et les
modèles herméneutiques qui peuvent se presser autour d'un tel
Tout le peuple voit les voix, les torches, récit, certains peuvent tenter d'y déchiffrer une révélation histo-
la voix du shophar, la montagne fumante. rique, d'autres une mythologie donnant une forme allégorico-
Le peuple voit. Ils se meuvent et se tiennent au loin. narrative à la naissance de la loi comme naissance de la peine de
Ils disent à Moshè : « Parle, toi, avec nous et nous entendrons mort; d'autres encore peuvent tenter d'y déchiffrer à travers la
[Comme s'ils ne pouvaient pas entendre Dieu, un Dieu trop
trame narrative (révélée ou mythologique) une mise en histoire
effrayant et menaçant qui, après leur avoir dit « ne tuez point »,
fabuleuse de la structure même de la loi absolue comme fondée
allait les menacer de mort, de cette peine de mort qu'il préméditait
d'inventer]. dans la peine de mort, dans la menace du prix à payer pour la
Qu'Élohim ne parle pas avec nous [comme s'ils disaient : qu'il se tuerie, à savoir la peine de mort, à l'origine du contrat social ou
taise, ce Dieu, tais-toi, ne nous parle plus, toi, toi, Moïse, dis-lui de état-national, à l'origine de toute souveraineté, de toute commu-
se taire et qu'il se contente de te dire à toi ce qu'il veut nous faire nauté ou de toute généalogie, de tout peuple.
savoir]. Je viens de rappeler l'analogie avec le cas Socrate, donc, le pre-
Qu'Élohim ne parle pas avec nous pour que nous ne mourions pas ! » mier, mais il y aura aussi le cas jésus. Je dis chaque fois le cas, pour
Moshè dit au peuple : « Ne frémissez pas. rappeler qu'il s'agit d'une cause judiciaire, d'un procès et de droit
Oui, c'est pour vous éprouver [même mot, "éprouver", que pour pénal (et d'ailleurs toute la jurisprudence constitutionnelle amé-
Abraham plus tard et le sacrifice d'Isaac] qu'Élohim est venu, ricaine dont nous reparlerons, en particulier au sujet de la peine
et pour que son frémissement soit sur vos faces, de mort, peine de mort établie, puis abolie, puis rétablie, sus-
afin que_vous ne fautiez pas ».
pendue, ré-appliquée, dans telle législation d'État ou dans telle
Le peuple se tient au loin.
autre, cette histoire jurisprudentielle est scandée dans l'histoire du
Moshè avance vers le nuage, là où est l'Élohim 2 •
droit autour de « cas », « case X versus Y», qui chaque fois mar-
(Marquer un temps de silence) quent une date de la décision - par exemple de ces cours suprêmes -,
de décisions qui font autorité jurisprudentielle). Je dis cas pour
Rappelez-vous d'où nous venons. Rappelez-vous que c'est le rappeler, donc, cette dimension judiciaire et ces procès mais aussi
cas de notre premier condamné à mort, le Grec, Socrate, qui nous parce que le cas, c'est la chute, la précipitation capitale, voire la
décapitation qui met à bas la tête ou la vie ou le corps qui tombe,
1. La Bible, Exode XX, 18-22, tr. fr. É. Dhorme, op. cit., p. 234. (NdÉ) qui retombe, sur le sol, sous l'échafaud ou sur la croix. Il y aura
2. Ibid., tr. fr. A. Chouraqui, p. 152- 153. (NdÉ) donc le cas jésus au sujet de qui on peut refaire la même démons-

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Prem ière séance. Le 8 décembre 1999

tration : accusation religieuse reprise en charge par une souverai- · le chemin, la vérité et la vie. Personne ne vient au Père que
neté et un pouvoir d'exécution politique, bien sûr. Socrate et SUIS . . · d n · ·
par moi (Ego sum via, et v~rztas, et ~zta; ~:mo ,venzt a. r-atrem, . nm
Jésus, donc, mais aussi Jeanne d'Arc (1431 :même schéma, sur er me; ego eimi è odos kaz è aletheza kaz e zoe; oudezs erkhetaz pro
lequel nous reviendrons encore et encore : incrimination reli- p . d'' ,\1
ton patera ez me z emou/ ». , . ,A . , . ,,
gieuse au service de ou servie par une souveraineté politique Hallâj est donc condamne au gibet pour s etre emvre Jusqu a
capable d'exécuter la mise à mort : alliance de la religion et de
l' extase à crier «Je suis la vérité », et à le crier encore
, du. haut du
l'Etat). Ces trois-là, Socrate, Jésus, Jeanne, sont loin d'être les gibet : « Anâ 'l-haqq (me voici, la Vérité) !> , ce qui ~étau pas pour
seuls ou les premiers, bien sûr, encore moins les derniers, mais ce déplaire au grand chrétien qu~ fut Ma~signo_n, ~ui racon.t~ com-
sont de grandes figures emblématiques par lesquelles je voudrais, ment, en 922 de notre ère, etc est le pomt qlil rn Importe ICI, dans
à l'aube de ce séminaire, commencer avant de commencer. Cette l'histoire des khalifes abbassides de Bagdad, Hallâj fut la « vic-
fois, il ~'y a plus ou pas encore de protestants, il y a un Grec plus time » (victime est le mot de Massignon) d'un grand procès poli-
ou moms païen, en mal de « nouveaux démons », Socrate, il y a tique provoqué par ses prédications publiques. Ce procès polit~que
une femme très chrétienne mais non protestante et il y eut une et de part en part théologico-politique opposa toutes les forces Isla-
espèce de juif nommé Jésus, avant le christianisme paulinien. miques de l'époque, imâmites et sunnites,foqahâ et sujis.
Le quatrième, mon « musulman », si on peut dire, cela pourrait
être Hallâj, entr~ le temps de Jésus et celui de Jeanne d'Arc, ce qui Dans l'ordre, donc, Socrate, Jésus, Hallâj (922), Jeanne d'Arc
nous permettrait de renouer avec les textes de Massignon que (1431). Chaque fois un grief, une accusation, une incrimination
nous avions étudiés il y a quelques années dans le séminaire sur religieuse visant une offense blasphématoire à l'endroit de quelque
1
l'hospitalité , et d'abord sur ce que Massignon appelait l'hospita- sacralité divine, une incrimination religieuse investie, prise en
lité d'Abraham. Or Hallâj, nous rappelle Massignon dans sa pré- charge, incarnée, incorporée, mise en œuvre, enforced, appliquée
face de 1914 à son grand livre sur La Passion de Hallâj, martyr par un pouvoir politique souverain, qui marque par là sa souv~rai­
2
mystique de l'Islam , si l'on en croit la légende islamique (chez les neté, son droit souverain sur les âmes et sur les corps, et qlil en
poètes arabes, persans, turcs, hindous et malais), Hallâj est tenu vérité définit sa souveraineté par ce droit et par ce pouvoir : sur la
pour « l'amant parfait de Dieu»- on l'appellera aussi le« fou de vie et la mort des sujets. :Lessence du pouvoir souverain, comme
Dieu », c~nda~né au gibet (pendaison accompagnée de supplice) pouvoir politique mais d'abord théologico-politique, se présente
pour avon cné, comme en état d'ivresse : «Je suis la vérité ». ainsi, se représente ainsi, comme droit à prononcer et à exécuter
Parole littéralement christique, parole d'un Christ qui ne se une peine de mort. Ou à gracier arbitrairement, souverainement.
contente pas de dire, comme le fit souvent Socrate, qu'il cherche Si on veut se demander « qu'est-ce que la peine de mort? » ou
seulement la vérité mais qu'il est la vérité.« Je suis la vérité»: Jésus « quelle est l'essence et < quelle est > la signification de la peine de
n'invoque p~ seulement la vérité à tout bout de champ dans les mort? »,il faudra bien reconstituer cette histoire et cet horizon de
quatre Évangiles. Dans celui de Jean, il dit à Thomas (XIV, 6) : «Je la souveraineté en tant que trait d'union du théologico-politique.
Énorme histoire, toute l'histoire que nous ne faisons à l'instant
1. Deuxième année du séminaire à l'EHESS intitulé « Hostipitalité ,, (1995-
1997) : _séance 4, le 8 janvier 1997; séance 5, le 12 février 1997; et séance 8,
1. La Bible. Le Nouveau Testament, Évangile selon saint Jean, XIV, 6, tr. fr. Jean
le 7 mat 1997. Les séances 4 et 5 ont été publiées dans]. Derrida et Anne Grosjean, Paris, Gallimard, coll. << Bibliothèque de la Pléiade », 1971 , p. 320.
Dufourmantelle, De l'hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997. (NdÉ)
Derrida cite le Nouveau Testament en grec et latin d'après le Novum Testa-
~-Louis Massignon, La Passion de Hallâj, martyr mystique de !7slam, 4 vol., mentum, Graece et Latine, Eberhard Nesde (éd.), Londres, United Bible Socie-
Pans, Gallimard, 1975.
ties, s.d. (NdÉ)

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qu'effieurer ou entrevoir. Il n'est pas sûr, même, que le concept


d'histoire et le concept d'horizon résistent à une déconstruction de 0 n se demanderait alors « qu'est-ce quehle théologico-politique?
1 . 1. .
».
Et la réponse s'annoncerait ainsi :.le t éo og1co-po mque .est un
l'échafaudage de ces échafauds. Par échafaudage, j'entends aussi ' e un dispositif de souverameté dans lequel la peme de
bien la construction, l'architecture à déconstruire, que la spécu- system , . . . h, l . ..
mort est nécessairement mscnte. Il y a t eo ogico-po1mque par-
lation, le calcul, le marché, mais aussi l'idéalisme spéculatif qui
tout où il y a peine de mort. . .
en assure les étais. L'histoire, le concept d'histoire est peut-être Cette analyse interminable, cette déconstrucuon pourrait
lié, dans sa possibilité même, dans son échafaudage, à l'histoire 'amorcer, du moins à titre très pré-liminaire aujourd'hui par la
abrahamique, et surtout chrétienne, de la souveraineté, et donc s rise en charge du trait suivant, de la complication suivante. Dans
de l.a possibilité' de la pei~e de mort comme violence théologico- r
ks quatre cas considérés.' il a c~t autre trait ~ommun, que nous
polmque. La deconstructwn est peut-être toujours, ultimement, 'avons pas encore souligne, trait commun d autant plus remar-
à travers la déconstruction du carno-phallogocentrisme, la n
uable que les contextes et les religions et 1es structures etatiques
' .
déconstruction de cet échafaudage historique de la peine de mort, ~nt dissemblables et fort éloignés dans chacun d'eux (Athènes,
de l'histoire de cet échafaud ou de l'histoire comme échafaudage
Jérusalem, Bagdad, Rouen). C'est qu'i~ ne s'~~issait pas d~ co.n~
de cet échafaud. La déconstruction, ce qu'on appelle de ce nom, damner ou d'exécuter au nom de la raison d Etat, de la secunte
est peut-être, peut-être, peut-être 1 la déconstruction de la peine de la ville ou de l'État, ici allié ou complice de l'autorité reli-
de mort, de l'échafaudage logocentrique, logo-nomocentrique,
gieuse, [il ne s'agissait pas de mett~e ~ m?rt], malgré les appar~~ces
dans. lequel la peine de mort est inscrite ou prescrite. Le concept et malgré les allégations ou les denegations, un ennemi de 1Etat
de vwlence théologico-politique est encore confus, obscur, assez ou encore moins un ennemi de Dieu. Il s'agissait dans les quatre
indifférencié (malgré ce trait d'union que nous voyons clairement cas de mettre à mort une parole, le corps d'une parole qui préten-
et irrécusablement s'inscrire dans les quatre grands exemples, dait n'être que la présentation d'une parole divine à laque}le les
dans les quatre grands « cas » paradigmatiques que je viens d' évo- instances étatico-cléricales, à laquelle le double p~mvoir des Egl!ses
qu~r si ra~idement: procès à contenu thématique religieux et exé- et des États, le pouvoir jumelé, conjugué de l'Eglise et de l'Etat
cution, mise à mort par une instance politique-étatique, le droit restait sourd- et entendait bien ne rien entendre. Tous les quatre,
lui-même, le juridique, à commencer par les «jugements » et le Socrate, Jésus, Hallâj et Jeanne d'Arc, disaient en somme qu'ils
c.ode de l'Exode, le juridique, donc, assurant toujours la média- entendaient des voix, la voix de Dieu, et qu'ils étaient à cet égard
tion entre le théologique et le politique); ce concept relativement la vérité. «Je suis la vérité », disaient littéralement Jésus et Hallâj.
grossier mais déjà assez déterminé du théologico-politique, théo- Jeanne a dit littéralement qu'elle entendait des voix. Jésus et
logico-juridico-politique exigera de nous une interminable ana- Hallâj en ont aussi apporté le même témoignage, car en disant
lyse. Analyse au cours de laquelle nous ne devrions pas supposer tous deux «je suis la vérité», ils voulaient dire, parfois littérale-
que nous savons déjà ce que veut dire « théologico-politique » et ment, je suis le témoin, je puis témoigner d'une vérité plus grande
que nous n'avons ensuite qu'à appliquer ce concept général à un que moi et que vous, qui vient en moi mais en moi depuis l'au-
cas ou à un phénomène particulier nommé « peine de mort ».
delà (je souligne cette transcendance, et plus précisém~nt ce ~ot
Non. C'est peut-être l'inverse qu'il faut faire. C'est peut-être en « au-delà » pour des raisons évidentes et générales, mars < aussi >
sens contraire qu'il faut procéder, c'est-à-dire tenter de penser pour des raisons plus littérales, voire littéraires qui se préciseront
le théologico-politique en sa possibilité depuis la peine de mort. plus tard). On les tue peut-être parce qu'on a peur d'entendre
directement, immédiatement, la voix de Dieu, comme les fils
1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ)
d'Israël dont je parlais tout à l'heure. On les tue peut-être parce

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qu'ils sont r~ssentis .comme porteurs de mort en tant qu'ils disent mort), eh bien son daîmon s'est tu, ill' a laissé tomber, c'est comme
P?rter la voix de Dieu. Ce rapport testimonial, voire martyrolo- s'ill' avait laissé choir, c'est aussi cela, si son cas, son casus, son
gique avec la transcendance d'une voix parlant de l'au-del' dieu ne l'a pas retenu d'aller se présenter au tribunal et d'accepter
' ·d d a, est
trop evi ent ans les cas de Jésus, Hallâj et Jeanne, mais c'est aussi
le verdict:
vrai che~ Socrate, ~éjà, qui non seulement prétendait ne parler et
ne qu~stwnne; qu au nom de. la vérit~, mais qui disait aussi porter Eh bien, dit Socrate, ni ce matin, quand je sortais de chez moi,
en lUI un datmon et recevOir des signes de Dieu. Ce mot d e
A •
la voix divine ne m'a retenu [je cite la traduction pour to theou
« d.~tr:zon » nous Imp?rte ici, avec toute son ambivalence gréco- sémion : aucun signe de Dieu ne m'a retenu], ni à l'instant où je
ch~etle~ne, grecque d abord, puisque le daîmon est à la fois divin montais au tribunal, ni pendant que je parlais, en prévenant ce que
et mféneur à la divinité du Dieu (theos); il signifie à la fois l'âme j'allais dire 1•
du mort et, ~e re:enant mais aussi le sort, la destinée singulière,
une sorte d election, et souvent, en mauvaise part, le destin mal- Après quoi, lisez la suite, Socrate interprète ce silence soudain
h.eureux, la mort.; et en langage chrétien dans le grec des Évan- de son dieu ou de son démon et les bonnes raisons qu'il peut avoir
giles, c~ez Matthieu, Marc et Luc, le daîmon est toujours pris en eu de se taire, le dieu, et de le laisser tomber, de le laisser parler
mauvaise part, comme le mau~ais esprit, le démonique, l'esprit de pour accepter sa mort des lois de la cité. Et c'est toute la philoso-
mal. Donc dans cette valeur mstable et équivoque du daîmon phie, dirais-je trop elliptiquement, la philosophie platonicienne,
nous avons à la fois le motif de la divinité transcendante et sancti~ la philosophie tout court, peut-être, qui trouve son lieu dans ce
ficatrice et le motif.du malin démonique, du malin génie, le bien silence du daîmon, au moment de la condamnation de Socrate. Je
et le mal, le maudit et le sanctifiable; ces deux valeurs sacrales ne comparerai pas ce silence du dieu de Socrate à la scène dans
no~s le~ verrons sans cesse affleurer dans la scène de la condam~ laquelle les fils d'Israël demandent de ne plus entendre Iahvé,
natiOn a n;~rt et dans la figure sacrale (maudite et sanctifiée) du mais seulement son médiateur humain, Moïse, au moment de
condamne,~ mort. Or, pour en revenir à Socrate, précisément l'établissement des « jugements » et des arrêts de la loi pénale,
dans un celebre passage de l'Apologie (40 a b), il dit lui aussi mais la tentation en serait forte .
e~tendre ,régulièrement l~ ~oix de son daîmon. Et que se passe- Or ce que je voudrais désintriquer par ce rappel, c'est que dans
t-Il.alors a ~~ moment. precis de la scène? Eh bien il annonce à la structure théologico-politique dont nous parlons, et dans le
ses Juges qu Il va leur dire comment il interprète ce qui lui arrive trait de ce trait d'union, l'alliance du théologico-politique ne se
l' ac.c ident q~i lui arrive : son casus, son cas, en quelque sorte, ce~ fait pas contre du non-théologico-politique, contre de l' athéolo-
accident qHI va causer sa chute. Cet accident est une chose gico-politique, elle ne s'oppose pas, dans une scène simplement
« mervei~leuse,», miraculeuse (thaumasion). Et ce qu'il y a ici de antagonistique ou oppositionnelle ou dialectique, à quelque chose
thaumaswn, détonnant, d'extraordinaire, de miraculeux dans qui ne serait ni théologique ni politique, elle tente ou bien ou
ce cas,. c'est que la voix de son daîmon, la puissance divi~atoire bien, ou les deux à la fois, de réimmanentiser une transcendance,
(manuq.~e) de son die.u d~moni.que qui d'habitude, de façon la référence à une transcendance, en signifiant aux condamnés,
coutumiere parle en lUI et l avertit (hè gar eiôthuia moi mantikè aux quatre condamnés, qu'ils n'ont pas le droit de se dire porteurs
hè to~ ~aimoniou) p~ur l' or~enter jusque dans les choses les plus de la parole de Dieu, qu'ils commettent un crime, voire qu'ils
qu~tidiennes de !a VIe, eh bien, cette puissance mantique de son parjurent et blasphèment en prétendant entendre des voix venues
datmon, cette fms, alors qu'il semble s'exposer au pire, au mal-
1. Platon, Apologie de Socrate, tr. fr. M. Croiset, Paris, Les Belles Lettres,
heur suprême (eskhata kakôn : le plus extrême des maux, la 1945,40 b, p. 170. (NdÉ)

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de l'au-delà, et qu'il faut les ramener sur terre, aux lois de la cité . autre message. Et, complication supplémentaire, cet
nque, un . . . . d ,., d,
ou de l'Église ou du clergé ou de l'organisation terrestre - et c'est e dans l'h1stotre ams1 ouverte et eJa scan ee, nous
Ssag
autre me rons ' l' essenuel · · cu1ture 11 e, po 1·1-
· dans toute 1' h1st01re
cela la politique ou l'État-, ou bien, et cela revient au même, en en retro Uve .
les accusant de profaner, de blasphémer, d'abuser, de parjurer, · · ridique religieuse de la peme de mort, nous le retrouve-
nque, JU , . . , , . , A • d
d'abjurer en prétendant avoir un contact immédiat et personnel deux côtés aussz bzen du cote de ceux qm, tres tot, pms e
rons d e S ' . , , 1 · d
avec un au-delà qui devrait rester transcendant et inaccessible, utre façon, dans la moderfilte, ont lutte contre a peme e
route a l . . ~: .

inaccessibilité dont l'Église, le sanhédrin ou les prêtres grecs, ou le ue du côté de ceux qui en ont maintenu e pnnc1pe, pano1s
t q
mor ' ent le principe mais parfo1s · auss1· 1a p 1us crue 11e m1se· en
Conseil nocturne sont les gardiens et les seuls garants. Cette con- seu1em . , .
damnation se fait donc à la fois au nom de la transcendance et ui ne simplifiera pas nos lectures, nos mterpretanons,
œuvre. Ce q . . . .
contre la transcendance. Et cette complication a pour effet que ce notre travail. Mais nous ne sommes pas 1c1 pour s1mphfier. Nous
s ici permettez-moi de le rappeler parce que c'est essen-
qui est condamné, dans les quatre cas, ce qui se voit théologico- ne so mme , . . . · al
politiquement condamné, ce n'est pas le non-théologico-politique ciel et décisif à ce point, nous ne sommes 1c1 fil dans un mbun .
mais une autre théologie politique qui est visiblement promise, ou à la barre, ni dans un lieu de culte, ni dans un parlement, fil
ou annoncée, ou demandée, ou attestée par les quatre condamnés dans un journal écrit ou radio-télévisé. Nous ?e somm~s pas non
à mort. Tous les quatre ont un message théologique et politique, lus dans un vrai théâtre. Exclure tous ces heux, sortlf de tous
un autre message. Nous verrons plus tard à quel point aujourd'hui, ~es lieux, sans exception, c'est la première condition pour penser
au moment où, à la différence de ce qui se passait encore en 1989, la peine de mort. Et donc pour espérer y changer quelque chose.
il y a dix ans, où seulement 58 pays avaient aboli la peine de mort
pour tous les crimes, aujourd'hui, donc, où, inversement, les pays
qui ont mis fin à la peine de mort sont désormais la majorité, 105,
-bien qu'il y ait encore 72 pays qui appliquent la peine de mort-,
eh bien les positions des Églises, des Églises chrétiennes et notam-
ment de VÉglise catholique sont ambiguës ou contradictoires selon
qu' ~Iles so~t. représentées par telle ou telle instance (le conseil des
Églises chretiennes, par exemple, déclare en 1991 son hostilité à la
peine de mort, tandis que le « catéchisme universel » signé par le
pape, justifie cette peine dans ce qui est appelé « cas d'extrême gra-
vité », suivant en cela la tradition illustrée notoirement, entre tant
d'autres, par un saint Thomas d'Aquin qui fut un éloquent et fer-
vent partisan de la peine de mort à l'encontre des hérétiques, ces
faux-monnayeurs de la foi qui, comme les faux-monnayeurs en
général, qui sont punis de mort par les princes séculiers, doivent
être aussi« justement tués 1 »).
Tous les quatre, disais-je, ont un message théologique et poli-

1. Thomas d'Aqt;in, Somme théologique, cité par J. Imbert, La Peine de mort,


op. cit., p. 21. (NdE)

54
Première séance
1
Le 8 décembre 1999 (suite)

Socrate, Jésus, Hallâj, Jeanne d'Arc : la guerre, parfois en armes,


non pas entre le théologico-politique et son autre, mais entre au
moins deux histoires et deux versions du théologico-politique.
C'est-à-dire aussi de la souveraineté.

Mais j'ai le désir, toujours avant de commencer, toujours à


l'aube du séminaire sur le quasi-théâtre de la peine de mort, de
faire venir ici quelqu'un d'autre - non pas sur la scène ou à la
barre, puisque je viens de dire que ceci n'est ni un tribunal ni un
vrai théâtre, mais ici même. Je voudrais faire revenir ici le fantôme
de Jean Genet, grand poète dramaturge, grand témoin et homme
de théâtre de ce temps, analyste fasciné (et cette fascination sera
l'un de nos thèmes), analyste fasciné de cet assassinat légal qu'on
appelle l'exécution d'une peine de mort, grand témoin ou acteur,

1. La première séance du 8 décembre 1999 existe dans deux fichiers infor-


matiques (« 1 » et << 1 suite >>), et, dans le tirage papier à partir duquel Jacques
Derrida fit cours, elle renvoie à deux tirages distincts. En réalité, le 8 décembre
1999, Derrida n'a pas pu présenter l'intégralité de cette partie,<<1 suite », de
la première séance. Il s'arrêta plus loin, après la phrase : <<D'ailleurs Le Miracle de
la rose (1946, juste après Notre-Dame-des-Fleurs), Le Miracle de la rose dont nous
lirons aussi tout à l'heure la première page est aussi un chant à, je cite, "la mort
sur l'échafaud qui est notre gloire" » (infra, p. 64) . Jacques Derrida commença le
15 décembre 1999 son deuxième cours au paragraphe où il s'arrêta le 8 décembre
1999. Ce n'est qu'à la troisième séance que Jacques Derrida put rattraper son
<< retard ». Il en résulte un décalage entre les enregistrements audio des trois pre-
mières séances et le tapuscrit. (NdÉ)

57
Séminaire La peine de mort I (1999-2000)
Première séance. Le 8 décembre 1999 (suite)

grand personnage de théâtre également fasciné, jusqu'à les con-


· 1· e ce passage de Genet, dans un ·instant. Vousdy aperce-
fondre o~ nous rappeler à leur profonde ressemblance, voire à Je vats tr ·
d ' tres motifs, qui seront d autres ratsons, autant e ratsons
leur. conmvence
. essentielle, par 1' arme du crime et 1' arme de 1' exe,_ vre:z au . ' 1 c . . 1
· Cune concerne la théâtraltte et a 1ascmatton pour e
cutwn capita1e qui serait pour lui un autre crime, une autre espè 1
de e ctter. d" d"fir:' ' 1
d . E ' . ce our le spectacle immé tat ou 1 1ere, par a presse
e crime. t c est par lUI que nous allons vraiment nous appr _ spectac1e, P . l' l'al
0 · ou auJ·ourd'hui cinématographtque);
(écnte . . . . autre concerne1 -
cher ici de notre commencement, que nous allons commencer à
commencer. Ou à faire semblant de commencer. , · la métonymie chnsttque qut fatt, dans notre cu ture
legone ou d , ,·· d
Pour abrahamique, du condamné à ~ort un~ s~rte e rep~tt~w~ ou e
. , plusieurs raisons. Des raisons d'ordre très différent. La . de
p~emiere .compte moins, car elle est seulement personnelle, auto- paro d te, . comédie de la passwn chnsttque, une tmttatton de
bwgra~hique, comme on dit. La première fois que, enfant, avant Jésus-Chnst. . . . . .
Avant de lire cet inczptt du hvre, Je propose une autre ratso?
la dernière guerre mondiale, j'appris par la presse algéroise que
q~el~ue chose comme la condamnation à mort existait, qu'on pour commencer ainsi, par de la littérature e? s?mme. Pourquot,
eine de mort, commencer avec de la litterature? Non seu-
faisait atte?dre le condamné, et qu'on lui faisait attendre et espérer sur 1a P 1 1· '
lement pour retrouver de grandes veines comme « a ttterat~re
la souverame grâce présidentielle, et qu'un matin, à l'aube, on
t la mort », « la littérature et le droit à la mort », ou la ptste
p~océd~it à sa dé~apitation, eh bien, le condamné à mort s'appe- e ' . .
lait Weidman~. J at enco_re devant les yeux son image, l'image de d innombrables œuvres littéraires ou poettques qut mettent en
es hA . '
sa photograp~Ie dans L'Echo d'Alger. Or Weidmann est le premier
œuvre ou en scène crime et châtiment, et ce c attment qu on
mot, le premier mot et le premier nom propre de Notre-Dame- appelle la peine de mort. Il y a tout cela, ?ie~ sûr, et n~us y p~n­
des-Fleurs de Jean Genet, livre qui fut publié au lendemain de la
serons, mais j'aurais une hypothèse plus atgue sur c~ ~UI ~eut her,
dernière guerre mondiale- fi~ de la guerre mondiale après laquelle
associer ou dissocier l'histoire de la littérature et 1htst01re de la
peine de mort. Cette hypothèse se ~em.: à l'épreuve lentem~nt et
~n vas:e mouv~ment tendanciellemem mondial, etc' est pourquoi
Je souligne tOUJours le mot « mondial », et de nombreuses décla- de façon discontinue, prudente et mqUI~te,. s~~s d~ute, mats el~e
reviendrait dans ses plus gros traits à cect : st 1htstoue de la possi-
rations mondiales à prétention universelle se sont élevés, nous le
bilité générale, du territoire le plus vaste des conditions de possi-
verrons, contre la peine de mort, appels, déclarations ou décisions
bilité générales des productions épiques, poétiques ou. des belles
condamnant la condamnation à mort et finalement entendus ici,
lettres en général (non pas de la littérature au sens stnct et mo-
par exemple en Europe, et non là, dans d'autres parties du monde
derne), suppose ou va de pair avec la légitimité ou la légalit~ de
en particulier aux USA. Un fragment de Notre-Dame-des-Fleurs fu;
donc pub li~ juste après la guerre mondiale, en 1944, et 1'ensemble
la peine de mort, eh bien au contraire, l'histoire courte, stncte,
moderne de l'institution nommée littérature dans l'Europe des
en 1948, près de quarante ans, donc, avant l'abolition de la peine
trois ou quatre derniers siècles est contemporaine et ind~s~oci~ble
de mort en France : Notre-Dame-des-Fleurs, livre dom le héros
ïn;agi~aire,. N~tre-Dame, est condamné à la peine capitale; je dis d'une contestation de la peine de mort, d'une lutte abolmonmste
her?s Imagi~aire car le premier nom et le premier mot du livre, inégale, certes, hétérogène, discont~nu~, mais _ir~éversible et. ten-
Weidma~n, JUstement, dom j'ai vu le nom et le visage apparaître danciellement mondiale comme htstotre conJOinte, une fots de
dans les JOUrnaux de mon enfance, Weidmann nomme, lui, un plus, de la littérature et du droit, et du droit ~ la l~ttérature. Désa-
personnage, comme on dit, réel, et qui fut guillotiné, et dom le cralisation qui, de façon complexe et contradtctotre, c,omm~ ~ans
~o~ retentit aux oreilles de toute la France, jusqu'en Algérie qui l'histoire du pardon, se dépren~ de la scèn~ ~t de 1auront: d~
etait alors en France. l'Exode et du châtiment divin. J abandonne tet cette hypothese a
sa formulation la plus grossière et la plus risquée, nous aurons
58
59
Première séance. Le 8 décembre 1999 (suite)
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

·ent au Père que par moi.» Voici d'abord la pre-


l'occasion d'en discuter et d'y revenir. Pour soutenir cette hypo- Personne ne Vl
thèse, je ne tirerai pas argument du fait que bon nombre des dis- rnière phrase :
cours abolitionnistes les plus éloquents et les plus convaincus,
Weidmann vous apparut dans une. éditi~~ d: ~in~ .heures [donc
dans ce que j'appelle la modernité littéraire, c'est-à-dire dans la · · dans les médias vision qut est de) a tele-vtston, dans une
littérature au sens strict, ont été tenus par des écrivains et des appanuon ' . c ,
hie de).ournal, le théâtral et le médian que ne 10nt qu un
poètes, comme par exemple Shelley, Hugo, Camus. Ce ne sont là p horograp . . · d · al
d cette apparition, qUl est auss1 une parunon e )OUf? au
que des indices dont je ne tirerai pas argument (d'autant plus qu'il ans t d'une comparution devant la justice : pas de peme de
y a aussi des contre-exemples, tel Wordsworth qui a écrit en faveur momen ] , ·11 ' d
la phénoménalité d'un paraître , 1a tete emma1 otee e
mort sanS . bl , b'
de la peine de mort). Mais ces indices méritent d'être signalés bandelettes blanches, religieuse, et encor~ :vtate~r , esse, tom e
d'abord comme indices; et puis nous tenterons de nous appro- dans les seigles, un jour de septembre paretl a celUI ou fut connu le
1
cher de ces textes. nom de Notre-Dame-des-Fleurs •

J m'arrête un instant sur cette première phrase. Je dois dire


Voici donc la première page de Notre-Dame-des-Fleurs, elle queeje me rappelle cette photographie moi-même. Mais là n' e~t
commence par un nom propre (ce n'est pas le seul exemple chez l'important. Ce qui compte, c'est non seulement le mot « reh-
Genet: Les Paravents commençaient sans phrase par la criée d'un p~s qu · explicite sans détour la sacralité vénérable de cette
g1euse » 1 . . . , · 'd.
nom à la fois propre et commun: «Rose! Warda 1 »). Ici, c'est apparition, de cette vision, la ~acral1sat~~n qlll s em~are 1mme la-
Weidmann. C'est le premier nom d'une liste de condamnés à nt dans son image pubhque, theatrale et fascmante, de cet
te me ) . d l' 'l'
mort célébrés, chantés, commémorés, il faut dire glorifiés par le assassin condamné à mort. On est immédlateme nt .a~s ~ e~ent
narrateur, glorifiés, car il y va d'une« gloire» (vous allez entendre sacral d'un paraître transi de religiosité, de so1enn~te re 1g1euse:
le mot« gloire» résonner, c'est-à-dire le mot d'un rayonnement Mais plus précisément, c'est l' analogi~ avec ~e Chnst, c~m~e ~~
lumineux, d'un lustre, d'une aura, d'une auréole, d'une lumière Notre-Dame-des-Fleurs, comme si le hvre qlll porte ce t,1tre et~t
christique assurée, au-dessus de leur tête, par leur exécution, par- un cinquième Évangile apocryphe selon ~ean (Gen~t), l.analog1e
fois par leur décapitation, par leur décollation même). Weid- avec le Christ, donc, en mémoire du Chnst, analogie qlll se ~ar­
mann, premier mot, premier nom du livre, c'est aussi le moment que à ces « bandelettes blanches » qui emmaillotent quelqu un,
d'une apparition, d'une vision. Genet ou le narrateur a la vision un homme qui, dès lors qu'il est emmailloté, le mot le connote
de ces condamnés à mort, et cette vision est la vision d'un spec- assez est comme un nouveau-né, un petit Jésus (nous retrouve-
tacle specta~ulaire, d'une apparition à la fois théâtrale et spectrale rons le nom de Jésus trois pages plus loin), mais plus ~r~cisément
- et Genet jouait beaucoup, vous le savez, des spectres dans son encore des « bandelettes blanches » qui rappellent lmeralement
théâtre (« Weidmann vous apparut», ce sont les trois premiers les « bandelettes » dont on entoure le corps de Jésus, dans, cette
mots du livre) - et en lisant cette liste de morts au champ d'hon- fois l'authentique Évangile de Jean, en XIX, 40. Que dit ~e texte de
neur de la peine capitale, de ces martyrs et de ces saints, je souli- Jea~, je veux dire d'abord de Jean l'Éva~géliste: Cec1,. a~rès la
gnerai certains traits christiques, perversement christiques, mais description du supplice infligé à ceux qu on ava1t crucifies ave~
d'une perversité qui révèle et trahit peut-être à la fois une pervérité Jésus et dont on rompt les jambes. Jésus était déjà mort, on ne llll
chrétienne. «Je suis la vérité, Je suis le chemin, la vérité et la vie.
1. Jd., Notre-Dame-des-Fleurs, dans Œuvres complètes, t. Il, Paris, Galli-
1. Jean Genet, Les Paravents, Paris, I.:Arbalète, 1961, p. 13. (NdÉ) mard, 1951, p. 9.

61
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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999 (suite)

rompit pas les jambes, mais un soldat lui perça le côté ave tJ·oue de notations et de connotations chrétiennes, fussent-
veIle, e ,
1ance et 1·1 en sortit
· d u sang et de l'eau. c sa J:
elles perverses et i~onoclast~s - } :euvre est u~e perro,rm~nce
'.conoclastie chrétienne anu-chrenenne, de paqure et d abJura-
dI ' 11e tourne en 1·Itterature
'
, Après ~uoi, dit Jean, Joseph d'Arimathie qui était disciple de ion fascinée par cela même que comme
Jesus, mars en secret par crainte des Juifs, demande à Pilate à t dirait tourner en dérision-, mais plus précisément, plus loca-
enlever le corps de Jésus. Pilate le permit et ils vinrent enlever 1 f:ment, parce que le livre Notre-Dame-des-Fleurs chante la passion
corps. [Donc Pilate, représentant de l'État romain, aura eu dan: des condamnés à mort (vous savez qu'il y a un long poème de
tout ce processus le rôle du pouvoir qui, malgré une certaine r 't. _ Genet intitulé Le Condamné à mort, publié aussi en 1945, qui
, . 1 d e1
cence a SUivre a emande religieuse de la communauté et d _
h'd. h usan suit, dans les Œuvres complètes, Notre-Dame-des-Fleurs, et qui est
,e ~In, . se c arge, e.n se lavant les mains, d'organiser la mort,
dédié à l'ami de Genet, Maurice Pilorge, condamné, dit Genet « à
1execu~10n de la peme et la prise en charge du corps ; le texte
poursuit.] avoir la tête tranchée. Il fut exécuté le 17 mars 1939 à Saint-
Nicodème qui, au début, était venu à lui de nuit, vint aussi Brieuc » ; ce poème, Le Condamné à mort, nomme tendrement
apporta~t un mélange d'environ cent livres de myrrhe et d'aloès. ' et amoureusement, dans son usage poético-argotique, « mon
Ils pnrent le corps de Jésus et le lièrent de bandelettes avec les Jésus» dans son avant-dernière strophe:
aromates (elathon oun to sôma tou jesou kai edesan auto othonio ·
.
[o~honzon, ' zs
c est un morceau de linge, une bande de charpie ou un Ce n'est pas ce matin que l'on me guillotine.
v?tle] met~ tôn ~rom_atôn; en latin : Acceperunt ergo corpus ]esu, et Je peux dormir tranquille. À l'étage au-dessus
lzgaverunt zllud lzntezs cum aromatibus [linteum, c'est aussi une toile Mon mignon paresseux, ma perle, mon Jésus,
de lin, un voile, une étoffe, un tissu]) [... ) 1• S'éveille. Il va cogner de sa dure bottine
A mon crâne tondu 1).
Othonion ou lint~um, donc, que l'on traduit le plus souvent par
bandelettes parce qu on en bande en effet, chez les Juifs, le cadavre De surcroît, il se trouve aussi que Notre-Dame-des-Fleurs (aussi
en, l'enroulant, en l'entourant de bandes qui ressemblent à ce dédié à Maurice Pilorge : « Sans Maurice Pilorge dont la mort
qu on. appelle des bandes velpeau pour blessés ou des langes pour n'a pas fini d'empoisonner ma vie je n'eusse jamais écrit ce livre.
n.ournssons. ~n choisissant le mot « bandelettes » pour décrire le Je le dédie à sa mémoire») [Notre-Dame-des-Fleurs} joue, mime,
VIsage de Werdmann, que j'ai donc vu moi-même dans les jour- simule sérieusement une sorte de chant de deuil et de résurrection
naux entouré ~e bandes qui n'étaient pas des bandelettes, Jean qui décrit mais aussi provoque, produit, performe et glorifie poé-
(Gen~t- ce~tefOls), me semble faire un signe christologique vers tiquement l'élévation, l'ascension des victimes de l'échafaud (non
Je:n 1 Ev~ngelrste (ou vers ALu~ q~i se sert des mêmes mots pour la pas l'Ascenseur pour l'échafaud 2 , ce film célèbre, accompagné de la
meme scene), et cela parart stgmfiant à beaucoup d'égards. Non musique de Miles Davis- je le cite avant de commencer car les
seu.lement parce que de façon générale, massive, constitutive, tout noirs américains sont aujourd'hui les victimes privilégiées de ce
le lr~re f.!otre-fJame-des-Fl~urs (voire toute la littérature de Genet) qui reste de peine de mort dans le monde dit occidental, démo-
se larsse Impregner par les Evangiles, par l'esprit de la Bonne Nou- chrétien; non pas l'Ascenseur pour l'échafaud, mais l'ascension
christique, l'élévation, après l'échafaud, et une quasi-résurrection,

1. La Bib~. Le No~veau Testament, Évangile selon saint Jean, XIX, 38-40, 1. J. Genet, Le Condamné à mort, dans Œuvres complètes, t. II, op. cit. ,
~~u· GrosJean, op. czt., p. 336; Novum Testamentum, Graece et Latine, op. cit. p. 219. (NdÉ)
2. Louis Malle, Ascenseur pour l'échafaud, 1958. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999 (suite)

un quasi-salut, une quasi-rédemption poético-littéraire après l'é- de apparition des bandelettes. Les bandelettes apparais-
chafaud). la secon ffet elles paraissent tour a' coup, e11 es surgtssent
· d ans 1a
Pour mieux s'en persuader, il faut suivre, là encore, la méto- sent, en e ' . bl . "fi . f: . .
., .. c'est un phénomène qm sem e stgm er, qm a1t stgne
Jurntere
nymie et la citation des bandelettes. C'est pourquoi j'y insiste. Les dans une vision. Le temps de ce phénomène des bande-
bandelettes enveloppent, attachent, elles lient mais aussi se déta- comme , . 1 ,
Jettes, leur instant dans_ le rec1t e_t _da~s ,~ p~ocess~s est tr~s ~e~ar-
c_hent : elles s~ délient du corps propre. Or si nous sommes atten- uable (et si nous en avwns le lolSlr, s1 c etalt le SUJet du semmatre,
nfs, dans les Evangiles, au théâtre des bandelettes, nous les voyons q méditerait sur ce temps des bandelettes comme logement
au moins à deux reprises signifier, à l'instant où elles sont vues on Y . .
' aré pour la littérature, pour une ascens10n sans ascension,
pour elles-mêmes, seules, déliées, détachées, loin du corps, à terre prep , , . , . . . .
élévation sans elevation, une resurrection tmmmente mats
hors d'usage, [signifier] la fin de la mort, si je puis dire, la résur~ :~encore accomplie, etc.). C'est que, vous allez l'entendre, ces
rection du corps qui s'est relevé de la mort et s'est tenu debout bandelettes, cette seconde apparition des bandelettes, des ~ande­
élevé, redressé dans la vie et vers le haut. Les bandelettes signifien~ Jettes détachées, abandonnées près du tombeau du Chnst, va
la mort, la condamnation à mort, mais quand elles retombent, signifier que le Christ n'est pas mort, qu'il n'est plus mort =.il aura
hors d'usage, défaites, déliées, déliantes, elle signalent, elles signi- été mort, certes, il mourut, mais il n'est pas encore ressuscité, pas
fient, comme un signifiant détaché, que le mort est ressuscité encore élevé : il est toujours là, debout sur la terre, à regarder les
insurrectionné, insuressuscité 1 si je puis dire, de nouveau élevé: autres, et d'abord Marie : il la regarde regarder son absence, il la
re~e~é, érigé p~r miracle, miracle divin ou miracle poétique. regarde le voir ni mort ni vivant, et surtout, c' ~st juste avant le no li
D atlleurs, le Mzracle de la rose (1946, juste après Notre-Dame-des- me tangere («ne me touche pas» [exemple umque; commenter le
Fleurs), le Miracle de la rose dont nous lirons aussi tour à l'heure la roucher, Jésus touchant touché, sauf en Jean XX, 17] 1). Je vais lire
première page, est aussi un chant à, je cite, « la mort sur l' écha- ce passage bien connu et attirer votre attention, entre autres
faud qui est notre gloire 2 ».
choses, sur ce moment où les larmes de Marie, devant les bande-
lettes, disent le deuil qui ne se fait pas, qui ne peut pas travailler,
Deux exemples, donc, dans les Évangiles, de la scène des bande- parce que ce que pleure alors Marie, devant les bandelettes, ce
lettes. D'abord la Passion (condamnation à mort, crucifixion et n'est pas seulement la mort de Jésus enseveli, mais la disparition
ensevelissement). C'est le passage que j'ai lu à l'instant (Jean, XIX, de son corps désenseveli. Jésus n'est pas seulement mort, ce
40) : « Ils prirent le corps de Jésus et le lièrent de bandelettes avec condamné à mort est d'abord un disparu, son cadavre a disparu
les aromates comme les Juifs ont coutume d'ensevelir» Qésus est (voilà ce que signifient d'abord les bandelettes déliées). Le con-
enseveli c_omme un Juif et c'est pourquoi tour à l'heure, dans ma damné à mort n'a pas seulement été exécuté, le mort est un dis-
classification des personnages paradigmatiques de notre théâtre
de la peine de mort, je l'ai défini, pour mémoire, comme une
espèce de Juif). Mais, voici le second temps et le second exemple, 1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : «Je note au yassage que c'est là
un exemple unique; que, au sujet du toucher dans les Evangiles, Jésus est
tantôt représenté comme un Jésus touchant, un Messie touchant, c'est-à-dire
1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ)
guérissant en touchant de la main (il guérit les aveugles, il guérit les paraly-
2. Je~n Genet, Miracle de la rose, ~ans Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 223. tiques en touchant), tantôt comme quelqu'un qui est touché, dont il faut tou-
Le 8 decembre 1999, Jacques Dernda arrêta la première séance ici, faute de cher le vêtement. Donc, il est touchant et touché. Vous avez mille références
temps. Il commença la deuxième séance, le 15 décembre 1999, en reprenant, dans les Évangiles, mais la seule occurrence où il est dit "no!i me tangere (ne me
dans ce paragraphe, à « Les bandelettes enveloppent, attachent, elles lient mais touche pas)" se trouve justement après la scène que nous examinons ici, c'est-
aussi se détachent: elles se délient du corps propre>>. (NdÉ) à-dire en Jean XX, 17 >>. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999 (suite)

paru, hors sépulture, et la douleur est pire, plus inconsolabl 6. Simon Pierre qui le suivait arrive alors et entre dans le tombeau.
c'.est 1~ d~u~eur de la femn:e incapable de pleurer sur le corps d~ Il voit les bandelettes par terre,
bten-atme, mcapable de fatre, comme on dit, son travail de deuil 7. Et le suaire de la tête non pas par terre avec les bandelettes, mais
Un fe~ com~e l'Antig~ne dont nous parlions il y a quelque~ roulé dans un lieu à part.
annees et qUI pleure mmns la mort de son père, cette fois, non de 8. Alors l'autre disciple qui était arrivé le premier au tombeau, entra
son fils, que l'absence de sépulture localisable- et qui pleure ainsi aussi, regarda et eut foi.
de ne pas pouvoir pleurer son deuil devant un corps, un cadavre 9. Car ils ne savaient pas encore l'écriture, c'est-à-dire qu'il devait
présent. Cela aussi rappelle le texte des Lois que j'ai lu tour à ressusciter d'entre les morts.
l'heure sur la privation de sépulture 2 • Dans le cas du Christ, de ce 1O. Et les disciples s'en retournèrent chez eux.
moment de l'Évangile, il y a sépulture mais, ce qui revient à une 11. Marie se tenait en pleurs près du tombeau. Tout en pleurs, elle se
pencha dans le tombeau.
sorte d'absence de sépulture, il y a aussi cénotaphe, tombeau vide
12. Et elle voit deux anges en blanc, assis, l'un à la tête et l'autre aux
et bandelettes qui signent l'absence du corps. Marie, dans ce mo-
pieds, où avait été le corps de Jésus.
ment-là, quand elle se plaint aux anges devant les bandelettes, 13. Ils lui disent: Femme, pourquoi pleures-tu? Elle leur dit: Parce
de ne plus savoir où« ils ont mis» le corps de Jésus, on pourrait qu'on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais où on l'a mis.
dire, sans trop de pathos, qu'elle préfigure le malheur et la plainte 14. Sur ces mots, elle se retourna. Et elle voit Jésus qui était là, mais
et la colère de toutes les femmes, mères, filles et sœurs des « dis- elle ne savait pas que c'était Jésus.
parus de notre temps » qui accusent aussi, dans les rues du Chili, 15. Jésus lui dit : Femme, pourquoi pleures-tu? Qui cherches-tu?
d'-:u~entine ou en Afrique du Sud, qui dénoncent ceux qui ont Elle pense que c'est le jardinier et elle lui dit : Seigneur, si tu l'as
fau ptre que torturer et ruer leurs hommes car ils les ont fait dis- emporté, dis-moi où tu l'as mis et je l'enlèverai.
paraître, d'une disparition qui paraît parfois pire que la mort. 16. Jésus lui dit: Marie! Elle se retourne et lui dit en hébreu : Rab-
bouni! (c'est-à-dire maître) .
Je lis maintenant d'un trait le passage de Jean xx, 1-18 : 17. Jésus lui dit: Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté
vers le Père, mais va vers mes frères et dis-leur que je monte vers
mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu.
1. Le premier jour de la semaine, à l'aube, comme il y avait encore
18. Marie Madeleine vient annoncer aux disciples qu'elle a vu le Sei-
des ténèbres, Marie Madeleine vient au tombeau et voit la pierre
enlevée du tombeau. gneur et ce qu'il lui a dit 1•
2 . Alors elle court, et elle arrive près de Simon Pierre et de l'autre
disciple, celui que Jésus aimait, et elle leur dit: Ils ont enlevé du Comment cet instant singulier, cet être-là sans être-là du
tombeau le Seigneur et nous ne savons pas où ils l'ont mis. Christ, ce Dasein qui n'est pas un Da-sein, ce Fort/Da-Sein du
3. Pierre sortit avec l'autre disciple pour venir au tombeau. Christ qui est mort mais n'est pas mort, qui est mort vivant, qui
4. Ils couraient tous deux ensemble, mais l'autre disciple courut est ressuscité mais non encore élevé, qui est ici sans être ici, ici
plus vite que Pierre et arriva le premier au tombeau. mais là, là-bas (fort, jenseits), c'est-à-dire déjà au-delà sans être
5. Il se pencha et vit les bandelettes par terre, mais il n'entra pas. encore au-delà, dans l'au-delà, comment ce moment, ce temps
singulier qui n'appartient pas au déroulement ordinaire du temps,
1. Deuxième année du séminaire à I'EHESS intitulé « Hostipitalité , (1995- comment ce temps sans temps se signifie-t-il à la fois dans la mort
1997). Pour Antigone, voir J. Derrida et A. Dufourmantelle, De l'hospitalité,
op. cit., p. 71 sq. (NdÉ)
1. La Bible. Le Nouveau Testament, Évangile selon saint Jean, XX, 1-18, tr. fr.
2. Cf supra, << Première séance. Le 8 décembre 1999 », p. 32-34. (NdÉ) ). Grosjean, op. cit., p. 337-338. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999 (suite)

comme condamnation à mort (comme peine de mort), dans la resque chanté, par les détenus, -leur chant devenait fantastique
mort du condamné à mort, mais aussi dans le discours ou le récit ~t funèbre (un De Profundis), autant que les complaintes qu'ils
parole ordinaire, publique ou médiatique, et d'abord dans la litté~ chantent le soir, que la voix qui traverse les cellules, et m'arrive
rature, et ici par exemple dans le texte de Genet, dans son temps troublée, désespérée, altérée. À la fin des phrases, elle se casse, et
poétique comme le temps même qui lie, dans une« histoire» (ce cette fêlure la rend si suave qu'elle semble soutenue par la musique
des anges, ce dont j'éprouve de l'horreur, car les anges me font
que Genet va appeler une « histoire » et une histoire « pas tou-
horreur, étant, je l'imagine, composés de cette sorte : ni esprit ni
jours artificielle») [qui lie, donc], le condamné à mort à l'Évan-
matière, blancs, vaporeux et effrayants comme le corps translu-
géliste, à la parole du porteur de la nouvelle qui va d'ailleurs
cide des fantômes.
demander pardon? Je vais lire des extraits (il faudrait tout lire, ou [ ... ]
relire, vous devriez le faire) d'un long passage jusqu'à y rencontrer, À l'aide donc de mes amants inconnus, je vais écrire une his-
outre le « pardonnez-moi », une phrase qui dit du condamné toire. Mes héros ce sont eux, collés au mur, eux et moi qui suis là,
à mort (Weidmann) qu'il est aussi au-delà, plus loin que cela, bouclé. Au fur et à mesure que vous lirez, les personnages, et Divine
comme le Christ une fois les bandelettes déliées. aussi, et Culafroy, tomberont du mur sur mes pages comme feuilles
Lire et commenter Notre Dame des Fleurs, p. 9-10, puis 12-13. mortes, pour fumer mon récit. Leur mort, aurai-je besoin de vous
la dire? Elle sera pour tous la mort de celui qui, lorsqu'il apprit du
jury la sienne, se contenta de murmurer avec l'accent rhénan: «Je
Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures, la tête suis déjà plus loin que cela» (Weidmann) .
emmaillotée de bandelettes blanches, religieuse, et encore aviateur Il se peut que cette histoire ne paraisse pas toujours artificielle et
blessé, tombé dans les seigles, un jour de septembre pareil à celui que l'on y reconnaisse malgré moi la voix du sang : c'est qu'il me
où fut connu le nom de Notre-Dame-des-Fleurs. Son beau visage sera arrivé de cogner du front dans ma nuit à quelque porte, libé-
multiplié par les machines s'abattit sur Paris et sur la France, au rant un souvenir angoissant qui me hantait depuis le commence-
plus profond des villages perdus, dans les châteaux et les chau- ment du monde, pardonnez-le-moi. Ce livre ne veut être qu'une
mières, révélant aux bourgeois attristés que leur vie quotidienne parcelle de ma vie intérieure.
est frôlée d'assassins enchanteurs, élevés sournoisement jusqu'à [ ... ]
leur sommeil qu'ils vont traverser, par quelque escalier d'office qui, Divine est morte hier au milieu d'une flaque si rouge de son sang
complice pour eux, n'a pas grincé. Sous son image, éclataient d'au- vomi qu'en expirant elle eut l'illusion suprême que ce sang était
rore ses crimes : meurtre 1, meurtre 2, meurtre 3 et jusqu'à six, l'équivalent visible du trou noir qu'un violon éventré, vu chez un
disaient sa gloire secrète et préparaient sa gloire future. juge au milieu d'un bric-à-brac de pièces à conviction, désignait
Un peu plus tôt, le nègre Ange Soleil avait tué sa maîtresse. avec une insistance dramatique comme un Jésus le chancre doré
Uri peu plus tard, le soldat Maurice Pilorge assassinait son amant où luit son Sacré-Cœur de flammes. Voilà donc le côté divin de sa
Escudero pour lui voler un peu moins de mille francs, puis on lui mort. [autre côté, le nôtre, à cause de ces flots de sang répandus
coupait le cou pour l'anniversaire de ses vingt ans, alors, vous vous sur sa chemise et ses draps (car le soleil poignant, plutôt que vache-
le rappelez, qu'il esquissait un pied de nez au bourreau rageur. ment, sur les draps saignants, s'était couché dans son lit), fait sa
Enfin, un enseigne de vaisseau, encore enfant, trahissait pour mort équivaloir à un assassinat.
trahir : on le fusilla. Et c'est en l'honneur de leurs crimes que j'écris Divine est morte sainte et assassinée - par la phtisie 1•
mon livre.
Cette merveilleuse éclosion de belles et sombres fleurs, je ne
l'appris que par fragments : l'un m'était livré par un bout de 1. J. Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, dans Œuvres complètes, t. II, op. cit.,
journal, l'autre cité négligemment par mon avocat, un autre dit, p.9-14.

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999 (suite)

Lire ensuite le début du Miracle de la rose, p . 223-224. prise aux oreilles par un aide dont le rôle me paraît bien étrange, son
cœur serait recueilli par des doigts gantés de pudeur et transporté
Alors que le gosse que j'étais à quinze ans s'entortillait dans son dans une poitrine d'adolescent, ornée comme une fête de printemps.
hamac autour d'un ami (si les rigueurs de la vie nous obligent à Il s'agit donc d'une gloire céleste à laquelle j'aspirais, et Harcamone
rechercher une présence amie, je crois que ce sont les rigueurs du avant moi y avait atteint, tranquillement, grâce au meurtre d'une
bagne qui nous précipitent l'un vers l'autre dans des crises d'amour fillette et, quinze ans après, à celui d'un gâfe de Fontevrault 1•
sans quoi nous ne pourrions pas vivre: le breuvage enchanté, c'est
le malheur), il savait que sa forme définitive résidait derrière eux, Maintenant, nous commençons. Ma transition entre ce long
et que ce puni de trente berges était l'extrême réalisation de lui- exergue et notre vrai commencement, cela pourrait être le « par-
même, le dernier avatar que la mort fixerait. Enfin, Fontevrault donnez-le-moi » de Genet, ou plus précisément le pardon deman-
brille encore (mais d'un éclat pâli, très doux) des lumières qu'en
dé par qui dit « je », disons par le « narrateur » de Notre-Dame-
son cœur le plus noir, les cachots, émit Harcamone, condamné à
mort. des-Fleurs.
D 'abord la question du titre. Cette année, sous le titre « Ques-
En quittant la Santé pour Fontevrault, je savais déjà qu'Harca-
mone y attendait son exécution. À mon arrivée, je fus donc saisi tions de responsabilité V1I. Pardon et parjure », nous inscrivons
par le mystère d'un de mes anciens camarades de Mettray, qui avait donc un sous-titre, à savoir « La peine de mort ».
su, notre aventure à nous tous, la pousser jusqu'à sa pointe la plus Comme si jusqu'ici, en somme, nous avions parlé d'autre
ténue : la mort sur l'échafaud qui est notre gloire. Harcamone avait chose.
« réussi ». Et cette réussite n'étant pas de l'ordre terrestre, comme la Or rien n'est moins sûr. Car chaque fois que, dans notre médi-
fortune ou les honneurs, elle provoquait en moi l'étonnement et tation sur le pardon, nous jugions nécessaire de partir de l'impar-
l'admiration en face de la chose accomplie (même la plus simple donné ou de l'impardonnable, de l'irréversible ou de l'irréparable,
est miraculeuse), mais encore la crainte qui bouleverse le témoin chaque fois aussi que nous parlions du sur-vivre, c'est-à-dire de ce
d'une opération magique. Les crimes d'Harcamone n'eussent peut- qui laisse démuni devant le mal d'une mort qui a déjà eu lieu,
être été rien à mon âme si je ne l'avais connu de près, mais l'amour comme de victimes qui ne pouvaient plus témoigner ou à qui il
que j'ai de la beauté a tant désiré pour ma vie le couronnement
n'était plus question de demander pardon, nous parlions de la
d'une mort violente, sanglante plutôt et mon aspiration vers une
mort, bien sûr, mais aussi, comme partout où il est question de
sainteté aux éclats assourdis empêchant qu'elle fût héroïque se-
lon les hommes, me firent secrètement élire la décapitation qui a pardon, de jugement, de jugement sur un mal ou sur un tort.
pour elle d'être réprouvée, de réprouver la mort qu'elle donne, et Il reste, une fois encore, que toute mort et même toute mort
d'éclairer son bénéficiaire d'une gloire plus sombre et plus douce infligée n'est pas la sentence ou l'application d'une peine de mort.
que. le velours à la flamme dansante et légère des grandes funé- Et nous devrons garder en tête de façon vigilante que toute mort
railles; et les crimes et la mort d'Harcamone me montrèrent, com- donnée, tout meurtre, tout crime contre du vivant, tout homicide
me en le démontant, le mécanisme de cette gloire enfin atteinte. même ne correspond pas nécessairement à ce qu'on appelle stric-
Une telle gloire n'est pas humaine. On ne connaît aucun supplicié tement une « peine de mort », au concept, au supposé concept
que son seul supplice ait auréolé comme on voit que le sont les juridique de la peine de mort, même si on peut ensuite contester
saints de l'Église et les gloires du siècle, mais pourtant nous savons la pureté juridique, la légitimité, voire la légalité de la peine de
que les plus purs d'entre les hommes qui reçurent cette mort senti-
rent en eux-mêmes, et sur leur tête décollée, posée la couronne
étonnante et intime, aux joyaux arrachés à la nuit du cœur. Chacun 1. J. Genet, Miracle de la rose, dans Œuvres complètes, t. Il, op. cit., p. 223-
a su qu'à l'instant que sa tête tomberait dans le panier de sciure, 224.

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Séminaire La peine de mort 1 (1 999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999 (suite)

mort. Le concept de peine de mort se présente, en tout cas, comme e de droit au droit, par sa prétendue légalité, par son essence
un concept du droit, le concept d'une sanction exercée par un rene
, rico-juridique, la peme. d e mort, d one, se surnomme 1c1 · · ou l'a
droit dans un État de droit, même si ensuite on peut contester le etaeine capitale ». En anglais, capital punishment. En allemand,
bien-fondé de cette auto-présentation. ~~ne parle pas de p~ine cap~tale (plut_ô t de Todesstrafe) même si on
a l'expression de cnm~ cap,ltal (KaP_ttalverbrech~n), so~vent pour
Les années passées, nous avions moins parlé de la mort des désigner le crime sancnonne ou pu~1~sabl~ de_r~m~ caplt~e. .
accusés et davantage parlé de la mort des victimes, de celles à qui La peine de mort se surnomme tet ou là, disais-Je,« peme capi-
parfois, comme si elles étaient mortes, la violence refusait jusqu'au tale ». Ici ou là, cela veut dire que ce n'est pas partout le cas, selon
droit à la parole ou à la possibilité de témoigner et donc d'être l'histoire et la géographie des cultures et des droits. Là où on dit
assez présentes à une éventuelle demande de pardon (comme, par « La peine capitale » pour la peine de mort, l'exécution capitale
exemple, ces femmes sud-africaines à qui était déniée jusqu'à la pos- est ce qui coûte au condamné la tête, littéralement ou au figuré.
sibilité de témoigner des violences ou des viols subis, car le témoi- Et quand je dis « littéralement ou au figuré », là encore, je réins-
gnage et l'exhibition des plaies auraient constitué une autre violence, cris sans tarder la question de la peine de mort dans une histoire,
une répétition du pire : le témoignage même, et la scène du pardon dans l'histoire du droit et des techniques de mise à mort légale
ou de la réconciliation était elle-même 1 une violence, un autre trau- que nous aurons à étudier d'aussi près que possible. On n'a pas
matisme 2). Donc nous avions parlé de la mort infligée à des inno- roujours mis à mort, dans la procédure d'exécution légale, en s'at-
cents, à des présumés innocents, comme de l'impardonnable ~u taquant à la tête, en décapitant, en pratiquant la décollation, ou
comme l'horizon de l'impardonnable même, mais nous n'avons pas la pendaison ou la strangulation du condar~mé, ou encore en
parlé de la mort infligée par la loi au coupable, à l'accusé ou au fusillant un condamné visé au visage. Aux Etats-Unis (dont je
présumé coupable, même si, quand nous avons traité, assez abon- prends sans tarder l'exemple pour annoncer que ce séminaire sera
damment, du droit de grâce, nous pensions surtout au droit du massivement tourné vers les États-Unis de l'an 2000, c'est-à-dire
souverain d'accorder ou de refuser la vie à un condamné à mort. Sur vers l'un des très rares, voire le seul et dernier grand pays de culture
tout cela naturellement nous reviendrons longuement. dite européenne 1 et à constitution dite démocratique à maintenir,
Pourquoi et comment, de quel droit inscririons-nous donc dans des conditions que nous étudierons de plus près, et contre de
maintenant cette question de la peine de mort sous le titre du nombreuses conventions internationales que nous étudierons
pardon et du parjure? aussi, le principe de la peine de mort, et sa mise en œuvre massive,
La question du titre est toujours au fond, elle aussi, une question voire croissante, après une histoire turbulente, à ce sujet, de 1972,
juridiqu,e, la question de droit, et la question du capital, du chef, du où la peine de mort avait été jugée inconstitutionnelle, à 1976, où
chapitre, de ce qui vient en tête. Un texte ou un discours sans titre la Cour suprême est revenue sur ce jugement et où 38 États ont
est non seulement un discours hors la loi mais un discours sans tête, rétabli la peine de mort, et 28 ont recommencé à l'appliquer,
sans queue ni tête, un discours décapité. Et c'est sans jouer sur les etc.), eh bien, aux États-Unis, l'exécution de la« peine capitale»
mots que je rappelle que la peine de mort, qui se distingue en prin- est d'une grande variété, d'un grand raffinement technologique
cipe, qui tend à se distinguer conceptuellement, en droit, de tout dans la cruauté ou la barbarie, mais ne s'en prend plus direc-
meurtre, de tout crime, de toute vengeance naturelle par sa réfé- tement, plus toujours et littéralement à la tête, qu'il s'agisse de

1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) 1. Lors de la séance, Jacques Derrida précise : << à dominance chrétienne ».
2. Cf supra,<< Première séance. Le 8 décembre 1999 >>,p. 26, n. 1. (NdÉ) (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999 (suite)

« décapitation » ou de pendaison (la modalité, dite plus ou moins emière partie intitulée « Supplice », des mises à mort, des exé-
cruelle, de l'application de la peine de mort, est aujourd'hui, aux P~cions de la peine de mort accompagnées de supplices à la fois
USA, un débat plus spectaculaire, plus nourri, que le débat au sujet c ectaculaires (et nous reviendrons souvent, de mille façons, sur
de la peine de mort elle-même, comme si l'essentiel était de main- f~ spectacle et .l'hist?ir~ d~ 1~ scène, de .la théâtr~ité; vo~re de la
tenir, ou non, une « écologie » humaine, une bonne et suppor- théâtralité auJourd hUI cmematograph1que de 1executwn). Le
table peine de mort). Mais naturellement, au figuré, et le trope livre de Foucault n'est pas un livre sur la peine de mort, mais c'est
compte ici, c'est toujours à la tête, au siège central des systèmes un livre qui traite entre autres choses de la transformation histo-
cérébraux et nerveux, au siège présumé de la conscience et de la rique du spectacle, de la visibilité organisée du châtiment, de ce
personnalité que l'exécution s'en prend : le signe en est qu'on s'in- que j'appell.erai, bie~ que ~e ne soi: p~s l' expre~s~on de Fouc.ault,
terdit partout d'exécuter un condamné qui n'a pas toute sa tête, le voir-puntr, un vozr-puntr essennel a la punmon, au drou de
comme on dit. Le condamné doit être« normal », « responsable», punir comme droi,t-de-;o~r-p~nir, voire comm,e devoi~-de-~oir­
et subir sa peine en pleine conscience. Il doit mourir éveillé. En punir, l'une des theses d h1stonen de Foucault etant qu au debut
France, avant que la peine de mort ne fût abolie, en 1981, au cours du XIXe, «s'efface», je le cite, «le grand spectacle de la punition
d'une séquence historique, et d'ailleurs aussi européenne que physique; on esquive le corps supplicié; on exclut du châtiment
française, sur laquelle nous reviendrons aussi, eh bien il est arrivé la mise en scène de la souffrance. On entre dans l'âge de la sobriété
qu'on réveille et arrache à son suicide en cours tel condamné à punitive 1 ».Je n'en suis pas si sûr mais il y a peut-être là une com-
mort pour qu'il subisse sa peine capitale en pleine lucidité, avec, plication technique ou télé-technique, voire télévisuelle du voir,
si je puis dire, toute sa tête. Au titre de toutes ces réserves histo- voire une virtualisation de la perception visuelle sur laquelle nous
riques et rhétoriques sur l'expression de« peine capitale», et avant reviendrons. Beccaria, dans son livre fameux Des délits et des peines
de revenir, donc, à ma question du titre, à savoir de ce qui vient (1764) qui passe (à tort ou à raison, nous en débattrons) pour le
en droit à la tête, au premier chef, au lieu de la capitale, en quelque premier grand texte abolitionniste écrit par un juriste, Beccaria
sorte, et du capital d'un discours, d'un chapitre ou d'un séminaire qui admirait Rousseau mais critiquait sur la question de la peine
pour définir son statut et son identité, au titre de ces réserves de mort Le Contrat social qui venait de paraître (deux ans aupara-
historiques, je voudrais commencer par lire quelques passages et vant), Beccaria, donc, proposait de remplacer la peine de mort
d'abord les deux premières pages de Surveiller et punir, de Fou- (sauf dans deux cas exceptionnels, nous y reviendrons) par les
cault (1975). Je choisis de les lire comme en ouverture pour de travaux forcés à perpétuité (nous verrons pourquoi), et il avait
nombreuses raisons. D'abord parce que c'est un livre riche et déjà écrit : « Pour la plupart des gens, la peine de mort est un
important, très précieux pour nous, et dont je vous recommande spectacle 2 ». Selon Foucault, la guillotine avait déjà marqué une
la lecture ou la relecture dans son entier. Bien qu'il ne nomme pas scansion importante dans ce qu'il tient pour un processus d'effa-
Genet, son dernier chapitre, «Le carcéral», est consacré à Met- cement, je dirais de dé-spectacularisation, puisqu'elle réduit la
tray dont vous savez quelle place cette colonie disciplinaire, ce mort à un «événement visible mais instantané», «presque sans
sophronistère, « qui tient à la fois, rappelle Foucault, du cloî- toucher au corps». Mais Foucault cite l'ordonnance de 1670 qui,
tre, de la prison, du collège, du régiment 1 » occupa dans la vie et
l'œuvre de Genet. Ensuite parce que Foucault décrit, dans la
1. Ibid., p. 21.
1. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Galli- 2. Cesare Beccaria, Des délits et des peines, tr. fr. M. Chevallier, préface de
mard, 1993, p. 343. (NdÉ) Robert Badinter, Paris, Flammarion, 1991, p. 129.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999 (suite)

jusqu'à la Révolution, avait « régi les formes générales de la résine brûlante, de la cire et soufre fondus et ensuite son corps tiré
.
nque pen, al e ». (L.1re Survewer
." et punir, p. 41) pra-
et démembré à quatre chevaux et ses membres et corps consumés
au feu, réduits en cendres et ses cendres jetées au vent».
L'ordonnance de 1670 avait régi, jusqu'à la Révolution 1 <<Enfin on l'écartela, raconte la Gazette d'Amsterdam. Cette der-
r ' ' al
r~rmes gen~r es
de 1~ pr.auque
· '
penale. Voici la hiérarchie des 'châ-
es nière opération fut très longue, parce que les chevaux dont on se
timents quelle prescnvait : « La mort, la question avec réserve cl servait n'étaient pas accoutumés à tirer; en sorte qu'au lieu de
p~euves, les galères à temps, le fouet, l'amende honorable, le ban~ quatre, il en fallut mettre six; et cela ne suffisant pas encore, on fut
mssement >>. Part considérable, donc, des peines physiques. Les obligé pour démembrer les cuisses du malheureux, de lui couper
coutumes, la nature de~ crimes, le statut des condamnés les les nerfs et de lui hacher les jointures .. .
vanaient encore. << La peme de mort naturelle comprend toutes <<On assure que quoiqu'il eût toujours été grand jureur, il ne lui
sortes de mort : les uns peuvent être condamnés à être pend échappa aucun blasphème; seulement les excessives douleurs qui
d' ' . 1 us, lui faisaient pousser d'horribles cris, et souvent il répéta : Mon
autres a avou e poing coupé ou la langue coupée ou percée
· , , d d' et Dieu, ayez pitié de moi; Jésus, secourez-moi. Les spectateurs furent
ensUite a ~tre p~n us.; autres pour des crimes plus graves à être
rompus vifs et a expuer sur la roue, après avoir eu les membre très édifiés de la sollicitude du curé de Saint-Paul qui malgré son
' s
rompus; d autres à être rompus jusqu'à mort naturelle, d'autres à grand âge ne perdait aucun moment pour consoler le patient. »
être étranglés et ensuite rompus, d'autres à être brûlés vifs, d'autres Et l'exempt Bouton : <<On a allumé le soufre, mais le feu était si
à ê~re brûlés après avoir été préalablement étranglés; d'autres à médiocre que la peau du dessus de la main seulement n'en a été que
avou la langue coupée ou percée, et ensuite à être brûlés vifs. fort peu endommagée. Ensuite un exécuteur, les manches troussées
d'autres à être tirés à quatre chevaux, d'autres à avoir la tête rran~ jusqu'au-dessus des coudes, a pris des tenailles d'acier faites exprès,
chée, d'autres enfin à avoir la tête cassée 1• » d'environ un pied et demi de long, l'a tenaillé d'abord au gras de la
jambe droite, puis à la cuisse, de là aux deux parties du gras du bras
P~is je lirai encore les toutes premières pages du livre. Elles droit; ensuite aux mamelles. Cet exécuteur quoique fort et robuste
décnvent une mise à mort sous le régime de cette ordonnance et a eu beaucoup de peine à arracher les pièces de chair qu'il prenait
dans ses tenailles deux ou trois fois du même côté en tordant, et ce
encore en 1757 à la veille de la Révolution. J'interromprai ma
qu'il en emportait formait à chaque partie une plaie de la grandeur
l~cture au mot <<pardon seigneur» pour bien marquer la transi- d'un écu de six livres.
tiOn avec notre séminaire de l'an dernier dans le même séminaire
<<Après ces tenaillements, Damiens qui criait beaucoup sans
(Lire Surveiller et punir, p. 9-10) .
cependant jurer, levait la tête et se regardait; le même tenailleur a
pris avec une cuillère de fer dans la marmite de cette drogue toute
D;;uniens avait été condamné, le 2 mars 1757, à<< faire amende bouillante qu'il a jetée en profusion sur chaque plaie. Ensuite, on a
hon~ra,ble devant la principale porte de l'Église de Paris », où il attaché avec des cordages menus les cordages destinés à atteler aux
devait etre << mené et conduit dans un tombereau, nu, en chemise, chevaux, puis les chevaux attelés dessus à chaque membre le long
tenant un~ torche de cire ardente du poids de deux livres», puis, des cuisses, jambes et bras.
<<dans ledtt,tomb~r~au, à la place de Grève,.et sur un échafaud qui <<Le sieur Le Breton, greffier, s'est approché plusieurs fois du
y sera ?resse,. tenaille aux mamelles, bras, cuisses et gras des jambes, patient, pour lui demander s'il avait quelque chose à dire. A dit que
sa mam drotte tenant en icelle le couteau dont il a commis ledit non; il criait comme on dépeint les damnés, rien n'est à le dire, à
parricide, brûlée de feu de soufre, et sur les endroits où il sera chaque tourment: "Pardon, mon Dieu! Pardon Seigneur." Malgré
tenaillé, jeté du plomb fondu, de l'huile bouillante, de la poix toutes ces souffrances ci-dessus, il levait de temps en temps la tête
et se regardait hardiment. Les cordages si fort serrés par les hommes
1. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 41. qui tiraient les bouts lui faisaient souffrir des maux inexprimables.

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Première séance. Le 8 décembre 1999 (suite)

Le sieur Le Breton s'est encore approché de lui et lui a demandé s'il lus. Tout se passe comme si ces pouvoirs décrétaient que le crime
ne voulait rien dire; a dit non. Les confesseurs se sont approchés à f puté devait rester à jamais impardonné : la peine de mort si-
plusieurs et lui ont parlé longtemps; il baisait de bon gré le crucifix
1:ifie à cet égard l'inexpiable ou l'impardonnable, l'irréversible-
qu'ils lui présentaient; il allongeait les lèvres et disait toujours :
"Pardon, Seigneur"[ .. .] 1• » ~ent impardonné. Le pardon, le pouvoir de pardonner est rendu
à Dieu. « Pardon, Seigneur » 1•
Question de titre capital, donc. Pourquoi inscrire un séminaire
1. Au terme de cette première séance, Derrida conseilla quelques lectures en
sur la peine de mort à l'intérieur ou sous le titre d'un séminaire plus d'une langue, dont nous re~rodu~sons la list~ : . .
sur le pardon et le parjure? «Ancien Testament, Exode xx; Evangiles; The Ktllmg State, Capttal Pumshment
Pour une toute première raison, qui semble aller de soi. Bien in Law, Politics, and Culture, Austin Sarat (éd.), Oxford University Press, 1999;
que nous ayons beaucoup insisté, les années passées, sur le fait que Sister Helen Prejean, C.S.]., Dead Man Walking, An Eyewitness Account of the
Death Penalty in the United States, Vintage Books, 1994 (comporte en note une
le pardon, à la différence du parjure, était étranger à l'espace juri- précieuse bibliographie); ~ic~el Fo~cault, Surveiller et _Punir. Naissance de la
dique, hétérogène à la logique pénale (malgré certaines complica- prison, Gallimard, 1975, Tel Galh~ard, 1999; DtSctplme and Pums~: Th~
tions structurelles et essentielles, comme par exemple le droit de Birth of the Prison, tr. A. Sheridan, Vmtage Books, 1977; Cesare Beccaria, Det
grâce qui fondait le droit par l'exception souveraine qu'il y mar- deletti et delle penne (1765); On Crimes and Punishment, tr. D. Young, New York,
Hacklett Publishing, 1986; Des délits et des peines, GF Flammarion, préface de
quait, je n'y reviens pas), eh bien, malgré cette hétérogénéité radi- Robert Badinter; W Benjamin, Critique ofViolence; The Death Penalty in Ame-
cale de la sémantique du pardon à la sémantique du droit et de rica, Current Controversies, éd. Hugo Adam Bedau, Oxford University Press,
la justice pénale, on ne peut pas s'empêcher de tenir la peine 1996; William Schabas, The Abolition ofthe Death Penalty in International Law,
de mort (en tant que dispositiflégal, en tant que sanction pénale Cambridge University Press (1993) 1997; Albert Camus, "Réflexions sur la
guillotine", in A. Camus, Arthur Koestler (éds), Réflexions sur la peine capitale,
administrée par l'État dans l'ordre d'un État de droit, en quoi la
Paris, Pluriel, 1979 ("Reflexions on the Guillotine': in Resistance, Rebellion, and
peine de mort prétend être, je le répète avec insistance, prétend être Death, Vintage Books, 1974 ("Dans l'Europe unie de demain [... ]l'abolition
tout autre chose, dans son concept, sa visée, son allégation, tout solennelle de la peine de mort devrait être le prem_ier article du Code europée?
autre chose qu'un meurtre, qu'un crime ou qu'une mise à mort en que nous espérons tous", p. 176)) ; Victor Hugo, Ecrits sur la peine de mort, Avi-
général), eh bien, on ne peut pas s'empêcher de penser que la gnon, Actes Sud, 1979, Peine de mort : "le signe spécial et éternel de la barbarie";
Kant, Métaphysique des mœurs, première partie, Doctrine du Droit, Le droit
peine de mort, là où elle met fin, irréversiblement, avec la vie de public, Remarque générale E, Deuxième partie, 1" section, § 36; Jean Genet,
l'accusé, à toute perspective de révision, de rachat, de rédemp- Notre-Dame-des-Fleurs, Le Condamné à mort, Le Miracle de la rose, in Œuvres Com-
tion, de repentir même, du moins sur terre et pour un vivant, la plètes, Gallimard, 1951; Robert Badinter, L'Exécution, Grasset Fasquelle 1973, Le
peine de mort signifie que le crime par elle sanctionné reste à Livre de Poche, 1998; Percy Byshe Shelley, On the Punishment ofDeath; William
Wordsworth, Sonnets Upon The PunishmentofDeath, In Series [Composed 1839-
jamais, sur' la terre des hommes et dans la société des hommes,
40. Published December 1841 (Quarter/y Review); vol. of 1842]; Hermann
im-pardonnable. Une victime peut certes pardonner, dans son Melville, Billy Budd; Le Collège de Sociologie (1937-1939), NRF, Gallimard, 1979
cœur, à un accusé condamné à mort et exécuté, mais la société (1938-1939 : Conférence de P. Klossowski, "Le marquis de Sade et la Révolu-
- ou le dispositif juridique - qui condamne à mort et passe à tion", p. 367; et conférence deR. Caillois, "Sociologie du bourreau", p. 367 sq);
l'exécution, voire le chef d'État ou le gouverneur qui, disposant Jeanne d'Arc, Sacco et Vanzetti, les Rosenberg;]. Derrida, Demeure, Athènes;
MumiaAbuJamal ... (ma préface); Bible (références in Schabas, p. 3 notes 13,14);
du droit de grâce ou du right to clemency, le refuse au condamné, Jean Imbert, La Peine de mort, PUF, 1989; J .-J. Rousseau, Le Contrat social, Livre II,
cette société, cette hiérarchie sociale ainsi représentée ne pardonne ch. v. "Du droit de vie et de mort"; Peter Linebaugh, "Politics ofthe Death Penalty
(Gruesome Gertie at the Buckle of the Bible Belt) ·: in New Left Review, no 209,
1995; Carl Schmitt, Théologie politique, tr. fr. Gallimard, 1988 (Politische Th~o­
1. M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 9-10. logie, Vier Kapitel zur Lehre von der Souveriinitiit, 1922, 2' éd. 1934). >> (NdE)

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Deuxième séance
Le 15 décembre 1999

Qu'est-ce qu'une exception?


A plus d'une reprise, l'an dernier, nous avons insisté sur le
caractère d'exception absolue que devait garder le pardon, un par-
don digne de ce nom, un pardon toujours imprévisible et irré-
ductible au constat autant qu'au contrat, au jugement détermi-
nant, à la loi, donc, un pardon toujours hors la loi, toujours
hétérogène à l'ordre, à la norme; à la règle ou au calcul, à la règle
de calcul, au calcul économique autant qu'au calcul juridique. Ex-
ceptionnel doit être, exceptionnel devrait être tout pardon digne
de ce nom, s'il y en a jamais, voilà en somme la loi du pardon: il
se doit d'être sans loi et exceptionnel, au-dessus des lois ou hors
des lois.
La question alors reste bien celle-ci : qu'est-ce qu'une excep-
tion? Peut-on poser cette question? Y a-t-il une essence de l'ex-
ception, un concept adéquat de cette essence supposée?
On peut en douter, et pourtant nous faisons un usage courant
de ce mot, comme s'il avait une unité sémantique assurée. Nous
faisons régulièrement comme si nous savions ce qu'est une excep-
tion ou, aussi bien, ce qui n'est pas une exception, comme si nous
disposions d'un critère juste pour identifier une exception ou l'ex-
ceptionnalité d'une exception, la règle, en somme, de l'exception,
la règle pour discerner entre l'exceptionnel < et > le non-excep-
tionnel- ce qui paraît pourtant absurde ou contradictoire dans
les termes. Et pourtant on parle couramment de l'exception, de
l'exception à la règle, ou de l'exception qui confirme la règle; il

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Deuxième séance. Le 15 décembre 1999

e.x iste même une loi, des lois d'exception, des tribunaux d'excep- , ture universelles, ce sont des théorèmes du droit étatique,
tion, etc. a struc , , . a1· · · d'fi ·
de la machine d'Etat. Dans. 1espace rau~n Iste a~nsi e m o~
Je gage que cette problématique de l'exception ne nous Iâch
1 ~t gue ' 11 e sera sans doute l'articulation la plus fiable entreera allégué, on s'explique que. ~Ien ~ou~ent, s~non tOUJours,. et typ;-
pus, la ent, l'objection abolmonmste a la peme de mort soit tentee
qu~stton du pardon, du parjure et de la peine de mort. C'est d quem h. al 'd. . , h 1 .
d'opposer à la froide raisonAmac. 1~ e, rn~ . 1ansee, t~c no ~gt-
mom~ ce que je voudrais commencer à montrer aujourd'hui u 'e mécanisée, d'allure plurot pohctere et vmle, le sentiment tm-
0
demam, la prochaine fois, en l'an 2000, à travers ou après u se ,
médiat, le cœur, l'affectivité, d'ali ure p1utot
A remmme,
c, . . l'h orreur
· d'
certam etour. un
qu'inspire la cruauté de l'exécution.
Or nous verrons que ce motif de la cruauté jouera un grand rôle
Car p,arvenu à ce point de mon introduction, je me suis dans le dispositif de l'argumentaire abolitionniste, dans sa lo~ique
demande quel fil conducteur privilégier pour m'orienter dans la et dans sa rhétorique, notamment, de façon complexe, aux Etats-
forêt de problèmes et l'archive immense et touffue de la peine de Unis, comme si le principe de la peine de mort était moins e?
mort. Déjà, la ~élimitation conceptuelle est un préalable redou- cause que la cruauté de son application, si bien que si on trouvait
table. Il est facile, peut-être trop facile, même s'il faut en effet le moyen d'atténuer, voire de faire disparaître la cruauté (au double
~o~~encer far là, de ra~feler,que la peine de mort est un concept sens de ce mot, « disparaître», au sens d'annuler ou au sens de
JUridique qm, en tant gu Il releve du droit pénal, c'est-à-dire d'un rendre invisible, insensible, non phénoménal, non apparaissant,
ensemble de. règl~s et de prescriptions calculables, se distingue au sens de « dissimuler »), si on pouvait donc faire disparaître la
du ~eurtre smgul~er,. de ~~.vengeance particulière et implique, en cruauté de la scène, alors la peine de mort, le principe de la peine
dro.It, donc, en pnnCipe, 1mtervention d'un tiers, d'une instance de mort pourrait être maintenu : il suffirait de rendre la peine de
arburale étrangère ou s~péri~ure aux parties d'un litige, donc mort insensible, anesthésiée, il suffirait d'anesthésier aussi bien
par excellence et au moms VIrtuellement l'instance d'un État le condamné que les acteurs et les spectateurs. Cette logique an-
d:une in~titution de type juridico-étatique, juridico-politique, voir~ esthésique, anesthétique ou anesthésiale qui, donc, pose le pro-
d ,une raison ~'État, d'une rationalité, d'un logos à prétention gé- blème philosophique général des rapports entre la sensibilité et la
nerale o.u umverselle, d'une raison juridique s'élevant au-dessus raison, le cœur et la raison (dans sa veine la plus illimitée, jusqu'aux
des parti~s, de l'intérêt particulier et de la passion, du pathos, du zones les plus raffinées de la problématique philosophique kan-
P~~hologtque, de l'affect individuel. L'effet de froideur, d'insensi- tienne ou husserlienne d'une esthétique transcendantale, d'une
bilité' glacée q~i nous saisit souvent devant le discours, devant la théorie de la pure sensibilité), cette logique anesthésiale de cer-
procedure du Juge~ent ou le rituel d'exécution de la peine de tains discours abolitionnistes entre en fait, fût-ce pour s'y opposer
mort: ce,t effet d~ froi~eur cadavérique ou de rigueur comme rigor en apparence, dans l'axiomatique du droit à la peine de mor~ qui
mortts, c'est ~ussi ou d abord la manifestation de ce pouvoir, ou de pose ou suppose la rationalité de la peine de mort. Cette logtque
cet.te pr~t~~tton au pouvoir de la raison; c'est l'allégation d'une anesthésiale de l'abolitionnisme peut faire souvent le jeu de la
rationalite Imperturbable s'élevant au-dessus du cœur au-dessus logique qui maintient le principe de la peine de mort. N~us le
de la passion immédiate et au-dessus des rapports individuels vérifierons. I..:argument anesthésiai ne conteste pas cette rationa-
entre des hommes de chair et d'os, c'est donc cette alliance entre lité, il plaide simplement pour une mise en œuvre moins cruelle,
la raison, la rationalité universelle et la machine, la machinalité de moins douloureuse de ladite rationalité. Nous allons voir dans un
son o~ération. To~s les discours qui légitiment la peine de mort instant ou plus tard à quoi conduit, dans notre modernité, le
sont d abord des discours de la rationalité étatique à prétention et déploiement juridique national ou international de cette logique

82
83
Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Deuxième séance. Le 15 décembre 1999

existe même une loi, des lois d'exception, des tribunaux d'ex , crure universelles, ce sont des théorèmes du droit étatique,
.
tion, etc. cep-
a stru , l' . al. . . d 'fi .
de la machine d'Etat. Dans espace rati~n Iste a~ns1 e ni o~
Je gage que cette problématique de l'exception ne nous lâch ail' ué on s'explique que bien souvent, smon toUJOurs, et typi-
1 ~t que ' 11 e sera sans doute l'articulation la plus fiable entreera
pus, la :~e~t, l'objection abolitionniste à la peine de mort soit tentée
qu~stion du p~rdon, du parjure et de la peine de mort. C'est du d~pposer à la fr?ide raisonAmac~i~ale, m~~iatisée, t~chnol~gi­
moms ce que Je voudrais commencer à montrer aujourd'hui 'e mécanisée, d allure plutot pohCiere et vmle, le sentiment Im-
demain, la prochaine fois, en l'an 2000, à travers ou après :u
. d'etour.
certam n ~édiat, le cœur, l'affectivité, d'allure plutôt féminine, l'horreur
qu'inspire la cruauté de l'exécution.
Or nous verrons que ce motif de la cruauté jouera un grand rôle
Car parvenu à ce point de mon introduction, je me suis dans le dispositif de l'argumentaire abolitionniste, dans sa logique
demandé quel fil conducteur privilégier pour m'orienter dans la et dans sa rhétorique, notamment, de façon complexe, aux États-
forêt de problèmes et l'archive immense et touffue de la peine d Unis, comme si le principe de la peine de mort était moins en
mort. Déjà, la délimitation conceptuelle est un préalable redou~ cause que la cruauté de son application, si bien que si on trouvait
table. Il est facile, peut-être trop facile, même s'il faut en effet le moyen d'atténuer, voire de faire disparaître la cruauté (au double
~o~~encer ~ar là, de rappeler que la peine de mort est un concept sens de ce mot, « disparaître», au sens d'annuler ou au sens de
JUridique qui, en tant qu'il relève du droit pénal, c'est-à-dire d'un rendre invisible, insensible, non phénoménal, non apparaissant,
ensemble de. règl~s et de prescriptions calculables, se distingue au sens de « dissimuler»), si on pouvait donc faire disparaître la
du ~eurtre smgul~er,. de l~.vengeance particulière et implique, en cruauté de la scène, alors la peine de mort, le principe de la peine
droit, donc, en pnnCipe, 1Intervention d'un tiers, d'une instance de mort pourrait être maintenu : il suffirait de rendre la peine de
arbitrale étrangère ou supérieure aux parties d'un litige, donc mort insensible, anesthésiée, il suffirait d'anesthésier aussi bien
par excellence et au moins virtuellement l'instance d'un État le condamné que les acteurs et les spectateurs. Cette logique an-
d:une in~titution de type juridico-étatique, juridico-politique, voir~ esthésique, anesthétique ou anesthésiale qui, donc, pose le pro-
d ,une raison ?'État, d'une rationalité, d'un logos à prétention gé- blème philosophique général des rapports entre la sensibilité et la
nerale ou Universelle, d'une raison juridique s'élevant au-dessus raison, le cœur et la raison (dans sa veine la plus illimitée, jusqu'aux
des parti~s, de l'intérêt particulier et de la passion, du pathos, du zones les plus raffinées de la problématique philosophique kan-
pathologique, de l'affect individuel. L'effet de froideur d'insensi- tienne ou husserlienne d'une esthétique transcendantale, d'une
bilité glacée qui nous saisit souvent devant le discour; devant la théorie de la pure sensibilité), cette logique anesthésiale de cer-
procédure d.u jugement ou le rituel d'exécution de 1~ peine de tains discours abolitionnistes entre en fait, fût-ce pour s'y opposer
mort~ ce~ effet d~ froi~eur cadavériq.ue ou .de rigueur comme rigor en apparence, dans l'axiomatique du droit à la peine de mort qui
mortzs, c, est ~uss1 ou d abord la manifestatiOn de ce pouvoir, ou de pose ou suppose la rationalité de la peine de mort. Cette logique
cet.te pr~t~~tion au pouvoir de la raison; c'est l'allégation d'une anesthésiale de l'abolitionnisme peut faire souvent le jeu de la
rationalite .Imperturbable s'élevant au-dessus du cœur, au-dessus logique qui maintient le principe de la peine de mort. Nous le
de la passiOn immédiate et au-dessus des rapports individuels vérifierons. L'argument anesthésiai ne conteste pas cette rationa-
entre des hommes de chair et d'os, c'est donc cette alliance entre lité, il plaide simplement pour une mise en œuvre moins cruelle,
la raison, la rationalité universelle et la machine, la machinalité de moins douloureuse de ladite rationalité. Nous allons voir dans un
son o~ération. To~s les discours qui légitiment la peine de mort instant ou plus tard à quoi conduit, dans notre modernité, le
sont d abord des discours de la rationalité étatique à prétention et déploiement juridique national ou international de cette logique

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Deuxième séance. Le 15 décembre 1999

anesthésiale. C'est elle qui fait que, par exemple aux États-Unis, le principe de la peine de mort, est à la fois fort et faibl.e, f~rt parce
on peut être partisan de la peine de mort à la condition que celle- u'il émeut et donc motive, donne une bonne mouvauon psy-
ci soit administrée par injection létale et non par chambre à gaz, ~hologique à l'abolition de la peine d~ ~o~t; ~ais .il est faible
par pendaison, par arme à feu ou à la chaise électrique. D'où cette arce qu'il ne concerne que la modalite d application, non le
nouvelle mise en spectacle cinématographique qui devient au- ~rincipe de la peine de mort, et qu'~l devient im~u.issant dev~nt
jourd'hui un genre, comme par exemple ce film typique inti- un prétendu adouci~sement progre_ssif: une anesth_esie tendanciel~
tulé, je crois me rappeler, True Crime 1, où l'on voit un journaliste lement générale, voue une humamsauon de la peme de mort qui
qui, soupçonnant une erreur judiciaire conduisant à une condam- épargnerait la cr~a~té et au co_ndamn_é et aux témoins, tout en
nation à mort, mène, non par goût de la justice mais par passion maintenant le pnnCipe de la peme capitale.
de journaliste d'information, une contre-enquête minutieuse D'où le rôle infiniment ambigu, parfois hypocrite, que joue
-qui occupe toute la durée du film, qui est le film- et finit par cet appel à l'émotion devant la cruauté. Ille joue aussi bi~n ~a_ns
prouver l'innocence de l'accusé, donc l'erreur judiciaire, et peut la meilleure rhétorique d'un nombre incalculable de plaidomes
en apporter la preuve juste à la seconde où l'exécution étant déjà contre la peine de mort que, de façon au fond plus décisive, parce
que plus équivoque encore; ~an~ des textes de l~is ~~i auront
1
en marche, le liquide létal ayant commencé à pénétrer dans les
veines du condamné, on dirait presque du patient, d'un condamné joué un rôle majeur dans 1 histoir~ en cours_ de 1 abolmon de la
déjà anesthésié; le coup de téléphone du gouverneur, réveillé par peine de mort. De ces deux usages, Je prendrai quelques exemples,
le journaliste dans son sommeil, interrompt l'exécution en cours, de façon en partie justifiée, en partie arbitraire, parce qu'on pour-
sauve le condamné innocent (un Blanc d'ailleurs, alors que le vrai rait en prendre tant d'autres.
coupable se trouve comme par hasard être un Noir 2), avec le sus- Le premier, je le prends, puisque nous sommes en France, dans
pens dont vous imaginez l'exploitation cinématographique qui un pays qui, par voie parlementaire, a aboli la peine de mort il y a
montre toutes les opérations, tous les temps de la progression du moins de vingt ans, alors que l'opinion publique, interrogée par
liquide, le coup de téléphone de la dernière seconde, car il y a sondage, était et sans doute reste encore, dans sa majorité, favorable
toujours un téléphone aujourd'hui pour relier, comme un cordon à la peine de mort, pour laquelle elle voterait si on organisait un
ombilical de vie ou de mort, le lieu de l'exécution au pouvoir référendum ou si la législation européenne l'y autorisait, double
exécutif du souverain, ici celui du gouverneur qui peut accorder possibilité désormais exclue en principe. Je le prends donc, ce pre-
la grâce ou interrompre l'exécution jusqu'au dernier instant, jus- mier exemple, au plus proche de nous et de celui qui fut, grand
qu'à l'instant de la mort. Si bien que dans de· nombreux films avocat et alors ministre de la Jus ti ce, le fervent et efficace partisan de
ou livres de ce type, apparemment mus par la cause juste d'une l'abolition, Robert Badinter. Robert Badinter n'a pas seulement
opposition horrifiée à la peine de mort, ce qui est exhibé, c'est ce ému avec éloquence tous les députés et la France entière, quand,
qui reste de cruauté dans les modes les plus médicalement raffinés présentant au Parlement le projet de loi abolissant la peine de mort,
de mise à mort et ce qui est exploité, c'est la jouissance voyeuriste il en a évoqué concrètement l'horreur et la cruauté. Il est aussi l'au-
et ambiguë du spectateur, du client de cinéma qui tremble jusqu'à teur, entre autres livres, d'un récit intitulé L'Exécution (1973)2.
la dernière seconde en voyant le liquide progresser dans les veines
du condamné. Cet argument contre la cruauté, plutôt que contre
1. Lors de la séance, Jacques Derrida précise : « mondiaux et internationaux>>.
(NdÉ)
1. Clint Eastwood, True Crime, Warner Bros., 1999. (NdÉ) 2. Robert Badinter, L'Exécution, Paris, Grasset, 1973; LGF, Le Livre de Poche,
2. En fait, dans True Crime, l'accusé à tort est aussi un Noir. (NdÉ) 1976.

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Deuxième séance. Le 15 décembre 1999
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

. · rudemment « présumer » ou ne pas avoir « à présumer », à


Je souligne la date, 1973, pour une raison qui s'éclaircira da disait P Ï ' ' ' ' des
·
un mstant. D ans ce 1ivre, Badinter raconte donc la condamna- m savoir que, je cite encore, « 1 n est p~s a predsu~erCqu aucu:
etants prémédite alors de se fatre pen re ». e que ROUS-
tion à mort et l'exécution de deux condamnés, Buffet, ancien contra , , . d
t ne pas avoir à présumer, c est qu un citoyen entrant ans
lég~onnair~, et Bontems, ancien pa~achutiste, Buffet, défendu par seau di
trat social, et en ce contrat d ,assurance, en somme, d ans ce
Thierry Levy, et Bontems, par Badmter 1• On les appelait alors les e con
l · ure la sécurité et la vie, ne peut pas preme , 'd"tter sa propre
assassins de Clairvaux, accusés d'avoir agi ensemble. C'était une qui ass d . . · , · "d ·
. ·1 ne peut pas, si vous voulez tra uue ams1, erre su1c1 a1re
des dimensions problématiques de l'accusation : pouvait-on ou mort ' l , . d ,
· t d'une pulsion de mort, dune pulswn e mort tournee
non dissocier les deux accusations et les deux accusés, accusés ou suJe 1 1·
· Or un des motifs qui reviennent souvent dans e 1vre
d'avo~r de concert, au cours d'un assaut, d'une prise d 'otages, vers 1u1. 1 · 'ï
assassmé un gardien et une infirmière pris en otage. Lespoir et la de Badinter, c'est qu~ l'~n des deux a~c~sés, ~onyas ce u1 qu 1
plaidoirie de Badinter, qui voulait sauver son client, Bontems, défend, Bontems, ma1s 1autre, Buffet, etait mu,. lUI, ~ar cette ~ul-
. suicidaire, il voulait être puni de mort, et nsqua1t donc d en-
étaient fondés sur cette dissociation possible entre les deux accu- slon . l . , . ' d
' ner dans la mort son complice qUI, u1, n auralt pas tue e sa
sés, Buffet et Bontems : ua1 . r
ropre main, et ne voulait pas mourir. Je vals 1re un pas~age ou
,
Si, écrit ~ad~nter, nous p,ouvions établir, au cours de débats, que P us allez voir une histoire de serment et donc de non-paqure, de
vo . d l
Bontems n avait pas donne le coup de couteau, non seulement il loyauté à l'égard d'une foi jurée se greffer sur cette quesuon e a
n'apparaîtrait plus comme un tueur d'otages, mais son opposition pulsion de mort. (Lire L'Exécution, p. 89-91)
à B~ffet le dissocierait de celui-ci. Dès ce moment, tous les espoirs
seraient permis. Même la loi du talion ne pourrait jouer- qui n'a Pour Buffet, la mort était à présent le plus sûr moyen d'échaf-
pas tué ne doit pas être tué. Allons, nous sauverions la tête de per à la prison, à cet ~ni:ers carcér,al quy ~é~risait et .ha1ssa.It.
Bontems 2 • I.:instinct de mort possedait Buffet, l entra.Ina.It, 1emportait vers la
guillotine. Elle exerçait sur lui une fascination évidente. Buffet
La tête parce qu'il s'agit de guillotine. « Même la loi du talion », avait toujours égorgé ses victimes. I.:alliance symbolique .du ~ou­
dit Badinter, ce qui sous-entend qu'il ne souscrit pas à cette loi du , reau et de la mort était enfoncée au plus profond de lut-meme.
Maintenant la lame brillante, immense, de la guillotine, était là,
talio~ mais qu'il se place en avocat dans la situation où l'opinion
toute proche, dressée devant lui, fermant son horizo~. Ell~ ~' att~n­
dommante, elle, et d'abord celle du jury populaire, y croit, et
dait, semblait-il, de toute éternité, au moins de cette eternite qu est
qu'on doit lui enlever jusqu'à la chance d'utiliser cette mauvaise sa vie pour chacun de nous. Après le rasoir, le poignard avec lequel
~ogi~ue. A:~nt d'en venir aux p~ints que je veux souligner, quant il avait tué, le grand couteau allait à son tour l'égorger d'un coup
a, disons, 1argument ou la logique de la cruauté, j'attire votre net. C'était l'apothéose secrète et attendue.
att~ntio~, ~ans ce livre que je vous demande de lire, sur quelques Mais il y avait celui qu'il appelait son camarade. C.e mot p~ur
traits qui viennent résonner ou consonner avec ce que j'avançais l'ancien légionnaire devait avoir un sens entier, expnmer le hen
la semaine dernière. Vous vous rappelez que j'avais, en lisant tel indissoluble des hommes qui ont combattu ensemble. Un cama-
passage du Contrat social, « Du droit de vie et de mort », exprimé rade ne vous trahit pas. Un camarade ne vous laisse pas seul. La
ma perplexité, en vérité des doutes profonds, sur ce que Rousseau solitude est trahison. Surtout quand on a juré de vaincre ou mou-
rir, ensemble. Il fallait bien que, même contraint, même forcé, le
1. Dans le tapuscrit, on trouve parfois « Bontemps » à la place de << Bon-
tems >>. Nous rectifions l'orthographe. (NdÉ)
1. Voir supra, << Première séance. Le 8 décembre 1999 »,p. 40 sq. (NdÉ)
2. R. Badinter, L'Exécution, op. cit., p. 47. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000)
Deuxième séance. Le 15 décembre 1999

camarade allât jusqu'au bout quand il était le camarade de Claude


Buffet. Ce mot seul, fréquemment répété, claquait comme un fouet 1a pel·ne de mort serapratiquement
. . rétablie.. L'abolition ,de la peine.
dem ort n'aura vécu, sr on peut due, que .cmq ans . aux Etats-Ums.,
dans les rares moments où Buffet se laissait emporter par une espè
de fu reur meurtnere,., tern'fi ante, dont l'objet était Bontems. ce M · il est vrai que le 29 juin 1972, par cmq vorx contre quatre, a
Je songeais en les regardant tous deux qu'ils avaient dû échan 1a p~~s faible majorité possible, la Courdsuprême déclare (et voilà
Un Serm en t puen , '1 et tragrque.
. . . l' ancien légionn ger
J''rmagrnars · 'l ment que je surnomme argument e 1a cruaute' sur ceth eatre 'A
Buffiet et 1'ancren. arre argu · d
d la cruauté que constitue l'histoire de la peme e mort, rst01rel'h' ·
parachutiste Bontems, chuchotant : «Échec
ou succès, ensemble, jusqu'au bout. -Jure-le. -Je le jure». Pour e me histoire de la peine de mort) [la Cour suprême déclare,
com ( · 1
Buffet
. un
. tel engagement
, ne pouvait avoir que valeur absolue. peu donc,] que dans les trois cas singuliers soumis à son e~amen v10
rmp~rtart. ce qu avait été réellement le rôle de chacun. Bontems au Texas, viol et meurtre en Géorgie), que dans ces trots cas- et la
devart tenrr la .parole donnée à Buffet- même si lui n'avait pas t ue,' Cour suprême < se > prononce sur des cas et son arrêt a valeur
memes 11 a:art.encore une chance de sauver sa tête. C'est ce que
A ,.

jurisprudentielle généralisable-, la Cour n'abolit pas la peine de


Buffet expnmart, lorsque, d'une voix métallique, debout, il hur- mort, elle déclare que dans ces trois cas typiques, la peine d~ ~ort
lait:« Ce que je ne peux pas supporter, c'est que mon camarade ne est une punition« cruelle» et d'un genre inaccoutumé, qur Vl?le-
p~~n~e pas ses r~sp~nsabilités ». Ses juges traduisaient « responsa-
rait le huitième et le quatorzième amendement de la Constitu-
brlrtes _dev:rnt la JUStice » et voyaient en Bon tems, si puissante était
tion. Autrement dit, la Cour ne se prononce pas sur le principe de
la fascrnatron de Buffet, un lâche qui se dérobait et en Buffet un
hor.nme q~i avait le courage de ses crimes. Cette interprétation la condamnation à mort, mais sur la cruauté de son exécution
logrque étart plaquée sur les obsessions et les délires de Buffet. Bon- (c'est le fameux arrêt Furman contre Géorgie sur lequel nous ~e­
tems devait bien prendre ses responsabilités, mais vis-à-vis de lui, viendrons) . L'ambiguïté de cette décision d'autant plus fragrle
Buffet. Bontems devait tenir jusqu'au bout la promesse solennelle qu'elle fut obtenue à une voix de majorité (cinq juges contr~ . l~s
échangée entre eux et qui les liait dans un destin commun. Pour quatre nommés par Nixon), cette ambiguïté explique la fragilite,
Buffet la pensée que Bontems pouvait se dérober au dernier mo- la précarité et la brève durée de cette jurisprudence. Attendu que
me~t et préférer vivre à mourir avec lui, après l'échec de leur cette décision de 1972 avait été préparée et attendue pendant
t~ag~que entreprise, lui était par instants insupportable. Puis l'in- cinq ans, si bien que de 1967 à 1972 toutes les exécutions avaient
drfference et le détachement semblaient le recouvrir en entier. 11 été suspendues aux États-Unis, la dernière, justement en 1967,
redevenait 1'étranger - le spectateur 1•
étant celle d'un homme qui avait tué sa femme et ses enfants dans
le Colorado et avait été asphyxié dans une chambre à gaz; attendu
. L'autre trait que je voulais déjà souligner concerne la date du aussi que, après 1972, la quasi-abolition se prolongea jusqu'en
li:re et _du. p~ocès, de l'exécution. C'est 1972, date historique de 1977, date à laquelle certains États qu'on appelle parfois« mor-
d~me~swn vrr~uellement mondiale, puisque c'est pendant le pro- ticoles » ont révisé leurs lois pour rendre la peine de mort et
ces meme, mars trop tard, après la plaidoirie de Badinter, que la son exécution prétendument moins « cruelles » et donc compa-
~our_s~prême des ~tats-Unis (le 29 juin 1972) se prononce pour tibles avec les huitième et quatorzième amendements (lois moins
1 abolmon de la peme de mort - ou du moins prend un arrêt cruelles, moins arbitraires et moins discriminatoires); attendu
de droit qu'on traduira, avec quelques équivoques dont je vais enfin que la même Cour suprême a ensuite validé ces lois révisées
parle:'. en ab~!ition de fait, sinon de droit, de la peine de mort. en 1976 (arrêt Gregg contre Géorgie), eh bien, l'abolition pratique
AbolitiOn qur ne durera pas, nous y reviendrons, puisqu'en 1977, de la peine de mort, ou du moins la suspension générale de son appli-
cation n'aura duré que dix ans (1967-1977) et, dix ans plus tard
1. R. Badinter, L'Exécution, op. cit., p. 89-91.
encore, en 1987, la Cour suprême a réaffirmé la constitutionnalité

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
Deuxième séance. Le 15 décembre 1999

de la peine de mort au moment où un Noir avait tué un policier dants ou bien a-t-illa responsabilité d'orienter, par la réflexion
Aggravant encore les choses, et toujours par cinq voix contr~ :r~ décision, une opinion encore malléable et mal fo~mée ou mal
quatre,
. la, même .Cour . arrêtait en 1989 que, désorm ars,
, , suprême · . c ée? Et si cet immense problème porte au-dela du champ
1
nen ne s opposait a exécution de condamnés à mort de 16 ' 1n1orm . , . . "fi
du droit pénal et de la peine de mort, 1.1 n e.s~ pas mstgn.I a~t que
18 ans (mineurs au moment du crime) ou des handicapés ment a
, .
(ce qUI. etait 1 . 1 aux d ifférence se manifeste de façon s1 saisissante et s1 claire au
exc u JUsque- à et posait tous les problèmes que vo cette . · 1 d' ·
. . 1 us · de la peine de mort. Cette question, dtsons, de a emocratie
tmagmez et sur esquels nous reviendrons aussi). L'exemple qu'en suJet . , d, · d'
entaire (cette question du demos entre emocratie et e-
rappelle entre autres choses Jean Imbert (La Peine de mort 1) c' par1em . . d .
, est magogie) ne doit pas, surtou~ ~u SUJet.de la ~eme ~mort, se ctr-
que, en vertu ?e c~tte l~i s.e ~rouvait ré~roacrivement justifié, par nscrire dans les limites de 1Etat-nation. C est tOUJOurs, nous le
exe~ple, ce fart qu en Vrrgmte, un ouvner agricole noir de 37 ans coerrons, une pression internationale à fi gure d' umvers . al"1te, ou
av~rt ~ré exéc~ré (à.la chaise électrique), alors que des experts psy- ~'universalité des droits de l'homme qui induit, directement ou
chratnques lur avarent attribué un âge mental de 8 ans. Il faut
n les décisions nationales. Même en France, le vote du Parle-
rappeler aussi, puisque nous en sommes à ce chapitre de l'histoire · que, d
ment' français était déjà infléchi par le fart
no . ans l'U · eur~ -
. mon
ré~ente des USA, qu'en 1986, la même Cour a permis aux accusés éenne en train de se faire, la peine de mort était abohe ou en vOie
norrs de. contest~r ~'e~clus~on d~s No~rs dans un jury. Amnesty ~'abolition progressive, tendanciellement irréversible. . .
Internanonal, qur na pmats cesse de denoncer les Etats-Unis à cer
Avant de quitter les USA pour situer à sa date un certam chtasme
égard, parle d'une « horrible loterie »puisque le même crime vaut
historique, à savoir qu'en 1972, quand Badinter écrit L'JÇxécu~ion,
à un Noir d'être dix f~is plus exposé à la peine de mort qu'une
la peine de mort est donc en vigueur e~ Franc~, et vien~ JUSte
femme blanche en Flonde, au Texas, en Géorgie ou en Californie.
d'être abolie aux États-Unis alors que moms de dtx ans apres, elle
Il faut savoir aussi que dans un récent sondage, 79 % des Amé-
aura été abolie en France et rétablie aux USA, avant de quitter les
ricains se déclarent favorables à la peine de mort. En 1981, un
USA, donc, encore quelques précisions factuelles: actuellement, 38
membre du Sénat ou de la Chambre des représentants, je ne sais des 50 États des États-Unis maintiennent la peine de mort pour
plus, déclarait : « Notre fonction est de suivre la volonté des élec-
meurtre avec circonstances aggravantes. La mort est administrée,
teurs », et la Cour suprême se référait en 1989 à « l'absence de
selon les États, par chaise électrique, injection létale, chambre à
consensus national » pour refuser d'exclure les handicapés men-
gaz, pendaison ou fusillade. Sur ces 38 États qui ont rétabli la
taux de la sanction de la peine de mort 2• Si bien que, si l'on com-
peine de mort en 1977, tous ne la ~ettent ~as e.n œuvre, 27 ~eu­
pare cette ~ituation à la situation française, où une majorité de
lement, si on peut dire, le font, mats les executions tendent a. se
par!ementa,rres (comprenant des parlementaires de droite, dont
multiplier (chaise électrique en 1990 en Arkansas, État dont Clm-
Chrrac, par exemple) ont voté en 1981 une abolition dont ils sa-
ton, très dur sur cette question, était le gouverneur merciless 1.;
vaient .q~' ~lle allait ~ontre la .majorité d'une opinion publique si injection létale dans le Wyoming en 1992, chambre à gaz en Art-
c~lle-CI etait consultee par vote de sondage ou de référendum, eh zona et en Californie en 1992) 2 • En vingt ans, de 1977 à 1997,
bten, nous avons là deux concepts ou deux mises en œuvre de la
on a compté 385 exécutions (moyenne d'environ 20 par an, en
représentation démocratique. Un représentant doit-il représenter
majorité des Noirs pauvres, proportion qu'on retrouve dans les
au sens de refléter ou de reproduire l'état présent de l'opinion des
quelque 3 000 condamnés à mort qui attendent dans les Death
1. ] . Imbert, La Peine de mort, op. cit.
2. Cité dans ibid, p. 114. (NdÉ) 1. « Sans pitié ». (NdÉ) .
2. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscm. (NdÉ)

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Deuxième séance. Le 15 décembre 1999
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

Ce ne fut pas long d'ailleurs. Beaucoup moins long que je l'es-


Rows, quartiers de la mort ou quartiers de haute sécurité. Une ·s La sonnerie retentit et aussitôt, presque en hâte, la cour
statistique comparative approximative nous donnerait l'image cor- comp ta.t · , ·d ·
acun regagna sa place, dans un desordre qm ura.tt encore
respondant à cinq exécutions par an en France). rentra. Ch , fî
uand le président se tournant vers nous ordonna qu on 1t rentrer
Je reviens maintenant à L'Exécution et au chiasme historique ~accusés. Je regardai chaque juré, de t?ut~s mes f~rces, pour sur-
au contretemps du « trop tôt » ou « trop tard » : trop tôt tro~ dre un regard, établir une commumcauon, un stgne. Je ne ren-
pren d ·d c- · d
tard : anachronie essentielle de la peine de mort. En 1972 contrai que des visages fermés. Une sorte e v1 es~ ta.tsa.tt autour e
Badi~ter vient de terminer sa plaidoirie depuis une heure quand nous, J
·e le sentais en moi-même. La lecture des reponses aux ques-
. . d' ·
on lur apprend que la peine de mort vient d'être abolie aux USA rions posées commença. A la quatnème quesuon, pour ~ous ecl-
et que, une fois de plus, ce qui se passe aux USA ayant un retentis~ . le président marqua un temps d'arrêt: « Bontems est-il coupable
stve, d d r d '1
sement singulier dans le monde entier, rien ne serait plus comme d'avoir, dans les mêmes circonstances e temp~ et_ ,e teu, _onne a
avant. Et vous allez voir dans les lignes que je vais lire l'impor- mort à madame . . . ? » Réponse : « NON à la m~Jonte de~ volX ». Un
ir s'éleva dans la salle. Un journaliste am1 me sourit. Bontems
tance de l'espace public, du nouvel espace public marqué par la soup . . B ~a: .1 d '1
vait sauvé sa tête. Le président poursmv1t : « unet a-t-1 onne a
radio, par les médias internationaux, puissants et impuissants, de
~ort à madame .. . ? OUI.- Bontems est-il complice de Buffet? OUI
la mondialisation en cours déjà, d'une mondialisation si inégale et
_ Existe-t-il des circonstances atténuantes pour Buffet? NON ».
hétérogène dans ce débat. C'est pourquoi j'y insiste. (Lire L'Exé- Buffet était condamné à mort. « Existe-t-il des circonstances atté-
cution, p. 158-160) nuantes pour Bontems? ,, Et la réponse vint : « NON à la major~ té des
voix ». C'était la peine de mort. Déjà le président l'annonça.tt. Du
En entrant dans la salle des assises, deux journalistes m' entourè- fond de la salle, autour du Palais, par les ~enêtres ouverte~, les apgla~­
rent dans un grand état d'excitation. «Vous savez la nouvelle? »Je les clissements montaient et les bravos. Va.tnement le préstdent s ~ndt­
dévisageai sans comprendre.« La Cour suprême des États-Unis vient gnait. La foule hurlait de joie et ~e ~~ne ~êlées. Je me retournai vers
d'abolir la peine de mort. La radio vient de l'annoncer. » Je regardai Bontems. Je l'empoignai et lm dts a volX contenue, ave~' toute la
la grande pendule. Moins d'une heure s'était écoulée depuis la clô- force que je pouvais avoir : « Bontems, vous ser~, gra~1e. l~s ont
ture des débats. Eussé-je connu la nouvelle, une heure plus tôt, quel reconnu que vous n'avez pas tué. Vo~s ser~z gra::te. Ce~: sur. Le
dernier argument la défense aurait pu en tirer! Maintenant, il était président de la République vous gractera, c est ~ur » . Philippe _Le-
trop tard. Le jury enfermé dans son délibéré était comme retranché maire déjà lui donnait des instructions pour fa.tre son_pourv?1 en
du monde. Je songeai, dans mon exaspération, à prendre un tran- cassation. Il nous sourit encore, différemment. Et nous dtt: « Putsque
sistor, à le déposer devant la fenêtre fermée de la salle où se trouvait vous me le dites, j'ai confiance . . . »Je lui serrai enc~re la mai~. Déjà
réuni le jury et à l'ouvrir à fond à l'heure des informations. Peut-être les gendarmes l'entraînaient. Philippe sortit aussi pour l~1 parle:
cette ntmvelle parvenant aux jurés à l'improviste et presque par encore. Moi, je restai là, dans le tumulte. ~n nous _ava.tt donn~
effraction leur paraîtrait un signe du destin, l'indication que la peine raison, on avait admis qu'il n'avait pas tué. Mats on ava.tt condam~e
de mort n'était que la survivance d'une époque qui s'achevait ailleurs, à mort cet homme dont on admettait qu'il n'avait pas tué. Je garda.ts
et pouvait s'achever en France aussi. Mais je mesurai bien vite les les yeux fixes sur mes papiers, mes notes, inutiles comme moi. Je ne
1
difficultés et les risques d'une telle entreprise qui pouvait au contraire voulais pas voir ces visages •
exaspérer la cour. Après tout, nous étions à Troyes et l'on y jugeait les
assassins de Clairvaux. La Cour suprême des États-Unis était bien Revenons maintenant à ce motif de la cruauté, qui nous
loin de nous, en cet instant. Je regagnai le banc de la défense. Je importe à cause et de son importance et de l'équivoque qu'il
pensai à Bontems, à ce qu'il devait éprouver. Je n'avais plus, moi
aussi, qu'à attendre, à ma place. 1. R. Badinter, L'Exécution, op. cit., p. 15 8-160 .

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Deuxième séance. Le 15 décembre 1999

introduira, nous le vérifierons sans cesse, dans l'histoire du d · réveillait bien avant l'aube. Il fumait, allongé sur le lit, une ciga-
et dans l'h'IStOire
. de 1a peme
. de mort (en particulier par rolt rette après l'autre. Le jour venait enfin, il se rendormait parfois 1•
. ' ceq~
nous y reviendrons encore, c'est la cruauté de l'exécution qui
'
d enoncee' et d ~ns 1e~ d ec~swns
' · · d ~ 1a Cour suprême et dans est de Que tout ce théâtre de la cruauté soit mis sous le signe de la
nombreuses declarations mternatwnales fort ambiguës qui fascination, de la foscinatio, c'est-à-dire < de > ce qui va lier le
, l' b l' . .
encourage a o ltlon sans vratment nommer ni dénoncer le ·
ont
voyeurisme, la pulsion scopique, le désir de théâtre au char!J?.e, à
. d 1 . d pnn-
cipe e a peme e mort, la cruauté de l'exécution étant simple- l'enchantement qui enchaîne le spectateur au spectacle, qui le lie
ment un cas de« torture». On dénonce alors la torture mais (jas cio veut dire bander, lier, attacher, et fosciola, c'est la bande-
1 . ' ) 1 s· non
a mise a mort . I, toujours dans la lecture de L'Exécutio lette, le ruban, la bande ou le bandage pour envelopper une
comme. ~l~s. tard, dans !e discours de Badinter au Parlement, ~ jambe), ce qui lie le spectateur voyeur au foscinu:n_, qui veut dire
veux pr1Vllegier cette logique ou cette rhétorique de la cruauté d à la fois le charme, 1 enchantement et le sexe vml, que tout ce
théâtre de la cruauté, je la ferai apparaître dans certains passa' u théâtre soit expérience de la fascination, nous en avons le signe
(par~u· tant d' autres possibles)
. ,
ou ce motif de la cruauté croise
ges
souvent littéral dans L'Exécution. Vous vous rappelez que Badinter
certams autres motifs que nous avions déjà commencé à interr _ disait que la guillotine exerçait sur Buffet une « fascination évi-
. ' 0
~er, VOire ~ remet~re en scène. LAube, le théâtre, et puis la fascina- dente 2 ». Ce sont les mots de Badinter pour décrire l'attraction
non, et pms la frOideur de la machine, et puis, pour commencer le qu'exerçait sur la vision de Buffet la perspective de sa propre cas-
paradoxe de l'anesthésie. ' tration-décapitation, décollation. Il est fasciné par ce qui va lui
couper la tête, par ce qui va le couper de sa tête, par la machine
Je commen~e p~~ ce dernier (par le paradoxe de l'anesthésie) et qui va l'ériger en la faisant tomber, et il désire cette machine, la
vo~s.allez le voir deJa rythmé par le temps de la nuit jusqu'à l'aube. lame de la guillotine qui est au fond la même que son couteau.
Voici un paragraphe qui dit comment il s'agissait d'anesthésier le (Mais c'est Bontems qui au dernier moment criera à l'adresse de
condamné, mais de l'anesthésier, de l'endormir ou de le laisser l'avocat général« Alors, tu bandes 3 ! ».Et il faut relier cette logique
dorn.lÎr, de l'aider à dormir, même, seulement jusqu'au point où il de l'érection à la décapitation comme on dit qu'elle est souvent
devait rester éveillé et vigilant, ayant toute sa tête au moment de organiquement liée à l'expérience de la pendaison chez les hom-
la perdre. (Lire L'Exécution, p. 198) mes.) Dans le passage que j'ai lu tout à l'heure, Badinter parlait
de « l'alliance symbolique du couteau et de la mort (la sienne non
À la .Sant~ cep~ndant, 1~ surveill~nt-chef qui m'accueillait tous moins que celle de sa victime : il est sa propre victime) qui était
!es ~a.trns d un ntuel « Bien dormi, maître? >> par sympathie ou enfoncée au plus profond de lui-même 4 ». Or beaucoup plus
!fOUie, ou peut-être les deux, trouvait, et les gardiens avec lui, le haut, Badinter avoue sa propre fascination, et c'est encore son
temps long. n. me le ~isait chaque jour en me raccompagnant le mot, pour le théâtre judiciaire; je dis bien fascination et je dis bien
l~ng du c~ul~Ir : « C est dur pour eux ». Buffet marchait jusqu'à théâtre, avec ce que le théâtre comporte à la fois de spectacle,
1aub.e. Pms s endormait de fatigue. Sans doute, l'animal en lui
certes, mais aussi de sacralité religieuse; et à cet égard, l'exemple
n'était pas résigné à la mort qu'il attendait, qu'il réclamait. Bon-
tems, au contrair.e, s: couchait au crépuscule, gagnait quelques des mystères du Moyen Âge, comme expérience communautaire
heures d~ sommeil grace aux somnifères que le docteur autorisait 1. R. Badinter, L'Exécution, op. cit., p. 198.
(par petites doses, pour éviter une tentative de suicide). II se 2. Ibid., p. 89.
3. Ibid., p. 216. (NdÉ)
1. Nous fermons ici la parenthèse laissée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ) 4. Ibid., p. 89. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
Deuxième séance. Le 15 décembre 1999

de théâtre religieux et de Passion ou d'Incarnation chrétienne


. qu'il redoute, ayant constaté la fascination de Buffet
surgit pas par hasard, vous allez l'entendre. Il faudrait comment~~ Ulsque ce f . . ,1.
P ropre exécution, et d'abord sa propre ascmation a ui,
chaque mot de cette page (35) de L'Exécution, mais qu'il me suf- Pour. sap pour le théâtre religieux de la cour d e JUStice,
. . ,.1
ce quI
fise de renouer ensemble les fils que je viens de tirer (théâtre de 1 Badwrer, · 1 · d d'
aussi c'est que les exécutions, om e ecourager par
c;uauté,_ fa~ci~a~io~, spectacle, mystère chrétien du Moyen Age): redou te , , d f
le q u'elles pourraient donner, n exercent e açon perverse
c est la lmeralue meme de ce passage dont le paragraphe suivant J'exemp . · 1
cination étant au fond en soi un engagement VIrtue
j'y viens, ouvre sur le vide, tout à coup, de ce même théâtre. (Lir~ (route fas . , f
L'Exécution, p. 35-36) dans la perversité, ou dans la per:er~wn) [_n exercent de açon per-
e] une fascination sur des cnmmels VIrtuels, sur des preneurs
vers . · B a: B L
Depuis vingt ans, depuis que je suis avocat, les lieux où l'on rend d'otages qui voudraient en somme Imiter uuet .et ontems. a
la justice exercent sur moi une fascination. En province, à l'étranger, 1 i ue de la fascination serait au fond le meilleur argument
comme d'autres vont visiter les musées, la cathédrale ou les anti- og q la prétendue exemplarité de la peine ou plutôt le contre-
contre . l' 1 . ' Il , , Il
ent quant à la perversiOn de exemp ante a eguee e e-
quaires, je ne manque pas de me rendre au Palais. Je me mêle au
argum
' e ·. le mauvais exemnle · l' fir d 1 1 ·
public dans le fond des salles d'audience où l'on juge les plus mem r risque de devemr, sous e ret e a . 01
banales affaires, les petits délits. J'écoute, je hume, je tente de saisir de fascination, le bon exemple, l'exemple à suivre, au contrat re,
la signification de cette justice-là. Voir la justice à l'œuvre est pour lui que les criminels vont vouloir imiter pour ressembler au
moi, quand je n'y suis pas acteur, un spectacle privilégié. L'on ~:ndamné à mort. Une sorte de perversion de l'imitation d~
apprend plus sur un pays, sur une civilisation, sur ses hommes en Christ. Ce que Genet disait et montrait aussi avec ~n autre_ souci
voyant se dérouler l'éternelle tragi-comédie judiciaire qu'en tour tête. Le condamné à mort devient alors un samt fascmant,
autre lieu, serait-ce sur la place un jour de marché. Je demeure là,
un héros fascinant, un martyr fascinant. Je 1·IS. (L"Ire L'Executwn,
en ' ·
attentif, diverti et vaguement angoissé, un peu sans doute comme
p. 207-208)
le badaud du Moyen Âge regardant un mystère. Je sens que se joue
là derrière le rituel, les formes, les propos des antagonistes, une
réalité plus profonde, que ce qui nous est représenté est une es- Je savais que Bom~ms voulai~ vivre;. C~acu? ~e ses propos ~on~
pèce d'incarnation ratée, toujours ratée, d'une exigence essentielle, trait qu'il appartenait à cette vie, qu Il n en etait pas _las, qu aus~I
d'une espérance indestructible : la Justice. Même les prétoires dé- misérable qu'elle fût, c'était encore sa vie, encore la vie. On allait
serts, les galeries vides som pour moi comme des églises aban- tuer un animal qui voulait, qui pouvait vivre. Pourquoi? Il n'y avait
données, des châteaux inhabités où les pas résonnent et où l'on pas vraiment de raison. Les otape~ étaient morts, bien s~r, pas des~
baisse instinctivement la voix. Il s'est passé là des drames dont main, mais aussi par sa faute. Etait-ce suffisant pour qu on le ~ue a
l'Histoire n'a pas retenu la trace, mais dont quelque chose demeure son tour? La femme du gardien et le mari de l'infirmière seraient-
encore, invisible et pesant, en ces murs. ils moins malheureux demain quand Bomems serait mort, déca-
A Troyes, pourtant, à ma surprise, je n'éprouvais rien de rel en pité? Était-ce là le remède, à supposer qu'il y en eût un? Et demain,
pénétrant dans le Palais 1• tous ceux qui dans les prisons rêvaient à des prises d'otages: ce~­
là, en apprenant la nouvelle de l'exécution, abandonneraient-Ils
leur projet? Allez donc ! La mort de Buffet et de Bo_ntems exer-
Ce mot et cette logique de la fascination, nous pourrions en
cerait au contraire sur eux une fascination secrète qUI les pousse-
suivre une autre trace dans l'argumentaire même de Badinter, bien
rait plus avant dans leurs entreprises. Quelques semaines à pei~e
avant, près de dix ans avant son discours à l'Assemblée nationale, s'étaient écoulées depuis le verdict de Troyes, et à Fresnes, un pn-
sonnier avait saisi à l'hôpital une infirmière, et le bistouri à la main,
1. R. Badinter, L'Exécution, op. cit., p. 35-36.
menacé de l'égorger si on ne lui donnait pas aussitôt les moyens de

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Deuxième séance. Le 15 décembre 1999

la liberté. La malheureuse n'avait dû son salut qu'à l'intervention ccordée au climat du livre et au paysage de l'expérience en cours).
d'un détenu qui avait assommé le forcené. Belle illustration de ~ar exemple, la pluie est froide et cruelle, et elle rend les rues « hos-
l'exemplarité de la peine 1 ! ciles » : (lire L'Exécution, p. 183-184)

Mais puisque nous parlons de théâtre de la cruauté et puisque Le gladiateur est tombé sur le sable de l'arène. Il est pris dans le
nous entendons rester au plus près de ces deux motifs, théâtre filet plombé du rétiaire. La foule dressée sur les gradins du cirque
et cruauté, et théâtre de cruauté à l'Aube, voyons comment ces crie à la mort. Tous les visages sont tournés vers César. La main
différents fils thématiques (notations et connotations) s' enchevê- lourde de bagues se lève. Le silence, immense, s'établit. Si César
trent dans la logique, qui est aussi une rhétorique d'avocat plaidant choisit de tourner le pouce vers le sol, qui en définitive aura tué le
déjà, au cours d' un procès singulier, contre la peine de mort en gladiateur: la brute au glaive déjà levé? La multitude qui veut du
général, ou plutôt pour l'abolition de la peine de mort, près de dix sang? Ou César, seul, sur le devant de sa loge?
Il pleuvait aussi ce matin-là. Une pluie froide, cruelle, une pluie
ans avant de le faire en tant que ministre à l'Assemblée nationale2,
d'automne parisien, qui rend les rues hostiles. Les gens se hâtaient,
et ici nouant ces fils dans un film, dans la séquence narrative d'un la tête rentrée dans les épaules, comme s'ils étaient prêts à vous
récit raisonné, raisonnant, dont le statut hésite entre, d'une part, bousculer pour gagner plus vite leur abri. Nous remontions le fau-
le journal, la chronique ou le témoignage autobiographique et, bourg Saint-Honoré, Philippe et moi, nous tenant par le bras, sous
d'autre part, l'œuvre d'art littéraire. Ce qui était aussi, d'une tout le même parapluie. En passant le long d'une vitrine, je vis notre
autre manière, bien sûr, le statut des deux livres de Genet que reflet. Nous avions l'allure et la mine de ces messieurs de la famille,
nous évoquions et dans lesquels les noms propres de personnages tout habillés de bleu marine, sous ce grand parapluie noir. Je pressai
réels, historiques, de condamnés à mort effectivement exécutés, le pas 1•
ne réduisaient pas au silence, ne neutralisaient pas le lyrisme fic-
tionnel et poétique d'une œuvre littéraire. Eh bien, Badinter sait Cette pluie glaciale tombera sur ce film jusqu'à la fin, jusqu'aux
très bien faire prévaloir une touche de cruauté à tout son récit, dernières lignes du livre, après l'exécution. Les mots du froid et de
et, en dénonçant ou accusant la cruauté qu'on retrouve partout, la glace même ponctuent la dernière page et les dernières nota-
associer celle-ci, par d'habiles effets de rhétorique, à la machina- tions du livre. Lavocat quitte la scène de la guillotine, et le livre,
tion, au machinisme implacable, sans merci, d'une raison froide, il écrit :
glaciale, sans cœur. Dure et froide comme une machine, comme
une guillotine, comme un instrument qui n'est même plus un Je pensai qu'il faisait très froid[ .. . ]. Ma femme conduisait dou-
outil (comme pouvaient l'être le couteau, la hache, etc.), mais une cement [toutes les notations concernant la présence de sa femme
machine : la guillotine. La cruauté est dure parce qu'elle est froide, dans ce livre marquent le contrepoint de la douceur(« ma femme
parce qu'elle est sans cœur. Cette association de la froideur à la conduisait doucement »), le contrepoint de la douceur et du cœur,
de la vie privée (la femme, la famille) par opposition à la dureté
cruauté, Badinter l'inscrit dans toutes les connotations du livre
froide et virile du citoyen, de cette politique et de ce public sans
(que je n'ai pas le temps d'étudier à la loupe de ce point de vue,
cœur- car le public est aussi l'accusé de ce réquisitoire, autant que
mais dans lequel vous trouveriez par exemple une météorologie le Président politicien. Il y aurait beaucoup à dire sur cette opposi-
tion sexuelle quant à la peine de mort, à dire et à compliquer ou à
1. R. Badinter, L'Exécution, op. cit., p. 207-208.
surdéterminer]. Ma femme conduisait doucement. Les rues étaient
2. Robert Badinter fut ministre de la Justice sous François Mitterrand de
juin 1981 àfévrier 1986. (NdÉ) 1. R. Badinter, L'Exécution, op. cit., p. 183-184.

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Deuxième séance. Le 15 décembre 1999

vides comme moi. ]'essuyai la glace de mon gant. Il n'y avait 1 cette guillotine dressée vers le ciel sous le ciel 1• Écoutez : (lire
rien à faire, à dire. C'était fini, voilà tout, fini l'affaire Bontem~ 1~
L'Exécution, P· 212)
C'est le dernier mot du livre, un nom propre comme no J'entrai dans la cour. La guillotine était là.
d'une« affaire». Bontems, dernier mot, dernier nom de cette vi: Je ne m'attendais pas à la trouver tout de suite devant moi. Je
time d'un assassinat, dernier mot du livre, Bontems aura été assas- m'étais imaginé qu'elle serait cachée quelque part, dans une cour
siné par la machine de la loi en ces temps de mauvais temps. Tour retirée. Mais c'était bien elle, telle que je l'avais vue, comme chacun
cela est intraduisible dans le paysage d'une autre langue, non seu- de nous, sur tant de vieilles photographies et d'estampes. Je fus
lement à cause du nom propre, Bontems, et de l'homonymie surpris cependant par les montants, très hauts, très minces qui se
entre temps et temps (time et weather, le temps qui fait l'histoire découpaient sur la verrière, derrière elle. Par contraste, le corps de
et le temps qu'il fait dans l'histoire) mais intraduisible parce que la machine me parut petit, comme un coffre assez court. Mais telle
la guillotine est française, comme la Révolution française et la quelle, avec ses deux grands bras maigres dressés, elle exprimait si
bien la mort qu'elle paraissait la mort elle-même, devenue chose,
Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen, er
matérialisée, dans cet espace nu. L'impression était encore ren-
que la France maintient encore la peine de mort en 1972, alors forcée par le dais noir, immense, tendu comme un vélum ou un
qu'on l'abolit ailleurs. Même aux États-Unis. Le mauvais tems2 chapiteau sur toute la cour. Il cachait ainsi la guillotine aux regards
qui survit à Bontems, la froideur de la pluie, la froidure cruelle et qui, d'en haut, auraient pu plonger sur elle. Ce dais qui dérobait
sans cœur du ciel au-dessus de ce paysage urbain, de cette ville, de tout le ciel, transformait la cour en une sorte de salle immense, où
cette capitale de la peine capitale, de cette polis et de cette police, la guillotine se dressait seule comme une idole ou un autel malé-
de cette politique (car cela vient après le refus de la grâce par un fique. Les aides s'affairaient autour d'elle. Le symbole était aussi
président soucieux de sa politique, nous y viendrons), cette froi- machine. Et cet aspect mécanique, utilitaire, confondu avec la
deur glaciale et inhumaine de la techno-politique est théâtrale- mort qu'elle exprimait si fortement, rendait la guillotine ignoble et
ment incarnée, si je puis dire, ou plutôt dés-incarnée, incarnée en terrible.
tant que dés-incarnée par ce personnage sans personne qu'est la Je passai à côté d'elle, me refusant à ralentir ou à presser le pas, à
guillotine, le spectacle de la persona qu'est une guillotine dressée, la contempler ou à l'esquiver 2 •
debout sur la scène et dans la cour. Badinter en décrit l'apparition
théâtrale comme celle d'un personnage, d'une persona terrifiante, Vous avez remarqué les bras de la guillotine. Vous avez remarqué
le simulacre cruel de quelqu'un qui n'est personne, justement, ce qui, dans ces bras, signifiait la mort(« Mais telle quelle, avec ses
mais qui., ne ressemblant à personne, ressemble encore à une per- deux grands bras dressés, elle exprimait si bien la mort [... ] »).Je
sonne. La guillotine, cette invention si française qui a emporté le me demande alors jusqu'à quel point Badinter a intentionnelle-
nom propre de son inventeur, le docteur Guillotin, dans un nom ment calculé cet effet, et alors quel sens il lui aurait donné (mais
commun breveté, dans l'acte d'un verbe impersonnel (guillotiner) peu importe au fond) quand, cinq pages plus loin, décrivant
venu grossir le lexique et la syntaxe de la langue française, la 1. Lors de la séance, Jacques Derrida renvoie au site (www.guillotine.net),
guillotine, c'est personne. À la fois inhumaine et surhumaine, d'une Suédoise, Eija-Tiita Eklof, plus connue alors sur l'Internet sous le nom
divine presque. Et il y a comme une religiosité dans le climat de de« Madame Guillotine>>, «créatrice d'un site monumental, très documenté
et richement illustré, consacré à l'histoire de la guillotine dans tous les pays où
elle fut utilisée » (article « www.guillotine.net », signé Yves Eudes, Le Monde,
1. R. Badinter, L'Exécution, op. cit., p. 220. (NdÉ) 14 décembre 1999, p. 34). Ce site n'existe plus aujourd'hui. (NdÉ)
2. Tel dans le tapuscrit. (Nd:Ë) 2. R. Badinter, L'Exécution, op. cit., p. 212.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) D euxième séance. Le 15 décembre 1999

en quelque sorte l'appareil religieux, chrétien, voire christique 1. Le premier lieu parce qu'une même séquence, y passant
de ce film, de c~tte scène et de cet acte théâtral, il nomme aussi d'une allusion à Shakespeare à une allusion au procès de Socrate,
le bras du Chnst ou du crucifix. Écoutez : (lire L'Exécution nomme l'Aube, avec un grand A, ce qui consonne avec ce que
p. 217-218) ) ·e disais de l'Aube la semaine dernière, sans savoir que j'allais y
{couver cette aube majusculée dans L'Exécution. Quant à l'allu-
Dans une sorte de bas-côté, l'aumônier avait dressé l'autel. Le sion à Shakespeare, elle ne m'intéresse pas seulement à cause du
Christ tendait ses bras vers les grilles. Deux gardiens s'éraient placés théâtre, mais pour une raison supplémentaire que je préciserai
chacun d'un côté du bureau recouvert du linge sacré, un peu en dans un instant, après avoir lu ce passage. Les mots que vous allez
retrait, étrange présence en cet instant. Laumônier attendait Bon- entendre ne sont pas seulement ni d'abord ceux de Badinter lui-
tems. Il le mena dans le fond, derrière l'autel. Nous nous arrê- même, mais ceux de son maître, le grand avocat Henri Torrès à
tâmes. Bontems était tout proche du prêtre. Il se confessait sans
qui le livre est dédié et dont la figure hante tour le livre, comme
doute. À présent le prêtre lui parlait. Tout était silencieux. Je me
celle du maître qui a formé le jeune Robert Badinter et inspiré à
retournai. Il y avait là des gardiens, des policiers, des gendarmes et
le bourreau qui avait gardé son chapeau sur la tête. Le conseiller ce dernier une admiration et une gratitude infinies, sans cesse
aussi dont les lèvres remuaient et qui disait sans doute la prière des rappelées dans le livre. Or, selon les propos rapportés ou reconsti-
agonisants. Et puis d'autres encore. Je les regardai. Tous, er sans tués par Badinter, le vieux maître lui dit un jour aimer la démo-
doute moi aussi, montraient une sorte de rictus. La lumière élec- cratie judiciaire du jury populaire comme du Shakespeare. Il a
trique durcissait encore leurs traits. Ils avaient tous, à cet instant, l'impression de vivre du Shakespeare, dit-il. Il nomme alors Le
des gueules d'assassins. Seuls le prêtre et Bontems, qui recevait l'ab- Roi Lear, mais je pense pour ma part à une autre pièce, j'en dirai
solution, avaient encore des visages d'hommes. Le crime avait, un mot dans un instant. (Lire L'Exécution, p. 107-109)
physiquement, changé de camp 1•
Les Français n'aiment pas les fonctionnaires et rarement les gen-
Cette grande question du théâtre judiciaire et pénal, et non darmes. Ils n'aiment pas non plus, il est vrai, les avocats. Ce sont
seulement du théâtre chrétien comme question de la souverai- des Latins, pas des Anglo-Saxons. Ils n'ont pas le culte de la loi, et
neté, et d'une souveraineté qui est tantôt la souveraineté présumée de tout ce qui s'y rapporte. Mais les Français aiment l'éloquence.
du peuple, du jury populaire, tantôt celle du souverain comme Alors l'avocat avait toutes ses chances devant les jurés. Mais mal-
chef d'État qui dispose, en ultime instance, du droit de grâce (et heur à lui s'il les ennuyait.
nous avons donc là toute l'histoire de la souveraineté comme his- « Seulement, le jour où Vichy a décidé que c' en était fini de cette

toire aussi' chrétienne que celle du droit de grâce, la grâce, la merci, ridicule démocratie judiciaire, de cette toute-puissance du peuple
représentée par les jurés, qu'il fallait mettre aussi bon ordre à ce
mercy étant de façon prévalente une chose chrétienne), cet espace
scandale-là, au nom de l'efficacité et de l'autorité, et que doréna-
du théâtre comme espace de la souveraineté, je serais tenté d'en
vant les magistrats siégeraient avec les jurés, délibéreraient avec eux
faire affleurer ou d'en voir affleurer une dimension dans le livre de et voteraient avec eux, tout a été changé. Le grand âge de l'avocat a
Badinter, et littéralement au moins en deux lieux- que je vais pris fin avec l'angoisse des jurés. Maintenant le Grand Vizir est
privilégier pour des raisons que vous reconnaîtrez tout de suite au toujours présent, à côté d'eux pour leur montrer la voie, pour les
passage. ramener à la raison aussi. Mais que c'était beau, cette justice accep-
tant parfois d'être déraisonnable, parce que les hommes le sont
toujours. Autrefois, mon petit, j'avais l'impression quand j'allais
1. R. Badinter, L'Exécution, op. cit., p. 217-218. plaider aux assises devant les jurés, tout seuls, devant moi, de vivre

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Deuxième séance. Le 15 décembre 1999

du Shakespeare. Maintenant, à les regarder, sagement assis en comme une double bénédiction, pour qui la reçoit et pour qui la
demi-cercle autour des magistrats en robes rouge et noire, comme donne:
de bons élèves autour de leur maître, je crois tenir un rôle dans une
pièce de Dumas fils - où tout est raisonnable, même les passions La grâce ne se commande pas, dit-elle,
même les putains. Alors bien sûr, parfois, je mets à côté de 1~ Elle tombe comme la douce pluie du ciel
plaque. On n'a pas joué le roi Lear pendant des années pour devenir Sur ce bas monde : elle est double bénédiction;
facilement le père Duval ... »Et mon maître soupirait et feignait la Elle bénit qui la donne, et qui la reçoit.
mélancolie, jusqu'au moment où sa puissante nature lui faisait
réclamer à grands cris, comme un boyard assoiffé, du champagne The quality ofmercy is not strain'd,
pour porter un toast au jury. «À ceux qui dans l'histoire ont eu ft dropeth as the gentle rain from heaven
le double mérite de condamner à mort Socrate et d'acquitter Upon the place beneath: it is twice blessed
Mme Caillaux, prouvant ainsi à deux mille ans d'intervalle qu'un it blesseth him that gives and him that takes 1•
philosophe en liberté est plus dangereux pour la cité qu'une garce
en prison. >>J'ignorerai toujours pourquoi mon maître haïssait tant 2. Deuxième lieu. Nous venons de renouer avec la question de
Mme Caillaux, mais je savais sa passion pour Socrate, dont il réci- la grâce et donc de l'exception, dont j'ai dit que ce serait mon
tait volontiers l'Apologie, la plus belle plaidoirie jamais dite. premier fil conducteur, joint à ce motif de la cruauté, pour ce
Nous étions loin pour l'heure de Socrate, de l'Apologie et des
premier trajet. Badinter (qui depuis s'est montré souvent, sur un
jurés d'Athènes. Sauf sur un point essentiel. Ces hommes et ces
autre problème, celui de la parité, partisan d'une certaine logique
femmes, jurés de l'Aube, eux aussi jouissaient de ce pouvoir inouï:
de la souveraineté), Badinter, ici, semble se méfier du recours en
ils avaient à décider du sort de deux hommes 1•
grâce dans cette machine de la peine de mort. Le passage que je
vais lire se situe dans le récit juste avant que les avocats des accusés
À ceux qui suivent ce séminaire sur le pardon depuis trois ans,
déjà condamnés à mort ne soient reçus par le président de la
cette allusion à Shakespeare peut rappeler la longue analyse que
République de l'époque, Pompidou (dont la stratégie est souvent
nous avions consacrée au Marchand de Venise, et notamment à ce
analysée sans complaisance par Badinter dans ce livre), Pompidou
qui y concerne la grâce, «the quality ofmercy», dans le grand dis-
dont on ne sait pas encore s'il accordera ou refusera la grâce prési-
cours de Portia qui veut convaincre le Juif Shylock de faire grâce
dentielle. En fait, on sait maintenant qu'il la refusa à Buffet et
de la dette, moyennant quoi il sera gracié par le très chrétien Doge
Bontems alors qu'il gracia Touvier au nom de ce qu'il appela lui-
de Venise 2 • Et dans cette extraordinaire tirade de Portia, sur
même la« réconciliation nationale».
laquelle je ne peux pas revenir, mais qui se terminait par «Mercy
seasons justice», il y avait aussi, ce sera mon seul point de rappel,
Voici ce passage de Badinter, avant la visite à l'Élysée où les
il y avait aussi de la pluie, la pluie tombait déjà, une autre pluie,
deux avocats vont essayer de convaincre ou de faire fléchir le sou-
une bonne pluie, cette fois, une douce pluie (gentle rain), une
verain (p. 181-184): (lire L'Exécution, p. 181 -184)
pluie non cruelle, qui tombait du ciel comme la grâce divine et
1. William Shakespeare, Le Marchand de Venise, tr. fr. J.-M. Deprats, Paris,
1. R. Badinter, L'Exécution, op. cit., p. 107-109. Sand, Comédie Française, 1987, p. 98 (traduction modifiée par Jacques Der-
2. Séminaire « Le pardon et le parjure » (première année, 1997-1998), rida: <<grâce» pour<< miséricorde»). Pour l'anglais, nous citons l'édition que
séance du 26 novembre 1997; voir également« Qu'est-ce qu'une traduction possédait Jacques Derrida : W Shakespeare, Le Marchand de Venise/The Mer-
"relevante"? »dans Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (éds), Cahiers de chant ofVenice, tr. fr.]. Gillibert, Paris, Aubier-Montaigne, collection bilingue,
LHerne. jacques Derrida, Paris, CHerne, 2004, p. 561-576. (NdÉ) 1980, p. 180.

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Deuxième séance. Le 15 décembre 1999
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

Je m'interrogeais sur le droit de grâce. Il me parut receler un vers le prince. À lui de l'entendre ou de le refuser. Il est le
a~b~guïté sourn,oise, ~ne de c~s mystifications h~st.o.riques pétrie~
• 1
rout-pUJssant .
d 1dees reçues, d archetypes qUJ faussent nos sens1b1htés. Bien évi-
demment, le droit de grâce est à l'avantage du condamné. Il lui La prochaine fois, nous reprendrons ces deux motifs enchevê-
donne une chance de plus contre l'injustice ou la rigueur des juges. 's du même théâtre de la cruauté et de la souveraineté, d'une
~ d c .
Mais pour le souverain qui l'exerce, qu'implique donc ce droit d art la cruauté à anesthésier, cruauté invoquée e 1açon éqlll-
. d
~oque par toutes les déclarations internation~les qui semblent
e
v1e ou e mort sur autrui?
Le président gracie le condamné; promis à la guillotine, celui-ci s'opposer sans le faire à la peine de mort depu1s quelques décen-
échappe au dernier moment. Suspense. Angoisse extrême. Soula- nies, et d'autre part la logique de l'exception comme logique de
gement. Bravo. La clémence du prince a joué. Il en sort grandi, à la souveraineté (c'est ainsi que Schmitt, dont nous reparlerons,
coup sûr. Car il est sans exemple, le temps écoulé, que l'histoire ait définit la souveraineté du souverain : par la décision dans ou de la
reproché au prince sa mansuétude.
situation d'exception), mais aussi l'exception comme la marge ou
Ou bien le prince refuse la grâce. La condamnation prononcée
est exécutée. Apparemment le prince a seulement laissé passer la
l'extériorité à laquelle font également droit et tous les discours
justice du peuple. C'est bien la cour d'assises qui a condamné à favorables et tous les discours hostiles à la peine de mort. Égale-
mort, non le prince. En n'interdisant pas l'exécution, il ne contredit ment les uns et les autres. Le grand Beccaria lui-même, le premier
pas la décision rendue. Au contraire, il satisfait le sentiment popu- grand penseur du droit abolitionniste, était favorable à l'abolition
laire exprimé par le jury. Le prince peut dire : « Je n'ai pas voulu de cette peine capitale saufdans des cas exceptionnels.
cela. C'est eux qui en ont décidé ainsi. S'ils ne voulaient pas que cet Ainsi sera encore relancée la grande question de l'État. Car si la
homme meure, il leur appartenait de le dire. Mais ils ont choisi. peine capitale se distingue du meurtre, du crime, de l'assassinat
Qu'ils portent la responsabilité de leur choix devant les hommes. ou de la vengeance parce que la raison universelle, le tiers, l' ano-
Je m'en lave les mains. »Ainsi le droit de grâce grandit devant l'his- nymat ou la neutralité du droit étatique s'interposent, la question
toire celui qui en use. Il rend souvent populaire celui qui le refuse. demeure de savoir où commence l'État. Peut-être est-il, comme
Sévère ou clément, le prince gagne à tout coup. l'allégation du droit et de la justice, déjà présent, l'État, dans le
Mais qu'implique en réalité le droit de grâce? Juges et jurés ne
crime apparemment le plus sauvage et le plus singulier, voire le
condamnent pas l'accusé à mourir effectivement sur la guillotine.
plus secret, quand ce meurtre prétend, et ille prétend peut-être
Ils offrent simplement au prince la possibilité de cette exécution.
Ils ouvrent au prince l'alternative : laisser vivre ou faire mourir. À toujours, se faire justice 2 • Que dit-on quand on prétend se faire
lui de choisir. Plus précisément encore, la cour ne condamne pas à justice? Et où commence un meurtre ?
mort .. Elle propose au prince de faire mettre à mort un condamné. Voilà des questions qui nous attendront encore (jusqu'au 12 jan-
Le prince seul en définitive décide. C'est par là qu'il est responsable vier de l'an 2000).
et totalement responsable puisqu'il peut tout, à son gré, à sa guise,
sans rendre compte à quiconque, hormis à lui-même. Puisqu'il dis-
pose souverainement, absolument de la vie de cet homme. Sans
doute il n'en disposerait pas si on ne la lui offrait pas. Mais cet
homme que l'on jette au prince, enchaîné, déjà rejeté par le peuple 1. R. Badinter, L'Exécution, op. cit., p. 181-183 Qacques Derrida souligne).
et ses juges, pour que le prince en fasse ce que bon lui semble, cette (NdÉ)
réalité-là, cette responsabilité-là, le prince ne peut la refuser. 2. Jacques Derrida ajoute lors de la séance : « Quand un meurtre singulier
Il ne faut pas sortir de là. Il n'y a pas de condamnation à mort en prétend se faire justice, il y a déjà le tiers, le témoin, l'État convoqué dans la
justice. Seulement un vœu de mort qui monte de la cour d'assises coulisse: l'État est déjà là, peut-être >>. (NdÉ)

106
Troisième séance
Le 12 janvier 2000

Peut-être vous en souvenez-vous encore, ce fut au siècle der-


nier, les deux fils conducteurs que j'avais proposé de privilégier et
de nouer ensemble, d'entrelacer autour de l'immense corpus et à
travers l'histoire touffue de la peine de mort comme théâtre de la
cruauté, ces deux fils conducteurs, qui n'étaient pas les bande-
lettes dont nous avions aussi parlé, c'étaient d'une part la cruauté,
précisément, et d'autre part, la logique paradoxale, la logique im-
pensable de l'exception.
Cruauté et exception. Nos deux questions devenaient alors :
qu'est-ce que la cruauté? Et qu'est-ce que l'exception? Et a-t-on le
droit de poser la question « qu'est-ce que? » à leur sujet? À leur
sujet, c'est-à-dire, pour nous, au sujet de ce qui les lie ici indis-
solublement, irréversiblement, à savoir ce que nous appelons la
peine de mort, la question, elle-même énigmatique, de la peine de
mort. Pour penser le lien de la cruauté et de l'exception, il faudrait
partir de cette chose exceptionnellement cruelle qu'est la peine de
mort.
Avant même de nous laisser harceler par cette question, par le
dispositif machinique et armé de ces questions qui viennent sur
nous avant même que nous ne nous les posions (qu'est-ce que, et
que veut dire la cruauté? Qu'est-ce que, et que veut dire l' excep-
tion?), permettez-moi à cette date de marquer précisément, et
sans convention, en quoi elles sont les questions du millénaire et
les questions du siècle, les questions du passage historique où
nous sommes. Non seulement parce que l'histoire de la peine de

109
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Troisième séance. Le 12 janvier 2000

mort s'est irréversiblement liée, nous le vérifierons sans ce


. . d' h . . .
contrad lCtiOns un c nsttamsme, des Évangiles et de 1 h,
sse, alDe cours de déconstruction) ? Et quelle machine serait allée alors au
. 1. . h .
1ogte po mque c réttenne, donc à des contradictions inscrites a t eo- bout de sa course? . . ' .
d · emblématique, pour faire stgne a la fois vers ce moment
une sorte de calendrier, sinon d'agenda chrétien. Nous le v' .fians A nere . . . A ,.1 , ,
, , . , M . en e- .
un1que que nous vivons, si on peut dtre
., (umque memes
, 1 a ete
rons tres precisement. ats aussi parce que nous somm ' 'd ' par un grondement de deux stec 1es à peu pres, et sur. un
. ~a~ préce e .
moment umque de cette histoire, à un moment où sauve · sans âge) pour faire signe à la fo1s vers ce moment umque
c ' m~ cerralll ' . . h.
se IOndant sur une pensée équivoque de la cruauté (référe
, nee au ecvers 1a machine que Je v1ens de nommer, comme . vers.la mac. me
sang ro~ge, dune_ part, à la .malignité radicale du mal pour le mal, 1 quelle une peine de mort ne se conçoit pas, mats aussi vers
du «faire souffnr pour fatre souffrir» d'autre part deux · sans amachine qu'on appelle aUJOUr . d'h u1. l' ord.mateur, 1e e-mat.1 ,
, . .. ,' , trans cette l' , .
semantiques fort dtstmcts de ce qu on appelle la cruauté)
. . , nous l'Internet, et la menace de tous les ?~gs ~e an 2000 qu on v'1ent
sommes d one, dIsats-je, à un moment unique de cette histoire, à de surmonter à cette date, je me refererai pour commencer a au
un moment où, souvent en se fondant sur cette pensée équi- moins trois faits ou trois indices. .
voque de la cruauté, nous le verrons, la pression d'un mouv _ Ces trois signaux lient l'unicité de ce moment mondial dans
~~nt international sans précédent vient, au cours des dix de;_ l'histoire de la peine de mort à la machine en général, à ce que
meres années, de gagner une majorité des États du mond ' résentent la micro-informatique et l'ordinateur en général. Je
l' a bo1·ltlon
· de 1a peme · de mort, alors qu'une minorité d'Éte a rep · a' des met ' h o d es d' execution
' · (m·
. , . É ats ne fais pas directement allusiOn
~Uissants. y resiste (dont un tat à dominante démocrate-chré- par exemple à l'injection létale qui domi~e l~~eme~t ~ux ~SA.et
tienne,. dtsons, les États-Unis, et l'autre, la Chine, un des États doit aujourd'hui mettre en œuvre ~es d1spos~ufs ~action a di~­
po,tenttellement les ~lus puissants et actuellement les plus peu- tance et de micro-informatique, m au e-mall qu1 peut parfois
ples du monde, quotque non chrétien - mais dont le chef vient relayer le téléphone reliant le .gouver~eur à 1: équi~e des bo~rrea~,
de fêter pu~liquement le passage à l'an 2000, de même que son médecins et avocats). Non, Je voulais, apres avoir rappele ce s1te
pays e~tre a grands. pas da?s un marché mondial dominé par du Web sur la guillotine dont j'avais parlé la dernière fois, vous
un droit et ~?e philosophie du droit international européens signaler qu'il existe (je remercie Olivier. Morel ~e m'en av? ir
romano-chretiens, la Chme donc), alors qu'une minorité d'États donné l'adresse) un site du Web, donc un site mondial sur la peme
~rès puiss.ants do~c. résis.te encore, et risque de résister longtemps de mort (www.smu.edu/-deathpen 1). Site mondial bien que visi-
a la pressiOn abolltlonmste.
blement d'origine américaine, et universitaire, et d'esprit abo-
Moment. unique, passage sans précédent dans l'histoire de ce litionniste. Comme toujours, ne l'oublions pas, c'est aussi aux
qui s'appelle l'humanité et des droits dits de l'homme. La ten- États-Unis que se trouvent, du moins dans ce domaine, les forces
dance de ce mouvement est-elle irréversible et destinée à vaincre de protestation les plus vigilantes et les plus informées, si mino-
inéluctablement, à se poursuivre jusqu'à son terme avec la néces~ ritaires et impuissantes soient-elles. Vous pouvez y accéder, à ce
sité d'une machine que rien n'arrête? Même si on l'espère non site, je laisserai à ce sujet quelques copies d'une page récente à
seulem~nt rien n'est moins sûr, mais la question restera i~tacte votre disposition. Ouverte par une phrase d'un texte de Camus
de savOir ce qu~ .signifierait l'abolition universelle de la peine de
mort, une abolitiOn acceptée par tous les États et tous les droits 1. Cette adresse a cessé d'être valable en 2005, mais la page en question,
d~ monde. Qu' es,t-ce qui serait alors aboli? Quelle mort? Quelle régulièrement mise à jour par Rick Halperin, existe toujours : http://peo~le.
mtse à mort? Qu est-ce que la mort, dans ce cas (nous verrons la smu.edu/rhalperi. On peut encore consulter la page telle que Jacques Dernda
l'auraitvueenseptembre 1999: http://web.archive.org/web/19991 003124916/
prochaine fois à quel point la question reste toute neuve et en www.smu.edu/~deathpen/ . (NdÉ)

110 111
Séminaire La peine de mort I (1999-2000)
Troisième séance. Le 12 j anvier 2000

(Réflexions sur la guillotine) sur lequel je reviendrai lon


,1 d ntrant vingt-six condamnés à mort (avec l'accord des
e11e d onne, a a ate du 15 décembre 1999, à 6 heures du
guement 1 hotos mo . , , . . . )
. ' P d détenus et des autontes pemtentiarres .
1es d onnees
, sm.vantes : 97 executions
, . en 1999 aux Etats- U mattn
- · .'
, .
. executions av ocats, u1· ne cette statistique quant au mo e d' execution
es d ' · de 1a
en moyenne p1us d e h mt par mois ou encore dnrs, so 1r J e so rg h . '1 .
. presque toutes par lllJectwn
. . . 1et , al e, sauf une par cheux b Par . (" · crion plutôt que chambre à gaz, c arse e ectnque, pen-
semame, erne mJe . , d
P. ) car il y va JUStement dun des aspects e notre ques-
à gaz, et deux à la chaise électrique (The Old Snarkv _ compatn re cfaison, etc. ' 1972
· 1 r :;- arerce . d 1 cruauté. Je rappelle encore qu'au moment ou, en ,
Jeu avec« a Veuve» pour la guillotine en France 2). Vou uon e a · b 1·
.
1Ire ans un recent article fort bien informé et fort bien ' · pu
d , . s avez la Cours Up
rême
'
par cinq voix contre quatre,
. .
avait non
· d
pas a o 1
d
. . ecnt u on le dit trop souvent -le pnncrpe de la peme e mort,
Monde (le 9 Janvier 2000) que les deux Chambres de Flori·d · -comme
·
1. . , . d,
êté que son app rcation etait en esaccor avec e u-
d 1 h i
. e vren-
~en.t d e remplacer ~a charse électrique par l'injection mortelle3. Il mais arr
.,
' , d" . fl"
t le quatorzième amendement, c est-a- 1re m rgeart e
. d
s agu, rappelle Sylvre Kaufmann, l'auteur de l'article d'un Ét ' ueme e .h 1 ' , •
1 . . ' atou c discriminatoire « unusual and cruel pums ment », c etart
a proportion des NolfS cond~mnés à mort est à l'image de celle raçon , d l' , d , ·
qw
de tout le pays: 12,5% de NolfS, 35 %de condamnés à mon sur done un certain argument de la cruaute, e exces1 e cruaute · · 1
,1 ·t emporté - encore une fois non pas contre e pnncrpe et a
368. Le gouverneur de Floride, Bush, fils de l'ancien président aval
possibilité de la peine de mort, mars .
c?ntr.e 1es mo.dai"nes ' tee h-
frère de_l'actu~l candidat à la Maison-Blanche et gouverneur d~
· ues de sa mise en œuvre, de son execution physrque- argu-
Texas, Etat qui .bat tous les recor~s d'exécution depuis vingt ans, ruq t de la cruauté (J. e dirai un mot de 1a d.1scnmmat10n · · · tout a'
le .Bush de. .Flonde, donc, a promis de créer une commission a' ce men . 1 . l'h
l'heure), argument de la cruauté dont la farb. esse, v01r.e ypo-
S~Jet mar~ I1a aussi, c~mme Cli?ton, proposé d'accélérer les pro-
en·s1·e, qui consiste donc à contourner la vrare « question de la
cedures ~appel, ce qur raccourcit les délais d'exécution, suscitant
.
peine de mort», la question de prin~ipe de la peme ~~ mort,
enthousiasme d'un côté et indignation de l'autre. Le même article
a permis quelques années plus tard a bon, nom~re . d Etats .de
nous ap~rend que Benetton, dans un geste que je trouve au fond
reprendre les exécutions sous p~étexte qu ell.es etaient m~~ns
sympathrque et respectable - comme naguère pour le Sida_ mal-
cruelles et barbares dans les modalués de leur mrse en œuvre. Lm-
gré son ambiguïté promotionnelle, lance dans le monde une
jection létale passe en effet po~r moins ~ruelle que la pen~ais~n,
campagne de publicité abolitionniste qui consiste en une série de
l'électrocution ou la chambre a gaz. Moms cruelle en parncuher
parce qu'elle est sinon euthanasique, so~~c~ d'~ne be~le et ?onne
1. Voir infta, «_Dixième sé:rnce .. Le I5 mars 2000 >>, p. 337 sq. (NdÉ) mort, du moins anesthésiante : avant 1mJecnon qm attemt les
2. Lors de la seance, Dernda aJoute le commentaire suivant : « Vous vous centres cérébraux tenus pour vitaux (nous en viendrons plus tard
rappelez, on.l'a~pel.ait The, 0/d Sparky parce qu'elle projetait des étincelles
à cette question du critère permettant de d~clarer la ~or;, que
co~me un feu cl a~tlfices, n est-ce pas; et on peut comparer ce jeu, ce rapport
ludique de 1~ nommatlon The_ OUf Sparky à la façon dont en France on parlait quelqu'un est mort, et ce n'est pas une ~mee ~uestwn , au-
de la Veuve a propos de la gUJIIotme. On a besoin de rire, de tourner en déri- jourd'hui, qu'il s'agisse ou non de la « peme capuale ») [avant
sion, la machine à tuer». (NdÉ)
3; Lors ~e la. séance, Jacques Derrida lit l'entrefilet publié dans Le Monde
date du II JanVIer 2000: « G.eorge W Bu~h, fils de l'ancien président, gouver-
1. Jacques Derrida intervertit l'ordre de l'expression américaine, qui est
«cruel and unusual punishment ». (NdÉ)
neur du Texas, farouche partisan de la peme de mort candidat à l'investiture
2. Cf infta, « Neuvième séance. Le 1" /,8 ~ars 20.00 », p. 323 sq. J~cques ?er-
r,épu~l~cain,~, s' e~~age Aà soulever "une armée de co~passion à travers toute rida ajoute lors de la séance : «Vous verrez, a hre certams textes du passe, du present
1Amenqu,e . DéJa,. grace à son frère, Jeb Bush, gouverneur de l'État, les
cond:rnne,~ de ~londe auront le choix entre la chaise électrique, "châtiment ou du passé récent, que quelquefois la mise à mort prend des formes et pre.nd un
temps [inaudible], un temps et donne lieu. à d~s bavures telles q.ue 1~ quesuon de
cruel , et 1InJection létale ». (NdÉ)
savoir quand la mort advient est une question a la fois grave et difficile ». (NdÉ)

II2
II3
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Troisième séance. Le 12 janvier 2000

l'injection qui atteint les centres cérébraux tenus pour vitaux] el j'espère revenir). Il se termine par l'exécution de Patrick
administre aux États-Unis une pré-injection anesthésiante on lequ ·er accusé (avec un complice - et là encore, comme dans
, . 1 d , on Sonni ' d , . ,
anesth este e con amné à mort avant de le tuer (ce qui lai L'Exécution de Badinter, une des ~nconnu~s u proc~.s nen: :ce
. d sse
que1ques mmutes e plus pour le coup de téléphone annonçan · e commis à deux, avec la ternfiante dtfficulté quIly a a eva-
éventuellement la grâce du gouverneur, comme le montre t ~nrn la responsabilité ou la culpabilité singulière de chacun des
certains films qui font de ce moment d'anesthésie le resson~: ;e: complices), et par une scène au cours de laquelle le cond~mné
leur suspense). Et c'est ainsi, par cette prévenance anesthésique , art demande pardon. Je lis très vite et traduis quelques hgnes
qu'on tourne l'objection constitutionnelle de« cruel and unusual
punishment ».
~: forment la fin du livre. (Lire Dead Man Walking, p. 244-
245)
Cette année, à la veille du jubilé, du second millénaire de l'ère
chrétienne, aura donc été l'année au cours de laquelle le nombre Nous récitons les prières du mystère de la Passion. L'agonie de
des exécutions aura atteint son plus haut record aux États-Unis Jésus mené à son exécution. La peur de Jésus, sa sueur mêlée de
depuis 1976, date du «rétablissement», si on peut dire, de la sang.
peine de mort, ou du moins de la reprise des exécutions. Depuis [ ... ]
1976, donc, on compte 597 exécutions, en majorité par injection Lloyd LeBlanc se serait contenté que Pat Sonnier soit condamné
mortelle (439), alors que 142 condamnés sont passés à la chaise à la prison à vie. Il n'est pas allé à l'exécution dans un esprit de
électrique, Il à la chambre à gaz, 3 ont été pendus et 2 fusillés. Si vengeance, mais dans l'espoir d'y entendre le condamné lui
on colorait maintenant la carte des États-Unis pour transposer le demander pardon (hopingfor an apology). Patrick Sonnier ne l'aura
sinistre record de cette dernière année et le bilan des vingt-cinq pas déçu. Avant de prendre place sur la chaise électrique, il a dit :
« Monsieur LeBlanc, je veux vous demander pardon pour ce
dernières années du bimillénaire du calendrier chrétien, et si on
qu'Eddie et moi on a fait)).
colorait les États en rouge ou plutôt en noir selon la densité des
Et Lloyd a hoché la tête pour signifier que ce pardon était déjà
exécutions, le résultat de cette opération (que personne n'a faite
accordé.
mais que j'ai aussitôt imaginée) mettrait en évidence spectaculaire Quand il est arrivé au champ de canne à sucre avec l'adjoint du
la d,onn_e socio-histo~ique et po,liti~ue de cet état, si je puis dire, shérif pour identifier les corps, il s'est agenouillé près de son fils et
de 1 Umon. Pourquoi Etats de 1 Unwn? Parce que la carte divise- il a récité le Notre Père. « Il était étendu par terre et les yeux lui
rait les États-Unis selon une frontière qui n'est pas loin de ressem- sortaient des orbites, tous les deux, comme des billes! » Puis, arrivé
bler (je dis prudemment « pas loin de ressembler à », je ne dis pas à la phrase : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardon-
de recouper rigoureusement), comme une cicatrice ou une plaie nons à ceux qui nous ont offensés ))' Lloyd ne s'est pas interrompu,
encore ouverte, pas loin de ressembler, à quelques écarts près, à il n'a pas hésité. Il en a prononcé les mots clairement, sans équi-
celle de la guerre de Sécession - c'est-à-dire de l'abolitionnisme, voque. Il a dit : « Qui que ce soit qui a commis cela, je lui par-
cette fois, de l'esclavage. Les États qui tuent le plus sont tous des donne)).
États du Sud à forte population noire. Le Texas vient largement Cependant, la lutte a été dure pour surmonter sa colère et son
en tête (198 sur 597), puis c'est la Virginie (73), puis la Floride désir de vengeance, ille reconnaît. Et il reconnaît qu'il lui arrive
d'éprouver encore ces sentiments, le jour de l'anniversaire de son
(44), puis le Missouri (41), la Louisiane (25). Et c'est dans la
fils surtout, et quand il pense à tout ce qu'il ne connaîtra jamais de
Louisiane de 1982 que se situe le roman témoignage de la sœur
lui - David a 20 ans, David a 25 ans, David marié, David papa
Helen Prejean, Dead Man Walking (1993) qui fit tant de bruit et devant sa maison avec des enfants agrippés à ses genoux, David
dont on fit un film (je vous conseille aussi la lecture de ce livre sur homme mûr, comme lui-même l'est aujourd'hui.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
Troisième séance. Le 12 janvier 2000

Le pardon n'est jamais facile. Il faut prier chaque jour po l' b


· 1 1 .
tenu et utter pour e conserver et remporter la victoire 1.
ur 0 _ 1 accePter une peine de mort confiante dans
t Pus , la justice
. du
veu
·e1 apres, 1a mort ' et alors ' dans cette logique, on . n auratt
. aucune
ct l ', comprendre que la peine de mort sott mamtenue, que
Je reviens à ma carte colorée en noir. Après la Louisiane v· drlicu
1 re a . . . 1
C 1. , 1enta1 e à l'abolitionnisme reste mvmctble dans un pays, es
. ar~ me du Sud (23~, 1~kansas (dont C~inton fut le gouverneur

~~~ d
a U · si fortement marqué, au cœur de sa culture et e ses
tmpttoyable : 21), 1Anzona (19). Ensmte, autour des chiffi États- ms, · · 1 1· ·
relativement faibles de 12, à la majorité des .Ëtats du Sud se mêler~
. · · ns politiques, par la reltgwn, et surtout par a re tgwn
msurutto l'. . , 1.
, · e .~ Nous aurons ' comme vous. . tmagmez,
chrenenn . . a .comp tquer
quelques .Ëtats du Nord à forte population noire comme l'Illin ·
'E ots, ' le conflit n'opposant pas. tct le chnsttamsme d et .son
ou d e l st comme 1a Pennsylvanie ou le Delaware. Cet ind· ce schema, .
, , . tee ais deux expériences, deux tnterprétattons e_r eux ms-
s_u ffi t a rappe1er qu on ne peut nen comprendre à la situation d autre, m la passion chrétienne, des Évangtles · et de l'Eg1·tse. M ats ·
Etats-Unis devant la peine de mort sans prendre en compte~ rances
de
. . 1 r
devrons pas évtter la questton des rapports entre a re t-
grand nombre d'éléments historiques, l'histoire de l'État fédéral nous n e . · · d
l'~istoire. du racisme, l'histoire de l'esclavage et la longue lu tt~ · et la peine de mort, bten entendu, puts la questton es
gwn rts entre le christianisme, 1es chnsttamsmes,· · ·
rappo et 1es autres
- mtermmable- pour les droits civils et l'égalité des Noirs, la guer-
re de Sécession, le rapport toujours critique des États à l'égard du monothéismes à cet égard. , , .
.Lun de mes prétextes pour citer toutes ces donnees (d atlleurs
gouvernement central et de l'autorité fédérale, l'éthique de ladite
' essaires et significatives en soi), c'était mon désir d'attirer votre
légitime défense qui surarme la population à un degré inconnu necention sur le fait que le débat mon d"al . , 'l' . d
1 qut s acce ere au SUJet e
~ans aucun pays du monde, un sentiment d'insécurité explosive at
t
1 . d'
la peine de mort (le Parlement européen est sur e po~nt .e:ca-
mconnu en Europe, sur fond d'inégalité sociale et raciale, etc.; et
miner et sans doute de voter une motion demandant 1abolmon
je laisse à dessein de côté l'immense question religieuse, l'immense
question du christianisme, que je formaliserai plus tard en pre- de la peine de mort sur terre, ~oti~n qui vien~ra sans doute
bientôt devant l'ONU - comme j avats cru devotr le demander
nant prétexte, pour les élargir et les déplacer un peu, des réflexions
solennellement moi-même il y a un peu plus d'un mois lors d'une
de Hugo et de Camus sur la peine de mort 2 • Pour le dire en un
séance de l'Unesco [le texte en sera publié dans Regards à la fin de
mot que je développerai plus tard, la question serait la suivante :
ce mois 1] - et ce serait la première fois que le Parlement européen
est-ce que la force croissante et peut-être irréversible du mouve-
et l'ONU le feront 2, car jusqu'ici un grand nombre de déclarations
ment abolitionniste est une force chrétienne (auquel cas les pays
et de conventions internationales dont je parlerai contournaient
qui maintiennent la peine de mort seraient traîtres à la cause et à
l'esprit du.christianisme, ils représenteraient un reste de barbarie la question en visant surtout la cruauté de la peine de ~ort comme
torture et condamnaient la torture plutôt que la peme de mort,
roujou;s respectée à titre e~ceptionnel.' mais ~o~s y ,r:viendrons),
païenne ou pré-chrétienne), ou bien, au contraire, la force du
mouvement abolitionniste serait-elle liée (thèse de Camus) à la
le débat mondial et les acttons mondtales qut s accelerent contre
progression d'un humanisme athée ou d'une sécularisation qui ne
la peine de mort passent, indispensab~ement,. par le Web ~ui
devient ainsi la toile d'un mouvement mternattonal et transeta-
1. Sister Hele~ Prejean, DeadMan Walking, New York, Vimage, 1994, p. 244-
245. Nous substituons à la traduction que Derrida improvisa lors de la séance
1. Au siège de l'Unesco à Paris, dans le cadre des << Entretien~ du .~e si~cle >>,
celle qui était parue et qu'il n'avait pas à sa disposition. Cf La dernière marche,
tr. fr. V Mikhalkov, Paris, Pocket, 1996, p. 299-300. (NdÉ) Jacques Derrida a prononcé, le 6 no:~mbre 1999: , une allocution mn~ee << la
mondialisation, la paix et la cosmopolltlque », publiee dans Regards, févner 2000.
2. Pour Hugo, cf infra, toute la « Quatrième séance. Le 19 janvier 2000 " (NdÉ)
(p. 147 sq.), et pour Camus, cf infra,« Dixième séance. Le 15 mars2000 », p. 337 sq.
2. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
Troisième séance. Le 12 janvier 2000

tique confirmant que c'est seulement et toujours en limitant l


souveraineté des États qu'on remettra en question la peine da At .cre d' !nil
. I:ormation , J·e le répète, et pour faired'h
un .peu
. plus
. de
I ui se passe dans le monde aujour · UI, Je vais, en
mort (je rappelai la dernière fois que même en France, et encore 1 ·ère sur ce q la
- de la peinee urnt t un peu lire et traduire (presque zn extenso, ce
en Grèce, plus tard qu'en France, l'abolition par l'Etat mentan ' h d' 'l
les comêtre un peu long' mais c'est nécessaire car· c aque · 1etai
evra te) cette lettre et ce document (j'en laiss?rai' aussi que. q~es
de mort obéissait déjà à une pression transétatique et à une obli- d
gation morale puis juridique de l'Europe en train de se faire).
camp laires à votre disposition, mais vous aunez a les mulnpher
C'est donc sur le théâtre du Web, c'est « on fine », en ligne, que exemp
vous-mêmes SI. vous 1e d'si'
e rez) 1. (Lire et commenter la lettre et le
les choses se disent, c'est là désormais qu'elles se savent et c'est
document « Thomas Miller-El »)
là qu'elles s'appellent par-delà les frontières état-nationales. Non
seulement quant au principe général de la peine de mort mais
Le 5 octobre 1999
dans la lutte pour sauver des individus condamnés à mort dans un
autre pays. Par exemple (et si je prends des exemples, ce n'est pas Cher M. Derrida,
pour transformer ce séminaire en cellule d'action militante mais e m'adresse à vous en tant que représentant de 1~ Campag~e
pour vous donner à savoir- et le savoir est la chose et la mission o~r Thomas]. Miller-El sur une question très angoissant~, ~e
et
et l'éthique d'un séminaire - , pour vous informer et donner à ~ous écris surtout parce que je crois que vous pouvez atder. ~ous
savoir ce qui se passe dans le monde aujourd'hui, dans le monde Thomas ]. Miller-El a été incarcéré dans le quartier de hau~e
en processus de mondialisation, comme on dit- et je tiens que ce sécurité au Texas (on Texas Death Row) depuis 13 ans aprè~unJpr~~s
débat sur la peine capitale est l'une des meilleures entrées, avec le irrégulier qui eut lieu à Dallas en 1986. ~a femme, Dora y . I ~
débat sur le capital tout court, pour qui se demande ce que signifie ler-El aussi victime d'injustice, est en tratn de coordonlner :;nefic~
ce concept confus de mondialisation (et je dis, comme toujours, n: our son mari, campagne qui tend à rasse.mb er e~ on s
pag P mari,. une campagne de fonds pour obtemr un proces loyal
pour son
mondialisation et non globalisation pour rappeler la mémoire chré-
tienne de la notion de monde)) 1, par exemple, donc, disais-je, à Thomas]. Miller-El. . . . ,. ·
Sans doute savez-vous déjà que le système Jundtque :unen:atn
cette lettre-ci et ce document que j'ai reçus récemment, comme
n'est malheureusement pas toujours loyal (fair) ou ré~~he~, mem~
j'en reçois souvent pour m'être modestement mais clairement et
uand il en vient à la peine de mort. Il a longtemps ~te ~e~ontre
publiquement avancé, avec d'autres, avec tous ceux qui dans le qar des chercheurs, des avocats et d'autres, que ~es
mmon,tes les e~
monde entier demandent au moins la révision du procès si scan- pauvres sont l'objet ou la victime de ~iscriminauon.dans apphca~
1
daleusement irrégulier qui a fait condamner à mort Mumia Abu- ~on de la peine de mort, et il y a un nsque subs.tannel de condam
} amal, il y ·a maintenant dix-sept ans 2. Nous pourrions y revenir nation à mort et d'exécution pour des gens mnocents. Plus de
si vous le souhaitez dans les discussions que nous aurons à la fin
de ce mois 3 .
- - --. M mia Abu-Jamal, ceux qui se battent pour obtenir
pour c~ qui! e~t .d.u ncadsedseon purocès mais il y a aussi sur le Net un site constitué
au mo ms a revlSlo ' . · 1 b
1. Dans le tapuscrit, cette parenthèse se fermait à la fin du paragraphe. (NdÉ) par l'Ordre fraternel de la police de Philadelphie q~I org~nise e co,~ at pour
2. Cf]. Derrida, «Lettre ouverte à Bill Clinton», dans Les Temps Modernes, la mise à mort de Mumia Abu-]amal, e~ 9ui a appele~ubl~qu~~eJt a aloyc~tt~i
n° 582, février-mars 1997, repris dans id, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, tous ceux qui dans le monde se mobiltsent p~ur umi~fi lu-Nam »(.NdÉ)
pre1cisJ:~q"!~:~e~~~;;~~~~~e ~o~~ ~~~~a s'agit~~~· unEelle(t~re
p. 215-218. Voir également]. Derrida, << Préface >> à MumiaAbu-Jamal, En direct ,. J · pas en tram de sancu er e et '' ·
du couloir de la mort, tr. fr.]. Cohen, Paris, La Découverte, 1999, p. 7-13. (NdÉ) séance qu'il qlu' il. reçodi t
3. Lors de la séance Jacques Derrida rappelle que « évidemment, sur le Net, de la· Campagne pour la liberte. , et la vie
· de Th om as J . M1 er- c est. e titre u
comme on dit, il n'y a pas seulement des réseaux abolitionnistes. Il y a aussi, groupe) au Danemark. Cette l~tt~e et d'autres documents en anglais sont con-
servés avec le tapuscrit du sémmaue. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
Troisième séance. Le 12 janvier 2000

~5 personnes ont été relâchées, libérées des quartiers de 1


Etats-Unis depuis que la peine de mort a été réintrodu. a mort aux A l'occasion de la visite du Président Clin~on au Da~emar~ en
[Cette lettre fait allusion ici au nombre d'irrégularit, Ite ~n 1976. ·uiller 1997, la Campagne pour Th? ma~ J. Mill~r~ El. a fan la dec~a­
, '1, es qUI ont é , Jrauon
· sui·vante , qui se réfère aux viOlations amencames des droits
reve ees et reconnues. Par exemple on sait que mais c' te
1 , . . . ' , est un exe - de l'homme fondamentaux, etc., etc. . .
p e gu on pou.rra~t ~ultiflier, ?ans la région de Chicago, un :_ [Voici le cas de Thomas J. Miller-El, mais on pourrait le multi-
fesseur de droit, a titre d exercice pour ses étudiants a . P,
. d'
d ossier , examme le plier.] Thomas J. Miller-El est incarcéré au Texas Death Row, au
un condamné à mort et a découvert un nomb d'· ,
quartier de la mort a~ Tex~s, c?ndamné pour un meurtr~ à Dallas,
gu1antes
· ' te1 guI'"1 a o btenu 1a révision du procès et la lib'
re trre-
·
d d , E 1 f · , eration avec cambriolage, qm eut heu a Dallas en 1985. Il est noir, pauvre,
u ~ on amne. t e an guo? .c?mpte 75 personnes au sujet des-
1
que es on est revenu sur la decisiOn de la peine de mort si ·fi
t son procès fut plein de violations de son droit à un procès hon-
, . éd u d.Ispositif du système.] gni ele :ête, loyal. Il avait été touché (shot), et sérieusement blessé pe?dant
manque d e secum
son arrestation à Houston (où il se trouvait pendant le cambnolage
. ~es personnes qui Ont été libérées des quartiers de la mort amé-
qui avait eu lieu à D~las [et Dallas est. très loin, de Houston], se-
ncams ont eu la chance que quelqu'un examine leur cas et f ·
lon son propre témoignage et le témmgnage .d autres p~rsonnes.
sorte que 1eur cas SOit
· reconsidéré.
. Ces cas témoignent de 1att en
[Autrement dit, il avait été arrêté à des centames de mzles ou de
ruption et de la discrimination qui malheureusement son; cor-
souvent de mise. trop kilomètres du lieu du délit.] Et il fut traîné à la cour plus mort que
vivant. Il fut incapable de suivre pleinement, de comprendre plei-
Si vous voulez consulter les sources vous-même l'une d'
nement, ce qui se passait à la cour, ne put pas communiquer avec
~ :s est le ra~port établi par les ~embres du Congrès' en 1993-94,
il ~re
ses avocats commis d'office, et fut en tout et pour tout incompé-
Il s appelle « 1Innocence et la Peme de mort » faisant état d'
' · ·d· un sys- tent pour participer à sa propre défense.
teme JUn Igue trop faillible et recommandant un moratoire po
1es exec~twns.
' · E n 199 7, l'Association des Avocats a répété cet ap-
ur Le jury de Thomas J. Miller-El était constitué par onze blancs et
pel, mais en vain jusqu'ici. un(e) noir(e) (one black persan), qui de toute évidence fut accepté(e)
seulement parce qu'il (elle) avait auparavant déclaré que la peme de
Nous nous rendons compte que la justice ne peut pas être mise
mort était une punition trop faible, trop facile, et qu'à la place de
en œuvre à tr~vers le .système juridique, la Campagne internatio-
cela, Thomas}. Miller-El devrait être donné à manger à des four-
nale pour la vie et la liberté de Thomas}. Miller-El a travaillé très
mis géantes. Un des avocats commis d'office de Thomas}. Miller-
d~r pendant plusieurs années pour ramasser assez d'argent pour El était en campagne électorale, candidat pour être Dallas County
lm payer un bon avocat, dont le travail pourrait coûter au moins
75 000 dollars. District Attorney 1, et une grande partie de son procès consistait
Nous en appelons à vous, etc., etc. 1• pour lui en un étalage politicien (political showdown) s'opposant à
son rival, le District Attorney en exercice. Par conséquent, l'avocat
de Thomas J. Miller-El n'avait aucun intérêt à différer le procès
. _Je vais tr~s ra~id~ment rés~mer l'autre document, qui y est jusqu'à ce que Thomas soit pleinement conscient, parce qu'il ne
JOint. Ce qm ~st Interessant, c est que cette entreprise, ce réseau, voulait pas donner l'impression qu'il ne serait pas assez dur quant
ce groupe, qur.lutte po~r la révision du procès et pour la liberté aux crimes de Thomas]. Miller-El, si celui-ci était acquitté, etc. Ue
de Th~~as Mrller-El, s appelle Elohim Enterprises. Cela nous re- ne lirai pas toute la lettre, mais ensuite vous avez la visite du Prési-
conduit a ce par quoi nous avons commencé cette année. dent Clinton.]
Le Président Clinton a réduit le budget fédéral pour les Resource
Centers nationaux. Le but de ces centres, de ces legal aid agencies,
. 1. Nous substituons aux éléments de traduction que Jacques Derrida impro-
VIsa lors de la séan~e notre traduction, intégrale, de cette lettre. Nous y insé-
rons ses commentaires, emre crochets, à partir des enregistrements. (NdÉ) 1. Procureur du comté de Dallas, poste qu'on obtient par élection locale.
(NdÉ)

120
121
Séminaire La peine de mort 1 0999-2000)
Troisième séance. Le 12 janvier 2000
ces institutions d'aide légale était d f .
d ' ' , e aue en sorte qu Or si nous observons ce qui s'est passé à cet égard, du point de
c?n amnes a mort soient correctement représenté d e tous les
d ~r_pe!. [... ]En mai 1996, le Président Clinton a :i ~s les cours e du droit, des conventions et des déclarations internationales
lOI limitant sévèrement les procès d'app 1 d
.
1 gne une autre
e ans es cas d . ~puis quelq~es décennies, ~ue const~te-t-on? !e ~uis~ ici ~es
~ort, acceptant a.tnsi un risque encore plus grand d' ~ perne de . formations a des sources d1verses, ma1s en parncuher a un hvre
Innocents [... ]. executer des :onumental et de référence, comme on dit, dont je ne crois pas
u'il soit traduit en français mais dont je vous recommande la
Avant ~e reprendre autrement, à nouveaux frais . ~crure - William Schabas, The Abolition ofthe Death Penalty in
!a cru~~te, quelques précisions sur les ris ues ' ~a qu_estJon de International Law •
1

;usqu'JcJ, l'~quivoque, l'usage toujours virt~elle~~:t f~Jt _courir, Ce qui apparaît au premier abord, c'est une stratégie constante
decerrenouondecruauté - ;"ed· 'd . . equivoque pour, d'une part, affirmer le droit absolu à la vie et pour condamner
d d" Js a essem « nouon »po , .
e lfe concept, mais pour ne pas r . 1 h ur evlter la torture ou la cruauté sans, d'autre part, violer la souveraineté
, 1m1ter es c oses au
mot europeen, au mot latin-romain de cruauté N . mot, au des États et sans condamner explicitement, absolument, incondi-
vu, donc, comment la décision de la C . ous avlûns déjà
A
tionnellement, sans exception, la peine de mort, c'est-à-dire sans
se référant seulement à « unusual and our ;upre~e des USA, en nier, sans contester le moins du monde le droit des États sou-
permis, le premier temps de sur rise a:;:e, pums. me:zts » avait verains à maintenir, dans certaines conditions, le principe de la
ressaisir et de rétablir une . P d P e, a ~ertams Etats de se
. . peme e mort quJ au n d ' peine de mort. Par exemple nous devons de ce point de vue prêter
JamaJs été abolie dans son · · ' on ' n avait
modalités dites « cruelles »p~~ncslpe, seull_em~nt critiquée dans les
la plus vigilante attention à la Déclaration universelle des droits
di d ul on app Jcauon cruell de l'homme, adoptée, vous le savez, par l'ONU le 10 décembre
re o oureuses pour la sensibilité et r· . , . es, c'est-a-' 1948 et célébrée il y a deux ans, lors de son cinquantième anni-
l' aisthésis ou de la phantasia . d h Jmagmauon, au sens de
' voJre u p antasma Il s ffi . ' versaire. J'y insiste : nous sommes et ne sommes pas, avec de telles
États d e pratiquer ou d'allé l . · u SaJt a ces
. guer a m1se en œuvre d' u · , déclarations, dans l'ordre du droit. Cette Déclaration dit le droit,
qm leur parût anesthésiée th, . . ne mJse a mort
,. . . ' anes esJante, VoJre euth . ( certes, elle dit les droits, elle est juridictionnelle, mais ce n'est pas
que 1m;ectlün létale prétend être d' ' d, 1 anasJque ce un texte de loi, elle n'a pas force de loi dans la mesure où aucune
.
d es vmgr-cmq . , ou son eve oppement
dernières an , ) au cours
nees , pour tourne l' d l force coercitive n'est prévue à son service, même à l'endroit des
: arret e. a ~our
A

s_uprême et inverser la tendance M . États qui y souscrivent officiellement. Comme le dit justement
Etats-Unis 1 s'enlèvesurunn d. . aJs. ce qm se passe amsJ aux
A on mternat10nal auquel d · Kant, il n'y a pas de justice au sens strict, au sens du droit, au sens
preter la plus grande attentJ"on Po 1 ' nous evnons judiciaire, tant qu'il n'y a pas de force contraignante, tant que les
· · ur e _passe et po l' · ·
(ueE_rout lai~se ~enser que demain les Etats-Unis ~ C~~emr, pms- engagements ne sont pas des devoirs auxquels les sujets de droit
es tats qm maJntiennent et a li 1 . ' me et tous sont tenus sous peine de peine, justement, sous peine d'être punis
veront de plus en pl b pdp quent a peme de mort se trou-
us au anc es accusés de 1d · · par la loi s'ils viennent à l'enfreindre. Le droit doit pouvoir être
tional et soumis dan l . vant e roJt mterna-
randi ' s. eur souverameté même, à une pression appliqué par la force, il doit pouvoir être « enforced »,comme on
g . ssante. Une presslün externe et interne d'abord b 1" dit si bien en anglais, pour être un droit, au sens plein. De ce
pms, peut-être un jour juridiquement '. sym o Jque point de vue, même si une Déclaration universelle des droits de
' contraJgnante.
l'homme condamnait la peine de mort (ce qu'elle n'a pas encore
, 1.hLors de la séance Jacques D ern.da précise · « M ·· . ,
rn ac arner contre les États-U . . d ,. ·, on souci ICI n est pas de
f1 · d' ms, ma.ts e rn Interesser à
Ols exemp 1aire et puis d'exceptionnel "· (NdÉ) ce que ce pays a à 1a 1. William Schabas, The Abolition ofthe Death Penalty in International Law,
Cambridge, Grotius, 1993, seconde édition mise à jour 1997.

122
123
Troisième séance. Le 12 janvier 2000
Séminaire La peine de mort I (1999-2000)
. d l'h ) 1978 dans routes ces déclarations,
fait, loin de là, nous y venons), cette Déclaration n'aurait pas d d olts e omme ' ' ' . .
sur les. r . de la peine de mort, mais elle n est pma1s
valeur juridique. Ce serait seulement une déclaration de principe 1 est quesnon d'fi .
donc, 1 ' d prl· ncipe elle est seulement e me comme
sans effet juridique. C'est seulement le jour où les États aurone d
con am nee . ans son d . , 1' vie Comme Schab as 1e d.lt d ans
consenti à un abandon de souveraineté et à comparaître devan~ une «
excepnon » au ro1t a a · .
' le mot « exception » revient réguhèrement :
une cour pénale internationale se référant ~ un texte de loi con- une page ou
damnant la mise à mort d'un sujet par l'Etat, c'est alors seule- he death enalty is mentioned as a carefully worded.exceptio~ to
ment qu'on pourra parler d'une abolition universelle de la peine [... ] t . pl h ds from a normative standpomt, the nght
h · ht 0 1'1ife. n ot er wor, , l h
de mort. Nous en sommes loin, même si la téléologie apparente t e rzg 'J h . d' 'd l auainst the death penalty un ess ot e-
to !ife protects t e tn tvt ua 8 . 1
du mouvement en cours semble tendre vers cette fin. En tout cas . 'ded as an imtJlicit or express exceptwn .
rwzse provt r
il est nécessaire et intéressant de voir où en sont à ce sujet 1~
diverses déclarations ou conventions internationales même si elles ·
la eine de mort est mennonnee, ' nomme~, ' comme , une
n'ont pas force de loi. Et je commence donc, comme je crois qu'il ([ ... ] . p . t formulée au droit à la VIe. En d autres
le faut, par la Déclaration universelle des droits de l'homme except!O~' sülg;,~~:e:e~e normatif, le droit à la vie pro.tège :~}
renouvelée en 1948 et par certaines déclarations qui l'ont suivie ~~~~~us ~~ntre la peine de _mor:, .sauf si on a prévu le dlsposltl
pour en tirer les conséquences. J'y sélectionne ce qui concerne d'une exception explicite ou lmphclte.)
la peine de mort et ce motif équivoque de la cruauté. La Déclara-
tion universelle (Universal Declaration ofHuman Rights) elle-même Ou encore:
pose dans son article 3 que « Everyone has the right to life, liberty
The European Convention on Hu man Rights is ~he only ~nstrument
and security of the person (Quiconque [ou chacun] a le droit à la
vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne 1) ».Aucune allusion to attempt an exhaustive list~~ exceptions to the nght;{}~lf-5:;:~;
analysis shows that it is not tn foct a thoro~ghz one.
à la peine de mort. Comme le remarque Schabas, toute référence
exception is mentioned but not that ofwartzme .
à une limitation de ce droit à la vie (donc, par exemple ou par
excellence, la peine de mort) reste implicite. Il en allait de même (La convention européenne sur les droits de l'ho~me est le seul
dans la Déclaration américaine qui avait été adoptée quelques . t pour tenter de donner une liste exhausnve des excep-
mstrumen · · montre
mois auparavant, en mai 1948, et intitulée American Declaration . droit à la vie. Une analyse prudente ou ml.nuneu~e .
on the Rights and Duties ofMan (Déclaration américaine sur les n:~~a~ait ce n'est pas une liste complète, ~ne l~ste sa:lsfalsant:~
droits et les devoirs de l'homme). Mais dans des déclarations q, . d 1 légitime défense est mennonnee, mals non P
I.:excepnon e a
qui suivirent ces deux-là, et qui en précisaient les attendus et celle du temps de guerre.)
les conséquences, à savoir notamment les trois déclarations
suivantes : International Covenant on Civil and Political Rights C'est là non seulement un point capital mais le foyer de to~tes
· · rs lequel nous revlen-
(Accord, alliance internationale sur les droits civils et politiques), les difficultés, de routes les h ypocnsleS, et ve ' '
1976, The European Convention on Human Rights (La Conven- , , ' t de guerre:> Qu est-ce qu une
drons sans cesse: qu est-ce q.u un et~ d . ' l'' térieur d'un
tion européenne sur les droits de l'homme), 1955, et the Ame- guerre civile? Et si on abollt la peme e mort a m
rican Convention on Human Rights (La Convention américaine
r'he Abolt'tt'on a~· the Death Penalty ... , op. cit., P· 7.
1. William Schabas, 1 , 'J

1. Toutes les traductions de W Schabas sont improvisées par Jacques Der- (NdÉ)
rida lors de la séance. (NdÉ) 2. Ibid., loc. cit.

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)
Séminaire La peine de mort I (1 999-2000) Troisième séance. Le 12 janvier 2000

pays en temps de paix, qu'est-ce qui va définir l'ennemi ]' .


.
pu bl tc, comme dit Rousseau, et le temps de guerre? De
, ennernr
les hyp ocrisies, d'ôter les' masques dans ce théâtre de la nomina-
, . d . . ] . guerre . Vous savez que c est seu ement 1.1 y a moms
1 . d' un an, 1e
exteneure et e guerre crvr1e? e 1arsse en réserve ici ce qu 1· · uon.juin 1999, que l'Assemblée nation al e firançarse . a d,ecr'd,e d e
se trent 10
au cœur du problème: non seulement la définition de l'exce'Pt' f: · entrer le terme de guerre dans le lexique officiel à propos de
d e l' etat
' d' exceptron,· · d e la guerre et de l'état de guerre. zon,
mars l~e érie. Et si maintenant on peur parler officiellement, comme
Je pense souvent, sur ce point si difficile, à l'exemple de ra toujours fait officieusement, de la « guerre d'Algérie », ce
qu'on appelle fa guerre d'Algérie, dans l'histoire récente de cep ce on' r pas seulement par un souci· rard'f 1 d e « vente
' · ' », c' est pour
Ell e s' est d erou
, 1,
ee, comme vous le savez (peut-être encore
ays.
n es· f:ar're à une revendication de la FNACA, la Fe'd eration
, . nation . al e
· d' 'pour saus .
certams
. d entre , vous),, . entre 1954 et 1962, à une époque ou' 1a des anciens combattants d'Algérie< qui> ont voulu se vou recon-.
peme e mort n etait pas encore abolie en France. Et outre to naître, comme ceux de 1914-18 er ~e. 1:>40-45, un .statut qur
1es tern'bl es vro . 1
ences que vous savez (crimes de guerre et
utes
. ,
d ou~e cnmes contre 1 humanité, etc., qui attendent de voir leur sans comportait, avec quelques honneurs mrhrarres, un c~rtam nombre
d'avantages. Ceci pour bien identifier, avec la question de la sou-
archrve ouverte, fréquentée, et leur mémoire jugée), il y eut d veraineté, une autre grande question indissociable de celle de la
. , es
con d ~mna.nons a mort, selon des procédures dites légales. Mainte- eine de mort: celle de la guerre. Que veut dire « guerre »?Qu' esr-
nant rmagmez (et ce n est pas une fiction impensable) qu'à cett p
ce qu'une guerre? Une guerre crvr . '1 e er une guer.re nanona . le.t
' 1 · d
epoque a peme e mort ait été déjà abolie en France, comme elle
e
Qu'est-ce qu'un ennemi public? Comme ces questions sont plus
le se~a moins de vingt ans plus tard. Eh bien, comme la doctrine ouvertes que jamais, comme la définition de l'état de guerre es~
officrelle de. la France, c'est que ce qui se passait là n'était pas un e l'une des définirions rendues plus précaires que jamais par ce qur
~uerre, mars une opération de police er de sécurité civile, inté- arrive aujourd'hui, de l'Irak au Kosovo, du Timor oriental à la
neure, domestique, on n'aurait pas eu le droit de condamner Tchétchénie, tour cela fair partie du même séisme 1•
quiconque à mort. Le concept er le nom de guerre, qui seuls per- Après avoir noté que la European Convention on Human Rights
mettent de ~uer lé?aleme~r l'ennemi étranger là où, la peine de (Convention européenne des droits de l'homme) est la seule à
mort une fors abolre, on na pas le droit de ruer l'ennemi-citoyen, renter d'énumérer les exceptions au droit à la vie, Schabas précise
ce concept er ce nom de guerre, comme la différence parfois si que les Nations unies er les sysr~mes inter-a~éric~ins ont c?oisi
tremb~ante. entre .guerre civile er guerre nationale, voilà ce qui d'éviter cette approche et ont srmplement declare que la vre ne
rend sr fragile 1~ drsco~rs .abolitionniste 1 quand il bannir la peine pouvait pas être ôtée« arbitrarily » (arbitrairement), laissant l' éten-
de mort.c?ez sor er marnnent le droit de ruer à la guerre 2• Entre la due er l'appréciation de telles exceptions à la liberté de .l'inter-
guerre c~vrle er la guerre nationale ou internationale, il y a la guerre prète. Mais les trois déclarations mettent à part, sur leur hste des
d~s partzs~ns'. dont S~hmirr a élaboré le concept er montré quelle exceptions, la peine de mort comme la plus saisissante ~xcep­
des~rganrs~non elle !n:ro~uit dans l'ordre de cette conceptualiré tion au droit à la vie (« the most striking exception to the rzght to
polemologrque. Er 1 hrsroue se charge parfois, pas toujours, de
changer les noms fragiles er précaires, c'est-à-dire de démasquer
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<J'avais essayé, dans Polit~ques
de l'amitié, de reposer cette question de l'ennemi et de la guerre des partisans
., 1. Jacques Derri~a ajoure, lors de la séance: << malgré roure la sympathie que
en suivant de façon plus critique et déconstructive les textes de Schmm ». Cf
J a1 pour lUI ,_ le discours abolitionniSte est déconstrucrible, dans son état
actuel '' · (NdE) J. Derrida, Politiques de l'amitié, Paris, Galilé~, 1?94, p. 159-192. C' :sr da~~' ce
chapitre 6, << Serment, conjuration, fratermsanon ou la guesnon armee. »,
. 2. L'ors de la séance, ~acques Derrida précise: << en supposant qu'on sait très qu'il commente le plus explicitement la Théorie du partisan de Carl Schmitt.
bien ou commence et ou se trouve un ennemi de la nation "· (NdÉ)
(NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2 000) Troisième séance. Le 12 janvier 2000

!ife»), donc, dirais-je, l'exception absolue, l'exception p . exceptionnelle, de ce qui est une situation exceptionnelle et
1ence, l 'exception
· . .
parmi 1es exceptions. La Convention
ar excel-
aon. Atre tenu pour telle, ou b ien ce1u1. qUI. d eci
, .d e, qUI. pren d 1es
, 1a met meme VIS!"bl ement à part puisqu'elle y consa euro- dolt e 1 U
peenne , · · ns dans une situatiOn exceptionnelle? . n d es rra d ucteurs
. . . )
A •

. . cre un deCISIO . , . , ·
paragrap h e d lstmct. Com~e le note encore justement Schabas, de Schmitt, Julien Freun.d, a~alt tourne ~a d1fficulte en .rr~dUisa~t
alors que «the other exceptzons are !ogzca! and selfevident th . ar « décide lors de la snuatwn exceptwnnelle » . Mais Je crOis,
. . . . , mu
somet.hmg contradzctory and zncomnatzb!e about recorrnizing · h P me J.-L. Schlegel, actuel traducteur, chez Gallimard, de ces
;;:; . r. . . o· · a rzg t
to ft;e and at th~ sam_e tzme permzttzng capzta! punishment. The comtes que tout le contexte montre bien qu'il s'agit de celui qui
dra.fter of the varzous znstruments intuitive/v knew this (les a ~' ' ·de de ce qu'est une situation exceptionnelle et qut"ffi a rme ou
. . "J' utres dec1 . d ..
excepn~ns ~ont lo~~ques et vont de soi, il y a quelque chose de uve par là qu'il est le souverain. Nous y revien rons, ma1s Je
contradiCtoire et d Incompatible dans le fait de reconnaît pro . S h . d. d
droit · , · A , • • re un vo us invite à lire tout ce chapitre et tout ce que c mltt It e. ce
a la v1e et en meme temps d autonser la peme capital L concept-limite qu'est le concept d'exception; ~.on pas une nono?
'd d . e. e
re acteur e ces Instruments juridiques divers intuitivement 1 nfuse, mais ce qui permet de penser une declSlon dans sa purete.
pas, ce qu'ils connaissent et reco n~
1
savait)
. . ». Ne . nous
. . le. cachons
.
co 1 1
Bien sûr, l'exception, c'est, note Schmitt, rappe ant a ors une evi-
' .
~aissa1ent amsi, mtultlvement ou ~on, c'est qu'il n'était pas pos- dence, ce qu'on ne peut subsumer, ce qui échappe par définition
Sible de n~ pas admettre des exceptions, et cette exception parmi à route définition , à toute formulation générale, mais elle révèle
les exceptions, sans remettre en cause la souveraineté de l'État c par là dans sa forme pure, ~a?~ sa for~alité juridique pure: ce
, d , e
qu aucune e ces déclarations ne pouvait et ne voulait faire. qu'est la décision pure, une d:ciswn, qUI, ~ar esse~ce, n~ peut erre
Car la souveraineté de l'État se marque justement à ce pouvoir qu'absolument singulière. C e~t pourquo~. Sc~mltt pretend qu.e
de décider, de juger, d'arrêter, d'interpréter librement, souverai- loin de céder à un goût romantique pour 1 uome et le paradoxe, tl
n~me~r, ~e qui est e~ceprionnel, . ce qu'est l'exception. La souve- faut affirmer sérieusement que seule l'exception est intéressante,
ram~te, c e_st le droit,, le po~vo1r habilité à décider de ce qui plus intéressante que le cas dit normal dans sa généralité. « Le cas
est 1exceptwn~el de 1exception. La souveraineté est l'exception normal ne prouve rien, dit-il, l'exception prouve tout 2 • '' Cexcep-
~bs~l~e, le d~oH_de se donner le droit à l'exception et à juger, tion ne confirme pas seulement la règle, la règle ne vit que par
a dec1der arbitrairement, souverainement, de l' exceprionnalité. l'exception. Schmitt cite un théologien protestant 3 (et à partir de
C'est d'ailleurs ainsi que, dans un texte vers lequel j'espère revenir, là nous allons retrouver notre question chrétienne de la peine de
Carl Schmitt définit le souverain, la souveraineté du souverain. mort er notre théologie politique de la souveraineté) qui dit que:
Au début de sa Théologie politique. Quatre chapitres sur la théo-
rie de la souveraineté (1922-1934), Schmitt écrit (la phrase est I..:exception explique à la fois elle-même et le cas général. Et si
c_élèbre) : « Est so~verain celui qui décide de la situation excep- l'on veut étudier correctement le cas général, il suffit de rechercher
tionnelle », traduction pour « Souverdn ist, wer über denAusnahme- une véritable exception. Elle jette sur toutes choses une lumière
2
zustand entscheidet ». Le über a paru, à certains, receler une am-
biguïté (est-ce que cela veut dire : celui qui décide de la situa-
1. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrir. (NdÉ)
2. C. Schmitt, Théologie politique, ~P· cit., ,P· 25 . . , . ,. . ,
3. I.:édition de la traduction anglaise du hvre de Schmitt prec1se !Identite
1. W. Schabas, The Abolition ofthe Death Penalty... , op. cit., p. 7-8. (NdÉ) du ,, théologien prorestant , que Schmitt ne donne pas : S0ren Kierkegaard.
. 2. Carl Schmm, Pofztzsche Theologie. Vier Kapitel zur Lehre von der Souverii- Cf C. Schmitt, Political Theo/ogy: Four Chapters on the Concept ofSoverezgnty,
m tdt, Münich et Leipzig, Duncker & Hum blot, 1922, p. 9 ; Théologie poli- trad. et introd. George Schwab, avec une nouvelle préface de Tracy B. Strong,
tzque, tr. fr. J.-L. Schlegel, Gallimard, 1988, p. 15 . (NdÉ)
Chicago, University of Chicago Press, 2005 [1985], p. 15. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000)
Troisième séance. Le 12 janvier 2000

beaucoup plus crue que le général. À la longue on finit par sel


de 1,eterne
' 1 ver b'1age du gener
' ' al ; 1es exceptwns
· existent. On asser
, 1 u,un qui,· au fond ' même s'il a seulement tué une personne,
. bl.
. que q · singulier est déterminé comme ennemi pu Ic,
pas en mesure de 1es exp11quer. 1 0
n n,exp 11quera
. pas davanr nesr
l un cnme la société' l'ordre et la secunte
' · ' pu bi'Igue, 1e sa1ut
général. Habituellement, on ne remarque guère la difficulté cage e en nace pour ' ·u 1
aborde le cas général non seulement sans la moindre passion, ar on. rne . ) S h itt analyse dans ces pages dont je vous consei e a
c . 1.Jte.
encore avec une con fiorta bi e supernc1a , A u contraire, l'exce
, IU3.Js_ public · c :s états d'exception où l'État a le droit, a le droit de
1 cure rous h · 1 d'
tion pense le général avec l'énergie de la passion •1 p ec le droit de suspendre le droit. Sc mm par e une
donner 1 . d
se 'tence illimitée » qui consiste dans e pouvOir e « sus-
œm~ · · ~
Dans le débat qui l'oppose à d'autres juristes, comme Kelsen « d l' dre établi dans sa totalité » I. Dans cette situation ex-
en re or l'E' . ,
par exemple, qui veut écarter radicalement le problème de la sou~ P · ou d'urgence exceptionnelle, quand tat se Juge me.nace
veraineté er n'a que faire de la situation exceptionnelle 2, Schmitt ceptwn, exi·srence il a Je droit de subsister, fût-ce en faisant
dans son , . 11 . 'fi 1
note ceci qui nous importe ici, à savoir que de roure façon, qu'on 1 droit. Non que la situation excepnonne e stgm e e
recul er e h · ·1 b ·
admette ou non la définition abstraire de la souveraineté (défini- l'anarchie au contraire, selon Sc mltt, I su stste un
chaos ou ' 1 d . 'd'
rion fondamentalement, structurellement rhéologique, j'y reviens ordre, et un ordre J. uridique, même
. si ce nouve or re JUfl Ique
à l'instant, à savoir la souveraineté est la puissance suprême, le est en contradiction avec le droit.
pouvoir originaire er non dérivé de gouverner), qu'on admette
ou non cette définition, la controverse ne porte pas en général Lexistence de l'État garde ici une incontestable supériorité sur ~a
sur l'histoire de la souveraineté mais sur l'usage concret, sur la al .d.te' de la norme J. uridique. La décision se libère de toute obh-
arion normative et devient absolue au sens pro~re [l'b
v 1 1 ' ' d'
J ~ree, , eta-
détermination concrète du souverain (c'est pourquoi, d'ailleurs
Schmitt définir non la souveraineté mais le souverain, er dit« le
~hée, sans lien, déliée, absoluta 2
]. Dans le cas d exce~non,
1État
suspend le droit en vertu d' un droit d'auto-conservation, comme
souverain est celui qui décide de l'exception», et non la souve-
on dit 3 .
raineté consiste à, etc.; il définir un individu et une singularité
elle-même exceptionnelle : il n'y a pas la souveraineté, il y a le Cette logique qui est celle de la souveraineté absolue. et de
souverain; le souverain, la souveraineté du souverain existe mais l'auto-conservation du corps politique, vous p~essentez bien en
la souveraineté du souverain n'existe qu'en tant que le souverain quoi elle va autoriser le maintien absolu, quozque ou parce 1ue
existe : la généralité n'existe pas; c'est le nominalisme profond et
exceptionnel, de la peine de mort, au nom de l' au~~-conservat10'n
conséquent, jusqu'à un certain point, de cette théorie politique, du corps socio-politique. Cette logique est très reststante, er tres
de cette théor_ie du politique qui est aussi, indissociablement, une
théorie politique), la controverse, donc, porte non pas sur l'his- 1. Ibid., p. 22. (NdÉ) . . · . Il
toire générale et abstraite de la souveraineté mais sur la détermi- 2. Lors de la séance, Jacques Derrida aJOUte le comm:ntaire suivant · « .
nation concrète du souverain, à savoir de celui qui décide, en cas veut dire absoluta, c'est-à-dire délié, détaché, sans lien. C est cel~ 1~ souverai-
neté. La décision se libère de toute obligation normative. Donc, Ii n Y a pas _de
de conflit, en quoi consiste l'intérêt public, l'intérêt de l'État, la norme. Et en effet, c'est une logique irrécusable, d'où la force de S~hmm,
sûreté et l'ordre public, donc le salut public (expression en fran- même si on n'est pas d'accord : c'est qu'une ~écision, P?~r être une d~oswn:
çais dans le texte : il se réfère ici à une situation révolutionnaire; ne doit pas se régler sur une norme. Si , en décidant, Je deod~ co~:ormement a
c'est toujours au nom du salut public qu'on condamne à mort une loi ou à une norme, c'est-à-dire à un programme, eh bien, J applique un
programme, mais · 1e
· ne d eci
' 'd e p as . La décision
. n'a pas
. de norme,, autrement
.
1. C. Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 25. dit. Et c'est en quoi une décision est tOUJOurs exceptiOnnelle. ~est toUJOUrs
2. Ibid., p. 24. (NdÉ) une transgression des normes. Cette logique est très fort~. '' (NdE)
3. C. Schmitt, Théologie politique, op. czt., p. 22. (NdE)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
Troisième séance. Le 12 janvier 2000

logique. À plusieurs reprises, Schmitt utilise cerre exp .


u'il en dit encore en 1969, dans le deuxième texte
fèone et qu1. d'fi . a' 1a IOJs
e nit c . l'
exceptwn , . l très
. et la souverain ression
~e.rnple ce q ·· , d L r· 'd . d
, Théologie polmque, une legen e : a 1qm anan e
d 1 . A • ete . e dr0.
se suspen UI-meme, le droit a le droit ou donne le d .
» (notamment a 1a page 125 d e la rra-
1t ·1nt1 culeh,« logie pohnque
· · '
.
suspendre 1UI-meme c est 1a structure du droit de g roltl de . se
wu re. t eo Schlegel chez Gallimard) où il montre comment 1a v1e1 · 'Il e
A ( '
A
.
d essus d es lOis, . . race:
droit au-dessus du drou) . Il faut parti d 1 01 a~- ducnon ·ne de l' auctontas . , , 1 , f, ' 1
b1.l.Ite'd e cette auto-suspenswn,
· · rd e aposs a ete renouve ee et trans or mee par a
de cette Interruption . I- 1'dée romai 1
. e so1 par 1 · ' du Christ et en a reçu de nouveaux contenus, e
d rou, pour comprendre et le droit et son fondement da 1 . e uveramete , h ,
. d . , l
c1pe e souveramete. Er a force irrécusable de cette Iogi
ns e Pnn
, -
c~u le romain de auc~orita~ et po.testas. do~~ant dans 1ordre c, re-
1 d. . . pl ouple de ecclma et tmpenum; Je n a1 pas le temps de rn en-
. d
que a source d u d rou, u 1re le dr01t ou du foire led que, · c esc uen e c 1 . .
t; . rozt, cette · · dans ces textes fort précieux, auxque s Je vous renvoie.
sou~~e p~~ orm. anved, ce pouvoir .performatif d' avam le perfor- ager JCl • . , - 1
g · ' bliez J·amais que, malgré son msistance sur 1Etat, sur a
man qm 1mp11que e 1a conventwn, ce pouvoir d'avant 1 Ma.ts n ou -
·neté comme souveraineté de l'Etat, Schmitt 1t aussi,
. d' ·
• A .d. • , a con- souverai . . 'fi ·
vennan, ne peut pas erre JUn 1que, c est celui d'une d, · ·
· Il eCision d ·scrètement mais de façon selon mo1 fort s1gm canve, que
p1us 1
' rie n'est pas tant une théorie de 1,-Etat qu' une th'eone · du
A , • •
qm, en e e-meme, ne releve pas du droit et don rester sin "Il ,
1 d . 1 1 on 1 e- sa th eo r· .
g~ .e' u r:'OI~s a- ég.a e. Rév~lutionnaire en ce sens est toute dé- É h . d
0 1. · ue. La théorie de l' rat suppose la t éone u po mque,
CISIOn pmsq u elle fau excepnon (d'où la séduction qu'ex P'est-à-dire
wq · · · de 1' ami· et de l' ennemi· (de l' e~nemi·
. . , . erce ce la distmcnon
gran d JUnste theologien catholique conservateur sur tous les '
.
1utJOnnaires . d' revo- ;ublic, donc; cf Politiques de l'amitié o~ j'ai t'enté de, disons,
extrême gauche et d'extrême droite de ce rem )
(( déconstruire » ce discours 1). .[La thé?n.e d~ 1État ~up~ose la
C?ette log~que de la suspension du droit dans la productio~s du théorie du politique, c'est-à-dire la distmc.non de 1 ami. ~t de
drou, Schr~utt la t~aduit aussi par cette formule qui est un jeu de
l'en nemi] ' même si l'État est une forme émmente . .
du polmque.
h ,
mots : « Dœ Autontat beweist, dass sie, um Recht zu schaffèn, nicht
Comme ille rappelle 2 , l'ouvrage systémanque qui ~e r~ttac e a
Recht zu haben braucht », ce que je traduis ainsi, sans suivre 1
Der Begriffdes Politischen 3 est une thé~ rie de la <:=onsmunon (Ver-
tra~ucrion publiée, par « L'autorité démontre que pour créer 1: fassungslehre) et non une théorie de l'E~at. Le discours sur la.s?u-
droit, elle n'a pas besoin d'en avoir le droit» (commenter) 1• C'est
veraineté et sur l'exception est un discours sur cette posttzon,
la,d.é~nition de l'autorité souveraine comme exception et comme dirai-je, a-légale du droit qu'est l'acte inaugural et fo.ndat~ur d'une
dec1s10n : pour créer le droit elle n'a pas à être dans son droit
Constitution. Une constitution, l'acte performanf qm pose et
elle n'a pas besoin d'être dans son bon droit. Cette définition d~
impose une Constitution est une création pré-légale ?u a-légal.e
l' ~~torité souv~raine, Schmitt en rappelle souvent, pour la louer, du droit : le droit est suspendu, dé-posé par l'acte qw le pose, Il
d a~lleurs, et la réaffirmer, la généalogie chrétienne. Voyez par
est dé-posé à tous les sens du terme, déposé là en ~ta·n·t posé, et
L C. Schmitt, ~oliti~che Theologie, op. cit., p. 14. La traduction de Jean- dé-posé, c'est-à-dire suspendu, il est suspendu, diraJ-!e, ~ar ce
LoUis Schlegel (Theologze pofztzque, op. cit., p. 24) donne:" L'a urorité démontre n'est pas littéralement le langage de Schmitt, à la Consmunon. Il
que pour créer le droit il n'est nul besoin d'être dans son bon droit"· Jacques
De~nda commente sa traductiOn de la façon suivante lors de la séance:" C'est 1. J. Derrida, Politiques de l'amitié, op. cit. (NdÉ)
de 1~utonré. Pour c~éer le ~rait, on n'a pas besoin d 'avoir le droit. Ce qui peut
. . ,
2. C. Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 95. [Sc~mm y renv01e a s?n
p~ra.Jtr~ choquant, c est qu Instaurer le droit doit se faire à partir de situations ouvrage, Théorie de la constitution, tc. fr. L. Deroche, Pans, PUF, 1996. (NdE)]
ou Il n Ya pas de droit; donc, c'est à partir du non-droit qu'on crée du droit"
3. Lors de la séance, Jacques Derrida traduH ce titre par « Le concept du
,cl one, on na
' pas à attendre d 'avoir le droit de créer un droit; donc, on n'a pas'
politique ''· Il s'agit de l'ouvrage de Carl Schmitt, traduit ~n français sou~ le
a attendre une constitution antérieure pour poser une nouvelle constitution »
~~ . titre La Notion du politique, tr. fr. M.-L. Stemhauser, Pans, Calmann-Levy,
1972. (NdÉ)

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133
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Troisième séance. Le 12 janvier 2000

dépend de la Constitution alors qu'il a été suspendu d


, . . et on ]e le note au passage, quitte à y revenir plus tard: lorsqu'il s'op-
des L um1eres
.,
n existait < pas > au moment, à la date où la Constit · ,c 1 comme ille fait constamment aux penseurs
. , Utton a er'
constituee par un acte constituant. e pos~e J'Aujkldrung (ceux du XVIIIe et ceux d'aujourd'hui), à qui il
Comme nous devrons bientôt revenir à cette grande . ou roche de négliger ou de n'avoir pas besoin d'une théorie de
. . .
d u ch riStlamsme d l'h " . question rep · d e 1a souveramete,
· ' Sc h m1tt
· se trompe, Je· crois,
·
.. ans IStoire de la peine de mort et d e son a b l'exception, vmre
1Itwn, comme nous le ferons bientôt, dès notre procha1· , 0 - u rnoins une fois, par exception, et du point de vue qui nous
. ne etape
en re1Isant et e~ problé~atisant, par exemple, des textes de Hu ~ ~ntéresse il y a au moins une exception notable à cette loi, et elle
et de Camus, Je voudrais noter ceci, en pierre d'attente et g est pour nous for~, signific~tive. C?' ~st celle d~ Beccaria, homme
tenter de mettre un peu d'ordre dans cet espace historiq pour . et juriste des Lum1eres, d~ 1/llumzmsr:zo: ~dm_Ira~eur de ,Rou~s~au
. . ue, mats
auss~ pour continuer à nouer, à entrelacer ensemble ces de et de Montesquieu, premier grand theoriCien JUriSte de 1abolmon
monfs de la cruauté et de l'exception. Schmitt se réfère avant ux de la peine de mort. Eh bien Beccaria lui-même, dans le célèbre
. . . , h tout
et. seu. 1ement au ch nsnamsme, a 1at éologie chrétienne , qu an d 1·1 Des délits et des peines, ouvrage qui se clôt par un éloge des Lumières
d It, SI souvent, que le concept de souveraineté renvoie d' abo d et de l'éducation, qui prône l'abolition de la peine de mort dans
. b 1 d . r au
pouvmr a so u e Dieu (par exemple : « Que Dieu seul soit des conditions que nous étudierons plus tard, Beccaria prévoit
verain, c'est-à-dire celui qui agit comme son représentant incsou~ une exception hautement significative, dont nous retrouverons la
,· · b on
teste ICI- as sur terre, que ce soit l'empereur, le prince ou le pe 1 trace dans tous les textes modernes, les Déclarations et Conven-
' ' d. . up e,
c est-a- 1re ceux qw sont en droit de s'identifier sans contestatio
possible au p~upl~ - ,touj~u~s la question tourne autour du suje~ Pour comprendre comment cela fonctionne, les concepts du politique; pour
de la souverainete, c est-a-dlfe autour de la notion appliquée ' comprendre comment ils font système entre eux, comment ils s'articulent
une réalité concrète 1 »), quand il dit encore (au début du ch ~ entre eux, il faut les penser comme des concepts théologiques. Seul le théolo-
pitre III intitulé «Théologie politique») que «tous les concep: gique peut en rendre compte. Et cela veut dire, comme il le dit lui-même,
qu'une analyse sociologique ou historique o u empirique n'a aucune chance de
pré?nants ?e la ~h~orie ~oderne de l'État sont des concepts théo-
comprendre ce qu i se passe là. Seul un théologien, seul quelqu'un qui com-
logiques s_ecul~rises. Etc est vrai non seulement de leur dévelop- prend la nécessité rhéologique de ces concepts, peut comprendre le droit. Il
pem~nt.hiSto~I9ue, parce ~u'ils ont été transférés de la théologie à faut être théologien pour être un penseur du droit, et c'est bien le cas de Sch-
la theorie de 1Etat- du fait, par exemple, que le Dieu tout-puis- mitt. Il faut être un théologien pensant ou informé pour comprendre ce que
sant est devenu le législateur omnipotent-, mais aussi de leur c'est que la politique moderne, donc ce que c'est que la souveraineté, ce que
c'est que le droit, ce que c'est que l'État, ce que c'est que la jurisprudence. Er
structure systé~atiq~e, dont la connaissance est nécessaire pour quand il rapproche l'exception et le miracle, quelle différence y a-r-il entre
une analyse so~wl_ogique de ces concepts. La situation exception- cette exception absolue quand il est question dans le droit de la peine de mort,
nelle a pour la JUrisprudence la même signification que le miracle de l'exception au droit à la vie, et le miracle? Aucune. La définition du
pour la théologie» (commenter?) 2 • miracle, c'est l'exception. Et la définition de l'exception, c'est le miracle, c'est-
à-dire le fait de transgresser o u de désobéir à la normalité, à l'ordinaire. Une
décision est toujours m iraculeuse, une décision, s'il y en a, une décision hors
1. C.Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 20. norme qui invente son propre droit, qui est absolument singulière, s'il y en a,
2. Ibzd., p. 46. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : "Qu'est-ce que c'est un miracle. Il n'y a pas d'autre concept que le miracle pour penser l'ex-
~e}a veut dire? Quand il dit que tous les concepts de la théorie moderne de traordinaire d'une décision ou d'une exception, et d'une révolution par
1 Etat son_r des concepts théologiques sécularisés er qu'il faut le savoir non seu- conséquent. Voi là ce que nous rappelle Schmitt. Il faut être théologien pour
lement his~onqu.ement dans une genèse ou une généalogie, mais qu'il faut le comprendre la théorie moderne de l'État, et par exemple la mondialisation en
savou aussi systematiquement, c'e~t-à-dire dans l'articulation logique de ces cours ''· (NdÉ)
concepts, pour comprendre, d nes agit pas seulement de revenir aux sources. 1. Dans le tapuscrit: « Lorsque, s'opposant». (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Troisième séance. Le 12 janvier 2000

rions que j'ai évoquées pour commencer. Beccaria déclar t à la peine de mort, notamment en URSS, où le crime poli-
début du chapitre XXVIII, « De la peine de mort », que la pei e clau
d . , ne e qu~ était aussi tenu pour plus grave que le crime dit de droit
~;;mun, si cette distinction est du
• A

mort ne sauratt etre un rott, que c est un acte de guerre contre moins jamais possible et
citoyen qu'on juge nécessaire ou utile de tuer, et que donc · un
. . ' , 51 en rigoureuse.) , . . ,.
tant que drott et que peme, en tant que sanction judiciaire li Sur ce point, Beccaria sembles accorder avec Schmttt putsqu tl
n'est ni jus~e, ni utile, n,i nécessaire (ce qu'il va s'employer à ~:n~ end en compte ces situations d'exception où l'État et la nation
~rer?, en _fatt: en t:mt qu acte ?e guer~e exceptionnel, elle peut être pr
0
b 1
nt à se protéger et à se conserver contre la menace a soue qut
.
Jugee uttle st le cttoyen, quotque pnvé de sa liberté (emprisonn, èse sur leur existence même. Mais alors que Schmitt y voit, dans
et emp,~iso~né à vie, donc) a encore des « relations et un pouvo~ ~ette exception, un moment essentiel du droit et un ordre, Bec-
tel_s qu tl sott une menace pour la sécurité de la nation, et si son caria veut, lui, maintenir, justement, ce caractère d'exception
extstence peut provoquer une révolution dangereuse pour la dans un moment exceptionnel d'anarchie, de désordre et de
forme du gouvernement établi 1 ». chaos. Mais sous cette discorde apparente, et bien que Schmitt
Et Beccaria précise sa pensée, montrant par là que dans une situa- fasse de l'exception la vérité, la condition de possibilité, sinon la
tion exceptionnelle, celle qui menace de désordre et de chaos le prin- norme de la souveraineté et du droit, alors que Beccaria tient à la
cipe même de la loi, de la souveraineté de l'État ou de la nation là règle, à la norme, à la normalité générale que l'exception ne peut
la mort d'un citoyen devient nécessaire. Mais il prend bien soin, ~ c; démentir que de façon justement exceptionnelle et anormale,
m~ment-là, de dire« la mort d'un citoyen» et non le principe de la [sous cette discorde apparente] tous deux s'accordent pour vou-
peme de mort. Il écrit:« La mort d'un citoyen devient donc néces- loir garantir la souveraineté. En effet, après avoir évoqué l' excep-
saire quand la nation est en train de recouvrer sa liberté ou de la tion, la logique de guerre, de désordre ou de chaos, voire de
perdre, dans une époque d'anarchie, quand c'est le désordre qui fait naissance de la liberté où la nation peut mettre à mort un citoyen,
2
la loi ». (C'est le moment de la Révolution française : Badinter, Beccaria poursuit:
commentant ce passage, note que « déjà s'esquisse dans ces lignes la
démarche des membres du Comité de législation criminelle de la Mais sous le règne paisible de la légalité, sous un gouvernement
Constituante, qui prôneront l'abolition de la peine de mort pour les approuvé par l'ensemble de la nation, bien défendu à l'extérieur et
crimes de droit commun, mais souhaiteront la conserver en matière à l'intérieur par la force et par l'opinion peut-être plus efficace que
3
politique », moment auquel Badinter a consacré un article dont la force, là où le pouvoir n'appartient qu'au véritable souverain, où
vous trouver.ez là la référence 4 . Nous reviendrons plus tard à cette la richesse achète les plaisirs et non l'autorité, il ne saurait y avoir
différence entre le crime politique et le crime de droit commun 5, aucune nécessité de faire périr un citoyen, à moins que sa mort ne
soit le meilleur ou l'unique moyen de dissuader les autres de com-
1. C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., p. 127. mettre des crimes, second motif qui peut faire regarder la peine de
2. Ibid, loc. cit. mort comme juste et nécessaire. [Il va dans la suite s'employer à mon-
3. R. Badinter,« Présence de Beccaria», préface à ibid, p. 24. trer qu'il n'en est rien.] Si l'on n'est pas convaincu par l'expérience de
4. Il s'agit de l'article de Robert Badinter, << Beccaria, l'abolition de la peine tous les siècles, où le dernier supplice n'a jamais empêché des
de mort et la révolution _française», Revue de science criminelLe, 1989, p. 245-
246, cité dans ibid. (NdE)
5. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute le commentaire suivant:<< C'est s'acharne contre lui, c'est parce qu'il est un ancien militant des Black Panthers
une différence très fragile. D'ailleurs le cas de Mumia Abu-Jamalle montre. Il et avec un passé politique qui le rend intolérable à une certaine partie de la
est évident que Mumia Abu-Jamal est condamné en apparence pour un crime société américaine; et qu'à ce titre il est un prisonnier politique. Et on le défend
de droit commun (il aurait tué un policier), mais, en fait, on sait bien que si on souvent comme un prisonnier politique». (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Troisième séance. Le 12 janvier 2000

hommes résolus de nuire à la société, ni par l'exemple des ci toy D ieu contre une minorité qui criait« vengeance». La
romains, ni par les vingt ans de règne d'Élisabeth de Moscoe~s ardon d e ' d Kh ·
[... J. P · ue qui prévaut en Iran depuis le retour e omemy,
Vte loi coranrq · · d d 1
1979, veut que la famille de la vicnme putsse . ~~a~ _er a
en_
eme capt·tale ou accorder la grâce [problème « soctete . . ctvde et
U'interroi?ps un instant ma citation pour un détour et quelques P commenter]. Dans ce cas, pour des monvanons per-
précisions : Elisabeth de Moscovie régna après un coup d'État en Erat )) , etc., . 1 b , r
11 s ou pour avoir subi des presswns p us o scurement po 1-
1741, elle promit de ne faire procéder à aucune exécution capi- sonne e d · al rs
.
oques, 1e p ère a finalement pardonné au ermer d moment
. d o.
tale, et abolit la peine de mort par deux décrets, en 1753-1754. 1 ·eune homme attendait la corde au cou eputs une emt-
nous nous approcherons plus tard du cas singulier de la Russie e; que e )Sans anesthésie est-il besoin de le préciser, c'est là une
de l'URSS. Je rappelle aussi d'un mot que, en 1996, il y a donc trois heure. ' , · d H Il
ans, la Fédération de Russie a décidé un moratoire sur les exé- d·cu ence la différence de l'anesthesie, ans ce que ugo appe e,
d'mer · nant 'ainsi la peine de mort, « 1e stgne· '·al et e't ern eldela
spect
cutions et annoncé qu'elle abolirait la peine de mort l'année estbgane · » [c'est là une différence ' disais-je, la différence deCl' anes-
suivante - je ne suis pas sûr que cela fur fait-, alors que l'an- bar , .
' · ]
theste , entre ces deux ennemis que sont l'Iran et les USA. · e
1 recn 1
née précédente, en 1995, donc, d'ex-pays communistes, comme
pourrait figurer et être analysé dans le livre de Beccana vers eque
l'Ukraine, l'Albanie, la Moldavie et la Bosnie-Herzégovine avaient
je reviens.]
aboli la peine de mort, la même année que l'Afrique du Sud et
l'île Maurice. Puisque j'en suis aux statistiques de ce genre, je rap- Si l'on n'est pas convaincu, dit don~ Be~ca_ria, ~ar l' ex~éri:nce
pelle que depuis la seconde guerre mondiale, l'accélération du de tous les siècles, où le dernier supplice na Jamats empe~he des
mouvement abolitionniste n'a pas cessé, notamment entre 1988 hommes résolus de nuire à la société, ni par l'exemple des clt?yen~
et 1996: en huit ans, 37 États ont aboli la peine de mort, et en romains, ni par les vingt ans de règne d'Élisabeth de Mo_sc,ovt~ qut
1997, la majorité des États, je crois l'avoir déjà dit, 108 États a donné aux chefs des peuples un illustre exemple, qut equtvaut
avaient aboli la peine de mort contre 83 qui ne l'avaient pas pour le moins à bien des conquêtes que la patrie pai~ du sang de ses
encore fait, parmi lesquels les États arabes d'Afrique du Nord fils, si le langage de la raison paraît suspect et m01~s efficace que
(alors que le reste de l'Afrique, à l'exception notable et massive du celui de l'autorité, il suffira d'étudier la nature de 1homme pour
Nigeria, a aboli la peine de mort), les États-Unis, bien sûr, Cuba sentir la vérité de ce que j'avance 1•
et les Caraïbes, la Chine, l'Irak et l'Iran. Schabas affirme que la loi
islamique est «un sérieux obstacle» à l'abolition de la peine de Au fond, à entendre cette déclaration, < ce qu' >on pourrait
mort, bien qu'il ne soit pas honnête de dire, en généralisant, dire, pour ressaisir la différence la plus intéressant_e entre une
ajoure-t-il sagement, qu'il y a là un lien de cause à effet 1 ; s'agis- pensée de ce type (pensée des Lumières et d~ 1~ Rat~on) et une
sant de l'Iran, vous avez vu ce qui s'est passé à la fin de la première pensée comme celle de Schmitt, c'est que celut-ct essate de p~nser
semaine de janvier 2000, quand 5 000 à 6 000 personnes se sont cette « autorité», cette auctoritas, et cette potestas, ~e ~ouvo~r de
réunies depuis 2 heures du matin à Téhéran pour assister à la pen- l'autorité constitutif de la souveraineté et de son_ hlSt~u~ the~l~­
daison d'un jeune homme de 17-18 ans sur les lieux mêmes où il gique, alors que Beccaria, en disant préférer la ratson a 1aut~nte;
avait tué un des bassidj (miliciens mobilisés pour faire respecter la se prive de comprendre au fond cette logique de _la s,ouve~a.mete
police des mœurs islamiques). La foule cria « Aafoe, aafoe » le à laquelle pourtant il ne s'oppose pas. Il_ voudralt reconcdter 1~
raison et le droit, ou la loi, là où Schmitt, de façon tout auss1
l. W Schabas, The Abolition ofthe Death Penalty ... , op. cit., p. 297. (NdÉ) I. C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., p. 127.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Troisième séance. Le 12 janvier 2000

rationnelle et logique rappelle que 1' origine de la loi, comme 1' . . ,l ermettent comme au fond le disait Beccaria quand,
gine de la raison, ne saurait être légale ni rationnelle, et c'est ~rt J 'cunreep
a s.e
' ·
d l'exception (chaos, désordre, fin ou naissance
d'
une
la source de 1' autorité, sa source toujours exceptionnelle. ea traitant e . 1 . .
. ), il aJ· ou tait cependant, Je e re-cne .
nauon

[Avant de conclure] voici quatre mises en perspective, encore. M ·s sous le règne paisible de la légalité, sous un gouvern~ment
Deux se tournent ou retournent vers ce que nous venons de dire ai ' par l' ens emble de la nation ' bien défendu à l' exténeur et
prouve
deux autres sont orientées par ce qui nous attend pour les pro~ ~),. térieur par la force et par l'opinion peut-être plus effica~e qu~
chaines séances. )n l'a où le pouvoir n'appartient,qu'au·véritable
laarorce, ' ·1
souv~ram, o~
t avou
la richesse achète les plaisirs et no~ 1 autotnte, 1 ne saurai y
aucune nécessité de faire périr un citoyen .
1. L'Europe, la Révolution française et le signe d'un progrès possible
de l'humanité, comme disait Kant, d'ailleurs favorable au main-
tien du principe de la peine de mort dans le droit, nous verrons 2 L'hyperbole ou la surenchère de la cruauté. S' a~issant de la
comment et pourquoi. Revenons au temps de la Révolution fran- . ' dont nous commençons à peine à parler, Il faut noter
cruaute, 1 · , d 1 'ede
çaise qui a ouvert au fond un débat sur la peine de mort qui a l' ne des nombreuses équivoques, ou comp exnes e a pense
occupé tout le XIXe siècle et dont Hugo sera, nous 1'entendrons, Bueccan, ·a ce grand modèle ou grand initiateur, ce grand patron de
· 1 'd
un des grands témoins abolitionnistes. J'ai déjà cité 1' évolution de l' b0 litionnisme. D'une part, il dénonce clairement a cru.aut.e . e
Robespierre, abolitionniste converti; mais la Convention, dans 1aapet·ne de mort et la cruauté du châtiment
.
en général qm, dn-tl,
b , se
sa dernière session, avait néanmoins tenu à décréter que, je cite des conséquences funestes et contraires au ut ~u on se po . pro
encore: , et cond ult.
a(elle est disproportionnee · a' l'·tmpun 1té) ·· « St lesb'loIS
sont réellement cruelles, dit-il, ou ~~~~ on l~s '~hange, ou te~
À dater du jour de la publication générale de la paix, la peine de elles donnent fatalement naissance a ltmpumte ». Ou ;nc~r~l.
mort sera abolie dans la République française. « La peine de mort est nuisible par l'exemple de cr~aute que. ~
donne 3 ». Beccaria renverse donc cet argument de 1 exempl~Ite
Extraordinaire déclaration, engagement inouï. dont nous parlerons encore beaucoup. Loin .de donner le o~
exemple qui dissuaderait les criminels en puissance, 1~ cr~aute
Même si cela, l'abolition de la peine de mort en France, n'ar-
de la peine de mort est un mauvais exemple encourageant a« r~pa~­
riva qu'environ deux siècles plus tard (à une certaine échelle, c'est
dre le sang», comme la guerre. En condamnant à mort, lom e
fort peu), on peut sans déraisonner considérer que les Révolu-
tionnaires, qui voulaient exporter la Révolution et faire la paix,
leur paix publique et républicaine en Europe, avaient marqué la
nécessité d'attendre une pax europeana conforme à leur déclara- .
1 C Beccaria Des délits et des peznes, · P· 127 · Uacques
op. czt., . Derrida précise
tion des droits de l'homme pour abolir la peine de mort dans une lors .de .la séance,:'' :LEurope d'aujourd'hui, n'est-ce ~a:? Md ails cel~ madrque etn
quelque sorte le fondement sans f,on d erne nt de l'abolmon .e a peme 1 é e mor
't'a'·
Europe pacifiée et sûre de sa sécurité. N'est-ce pas ce qui se passe? ' pa ria paiX
Si l'abolition de la peine de mort est con d.. monnee . , par
d a .s cun
. e,A
Et n'est-ce pas ce qui confirme que la peine de mort n'est pas l'extérieur et à l'intérieur, on ne l'abolit pas pour les dquestlons e pnnlctpÉet. tu
abolie pour des raisons de principe et de droit inconditionnel à la fond, on n'en a plus tellement besom, · al ~rs qu''1 t y a es pays comme es a s-
vie mais (d'où une hypocrisie fondamentale, structurelle du dis- Unis ou la Chine qui en ont encore besom »..(NdÉ)]
cours abolitionniste dans son état actuel) là où l'ordre, la paix et 2. C. Beccaria, Des délits et des peznes, op. czt., P· 125.
3. Ibid., p. 132.

140
141
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
Troisième séance. Le 12 janvier 2000

décourager par < l' >exemple les assassins on enco


l 'exemple a, la cruaute., ' urage p ar les maux du malheureux, au lieu de finir, ne font alors que
commencer 1
Et pourtant, quand il propose de remplacer la peine d
par l' empnsonnement
. a, vte,
. 1.1 sem bl e ne pas se rendre e .tnon
B .
eccana, que son meilleur argument, c'est alors la référence ' l '
compte 3. Le double bind des lois: dans les déclarati~ns un_iverselles. La
· rochaine nous revtendrons sur les Declarattons et Con-
cruauté des « travaux forcés à perpétuité» dont il dt.t t .ail a sernatne p , ., , . . 1.
,. . . ' ranqut e- · s mondiales de ces dernteres decenntes que . Je rappe
vennan 1 ats
ment qu tls sont plus dtssuastfs que la peine de mort p
, arce que mençant. Je prends seulement ou y reconnats seu ement
plus redoutables que la mort. Au fond la peine de mort n'e t en corn , . , 1 , .
• s peu~ deux p oints de repere qut montrent 1entre acement eqmvo-
etre pas assez cruelle. Il faut trouver plus cruel, les travaux t; , , . d' 1 . d 1 ,
, , . , h • orees ue d'une logique de 1exceptton et une ogt~u~ e a cru~~te.
a p~rpetune: avec c ~mes et baston~ades (en Alabama, on a ré-
q exe mple , l'International Co venant on Czvd and
Par . Polttzcal
.
tablt les chames au pted). Je vous latsse apprécier ce passa . il
. 1 . . ge, ·
Rtg. hts pose, dans son article 6, que « Every hu man bemg has the zn-
vous montrera bten que e premter souct de Beccaria n'est p . a un drott . m. h'erent a' 1a
. . b ~~
heren t rioht

to lilè
yc
(tout être humam . · · d
« pnnctpe », une onté compatissante (d'ailleurs il est plut"
' d . d • . Ot vie) 2 », mais admet néanmoins le droit de princtpe au ~~ntten e
oppose au ron e grace, voyez la fin du hvre) ou le droit à la · .
, . d' ffi . vte, la peine de mort, en l'a:sortiss_ant seulement de condmons telles
c est un so~ct e cacné dans le maintien de l'ordre (p. 129). E
que (sous-article 4 du meme arncle) « An.1_one sentenced to death shall
pour cela, Il surenchérit dans l'appel à la cruauté- sans le mot: t
have the right to seek pardon and commutatwn ofthe sentence. Am~esty,
pardon or commutation ofthe sentence ofdeath may b~ granted ~n all
~nsi donc, dit-il, les travaux forcés à perpétuité, substitués à la
cases (Quiconque est condamné à mort de~ra avotr le. drm,t de
p~me ~e m_ort, ont toute la sévérité voulue pour détourner du
demander le pardon, la grâce, et la commutat10n du verdtct. L~­
cnme l espnt le plus déterminé. Je dirai plus : beaucoup de gens
regardent la mort d 'un œil tranquille et ferme, les uns par fana- nistie, le pardon et la commutation du verdict de ~ort pourrat~nt!
tisme, d'autres par vanité, sentiment qui accompagne les hommes peuvent être accordés dans tous les cas) 3 ». Qe soultgne ce subltme
au-delà du tombeau [notation fort intéressante! 1] ; d'autres enfin «may be», dont la prudence hypo~rite ou équi~oq~e -là où il s'agi:
veulent tenter ce moyen désespéré d'échapper à leur vie de misère. de respecter la souveraineté des Etats et de n ~bltger p~rs~nne a
Mais ni le fanatisme ni la vanité ne persistent dans les fers et rien -se fait encore plus lisible dans le sous-arncle 6 de 1arttcle 6 :
les chaînes, sous le bâton et sous le joug, dans une cage de fer, et « Nothing in this article shall be invoked to delay or to prevent the abo-
lition ofcapital punishment by any State Party to the p~esent Covenant
(Rien dans cet article ne saura être invoqué pour différer ou pour
1. Lors de la s.éance, Jacques Derrida complète son incise ainsi : «Finale-
ment, cela mène très loin, on a vu quelques exemples en lisant Badinter, c'est
q~~ la peme de m?rr peur séduire. Alors il y en a dans Genet, aussi. Il y en a qui 1. C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., p. 129-130. (Jacques Derrida
desirent cela. Er c est de cela que Beccaria se méfie. Il y en a qui peuvent aimer ajoute lors de la séance : << Voilà le héros de l'abolitionnisme. I.:empnsonne-
ça. Er non se~lement dans la vie _mais dan_s la survie, qui veulent rester, qui ment à vie, les maux ne font que commen~e~, c'est l' enfe_r. Ce n' e~t fas la mort;
veulent au-dela du rombeau, sennment qui accompagne les hommes au-delà c'est l'enfer. Voilà la logique du grand abolmonmsre, qui est admire et respecte
du ro~beau. ,C'est très ~orr. Donc, c'est le risque qu'encourage la peine de par beaucoup, moi-même je dois dire, j'ai un certain respect pour Beccana,
m_ort, c est_qu Il y e~ a qui peuvent cultiver cela, qui peuvent non seulement se mais enfin il faut quand même regarder de près. Pour Badmter, Beccana est son
lai~ser fascmer, mais fa1re rour ce qu'il faut pour jouir de la mise à mort, au grand homme; pour Victor Hugo, aussi; pour les abolmonmsres, Beccana,
present ~t au futur. Pas au. futur de ce qui leur arriverait quand on les ruera, c'est le prophète>>. (NdÉ))
mais apres la mort. Donc, Il ne faut pas leur donner cerre prime à l'immorta- 2. Ciré dans W Schabas, The Abolition of the Death Penalty ... , op. cit.,
lité, à la survie». (NdÉ) p. 312. (NdÉ)
3. Cité dans ibid., loc. cit. (NdÉ)

142
143
Séminaire La peine de mort I (1999-2000)
Troisième séance. Le 12 janvier 2000

empêcher l'abolition de la peine de mort par tour État q · .


' l , C . Ut a souscnr ' écution d'une sentence de la cour suivant la condamna-
dans l ex
1 2
a a presente onventton) ».) [Commenter l'hypocris· . · · ' 1 1 ·)
· d.ts pas d e mamtentr
· · la peme· de mort, mais n'aU te · Je ne . d' n crime pour lequel cette peme est prevue par a 01 ».
vous mter uon u · d' ' ·
l
conc ure que par la' Je
. vous mter
. d.ts d e l'abolir3 !] ez pas en nter · pas de peine de mort, ou du moms pas execution
(Cornrne · . , , , ' d d
'une peine de mort att ete legalement prononcee ans es
~article 7 du même texte tr~ite de la cruauté: «No one shal! be sans qu' us par la loi. Sauf si une peme · d e mort a ete ' ' 1'egalement
sub;ected to torture or to cruel, mhuman or deo-radinu treatm
.h . la ent or
œp~ · d · d
r. 6. . 6 rononcée dans les cas prévus par la lot. Pas e peme e mort
punzs ment. 1 n parttcu r, no one shaii be subiected without h · fi
. l . . .
consent to med zca or sczentific experzmentation (Personne n
J zs ee
.
~é ale en somme; pas de peine de mort sauf dans les cas (excep-
, . ,l e sauratt g
1tionnels !) où e11 e est men
' ·tee
' ou prevue
' par la lot· 1 1)·
erre soumts a a torture ou à un traitement ou une punition l
· h · d' crue
m u~am ou egradant. En pa~ticulier, personne ne saurait êtr~ 4 Enfin, quatrième et dernier point, nous y aborderons direc-
soumts sans son consentement ltbre à une expérimentation 'di
cale ou scientifique)». (Grande question de l'homme et d ml'e .-
rern~nt la semaine prochaine : qu'est-ce que la cruauté? Quel est le
l , e ant- sens de la cruauté 1· Est-ce le sang, une ,histoire du sang, comme
1
ma =. qu est-ce que la cruauté?) Le point 5 de l'article 6 interdisait
l'étymologie semble l'indiquer (cruor,, c e~t le s~n~ rouge, ~ sang
la ~eme de mort p~ur de~ cri~es commis par des jeunes gens de
qui coule) ? Et met-on fin à la cruaute 1~ JOUr o~ 1on ne fait plus
moms de 18 ans et mterdtsait 1exécution de femmes enceint
es. couler le sang? Ou bien la cruauté fa1t-elle stgne vers un rr:al
radical, un mal pour le mal, une souffrance infligée pour fa1re
. Enfin, tou~ours à titre d'anticipation, cette formulation expli-
souffrir, avec ou sans le sang? Quoi du christianisme dans cette
Cite de la logtque de l'exception, du «sauf», dans la Convention
histoire de la cruauté, dans cette histoire du sang rouge ou dans
for the Protection of Human Rights and Fundamental Freed
(dans l'European Convention on Human Rights), la Convem~:
cette histoire de la cruauté sans le sang, au-delà du sang? La
cruauté, qu'est-ce que c'est : le sang ou 1~ mal pour le ~al? Et
pour la protection des droits humains et des libertés fondamen-
qu'est-ce que la mort? Ce sont là les questions q~e nous elabo~e­
tales (1953, ratifiée par 31 pays en 1996), article 2-1 : « Everyone's
r~gh~ to liJe. shalf be pro.tected by law. No one shaii be deprived ofhis rons au cours ou en marge de lectures de Hugo (Ecrits sur la peme
de mort, et nous y suivrons, entre autres, le fil rouge du s~ng ~ouge,
!ife ~nten~zonaf~ s~ve zn the .execution of a sentence of a court fol-
de la couleur rouge dans ses admirables textes sur la gmllot~ne) et
fowmg hts convzctzo.n of a mme for which this penalty is provided
de lectures de Camus (Réflexions sur la guillotine, 1957, Essazs dans
by the law (Le drott de chacun à la vie sera protégé par la loi.
la« Pléiade», l'édition avec Koestler est épuisée[ ... ]).
Personne ne saurait être privé de sa vie intentionnellement, sauf
L'interprétation du christianisme est différente chez ces deux
1. Cité dans W Schabas, The Abolition o~" the Death PenaLty o>n ct·t
grands abolitionnistes français qui voient rouge quand on le~r
p. 312. (NdÉ) 'J ... , r ., parle de la peine de mort, et nous tenterons, pour notre part, d Y
2. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ) voir plus clair.
3. L?r: de la séance, Jacques Derrida ajoute:" Ce qu'on vient de dire au sujet
du droit a la vie et au sujet du pardon demandé ne pourra pas être invoqué par
aucu? État_ qw Y a souscnr pour ne pas abolir la peine de mort. Ils imaginent des 1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: «Autrement dit, je p~raphra~e,
cas ~u un .Etat membre dira: vous avez prévu des exceptions, donc nous n'avons la vie de chacun est protégée par la loi, personne ne pourra être fnve de sa vie,
pas a abolir la pei~e de m?rt. Ils préviennent l'usage vicieux qu'on pourrait faire sauf dans les cas où l'exécution de la sentence de la cour est prevu.e par la lo1.
de leur pro~re. arncle. Mais Ils ne font rien pour l'éviter de façon catégorique. Je Pas de peine de mort, ou du moins pas d'exécution, sa.uf SI une peme .de mort
traduis amsi :Je ne vous Interdis pas de maintenir la peine de mort, mais n'allez a été légalement prononcée dans les cas prévus par la lo1. À part ça, drolt absolu
pas en conclure que par là je vous interdis de l'abolir!>> (NdÉ) à la vie. Pas de peine de mort illégale en somme; pas de peme d.e mort salff
dans les cas (exceptionnels!) où elle est méritée ou prévue par la loi!) >> . (NdE)

144
Quatrième séance
Le 19 janvier 2000

Droit à la vie, droit à la mort

«Je vote l'abolition pure, simple et définitive de la peine de mort. »

Vous savez qui a osé dire cela : c'est bien sûr l'immense Victor
Hugo.

Nous allons poursuivre aujourd'hui, mais autrement, en chan-


geant un peu de références et de rythme, ce que nous avions com-
mencé à élaborer la dernière fois en entrelaçant les deux motifs ou
les deux logiques de la cruauté, d'une part, et de l'exception souve-
raine, d'autre part, tout en analysant la situation actuelle dans la
lutte en cours pour l'abolition, avec le rôle des nouveaux médias
(Internet, etc.) et la stratégie des textes sur les droits de l'homme,
le droit à la vie, et les textes sur les origines théologiques des
concepts de la politique moderne, notamment de la souveraineté
(à partir de Schmitt) .
L'histoire du droit et l'histoire des techniques dites de commu-
nication, l'histoire conjointe de la machine juridique ou judiciaire
et de la machine informative ou informatique étaient et restent
donc l'élément irréductible de notre questionnement.
Le 15 septembre 1848, parlant à la tribune de l'Assemblée
constituante, Victor Hugo proclamait, ou plutôt déclarait sans
clameur (car on dit que son éloquence écrite n'était pas servie par
une voix puissante, contrairement à ce qu'on pourrait penser à le

147
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
Quatrième séance. Le 19 janvier 2000

lire, car sa voix d'écriture est, elle, puissante, puissante par


.· et elle multipliait au contraire les gestes impurs, cam-
st· on peut d'ue, eIl e se d ép1ote· dans le genre et le style de essence
1 .' bo1JtJOn, · 1 ·
. . d' . . 1a VOIX
. d' écriture et la v a· PUis- aJiques' et provisoires ' elle se protégeait
, . dans es aJOUrnements,
sance oratOire, et Je tstmguerats
0 P e nous allons encore le prectser.
court, ceIl e d u cours, par exemple, ou du Parlement, et n'a 1Xbi'tour comm . nous donne à penser que, outre l'·mteret ' ' mtnnseque,
· · '
·
Jamats · qu''1 ' · d ·
1 n y avatt pas e mtcro en ce temps; il faut to ·
u tons Ce qu1 . . h b'
·_· dire vital de cette question de la peme de mort, e ten,
penser a ces con mons tee mques qUI programment et structUJours
, d' . h . . oserai Je fil · d'
l'espace, l' espace et 1e temps de la parole dtte . publique) v·urent h'stoire
1 elle-même est un fil conducteur, un rouge m ts-
son ble auJ·ourd'hui pour la lecture et l''mterpretatton' · d' une h'ts-
Hugo annonçatt donc, de sa puissante et impuissante voix ': tctor
.
pensa d d · · · al
· d droit universel, d'une histoire u rait mternatton
cotre u . . . 1 d . d'
je vote l'abolition pure, simple et définitive de la peine de ou cosmopolitique, de ~e qu~ ~eut _st?~tfier le ~r~tt~ e . r?t~ tt
droit histonque 1htstonctte du drott, 1htstonctte des
mort.
nature1et le ' . . · d
ts entre le droit pénal ou cnmmel et les autres drotts, u
.~a phrase est simple, el!e p~rte.' elle est ~irecte, elle dit à la pre- rappor . . . al l'h.
ort entre le droit national et le droit mternanon , tston-
.
mtere personne
. .
un vote, c est-a-dtre une votx. Elle dit« ma voix », rapp , 1 '
cité essentielle de ce rapport, de ce qu on peut app_e er un fror:res
une votx qUI compte,_ c'est ~elle de« ~o~ Victor Hugo», mais qui
(ou non), un telos ou non dans ce,tte histoi:e: ~ :utvre les :ndtces
compte pour une votx, qUI est et qUI n est pas une voix comm
les signes comme dit Kant, d une posstbtlzte de progres dans
les. autres, la voix de quiconque, une voix à la fois singulière e~
l'histoire de ' l'humanité, des rapports d ' adequation
ou ' . ou . d''Ina-
umverselle qui prétend toujours parler au nom de l'universel d
déquation entre la justic~ et le droit, et surt?ut la questton de
droits universels (mais d'abord français, nous allons y venir). Mai~
l'homme, des droits de 1homme et de ce qu est final.e~ent un
une voix qui refuse toute équivoque, toute hypocrisie, toute
homme, le propre de l'homme - par .exemple si on ~e dtstmgue et
complication, tout détour, tout moratoire, toute exception, toute
de l'animal et de Dieu, des autres ammaux et des dt eux. La ques-
nuance coupable même:« Je vote l'abolition pure, simple et défi-
nitive de la peine de mort ». tion donc du droit à la vie comme droit de l'homme et de ce seul
vivant qu'on appelle l'homme, ou la personne humaine. Inviola-
Nous lirons tout à l'heure le bref discours que cette phrase vient
1 bilité de la vie humaine, dira mille fois Hugo. .
de clore et de signer • C'est la dernière phrase d'une intervention,
Car évidemment, par-delà les limites conceptue!les q.ut _de-
comme on dit, à l'Assemblée constituante. Car n'oublions pas que
cette assemblée parlementaire est constituante. vraient définir la peine de mort, et qui la distingueratent amst de
la mort tout court, de la mort dite naturelle et du meurtre et
du suicide, de toutes les façons multiples de donner ou de se
1848, c'était exactement un siècle avant une Déclaration uni-
donner la mort avec toutes les distinctions par lesquelles nous
verselle des droits de l'homme discutée et votée à l'ONU, et dont
avons commen;é, au-delà de ces limites conceptuelles nécessaires,
le moins qu'on puisse dire est que, si elle faisait un certain pas en
mais toujours précaires et problématiques, il faut bie~ se demand~r
direction d'une éventuelle ou finale abolition de la peine de mort,
ce que c'est que mourir (non seulement au sens o~, selon He~­
elle se gardait bien d'aller trop loin et trop vite ou trop directe-
degger, seul le Dasein meurt, a, si je puis dire, le drott et la P?sst-
ment tout droit, dans le progrès, elle s'arrêtait au bord de la déci-
bilité du mourir, alors que l'animal finit de vivre ou crève mats ne
sion, à l'instant de décider d'une telle abolition, de voter une telle
meurt jamais- cf Sein und Zeit et Unterwegs zur Spra~he,, e~ mon
petit livre Apories où je cite et analyse ces textes 1, mats ou tl faut
1. Victor Hugo, Écrits sur la peine de mort, présenté par Raymond Jean,
Arles, Actes Sud, 1992 [1979], p. 71.
1. J. Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996. (NdÉ)

148
149
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
Quatrième séance. Le 19 janvier 2000

bien se demander aussi quels sont les critères dits obJ'ectif d


mort, d e l 'etat
' d e mort, et nous en vien · drons plus tard à q s 1e la tt e histoire française de la peine de mort, tranchera donc
coute ce ment décisif de la Révolunon · · qw·d'eci'da, JUS-
·
'fi 1
tern ants exemp es executions qw n ,en fi mssent
I d' , . . . pas, et à q ue1ques vec ce mo . . française
. ', . . .
aernent, qu e, dans le cas du Roi, la vie. humame n etait pas mviO-
incidences de cette question sur l'application de la peine de ~e q)~ . .
c 1 ue le corps du Roi n'était plus mvwlable ou sacra-sam~, et
Si, donc, 1848, date de cette déclaration de Hugo à l'Asort ·
blée constituante, précède d'un siècle une nouvelle Déclar s~m- la:e eieq< cas du > Roi pouvait être ju~é ou bien comme celui d~
d d . d l'h
es rans e om~e 19
( 4
8! . anon
qu~ pose le droit à la vie (article :
\rn orte quel citoyen traître à la nanan (co~m~ tous cern: qw
n Pt ensuite guillotinés), ou bien comme celui dun ennemi pu-
« Everyone has th~ r~ght t~ lzb.erty ~nd :ecurity of the person
liJ:, 3
~~ . ' &
(Chacun a le dron a la VIe, a la liberte et a la sécurité per b11.c, quI. n'est même pas un citoyen mais un etranger en temps
. . son-
nelle) » - Je souligne encore « person » pour des raisons qui n guerre. b ·
cesseront, je pense, de s'éclaircir) sans proposer encore et enco e (Là il nous faudrait relire tous ~es tex~es, ceux de Ro esp1erre
moins prescrire l'abolition de la peine de mort, il nous faut don~e d Saint-Just en particulier, mals aussi, nous ne pourrons mal-
ou e ·
heureusement pas le faire, remettre en perspec~1ve, ce e e not~e
11 d
avant de revenir sur ces déclarations modernes et le sens de leu '
. .
1Imites, d 1 rs roblématique de la peine de mort, tout ce qw concern'e les ~n-
pren re a mesure du propos de Hugo, de sa lettre à cette
P. la fin et les limites de la Terreur, sa place dans la Revolution
date et de ses implications philosophiques, métaphysiques, reli- gmes, 1 '11 . 1
gieuses ou historiques. c. r<:~ise et donc la réalité et la figure de a gw anne; nous ne e
am~ · 1
ferons, tout au plus, qu'indirectement. Sans trop JOUer ~ur es mots,
Cette déclaration est loin d'être la seule, de la part de Hugo, et
· dirai de cet événement inouï que fut la mort de Lou1s XVI, sans
elle fut brève. Mais je commence par elle parce qu'elle fut faite
statutairement, dans une enceinte législative et une Assemblé~
~:tre précédent que la décapitation d'un roi d'Angleter~e (et avec
constituante de type révolutionnaire, dans une Assemblée cons- des différences notables), qu'à diviser ainsi le corps du . ro1 en,deux,
,
la tête d'un côté, le corps de l'autre, il était au m01~s, cet evene-
ciente de son pouvoir inaugural, fondateur, instituant. C'est une
ment inouï, destiné à mettre fin à ce que KantorowJCz aprelle le
Constituante. C'est un peu comme s'il s'agissait de renouer avec
double corps du roi 1, les deux corps du roi, le corps empmque et
le temps de la Révolution française et comme en mémoire de la
charnel, mortel, d'un côté, et le corps de la fonction glorieu~e et
dernière session de la Convention, qui, je le rappelle encore, après
l'exécution de Robespierre, avait décrété: souveraine et immortelle de l'autre, si bien que, dans cette log1q~e
des deux corps du roi, quand le corps mortel meurt, on peut d1re
À dater du jour de la publication générale de la paix, la peine de Vive le roi! et le remplacer dans le corps de la fonc~i~n par le corps
mort sera. abolie dans la République française. d'un autre roi, qui est un autre et le même, mais Immortel. Eh
bien, en divisant le corps de Louis Capet en deux, sou.s le c?~pe­
Dans ce discours, Victor Hugo va, à plusieurs reprises, comme ret de la guillotine, les Révolutionnaires, dans cette anthmenque
ille fait dans tant d'autres textes sur la peine de mort, se servir paradoxale des corps, le réduisaient à un seul corps ~u ~om~nt de
pourtant d'un mot, «l'inviolabilité», plus précisément « l'invio- le partager ainsi: il ne restait plus qu'un seul ~orps, Il? y avait plus
labilité de la vie humaine», qui, d'une part, tranchera, si je puis que le corps d'un mortel coupé en deux~ et 1l est vrai que d~ns ce
me servir de ce mot coupant dans ce théâtre de la guillotine qu'est corps unique en deux parties, on pouvait encore, selon les Inter-
prétations des réquisitoires, y voir :
1. Dans le tapuscrit: <<sur quelques terrifiants exemples». (NdÉ)
2. Nous déplaçons ici la parenthèse qui, dans le tapuscrit, se fermait plus
haut, après<< où je cite et analyse ces textes». (NdÉ) ·
1 Ernst Kantorow1cz, L es D eux Corps du Roi, tr. fr. ].-Ph. Genet et
N. Genet, Paris, Gallimard, 1989. (NdÉ)

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151
Quatrième séance. Le 19 janvier 2000
Séminaire La peine de mort I (1999-2000)

l'h rnrne, « je vote l'abolition pure, simple et défini:ive ~ela pei~e


A. soit un simple citoyen traître à la patrie un enn ·
'. , . .d , eml pubh
. d 0
ort », au nom de l'inviolabilité de la vie humame, je vo~dra1s
~ rnun détour (un peu long) par la littérature, et par la quesnon de
f:
e
dd' l Inteneur qm evait être jugé comme un simple cit c
d. . oyen pann.1
autres, ce que 1sa1ent certains discours de l'accusati .
B · A • on, 1atrerttérature en terre chrétienne, en terre chrenenne'. f ·
rançatse,
. sott meme un non-citoyen, un ennemi public de l',
·d · A ,. . , etranger a A~e. Et donc aussi un détour par la figure de l'écrivain, voire de
qu1 evalt etre e11mme comme tel dans un acte de guerre.)
~~rellectuel dans cette histoire de Fran~e: ~e ~a Fr~ce chr~tien~:·
En tout cas, en se prononçant pour l'inviolabilité de 1 · .
' . d l . h . a VIe, et Je Conscient du rôle et de la responsabtlne h1stonque et smguhe-
precise
. e a
bl v1e umame, . car c'est là le point ' nous y · d
VIen rans rnent de la responsabilité de la littérature et de l'écrivain dans
qm rassem e toute la difficulté (il ne s'agit pas de l'inv1· 1 b·1· : re d c· c·
d · d 1 · d · o a lite tte histoire, Hugo le marque au moins eux ro1s, une 101s pen-
u vivant, e a v1e u v1vant en général mais de la vie h · ce 'G '
d 1 . . . ' umame, dant son exil, en 1862, dans une lettre à M. Bost, pasteur a eneve
.e a personne humame, s1 b1en que la frontière en question 1 ù l'on allait délibérer de la peine de mort (Hugo était déjà célèbre
heu du problème, . n'est
. pas l'opposition vie/ mort, < entre > '1 aetVIe .e 0n Europe comme défenseur de cette cause abolitionniste et on
et son contraire,
. mats< entre> la vie humaine et son a ure, mats·
t ~ui demandait d'intervenir partout où un débat s'ouvrait en Eu-
nous y reviendrons
. . longuement,
d d notamment avec la quest'Ion ou rope sur la peine de mort). Da.ns cette lettre, ~ù il parle .encore
1a comp11canon,. mo. erne .. , e l'IVG et de l'avortement) , en se pro- de l'inviolabilité de la vie humame (« ( . . .] parm1 ces quesnons, la
plus grave ,de toutes, !:inviolabilité d~. la, vi: ~umaine est à l'ordre
nonçant pour 1 mvwlablllte de la vie humaine, Hugo est à 1 c ·
R' 1 · · a 101s
un evo un~nna1r~ et quelqu'un qui, tout en accomplissant un du jour. C est de la peme de mort qu tl s ag1t »),Hugo ne se con-
vœu de la Revolunon française, contredit pourtant une prat· tente pas alors de rappeler le rôle des écrivains dans ce débat.
d e lad.lte R'evo l unon,· rompt avec elle, avec le principe de Terreur. Ique
Il leur assigne ou leur reconnaît une responsabilité insigne; c'est à
Hugo prop~se en .somme une Révolution dans la Révolution, ceux qui écrivent de la littérature qu'il appartient de rappel.er ~la
une Revolunon qm contredit pour la confirmer la Révolution d fois à l'inviolabilité de la vie humaine et au respect de la JUStice
1789. e
au-delà du droit, c'est à eux qu'il revient, par excellence, de trans-
E? cela: p~sant l'inviolabilité de la vie humaine, il annonce former le droit dans le sens d'une justice plus que juridique. Il
aussi le pnnc1pe du droit à la vie qui sera posé, cent ans après
écrit par exemple, au passé et au futur :
dans la Déclaration des droits de l'homme de 1948. Et H '
. d l' . . . ugo a
~~nsCienc~ e hiStonclté de son appel. Il a conscience à la fois de Les écrivains du xvmesiècle ont détruit la torture; les écrivains
l,~nterr~pnon brutale et décisive, de la rupture de continuité, de du XIX<, je n'en doute pas, détruiront la peine de mort.
lir~uptw.n, d.e ~a surprise absolue, que constitue son geste décla-
ratif, ma1s aussi de la mémoire historique qu'il réveille, qu'il tire (Ce mot, « détruire», utilisé avec insistance, et délibérément
br~talement de son sommeil et de l'avenir qu'il annonce. La rhé- deux fois, signifie bien qu'il s'agit d'autre chose que d'une si~ple
tonque même de l'adresse ou de l'apostrophe en est marquée, décision législative ou même d'un acte institutionnel ou constitu-
avec un grand art. tionnel, ou constituant; il s'agit, je n'ose pas dire de déconstruire
À propos de cet art, et de ce qui, j'y avais fait allusion en com- mais en tout cas de détruire, de s'en prendre, par l'écriture, en
me~çant,.lie l~ littérature à l'abolition de la peine de mort, non parlant et en écrivant publiquement, il s'agit de s'en prendre aux
mo1?s et mfimmen~ plus qu'au droit à la mort, Hugo, à plusieurs
repnses: pose le droit de. l'écrivain à défier ou à changer la loi.
1. V. Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit. , p. 186-187. [Jacques Derrida
Aussi, avant de revemr à ce texte qui dit, si solennellement, le
15 septembre 1848, un siècle avant la Déclaration des droits de souligne. (NdÉ)]

153
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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Quatrième séance. Le 19 janvier 2000

~on~e~ents o~ aux présuppositions alléguées ar le dr . manifeste hugolien contre la peine de mort. On y trouve déjà
~ opmton publtque parrour où les assises de ce !roi r ou 1m; ou par wut : le principe d'inviolabilité de la vie humaine, expressément
e c~tte opmwn publique,
. de cette doxa ou d e cette orthod es etayages .
formulé, un des nombreux éloges de Beccaria, une réfutation de
sounennent
. . 1a peme de mort. 1·1 ' · d
' s agu e uetrutre les '
J , . · Œue ' l'argument de l'exemplarité, les accusations de cruauté et de bar-
d 1scurs1fs
u1 · et
l autres, les étayages ' les phantas l
mes et es opm m~c~rusmes
1 l
barie, une abondante mise en scène du sang rouge, et déjà (mais
p· swns,· es représentations conscientes o u a, d em1. consc1.eons, es nous reviendrons sur tout cela, le texte se trouve en tête du volume
des Écrits sur la peine de mort), déjà, une axiomatique chrétienne
dmconsCientes, qui 1 sont au service d' une 1,egmmanon . . . de lantes .ou
e mort; et ce a suppose un certain ty d' , . peme ou plutôt christologique dont nous analyserons toute l' ambiguï-
br d . pe ecnture de 1
pu lque, e traitement de la langue (natio al . ' .pato e té.] Hugo poursuit:
qui
, se lie de façon privilégiée à ce q u' on appe n leleetenmternanonale)
Europe 1 1. Les circonstances atténuantes dans la loi, c'est le coin dans le chêne.
terature,
. comme
, à ces citoyens p1us ou moms . en ru a dlt-
Saisissons le marteau divin, frappons dans le coin sans relâche, frap-
Citoyennete, . parfois prêts ' vous all l' d
ez enten re tout à l'h pture e, 1
pons à grands coups de vérité, et nous ferons éclater le billot •
une certaine désobéissance civique , . eure, a
' 11 d ' a ces citoyens du mo d
qu on appe e es écrivains. Je reprends ma citation . . n .e Cette simple phrase dit beaucoup. Elle est pleine de sève et de
constam] ment procéder en emboîtant les textes les ,umnsa.Ids Je VIais verve. Et elle est très efficace, comme toujours avec Hugo. Elle fait
autres. ans es
ce qu'il veut, elle dit ce qu'il veut dire. Mais aussi peut-être un peu
plus, et c'est alors ce qui nous intéresse le plus. Elle dit et fait au
du Les
XIX<écrivains
. ' du XVIII' siècle ont d e't rult
. 1a torture; les écrivains
moins quatre choses.
f . 'Je. n en doute pas, détruiront la peine de mort. Ils ont d ,., Premièrement, elle suggère que ce sont des écrivains qui, avant
att suppnmer en France le poing coupé et le fer rouge [je s ur ep

;';u: ~:";~~ e~ 0
~ l:~:~~e ~~:r :,~:&~'t~';,::~r~:;: :~~r:';' ~a
d'abolir la peine de mort, ou de la« détruire», ont imposé le con-
'!,' cept de circonstances atténuantes. Non pas l'innocence, mais le
la mort CI~rle;
et ils ont suggéré l'admirable ex édient d t ~broger moyen de disculper en soustrayant à la dureté aveugle de la loi, en
tances attenuantes. « C 'est à d'exécr bl 1" p es circons- atténuant la peine.
r. d' a es Ivres comme L D ·
JOUr . un condamné, disait le député Salverte qu'o d . el ~~mer Deuxièmement, elle donne, par image, à penser que ce concept
table mtroduction des circonstances atténua~tes 1. '~ Olt a etes- de circonstances atténuantes a été introduit dans un chêne qu'il
fallait abattre, dans un grand arbre, un arbre vieux et résistant, et
,jC'est d,ond_'accusation, par ce député Salverte de l'infl qu'il fallait dans le long processus qui conduira à l'abattage de cet
~e aste q~
aurait eue, selon lui, Le Dernier jour d'un conJ:::~ arbre comme à l'abolition de la peine de mort, commencer par
hvre du Jeune Hugo, qui date de 1829 (Victor Hu d ' des prémisses, par des leviers, par l'introduction de coins. Et pour
27 ans, rappelez-vous cet âge tout ' l'h go a one ça, il faut savoir, il faut être un bon bûcheron, un bon ouvrier de
Hugo viel"lll. ,.d .fi ' ' a eure nous entendrons un la pensée et de la langue, un bon historien, un bon sociologue, un
s 1 entl er a son fils 1 · A • •
pour s'être élevé c ' ' Ul-meme poursuivi en justice bon analyste. C'est un travail de longue haleine et dans lequel
D . r. d' ' omme son pere, contre la peine de mort) Le
ernzer Jour un condamné, livre du .eune H . , . l'écrivain destructeur doit bien viser et savoir où frapper, avec son
ans après précédé d'une lon u 'f: J , ugo ~t qUI sera trots coin, avec l'instrument coupant et incisif de son écriture.
doute le premier 1 l l g e pre ace, pre~ace qUI constitue sans
' e p us ong et le plus nche, le plus éloquent
1. V. Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 189. [C est J. Derrida qui
1. V Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 189. souligne. (NdÉ)]

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Quatrième séance. Le 19 janvier 2000
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
(lire Écrits de
le rnot de Hugo - des écrivains). Je lis la suite :
Troisièmement, cet arbre, ce chêne qu'il faut abattre, ce n'est pas
un bon arbre, ce n'est pas le bon chêne de la liberté ou le bon Bugo, p. 189-191)

Lentement, j'en conviens. Il fau~ra du r:mpsd,ac~:t~~· ~~~~t:~


chêne sous lequel la justice de Saint Louis est rendue, c'est tout au
contraire un mauvais chêne, à savoir l'arbre dans lequel on sculp- , Nos enorts meme '
tera une pièce de la machine de mort, le billot, c'est-à-dire le lieu ne nous decourageons pa5 . . ' 1 le fait de Char-
sont pas toujours inutiles. Je vrens de vous rappe er 1854 un
propre de la décapitation, le lieu où la tête doit tomber. Il h · ns à Guernesey, en '
leroi; en voici u~ autre. y aco~~:~é au gibet; j'intervins, un
Quatrièmement, vous l'avez remarqué, si l'écriture de l'écrivain
homme nomme Tapner fut . bl d l'île l'homme
introduit le coin dans le chêne, si l'écrivain saisit ensuite le mar- , c · ' ar stx cents nota es e '
recours en grace rut srgne P d s .ournaux d'Eu-
teau et frappe à grands coups de vérité pour faire éclater le billot, fut pendu; maintenant écoutez: quelques-~ns e ) . . ur
le marteau dont il se sert est dit« marteau divin». Autrement dit, o e ui contenaient la lettre écrite par mor aux Guernesrars po
la fin de la peine de mort, l'ordre de mettre fin à la peine de mon, remppê~her le supplice arrivèrent en Amérique à :emps pour ~~e
· 1 les Journaux amen-
l'instrument abolitionniste doit 1 être divin, il agit selon le respect cette lettre pût être reprodune un ementb par ' Julien. le
h à Qué ec un nomme ,
pour Dieu et pour le Christ (fût-ce contre l'Église et l'Inquisi- cains; on allait pend re un omme . , d ' à lui-
1 du Canada considéra avec rarson comme a ressee
tion). Pour un Christ qui est la vérité, qui dit « je suis la vie et
~~!:la lettre que j'avais écrite au peuple de Guernesey, ·e~ paru~
la vérité ». À grands coups de vérité : il suffit de rappeler la vérité, rovidentiel cette lettre sauva, passez-mor expres
de se rappeler la vérité, de se rappeler à la vérité pour frapper les c?ntre-cof P ' lle ~isait mais Julien qu'elle ne visait pas. Je
coups qui abattront un jour ce mauvais chêne. s~on, nofn . apner quueoi? parc: qu'ils prouvent la nécessité de per-
clte ces arts; pourq · .
Nous le vérifierons sans cesse : l'abolitionnisme de Hugo est · Hélas 1 le glaive persiste aussr. l
profondément chrétien, christique, évangélique. Qu'il s'agisse là srster. . .11 . d 1 potence conservent eurs
Les statistiques de la gm orme et e a ' . d .d
de foi profonde ou de rhétorique obligée, ou, entre les deux, com- hideux niveaux; le chiffre du meurtre légal ne ~ est a~om n an~
me je le crois, d'une conscience morale ou d'un discours de la s De uis une dizaine d'années meme, e sens mor
conscience morale, d'un for intérieur qui ne peut être cultivé aucu~b~'7sé. le s~pplice a repris faveur, et il y a recrudescence. ~ous
comme une autorité que dans un espace chrétien, d'une idée de ap~: peupl~ dans votre seule ville de Genève, vous avez v~ ' ,euxry
, d. h . . En effet ayant tue va ,
l'homme, de la « vie humaine », de cette inviolabilité de la vie, guillotin~s dressées enEl 1~-E~l~;p:gl~.e il y a le ~arrot ; en Russie,
comme vie humaine, qui est fondamentalement héritière, élémen- pourqum ne pas tuer cy. ' d le
1 À Rome l'Église ayant horreur u sang,
tairement issue d'une famille chrétienne, d'une sainte famille, la mort par es verges. ' ~zzato I.:Angleterre, où règne une
il reste que c'est au nom de Dieu et d'un Dieu chrétien qu'on va condamné est assomme, amm .
femme, vient de pendre une femme 1.
s'opposer à la peine de mort.
Et encore en 1862, dans cette lettre où Hugo dit la mission et la .l. ' d l'écrivain et sa responsabilité, nous
responsabilité exemplaire, et donc le douloureux privilège de l' écri- Cette responsab llte e ' 1. . is-
de le voir déjà internationale ou cosrnopo mque, sa rn
vain, il sait et il avoue alors que la route sera longue, mais il ne perd v~nons . . t' 'a faire céder ou à transformer le droit état-
jamais une occasion de rappeler le rôle de l'écrit, de ses propres s1on qu1 cons1s e . d · D le
. 'h, . ' l'a peler aussi un rolt. ans
écrits, du voyage déjà international (nous parlions la dernière fois natwnal, H~go ~ reslt~l P::l: d'! droit de l'écrivain, d'un droit
du Web, eh bien il y avait déjà une communication internationale, passage ~ue Je v~s lree, {e Pdroit du législateur. Sacré, c'est-à-dire
jusqu'en Amérique déjà, assez rapide, des interventions- c'est déjà non moms sacre qu
-
1. v. Hugo, Ecrits sur la pezne
· de mort ' op · cit., p· 189-191.
1. Singulier tel dans le tapuscrit. (NdÉ)

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Quatrième séance. Le 19 janvier 2000
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
. ' alors comme fortuitement, et je l'imagine
divin, en somme, ou de droit divin, un droit souverain. Car s· qu'il faut)ug~r. Etc est d ns un geste de rhéteur, d'avocat ou
vous y prêtez attention, c'est un droit qui a ou qui donne le droi
1
cout inconsoemment, q~~er aaux jurés qu' ils risquent de répéter,
de ne pas se laisser enfermer par le droit existant. C'est un droi~ de procureur, lpo~r raRppmains ou de vulgaires Juifs, le geste de
e de vu grures o . ' . e la
qui donne le droit d'aller au-delà du droit et p~rfois d'engager, de cornm d Ch . t 'tl montre le Christ aux Jures et mvoqu
· ' mort u ns ' ' 1 c · 1 Père
s'engager dans ce qu'à la même époque, aux Etats-Unis, certains rntse a ' 1 fil d Dieu Il est alors a a rots e
'fixion de Jesus e s e · . ,
citoyens-écrivains élaboraient aussi sous le nom de « civil disobe- cruel ' 1 P' . laide pour son fils JUge et en pa~se
dience », de désobéissance civique à la législation en vigueur au incarné en Jesus,, e ~reiC~~taussi le Fils, la vraie victime rém-
nom d'une loi ou d'une justice supérieures. d'être condamne,_ mats P' t fils 'a la fois deux en un seul
d D · f: h mme ere e '
Eh bien, qu'en est-il de cette responsabilité de l'écrivain, de ce carnée e teu alt o 'ail l' nrendre loin de son intention
Naturellement, vous ez e ' . d''d
droit au-dessus du droit? Avant même de leur donner la formula- corps.. d ure l'idée de comparer, encore moms 1 en-
tion explicite que vous allez entendre dans le discours qu'il pro- consoente, sans o . ' d Ch . t à la sienne et s'il montre le
1 f: ïle de Dteu et u ns ' d
nonça devant la cour d'assises de la Seine quand son fils Charles ti fi er a amt . 1 . ' et leur montrer comment es
. ' our émouvou es JUres . 'f:
Hugo y fut poursuivi précisément pour avoir « outragé la loi » en Chnst, c est p 1 1.h . e des barbares romains ou JUl s
mment a Ol umam '1 d' 1
écrivant contre la peine de mort, cette responsabilité et ce droit hommes, co l' ' . de la loi divine. Mais 1 tt P us
inconditionnel de l'écrivain, donc, Hugo les revendique pour lui, a condam~é à mor~ mcarna:w~écierez l'usage qu'il fait du mot
lui le père. Et il se présente ironiquement, mais avec conviction, que ce qu tl veut dtre,'ï vou~ ?P .
crült tromque et cmg an '
. 1 t mais dont je
comme le vrai coupable, le vrai responsable, lui le père, lui le «famille », usage qu 1 , t où il s'aveugle sur la
. 'ï d'borde sa pensee au momen 'ï
modèle, lui l'écrivain. Et il le fait en déclarant une fois de plus crots qu 1 ~ Ï se croit le metteur en scène, alors qu 1 en
l'inviolabilité de la vie, sa condamnation de la loi du sang pour scène de famtlle ~ont 1 , 1 ~ . oble inconscient, narcissique et
est sans doute le JOUet a a ols n '
le sang au nom d'une fidélité au Christ, c'est-à-dire, et voilà l'axe
de la démonstration, en posant la loi divine au-dessus de la loi na'if. les fils en tant que tels.
Comme tous les pères et comme tous '
humaine. La peine de mort est trop humaine, l'abolition est
Je lis : (lire et commenter P· 96-97)
divine. C'est la logique de cette hiérarchie qui, plus loin dans le
même discours, assurera de façon conséquente sa sacralité au droit . ., suis amené, il faut bien vous le dire, messieurs
Car, et putsque J y d mbien devait être profonde
de l'écrivain. Geste fort noble évidemment, mais aussi surdéter- les jurés, et vous allez compren re co aff . s'il y a un cou-
miné et ambigu, scène de revendication en paternité de ce père . 1 ai coupable dans cette atre,
mon émouon, e vr ' oi (Mouvement prolongé.)
qui dit se réincarner dans son fils en s'accusant, lui, de la faute du pable, ce n'est pas mo~ ~ls, _c est~ t. moi moi qui depuis vingt-
fils, en se présentant ironiquement mais sérieusement comme le Le vrai coupable, j y mstste, c esl c ' es les pénalités irrépa-
vrai coupable, c'est-à-dire comme le vrai héros, le vrai auteur de la . . battu sous toutes es rorm .
cmq ans, at corn . . . i défendu en toute occaston
faute qui consiste à s'élever contre la peine de mort, le vrai et le rables! moi qui, dep~ts vmgt-_cm( ans, a
premier, le premier dans l'ordre de la génération, le premier par- l'inviolabilité de la vte hul'~at.nel.b'l' ' de la vie humaine, je l'ai
. d'D de mvtoattte
tisan de la vie, du droit à la vie, lui, le père, mais du même coup Ce ~n~e, e en r fils bien lus que mon fils. Je me dénonce,
en rappelant, comme il ne manque jamais de le faire, ses mérites com~ts bt~n avant ~o~ al' ,Je l'atcommis avec toutes les circo~~­
de père- et que ce combat contre la peine de mort est le sien, que monsteur l avocat gener . 'd' . avec ténacité avec reo-
tances aggravantes.1 avec préme ttauon, '
c'est lui l'écrivain qui depuis toujours et partout dans le monde
est reconnu comme le héros de l'abolitionnisme; et il n'a pas fini dive! (Nouveau mouvement) d ' alités sauvages, cette vieille et
Oui, je le déclare, ce reste es pen
de dire en somme, c'est moi le père réincarné dans le fils, c'est moi
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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Quatrième séance. Le 19 janvier 2000

inintelligente loi du t~lion, cette loi ~u sang your le sang, je l'ai à une loi divine, à une justice divine qui a déjà parlé, une
combattue toute ma vie- toute ma vie, messieurs les jurés!_ appe1er h 1.
· lus vieille qu'eux et plus ancienne que les ommes, une OI
tant quI'"1me restera un souffi e dans la poitrine, je la combattrai, et,
d
loi,?! f: ut inventer mais au sens de découvrir, de trouver, comme
tous mes efforts comme écrivain, de tous mes actes et de tous me: quI de a de l'invention du corps duCh nst · pour d'Ire 1a d'ecouverte
votes comme législateur, je le déclare (M Victor Hugo étend le bras . . ne pder fi~rme, de
et montre le Christ qui est au fond de la salle, au-dessus du tribunal) de son corps introuvable, si. b'Ien que. l''ecnvam
on pa
deva~t cette victime de la peine de mon qui est là, qui nous regarde Jles lois, il n'invente et ne produit un nouveau rou, qu en
nouve 1 · d' · ·
et qUI nous entend! Je le jure devant ce gibet où, il y a deux mille ' tant en sachant écouter dans son cœur une OI Ivme qm
ecou ' - d'
ans, pour l'éternel enseignement des générations, la loi humaine a parle déjà et que les ho~me~, parfois les Eglises, ont assour Ie,
cloué la loi divine! (Profonde et inexprimable émotion.) dissimulée, enterrée ou fau taire.
Ce que mon fils a écrit, ill' a écrit, je le répète, parce que je le lui
ai inspiré dès l'enfance, parce qu'en même temps qu'il est mon fils B. D'autre part, deuxièmement, ce.tte justice divin~ et chris-
selon le sang il est mon fils selon l'esprit, parce qu'il veut continuer . e doit à l'occasion, et nous en a un ons beaucoup d exemples,
la tradition de son père. Continuer la tradition de son père! Voilà uqu
' tre retournée contre l'Eglise - quand, avec 1' Etat,
' l' Eg
' 1Ise
· ~r ah'It
un étrange délit, et pour lequel j'admire qu'on soit poursuivi! Il e tte J. us ti ce éternelle et chrétienne, (l'Inquisition est ici le meilleur
était réservé aux défenseurs exclusifs de la famille de nous faire voir ce
cette nouveauté! (On rit) 1• exemple de cette culpabilité de l'Eglise).

C. Enfin, troisièmement, de même q~' on c~~damne une cer-


Le terrain est ainsi préparé pour mettre en avant les trois thèses
taine Église, voire une certaine théologie polmque ~u no~ du
suivantes. Je les crois indissociables dans la logique et da~s la rhéto-
Christ, on condamne la guillotine ou la terreur révolutwnn~Ire au
rique de tous les Écrits de Hugo sur la peine de mort. Et si j'y
nom de la vraie fidélité à l'esprit de la Révolution française :_la
insiste, c'est que leur système, leur articulation systémique, n'est
frontière de ce droit à la littérature passe donc au-dedans du chns-
pas seulement propre à Hugo, ni même au seul xrxe siècle; nous
tianisme, il fait le partage entre un bon et un mauvais christia-
allons sans cesse en retrouver les signes aujourd'hui encore, même
nisme, entre un christianisme fidèle et un christianisme infidèle à
si Hugo leur a donné, évidemment, une voix exemplaire, voire une
lui-même, comme elle passe, cette frontière, cette ligne de démar-
voix géniale, en tout cas générique. Il en a, avec génie, mais aussi le
cation, entre plusieurs figures de la Révolution française:
sens de la génération fils-père, assuré et inauguré la loi du' genre.
Je dis bien de la Révolution française, de la ~évolution de 1~
Quels sont donc ces trois thèses ou ces trois axiomes?
France. Car il faut bien souligner ici que ces trOis arguments, SI
distincts soient-ils en apparence, s'unissent dans le corps de la
A D'une part, les écrivains, la filiation des écrivains, et cette fois,
France, de l'histoire de France, dans l'histoire de la_ littérature
des grands écrivains français, la suite des générations d'hommes-
française et de ses grands hom:nes, dans l'histoire de l'Etat et de la
écrivains dans la littérature française, de Voltaire à Chateaubriand
politique, dans l'histoire de l'Eglise de Fr~nce. Car au c~ur.s de la
et à Hugo, instituent la responsabilité et se donnent le droit sacré
même séance du procès de son fils, le pere a donc ose dire, en
de faire la loi au-dessus des lois, de se faire les représentants de la
s'élevant contre le spectacle que donnaient cette loi et ce pr~cès,
justice éternelle au-dessus du droit, et donc de la justice divine.
que la France n'était plus la France, mais le Mogol ou le Tibet.
Mais faire la loi, inventer un nouveau droit, ici, c'est seulement en
C'est alors que, devant l'émotion du public, 1~ Président ~en ace
de faire évacuer la salle et Hugo reprendra ensUite dans la sequence
1. V. Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 96-97.
que je vais lire et commenter: (lire et commenter p. 98-1 01)

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Séminaire La peine de mort I (1 999-2000) Quatrième séance. Le 19 janvier 2000

Mais alors, c'est bien! fermons la chambre, fermons les ' l à la face du monde civilisé, qui donc eût osé relever l'échafaud pour
1 , 1 d , "bl
1 n y a p us e progres poss1 es, appelons-nous le Mogol
eco es
l' le roi, pour l'homme dont on aurait pu dire: C'est lui qui l'aren-
Thibet (sic), nous ne sommes plus une nation civilisée! Oui cou e versé! (Mouvement prolongé.)
1 , [;" d. , e sera On accuse le rédacteur de L'Événement d'avoir manqué de respect
p us tot aH, !tes-nous que nous sommes en Asie, qu'il
r . , 1. 1 F . y a eu aux lois! d'avoir manqué de respect à la peine de mort! Messieurs,
autrero1s un pays gu on appe ait a rance, ma1s que ce p l'
, . 1 l' ays- a élevons-nous un peu plus haut qu'un texte controversable, élevons-
n ex1ste p us, et que vous avez remplacé par quelque chose .
, 1 1 h. . , . . . '
n est p us a monarc 1e, J en conviens, ma1s qu1 n est certes P 1
quJ nous jusqu'à ce qui fait le fond même de toute législation, jusqu'au
république! (Nouveaux rires.) as a for intérieur de l'homme. Quand Servan, qui était avocat général
, M.. LE_ PRÉSID~NT. - Je renouvell_e mo~ observation. Je rappelle cependant, quand Servan imprimait aux lois criminelles de son
1auditOire au silence; autrement, Je seraJ forcé de faire évacuer la temps cette flétrissure mémorable : << Nos lois pénales ouvrent toutes
salle. les issues à l'accusation, et les ferment presque toutes à l'accusé >>;
. M. VICTOR HUGO, poursuivant. - Mais voyons, appliquons aux quand Voltaire qualifiait ainsi les juges de Calas : «Ah! ne me parlez
fa1ts, rapprochons des réalités la phraséologie de l'accusation. pas de ces juges, moitié singes et moitié tigr~s! » (~n rit); quand Cha-.
Messieurs les jurés, en Espagne, l'Inquisition a été la loi. Eh reaubriand, dans Le Conservateur, appelait la l01 du double vote lot
bien! il faut bien le dire, on a manqué de respect à l'Inquisition. En sotte et coupable; quand Royer-Collard, en pleine Chambre des dé-
France, la torture a été la loi. Eh bien! il faut bien vous le dire putés, à propos de je ne sais plus quelle loi de censure, jetait ce cri
encore, on a manqué de respect à la torture. Le poing coupé a été célèbre : « Si vous faites cette loi, je jure de lui désobéir»; quand ces
la loi. On a manqué ... -j'ai manqué de respect au couperet! Le fer législateurs, quand ces magistrats, quand ces philosophes, quand ces
rouge a été la loi. On a manqué de respect au fer rouge! La guillo- grands esprits, quand ces hommes, les uns illustres, les autres véné-
tine est la loi. Eh bien! c'est vrai, j'en conviens, on manque de rables, parlaient ainsi, que faisaient-ils? Manquaient-ils de respect à
respect à la guillotine! (Mouvement.) la loi, à la loi locale et momentanée? C'est possible, M. l'avocat
Savez-vous pourquoi, monsieur l'avocat général? Je vais vous le général le dit, je l'ignore; mais ce que je sais, c'est qu'ils étaient les
dire. C'est parce qu'on veut jeter la guillotine dans ce gouffre d' exé- religieux échos de la loi des lois, de la conscience universelle! Offen-
cration où sont déjà tombés, aux applaudissements du genre saient-ils la justice, la justice de leur temps, la justice transitoire et
humain, le fer rouge, le poing coupé, la torture et l'Inquisition! faillible? Je n'en sais rien; mais ce que je sais, c'est qu'ils proclamaient
C'est parce qu'on veut faire disparaître de l'auguste et lumineux la justice éternelle. (Mouvement général d'adhésion.)
sanctuaire de la justice cette figure sinistre qui suffit pour le remplir Il est vrai qu'aujourd'hui on nous a fait la grâce de nous le dire au
d 'horreur et d'ombre, le bourreau! (Profonde sensation.) sein même de l'Assemblée nationale, on traduirait en justice l'athée
Ah! et parce que nous voulons cela, nous ébranlons la société! Voltaire, l'immoral Molière, l'obscène La Fontaine, le démagogue
Ah! oui, c;' est vrai! nous sommes des hommes très dangereux, nous Jean-Jacques Rousseau! (On rit.) Voilà ce qu'on pense, voilà ce qu'on
voulons supprimer la guillotine! C est monstrueux! avoue, voilà où on est! Vous apprécierez, messieurs les jurés!
Messieurs les jurés, vous êtes les citoyens souverains d'une nation Messieurs les jurés, ce droit de critiquer la loi, de la critiquer
libre, et, sans dénaturer ce débat, on peut, on doit vous parler comme sévèrement, et en particulier et surtout la loi pénale, qui peut si
à des hommes politiques. Eh bien! songez-y, et, puisque nous traver- facilement empreindre les mœurs de barbarie, ce droit de critiquer,
sons un temps de révolutions, tirez les conséquences de ce que je vais qui est placé à côté du devoir d'améliorer, comme le flambeau à
vous dire. Si Louis XVI eût aboli la peine de mort, comme il avait côté de l'ouvrage à faire, ce droit de l'écrivain, non moins sacré que
aboli la torture, sa tête ne serait pas tombée. Quatre-vingt-treize eût le droit du législateur, ce droit nécessaire, ce droit imprescriptible,
été désarmé du couperet. Il y aurait une page sanglante de moins vous le reconnaîtrez par votre verdict, vous acquitterez les accusés'·
dans l'histoire, la date funèbre du 21 janvier n'existerait pas. Qui
donc, en présence de la conscience publique, à la face de la France, 1. V. Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 98-101.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
Quatrième séance. Le 19 janvier 2000

Fin de ce détour. Vous vous rappelez que c'est au morne , pour idéal ce moment historique, où « la vie porte la mort et ~e
"'all . 1" 1
J ats sou tgner que a rhétorique même de l'adresse ou de l' nt ou
, . apos- maintient dans la mort même» [citation de Hegel] pour obtemr
trop he ~n etait ~arq.u~e, avec un. grand art, dans la déclaration de d'elle la possibilité et la vérité de la parole. C'est là la« question>>
vote (« Je vote 1abolmon pure, stmple et définitive de la pein d qui cherche à s'accomplir dans la littérature et qui est son être 1•
~ort ») q~e )'a:ais amorcé ~e détour au sujet de l'écrivain~ d:
1homme-ecnvam et du droit de la littérature non pas com Par quoi Blanchot ne veut pas seulement rappeler, comme ille
drott · a' 1a mort (comme on l' a d"tt, autrement, depuis Blanchme) fait aussi, dans le double sillage de Hegel et de Mallarmé, la force
. d . 1 Ot
mats comme rott à a vie, droit au-delà du droit et droit à l'ab 0 _ négative ou annihilante de la nomination, le lien essentiel entre le
lition de la peine de mort. langage et la mort, le langage et le meurtre, le langage qui anéantit
Comme je viens de faire allusion à ce fameux texte de Blanchot l'existence de la chose (et non seulement dans le fameux exemple
«La litté~ature et le droit à la mort», dans La Part du feu, je vou; mallarméen si souvent évoqué par Blanchot, du « je dis une fleur »
en consetlle la relecture, notamment, du point de vue de ce sémi- et de la« fleur absente de tout bouquet»; encore que dans le pas-
naire et de ce qu~ nous.disons aujourd'hui, autour de ces pages qui sage où nous sommes, la fleur est une femme, et à deux reprises,
co,ncernent ~a Revol~'tlon et la Terreur, Saint-Just et Robespierre. Blanchot choisit l'exemple métonymique de la femme, de la
D une certaine mamere, on pourrait lire ces pages de façon fort femme fleur, pour illustrer cette mise à mort par la nomination
inquiète, voire critique, comme le terrifiant document d'une cer- - et comme vous me voyez suivre depuis tout à l'heure le fil des
taine époque de la littérature française, très française, et de la différences sexuelles dans cette histoire de la littérature française
meilleure, de la plus fascinante, de la plus fascinée, mais aussi de la et de la peine de mort, il faut verser cet exemple au même dossier :
~lus équivoque pensée politique de la littérature. On pourrait aussi pourquoi, comme Jeanne d'Arc, est-ce ici une femme qui est
hre ce document (et je vais le faire) comme le contre-point, mais au exemplairement mise à mort par l'acte de nomination et par le
nom de la littérature même, de ce droit inviolable à la vie et comme simple fait de parler?).(« Je dis cette femme : et immédiatement
le contre-pied hegeliano-mallarméen de l'abolitionnisme hugolien. je dispose d'elle, je l'éloigne, je la rapproche, elle est tout ce que je
Ce n'est certainement pas, j'en conviens et j'y insiste même, la seule désire qu'elle soit. .. »et plus loin sur la même page: «Je dis: cette
lecture possible de cet autre grand texte auquel il faudrait consacrer femme. Holderlin, Mallarmé et, en général, tous ceux dont la
un séminaire tout entier. Il reste que l'on peur, pour l'instant, à titre poésie a pour thème l'essence de la poésie ont vu dans l'acte de
partiel et provisoire, en retenir au moins ceci que Blanchot, dans ce nommer une merveille inquiétante. Le mot me donne ce qu'il
~ext~, à cett~ époque (1949 dans La Part du feu, dans Critique, signifie, mais d'abord ille supprime. Pour que je puisse dire : cette
Janvter 48 -encore 48, date de la Déclaration universelle des droits femme, il faut que d'une manière ou d'une autre, je lui retire sa
de l'homme, exactement un siècle après le texte et le vote abolition- réalité d'os et de chair, la rende absente et l'anéantisse. Le mot me
niste de Hugo que nous sommes en train de méditer), Blanchot donne l'être, mais il me le donne privé d'être » 2 .)
inscrit la littérature non seulement sous le signe de la révolution, ce Ce n'est pas seulement ce pouvoir anéantissant du nom qui
qu'il a toujours fait, de deux révolutions, de l'extrême droite à l'ex- inscrit la littérature sous le signe de la terreur révolutionnaire.
trême gauche, mais plus précisément, ici, de la Révolution fran- C'est plus précisément, pour ce Blanchot du moins, à cette
çaise et dans son moment de Terreur. époque du moins, en 1948, l'alliance littérale de la littérature avec

La littérature se regarde dans la révolution, elle s'y justifie, et si


1. Maurice Blanchot, La Part du Jeu, Paris, Gallimard, 1949, p. 324.
on l'a appelée Terreur [c'est le mot de Paulhan], c'est qu'elle a bien
2. Ibid., p. 325.

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la Terreur comme machine à guillotiner; c'est aussi la référence à de son château moyenâgeux, homme tolérant, plutôt timide et
l'instance sadienne de la Révolution. Linstance sadienne, c'est-à- d'une politesse obséquieuse; mais il écrit, il ne fait qu'écrire, et la
dire aussi celle d'une cruauté absolue, d'une perversion radicale. liberté a beau le remettre dans la Bastille d'où elle l'avait retiré, il
Est-il insignifiant que, sur la page d'en face, juste avant les deux est celui qui la comprend le mieux, comprenant qu'elle est ce
moment où les passions les plus aberrantes peuvent se transformer
allusions au« je dis: une femme» et« il faut que je [ ... ] l'anéan-
en réalité politique, ont droit au jour, sont la loi. Il est aussi celui
tisse », on voie surgir la figure de Sade pendant la Terreur révolu-
pour qui la mort est la plus grande passion et la dernière des plati-
tionnaire? Blanchot avait déjà évoqué la Terreur, Robespierre et
tudes, qui coupe les têtes comme on coupe une tête de chou, avec
Saint-Just, il venait de dire que, je cite : une indifférence si grande que rien n'est plus irréel que la mort
qu'il donne, et cependant personne n'a senti plus vivement que la
Cela, la Terreur et la révolution - non la guerre - nous l'ont souveraineté était dans la mort, que la liberté était mort. Sade est
appris. L écrivain se reconnaît dans la Révolution. Elle l'attire parce l'écrivain par excellence, il en a réuni toutes les contradictions.
qu'elle est le temps où la littérature se fait histoire. [Même chose Seul : de tous les hommes le plus seul, et toutefois personnage public
que Hugo, mais le contraire, comme la mort et la vie, commenter 1.] et homme politique important. Perpétuellement enfermé et absolu-
Elle est sa vérité. [La Révolution est la vérité de la littérature.] Tout ment libre, théoricien et symbole de la liberté absolue. Il écrit une
écrivain qui, par le fait même d'écrire, n'est pas conduit à penser : œuvre immense, et cette œuvre n'existe pour personne. Inconnu,
je suis la révolution, seule la liberté me fait écrire, en réalité n'écrit mais ce qu'il représente a pour tous une signification immédiate.
pasz.
Rien de plus qu'un écrivain, et il figure la vie élevée jusqu'à la pas-
sion, la passion devenue cruauté et folie. Du sentiment le plus sin-
Or aussitôt après, pour illustrer, mais d'un exemple irrempla- gulier, le plus caché et le plus privé de sens commun, il fait une
çable, cette vérité universelle, mais historique, Blanchot fait surgir affirmation universelle, la réalité d'une parole publique qui, livrée
la figure de Sade pendant la Révolution, et vous allez voir réappa- à l'histoire, devient une explication légitime de la condition de
raître, cette fois valorisés, affirmés, voire célébrés, les motifs et les l'homme dans son ensemble. Enfin, il est la négation même : son
mots de « souveraineté dans la mort » (lisez aussi Bataille de ce œuvre n'est que le travail de la négation, son expérience le mouve-
point de vue), les mots de cruauté et de folie, et même, toujours ment d'une négation acharnée, poussée au sang, qui nie les autres,
valorisés, réaffirmés, voire célébrés, à l'inverse même de ce que nie Dieu, nie la nature et, dans ce cercle sans cesse parcouru, jouit
d'elle-même comme de l'absolue souveraineté 1•
font 3 Hugo et tout abolitionniste, le motif et le mot de « sang ».
Je lis : (lire La Part du feu, p. 324)
Bien que Blanchot ne fasse pas l'éloge de la peine de mort
En 1793, il y a un homme qui s'identifie parfaitement avec la comme telle, la logique de son discours sur la littérature comme
révolution et la Terreur. C'est un aristocrate, attaché aux créneaux droit à la mort, même si on ne peut y voir une thèse assumée par
lui, mais avant tout une analyse de ce qu'est ou de ce que tente
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : << Donc, l'écrivain aime la révo- d'être la littérature, même si au fond il analyse la tentation de la
lution, parce que, pendant la révolution, la littérature devient histoire. Il dit la littérature comme sa vérité (et d'ailleurs il se sert du mot de tenta-
même chose que Hugo, mais le contraire, n'est-ce pas! A savoir que l'écrivain tion, et toute la page que je vais citer maintenant analyse, ou dé-
fait l'histoire, au point que nous avons déterminé. Il dit la même chose, mais il crit, une tentation essentielle de la littérature, une tentation qui
dit le contraire, puisque Hugo le dit du côté de la vie, et Blanchot de la mort >> .
(NdÉ) est constitutive du projet d 'écrire de la littérature - ce qui peut
2. M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 323-324.
3. Dans le tapuscrit: « fait ». (NdÉ) 1. M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 324.

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toujours, donc, laisser à Blanchot la possibilité de dire que cette justifié. I.:action révolutionnaire est en tous points analogue à l'ac-
tentation, il l'analyse, il la décrit, il la constate, il en pense le mou- tion telle que l'incarne la littérature : passage du rien à tout, affir-
vement essentiel sans y céder lui-même de part en part, etc. ; il mation de l'absolu comme événement et de chaque événement
analyse une tentation sans nécessairement y souscrire de part en comme absolu. I.:action révolutionnaire se déchaîne avec la même
part), il reste que le lien entre la littérature et la Terreur révolu- puissance et la même facilité que l'écrivain qui pour c~ang~r le
tionnaire qui condamne à mort est clairement posé, et même s'il monde n'a besoin que d'aligner quelques mots. Elle a aussrla meme
est abusif d'en conclure que Maurice Blanchot est pour une litté- exigence de pureté et cette certitude que tout ce qu'elle fait vaut
rat ure solidaire de la peine de mort, le ton et le mouvement de son absolument, n'est pas une action quelconque se rapportant à
quelque fin désirable et estimable, mais est la fin dernière, le De~­
texte interdisent de conclure le contraire, ou de dire que Blanchot
nier Acte. Ce dernier acte est la liberté, et il n'y a plus de chorx
est contre la peine de mort, à cette époque, et qu'il n'a pas de
qu'entre la liberté et rien. C'est pourquoi, alors, la seule parole
sympathie ou d'inclination pour cette tentation littéraire qu'il supportable est : la liberté ou la mort. Ainsi apparaît la Terreur.
décrit si bien. Dans cette page, je soulignerais, entre autres, la Chaque homme cesse d'être un individu travaillant à une tâche
sensibilité au Théâtre de la Révolution comme théâtre de la déterminée, agissant ici et seulement maintenant : il est la liberté
cruauté et comme « Dernier Acte », ce sont ses mots, comme universelle qui ne connaît ni ailleurs ni demain, ni travail ni œuvre.
jugement dernier, en somme, apocalyptique et eschatologique : Dans de tels moments, personne n'a plus rien à faire, car tout est
(lire et commenter La Part du feu, p. 321 -323) fait. Personne n'a plus droit à une vie privée, tout est public, et
l'homme le plus coupable est le suspect, celui qui a un secret, qui
garde pour soi seul une pensée, une intimité. Et, enfin, personne
Mais il est une autre tentation.
n'a plus droit à sa vie, à son existence effectivement séparée et phy-
Reconnaissons dans l'écrivain ce mouvement allant sans arrêt et siquement distincte. Tel est le sens de la Terreur. Chaque citoy~n a
presque sans intermédiaire de rien à tout. Voyons en lui cette néga- pour ainsi dire droit à la mort : la mort n'est pas sa condamnation,
tion qui ne se satisfait pas de l'irréalité où elle se meut, car elle veut c'est l'essence de son droit; il n'est pas supprimé comme coupable,
se réaliser et elle ne le peut qu'en niant quelque chose de réel, de mais il a besoin de la mort pour s'affirmer citoyen et c'est dans la
plus réel que les mots, de plus vrai que l'individu isolé dont elle disparition de la mort que la liberté le fait naître. En cela, la Révo-
dispose : aussi ne cesse-t-elle de le pousser vers la vie du monde et lution française a une signification plus manifeste que toutes les
l'existence publique pour l'amener à concevoir comment, tout en autres. La mort de la Terreur n'y est pas le seul châtiment des fac-
écrivant, il peut devenir cette existence même. C'est alors qu'il ren- tieux, mais, devenu l'échéance inéluctable, comme voulue, de tous,
contre dans l'histoire ces moments décisifs où tout paraît mis en elle semble le travail même de la liberté dans les hommes libres.
question, où loi, foi, État, monde d'en haut, monde d'hier, tout Quand le couteau tombe sur Saint-Just et sur Robespierre, il n'at-
s' enfonc.e sans effort, sans travail, dans le néant. I.:homme sait qu'il
teint en quelque sorte personne. La vertu de Robespierre, la rigueur
n'a pas quitté l'histoire, mais l'histoire est maintenant le vide, elle de Saint-Just ne sont rien d'autre que leur existence déjà sup-
est le vide qui se réalise, elle est la liberté absolue devenue événe- primée, la présence anticipée de leur mort, la décision de laisser la
ment. De telles époques, on les appelle Révolution. À cet instant, liberté s'affirmer complètement en eux et nier, par son caractère
la liberté prétend se réaliser sous la forme immédiate du tout est universel, la réalité propre de leur propre vie. Peut-être font-ils
possible, tout peut se faire. Moment fabuleux, dont celui qui l'a régner la Terreur. Mais la Terreur qu'ils incarnent ne vient pas de la
connu ne peut tout à fait revenir, car il a connu l'histoire comme sa mort qu'ils donnent, mais de la mort qu'ils se donnent 1•
propre histoire et sa propre liberté comme la liberté universelle.
Moments fabuleux en effet : en eux parle la fable, en eux la parole
de la fable se fait action. Qu'ils tentent l'écrivain, rien de plus 1. M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 321-323 .

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Quelle que soit l'originalité de ce discours post-hégélien et ne fait qu'un avec le droit sacré des écrivains qui, souverainement,
post-mallarméen de 1948, il reproduit, à travers tous les symp- selon Hugo, peuvent parfois produire des lois, détruire d'an-
tômes historiques de la France de l'époque qui mériteraient une ciennes lois et affirmer la loi au-dessus de la loi, au-dessus de la loi
longue analyse, il reproduit donc, et sans constituer une thèse comme loi de la mort, comme association entre la loi et la mort,
explicit~ en fav.eur de 1~ peine d~ mort, il reproduit le noyau argu- œlle que Blanchot la pense, et surtout au-dessus de et contre la
mentauf, le ph1losopheme classique de toutes les grandes philoso- Terreur révolutionnaire. Cette coïncidence des dates est d'autant
phies du droit favorables à la peine de mort, comme le noyau plus remarquable que 1948 est aussi la même année où dans un
logique de la philosophie du droit de Kant et de la philosophie style humaniste et confiant, optimiste quoique prudente et calcu-
hégélienne. La dignité de l'homme, sa souveraineté et le signe latrice, la Déclaration des droits de l'homme proclame à son tour
qu'il accède au droit universel et s'élève au-dessus de l'animalité le droit imprescriptible à la vie humaine. Ce n'est certainement
c'est qu'il s'élève au-dessus de la vie biologique, qu'il met sa vie e~ pas une coïncidence, même si la simultanéité dans la même année
jeu dans le droit, qu'il risque la vie et affirme ainsi sa souveraineté en est peut-être une. C'est bien la simultanéité, la synchronie, la
de sujet ou de conscience. Un droit qui renoncerait à inscrire en concurrence de deux grands discours, de deux grandes axioma-
lui la peine de mort ne serait pas un droit, ce ne serait pas un droit tiques irréconciliables (un humanisme des Lumières et son con-
humain, ce ne serait pas un droit digne de la dignité humaine. Ce traire) qui se partagent et se partageront longtemps le monde.
ne serait pas un droit. L'idée même du droit implique que quelque Et toujours autour du droit, des droits de l'homme. Car si l'on
chose vaut plus que la vie et que donc la vie doit ne pas être sacrée veut bien aiguiser l'intention du texte de Blanchot, et la beauté
comme telle, elle doit pouvoir être sacrifiée pour qu'il y ait du singulière, quoiqu'effrayante, terrifiante, proprement terrorisante
droit. Et l'idée du sacrifice est commune aussi bien à Kant, Hegel, de son titre, il faut bien entendre que le droit à la mort signifie
qu'à Bataille et à ce Blanchot-là, même quand ils parlent de litté- le droit 1 d'accéder à la mort (de la penser, de s'y ouvrir, d'en fran-
rature. Le sacrifice est ce qui élève, ce qui s'élève au-dessus de chir la limite), aussi bien en s'exposant à la perdre, voire en se la
l'égoïsme et de l'angoisse de la vie individuelle. Entre le droit et la donnant (suicide) qu'en la donnant dans la mise à mort ou la peine
mort, entre le droit pénal et la peine de mort, il y a une indisso- capitale. C'est le droit de se tuer, d'être tué ou de tuer : d'accéder
ciabilité structurelle, une dépendance mutuelle a priori et inscrite à la mort en excédant la vie naturelle ou la vie biologique ou dite
dans le concept de droit, du droit de l'homme, du droit humain, animale. La mort n'est pas naturelle. Et ce droit qui est la condition
tout autant que dans le concept de mort, de mort non naturelle, de la littérature, la condition au sens de l'élément, de la situation
donc de mort décidée par une raison universelle, d'une mort de la littérature, ce droit n'est pas un droit parmi d'autres. C'est à
qu'on donne ou qu'on se donne souverainement. Le droit est à la la fois le droit qui donne naissance à la littérature comme telle,
fois le droit de la littérature et le droit à la mort, comme droit à la mais aussi le droit qui donne naissance au droit lui-même. Il n'y a
peine de mort. pas de droit qui ne soit ou n'implique un droit à la mort. La litté-
Il est en tout cas saisissant de voir ce discours sur « La littéra- rature penserait ce droit du droit, ce droit au droit, et ce droit
ture et le droit à la mort » surgir avec autant de force et d'autorité, révolutionnaire pose le droit à la littérature.
voire d'originalité malgré ce qu'il reproduit, de le voir surgir exac- Mais je serais injuste, et je ne voudrais pas être injuste, je se-
tement un siècle (1848-1948) après le vote de Hugo pour l'aboli- rais injuste si j'abandonnais à ce point cette lecture et ce terrible
tion, après et contre cette interprétation apparemment hugolienne diagnostic porté sur ou contre ce texte typique du Blanchot de
diamétralement opposée de la littérature et des écrivains au ser-
vice du droit à la vie, d'un droit inviolable de la vie humaine qui 1. Dans le tapuscrit: «signifie aussi bien le droit ». (NdÉ)

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l'époque. Cette lecture, je la crois certes juste et nécessaire (et il faut cuté, sur le point d'être fusillé, en fait déjà virtuellement fusillé et
se souvenir interminablement des résonances et des connotations mort, il a déjà traversé la vie et la mort, la limite entre vie et mort,
proprement terrifiantes et sinistres de cette pensée terroriste, ter- lorsqu'un miraculeux soldat russe (de la Révolution russe d'ex-
rorisante, de la littérature, de cette littérature comme Terreur). trême gauche donc) au service des nazis (de la révolution nazie
Mais n'allons pas faire à notre tour de ce diagnostic ou de cette d'extrême droite, donc, d'un totalitarisme l'autre) le sauve et le
interprétation un verdict sans appel. Ne le condamnons pas à fait en quelque sorte ressusciter puisqu'il est déjà mort. Veni foras,
mort, à la mort qu'il revendique. Car il y a dans ce texte,« La lit- lui dit-il en somme : sors de là et sauve-toi.) Eh bien dans « La
térature et le droit à la mort», que je vous invite à relire de près et littérature et le droit à la mort», Blanchot se réfère par deux fois
dans toute la complexité de ses richesses, au-delà de ce que je dois de façon fort significative à Lazare comme à celui que la littéra-
en retenir aujourd'hui, [il y a] encore autre chose, qui pourrait ture ou la Terreur ressuscite après l'avoir tué ou laissé mourir. Et là,
faire basculer, jusque dans son contraire, l'analyse de cette essence la fleur réapparaît à la place de la femme de tout à l'heure. (Lire
de la littérature comme terreur, de ce littérateur de la littérater- p. 329-330)
reur, comme d'une tentation originaire de la littérature. Et ces
motifs contraires, pour le dire trop vite, et bien schématiquement, La littérature, si elle s'en tenait là, aurait déjà une tâche étrange
seraient les trois motifi suivants. et embarrassante. Mais elle ne s'en tient pas là. Elle se rappelle le
premier nom qui aurait été ce meurtre dont parle Hegel. «Lexis-
tant », par le mot, a été appelé hors de son existence et est devenu
1. Le langage littéraire est contradictoire, il est dans la contra-
être. Le Lazare, veni foras a fait sortir l'obscure réalité cadavérique
diction:« Le langage commun a sans doute raison, la tranquillité
de son fond originel et, en échange, ne lui a donné que la vie de
est à ce prix. Mais le langage littéraire est fait d'inquiétude, il est
l'esprit. Le langage sait que son royaume, c'est le jour et non pas
fait aussi de contradictions 1 ». l'intimité de l'irrévélé.
[ ... ]
2. Or au nom et en vertu de ces contradictions, la mort, le Qui voit Dieu meurt. Dans la parole meurt ce qui donne vie à la
principe de mort que nous venons de reconnaître est aussi un parole; la parole est la vie de cette mort, elle est « la vie qui porte la
principe de résurrection et de salut. D'où la figure, évangélique là mort et se maintient en elle». Admirable puissance. Mais quelque
encore, de Lazare qui vient en quelque sorte auréoler les figures chose était là, qui n'y est plus. Quelque chose a disparu. Comment
de Robespierre et de Saint-Just. Lazare fut ressuscité par Jésus le retrouver, comment me retourner vers ce qui est avant, si tout
(dans l'Évangile de Jean XI, 1-46, où d'ailleurs nous pourrions re- mon pouvoir consiste à en faire ce qui est après? Le langage de la
trouver nos précieuses bandelettes). Lorsque Jésus eut crié d'une littérature est la recherche de ce moment qui la précède. Générale-
voix forte : « "El' azar, viens dehors (veni foras)!" 1, Le mort sort, les ment, elle le nomme existence; elle veut le chat tel qu'il existe, le
galet dans son parti pris de chose, non pas l'homme, mais celui-ci et,
mains et les pieds liés par des bandes,/ et la face entourée d'un
dans celui-ci, ce que l'homme rejette pour le dire, ce qui est le fon-
suaire./ Iéshouà leur dit : "Déliez-le et laissez-le aller" 2 ». (En
dement de la parole et que la parole exclut pour parler, l'abîme, le
somme un peu comme dans L1nstant de ma mort 3, le dernier livre Lazare du tombeau et non le Lazare rendu au jour, celui qui déjà
de Blanchot, où le narrateur est condamné à mort, presque exé- sent mauvais, qui est le Mal, le Lazare perdu et non le Lazare sauvé
et ressuscité. je dis une fleur! Mais, dans l'absence où je la cite, par
1. M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 328. l'oubli où je relègue l'image qu'elle me donne, au fond de ce mot
2. La Bible, tr. fr. A . Chouraqui, op. cit., p. 2087. lourd, surgissant lui-même comme une chose inconnue, je con-
3. M. Blanchot, L1mtant de ma mort, Montpellier, Fa ta Morgana, 1994. voque passionnément l'obscurité de cette fleur, ce parfum qui me

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Quatrième séance. Le 19 janvier 2000

traverse et que je ne respire pas, cette poussière qui m'imprègne exprimer », ou encore « cette mort sans mort 1 » qui définit
mais que je ne vois pas, cette couleur qui est trace et non lumière. sans me l'horizon sans honzon . de 1a responsa b"l"
I Ite, sans respon-
Où réside donc mon espoir d'atteindre ce que je repousse? Dans la ensom . d' .
b .l. ' de l'écrivain : « Lécrivain se sent la pro re une pmssance
matérialité du langage, dans ce fait que les mots aussi sont des sa rite . . . . ,. bT '
impersonnelle qui ne le laisse ni vrvre ni m~uru: lrrresponsa 1 rte
choses, une nature, ce qui m'est_donné et me donne plus que je
u'il ne peut surmonter devient la tr~ducnon d~ ~e:te' ~ort sans
~ort qui l'attend au bord du néant; l immortalite htteraue est le
n'en comprends. Tout à l'heure, la réalité des mots était un obs-
tacle. Maintenant, elle est ma seule chance 1•
ouvement même par lequel, jusque dans le monde, un ~and~
3. Enfin, n'oublions pas que, déjà en 1948, Blanchot ne parle m. é par l'existence brute, s'insinue la nausée d'une survre qur
mm fi , . 2
du mourir que comme d'une impossibilité. Le droit à la mon n'en est pas une, d'une mort qui ne met. na nen ».
échoue toujours devant cette impossibilité. Je vous renvoie à tous Plus loin il parlera dans la même l~grq~e du sa~~ ~ans co~~ra-
ces passages qui portent, au moins à deux reprises, cette affirma- d tion d'une vie qui n'est pas de la vie, dune« denswn de lrm-
.
IC ' · · d J'
tion de la« mort comme impossibilité de mourir». Cette phrase, mortalité», de cet« étrange droit» de la littérature qm vrt .e ~-
ce syntagme, l'impossibilité du mourir reviendra de façon inlas- biguïté et répond et séduit par l'ambiguïté(« nausée»,« am~rgur~e »
sable, pendant un demi-siècle, dans presque toutes les œuvres de sont des mots de l'époque) : « Lun de ses r:no~ens ~e ~~~ucnon
Blanchot. Ici vous la trouvez déjà : «Et elle [la littérature] n'est est le désir qu'elle fait naître de la tirer au clarr [l ambrguite],.lut~e
pas non plus la mort, car en elle se montre l'existence sans l'être, qui ressemble à la lutte contre le mal dont parle Kafka et qur finit
3
l'existence qui demeure sous l'existence, comme une affirmation d ans le mal ' "telle la lutte avec les femmes, qui finit au lit"'
».Tout
inexorable, sans commencement et sans terme, la mort comme ceci marque bien que, je cite, « la littérat.u~e est par;:~ee ent;e ces
impossibilité de mourir 2 », et la même affirmation est reprise deux pentes », tout cela donne lieu aussi a une theone ou a une
huit pages plus loin, cette fois à la première personne, comme la pensée du ressassement, du« ressasseme~t interminable de paroles 4 »
confession d'un condamné à mort qu'on n'exécute ni ne gracie (que je vous laisse analyser par vous-memes).
Jamais:

Tant que je vis, je suis un homme mortel, mais, quand je meurs, 1848-1948. Je reviens donc pour conclure aujourd'hui, p~~vi­
cessant d'être un homme, je cesse aussi d'être mortel, je ne suis plus soirement, à cette déclaration du 15 septembre 1848, un srec~e
capable de mourir, et la mort qui s'annonce me fait horreur, parce avant une Déclaration des droits de l'homme qui proclame le droit
que je la vois telle qu'elle est : non plus mort, mais impossibilité de à la vie sans abolir la peine de mort. Je voudrais la lire pour y sou-
mourir 3• ligner les traits suivants. , . , ,
1. Tout d'abord la surprise, au début de séance, l habilete rhe-
Lisez la suite, la belle page sur Kafka et la Kabbale, et finale- torique de l'orateur qui joue de la sur~rise en ~aisa~r, de cette
ment cet usage caractéristique de« sans» (que j'avais naguère ana- question < de la peine de mort > la premrère que.s non a 1 ordre du
4
lysé ) dans des expressions telles que« Elle [la littérature] exprime jour, mais pour marquer par là (et là, la rhétonque est plus que

1. M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 329-330. 1. M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 341.
2. Ibid., p. 331.
2. Ibid., loc. cit.
3.Ibid., p. 339.
3.Ibid.; p. 342.
4.]. Derrida,« Survivre>>, Parages, Paris, Galilée, 2003. (NdÉ) 4.Ibid., p. 334.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Quatrième séance. Le 19 janvier 2000

rhétorique), que c'est là la première question, la conditi d là une partie de sa gloire, a aboli la torture ; le XIXe siècle abolira la
d . . 1 1 1 on es
con mons, e soc e et e fondement de toute constitution. Il f: peine de mort. (Vîve adhésion. Oui! oui!)
. . d . aut
commencer, une constitution ott commencer par poser r· · Vous ne l'abolirez peut-être pas aujourd'hui; mais, n'en doutez
1a b 1.l.Ite' d e 1a vre
· h · .
umame. Mats du même coup en pos
Invto-
pas, demain vous l'abolirez, ou vos successeurs l'aboliront. (Nous
. ., . ' ant par
surpnse cette premrere question aux parlementaires constitu l'abolirons! - Agitation.)
, .
H ugo P?se strat.egrquement, ants,
Vous écrivez en tête du préambule de votre constitution : «En
en stratège qui prend les autres à leur
propre Jeu, au Jeu de leur propre croyance, de leur credo et d présence de Dieu >>, et vous commenceriez par lui dérober, à ce
leurs propres présuppositions, à savoir le droit de propriété H e Dieu, ce droit qui n'appartient qu'à lui, le droit de vie et de mort.
,. · 1 b·1· ' d 1 · · ' ugo (Très bien! très bien!)
pose 1 mvro a 1 rte e avre humame comme une propriété inalié-
Messieurs, il y a trois choses qui sont à Dieu et qui n' appartien-
nable, comme un droit de propriété sur sa propre vie qui est au ·
nent pas à l'homme : l'irrévocable, l'irréparable, l'indissoluble.
sacre' que l'"mvro . 1a b·1· d d
1 tté u omicile comme droit de propriété
SSI
Malheur à l'homme s'il les introduit dans ses lois! (Mouvement.)
donc le ~roit pat~imonial de la famille; er cela dans un mouv:~ tôt 1 ou tard elles font plier la société sous leur poids, elles déran-
ment qUI une fors encore est un acte national-patriotique q · gent l'équilibre nécessaire des lois et des mœurs, elles ôtent à la
s'inscrit dans l'histoire de l.a .F.ran~e, de ~a France et de ce pays-~~ justice humaine ses proportions; et alors il arrive ceci, réfléchissez-
comme responsable de la crvrhsation umverselle, de la civilisation y, messieurs, que la loi épouvante la conscience. (Sensation.)
tout ~our~. L'abolirio~ .d.e 1~ peine de mort serait à cet égard le Je suis monté à cette tribune pour vous dire un seul mot, un mot
premrer srgne de la crvrhsatwn versus la barbarie. Je lis et com- décisif, selon moi; ce mot, le voici. (Écoutez! écoutez!)
n;ente maintenant ces premiers paragraphes. (Lire et commenter Après Février, le peuple eut une grande pensée : le lendemain du
Ecrits de Victor Hugo, p . 69) jour où il avait brûlé le trône, il voulut brûler l'échafaud. (Très bien!
- D'autres voix: Très mal!)
~e regret~e. que cette question, la première de toutes peut-être, Ceux qui agissaient sur son esprit alors ne furent pas, je le
arnve au mtlreu de vos délibérations presque à l'improviste, et sur- regrette profondément, à la hauteur de son grand cœur. (.4 gauche:
prenne les orateurs non préparés. très bien!) On l'empêcha d'exécuter cette idée sublime.
Quant à moi, je dirai peu de mots, mais ils partiront du senti- Eh bien, dans le premier article de la constitution que vous
ment d'une conviction profonde et ancienne. votez, vous venez de consacrer la première pensée du peuple, vous
Vous venez de consacrer l'inviolabilité du domicile, nous vops avez renversé le trône. Maintenant consacrez l'autre, renversez
demandons de consacrer une inviolabilité plus haute et plus sainte l'échafaud. (Applaudissements à gauche. Protestations à droite.)
encore, l'inviolabilité de la vie humaine. Je vote l'abolition pure, simple et définitive de la peine de mort 2 .
Messieurs, une constitution, et surtout une constitution faite
P.~ ~a F.rance .et pou,r la Fr~ce, est nécessairement un pas dans la
c~vrlrsatwn. Sr elle n est po mt un pas dans la civilisation, elle n'est
nen. (Très bien! très bien!)
Eh bien, songez-y, qu'est-ce que la peine de mort? La peine de
mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. (Mouvement.) Par-
t~ut où !a peine de mort est prodiguée, la barbarie domine; partout
ou la perne de mort est rare la civilisation règne. (Sensation.)

Messieurs, ce sont là des faits incontestables. I.:adoucissement


1. Tel dans l'édition citée de Hugo. (NdÉ)
de la pénalité est un grand et sérieux progrès. Le XVIII' siècle, c'est 2. V Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 69-71.

176
Cinquième séance
Le 26 janvier 2000 1

Nous avions donc, toujours en nouant ensemble les deux fils


conducteurs de l'exception et de la cruauté, suivi aussi prudem-
ment que possible, et comme sur le seuil de notre temps, à l'orée
du devenir actuel de la peine de mort dans le monde, deux tex-
tes aussi opposés, en apparence, que tel discours de Hugo devant
l'Assemblée constituante en septembre 1848 («Je vote l'abolition
pure, simple et définitive de la peine de mort ») et, cent ans après,
l'année même de la dernière Déclaration des droits de l'homme
(si équivoque et silencieuse sur la peine de mort, qui n'est pas
simplement le droit à la vie), le texte puissant et tout aussi ambigu
de Blanchot sur « La littérature et le droit à la mort », construit,
comme les discours de Hugo, sur une référence à la Terreur, ici
à Robespierre, Saint-Just et Sade, mais diamétralement opposée
à celle de Hugo, bien sûr, quoique contradictoire en elle-même
(nous avions fait droit à cette contradiction délibérée) et plus chré-
tienne (comme la rhétorique et sans doute la pensée de Hugo)
qu'il n'y paraît, surtout au moment du veni foras dit par Jésus à
Lazare au moment de la résurrection. Nous avions aussi souligné,
en fin de parcours, le caractère téléo-théologique chrétien de l'in-
terprétation hugolienne de l'histoire du progrès de l'humanité
vers l'abolition de la peine de mort, et sa théodicée révolution-
naire comme théodicée révolutionnaire chrétienne.
Je ne veux pas revenir sur tout cela et sur les multiples détours

1. Cette séance s'ouvrit par une discussion avec les étudiants. (NdÉ)

179
Cinquième séance. Le 26 janvier 2000
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

commis lors d'un duel, à ne pas pouvoir ou à ne pas devoir être


dans lesquels. nous avions dû .nous engager.
. Je rappelle seulement
uni de mort? Linfanticide maternel, ici considéré, comme dans
te11es excursiOns que nous aviOns faites du côté de la quest" d
' h . d l' . Ion · e P cas comme mise à mort d'un enfant < né en > dehors du
l eut anas1e et e avortement, v01re de la contraception a ce ' 1 h d' . ,
· , l . ( U SUJet rnariage, et destiné à effacer justement a onte une maternite
d u d ro1t. a a v1e souvent allégué par des adversaires de l' avorte-
hors du mariage et à sauver, dit Kant, l'honneur du sexe, comme
ment v01re de la contraception qui ne sont pourtant pas touJ·
· , f: . d. ours, dans le cas du duel (ce sont deux moyens de sauver l'honneur), cet
1oms en aut, s1 on peut 1re, des adversaires de la peine de m )
. . . d' Ort. infanticide maternel est bien un homicide (homicidium), certes,
Je note al ors 1c1 en pierre attente que, quand nous lirons Ka
de près sur la peine de mort, le moment venu (et ce sera nécessai~~
'est bien la mise à mort d'un être humain, mais ce n'est pour-
pour y reconnaître certainement la plus pure des formulati
~ant pas un meurtre (homicidium dolosum) : c' est-~-dire une mise
éthico-juridico-rationnelles de la nécessité de la peine de morotns à mort, une tuerie impliquant un tort, une fourbene (do los, dolus) ,
.. 1 1 . et un crime de méchanceté, une ruse maligne, donc un mal, une
1a crmque a p us aiguë de Beccaria, tout cela au nom de ce que
malignité, une cruauté au sens du vouloir faire souffrir. Nou~
~am ~men~ dém?ntrer comme l'i~pérati.f caté~orique de la jus-
avions commencé à distinguer, vous vous en souvenez, la cruaute
tl~e penale, a sav01r que, selon la l01 du taliOn 1 (jus talionis), l'ho-
comme violence sanglante, violence qui fait couler le sang (cruor),
mlclde- contraire à la loi- doit être puni de mort, comme l'hom
1 0 la cruauté comme souffrance infligée sans épanchement du sang,
noumenon dou s é ever au-dessus de l'homo phaenomenon, attaché
0 )

et la cruauté comme malignité, comme volonté de faire souffrir


à_ la vie et aux mobiles de l'intérêt vital, aux impératifs hypothé-
tiques. Etc. (Commenter 2)) 3, eh bien, quand nous lirons Kant de pour faire souffrir, comme jouissance prise à la s~u~rance ~e
près sur la peine de mort, le moment venu, au passage nous y trou- l'autre, à la souffrance calculée, à la torture orgamsee. Or, du
Kant, on ne doit pas punir de mort un tel infanticide maternel,
verons d'étranges propositions (notamment dans la « Doctrine du
droit » de la Métaphysique des mœurs, II, 1re section, remarque E) homicidium mais non homicidium dolosum. On ne doit pas le pu-
nir de mort et y appliquer la pure loi du talion (jus talionis) non
sur le cas de ce que Kant nomme l'infanticide maternel (infontici-
dium maternale) 4 • seulement parce qu'il s'agit de sauver l'honneur sexuel d'une nais-
Pourquoi l'infanticide maternel est-il le seul, avec l'homicide sance hors mariage, mais parce que l'enfant qui est né hors ma-
riage est né hors la loi (la loi qui est, dit Kant, le mariage) et par
. 1. Lors de la séance, Jacques Derrida précise, avec insistance : « ce que lui conséquent aussi hors de la protection de la loi. Et Kant a cette
Interprète comme la loi du talion >> . (Nd:Ë) extraordinaire formule :
2. Lors de la, séance, Jacques Derrida ajoute : « Si on veut dépasser ]'homo
phaenomenon~ 1a~tache~ent empirique à la vie, il faut s'élever par le droit au- Il [l'enfant né hors du mariage et donc hors la loi et donc hors de
dessus de la v1e e~ do~c mscrire à la hauteur de l'homme nouménal la peine de
la protection de la loi] s'est pour ainsi dire glissé dans la république,
mort dans le drott. C est une logique que nous avons reconnue chez Blanchot
y
au.ssi. n'y a pas. de droit sans peine de mort. Voilà! Le concept de droit en dans l'être en communauté (in das gemeine Wesen) (comme une mar-
chandise interdite [wie verbotene Ware}); de telle sorte que (puisque
lut-~eme ne ~eratt pas cohérent sans peine de mort. On ne peut pas penser un
dron sans peme de mort. Voilà la logique qui va de Kant à Blanchot d'une légitimement il n'aurait pas dû exister de cette manière), l'État peut
certaine manière ». (NdÉ) ignorer son existence, et par conséquent aussi l'acte qui le fait dispa-
3. Da?s le tapuscrit, cette parenthèse se fermait plus haut, après ,, la critique raître (seine Vernichtung) et il n'y a pas de décret qui puisse effacer la
1
la plus atguë de Beccaria ». (NdÉ) honte de la mère si sa maternité hors du mariage est connue •
4 .. Immanuel Kant, IJ_ie Metaphysik der Sitten, dans Kant's gesammelte
SchriJi.en , vol. VI, Preusstschen Akademie der Wissenschaften (éd.), Berlin,
G. Retmer,. 1907, p. 33~ sq; « Doctrine du droit», Métaphysique des mœurs,
1. Ibid., p. 336; tr. fr., p. 219. [Traduction modifiée par]. Derrida. (NdÉ)]
tr. fr. A. Phtlonenko, Pans, Vrin, 1971, p. 213-219. (NdÉ)

181
180
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Cinquième séance. Le 26j anvier 2000

Ce cas, comme celui du duel qui lui est associé, est fort sym _ Au commencement, Kant dit que cela, ce dou~le cas (le du~l
tomatique de la logique que Kant met en œuvre ou prétend v~r t l'infanticide maternel) rend « douteux » (zweifelhaft) le drott

à l'œuvre dans le concept de droit et de droit pénal. Comme l'im- ~e la législation à infliger la peine de mort. Et à la fin , il va plus
pératif catégorique, c'est-à-dire un impératif pur qui, dans son loin, il déclare que, dans ces deux cas, la justice est bousculée, elle
calcul immanent et pur de tout calcul extrinsèque, de tout impé- e trouve placée dans un grand embarras, une extrême confu-
:ion, une bousculade chaotique (ins Gedriinge). Elle se trouve prise
. hypothétique et phénoménal de l'homo phaenomenon, ne
ratif
d?tt p.rendr~ ~n compte au~~n i~tér.êt, a~cur~e finalité empirique dans un double bind impossible :
m socw-polmque, comme ltmperanf categonque de la loi pénale A. ou bien déclarer vain, au nom de la loi, le concept d'honneur
c'est la loi du talion, l'équivalence de la faute et de la peine, don~ (Ehrbegrijf) (qui ici, dit Kant, n'est pourtant pas une illusio~, ou
du meurtre et < de > la peine de mort (nous verrons comment cela un caprice, < ou > une folie délirante, Wahn) et donc pumr de
fonctionne chez Kant, plus tard, et ce qu'est sa critique de Bec- mort (la mère infanticide ou le bretteur), puisque l'honneur est
caria de ce point de vue), ~omme d'autre part, ce droit pénal civil, déclaré, à tort, selon Kant, une vaine illusion;
c' :st-à-~ire i.ntérieur à l'~tat, à la .co.mmunauté comme Répu- B. ou bien écarter la peine de mort de cet homicide.
blique, tmphque que le cnme, le cnmmel et sa victime soient des Dans le premier cas, la loi serait trop cruelle (grausam: toujours
sujets de l'État, eh bien, quand une mère met à mort un enfant la question de la cruauté à éviter), elle aurait la cruauté excessive
illégitime qui n'est pas reconnu par l'État comme un sujet légal, de punir la mère et le bretteur qui ont voulu tous deux sauver
alors la mise à mort est bien un homicide mais non un crime l'honneur.
punissable par la loi, et l'État ne peut pas, en punissant la mère, Dans le second cas, en les soustrayant à la peine de mort,
réparer le préjudice ou la honte. La victime n'est rien ni personne, comme semble vouloir le faire Kant avec mauvaise conscience,
en quelque sorte. C'est bien un être humain, et c'est pourquoi il elle serait trop « indulgente» (nachsichtig) .
y a homicidium, mais cet être humain n'est pas un citoyen, ce n'est J'appelle cela un double bind, parce que Kant lui-même y voit
même pas le citoyen d'un pays étranger et ennemi, comme un un nœud (Knoten) à dénouer. La solution de ce nœud (Die Auflo-
soldat étranger légitimement tué dans un combat par un acte sung dieses Knotens), dit Kant, c'est que l'impératif catégorique de
dont le soldat de mon pays ne sera jamais puni, mais parfois au la justice pénale demeure toujours (der kategorische Imperative der
contraire glorifié. Non, c'est vraiment un de ces deux cas qui met- Strafgerechtigkeit [ . .] bleibt); et cet impératif catégorique de la
tent à mal, mais aussi peut-être à nu, la législation de la peine de justice pénale veut que la mise à mort contraire à la loi, la mise à
mort. Et il faut penser cet exemple historiquement (il ne s'agit pas mort d'un autre quand elle est contraire à la loi (die gesetzwidrige
seulement de favortement, qui est encore une dimension supplé- Todtung eines Anderen) doive être punie de mort; ça, c'est la loi
mentaire, et je ne sais pas si Kant aurait considéré que l'embryon absolue, l'impératif catégorique, le principe qui doit rester (blei-
mis à mort est une personne humaine ou sa mort un homicide) : ben), et rester toujours intact. Mais voilà, il y a en fait des mo-
il pouvait s'agir de mettre à mort des enfants déjà nés. Tout en ments où la législation (Gesetzgebung), c'est-à-dire en fait la
raisonnant assez fermement et assez calmement, Kant avoue l'em- constitution civile (die bürgerliche Verfassung) qui conditionne
barras et il le fait au commencement et à la fin de l'argumenta- cette législation, reste barbare et inculte (barbarisch und unausge-
tion - qui concerne en somme l'impossibilité ou l'illégitimité du bildet), c'est-à-dire se rend responsable ou coupable - c'est là sa
traitement d'homicides qui ne touchent pas des citoyens légitimes, faute et sa dette (Schuld) - du fait que les mobiles de l'honneur
ni les citoyens guerriers d'autres pays en temps de guerre, mais qui dans le peuple (die Triebfedern der Ehre im Volk), (subjectivement
concernent des êtres humains qu'on tue pour sauver l'honneur. {subjectiv]), ne sont point accordés aux règles qui objectivement

182 183
Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Cinquième séance. Le 26janvier 2000

sont conformes à leur intention, à leur visée (Absicht 1 d de l'impératif catégorique, c'est-à-dire la loi. du ~alion (u~e vie
,, '/, e telle
sorte, cane1ut Kant, qua ce moment-là, dans cette situ · our une vie, une mort pour une mort) et mscnre la peme de
. . bl. - auon la
JUStice pu Ique procédant de l'Etat est une inJ· ustice (Vin
k ezt/ par rapport a celle qui émane du peuple 1• Autrement dittzgij
., 1 , 'geree
h'. ~ort dans la loi, même si l'idéal, c'est de ne jamais avoir à la pro-
noncer dans un verdict. En tout cas, la possibilité de la peine de
y a des moments (et ces moments sont des situations em · · ' mort, c'est-à-dire de la loi comme ce qui élève l'homo noumenon
meme " si· eIl es d urent et s1· on les retrouve partout) où 1Plrlques
,. , d b"l b. . e peup1e au-dessus de l'homo phaenomenon (au-dessus de sa vie empirique)
o beit a es mo I es su Jectifs (par exemple faire des enf:an h appartient à la stru~ture ~ela loi_. Ce qui sous-entend, dans ~ette
d u manage · . ~ on
et dev01r les tuer ou bien dans un duel quand logique, que voul01r abohr la peme de mort, comme Beccan~ et
, ' ' pour
reparer un honneur un officier se conduit, comme la mè · c tant d'autres, comme Hugo, c'est ne rien comprendre à la l01 et
· ·d 1 l'
tici e, se on état de nature) [à des mobiles subJ. ectifs] qui·
re InLan-
' sonten mettre l'attachement à la vie phénoménale au-dessus de tout : ne
d esaccord avec les règles objectives; eh bien, cet état de fait ou rien comprendre à ce qui dépasse le prix de la vie, et dépasse
encore cet état de nature, ce résidu d'état de nature tradui·t d'ailleurs tout prix (car la loi du talion, telle du moins qu'elle est
· 1 . . une
mc~ tu.re ou, u~e b~rbane qUI se reflète dans le désaccord entre le interprétée par Kant, n'est pas une mise à prix, ce n'est pas un
s~bJectif et 1obJ~ctif, en~re !e désir sauvage ou l'état de nature des commerce d'échange; bien au contraire, c'est placer l'impératif
citoyens et la loi, ce qUI fait que la constitution civile qui en _ catégorique au-delà de l'échange : on ne fondera jamais une loi
. fl ' re
gistre ou re e~e cette inadéquation reste elle-même, dans cette sur l'amour inconditionnel de la vie pour la vie, sur le refus absolu
mesure du m~ms, barbare ou inculte, encore retenue dans l'état d'un sacrifice de la vie).
de. nat~r~ qu ~Ile de:rait avoir dépassé. D'où l'extraordinaire Je précise ce point à la fois en passant et en insistant pour
r~tionahte, mats aussi la stupide inutilité de cette logique kan- revenir un instant sur cette question de la littérature qui ne nous
tienne. Pour. que !'.impératif catégorique, qui de toute façon quittera plus. J'avais suggéré qu'il n'y avait rien de fortuit à ce que
demeure (blezbt), soit un jour en accord avec les mœurs, il faut la cause de l'abolitionnisme se soit de façon visible et essentielle
la ~ulture et la non-barbarie, la civilisation, je traduis : il fau- liée à un certain temps, une certaine histoire et même à une cer-
dr~t ~ue !es femmes ne fassent plus d'enfant hors du mariage et taine essence de la littérature, trouvant même dans la voix de cer-
qu Il n y ait plus de prétexte à duel, que le sens de l'honneur soit tains écrivains devenus ses porte-paroles plus qu'une interpréta-
respecté en fa~~ dans ~es mœurs : alors le nœud sera délié, il y tion et des accents, y trouvant en vérité une argumentation, un
aura une Auflosung dzeses Knotens. Autrement dit, et c'est l'un engagement vital et une inspiration. Rappelez-vous les textes de
~es grands in~érêts paradoxaux de cette position kantienne, aussi Hugo que nous avons lus la semaine passée, et toute cette histoire
ngoureuse qu absurde, quand l'histoire des mœurs et de la société de « circonstances atténuantes ». Mais je m'étais empressé d'ajou-
civile aura progressé au point qu'il n'y ait plus ce désaccord entre ter que la chose restait ambiguë, comme le sont à la fois et la cause
ces ~obiles. subj~cti~s et les.règles objectives, alors l'impératif caté- de l'abolitionnisme sous une certaine forme (et nous avons com-
gonque qui ,Pr~~Ide a la peme de mort sera pleinement cohérent, mencé à défaire, voire à déconstruire cette équivoque) et la cause
sans cruaute m mdulgence, mais bien sûr, on n'aura plus besoin de la peine de mort, qui peut parfois, dans certains discours, se
de co~~a~ner à ~ort. Mais en attendant, pour penser la loi, la donner raison, se donner la raison de prétendre sauver et la dignité
purete Ideale et ratiOnnelle de la loi, il faut maintenir le principe ou le propre de l'homme, et « l'impératif catégorique » du droit,
et même, nous en avons eu une idée, au moins virtuellement la
1. I. Kant, « Doctrine du droit », Métat>hvsique des mœurs O'f' cz"t p 219- semaine passée, le destin de la littérature comme droit à la mort
220. (NdÉ) r J ' · ., •
et comme Terreur. Nous avons déjà dit que s'il y avait d'un côté

184 185
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
Cinquième séance. Le 26janvier 2000

Shelley, Hugo et Camus et quelques autres qui nous attend .


. . d 1' ent, 1 ce que J·e vais citer fait partie de certains terrifiants excès ou
y ava.tt aussi, e autre côté, Wordsworth, ce texte ambigu de1 que . , l' . . d
Blanchot, etc., Genet même, dont on ne peut pas dire qu'il écarts de Baudelaire, comme cet appel direct a extermmatton 1 .. d
es
d amne 1a peme. d con- JUl "fs que )
· 'avais cité ici et dans Donner le temps, appe qui avait es
e mort au moment où il chante les condam ,
accents et se servait de termes dignes de ce dont ce siee ., 1e aliau.
a' ~ort ~trappe11 e ~u'"1 1 h nes
1. s sont es éros christiques et fascinants des
dans les années 30 et 40 1 • Baudelaire se trouve donc en
pnsonmers, des cnmmels et des malfaiteurs. La peine de .rn s'1lustrer
1 . 2 .
. . on Belgique, et dans le recueil « Pauvre Belgique,! », vous po~rnez
peut tOUJours, ausst, être réaffirmée et célébrée au nom de la litté-
lire ceci, cinq phrases entre parenthèses dont l argument phlloso-
rature et de la poésie liée à la possibilité du mal, au droit au al
hique essentiel, une fois extrait de cette scène d'humeur et d' em-
a.u droit. à la mort, au droit à la mort au-delà de la vie, à la tr~i~
twn sa?tenne de la cruauté dont parlait Blanchot, bref à ce qu'on
~ortement, et une fois réduit à ~on a~~nce~ent logique, est que ~a
critique de la peine de mort, 1abolmonmsme au nom du ,drou
~?urr~u app7l~r la fleur du mal, la possibilité du poétique, de absolu à la vie, est doublement coupable. 1) Il marque une regres-
1edoswn poettque qui lie la tradition des Fleurs du mal à Notre-
sion vers l'animalité : être attaché à la vie pour la vie, au droi~ à
Dame-des-Fleurs, le mal étant, chez Baudelaire autant que chez
la vie, c'est animal (et souvent chez Baudelaire, cela veut du~
Genet, ce qui à la fois, et jusque dans la mort (la mort criminelle
féminin : les abolitionnistes seraient en somme des vivants qUI
ou la mort comme sanction du crime, les deux étant ici indisso-
tiennent doucereusement à la vie comme des bêtes ou comme des
ciables), fait naître à la poésie et à la littérature, donne droit à
femmes qui placent la vie au-dessus de tout et craignent la mo~t
la littérature, [ce qui à la fois] défie un certain christianisme et
par-d~ssus tou~); er, 2) deuxièm~ .c~lpabili:é du dis,cours aboh-
confirme un certain christianisme, cette contradiction à l'inté-
tionmste, eh bien, c est la culpabthte elle-meme, et la le soupçon
rieur du christianisme étant la loi la plus constante de tous les
se fait nietzschéen dans son style: si ces abolitionnistes se passion-
discours (tous, sans exception) que nous avons analysés et de ceux
nent compulsivement contre la peine de mort, su?gère ~~airement
~ui ~ous. atte~dent encore ~es deux ~ôtés, ~a.ns ~es deux partis, si Baudelaire, c'est qu'ils ont peur pour leur peau, c est qu Ils se sen-
Je puts dtre. C est au nom d un certam chnsttamsme évangélique
rent coupables et leur trémulation est un aveu; ils avouent,
qu'on condamne la peine de mort dont l'histoire est aussi liée, en
comme par le symptôme de leur abolitionnisme, qu' il~ veulent
Occident, à l'histoire du christianisme et de l'Église chrétienne.
sauver leur vie, qu'ils tremblent pour eux-mê~es p~ce,qu au fon~,
J'ai dit les malfaiteurs et les fleurs du mal pour introduire, entre
inconsciemment, ils se sentent coupables d un peche mortel, tls
pare~thèses~ à une pa~ent~èse de Baudelaire - que je remercie veulent sauver leur peau. Ce dernier argument polémique est, il
J~nmf:~ BaJ.orek de rn avoir rappelée la semaine passée - et qui faut le reconnaître, assez fort. Il relie la thématique juridique de la
VIent s mscnré dans le programme, en quelque sorte, du discours
peine de mort à des pul~ions criminelles qui ~'a~tendent p:s.d'être
kantien que nous venons d'entrevoir, à savoir que la peine de
effectivement accomplies par des passages a 1acte (et d atl~eurs
m~rt .té~oigne de la dignité humaine et de la possibilité insigne combien de manières de tuer peut-on compter dans notre vte de
qUI dtstmgue proprement l'homme en lui permettant de s'élever
tous les jours, et de toutes les nuits, qui n'ont pas besoin de mettre
~u~dessus d~ la vie, et cela en inscrivant dans son droit la possibi- à mort de façon légale?). Qui pourra dénier que la peur de la mort
lite de la peme de mort, un peu comme Blanchot dit en somme
que le droit lui-même, le concept du droit suppose la mort, nous 1. Jacques Derrida se réfère à son séminaire tenu à !'~cole normale supé-
l'avons entendu, même si mourir est impossible. rieure en 1977-197 8, intitulé « Donner le temps » et au hvre Donner le temps,
Eh bien, que dit Baudelaire de la peine de mort et de l'aboli- Paris, Galilée, 1991 , p. 166 sq. (NdÉ) . . ,
tionnisme? Et de Victor Hugo? On peut considérer, si on le veut, 2. Charles Baudelaire, Pauvre Belgique!, dans Claude P1cho1s (ed.), Œuvres
complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade >>, 1976, p. 899 .

186
187
Cinquième séance. Le 26 janvier 2000
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)
. de femme parmi les plus réalistes qui
ou que la protestation infinie contre la mortalité et contre sa m?ntre \~ali::sd~~as:~ssance, du droit à la vie et du don ~ela
propre mortalité, surtout contre une mort tenue pour non natu- sotent et . . l e la parenthèse en quesnon :
. ) Voict mamtenant e passag ' , l .
relle, soit le ressort de tous les discours sur le droit à la vie et sur la vte . . . me toujours de renvoyer dos a dos e parn
propriété inviolable de ma vie (ce ressort du propre dont nous B~u.delat:el;te~;t~~~olutionnaire, les révolutionnaires belges en
avons vu comment r:~go en joua~t devant les_c?nst~tuants _ rap- den~all~ ~ dit-il . «croient à toutes les sottises lancées par les
pel? 1)? Comment demer que le dtscours abolmonmste soit enra- arncu ter qlll, · h' .
P f . 1 Alors il ouvre cette parent ese .
ciné dans le mal d'une finitude et d'une finitude faillible? Je veux libéraux rança1s ».
abolir la peine de mort parce que j'ai peur d'être condamné, peur . de mort. Victor Hugo domine comme
(Abolition de la peme
de mourir mais aussi parce que je sais que < je > suis toujours en
Courbet[ .. .]
train de tuer quelqu'un. Je suis assez victime et coupable d'homi-
cide pour désirer qu'on en finisse avec la peine de mort, mais ce , et tout le séminaire qu'il faudrait ici, pour
[Vous voyez la scene, ports
désir d'en finir avec la mise à mort légale attesterait, selon Baude- ablement cette phrase, consacrer aux rap .
laire, que je suis toujours en train de calculer mon salut- de vic- commenter conven . lexes filiaux œdipiens et en-
. s aux rapports st camp ' '
time ou de coupable, de coupable victime, etc. Mais ce que je bten connu ' . . d · t de Baudelaire con-
. l l ·ns d'admtranon et e ressennmen ..
veux retenir ici de la parenthèse que je vais maintenant lire, c'est mmes, P et . d . l me'dias Baudelaire parlant tet
' Hugo qlll omme es ' ,
d'abord la sécheresse de l'argumentaire de type kantien : faire de rre ce pere _ d'hui le ferait un poète d'avant-garde et ce?sure,
la vie pour la vie un principe intangible, ne pas inscrire la mort comme auJour . '' me Hugo d'a~lleurs
condamné, proscrit et extle ~ son ~our -mc~mgré l'exil depuis l'exil,
dans le droit est indigne de la dignité humaine, c'est un retour à . ent Hugo qut connnue, '
l'état de nature et à l'animalité. Voici donc ce que dit Baudelaire quotque autrem '. , d ,dias à défendre les bonnes
au moment où la campagne pour l'abolition de la peine de mort à occuper,e~~r~or:~~ ~: ~~~n;an~sl:jour~aux du monde entier,
gagne toute l'Europe, où, en février 1865, un grand meeting abo- causes ~t a l p de télévision de l'époque avec son éloquence
litionniste s'était tenu à Milan et où Hugo avait écrit des lettres e~ sur es p ateauxt 2 Je lis pour comprendre la nervosité de Bau-
bten-pensante, e c. . ' d H .
pour se joindre au mouvement. Lattaque de Baudelaire contre delaire et pour illustrer la situation, deux lettres e ugo .
Hugo, auquel, vous allez l'entendre, il associe Courbet, fait dire
aux éditeurs de la Pléiade, Crépet et Pichois, que, bien qu'on ne Au Président du meeting de Liège
puisse affirmer que Courbet ait été abolitionniste, aux yeux de Hauteville-Bouse, 26 février 1863
Baudelaire, Hugo domine peut-être dans l'humanitarisme comme
Courbet dans le réalisme (je pense à l'instant, revenant vers ce que Monsieur,
je disais de la vie animale, du droit à la vie et de la femme, que
Courbet est l'auteur de la fameuse Origine du monde, tableau qui Votre lettre du 20 février, par suite d'un retard de mer, m'arrive
. d'h . Je n'aurais plus matériellement le temps de
seulement au jOUr Ul.. d 1er mars Veuillez donc transmettre à
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : « Hugo le rappelle tout le me rendre à votre meenng u ·
temps, si vous avez lu ce recueil. Ce qui revient tout le temps, c'est l'inviolabi-
lité de la vie de la personne humaine. La vie, c'est ce qui m'est le plus propre, . t . 1 dans Œuvrescomplètes, t. II, op. cit., p. 899.
1. Ch. Baudehure, Pauvre Be gtque :'d ' . , 1 main et après le mot « etc. » :
c'est inviolable par définition. À la limite, même si vous me tuez, vous ne · J ues Dern a ecnt, a a
2. Dans le tapuscnt, acq . . . l deux lettres effectivement 1ues
pouvez pas violer cette propriété de ma vie. Comme si les abolitionnistes «Lire Hugo 212-213 >>. Nous transcnvons ICI es . (NdÉ)
étaient au fond des gens qui rêvaient de l'éternité, qui rêvaient de rester éter- lors de la séance, après lesquelles reprend le texte du tapuscnt.
nellement les propriétaires de leur vie>>. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000)
Cinquième séance. Le 26 j anvier 2000

vos amis l'expression de mes regrets et leur dire à quel p · · (Abolition de la peine de mort. Victor Hugo domine comme
Oint Je su·
toueh é d e 1eur honorable invitation. Is
Courbet. On me dit qu'à Paris 30 000 pétitionnent pour l'aboli-
L'a~o!i_ti~~ ~-e 1~ pei~~ ~e mor~ est désormais certaine dans les tion de la peine de mort. 30 000 personnes qui la méritent. Vous
pays CIVIlises , 1mvwlabihte humame est le point de de'p d tremblez, donc vous êtes déjà coupables. Du moins, vous êtes inté-
1 · · ' art e tous
es pnncipes, ce sera 1honneur du XIXe siècle d'avoir f . ;t d ressés dans la question. [. . . ]
' · ' h"l h" ,.. e cette
vente P I osop Igue une réalité sociale et d'avoir effacé d c
· ·1·Isation
auguste d e 1a CIVI · 1a tache du sang. u rront
Courage à vos nobles efforts, Belges, je suis du fond du [Cette phrase, ce « du moins », est d ' un grand intérêt juste-
avec vous. cœur ment. D 'ailleurs, dans un autre fragment, une variante, Baude-
Veuillez, monsieur, être mon interprète auprès des memb d laire avait écrit: « Abolisseurs de la peine de mort- très intéressés
. d L"' ., res u sans doute 1 ». Cela veut dire, toujours dans un geste très nietzs-
mee~m?, e Iege, auxquels J offre, ainsi qu'à vous, ma profo d
cordialite. n e chéen, voire freudien et symptomatologiste, que la passion pour
l'abolition doit bien trahir un intérêt, elle ne doit pas être désin-
Ensuite, autre lettre, quinze jours après :
téressée, et si l'abolitionniste est si intéressé, c'est fatalement qu'il
À Van Lhoest, rédacteur en chef de La Gazette de Mons y a quelque intérêt, qu'il y cherche son intérêt : ruse de la géné-
Hauteville-Bouse, 10 mars 1863 rosité ou de la compassion pour l'autre qui, comme ruse de la vie
ou de l'animal, signifie qu'une bête se sent menacée et coupable
Monsieur,
et cherche en somme à sauver sa vie en prétendant sauver celle
des autres; alors qu'au contraire, dans la logique de l'impératif
Votre lettre, qui m'apporte un si éloquent appel et les charmanrs
vers de votre poète populaire M. Clesse, est la bienvenue catégorique de la loi pénale, au sens kantien dont la logique est
-yorre bienveillance s'exagère la part qui me revien~, s'il me aussi à l'œuvre, puisque Baudelaire ne va pas tarder à parler de
r,evie~t .une part, dans ce magnifique mouvement des esprits pour l'animalité, c'est au nom du désintéressement absolu et sans fin
1abolition
, ., . de la, peine. de mort. Quand' humble servi.teur d u pro- que l'on inscrit la peine de mort dans le droit. Resterait alors à
gres,) <U pousse le en :Mort à la mort !J. ,espérais un peu d'e' h ., analyser et à psychanalyser ici le psychanalyste ou le kantien et le
:1· ,b c o, J en
trouve . e~ucoup, surtout en Belgique, grâce à la générosité des néo-kantien : cercle infini du ressentiment : les deux postures
ames; m;us c est la presse, dont vous êtes un des porte-voix mais ce ou les deux postulations peuvent être interprétées comme des
so~t les assemblées de peuple comme celle que vous co~voquez mouvements réactifs du ressentiment. Les défenseurs de la peine
qUI ass,urent le s~ccès, et c'est à elles qu'on le doit. ' de mort et les abolitionnistes se livreraient une guerre du res-
~pres le meetmg de Liège, le meeting de Mons, c'est beau; l'agi- sentiment.]
t~tlon pour Ie renversement de l'échafaud va grandissant en Bel-
Je retourne à cette parenthèse que cette fois je lis jusqu'à la
gique, et, à coup sûr, gagnera votre parlement. Ce serait un suprême
fin:
h'o~neur pour le parlement belge de donner le signal aux autres
legislateurs, ~~ de ~oser, en ,~r~sence du monde civilisé applaudis-
(Abolition de la peine de mort. Victor Hugo domine comme
san~, la prer~uere pierre de 1 edifice des principes : l'inviolabilité de
la vie humame 1•J2 Courbet. On me dit qu'à Paris 30 000 pétitionnent pour l' abo-
lition de la peine de mort. 30 000 personnes qui la méritent. Vous
tremblez, donc vous êtes déjà coupables. Du moins, vous êtes
1. V Hugo, Écrits surlapeinede mort, op. cit. , p. 212-213.
2. Ce crochet ferme celui qui avait été ouvert su1>ra p 189 et 1' l' · f: ·
en séance. (NdÉ) r ' · ' c ot ajout ait 1. Ch. Baudelaire, Pauvre Belgique!, dans Œuvres complètes, t. II, op. cit.,
p. 895.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Cinquième séance. Le 26 janvier 2000

intéressés dans la question. L'amour excessif de la vie est une des- ubiected without his free consent to medical or scientific experimen-
station
J 1 ' .
cente dans l'animalité 1.) [Commenter : homo phaenomenon, etc. 2] (Personne ne sera soumis à a torture ou a un traitement ou
une punition cruels, inhumains ou dégradant~'. person~e ne ~e~a
Ce détour rétrospectif nous reconduit donc à cette question du soumis sans son libre consentement à une expenmentauon medi-
« droit à la vie», tel qu'il est proclamé, de Hugo, qui réaffirme ou cale ou scientifique) 1 ».
rappelle avec l'insistance que vous savez maintenant le principe de Or dès lors que dans l'intervalle entre ces deux articles, le 3 et
«l'inviolabilité de la vie humaine», jusqu'aux différentes décla- le 7, celui sur le droit à la vie et celui sur la torture et le chât~ment
rations de notre temps, en particulier la Déclaration des droits « unusual and cruel », on trouve l'article 6 qui admet la peme de
de l'homme de 1948. Si j'ai aimé citer Baudelaire, ce n'est pas, mort, même s'il y met des conditions, comme_ on va voir, il faut
comme vous l'imaginez, parce que je souscris à ce qu'il dit, bien bien en conclure que pour les rédacteurs et les Etats signataires de
au contraire, mais parce que son geste méfiant à l'égard de l'hypo- cette Déclaration il ne paraissait pas contradictoire de faire ces
crisie et des ruses symptomales qui se dissimulent, à l'égard de la deux gestes simulçanément: d'une part, de poser le droit à la vie,
dissimulation, ou l'hypocrisie qui anime et agit les défenseurs des d'exclure la torture et les punitions dégradantes et, d'autre part,
justes causes me paraît toujours, et indéfiniment, nécessaire. Or d'admettre la légitimité de la peine de mort, fût-ce en l'assortis-
avant même d'en revenir à l'équivoque de la rhétorique abolition- sant de conditions qui, d'ailleurs, comme on va le voir, n'en sont
niste de Hugo, je voudrais commencer au moins à analyser l'hy- pas vraiment. Autrement dit, dans la logique in~erne et sy~téma­
pocrisie, la stratégie du double langage qui, au sujet de la peine de tique de cette Déclaration, il semble aller de so1 que la peme de
mort, construit, structure de façon ici inconsciente et symptoma- mort, d'une part ne contredit pas le droit à la vie et, d'autre part,
tique, là de façon délibérément calculée, les différentes déclara- ne constitue en rien, en tant que telle, une punition cruelle et
tions bien intentionnées que j'ai déjà évoquées. dégradante.
Je rappelle d'abord que le Huitième amendement de la Bill of Je lis donc et commente l'article 6, qui comporte lui-même six
Rights américaine interdit tout « cruel and unusual punishment », sous-articles. (Lire et commenter Schabas, p. 312)
mots et notions terriblement vagues, compte tenu desquels la
Cour suprême fit suspendre toutes les exécutions de 1972 à 1977, Article 6
jusqu'à ce qu'on prétende à des types d'exécutions en accord avec 1. Tout être humain a un droit inhérent à la vie. Ce droit sera pro-
cet amendement; et, d'autre part, que la Déclaration universelle tégé par la loi. Personne ne sera arbitrairement privé de sa vie.
des droits de l'homme (1948), après avoir rappelé dans son article [Arbitrairement. Quand ce n'est pas arbitraire, c'est possible. No
3 que « Everyo:ze has the right to lift, liberty and the security of the one shall be arbitrarily deprived ofhis !ife.]
person (Chacun a le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la
1. International Covenant on Civil and Political Rights, cité dans W. Scha-
personne) » (article que j'avais commenté la dernière fois en insis-
bas, The Abolition ofthe Death Penalty .. . , op. cit., p. 48. (tradu~tion de Ja~ques
tant sur le mot« personne », je n'y reviens pas), affirme dans son Derrida) . Jacques Derrida mêle ici le Covenant, Pacte mternauonal r~lauf aux
article 7 : « No one shall be subjected to torture or to cruel, inhuman droits civils et politiques, et la Déclaration universelle proprement dite : l'ar-
or degrading treatment or punishment. In particular, no one shall be ticle 3 qu'il vient de citer est bi~n celui .de la Déclar~~ion (qui ne ~~le p~s direc-
tement de la peine de mort), mats les andes 6 et 7 qu Ii. ~ommente 1~1 P.rovien~~n~
1. Ch. Baudelaire, Pauvre Belgique!, dans Œuvres complètes, t. II, op. cit. , du Pacte international relatif aux droits civils et polmques. CelUI-Cl fut redige
p. 899. entre 1947 et 1954, et adopté par l'Assemblée générale des Nations unies en
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : « Donc on est du côté de 1966. Nous signalerons « Pacte " en note chaque fois que Derrida écrit « Décla-
l'homo phaenomenon traduit en termes kantiens''· (NdÉ) ration " à la place de « Pacte ». (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Cinquième séance. Le 26janvier 2000

2. Dans les pays qui n'ont pas encore aboli la peine de mon, la sen- cet engagement, ils ne seraient pas poursuivis par la loi, ils ne
tence de mort peut être imposée (may be imposed) seulement pou pasmparaîtraient pas devant un tribunal international représen-
les crimes les plus sérieux (most serious crimes) en accord avec lalo~ w al .
rant un droit international, devant une cour pén e qut non seu-
en vigueur au temps où ce crime a été commis, et non pas en lement n'existait pas mais n'avait même pas .al~rs, comme a~­
contradiction avec ce que prévoit le présent accord et la conven- ·ourd'hui, été projetée. Néanmoins, bien des JUnstes ont depms
tion sur la prévention et le châtiment de génocide. Cette peine {ors suggéré que la Déclaration avait codifié des normes qui, pour
peut seulement être exécutée conformément à un jugement rendu 'être pas de l'ordre du droit législatif ou constitutionnel, rele-
par une cour compétente.
~aient de la normativité coutumière, en quelque sorte. C'était
3. Quand la privation de la vie constitue le crime de génocide, il est
déjà, selon ces juristes, un droit coutumier. Il reste q~e les réd~c­
entendu que rien dans cet article n'autorisera aucun État qui est
œurs de la Déclaration ne pensaient pas à un tel droit coutumter
partie du présent accord à déroger d'aucune façon à l'obligation
assumée selon les provisions de la Convention sur la prévention puisqu'ils travaillèrent parallèlement à l'élaboration d'un autre ins-
et la punition du crime de génocide. trument, le projet de « covenant », d'alliance, d'accord, dont le
4. Quiconque est condamné à mort doit avoir le droit de demander but était justement d'aller au-delà de la Déclaration et de créer des
le pardon ou la grâce ou que la sentence soit commuée. :Lam- « binding obligations». À cet égard, l'examen de ce qu'on appelle
nistie, le pardon ou la commutation de la peine de mort peut être les «Travaux préparatoires », auxquels Schabas prête beaucoup
accordé dans tous les cas (may be granted in aff cases). d'attention, est assez révélateur. Nous ne pouvons pas les lire ou
5. La sentence de mort ne sera pas imposée (ou portée) pour des les analyser ici, mais vous pourriez le faire vous-mêmes. I.:archive
crimes commis par des personnes au-dessous de 18 ans et ne sera de ces délibérations marque clairement que si aucun consensus
pas appliquée sur des femmes enceintes. n'était prêt pour que la Déclaration prenne position contre la
6. Rien dans cet article ne peur être évoqué pour différer ou empê- peine de mort (trop d'États y étant encore opposés), il y ava~t
cher l'abolition de la peine de mort dans aucun des États qui sont donc un consensus pour considérer que la peine de mort devait
parties à ce traité 1• être traitée comme une exception au « droit à la vie » et, du moins
en temps de paix, comme un« mal nécessaire». Mais les mêmes
Il faut maintenant compliquer encore l'analyse de ces textes et travaux montrent aussi clairement que l'article 3 (droit à la vie, à
de ce processus, qu'il s'agisse du statut de cette Déclaration ou du la liberté et à la sécurité des personnes), ainsi que les discussions
caractère processuel, c'est-à-dire dynamique, évolutif et téléolo- de l'article 6 que nous venons de lire, manifestaient la conviction
gique de ces événements performatifs. largement partagée que tout cela visait, pour un temps à venir,
S'agissant du statut de cette Déclaration, comme le remarque l'abolition finale de la peine de mort. Tout cela allait clairement
en insistant à juste titre Schabas, la Déclaration universelle n'était dans la direction d'une déclaration qui recommanderait explicite-
pas tenue pour un instrument juridique ni pour un texte de loi ment, un jour, finalement, l'abolition pure et simple de la peine
ou un traité créant des normes obligatoires, des normes contrai- de mort. Simplement la décision n'était pas encore mûre. Elle ne
gnantes (binding norms, binding obligations). Les États qui la si- l'est toujours pas, mais cela fait seulement cinquante ans, après
gnaient et qui y souscrivaient le faisaient en quelque sorte en tout, une éternité pour les morts, mais une fraction de millième
esprit, par un engagement moral, mais au cas où ils ne tiendraient de seconde dans l'histoire de l'humanité. Si bien que cette Décla-
ration de 1948 1 confirmait, tout en différant encore les choses, la
1. Cité dans W Schabas, The Abolition of the Death Penalty ... , op. cit.,
p. 312. (Jacques Derrida traduit toujours. (NdÉ)] 1. Il s'agit du Pacte, et non de la Déclaration. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Cinquième séance. Le 26janvier 2000

tendance optimiste et téléologique que nous avions reconnue ses normes culturelles. Il faut rappeler alors que ces réserves amé-
chez Hugo. Le mouvement abolitionniste est irréversible er ir- ricaines ont soulevé un tollé et que nombre de pays européens y
résistible, quelque temps qu'il lui faille. En témoigne le Second ont objecté de façon officielle. Par exemple la France, la Belgique,
Protocole Optionnel [seulement optionnel] to the International le Danemark, la Finlande, l'Allemagne, l'Italie, la Hollande, le
Covenant on Civil and Political Rights Aiming at the Abolition of Portugal, l'Espagne, la Suède.
the Death Penalty (Traité international sur les droits civiques et La prochaine fois, nous reviendrons encore en France et à
politiques qui tendent à l'abolition de la peine de mort) qui dit Victor Hugo pour tenter de préciser à la fois cette question de la
clairement, sans équivoque possible (mais à titre optionnel) que cruauté là où elle a encore mais n'a plus seulement la couleur du
« l'abolition de la peine de mort contribue à l'élévation de la sang et la figure de la guillotine (histoire conjointe, donc, du sang
dignité humaine et au développement progressif des droits de rouge et de la guillotine mais aussi confluence du sang humain
l'homme », ou encore que c'est un « progrès dans la jouissance du et du sang de la passion christique, ce qui devra nous introduire
droit à la vie » 1• à la grande équivoque du christianisme, dans et par-delà le texte
Il faut encore signaler, pour préciser et illustrer ces délibéra- exemplaire de Hugo). Ce sera aussi la question, cette fois, non
tions, que c'est Eleanor Roosevelt, qui a représenté les États-Unis seulement de la littérature mais de la philosophie, car nous nous
et qui a joué un grand rôle dans toute cette affaire, c'est elle qui demanderons comment la référence chrétienne de Hugo, toute
s'est opposée à toute référence à la peine de mort dans la Déclara- fondamentale qu'elle est pour son discours abolitionniste, peut
rion, suivie en cela par l'Union soviétique, la France (< René > s'accorder avec la référence à un droit non historique mais naturel,
Cassin), le Chili et l'Angleterre. . peut s'harmoniser avec une fondation du principe d'inviolabilité
D'autre part, les États-Unis ont fait valoir des réserves au sujet de la vie humaine dans le droit naturel. Nous commencerons sans
de l'interdiction mise sur l'exécution pour des crimes commis doute par cette lettre que Hugo écrit, après la Commune, en
avant l'âge de 18 ans. Ils acceptaient l'interdiction concernant 1871, à l'avocat de condamnés à mort politiques, pour lui dire
l'exécution de femmes enceintes mais non celle qui concernait les son accord, mais tout en précisant ceci:
mineurs de moins de 18 ans au moment du crime, et, toujours en
se référant à leur propre Constitution, les États-Unis insistaient La question que vous voyez en légiste, je la vois en philosophe.
sur la nécessité d'interpréter l'allusion au «cruel, inhuman or Le problème que vous élucidez parfaitement, et avec une logique
degrading treatment or punishment » en conformité avec les arti- éloquente, au point de vue du droit écrit, est éclairé pour moi
cles 5, 8 et 14 de la Constitution américaine. Ce qui veut dire, en d'une lumière plus haute et plus complète encore par le droit na-
turel. À une certaine profondeur, le droit naturel se confond avec
bref, que la souveraineté de l'État ne devait pas souffrir de cette
le droit social 1•
Déclaration, et que même l'interprétation de ce que voulait dire
chaque article de la Déclaration 2 (par exemple « cruel, inhabituel
ou dégradant»), cette interprétation était laissée à l'appréciation
de chaque pays, compte tenu de sa constitution, de ses lois et de

1. Cité dans W Schabas, The Abolition of the Death Penalty ... , op. cit.,
p. 320. Il s'agit du <<Deuxième protocole facultatif se rapportant au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques, visant à abolir la peine de
mort», adopté par l'Assemblée générale des Nations unies en 1989. (NdÉ)
2. Dans cette phrase, il s'agit du Pacte, et non de la Déclaration. (NdÉ) 1. V Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 250.

196
Sixième séance
Le 2 février 2000

(Très lentement)

Nous allons aujourd'hui parler du téléphone.


Nous allons parler au téléphone.
Allo, c'est toi? Allo, c'est moi, je peux te parler? Où es-tu?
comme on demande maintenant quand on se sert d'un portable.
Où es-tu? Tu m'appelles d'où? Voilà la question Tu m'appelles
d'où? Je suis sur la route. Quelle route?
Voilà la question. Qui appelle d'où? Qui appelle qui en route,
dans cette histoire, dans ce qui est une histoire, et sur quelle route?
Qui demande s'il peut parler à qui?

Quand on veut éviter qu'un séminaire sur la peine de mort soit


seulement un séminaire sur la peine de mort; quand on voudrait
éviter que cela soit juste un discours de plus, et un discours de la
bonne conscience, entre gens qui, comme nous, en somme, ne
seront ou croient qu'ils ne seront jamais des bourreaux exécutant
la sentence, ni des condamnés à mort, ni même des avocats ou des
procureurs de condamnés à mort, ni des gouverneurs ou des chefs
d'État dotés du droit de grâce, il faut au moins tout faire pour
s'approcher soi-même, dans son corps, d'aussi près que possible,
de ceux pour qui la peine de mort est la peine de mort, effective-
ment, de façon effective, concrètement, indéniablement et cruel-
lement menaçante, dans l'imminence absolue de l'exécution, et
parfois dans le suspens d'une imminence qui peut paraître infi-
niment brève ou durer interminablement (aux États-Unis, cela

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Sixième séance. Le 2 février 2000

pouvait aller, comme dans le cas de Mumia Abu-Jamal, jusqu'à La question que vous voyez en légiste, je la vois en philosophe.
dix-huit ans au moins, dix-huit ans jour après jour et nuit après Le problème que vous élucidez parfaitement, et avec une logique
nuit). Il ne faut jamais cesser de penser à cet instant de l'exécu- éloquente, au point de vue du droit écrit, est éclairé pour moi
tion, quand il n'y a plus d'au-delà, ou quand l'au-delà reste l'au- d'une lumière plus haute et plus complète encore par le droit
delà, soit l'au-delà de ce qui nous attend après la mort, Dieu ou naturel. À une certaine profondeur, le droit naturel se confond
rien, le salut ou rien, soit l'au-delà d'où la grâce peut encore venir, avec le droit social'.
à la dernière seconde, la grâce du souverain Dieu ou la grâce sou- Nous allons faire un grand écart et un grand tour, aujourd'hui,
veraine du gouverneur à laquelle ne relie que le fil d'un téléphone. pour revenir finalement à ce point de départ. Comm~nt Hugo
C'est au téléphone que la vie du condamné à mort est aujourd'hui, peut-il fonder son abolitionnisme à la ~ois ~ans un d:mt naturel,
mais sans doute depuis toujours, suspendue. un droit non écrit, non positif, non h1stonque - qUl se confon-
C'est de ce téléphone avec l'au-delà que nous allons sans doute drait avec un droit social, tout en alléguant constamment, néan-
parler, c'est à ce téléphone que nous allons parler, rester suspen- moins, une sorte de christianisme évangélique? Tout en montrant
dus, comme nous le ferons chaque fois que nous tenterons de pen- du doigt le supplice du Christ? Comment son recours permanent
ser la religion ou le dispositif théologico-politique de la peine de à ce qu'il appelle l'inviolabilité de la vie humaine peut-il prétendre
mort. Par exemple avec Victor Hugo. se fonder à la fois dans un droit social« naturel», c'est-à-dire an-
Nous revenons donc encore en France et à Victor Hugo pour historique, non écrit, un droit écrit seulement dans le cœur des
tenter de préciser à la fois cette question de la cruauté là où elle a hommes et étranger à toute révélation historique et, à la fois,
encore mais n'a plus seulement la couleur du sang et la figure de donc, dans un droit chrétien? Autrement dit, d'où vient ce droit?
la guillotine (histoire conjointe, donc, disais-je la dernière fois, De la nature ou de la révélation? Et n'oublions pas que la révéla-
du sang rouge et de la guillotine, mais aussi confluence du sang tion en question est liée, de façon essentielle, à une incarnation et
humain et du sang de la passion christique, ce qui devra nous à une condamnation à mort de Jésus, qui reste donc à interpréter.
introduire à la grande équivoque du christianisme, dans et par- Comment un abolitionnisme pourrait-il se fonder sur l'exemple
delà le texte exemplaire de Hugo). d'une condamnation à mort? Et qui, au fond, a condamné Jésus
Ce sera aussi la question, cette fois, non seulement de la littéra- à mort? Les Juifs? Les Romains? Ou Dieu son père? Comment
ture mais de la philosophie. Car nous nous demanderons com- organiser cette question généalogique, cette généalogie du droit?
ment la référence chrétienne de Hugo, toute fondamentale qu'elle Du droit en général, du droit pénal en particulier, à supposer
est pour son discours abolitionniste, peut s'accorder avec la réfé- qu'on puisse ici les distinguer?
rence à un droit non historique mais naturel. Comment cette La lecture que nous allons tenter, à partir de là, et les questions
christologie peut-elle s'harmoniser avec une fondation du prin- que nous allons poser, elles pourraient, jusqu'à un certain point,
cipe d'inviolabilité de la vie humaine dans le droit naturel, dans s'inscrire sous le signe élargi de ce que Baudelaire appelle, vous
un droit à la vie qui prétendrait être naturel, comme la propriété vous en souvenez, l'intérêt.
de ce que nous avons de plus propre? Rappelons cette lettre que Qu'est-ce qu'un intérêt? Le mot lui-même est intéressant, là où
Hugo écrit, après la Commune, en 1871, à l'avocat de condamnés il implique à la fois, en latin, le fait de se trouver, d'être au milieu,
à mort politiques, pour lui dire son accord, mais tout en précisant entre, impliqué dans un espace plus grand que soi, et, d'autre
ceci - et voici l'extrait que j'avais lu en conclusion la semaine part, le calcul fiduciaire, la plus-value, la recherche d'un bénéfice et
dernière:
1. V. Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 250.

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d'une capitalisation, bref une économie- monétaire ou psycholo- (moralische Vergeltung), Kant n'introduit pas ou prétend ne pas
gique, la recherche d'un mieux-être, d'un plus de bien, de bien à introduire de calcul phénoménal, d'arithmétique des peines, mais
soi ou de bien-être de soi, d'un plus de jouissance. Qu'est-ce qu'un seulement une équivalence pure entre le crime absolu (l' homicidium
intérêt? Que veut dire « être intéressé », « être intéressé à»? dolosum) et la peine capitale qui prive l'assassin de la vie dont il a
Baudelaire parle de l'intérêt du discours abolitionniste, c'est-à- privé la victime. Le jus talionis n'est pas en principe, en droit, une
dire de ce à quoi sont intéressés les abolitionnistes, de leurs moti- vengeance horrible, mais la référence à un principe impersonnel de
vations inavouées ou inavouables, des mobiles qu'ils dissimulent justice réparatrice qui n'obéisse pas, justement, à l'intérêt subjectif
ou se dissimulent à eux-mêmes sous les motifs et les principes et égoïste et passionnel ou pulsionnel de la vengeance. Pas plus
éthiques, politiques ou juridiques qu'ils mettent en avant. On n'a d'une dent pour une dent, pas plus d'un œil pour un œil: voilà le
pas besoin de souscrire aux thèses ou aux hypothèses de Baude- commencement de la justice ou du droit dans cette loi du talion) 1•
laire pour s'intéresser à de tels intérêts, comme aux intérêts et aux La question de l'intérêt, si nous persistions à la poser dans les
calculs, cachés ou non, des abolitionnistes ou aussi bien des parti- deux cas, et aux deux parties (abolitionniste et ami-abolition-
sans de la peine de mort. niste), aurait alors la forme suivante : quel est l'intérêt secret qui
La question générale devient alors « qui a intérêt à quoi dans meut ces deux discours du désintéressement absolu? Quel est l'in-
cette affaire?». A-t-on le droit de poser cette question de l'intérêt ou térêt de ces allégations de désintéressement? Et même, car vous
du calcul fiduciaire là où, de part et d'autre, on prétend se porter en savez qu'il y a chez Kant une autre ressource, un autre concept de
principe, et par principe, au-delà du calcul? Au-delà de tout intérêt? l'intérêt, celui de ce qu'il appelle un intérêt de la raison pure qui
Bien sûr, les partisans de la peine de mort avancent souvent l' argu- transcende l'intérêt empirique ou pathologique et n'a, en droit,
ment de l'exemple dissuasif et donc l'argument d'un calcul probabi- en principe, aucun rapport avec aucun intérêt phénoménal, et
litaire au service des intérêts de la société. Mais nous avions entrevu même donc, si nous poussons notre question jusqu'à ce point de
et nous confirmerons encore à partir de Kant que l'affirmation radicalité, quel serait l'intérêt inavoué derrière et le désintéresse-
du principe de la peine de mort, comme pure rationalité juridique, ment allégué et/ou l'intérêt dit pur de la raison pure?
du jus talionis comme « impératif catégorique » de la justice pénale, Si j'ai dit qu'il y avait là une question de type nietzschéen, c'est
peut être avancée sans référence au moindre intérêt phénoménal, parce que, comme vous le savez, l'une des critiques de Kant par
empirique, pour le corps de la société ou de la nation. Il doit même Nietzsche consiste à rejeter l'allégation de ce dernier quant au
être, comme impératif de justice, délié de tout intérêt de ce cype. caractère désintéressé de l'expérience du beau. Nous avons ici
Inversement, ou réciproquement, le discours abolitionniste prétend affaire à un chiasme puisque Nietzsche s'en prend à Kant, à un
être mû par un pur principe, par le souci de mettre la vie au-dessus geste de type kantien qui allègue le désintéressement qui s'élève-
de toute autre valeur, et la dignité humaine au-dessus de tout mar- rait au-dessus de la vie, qui sacrifierait le vivant, alors que c'est
ché, de tout prix (la dignité n'est pas un prix, Kant le disait lui-même, . dans une logique kantienne que Baudelaire soupçonne l'intérêt
et c'est au nom de la dignité (Würde), de la dignité de l'homme qui qui motive les abolitionnistes soucieux de l'inviolabilité de la vie
transcende le prix ou le Marktpreis que parlent aussi bien les parti- et du droit à la vie humaine. Laissons là le chiasme et revenons
sans kantiens de la peine de mort que les abolitionnistes 1• Même à Nietzsche pour qui il y a toujours un intérêt caché sous ce
quand il parle, à propos de jus talionis, de compensation morale prétendu désintéressement, en particulier sous le désintéresse-
ment esthétique.
1. L Kant, « Doctrine du droit >>, Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 215.
(NdÉ) 1. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ)

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On pourrait ~iter de nombreux textes de Nietzsche à ce sujet. Donc l'hostilité à la vie est inhérente à la vie même, au même de
Je vous renverrai seulement à la Troisième Dissertation de la Gé- la vie, à même la vie, et le désintéressement est encore le symp-
néalogie de la morale parce que, là, il évoque, au nom de la vie, tôme d'un intérêt refoulé. Nietzsche se sert souvent du mot de
la loi qui produit une hostilité à la vie, mais une hostilité à la vie « refoulement », vous le savez. Comme il ne serait pas raison-
qui est aussi un intérêt de la vie, un intérêt renversant de la vie. nable, dans l'économie ou la stratégie finie de ce séminaire, de
En parlant(§ Il de la Troisième Dissertation) du prêtre ascétique consacrer à Nietzsche toute la place et tout le temps que pourtant
et de l'ascétisme en général, Nietzsche décrit ce qu'il appelle une il faudrait, je me contente de vous indiquer deux directions, et
« nécessité d'ordre supérieur qui fait sans cesse croître et prospérer toujours en me limitant à la Généalogie de la morale. Ces deux
cette espèce [l'ascétique] hostile à la vie (diese Lebensfeindliche directions croisées seraient celles de l'intérêt et de la cruauté, voire
1
Spezies) » [Nietzsche souligne Lebensfeindliche car il s'agit d'un de l'intérêt de la cruauté, de l'intérêt à la cruauté, Grausamkeit.
principe de mort, en somme, d'une hostilité à la vie qui est un Quant à la notion et au mot d'intérêt, un peu plus haut que ce
mouvement à la fois irréductiblement nécessaire et immanent à la que je viens de citer (au§ 6 de la Troisième Dissertation), et tou-
vie même. C'est la vie contre la vie, jouissant de la vie contre la jours pour s'en prendre au discours de Kant sur le désintéresse-
vie, contre-jouissant de la vie. C'est la vie qui est hostile à la vie, ment, et à sa descendance schopenhauerienne, Nietzsche leur
qui porte en elle-même cette réactivité pathogène ou suicidaire, oppose Stendhal (Stendhal dont il multiplie les éloges partout, en
cette violence cruelle envers elle-même, cette auto-flagellation, particulier dans le livre précédent, Par-delà le bien et le mal, et en
cette auto-punition] 2 • Et toujours en soulignant, Nietzsche ajoute, particulier dans la huitième partie, § 254, passage que je choisis
je cite d'abord une traduction médiocre: parce que si Nietzsche y fait l'éloge de la France, « lieu de la culture
la plus spirituelle et la plus raffinée d'Europe», s'il y reconnaît en
[L]a vie même doit avoir un intérêt à ne pas laisser périr ce type Henri Beyle un expert en voluptate psychologica, «homme éton-
contradictoire [l'ascète] {es muss wohl ein Interesse des Lebens selbst nant, si fort en avance sur son temps, précurseur qui a parcouru
sein, dass ein solcher Tjpus des Selbstwiderspruchs nicht ausstirbt) l'Europe en pionnier et en explorateur à une allure napoléo-
[cela doit bien être un intérêt de la vie même que de ne pas laisser nienne, au point qu'il faudra des générations pour le rattraper 1 »,
périr un tel type de contradiction de soi, de contradiction interne, en revanche, au début du même passage, il voit un signe de dé-
de contradiction tournée contre son propre intérêt, contre son chéance de la France dans la bêtise et la vulgarité de la démocra-
propre, en quelque sorte] 3 .
tie bourgeoise dans les récentes obsèques de Victor Hugo au cours
desquelles, dit Nietzsche, la France s'est livrée à « une véritable
orgie de mauvais goût et de béate satisfaction de soi (eine wahre
1. Friedrich Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, dans Kritische StudienAus- Orgie des Ungeschmacks und zugleich der Selbstbewunderung ge-
gabe (désormais abrégé KSA), vol. 5, Münich, Kritische deutsche Taschenbuch
Verlag, 1988, p. 363; La Généalogie de la morale, tr. fr. H. Albert, Paris, Le
feiert) 2 ».Retenez ce motif de la fête, nous le retrouverons ailleurs,
Mercure de France, 1964 (rééd.), p. 148. Nous fermons ici la parenthèse et les quand il sera question d'une fête de la cruauté, au contraire). Au
guillemets restés ouverts dans le tapuscrit. (NdÉ) § 6 de la Troisième Dissertation de la Généalogie, donc, Nietzsche
2. Nous fermons ici le crochet resté ouvert dans le tapuscrit. (NdÉ)
3. F. Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, dans KSA, vol. 5, op. cit., p. 363;
tr.. fr., p. 14~. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : << On ne peut pas 1. F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, tr. fr. G. Bianquis, Aubier, Paris,
laisser mounr un tel type de contradiction de soi. La vie a intérêt à garder l'as- 1951, p. 335.
cète, là même où l'ascète ou le type ascétique consiste à se contredire lui-même, 2. Id., ]enseits von Gut une Bose, dans KSA, vol. 5, op. cit., p. 198; tr. fr.,
c'est-à-dire à marquer une vie hostile à elle-même>>. (NdÉ) p. 335. (NdÉ)

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déclare que dans la célèbre définition kantienne du beau, on décèle ce qui compte, c'est l'« excitation de la volonté », « Erregung des
un manque, le manque d'une fine expérience de soi (d'une auto- Willens » 1, c'est-à-dire tout le contraire d'une insensibilité, d'une
analyse vigilante, en somme) : der Mange! an feinerer Se!bst-Eifahr- anesthésie, ou d'une volonté tranquillisée. Et à ce moment-là,
ung- et que ce manque ressemble à un ver, un ver épais au dedans Nietzsche renverse les choses, il accuse Schopenhauer de ne pas
de soi, le ver épais de l'erreur fondamentale. Toujours le rappel de avoir compris le vrai motif, le vrai mouvement, la motivation de
l'animal est essentiel, et pour cause, dans ces généalogies nietzs- Kant dont il se réclame, cette motivation qui se dissimule derrière
chéennes. Ce qui a la forme animale de ce ver épais de l'erreur les motifs du désintéressement qui vont bien au-delà du beau, qui
fondamentale (Gestalt eines dicken Wurms von Grundirrtum), c'est concernent en somme tout impératif catégorique (car le propre
de dire, comme Kant, que « est beau ce qui pla1t sans intérêt (Schon d'un impératif catégorique, c'est de commander par-delà l'intérêt
ist, hat Kant gesagt, was ohne Interesse gefo!!t) 1 ». Et Nietzsche s'ex- empirique ou pathologique au sens kantien; et cela devrait être
clame : « Ohne Interesse!». « Sans intérêt, donc! Qu'on compare à vrai, en particulier, de l'impératif catégorique de la justice pénale
cette définition cette autre qui vient d'un artiste et d'un réel specta- qu'est, nous l'avons vu la semaine dernière, la peine de mort, une
teur (ein wirk!icher 'Zuschauer" : entre guillemets, car justement peine de mort qui devrait donc, selon Kant, être aussi désintéres-
l'artiste n'est pas un spectateur impuissant, ou passif, il jouit), celle sée, pure de tout calcul), donc, disais-je, à ce moment-là, Nietzsche
de Stendhal qui appelle une fois le beau "une promesse de bonheur" renverse les choses. Il accuse Schopenhauer de ne pas avoir com-
(en français dans le texte). [N'oublions pas que la précédente Dis- pris le vrai motif, le vrai mouvement, la motivation de Kant dont
sertation, qui concerne et la dette et le droit, et la punition et la il se réclame, cette motivation qui se dissimule derrière les motifs
cruauté - j'y viens - commence par une sorte de traité de la du désintéressement, à savoir que Kant finalement a un intérêt
2
promesse.] » La fin de ce§ 6 (Troisième Dissertation) reprend la derrière le désintéressement allégué, et c'est l'intérêt « le plus
formule de Stendhal mais dans un nouveau développement qui grand et le plus personnel (allerpersonlichsten Interesse) » : « celui
nous intéresserait davantage puisqu'il relie ce propos au double du supplicié, délivré de sa torture {Interesse { .. }des Torturierten,
motif de la torture et de la sexualité. Nietzsche rappelle que Scho- der von seiner Tortur loskommt) 2 ».
penhauer insiste sur l'effet « calmant», apaisant sur la volonté Conclusion de Nietzsche : l'idéal ascétique qui inspire Kant et
(Willenkalmierende) du sentiment esthétique et du beau. Le beau Schopenhauer consiste en ceci : von ein Tortur loskommen, se déli-
serait en somme un anesthésiant, un somnifère, un tranquillisant vrer d'une torture. Si on transpose cette logique de l'intérêt « per-
plutôt de la volonté. Lesthétique serait anesthésiant. Ça, c'est le sonnel » qui se dissimule toujours vers le désintéressement allégué,
point de vue du spectateur auquel Nietzsche oppose encore une fois si on transpose ce désintéressement intéressé de l'esthétique au
le point de vue de 1: artiste créateur, et ailleurs la cruauté de l'artiste droit pénal, on rejoint, jusque dans les mots mêmes, la dénoncia-
(die Künstler-Grausamkeit) et encore de Stendhal dont la nature tion de Baudelaire, mais cette fois retournée contre un partisan
n'est pas moins sensible ou sensuelle (nicht weniger sinnliche) mais de la peine de mort comme impératif catégorique. Autrement dit,
plus heureuse que celle< de> Schopenhauer, et qui disait, Stendhal, le même argument, la même objection (votre désintéressement,
justement, que le beau promet le bonheur (cette fois en allemand: votre noblesse d'âme, votre hauteur, votre prétention éthique est
das Schone verspricht Glück) . Pour Stendhal, commente Nietzsche, un masque, le masque d'un comédien qui cache le calcul inté-
ressé), ce même démasquage d'une mascarade peut concerner
1. F. Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, dans KSA, vol. 5, op. cit., p. 347;
tr. fr., p. 130. (NdÉ) l.Ibid., p. 349; tr. fr., p. 132. (NdÉ)
2. Ibid., loc. cit. 2. Ibid., loc. cit.

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aussi bien l'abolitionniste hugolien pour Baudelaire que le « mor- che, qui marque bien ainsi que c'est la toute-puissance divine
taliste » (comme on dit quelquefois, je crois, dans le code juri- de la musique qui commande cette conversion). La souveraineté
dique) kantien ou schopenhauerien pour Nietzsche. Autant que de la musique est alors mise en rapport, comme toute souverai-
l'abolitionniste, les partisans de la peine de mort comme impé- neté, avec la puissance absolue du vouloir, avec le vouloir comme
ratif catégorique ont peur pour eux, ils cherchent à se délivrer route-puissance, avec l'essence en somme souveraine de ce qu'on
d'une condamnation ou d'une menace de verdict- et de la tor- appelle la volonté (et ce volontarisme pur, absolu, est aussi un
ture que constitue cette menace. héritage kantien) : pure volonté, la musique souveraine comme
Il faudrait relier cette filiation, ce malentendu dans la filiation pure volonté, non pas comme représentation ou reflet des phéno-
kantienne de Schopenhauer et de son ascétisme désintéressé à une mènes, imitation de la phénoménalité des phénomènes (Abbilder
théorie de la musique sur laquelle j'aurais aimé gloser, si j'en avais der Phiinomenalitiit), mais langage de la volonté (Sprache des Wil-
le temps, autour de deux motifs : la souveraineté et le téléphone. La lens; Nietzsche souligne le « de », des: c'est le langage de la volon-
souveraineté, vous savez pourquoi nous y insistons ici, je ne le rap- té, génitif subjectif, c'est la volonté parlant elle-même d'elle-
pellerai pas, le téléphone parce qu'il y a là une figure de ce que j'ap- même, la musique, la musique se parlant musique, c'est là sa
pellerai la technique de la transcendance, et d'ailleurs la technique souveraineté). Et vous allez voir comment, passant de cette langue
de ce rapport téléférique à la souveraineté de l'autre absent, du Dieu de la musique comme langue de la volonté à la langue de la méta-
absent - dont nous retrouverions une illustration dans le dispositif physique, tout cela parlant en somme la même langue, on passe
téléphonique qui, aux États-Unis, relie jusqu'au dernier moment le de cette souveraineté du vouloir au téléphone avec la transcen-
condamné à mort dont l'exécution est imminente, voire déjà en dance du souverain absolu, au coup de téléphone échangé avec
cours, à l'étape de l'injection anesthésiante, qui relie donc le lieu de Dieu, avec l'au-delà, par le musicien qui est aussi un oracle, un
l'exécution à la bouche et à l'oreille du gouverneur souverain, le prêtre, un porte-parole de l'en-soi des choses, un ventriloque de
tenant en relation télétechnique avec le lieu transcendant de la sou- Dieu (Bauchredner Gottes) qui, au téléphone, « parle métaphysi-
veraineté, avec le gouverneur détenteur du pouvoir quasi divin de que» (er redete Metaphysik, parle en métaphysique, parle la lan-
gracier. Eh bien, que dit Nietzsche de la souveraineté de la musique gue de la métaphysique, parle dans la langue de la métaphysique,
et du téléphone, à propos de Schopenhauer, puis de Wagner? er redete Metaphysik), et cet idiome métaphysique est une langue
C'est à la fin du § 5 de la Troisième Dissertation de la Généa- téléphonique, la langue téléphonique de l'ascèse qui s'élève au-
logie de la morale. Reliant l'idéal ascétique du désintéressement ,à dessus du toucher sensible ou sensuel - ou du moins le subtilise,
Wagner puis, ou plus tôt, à Schopenhauer, il voit dans l'idéal ascé- par ruse, jusqu'à se le rendre par téléphone, jusqu'à se rendre le
tique une influence. décisive de Kant sur Schopenhauer et de Scho- lointain proche, et le médiat immédiat, et le transcendant imma-
penhauer sur Wagner au moment où celui-ci, Wagner, changea nent par la grâce du téléphone, d'un téléphone qui est la langue de
en quelque sorte son concept, son interprétation, sa stratégie de la musique, et de Dieu se parlant lui-même à lui-même, à volonté.
la musique. Jusqu'ici la musique était pour Wagner un moyen, un Si l'idéal de l'ascète est privé ou se prive de la jouissance des sens et
médium, une« femme», note même Nietzsche entre guillemets du corps, il lui reste encore la ressource de jouir au téléphone, en
(ein « Weib »), une femme qui, pour fructifier, croître, enfanter, parlant avec Dieu, avec l'au-delà souverain, avec l'autre souverain,
avait besoin d'un but, à savoir d'un homme, c'est-à-dire avait be- avec l'autre comme souverain, dans la langue métaphysique, en
soin du drame. Wagner comprend alors, suivant Schopenhauer, s'accordant à la langue de la métaphysique, en s'accordant la
qu'il y avait mieux à faire in majorem musicae gloriam, à savoir avec langue de la métaphysique, de la métaphysique de la volonté au
« die Souveranitat der Musik » (souveraineté est souligné par Nietzs- téléphone, et à volonté.

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Comme si alors le téléphone devenait portable et cellulaire. Vous notez bien que j'interprète ici des textes de Nietzsche qui
La téléphonie est la métaphysique, elle est religieuse, sacrifi- ne concernent pas directement ni ne nomment littéralement la
cielle, c'est l'ascétisme même, c'est la prêtrise même. Mais évi- peine de mort, mais qui démasquent un intérêt tout-puissant,
demment, ce renoncement ascétique ne renonce à rien, c'est en- l'intérêt qui se dissimule derrière le discours du désintéressement
core une ruse de l'ascète pour jouir, c'est la jouissance du prêtre, de type kantien, tel que, d'autre part, nous avions commencé à
qui sait de quoi il parle, et en quoi l'abstinence fait croître et l'entrevoir, il conditionne la doctrine du droit sur la peine de
intensifie et aiguise le désir, le plaisir du désir, la jouissance comme mort. Ce qui m'autorise à faire cela, c'est, outre le couple insépa-
jouissance à même le désir. Je lis ces quelques lignes (§ 5 de la Troi- rable de l'intérêt et du désintéressement, l'intérêt au désintéres-
sième Dissertation) : sement, l'intérêt qu'on prend au désintéressement, l'intérêt du
désintéressement, l'allusion à la torture et au supplice, et donc, j'y
Il [Wagner] comprit tout à coup qu'avec la théorie et l'innova- viens maintenant, à une logique de la cruauté (torture, supplice),
tion de Schopenhauer il y avait davantage [mehr : souligné] à faire des rapports entre la cruauté de la vie et le droit, une logique qui,
in majorem musicae gloriam [davantage, n'oubliez pas, ce sera la vous le savez, commande en particulier toute la précédente Dis-
souveraineté au téléphone et à volonté à la place de la musique sertation de la Généalogie de la morale, la Deuxième, sur la faute
comme femme], je veux parler de la souveraineté de la musique (Schuld), la mauvaise conscience et ce qui leur ressemble. Je vous
[namlich mit der Souveranitat der Musik : souveraineté souligné] invite à y relire tout ce qui concerne la promesse, la mémoire, la
telle que l'entendait Schopenhauer : la musique placée à part, en
responsabilité (Verantwortlichkeit) et surtout l'origine du droit dans
face de tous les autres arts, art indépendant par elle-même - an
indépendant en soi (die Unabhangige Kumt an sich), non pas, comme
la vengeance, le châtiment, la loi pénale.
les autres arts, simple reflet (Abbilder) de la phénoménalité, mais Comme notre question, pour le moment, c'est aussi« qu'est-ce
langage [langue] de la volonté même [parlant le langage de la volonté que la cruauté? », on voit s'y déployer une philosophie de la
même, vielmehr die Sprache des Wîllem selbst redendJ, parlant direc- cruauté, la philosophie d'une cruauté qui, en somme, n'a pas de
tement du fond de l'« abîme» (unmittelbar aus dem « Abgrundes » contraire. Il y a certes des différences entre plusieurs modes ou
heraus}, comme sa révélation la plus propre (eigemte), la plus origi- différents degrés d'intensité de la cruauté, entre une cruauté active
naire (ursprunglischste}. Avec cette augmentation extraordinaire dans et une cruauté réactive, mais pas d'opposition entre la cruauté et
l'évaluation de la musique, telle qu'elle semblait ressortir de la philo- la non-cruauté. Si bien que dans cette logique du différentiel de la
sophie de Schopenhauer, s'élevait du même coup, de façon colos- cruauté et non de l'opposition entre cruauté et non-cruauté, il n'y
sale, l'estime où l'on tenait le musicien; il devenait maintenant un a pas de vraie place originale pour un débat pour ou contre la peine
oracle, un prêt~e, plus qu'un prêtre, une sone de porte-parole de l'en de mort. Les deux postulations peuvent trouver à s'inspirer du dis-
soi [ou de l'essence] des choses (eine Art Mündstück des« An-sich »
cours nietzschéen. La vie est, elle se doit d'être cruelle là où elle
der Dinge), un téléphone de l'au-delà (ein Telephon des ]enseits), -dès
se garde, là où elle garde la mémoire et même, ajouterai-je, la
lors il ne parla plus seulement en musique, ce ventriloque de Dieu,
- il parla en métaphysique : quoi d'étonnant s'il finit par parler un vérité de soi. Ce qui fait que, me semble-t-il, dans ces pages où,
jour au moyen de l'idéal ascétique 1 ? vous allez l'entendre, il est question de torture, de supplice, de
châtiments terribles, la question de la peine de mort n'a pas de
place originale; elle n'est nommée qu'une seule fois dans une
série de tortures ou de spectacles de la cruauté. On peut tirer de
1. F. Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, dans KSA, vol. 5, op. cit., p. 346; ces pages aussi bien, et indifféremment, une doctrine abolition-
tr. fr., p. 129 (traduction modifiée par Jacques Derrida). (NdÉ) niste que son contraire. La peine de mort, je le répète, n'a pas

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d'originalité, c'est une mise à mort comme un degré dans la tor- on brûle, on porte quelque chose au rouge en le faisant pénétrer
ture et une stratégie dans la cruauté, qui demande à être inter- jusqu'au sang pour que cela reste dans la mémoire). Et Nietzsche
prétée de façon non juridique, en quelque sorte, puisque toute précise, ce qui est donc la loi universelle qu'il veut ici rappeler, la
cette Dissertation et tout ce livre sont des généalogies du droit et loi qui lie la mémoire à la douleur, à la blessure, au traumatisme :
du droit pénal qui remontent à des mouvements de la vie ani- « c'est seulement ce qui ne cesse de foire mal qui reste dans lamé-
male-humaine préhistoriques, ou en tout cas antérieurs au droit, moire (nur was nicht aujhort, wehzutun, bleibt im Geddchtnis-
plus vieux et plus profonds, plus irréductibles que le droit lui- et Nietzsche souligne wehzutun) 1 ».
même, et toujours prêts à laisser des symptômes irrécusables dans C'est toute une lecture de l'histoire et de la culture, du droit et
le droit même. La cruauté de la mise à mort ne relève pas du droit. de la religion que Nietzsche soumet à ce principe naturel et zoo-
Et finalement, voilà le passage auquel je voulais en venir, après logique de la cruauté, du foire-mal, du foire-souffrir pour se rap-
quelques préliminaires, Nietzsche va accuser Kant et l'impératif peler. Si bien que le châtiment n'est pas d'abord un dispositif
catégorique de cruauté (Grausamkeit), d'une cruauté qui ne dit juridique, c'est un mouvement de la vie, une écriture de la vie
pas son nom, d'une cruauté hypocrite qui se donne des airs de n'y pour se souvenir, pour inscrire, pour imprimer le passé dans son
pas toucher, d'une cruauté, j'y insisterai avant de revenir sur la corps.
trace du sang rouge chez Hugo, d'une cruauté avec odeur de sang Nietzsche va jusqu'à dire que partout où il y a du sérieux dans
et de torture, sur une terre arrosée de sang. Nietzsche va nommer, la vie des hommes et des peuples (car évidemment, c'est aussi une
dans le même élan, le plaisir pris à faire souffrir. Dès le § 3 de cette bio-psychologie et une bio-politique des peuples), partout où il y
Deuxième Dissertation, Nietzsche relie la question de la mémoire a de la solennité, de la célébration, de la fête en somme (Feierlich-
à celle de la souffrance. Et, comme pour le téléphone, la dimen- keit: et j'insiste encore là-dessus car le motif de la fête cruelle, du
sion technique n'est pas absente, elle < est > même nommée. La théâtre de la cruauté qui se déploie lors des supplices du châti-
question, c'est : comment, à l'homme-animal (Menschen- Tiere), ment est au cœur de cette Dissertation, la fête comme chose
- et le point de départ de Nietzsche consiste à ne pas dissocier, à sérieuse, la plus sérieuse qui soit : les valeurs de Ernst et de Feier-
ne pas oublier la bête dans l'homme -, comment, à l'homme- lichkeit vont de pair : on ne rit pas, à la fête, on n'est pas à la fête,
animal, faire une mémoire, comment faire qu'il se rappelle? Pro- on souffre et fait souffrir pour jouir), partout où il y a de la fête
blème très ancien, note Nietzsche (Uralte Problem), qui n'a pas solennelle, rituelle, partout où il y a du secret ou du mystère
reçu des réponses très tendres, très douces (Zarten). Rien de plus (Geheimnis), eh bien reste ou revient (nachwirkt, dit Nietzsche en
terrifiant et unheimlich, dans la préhistoire de l'homme, que sa soulignant : effet d'après-coup, effet de reste) un reste de l' épou-
mnémotechnique (Nietzsche souligne ce mot, Mnemotechnik pour vante (Schrecklichkeit) qui présidait naguère à tous les actes de mé-
souligner que l'archivation et la remémoration engagent le corps moire, aux promesses, aux engagements, aux serments. Et dans
souffrant dans une machine, dans une répétition technique) . C'est le passage que je vais lire, vous allez voir définir toutes les religions
donc bien une histoire ou plutôt une préhistoire de la cruauté : en général comme des systèmes de la cruauté, Systeme der Grau-
pour se rappeler, pour imprimer le souvenir, on fait souffrir, il samkeit, si bien que la cruauté n'est plus un ressort parmi d'autres
faut faire souffrir, et voici le rouge qui apparaît, le rouge du feu de la psycho-biologie, c'est l'essence de la vie, en tant qu'elle se
avant le rouge du sang : on applique une chose avec un fer rouge garde, en tant que, à la fois, elle se protège et se garde en mémoire
pour l'imprimer dans la mémoire (et tout ce texte s'écrit selon
la figure de l'impression, de l'inscription douloureuse dans le 1. F. Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, dans KSA , vol. 5, op. cit., p. 295;
corps : « Man brennt etwas ein, damit es im Geddchtnis bleibt » : rr. fr. , p. 70. (NdÉ)

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dans sa vérité, et elle peut, bien sûr, dans le sacrifice et dans la aujourd'hui encore le maximum de confiance: de gravité, d~ ~a~­
mort, se perdre pour se garder. La vie sait se faire souffrir pour se vais goût et de sens des réalités, du peuple qm, par ces qualites-la,
s'est assuré le droit de faire l'éducation de toute espèce de manda-
garder, et pour se garder de l'oubli, pour se garder en mémoire.
rinat en Europe). Ces Allemands ont eu recours aux moyens les
Car tout cela est, bien sûr, une interprétation de la sacrificialité.
plus atroces pour se faire une mémoire qui les rendît maîtres. de
(Lire Deuxième Dissertation, p. 70-72 C) leurs instincts fondamentaux, ces instincts qui étaient populacters
et d'une lourde brutalité : que l'on se rappelle les anciens châti-
On pourrait même dire que, partout où il y a aujourd'hui encore ments en Allemagne, entre autres la lapidation (- déjà la légende
sur la terre, dans la vie des hommes et des peuples, de la solennité, faisait tomber la meule sur la tête du coupable), la roue (cette
de la gravité, du mystère, des couleurs sombres, il reste quelque invention toute spéciale du génie germanique dans le domaine du
chose de l'épouvante qui jadis présidait partout aux transactions, châtiment!), le supplice du pal, l'écrasement sous les pieds des che-
aux engagements, aux promesses : le passé, le lointain, l'obscur et vaux (l'écartèlement), l'emploi de l'huile ou du vin où l'on faisait
le cruel passé nous anime et bouillonne en nous lorsque nous deve- bouillir le condamné (encore au XIV' et au 'J0.r siècles) et toutes les
nons « graves ». Cela ne se passait jamais sans supplices, sans mar- différentes variétés de tortures (le supplice des « lanières », l' écor-
tyres et sacrifices sanglants, quand l'homme jugeait nécessaire de se chement de la poitrine); quelquefois on enduisait aussi le malfai-
créer une mémoire; les plus épouvantables holocaustes et les enga- teur de miel et, sous un soleil ardent, on le laissait exposé aux
gements les plus hideux (par exemple le sacrifice du premier-né), piqûres des mouches. Grâce à de pareils spectacles, de pareils drames,
les mutilations les plus répugnantes (entre autres la castration), les on arrive enfin à fixer dans la mémoire cinq ou six« je ne veux pas »,
rituels les plus cruels de tous les cultes religieux (car toutes les reli- rapport à quoi l'on a donné sa promesse, afin de jouir des, av~tages
gions sont en dernière analyse des systèmes de cruauté) - tout cela de la société, - et, vraiment, à l'aide de ce genre de memotre on
a son origine dans cet instinct qui a su deviner dans la douleur arrive enfin « à la raison »! - Hélas! la raison, la gravité, l'empire sur
l'adjuvant le plus puissant de la mnémotechnique. Dans un certain les passions, toute cette machination ténébreuse que l'on appelle la
sens tout l'ascétisme est de ce domaine: quelques idées doivent être réflexion, tous ces privilèges pompeux de l'homme : combien chère-
rendues ineffaçables, inoubliables, toujours présentes à la mémoire, ment ils se sont fait payer! Combien de sang et d'honneur se trouve
1
« fixes », afin d'hypnotiser le système nerveux et intellectuel tout au fond de toutes les « bonnes choses » !
entier au moyen de cette « idée fixe » - et par les procédés et les
manifestations de l'ascétisme on supprime, au profit de ces idées, Tout cela est, comme Nietzsche toujours, fort intéressant. Inté-
la concurrence des autres idées, on les rend inoubliables. Plus l'hu- ressant comme l'intérêt qu'il y a toujours à penser l'intérêt. La
manité a eu mauvaise mémoire, plus l'aspect de ses coutumes a été complication et l'intérêt du geste nietzschéen, un intérêt qu'on
épouvantable; en particulier la dureté des lois pénales permet peut y prendre même si on ne souscrit pas à ses énoncés. ou. à s~s
d'évaluer les difficultés qu'elle a éprouvées pour se rendre maîtresse
conclusions, ce qui rend Nietzsche si intéressant (comme Il dtt lm-
de l'oubli et pour maintenir présentes à la mémoire de ces esclaves
même, à l'ouverture même de La Généalogie de la morale, que les
du moment, soumis aux passions et aux désirs, quelques exigences
primitives de la vie sociale. Nous autres Allemands, nous ne nous psychologues anglais auxquels il est redev.able, auxquels il veut
regardons certes pas comme particulièrement cruels et impitoya- dire « merci » - n'oubliez pas cette reconnaissance de dette - sont
bles, encore moins comme d'un caractère essentiellement léger eux-mêmes intéressants (sie selbst sind interessant!) et ils sont
et insoucieux de la veille et du lendemain; eh bien! que l'on consi- intéressants parce qu'ils sont occupés à mettre en évidence la
dère notre ancienne organisation pénale et l'on se rendra compte « partie honteuse » de notre monde intérieur («partie honteuse »
des difficultés qu'il y a sur la terre pour élever un «peuple de
penseurs » (je veux dire : le peuple de l'Europe où l'on trouve 1. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, op. cit., p. 70-72.

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en français dans le texte pour bien jouer de la figure et de l'origine droit, et du droit pénal, comme origine d'un calcul, d'une règle
sexuelle de cette honte 1), ce qui rend Nietzsche intéressant, donc, de calcul, la question de Nietzsche est alors : d'où vient cette idée
comm~ les psychol~gues anglais auxquels il est redevable et qu'il bizarre, bizarre, cette idée antique, archaïque (uralte), cette idée
remerCle, auxquels 1l rend avec intérêt 2, ce qui rend Nietzsche si profondément enracinée, peut-être indestructible, d'une équi-
intéressant là où il est intéressé, qu'on soit ou non d'accord avec valence possible entre le dommage et la douleur (Schaden und
ce qu'il dit, c'est qu'il suspecte et flaire la partie honteuse, l'intérêt Schmerz)? D'où vient cette étrange hypothèse ou présomption
pudiquement caché ou dénié, aussi bien chez ceux qui prônent d'une équivalence entre deux choses si incommensurables?
l'intér~t que. c~ez ceux qui allèguent le désintéressement, et parmi Qu'est-ce qu'un tort et une souffrance peuvent avoir en commun?
ceux-ci aussi b1en chez les abolitionnistes que chez les ami-aboli- Évidemment la question, fort légitime, de Nietzsche, c'est que ce
tionnistes, par exemple chez Kant qui tente d'élever l'impératif sont là des choses de qualité si hétérogène qu'il ne peut y
catégorique de la peine de mort au-dessus du calcul d'intérêt mais avoir, qu'il ne devrait y avoir aucune équivalence possible, aucune
au nom d'un autre calcul rationnel et moralement pur, le principe commune mesure entre un tort ou un dommage d'une part et,
d'équivalence, le jus talionis entre le crime et la punition, entre le d'autre part, la souffrance infligée par un châtiment. La réponse
dommage et le prix à payer. de Nietzsche consiste alors à chercher l'origine de cette incroya-
. Cette idée d'équivalence, Nietzsche la juge à la fois folle, ble équivalence, de ce jus talionis incroyable, auquel il n'est pas
mcroyable, inadmissible et il veut en retracer la généalogie. Au possible de croire, pas possible d'accorder le moindre crédit, de
cours des longues et insistantes genèses du châtiment qu'il pro- chercher l'origine de cette incroyable et incréditable équivalence
pose et auxquelles je dois vous renvoyer, il revient d'abord à une et de la trouver dans le crédit, justement, dans le commerce, dans
psychologie de l'humanité primitive qui, en nous, modernes, l'échange, dans la vente, le trafic, etc. L origine du sujet de droit,
aurait survécu. C'est à cette archéologie du droit, et du droit de et notamment du droit pénal, c'est le droit commercial, c'est la
p~~ir, que ~i~tzs~he se livre, évidemment. Pendant la plus longue loi du commerce, de la dette, du marché, de l'échange entre des
pen~de de 1h1~t01re des hommes, on ne punissait pas parce qu'on choses, des corps et des signes monétaires, avec leur équivalent
tenait le malfaiteur pour responsable (verantwortlich, II,§ 43), on général, et leur plus-value, leur intérêt. Ce qui signifierait en
n'admettait pas que seul le coupable devait être puni. Dans cette somme que ce qui fait croire les crédules que nous sommes, ce qui
humanité primitive, qui survit en nous, on punissait comme on nous fait croire à une équivalence entre crime et châtiment, au
punit les enfants quand on est poussé par la colère. Mais cette fond, c'est la croyance même, c'est le phénomène fiduciaire du
colère en vient à un moment donné à être contenue dans certaines crédit ou de la foi (Glauben). Lorigine de la croyance en l'équiva-
limites, elle en vient~ être rép~~mée et modifiée par l'idée que tout lence, c'est-à-dire dans le droit pénal, l'origine de notre croyance
dommage a son équivalent (Aquivalent), et qu'il peut être com- au droit pénal, l'origine du crédit que nous lui faisons ou qu'en
pensé de façon calculable (abgezahlt werden konne), fût-ce par une vérité nous croyons devoir lui faire, c'est la croyance même. C'est
douleur qui affecterait l'auteur du dommage. La question archéo- parce que nous croyons (toujours de façon dogmatique, toujours
généalogique de Nietzsche, qui est en somme celle de l'origine du de façon crédule), c'est parce que nous faisons crédit que nous
croyons à quelque équivalence entre crime et châtiment. Mais
cette croyance ne consiste pas seulement à croire à ce que nous
1. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, op. cit., p. 23.
2. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) croyons être ou être vrai, mais à croire en posant, performativement,
3. F. Nietzsche~ Zur Genealogie der Moral, dans KSA, vol. 5, op. cit., p. 298; en inventant une équivalence qui n'existe pas, qui n'a jamais existé
tr. fr., p. 73. (NdE) . • et n'existera jamais entre cnme et châtiment, une équivalence

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commode mais fictive en somme, qui nous permet à la fois de que la peine de mort est un article de loi ou un artic~e de foi du
croire et d'échanger des signes et des choses, des signes et des droit commercial, du marché, du trafic, de ce que Nietzsche ap-
affects (ailleurs Nietzsche parle d'une sémiotique des affects), qui pellera Kauf Verkauf, Tausch, Handel und Wandel.
nous permet de parler, d'échanger des choses, des mots, des signes, Nietzsche se demande, à la fin du § 4 de la Deuxième
de commercer, en somme, de faire du commerce, de contracter Dissertation :
des emprunts et des dettes.
Cet étonnement de Nietzsche est au fond très sain et très tri-- D'où a-t-elle tiré sa puissance (son pouvoir, Macht) [ ... ], cette
vial, très vital. À qui fera-t-on jamais croire, sérieusement, à ce idée d'une équivalence entre le dommage et la douleur (die Idee
einer Aquivalenz von Schaden und Schmerz)? Je l'ai déjà révélé
que précisément nous croyons ou faisons semblant de croire, à
plus haut: [elle a tiré son pouvoir] des rapports de contrat_ (in dem
qui fera-t-on croire à ce que nous affectons de croire, à savoir qu'il
Vertrags-verhdltnis) entre créanciers et débiteurs (Gldubzger und
existerait quelque commune mesure que ce soit, quelque homo-
Schuldner) à qui apparaissent, aussitôt qu'il existe des «sujets du
généité, quelque homologie, quelque commune valeur, quelque droit » (Rechtssubjekte), des rapports qui, à leur tour, ramènent aux
équivalence, par exemple entre le meurtre et la peine de mort formes primitives de l'achat, de la vente, de l'échange, du trafic en
(mais cet exemple, Nietzsche ne le prend pas, il parle du châti- un mot (Kauf Verkauf Tausch, Handel und Wandel) 1•
ment en général) ? À qui fera-t-on jamais croire, sérieusement, à ce
que nous croyons ou feignons de croire, à ce que nous prétendons Ce qu'il faut proprement et bien analyser, je dis bien analyser,
croire, à savoir qu'il existerait quelque commune mesure entre un car il y va de l'analyse et donc de la dissociation interne, élément
homicide et la mort du criminel, entre le meurtre présumé et par élément, ce qu'il faut bien analyser dans cet~e logique de_!' ar-
l'exécution du criminel, et que l'un peut se mesurer à l'autre, que gument nietzschéen, au-delà même de ce que Nietzsche en dit ou
l'un peut prendre la place de l'autre, que l'un peut se rendre à la veut en dire lui-même explicitement, c'est ce concept étrange et
place de l'autre, se substituer à l'autre comme son équivalent? Au inquiétant, unheimlich, de croyance ou de crédit, de l'acte d~ foi,
fond personne ne < le > croit ni n'y a jamais cru sérieusement. du faire confiance, ou plutôt ce concept du croyant (Gldubtger),
Personne ne peut croire à cela même qu'on fait semblant de croire du sujet croyant qui n'y croit pas, du sujet .croya~t qui ~st à ~a
et semblant d'accréditer. La force décapante de la généalogie fois croyant, crédule, et qui pourtant ne croit pas a ce qu Il cr01t
nietzschéenne consiste finalement à dire quelque chose comme croire, et qui donc divise sa propre croyance, affecte de croire, simule
ceci : au fond nous ne croyons pas, nous ne croyons même pas -à la croyance, ce simulacre faisant en quelque sorte partie de la
ce que nous croyons ou disons croire, nous ne croyons pas à ce croyance même, la fiction de ce simulacre appartenant à la struc-
que nous faisons s~mblant et affectons de croire ou d'y accorder ture même de ce que nous appelons le crédit ou la croyance.
crédit pour rendre le marché possible, pour rendre le commerce, Croire, c'est cet étrange état ou cet étrange mouvement divisé,
le contrat, l'échange et finalement le langage possible et donc quasiment hypnotique, où je ne suis pas moi-même, où je ne sais
un contrat social, un droit qui est toujours d'abord un droit pas ce que je sais, où je ne fais pas ce que je fais, où je doute de cela
commercial. même que je crois ou en quoi je crois. Croire, en somme, c'est
En poussant cette logique jusqu'à l'exemple de la peine de mort ne pas croire, croire, ce n'est pas croire. Et toute l'origine de la
dont Nietzsche ne parle pas directement, ou si peu, dans ce religion, comme celle de la société, de la culture, du contrat en
contexte où il est seulement question du châtiment en général,
des sujets du droit, et du droit pénal en général, [en poussant cette 1. F. Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, dans KSA, voL 5, op. cit., P- 298;
logique jusqu'à l'exemple de la peine de mort, donc] nous dirions tr. fr., P- 73-74 (traduction modifiée par Jacques Derrida). (NdÉ)

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général tient à cette incroyance au cœur du croire. La skepsis, le dans certaines religions, son salut éternel, le salut de son ~me et
scepticisme, l'incrédulité, l' épokhè, toutes ces suspensions de la jusqu'à son repos dans la tombe- comme par exemple en Egypte
croyance ou de la doxa, de l'opiner de l'opinion, du « dire oui à», où le cadavre du débiteur continuait à être poursuivi ou persécuté
ce ne sont pas des accidents qui arrivent au croire, c'est le croire par le créancier. Et Nietzsche ajoute un exemple qui fait penser à
même. Croire est son propre contraire et donc n'a pas de con- ce Shylock dont nous avons beaucoup parlé ici l'année passée ou
traire 1• Ne pas y croire, ce n'est pas le contraire de croire, du il y a deux ans 1• Il écrit :
faire confiance, de faire crédit, d'avoir foi. Voilà l'essence du fidu-
ciaire et de l'intérêt. Et le marché, l'échange, le contrat social, la Le créancier pouvait notamment dégrader ou torturer de toutes
promesse, tout le système des prétendues équivalences qui fonde les manières le corps du débiteur, par exemple en couper telle partie
qui paraît en proportion avec l'importance de la dette : - en se
aussi bien la monnaie, le langage, le droit que le droit pénal, tout
basant sur cette manière de voir, il y eut partout et de bonne heure
cela suppose ce trafic de l'acte de foi, du croire, qui est aussi le
des évaluations précises, parfois atroces dans leur minutie, des éva-
croire sans croire comme condition du trafic. Je disais que cette
luations ayant force de droit des divers membres et parties du
division interne, cette dissociation proprement analytique, ce cli- corps. Je regarde déjà comme un progrès, comme la preuve d'une
vage, cette schize du croire hanté par l'incroyance est quasiment conception juridique plus libre, plus haute, plus romaine, ce décret
hypnotique, autant dire spectrale, quasiment hallucinatoire ou in- de la loi des Douze Tables établissant qu'il était indifférent que
consciente. dans ce cas le créancier prît plus ou moins, « si plus minusve secue-
Cela nous conduit peu à peu à une réévaluation et du christia- runt, ne fraude esto » 2 •
nisme et de l'impératif catégorique de Kant, de la cruauté san-
glante ou sanguinaire de l'impératif catégorique. Mais voyez comment Nietzsche interprète ce progrès, qui est
J'insiste sur ces deux points pour des raisons évidentes, en par- un progrès dans l'évaluation de cette fameuse« équivalence ».À la
ticulier parce que je voudrais préparer un retour vers le christia- place d'un avantage qui compense (comme Rückzahlung, comme
nisme ambigu de l'abolitionnisme hugolien et les questions qu'il compensation égale et comptable en retour) sous la forme de
pose, tout en traitant ces questions au plus près de celles du sang quelque chose ou de quelqu'un, une femme, par exemple, ou
et de la cruauté. d'un bien, d'une chose, d'un corps, on accorde au créancier un
Au § 5 de la Deuxième Dissertation, Nietzsche explore ce pro- remboursement psychique, en quelque sorte, psychique et sym-
cessus du contrat social, donc du devoir et de la dette qui impli- bolique. Au lieu d'une chose, de quelque chose ou de quelqu'un,
quent la promesse et la mémoire. Or la promesse et la mémoire on va lui donner du plaisir, de la jouissance, un sentiment de
ne vont pas sans la 4ureté, la cruauté et la violence (Hartes, Grau- bien-être ou de mieux-être (Wohlgefühl), on va lui donner un
sames, Peinliches). Le débiteur s'engage, il donne des gages pour plaisir qui consiste en la volupté de faire souffrir l'autre, et cruel-
inspirer confiance en sa promesse, pour consacrer la sainteté de sa lement, dit Nietzsche en français, la volupté de « faire le mal pour
promesse (die Heiligkeit seines Versprechens), le débiteur s'engage à le plaisir de le faire» [voilà une définition de la cruauté, de celle
indemniser le créancier, au cas où il ne paierait pas, en lui don-
nant quelque chose qu'il possède, par exemple son corps, ou sa
1. Première année du séminaire de l'EHESS, << Le parjure et le pardon >>
femme, ou sa liberté, voire sa vie (oder auch sein Leben), voire,
(1997-1999), séance du 26 novembre 1997. (NdÉ)
2. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, op. cit., p. 75 . Lors de la séance,
1. Jacques Derrida ajoute lors de la séance : « C'est la même logique que Jacques Derrida donne la traduction suivante de la_ citation latine: «ce n'est
celle de la cruauté» . (NdÉ) pas une faute que de prendre plus ou moins>>. (NdE)

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qui est condamnée par les Déclarations que nous avions citées, fie dans la personne de son fils, pour racheter l'homme, pour payer
et qui pensent rendre justice à la justice, faire droit au droit, au la dette ou la culpabilité de l'homme et du pécheur, qui est un
bon droit, en autorisant à punir, certes, donc à faire mal, mais débiteur. Voilà l'ultime signification, l'incroyable signification
non « pour le plaisir de faire le mal, de faire mal »] . Je reviens à de l'incarnation et de la passion. Je dis « incroyable» parce que à
Nietzsche 1• À la place de quelque équivalent, quelque chose ou cette transaction commerciale du rachat de la dette de l'autre, la
quelqu'un, on accorde en retour, en paiement, la jouissance de faire nôtre, par Dieu, au cours d'une exécution, et de la liquidation du
violence (Genuss in der Vergewaltigung), la jouissance de faire vio- crédit par la crucifixion, Nietzsche lui-même dit : « qui pourrait y
lence, comme il est traduit, je dirais aussi le plaisir pris, le jouir qui croire 1 ? ». Donc la condamnation à mort de Jésus par Dieu qui,
tient à exercer le pouvoir (Gewalt), et même ici à exercer sa souve- d'abord, a refusé de le gracier, comme un vulgaire gouverneur (car
raineté sur le débiteur- ou la débitrice. C'est là l'instauration de ce qui d'autre que Dieu le père finalement l'a condamné à mort, en
que Nietzsche appelle pour conclure ce § 5 un « droit à la cruauté l'abandonnant aux Juifs et aux Romains? Et la crucifixion san-
(Anrecht auf Grausamkeit) » : « La compensation (Ausgleich) con- glante pourrait être comparée à cet infanticide, paternel cette fois,
siste donc en une assignation (Anweis) et un droit à la cruaute». comparable à l'infanticide maternel dont nous parlions la der-
Comme la ruse spiritualisante de ce principe d'équivalence nière fois en lisant Kant, et qui soustrait le ou la criminelle à
(spiritualisante parce qu'elle transforme, elle transmue en jouis- la peine de mort; et dans les deux cas il y a enfant illégitime, né
sance psychique, en jouissance intérieure, le paiement en chose hors mariage: Jésus n'est pas un fils légitime), donc la condamna-
ou en bien extérieur: au lieu de quelque chose ou de quelqu'un, tion à mort de Jésus par Dieu, cette passion et cette crucifixion qui
je reçois en compensation, en paiement de la dette, en rachat de vont devenir une référence pour les abolitionnistes, Hugo en
la dette, le droit de jouir, le droit au plaisir de faire souffrir l'autre, tête, serait une telle transaction cruelle dans le paiement de la
le droit à la cruauté), comme la ruse spiritualisante de ce principe dette pour une faute ou pour une dette irrémissible, c'est-à-dire
d'équivalence est l'origine du contrat social, du droit et de la reli- impayable ou impardonnable. Tout cela est une histoire impayable,
gion, vous voyez quelle interprétation Nietzsche pourra donner une histoire du paiement de la dette impayable et du pardon de
du christianisme, et même de la condamnation à mort du Christ l'impardonnable, de l'irrémissible; mais le coup de génie du
(qui fut, vous vous en souvenez, l'un de nos quatre paradigmes christianisme, c'est d'avoir opéré un passage hyperbolique à la
théâtraux, au début du séminaire, de la dimension théologico- limite de la spiritualisation et, du coup, d'avoir renversé ou feint de
politique de la peine de mort). Nietzsche, en somme, ne lit pas renverser l'ordre des choses en faisant que ce soit le créancier lui-
la crucifixion comme une simple condamnation à mort par des même qui s'offre en sacrifice (via son Fils) pour le débiteur, pour
hommes et par un pouvoir théologico-politique, ou plutôt, il in- le paiement de la dette du débiteur. Et ça s'appelle l'amour,
terprète cette condamnation d'origine théologico-politique comme l'amour qui veut que le créancier paie la dette, se paie la dette
une ruse extraordinaire de la cruauté dans la logique de la dette et dise à l'autre en somme: je t'aime, je te paie ce que tu me dois,
et du paiement de la dette ou du rachat. Ce qu'il appelle le coup je te donne ce que tu me dois, je te donne ce que tu n'as pas,
de génie du christianisme (Geniestreich des Christentums), c'est ou encore je te pardonne tes fautes impayables, tes dettes, tes
que Dieu se sacrifie lui-même, se condamne à mort, il se sacri- promesses non tenues, tes parjures impardonnables. Ce coup de
génie impayable du christianisme, ce renversement de la dette,
1. Dans le tapuscrit : « je reviens à N. reprendre plus haut». (NdÉ)
cet amour, Nietzsche le croit incroyable et il se demande, entre
2. F. Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, dans KSA, vol. 5, op. cit., p. 300;
tr. fr., p. 76. (NdÉ) 1. Id., La Généalogie de La morale, op. cit., p. 111.

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parenthèses, « qui le croirait? » : (sollte man's glauben? doit-on Lisez aussi le§ 22, le suivant : Nietzsche y analyse en des termes
croire ça, devrait-on y croire? Devrait-on faire foi à ces choses très puissants ce bourreau qu'est Dieu, cette démence de la volonté
incroyables au sujet du crédit?) 1• qu'est la cruauté psychique (eine Art Willens- Wahnsinn in der see-
Voici les quelques lignes que je viens de gloser (vous lirez aussi lischen Grausamkeit [la volonté devient folle, la volonté elle-même,
ce qui précède dans le § 21 de la Deuxième Dissertation) et vous elle veut, elle se veut folle, elle est folle de se vouloir folle, la folie
allez voir l'idée du châtiment éternel, de l'inexpiable, de l'impar- n'est pas un accident ou un affect, elle est folle d'elle-même, ivre
donnable faire le lien avec notre problématique de la condamna- et folle d'une folie de la liberté volontaire, de la volonté pure,
tion à mort - dont Nietzsche ne parle pas explicitement sous ce donc de la souveraineté, et même de la bonne volonté, Kant est
nom mais dont il parle en somme tout le temps. Car en somme, fou, et cruel, vous l'entendrez dans un moment]) 1, tout ceci trans-
condamner à mort, c'est ou bien refuser de pardonner, tenir un formant la terre elle-même en asile d'aliénés ( « Die Erde war zu
crime pour inexpiable, ou bien, nous y reviendrons, laisser à Dieu, lange schon ein lrrenhaus » : la terre a été depuis trop longtemps
dans un autre monde, la liberté et le pouvoir souverain de par- déjà une maison de fous!) .
donner là où nous, les hommes finis, ne pouvons pas le faire : (lire
et commenter GM 2 , p. 111) Faire le mal pour le plaisir de faire le mal, y prendre plaisir, y
prendre même un plaisir infini, là même où on ne sait pas, voilà
[... ]jusqu'à ce qu'enfin l'idée de l'impossibilité de se libérer de la donc le ressort cruel, la définition même de la cruauté sanglante
dette engendre celle de l'impossibilité d'expier (l'idée de la puni- qui se trouverait à l'œuvre dans tous ces phénomènes de croyance,
tion éternelle) - ; en dernier lieu, aussi contre le « créancier», soit de contrat social, de culture, de religion et surtout de morale,
que l'on songe à la causa prima de l'homme, à l'origine de l'espèce voilà la « généalogie de la morale » : la cruauté, le théâtre de la
humaine, l'ancêtre sur lequel on fait reposer une malédiction cruauté, l'histoire de la cruauté, la préhistoire, plutôt, de l'histoire
(«Adam», le<< péché originel», privation du<< libre arbitre»), soit
comme cruauté. Rien d'étonnant alors si Kant, le plus grand
encore à la nature du sein de laquelle l'homme est sorti et où l'on
place maintenant le principe du mal (<< diabolisation »de la nature), penseur de la plus pure morale dans l'histoire de l'humanité,
soit enfin à l'existence en général qui ne vaut pas la peine d'être vé- mais aussi celui qui a dit, dans La religion dans les limites de la sim-
cue (éloignement pessimiste de la vie, désir du néant, désir d'un ple raison, que seul le christianisme était une religion intrinsè-
contraire, d' « autre chose », bouddhisme et doctrines analogues) - quement morale (voir Foi et savoir 2 ), rien d'étonnant à ce que
et aussi jusqu'à ce que nous nous trouvions enfin devant l'effroyable Nietzsche le trouve «cruel», Kant, et qu'il trouve un certain
et paradoxal expédient qui fit trouver à l'humanité angoissée un relent de cruauté, une certaine odeur de cruauté à l'impératif caté-
soulagement temporaire, ce soulagement qui fut le coup de génie gorique. Je dis bien « odeur » de cruauté parce que c'est là le
du christianisme : Dieu lui-même s'offrant en sacrifice pour payer registre sensuel de Nietzsche quand il en parle : il renifle, il flaire
les dettes de l'homme, Dieu se payant à lui-même, Dieu parvenant le symptôme avec les fines narines, l'odorat sensible d'un animal
seul à libérer l'homme de ce qui pour l'homme même est devenu généalogiste, il sent le sang, même si la cruauté n'est pas ce que
irrémissible, le créancier s'offrant pour son débiteur, par amour Kant veut dire, et même si le mot « grausam » ne fait pas de
(qui le croirait?), par amour pour son débiteur 3 !
1. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ)
1. F. Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, dans KSA, vol. 5, op. cit., p. 331; 2. J. Derrida,« Foi et savoir. Les deux sources de la "religion" aux limites de
tr. fr., p. 111. (NdÉ) la simple raison>>, dans J. Derrida et Gianni Vattimo (dir.), La Religion. Sémi-
2. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) naire de Capri, Paris, Le Seuil, 1996, p. 9-86; repris dans Foi et savoir, suivi de
3. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale, op. cit., p. 111. Le siècle et le pardon, Paris, Le Seuil, 2000, p. 7-100. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Sixième séance. Le 2 février 2000

référence, comme cruor, crudelis, crudelitas, au sang, au sang rouge pensée schopenhauerienne 1 » et où Nietzsche est implicitement
qui coule (cruor) ; mais Nietzsche, d'autre part, dans le même très présent; où d'ailleurs le motif du « démonique » est fonda-
contexte, fait plusieurs références littérales au sang. Nietzsche sent mental, comme ce qui est dit de la pulsion d'emprise (de l'em-
l'odeur de cruauté (il la sent, il dit que l'impératif catégorique, prise, Bemiichtigung, Bewiiltigung, dont j'ai souligné avec beaucoup
l'âme de la morale kantienne, sent, voire pue la cruauté: der kate- d'insistance la spécificité dans « Spéculer - sur Freud», dans La
gorische Imperativ riecht nach Grausamkeit) , Kant, ça pue (stinks, Carte postale, notamment dans sa relation à la vie amoureuse et au
dirait-on en anglais) la cruauté chrétienne. couple sado-masochisme 2). C'est dans le même chapitre de Au-
delà du principe de plaisir que Freud évoque la possibilité que le
Ce diagnostic nietzschéen (à savoir que la morale kantienne est sadisme érotique ne soit qu'une pulsion de mort détachée du moi
malade de cruauté, que l'impératif catégorique est, pue, la cruauté) par la libido narcissique et qui ne trouve à s'exercer que sur l'objet,
ouvre la voie à toute pensée qui penserait « Kant avec Sade » pour si bien que la possession amoureuse tende à la destruction cruelle
citer lé texte de Lacan dont je dirai un mot dans un instant. de l'objet; et quand le sadisme originaire reste pur de tout mé-
D'abord parce qu'il s'agit d'un diagnostic sur une cruauté qui lange, nous aurions alors ce mélange trop connu et indiscer-
n'a pas de contraire, parce qu'elle est originaire, et que donc le nable d'amour/haine. Mais c'est dans le même chapitre de Au-delà
phénomène de la non-cruauté, l'apparaître de la non-cruauté ne se- du principe de plaisir qu'apparaît, comme une figure, certes,
rait qu'une cruauté dissimulée, voire une surenchère de la cruau- comme une métaphore politique de l'organique, l'image du sacri-
té. Cruauté originaire, sadisme originaire, on ne pourrait ici en fice des cellules par l'État cellulaire qui, dans certaines maladies,
traiter patiemment qu'en interrogeant en particulier le Freud des envoie les cellules à la mort pour pouvoir, lui, l'État, survivre.
Trois essais ... , de Pulsions et destins des pulsions, ou de Au-delà du Cette surenchère de la cruauté sadique originaire qui n'au-
principe de plaisir, < ou encore de > Le Problème économique du rait pas de contraire et qui ferait que le dépassement de la cruauté
masochisme, notamment quand il définit le masochisme comme par une apparente non-cruauté ne serait qu'un dépassement en
un sadisme retourné contre soi, soit directement, soit par la média- cruauté, un surcroît de cruauté, nous en retrouverions l'illustra-
tion d'un autre. Avant d'emprunter la voix passive, le verbe« faire tion, quant à la peine de mort, dans le débat entre, disons, l' abo-
souffrir » passe par la voix moyenne réfléchie (le « se faire souf- litionnisme (Beccaria) et le non-abolitionnisme (Kant), puisque,
frir» 1, que ce soit par soi ou par l'autre). Je ne m'engagerai pas ici nous le disions, on peut toujours interpréter la proposition de
dans le débat, d'ailleurs intérieur à la pensée de Freud lui-même, Beccaria comme plus cruelle encore que la proposition plus
au sujet du caractère originaire ou non de ce masochisme comme cruelle encore de Kant, plus cruelle donc que la peine de mort,
sadisme retourné,. ou au sujet de ce qui précède, le sadisme ou le puisque Beccaria prétend qu'on fera plus souffrir et donc craindre
masochisme(« un sadique est toujours en même temps un maso- le criminel virtuel en l'exposant aux travaux forcés à perpétuité
chiste», dit Freud dès 1905 dans les Trois essais... 2). Mais puisque qu'en le menaçant de mort instantanée. D'ailleurs Voltaire, tout
la question de la mort, et de la condamnation à mort par l'État est en soutenant Beccaria, avait déjà évoqué cette logique en écrivant
notre sujet, je renverrai surtout à Au-delà du principe de plaisir-
où d'ailleurs Freud reconnaît naviguer dans les « havres de la
1. S. Freud, « Au-delà du principe du plaisir >>, Essais de psychanalyse, tr. fr.
S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1927. [Traduction modifiée par Jacques Derrida.
1. Nous fermons ici le guillemet resté ouvert dans le tapuscrit. (NdÉ) (NdÉ)]
2. Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, tr. fr. B. Rever- 2. J. Derrida, La Carte postale, Paris, Flammarion, 1980, p. 430 sq. [Nous
chon-Jouve, Paris, Gallimard, 1988, p. 47. fermons juste après la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ))

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dans l'article « Du Meurtre » de son texte Prix de la justice et de « Que Sade l'ait manqué, laisse à penser 1 ». Suggestion discrète-
l'humanité ( 1777) : (lire Voltaire, p. 18) ment reprise à la fin du texte:« De ce qui manque ici à Sade, nous
nous sommes interdits de dire un mot 2 », la phrase suivante lais-
Il faut réparer le dommage; la mort ne répare rien. On vous dira sant hélas penser que pour Lacan ce qui est ainsi manqué serait à
peut-être : « M. Beccaria se trompe; la préférence qu'il donne à des chercher du côté de la mère, encore, et du penisneid) 3 . Plus inté-
travaux pénibles et utiles, qui dureront toute la vie, n'est fondée
ressant, pour nous en tout cas, surtout quand nous cherchons à
que sur l'opinion que cette longue et ignominieuse peine est plus
élucider la double racine chrétienne et de la peine de mort et de
terrible que la mort, qui ne se fait sentir qu'un moment. On vous
soutiendra que, s'il a raison, c'est lui qui est le cruel; et que le juge son abolition, ce que Lacan note par exemple, en hommage au
qui condamne à la potence, à la roue, aux flammes, est l'homme Sade mon prochain de Klossowski: (lire Lacan, Écrits, p . 789, puis
indulgent ». Vous répondrez, sans doute, qu'il ne s'agit pas ici de éventuellement p. 781)
discuter quelle est la punition la plus douce, mais la plus utile 1•
Que le fantasme sadien trouve mieux à se situer dans les por-
On ne sait donc plus qui est le plus cruel ou le plus sadique, tants de l'éthique chrétienne qu'ailleurs, c'est ce que nos repères de
Beccaria ou Kant, celui qui s'oppose à la peine de mort ou celui structure rendent facile à saisir.
[ ... ]
qui en maintient le principe. Voilà donc en tout cas ce que nous
Nous croyons que Sade n'est pas assez vo1sm de sa propre
enseignerait Nietzsche au sujet de la cruauté sadienne de l'impé-
méchanceté, pour y rencontrer son prochain. Trait qu'il partage
ratif catégorique. Si vous voulez suivre, et dans cette trace et dans avec beaucoup et avec Freud notamment. Car tel est bien le seul
celle de Au-delà du principe de plaisir, la conséquence qu'en tire motif du recul d'êtres, avertis parfois, devant le commandement
Lacan dans son beau texte « Kant avec Sade » (1963, repris dans chrétien.
les Écrits 2 ), je vous conseillerais de lire ou relire ce texte et surtout, Chez Sade, nous en voyons le test, à nos yeux crucial, dans son
quant à la peine de mort, puisque c'est notre sujet, dans les pas- refus de la peine de mort, dont l'histoire suffirait à prouver, sinon
sages où, comme Blanchot l'avait fait quelque quinze ans _plus la logique, qu'elle est un des corrélats de la Charité 4•
tôt (mais son nom n'apparaît pas une seule fois dans les Ecrits,
bien sûr), vous vous en souvenez, dans « La littérature et le droit Écoutons plutôt Kant lui-même l'illustrer une fois de plus: Sup-
à la mort», il pense ensemble Sade et Saint-Just, et la guillotine posez, nous dit-il, que quelqu'un prétende ne pouvoir résister à
(«Sade, dit Lacan, le ci-devant, reprend Saint-Just là où il faut . . . une passion, lorsque l'objet aimé et l'occasion se présentent est-ce
que, si l'on avait dressé un gibet devant la maison où il trouve cette
Il en résulte qu'elle [la Révolution] veut aussi que la loi soit libre,
occasion, pour l'y attacher immédiatement après qu'il aurait satis-
si libre qu'il la lui faut veuve, la Veuve par excellence, celle qui en-
fait son désir, il lui serait encore impossible d'y résister? Il n'est
voie votre tête au panier pour peu qu'elle bronche en l'affaire 3 . » pas difficile de deviner ce qu'il répondrait. Mais si son prince lui
À la page suivante, suggestion plus intéressante et plus originale
d'une «impuissance sadique» que Sade aurait «manquée» : 1. Ibid., p. 787.
2. Ibid., p. 790.
3. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ)
1. Voltaire, « Du meurtre >>, Prix de la justice et de l'humanité, Paris, LArche, 4. ]. Lacan, « Kant avec Sade », Écrits, op. cit. , p. 789. Lors de la séance, Jacques
1999,p. l8. Derrida ajoute : «Autrement dit, Sade est opposé à la peine de mort par christia-
2. Jacques Lacan,« Kant avec Sade », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 765- nisme. J'aurais aimé citer un autre passage du même volume où il se réfère à Kant,
790. (NdÉ) non pas au texte canonique de Kant sur la peine de mort, nous y reviendrons,
3. Ibid., p. 785-786. mais à un certain passage très intéressant de la Critique de la raison pure». (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Sixième séance. Le 2 février 2000

ordonnait, sous peine de mort, de porter un faux témoignage sorte, la compensation en cruauté psychique non seulement cor-
contre un honnête homme qu'il voudrait perdre au moyen d'un respond mais excède la correspondance en y répondant par un
prétexte spécieux, regarderait-il comme possible de vaincre en pa- plaisir de la cruauté qui, lui, devient infini, en tout cas extrême,
reil cas son amour de la vie, si grand qu'il pût être? S'ille ferait ou du «plus haut degré» . D 'où l'énigme du christianisme et de la
non, c'est ce qu'il n'osera peut-être pas décider, mais que cela lui contre-jouissance infinie dans la cruauté, la contre-jouissance qui
soit possible, c'est ce dont il conviendra sans hésiter. Il juge donc
va à la limite d'elle-même - et on peut supposer qu'il y va juste-
qu'il peut faire quelque chose parce qu'il a la conscience de le
ment de la cruauté jusqu'à la mort, à la mort que le vivant doit
devoir, et il reconnaît ainsi en lui-même la liberté qui, sans la loi
morale, lui serait toujours demeurée inconnue 1• endurer, en mourant vivant en quelque sorte, en mourant de son
vivant, comme je l'ai lu quelque part:

Ce sont là les voies que Nietzsche a ouvertes en parlant de la Encore une fois : comment la souffrance peut-elle être une com-
cruauté - au fond chrétienne - de Kant, Nietzsche, ce penseur pensation égale ou comparable (Ausgleichung) pour des « dettes »
que Lacan a cru imprudemment renvoyer à ce qu'il a appelé, je ne (Schulden)? Faire souffrir [Nietzsche souligne foire, machen, leiden-
sais plus où, la« pacotille ». Voici donc enfin ce que Nietzsche dit machen, non pas souffrir mais foire souffrir] causait un plaisir in-
de l'impératif catégorique: voici le passage au début du§ 6 de la fini [un plaisir extrême, un plaisir du plus haut degré (im hochsten
Deuxième Dissertation : Grade)], en compensation du dommage et de l'ennui du dommage
cela procurait[ ...] une contre-jouissance extraordinaire (einen aus-
serordentlichen Gegengenuss} :foire souffrir! (das Leiden-machen) -
C'est dans cette sphère du droit d'obligation (ln diese Sphare, une véritable flte [ein eigentliches Fest; Fest est souligné, comme
im Obligationen-Rechte also) que le monde des concepts moraux machen] 1 !
« faute », « conscience », « devoir », « sainteté du devoir >> a son foyer
d'origine (ihr Entstehungsherd) - à ses débuts, comme tout ce qui
Et l'important ici, c'est à la fois la fête, le spectacle, la jubilation,
est grand sur la terre, il a été à fond et abondamment arrosé de sang
(mit Elut begossen worden). Et ne faudrait-il pas ajouter que ce mais surtout que cela soit motivé par une contre-jouissance, le
monde n'a jamais perdu tout à fait une certaine odeur de sang et de concept de contre-jouissance ayant ici une spécificité irréductible
torture? (einen gewissen Geruch von Elut und Folter ?) (pas même chez à celle de jouissance.
le vieux Kant: l'impératif catégorique a un relent de cruauté ... ) 2• Je lis vite les lignes qui suivent et vous laisserai ensuite lire l'en-
semble vous-mêmes. Je cite seulement jusqu'au point où, pour une
fois, Nietzsche nomme les« exécutions capitales (Hinrichtungen) ».
Et alors, reposant, relançant sa question de l'équivalent, de la (Lire et commenter GM, p. 76-78)
compensation de la dette par la souffrance, Nietzsche souligne
non seulement la spiritualisation, l'intériorisation dont je parlais [.. . ]foire souffrir! - une véritable flte! d'autant plus goûtée, je le
à l'instant, mais la surenchère, l'augmentation hyperbolique, la répète, que le rang et la position sociale du créancier étaient en
disproportion infinie, une jouissance du « plus haut degré » qui contraste plus frappant avec la position du débiteur. Ceci présenté
accompagne cette loi de la cruauté : à une dette finie, en quelque comme probabilité : car il est difficile de voir au fond de ces choses
souterraines, outre que l'examen en est douloureux; et celui qui
1. J. Lacan, « Kant avec Sade », Écrits, op. cit., p. 781. lourdement introduit ici l'idée de« vengeance» ne fait que rendre
2. F. Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, dans KSA, vol. 5, op. cit. , p. 300 ;
tr. fr., p. 76. (NdÉ) 1. Ibid., loc. cit. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Sixième séance. Le 2 fév rier 2 000

les ténèbres plus épaisses au lieu de les dissiper (la vengeance histoire de l'homme - et le châtiment aussi a de telles allures de
ramène au même problème : « comment faire souffrir peut-il être flte 1 !
une réparation? »). Il répugne, à ce qu'il me semble, à la délica-
tesse, ou plutôt à la tartuferie d'animaux domestiqués (lisez : les Au§ 7, Nietzsche parlera encore de la délectation (Lust) pro-
hommes modernes, lisez : nous-mêmes) de se représenter, avec curée par la cruauté, et plus loin, au§ 13, il insiste sur le fait que
toute l'énergie voulue, jusqu'à quel point la cruauté était la réjouis- le châtiment est « indéfinissable {undefinierbar) ». Indéfinissable
sance préférée de l'humanité primitive et entrait comme ingrédient parce qu'il a et parce qu'il est une histoire, et seul ce qui n'a pas
dans presque tous ses plaisirs; combien naïf, d'autre part, combien d'histoire est définissable. Il précise entre parenthèses :
innocent apparaît son besoin de cruauté, combien justement la
« méchanceté désintéressée >> (ou pour employer l'expression de Il est impossible de dire aujourd'hui pourquoi l'on punit en
Spinoza, la sympathia malevolens) apparaît chez elle, par principe, somme : tous les concepts où se résume un long développement
comme un attribut normal de l'homme - : donc comme quelque d'une façon sémiotique (semiotisch) échappent à une définition;
chose à quoi la conscience puisse hardiment répondre « oui >>. n'est définissable que ce qui n'a pas d'histoire (dejinierbar ist nur
Un œil pénétrant reconnaîtrait peut-être encore aujourd'hui chez das, was keine Geschichte hat)2.
l'homme des traces de cette joie de fête, primordiale et innée chez
lui; dans Par-delà le bien et le mal, aph. 188 (et déjà avant cela dans Propos fort significatif de la part d'un généalogiste qui propose
Aurore, aph. 18, 77, 113), j'ai indiqué d'une façon circonspecte la
en somme une généalogie de la provenance du châtiment et de la
spiritualisation et la « déification >>toujours croissante de la cruauté,
cruauté plutôt qu'une histoire, et qui reconnaît que l'historicité
dont on retrouve des traces dans toute l'histoire de la culture supé-
du châtiment, comme de la cruauté ou de la contre-jouissance,
rieure (on pourrait même dire, d'une façon générale, que toute
échappe à la définition, précisément en raison de leur historicité.
culture supérieure en est faite). En tous les cas, il n'y a pas si long-
temps encore, on n'aurait pu s'imaginer ni noce princière, ni fête
Voyez aussi toute la Troisième Dissertation, en particulier le
populaire de grand style sans exécutions capitales (Hinrichtungen), § 21 sur « le délire collectif de ces fervents de la mort : "evviva la
sans supplices ou quelques autodafés, et, de même, toute maison morte" 3 ».
d'un train quelque peu noble était impossible sans des êtres sur qui
on pût donner libre cours à sa méchanceté et à sa moqueuse cruauté Cette question de l'histoire et de la nature (de la nature animale
(que l'on songe à Don Quichotte à la cour de la duchesse : en lisant finalement, de la nature du vivant, de cette zoophysis ou de cette
aujourd'hui Don Quichotte tout entier il nous vient sur la langue zoo ou bio-physiologie), nous reconduit, après ce long détour cir-
un petit arrière-goût amer, notre esprit est au supplice, ce qui culaire, vers ce que Hugo dit du droit non écrit, du droit naturel
paraîtrait étrange et même incompréhensible à l'auteur et à ses comme droit social, et à notre question initiale sur les rapports
contemporains, - car ils lisaient ce livre avec la conscience la plus entre ce prétendu droit naturel (à savoir ladite inviolabilité de la
tranquille, comme s'il n'y avait rien de plus gai, comme si c'était à vie humaine ou le « droit à la vie ») et l'histoire du christianisme.
mourir de rire) . Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien Nous y reviendrons la prochaine fois, comme à cette question
encore - voilà une vérité, mais une vieille et puissante vérité capi- du sang rouge, de la guillotine et de la cruauté chez Hugo.
tale, humaine, trop humaine, à quoi du reste les singes déjà sous-
criraient peut-être : on raconte en effet que par l'invention de
1. F. Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, dans KSA , vol. 5, op. cit., p. 300-
bizarres cruautés ils annoncent déjà pleinement l'homme, ils « pré- 301; tr. fr., p. 76-78. (NdÉ)
ludent >> pour ainsi dire à sa venue Sans cruauté, point de réjouis- 2. Ibid., p. 317 ; rr. fr. , p. 95. (NdÉ)
sance, voilà ce que nous apprend la plus ancienne et la plus longue 3. Id., La Généalogie de la morale, op. cit., p. 181 .

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

Quant au motif de l'intérêt, on ne doit pas nécessairement le


confiner, comme le fait Baudelaire, comme le fait sans doute,
quoique moins étroitement, Nietzsche aussi, à la sphère de la zoo-
psycho-biologie, au sens courant de ce terme, aux motivations
conscientes ou inconscientes d'un individu, qu'il soit abolition-
niste ou ami-abolitionniste. Il nous faut sans doute élargir cette
analytique de l'intérêt au corps social ou national ou étatique Septième séance
et nous demander quel intérêt peut avoir un État, un État natio-
Le 9 février 2000
nal, voire un État mondial, à maintenir ou à suspendre la peine
capitale.

Économie. Y aurait-il une économie de la peine de mort?


Et qu'est-ce que cela pourrait vouloir dire?
Si quelqu'un formait la phrase suivante : «abolir la peine de
mort, c'est faire l'économie de la peine de mort », comment inter-
préterait-on une telle déclaration?
Ou encore si quelqu'un disait, en français, l'Union européenne
a désormais « classé » la peine de mort, comment l'entendre?
Avant de tenter de répondre à ces questions et à la logique
qu'elles mettent en œuvre, formons déjà l'hypothèse que l'enjeu
de cette élucidation sémantique et syntaxique ne toucherait pas
moins les mots ou le lexique de« économie», de 1'« économiser»;
voire de la « classe», du « classer» et de la « classification» que
ceux de ladite peine de mort. Comme si, au fond, c'était à partir
de la peine de mort, et de la peine en général, qu'il fallait définir
l'économie ou la classe, et avoir accès à la sémantique de l'économie
et de la classe, plutôt que l'inverse; ce qui serait le bon sens même
si on se rappelait que la peine (poena, peine, penalty) avait d'abord
le sens trivialement économique de la rançon, du rachat, du châ-
timent destiné à payer un dommage, à réparer un tort. La peine
est un paiement et même si, avec Nietzsche, on met en cause la
projection ou la position d'un équivalent général pour le paie-
ment d'une faute, personne ne peut contester que le concept de
peine, fût-ce de la peine comme souffrance cruelle, a un sens éco-
nomique de rachat sur un marché. Et que donc un calcul, le calcul
d'un prix tend à s'y chercher. Que ce calcul soit ou non possible,

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Septième séance. Le 9 février 2000

qu'il soit conscient ou inconscient, il n'est pas de droit pénal sans inquisition, d'une perquisition, de faire perdre sa tête au sujet
ce projet de calcul, fût-ce du calcul de l'incalculable, avec ou sans en question. Où commence et où finit la cruauté du questionne-
intérêt, avec ou sans plus-value. Et quand je dis calcul conscient ment d'une question?
ou inconscient, restera toujours à savoir (mais je tiens ce savoir
pour impossible, par définition) si ce qui paraît incalculable ne Recommençons donc.
peut pas être encore calculé par ce que nous appelons tranquille-
ment l'inconscient. Croire - ne pas être cruel.
Mais alors la question d'une économie de la peine de mort
risque de perdre ou de diviser son sens, comme un fleuve qui se Si j'essayais de résumer en quatre à cinq mots, par exemple
perd à se diviser dans un delta, comme on dit le delta du Missis- « Croire- ne pas être cruel », les questions impossibles qui se sont ·
sippi, le delta du Nil ou le delta du Rhône. Leau s'y jette, à bras imposées à nous, qui n'ont pas manqué de s'imposer d'elles-mêmes
ouverts, dans le triangle littéral d'un Delta qui en divise à jamais à nous alors même que nous tentions de les poser, sans jamais
le cours (l'eau qui se perd ainsi ne remontera plus jamais vers arriver justement ni à les laisser tomber ni à les poser, je veux
l'unique supposée 1 d'une source, et le triangle est souvent une dire à les maîtriser dans une structure formelle, formalisable et
mer, quand il n'est pas océanique). Faire l'économie de la peine de maniable, je dirais ceci : non pas « qu'est-ce que la cruauté? »
mort, est-ce en calculer l'intérêt, l'intérêt qu'il y a à la sauver ou (dont nous avions vu que, avec celle de l'exception, cette question
est-ce, au contraire, < apprendre > à faire l'économie de la peine «qu'est-ce que la cruauté?», cette série de questions, «où la
de mort, apprendre à s'en passer, à l'abolir? Mais l'est-elle jamais, cruauté commence-t-elle? », « où finit-elle? », « commence-t-elle
abolie? A-t-on jamais, à jamais, aboli la peine de mort? Laura- ou finit-elle jamais? », commandait tout le débat de la modernité
t-on jamais abolie à jamais? Suffit-il d'une loi, d'une disposition autour de la peine de mort, de deux côtés du front, le côté de
légale et étatique pour cela? Et alors, quelle est l'économie de l'abolitionnisme et le côté du mortalisme ou du morticole), non
l'abolition? Y a-t-il une économie de l'économie? Et y a-t-il une pas « qu'est-ce que la cruauté? », donc, mais « comment suis-je
économie à classer ainsi la peine de mort dans le passé? Et si cette cruel? comme être cruel?», question qui devient, dès lors qu'à
économie était encore une économie de classe? suivre Nietzsche on prend conscience que la cruauté n'a pas de
Laissons ces questions suspendues au-dessus de nos têtes, nous contraire mais seulement des façons différentes, des modalités
verrons bien tout à l'heure où elles retombent. Et si elles retom.: différentes, des intensités différentes, des valeurs différentes (ac-
bent, si elles retombent, signe de cohérence ou de conséquence, tives ou réactives) de l'être cruel, seulement une différance, avec
sur leurs pieds, ou.sur la tête ou sur la tête de qui, et quelle tête un a, dans la cruauté, une cruauté différante- et la logique sans
elles font encore tomber. S'il y a quelque chose de cruel, de cette logique de la différance, avec un a, est celle d'une économie pa-
cruauté dont nous avons déjà tant parlé, sans être sûr de ce que radoxale -, question qui devient alors «comment ne pas être
cela pouvait vouloir dire, en particulier dans des textes de loi, s'il cruel?», question («comment ne pas être cruel?») dont la syn-
y a quelque chose de cruel, c'est peut-être, pour commencer, la taxe admet elle-même deux tonalités ou deux valeurs : 1) celle de
question même, la mise en question comme mise à la question la fatalité(« quoi que je fasse, je ne peux qu'être cruel»), ou 2)
qui initie la torture et qui menace, au cours d'un interrogatoire, celle de la révolte de l'innocence qui ne veut pas de la fatalité décrite
au cours d'une quête, d'une enquête, d'un réquisitoire, d'une par Nietzsche et se demande encore, pleine d'espoir : « comment
ne pas être cruel?»,« comment faire pour ne pas, en vue de ne pas
1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) être cruel, si je veux échapper à la croyance nietzschéenne? ».

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Septième séance. Le 9 février 2000

Comment ne pas être cruel avec l'autre mais aussi bien avec moi- téléphone (cf Avital Ronell, The Telephone Book Technology, Schi-
même, dès lors que, vous vous en souvenez, le masochisme ne zophrenia, Electric Speech, p. 416 1), et la technique de la transcen-
serait qu'un sadisme retourné contre soi, toute cette méchanceté dance, la souveraineté musicale, l'intérêt au désintéressement, et sur-
se rendant ou se condamnant à la mort dont elle procède. Est-ce tout la cruauté, la fête de la cruauté (une cruauté sans contraire,
que cette question elle-même, l'étrange question « comment être seulement des différences, une cruauté différante dont le concept
cruel? » ou aussi bien « comment ne pas être cruel? », procède sans opposition était aussi paradoxal que ces deux autres concepts
d'un lieu encore protégé par quelque innocence ou quelque que nous avons retournés, en quelque sorte, comme des gants,
immunité ou indemnité (celui qui pose cette question devant le celui d'intérêt et celui de croyance), la cruauté de l'impératif caté-
faire depuis un lieu encore intact de toute cruauté, de toute con- gorique en général qui a des relents de cruauté selon Nietzsche, la
tagion cruelle), ou bien est-elle déjà, déjà et toujours, contami- cruauté de l'impératif catégorique de la loi du talion et de la peine
née, gagnée par la contagion de cette cruauté qu'elle comprend de mort chez Kant, suivant tout ce détour et tout < ce > retour,
d'avance? donc, à travers Hugo, Baudelaire, Kant, Nietzsche, Sade, Blan-
Or cette question impossible et instable et contagieuse et en- chot, Lacan, nous en revenions, entre littérature et philosophie,
démique de la cruauté (Grausamkeit) se réinscrit, si vous voulez entre droit et religion, à la question que nous nous posions au su-
bien vous en souvenir, dans le creux, oui, le creux, d'une autre jet de ce mot de Hugo quand il s'adresse à un avocat abolition-
question, celle de la croyance, telle que nous tentions de la pen- niste auquel il dit son accord 2 :
ser la dernière fois, depuis et au-delà de Nietzsche : « comment
croire? Comment ne pas croire? » dès lors que le croire et le ne- La question que vous voyez en légiste, disait donc Hugo, je la
pas-y-croire ne s'opposent plus, dès lors que l'un, le croire, cons- vois en philosophe. Le problème que vous élucidez parfaitement,
titue l'autre, le non-croire, le ne pas y croire de l'incroyance, ou de et avec une logique éloquente, au point de vue du droit écrit, est
l'incrédulité en creux, résonnant spectralement dans la conque éclairé pour moi d'une lumière plus haute et plus complète encore
par le droit naturel. À une certaine profondeur, le droit naturel se
ou dans le creux de l'oreille de l'autre, et que tout croire est ven-
confond avec le droit social 3 •
triloqué, téléphoniquement, si vous voulez, par la skepsis ou l' épo-
khè d'un ne pas y croire, d'un incroyable ou d'un incrédible (incre-
Comment Hugo, nous demandions-nous, un Hugo que nous
dible) qui est tout sauf son contraire, mais toujours une croyance
avons commencé à lire selon trois registres, celui de sa singularité
sans croyance, une cruauté sans cruauté?
absolue, certes, celui de Victor Hugo, celui aussi de sa singularité
Comme ces deux mots en creux, la croyance et la cruauté, le
historique et celui de son exemplarité paradigmatique, dans son
cru et le cruel, qu'il s'agisse ou non du sang, qualifiaient d'abord,
argumentaire de l'abolitionnisme, comment Hugo peut-il fonder
dans les textes que nous avons lus, et à dessein orientés, la foi
son abolitionnisme à la fois dans un droit naturel, un droit non
chrétienne, chez Kant et même chez Sade, nous revoilà devant la
écrit, non positif, non historique- un droit philosophique- qui
question de la peine de mort et de la religion, devant la question
de la théologie-politique chrétienne et/ou de l'Évangile devant la
peine de mort. Nous avions commencé à l'élaborer. 1. Avital Ronel!, The Telephone Book Technology, Schizophrenia, Electric
Je ne reviendrai donc, pour gagner du temps, sur aucune des Speech, University of Nebraska Press, 1989, p. 416. [Publié en français en ver-
sion abrégée sous le titre Telephone Book Technologie, schizophrénie et langue
six longues séances précédentes. La dernière fois, au terme d'un électrique, tr. fr. O . Loayza, Paris, Bayard, 2006. (NdÉ)]
long détour, puis d'un retour circulaire, à travers des relais dont je 2. Dans le tapuscrit: « auquel il se dit son accord >>. (NdÉ)
ne rappelle ici que les titres ou noms communs, par exemple le 3. V. Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 250.

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Septième séance. Le 9 février 2000

se confondrait avec un droit social, tout en alléguant constam- quelque sorte la mondialisation économique du marché. C'est sur
ment, néanmoins, une sorte de christianisme évangélique? Tout un marché en voie de mondialisation qui tend à se confondre,
en montrant du doigt le supplice du Christ? malgré de puissantes poches de résistance, avec la mondialisation
C'est une autre façon de poser et de déplacer la grande ques- du droit et des droits de l'homme, et avec l'abolition de la peine
tion baudelairienne ou nietzschéenne (nous dirons tout à l'heure capitale dont nous avions suivi le progrès au cours des dix der-
marxienne) de l'intérêt, donc de l'économie, de l'intérêt qu'il y nières années dans une majorité d'États sur la terre, c'est dans
a à décréter ou à maintenir, à inventer même la peine de mort, ce champ de mondialisation économico-juridico-politique qu'un
de l'intérêt qu'il peut y avoir à en contester le droit ou à l'abo- grand homme d'affaires européen a intérêt à lancer sa campagne,
lir. S'agissant de cet intérêt, j'ouvre ici une parenthèse d'actualité un intérêt économique, certes, et qui prend ses risques (mais peu
J'avais fait allusion, il y a près de deux mois, avant même qu'elle de risques au fond) et un intérêt au désintéressement même, car
ne se déploie dans nos journaux et sur nos murs, à la campagne même s'il perdait de l'argent ou du crédit ici ou là, il en regagne-
Benetton contre la peine de mort 1 : d'immenses photographies rait ailleurs (comme dans le cas du Sida, autre thème de carn-
de condamnés à mort américains, presque tous Noirs, qui atten- pagne de Benetton, et qui, selon des mécanismes auxquels nous
dent leur exécution dans des death rows. J'avais dit qu'à tout pren- avons ici fait allusion, est une autre forme de « condamnation à
dre, et sans me faire trop d'illusions sur l'intérêt surdéterminé de mort», avec tous les guillemets que vous voudrez, et de non-assis-
son initiateur, il me semblait que je devais applaudir à cette carn- tance à personne en danger de mort, crime effectif, fût-il passif,
pagne qui m'inspirait plutôt de la sympathie. Qu'on soit ou non dont se rendent coupables tous les pays riches et européens (aboli-
d'accord pour y applaudir, on doit néanmoins se demander ce tionnistes ou non) au regard des pays pauvres du Sud, de l'Mrique
que suppose le calcul intéressé qui préside à cette campagne de pu- et du Sud-Est asiatique 1).
blicité mondiale dirigée contre la condamnation à mort dans Dans cette grande question du droit à la vie, de la déclaration
un seul pays (si c'est bien, comme je le suppose, le cas). L'axiome du droit à la vie comme droit de l'homme, quelle est la part de
de la campagne, c'est qu'il y a un capital de sympathie, dans le droit naturel et la part de droit législatif ou historique ou écrit, la
monde, pour l'abolition de la peine de mort, en tout cas une soli- part en un mot de l'histoire du droit?
darité virtuellement acquise entre ceux qui s'opposent, aux États-
Unis et hors des États-Unis, à la politique américaine, à la pratique La question que vous voyez en légiste, disait donc Hugo, je la
américaine de la peine de mort. Il faut analyser ce consensus vir- vois en philosophe. Le problème que vous élucidez parfaitement,
et avec une logique éloquente, au point de vue du droit écrit, est
tuel ou potentiel en voie de constitution ou en progrès constant :
éclairé pour moi d'une lumière plus haute et plus complète encore
pourquoi y a-t-il de plus en plus de monde dans le monde pour
par le droit naturel. À une certaine profondeur, le droit naturel se
ne pas supporter les exécutions capitales alors que tant d'autres
confond avec le droit social 2 •
cruautés et douleurs et souffrances sont en fait jugées suppor-
tables? S'il n'y avait pas là une tendance mondiale et irrépressible, Les phrases que je viens de citer sur le« droit naturel» et ce que
et irréversible, et non équivoque, les publicitaires de Benetton Hugo dit « voir en philosophe », tout cela est extrait d'une lettre à
n'auraient pas retenu l'idée de cette campagne, si originale, sin-
gulière et inventive, et bien intentionnée soit-elle. Et cette ten- 1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : « qu'on laisse crever dans leur
dance virtuellement mondiale de l'éthique abolitionniste épouse en Sida, sans leur porter un secours proportionné à celui que nous portons aux
malades européens>>. (NdÉ)
1. Voir supra,« Troisième séance. Le 12 janvier 2000 »,p. 112-113. (NdÉ) 2. V. Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 250.

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un avocat qui date de novembre 1871, après la Commune. La fin populaires, l'archange des nations en détresse, le sauveur; il voit
de cette longue lettre (que je vous laisse lire) évoque la figure du apparaître qui ? un fossoyeur, la pelle sur l'épaule 1•
Christ. Elle le fait sur un mode à la fois ironique et désespéré,
mais assez signifiant. Le Christ paraît comme l'un des sauveurs Il faut entendre ces mots dans l'atmosphère d'un lendemain de
possibles d'une société, d'une nation et d'un État en perdition, la Commune. Les condamnations à mort et les exécutions se mul-
mais un sauveur qui manque, qui ne répond pas à l'appel, qui ne tiplient. Hugo, qui a lutté toute sa vie pour l'abolition, et alors
sort pas de sa tombe, après sa condamnation à mort. Pas encore qu'il est de nouveau à Paris, rentré d'exil, voit le désastre s' accom-
de bandelettes près du tombeau. Hugo imagine un homme d'État plir. Quelques jours plus tard, le 28 novembre, il note, dans Choses
essayant de penser le désastre absolu de la France après la Com- vues, qu'on est en train de rétablir une peine de mort politique
mune. Lhomme d'État est « accoudé sur sa table, la tête dans qu'on avait abolie en 1848. Nous allons y venir, à cette abolition
ses mains, épelant des chiffres terribles, étudiant une carte déchi- de la peine de mort pour motif politique.
rée, sondant les défaites, les catastrophes, les déroutes, les capitula- Qu'est-ce qu'une peine de mort politique? Et comment dis-
tions, les trahisons [... ] l'effrayant avenir » ; « pensif devant tant tinguer en toute rigueur entre l'ennemi en général, l'ennemi de
d'abîmes, il demande secours à l'inconnu[ ... ] il réclame le Turgot l'étranger (qu'on peut toujours tuer à la guerre) et l'ennemi pu-
qu'il faudrait à nos finances, le Mirabeau qu'il faudrait à nos blic (comme l'appelle Rousseau dans le Contrat social, vous vous
Assemblées, l'Aristide qu'il faudrait à notre magistrature, l'An- en souvenez) ? Puis, comment distinguer entre l'ennemi public
nibal qu'il faudrait à nos armées, le Christ qu'il faudrait à notre comme prévenu ou criminel de droit commun et l'ennemi public
société 1 ». comme prévenu ou criminel politique? Le moment bref de la
Il semble bien que le Christ alors n'appartienne pas à la mê- Commune, et de ce qui suit immédiatement son écrasement,
me série. Les autres, Turgot, Mirabeau, Aristide, Annibal ont cha- est assez difficile à identifier à cet égard. Fut-ce une Révolution?
cun une compétence, un savoir-faire dans un domaine circonscrit Fut-ce le laboratoire expérimental d'une Révolution prolétarienne
(finance, parlement, magistrature, armée). Le Christ, lui, est le qui échou; (vous connaissez les textes de Marx qui vit dans la
sauveur de la société, le sauveur de l'homme, de l'homme social, Commune la forme positive de la Révolution de février 1848, rem-
de la justice sociale, de ce« droit social» qu'au début de la lettre plaçant l'armée permanente par le peuple armé et la garde natio-
Hugo identifie pourtant au droit naturel. Comme il n'est pas là, nale, privant la police de ses attributions politiques, ouvrant à une
Jésus, pas ressuscité, comme la société en a perdu la trace, la seule forme politique expansive et non plus répressive, etc., émancipant
ressource à la fois sinistre et dérisoire, sans deus ex machina pour le travail, etc.), ou bien une guerre civile dans l'enclave ou en bor-
ce théâtre national ~n perdition, pour ce royaume en lequel il y a dure d'une guerre nationale? Etc. Qui étaient les traîtres et les en-
quelque chose de pourri, la seule ressource, c'est la condamnation nemis publics dans cette situation? Selon la réponse qu'on donne à
à mort et l'enterrement : ce type de questions, la signification de la peine de mort, ou plutôt
la signification de la mort elle-même change, et Marx lui-même
[... ] quand il [cet homme d'État] se penche sur l'ombre et la sup- note dans Le dix-huit Brumaire .. . que . ..
plie de lui envoyer la vérité, la sagesse, la lumière, le conseil, la
science, le génie; quand il évoque dans sa pensée le deus ex machi- [. .. ] la multiplicité des interprétations auxquelles la Commune a
na, le pilote suprême des grands naufrages, le guérisseur des plaies donné lieu et la multiplicité des intérêts qui ont vu en elle leur

1. V Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 258.


1. Ibid., loc. cit.

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expression prouvent qu'elle était une forme politique tout à fait Rossel a voulu commander le feu [vous savez que Rossel était un
expansive, au lieu que les formes précédentes de gouvernement général de la Commune]. On le lui a refusé. Il s'est laissé bander les
avaient été répressives 1• yeux. Voilà la peine de mort politique rétablie. Crime 1•

Lenjeu de ces distinctions difficiles, voire impossibles (guerre Donc, le rétablissement de la peine de mort politique est un
civile ou Révolution ou agitation intérieure, délinquance, voire crime, le crime : « crime » est le dernier mot de ce passage. Que la
trahison, voire proto-guerre des partisans appelant la probléma- peine de mort politique ait été rétablie, au moins de fait et impli-
tique d'un Schmitt au sujet d'une mutation du politique, etc.), citement, après avoir été abolie, donc, pendant la Révolution de
est considérable, nous l'avons déjà dit. Souvent dans l'histoire, on février 1848, Hugo le déduit du fait qu'on n'ait même pas per-
a cru pouvoir suspendre, voire interdire la peine de mort poli- mis à un général de donner un ordre militaire aux soldats qui le
tique, parfois au contraire lui donner le pas sur l'autre. Or Hugo tenaient en joue. On n'a pas voulu que cette mise à mort fût une
déplore qu'on soit en train, après la Commune, de rétablir la mort au front ou un événement de la justice militaire en temps de
peine de mort politique qu'on avait abolie, j'y reviendrai tout à guerre. On a voulu en faire une exécution civile pour motif poli-
l'heure, pendant la Révolution de 1848. Il écrit : tique. Quelques jours plus tard, le 2 décembre 1871, vingt ans
après son bannissement, Hugo écrit :
28 novembre 1871. J'apprends à l'instant que Rossel, Ferré et
un sergent appelé Bourgeois, condamné dont on ne savait même Nous traversons une crise fatale. Après l'invasion, le terrorisme
pas le nom, ont été fusillés ce matin à Satory [non guillotinés mais réactionnaire 1871 est un 1815, pire. Après les massacres, voici
fusillés, comme des soldats déserteurs, traîtres ou mutins]. Ils sont l'échafaud politique rétabli. Quels revenants funestes! [Comme
morts avec fermeté, Rossel assisté du pasteur protestant Passa, Bour- celui de Marx, le texte de Hugo grouille de revenants - et voici le
geois de l'aumônier catholique Pollet, Ferré sans prêtre. sang.] Crions :Amnistie! Amnistie! assez de sang! assez de vic-
times! qu'on fasse enfin grâce à la France! C'est elle qui saigne
[Qu'il y ait ou non un prêtre chrétien, protestant ou catho- [. .. ] . Pitié! pardon! fraternité! Ne nous lassons pas, recommen-
lique, Hugo note que la religion est convoquée pour assister à ces çons sans cesse.
exécutions, pour assister ces condamnés dans leur mort; la ques-
tion de la religion est posée; que Hugo le note alors qu'il écrit [Ce « recommençons sans cesse » signe à la fois l'espérance
seulement trois lignes; qu'il ne relève que ces faits, présence de dans l'irréversibilité du mouvement vers l'abolition de la peine de
deux prêtres chréti~ns, protestant et catholique, absence du prêtre, mort et le désespoir devant le fait que ce mouvement irréversible
cela montre bien que la question de la présence de la religion dans est à la fois infini, entendez interminable, et surtout non linéaire,
ces moments lui semble hautement signifiante. La seule remarque non continu, toujours marqué d'interruptions, de régressions, de
qu'il y ajoute est aussi discriminante et dans sa brièveté même réactions, de retours en arrière, et nous devrions entendre cette
symptomatique; il note en effet que .. .] ' leçon.]

Pitié! pardon! fraternité! Ne nous lassons pas, recommençons


sans cesse. Demandons la paix et donnons l'alarme. Sonnons
1. Cette citation vient en fait du texte de Karl Marx, La Guerre civile en le tocsin de la clémence. Je m'aperçois que c'est aujourd'hui le
France, 1871, Paris, Les Éditions sociales, 1968, p. 45 (traduction modifiée par
Jacques Derrida). (NdÉ) 1. V Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit. , p. 258-259.

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2 décembre. Il y a vingt ans, à pareille heure, je luttais contre un économie, que ce calcul soit conscient ou n~~' e.t d'une économie
crime, j'étais traqué et averti que, si l'on me prenait, on me fusille- qui met toujours en jeu, comme. son ,n?m 1mdi~ue, le. propre. de
rait. Tour est bien, luttons 1• la propriété, le capital et le travaiL D a~lleurs, qu ~n soit m~rxiste
ou non, quand nous analysions la persistance ou l.aggravat~o~ ~e
On peut faire plusieurs lectures de ces pages généreuses. On la peine de mort aux États-Unis, et que no~s relev10~s le f;ut Irre-
peut lire généreusement ou non ces remarques un peu, même très cusable que les condamnés sont, de façon disproportionnee, dans
narcissiques, où Victor Hugo ne manque jamais une occasion de une très large majorité des Noirs et des. ch?meur~, .des pauvres
rappeler son action passée, et que si ces Communards ont été prolétaires, qui peut nier qu'il~ a ~à une JUStice po!mque comme
fusillés, il a bien failli l'être aussi vingt ans plus tôt. Il remarque justice de classe, même si on y mtegre beaucoup d autr~s facteurs
l'anniversaire de cet instant de sa mort où il n'a pas été fusillé, lui surdéterminants, comme l'histoire de l'esclavage, le raCisme, etc. ?
non plus, comme l'ont été Rossel et les autres. On peut aussi lire Quant à Marx, au moment où il écrit ce~i, lu~ ~ussi au suje~ de la
de façon chrétienne ou non, généreuse ou réticente, les mots qui Révolution de 1848, c'est inversement l abolmon de la peme de
précèdent : « Pitié! pardon! fraternité! ».J'avais essayé, dans Poli- mort qui traduit alors un intérêt calculable, calculé, calculateur
tiques de l'amitié, de déconstruire sans complaisance le fraterna- de la bourgeoisie. Voici ce qu'il écrit dans« Les luttes de classes en
lisme français de Hugo (fraternalisme à la fois français, donc, et France (1848-1850) » . (Lire et commenter Marx,« Les .luttes de
chrétien et phallocentrique) 2 • Je n'avais pas lu, alors, ou pas relu, classes en France (1848-1850) »,dans Manifeste du Partz commu-
ou oublié (je ne sais plus - probablement jamais lu) ce texte de niste, suivi de La Lutte des classes, p. 81-82-83)
Marx que je viens de lire alors que je cherchais ce que Marx disait
de la peine de mort et de l'abolition de la peine de mort politique La commission de Luxembourg, cette création des ouvriers de
pendant la Révolution française de 1848 (qui accomplissait ainsi Paris garde le mérite d'avoir révélé, du haut d'une tribune euro-
un certain vœu de la Révolution de 1789 dont nous avons plus péen~e le secret de la révolution du XIXe,~iècl~ : l' émanci~ation du
d'une fois parlé). prolétariat. Le Moniteur fulmina lorsqu 1~ l~u fal~ut offi~te~lement
Or dans« Les luttes des classes en France (1848-1850) »,juste répandre les « exaltations échevelées » q~1, _Jusqu alors, eta:ent en-
avant d'évoquer l'abolition de la peine de mort politique en février fouies dans les écrits apocryphes des soctaltstes e~ ne.venate~t q~e
1848 et avant de le faire en des termes qui laissent penser qu'il y de temps en temps, pareilles à des légendes lomta~n.es ~t-tern­
subodore une opération intéressée de la bourgeoisie, un calcul de fiantes mi-ridicules, tinter aux oreilles de la bourgeotste. LEurope
fut ré~eillée en sursaut, dans la surprise de son assoupissement
classe, voici ce qu'il écrivait de la fraternité. Vous allez voir qu'il
bourgeois. Ainsi, dans l'esprit des prolétaires ~u.i confon~aien~ en
n'a que peu d'ind~lgence et de confiance pour cette philosophie général l'aristocratie financière avec la bourgeolSle, dans ltmagma-
politique de la fraternité, et qu'il n'est pas loin de voir dans l'abo- tion de braves républicains qui niaient l'existence même des classes
lition de la peine de mort un stratagème idéologique de labour- ou l'admettaient tout au plus comme une conséquence de la mo-
geoisie. C'est-à-dire un intérêt de classe, un épisode de la lutte des narchie constitutionnelle, dans les phrases hypocrites des frac-
classes. Qu'on maintienne ou qu'on abolisse la peine de mort, on tions bourgeoises jusque-là exclues du pouvoir, la domination .de la
peut toujours déchiffrer dans ces deux politiques, selon la logique bourgeoisie se trouvait abolie avec l'instauratio~ del~ R~pubhque.
marxiste, un réflexe ou un intérêt de classe, la calcul d'une Tous les royalistes se transformèrent alors en repu?hcam~ ~t tous
les millionnaires de Paris en ouvriers. Le mot qm repondatt a cette
suppression imaginaire des rapports de classe, ~'était,Jrater~ité; la
1. V Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 259-260. fraternisation et la fraternité universelles. Négauon debonnatre des
2. ). Derrida, Politiques de l'amitié, op. cit., p. 294-299. (NdÉ)

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antagonistes de classes, équilibre sentimental entre interets de côté.) Par exemple, telle paix sociale, tel moment d'euphorie ou de
classe contradictoires, exaltation enthousiaste au-dessus de la lutte fraternisation de la Révolution de février 1848 n'était en vérité, aux
de classes, la fraternité fut vraiment la devise de la révolution de
yeux de Marx, qu'un moment de la guerre civile dissimulée entre le
février. C'était un simple malentendu qui séparait les classes, et, le
24 février, Lamartine baptisa le Gouvernement provisoire : « Un prolétariat et la bourgeoisie, entre des forces sociales antagonistes.
gouvernement qui suspend ce malentendu terrible qui existe entre Moment de la lutte des classes. Et quelques mois plus tard, la Répu-
les différentes classes ». Le prolétariat de Paris se laissa aller à cette blique de février qui n'avait pu être qu'une République bourgeoise
généreuse ivresse de fraternité. - obligée, sous la pression directe du prolétariat, de proclamer des
De son côté, le Gouvernement provisoire, une fois contraint de institutions sociales -, eh bien quelques mois plus tard, en juin, la
proclamer la République, fit tout pour la rendre acceptable à la bourgeoisie la transformait, cette Révolution de février, en Révolu-
bourgeoisie et aux provinces. Les horreurs sanglantes de la pre- tion de juin, et Marx en analysait ainsi les symptômes fraternalistes,
mière République française furent désavouées par l'abolition de la dans laNeue Rheinische Zeitungdu 29 juin 1848. Il se cite lui-même
peine de mort pour délit politique; la presse fut librement ouverte dans Le dix-huit Brumaire. . . et vous allez l'entendre, le mot de
à toutes les opinions; l'armée, les tribunaux et l'administration res- «fantôme», qui avait naguère échappé à mon recensement, dans
tèrent, à quelques exceptions près, entre les mains de leurs anciens Spectres de Marx, sera relayé quelques pages plus loin par le mot de
dignitaires; on ne demanda de comptes à aucun des grands cou-
« spectre ressuscité 1 » pour désigner le prolétariat qui, en juin, va
pables de la monarchie de Juillet. Les républicains bourgeois du
organiser des manifestations et exiger l'amnistie de certaines dettes
National s'amusèrent à changer les noms et les costumes de la
monarchie contre ceux de l'ancienne République. À leurs yeux, la devant une Assemblée nationale bourgeoise et implacable. Leu-
République n'était qu'une nouvelle tenue de bal pour la vieille phorie fraternaliste de février, au cours de laquelle la peine de mort
société bourgeoise. Le principal mérite pour la jeune République politique fut abolie, n'est aux yeux de Marx que l'épisode et le
fut de n'effaroucher personne, de s'effrayer plutôt elle-même conti- symptôme passager d'une guerre civile en cours, et d'une guerre
nuellement, et, par sa mansuétude, sa vie passive, d'acquérir le civile comme lutte des classes entre le travail et le capital. Caboli-
droit à la vie et à désarmer les résistances. Pour les classes privilé- tion a servi, à un moment précis, et d'ailleurs éphémère, les intérêts
giées de l'intérieur, pour les puissances despotiques de l'extérieur, calculables d'une bourgeoisie hégémonique. Ce qui donne incon-
on proclama hautement que la République était de nature paci- testablement raison à Marx, c'est, au moins dans une certaine
fique : vivre et laisser vivre était sa devise 1• mesure, les épisodes de l'histoire de France, comme la Commune,
dont Victor Hugo déplore qu'elle ait rétabli la peine de mort poli-
On n'est pas tenu d'être d'accord avec Marx, disais-je, mais on tique au moment où la bourgeoisie a eu très peur, puis, beaucoup
peut au moins appr~ndre de lui ceci: toute abolition de la peine plus tard, pendant et après l'Occupation, pendant l'épuration,
de mort doit aussi répondre à un certain intérêt, à une situation quand, de façon beaucoup plus problématique on peut parler ?e
sociopolitique, à un rapport de forces et à un rapport entre l'État condamnation à mort politique - toujours au cours de confins
et la société civile, entre telles ou telles fractions de la société civile qu'on a du mal à définir comme guerre, guerre civile, avec tra-
détenant le pouvoir d'État. (Qu'on appelle ces fractions« classes» hison devant l'ennemi, etc. (Lire et commenter, p. 97 -99)
sociales, qu'on entende par « classe » ceci ou cela, c'est un autre
problème, immense et complexe que je laisse pour l'instant de
1. Jacques Derrida renvoie au Dix-huit Brumaire ... , mais il prend la citation du
texte« Les luttes de classes en France (1848-1850) >>, dans Manifeste du Parti com-
1. Karl Marx, « Les luttes de classes en France (1848- 1850) », dans Manifeste muniste, suivi de La Lutte des ck:tsses, op. cit., p. 108, comme ille précise d'ailleurs
du Parti communiste, suivi de La Lutte des ck:tsses, Paris, UGE, 10/18, p. 81-83. lors de la séance. (NdÉ)

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[... ] le lecteur nous permettra de la [l'impression directe que la Ces textes de Marx illustrent à mes yeux au moins deux leçons
nouvelle défaite de juin produisit sur nous] décrire dans nos termes que nous devrions garder en mémoire. D'une part, mais cela je
de la Nouvelle Gazette rhénane (Neue Rheinische Zeitung) :
l'ai déjà dit, le souci vigilant d'interpréter le phénomène légal,
« Le dernier vestige officiel de la révolution de février, la Com-
juridique, législatif de l'abolition de la peine de mort à ~artir
mission exécutive, s'est évanoui comme un fantôme devant la gra-
vité des événements. Les fusées lumineuses de Lamartine sont d'une analyse de la situation socio-politique et des antagomsmes
devenues les fusées incendiaires de Cavaignac. La fraternité des sociaux qui déterminent des conditions infrastructurelles de sécu-
classes antagonistes dont l'une exploite l'autre, cette fraternité pro- rité ou d'insécurité pour la propriété des biens et de la vie des
clamée en février, inscrite en grandes lettres au front de Paris, sur citoyens qui ont le pouvoir. Je crois que ce principe d'analyse est
chaque prison, sur chaque caserne, - son expression véritable, au- encore valable, en principe, et à condition d'être intelligemment
thentique, prosaïque, c'est la guerre civile, la guerre civile sous sa ajusté à la spécificité des situations sociales, nationales, étatiques,
forme la plus effroyable, la guerre entre le travail et le capital. Cette géo-politiques. Je crois aussi que ce n'est pas par pure obéissance
fraternité flamboyait à toutes les fenêtres de Paris dans la soirée du rationnelle et éthico-spirituelle à des principes métaphysiques
25 juin quand le Paris de la bourgeoisie illuminait, alors que le qu'on a pu abolir la peine de mort dans l'Europe, dans l'Union
Paris du prolétariat brûlait, saignait, râlait. La fraternité dura juste européenne d'aujourd'hui, jusqu'à en faire même une condition
le temps où l'intérêt de la bourgeoisie était frère de l'intérêt du d'entrée dans l'Europe (Turquie, etc.), alors que cela n'est pas pos-
prolétariat [... ]. La révolution de février fut la belle révolution, la
sible dans d'autres parties du monde, en particulier dans des
révolution de la sympathie générale parce que les antagonismes qui
sociétés et des États-nations si proches, apparemment, de l'Eu-
y éclatèrent contre la royauté sommeillaient, embryonnaires, paisi-
blement, côte à côte, parce que la lutte sociale qui formait son rope par leur credo démocratique, chrétien, etc., singulièrement
arrière-plan n'avait acquis qu'une existence vaporeuse, l'existence aux États-Unis.
de la phrase, du verbe. La révolution de juin est la révolution haïs- D'autre part, en revanche, je crois que, comme souvent, Marx,
sable, la révolution répugnante, parce que la réalité a pris la place à réduire si vite et si brutalement les phénomènes juridiques ou
de la phrase, parce que la République a mis à nu la tête du monstre, judiciaires à des effets idéologiques et superstructuraux de la lutte
en abattant la couronne qui la protégeait et le dissimulait. Ordre! des classes, ne tient pas compte de leur relative autonomie, de leur
Tel était le cri de guerre de Guizot. Ordre! cria Sebastiani, ce durée et de leur efficace propre, des contradictions supplémen-
Guizot au petit pie, quand Varsovie devint russe. Ordre! crie taires qu'ils introduisent et dans la vie institutionnelle et dans la
Cavaignac, écho brutal de l'Assemblée nationale française et de la vie sociale. La relative autonomie du juridique est aussi celle du
bourgeoisie républicaine. Ordre! tonnaient ses coups de mitraille parlementaire; l'exemple< le> plus frappant serait celui de la France
en déchiquetant le corps du prolétariat. Aucune des nombreuses
de 1981, qui, pour s'accorder à la fois au mouvement européen en
révolutions de· la bourgeoisie française depuis 1789 ne fut un
cours et à la réflexion relativement indépendante de certains élus
attentat contre l'ordre, car chacun laissait subsister la domination
de classe, laissait subsister l'esclavage des ouvriers, laissait subsister conservateurs, a aboli la peine de mort, alors qu'un référendum
l'ordre bourgeois, aussi souvent que fut modifiée la forme poli- aurait révélé que la majorité des Français y était hostile. La déter-
tique de cette domination et de cet esclavage. Juin a porté atteinte mination de l'intérêt, des intérêts est ici non pas impossible, mais
à cet ordre. Malheur à Juin! » (Neue Rheinische Zeitung, 29 juin difficile et abyssalement surdéterminée 1•
1848) 1•
1. Nous supprimons ici un paragraphe et une citation du tapuscrit, là où
1. K. Marx, « Les luttes de classes en France (1848-1850) >>,dans Manifeste Jacques Derrida l'a également fait lors de la présentation en anglais du présent
du Parti communiste, op. cit., p. 97-99. séminaire. Dans le tapuscrit français, le paragraphe est barré, avec écrit en

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Septième séance. Le 9 février 2000

Au-delà de la virulence de ces moments pamphlétaires qui font n'était pas prêt, à laquelle il s'opposait même au nom de cette
partie de l'histoire socio-politique et juridique de la peine de dignité humaine (Würde). Kant disait en conclusion de son texte,
mort, on peut en effet se demander si l'abolitionnisme, comme vous le savez, que le gouvernement avait intérêt à traiter l'homme,
mouvement philosophique et juridico-politique apparemment qui désormais est plus qu'une machine, conformément à sa
irréversible, lié à un certain concept apparemment jusnaturaliste dignité. Chaque mot compte pour nous dans cette phrase de
des droi~s de l'hom~e, n'est pas un mouvement historiquement conclusion. Ce qu'on traduit par « intérêt » quand on dit que le
et essentiellement hé aux Lumières, et aux Lumières comme in- gouvernement a intérêt à traiter l'homme, qui est plus, c'est-à-
d~ssociables d'une figure de la bourgeoisie marquée, qu'elle le dire autre chose qu'une machine, conformément à sa dignité,
dise ou non, de christianisme, d'un certain christianisme contra- c'est-à-dire a intérêt à le traiter au-delà de l'intérêt calculable, des
dictoire. Si bien que la question de la peine de mort pourrait bien moyens, et à le traiter comme une fin en soi au-delà de tout
être la meilleure et la plus indispensable introduction à la ques- marché, de tout intérêt pathologique, ce qu'on traduit par « in-
tion « Qu'est-ce que les Lumières?», sur le seuil d'une réélabora- térêt », donc, c'est zutriiglich, utile, profitable : le gouvernement
tion de cette question, de fond en comble, en particulier à travers doit trouver utile, profitable pour lui-même de traiter l'homme,
~ne relecture du célèbre ~s ist Aujkli:irung? de Kant, de la ques- qui est désormais plus qu'une machine, conformément à sa di-
tion des rapports entre la religion et l'Aujkli:irung, les Lumières, gnité- qui n'est donc pas un prix, qui est une valeur au-delà des
l'llluminismo, l'Enlightenment, de tout ce qui a divisé le delta valeurs et du Marktpreis. Il y a donc, encore une fois, un inté-
des Lumières entre partisans et adversaires de la peine de mort, rêt au-delà de l'intérêt intéressé, il y a là un intérêt sans intérêt, un
sans oublier que l'auteur de ~s ist Aujkliirung? était un ferme ad- intérêt désintéressé de la raison : « auf die Grundsiitze der Regie-
ve~saire de. Beccaria, un partisan convaincu de la peine de mort rung, die es ihr selbst zutriiglich Jindet, den Mens chen, der nun mehr
qUI avouait néanmoins que l'époque n'est pas encore éclairée als Maschine ist, seiner Würde gemiiss zu handeln (sur les prin-
(aufgekli:irt) mais que l'époque est en voie d'éclairement (Auf cipes du gouvernement qui trouve son propre intérêt à [qui trouve
kli:irung) dans le mouvement historique d'un progrès ouvert à la utile pour lui-même de] traiter l'homme qui désormais est plus
perfectibilité. Vous vous rappelez, n'est-ce pas: « Wenn denn nun qu'une machine, conformément à sa dignité) 1 ».
gefragt wird· Leben wir jetzt in einem aufgleklarten Zeitalter? so
ist die Antwort: Nein, aber wohl in einem Zeitalter der Aufkla- J'avais cité tout à l'heure ce passage de Hugo («Rossel a voulu
rung (Si on vient maintenant nous demander : vivons-nous commander le feu. On le lui a refusé. Il s'est laissé bander les yeux.
dans une époque éclairée? la réponse est : non, mais bien à une Voilà la peine de mort politique rétablie. Crime») pour son intérêt
époque [à un âge. historique] de propagation des Lumières [à historique propre mais aussi parce qu'il répond, à plus de vingt
l'âge de l'éclair~ment]) 1 ». Passage qu'il faudrait privilégier pour ans de distance, à telle autre Déclaration de 1850 où donc, plus
se d~mander SI cette propagation, ce progrès de l'Aujkli:irung < de > vingt ans plus tôt, Hugo salue précisément l'abolition de la
devait aller ou non vers une abolition à laquelle visiblement Kant peine de mort politique par le gouvernement provisoire le 8 février
1848. Comme ce texte de Hugo comporte, mais pour l'avenir, la
marge, « Gustav Hu~o >>. La suprres~ion concerne une citation de Marx qui même formule « abolition pure et simple de la peine de mort »
p~rle de << Hugo >> mrus dont Dernda s est rendu compte après coup qu'il s'agis-
sait de Gustav Hugo et non pas de Victor Hugo. (NdÉ) (15 septembre 1848) que nous avions déjà lue dans une déclara-
1. I. Kant, Qu'est-ce que les lumières?, édition bilingue, tr. fr. ]. Mon dot, tion à < la > Constituante, comme ce texte mêle curieusement le
Publications de l'Université de Saint-Étienne, 1991, p. 81 Qacques Derrida
souligne dans la citation en allemand). (NdÉ) 1. Ibid., p. 83.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Septième séance. Le 9 février 2000

motif de la philosophie du droit naturel et de l'inviolabilité de la divine, donc, préside à la peine de mort, comme Hugo dira aussi,
vie humaine à la référence chrétienne, tout aussi essentielle, rout au contraire, mais ce sont ses mots, < que c'est > la « loi
comme il associe le patriotisme français à l'avenir de l'Europe, à divine » qui commande l'abolition. À part une seule exception,
ce qu'il appelle de ses vœux, souvent, sous le nom prophétique de note Jean Imbert, dans le livre que j'ai cité, celle de l'abbé Le Noir
États-Unis d'Europe, je crois qu'il nous faut lire cette déclaration, en 1867, «toute la hiérarchie catholique reconnaît la légitimité de
mais je veux la faire précéder de quelques rappels historiques. Il faut la peine de mort à l'encontre d'un criminel 1 ».De saint Thomas
savoir que si la France a vu se multiplier les discours abolitionnistes jusqu'à la première moitié du :xxe siècle, « les théologiens sont
au XIX." siècle, comme d'ailleurs aux États-Unis, ne l'oublions ja- d'accord sur ce point : l'État a droit de vie et de mort sur les
mais malgré le sombre tableau des États-Unis d'aujourd'hui (n'ou- citoyens ». C'est dans ce contexte, où la hiérarchie catholique n'a
blions pas que, en 1840, l'homme qui avait fondé le New York pas varié sur la peine de mort pendant tout le siècle et au-delà,
Tribune avait été l'initiateur d'un vrai mouvement abolitionniste qu'il faut aussi interpréter la référence hugolienne au christia-
et qu'en 1845, donc avant la révolution française de 1848, fut nisme. Cette référence chrétienne a aussi, sans être seulement une
fondée la « Société américaine pour l'abolition de la peine de stratégie rhétorique et opportuniste, une signification forte : faire
mort ». En 1846, le Michigan remplace la peine de mort par la apparaître la contradiction dans le camp chrétien ou dans l'argu-
prison à vie sauf exception, là encore, et l'exception, c'est juste- mentaire du discours chrétien. Loi divine de l'abolitionnisme
ment la trahison politique. En 1852, l'État de Rhode Island va contre la loi divine de la peine de mort.
plus loin puisqu'il abolit la peine de mort même en cas de tra- Premiers progrès timides, en 1832, sous Louis-Philippe, et sans
hison, ce que fera le Wisconsin un an après. Ce mouvement se doute sur sa suggestion, la peine de mort est partiellement abolie
développera jusqu'à la fin de la première guerre mondiale : le dans neuf cas, dont le faux-monnayage et le vol qualifié. En 1838,
North Dakota abolit la peine de mort en 1915, le Maine l'aura Lamartine, encore un poète, avait recommandé l'abolition à la
abolie en 1876, rétablie en 1883, abolie de nouveau en 1887. Six Chambre des députés. Et dix ans après, le 28 février 1848, deux
États l'avaient abolie totalement à la fin de la Grande Guerre, jours après la proclamation de la République, le Gouvernement
d'autres en ont réduit le domaine d'application, à quoi il faut provisoire vote l'abolition de la peine de mort en matière poli-
ajouter toute une histoire des modes d'exécution de la pendaison tique, et ille fait dans une déclaration dont il faut noter qu'elle se
2
à la chaise électrique adoptée en 1880 à la suite d'une campagne réfère à, je cite, la «consécration d'une vérité philosophique »
organisée par la General Electric Company, la« chaise électrique » et au modèle français dont la Révolution doit avoir une valeur
suscitant néanmoins déjà les protestations de Thomas Edison, d'exemplarité philosophique mondiale -la France est la nation la
entre autres -et le; processus n'est pas tout à fait terminé) 1• plus philosophique du monde, elle ~oit la philosophie au monde,
Revenons en France. Si la France a vu se multiplier les discours elle a la responsabilité et le devoir, la dette de la philosophie, non
abolitionnistes au XIX' siècle, il reste que les anti-abolitionnistes pas d'inventer mais de découvrir et de consacrer la philosophie
« morticoles », comme on dit, sont nombreux qui, tous chrétiens pour le monde :
conservateurs, maintiennent, comme par exemple Joseph de Maistre
dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, que la peine de mort représente Le gouvernement provisoire, convaincu que la grandeur d'âme
une arme divine accordée par le souverain Dieu au monarque sou- est la suprême politique et que chaque révolution opérée par le
verain pour l'accomplissement d'une loi providentielle. Une loi
1. J. Imbert, La Peine de mort, op. cit., p. 84.
1. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ) 2. Cité dans ibid., p. 85.

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peuple français doit au monde la consécration d'une vérité philo- cite en pensant à ce texte de Kant lu il y a deux semaines) :la peine
sophique de plus, considérant qu'il n'y a pas de plus sublime prin- de mort est supprimée à l'égard de la mère coupable d'infanticide
cipe que le respect de la vie humaine, décrète: la peine de mort est (ratification d'un état de fait) .
abolie en matière politique 1• S'agissant de la question de la mère, de la femme et de la diffé-
rence sexuelle devant la peine de mort (et nous avons relevé que
Vous avez tout de suite noté le contraste et la contradiction dans les textes modernes des déclarations internationales, on re-
entre, d'une part, le caractère à la fois principiel, absolutiste, commandait d'exclure l'exécution d'une femme enceinte même
hyperbolique, inconditionnel- qui se marque dans les mots « su- là où la peine de mort est maintenue- et personne ne manquait
blime», «principe », «respect de la vie humaine » («il n'y a pas à ce consensus-, comme s'il s'agissait d'éviter l'horreur de cette
de plus sublime principe que le respect de la vie humaine»), le double peine qui coûterait une vie innocente, et sacrifierait une
sublime s'élevant au-dessus de toute autre loi, comme la dignité vie de plus, une vie à venir dans le ventre de la mère coupable),
humaine chez Kant- et, d'autre part, la limitation conditionnelle s'agissant de la question de la différence sexuelle devant la peine
d'une abolition réservée à la chose politique, au crime politique. de mort, et de Hugo devant cette immense et abyssale question,
Ce serait seulement dans le cas du délit politique que le respect de je ne m'y engagerai pas, ayant ailleurs consacré quelques analyses
la vie humaine serait une loi et une loi sublime. C'est cette contra- à Hugo, de ce point de vue, dans Politiques de l'amitié 1 ; mais au
diction ou cette limitation, cette conditionnalité qui choqua sans lieu de commenter pendant des années, comme ille faudrait, la
doute Hugo quand, lors du vote de la Constitution, le 4 novembre surface et les dessous du texte que je vais lire, je me contenterai,
1848, dans la déclaration que nous avons lue, il demanda l'aboli- question d'économie, de le citer, avant de revenir vers le texte que
tion pure et simple de la peine de mort, et c'est à cette date que j'annonce depuis la dernière séance. Voici, il s'ag~t d'une adres-
Hugo ne fut pas suivi quand le décret du Gouvernement provi- se aux journaux datée du 28 juillet 1872. (Lire Ecrits de Hugo,
soire fut intégré, comme article 5, dans la Constitution. La pro- p. 261-263)
position abolitionniste absolutiste et inconditionnelle de Hugo fut
alors rejetée par 498 voix contre 216. Je signale ceci à toute la presse.
Il reste que cette abolition de la peine de mort pour délit poli- Non seulement à celle qui est républicaine mais à celle qui est
tique restait à interpréter. Pendant tout un siècle, les discussions libérale, non seulement à celle qui est libérale, mais à celle qui est
ont fait rage pour déterminer ce qu'était un crime politique. Il est humaine.
arrivé que des crimes à motivation politique soient jugés de droit Une question effrayante est posée.
commun en raison de leur caractère dit« odieux» et cruel. Il fal- Une femme, nommée ... - Qu'importe le nom? - Une femme
lait ensuite déterminer quelle était la peine réservée au crime poli- est condamnée à mort.
tique, etc' est le plus souvent la Cour de cassation qui en décidait, Par qui?
Par une cour d'assises? - C'est bien simple. Guillotinez-la.
par exemple en imposant une peine immédiatement inférieure
Non. Par un conseil de guerre? - Eh bien fusillez-la.
dans le cas de crime politique, à savoir la déportation (cas de
En effet, le conseil de guerre ne dispose pas de la guillotine.
Hugo). En juin 1850, une loi remplace la peine de mort par la Maintenant, examinons ceci.
détention dans une enceinte fortifiée. Le 21 novembre 1901, der- Fusiller une femme?
nière mesure législative du Parlement de la Ille République (je la Fusiller un homme, cela se comprend. D'homme à homme, ces

1. Cité dans]. Imbert, La Peine de mort, op. cit., p. 85. 1. J. Derrida, Politiques de l'amitié, op. cit., p. 294-299. (N dÉ)

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choses-là se font. C'est dans l'ordre; non dans l'ordre naturel mais Et si la misérable ne tombe pas morte, qui donnera ce qu'on
dans l'ordre social. appelle le coup de grâce? Vous représentez-vous l'homme quel-
Mais fusiller une femme! conque que vous allez faire sortir des rangs, et à qui vous direz : elle
La fusiller froidement, officiellement, régulièrement. vit encore, achevez-la. Quel crime a-t-il commis cet homme, pour
Se figure-t-on ceci? être forcé de faire cela? De quel droit ajoutez-vous ce condamné à
Douze hommes, douze jeunes hommes, hier paysans, aujour- cette condamnée? de quel œil regardera-t-il désormais son chas-
d'hui soldats, hier innocents dans leur village, demain peut-être sepot? quelle confiance ce soldat pourra-t-il avoir dans ce fusil? le
sublimes sur le champ de bataille, douze braves cœurs, douze croira-t-il encore bon, après avoir fait sauter cette cervelle, à déli-
jeunes âmes, douze citoyens comme vous et moi, tombent au sort, vrer votre Alsace et votre Lorraine? Le bourreau pourra-t-il rede-
le hasard les choisit, et les voilà exécuteurs. venir héros ?
Exécuteurs de qui? Dilemme affreux Alternative monstrueuse.
Je n'accuse pas la loi, je n'accuse pas le tribunal; la loi est incons- Fusiller est légal, mais impossible.
ciente, le tribunal est honnête. Je constate simplement les faits. Guillotiner est possible, mais illégal.
On amène ces douze braves garçons devant un poteau, à ce Quel parti prendre alors?
poteau on attache quelqu'un, et on leur dit :Tirez là-dessus. Je vais vous dire une chose épouvantable :
Ils regardent, et ils voient une femme. Faire grâce 1 •
Ils voient un front qui leur rappelle leur sœur; ils voient un sein
qui leur rappelle leur fiancée; ils voient un ventre qui leur rappelle Ce souci de l'enfant innocent, victime de ce qu'il y a de plus
leur mère. cruel dans la cruauté de la peine de mort, il apparaissait d'ailleurs
Et ce front, il faut le foudroyer; et ce sein il faut le percer; et ce dans la suite de la lettre qui nous occupe depuis deux semaines
ventre, il faut le trouer de balles. et dont j'ai extrait le passage sur le droit naturel comme chose
Je dis que c'est terrible. philosophique. Juste après ce passage, Hugo enchaîne donc : (lire
Dans ce mot, conseil de guerre, il y a la guerre; c'est-à-dire la
Écrits, p. 250-251)
mort donnée à l'homme par l'homme; il n'y a pas la mort donnée
par l'homme à la femme.
Vous plaidez pour Maroteau, pour ce jeune homme, qui, poète
Ne bouleversons pas les profonds instincts de l'homme. Lais-
à dix-sept ans, soldat patriote à vingt ans, a eu, dans le funèbre
sons nos soldats tranquilles. Ne leur faisons point fusiller des
printemps de 1871, un accès de fièvre, a écrit le cauchemar de cette
femmes.
fièvre, et aujourd'hui, pour cette page fatale, va, à vingt-deux ans,
Soit, dit-on. Il y a la guillotine.
si l'on n'y met ordre, être fusillé, et mourir avant presque d'avoir
Ceci est .grave.
vécu. Un homme condamné à mort pour un article de journal, cela
Disons-le tout net, la guillotine se refuse. La guillotine est une
ne s'était pas encore vu. Vous demandez la vie pour ce condamné.
personne civile et non un fonctionnaire militaire; elle obéit à des
Moi, je la demande pour tous. Je demande la vie pour Maroteau;
robes rouges, non à des épaulettes. Elle veut bien tuer, mais correc-
je demande la vie pour Rossel, pour Ferré, pour LuHier, pour Cré-
tement. Elle décline sa compétence.
mieux; je demande la vie pour ces trois malheureuses femmes,
Continuons.
Marchais, Suétens et Papavoine, tout en reconnaissant que, dans
Qui relèvera le cadavre? qui l'emportera? qui le dépouillera? qui
ma faible intelligence, il est prouvé qu'elles ont porté des écharpes
constatera membre à membre, à une plaie là, à une fracture là, le
rouges, que Papavoine est un nom effroyable, et qu'on les a vues
passage de la loi à travers ce pauvre corps infortuné? Ici se soulève
en nous on ne sait quelle pudeur formidable, qui est ce que la cons-
cience humaine a de plus grand. 1. V Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 261-263.

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dans les barricades, pour combattre, selon leurs accusateurs, pour celui où cette voix souveraine du peuple qui, à travers les rumeurs
ramasser les blessés, selon elles. Une chose m'est prouvée encore, confuses de la place publique, dictait les décrets du gouvernement
c'est que l'une d'elles est mère et que, devant son arrêt de mort, elle provisoire [donc, un peu comme Marx sur ce point-là, Hugo dit
a dit: C'est bien, mais qui est-ce qui nourrira mon enfant? que le gouvernement provisoire obéissait à ce qu'il appelle les ru-
Je demande la vie pour cet enfant. meurs, c'est-à-dire la demande de la voix souveraine du peuple-
Laissez-moi m'arrêter un instant. le gouvernement provisoire écrivait sous la dictée du peuple sou-
Qui est-ce qui nourrira mon enfont?Toute la plaie sociale est dans verain], prononça cette grande parole [donc c'est le peuple qui pro-
ce mot. Je sais que j'ai été ridicule la semaine dernière en deman- nonça cette grande parole, le gouvernement n'était qu'un secrétaire
dant, en présence des malheurs de la France, l'union entre les Fran- du peuple, le peuple est souverain] :La peine de mort est abolie en
çais, et que je vais être ridicule cette semaine en demandant la vie matière politique! Ce jour-là, tous les cœurs généreux, tous les
pour des condamnés. Je m'y résigne. Ainsi voilà une mère qui va esprits sérieux tressaillirent [il dit ça bien qu'il ait des réserves sur le
mourir, et voilà un petit enfant qui va mourir aussi, par contre- caractère politique de cette abolition]. Et, en effet, voir le progrès
coup. Notre justice a de ces réussites. La mère est-elle coupable? sortir immédiatement, sortir calme et majestueux d'une révolution
Répondez oui ou non. I.:enfant l'est-il? Essayez de répondre oui 1• toute frémissante; voir surgir au-dessus des masses émues le Christ
vivant et couronné [c'est ça qui s'est passé, c'est ça que Marx n'ai-
Et j'en viens enfin, pour conclure aujourd'hui, au texte annoncé mait pas, et probablement Baudelaire]; voir du milieu de cet
dans lequel je ne soulignerai pas seulement la réconciliation téléo- immense écroulement de lois humaines se dégager dans toute sa
théologique des Lumières de la raison ou du droit naturel avec le splendeur la loi divine (Bravo!); voir la multitude se comporter
christianisme, le christianisme du Christ vivant et ressuscité, du comme un sage; voir toutes ces passions, toutes ces intelligences,
toutes ces âmes, la veille encore pleines de colère, toutes ces bouches
Christ sauvé en somme, du Christ rédimé et rédempteur, de la
qui venaient de déchirer des cartouches, s'unir et se confondre dans
rédemption, la réconciliation simultanée dans une Europe chré-
un seul cri, le plus beau qui puisse être poussé par la voix humaine :
tienne, de la France et de l'Europe, du marché de l'intérêt et du non- Clémence! ce fut là, messieurs [et voilà le point que je veux surtout
marché, du présent et de la promesse, comme « avance » au sens à la souligner], pour le philosophe, pour le publiciste, pour l'homme
fois du progrès et du prêt, au moment où Hugo, donc, salue l'aboli- chrétien, pour l'homme politique, ce fut pour la France et pour
tion de la peine de mort en matière politique par la Révolution de l'Europe un magnifique spectacle. Ceux mêmes que les événe-
février tout en espérant encore l'abolition pure et simple qu'il réclame ments de Février froissaient dans leurs intérêts, dans leurs senti-
et qu'on lui refuse encore. (Car V. Hugo, au moment où il applaudit ments, dans leurs affections, ceux mêmes qui gémissaient, ceux
à une abolition conditionnelle (politique) en appelle à une abolition mêmes qui tremblaient, applaudirent et reconnurent que les révo-
inconditionneHe au double nom de la loi divine du Christ et de ce lutions peuvent mêler le bien à leurs explosions les plus violentes,
qu'il appelle« la toute-puissance de la logique».) et qu'elles ont cela de merveilleux qu'il leur suffit d'une heure
Je vais donc, pour conclure, souligner et commenter quelques sublime pour effacer toutes les heures terribles. (Exclamations à
droite. Approbations à gauche.) [Il faudrait lire ça autrement que je
mots dans cette Déclaration faite à l'Assemblée. (Lire et commen-
ne le fais, « il leur suffit d'une heure sublime pour effacer toutes les
ter Écrits, p. 85-88)
heures terribles », autrement dit dans la révolution, le conflit, la
guerre des intérêts qui n'est pas une belle chose, il y a le Christ
Messieurs, parmi les journées de Février, journées qu'on ne peut
majestueux qui s'élève au-dessus des masses, et puis le sublime, la
comparer à rien dans l'histoire, il y eut un jour admirable; ce fut loi divine, une heure sublime.]
Du reste, messieurs, ce triomphe subit et éblouissant, quoique
1. V. Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 250-251. partiel [je souligne, il ne renonce pas à critiquer le caractère limité

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et conditionnel de ce qui vient de se passer], du dogme qui pres- « avance » est magnifique, comme toujours chez Hugo, n'est-ce
crit l'inviolabilité de la vie humaine, n'étonna pas ceux qui connais- pas, il sait écrire- bon. Alors l'avance c'est, évidemment, le progrès.
sent la puissance des idées [donc c'est ça la logique philosophique, C'est la séduction, la révolution séduit la civilisation. Qu'est-ce
la philosophie, les idées, etc., Aujkliirung, les Lumières, et puis le qu'on fait quand on séduit? On entraîne la civilisation. L'avance
Christ]. Dans les temps ordinaires, dans ce qu'on est convenu c'est le crédit, elle lui prête d'avance. « Elle l'a placé, je dirais
d'appeler les temps calmes, faute d'apercevoir le mouvement pro- presque au sommet de la Constitution comme une magnifique
fond qui se fait sous l'immobilité apparente de la surface, dans les avance faite par l'esprit de la révolution à l'esprit de la civilisation »,
époques dires époques paisibles, on dédaigne volontiers les idées; il et toujours l'abolition de la peine de mort est placée du côté de la
est de bon goût de les railler. Rêve, déclamation, utopie! s'écrie- civilisation, la civilisation progressera avec l'abolition de la peine
t-on. On ne tient compte que des faits, et plus ils sont matériels, plus de mort. C'est la révolution, c'est l'esprit de la révolution qui peut
ils sont estimés. On ne fait cas que des gens d'affaires, des esprits faire cette avance à l'esprit de civilisation] ; comme une conquête,
pratiques, comme on dit dans un certain jargon (Très bien!), et de mais surtout comme une promesse. [L'avance est une promesse.
ces hommes positifs, qui ne sont, après tout, que des hommes Donc Hugo continue de plaider pour que . . . encore un effort, mes-
négatifs. (C'est vrai!) sieurs les républicains français, encore un effort, vous avez aboli la
Mais qu'une révolution éclate, les hommes d'affaires [voyez peine de mort politique, allez plus loin. Il y a là une avance et une
comment ça se croise avec Marx], les gens habiles, qui semblaient promesse] ; comme une sorte de porte ouverte qui laisse pénétrer,
des colosses, ne sont plus que des nains; toutes les réalités qui n'ont au milieu des progrès obscurs et incomplets du présent, la lumière
plus la proportion des événements nouveaux s'écroulent et s' éva- sereine de l'avenir.
nouissent; les faits matériels tombent, et les idées grandissent Et en effet, dans un temps donné, l'abolition de la peine capitale
jusqu'au ciel. (Mouvement.) en matière politique doit amener et amènera nécessairement [ici
C'est ainsi, par cette soudaine force d'expansion [je souligne le on va voir la formule qu'il reprend ailleurs quand il dit « je vote
mot expansion parce que ce que disait Marx c'est que février - la pour l'abolition pure et simple », elle apparaît dans ce discours
Commune - c'était un mouvement d'expansion et non de répres- déjà], par la toute-puissance de la logique [là, ce n'est pas directe-
sion. Là, c'est février 48] que les idées acquièrent en temps de révo- ment la révolution du Christ, c'est la logique, un mouvement irré-
lution, que s'est faite cette grande chose, l'abolition de la peine de sistible de la raison, du logos. Implacablement, ça prendra le temps
mort en matière politique. que ça prendra, la raison imposera ça, et entre la raison et la vie, il
Messieurs, cette grande chose, ce décret fécond qui contient en y a alliance ici. Donc, nécessité implacable de la logique. Il y a le
germe [c'est important, cette métaphore du germe, ça va de pair pathos, le sentiment, le cœur, etc. En fait, ce qui est tout-puissant
avec ce que j'appelle la téléologie, c'est l'idée que le progrès est en en dernière instance c'est la logique. Aucun partisan de la peine de
germe, est irréversible et que cet organisme va se développer, < ne > mort ne peut être en accord avec lui-même logiquement, ne peut
pas cesser de se développer. C'est une sorte de généticisme, d'or- être en accord avec la logique. Il n'y a pas de logique de la peine de
ganicisme, téléologique, dans cette vision du progrès irréversible mort. Donc la toute-puissance de la logique finira par triompher.
de l'abolition de la peine de mort. Qui est un progrès de la vie. « Et en effet, dans un temps donné, l'abolition de la peine capitale
C'est le droit à la vie, et il est normal de décrire le progrès du droit en matière politique doit amener et amènera nécessairement par la
à la vie comme un progrès organique, génétique, dans une méta- toute-puissance de la logique»], l'abolition pure et simple de la
phore du germe et qui contient en germe] tout un code, ce progrès, peine de mort! (Oui! oui!) 1 •
qui était plus qu'un progrès, qui était un principe, l'Assemblée
constituante l'a adopté et consacré. Elle l'a placé, je dirais presque
au sommet de la Constitution comme une magnifique avance faite
par l'esprit de la révolution à l'esprit de la civilisation [ce mot 1. V Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 85-88.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

[Ce n'était pas oui! oui! sur le moment, il faudra attendre, oui!
oui!, il faudra attendre 1981, c'est-à-dire un siècle et demi, pour
que le oui! oui! soit justement conséquent avec la toute-puissance
de la logique en question.]

Huitième séance
Le 23 février 2000

La mécanique tombe comme la foudre, la tête vole, le sang jaillit,


l'homme n'est plus. (Relire.)

Nous relirons encore cette déclaration tout à l'heure. Nous l'at-


tribuerons et, au-delà de sa signature, nous l'analyserons. Nous en
analyserons le sens et le sang. Nous en ferons l'analyse de sang-
du mot « sang » et de tous les homonymes de « sans », de la mort
avec et sans épanchement de sang.

Un certain nombre de signes récents, ces deux dernières semaines,


et qui nous viennent, bien sûr, des États-Unis (vous lisez les jour-
naux, il y en a tellement, et français et américains, que je dois
renoncer à en rendre compte), cette avalanche, cette précipitation
des signes, semblent confirmer, et comment ne pas s'en réjouir, le
diagnostic ou le pronostic que nous faisons ici depuis des mois, et
qui en vérité organise notre propos même, au sujet d'une pression
croissante, accélérée, sans cesse intensifiée, à la fois interne et ex-
terne, pour pousser l'État, les États, sinon vers l'abolition pure et
simple de la peine de mort («pure et simple» selon le mot de
Hugo pour désigner l'abolition inconditionnelle qu'il appelait de
ses vœux, au-delà de la peine de mort politique), du moins à une
transformation conditionnelle, une limitation profonde dans la
loi et la pratique, dans l'économie de la peine de mort.
Y aurait-il une économie de la peine de mort? nous deman-
dions-nous la dernière fois.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Huitième séance. Le 23 février 2000

Et qu'est-ce que cela pourrait vouloir dire? tour du cou selon la ligne d'une décapitation ou d'une décolla-
Si quelqu'un formait la phrase suivante : «abolir la peine de tion, mais un tour de la rhétorique du corps, le trope qui ferait
mort, c'est faire l'économie de la peine de mort », comment inter- tourner ou circuler le sang dans cette histoire, le symbole du sang,
préterait-on une telle déclaration? du sang qui coule, du sang rouge, de la couleur du sang qui exhibe,
Ou encore si quelqu'un disait, en français, «l'Union euro- à s'épancher, et qui donne à voir le dedans au dehors.
péenne a désormais "classé" la peine de mort, les États-Unis le On ne pourra pas faire une histoire de l'économie de la peine
feront un jour, de plus en plus proche même sic' est pas demain la de mort sans une histoire du sang; et je dirais même sans abuser
veille», comment l'entendre? de l'homonymie, du « sans sang», de ce qui progressivement et
toujours en mémoire du sang christique, c'est-à-dire dans l'expé-
Pour conclure le long trajet qui, la dernière fois, nous guida rience et la rhétorique générale de l'eucharistie, de la transsubs-
dans l'interprétation de cette économie, nous avions lu un certain tantiation qui fait advenir la présence réelle du sang de Dieu
texte de Hugo, dans lequel je ne soulignai pas seulement la récon- ou de l'homme, fils de Dieu, dans le vin, et sa chair dans l'hostie,
ciliation téléo-théologique des Lumières de la raison ou du droit le sans du sang, donc, ce qui progressivement devra s'absenter,
naturel avec le christianisme, le christianisme du Christ vivant et rendre son absence sensible, la vertu de son absence, s'efforcera de
ressuscité, du Christ sauvé en somme, du Christ rédimé et ré- faire disparaître le sang, si bien que les étapes vers l'abolition ou
dempteur, de la rédemption, la réconciliation simultanée dans l'économie dite pure et simple de la peine de mort seront des
une Europe chrétienne, de la France et de l'Europe, du marché de expériences de l'exsangue, du devenir exsangue, de la résorption,
l'intérêt et du non-marché, du présent et de la promesse, comme de l'assèchement ou de la disparition par intériorisation du sang,
« avance » au sens à la fois du progrès et du prêt, au moment où de la visibilité du sang.
Hugo, donc, salue l'abolition de la peine de mort en matière poli- Qu'il s'agisse là d'une économie, seulement d'une économie, ce
tique par la révolution de février 1848 tout en espérant encore qui se passe aux États-Unis depuis le début, dans les États-Unis,
l'abolition pure et simple qu'il réclame et qu'on lui refuse encore. c'est-à-dire dans la démocratie la plus chrétienne du monde, c'est,
(Car Victor Hugo, au moment où il applaudit à une abolition de la pendaison à la chaise électrique puis à l'injection létale, et,
conditionnelle (politique), en appelle à une abolition incondi- espérons-le, au-delà, la fin du sang, si on peut dire, dans l'admi-
tionnelle au double nom de la loi divine du Christ et de ce qu'il nistration de la peine capitale. On ne veut plus voir le sang couler,
appelle «la toute-puissance de la logique».) on ne veut plus voir couler le sang des hommes ou le sang du
Eh bien, je voudrais aujourd'hui proposer de reconnaître un Christ. Alors, si on tue encore, si cela a un sens, si la mort a un
tournant qui ést aussi un retour, un tour de plus dans l'histoire de sens (et nous retrouverons ce problème plus tard), alors exécuter
cette économie de la peine de mort. voudra dire tuer sans sang, sans une goutte de sang.
Ce tour de plus serait aussi un tour du corps, non seulement, Quel est donc ce tour de plus, ce trop ou ce trope du sang avec
non pas directement le tour du cou selon la ligne d'une décapita- lequel il faut en finir?
tion ou d'une décollation (et vous avez sans doute en mémoire Qu'est-ce que le sang?
ce moment terrible, qu'on montre dans certains films, où l'on
découpe, au ciseau, autour du cou du condamné, le col de la che- Comme nous, les Français, nous avons l'histoire, la mémoire et
mise afin de mettre à nu la nuque qu'on devrait exposer telle l'image de la guillotine en tête, si je puis dire, et devant ou derrière
quelle, nue, à la lame de la guillotine), ce tour de plus serait donc les yeux, comme d'autre part, nous allons beaucoup parler d'elle
aussi un tour du corps, non seulement, non pas directement le encore, et à travers Hugo quant au sang, et à travers Camus, je

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Huitième séance. Le 23 février 2000

dois rappeler et préciser ceci qui est mal connu, et des Français et un loup pour l'homme, humain pour l'homme, humanitaire,
des autres, à savoir que la guillotine marqua ou en tout cas fut voire « philanthropique » - et tout à l'heure nous entendrons
ressentie et interprétée et justifiée comme un progrès humain, un ainsi qualifier la guillotine : manifestation visible d'une philan-
progrès dans le sens de l'humain, un devenir-humain de la mise à thropie. D'ailleurs, dans un de ses premiers textes contre la peine
mort, et même, comme le dit Daniel Arasse dans son précieux de mort, contre la guillotine et contre le Dr Guillotin, Hugo dira
livre, La Guillotine et l'imaginaire de la Terreur à laquelle je vous ai ironiquement en 1832, «M. Guillotin était un philanthrope 1 ».
déjà renvoyé: une« machine humanitaire 1 ». Pour donner un corps à ces questions, rappelons d'abord cer-
Avant d'aller plus avant et d'insister sur cette humanisation, cet tains faits et indices.
humanisme, cet humanitarisme de la guillotine, je serais tenté de D'abord ceux-ci, qui peuvent paraître bio-graphiques, relever
poser la question suivante : quel est le propre de l'homme, quelle de l'histoire bio-graphique d'un inventeur de mort qui fut aussi
est l'histoire du propre de l'homme qui permette de penser cela? considéré comme le héros de l'euthanasie, en somme. Qui fut
Que doit être ce qui s'appelle l'homme pour qu'à un moment de Guillotin? Le docteur Guillotin a été membre de la Compagnie
son histoire il vienne à tenir la guillotine comme un progrès de Jésus, de 1756 à 1763, avant d'étudier la médecine. C'est donc
humain, un progrès dans l'appropriation de l'homme à son es- un ci-devant Jésuite, quelqu'un qui appartint à un corps, à une
sence? Et ne l'oublions jamais, ce moment de prétendue huma- corporation appelée la Compagnie de Jésus qui inventa la guillo-
nisation de la peine de mort par la guillotine n'est pas n'importe tine, mais qui l'inventa et en fit une proposition de loi alors qu'il
quel moment dans l'histoire de l'humanité, c'est la Révolution était déjà médecin. Nous avons ici la compagnie de la compagnie
française, c'est-à-dire, entre autres choses, la mort 2 de la monarchie de Jésus et de la corporation médicale à l'origine de cette« machine
de droit divin et la Déclaration des droits de l'homme. La guillo- humanitaire » surnommée, au féminin, la guillotine. Le mot de
tine, cette machine humanitaire, c'est aussi non seulement en machine s'imposa très vite dans le vocabulaire de l'époque pour dé-
synchronie mais en système métaphysique, si je puis dire, avec la signer le passage, en effet, de l'instrument, de l'outil ou de l'arme
Révolution et les Droits de l'homme. Je répète alors ma question : manuelle à la mécanique d'une machine, c'est-à-dire à un fonction-
que doit être l'homme, le propre de l'homme, le droit de l'homme nement automatique, autonome, dont la main de l'homme, en
propre au propre de l'homme, l'histoire du droit de l'homme quelque sorte, pouvait sembler commencer à se retirer, à se laisser
propre au propre de l'homme pour que cette machine non seule- neutraliser. Comme si, même si le sang ne va pas, loin de là, se
ment ne soit pas ce qu'on appelle depuis cinquante ans l'instru- laisser éponger, assécher, effacer, laisser son rouge s'estomper,
ment d'un crime contre l'humanité, mais soit interprétée comme comme si, donc, l'arme blanche était en train de céder à la machine
machine au sérvice de la dignité de l'homme? rouge. Mais c'est pour rimer, d'une rime féminine, donc, avec le
Que doit être, que doit avoir été l'homme, l'humanité de mot « machine », que l'enfant de Guillotin s'appela guillotine.
l'homme, pour avoir inscrit, incorporé en quelque sorte la guillo- S'agissant de filiation, de père, de mère, de fils et de fille, nous
tine dans le corpus des droits de l'homme? Pour avoir inventé une allons beaucoup en parler aujourd'hui, il faut rappeler une autre
telle machine en l'interprétant comme un signe de l'amour de légende. On raconte que la mère de Guillotin Joseph Ignace, né à
l'homme pour l'homme, de l'homme qui est un homme et non Saintes en mai 1738, cette mère était enceinte quand, se prome-
nant dans les rues de Saintes, elle fut traumatisée par les hurle-
1. Daniel Arasse, La Guillotine et l'imaginaire de la Terreur, Paris, Flamma-
rion, 1987, p. 20. 1. V Hugo,« Préface pour le roman de 1829 : Le Dernier jour d 'un condam-
2. «Au moins apparente >>, ajoure Jacques Derrida lors de la séance. (NdÉ). né », dans Ecrits sur la peine de mort, op. cit. , p. 36.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Huitième séance. Le 23 février 2000

ments d'un homme que l'on rouait, et ce choc traumatique aurait Une fois de plus, c'est plus que cela, une fois de plus, ce trait
précipité la naissance de Joseph Ignace (noms prédestinés pour un d'esprit génial de Hugo dit plus qu'il ne veut dire. Car la décou-
Jésuite). Pour fixer la moralité de cette fable, on dit, je cite, que verte de Colomb, que Hugo croit opposer trait pour trait à l'in-
Guillotin aurait eu « le bourreau pour Sage-femme 1 ». vention de Guillotin, ce fut aussi la découverte d'une Amérique
Voilà pour la naissance. qui aura été comme le dernier pays chrétien à pratiquer massive-
Au moment de la mort du Jésuite Docteur, qui s'éteint paisible- ment la peine de mort, quelques siècles plus tard, et Christophe
ment dans son lit en 1814, son oraison funèbre fut prononcée par Colomb est aussi un contemporain, pour ne pas dire un symp-
un de ses collègues au nom tout aussi édifiant, le Docteur Bourru. tôme ou un produit d'une Inquisition espagnole qui aura non
Bourru souligna le caractère philanthropique de la motion ou du seu~ement expulsé, quasiment la même année, les Juifs d'Espagne,
projet de loi de la guillotine par Guillotin, non sans être déjà sen- mais aura condamné à mort, au nom du Christ, dans les condi-
sible, tout bourru qu'il fût, à l'équivoque vulgaire, vulgarisante que tions que vous savez, et qui ont inspiré au pape actuel l'idée que
le vulgaire n'allait pas manquer d'attacher, fort injustement, à ce gé- sur ce point aussi l'Église aura peut-être un jour à faire un examen
nial signe d'amour des hommes, à cette machine philanthropique. de conscience et même à demander pardon. Là, nous sommes au
Bourru dit, devant le cadavre entier de son confrère Guillotin : cœur le plus indécidable de notre sujet : le Christ et l'église chré-
tienne, l'église chrétienne et la peine de mort, la théologie poli-
Malheureusement pour notre confrère sa motion philanthro-
tique, en dehors du christianisme, et la peine de mort.
pique, qui fut accueillie et a donné lieu à un instrument auquel le
Pour bien comprendre la guillotine, il faut bien entendre le
vulgaire a appliqué son nom, lui a attiré beaucoup d'ennemis; tant
il est vrai qu'il est difficile de faire du bien aux hommes, sans qu'il projet de loi par lequel Guillotin proposa à l'Assemblée consti-
en résulte pour soi quelques désagréments 2• [Commenter 3 .] tuante de réformer le système pénal monarchique. Ce projet de
Guillotin est d'esprit progressiste, donc inspiré d'une certaine
Pour en rester un instant à cette question du nom entaché façon des Lumières, ce qui, n'étant pas contradictoire avec le
d'équivoque, quand un nom propre devient un nom commun, ce christianisme, avec un certain humanisme chrétien - et avec les
qui est déjà une machination, ici le nom propre devenu le nom origines jésuites de son auteur -, donne à penser sur la complexité
commun d'une machine, Hugo aura lui-même écrit beaucoup des relations entre les Lumières, l'Aujkliirung et le christianisme.
plus tard, distinguant à sa manière entre découverte et invention : On en dira de même de Kant : homme des Lumières s'il en fut,
« Il y a des hommes malheureux. Christophe Colomb ne peut chrétien en profondeur, et partisan rigoureux de la peine de mort
attacher son nom à sa découverte; Guillotin ne peut détacher le au nom de la pureté éthique, de la dignité humaine, de cette
sien de son invention 4 ». éthique dont seule la religion chrétienne est de façon essentielle
la représentation religieuse (le christianisme est la seule religion
1. Cité dans D. Arasse, La Guillotine et l'imaginaire de la Terreur, op. cit., p. 17.
intrinsèquement morale). D'esprit progressiste, le projet de loi de
2. Cité dans ibid., p. 18.
3. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : << Donc ça a commencé tout de Guillotin est aussi individualiste (la peine doit être individuelle et
suite, tout de suite on a commencé à douter du caractère philanthropique de ne rejaillir sur personne de la famille ou de l'entourage, sur une
cette machine, mais pourtant tels étaient l'intention, le vouloir, la bonne volonté autre génération), égalitariste (tous égaux devant la loi et la forme
du Docteur. On va voir pourquoi, je vais m'en expliquer, cette anecdote, pour- d'exécution de la loi), et mécaniste, machinaliste. Et les trois traits
quoi c'était en effet un progrès, c'était conçu et par les penseurs les plus avisés de
ce temps comme un progrès. Progrès politique. On va y revenir». (NdÉ)
de ce progressisme vont ensemble (individualisme, égalitarisme et
4. V Hugo, <<Littérature et philosophie mêlées>>, cité dans O. Arasse, La machinisme ou mécanisme) ; car, en profondeur, seule la machine,
Guillotine et l'imaginaire de la Terreur, op. cit., p. 19. ce que Guillotin appelle la « simple mécanique », peut mettre

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Huitième séance. Le 23 février 2000

tous et chacun à égalité devant la loi (comme le vote ou le calcul guillotine, machines qui ont toutes des noms extraordinaires.
des voix doit mécaniquement appliquer la même loi pour tous : C'est un dominicain, le père Labat, qui analyse la Mannaia dans
toutes les voix, une voix par tête, sont égales et s'additionnent de son "\10yage en Espagne et en Italie (1730), Mannaia qui,« machine
façon homogène, aucune voix ne vaut plus qu'une autre. Une très sûre », « ne fait point languir un patient [!!! de plus en plus,
voix vaut une voix). Je lis rapidement ce projet de loi en six articles entre le pécheur et le patient, le condamné à mort sera pris entre
pour y souligner ce progressisme individualiste, égalitariste et méca- les deux scènes complices de la passion christique et de la patho-
niste. (Lire Arasse, p. 19-20) logie de l'âme ou du corps, entre le prêtre et le médecin] que le
peu d'adresse de l'exécuteur expose quelquefois à recevoir plu-
Article 1. Les délits du même genre seront punis par les mêmes sieurs coups avant d'avoir la tête séparée du tronc 1 ».
genres de peines, quels que soient le rang et l'état du coupable Il y a aussi la maiden (non pas la veuve mais la jeune fille ou la
[Donc, démocratie]. vierge) en Écosse, qu'on connaît par la description fascinée d'un
Article 2. Les délits et les crimes étant personnels [individualisme], autre ecclésiastique, l'abbé La Porte (après Labat, La Porte, comme
le supplice d'un coupable et les condamnations infamantes quel- si c'était toujours des curés qui s'employaient à décrire passion-
conques n'impriment aucune flétrissure à sa famille [immense pro-
nément, compulsivement, minutieusement, scientifiquement ces
grès]. I.:honneur de ceux qui lui appartiennent n'est nullement
entaché et tous continueront à être admissibles à toutes sortes de machines de mort), et le Halifax gibet anglais, et autres exemples
professions, d'emplois ou de dignités. en Hollande et en Allemagne. Toujours réservés à l'élite aristocra-
Article 3. Les confiscations des biens des condamnés ne pourront tique. La guillotine sera, elle, démocratique et égalitariste. Là sera
jamais être ordonnées, en aucun cas. le sens de son invention, l'esprit de son invention.
Article 4. Le corps du supplicié sera délivré à sa famille si elle le Je voudrais maintenant, avant d'en revenir à Hugo, retenir
demande. [Là aussi, c'est un progrès: sépulture, le corps à la dispo- trois indices historiques. L'un concerne justement l'égalitarisme,
sition de la famille.] Dans tous les cas, il sera admis à la sépulture l'autre concerne l'adoucissement et la fin alléguée de la cruauté, le
ordinaire et il ne sera fait sur le registre aucune mention du genre troisième, enfin, l'histoire du sang.
de mort. [Autant de progrès, n'est-ce pas.] 1. Pour l'égalitarisme (l'égalitarisme pénal, celui de l'égalité des
Article 5. Nul ne pourra reprocher à un citoyen le supplice ni les peines, dont le concept juridique est hérité littéralement de Bec-
condamnations infamantes quelconques d'un de ses parents. Celui caria pendant la Révolution française, nous le verrons), je revien-
qui osera le faire sera réprimandé par le juge.
drai une fois encore sur ce qu'on pourrait appeler la double
Article 6 Dans tous les cas où la loi prononcera la peine de mort
conversion de Robespierre. Sa première conversion, ce fut une
contre un accusé, le supplice sera le même, quelle que soit la nature
du délit dont il se sera rendu coupable [voilà c'est l'égalitarisme, conversion à l'abolitionnisme, en 1791 ; la seconde fut une con-
seule la guillotine peut accomplir cela]. Le criminel sera décapité; version de la conversion, une reconversion à la peine capitale
ille sera par l'effet d'une simple mécanique 1• en 1793, quand il défend la peine de mort par le fer sous prétexte
qu'elle démocratise ou égalitarise le châtiment et la comparution
Je vous laisse maintenant découvrir, si vous lisez les descrip- devant la loi dans une histoire, en somme, des classes sociales.
tions d'Arasse, les ancêtres - tous européens et chrétiens - de la Dans un concours organisé par l'Académie de Metz, Robespierre
écrit : (lire commenter Arasse, p. 20)
1. Cité dans O. Arasse, La Guillotine et l'imaginaire de la Terreur, op. cit.,
p. 19-20. [Nous insérons entre crochets les commentaires ajoutés par Jacques
Derrida lors de la séance. (NdÉ)] 1. Cité dans ibid., p. 23.

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Séminaire La peine de mort I (1 999-2000) Huitième séance. Le 23 février 2000

La roue, le gibet [.. . ] déshonorent la famille de ceux qui péris- proposition allait dans le sens des aspirations ~u mili~u « intellec-
sent par ce genre de peine, mais le fer qui tranche une tête coupable tuel » et « philosophique » du moment : adoucir les pemes, tout en
n'avilit point les parents du criminel; peu s'en faut même qu'il maintenant la valeur d'exemple du châtiment suprême.
ne devienne un titre de noblesse pour la postérité. Serait-il impos- On accorde aujourd'hui une place souvent exceptionnelle au
sible de profiter de cette disposition d'esprit, d'étendre à toutes les supplice de Damiens, en 1757 : ayant blessé légèrement Louis XV
classes des citoyens cette dernière forme de punir les crimes? Effa- d'un coup de couteau, il fut condamné à l'écartèlement, peine pré-
çons une distinction injurieuse [... ].À la place d'une peine qui, à vue pour le régicide. Comme on sait, la chose tourna à la catas-
la honte inséparable du supplice, joint encore un caractère d'in- trophe : Damiens ne meurt pas, les chevaux ne parviennent pas à
famie qui lui est propre, établissons une autre espèce de peine à le démembrer et le bourreau doit finalement le découper au cou-
laquelle l'imagination est accoutumée d'attacher une sorte d'éclat, teau. Cette horreur, il est vrai, était due en partie à l'inexpérience
et dont elle sépare l'idée du déshonneur des familles 1 • presque excusable du maître bourreau Charles Jean-Baptiste San-
son, de son fils Charles Henri et des aides qu'ils avaient appelés nom-
2. Mais déjà en 1777, Marat, le terrible Marat, second indice, breux pour un cas aussi exceptionnel : l'écartèlement n'avait plus
avait plaidé pour une peine capitale moins cruelle et même été pratiqué à Paris depuis Ravaillac et la technique n'avait donc
« douce ». Pourquoi cet adoucissement paraissait-il si urgent? (Lire
pas pu se transmettre ... :Laffaire cependant fit scandale, au point
qu'à l'automne 1758l'huissier des requêtes de l'Hôtel du roi, Mau-
commenter Arasse, p. 21)
riceau de La Motte, fut pendu et ses biens confisqués pour avoir,
à ce propos, parlé « contre le gouvernement même, contre le Roi et
« Les peines [donc c'est un plan de législation criminelle; là 1
les ministres » et préparé des placards sur l'exécution de Damiens •
aussi, Marat répond à un concours organisé par la société des ci-
toyens de Neuchâtel, et propose un plan de législation criminelle
et dont un des thèmes vise, je cite, "à concilier la douceur avec la
certitude du châtiment", douceur, plus cruel] doivent être rare- 3. Troisième indice enfin, qui nous reconduit, via l'égalitarisme
ment capitales [motif de l'exception dont nous avons beaucoup et la prétendue fin de la cruauté, vers la grande question hémato-
parlé .. . ]. La vie est le seul bien de ce monde qui n'ait point d'équi- graphique, voire hémophilique ou hémophobique, la question
valent; ainsi la justice veut que la peine de meurtre soit capitale. sans rive du sang et du sang du semblable, vers l'équivoque d'un
Mais le supplice ne doit jamais être cruel [on retrouve là la matrice sang rouge qui sera à la fois le symbole révolutionnaire (avant
de tous les textes de la modernité sur le "cruel and unusual punish- d'être le drapeau de la Commune, ou d'être un tiers du drapeau
ment", tous les textes après la deuxième guerre mondiale : pas de
français, le drapeau rouge, selon un décret de la Constituante,
torture, pas de châtiment cruel], il doit être recherché du côté de
devait être déployé chaque fois que, conformément à la loi mar-
l'ignominie. Même dans les cas les plus graves (liberticide, parri-
tiale (et le rouge est signal de guerre ici), on devait disperser un
cide, fratricide, assassinat d'un ami ou d'un bienfaiteur), on rendra
affreux l'appareil du supplice, mais que la mort soit douce». [Au- rassemblement contre-révolutionnaire, d'où, sans doute, ce qui
trement dit, étrange concept de la douceur, il faut que le sup- n'a depuis cessé d'associer le drapeau rouge au ralliement et à l'in-
plice soit terrible, spectaculaire, etc., mais que la mort soit douce, surrection révolutionnaire, jusqu'à la Commune et à la révolution
le moment de la mort soit doux. Arasse, qui cite ce texte, écrit ceci :] de 1917)2.
Appareil affreux/mort douce Guillotin pouvait penser que sa

1. Cité dans ibid., p. 21. [Nous insérons entre crochets les commentaires de
1. Cité dans O. Arasse, La Guillotine et l'imaginaire de la Terreur, op. cit., Jacques Derrida ajoutés lors de la séance. (NdÉ)]
p. 20. 2. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Huitième séance. Le 23 février 2000

En référence à ce qui fut dit de la révolution de 1848 la der- qui a surtout surmonté mon imagination, c'est qu'il y ait eu des
nière fois, je signale que l'ambiguïté du rouge est ironiquement êtres capables de déshonorer l'homme jusqu'au point de tremper
remarquée par Marx dans Le dix-huit Brumaire... , où il nomme leurs mains, de sang-froid, dans le sang de leurs semblables, pour
le « spectre rouge » (das « rote Gespenst ») des révolutionnaires; obéir. [C'est cela l'horreur, qu'il y ait eu des hommes capables de
spectre rouge conjuré par les contre-révolutionnaires en 1848 qui sang-froid de tremper leurs mains dans le sang de leurs sem-
lui opposent non le bonnet phrygien rouge mais les pantalons blables. Voilà à quoi met fin l'exécuteur de la guillotine. La guillo-
tine, l'exécuteur, met fin au bourreau. Et Arasse qui cite ce texte
rouges des forces de l'ordre (in roten Plumphosen). Il y a aussi (je
commente 1 :]
parle de tout ça si ça vous intéresse et si vous voulez des références
Ce texte est net : outre ses effets adoucissants pour le condamné
dans Spectres de Marx 1) un journal intitulé le Spectre rouge qui, et le public, la machine a l'immense mérite de rendre imaginable
pendant la révolution de 1848, apparemment après les massacres un être inimaginable, de transformer enfin le bourreau en « exécu-
de juin, évoquait le spectre des révolutionnaires prolétaires morts, teur» en un mot, la guillotine justifie aussi qu'avec les comédiens
ce qui fait que le rouge est le sang des victimes, des morts au et les juifs, le bourreau, seul singulier de cette série, devienne éli-
combat révolutionnaire- et en ce sens positivement connoté, Vil- gible en 1790, par décret de l'Assemblée: imaginable en représen-
liers de Lisle-Adam est aussi l'auteur d'un «spectre de la mort tant même.
rouge » qui n'est pas apparemment la même chose que la mort des
rouges. Comme vous savez, dans l'inépuisable symbolique du sang, du
Donc, troisième indice, la guillotine qui, à la fois, permet sang sacrificiel ou du sang christique jusqu'au sang de la filiation,
d'éviter de tremper les mains dans le sang de nos semblables et etc., etc., il y a toujours le bon sang et le mauvais sang, et les deux
qui, du même coup, met fin au bourreau, qui devient exécuteur, sont souvent indiscernables. Et souvent, dans la même et indépas-
fonctionnaire en somme. Le bourreau est rapatrié dans la com- sable logique sacrificielle, le bon sang est censé racheter le mauvais
munauté civile, il devient, égalitairement, un citoyen comme les sang, avoir la signification historique d'une expiation rédemp-
autres, un sujet de droit qui aura le droit de vote, le droit d'élire et trice. J'avais d'abord pensé analyser de près avec vous la logique,
d'être élu. La guillotine, c'est ce qui aura été interprété comme ce la rhétorique et la thématique, la sémantique philosophique et
progrès d'une fin de la cruauté, d'une cruauté sanglante, sangui- spirituelle, religieuse, du sang et du rouge dans tous les textes de
naire entre des semblables ou des frères, et la fin du bourreau. On Hugo sur la peine de mort. Je dois y renoncer, car ce corpus héma-
a perdu le discours de Guillotin, dont il ne nous reste que le projet tochromique est trop riche et nous retiendrait toute l'année. Et
de loi que j'ai cité tout à l'heure, mais on n'a pas perdu le com- puis vous pouvez faire ce travail en lisant le volume des Écrits sur
mentaire de s6n discours qui fut publié dans le journal des États la peine de mort.
généraux. (Lire et commenter Arasse, p. 22) Je me contenterai donc de quelques repères schématiques et
préliminaires. Je les choisis d'abord dans le texte le plus précoce
M. Guillotin s'est appesanti sur les supplices qui mettent l'hu- de Hugo, en 1832. Préface différée, trois ans après, à son livre, Le
manité au-dessous de la bête féroce; les tenaillements, etc., je les Dernier four d'un condamné. Étant donné le propos que je privi-
passe sous silence. Il serait à souhaiter qu'on en oubliât bientôt légie, à savoir la question du sang, du bon et du mauvais sang
jusqu'au nom. Il a décrit l'horreur qu'inspirent ces êtres connus
sous le nom de bourreaux. Pénétré des mêmes sentiments [ ... ],ce
1. Nous insérons entre crochets le commentaire de Jacques Derrida lors de
la séance, puis la citation complémentaire qui en provient aussi. Cf D. Arasse,
1. J. Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 189. La Guillotine et l'imaginaire de la Terreur, op. cit., p. 22. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Huitième séance. Le 23 fév rier 2000

co~me équivoque chrétienne, voire comme logique sacrificielle Signe de décrépitude. Signe de mort prochaine [la peine de
mort va mourir, agonie; fin, mais grâce à la Passion christique et à
qm perme.t de racheter, par substitution, le mal du mauvais sang
par le sacnfice du bon sang, je commence par la fin quand Hugo, la « douce loi du Christ >>] .
La torture a disparu. La roue a disparu. La potence a disparu.
en annonçant et ~n saluant le progrès en cours, qui devra inéluc-
Chose étrange! La guillotine elle-même est un progrès.
tablement co.nduue vers la fin de la peine de mort, y voit en
somme un tnomphe et une victoire du Christ, de la « douce loi
Ici V Hugo se fait ironique, il va à la ligne et poursuit :
du Christ» et. de !a charité, et le processus sacrificiel se signalera
p~r une subsmunon, celle, vous allez l'entendre, de la croix au
M . Guillotin était un philanthrope.
g1bet. Oui, l'horrible Thémis den tue et vorace de Farinace et de Vou-
. Juste auparavant, Hugo faisait comme nous aujourd'hui, mais glans, de Delancre et d'Isaac Loisel, de d'Oppède et de Machault
1~ est encore plus naïf et crédule que nous ne feignons de l'être (car [je suppose que ce sont des noms de bourreaux] dépérit. Elle mai-
s~ no~s croyons au même mouvement, au même progrès aboli- grit. Elle se meurt 1•
tionniste, nous savons maintenant et que ce sera long et intermi-
n~b~e et < que cela> trouvera toute sorte de nouvelles figures), il Une fois encore, la figure de l'abolition est celle d'une mort de
dtsatt donc, Hugo, que la fin de la peine de mort est imminente la peine de mort, d'une fin de la fin, après un procès de sénes-
et inéluctable. Il en énumère les signes et écrit : cence, de sénilité, de débilité. Et cette mort de la mort, cette
agonie de la guillotine peut durer, certes, mais elle ira à terme,
Au re~t~ qu'on ne. s'y trompe pas, cette question de la peine de comme un organisme justement condamné. Cet organicisme
mort murlt tous les JOurs. Avant peu, la société entière la résoudra rhétorique, ce diagnostic ou ce pronostic dans sa figure médicale
comme nous. qui fait dire ici que la condamnation à mort est condamnée, et
~~e les cri~inalistes les plus entêtés y fassent attention, depuis 2
plus loin, je cite « tous les symptômes sont pour nous », ce lan-
un stecle la peme de m~rt va s'amoindrissant. [Ne l'oublions pas,
gage clinique et téléo-pathologique est la réaffirmation de ce que
nous sommes ~n 1.832, il y a aujourd'hui 168 ans que Hugo disait
Shelley (autre adversaire de la peine de mort) appelle dans le titre
cela. et quand rl drt « depuis un siècle la peine de mort va s' éva-
de son grand poème The Triumph of Lift, par opposition à la fi-
nouissant », cela remonte à près de trente ans avant Beccaria 1765
dont il a déjà parlé dans le même texte et vers lequel nous ~evien~ gure classique, poétique et picturale de tous les triomphes de la
drons.] Elle se fait presque douce. mort, motif classique et allégorie bien connue, car c'est au nom de

confondre avec le droit naturel, c'est-à-dire avec une loi non écrite, une loi
Le mot de douceur, ici, c'est-à-dire l'inverse de la cruauté originaire non écrite, elle va pénétrer le Code. Elle va irriguer la loi, la législa-
annonce . ce qui sera dit deux pages plus loin, à savoir que « 1~ tion écrite. Peu à peu, le Christ, l'esprit, l'âme, la loi douce, la douceur du
douce loi du Christ pénétrera enfin le Code et rayonnera à tra- Christ, la charité, le sang du Christ, vont irriguer le Code et transformer l' écri-
vers 1 » (co~menter. par référence à texte déjà expliqué : droit ture législative. Donc il joue ici le droit naturel contre le droit écrit en espérant,
en étant même sûr que le droit naturel, le cœur finalement Qésus c'est le cœur,
naturel et l01 non écnte contre code, ici droit naturel : loi de Jésus 2).
le sang c'est le cœur) , le cœur va transformer l'écrit et la loi positive, historique.
Peu à peu, le Code -la loi écrite, la loi historique- sera irrigué, inspiré, vivifié,
1. V H~go, « Préface pour le roman de 1829 .. . >> , dans Écrits sur la peine de spiritualisé, par la douceur, la douce loi du Christ ». (NdÉ)
mort, op. czt., p. 38. 1. V Hugo, << Préface pour le roman de 1829 .. . », dans Écrits sur la peine de
2. Jacques Derrid~ ajoute lors .de la séa~ce : « C'est intéressant, cette phrase, mort, op. cit., p. 36.
parce que ça veut d1re que la l01 du Chnst que Hugo a l'air trop souvent de 2. Ibid., p. 37.

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Huitième séance. Le 23 février 2000
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

la théorie de la Terreur, 93 a été une amputation brutale, mais


ce que Hugo appelle cent fois« l'inviolabilité de la vie humaine» nécessaire. Robespierre est un Dupuytren politique. Ce que nous
que la mo~t en vient à mo uri~. C'est un principe de vie qui appelons la guillotine n'est qu'un bistouri.
condamne a mort la condamnatiOn à mort. C'est possible. Mais il faut désormais que les maux de la société
Ava~t d' ~n ve~ir au signe par lequel Hugo reconnaît cette fin soient traités, non par le bistouri, mais par la lente et graduelle
prochame, a sav01r le déplacement de la guillotine hors du centre purification du sang, par la résorption prudente des humeurs
de Paris, f.ouvr~rai une ~arenthèse au sujet de ce langage médical extravasées, par la saine alimentation, par l'exercice des forces et
et d~ service h~matolog1que dans lequel est traité, par Hugo, ce des facultés, par le bon régime. Ne nous adressons plus au chirur-
ve~dtct de la peme de mort dans notre société. Dans un extraordi- gien, mais au médecin[ .. .].
na~re et fort symptomatique passage de « Littérature et philoso- Les droits politiques, les fonctions de juré, d'électeur et de garde
phte mêlées 1 », Hugo doit s'expliquer avec la Révolution avec national, entrent évidemment dans la constitution normale de
rout membre de la cité. Tout homme du peuple est, a priori,
Robespierre, et donc avec la Terreur. Et donc avec la guillotine. Il
e~t pour la Révolution mais contre la terreur et contre la guillo- homme de la cité.
Cependant les droits politiques doivent, évidemment aussi,
tine. ~ontr~ 93. Comment va-t-il s'en tirer? Eh bien par une mise sommeiller dans l'individu jusqu'à ce que l'individu sache claire-
en scene qm file une longue métaphore hémato-médico-chirurgi- ment ce que c'est que des droits politiques, ce que cela signifie, et ce
cale. Il condam~e le. rouge du bonnet phrygien comme le rouge qu'on en fait. Pour exercer il faut comprendre. En bonne logique,
~u ~ang de la guillotme. Il récuse l'argument de ceux qui veulent l'intelligence de la chose doit toujours précéder l'action sur la chose.
JUStifier la Terreur en parlant d'une amputation nécessaire et en Il faut donc, on ne saurait trop insister sur ce point, éclairer le
comparant la guillotine à un bistouri de chirurgien. Hugo ne veut peuple pour pouvoir le constituer un jour. Et c'est un devoir sacré
~as ~e ~et argumen.t d.u bis.t ouri. Enfin, en effet, à la place de pour les gouvernants de se hâter de répandre la lumière dans ces
1operati?n de mutilation,. tl propose la purification du sang, masses obscures où le droit définitif repose. Tout tuteur honnête
comme tl propose de substituer le médecin de médecine interne presse l'émancipation de son pupille. Multipliez donc les chemins
en somme, au chirurgien. Les mots, que vous allez entendre, d~ qui mènent à l'intelligence, à la science, à l'aptitude. La Chambre,
j'ai presque dit le trône, doit être le dernier échelon d'une échelle
«.lente e~ gr~~uelle p~rifi~a~ion ~u sang», à la place de la chirurgie,
d~sent bten 1economte spmtualtsante, intériorisante, relevante, ré-
dont le premier échelon est une école.
Et puis, instruire le peuple, c'est l'améliorer; éclairer le peuple,
dtma~te et ~onci~rement chrétienne que Hugo oppose à la Ter-
c'est le moraliser; lettrer le peuple, c'est le civiliser. Toute brutalité
reur revolutionnaire comme à la guillotine. Je vais lire le début et se fond au feu doux des bonnes lectures quotidiennes Humaniores
la ~n de c~t .ex~r~it, car vous v~rre.z comment les Humanités qui litterae. Il faut faire faire au peuple ses humanités.
dotvent prestder a cette humamsation de la loi sont des humanités Ne demandez pas de droits pour le peuple, tant que le peuple
chrétiennes e~ s'opposent et à l'hébraïque et au romain. (Lire et demandera des têtes [ . . .] .
commenter Ecrits, p. 39-40) La peine de mort s'en va de nos mœurs. Encore un peu, et la
civilisation chrétienne européenne 1, développée de plus en plus
Je ne suis pas de vos gens coiffés du bonnet rouge et entêtés de
la guillotine. 1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : « Et il faut dire que Hugo dit
Pour beaucoup de raisonneurs à froid qui font après coup toujours "européen chrétien" , et qu'il a, si vous lisez ses textes sur l'Europe, été
un prophète d'une lucidité extraordinaire quant à l'Europe chrétienne qui est
la nôtre aujourd'hui. Je connais peu des textes aussi lucides quant à l'Europe
.1. V Hugo, « Littérature et philosophie mêlées (extraits) >>, dans Écrits sur la
peme de mort, op. cit., p. 39. qui vient» . (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Huitième séance. Le 23 février 2000

dans le sens qui lui est propre, laissera tomber en ruine cette vieille 1 de l'Hôtel de Ville pour la barrière Saint-Jacques. Quelque
construction dédaléenne des pénalités sanglantes, charpentée de P aceante pages plus haut, Hugo feignait d'apostropher la machine
potences, pavée de crânes, revêtue à tous ses étages de l'airain des
quar
et lui disait: « Vous quittez la Grève pour 1a barnere · Jacq~es,
., Samt-
textes hébraïques 1, ferrée, reclouée, rapiécée çà et là avec les débris la foule pour la solitude, le jour pour le crépuscule. Vous ne fa1~es
rouillés et informes du droit romain; véritable Babel de la procé-
P 1us fermement ce que vous faites. Vous vous cachez, c ·
vous dls-
'
dure criminelle qui parle toutes les langues, excepté la nôtre 2 • • 1 Ce « Vous ne faites plus fermement ce que vous ra1tes », c, est
Je ». .
e allusion à tel terrifiant dysfonctionnement que Hugo decnt
Le signe auquel Hugo reconnaît cette fin prochaine, c'est un détail ailleurs (nous y viendrons peut-être en fin de séance) et
d'abord le déplacement de la guillotine hors du centre de Paris. en d . , d
' l'on voit la guillotine manquer son coup et ev01r s y repren re
C'est là un événement qui retiendra constamment l'attention de ou s'acharnant dix fois avant d'achever son travail; . et d' achever 1e
Hugo à cette époque et il y revient souvent. On a pris la décision en d. f, .
condamné. La place de la Grève, que Hugo n?mme. lX o1s po~r
de déplacer la guillotine, ce que Hugo appelle régulièrement lui aluer qu'on en ait éloigné « l'infâme machme », 1l faut sav01r
aussi la machine («cette hideuse machine », « l'infâme machine » s . 1
(vous le savez sans doute mais je le précise au moms p~ur .es
à la même page 3 : ce qui fait que, complication intéressante, l'or- étrangers et les Français qui n,e sont pas a~ou~e~ de la memoue
ganisme condamné à mort, l'organisme malade et voué à mourir de Paris, c'était 2 la place de 1Hôtel de V1lle s1tuee au bord de .la
après avoir exhibé tant de symptômes de son mal, cet organisme Seine, donc, c'est-à-dire de la grève, mot qui veut dire terram
vivant n'est pas vivant, n'a jamais été un vivant mais déjà une formé de gravier au bord d'un fleuve ou de la mer. On dit grève ou
machine; ce qui se meurt, ce n'est pas un vivant mais une méca- grave pour désigner ces « rives». Or la place de la Grève ~ut ~en­
nique, une machine de mort, une machine de mort morte - et dant longtemps le lieu des exécutions, ,avant mê~~ la gmll~tme.
qui était donc toujours déjà morte, mortelle, mourante, morti- On rouait ou on pendait place de la Greve. On d1sa1t « la Greve ».
fère, puisque machine; et nous allons voir bientôt que cette Mais comme c'était aussi le lieu où l'on embauchait, eh bien, être
machine ne marchait pas bien, de surcroît, elle dysfonctionnait de en grève, on strike, c'était se trouver sans travail sur la place de la
façon terrifiante et barbare). Donc, symptôme de honte et de Grève, en attendant du travail, ou en protestant contre le manque
désaveu, on vient de prendre la décision de déplacer la hideuse de travail. Le mot de grève (grève ouvrière, grève générale, grève
machine, de l'éloigner de la place de la Grève, c'est-à-dire de la révolutionnaire, gréviste) vient de là. Si bien que, jeu ou paradoxe
supplémentaire, éloigner la guillotine de la. place de la Grève, de
« la Grève » comme on disait, cela annonçait, selon Hugo, que la
1. Lors de la séance, Jacques Derrida renvoie au séminaire des deux années
précédentes sut « Le parjure et le pardon >> (1997 -1999) : « Rappelez-vous les machine faisait mal son travail, qu'on la cachait en l'exilant et
textes de Hegel que nous lisions sur le pardon, le passage de l'hébraïque au qu'un jour ou l'autre, c'est comme si elle.devait être, elle, en gr~ve.
christique. Tout ce qui est ici accusé, c'est l'hébraïque et le romain, opposés au En grève loin de la Grève, en grève au lom de la pla~e ~e la Grev~.
chrétien ». (NdÉ) La grève de la peine de mort s'ann.once quand~~ elo1gne la « hi-
2. V Hugo, « Préface pour le roman de 1829 . .. », dans Écrits sur La peine de
mort, op. cit., p. 39-40. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoure: « Si on vou-
deuse machine >> de la Grève, du heu central, vlSlble, du cœur et
lait lire ce texte avec malveillance, aujourd'hui, on le pourrait. Si l'on voulait. du théâtre de Paris. De l'Hôtel de Ville.
"Véritable Babel de la procédure criminelle qui parle toutes les langues, excepté Tout cela relèverait donc de ce processus de dévisibilisation, de
la nôtre", donc qui parle l'hébraïque, le romain, mais pas le français-chrétien.
Voilà l'Europe chrétienne qui s'annonce ». (NdÉ)
3. V Hugo, « Préface pour le roman de 1829 ... », dans Écrits sur La peine de 1. Le texte cité ici se trouve en fait sept pages plus haut: ibid., p. 30. (NdÉ)
mort, op. cit., p. 37. (NdÉ) 2. Dans le tapuscrit: « c'était là la ». (NdE.)

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déspectacularisation dont nous soulignions, au début du sémi- fait disparaître le sang. Elle absorbe le sang; elle l'assimile ~t
naire, la complexité surdéterminée. Surdéterminée, car le spec- n'éclabousse pas, d'où le progrès qu'on lui reconnaît : elle fait
tacle aura continué, il continue toujours en se virtualisant. Et couler le sang, certes, mais elle l'économise en le buvant, en le
même loin de la Grève, l'exécution à la guillotine resta un spec- faisant aussitôt disparaître en elle, en l'avalant, en l'engloutissant,
tacle public jusqu'au milieu du xxe siècle, en 1938, me semble- en ne le laissant plus paraître autant au dehors, en le minimisant,
t-il. On amenait les enfants assister à la chose et l'un d'entre vous en le réduisant, en en faisant l'épargne. Elle est hémophilique,
me disait ici que ses parents étaient conduits au spectacle par leurs mais si hémophilique qu'elle garde le sang pour elle, elle se le
propres parents pendant leur enfance. garde. Elle fait l'économie du sang. Elle s'en ar~ange toute seule.
Et c'est là que le sang apparaît dans ce passage, comme il coule Ce qui lui permet de répudier le bourreau. (Lue et commenter
part~ut à chaque page de ces Écrits de Hugo. Ce qui se passe est p. 37)
aussi la fin du bourreau répudié par sa femme. Car c'est une pro-
cédure de répudiation entre une femme et son mari, ou son Voilà déjà la Grève qui n'en veut plus. La Grève se réhabilite. La
homme, ou son proxénète, etc' est la femme qui répudie l'homme, vieille buveuse de sang s'est bien conduite en juillet. Elle veut
mener désormais meilleure vie et rester digne de sa dernière belle
et on doit aussi être attentif à l'insistance de Hugo sur le caractère
action. Elle qui s'était prostituée depuis trois siècles à tous les écha-
f~minin, sur la.féminité de cette cruelle machine, de cette guillo-
fauds, la pudeur la prend. Elle a honte de son ancien métier. Elle
tine fille du philanthrope Guillotin. C'est une vieille femme, une veut perdre son vilain nom. Elle répudie le bourreau. Elle lave son
vieille putain qui perd ses dents, qui n'est plus la « Thémis dentue
pavé.
et vorace ». Elle ne sait plus manger, elle boit. Hugo ne dit pas À l'heure qu'il est, la peine de mort est déjà hors de Paris. Or,
« veuve », comme on fera plus tard, sur le mode argotique, mais disons-le bien ici, sortir de Paris c'est sortir de la civilisation.
«vieille buveuse de sang», vieille prostituée qui, en quittant la Tous les symptômes sont pour nous. Il semble aussi qu'elle se
Grève, le trottoir de l'Hôtel de Ville, répudie son mari ou son rebute et qu'elle rechigne, cette hideuse machine, ou plutôt ce
mec, à savoir le bourreau. Ce n'est là que la première apparition monstre fait de bois et de fer qui est à Guillotin ce que Galatée est
de la femme dans cette séance. à Pygmalion. Vues d'un certain côté, les effroyables exécutions que
L'expression« buveuse de sang» mérite, me semble-t-il, qu'on nous avons détaillées plus haut sont d'excellents signes. La guillo-
s'y arrête un instant. Cela veut dire, bien sûr, qu'elle fait couler le tine hésite. Elle en est à manquer son coup. Tour le vieil échafau-
sang, qu'elle exige et consomme le sang, qu'elle est sanguinaire, et dage de la peine de mort se détraque.
I.:infâme machine partira de France, nous y comptons, et, s'il
sanglante et.rouge sang, rouge boucher, comme ses montants de
plaît à Dieu, elle partira en boitant, car nous tâcherons de lui porter
bois 1• Mais comme elle boit le sang, elle est aussi un buvard qui
de rudes coups.
Qu'elle aille demander l'hospitalité ailleurs, à quelque peuple
1. Jac~u~s Derrida ajoute !ors de la séance : <<Ces montants de bois que barbare, non à la Turquie, qui se civilise, non aux sauvages, qui ne
Hugo decnt en abondance ailleurs. Notamment quand il- je n'aurai pas le voudraient pas d'elle; mais qu'elle descende quelques échelons
te~ps ~':U:alyser le texte, mais j'y renvoie en passant- décrit, page extraordi- encore de l'échelle de la civilisation, qu'elle aille en Espagne ou en
naire, 1arnvée à Alger, peu après 1830, de la première guillotine. Alors deux Russie. I.:édifice social reposait sur trois colonnes, le prêtre, le roi et
pages merveilleuses où il décrit la merveille qu'est, à Alger, l'arrivée d'un bateau, le bourreau 1•
de toutes les marchandises, les légumes, et tour à coup il y a un objet là, on ne
sai~ pa~ ce ~ue c'est, et puis on voit des bois rouges, et puis on livre la première
gUillotine a Alger. Et le rythme du texte, là, est absolument extraordinaire. 1. V Hugo, << Préface pour le roman de 1829 ... >>, dans Écrits sur la peine de
Vous trouverez la page ». (NdÉ) mort, op. cit., p. 37.

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Huitième séance. Le 23 flvrier 2000

C'est alors que s'expose la logique la plus tenace et la plus pro- ceux qui regrettent les rois, on peut dire : la patrie reste. À ceux qui
fonde, la plus retorse aussi de ce qu'il faut bien appeler l'économie regretteraient le bourreau, on n'a rien à dire. .
de Hugo, la sienne propre et celle dont il est l'éloquent, le génial, Et l'ordre ne disparaîtra pas avec le bourreau; ne le croyez po mt.
La voûte de la société future ne croulera pas pour n'avoir point
généreux, éloquent et verveux représentant. C'est que ce qui
cette clef hideuse. La civilisation n'est autre chose qu'une série de
s'éloigne de la place de la Grève, avec la guillotine, en 1832 (date
transformations successives. À quoi donc allez-vous assister? à la
à laquelle, je l'avais rappelé la dernière fois, sous Louis-Philippe et transformation de la pénalité. La douce loi du Christ pénétrera
sur sa suggestion, on avait aboli la peine de mort dans neuf cas enfin le Code et rayonnera à travers. On regardera le crime comme
dont le faux-monnayage et le vol qualifié), ce qui s'éloigne de la une maladie, et cette maladie aura ses médecins qui remplaceront
place de la Grève, avec la guillotine, en 1832, c'est sans doute la vos juges, ses hôpitaux qui remplaceront vos bagnes. La liberté et
vieille société avec ses trois piliers, ses trois colonnes, à savoir et je la santé se ressembleront. On versera le baume et l'huile où l'on
souligne, le prêtre, le roi et le bourreau (et donc le prêtre fait partie appliquait le fer et le feu 1• 0~ traitera par.la charité ~e mal ~u' o,n
du vieil édifice, et l'Église est complice, comme le roi et le bourreau, traitait par la colère. Ce sera stmple et sublime. La crotx substituee
de la peine de mort), mais, et voici l'économie qui procède toujours au gibet. Voilà tout 2 •
par substitution, l'éloignement du prêtre ne signifie pas plus la dis-
parition de Dieu ou du Christ que la disparition du roi ou du père Nous pouvons déjà reconnaître dans la structure logico-téléo-
ne signifie la disparition de la patrie. Quant à la disparition du logique de cette argumentation un logement pour un débat, sans
bourreau, eh bien, bien que les choses et la substitution soient plus doute un faux débat, entre ceux qui, comme Hugo, voier;t dans la
énigmatiques ici, vous allez l'entendre, elle ne signifie pas la dispari- peine de mort un phénomène qui, si li~ qu'il soit. à l'~glise, ne
tion de l'ordre. Toute cette économie de la substitution ou cette peut être aboli que par recours à u~ ~rolt naturelt~phqu~nt et
relève (Aujhebungchrétienne, comme toujours, qui garde en somme l'existence de Dieu et la passion chnsnque (on abolu la peme de
ce qu'elle perd) joue, elle tourne autour, et ce n'est pas fortuit, du mort au nom du Christ), et d'autre part, ceux qui, comme Camus,
petit mot« reste». Il y a ce qui part, s'éloigne, disparaît (la guillo- nous l'entendrons, pensent au contraire que l'horizon abolition-
tine, la machine de mort, et les colonnes du vieil ordre social, le niste est un horizon d'humanisme athée, d'humanisme imma-
prêtre, le roi, le bourreau), mais il y a ce qui reste et qui remplace ou nentiste- dès lors qu'on ne peut accepter la peine de mort qu'en
relève, avantageusement, ce qui se perd. La différence que marque croyant à la justice divine dans l'au-delà, justice qui rend le ver-
le bourreau dans la série « prêtre, roi, bourreau », elle ne compte pas, dict de mort réversible, non irréparable, relativisable, tandis que
finalement, vous allez voir que le bourreau aussi est remplacé par un dans un monde de l'homme seul, sans Dieu, la condamnation à
ordre qui res~e. Ce qui compte, c'est le reste, ce qui reste. mort, son implacable irréversibilité sans merci ne serait plus tolé-
Je lis: (lire et commenter, p. 37-38)
I.:édifice social du passé reposait sur trois colonnes, le prêtre, le 1. Jacques Derrida ajoute lors de la séance : «Autrement dit, allia?ce de la .
roi, le bourreau. Il y a déjà longtemps qu'une voix a dit :Les dieux confusion moderne entre la justice et la médecine. Remplacer les pnsons par
les hôpitaux, soigner les criminels, etc., m?ti~ respectable e~ com_rl~xe. Al~iance
s'en vont! Dernièrement une autre voix s'est élevée et a crié : Les rois
entre ce motif-là, la médicalisation du cnmmel et le mottf chnsnque, c est le
s'en vont! Il est temps maintenant qu'une troisième voix s'élève et même. Le baume, l'onction, le baume et l'huile, le fer et le feu. Autrement dit,
dise : Le bourreau s'en va! la médicalisation est christique. La médicalisation de la justice se fait dans la
Ainsi l'ancienne société sera tombée pierre à pierre; ainsi la pro- figure, dans l'histoire, dans le récit christiques>>. (NdÉ) . .
vidence aura complété l'écroulement du passé. 2. V. Hugo, << Préface pour le roman de 1829 .. . », dans Écrzts sur la peme de
À ceux qui ont regretté les dieux, on a pu dire : Dieu reste. À mort, op. cit., p. 37-38.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Huitième séance. Le 23 février 2000

rabl,e. Si ~~co~patibl~s que soient en apparence ces deux logiques Au moment où quatre politiciens, hommes du monde, ris-
de 1 abohuonmsme, 1 une conforme à une transcendance christo- quent d'être envoyés à la guillotine, la Chambre examine la possi-
logique et l'autre à un humanisme immanentiste, en vérité, si l'on bilité d'une abolition de la peine de mort. Hugo, tout en se
songe que, à la différence du judaïsme et de l'Islam, le mono- félicitant de voir cette hypothèse envisagée, regrette que cela se
théisme chrétien est aussi un immanentisme humaniste, une fasse à cette occasion et dans cet intérêt qu'il n'hésite pas, vous
croyance dans la médiation du Dieu fait homme, justement dans allez l'entendre, à qualifier, comme le fera Marx plus de vingt ans
le sacrifice de la Passion et dans l'Incarnation, la logique du reste plus tard pour la révolution de 1848 et son abolition de la peine
que je viens d'évoquer concilie les deux pôles apparemment in- de mort politique, de justice de classe. La description satirique
conciliables - et le discours de Camus, nous y viendrons, serait qu'il fait de la situation, des fils et des ficelles de la marionnette
plus chrétien, plus christique, qu'il ne le croyait. sociale, des couleurs symboliques (car ce texte est une chroma-
tique, et on pourrait le lire seulement de ce point de vue, du point
Encore une fois, nous traitons ce que j'appelle l'économie de vue du spectre des couleurs), tout cela démonte la machination
hugolienne comme un exemple exemplaire de ce qu'elle repré- sociale qui s'emploie à démonter la machine de la guillotine, « la
sente et qui déborde largement le génie singulier qui la représente mécanique de Guillotin >> , mais en vue de ses propres intérêts
si bien. I~ faut dire, pour tenter, comme toujours, d'être aussi juste immédiats. Hugo démonte un démontage, il démonte la machi-
que possible, que tout en respectant sa propre économie, Hugo ne nation qui voudrait démonter la machine pour sauver sa tête, ces
manque pas, à son tour, et à cette date (1830-1832, dans le même têtes plutôt que d'autres. En démontant ce démontage, en «dé-
texte), et cela fait encore partie de son économie, d'analyser, dirons- construisant >>, si vous voulez, une déconstruction intéressée, Hugo
nous de «déconstruire >> les intérêts de ceux qui, à un moment dénonce ce qu'il appelle un « alliage d'égoïsme >> et de « belles
donné, ont songé, à la Chambre, à abolir la peine de mort, mais combinaisons sociales >> : (lire et commenter, p. 14-17)
pour sauver quatre des leurs, quatre politiciens, « quatre hommes
du monde, dit Hugo, quatre hommes comme il faut )) . Hugo dé- Le bon public, qui n'y comprenait rien, avait les larmes aux yeux.
nonce sans merci l'intérêt, et comme l'eût fait, comme le fit Marx De quoi s'agissait-il donc? d'abolir la peine de mort?
beaucoup plus tard, l'intérêt de classe qui a commandé cette ten- Oui et non.
tative de mettre en cause la peine de mort, « tentative gauche, dit Voici le fait :
Hugo, maladroite, presque hypocrite, et faite dans un autre intérêt Quatre hommes du monde, quatre hommes comme il faut, de ces
qu~ l'i~térêt _général 1 )). Hugo _avait auparavant déclaré que « si ja- hommes qu'on a pu rencontrer dans un salon, et avec qui peut-être
mais revolunon nous parut digne et capable d'abolir la peine de on a échangé quelques paroles polies; quatre de ces hommes, dis-je,
m~rt, c'est la révolution de juillet. Il semble, en effet, qu'il apparte- avaient tenté, dans les hautes régions politiques, un de ces coups
hardis que Bacon appelle crimes, et que Machiavel appelle entreprises.
nait au mouvement populaire le plus dément des temps modernes
Or, crime ou entreprise, la loi, brutale pour tous, punit cela de mort.
de raturer la pénalité barbare de Louis XI, de Richelieu et de Robes-
Et les quatre malheureux étaient là, prisonniers, captifs de la loi,
pierre [même panier!] et d'inscrire au front de la loi l'inviolabilité gardés par trois cents cocardes tricolores sous les belles ogives de Vin-
de la vie humaine, 1830 méritait de briser le couperet de 9Y )). cennes. Que faire et comment faire? Vous comprenez qu'il est im-
possible d'envoyer à la Grève, dans une charrette, ignoblement liés
1. V Hugo, << Préface pour le roman de 1829 . .. >> , dans Écrits sur la peine de avec de grosses cordes, dos à dos avec ce fonctionnaire qu'il ne faut
mort, op. cit. , p. 13. pas seulement nommer, quatre hommes comme vous et moi, quatre
2. Ibid., p. 12-13. hommes du monde? Encore s'il y avait une guillotine en acajou!

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Huitième séance. Le 23 février 2000

Hé! il n'y a qu'à abolir la peine de mort! voire contradictoires. D'une part, par exemple, je sens qu'il fau-
Et là-dessus, la Chambre se met en besogne. drait analyser pour elle-même, et quasiment à l'infini, l'écriture
Remarquez, messieurs, qu'hier encore vous traitiez cette aboli- de Hugo, sa logique, sa rhétorique, sa poétique même (par
tion d'utopie, de théorie, de rêve, de folie, de poésie. Remarquez
exemple sa chromatique et son traitement du sang, et du rouge,
que ce n'est pas la première fois qu'on cherche à appeler votre
etc.) mais je devrais aussi, en analysant l'économie philosophico-
attention sur la charrette, sur les grosses cordes et sur l'horrible
religieuse de son argumentaire, dégager à travers le texte exem-
machine écarlate, et qu'il est étrange que ce hideux attirail vous
saute ainsi aux yeux tout à coup. plaire de Hugo, quelque chose comme un so_J o~ un so~le, les
Bah! c'est bien de cela qu'il s'agit! Ce n'est pas à cause de vous, assises ou les fondations, les fondements allegues du d1scours
peuple, que nous abolissons la peine de mort, mais à cause de nous, abolitionniste qui, depuis les Lumières, et une certaine inflexion
députés qui pouvons être ministres. Nous ne voulons pas que la chrétienne des Lumières, par exemple depuis Beccaria, soutien-
mécanique de Guillotin morde les hautes classes. Nous la brisons. nent, aujourd'hui encore, la logique du combat abolitionniste. Il
Tant mieux si cela arrange tout le monde, mais nous n'avons songé s'agit bien sûr de faire de l'histoire, mais en faisant de l'histoire, de
qu'à nous. Ucalégon brûle. Éteignons le feu. Vite, supprimons le mettre à jour les pouvoirs et les limites de la machine ou de l'ar-
bourreau, biffons le Code. chitecture discursive abolitionniste, d'un plaidoyer abolitionniste
Et c'est ainsi qu'un alliage d'égoïsme altère et dénature les plus qui est encore en vigueur aujourd'hui. Le disco~rs _abol~tionniste
belles combinaisons sociales. C'est la veine noire dans le marbre aujourd'hui, même s'il se réclame de grands pnnc1pes mtempo-
blanc; elle circule partout, et apparaît à tout moment à l'impro-
rels, anhistoriques ou inconditionnels comme le droit à la vie ou
viste sous le ciseau. Votre statue est à refaire.
le droit de l'homme (droit naturel ou non), ce discours a une his-
Certes, il n'est pas besoin que nous le déclarions ici, nous ne
toire sédimentée, une histoire européenne, une histoire de l'Eu-
sommes pas de ceux qui réclamaient les têtes des quatre ministres
[... ] . Car, il faut bien le dire aussi, dans les cdses sociales, de tous rope, de l'Europe chrétienne en train de se préparer ou de se faire
les échafauds, l'échafaud politique est le plus abominable, le plus à travers les Lumières, les Révolutions, les Déclarations des droits
funeste, le plus vénéneux, le plus nécessaire à extirper. Cette espèce de l'homme, etc.
de guillotine-là prend racine dans le pavé, et en peu de temps Par exemple, le plaidoyer de Hugo se greffe sur l'événement
repousse de bouture sur tous les points du sol. que fut le plaidoyer de Beccaria. Eh bien, il nous faut privilégier
En temps de révolution, prenez garde à la première tête qui dans cette économie les références explicites que Hugo multiplie
tombe. Elle met le peuple en appétit. à Beccaria dans ses Écrits. Évidemment, Beccaria lui-même a des
Nous étions donc personnellement d'accord avec ceux qui vou- maîtres qui furent des maîtres des Lumières. Il se réclame expres-
laient é~argner les quatre ministres, et d'accord de toutes manières, sément de d'Alembert, de Montesquieu, de Diderot, de Helvé-
par les raisons sentimentales comme par les raisons politiques. Seu- tius, de Buffon, de Hume, de d'Holbach et surtout de Rousseau,
lement, nous eussions mieux aimé que la Chambre choisît une
même s'il ne mentionne pas ce dernier et parfois s'en démarque
autre occasion pour proposer l'abolition de la peine de mort 1•
ici ou là. D'autre part, il est salué et loué par Voltaire. Enfin, l'in-
Je vous dois des justifications et des explications sur l'économie fluence de Beccaria s'est vite étendue en Europe et même aux
et la stratégie de ma propre lecture et du discours que je tiens ici. États-Unis où, dès 1777 (et il faut le souligner pour mesurer la
C'est bien sûr une transaction entre plusieurs impératifs différents, profondeur et l'ancienneté de cette histoire américaine de l'aboli-
tionnisme), dès 1777, Des délits et des peines était publié à Char-
1. V Hugo, « Préface pour le roman de 1829 ... », dans Écrits sur la peine de leston. Et, comme le signale Badinter dans la préface à Beccaria
mort, op. cit., p. 14-17. que j'ai déjà citée, le premier ouvrage de Voltaire qui parut aux

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Huitième séance. Le 23 février 2000

États-Unis fut le Commentaire de Beccaria. Thomas Jefferson ère Beccaria lui-même a été engendré. Cet ancêtre italien est
souscrit avec ardeur aux principes de Beccaria et s'en inspire pour f ·-même le fils d'un Français, et cette génération est une greffe de
rédiger son fameux projet de loi sur «la proportionnalité des l~res. Hugo écrit: « Le traité des délits est greffé sur L'esprit des lois.
délits et des peines dans les cas des crimes jusqu'ici capitaux ». Dix Montesquieu · a engen dre' Beccana . ». 1
. . . . .
ans après, en Pennsylvanie, l'État où Mumia est aujourd'hui de- 3. Enfin troisième trait, il a trait au chnsuamsme. À la fihauon
puis dix-huit ans dans un Death Row avec tant d'autres, en Penn- chrétienne, à la filiation du Christ, fils de Dieu, d'abord. I.:arbre
. sylvanie, qui est aujourd'hui un killing State des plus en vue (pour en question, c'est aussi celui du vieux gi~e~ dr~ssé _de~uis' tant ~e
citer le titre d'un livre édité par Austin Sarat, The Killing State. Capi- siècles « sur la chrétienté »; ce« sur la chretiente » s1gmfie a la f01s,
tal Punishment in Law, Politics and Culture 1), eh bien en 1787, dix me semble-t-il, que le gibet en question a été fondé sur la chré-
ans après la traduction de Beccaria aux USA, la Pennsylvanie était tienté et que, fondé sur la chrétienté, il a aussi offusqué, dissi-
le lieu d'une campagne pour l'abolition de la peine de mort. mulé, enterré le message chrétien. Il a été fondé sur la chrétienté
Hugo, dès ce premier texte, cite Beccaria 2 • Ille fait de façon contre le Christ, contre le fils de Dieu. Il a mis le Christ au tom-
singulière et selon une stratégie qui mérite d'être prise en compte. beau, et il faut maintenant l'en ressusciter. Et évidemment, le san_g
J'en relève trois traits. qui coule dans cette page est ainsi irrigué par le sang du cruel-
1. D'abord l'autobiographie d'un jeune homme de moins de fié. Voilà la première référence à Beccaria dans l'œuvre du jeune
trente ans, qui présente modestement, dans une préface, son livre Hugo. Je lis et commente cette page pour conclure, ou presque,
Le Dernier jour d 'un condamné, comme l'œuvre d'un timide écri- aujourd'hui: (lire et commenter, p. 10-12)
vain qui est comme le fils ou le petit-fils de Beccaria dont il
Il y a trois ans, quand ce livre parut, quelques personnes imagi-
veut seulement poursuivre et élargir l'œuvre. Et cette scène de filia- nèrent que cela valait la peine d'en contester l'idée à l'auteur. Les
tion autobiographique, comme celle d'un arbre généalogique, en uns supposèrent un livre anglais, les autres un livre américain. Sin-
somme, dans la famille des abolitionnistes, est remarquablement gulière manie de chercher à mille lieues les origines des choses, et de
servie par une métaphore de l'arbre, non pas seulement de l'arbre faire couler des sources du Nille ruisseau qui lave votre rue! Hélas!
généalogique mais de l'arbre qu'il s'agit aussi d'abattre d'un nou- il n'y a en ceci ni livre anglais, ni livre américain, ni livre chinois.
veau coup de cognée, après l'entaille que Beccaria y a faite. Lauteur a pris l'idée du Dernier Jour d'un condamné, non dans un
2. Et c'est le deuxième trait: cet arbre qu'il faut abattre, c'est la livre, il n'a pas l'habitude d'aller chercher ses idées si loin, mais là
peine de mort, comme arbre que les révolutions ne savent pas où vous pouviez tous la prendre, où vous l'aviez prise peut-être (car
abattre. Donc : critique de la limite de la Révolution. Elle ne déra- qui n'a fait ou rêvé dans son esprit Le Dernier ]our d'un condamné?),
cine pas l'arbr:e patibulaire de la peine de mort: eh bien, à la suite tout bonnement sur la place publique, sur la place de Grève. C'est
de l'entaille que le grand-père Beccaria y a faite, il y a soixante-six là qu'un jour en passant il a ramassé cette idée fatale, gisante dans
une mare de sang sous les rouges moignons de la guillotine.
ans, moi, le jeune Victor Hugo, son petit-fils chétif, je vais tenter
Depuis, chaque fois qu'au gré des funèbres jeudis de la Cour ~e
de l'abattre d'un coup de cognée. Il est vrai que dans cet arbre
cassation, il arrivait un de ces jours où le cri d'un arrêt de mort se fatt
généalogique, la filiation ne s'arrête pas au grand-père. Le grand- dans Paris, chaque fois que l'auteur entendait passer sous ses fenêtres
ces hurlements enroués qui ameutent des spectateurs pour la Grève,
chaque fois, la douloureuse idée lui revenait, s'emparait de lui:
1. Austin Sarat, The Killing State. Capital Punishment in Law, Politics and
Culture, Oxford University Press, 1999. lui emplissait la tête de gendarmes, de bourreaux et de foule, lw
2. V. Hugo, « Préface pour le roman de 1829 ... », dans Écrits sur la peine de
mort, op. cit., p. 12, 20, 35. (NdÉ) 1. Ibid. , p. 35 .

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000)
Huitième séance. Le 23 février 2000

expli~uait heure par heure les dernières souffrances du misérable


peu ces scènes de filiation entre fils et père, le Christ, Montes-
agomsant - en ce moment on le confesse, en ce moment on lui
quieu, Beccaria, Hugo, il faut revenir un instant à la femme,
coupe les cheveux, en ce moment on lui lie les mains - le so _
. 1. ' rn comme nous avions commencé à le faire, les fois passées, et tout
mai.t, UI pauvre poète, de dire tout cela à la société, qui fait ses
~aues pend~nt que cett~ ch~se mons~rueuse s'accomplit, le pres- à l'heure encore quand nous avons noté la féminisation de la
salt, le. po~ssait, ~e secouait, lm arrachait ses vers de l'esprit, s'il était guillotine en vieille prostituée édentée qui congédie son mec le
en tram d en faire, et les tuait à peine ébauchés, barrait tous ses bourreau. Pour affiner un peu l'analyse du phallogocentrisme
travaux, se mettait en travers de tout, l'investissait, l'obsédait l'as- fraœrnaliste 1 de Hugo dont je m'étais occupé ailleurs, je voudrais
~iégeait. C'.était un supplice, un supplice qui commençait a~ec le lire un long passage où deux allusions à la femme se passent en
JOUr, et qm durait, comme celui du misérable qu'on torturait au vérité aujourd'hui de commentaire. Elles sont sympathiques et
même moment, jusqu'à quatre heures. Alors seulement, une fois le compatissantes, vous allez voir. Hugo dit du bien des femmes et il
pon~ns .cap ut expiravi: crié par la voix sinistre de l'horloge, l'auteur souffre pour elles. Mais vous allez entendre les connotations clas-
r~~PI.rai~ et re:.rouv~lt quelque liberté d'esprit. Un jour enfin, siques de cette sympathie compatissante. Et son lieu d'inscrip-
c etait, a ce gu Il croit, le lendemain de l'exécution d'Ulbach il se tion, c'est une démonstration, une narration tendant à démontrer,
m~t à écrire .ce livre. Depuis lors il a été soulagé. Quand un de ces sur exemple, comment la« buveuse de sang», la guillotine de Dr
cnmes p~bhcs, qu'on nomme exécutions judiciaires, a été commis
Guillotin fonctionne mal, ne fait pas ce travail de bonne machine
sa consCience lui a dit qu'il n'en était plus solidaire; et il n'a pl '
.' fi us qu'elle est censée être. La buveuse de sang fait des choses horribles,
s~ntl a son ront cette goutte de sang qui rejaillit de la Grève sur la
tete de tous les membres de la communauté sociale. parfois à faire frémir des femmes, parfois contre des femmes
Toutefois, cela ne suffit pas. Se laver les mains est bien, empê- même. Comme la pénible scène que je vais lire (il faudrait éloi-
cher le sang de couler serait mieux. gner les enfants et à la télévision on mettrait un rectangle blanc, je
Aussi ne connaîtrait-il pas de but plus élevé, plus saint, plus ne sais plus) sera relayée par des exemples analogues des temps
augu.ste que celui-là : concourir à l'abolition de la peine de mort. modernes chez Camus, elle mérite d'être déjà inscrite dans une
Aussi est-ce du fond du cœur qu'il adhère aux vœux et aux efforts série et une loi du genre. (Lire p. 22-25)
des ~ommes ~én~r~ux de to,utes les nations qui travaillent depuis
p!usieu~s annees ,a Je.ter bas 1 arbre patibulaire, le seul arbre que les Il faut citer ici deux ou trois exemples de ce que certaines exécu-
re:olu,ti.ons ne deracment pas. C'est avec joie qu'il vient à son tour, tions ont eu d'épouvantable et d'impie. Il faut donner mal aux
lu~ cheuf, donner son coup de cognée, et élargir de son mieux l'en- nerfs aux femmes des procureurs du roi. Une femme, c'est quel-
taille ,que B.eccaria a ~~te, il y a soixante-six ans, au vieux gibet quefois une conscience.
dresse depuis tant de Siecles sur la chrétienté. Dans le Midi, vers la fin du mois de septembre dernier, nous
Nous venons de dire que l'échafaud est le seul édifice que les n'avons pas bien présents à l'esprit le lieu, le jour, ni le nom du
r~voluti~ns ne démolissent pas. Il est rare, en effet, que les révolu- condamné, mais nous les retrouverons si l'on conteste le fait, et
:wns soient sob~es de sang humain, et, venues qu'elles sont pour nous croyons que c'est à Pamiers; vers la fin de septembre donc, on
emonder, pour ebrancher, pour étêter la société, la peine de mort vient trouver un homme dans sa prison, où il jouait tranquillement
est une des serpes dont elles se dessaisissent le plus malaisément 1. aux cartes; on lui signifie qu'il faut mourir dans deux heures, ce qui
le fait trembler de tous ses membres, car, depuis six mois qu'on
Enfin pour conclure et compliquer encore ou compléter un l'oubliait, il ne comptait plus sur la mort 2 ; on le rase, on le tond,

1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : «français"· (Nd:Ë)


1. V Hugo, « Préface pour le roman de 1829 ... >>, dans Écrits sur la peine de 2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoure : « Pensez aux dix-huit ans de
mort, op. czt., p. 10-12.
Mumia ». (Nd:Ë)

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Huitième séance. Le 23 février 2000

on le garrotte, on le confesse; puis on le brouette entre quatre ADijon, il y a trois mois, on a mené au supplice une femme (Une
gendarmes, et à travers la foule au lieu de l'exécution. Jusqu'ici rien femme!) . Cette fois encore, le couteau du docteur Guillotin a mal
que de simple. C'est comme cela que cela se fait. Arrivé à l'échafaud, fait son service. La tête n'a pas été tout à fait coupée. Alors les valets
le bourreau le prend au prêtre, l'emporte, le ficelle sur la bascule, de l'exécuteur se sont attelés aux pieds de la femme, et à travers les
l'enfourne, je me sers ici du mot d'argot puis il lâche le couperet. Le hurlements de la malheureuse, et à force de tiraillements et de sou-
lourd triangle de fer se détache avec peine, tombe en cahotant dans bresauts, ils lui ont séparé la tête du corps par arrachement 1•
ses rainures, et, voici l'horrible qui commence, entaille l'homme sans
le tuer. Lhomme pousse un cri affreux. Le bourreau, déconcerté,
Je termine sur cet exemple de la femme avec une pensée à laquelle
relève le couperet et le laisse retomber. Le couperet mord le cou du
je voulais vous associer pour une femme de soixante-deux ans, au
patient une seconde fois, mais ne le tranche pas. Le patient hurle, la
foule aussi. Le bourreau rehisse encore le couperet, espérant mieux Texas, qui devrait être exécutée demain 2 pour avoir tué son cin-
du troisième coup. Point. Le troisième coup fait jaillir un troisième quième mari. Elle a demandé sa grâce au gouverneur du Texas, le
ruisseau de sang de la nuque du condamné, mais ne fait pas tomber candidat Bush qui, en pleine campagne électorale, ne va sûrement
la tête. Abrégeons. Le couperet remonta et retomba cinq fois, cinq pas faiblir devant un électorat texan farouchement favorabl~ à la
fois il entama le condamné, cinq fois le condamné hurla sous le coup peine de mort dans le killing State qui bat tous les records des Etats-
et secoua sa tête vivante en criant grâce! Le peuple indigné prit des Unis depuis vingt-cinq ans. On a pu voir cette femme demander sa
pierres et se mit dans sa justice à lapider le misérable bourreau. Le grâce à la télévision, à la télévision internationale, donc, puisqu'on
bourreau s'enfuit sous la guillotine et s'y tapit derrière les chevaux pouvait voir ça sur la< chaîne> France 2 en France, ce qui évidem-
des gendarmes. Mais vous n'êtes pas au bout. Le supplicié, se voyant ment est une possibilité ou une scène absolument inédite 3 - et qui
seul sur l'échafaud, s'était redressé sur la planche, et là, debout, jouera sûrement son rôle dans l'abolition de la peine de mort un
effroyable, ruisselant de sang, soutenant sa tête à demi coupée qui
jour, même si cette femme doit mourir, hélas, dès demain.
pendait sur son épaule, il demandait avec de faibles cris qu'on vînt le
détacher. La foule, pleine de pitié, était sur le point de forcer les gen-
1. V. Hugo, " Préface pour le roman de 1829 . . . , , dans Écrits sur la peine de
darmes et de venir à l'aide du malheureux qui avait subi cinq fois son
mort, op. cit., p. 22-25.
arrêt de mort. C'est en ce moment-là qu'un valet du bourreau, jeune 2. Lors de la séance, Jacques Derrida précise :<< C'est Betty Lou Beets, vous
homme de vingt ans, monte sur l'échafaud, dit au patient de se avez pu lire ça dans la presse, grand-mère de neuf petits-enfants, je lis la presse :
tourner pour qu'ille délie, et, profitant de la posture du mourant qui "violée à l'âge de cinq ans par un père alcoolique, mariée à quinze ans, femme
se livrait à lui sans défiance, saute sur son dos et se met à lui couper battue sa vie durant, condamnée à mort pour le meurtre de son cinquième
péniblement ce qui lui restait de cou avec je ne sais quel couteau de mari, invalide, et souffrant de contusions cérébrales et qui sera exécutée jeudi,
boucher. Cela s'est fait. Cela s'est vu. Oui. le 24 février 2000, si George Bush, Gouverneur du Texas, qui n'a gracié qu'un
[ ...] . seul des cent vingt condamnés à mort sous son mandat, refuse de la laisser en
vie". George Bush, gouverneur du Texas, qui a refusé de gracier cent dix-neuf
Ici, rien. La chose a eu lieu après Juillet, dans un temps de douces condamnés à mort "· Jacques Derrida cite un artic}e de Christian Colombani
mœurs et de progrès, un an après la célèbre lamentation de la paru dans Le Monde daté du 23 février 2000. (NdE)
Chambre sur la peine de mort. Eh bien! le fait a passé absolument 3. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : <<Je le signale parce que Hugo
inaperçu. Les journaux de Paris l'ont publié comme une anecdote disait que l'horreur que je viens de lire avait été à peine mentionnée par la
Personne n'a été inquiété. On a su seulement que la guillotine avait presse, et maintenant il y a une mutation, c'est qu'un prisonnier peut demander
été disloquée exprès par quelqu'un qui voulait nuire à l'exécuteur des grâce en étant filmé et voir cette image diffusée internationalement. Alors cela
hautes œuvres. C'était un valet du bourreau, chassé par son maître, ne va certainement pas sauver sa vie, on ne sait pas ce qui va se passer, demain,
tout est possible avec Bush, mais en tout cas, il y a là, avec cette transformation
qui, pour se venger, lui avait fait cette malice.
de l'espace public par la télévision internationale, _un changement naturelle-
Ce n'était qu'une espièglerie. Continuons. ment de scène qui explique bien des choses "· (NdE)

296
Neuvième séance
Le 1e'/8 mars 2000 1

Quand mourir enfin ?


Suffit-il de dire «je dois mourir » ou « je devrai mourir » pour
être autorisé à traduire ces énoncés par «je suis condamné à
mort » ? Pour le sens commun de la langue, la réponse est non,
évidemment non. Même si on garde, plus ou moins à titre de fi-
gure métaphorique, le mot « condamné », eh bien, «je suis con-
damné à mourir » ne signifie pas, stricto sensu, « je suis condamné
à mort ». Ça, c'est le bon sens, le sens commun. Je suis, nous som-
mes tous et toutes ici condamnés à mourir, mais il y a peu de
chances pour qu'aucun de nous, aucune ici soit jamais condam-
né à mort - surtout en France et en Europe.
De « être condamné à mourir » à « être condamné à mort », il
s'agit donc là de passer à une autre mort, peut-être. Peut-être. Je
garde en réserve le« peut-être». Et je garde en réserve la décision
au sujet de ce qui peut paraître préférable : être condamné à mort
ou être condamné à mourir. Si par exemple on me donnait le
choix entre être condamné à mort à 75 ans (guillotiné) ou être
condamné à mourir à 74 ans (dans mon lit), avouez que le choix
serait difficile. Pour poser sérieusement la même question de ce
qu'il peut y avoir d'intolérable dans la peine de mort, il faut se
placer dans une autre situation, la situation réelle, à savoir que,
au moment de l'exécution, le condamné, la condamnée à mort

1. Nous conservons la double datation qui figurait sur le fichier et sur le tapus-
crit de Jacques Derrida, bien que l'enregistrement, continu, de cette séance,
indique qu'elle a bien été donnée en une fois, soit le 1" soit le 8 mars. (NdÉ)

299
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Neuvième séance. Le 1"18 mars 2000

sait, en toute certitude, que, sans l'exécution, il ou elle vivrait plus avant tout de l'échéance, du moment, de la date, de l'heure, en
longtemps, ne fût-ce qu'un an, un mois, un jour, une seconde. vérité de l'instant, eh bien la question « quand», quand devrai-je
I.:alternative est terrible et infinie : je peux juger intolérable, et mourir?, la question «quand?» détient ou se voit conférer un
c'est le cas de la peine de mort, de savoir que l'heure de ma mort privilège qu'il faut analyser. Au fond, c'est en répondant à laques-
est fixée, par autrui, par un tiers, à tel jour, telle heure, telle tion « quand? » qu'on peut faire passer une lame entre deux morts
seconde, alors que si je ne suis pas condamné à mort, mais seule- ou deux condamnations, la condamnation à mourir et la condam-
ment à mourir, ce savoir calculable est impossible. Mais inverse- nation à mort. Le mortel que je suis sait qu'il est condamné à
ment, je peux juger intolérable de ne pas connaître la date, le lieu mourir, mais même s'il est malade, incurable, voire agonisant, le
et l'heure de ma mort, et donc rêver de m'approprier ce savoir, mortel que je suis ne sait pas à quel moment, à quelle date, à
cette disposition au moins fantasmatique de ce savoir en me fai- quelle heure précise il mourra. Il ne le sait, je ne le sais ni ne le
sant condamner à mort et donc en atteignant ainsi quelque cer- saurai jamais d'avance. Et personne ne le saura d'avance. Cette
titude calculable, quelque maîtrise, quasiment suicidaire, de ma indétermination est un trait essentiel de mon rapport à la mort.
mort (on peut ainsi imaginer, et on connaît de telles histoires, que Cela peut être un peu plus tôt, un peu plus tard, beaucoup plus
telle personne s'arrange pour, voire demande à être guillotiné tôt, beaucoup plus tard, même si cela ne peut manquer d'arriver.
pour s'assurer de ce savoir et de cette maîtrise fantasmatique, et Tandis que le condamné à mort, et voilà la différence, il peut
qu'on peut croire justement méta-fantasmatique, enfin, réelle, du savoir, croire savoir, et en tout cas d'autres savent pour lui, en
moment de la mort) . En sachant à quelle heure, quel jour je principe, en droit, quel jour, à quelle heure, voire à quel instant la
mourrai, je peux me raconter l'histoire selon laquelle la mort ne mort tombera sur lui. En tout cas, etc' est à ce point aigu et encore
me prendra pas par surprise et donc restera à ma disposition, mal pensé que je voulais reconduire toutes ces questions, ques-
comme une quasi auto-affection suicidaire - d'où parfois, je le tions qui, elles-mêmes, restent assez banales en somme - , en tout
répète, et on peut toujours l'inférer dans tous les cas, les compor- cas, le concept de peine de mort suppose que l'État, les juges, la
tements de criminels ou de condamnés qui semblent mettre tout société, les bourreaux et exécuteurs, des tiers en somme, ont la
en œuvre pour se donner cette mort, ce fantasme de toute-puis- maîtrise du temps de vie du condamné, et donc savent, en temps
sance sur leur propre mort, etc. dit objectif, calculer et produire l'échéance à la seconde près. Ce
Quand meurt-on? Comment mourir? Comment, dès lors que savoir, cette maîtrise du temps de vie et de mort, ce savoir maîtri-
je dois mourir, savoir, comment déterminer ce qui m'arrivera sous sant et calculant du temps de vie du sujet est présupposé, je dis
ce nom, sous ce verbe intransitif, mourir, verbe plus intransitif que bien présupposé, allégué, présumé dans le concept même de la
tout autre alors même qu'on y entend toujours le passage d'une peine de mort. La société, l'État, son droit, sa justice, ses juges et
transition, d'un transir, d'un périr, et dont le sujet, le je, en tant que ses exécutants, tous ces tiers, sont supposés savoir, calculer, opérer
tel, n'est ni l'agent ni le patient, même s'il croit se suicider. le temps de la mort. Leur savoir de la mort est un savoir supposé
Dans toutes ces questions sur le « comment » ou le « quand » au sujet du temps, et de la coïncidence entre le temps objectif et
de ma mort, la difficulté, et d'abord la difficulté sémantique, le temps disons subjectif du sujet condamné à mort et exécuté.
porte sur la modalité (le «comment», le «où» et surtout le Laissons ces questions et ces soupçons attendre. Ce qui est sûr,
«quand»), au moins autant que sur le fait de ma mort, et sur le et trivial, et vous en conviendrez facilement avec moi, c'est que s'il
possessif,« ma» au moins autant que sur« mort». y a de la torture, du torturant, de la cruauté, dans le processus de
Mais comme ce qu'on appelle la condamnation à mort décide la condamnation à mort, c'est bien, au-delà de tout, au-delà des
avant tout, avant même les modes techniques d'exécution, décide conditions de détention par exemple et tant d'autres supplices, ce

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qu'il y a de plus cruel, et le cruel même, la croix, c'est l'expérience Est-ce à mourir ou à mort que je suis condamné? Et pourquoi
du temps. On ne peut pas penser la cruauté sans le temps, le est-ce la question « quand? >>qui fait la différence entre condam-
temps donné ou le temps pris, le temps devenu le calcul de l'autre, nation à mort et condamnation à mourir?
le temps livré à la décision calculante de l'autre, parfois d'un autre
aussi anonyme qu'un État ou qu'un appareil de justice, en vérité, La mécanique tombe comme la foudre, la tête vole, le sang jaillit,
et en dernière instance, la décision calculante et exceptionnelle l'homme n'est plus. [Relire.]
d'un grand autre dans la figure du prince, du président, du gou-
verneur, c'est-à-dire du souverain détenteur du droit de grâce. J'avais annoncé que je relirais cette phrase 1• Que nous l'attri-
Je n'ai pas besoin de souligner et de décrire ici la dramaturgie buerions et que nous en analyserions le sens et le sang. La rougeur.
qui lie le concept de temps à celui de grâce. La grâce donne le C'est en vérité le temps qu'il faut d'abord en analyser. Car c'est,
temps, et la seule « chose » qui puisse se donner gracieusement, entre autres choses, une phrase sur le temps. Remarquez d'abord
c'est le temps, c'est-à-dire rien et tout à la fois. le temps de ses verbes. Elle est écrite au présent, elle décrit au
Même le soi-disant maître de ce calcul, c'est-à-dire le prince, le présent, à l'indicatif présent, et tous les verbes sont intransitif
gouverneur, quiconque détient l'ultime droit de grâce, peut en (« La mécanique tombe comme la foudre, la tête vole, le sang jaillit,
souffrir et je pense ici à l'indécence infinie, à l'obscénité sans fond l'homme nèst plus »), elle décrit intransitivement au présent de l'in-
du gouverneur candidat potentiel à la présidence des États-Unis, dicatif la présence d'un présent, d'un instant présent qui ne dure
Bush Jr., qui, sauf une exception, je crois, n'a jamais gracié per- pas, mais vous remarquez aussitôt que ce présent, notamment le
sonne (plus de 120 exécutions sous son gouvernorat, et il n'a pas présent du verbe être, de la troisième personne du verbe être (car
gracié la femme dont nous parlions l'autre soir), ce Bush, qui est tout reste ici à la troisième personne : le sujet de l'énoncé ne pour-
tout sauf brûlant ou ardent de quelque feu que ce soit, et qui a rait u~iliser aucune autre personne que la troisième: il ne pourrait
osé déclarer que les quarante-cinq minutes de l'exécution de l'un pas drre par exemple : je ne suis plus, tu n'es plus, vous n'êtes
des 120 condamnés qu'il n'avait pas graciés avaient été les pires de plus : il doit, à la troisième personne, parler de ce qui arrive à
sa vie. Et cet homme, si on peut dire, espérait peut-être encore un condamné à mort, à un homme comme troisième homme
émouvoir en faisant cette déclaration, à moins qu'il n'ait une fois comme tiers [« il, lui, l'homme, n'est plus »]), vous remarque~
de plus songé à gagner quelques électeurs de plus, comme, il faut donc aussitôt que ce présent, notamment le présent du verbe être,
bien le dire, tout candidat à la présidence des États-Unis. Il est de la troisième personne du verbe être, décrit, par la négation
impossible à un candidat à la Présidence de ce grand pays chrétien dont il est affecté (c'est le seul indicatif présent qui forme une
de prendre position, pendant sa campagne, contre la peine de proposition négative), le passage instantané, sans durée, de la pré-
mort, et donc de promettre autre chose que son maintien. Les sence à la non-présence du sujet, de l'homme : l'homme aussitôt
choses changeront là-bas le jour où, c'est pas demain la veille, un n'est plus. Il suffit qu'en un instant infime, inconsistant, inexis-
candidat à la présidence ou au gouvernorat pourra oser se pré- t~nt, un instant sans temps, il suffit que sur la pointe (stigmé :
senter à ses électeurs comme abolitionniste. Ce temps viendra 1Instant en grec) ou sur le fil de la lame d'un instant, la « méca-
sûrement, j'en suis persuadé, mais, comme la mort (et non comme nique tombe comme la foudre >> (et la foudre, ici, c'est ce qui ne
la peine de mort qu'il s'agira alors de lever), je ne sais pas quand. dure pas plus longtemps qu'un éclair, mais c'est aussi ce qui vient
du haut, et qui, venant du haut, comme la foudre depuis toujours
La question demeure, donc : quand? quand la mort viendra-
t-elle sur moi? À quel moment? En quel sens suis-je condamné? 1. Cf supra,« Huitième séance. Le 23 février 2000 >>,p. 265. (NdÉ)

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le signifie, rassemble dans un éclair sans durée et le verdict de lendemain du discours, institue une loi du genre : en insinuant
Dieu, le jugement dernier et l'acte du châtiment émanant, chu- qu'une proposition de loi ne devrait pas être un morceau de dé-
tant, s'abattant sur le pécheur depuis la transcendance du Très clamation poético-rhétorique, ne devrait pas céder à l'emphase
Haut- et la guillotine supplée ici, remplace et représente la hau- ou à l'enflure pathétique, le journal initie en effet la loi du genre
teur du Très Haut), il suffit qu'en un instant la mécanique, tel un satirique, comique, ironique, qui depuis deux siècles tourne en
deus ex machina, tombe comme la foudre, et le petit «est», la dérision et dénigre la guillotine de Guillotin, la machine dite
présence du « est » signifie non plus la présence mais le passage au progressiste, individualiste, égalitariste, indolore, anesthésiante,
néant, la transition sans transition de l'être au néant: «l'homme euthanasique, mécanique, etc. - et avant de lire quelques lignes
n'est plus ». de cet article, je voudrais au moins formuler la question suivante :
C'est vraiment l'instant de la mort, mais non l'instant de ma comment se fait-il qu'une pulsion ou qu'une compulsion pousse
mort, toujours l'instant de la mort du tiers, de l'autre qui n'est et à faire de ces tragiques machines de mort (la guillotine et d'autres,
ne sera jamais ni moi, ni toi, ni vous, ni nous : « l'homme n'est Old Sparky, par exemple), des objets de rire, de ridicules figures
plus» . de quasi-personnes appelant au Witz, au mot d'esprit, à quelque
C'est très bien décrit, c'est très bien écrit, cette opération, le joke, et au mot d'esprit de mauvais goût? Et d'abord quelle est
moteur de cette machine verbale à quatre temps, quatre présents cette compulsion à les nommer par dérision, à leur donner un
de l'indicatif qui ne sont pas seulement intransitifs mais exté- nom propre, un nom à la fois propre et commun ( Old Sparky, la
nuent toute transition entre les quatre temps dont pourtant le Guillotine, la Veuve, The Maiden, Mannaia, etc.?), le nom propre
quatrième (lui aussi au présent) signifie, sans transition, le passage et commun d'une figure plutôt féminine? Pourquoi, comme
de l'être au non-être, plus précisément au ne-plus être : « La méca- nous l'avions dit, cette machine de mort ressemblerait-elle, pour
nique tombe comme la foudre, la tête vole, le sang jaillit, l'homme l'homme, pour le fantasme humain et plutôt masculin, à une
n'est plus». femme (vierge, mère, putain ou veuve) qui fait rire là où elle fait
peur, devant laquelle on rit d'un rire nerveux et angoissé, parfois,
Qui est-ce qui écrit si bien? Ou qui parle si bien, car la densité rappelez-vous, en voyant dans cette femme une dévoreuse, une
saisissante, l'économie impeccable de cette phrase à quatre verbes buveuse, avec ou sans dents?
au présent de l'indicatif intransitif, est d'abord due à la rhétorique Je n'insiste pas, vous voyez bien, je le suppose, dans quelle
d'un orateur qui sait compter le temps, qui sait compter avec le direction ces questions peuvent orienter leur élaboration, sinon
temps et qui laisse tomber sa phrase, comme un couperet ou leurs réponses. Tout ce que je suggère, c'est que cette direction
comme la f<mdre, au même rythme que ce dont elle parle. Cet n'est peut-être pas étrangère à celle qui conduit aux pulsions et
orateur n'est autre que le Dr Guillotin lui-même. Il présentait compulsions qui ont d'abord donné naissance à ces machines
alors son invention à l'Assemblée constituante. Et si, comme je mêmes, à leur figuration, à la figuration de leur figure, à leur
l'ai dit, on a perdu son discours tout en gardant le projet de loi invention et à leur mise en œuvre. Je lis maintenant le journal des
que j'ai lu la semaine dernière, la phrase à quatre temps moins un, États généraux :
si on peut dire (« La mécanique tombe comme la foudre, la tête vole,
le sang jaillit, l'homme n'est plus») se trouve citée dès le lendemain M. Guillotin a fait la description de la mécanique; je ne le sui-
dans le journal des États généraux qui à la fois loue et raille les vrai pas dans ses détails ; pour en peindre l'effet, il a oublié un ins-
qualités de quelqu'un qui parle en orateur plutôt qu'en législa- tant qu'il était législateur pour dire en orateur : «La mécanique
teur. Du même coup, si je puis dire, cet article de journal, dès le tombe comme la foudre, la tête vole, le sangjaillit, l'homme n'est plus».

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Ce n'est pas dans le code pénal que de pareils morceaux sont experts sur les moyens de partir de ce monde [... ]. Je .suis parvenu
permis 1• à inventer, avec mon machiniste, la ravissante machme que vous
voyez [.. .]. Sous l'estrade est un jeu de serinette monté pour des
« Ce n'est pas dans le code pénal que de pareils morceaux sont airs fort joyeux, comme celui-ci [la serinette est le nom d'un petit
perm1s. » orgue mécanique destiné à seriner, c'est-à-dire à instruire un oiseau,
Cette dernière remarque va jusqu'à émettre une sorte de pres- à lui apprendre un air] : Ma commère quand je danse, ou cet autre :
cription, par référence à une loi, à un « il faut », « il ne faut pas », Adieu donc dame française ; ou bien celui-là: Bonsoir la compagnie,
bonsoir la compagnie. Arrivé ici, l'acteur se placera entre les deux
« il faut ne pas », il n'est pas permis- et il n'est pas permis de parler
colonnes, on le priera d'appuyer l'oreille sur ce stylobate [terme
ainsi dans un code juridico-pénal : « Ce n'est pas dans le code
d'architecture: soubassement orné de moulures et supportant une
pénal que de pareils morceaux sont permis». colonnade] sous le prétexte qu'il entendra beaucoup mieux les sons
Il y eut aussitôt d'autres parodies du même discours de Guillo- ravissants que rendra le jeu de serinette; et la tête sera si subtile-
tin sur sa fille guillotine. J'en retiendrai deux traits, pour ce qui ment tranchée qu'elle-même, encore longtemps après avoir été
m'importe ici. Deux traits qui se croisent en ceci qu'ils associent séparée, doutera qu'elle le soit. Il faudra, pour l'en convaincre, les
l'instant de la mort, de la mort de l'autre, la prétendue réduction applaudissements dont retentira nécessairement la place publique '·
à un rien de temps, à l'exténuation tranchante de la durée dans le
passage du présent à la non-présence, de l'être au non-être, ils y Ce que donne à penser cette dérision, cette parodie, cette cari-
associent le motif trompeur d'une certitude sans appel, d'une cature, c'est à la fois le prétendu subtil et subit (« si subtilement
prétendue indubitabilité de la mort, aussi indubitable que le cogito tranchée»), le tranchant du temps qui, annulant à la fois et le
pour le condamné exécuté, d'une efficacité telle que la machine temps et la souffrance, laisserait à la tête du condamné un doute
n'a pas à s'y reprendre à deux fois (certitude dont nous avons vu quant à l'instant de sa mort, alors même que la tête aura été si
et verrons encore combien elle est trompeuse). Le premier de ces subtilement détachée du corps. On pourrait pousser le sérieux de
textes (évoqué par les frères Goncourt dans leur Histoire de la ce jeu en convoquant Descartes et le cogito cartésien à la barre, et
société française pendant la Révolution) joue de la métaphore théâ- peut-être pour évoquer au moins un certain cartésianisme de
trale et représente Guillotin comme metteur en scène faisant Guillotin et de la guillotine : non seulement à cause du mécanisme
l'éloge de son spectacle en chef machiniste - inventeur de cette et de l'individualisme et de l'universalisme égalitariste (l'égalité de-
machine, rappelez-vous progressiste, égalitariste, individualiste et vant la loi pénale étant, comme le bon sens, une manière d'at-
mécaniste: tester la rationalité universelle du bon sens, la chose la mieux par-
tagée du monde), mais aussi la philosophie du temps qui fut celle
Mes ch~rs frères en patrie [ !!! commenter 2], il m'est mort tant de de Descartes, à savoir son instantanéisme (le temps est constitué
patients entre les mains [le metteur en scène est un médecin de d'instants simples, discontinus, discrets et indécomposables), mais
Molière] que je puis me vanter d'être un des hommes les plus encore le dualisme de l'âme et du corps qui laisse l'essence de la
substance pensante intacte de tout ce qui peut arriver au corps et
1. Cité dans D. Arasse, La Guillotine et L'imaginaire de la Terreur, op. cit. , inaccessible à tout accident corporel, la complication survenant
p. 26.
2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoure ironiquement: « Ça commence
bien. Donc c'est au nom de la fraternité républicaine et patriotique qu'il parle. 1. Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la société française pendant la
Et c'est des frères et pas des sœurs. Et c'est un médecin qui parle, n'oubliez pas Révolution, Paris, Didier et Cie, 1864, p. 428; cité dans Daniel Arasse, La
ça >> . (NdÉ) Guillotine et L'imaginaire de la Terreur, op. cit., p. 26.

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(mais je ne vais pas m'engager dans un cours sérieux sur Descartes Voici donc maintenant l'article qui rassemble, comme il se
je ~e contente ici d'~ne doxa ou d'une idéologie cartésienne) quan~ doit, l'argument de l'instant, du clin d'œil (Augenblick) et celui de
au heu de la glande pméale: qu'arrive-t-il à la glande pinéale quand l'anesthésie, une anesthésie qui devient euthanasie un peu comme
la tête est séparée du corps en un instant tranchant? Qu'arrive-r-il on transforme une absence de douleur en légère sensation, voire
au c~git~? Eh bie?, la tête toute seule doute, dit le texte satirique en sensation de plaisir. Comme si mourir guillotiné devenait,
que Je viens de citer, elle ne sait plus si elle a été séparée, elle ne faute de temps, grâce à l'abolition du temps (comme dans le sa-
saura que l'exécution a eu lieu et que l'instant de la mort est passé voir absolu de Hegel où le temps est non seulement relevé mais
qu'à entendre les applaudissements sur la place publique. C'est supprimé - Tilgen et non Aujheben, à la fin ~e la Phénomén~logie
l'autre qui détermine l'instant de ma mort, jamais moi. de l'esprit, qui vient après la passion du Chnst dans une philoso-
Vous comprendrez mieux tout à l'heure pourquoi j'insiste sur ce phie et une logique du savoir absolu qui est la vérité de la religion
temps et cet instant de la mort. Avant de le préciser, j'évoquerai révélée), comme si mourir guillotiné devenait, faute de temps,
encore un autre écho parodique qui, dans la même veine satirique grâce à l'abolition du temps, non, seulemen~ indol~r~, mais presque
allie le thème de l'Augenblick, de l'instant comme clin d'œil, d'un; une jouissance ou, en tout cas, 1 amorce d un plaisir. Soyez atten-
part, et, d'autre part, celui de la non-cruauté absolue, de l' eutha- tifs aux temps et aux modes des verbes dans ces deux phrases du
nasie, ~el' anesthésie, ~u « ça va si vite qu'on n'a même pas le temps Moniteur, deux semaines après le discours de Guillotin :
de sentir ou de souffnr ». Car les deux thèmes, l'instantanéisme et
« Messieurs >> , dit la caricature de Guillotin, « avec ma machine,
l'anesthésie, l'instantanéisme quasiment intemporel et l'insensibi-
je vous fais sauter la tête en un clin d'œil et sans que vous en éprou-
lité, la non-douleur, la non-cruauté, la douceur même, sont indis-
viez la moindre douleur>>. Et ailleurs: « Le supplice que j'ai inventé
sociables. Le temps, c'est la sensibilité ou la réceptivité, l'affection est si doux qu'on ne saurait que dire si l'on ne s'attendait pas à
(grande veine de la philosophie de Kant à Heidegger, dans laquelle mourir et qu'on croirait n'avoir senti sur le cou qu' une légère
je ne m'engagerai pas ici), le temps, c'est la souffrance, le temps de
fraîcheur » 1•
l' exécuti~n, c'est l' ~ndurance, la passion, le paskhein pathétique,
pathologtque - qUI veut parfois dire non seulement subir mais Cette expression, ces mots « légère fraîcheur dans le cou » ont
~ubir un châtiment, et le fait de subir passivement peut déjà être sans doute été prononcés par Guillotin. Car on en retrouve beau-
mterprété comme la souffrance d'un châtiment : la sensibilité est coup de traces. I..:une de ces traces réapparaît dans les Réflexions
en soi un châtiment. Supprimez le temps, vous supprimerez la sen- sur la guillotine de Camus - dont nous reparlerons d'un autre
sibilité (pathé, c'est la sensibilité, la passivité mais aussi la souf- point de vue plus tard, notamment quant au système d'interpré-
france, la douleur), si bien que la guillotine, en tant qu'elle est tation historique ou philosophique proposé par Camus, dans ce
censée agir instantanément et supprimer le temps, ce serait ce qui texte publié en 1957 dans la Nouvelle revue française (no 54-55),
soulage de la douleur, ce qui mettrait fin à la douleur: ce serait un repris dans Réflexions sur la peine capitale, de Camus et Koestler
pe_u, pourrait-on dire en jouant un peu, ce qu'on appelle en améri- (Calmann-Lévy, 1957 2). Aujourd'hui, je choisirai seulement deux
cam, pour parler des analgésiques, a painkiller 1• La guillotine, ce
n'est pas seulement un kil/er, c'est un painkiller. Et qui tue la dou-
1. Cité dans D . Arasse, La Guillotine et l'imaginaire de la Terreur, op. cit.,
leur parce que d'une certaine façon, réduisant le temps au rien d'un
p. 26.
instant, au rien qu'un instant, elle tue le temps. 2. Albert Camus, « Réflexions sur la guillotine >>, Nouvelle Revue française,
no 54-55, Paris, Gallimard, 1957; repris dans A. Camus et Arthur Koestler, Ré-
1. Littéralement, un<< tueur de douleur''· (NdÉ) flexions sur la peine capitale, Paris, Calmann-Lévy, 1957. Jacques Derrida citera

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passages pour soutenir ce que nous sommes en train d' exami- mère/ fils ; frère/ frère 1, etc.) dans cette question de la peine de
ner. Le premier passage, à l'ouverture de l'article, je m'y arrête mort, et ici je choisis, disais-je, ce premier passage des Réflexions
pour plusieurs raisons, comme vous allez voir, en particulier parce sur la guillotine, en particulier parce que, souvenir d'Algérie, de la
qu'< il s'agit d'un > souvenir d'Algérie, de la peine de mort en peine de mort en Algérie, il rappelle que l'auteur de L'Étranger
Algérie (où Hugo, vous vous en souvenez, avait décrit l'arrivée de est l'auteur du récit qui commence sur une plage d'Algérie par
la première guillotine, en deux pages (53-54) que vous lirez et «Maman est morte» et raconte le meurtre d'un Arabe suivi d'un
dont je ne rappelle que la conclusion) : (lire Écrits de Hugo, p. 54) procès et d'une condamnation à mort, de la condamnation du
meurtrier qui ne sait même pas pourquoi il a tué, sinon à cause du
Tout cet ensemble était grand, charmant et pur, pourtant ce soleil, le récit étant signé à la première personne par un narrateur
n'était point ce que regardait un groupe nombreux, hommes, qui, donc, écrit entre le moment où il a été condamné à mort et
femmes, Arabes, juifs, Européens, accourus et amassés autour du le moment de l'exécution. Le temps du récit correspond en droit
bateau à vapeur.
à l'imminence d'une décapitation à la guillotine, après la condam-
Des calfats et des matelots allaient et venaient du bateau à terre
nation à mort, la condamnation, dit le texte du verdict lu par le
débarquant des colis sur lesquels étaient fixés tous les regards de 1~
président et cité par le narrateur, à avoir « la tête tranchée sur la
foule. Sur le débarcadère, des douaniers ouvraient les colis, et, à
travers les ais des caisses entrebâillées, dans la paille à demi écartée, place publique au nom du peuple français ».
sous les toiles d'emballage, on distinguait des objets étranges, deux
longues solives peintes en rouge, une échelle peinte en rouge, un Je n'ai pas regardé du côté de Marie [à part le personnage de la
panier peint en rouge, une lourde traverse peinte en rouge dans mère morte au début du livre, et dont on peut supposer qu'elle fut
laquelle semblait emboîtée par un de ses côtés une lame épaisse et aimée de son fils, le seul autre nom de femme aimée est Marie]. Je
énorme de forme triangulaire. n'en ai pas eu le temps parce que le président m'a dit dans une
Spectacle autrement attirant, en effet, que le palmier, l'aloès, le forme bizarre que j'aurais la tête tranchée sur la place publique au
figuier et le lentisque, que le soleil et que les collines, que la mer et nom du peuple français 2 •
que le ciel : c'était la civilisation qui arrivait à Alger sous la forme
d'une guillotine 1• Un peu plus loin, le condamné à mort, l'étranger, Meursault,
revient sur cette formule et après avoir à plusieurs reprises qualifié
Le premier passage, donc, à l'ouverture de l'article de Camus, je de« mécanique» ou de« mécanisme(« mécanisme implacable»,
m'y arrête pour plusieurs raisons, comme vous allez voir, et ce «la mécanique me reprenait», deux pages plus loin, il est encore
sont toutes, directement ou non, des raisons que je dirais « généa- question du «bon fonctionnement de la machine»), il décrit la
logiques », ou de « filiations », une fois de plus, car vous avez déjà disproportion, qu'il juge « ridicule », entre le jugement qui avait
remarqué, et encore à l'instant, j'y insiste, à quel point il était fondé cette« certitude insolente» de la mécanique et son« dérou-
difficile, si souvent, de séparer la dramaturgie familiale, c'est-à- lement imperturbable à partir du moment où ce jugement avait
dire aussi celle des différences sexuelles (homme/femme; père/fils, été prononcé» 3 . Et cette absurde contingence, cette froide et

1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ)


ce texte dorénavant dans l'édition de la Pléiade :A. Camus, Réflexions sur la 2. Albert Camus, L'Étranger, Paris, Gallimard, 1942 [1971], p. 164. La
guillotine, dans R. Quilliot et L. Faucon (éds), Essais, Paris, Gallimard, coll. pagination renvoie à l'édition« Folio» de 1999 utilisée par Jacques Derrida.
«Bibliothèque de la Pléiade», 1992. (NdÉ) (NdÉ)
1. V Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 53-54. 3. A. Camus, L'Étranger, op. cit., p. 165-169.

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insignifiante mécanique, cette banalité quotidienne lui paraît au sait pas, qu'il y avait du soleil, que la pl~ge était rouge. Par exemple,
fond priver de sens et de sérieux ce qui ne va pourtant pas tarder, rappelez-vous : (lire et commenter L'Etranger, p. 104-1 06)
«_au nom du peuple français », < à 1 > le priver sérieusement de sa
VIe:
I.:interrogatoire a commencé. Il m'a d'abord dit qu'on me dé-
peignait comme étant d'un caractère taciturne et renfermé et _il
Le fait que la sentence avait été lue à vingt heures plutôt qu'à
a voulu savoir ce que j'en pensais. J'ai répondu : «C'est que Je
dix-sept, le fait qu'elle aurait pu être tout autre, qu'elle avait été
n'ai jamais grand-chose à dire. Alors je me tais ». Il a souri comme
prise par des hommes qui changent de linge, qu'elle avait été portée
la première fois, a reconnu que c'était la meilleure des raisons
au crédit d'une notion aussi imprécise que le peuple français (ou
et a ajouté: «D'ailleurs, cela n'a aucune importance». Il s'est tu,
allemand ou chinois), il me semblait bien que tout cela enlevait
m'a regardé et s'est redressé assez brusquement pour me dire très
beaucoup de sérieux à une telle décision. Pourtant, j'étais obligé
vite:« Ce qui m'intéresse, c'est vous». Je n'ai pas bien compris ce
de reconnaître que dès la seconde où elle avait été prise, ses effets
qu'il entendait par là et je n'ai rien répondu. «Il y a des choses,
devenaient aussi certains, aussi sérieux, que la présence de ce mur
a-t-il ajouté, qui m'échappent dans votre geste. Je suis sûr que vous
tout le long duquel j'écrasais mon corps 2 •
allez m'aider à les comprendre». J'ai dit que tout était très simple.
Il m'a pressé de lui retracer ma journée. Je lui ai retracé ce que déjà
Le passage qui suit immédiatement, j'y reviens tout à l'heure, je lui avais raconté : Raymond, la plage, le bain, la querelle, encor_e
vous comprendrez pourquoi, mais après avoir commencé à lire les la plage, la petite source, le soleil et les cinq coups de revolver. A
Réflexions sur la guillotine (les deux textes me paraissant, comme chaque phrase, il disait : « Bien, bien». Quand je suis arrivé au
je viens seulement de m'en apercevoir, liés en profondeur d'un corps étendu, il a approuvé en disant: « Bon ». Moi, j'étais lassé de ré-
lien dont je ne sais pas si la critique camusienne l'a jamais repéré, péter ainsi la même histoire et il me semblait que je n'avais jamais
encore moins analysé). autant parlé.
Après un silence, il s'est levé et m'a dit qu'il voulait m'aider, que
Ouvrant ici une parenthèse, je note ceci au sujet de la diffé- je l'intéressais et qu'avec l'aide de Dieu, il ferait quelque chose pour
rence supposée entre le meurtre ou la mise à mort criminelle, moi. Mais auparavant, il voulait me poser encore quelques ques-
d'une part, la peine de mort, d'autre part. Nous en avons déjà tions. Sans transition, il m'a demandé si j'aimais maman. J'ai dit:
«Oui, comme tout le monde» et le greffier, qui jusqu'ici tapait
dit l'essentiel, du moins l'espéré-je, du point de vue du concept
régulièrement sur sa machine, a dû se tromper de touches, car il
et de ce qui justement les sépare irréductiblement, en droit. Mais
s'est embarrassé et a été obligé de revenir en arrière. Toujours sans
si on revient ~n deçà du discours du droit, justement, ou si, in- logique apparente, le juge m'a alors demandé si j'avais tiré les cinq
versement, on remet en question la différence entre le discours coups de revolver à la suite. J'ai réfléchi et précisé que j'avais tiré
du_ droit et son autre, alors les choses se compliquent. Relisez une seule fois d'abord et, après quelques secondes, les quatre autres
L'Etranger, ce que je viens de faire pour la première fois depuis coups. << Pourquoi avez-vous attendu entre le premier et le second
quelque cinquante ans. Vous verrez que Meursault, l'étranger coup? » dit-il alors. Une fois de plus, j'ai revu la plage rouge et j'ai
condamné à mort, ne peut donner aucune explication, aucune senti sur mon front la brûlure du soleil. Mais cette fois, je n'ai rien
justification quand on le presse d'expliquer pourquoi il a tué répondu. Pendant tout le silence qui a suivi le juge a eu l'air de
l'Arabe. Il parle en somme de lumière et de couleur, il dit qu'il ne s'agiter. Il s'est assis, a fourragé dans ses cheveux, a mis ses coudes
sur son bureau et s'est penché un peu vers moi avec un air étrange :
1. Dans le tapuscrit: «de le priver>>. (NdÉ) <<Pourquoi, pourquoi avez-vous tiré sur un corps à terre?» Là
2. A. Camus, L'Étranger, op. cit., p. 167. encore, je n'ai pas su répondre. Le juge a passé ses mains sur son

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front et a répété sa question d'une voix un peu altérée: « Pourquoi? potentiellement. Et donc, dès lors que le crime est signifiant, déli-
Il faut que vous me le disiez. Pourquoi? »Je me taisais toujours 1• béré, calculé, prémédité, finalisé, il appartient à l'ordre de la jus-
tice pénale et il n'est plus dissociable d'une condamnation à mort,
Le fait que l'étranger n'ait ni explication ni justification à d'un acte proprement pénal. Dès lors, la distinction entre la ven-
donner de son acte, paradoxalement, cela l'innocente d'une cer- geance et la justice devient précaire. La seule différence qui reste
taine manière. Il n'a pas voulu, il n'a pas eu l'intention de tuer ou ne sépare que deux pouvoirs de condamnation et d'exécution,
de faire du mal. Il ne sait pas, il ne comprend pas pourquoi il a tué un pouvoir individuel ou familial ou tribal, d'une part, et un pou-
«Parce que la plage était rouge», déclare celui dont l'avocat gé- voir d'État, d'autre part. Parmi les nombreuses et décisives consé-
néral dira pourtant qu'il est responsable et« connaît la valeur des quences à tirer de cette analyse, il y a celle-ci : d'un côté, la ven-
mots» 2 • Ce «parce que la plage était rouge», dans sa désinvol- geance est déjà une justice, la justice est encore une vengeance, et
ture apparente et sa certitude massive, opaque, me rappellerait, si cela permet aussi bien les débordements de la vengeance sauvage
nous devions poursuivre la spectrographie du rouge létal que nous et d'auto-défense que, inversement, de l'autre côté, le discours
avions amorcée la dernière fois, ce« parce que la plage était rouge» abolitionniste qui tient la condamnation à mort pour un meurtre
me rappellerait cet extraordinaire mot de Matisse:« Le fauvisme, barbare. Je ferme cette parenthèse.
c'est quand il y a beaucoup de rouge». Et le fauvisme, vous le
savez, reçut son nom en raison de la violence des couleurs pures Lauteur de L'Étranger, son premier grand livre, sans doute aussi
que des peintres comme Matisse, Braque, DufY mettaient en motivé, comme Le Mythe de Sisyphe, et plus tard comme L'Homme
œuvre dans leur période dite « fauve ». Le rouge est une couleur révolté, par un refus de la peine de mort, l'auteur de L'Étranger est
violente, elle appelle au meurtre ou rappelle le meurtre; le sang et aussi l'auteur d'un Le Premier Homme inachevé et posthume, tout
la corrida en sont à la fois des exemples et des paradigmes. entier commandé par le motif généalogique, dont la première par-
Le geste meurtrier de l'étranger fut donc absurde ou insigni- tie s'appelle « Recherche du père » et la seconde « Le fils ou le pre-
fiant, indifférent, d'avant ou d'au-delà du langage signifiant. Ce mier homme ». Opérant comme rétrospectivement, et donc avant
qui donne à penser, a contrario, que quiconque tue à dessein et en de revenir vers Les Réflexions sur la guillotine et vers L'Étranger,
se donnant une raison quelconque, en donnant du sens à son dans la première partie du Premier Homme, donc, je ne résiste pas
acte, est déjà entré dans un système de justification symbolique au mouvement qui me pousse à vous signaler et à lire une page
qui, virtuellement, en appelle à un droit, à une loi universelle. Si qui, à la fois, me rappelle des souvenirs ou des noms de mon en-
je sais pourquoi je tue, je me donne raison de tuer et cette raison fance, et qui concerne des « bourreaux» (c'est le mot de Camus),
que je me donne est une raison qui doit pouvoir s'argumenter des bourreaux d'animaux (car à l'horizon de notre séminaire,
rationnellement à l'aide de principes universalisables. Je tue quel- évidemment il y a la question de la mise à mort des animaux
qu'un, et je sais pourquoi, parce que je pense qu'ille faut, que c'est par l'homme et de savoir si on peut parler de peine de mort in-
juste, que quiconque se trouverait à ma place devrait en faire au- fligée par l'homme à des animaux, ou si la peine de mort est un
tant, que l'autre est coupable à mon endroit, m'a lésé ou me lé- propre de l'homme, une mise à mort seulement de l'homme par
sera, etc. Donc, même si un tribunal comme tel n'a pas siégé, je l'homme et non d'un vivant par un vivant en général). Or Camus
tue en condamnant à mort devant la loi universelle, au moins raconte comment, enfant, il voyait d'autres enfants tenter littéra-
lement de guillotiner des chats (il les appelle des « bourreaux »,
1. A. Camus, L'Étranger, op. cit., p. 104-106. ces enfants) et, surtout, il rappelle un personnage mythique, le
2. /bid., p. 154. nom d'un personnage que j'ai moi-même connu dans mon

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enfance algérienne; on le surnommait d'un nom mythique la cage en ayant soin de faire repasser le manche de son lasso à tra-
Galoufo (sans doute parce que la première personne qui occupa vers les barreaux. Le chien capturé, il redonnait du jeu à la chaîne
cette fonction s'appelait ainsi). Et ce Gal oufa était un fonction- de fer et libérait le cou du chien maintenant captif. Du moins, les
naire municipal chargé d'arrêter et d'enlever les chiens errants. choses se passaient ainsi quand le chien ne recevait pas la protec-
tion des enfants du quartier. Car tous étaient ligués contre Galoufa.
Camus décrit fort bien, avec une minutie sans faille, toutes les
Ils savaient que les chiens capturés étaient menés à la fourrière mu-
opérations dudit Galoufa auxquelles j'ai assisté plus d'une fois
nicipale, gardés pendant trois jours, passés lesquels, si personne
dans mon enfance. (D'ailleurs quand on voulait faire peur aux ne venait les réclamer, les bêtes étaient mises à mort. Et quand ils
enfants désobéissants, on les menaçait d'appeler Galoufa.) Et ce ne l'auraient pas su, le pitoyable spectacle de la charrette de mort
qui est remarquable dans cette description de Camus, qui court rentrant après une tournée fructueuse, chargée de malheureuses
sur plusieurs pages que vous pourriez lire sans moi (p. 132-135 de bêtes de tous les poils et de toutes les tailles, épouvantées derrière
Le Premier Homme dans le chapitre« Recherche du père»), c'est leurs barreaux et laissant derrière la voiture un sillage de gémisse-
qu'elle emprunte le code rhétorique de la Terreur (Camus y parle ments et de hurlements à la mort, aurait suffi à les indigner. Aussi,
d'une «charrette des morts») et le code des exécutions ou des dès que la voiture cellulaire apparaissait dans le quartier, les enfants
veilles d'exécutions, l'étranglement étant une étape vers la mort se mettaient en alerte les uns les autres. Ils se répandaient eux-
promise. Il s'agit bien d'une arrestation avec torture et mise à mêmes dans toutes les rues du quartier pour traquer les chiens à
mort par un bourreau, mais cette fois les victimes ne sont ni des leur tour, mais afin de les chasser dans d'autres secteurs de la ville,
loin du terrible lasso. Si, malgré ces précautions, comme il arriva
hommes ni des chats, mais des chiens non domestiqués, des
plusieurs fois à Pierre et à Jacques, le capteur découvrait un chien
chiens errants dans les rues d'Alger. J'en extrais un passage et je
errant en leur présence, la tactique était toujours la même. Jacques
puis vous assurer, ma mémoire d'enfant peut en témoigner, que la et Pierre, avant que le chasseur ait pu approcher suffisamment son
description de Camus est d'une sobre et impeccable exactitude: gibier, se mettaient à hurler : << Galoufa, Galoufa » sur un mode si
(lire Le Premier Homme de Camus, p. 133-135) aigu et si terrible que le chien détalait de toute sa vitesse et se trou-
vait hors de portée en quelques secondes. À ce moment, il fallait
Et tout d'un coup, sur un appel du capteur, le vieil Arabe tirait que les deux enfants fissent eux-mêmes la preuve de leurs dons
les rênes en arrière et la voiture s'arrêtait. Le capteur avait avisé une pour la course de vitesse, car le malheureux Galoufa, qui recevait
de ses misérables proies, qui creusait fébrilement une poubelle, une prime par chien capturé, fou de rage, les prenait en chasse en
jetant régulièrement des regards affolés en arrière, ou bien encore brandissant son nerf de bœuf 1•
trottant rapidement le long d'un mur avec cet air pressé et inquiet
des chiens mal nourris. Galoufa saisissait alors sur le sommet de la Mais ceci n'était qu'un préambule, si vous vous en souvenez
voiture un nerf de bœuf terminé par une chaîne de fer qui coulis- encore, à l'évocation de deux passages des Réflexions sur La guillo-
sait par un anneau le long du manche. Il avançait du pas souple, tine de Camus. La première évocation, je la relie directement à,
rapide et silencieux du trappeur vers la bête, la rejoignait et, si elle disons, la guillotine et le père à Alger, l'autre à la << légère fraîcheur
ne portait pas le collier qui est la marque des fils de famille, courait dans le cou » dont parle Guillotin et à la prétendue instantanéité
vers lui [sic] avec une brusque et étonnante vélocité, et lui passait de la mort sous le tranchant de la guillotine.
autour du cou son arme qui fonctionnait alors comme un lasso de
fer et de cuir. La bête, étranglée d'un seul coup, se débattait folle- A. Le premier passage est en vérité l'ouverture des Réflexions sur
ment en poussant des plaintes inarticulées. Mais l'homme [la] traî- la guillotine. Camus commence par raconter ce qui est arrivé à son
nait rapidement jusqu'à la voiture, ouvrait l'une des portes-barreaux
et, soulevant le chien en l'étranglant de plus en plus, le jetait dans 1. A. Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 133-135.

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père, à Alger, quand il a tenu à assister à une décapitation. Son social, ajoute une nouvelle souillure à la première. Cela est si vrai
père, « homme simple et droit », dit-il, était partisan irréfléchi de que personne n'ose parler directement de cette cérémonie 1•
la peine de mort; un jour, il a voulu assister à une décapitation,
mais au retour, privé de parole, capable seulement de rejeter, de Si maintenant nous lisons ensemble ces deux textes qui ont
vomir, il avait visiblement changé d'avis sans même avoir à l' expli- un statut si différent et qui furent écrits et publiés à quinze ans
quer, sans même pouvoir y mesurer un discours, seulement un re- d'intervalle, L'Étranger, fiction romanesque, œuvre littéraire pu-
jet convulsif de tout le corps : (lire et commenter Réflexions sur la bliée sous l'Occupation, en 1942 et les Réflexions sur la guillotine,
guillotine, p. 1021) essai philosophique ou manifeste éthico-politique non fiction-
nd publié en 1957, eh bien, entre ces deux textes hétérogènes
par leur statut, on trouve d'étranges croisements, et d'étranges croi-
Peu avant la guerre de 1914, un assassin dont le crime était par- sements avec Le Premier Homme qui, se tenant entre les deux
ticulièrement révoltant (il avait massacré une famille de fermiers statuts, intitule un de ses chapitres « Le fils », et le précédent
avec leurs enfants) fut condamné à mort en Alger. Il s'agissait d'un «Recherche du père». Ainsi, après le passage que j'ai lu tout à
ouvrier agricole qui avait tué dans une sorte de délire du sang, mais l'heure où l'Étranger condamné à mort ironisait à sa manière, sur
avait aggravé son cas en volant ses victimes. L'affaire eut un grand son ton neutre et étranger à tout justement, incrédule, athée,
retentissement. On estima généralement que la décapitation était
sceptique, nominaliste, cherchant en vain un sens sous les mots et
une peine trop douce pour un pareil monstre. Telle fut, m'a-t-on
relevant le sérieux non sérieux d'une « notion aussi imprécise
dit, l'opinion de mon père que le meurtre des enfants, en particu-
que le peuple français » au nom duquel il allait mourir, aussitôt
lier, avait indigné. L'une des rares choses que je sache de lui, en tout
cas, est qu'il voulut assister à l'exécution, pour la première fois après ce passage, voici, c'est le paragraphe suivant, le fils en lui qui
de sa vie. Il se leva dans la nuit pour se rendre sur les lieux du parle, le fils dont la mère est morte, ce qui aura commandé toute
supplice, à l'autre bout de la ville, au milieu d'un grand concours cette histoire, et le fils qui se rappelle ce que cette mère lui disait
de peuple. Ce qu'il vit, ce matin-là, il n'en dit rien à personne. d'un père qu'il n'a pas connu. Et là, vous allez voir se nouer,
Ma mère raconte seulement qu'il rentra en coup de vent, le visage dans le même témoignage, les fils de la fiction et de l' autobio-
bouleversé, refusa de parler, s'étendit un moment sur le lit et se graphie réelle, entre Meursault et Camus. Le fils de la fiction et
mit tout d'un coup à vomir. Il venait de découvrir la réalité qui le fils du témoignage sont le même et disent la même chose. Ils
se cachait sous les grandes formules dont on la masquait. Au lieu ont le même père, qu'ils n'ont pas connu et qui fit la même expé-
de penser aux enfants massacrés, il ne pouvait plus penser qu'à rience d'une exécution capitale. (Lire et commenter L'Étranger,
ce corps pantelant qu'on venait de jeter sur une planche pour lui p. 167-168)
couper fe cou.
Il faut croire que cet acte rituel est bien horrible pour arriver à
Le fait que la sentence avait été lue à vingt heures plutôt qu'à
vaincre l'indignation d'un homme simple et droit et pour qu'un
dix-sept, le fait qu'elle aurait pu être tout autre, qu'elle avait été
châtiment qu'il estimait cent fois mérité n'ait eu finalement d'autre
prise par des hommes qui changent de linge, qu'elle avait été portée
effet que de lui retourner le cœur. Quand la suprême justice donne
au crédit d'une notion aussi imprécise que le peuple français (ou
seulement à vomir à l'honnête homme qu'elle est censée protéger,
allemand, ou chinois), il me semblait bien que tout cela enlevait
il paraît difficile de soutenir qu'elle est destinée, comme ce devrait
beaucoup de sérieux à une telle décision. Pourtant, j'étais obligé de
être sa fonction, à apporter plus de paix et d'ordre dans la cité. Il
éclate au contraire qu'elle n'est pas moins révoltante que le crime,
et que ce nouveau meurtre, loin de réparer l'offense faite au corps 1. A. Camus, Réflexions sur la guillotine, dans Essais, op. cit., p. 1021.

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reconnaître que dès la seconde où elle avait été prise, ses effets uouve beaucoup de lecteurs pour lire sans blêmir cet épouvan-
devenaient aussi certains, aussi sérieux, que la présence de ce mur table rapport ».
tout le long duquel j'écrasais mon corps. Vous lirez par vous-mêmes la suite de cette page que je tiens
Je me suis souvenu dans ces moments d'une histoire que maman néanmoins à lire ici : (lire et commenter, p. 1027-1 028)
me racontait à propos de mon père. Je ne l'avais pas connu. Tout ce
que je connaissais de précis sur cet homme, c'était peut-être ce que Au lieu de nous vanter, avec la prétentieuse inconscience qui
m'en disait alors maman : il était allé voir exécuter un assassin. Il nous est propre, d'avoir inventé ce moyen rapide et humain 1 de
était malade à l'idée d'y aller. Ill' avait fait cependant et au retour il tuer les condamnés, il faudrait publier à des milliers d'exemplaires,
avait vomi une partie de la matinée. Mon père me dégoûtait un et faire lire dans les écoles et les facultés, les témoignages et les rap-
peu alors. Maintenant je comprenais, c'était si naturel. Comment ports médicaux qui décrivent l'état du corps après l'exécution. On
n'avais-je pas vu que rien n'était plus important qu'une exécution recommandera tout particulièrement l'impression et la diffusion
capitale et que, en somme, c'était la seule chose vraiment intéres- d'une récente communication à l'Académie de Médecine faite
sante pour un homme! Si jamais je sortais de cette prison, j'irais par les docteurs Piedelièvre et Fournier. Ces médecins courageux,
voir toutes les exécutions capitales. J'avais tort, je crois, de penser appelés, dans l'intérêt de la science, à examiner les corps des sup-
à cette possibilité. Car à l'idée de me voir libre par un petit matin pliciés après l'exécution, ont estimé de leur devoir de résumer
derrière un cordon d'agents, de l'autre côté en quelque sorte, à leurs terribles observations : << Si nous pouvons nous permettre de
l'idée d'être le spectateur qui vient voir et qui pourra vomir après, donner notre avis à ce sujet, de tels spectacles sont affreusement
un flot de joie empoisonnée me montait au cœur. Mais ce n'était pénibles. Le sang sort des vaisseaux au rythme des carotides sec-
pas raisonnable. J'avais tort de me laisser aller à ces suppositions tionnées, puis il se coagule. Les muscles se contractent et leur fi-
parce que, l'instant d'après, j'avais si affreusement froid que je me brillation est stupéfiante; l'intestin ondule et le cœur a des mou-
recroquevillais sous ma couverture. Je claquais des dents sans pou- vements irréguliers, incomplets, fascinants. La bouche se crispe à
voir me retenir 1 • certains moments dans une moue terrible. Il est vrai que, sur cette
tête décapitée, les yeux sont immobiles avec des pupilles dilatées;
B. Mais ce n'est pas le principal passage dont je voulais faire
ils ne regardent pas, heureusement, et s'ils n'ont aucun trouble,
état. Pour nous acheminer vers la question du temps de la mort aucune opalescence cadavérique, ils n'ont plus de mouvements,
et pour la relier et à l'invention de la vertueuse guillotine (pro- leur transparence est vivante, mais leur fixité est mortelle. Tout cela
gressiste, individualiste, égalitariste et mécaniste, donc douce et peut durer des minutes, des heures mêmes, chez des sujets sans
exempte de cruauté, anesthésique ou euthanasique) et à la« légère tares. : la mort n'est pas immédiate . . . Ainsi chaque élément vital
fraîcheur dans le cou » qu'elle est censée, selon son inventeur, pro- survit à la décapitation. Il ne reste, pour le médecin, que cette
curer. Au fond le texte de Camus, s'appuyant sur des expertises de impression d'une horrible expérience, d'une vivisection meur-
médecins, en 1956, entend démontrer que la mort par décapita- trière, suivies d'un enterrement prématuré».
tion sous la guillotine ne survient pas en une seconde ou en un Je doute qu'il se trouve beaucoup de lecteurs pour lire sans
instant, qu'elle est un processus différencié, lent, dont la durée blêmir cet épouvantable rapport. On peut donc compter sur son
est difficile à mesurer et qui s'accompagne des plus indicibles et pouvoir exemplaire et sa capacité d'intimidation. Rien n'empêche
cruelles souffrances. d'y ajouter les rapports de témoins qui authentifient encore les
observations des médecins. La face suppliciée de Charlotte Corday
Tout ce que je puis faire, car je ne veux pas taire ces pages, c'est
en limiter la longueur. Camus dit lui-même : « Je doute qu'il se 1. Jacques Derrida lit ici la note de bas de page d'Albert Camus figurant à
cet endroit : << Le condamné, selon l'optimiste docteur Guillotin, ne devait rien
1. A. Camus, L'Étranger, op. cit., p. 167-168. sentir. Tout au plus une "légère fraîcheur dans le cou" >> . (NdÉ)

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avait rougi, dit-on, sous le soufflet du bourreau. On ne s'en éton- Je crois qu'au sujet de la mort, la question « qu'est-ce que la
nera pas en écoutant des observateurs plus récents. Un aide-exécu- rnort? »-qui n'est peut-être pas préalable à la question de la mort
teur, donc peu suspect de cultiver la romance et la sensiblerie donnée (par suicide : se donner la mort, par meurtre : donner la
décrit ainsi ce qu'il a été obligé de voir:<< C'est un forcené en proi~ rnort à quelqu'un, ou par peine capitale: forme singulière de mise
à une véritable crise de delirium tremens que nous avons jeté sous le
à rnort) -, je crois qu'au sujet de la mort, la question « qu'est-ce
couperet. La tête meurt aussitôt. Mais le corps saute littéralement
que la mort? » ne peut pas laisser son vertige tourner la tête dans
dans le panier, tire sur les cordes. Vingt minutes après, au cime-
tière, il y a encore des frémissements». L'aumônier actuel de la un simple cercle herméneutique qui nous livrerait quelque pré-
Santé, le R. P. Devoyod, qui ne semble pas opposé à la peine de compréhension du sens du mot « mort », précompréhension
mort, fait dans son livre Les Délinquants un récit qui va loin, et qui supposée à partir de laquelle la question et l'élucidation se déve-
renouvelle l'histoire du condamné Languille dont la tête décapitée lopperaient. Au fond, c'est cette précompréhension qui est sup-
répondait à l'appel de son nom 1• posée, plus ou moins expressément, par toutes les grandes pensées
ou philosophies de la mort (jusque chez Heidegger ou Lévinas,
Nous nous sommes posés, ou nous avons avons feint de poser quelles que soient les différences entre eux, et comme je m'en suis
directement sous une forme philosophique classique, sous la expliqué ailleurs, dans Donner la mort et dans Apories notamment,
forme du« qu'est-ce que ... ?» un certain nombre de questions, je ne vais pas aujourd'hui ré-aborder la question de la mort depuis
telles que : «qu'est-ce qu'une exception?», «qu'est-ce que la ces grands angles 1 : je voudrais tenter un autre geste aujourd'hui
cruauté? » « qu'est-ce que le sang? », « qu'est-ce que l'homme? depuis la question de la peine de mort dont, étrangement, ces
qu'est-ce que le propre de l'homme ou de l'humanitaire? », etc. grands penseurs de la mort n'ont jamais sérieusement parlé et
Ce n'était pas là jouer avec ce qu'on appelle en anglais des rhe- qu'ils ont sans doute tenue pour une question circonscriptible
torical questions, des questions rhétoriques, c'est-à-dire des simu- et relativement dépendante, secondaire). Au fond, une forme
lacres de questions dont la réponse est connue d'avance, et inscrite brutale de ma question serait : faut-il penser la mort d'abord, et
dans la forme même de la question. Mais ce n'était pas non plus ensuite la peine de mort comme une question dérivée de la pre-
des questions dont nous attendions une réponse immédiatement mière, malgré son importance? Faut-il penser la mort avant la
satisfaisante ou apaisante. C'étaient surtout des questions desti- peine de mort? Ou bien, paradoxalement, faut-il partir de laques-
nées à montrer, avec leur propre inadéquation, le vertige ou l'abî- tion de la peine de mort, de la question apparemment et faus-
me de leur propre impossibilité, le vertige au-dessus ou autour de sement circonscrite de la peine de mort, pour poser la question
leur propre impossibilité, ce qui les fait tourner sur elles-mêmes de la mort en général?
jusqu'à tou_rner la tête, à savoir que pour s'articuler, pour se Mon hypothèse, aujourd'hui, c'est que toutes les précompré-
former, elles devraient faire comme si elles savaient au moins de hensions alléguées du sens du mot « mort », comme toutes les
quoi elles parlent au moment même où elles semblent s'en en- analyses sémantiques ou ontologiques raffinées qui distingue-
quérir. Et ce vertige n'est pas seulement, je crois, celui que peut raient par exemple le mourir (Sterben) de l'homme ou du Dasein
induire le tournis d'un simple cercle herméneutique, encore qu'il (seul le Dasein meurt, dit Heidegger), des formes objectives du
y ait bien ici quelque cercle herméneutique qui nous donne à périr ou du finir animal, du décès objectif, social, etc. (cf Hei-
supposer une pré-compréhension de ce au sujet de quoi nous degger et Apories), ces analyses sémantico-ontologiques raffinées
questionnons.
1. J. Derrida, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999, et Apories, Paris, Galilée,
1. A. Camus, Réflexions sur la guillotine, dans Essais, op. cit., p. 1028-1029. 1996.

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doivent, tout en le déniant, se fier à un prétendu sens commun, à dire - et au fond c'est assez simple - que le crédit calculable que
la connaissance objective et familière alléguée, jugée indubitable ous accordons au mot « mort » est indexé sur un ensemble de
de ce qui sépare un état de mort d'un état de vie, séparation déter- ;résuppositions, un réseau de prés_upposi~ions dans lequel_ la
minée ou enregistrée ou calculée par l'autre, par un tiers, c'est-à- « peine c~pitale' », ~e calcul d~ 1~ pe1~e capitale trouve son heu
dire de l'existence supposée d'un instant objectivable qui sépare d'inscripnon, la ou elle est md1ssoc1able et du meurtre et du
le vivant du mourant, fût-ce d'un instant insaisissable et réduit suicide.
à la lame d'un couteau ou à la stigmé d'un point. Sans le savoir Là où ferait défaut la présomption au moins d'un savoir au
supposé ou supposé possible de cette limite tranchée, tranchante, sujet de cette limite dite objective, de cette fin de la vie (dont
il n'y aurait pas de philosophie ou de pensée de la mort qui pour- Heidegger voudrait nous faire croire qu'elle n'est pas le mourir
rait prétendre savoir de quoi elle parle et procéder « méthodi- propre au Dasein), là où ce calcul m~tris~t ne serait plus supposé
quement», comme veut le faire encore Heidegger (cf Apories). accessible, possible, en notre pouvOir, eh b1en, on ne pourrait plus
La simple idée de cette limite entre vie et mort organise toutes ni parler de meurtre, de suicide et de peine de mort, ni organiser
ces méditations, classiques ou moins classiques, voire révolution- quoi que ce soit de tel dans la loi, dans le droit, dans l'ordre social,
naires, voire celles d'une déconstruction, d'une « destructio » au dans ses procédures et ses techniques, etc.
sens de Luther ou de Heidegger du moins. Or la disposition allé- Or si on a depuis longtemps des doutes sur la détermination
guée de ce savoir partout présupposé, là même où l'on prétend objective de l'état de mort, si on sait depuis longtemps (c'est l'abc
déconstruire toute présupposition, elle organise tout calcul (j'ap- de l'anthropologie) que les critères de la mort diffèrent d'une so-
pellerai cela calcul), tout ce qui se calcule, dans le langage, dans ciété à l'autre, parfois d'un État à l'autre d'une même confédé-
l'organisation de la société des vivants et des morts, et surtout ration (par exemple, je crois le savoir, aux États-Unis), et surtout
dans la possibilité du meurtre et de la peine de mort, du « donner d'un moment à l'autre de l'histoire des hommes, ce qui fait qu'on
la mort » qui se distribue entre le crime, le suicide et l'exécution, ne meurt pas au même moment, si je puis dire, en des lieux diffé-
à ce point d' originarité où il est encore difficile de les discerner, rents (il n'y aurait d'ailleurs ni religions, ni différences de rites
de les distinguer entre eux (car si, conceptuellement, certains en- mortuaires, ni différence culturelle en général sans ce tremble-
tendent bien distinguer la peine de mort de la vengeance et du ment et cette indétermination dans la détermination de l'instant
meurtre, cette distinction restera toujours problématique, c'est de la mort, dans la dé-limitation de la mort, entre l'en-deçà et
notre sujet même, et aussi problématique que la possibilité rigou- l'au-delà), eh bien, si on l'a toujours su et pressenti, jamais autant
reuse d'un suicide qui ne soit pas un meurtre de soi ou une peine qu'aujourd'hui, le savoir objectif quant à la délimitation de la
capitale à sqi infligée). Ceci pour suggérer que toute maîtrise ima- mort, jamais ce savoir prétendument objectif mais toujours pré-
ginée du sens du mot « mort » dans le langage, tout calcul à ce supposé même par les phénoménologies ou les ontologies les
sujet (et nous calculons tout le temps pour parler et escomp- plus radicales, les plus critiques, les plus déconstructives, jamais
ter quelque vouloir dire, quelque intelligibilité, quelque traduc- ce savoir n'a été aussi problématique, contestable, fragile, et
tibilité, quelque communication), tout calcul au sujet, autour, en déconstructible jusque dans le noyau sémantique minimal du
fonction du mot « mort », tout calcul de ce type suppose la possi- mot « mort». J'avais déjà évoqué (mais j'aurais pu prendre tant
bilité de calculer et de maîtriser l'instant de la mort, et cette maî- d'autres exemples et indices) tel article récent de journal améri-
trise calculante ne peut être que celle d'un sujet supposé capable cain (dont j'ai perdu la référence et que m'avait envoyé mon ami
de donner la mort : dans le meurtre, le suicide ou la peine capi- Richard Rand) article qui, intitulé « What is Death? Experts Wres-
tale, les trois relevant ici de la même possibilité. Autre façon de tle with Legal Definitions and Ethics [Qu'est-ce que la mort? Les

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Neuvième séance. Le 1"18 mars 2000

experts débattent autour de définitions légales et de problèmes messager, le porteur d'une nouvelle, et l'évangile porte la bonne
éthiques] 1 », rapporte le propos d'un professeur de psychiatrie et nouvelle, comme son nom l'indique, mais elle est aussi la nou-
d'éthique bio-médicale de Case Western Reserve University et qui velle d'une mort de Dieu), non pas, donc, mon ange de la mort,
dit: « 1 think we're in a phase in which death is being deconstructed. mais un ange qui me soufflait en souriant ou en me défiant : eh,
The more we talk, the more we write, the more we find the consensus au fond, c'est ça le rêve de la déconstruction, un mouvement
defining death superficial and .fragile [Je pense que nous sommes convulsif pour en finir avec la mort, pour déconstruire la mort
dans une phase dans laquelle la mort est en cours de déconstruction même. Non pas pour remettre en question la question « qu'est-ce
Plus nous parlons, plus nous écrivons, plus nous trouvons le con- que la mort? », « quand et où ça a lieu, etc? Qu'est-ce qui vient
sensus définissant la mort superficiel et fragile] ». après? », etc. Mais pour déconstruire la mort. Point final. Et du
Lire ici ou plus tard, si temps, « What is Death? », etc. 2 • même coup, pour en découdre avec la mort et la mettre hors de
combat. Rien que ça. Mort à la mort. Si la mort n'est pas une, s'il
Déconstruire la mort, donc, voilà le sujet, en rappelant qu'on n'y a rien de clairement identifiable et de situable sous ce mot, si
ne sait pas ce que c'est, si et quand ça arrive, et à qui. Voilà qui à même il y en a plus d'une, si on peut souffrir mille morts, à travers
la fois est peu contestable, voilà une tâche pour toutes les vigi- par exemple la maladie, l'amour ou la maladie de l'amour, alors
lances du monde : veiller à déconstruire la mort, garder les yeux la mort, la mort au singulier n'existe plus. Pourquoi s'angoisser
ouverts sur ce que veut dire ce mot de mort, ce mot « mort », sur encore? Cesse de prendre au sérieux l'angoisse devant la mort- au
ce qu'on veut lui faire dire ou nous faire dire à travers lui en plus singulier. Cesse de te considérer comme un condamné à mort ou
d'une langue. Voilà en effet une tâche de vigilance pour les vigi- la victime d'un verdict de peine capitale. Ta vie n'est pas un death
lants, pour ceux qui veillent, qui veillent sur la vie, et voilà pour- row. Voilà ce que me dirait peut-être mon ange. Qui est aussi ma
tant une tâche de vigilance qui fait rêver. Quand on aime la veille tentation. Mon ange a raison, comme toujours, ille faut, bien sûr,
et la vigilance, et quand on aime tout court, on dort peut-être déconstruire la mort, et peut-être est-ce là le fond du désir de ce
mais on rêve. qu'on appelle la déconstruction. Mais le même ange gardien de la
En tombant sur cet usage américain, et légitime, du mot déconstruction, ou un autre ange gardien, car le problème de la
« déconstruction », là où je ne l'avais pas attendu, mais où je ne déconstruction, c'est qu'elle a plus d'un ange, et qu'elle est, c'est
l'avais pas attendu pour savoir depuis toujours que s'il y avait une sa vigilance et sa nécessité, ce savoir de la multiplicité des anges, le
chose, un mot à déconstruire, c'était bien ce qu'on appelle la même autre ange de la déconstruction tout aussi implacablement
mort, j'ai pourtant vu passer devant moi, très vite, une sorte me rappelle à l'ordre pour me dire : tu ne t'en tireras pas si facile-
d'ange, pa~ un ange de la mort, pas un annonciateur ou un ment. D'abord il ne faudrait pas que cette « déconstruction de la
messager de la mort (un ange est un facteur, vous le savez, un mort », sous prétexte de dissoudre l'unité ou l'identité ou la gra-
vité de la mort, ne serve à banaliser la peine de mort, à la relati-
1. La référence à cet article est donnée dans une note des éditeurs du sémi- viser (comme au fond l'a fait toute une tradition chrétienne qui
naire de Jacques Derrida, La bête et le souverain. Volume II (2002-2003) , se sert de l'alibi de l'au-delà pour dénier la gravité irréversible de
M . Lisse, M.-L. Mallet et G. Michaud (éds) , Paris, Galilée, 2010, p. 234-235 , la mort et pour légitimer la peine de mort, et donc démobiliser
que nous reproduisons ici : « Karen Long, "Oh, death, where is thy starting? ", l'abolitionnisme) ; il ne suffit pas de déconstruire la mort, comme
Baptist Standard Insight for Faithjùl Living, le 3 novembre 1999. Cf le site
http://www.baptiststandard.com/1999/11_3/pages/death.html ,, (page constÙtée
ille faut, et même s'ille faut en effet, il ne suffit pas de déconstruire
le 27 septembre 2012). (NdÉ) la mort, poursuivrait donc mon autre ange pour assurer son salut.
2. Voir infra, p. 328, n. 2. Il ne suffit pas de déconstruire la mort même, comme ille faut,

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

pour survivre ou contracter une assurance sur la vie. Car la vie


non plus ne sort pas indemne de cette déconstruction. Rien ne
sort indemne de cette déconstruction. Que veut dire alors« sortir »
indemne?
La question de la peine de mort est peut-être celle de l'indem-
nité. Qu'est-ce que l'indemnité de l'indemne? J'avais essayé d'ar-
ticuler ou d'élaborer cette question de l'indemne, de l'indemnité
de l'indemne, du sauf et du salut, du se sauver, avec celle de l'im-
munité de l'immun, dans Foi et savoir, comme la question de la
religion 1 • C'est aussi, bien entendu, celle de la peine de mort.
Lire si temps « What is Death? »,etc. 2•

à quel point est difficile l'application du critère de la mort cérébrale. Le


1. Jacques Derrida, «Foi et savoir>>, dans J. Derrida et G. Vattimo (dir.), La diagnostic exige des tests difficiles, répétés, quand il y a un manque de respira-
Religion. Séminaire de Capri, op. cit. ; repris dans Foi et savoir, suivi de Le siècle tion spontanée et d'activité électrique dans le cerveau. Néanmoins, certains
et le pardon, op. cit. rejettent la mort cérébrale, pour des raisons tenues pour profondément religieu-
2. À la fin de la séance, Jacques Derrida termine par les lecture, traduction, ses et culturelles. D 'autres, comme les Hamilton, ne peuvent simplement pas
et commentaire improvisés suivants: << Voilà, j'en ai fini mais il me reste cinq croire qu'un être aimé et qui est branché sur une machine médicale, dont la
minutes, et je veux vous lire quand même des passages de cet article dont j'ai poitrine est en train de se soulever, etc., peut réellement être mort." Voilà, la
extrait la phrase '1 think we are in a phase when death is being deconstructed... ". fiction fait que c'est qu'ils voient qu'il respire. Pour eux, la mort cérébrale n'est
Je traduis rapidement. "Considérez trois cas : Theresa Hamilton tombe dans rien du tout. "Parmi les experts médicaux, la définition de la mort est si con-
un coma diabétique sévère et elle est diagnostiquée comme brain-dead, mort flictuelle que deux colloques internationaux ont échoué à la résoudre. Un
cérébrale. Sa famille refuse d'accepter ce verdict, ce diagnostic, et insiste pour troisième colloque, prévu à Cuba en février l'an prochain, attire un grand
ramener le corps à la maison, sur un ventilateur. Malgré la loi de Floride qui contingent du Vatican, et la présentation, une conférence, d'un ethicist, d'un
déclare, décrète que les personnes avec mort cérébrale sont légalement mortes, expert de l'éthique de Yale, controversial, controversé, Peter Singer." Donc, il y
et malgré les protestations du docteur, la famille réussit à obtenir cette chose, aura à Cuba des gens du Vatican, et puis un professeur d'Éthique, à Yale, très
ramener. .. Deux étudiants, deuxième cas, du Japon sont tués en Californie et controversé, Peter Singer. "Cet homme, Peter Singer, est un philosophe utilita-
déclarés brain-dead, mort cérébrale. Les membres du staffde l'hôpital enlèvent riste qui prétend que la vie humaine n'est pas sacrée. " Et vient la citation d'un
les deux respirateurs, les deux appareils respiratoires, sans consulter leurs fa- autre docteur, Stuart Youngner, "1 think we are in a phase when death is being
milles au Japon où la mort cérébrale n'est pas reconnue. Les familles sont hor- deconstructed', dit le docteur Stuart Youngner, professeur de Psychiatrie et
rifiées." Il y a eu débat ensuite : quand? quels sont les critères? "Finalement, d'Éthique biomédicale à Case Western Reserve University" . Ensuite, tout l'ar-
un garçon, troisième cas, un garçon hassidique, un Hassidic boy, Aron Hal- ticle examine, je ne vais pas vous le lire en entier, toutes les contestations, toutes
berstam, est tué on the Brooklyn Bridge, sur le pont de Brooklyn. Diagnostic : les raisons de contester tous les critères de la mort. Toutes les nouvelles < opé-
mort cérébrale. Mais sa famille, relyingon rabbinical advice, se fiant à l'avis d'un rations >, naturellement les organes de transplantation, de greffes, toutes les
rabbin, l'avis du rabbinat, n'accepte pas l'enfant de quinze ans comme mort nouveautés techno-médicales font qu'on sait de moins en moins, 1) quand la
aussi longtemps qu'un appareil respiratoire peut tenir son corps breathing, en mort aura eu lieu; et 2) quand elle est, si on peut dire, irréversible. On peut
respiration. Il se réfère au texte de la Genèse, 7-22, 'in whose nostrils was the alors dire, selon quels critères, si la convention ou la fiction conventionnelle
breath of the spirit of !ife"'. Il n'y a pas mort cérébrale tant qu'il est là et peut admet un certain critère, par exemple la mort cérébrale, alors, même selon ce
respirer. C'est le critère de la respiration. "Un docteur en sympathie avec eux critère, si l'on est d'accord sur ce critère, on n'est pas sûr qu'on ne va pas revenir
refuse de déclarer Aron légalement mort, jusqu'à ce que son cœur s'arrête. d'une mort cérébrale. Donc, tout cela rend, naturellement, le concept de mort,
Troisième critère, le cœur. Tous ces jeunes gens sont morts au printemps de mais pas seulement le concept, la mise en œuvre sociale, juridique, etc., du
1994, mais les arguments qui ont en quelque sorte framed, cadré, déterminé concept de mort plus que problématique, donc en cours de déconstruction.
leurs heures finales, qui ont fait le bon texte de leurs dernières heures, montrent Voilà ». (NdÉ)

328
Dixième séance
Le 15 mars 2000

Vertiges. Être pris de vertige : la tête qui tourne et la tête qui


tombe, séparée, retranchée. Le couperet de la guillotine qui
tranche la tête- d'un coup. Le tour du cou de la décollation. Tout
tourne autour de ce qui tourne, donc, autour du vertige, de la
conversion, de la révolution, des tours et des re-tours, et des tours,
qui ne sont pas seulement de rhétorique, des tours et tournures
qu'on donne à l'expression de « condamnation à mort » ou de
« condamnation à mourir », cette distinction conventionnelle,
sinon arbitraire que je proposai la dernière fois. Condamnation à
mort ou condamnation à mourir, condamnation et révolution,
révolution et religion, peine de mort et foi, peine de mort et
croyance, vertige et conversion, voilà les hauts et les bas dans les-
quels nous cherchons à nous orienter, depuis un certain temps,
et dans lesquels nous allons continuer à monter et descendre, à
tourner, jusqu'au vertige, peut-être jusqu'à nous perdre. Le haut
et le bas, l'élévation et l'enfer de la damnation, des damnés du ciel
et des damnés de la terre, les âmes damnées ou condamnées, tout
cela nous demande : qu'est-ce que ça veut dire, «damner», et
« condamner » ?
Peine de mort et filiation, avons-nous souvent dit et montré 1 •

1. Ajout manuscrit de Jacques Derrida, dans la marge du tapuscrit, à cet


endroit: «Le sang». Lors de la séance, Jacques Derrida développe: «Les allu-
sions au sang, la question du sang, touchaient au sang, si l'on peut dire, pro-
prement dit, le sang qui coule, qui se résorbe ou qui disparaît avec la lethal
injection, apparemment, ou le sang de la filiation, la lignée. Le sang, c'est à la

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Dixième séance. Le 15 mars 2000

Et la dernière fois encore, avec Camus, nous avions analysé, en 1. Ce geste inaugural inouï est théologico-politique en ce qu'il
plus d'un lieu, ce que Le Premier Homme appelle, ce sont ses deux engage en effet une Église qui est aussi un État, parlant par la
parties, la« recherche du père» et« le fils ». bouche de quelqu'un qui est aussi un chef d'État et qui demande
Nous allons beaucoup parler de religion, de foi ou de croyance, pardon pour des crimes auxquels ont été associés nombre d'autres
une fois encore. Il serait léger, dès lors, dans un séminaire sur la États européens chrétiens (l'Espagne pour l'Inquisition, les Amé-
peine de mort qui n'est que la continuation logique d'un sémi- riques et d'autres États pour l'esclavage, tant d'autres États pour
naire sur le pardon et le parjure au cours duquel, les deux der- les femmes et les Juifs une fois de plus rassemblés dans le même
nières années, j'ai fait à plus d'une reprise allusion aux actes de camp, si je puis dire, etc.).
repentance de l'Église et à la repentance annoncée par le Saint
Père au sujet de l'Inquisition 1, il serait léger aujourd'hui de ne 2. Ce geste chrétien est dans l'ordre malgré son caractère révo-
pas, oserai-je dire, évoquer l'événement à la fois inouï et infini- lutionnaire et les conséquences à mes yeux sans limites qu'il en-
ment prévisible qui, il y a trois jours, vit un Pape mourant, dans gage. Ce geste est simplement conforme à une possibilité dont
le tremblement mais sans crainte, un Pape, le Saint Père, qui, le christianisme a toujours prétendu qu'ill' avait en quelque sorte
dans un tremblement parkinsonien, ose engager toute l'histoire de inaugurée et inventée elle-même. Le christianisme est par excel-
l'Église catholique, le tout de son histoire, deux mille ans de chris- lence la religion qui se dit, la soi-disant religion d'un pardon des
tianisme, dans un acte de repentance sans précédent, ni dans l'his- péchés qui est son essence même et fait sa différence. Hegel est
toire de l'Église, ni dans aucune histoire religieuse, ni dans aucune loin d'être le seul à le dire (rappelez-vous les textes que nous avons
histoire tout court 2 (si l'on excepte le geste de Paul VI qui, en lus les années passées à ce sujet). Et cette singularité d'une religion
1963, avait demandé pardon pour la division des Églises 3). du pardon, si cette prétention est fondée dans une lecture des
Comme nous avons en quelque sorte pré-médité, ces dernières Évangiles, est indissociable de la Passion, donc de la mort de
années, cet événement que nous pouvions voir venir (j'y ai fait Dieu, du fils de Dieu, de Dieu le Père fait homme en sacrifice
plus d'une fois allusion), d'autant plus que le Pape avait déjà for- et rachat des péchés 1• D'une humanisation de Dieu. Or s'il est
mulé quelque quatre-vingt-quatorze demandes de pardon (les difficile de dissocier cette idée du pardon de quelque mort de
Juifs, les croisades, l'Inquisition, les conversions forcées, Galilée, Dieu, comme de sa résurrection ou de la rédemption (c'est-à-dire
etc.), je ne le commenterai pas trop longtemps. Je relèverai seu- de ce qui rachète une condamnation ou une damnation), il est
lement quelques traits, trois au moins, qui concernent notre aussi difficile, pour cette raison même, de ne pas entendre dans
séminaire. ce qui s'est passé il y a trois jours un certain glas de Dieu à partir
duquel tout est à recommencer. Ce qui est à la fois un désastre sans
fois le sang qui coule sous la hache ou la guillotine, et le sang de la généalogie. fond et l'espérance du salut pour un certain christianisme (un chris-
Du père et du fils ''· (NdÉ) tianisme catholique, mais à la recherche militante d'un œcumé-
1. Séminaire de l'EHE5S, « Le parjure et le pardon » (1997 -1998), séances 1, 2
et 4; et « Le parjure et le pardon » (1998-1999), séances 1 et 6. (NdÉ) nisme qui trouvera peut-être un nouvel élan dans ce pardon de-
2. Jacques Derrida fait référence à l'homélie du pape Jean-Paul Il du mandé). Cela confirme bien ce que je m'étais risqué à dire plus
12 mars 2000, « Messe pour la journée du pardon de l'année sainte 2000 », d'une fois, à savoir que ce Pape tenait mieux que quiconque le
inspirée des travaux de la Commission théologique internationale, qui venait
de publier un document intitulé << Mémoire et réconciliation : l'Église et les
fautes du passé ». (NdÉ) 1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: <<Le pardon n'a aucun sens en
3. Le pape Paul VI, dans son discours d'ouverture de la deuxième session du dehors de cene histoire du fils et de la mort du fils de Dieu fait homme et
Concile Vatican II, le 29 septembre 1963. sacrifiant son fils pour racheter les péchés des hommes ». (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Dixième séance. Le 15 mars 2000

menee le sentier resserré qui conduisent à la vie[ ... ]. C'est pour-


discours de la mort de Dieu, qu'il n'y avait pas en ce siècle de
quoi on appelle nouvelle naissance la mort de nos saints
meilleur témoin et orateur et acteur de la mort de Dieu le Père,
bien-aimés[ ... ].
thème chrétien par excellence, et que la « déconstruction du
IV. Les préparatifs et dispositions pour ce voyage consistent en ceci :
christianisme »,pour reprendre l'expression de Nancy, est la chose d'abord à prévoir la confession (on se confessera avec sincérité et
même, l'affaire et l'initiative du christianisme. Naturellement, on dira en particulier les péchés les plus graves et ceux qu'un
dans cette déconstruction qui se surmonte elle-même en s' opé- effort de mémoire permet de retrouver), le sacrement du sacré et
rant, qui se relève elle-même, il faut entendre une déconstruction véritable corps du Christ, et enfin l'onction •
1

chrétienne, cette destructio luthérienne dont Heidegger a sans


doute hérité le mot de Destruktion. Mais on peut, peut-être (rien 3. Le geste inouï, enfin, et proprement interrupteur, rupteur,
n'est moins sûr) penser une autre déconstruction, une déconstruc- de ce Pape mourant et demandant pardon au micro devant toutes
tion sans relève de cette déconstruction 1• Laissant cette question, les télévisions du monde entier, ce geste si nouveau, si audaci~ux
cette immense question ouverte (à savoir si «se déconstruire » (que seuls peut-être un mourant, un Pape 2 mourant, un Eta~
doit ou non signifier, en somme, « demander pardon » ou passer mourant, une Église mourante peuvent se permettre), ce geste s1
par l'épreuve du pardon), et pour me référer à la différence ici affranchi reste néanmoins à la fois puissamment traditionnel
entre le geste catholique et une tradition luthérienne, je vous ren- (dans l'ordre chrétien) et limité de bien des façons: il n'engage, à
voie par exemple à ce que Luther dit de la condamnation et de la la lettre du moins, que l'Église catholique, il reste vague sur bien
damnation éternelle, par exemple dans son Sermon sur la prépara- des fautes (et le Pape avait à peine fini de parler que s'élevaient
tion à la mort. (Citer Luther, p. 253-254) les plaintes et réclamations, sur la Shoah et aut~es ~é.tail~; sans
compter les Protestants qui protestent contre la rehabtluauon d~s
Premièrement. Puisque la mort est un adieu à ce monde et à indulgences alors qu'on demande pardon pour les guerres de reli-
toutes ses activités, il est nécessaire que l'homme prenne les dis- gion, etc.); enfin, puisque c'est notre sujet, sur la peine de mort
positions requises pour régler le sort de ses biens temporels même, que le Vatican n'a pas encore condamnée formellement et
comme ille faut ou comme il l'entend[ ... ]. que l'Église catholique n'a cessé de favoriser ou d'approuver tout
II. On prendra également congé sur le plan spirituel. Cela signifie
au long de la même histoire, le pardon à demander garde un
qu'il nous faut, en toute amitié et par pur amour de Dieu, par-
avenir intact : du pain béni sur la planche 3 . Ce sera sans doute la
donner à tous ceux qui peuvent nous avoir offensés; et inverse-
ment, nous devons solliciter également, par pur amour de Dieu, tâche du prochain Pape, si la papauté a un avenir, car c'est pour
le pardon de tous ceux, nombreux, que nous n'avons pu man- l'histoire de la papauté elle-même que ce Pape demande pardon,
quer d'offenser, ne serait-ce que par notre mauvais exemple ou comme si c'était la papauté elle-même qui agonisait, désormais
par nos manquements à la charité qu'exigeait de nous le com- condamnée à mourir, sinon condamnée à mort. Reste à l'Église
mandement de l'amour fraternel et chrétien. Ce pardon mutuel catholique, en tant que telle, le devoir de penser la peine de mort.
est nécessaire pour délier l'âme de toute entrave terrestre.
III. Lorsqu'on a ainsi dit adieu à chacun sur terre, on doit se tourner 1. Martin Luther, Sermon sur la préparation à la mort, tr. fr. N . de Laharpe,
vers Dieu seul; en effet, c'est vers lui que se dirige et que nous Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade», 1999, p. 253-254.
2. Ajout manuscrit de Jacques Derrida dans la marge du ta~uscrit: « ou Saint
conduit le chemin de la mort. Ici s'élève la porte étroite et corn-
Père ». Lors de la séance, il remplace souvent « Pape » par « Samt ~ère ». (N~)
3. Phrase ajoutée à la main en marge du tapuscrit : « La question de la peme
1. Lors de la séance, Jacques Derrida précise : « une déconstruction radica- de mort, nous le verrons, est celle de < la> question du père- donc du Pape ».
lement non chrétienne ''· (NdÉ) (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Dixième séance. Le 15 mars 2000

La peine de mort, d'où ça vient, croyez-vous ? (et cette mort désirée, le désir même, cette pulsion de mort si
vous voulez vous servir de ce mot, c'est là un thème foisonnant
Même dans les cas où la peine de mort serait désirée, aimée, avec lequel nous n'en avons pas fini; bien que cela ne soit pas
choisie pour soi, même dans les cas où la peine de mort serait original, je citerai à cette occasion encore Camus, qui note lui-
obscurément, compulsivement, irrésistiblement recherchée par le même cette chose trop connue, dans ses Réflexions sur la guillotine
condamné, par un criminel ou par deux criminels associés, par un et afin de démontrer le caractère non dissuasif, non exemplaire de
duo de criminels, deux hommes, deux femmes, un homme une la peine de mort :
femme, comme au cinéma Bonnie and Clyde (aujourd'hui on ne
peut plus parler de crime et de peine de mort sans cinéma et télé- [homme, dit Camus, désire vivre, mais il est vain d'espérer que
vision, nous en avons la preuve tous les jours et c'est un change- ce désir régnera sur toutes ses actions. Il désire aussi n'être rien, il
ment essentiel de la donne) 1, veut l'irréparable et la mort pour elle-même. Il arrive ainsi que le
criminel ne désire pas seulement le crime, mais le malheur qui
(s'agissant du duo de criminels, de l'alliance des criminels, rap- l'accompagne, même et surtout si ce malheur est démesuré. [Com-
pelez-vous que, dès le début du séminaire, et dans les cas rappor- menter longuement : question de la démesure. Mesurer le déme-
suré, l'incommensurable 1.] Quand cet étrange désir grandit et
tés par Badinter, dans L'Exécution, et dans le cas de Dead Man 'Wal-
règne, non seulement la perspective d'une mise à mort ne saurait
king, nous avions affaire à deux criminels complices, liés par le
arrêter le criminel, mais il est probable qu'elle ajoute encore au
même crime, et cela ne faisait qu'aiguiser la question d'une mort, vertige [voilà notre première occurrence du mot« vertige»] où il se
et surtout d'une peine de mort qui ne tue jamais qu'un seul, sin- perd. On tue alors pour mourir, d'une certaine façon 2 •
gulièrement, irremplaçablement : on ne partage pas la peine de
mort, à supposer même, chose si improbable, qu'on puisse se par- Et plus haut, Camus notait :
tager une mort, mourir ensemble, désirer mourir ensemble, à
deux, et pourtant que quelqu'un soit chaque fois, et une fois pour Le meurtrier, la plupart du temps, se sent innocent quand il tue.
toutes, plus d'un à tuer ou plus d'un à mourir, c'est là aussi une Tout criminel s'acquitte avant le jugement 3 •
donne irrécusable, indéniable, si difficile qu'elle reste à intégrer
dans un calcul ou une arithmétique, c'est-à-dire aussi, par consé- 1. Lors de la séance, Jacques Derrida commente : «Je serai tenté de faire
quent, dans un droit : on condamne toujours à mort un par un, porter une charge lourde sur ce mot "démesuré" parce qu'il s'agit là dans ce
dont nous parlons, la peine de mort, d'une démesure, d'une peine sans propor-
une par une, même si on exécute un groupe entier d'une même tion, sans commensurabilité, sans rapport de proportion possible avec le crime.
fusillade), Là nous touchons, avec la peine de mort, à un prétendu calcul qui ose ou qui
prétend incorporer la démesure et l'infini et l'incalculable dans son calcul. S'il
même dans les cas, donc, où le verdict de mort serait obscuré- y a un scandale de toutes les peines, de tous les châtiments, le scandale inouï,
unique, de la peine de mort, c'est justement cette démesure, que ça ne peut pas
ment, compulsivement, irrésistiblement recherché, désiré- com- se mesurer, se "commensurer", si on peut dire, à aucun crime. La peine de mort
me le désir même- par le condamné, par un criminel ou par deux ose prétendre mesurer le démesuré en quelque sorte >> . (NdÉ)
criminels associés par cette alliance étrange de la transgression 2. A. Camus, Réflexions sur la guillotine, dans Essais, op. cit., p. 1033. (NdÉ)
secrète qui peut être plus sacrée que celle d'un mariage 3. Ibid., loc. cit. [Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : << Autrement
dit, le criminel, bien qu'on parle souvent, je l'avais dit la dernière fois, de ven-
geance irréductible au droit, le criminel comme être parlant ou raisonnant, le
1. La mise en page des pages suivantes suit celle du tapuscrit. La phrase criminel a toujours au moins l'idée de rendre justice, et de se référer à un droit
amorcée ici se termine infta, p. 339. (NdÉ) universalisable, et donc il se sent innocent, comme un juge. Le criminel opère

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Et contre ceux qu'il surnomme alors les «psychologues ui ressurgit), mais où on ne pourrait plus ni tuer ni se tuer en
d'école», il rappelle la pulsion de mort qu'il désigne, comme on (uant quelqu'un en soi, etc.? je laisse cette question suspendue,
le faisait souvent à l'époque, sous le terme de« instinct de mort » mais elle est redoutable, comme vous l'imaginez facilement, et pr~­
(et il nous faut donc ici entendre ensemble, sans trop d'artifice, le prement diabolique : elle serait celle d'un~ im~~évisible pathol~g~_e
mot d'instant, dont nous avons fait la semaine dernière notre du corps social provoquée par la double d1sparmon et de la possibi-
question avec le mot d'instinct, l'instinct de mort cherchant à tou- lité de tout meurtre et de la possibilité de toute peine de mort,
cher à cette indivisibilité supposée d'une mort dont je ne souffrirai comme si le besoin de la mort et de la peine de mort ne répondait
pas puisque je me la donne, tout en la gardant, comme dit Blan- pas seulement à une sorte de ~éc~rité extéri~ure, à la n.éce~sité de
chot à la fin de L1nstant de ma mort« en instance» : « [... ] l'ins- décourager par l'exemple les cnmmels en pmssance, mais d assurer
tinct de mort, dit Camus, [. . .] exige à certaines heures la des- à la psyché sociale une sorte de santé intérieure, en lui garantissant
truction de soi-même et des autres. Il est probable que le désir de son taux, son plein, son saoul, son compte de sacrifice létal, comme
tuer coïncide souvent avec le désir de mourir soi-même ou de si une société, la santé d'un corps psychique social ou national,
s'anéantir 1 ». Coïncidence, donc, qui suppose le rassemblement voire humain en général, avait besoin de son lot, de son compte, de
1
dans le même instant, l'identification dans la même instance de son étiage de meurtre ou de peine de mort pour survivre) ,
l'instant et de l'instinct de mort. Et il ajoute en note : « On peut
même dans les cas, donc, je le répète, je reprends, où le verdict
lire chaque semaine dans la presse les cas de criminels qui ont
de mort serait obscurément, compulsivement, irrésistiblement
hésité d'abord entre se tuer ou tuer 2 »).
recherché, désiré - comme le désir même - par le condamné, par
Argumentation à la fois banale et très équivoque, très redou- un criminel ou par deux criminels associés par cette alliance
table dans les conséquences qu'on peut en tirer, celles que veut en étrange de la transgression secrète qui peut être plus sacrée que
tirer Camus : ce sont évidemment celles, en premier lieu, qui mili- celle d'un mariage religieux, eh bien, la peine de mort, c'est tou-
teraient contre la peine de mort; mais on peut conclure, à l'inverse, jours, par définition, la, mort venu~ de l'autr~, ~?~née ou d~cidée
et c'est ce qui devient terriblement ambigu, on peur en induire, par l'autre, fût-ce par 1 autre en so1. La poss1b1hte de.la peme ~.e
sans avoir froid aux yeux, que la suppression de la peine de mort mort, c'est trop évident mais c'est là une obscure év1dence qu 1l
peut contrarier ces désirs, empêcher certains de se tuer en tuant faut commencer par rappeler, la possibilité, je dis bien la possibi-
comme ils le voudraient et donc créer dans l'économie pulsionnelle lité de la peine de mort commence donc là où je suis livré au
ou l'équilibre psychique d'un corps social de redoutables turbu- pouvoir de l'autre, fût-ce au pouvoir ~e l'autre en _ID?\ Quand
lences : que serait en effet une société où, non seulement la peine de cela commence-t-il? Cela commence-Hl? Et cela fimt-11. Pour en
mort serait abolie, du moins à l'intérieur des frontières nationales finir, il faudrait en finir avec l'autre; et peut-être les suicides, ou
(non pas à la guerre et c'est encore le problème de la guerre civile ceux qui courent à la condamnation à mort comme au suicide
veulent-ils d'abord en finir avec l'autre, avant d'en finir avec eux-
comme un juge. Et donc il s'acquitte. Dans ce qu'on appelle le crime prémé- mêmes. Par excès de haine ou par excès d'amour.
dité. Dans le crime non prémédité, il n'y a pas de crime. Quand le crime tombe
comme la pluie sur la tête, ce n'est pas le crime. Le crime prémédité, le crime Rappelez-vous la question qui résonna ici lors d'une séance
proprement dit, évidemment, se justifie. Il porte en lui une justification qui
acquitte le criminel avant le jugement >>. (NdÉ)]
passée et nous conduisit pas à pas vers celle d'une « déconstruc-
1. A. Camus, Réjlexiom sur la guillotine, dans Essais, op. cit., p. 1033. tion de la mort ». Cette question initiale, ce fut :
2. Ibid., loc. cit. [Nous fermons juste après la parenthèse restée ouverte dans
le tapuscrit. (NdÉ)] 1. Ici se ferme la parenthèse sur Camus, ouverte supra, p. 337.

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) D ixième séance. Le 15 mars 2000

«Quand mourir enfin 1 ? »(Je me demandais si le Pape se posait bonheur, c'est-à-dire l'idée du bonheur, car le bonheur n'est qu'une
ou entendait cette question quand il osa demander pardon pour idée, être heureux de bonheur c'est y croire, c'est croire, pouvoir
des siècles de christianisme.) croire être heureux, et se le dire, là où cette croyance, comme toute
En ré-entendant, en laissant résonner une fois encore l'écho de croyance, est une croyance en l'autre, passant par le langage, c'est-
cette atroce et inévitable question(« Quand mourir enfin? »), une à-dire par la foi jurée en l'autre ou de l'autre, et donc une croyance
question que, comme souvent quand je parle, j'ai écoutée plutôt de l'autre en soi (croyance de l'autre en soi, expression douloureuse-
que je ne l'ai dite et posée la dernière fois, une question qui, me ment équivoque puisqu'elle désigne à la fois que je crois l'autre, en
traversant, s'est imposée à moi, comme dictée, avant même que l'autre, mais que je le crois ou que j'y crois seulement ou d'abord en
j'aie à la former moi-même et à en décider, je me suis souvenu, moi, ou que là où je crois, c'est l'autre en moi qui croit, et pas moi,
donc, en disant «quand mourir enfin?», «mais enfin quand etc.), ce siècle où, dit-on, l'on découvrit l'idée du bonheur, ce fut
mourir? », je me suis rappelé à cette étrange coïncidence, à cette aussi celui qui inventa la Terreur et la guillotine, et reconvertit à la
bizarre synchronie, à savoir que le XVIIIe siècle, ce qu'on appelle peine de mort la plus massive et la plus mécanique des gens qui,
ainsi, le XVIIIe siècle (qu'est-ce que le XVIIIe siècle, eh bien ce fut à comme Robespierre, avaient été des abolitionnistes et participé à
la fois le siècle des Lumières, le siècle des premiers mouvements des concours pour s'en justifier. Comme si la peine de mort guet-
abolitionnistes et le siècle de la Révolution, de la Terreur et des tait toujours le bonheur.
droits de l'homme, etc.; nous avions beaucoup parlé de tout cela),
eh bien, depuis cette question « quand mourir enfin? »,je me suis À supposer que quelqu'un puisse jamais dire «Maintenant je
rappelé à ceci que le XVIII' siècle est à la fois tout cela, plus ce siècle suis heureux », est-ce qu'il en conclurait « maintenant je peux
dont on a dit qu'il avait vu naître ce qu'on appelle l'idée de bon- mourir »,voire « maintenant je dois mourir » ou au contraire, « je
heur, l'idée du bonheur (l'idée d'un bonheur, au fond, qui n'est ne veux pas mourir », « d'ailleurs je sais maintenant que mourir
pas seulement le plaisir, la joie, la félicité, la béatitude, qui n'est est impossible »?, et est-ce que cela peut se dire et se penser à
pas la jouissance hédoniste, qui est peut-être l' eudaimon, avec deux? à plus d'un ou d'une? Ces énoncés tournent toujours
toute la profondeur abyssale de ce mot- Heidegger y consacre des autour de la peine de mort, c'est-à-dire d'une mort venue de
pages qu'il faudrait lire, mais qu'il faudrait lire en nous rappelant l'autre, décidée et calculée par l'autre, entre les mains de l'autre.
ici, Heidegger ne le fait pas, que le daîmon, nous l'avions lu, parle Je n'ai pas de réponse à cette question, à savoir la question
ou s'abstient de parler à Socrate au moment de sa condamnation d'une tragédie du bonheur, d'un bonheur tragique, d'un bonheur
à mort - l'idée de bonheur, donc, héritière métamorphosée de damné ou condamné, d'une damnation du bonheur (on peut être
l'eudémonisme, du démon de l'eudémonisme, a une histoire très un damné du bonheur - nous reviendrons tout à l'heure sur ce
singulière et appartient à une culture déterminée; c'est en ce sens lexique, damnum, damné, condamné), et même si j'en avais, une
qu'on a dit que le « bonheur était une idée neuve en Europe 2 », réponse, il n'est pas sûr que je vous la donnerais. D'ailleurs, c'est
justement au XVIIIe siècle), eh bien ce XVIIIe siècle qui vit naître le comme la vie, chacun a la sienne, pour cette question, et elle est
destinée à rester secrète. Alors je me demande une fois encore,
1. Cf supra, « Neuvième séance. Le 1" /8 mars 2000 »,p. 299. comme je l'avais fait, je crois, lors du séminaire sur le secret 1, je
2. Célèbre citation de Saint-Just extraite du « Rapport au nom du Comité me demande ce que pourrait être un séminaire où celui qui y
de salut public sur le mode d'exécution du décret contre les ennemis de la
Révolution présenté à la Convention nationale le 13 ventôse an II >>. Cf Saint-
Just, Œuvres complètes, Anne Kupiec et Miguel Abensour (éds) , Paris, Galli- 1. Séminaire de l'EHESS, « Répondre du secret » (1991-1992) , séance 1, le
mard, 2004. (NdÉ) 13 novembre 1991 sq. (NdÉ)

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prend la parole - ou celui qui y garde la parole - vous dirait : je l'expression « condamnation à mort » au-delà de son strict sens
vous cache quelque chose, je ne vous dirai pas la vérité même si légal, et de son champ juridico-étatique ?)
je la connais. Cela ferait voler en éclats, en éclats déconstruits Je répète ma question, donc : peut-on condamner à mort une
déconstruits comme la mort même, l'idée et la scène convenue d~ instance en quelque sorte anonyme, sans nom patronymique
tout ce qu'on appelle « séminaire » - dans la mesure où un sémi- individuel, peut-on condamner à mort une culture, une institu-
naire est tenu, comme par serment, à tenter de dire vrai, de dire le tion, une nation, un groupe, une ethnie? On peut condamner à
vrai, de dire toute la vérité possible. Pour lier ce que je suis en mort quelqu'un, une personne qui a tué ou a participé au meurtre
train de dire et la question de la peine de mort, c'est-à-dire pour d'une nation, d'une communauté, d'une ethnie (un jour ou
lier l'hypothèse d'un séminaire non conforme à l'idée canonique l'autre nous reviendrons sur les procès de Nuremberg et sur le cas
du séminaire, voire en général la force presque folle d'un discours de Eichmann à Jérusalem et sur ce qu'en dit Arendt, sur un cer-
irrecevable par les normes académiques ou culturelles ou journa- tain mode à la fin d'un réquisitoire fictif où elle explique ce qui
listiques, un discours, une manifestation de cette contre-culture aurait dû être dit et argumenté pour justifier la pendaison de
dont on a un besoin si vital, si urgent aujourd'hui, surtout quand Eichmann). Mais si on peut appeler «peine de mort» la peine
on lit les journaux où, sauf de gracieuses exceptions, on n'a que le infligée à quelqu'un qui s'est rendu coupable d'un meurtre per-
choix, en gros, et typiquement, entre les nouvelles des exécutions pétré contre une culture, une nation, une communauté, peut-on
aux États-Unis et le matraquage publicitaire de la médiocrité poli- condamner à mort une communauté? Le génocide, par exemple,
tique, littéraire ou philosophique, matraquage organisé par une cela peut-il, stricto sensu, se présenter comme une condamnation
sorte de maffia de la culture, eh bien je me demanderai s'il y a à mort? Pour qu'il y ait condamnation à mort, et non seulement
du sens à parler d'une condamnation à mort de quelque chose mise à mort, crime, meurtre ou non-secours à X en danger, il faut
comme la culture. Ou d'une langue. Peut-on condamner à mort au moins, en principe, qu'il y ait, au moim, justement, une justice,
autre chose que des sujets individuels, des personnes, des sujets de un droit, un simulacre au moins, une scène de jugement. Un
droit identifiables comme tels, individus portant un patronyme génocide ou la mise à mort d'une instance collective ou anonyme
et tenus de comparaître devant la loi en tant qu'individus sujets? (langue, institution, culture, communauté) ne relève donc pas,
Peut-on, autrement que par métaphore, condamner à mort une stricto sensu, littéralement, d'une logique ou du concept de la con-
langue (on tue des langues, de mille façons, je n'ai aucun doute damnation à mort. Question de structure et de proportion. Il y
à ce sujet, et il y a des centaines de langues qui disparaissent dans faut toujours un jugement, un verdict, et que le sujet en soit un
la violence coloniale ou commerciale, capitale, techno-capitaliste sujet personnel, nommable, responsable de son nom.
capitaliste 1, au cours de ces années)? S'agit-il alors de condamna-
tions à mort stricto sensu? (C'est toujours cette question de séman- Je reviens donc à l'une de mes questions initiales : suffit-il de
tique et de rhétorique, qui n'est pas une rhetorical question, qui dire «je dois mourir » ou «je devrai mourir », voire, autre for-
n'est pas un simulacre de question parce que tout se joue là, cette mule sur laquelle j'ai naguère glosé, «je me dois, nous nous
question, donc, du sens strict ou du sens large et métonymique de devons à la mort 1 »,pour être autorisé à traduire ces énoncés par
l'expression « peine de mort », « condamnation à mort » qui nous « je suis condamné à mort » ?
retient et qui reviendra toujours comme la plus sérieuse des ques-
tions: est-illégitime ou non, est-il nécessaire ou interdit d'étendre
1. J. Derrida, Demeure, Athènes, Paris, Galilée, 2009 (une première édition
de ce texte avait été réalisée en version bilingue par les éditions Olkos, Athènes,
1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) en 1996). (NdÉ)

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Pour le sens commun de la langue, la réponse est non, évidem- Mais comme visiblement l'indemnisation fait signe vers une
ment non. Même si on garde, plus ou moins à titre de figure méta- économie et un intérêt, je voudrais revenir un instant sur cette
phorique, le mot « condamné », eh bien, «je suis condamné à question de l'intérêt qui nous a déjà beaucoup intéressés. En
mourir » ne signifie pas, stricto sensu, «je suis condamné à mort ». réponse à une question qui fut posée lors de la discussion, il y a
Ça, c'est le bon sens, le sens commun. Je suis, nous sommes tous quinze jours, au sujet de l'intérêt qu'il y avait à être abolitionniste,
et toutes ici condamnés à mourir, mais il y a peu de chances pour à militer pour l'abolition de la peine de mort, et quand il me fut
qu'aucun de nous, aucune ici soit jamais condamné à mort- sur- demandé si l'abolitionniste que je voudrais être devait être aussi
tout en France et en Europe. désintéressé que le partisan de la peine de mort dans la logique
D'abord il ne faudrait pas que cette « déconstruction de la kantienne de l'impératif catégorique (qui en principe devrait
mort » dont nous avons parlé la dernière fois, sous prétexte de n'être mû par aucun intérêt, et nous avions entendu Nietzsche
dissoudre l'unité ou l'identité ou la gravité de la mort, serve à protester à ce sujet), à cette question j'avais répondu que je cher-
banaliser la peine de mort, à la relativiser (comme au fond l'a fait chais non pas à tenir un discours abolitionniste désintéressé mais à
toute une tradition chrétienne qui se sert de l'alibi de l'au-delà penser autrement l'intérêt qu'il pouvait y avoir à s'élever contre la
pour dénier la gravité irréversible de la mort et pour légitimer la peine de mort et à abolir universellement la peine de mort, un
peine de mort, et donc démobiliser l'abolitionnisme : de ce point intérêt qui ne fût pas seulement négatif (comme je l'avais dit un
de vue-là, le christianisme a été une puissante« déconstruction de peu vite la dernière fois, en évoquant surtout, de façon qui ris-
la mort »); il ne suffit pas de déconstruire la mort, comme ille quait d'être un peu esthétisante et aristocratique, mon dégoût
faut, et même s'ille faut en effet, il ne suffit pas de déconstruire la pour la peine de mort, plus précisément pour les sujets marti-
mort, poursuivrait donc celui que j'appelais mon autre ange pour cales, pour les motivations et les gestes et les grimaces des parti-
assurer son salut. Il ne suffit pas de déconstruire la mort même, sans, pour les agents, les auxiliaires, les idéologues de la peine de
comme ille faut, pour survivre ou contracter une assurance sur la mort et pour la scène qu'ils jouent). Je dirais donc d'abord, bruta-
vie. Car la vie non plus, disons-nous, ne sort pas indemne de cette lement et sans détour, que, loin de fuir l'accusation de Marx ou de
déconstruction. Baudelaire, voire de Victor Hugo, qui, tous les trois, chacun à leur
Rien ne sort indemne de cette déconstruction. manière, vous vous en souvenez, ont à un moment donné soup-
Que veut dire alors « sortir » indemne? çonné tels ou tels abolitionnistes d'occasion de vouloir d'abord
Si la question de la peine de mort est celle de l'indemnité, il sauver leur tête, loin de fuir cette accusation, j'en prends sur moi
reste à penser ce que veut dire indemnité, c'est-à-dire ou bien le risque - tout en le déplaçant un peu. Et je dis frontalement :
lëtre-indemne· (c'est-à-dire sauf, sain, intact, vierge, sans mal, oui, je suis contre la peine de mort parce que je veux sauver ma
heilig, ho/y - j'ai travaillé cette chose dans Foi et savoir 1) ou bien tête, sauver la vie que j'aime, ce que j'aime vivre, ce que j'aime à
lëtre-indemnisé, c'est-à-dire rendu de nouveau indemne, fait in- vivre. Et quand je dis « je », bien sûr, je veux dire « je », moi, mais
demne, c'est-à-dire payé, remboursé par l'acquittement d'une ré- aussi le «je », le « moi », quiconque dit «je », à sa place ou à la
paration, d'un rachat, par le paiement d'une dette. Nous conti- mienne. C'est là mon intérêt, l'ultime ressource de mon intérêt
nuerons à interroger ce mot et cette logique de l'indemne, de comme de tout intérêt possible pour la fin de la peine de mort,
l'être-indemne, de l'être indemnisé et de l'indemnité. tout intérêt devant finalement être un« mon intérêt », nous allons
voir pourquoi, un intérêt si originaire, si primordial qu'il risque
d'être partagé, en vérité, par les partisans de la peine de mort- qui
1. J. Derrida, Foi et savoir, suivi de Le siècle et le pardon, op. cit. vous diront toujours, d'ailleurs, qu'ils ne sont pas pour la mort,

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qu'ils n'aiment pas la mort, ni tuer, qu'ils sont comme nous pour l'opposition à la mort mais à l'opposition à la peine de mort. C'est
la vie (« mais que messieurs les assassins commencent», diraient- qu'il appartient à la vie non pas nécessairement d'être immortelle
ils, comme toujours, comme Alphonse Karr, le pamphlétaire à mais de n'avoir un avenir, donc de la vie devant soi, de l' événe-
qui on prête cette boutade); « c'est pour protéger la vie, c'est au ment à venir que là où la mort, l'instant de la mort, n'est pas
nom de la vie, diraient-ils, que nous prônons, dans certains cas, la calculable, n'est pas l'objet d'une décision calculable. Là où
peine de mort contre ceux qui ne respectent pas la vie » ; si bien l'anticipation de ma mort devient l'anticipation d'un instant cal-
que pour plaider l'abolition contre cet argument, il faut démon- culable, il n'y a plus d'avenir, il n'y a donc plus d'événement à
trer que la peine de mort n'est pas le « meilleur » moyen de pro- venir, rien à venir, plus d'autre, même plus le cœur de l'autre, etc.
téger ou d'affirmer le primat de la vie. Néanmoins, ce que je Si bien que là où« ma vie», fût-elle originairement accordée par
voudrais éclairer, c'est le fait que le combat abolitionniste, sans le cœur de l'autre, est «ma vie», elle doit garder ce rapport à la
être ni désintéressé, au sens de l'impératif catégorique kantien, ni venue de l'autre comme venue de l'à-venir dans l'ouverture de
intéressé au sens de l'intérêt calculateur et hypocrite, inavoué et l'incalculable et de l'indécidable. Elle ne peut, « ma vie», et sur-
inavouable, de l'intérêt particulier que Marx, Baudelaire et même tout ma vie en tant qu'elle tient au cœur de l'autre, s'affirmer
Nietzsche et même Hugo décelaient chez certains, chez certains et affirmer sa préférence que contre cela, et cela, ce n'est pas tant
hommes politiques ou certains porte-parole d'une classe ou d'une la mort que le calcul et la décision, la décidabilité calculable de
fraction de classe sociale qui combattaient la peine de mort pour ce qui y met fin. Au fond, dirais-je en raccourcissant peut-être
sauver leur peau, en somme, eh bien, ni désintéressé ni intéressé à l'excès, ce contre quoi nous nous rebellons quand nous nous
en ce sens, le combat abolitionniste doit encore, selon moi, il ne rebellons contre la peine de mort, ce n'est pas la mort, ni même le
peut pas ne pas être mû, motivé, justifié par un intérêt, mais par fait de tuer, de donner la mort, c'est contre la décision calcula-
un autre intérêt, par une autre figure de l'intérêt qui reste à définir. trice, non pas tant le « tu mourras », phrase qui peut se référer à
Qu'est-ce que ça veut dire? Quel intérêt? Qu'est-ce ici qu'un trois ou quatre morts, trois ou quatre modalités du mourir, trois
intérêt? Ce qui s'appelle la vie, ce que j'appelle, ce qu'un« je» ou quatre futurs prescriptifs ou descriptifs (1) tu mourras : au
appelle la vie, je ne peux y croire et l'affirmer qu'à partir et au- futur de la mort dite naturelle, je sais que tu finiras par mourir, 2)
dedans d'un« ma vie», même si cette croyance en« ma vie», le tu mourras : assassiné, je vais te tuer, ou 3) tu mourras de toi-
sens de « ma vie » passe originairement par le cœur de l'autre. même par suicide, 4) tu mourras de la peine capitale), non pas
Même si ma pulsion de vie, mon pouls de vie est d'abord confié même le «meurs» mais le quatrième «tu mourras», celui de la
au cœur de l'autre, et ne survivrait pas au cœur de l'autre. Par peine capitale, tu mourras tel jour, à telle heure, en ce lieu calcu-
conséquent, ie ne peux faire passer, en général, avant même la lable, et sous le coup de plusieurs machines, dont la pire n'est
question de la « peine de mort », je ne peux faire passer le vivant peut-être ni la guillotine ni la seringue, mais l'horloge et l' ano-
avant le mort que depuis l'affirmation et la préférence de ma vie, nymat de l'horlogerie. Ou du calendrier. L'insulte, l'injure, l'in-
de mon présent vivant, là même où il reçoit sa vie du cœur de justice fondamentale faite à la vie en moi, au principe de vie en
l'autre. Même celui qui se suicide doit se rendre à cette évidence. moi, ce n'est pas la mort même, de ce point de vue, c'est plutôt
Mais cela ne suffit pas. Il faut encore passer de cette préférence l'interruption du principe d'indétermination, la fin imposée à
originaire et générale de la vie par elle-même, pour elle-même, de l'ouverture de l'aléa incalculable qui fait qu'un vivant a rapport à
cette préférence de soi du vivant à l'opposition à la peine de mort; ce qui vient, à l'à-venir, et donc à de l'autre comme événement,
il faut passer de cette opposition quasi tautologique de la vie à la comme hôte, comme arrivant. Et la forme suprême du paradoxe,
mort à une opposition plus spécifique : non plus simplement à sa forme philosophique, c'est que ce à quoi met fin la possibilité

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de la peine de mort, ce n'est pas l'infinité de la vie ou l' immorta- machines : la loi, le code pénal, le tiers anonyme, le calendrier,
lité, mais au contraire la finitude de« ma vie». C'est parce que rna l'horloge, la guillotine ou un autre dispositif), la machine de la
vie est «finie» en un certain sens que je garde ce rapport d'incal- peine de mort me prive de ma propre finitude, elle m'exonère,
culabilité et d'indécidabilité quant à l'instant de ma mort. C'est même, de mon expérience de la finitude. C'est à de la finitude que
parce que ma vie est« finie» en un certain sens que je ne sais pas, cette folie de la peine de mort prétend mettre fin 1 en mettant fin,
et que je ne peux ni ne veux savoir quand je vais mourir. Seul un de façon calculable, à de la vie. D'où la séduction qu'elle peut
vivant comme être fini peut avoir un avenir, peut être exposé à un exercer sur des sujets fascinés, du côté du pouvoir condamnant
avenir, à un avenir incalculable et indécidable dont il ne dispose mais aussi parfois du côté du condamné. Fascinés par le pouvoir
pas en maître et qui lui vient de l'autre, du cœur de l'autre. Si bien et par le calcul, fascinés par la fin de la finitude, en somme, par
que quand je dis« ma vie», voire mon« présent vivant», ici, j'ai cette fin de l'angoisse devant l'avenir que procure la machine à
déjà nommé l'autre en moi, l'autre plus grand, plus jeune ou plus calculer. La décision calculante, en mettant fin à la vie, semble,
vieux que moi, l'autre de mon sexe ou non, l'autre qui ne rne paradoxalement, mettre fin à la finitude, elle affirme son pouvoir
laisse pas moins être moi pour autant, l'autre dont le cœur est plus sur le temps, elle maîtrise l'avenir, elle protège contre l'irruption
intérieur à mon cœur que mon cœur même, ce qui fait que je de l'autre. Elle semble en tout cas le faire, dis-je, elle semble seule-
protège mon cœur, je proteste au nom de mon cœur en me bat- ment le faire, car ce calcul, cette maîtrise, cette décidabilité restent
tant pour que le cœur de l'autre continue de battre- en moi avant des phantasmes. Il serait sans doute possible de montrer que c'est
moi, après moi voire sans moi. Où trouverais-je autrement la même là l'origine du phantasme en général.
force et la pulsion et l'intérêt de me battre et de me débattre, de Et peut-être de ce qu'on appelle la religion.
tout mon cœur, du battant de mon cœur, contre la peine de mort? Jamais, certes, une fin ne mettra fin à la finitude, car seul un
Je ne puis le faire, moi, en tant que moi, que grâce à l'autre, par la être fini peut être condamné à mort, mais la finalité de cette fin
grâce de l'autre cœur qui affirme en moi la vie, par la grâce de comme damnation ou condamnation à mort, sa finalité para-
l'autre qui fait appel à la grâce ou fait appel de la condamnation, doxale, c'est de produire l'illusion invincible, le phantasme de
et d'un appel auquel il me faut répondre, et c'est ce qu'on appelle cette fin de la finitude, donc de l'autre versant d'une infinitisa-
ici, avant même toute correspondance, la responsabilité. C'est tion. Et comme cette expérience est constitutive de la finitude, de
mon intérêt même, l'intérêt de ma vie, du cœur de l'autre en moi la mortalité, comme ce phantasme est à l'œuvre en nous tout le
qui me rend responsable et de l'autre et devant l'autre qui est temps, même en dehors de toute scène effective de verdict et de
devant moi avant moi. Même quand il est à côté de moi, ou tout peine de mort, comme nous nous « racontons » tout le temps
contre moi, ou près de moi, il est d'abord devant moi avant moi cette possibilité, et qu'une décision calculante au sujet de notre
en moi. Et comme je suis devant lui, ou elle, il ou elle est aussi mort caresse le rêve d'une infinitisation et donc d'une survie in-
derrière moi, invisiblement. Autrement dit, je suis investi: investi finie assurée par l'interruption même, comme nous ne pouvons
comme on l'est par une force plus grande que soi et qui vous oc- pas ne pas nous jouer en permanence la scène du condamné à
cupe tout entier en vous pré-occupant, et investi comme on l'est mort que nous sommes en puissance, eh bien, la fascination
d'une responsabilité.
Dès lors, si paradoxal que cela paraisse, la peine de mort,
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute, avant de reprendre depuis le
comme seul exemple d'une mort dont l'instant est calculable par début la phrase interrompue : « C'est ça la perversité infinie, proprement
une machine, par des machines (non pas par quelqu'un, fina- infinie et infinitisante, de la peine de mort. C'est cette folie- mettre fin à la
lement, comme dans un meurtre, mais par toutes sortes de finitude >>. (NdÉ)

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exercée par les phénomènes réels de peine de mort et d'exécution, l'un l'autre? C'est peut-être le moment de relancer la ques-
cette fascination dont on pourrait donner tant d'exemples, elle tion : Qu'est-ce qu'une indemnité? Et une damnation, une con-
tient à son effet de vérité ou de passage à l'acte : nous la voyons damnation?
alors< comme> mise en scène effective, nous la projetons comme Damnum, en latin, c'estle tort, le dommage, le préjudice, ce
on projette un film ou comme on projette un projet, nous voyons en qui lèse, mais aussi, par là même, la perte ou l'amende ou la peine:
projection s'effectuer en acte ce dont nous rêvons tout le temps- ce donc le tort et ce qu'il faut payer pour réparer le tort, pour rému-
dont nous rêvons, c'est-à-dire ce que d'une certaine façon nous nérer, indemniser, racheter et damno, c'est condamner. Tout en
désirons, à savoir nous donner la mort, et nous infini tiser en nous me permettant encore de vous renvoyer, sur les questions de l'in-
donnant la mort de façon calculable, calculée, décidable, et quand demne, de l'indemnité, du sain et du sauf, à mon texte Foi et
je dis « nous », cela signifie que dans ce rêve nous occupons, savoir, dans La Religion, je vous indiquerai aussi les pistes suivies
simultanément ou successivement toutes les places, celles d'un par Benveniste, dans son Vocabulaire des institutions indo-euro-
juge, des juges, du jury, du bourreau ou des exécutants, du con- péennes. J'y sélectionnerai, du point de vue de l'intérêt qui nous
damné à mort, bien sûr, et la place des proches, aimés ou haïs, et intéresse ici, telles remarques dans l'article «Don et échange 1 ».
celle des spectateurs voyeurs que nous sommes plus que jamais. Par exemple, à propos de l'institution germanique de la ghilde,
Et c'est la force de cet effet de vérité phantasmatique qui proba- et de Geld, l'argent, Benveniste note le fra-gildan qui signifie
blement restera à jamais invincible, assurant ainsi à jamais, hélas, « rendre, restituer » et il insiste sur les phénomènes de fraternité
une double survie, et la survie de la peine de mort, et la survie de comme communion alimentaire. rorigine de ces groupements
la protestation abolitionniste. économiques appelés ghildes, ce sont des fraternités liées par un
C'est là un des lieux d'articulation avec la religion et avec la intérêt commun, et les banquets, les convivia, les ghilda, sont des
théologie, avec le théologico-politique. Car ce phantasme d'infi- institutions germaniques caractéristiques au cours desquelles, en
nitisation au cœur de la finitude, d'une infinitisation de survie as- « acquittant » (guildan) un devoir de fraternité, on paie une rede-
surée par le calcul même et la décision coupante de la peine de vance, on s'acquitte d'une dette, et la somme qu'on doit payer,
mort, ce phantasme fait un avec Dieu, avec, si vous préférez, la c'est l'argent, Geld. Or à ce moment-là, Benveniste, réduisant une
croyance en Dieu, l'expérience de Dieu, la relation à Dieu, la foi histoire« longue et complexe», rappelle que ce terme, Geld, était
ou la religion. Autre façon de dire que tant qu'il y aura« Dieu », d'abord lié à une notion d'ordre personnel, à un« wergeld» signi-
croyance en Dieu, donc croyance tout court, il y aura de l'avenir fiant le prix de l'homme (Wer: homme). Et c'est là le prix qu'on
et pour le partisan de la peine de mort et pour son contestataire paie pour racheter un crime, c'est une rançon. Dans La Germanie
abolitionniste: et pour l'agent de la peine de mort et pour le mili- (chapitre 21), Tacite écrit, évoquant en somme une sorte de crime
tant abolitionniste 1• Je reviens sur ce motif dans un instant. et de dette collective, familiale et nationale qu'il nous faut verser
Dira-t-on, pour rendre compte, de façon formalisable, calculable, au dossier généalogique de la filiation que nous tenons régulière-
de cette terrifiante solidarité, que l'un et l'autre se rachètent, se sup- ment ici:
pléent ou s'indemnisent, se compensent, voire se récompensent
On est tenu d'embrasser les inimitiés du père ou du proche aussi
1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : << À moins qu'on ne pense, bien que ses amitiés; mais elles ne se prolongent pas implacablement;
< qu' >on ne change cette structure, c'est de ça qu'il est question dans ce sé-
minaire. La tâche impossible de ce séminaire, c'est ça, c'est de rompre cette
alliance, cette symétrie, entre l'abolitionnisme et l'ami-abolitionnisme là où 1. Émile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 1, Paris,
finalement ils ont besoin l'un de l'autre >> . (NdÉ) Minuit, 1969, p. 74 sq.

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même l'homicide peut se racheter par des têtes de bétail qui sont dérivations et associations que relève Benveniste. Mais il note que
. 1
un avantage pour l a maison .
ces formes ont toutes un suffixe en n et que par ce lien formel on
peut y rattacher aussi le latin dam -num (dap-nom). Et après un
Ce qui donne peut-être à penser, je le note mais Benveniste ne
développement sur le potlatch et la rivalité de surenchère agonis-
le dit pas, que le paiement par le sacrifice des bêtes peut à la fois
tique, souvent en liaison avec l'hospitalité, Benveniste note que si
interrompre le processus, la concaténation implacable des dettes
ces notions et termes archaïques tendent à s'effacer, il reste, à date
héritées, de la culpabilité collective, familiale, filiale, tribale ou na-
historique, « damnum avec le sens dérivé de "dommage subi, ce
tionale. Benveniste en tout cas note, je le cite :
qui est retranché d'une possession par force"». C'est. . .
Ce wergeld, « compensation de l'homicide par un certain paie-
[... ] la dépense à laquelle on est condamné par les circonstances ou
ment» équivaut au grec tisis [qui veut dire paiement, rémunération,
certaines conditions de justice. L:esprit paysan et le souci juridique
châtiment, punition, vengeance, mais qui peut aussi vouloir dire
des Romains ont transformé la notion ancienne, la dépense de
don, présent rendu, restitué, donc restitution] c'est [conclut ~:nv:­
faste n'est plus qu'une dépense en pure perte, ce qui constitue
niste] un des anciens aspects du geld. Nous sommes donc ICI [dit
un préjudice. Damnare, c'est affecter quelqu'un de damnum, d'un
toujours Benveniste], sur trois lignes de développement: l'une reli-
retranchement opéré sur ses ressources; c'est de là que provient la
gieuse, sacrifice, paiement fait à la divinité; la seconde, écono_mique,
notion juridique de damnare: « condamner» 1•
fraternité des marchands; la troisième, juridique, rachat, paiement
imposé à la suite d'un crime pour s'en racheter; en même temps,
moyen de se réconcilier : une fois le crime passé et payé, une Évidemment, reste à dériver l'histoire de ce retranchement
alliance s'établit et nous revenons à la notion de ghilde 2 • 1 jusqu'à ce retranchement du capital ou de la tête qu'on appelle la
peine capitale.
Ces fraternités auraient un sens à la fois de groupe de solidarité Vous retrouveriez la même logique et le même système d'inter-
et de groupe de communauté alimentaire. Le groupe de cons~m­ prétation dans l'article « Le sacrifice » dans le deuxième tome du
mation devient association économique, utilitaire, commerCiale. Vocabulaire des institutions indo-européennes 2, où Benveniste s'at-
Et là, Benveniste évoque une institution parallèle dans une autre tache à cette notion de « dépense » dont il note qu'elle n'est pas
société, à savoir le daps, le banquet, mot dont le réseau étymolo- une « notion simple 3 ». Il s'agit pour Benveniste, étant donné le
gique reconduit, hors du latin, au grec daptô qui signifie d'abord rapport de forme si manifeste entre dapanè et damnum, de voir
dévorer, consumer, consommer pour des bêtes féroces, mais qui sur quel « rapport de sens on peut le fonder ». Damnum, c'est la
donne dapna~, dépenser, dapanè, la dépense, l'argent dépens~, dépense, comme l'attestent par exemple des textes de Plaute, cités
dapanéma, la dépense, l'argent dépensé (dapanéria, c'est la prodi- par Benveniste qui conclut que damnare signifie« contraindre à la
galité), dapanéros: dépensier, prodigue (o? trou~e ces mots c~ez dépense», une dépense considérée comme un« sacrifice d'argent».
Platon et Aristote). Dans des langues, en Islandais, tafn veut dire Et Benveniste conclut : « Voilà l'origine du sens de damnum comme
« animal de sacrifice, nourriture sacrificielle », et en arménien, "dommage" : c'est proprement de l'argent donné sans contrepartie.
tawn signifie la fête. Je vous renvoie à ces pages pour toutes les I.:amende est bien de l'argent donné pour rien. Damnare n'est pas

1. Ibid., p. 77.
1. Tacite, La Germanie, cité dans É. Benveniste, Vocabulaire des institutions
2. É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. Il, Paris,
indo-européennes, t. I, op. cit., p. 74. . Minuit, 1969, p. 226 sq.
2. É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, op. ctt., p. 74. 3. Ibid., p. 228.

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d'abord condamner en général, mais obliger quelqu'un à une dé- dacieusement ou imprudemment que tant qu'il y aura« Dieu»,
pense pour rien 1 ». Et c'est ainsi que Benveniste associe dans la croyance en Dieu, donc croyance tout court, il y aura de l'avenir
même structure sacrificielle (la fête rituelle du sacrifice) le reli- et pour le partisan de la peine de mort et pour son contestataire
gieux, le juridique et l'économique. Qu'on le suive ou non dans le abolitionniste: et pour l'agent de la peine de mort et pour le mili-
moment où il interprète des données ou des archives philolo- tant abolitionniste. Ce qui voudrait dire que les deux interpréta-
gico-sémantico-institutionnelles, on doit remarquer que le« pour tions apparemment opposées, selon lesquelles d'une part (thèse
rien », l'excès de la dépense contrainte qui à la fois rembourse une typiquement camusienne), la peine de mort est une chose essen-
dette, paie ou récompense, rembourse et, ce faisant, paie plus tiellement religieuse, et, en Europe, chrétienne, c'est-à-dire inca-
qu'il n'est dû, dépense pour rien, cet excès ou cet écart marque pable de survivre longtemps dans une société athée ou comme
bien la double loi de l'homogénéité, ou de la proportionnalité on dit si vite et superficiellement, «sécularisée», et, d'autre part
entre le dommage et le paiement, d'une part, mais aussi l'hétéro- (thème typiquement hugolien), l'abolition de la peine de mort est
généité, l'incommensurabilité de la peine et de la condamnation, une leçon à tirer d'un authentique christianisme évangélique et de
d'autre part. Le condamné ou le damné paie ce qu'il doit mais fait la mort de Jésus sur la croix, ces deux thèses sont peut-être obscu-
aussi tout autre chose et donc infiniment plus que cela, plus et rément plus indissociables et complémentaires et alliées qu'il n'y
autre chose que s'acquitter d'une dette calculable. Il y a économie paraît, laissant alors peu de chance à une autre voie, celle que
et anéconomie, à moins que ce ne soit remboursement (indem- précisément nous cherchons ici.
nisation) et intérêt comme plus-value incalculable du capital. Et
nous pouvons nous demander où situer ici la peine capitale dans Avant de nous approcher des pages de Camus qui lient l'his-
cette double logique ou ce double sens de l'intérêt. C'est dans toire de la peine de mort à la religion, et notamment à celle de
cette zone qu'entre le capital de la peine capitale, voire de la déca- l'Église catholique, et de tenir compte de certains plis ou de cer-
pitation et le capital du capitalisme, de la capitalisation, les rap- taines complications de cette thèse, je voudrais reconstituer cer-
ports sont à la fois nécessaires et troubles, troublants, faisant tour- taines de ses prémisses au siècle des Lumières, et plus précisément
ner la tête jusqu'au vertige. Le vertige s'empare de la pulsion chez Beccaria. Le traitement de la dimension religieuse, et surtout
calculatrice quand le capital ou l'intérêt du capital n'est plus cal- chrétienne, est d'une redoutable complexité chez Beccaria. Dès
culable et virtuellement s'infini tise, quand la mort sans retour fait le début de son livre, l'accusation contre les prêtres et l'Église, ac-
partie du marché là où elle ne peut pas faire partie du marché, là cusation lancée au nom des Lumières du siècle, se laisse aussi in-
où elle devrait rester incalculable. terpréter comme la dénonciation non de Dieu ni même des
Tout à l'heure je suggérais que c'était là un des lieux d'articula- Évangiles, mais < comme > celle de ceux, les prêtres, l'Église, qui
tion avec la religion et avec la théologie, avec le théologico-poli- ont « souillé », c'est le mot de Beccaria, l'objet même de leur foi.
tique : phantasme d'infinitisation au cœur de la finitude, d'une Par exemple dans le chapitre v, intitulé « Obscurité des lois »,
infinitisation de survie assurée par le calcul même et la décision Beccaria commence par s'en prendre et à l'interprétation des lois,
coupante de la peine de mort, phantasme qui fait un avec Dieu, dont il dit que c'est un « mal » (« l'interprétation des lois est un
avec, si vous préférez, la croyance en Dieu, l'expérience de Dieu, mal 1 »,dit-il), et surtout, dans un geste d'émancipation critique
la relation à Dieu, la foi ou la religion. J'ajoutais peut-être au- et politique devenu courant à l'époque, il s'en prend à l'élite
minoritaire des prêtres et interprètes autorisés, des interprêtres,
1. É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II, op. cit.,
p. 228. 1. C. Beccaria, Des déLits et des peines, op. cit., p. 70.

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Dixième séance. Le 15 mars 2000

pourrait-on dire, qui abusent de l'ignorance ou de l'inculture du


rôle décisif, par la reproduction, la publication et la diffusion des
peuple et captent, interceptent, monopolisent, capitalisent le
rextes, dans cette démocratisation. Néanmoins, cette imprimerie
pouvoir. Le mal vient du fait que les lois sont écrites dans un lan-
(qui aura au fond indir~c~ement favorisé, le mouve~ent :bo~i­
gage étranger au peuple (France, latin, français, etc., problème
tionniste, comme les med1as et la TV et 1Internet auJourd hUI),
encore actuel) et donc restent dans la dépendance d'un petit nom-
cette invention de l'imprimerie aura servi l'universalisation et la
bre d'hommes, sans que le peuple puisse « juger de lui-même
démocratisation des textes de lois, mais, d'où la complication, de
ce qu'il adviendra de sa liberté et de celle des autres ». D'où le
rextes de lois que, pour une seconde fois, et régulièrement, Beccaria
projet d'écrire le droit dans une langue familière qui, dit Beccaria,
appelle « sacrés » et non profanes ou séculaires. Autrement dit, le
« donne à ce livre solennel et public un caractère pour ainsi dire
mouvement de sécularisation ou de désacralisation restera au ser-
privé et domestique ». Projet d'appropriation de la loi, donc, de
vice d'une authentique sacralité de la loi. (Même mouvement chez
la langue du droit comme émancipation démocratique, comme
Rousseau, nous l'avions vérifié au sujet du contrat social et de l'idée
démocratisation :
de souveraineté - non fortuitement.) Et cette équivoque signe
route la démonstration qui forme la charpente de ce livre, jusqu'à
Quelle opinion peut-on avoir des hommes si l'on réfléchit que
finalement opposer non pas la raison des Lumières à la foi ou à la
c'est là, cependant, l'abus invétéré d'une grande partie de l'Europe
cultivée et éclairée! Plus il y aura de gens qui comprendront le code religion, mais une mauvaise appropriation ou une corruption des
sacré des lois et qui l'auront entre les mains, moins il se commettra textes sacrés par des prêtres ou une Église coupables, opposés à ce
de crimes, car il n'est pas douteux que l'ignorance et l'incertitude que devraient être la « vérité évangélique >~ et le « Dieu ~e miséri-
des châtiments viennent en aide à l'éloquence des passions 1• corde » 1• J'en prends à témoin la concluswn de ce chapme V sur
l'« Obscurité des lois ». (Lire Beccaria, p. 71-72)
Logique complexe, retorse, car d'un côté elle va lier le progrès
à une sécularisation démocratisante, à l'accès de tous ou du plus On voit par là toute l'utilité de l'imprimerie, qui remet au
grand nombre aux textes et à l'intelligence des lois, mais de lois public, et non plus à quelques-uns, le dépôt sacré des lois; on voit
qui pourtant restent « sacrées » (Beccaria parle du « code sacré des combien elle a contribué à dissiper l'esprit ténébreux de cabale et
2 d'intrigue qui disparaît devant les lumières et les sciences, mépri-
lois »). Pour cette émancipation progressiste, il faudra non seule-
sées en apparence et redoutées en réalité par ceux qu'anime cet
ment favoriser l'écrit, c'est-à-dire le caractère public du discours
esprit. Voilà pourquoi nous voyons diminuer en Europe l'atrocité
des lois qui représentera alors la volonté générale et non les in- des crimes qui faisait trembler nos ancêtres, lesquels devenaient les
térêts particuliers d'une classe, de prêtres ou d'interprètes (« Il uns pour les autres des tyrans et des esclaves. Si l'on connaît l'hi~­
résulte de ces·dernières réflexions que, sans textes écrits, une so- toire des deux ou trois derniers siècles et la nôtre, on pourra voir
ciété ne prendra jamais une forme de gouvernement fixe, où la comment, du sein du luxe et de la mollesse, naquirent les plus
force réside dans le tout et non dans les parties, et où les lois, ne douces vertus, l'humanité, la bienfaisance, la tolérance envers les
pouvant être modifiées que par la volonté générale, ne se corrom- erreurs humaines. On verra les effets de ce qu'on appelle à tort la
pent pas en passant par la foule des intérêts privés 3 »),mais pour simplicité et la bonne foi antiques: les peuples gémissant sous une
cette même raison, il faudra saluer l'imprimerie qui aura joué un implacable superstition, la cupidité et l'ambition de quelques-uns
teignant de sang humain les coffres remplis d'or et le palais des
1. C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., p. 70. rois, les trahisons secrètes et les massacres publics, les nobles tyran-
2. Ibid., loc. cit.
3. Ibid., p. 70-71.
1. Ibid., p. 71-72.

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nisant la plèbe, les ministres de la vérité évangélique souillant de le bonheur de chacun. Et surtout je ne parle pas ici de cette autre
sang leurs mains qui chaque jour touchaient le Dieu de miséri- justice qui émane de Dieu et qui a ses rapports particuliers et immé-
corde- voilà ce dont on ne saurait accuser notre siècle de lumières, diats avec les peines et récompenses de la vie future 1•
que d'aucuns appellent corrompu 1•
Certains enfin ont pensé que la mesure des délits devait tenir
compte de la gravité du péché. La fausseté de cette opinion sautera
Cette logique conduit à ou se déduit d'une dissociation entre la
aux yeux pour peu qu'on examine impartialement les rapports des
justice humaine et la justice divine, et en vérité à ce qu'on peut
hommes entre eux et des hommes avec Dieu. Les premiers sont des
appeler un humanisme du droit. La définition de la justice par rapports d'égalité : seule la nécessité a fait naître du choc des pas-
Beccaria ne prend pas seulement en compte la force et l'intérêt, sions et des oppositions d'intérêts l'idée de l'utilité commune, qui
mais elle se donne comme de source humaine, se distinguant ra- est la base de la justice humaine; les seconds sont des rapports de
dicalement de la justice divine, totalement exclue, par principe, dépendance à l'égard d'un Être parfait et créateur qui s'est réservé à
du livre Des délits et des peines. Cette exclusion de la justice divine Lui seul le droit d'être en même temps législateur et juge, parce que
ne signifie pas que Beccaria ne croit pas en la justice divine; sim- Lui seul peut l'être sans inconvénient. S'Il a institué des peines éter-
plement elle est d'un autre ordre, inaccessible aux hommes et il nelles pour celui qui désobéit à sa toute-puissance, quel est l'insecte
faut la mettre comme entre parenthèses par principe de méthode qui osera suppléer à la justice divine et voudra venger l'Être qui se
en quelque sorte. Par principe de méthode mais aussi par respect suffit à lui-même, qui ne peut recevoir des objets aucune impression
pour la justice divine, pour sa toute-puissance mais aussi, et par là de plaisir ou de douleur et qui, seul entre tous les êtres, agit sans
craindre de réaction? La gravité du péché dépend de l'insondable
même, pour sa structure, à savoir que dans le cas unique de Dieu
malice du cœur, et les êtres finis ne peuvent la connaître sans l'aide
ou de l'Être parfait, infini, c'est le même être qui se donne le droit
de la révélation. Comment donc la prendra-t-on pour norme afin de
d'être à la fois législateur et juge, ce qui doit être exclu par prin- punir les délits? Les hommes risqueraient dans ce cas de punir
cipe dans un droit humain, un droit humain toujours défini par quand Dieu pardonne et de pardonner quand Dieu punit. Si les
l'intérêt et l'utilité commune. C'est d'ailleurs du point de vue hommes peuvent être en contradiction avec le Tout-Puissant
de l'intérêt et de l'utilité commune que Beccaria définira ce qui lorsqu'ils l'offensent, ils peuvent y être aussi lorsqu'ils punissent.
mesure les peines et il appellera cela le « dommage » causé à la § VIII Division des délits. Nous avons vu que la vraie mesure
société. (Lire Beccaria, p. 64-65, puis p. 76-77) des peines est le dommage causé à la société 2 •

Il faut observer que les notions de droit et de force ne sont point Et au chapitre XXXIX, Beccaria précisera encore pour distinguer
contradictoires, mais que la première est plutôt une modification entre délit et péché, entre délit de l'homme naturel et non péché
de la seconde, modification la plus utile au grand nombre. Et, par de l'homme corrompu :
justice, je n'entends rien d'autre que le lien nécessaire pour main-
tenir l'union des intérêts particuliers, lesquels sans lui retomberaient Je ne parle ici que des délits qui sont le fait de l'homme naturel
dans l'ancien isolement social; toutes les peines qui outrepassent la et qui violent le pacte social, et non pas des péchés, dont la puni-
nécessité de conserver ce lien sont injustes par nature. Il faut se tion, même temporelle, doit s'inspirer d'autres principes que ceux
garder d'attacher à ce mot de justice l'idée de quelque chose de réel de la simple philosophie 3•
comme une force physique ou un être vivant; c'est une simple
conception des hommes, mais qui exerce une influence immense sur 1. Ibid., p. 64-65 .
2. Ibid., p. 76-77.
1. C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., p. 71-72. 3. Ibid., p. 166.

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Nous nous approcherons plus tard des passages directement Ce jour achève sa condition d'objet. Pendant les trois quarts
consacrés à la peine de mort et qui seront critiqués par Kant, dont d'heure qui le séparent du supplice, la certitude d'une mort impuis-
vous imaginez déjà les objections qu'il pouvait faire à cette concep- sante écrase tout; la bête liée et soumise connaît un enfer qui fait
tion utilitaire du droit. Ce que je me contente de souligner ici, paraître dérisoire celui dont on le menace. Les Grecs étaient, après
tout, plus humains avec leur ciguë. Ils laissaient à leurs condamnés
c'est le fond sur lequel s'enlève ce premier discours abolitionniste
une relative liberté, la possibilité de retarder ou de précipiter l'heure
comme discours proprement juridique, philosophico-juridique.
de leur propre mort. Ils leur donnaient à choisir entre le suicide et
Ce fond, ce n'est pas un fond athée ou anti-religieux, ni même l'exécution. Nous, pour plus de sûreté, nous faisons justice nous-
parfaitement sécularisé, mais un fond de conventionnalisme et mêmes. Mais il ne pourrait y avoir vraiment justice que si le con-
d'utilitarisme humaniste depuis lequel on distingue et isole la damné, après avoir fait connaître sa décision des mois à l'avance,
spécificité d'une justice humaine. Et ce fond est celui sur lequel était entré chez sa victime, l'avait liée solidement, informée qu'elle
s'enlèvent, moins de deux siècles plus tard, les Réflexions sur la serait suppliciée dans une heure et avait enfin rempli cette heure à
guillotine de Camus (1957). dresser l'appareil de la mort. Quel criminel a jamais réduit sa vic-
Il y aurait mille manières d'aborder ce texte, que je vous de- time à une condition si désespérée et si impuissante 1 ?
mande encore de lire car je ne pourrai qu'y prélever quelques
fils. D'abord, pour enchaîner avec ce que je disais de la différence Je vous laisse lire la suite pour en venir aux conclusions de ces
entre la peine de mort et l'autre mort quant au temps, quant à une Réflexions. Elles paraissent assez simples à la fois da~s la visée
certaine indécidabilité de l'instant de ma mort que l'exécution qu'elles proposent pour l'avenir et dans le compromis que, en
interrompt d'un calcul tranchant, il se trouve que Camus a telle 1957, elles proposent pour le présent. La visée, l'espoir, c'est pour
remarque sur ce qui rendrait, selon lui, la culture grecque de la l'Europe que Camus les formule, l'Europe unie qui est déjà en
peine de mort, la ciguë en tout cas, celle de Socrate par laquelle nous marche, une Europe dont Camus sait qu'elle est plus chrétienne
avions commencé, plus « humaine », et je souligne « humaine ». que grecque : « Dans l'Europe unie de demain, dit-il, à cause de
La ciguë serait plus humaine parce que l'instant de la mort est ce que je viens de dire, l'abolition solennelle de la peine de mort
presque choisi par le condamné et parce que ce choix du moment, devrait être le premier article du Code européen que nous espé-
cette liberté relative laissée au condamné, c'est comme si elle lui rons tous 2 ».
laissait le choix entre le suicide et l'exécution. Et Camus fait alors Mais en attendant, en 1957, Camus recommande un com-
l'hypothèse de ce que serait vraiment la justice d'une peine de promis qui concernera non le principe de la peine de ~or~ mais
mort, hors de la Grèce, c'est-à-dire dans un monde abrahamique, les conditions cruelles, encore trop cruelles de son apphcanon. Il
ce que serait la·justice d'une peine de mort qui voudrait retrou- recommande donc, en attendant et en vérité pour faire attendre,
ver l'équivalence, la stricte équivalence entre deux dommages, en pour aider le condamné à attendre la mort, une anesthésie ou une
somme, entre le tort, le dommage causé et le dommage payé en euthanasie. Je choisis et souligne à dessein ces deux mots grecs
rétribution, entre le dommage du crime et le dommage de la (anesthésie, euthanasie) car si j'ai fait allusion à l'instant à cet éloge
condamnation, entre le crime et la peine. Eh bien, la peine de camusien de la peine de mort grecque qui donne le temps au
mort ne serait juste et « équivalente » que dans le cas où le cri- condamné, lui donnant comme la liberté de décider du temps et
minel aurait prévenu sa victime longtemps à l'avance, lui aurait ainsi de se donner la mort plutôt que de la recevoir, c'est en somme
fait attendre sa mort pour tel jour, telle heure, dans telles condi-
tions. Ce qui, note Camus, avec peut-être quelque témérité, n'ar- 1. A. Camus, Réflexions sur la guillotine, dans Essais, op. cit., p. 1041.
rive jamais: (lire Camus, Réflexions, p. 1041) 2. Ibid., p. 1061.

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Dixième séance. Le 15 mars 2000
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

qu'on ne croit, savoir ce qu'est réellement la peine de mort et ne


parce que dans la toute dernière conclusion de ces Réflexions, le
pouvoir empêcher qu'elle s'applique, est physiquement insuppor-
compromis, vous allez l'entendre, c'est le mot de Camus, est une
table. À leur manière, ils subissent aussi cette peine, et sans aucune
sorte de retour du christianisme à la Grèce, un retour à une peine justice. Qu'on allège au moins le poids des sales images qui pèsent
de mort adoucie, non cruelle, qui laisserait au prisonnier la liberté sur eux, la société n'y perdra rien. Mais cela même, à la fin, sera
de se faire passer lui-même, doucement, insensiblement, de la vie insuffisant. Ni dans le cœur des individus ni dans les mœurs des
à la mort, comme de la veille au sommeil. On laisserait cet anes- sociétés, il n'y aura de paix durable tant que la mort ne sera pas
thésique absolu à portée de main du condamné. (Lire Réflexions, mise hors la loi 1•
p. 1063-1064)
La prochaine fois, nous pourrions nous demander que penser
Et si vraiment l'opinion publique et ses représentants ne peu- de cet anesthésique absolu, si on peut dire (la mort comme glisse-
vent renoncer à cette loi d_e paresse qui se borne à éliminer ce qu'elle ment insensible vers le sommeil) et puis nous analyserons de plus
ne sait amender, que, du moins, en attendant un jour de renais- près la structure en somme assez complex~ et problémat~~ue de
sance et de vérité, nous n'en fassions pas cet « abattoir solennel » l'argumentaire de Camus quant à une peme de m_?rt hee non
qui souille notre société. La peine de mort, telle qu'elle est appli-
seulement à la religion, au christianisme, mais à l'Eglise catho-
quée, et si rarement qu'elle le soit, est une dégoûtante boucherie,
lique, et qui ne devrait pas survivre dans une société, ce sont ses
un outrage infligé à la personne et au corps de l'homme. Cette
détroncation, cette tête vivante et déracinée, ces longs jets de sang, mots, « désacralisée».
datent d'une époque barbare qui croyait impressionner le peuple Autre façon de revenir à la récente déclaration du Saint-Père et
par des spectacles avilissants. Aujourd'hui où cette ignoble mort est au vertige de la damnation éternelle. Comme le Saint-Père n'a ni
administrée à la sauvette, quel est le sens de ce supplice? La vérité condamné la peine de mort ni demandé pardon pour ce qui est
est qu'à l'âge nucléaire nous tuons comme à l'âge du peson. Et il plus qu'un péché par omission, si c'est encore un p~ché, on ~eut
n'est pas un homme de sensibilité normale qui, à la seule idée de se demander combien de temps la peine de mort survtvra au Samt-
cette grosse chirurgie, n'en vienne à la nausée. Si l'État français Père dans l'Église catholique et dans le christianisme en général,
est incapable de triompher de lui-même, sur ce point, et d' appor- et comment mesurer le temps de l'agonie du Fils.
ter à l'Europe un des remèdes dont elle a besoin, qu'il réforme
pour commencer le mode d'administration de la peine capitale. La
science qui sert à tant tuer pourrait au moins servir à tuer décem-
ment. Un anesthésique qui ferait passer le condamné du sommeil 1
à la mort, qui resterait à sa portée pendant un jour au moins pour
qu'il en use'librement, et qui lui serait administré, sous une autre
forme, dans le cas de volonté mauvaise ou défaillante, assurerait
l'élimination, si l'on y tient, mais apporterait un peu de décence là
où il n'y a, aujourd'hui, qu'une sordide et obscène exhibition.
J'indique ces compromis dans la mesure où il faut parfois déses-
pérer de voir la sagesse et la vraie civilisation s'imposer aux respon-
sables de notre avenir. Pour certains hommes, plus nombreux

1. Lors de la séance, Jacques Derrida interrompt sa lecture pour ajouter :


1. A. Camus, Réflexions sur la guillotine, dans Essais, op. cit., p. 1063-1064.
«C'est l'injection létale finalement, où il y a anesthésique et puis . .. ». (NdÉ)

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Onzième séance
Le 22 mars 2000

Comment sur-vivre? Comment entendre, de façon assez sûre,


le « sur» de survivre? Qu'est-ce qu'une sur-vie? Et « La peine
de mort comme théâtre de la vie 1 »), disons aussi théâtre de la
sur-v1e.

« Épouser », « épouser au prix de la vie ».


C'est une citation : « épouser au prix de la vie ».Je la dramatise,
cette citation, je la théâtralise un peu en l'arrachant à sa page :
« épouser au prix de la vie ».
Tout à l'heure, je vous dirai d'où elle vient et de quel corps, du
corps de quelle phrase je l'en extrais violemment, ou théâtrale-
ment, pour vous la donner à voir et à entendre : « Épouser au prix
de la vie ». Vous verrez, quand je citerai à comparaître, sur scène,
le corps de cette phrase en entier, et le paragraphe auquel elle
appartient, vous verrez qu'il y va d'un serment, d'un «beau ser-
ment», d'une foi jurée, donc, qu'il y va aussi de la religion, de la
circoncision et même de la décirconcision. Le texte à comparaître
dit en effet« se décirconcire ». «Se faire épouser au prix de la vie. »
Je vous laisse rêver sur ce morceau de phrase plus ou moins dou-
loureusement volé à son corps intégral et je passe à une série de
questions que vous pourriez, à votre gré, y relier ou en délier.
D'ailleurs - avant d'y venir, à ces questions, comme cette

1. Jacques Derrida se réfère au titre de l'exposé sur Burke et Schiller qu'un


étudiant devait présenter à la fin de cette séance. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Onzième séance. Le 22 mars 2000

phrase parle aussi de prix et de prix de la vie, outre toutes les d'éclairer la conclusion selon laquelle, je cite, « la justice cesse
autres questions qu'on pourrait libérer sur un « prix de la vie» ou d'être une justice, dès qu'elle se donne pour un quelconque prix
sur ce que vaut une vie, sur ce qui vaut la peine de vivre, sur ce qui (denn die Gerechtigkeit hort aufeine zu sein, wenn sie sich for irgend
coûte ou ce que coûte, sur la vie qui, comme on dit parfois, «n'a einen Preis weggiebt) ».(Lire et commenter Kant, p. 216-217, puis
pas de prix », mais aussi sur ce qui vaut plus que la vie, sur la plus- 214-215)
value de la vie, sur le « sur-vivre» qui serait outre-vie, plus que la
vie dans la vie, je confirme que, là comme partout, il y va une fois Si le criminel a commis un meurtre, il doit mourir. Il n'existe ici
de plus, une fois pour toutes, d'intérêt, de cet intérêt dont nous aucune commutation de peine < Surrogat > qui puisse satisfaire la
parlons depuis l'ouverture du séminaire, et donc de prix, de plus- justice. Il n'y a aucune commune mesure entre une vie, si pénible
value et de sans-prix, et je rappelle ainsi que Kant, justement, qu'elle puisse être, et la mort, et par conséquent aucune égalité du
quand il s'oppose à Beccaria et à la logique abolitionniste qui se crime et de la réparation, si ce n'est par l'exécution légale du cou-
faisait jour en son temps, en ce temps des Lumières qui fut aussi pable, sous la condition que la mort soit délivrée de tout mauvais
son temps, Kant dit toujours que l'impératif catégorique, comme traitement qui pourrait avilir l'humanité dans la personne du
la dignité humaine {Würde), est sans prix, et donc non négociable patient. - Même si la société civile devait se dissoudre avec le
par un calcul d'intérêt quelconque; et il dit justement la même consentement de tous ses membres (si, par exemple, un peuple
habitant une île décidait de se séparer et de se disperser dans le
chose au sujet de la peine de mort, et de la justice qui commande
monde tout entier) le dernier meurtrier se trouvant en prison
impérativement de condamner à mort sans considération de bé-
devrait préalablement être exécuté, afin que chacun éprouve la
néfice, sans calcul d'intérêt, sans finalité sociale ou politique, valeur de ses actes, et que le sang versé ne retombe point sur le
sans souci d'exemplarité ou de dissuasion, sans calcul phéno- peuple qui n'aurait point voulu ce châtiment, car il pourrait être
ménal, sans évaluation de prix et de coût. Par là, il entend disqua- considéré alors comme complice de cette violation de la justice
lifier d'avance les deux adversaires, les deux parties en cause, et publique.
ceux qui sont pour la peine de mort sous prétexte qu'elle serait Cette égalité des peines, qui n'est possible que par la condamna-
utile à la société, à sa sécurité, à sa paix, etc., et les abolitionnistes tion à mort par le juge suivant la stricte loi du talion, se manifeste
qui contestent ce calcul, qui nient que la cruauté de la peine de en ceci, que c'est seulement par là que le jugement capital est pro-
mort serve d'exemple et soit d'une quelconque utilité dissuasive. noncé par rapport à tous d'une manière proportionnée à la méchan-
Tout cela, dit Kant, soumet, des deux côtés en somme, le principe ceté intérieure du criminel (même dans le cas où il ne s'agirait pas
de justice à un calcul d'intérêt et donc à l'évaluation d'un prix. d'un meurtre, mais de tout autre crime d'État que seule l~ mort
Or la justice doit r:ester non pas hors de prix, mais sans prix, trans- pourrait effacer).- Supposez que dans la dernière révolte d'Ecosse,
comme plusieurs participants à celle-ci (tels Balmerino et d'autres)
cendante par rapport à toute opération calculante, à tout intérêt,
ne croyaient en se soulevant que remplir leur devoir envers la
voire au prix de la vie. Elle est au-dessus de la vie, la justice, au- maison des Stuarts, tandis que d'autres en revanche n'agissaient
delà de la vie ou de la pulsion de vie, dans un sur-vivre dont il que d'après des considérations personnelles, le tribunal suprême
reste à interpréter le sur, la transcendance du « sur », si c'est une ait prononcé ainsi son jugement : chacun aurait la liberté de choisir
transcendance. entre la mort et les travaux forcés- j'affirme que l'homme d'hon-
Je vais lire et commenter successivement deux passages de Kant neur eût préféré la mort et la fripouille les mines; ainsi va la nature
qui précèdent immédiatement sa réfutation de Beccaria, que nous de l'esprit humain. C'est que le premier connaît quelque chose
ne lirons pour elle-même que l'an prochain. I.:argumentation qu'il estime encore plus que la vie elle-même, je veux dire l'hon-
développée dans ces deux passages nous permettra, je l'espère, neur, tandis que le second tiendra toujours comme préférable à

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Onzième séance. Le 22 mars 2000

l'inexistence une vie couverte de honte (animan praejèrre pudori. telle proposition; car la justice cesse d'être une justice, dès qu'elle
Juvenal). Or le premier est sans conteste moins punissable que le se donne pour un que1conque pnx .
. 1
second, et ils sont punis, par la mort qu'on leur inflige à tous, de
manière tout à fait proportionnée : le premier plus doucement si Exécution légale du coupable, disait donc Kant, mort délivrée
l'on considère sa manière de sentir et le second plus durement de tout mauvais traitement (von aller Misshandlung) qui pourrait
d'après la sienne; tout au contraire, si on les condamnait l'un et avilir l'humanité dans la personne du patient (die Menschheit in
l'autre aux travaux forcés à perpétuité, le premier serait puni trop
der leidenden Person zum Scheusal machen konnte), de tout mau-
sévèrement et le second trop doucement, eu égard à sa bassesse. La
vais traitement qui pourrait transformer le condamné souffrant,
mort est donc, dans le cas même où il s'agit de décider au sujet d'un
certain nombre de criminels unis dans un complot, le meilleur la personne souffrante en objet d'horreur ou en monstruosité
niveau que puisse appliquer la justice publique 1• théâtrale.

La peine juridique (poena forensis), qui est distincte de la peine (Remarquez que les conditions imposées ou rappelées, les
naturelle (poena naturalis), par laquelle le vice se punit lui-même et normes prescrites par Kant à la condamnation, à ses motivations
à laquelle le législateur n'a point égard, ne peut jamais être< consi- et à son exécution, pourraient bien rendre en fait impossibles, à
dérée > simplement comme un moyen de réaliser un autre bien, jamais impraticables et la condamnation à mort et surtout son
soit pour le criminel lui-même, soit pour la société civile, mais doit exécution. En ce sens, ce partisan absolument rigoureux et intrai-
uniquement lui être infligée, pour la seule raison qu'il a commis un table et inflexible de la peine de mort qu'est Kant serait en fait un
crime; en effet l'homme ne peut jamais être traité simplement abolitionniste de fait. Il est de jure pour la peine de mort et de facto
comme un moyen pour les fins d'autrui et être confondu avec les
contre elle, relançant par là même toute la question sur cette op-
objets du droit réel; c'est contre quoi il est protégé par sa person-
position du fait au droit. C'est là un paradoxe que nous explo-
nalité innée, bien qu'il puisse être condamné à perdre la personna-
lité civile. Il doit préalablement être trouvé punissable, avant que
rerons plus tard. Car comment faire que le calcul d'intérêt ne se
l'on songe à retirer de cette punition quelque utilité pour lui-même glisse jamais dans une condamnation à mort? et surtout, com-
ou ses concitoyens. La loi pénale est un impératif catégorique, et ment faire pour éviter la souffrance et le spectacle de la souffrance
malheur à celui qui se glisse dans les anneaux serpentins de l' eudé- dans l'exécution, la plus discrète ou la plus anesthésique soit-elle?)
monisme pour trouver quelque chose qui, par l'avantage qu'il
promet, le délivrerait de la peine ou l'atténuerait, d'après la sen- D'où, de nouveau, la question de l'anesthésie, que, après cette
tence pharisienne : « Mieux vaut la mort d'un homme que la cor- première incursion sur un certain théâtre du « prix de la vie », et
ruption de tout ~n peuple »; car si la justice disparaît, c'est chose donc de la « sur-vie », nous devons aborder encore, en laissant
sans valeur que le fait que des hommes vivent sur la terre. - Que attendre encore un peu, de sang-froid, le supplément d'enquête
doit-on penser du dessein suivant: conserver la vie à un criminel appelé par ce qu'il faudrait, donc,« épouser au prix de la vie».
condamné à mort, s'il acceptait que l'on pratique sur lui de dange-
reuses expériences et se trouvait assez heureux pour en sortir sain et
Peut-on désirer, ce qui s'appelle désirer, une anesthésie? Et
sauf, de telle sorte que les médecins acquièrent, ce faisant, un
désirer devenir insensible? Cette question pourrait se confondre
nouvel enseignement, précieux pour la chose publique? C'est avec
mépris qu'un tribunal repousserait le collège médical qui ferait une avec celle du suicide, mais n'allons pas trop vite. Elle pourrait
aussi, en langage kantien, nommer le désir, quasiment sublime,
1. 1. Kant, «Doctrine du droit>>, Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 216-
217. Dans la citation, les chevrons (< >) sont de l'édition de Kant. (NdÉ) 1. Ibid., p. 214-215 .

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000)
Onzième séance. Le 22 mars 2000

d'échapper au règne de la sensibilité ou de l'imagination, à l'es-


même un sur-vivre, question à laquelle Montaigne, dont je reviens
pace et au temps, c'est-à-dire au règne de la phénoménalité, c'est-
et vers lequel je reviendrai, répondait déjà de façon fort résolue en
à-dire du pathologique, de l'affect, de la réceptivité, c'est-à-dire
disant que la mort étant toujours la mort, qu'on se la donne ou
de l'empirique. Une certaine insensibilité, une certaine anesthésie
qu'on la reçoive, mieux vaut encore se la donner:
serait ainsi la condition de l'accès à une justice pure, intelligible et
transphénoménale, sur-vivant au-delà de la vie. Qu'est-ce qu'un Tout revient à un, que l'homme se donne sa fin, ou qu'il la
anesthésique au regard de la mort promise? Bien sûr, le bon sens souffre; qu'il coure au-devant de son jour, ou qu'ill' attende : d'où
et l'expérience nous l'enseignent, nous avons parfois, et parfois de qu'il vienne [ce jour, donc, ce jour de la mort], c'est tousjours le
façon absolument urgente, douloureuse, besoin d'anesthésique, et sien, en quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c'est le bout
nous y recourons. Mais peut-on désirer, ce qui s'appelle désirer un de la fusée. La plus volontaire mort, c'est la plus belle 1•
anesthésique, et à cet égard, ce qu'on appelle la mort, est-ce une
souffrance parmi d'autres, un exemple de douleur appelant un Je m'avoue fasciné par cette figure que je ne suis pas sûr de
antalgique ou bien tout autre chose, au regard de quoi la question comprendre, de la mort comme filet qui se rompt, « en quelque
de l'antalgique ou de l'anesthésie devrait être revue de fond en lieu que le filet se rompe», dit-il. Je ne sais pas ce que veut dire
comble? Montaigne, à quel fil de vie, à quel filet de sang, ou de pêche, ou
La dernière fois, et au dernier moment, nous nous apprêtions à de cirque il pense mais j'imagine, puisque nous sommes au théâtre
n?us demander que penser de tel anesthésique absolu, si on peut ou au cinéma, un trapéziste qui passerait sa vie à se jeter comme
d1re, la mort comme glissement insensible vers le sommeil ou plus un fou d'un trapèze l'autre en se fiant à un filet, réel ou non, à un
précisément, comme disait Camus en 1957 dans sa proposition phantasme de filet auquel il a la force ou la faiblesse de croire,
de « compromis » provisoire avec la peine de mort, « un anesthé- ce serait son opinion. Ce filet, il y croit et il meurt le jour où le
sique qui ferait passer le condamné du sommeil à la mort, un filet rompt, et c'est la chute sans filet, la mort volontaire, la belle
anesthésique qui resterait à sa portée pendant un jour au moins mort dont parle alors Montaigne. Cette mort serait alors celle d'un
pour qu'il en use librement» - «librement», dit bien Camus, trapéziste qui déciderait de mettre fin lui-même au filet ou à
comme si le condamné avait à choisir le moment ultime de la la croyance en ce filet imaginaire ou phantasmatique qui l'assu-
mort, comme si on lui laissait la liberté de mimer le suicide, en rait sur la vie, lui donnant à vivre et à survivre en trapéziste
quelque sorte, la liberté de se donner l'illusion qu'il était maître de infatigable 2•
sa mort, maître, en poète, de transfigurer son exécution en sui- Nous nous promettions d'analyser de plus près la structure en
cide; et Camus esf celui qui a écrit, au début du Mythe de Sisyphe, somme assez complexe et problématique de l'argumentaire de
en 1942 (pas n'importe quelle date) : «il n'y a qu'un problème Camus quant à une peine de mort qui serait liée non seulement à
philosophique vraiment sérieux, le suicide 1 », le suicide, donc la la religion, au christianisme, mais à l'Église catholique, et qui ne
possibilité de se donner la mort en s'élevant au-dessus de la vie
par un sur-vivre qui n'appartiendrait plus à la vie, en cessant d~ 1. Michel de Montaigne, « Coustume de l'isle de Cea », dans Albert Thi-
baudet (éd.), Essais, livre II, ch. III, Paris, Gallimard, coll. << Bibliothèque de la
faire de la vie, de « ma vie », de la 2 « ma vie », le prix absolu, le Pléiade», 1934, p. 386.
sans-prix, le hors-de-prix au-dessus de quoi rien ne vaut, pas 2. Ajout manuscrit de Jacques Derrida en marge du tapuscrit, et lu lors de la
séance : << Seule une grâce, une gracieuse grâce accordée peut alors le sauver et
1. A. Camus, Le Mythe de Sisyphe, dans Essais, op. cit. , p. 99. lui donner à survivre. Car nous ne parlons, ici, dans ce séminaire, sur le pardon
2. Tel dans le tapuscrit (et aussi infra, p. 381). (NdÉ) et le parjure et la peine de mort, que de grâce et de passion. Et de leur registre
chrétien ou non >>. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000) Onzième séance. Le 22 mars 2000

devrait
. , pas survivre
. dans une société ' ce sont ses mots ' « de'sacra- promettre le ciel, une autre survie, etc.? Vous savez qu'il y a des
lisee », la question devant sans cesse revenir, et elle reviendr _ condamnés à mort, nous en avions évoqué des exemples, je crois,
. d'h . d . a au
JOUr UI, e savoir ce que veut dire sacré, ou saint, ou indem avec Genet, qui refusent l'anesthésique religieux et la confession
sauf, inta~t, heilig, holy, etc. Der Gesestzgeber ist heilig, le légisr;:~ et la promesse de survie. Eh bien, Montaigne, dont j'ai eu la
teur est samt, ou sacré, dit Kant quand il plaide pour le mainti chance de visiter la tour la semaine dernière, Montaigne dont le
de la p~ine de mort et la ~oi pénale ~n général comme impéra~~ corps-à-corps retors et énigmatique avec le christianisme, voire
~at~gonque contre Beccana, comme Impératif catégorique, c'est- avec le judaïsme marrane qui hanta sa filiation du côté de la mère,
a-~u~ comme seul moyen de traiter dignement l'homme, ici le mériterait plus d'un séminaire, Montaigne qui est mort chrétien-
c:1mmel, en t~nt que fine? so! et no~ comme un moyen, logique nement dans son lit à la cinquantaine, assez vieux pour l'époque,
nche de. consequences pUisqu elle deboute a priori, nous venons certes, mais comme un ado pour la nôtre, et privé de tant d'autres
de le voir, tous les débats au sujet d'une utilité ou d'une inutilité vies à venir au-delà de la cinquantaine (j'ai eu beaucoup de peine
~e la p~ine .de ,~ort, d'une exemplarité ou d'une finalité empi- pour lui, qui est mort si jeune, en somme, j'ai eu pour lui un
nque, ~ u? ~n~eret quelconque à la peine de mort. Nous y revien- grand mouvement de compassion intime en me recueillant il y a
drons, Je 1ai du, mais sans doute l'année prochaine, si la vie nous quelques jours auprès de ce qu'il a sans doute le plus aimé- tenez,
est prêtée, et si quelque filet nous garde. j'ai envie de vous lire un passage dans De l'aage, au ch. LVII du
C'était une autre façon, disions-nous, de revenir à la récente livre I) 1• (Lire Montaigne, p. 363-364)
déclaration du Saint-Père et au vertige de la damnation éternelle.
Comme le Saint-Père n'a ni condamné la peine de mort 1 ni de- Je ne puis recevoir la façon, dequoy nous establissons la durée de
~a~dé pardon pour ce qui est plus qu'un péché par omission, nostre vie. Je voy que les sages l'accoursissent bien fort au prix de
SI c est encore un péché, on peut se demander, disions-nous, com- la commune opinion. Comment, dict le jeune Caton à ceux qui le
bien d~ temps la peine d~ ~or~ survivra au Saint-Père dans l'Église vouloyent empescher de se tuer, suis-je à cette heure en aage où
catholique et dans le chnsuamsme en général, et comment mesu- l'on me puisse reprocher d'abandonner trop tost la vie? Si n'avoit
il que quarante et huict ans. Il estimait cet aage là bien meur et
rer le temps de l'agonie du Fils. Toujours la question de la survie,
bien avancé, considerant combien peu d'hommes y arrivent : et
donc, et du sang dans la filiation.
ceux qui s'entretiennent de ce que je ne sçay quel cours, qu'ils
Le temps. de l' a~o?ie du Fils de Dieu, donc, et l'anesthésique nomment naturel, promet quelques années au delà, ils le pour-
absolu. Et SI la religiOn, avant même d'être définie < comme > roient faire, s'ils avoient privilege qui les exemptast d'un si grand
«_l'opium ~u' p~up~e », avait été l'anesthésique, la drogue antal- nombre d'accidens ausquels chacun de nous est en bute par une
gique destmee a ~aue passer la mort, à apaiser, atténuer, dénier, naturelle subjection, qui peuvent interrompre ce cours qu'ils se
oublier, distraire de la peine liée à la mort, mais aussi du même promettent. Quelle resverie est-ce de s'attendre de mourir d'une
co~p à' faire pAasser la peine .de mort pour une chose moins grave defaillance de forces que l' extreme vieil esse apporte, et de se pro-
qu Il n y parait, un sommeil ou une transition, en somme, vers poser ce but à nostre durée, veu que c'est l'espece de mort la plus
l'au~~elà, vers une s~rvie dans l'au-delà, le système de justification rare de toutes et la moins en usage? Nous l' appellons seule natu-
ch:euenne de la peme de .mort jouant le rôle d'anesthésique, les relle, comme si c' estoit contre nature de voir un homme se rompre
pretres et les confesseurs ntuellement commis à la dernière scène le col d'une cheute, s'estoufer d'un naufrage, se laisser surprendre à
confirmant qu'ils sont là pour adoucir une souffrance passagère et
1. On attendrait plutôt que cette parenthèse se ferme après la citation de
1. Lors de la séance, Jacques Derrida précise :« la semaine dernière "· (NdÉ) Montaigne, la phrase commencée plus haut s'achevant à sa suite. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Onzième séance. Le 22 mars 2000

la peste ou à une pleuresie, et comme si nostre condition ordinaire promettait qu'il souperait ce jour-là avec Notre Seigneur [do~c
ne nous presentoir à tous ces inconvenients. Ne nous flattons pas
avec le Fils de Dieu] : ''Allez-vous-y-en, vous, car de ma part, Je
de ces beaux mots : on doit, à l'aventure, appeller plustost naturel
jeûne" 1 ».
ce qui est general, commun et universel. Mourir de vieillesse, c'est
une mort rare, singuliere et extraordinaire, et d'autant moins natu- Ce passage (puisque je suis à Montaigne, j'y reste un peu), ce
relle que les autres; c'est la derniere et extreme sorte de mourir : passage confirme que l'idée de l'abolitionnisme, l'idée que la
plus e~le est esloignée de nous, d'autant est elle moins esperable; peine de mort fut un problème, n'avait pas émergé à l'époque (elle
c'est bren la borne au delà de laquelle nous n'irons pas, et que la loy attendra les Lumières, et ceci, une fois de plus, nous donne accès
de nature a prescript pour n' estre poinct outrepassée; mais c'est un à un problème sinon à une définition quant à l'essence des Lu-
sien rare privilege de nous faire durer jusques là. C'est une exemp- mières ou de l'Aujkliirung, ou de l' Enlightenment ou de l' Illu-
tion qu'elle donne par faveur particuliere à un seul en l'espace de minismo : cette essence de la clarté commune à rous ces éclaire-
deux ou trois siecles, le deschargeant des traverses et difficultez ments, l'essence de cette aube (dawn), ne serait-ce pas le crépuscule
qu'elle a jetté entre deux en cette longue carriere 1• de la peine capitale, le moment doublement crépusculaire où l'on
commence à penser la peine de mort, à la penser depuis sa fin,
Montaigne qui gardait dans sa chambre un prie-Dieu, au- depuis la possibilité de sa fin, depuis la possibilité d'une fin qui
dessus d'une chapelle à laquelle il était relié par un escalier qu'il vient poindre comme le jour, et déjà commence à condamner
avait fait aménager dans la pierre et à travers lequel, quand il était la condamnation à mort? Le siècle des Lumières, ce serait le le-
malade, il pouvait entendre le chant de la messe monter vers lui ver, le lever de soleil, le levant ou le levain d'une parole diagnosti-
(aujourd'hui le chant ou le cantique, sinon le cantique des can- quant, pronostiquant: la condamnation à mort est condamnée, à
tiques, lui parviendrait par voie de téléphone, voire d'un télé- échéance), ce passage de Montaigne, donc, à un moment où l'idée
phone qui garderait la voix vive enregistrée - comme sur un por- d'une condamnation à mort de la condamnation à mort n'avait
table), eh bien, Montaigne raconte au Livre I, ch. XIV («Que pas vraiment affleuré, nous explique, à travers une série d'exemples
le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l'opinion et de citations à la Montaigne, toutes les raisons qu'ont eues des
que nous en avons») 2 , il rapporte que tel condamné < à> mort hommes, et des femmes, et des enfants, de préférer quelque chose
refusa la confession comme une duperie ou un leurre par lequel il à la vie, et l'ont marqué à la façon dont ils ou elles ont accepté la
ne voulait pas se laisser tromper, étourdir, distraire, insensibiliser, mort, voire, le plus souvent, préféré la condamnation à mort et
anesthésier, marquant par là qu'il préférait aimer la vie, vivre en l'exécution, tout cela marquant qu'il y avait quelque chose qui
aimant, et mourir en aimant, mourir en aimant la vie, mourir valait plus que la vie, qui était au-dessus de la vie, comme une
vivant, en somme,. mourir de son vivant (comme Hélène Cixous sur-vie qui serait autre chose et mieux que la vie, une sur-vie qui
le dit, en Or, de son père 3), mourir de son vivant, mourir en pré- ne serait pas nécessairement une vie prolongée sur un autre mode
férant la vie, voire mourir d'aimer la vie plutôt que de s'en laisser et dans un autre monde, mais une survie sans vie, et qui donc
divertir par le leurre antalgique de la confession. Ce condamné à répondrait, correspondrait à quelque chose (mais quoi? mais
mort, note Montaigne, je cite, « répondit à son confesseur, qui lui
1. M. de Montaigne, « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne
partie de l'opinion que nous en avons >>, Essais!, édition présentée, établie et
1. M. de Montaigne, «De l'aage >>, dans Essais, op. cit., Livre I, ch. LVII, annotée par Pierre Michel, Gallimard, 1965, folio classique 1973 [1999),
p. 363-364.
p. 104. Lors de cette séance, Jacques Derrida se sert de deux éditions de
2. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ) Montaigne: l'édition «Pléiade >> dans le français de Montaigne et, pour !e
3. Hélène Cixous, Or, Paris, éditions Des femmes, 1997. chapitre XL du Livre 1, l'édition de Pierre Michel, en français moderne. (NdE)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Onzième séance. Le 22 mars 2000

qui?), à quelque chose ou à quelqu'un qui mériterait de «se faire de préférer quelque chose à la vie, au prix de la vie. Autrement dit,
épouser au prix de la vie ». la religion est ou donne le survivre de la survie. Si bien que ce
Dans les longs fragments que je vais citer, qui se passent fort discours et cette doxographie des doxai, des opinions assez fortes
bien de commentaire, la pensée en étant, je pense, fort claire, je pour élever au-dessus de la vie, fût-ce dans la condamnation à
soulignerai pourtant deux mots ou deux concepts qui risque- mort, ce discours doxographique sur la doxa, ce recueil d'opinions
raient, à la première audition, de ne pas recevoir toute l'accentua- sur l'essence de l'opinion, de l'opiner, du dire oui, c'est une thèse,
tion que je voudrais leur donner. C'est d'abord le mot ou le en somme, ou au moins une hypothèse de Montaigne sur l'es-
concept de force, le mot «forte» : ce qui permet de s'élever au- sence du religieux : le religieux de la religion, c'est toujours l'ac-
dessus de la vie, sur-vivant au-delà de la vivance de la vie, et de« se ceptation de la mort sacrificielle et de la peine de mort, à l'ombre
faire épouser au prix de la vie», c'est une force assez forte, et si d'un sur-vivre qui vaudrait mieux que la vie.
c'est la force d'une opinion («toute opinion est assez forte pour Je lis et commente maintenant certains de ces passages : (lire et
se faire épouser au prix de la vie»), n'oublions pas que le mot commenter Montaigne, p. 103-104-1 05)
et le concept d'opinion ont ici, eux-mêmes, une grande force :
Combien voit-on de personnes populaires, conduites à la mort,
« opiner », cela veut dire dire oui, juger en disant oui, en affirmant,
et non à une mort simple, mais mêlée de honte et quelquefois de
en croyant aussi, en y croyant en croyant, en y croyant, à opiner
griefs tourments, y apporter une telle assurance, qui par opiniâ-
ainsi, en tant que croyant. Opiner veut dire ici je crois, je te crois, treté, qui par simplesse naturelle, qu'on n'y aperçoit rien de chan-
je veux croire en toi, je crois croire en toi, vouloir croire et croire gé de leur état ordinaire; établissant leurs affaires domestiques, se
croire revenant ici au même ou s'entraînant selon le même élan ou recommandant à leurs amis, chantant, prêchant et entretenant le
le même mouvement de trapèze volant, ici au prix de la vie, le peuple; voire y mêlant quelquefois des mots pour rire, et buvant à
trapèze volant ici selon la force de ce qu'il faudrait épouser au prix leurs connaissances, aussi bien que Socrate. Un qu'on menait au
de la vie. Lopinion, ici, a la force d'un acte de foi qui dit oui, et gibet, disait que ce ne fût pas par telle rue, car il y avait danger
c'est la force de cette force, quand « l'opinion est assez forte », qu'un marchand lui fit mettre la main sur le collet, à cause d'une
c'est la force de cette force qui excède la vie, qui se fait épouser au vieille dette. Un autre disait au bourreau qu'il ne le touchât pas à la
prix de la vie, qui sacrifie la vie en somme à sa force, à la force ou gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il était chatouilleux.
à l'intensité de son oui, à son acte de foi ou d'amour, à sa croyance, I.:autre répondit à son confesseur, qui lui promettait qu'il souperait
à sa volonté, à son désir de croire, à son croire en croire. ce jour-là avec Notre-Seigneur:« Allez-vous-y-en, vous, car de ma
part, je jeûne ». Un autre, ayant demandé à boire, et le bourreau
D'où le deuxième mot et le deuxième concept que je voulais
ayant bu le premier, dit ne vouloir boire après lui, de peur de
accentuer dans le passage que je vais lire, celui de religion. prendre la vérole. Chacun a ouï faire le conte du Picard, auquel,
"Lexemple par excellence, en vérité l'essence de cette force de étant à l'échelle, on présenta une garce, et que (comme notre jus-
l'« opinion assez forte pour se faire épouser au prix de la vie», de tice permet quelquefois) s'il la voulait épouser, on lui sauverait la
cette foi jurée ou de cette croyance, c'est ce qu'on appelle la reli- vie : lui, l'ayant un peu contemplée, et aperçu qu'elle boitait :
gion, le religieux, la religiosité. Et Montaigne parle alors de toute «Attache, attache, dit-il, elle cloche». Et on dit de même qu'en
religion, non seulement de la chrétienne(« exemple de quoi, dira- Danemark un homme condamné à avoir la tête tranchée, étant sur
t-il, nulle sorte de religion n'est incapable») 1 -toute religion est l'échafaud, comme on lui présenta une pareille condition, la refusa,
capable, car c'est l'essence de la religion, toute religion est capable parce que la fille qu'on lui offrit avait les joues avalées et le nez trop
pointu. Un valet à Toulouse, accusé de hérésie, pour toute raison
1. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ) de sa créance se rapportait à celle de son maître, jeune écolier pri-

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Onz ième séance. Le 22 mars 2000

sonnier avec lui; et aima mieux mourir que se laisser persuader que aime la vie, ou aime à vivre ou vit à aimer, pour quiconque aime
son maître pût faillir. Nous lisons de ceux de la ville d'Arras, lorsque ce que la vie donne à aimer, un jour peut être une incalculable
le roi Louis onzième la prit, qu'il s'en trouva bon nombre parmi le éternité de souffrance ou de jouissance, ou de souffrance dans la
peuple qui se laissèrent pendre, plutôt que de dire: «Vive le roi ! ». jouissance, trop ou trop peu, trop et trop peu, infiniment trop
dans la séparation, infiniment trop peu dans la j_o~issance) , ~t
Au royaume de Narsinque, encore aujourd'hui les femmes de 1

leurs prêtres sont vives ensevelies avec leurs maris morts. Toutes avant de s'intéresser à tel anesthésique ou tranqmlhsant, somni-
autres femmes sont brûlées vives non constamment seulement,
fère ou « painkiller », à tel lexomil tout-puissant qui donnerait
mais gaiement aux funérailles de leurs maris. Et quand on brûle le
la mort comme le sommeil, qui laisserait la mort nous surprendre,
corps de leur roi trépassé, toutes ses femmes et concubines, ses
comme on dit, dans le sommeil, il faudrait en premier lieu trou-
mignons et toute sorte d'officiers et serviteurs qui font un peuple,
accourent si allègrement à ce feu pour s'y jeter avec leur maître, ver un anesthésique qui rendrait insensible non pas seulement à
qu'ils semblent tenir à honneur d'être compagnons de son trépas. la douleur mais au temps lui-même, c'est-à-dire à la sensibilité
[ ... ] même, voire à la forme de la sensibilité, comme Kant le dit du
Toute opinion est assez forte pour se faire épouser au prix de la temps (« forme de la sensibilité des objets inter~~s et des objets en
vie. Le premier article de ce beau serment que la Grèce jura et général»), là où la souffrance tien~ au temps ~u il faut calc_ul~r, au
maintint en la guerre médoise, ce fut que chacun changerait plutôt temps qui sépare, qui sépare un mstant de 1 autre ou qm separe
la mort à la vie que les lois persiennes aux leurs. Combien voit-on l'un de l'autre en général, le temps qui espace, l'espacement d~
de monde, en la guerre des Turcs et des Grecs, accepter plutôt la temps qu'il faut endurer dans le calcul ~e l'~ncalculable, une mi-
mort très âpre que de se décirconcire pour se baptiser? Exemple de nute, un jour, des semaines, etc. Je d01s dire que ce « _co_mpro-
quoi nulle sorte de religion n'est incapable 1• mis » proposé en conclusion par Camus, pour rendre, dit-il~ plus
décente la peine de mort ou son application, ce compromis me
Depuis la semaine dernière, je médite, si on peut appeler cela paraît à la fois sérieux et bien léger. Sérieux, il l'est parce q_u'il
méditer, cette étrange hypothèse de compromis avec la peine de indique une voie empirique, en effet, pour_allége: ou hu~an_iser
mort : un anesthésique propre à agir insensiblement, à insensibi- les choses (et n'oublions pas que Camus avait en tete la gmllotme,
liser insensiblement, et qui serait pendant un jour, un seul jour, à son texte s'intitule Réflexions sur la guillotine), mais il anticipe en
la disposition d'un condamné libre (Camus dit bien «libre- somme sur une certaine manière pour les États morticoles amé-
ment»), libre d'en user comme il voudrait au moment où ille ricains de réinstaller la peine de mort après l'arrêt de la Cour
voudrait. On se demande alors, à interroger tous les termes de suprême de 1972, la « lethal injection » avec anesthésiqu~ in_itial
cette hypothèse ~e compromis, ce que peut être le calcul de ce étant censée soustraire la mise à mort à ce concept constitution-
temps : un jour (pourquoi un jour, un jour seulement ou tout un nel de « cruel and unusual punishment » -ce qui fait que ce com-
jour qui peut ressembler à une éternité, une éternité de jouissance promis anesthésiai peut aussi bien confirmer et légit~mer e; ~uto­
ou de souffrance ou de douloureuse jouissance? Ou pourquoi riser la survie de la peine de mort au moment meme ou il en
seulement un jour : pour quiconque aime la vie, comme on dit, et atténue la souffrance, voire y promet la survie tout court.
reste attaché à ce droit de vivre dont Camus, nous y reviendrons, Anesthésie et religion, donc, voilà, le programme. ,.
dit, comme Hugo, qu'il est un« droit naturel 2 »,pour quiconque Sans savoir où va ce séminaire, on peut présumer qu il sera
toujours aussi vain de conclure de l'abolition universelle de la
1. M. de Montaigne, « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne
partie de l'opinion que nous en avons >>, Essais!, op. cit., p. 103-105.
2. A. Camus, Réflexions sur la guillotine, dans Essais, op. cit., p. 1055. 1. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Onzième séance. Le 22 mars 2000

peine de mort, si elle advient un jour, à la fin effective de toute celui de Jésus-Christ, que le sang, le vin ou le sucre lent de la vie
peine de mort, aussi vain que de croire que le végétarien s'abstient nous vienne ou non des Évangiles, du Cantique des cantiques et
effectivement de manger, réellement ou symboliquement, de la de ce qu'ils nous enseignent de l'amour comme amour de la vie,
chair vivante, voire de participer à tout cannibalisme. Comment de ma vie, de la « ma vie », c'est au fond, peut-être, assez secon-
aimer un vivant sans être tenté de le prendre en soi? Amour et daire à mes yeux. Disons de sang-froid que la Passion du Fils
eucharistie. Transsubstantiation. Mange-moi, ceci est mon corps, de Dieu n'est qu'un exemple. Un exemple de la passion. Mainte-
hoc est corpus meum, touto estin to soma mou. Gardez-le en sou- nant, que la forte opinion de certains le tienne pour le meilleur
venir de moi. Ce qui veut dire aussi, dans la bouche du Fils, exemple donné, pour l'exemple exemplaire du don ou du pardon
mangez-moi, gardez-moi, je pars (ou je meurs provisoirement), je d'amour, de la passion et de la grâce en général, qui doi_t mettre
sur-vis, c'est-à-dire je vais revenir, je reviens tout de suite, le temps fin à la peine de mort, donc mettre fin à l'Église, à cette Eglise du
ne compte pas, mais à la condition que, vivants, vous mangiez moins qui l'a soutenue et n'a pas encore demandé pardon pour
en attendant, que vous ayez le sang-froid de bien manger, de me cela, voilà sans doute un problème intéressant, et nous le posons,
manger, c'est-à-dire de manger pour moi, car il faut bien manger, nous l'envisageons en effet, mais qu'il nous suffise de dire ici que
comme dit l'autre, en m'attendant, il faut assimiler mon sang ou le Fils de Dieu n'est qu'un exemple, ou encore un exemplaire pour
le sang pour moi, mais sans moi, comme un sucre lent. Sens moi- nous - et devant cet abîme de ce que veut dire exemplarité, ou
sans moi. Le cannibalisme et la nourriture carnivore survivront «imitation de J.-C. »,devant cet abîme comme devant les autres,
toujours à la fin littérale des sacrifices humains ou au végétarie- gardons notre sang-froid. Lamour même en a besoin, de cette
nisme, comme le crime et comme la peine de mort survivront grâce accordée, pour se sauver, pour tenter à jamais de s'en tirer
toujours à la suppression de la peine de mort. Même quand la sain et sauf. Il lui faut veiller, il lui faut sur-veiller la survie, il lui
peine de mort sera abolie, même quand elle sera purement et sim- faut veiller à s'organiser, à travailler et à militer de sang-froid mais
plement, absolument et inconditionnellement abolie sur la terre ne jamais cesser d'en appeler à la chance de la grâce accordée.
elle survivra, il y en aura encore. On lui trouvera d'autres figures:
on inventera d'autres figures, d'autres tours à la condamnation à
mort, et c'est cette rhétorique au-delà de la rhétorique que nous
prenons ici au sérieux. Nous prenons ici au sérieux tout ce qui est
condamné, que ce soit une vie ou que ce soit une porte ou une
fenêtre - ou quoi ou qui que ce soit dont la fin serait promise,
annoncée, pronostiquée, édictée, signée comme un verdict.
N'ayons aucune illusion à ce sujet, même quand elle sera abo-
lie, la peine de mort survivra, elle aura d'autres vies devant elle,
et d'autres vies à se mettre sous la dent.
Mais ne point nourrir d'illusion à ce sujet, cela ne doit pas nous
empêcher, au contraire, c'est ça le courage et le sang-froid, de
militer, de nous organiser de sang-froid pour militer, en atten-
dant, pour ce qu'on appelle l'abolition de la peine de mort, et
donc pour la vie, pour la survie, dans l'intérêt sans prix de la vie,
pour sauver ce qui reste de vie. Que le corpus, ici, soit ou non

380
Index*

Abraham : 46, 48. Blanchot (Maurice) : 164-1 75, 179,


Abu-Jamal (Mumia) : 20, 79, 118, 180,186,228,239,338.
119,136,137,200,292,295. Bontems (Roger) : 86, 87, 88, 92, 93,
Alembert Oean Le Rond d') : 291. 94, 95, 97, 100, 102,105.
Allègre (Claude) : 30. Bost (M.) : 153.
Arasse (Daniel) : 268, 272-277. Bourru (docteur) : 270.
Arendt (Hannah) : 343. Braque (Georges) : 314.
Buffet (Claude) : 86-88, 93-95, 97,
Badinter (Robert): 85-88, 91-105, 105.
115, 136, 142, 143,291, 336. Buffon (Georges Louis Leclerc, comte
Bajorek Oennifer) : 186. de) : 291.
Bataille (Georges) : 166,170. Bush (George) : 112, 297, 302.
Baudelaire (Charles) : 186-189, 191,
192,201 -203,207,208, 234,239, Camus (Albert) : 60, 111, 116, 134,
261, 345, 346. 145,186,267,287,288, 295,309-
Beccaria (Cesare Bonesana, marquis 315,317, 319,320,332,337,338,
de) : 43, 75, 107, 135, 136, 137, 355,360-363,370,371 , 378,379.
139, 141-143, 155, 180, 182, 185, Capet (Louis) : 151.
227, 228,252,273, 278, 291-295, Cassin (René) : 196.
355-359, 366, 372. Chateaubriand (François René, vicomte
Benetton: 112, 240, 241. de): 160, 163.
Benveniste (Émile) : 351-354. Chouraqui (André) : 36, 38, 46.
Beyle (Henri) : voir Stendhal. Cixous (Hélène): 374.

* Cet index onomastique relève les occurrences des noms de personnes (hors
titres d'œuvres) uniquement dans le texte du Séminaire de Jacques Derrida et
dans les développements faits lors des séances, à l'exclusion, donc, de l'« Intro-
duction générale >> et de la << Note des éditeurs », ainsi que des notes infrapagi-
nales de strictes références bibliographiques, ou signées par les éditeurs.

383
Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000) Index

Clinton (Bill): 26, 91, 112, 116, 121 , 160, 161, 164, 166, 170, 171 , 176, Locke Qohn) : 39. Ravaillac (François) : 275.
122. 179, 185, 186, 188, 189, 191, 192, Louis-Philippe: 255, 286. Richelieu (Armand Jean du Plessis,
Colomb (Christophe): 270, 271. 196, 197, 200, 201, 205, 212, Louis XI : 288. cardinal de) : 288.
Courbet (Gustave): 188, 189, 191. 223,233,239,241-246,249,253, Louis XV: 275. Robespierre (Maximilien Marie Isidore
Crépet Qacques) : 188. 255-257, 259-261, 263, 265-267, Louis XVI: 44,151,162. de): 44, 140, 150, 151, 164, 166,
269-271, 273, 277-284, 286-289, Luc (saint) : 52, 62. 169,172,179,273,280,281,288,
Damiens (Robert François) : 76, 77, 291-293,295,310,345,346,378. Lustiger Qean-Marie) : 30. 341.
275. Hume (David) : 291. Luther (Martin): 36, 37, 324, 334. Ronel! (Avital) : 239.
Davis (Miles) : 63. Rossel (Louis) : 244-246, 253, 259.
Descartes (René) : 307, 308. Imbert Qean) : 90, 255. Maistre Qoseph de) : 254. Rousseau Qean-Jacques) : 39, 40-43,
Dhorme (Édouard) : 36, 45. Mallarmé (Stéphane): 165. 75, 86, 87, 126, 135, 163, 243,
Diderot (Denis): 43, 291. Jeanne d'Arc: 48, 49, 51, 57, 165. Mandela (Nelson) : 26. 291 , 357.
Dufy (Raoul) : 314. Jean (saint): 61-66, 172. Marat Qean-Paul) : 274. Royer-Collard (Pierre Paul) : 163.
Jefferson (Thomas) : 44, 292. Marc (saint) : 52.
Marie: 65-67,311. Sade (Donatien Alphonse François,
Edison (Thomas) : 254. Jésus: 30, 47-49, 51, 52, 57, 59,
Marx (Karl): 243, 245-249, 251,
Eichmann (Karl Adolf) : 343. 61-67,69,77, 115, 159, 172, 179, comte de Sade, dit le marquis de) :
261,262,276,288,289,345,346.
Élisabeth de Moscovie: 138, 139. 201,223,242,269,278,279,355, 166,167,179,226,228,229,238,
Massignon (Louis) : 48, 49.
381. 239.
Matisse (Henri) : 314.
Foucault (Michel): 74, 75. Saint-Just (Louis Antoine Léon) : 151,
Matthieu (saint) : 52.
Freud (Sigmund) : 226, 227, 229. Kafka (Franz): 174, 175. Meursault : 311, 312, 319. 164,166,169,1 72,179,228.
Freund Qulien) : 129. Kant (Immanuel) : 32, 33, 39, 123, Miller-El (Thomas].): 119-121. Sarat (Austin) : 292.
140, 149, 170, 180, 181, 182-185, Mirabeau (Honoré Gabriel Riqueti, Schabas (William): 123-128, 138,
Genet Qean): 57-63, 68, 71, 74, 97, 202,203,205-208,212,216,220, comte de) : 242. 193-195.
98, 142, 186, 373. 223, 225-230,238,239,252,253, Moïse: 35-38, 45, 46, 53. Schlegel Qean-Louis) : 129, 133.
Grotius (Hugo de Groot, dit) : 39. 256,257,271,308,360,366,367, Molière Qean-Baptiste Poquelin, dit):Schmitt (Carl): 107, 126-135, 137,
Guillotin Qoseph Ignace) : 100, 269- 369, 372, 379. 163, 306. 139, 147, 244.
271,274,276,279,284,285,289, Karr (Alphonse) : 346. Montesquieu (Charles de): 43, 135, Schopenhauer (Arthur) : 206-208,
290,295,297,304-307,309,317, Kaufmann (Sylvie) : 112. 291, 293, 295. 210.
321. Kelsen (Hans) : 130. Morel (Olivier) : 111. Shakespeare (William) : 103, 104.
Khomeiny (Rouhollah): 139. Shelley (Percy Bysshe): 60, 186,
Hallâj (Mansur Al-): 48, 49, 51, 52, Klossowski (Pierre) : 229. Nietzsche (Friedrich): 203-209,211- 279.
57. Koestler (Arthur) : 145, 309. 213, 215-228, 230, 231, 233-235, Shylock: 104, 221.
Hegel (Georg Wilhelm Friedrich) : 26, Krog (Antje) : 27. 237-239,345,346. Socrate: 27-29,34,46-49,51-53,57,
165,170,173,282,309,333. Nixon (Richard) : 89. 103,104,340,360,377.
Heidegger (Martin): 149, 308, 323- Labat (père) : 273. Spinoza (Baruch) : 232.
325, 334, 340. Lacan Qacques) : 226, 228-230, 239. Paine (Thomas) : 44. Stendhal (Henri Beyle, dit) 205,
Helvétius (Claude Adrien) : 291. La Fayette (Gilbert Motier de) : 44. Paulhan Qean) : 164. 206.
Hobbes (Thomas): 39. La Fontaine Qean de) : 163. Paul V1 : 332.
Holbach (Paul-Henri, baron d'): 291. Lamartine (Alphonse de) : 248, 250, Pichois (Claude) : 188.
Thomas d'Aquin (saint) : 54.
Holderlin (Friedrich) : 165. 255. Pilorge (Maurice) : 63, 68.
Thomas (saint) : 48, 255.
Homère: 28. La Porte (abbé) : 273. Platon : 29, 352.
Hugo (Charles): 158. Le Noir (abbé): 255. Pompidou (Georges): 105. Torrès (Henri) : 103.
Hugo (Victor): 60, 116, 134, 139, Lévinas (Emmanuel) : 35, 323. Turgot (Anne Robert Jacques) : 242.
Portia: 104.
140, 143, 145, 147-150, 152-158, Lévy (Thierry) : 86. Prejean (Helen): 114. Tutu (Desmond): 26.

384 385
Villiers de Lisle-Adam (Auguste, comte Wagner (Richard): 208, 210.
de): 276.
Weidmann (Eugène) : 58, 60-62, 68,
Voltaire (François Marie Arouet, dit) : 69.
44,160,163,227,228,291 . Wordsworth (William) : 60, 186.

Note sur les éditeurs de ce volume

GEOFFREY BENNINGTON enseigne la littérature et la philosophie


française à Emory University (Atlanta, USA) .

MARc CIŒPON est directeur de recherche au CNRS et directeur du


Département de philosophie de l'ENS, Paris.

THOMAS DUTOIT est professeur à l'université de Lille 3.


Table

Introduction générale .. ... . .. .. .. .. ... .. ... ... .. . .. ... .. ... .. ... .. ... . ... ... .... ... 9

Note des éditeurs .. .. ... .. ... .. ... .. .. .. ... ... ..... .. ... .. . .. . ... . .. ... ... ..... .. ... .. 13

PREMIÈRE SÉANCE. Le 8 décembre 1999 ... ............... .... ... .. .. .. ... . 23

PREMIÈRE SÉANCE. Le 8 décembre 1999 (suite) .. ........... ......... .. 57

DEUXIÈME SÉANCE. Le 15 décembre 1999 .... .. ... .. ... ....... ....... .... 81

TROISIÈME SÉANCE. Le 12 janvier 2000 .. .. .. ... ... .. ..... ....... .... ... .. . 109

QUATRIÈME SÉANCE. Le 19 janvier 2000 ....... .............. .............. 147

CINQUIÈME SÉANCE. Le 26 janvier 2000 .. .. ..... ... .. ... ... .. ....... ...... 179

SIXIÈME SÉANCE. Le 2 février 2000 .. .. ... .. ... .. ... .. ..... .. .... ... ....... .. . 199

SEPTIÈME SÉANCE. Le 9 février 2000 .................... ........... ..... ... .. 235

HUITIÈME SÉANCE. Le 23 février 2000. ... .......... ......................... 265

NEUVIÈME SÉANCE. Le 1°'/8 mars 2000 .................................... 299

DIXIÈME SÉANCE. Le 15 mars 2000 .......... ... .. ......... .. ....... .. .. ... .. 331

ONZIÈME SÉANCE. Le 22 mars 2000 ......................................... 365

Index..................... ...... ... .. .... .... ......................................... ...... 383

Note sur les éditeurs de ce volume .. .. .. . .. ..... .. .. .. ... .. ... ... ... .. .. ... .. 387

Reproduction des textes .... . .. .. .. .. .. ... .. .............. .. .. ... ... .. . ... ... .. .. .. 389

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