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CONSEILS & SOUVENIRS

Souvenirs d'une novice recueillis par Sœur Geneviève de la Sainte Face -


Notes de Céline Martin qui lui ont servi pour ses témoignages aux Procès
de Thérèse
marc m. Dan archive.org d’après archives-carmel-lisieux.fr
table des matières

MAITRESSE DES NOVICES


Le 20 février 1893, la Révérende Mère Agnès de Jésus, élue prieure du
Carmel de Lisieux, nomma Maîtresse des novices Mère Marie de
Gonzague, qu'elle remplaçait à la tête de la Communauté. Peu après, elle
demanda à Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus — âgée seulement de vingt ans,
mais dont elle connaissait mieux que personne l'intelligence et les vertus —
de s'occuper discrètement de ses compagnes, de recevoir leurs confidences
et de les former à la vie religieuse.

Il n'y avait alors au noviciat, avec la Sainte, que deux Soeurs [converses] :
Soeur Marthe de Jésus et Soeur Marie-Madeleine du Saint-Sacrement.
Successivement, entrèrent au Carmel de Lisieux et se joignirent à elles :
Soeur Marie de la Trinité, le 16 juin 1894; Soeur Geneviève de la Sainte
Face, le 14 septembre 1894, et sa cousine, Soeur Marie de l'Eucharistie, le
15 août 1895.

Le 21 mars 1896, Mère Marie de Gonzague fut réélue prieure et décida de


cumuler cette charge avec celle de Maîtresse des novices. La Révérende
Mère Agnès de Jésus lui conseilla de se faire aider le plus possible par
Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus qui s'était si parfaitement acquittée de la
mission à elle confiée, depuis trois ans. Mère Marie de Gonzague entra
facilement dans ces vues et laissa — pratiquement — toute la direction du
noviciat à Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, qui fut donc maîtresse, sans en
porter le titre, jusqu'à sa mort, 30 septembre 1897.

Ce n'est qu'après avoir ainsi remplacé Mère Marie de Gonzague au noviciat


— c'est-à-dire à partir de mars 1896 — qu'elle rassemblait chaque jour les
novices après vêpres, de deux heures et demie à trois heures. [Selon l'usage
d'alors.] Elle ne leur faisait pas de conférence proprement dite. Son
enseignement n'avait rien de systématique. Elle lisait ou faisait lire quelques
passages de la Règle, des constitutions ou du Coutumier dit Papier
d'exaction, donnait les quelques explications ou précisions qu'elle jugeait
utiles, ou répondait aux questions que posaient les jeunes Soeurs, puis
reprenait leurs manquements, s'il y avait lieu, et parlait familièrement avec
elles sur ce qui pouvait les intéresser à ce moment-là, en fait de spiritualité
ou même de travail en cours.

Dans ses conversations particulières avec les novices, la Sainte donnait les
conseils les mieux adaptés à chacune. Elle éclairait les cas de conscience et
les difficultés de ses novices selon leurs tendances personnelles, leurs
besoins propres, leurs épreuves ou leurs joies actuelles. Il arrivait que tels
conseils donnés à l'une n'auraient pu convenir à l'autre. Ceci avait été
souligné par la Sainte elle-même. On remarquera dans le passage suivant un
rare don surnaturel de psychologie qui se retrouve dans tout l'exercice de sa
fonction auprès des novices :

… J'ai vu d'abord que toutes les âmes ont à peu près les mêmes combats,
mais qu'elles sont si différentes d'un autre côté que je n'ai pas eu de peine à
comprendre ce que disait le Père Pichon : Il y a bien plus de différence entre
les âmes qu'il n'y en a entre les visages. Aussi est-il impossible d'agir avec
toutes de la même manière... On sent qu'il faut absolument oublier ses
goûts, ses conceptions personnelles et guider les âmes par le chemin que
Jésus leur a tracé, sans essayer de les faire marcher pas sa propre voie [MSs.
C., 23, v°]

… Qu'arriverait-il si un jardinier maladroit ne greffait pas bien ses


arbustes ? S'il ne savait pas reconnaître la nature de chacun et voulait faire
éclore des roses sur un pêcher ?... Il ferait mourir l'arbre qui cependant était
bon et capable de produire des fruits.

C'est ainsi qu'il faut savoir reconnaître dès l'enfance ce que le Bon Dieu
demande aux âmes, et seconder l'action de sa grâce, sans jamais la devancer
ni la ralentir.

C'est à propos de l'éducation des enfants que la Sainte faisait ces


observations si judicieuses. Comme elle sut en tenir compte dans cette
éducation des âmes qu'est la formation donnée au noviciat !

En s'inspirant aussi de ces remarques, chacun fera dans ces Conseils et


Souvenirs, le choix qui correspond le mieux à ses besoins personnels, car
tous ne peuvent convenir indistinctement à chaque lecteur.

Si elle était d'une grande bonté, notre sainte Maîtresse était aussi d'une
grande fermeté et ne nous passait absolument rien. Aussitôt qu'elle s'était
aperçue de quelqu'imperfection, elle allait trouver la coupable et, bien que
cela lui coûtât beaucoup, rien ne pouvait l'empêcher de faire son devoir.

Un jour, dans un doux épanchement, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me


dit :
Le temps que j'ai passé à m'occuper des novices a été pour moi une vie de
guerre, de lutte. Le bon Dieu a travaillé pour moi..., je travaillais pour Lui,
et jamais mon âme n'a autant avancé... Je ne cherchais pas à être aimée, je
ne m'occupais pas de ce qu'on pouvait dire ou penser de moi, je ne
cherchais qu'à contenter le bon Dieu, sans désirer que mes efforts portent
leur fruit. Oui, il faut semer le bien autour de soi, sans s'inquiéter s'il lève. A
nous le travail, à Jésus le succès. Ne pas craindre la bataille quand il s'agit
du bien du prochain, reprendre en dépit de sa tranquillité personnelle et
beaucoup moins dans le but de réussir à ouvrir les yeux des novices, que
dans celui de servir le bon Dieu. Et pour qu'une réprimande porte du fruit, il
faut que cela coûte de la faire et n'avoir pas une ombre de passion dans le
coeur.

Ce témoignage est exact. Je remarquais son grand renoncement, sa patience


à nous écouter, à nous instruire, sans chercher aucune joie ni distraction. Je
m'apercevais aussi de son désintéressement et du zèle avec lequel elle
s'occupait des novices moins bien douées, leur montrant toujours la plus
grande affection. Elle avait le respect des âmes quelles qu'elles soient.

A tout ce que nous lui disions, elle avait une réponse et, pour se faire bien
comprendre, citait des textes de la Sainte Ecriture ou racontait des histoires
qui nous gravaient dans la mémoire les vérités qu'elle voulait nous
inculquer.

J'admirais sa grande sagacité pour dépister les ruses de la nature, les divers
mouvements de notre âme. Elle avait en effet une perspicacité toute céleste,
à tel point qu'on croyait parfois qu'elle lisait dans notre pensée. On la sentait
vraiment inspirée, je la consultais, croyant qu'elle ne pouvait pas se tromper
et que le Saint-Esprit parlait par sa bouche, sans cependant que rien sortît de
l'ordinaire et qu'elle parût se douter de la grâce qui opérait par elle.

Il arrivait à ses novices de la déranger à temps et à contretemps, de la


tracasser, de lui faire des questions indiscrètes sur ce qu'elle écrivait — le
manuscrit de sa vie — ou quelque lettre à l'un de ses frères spirituels.
Jamais je ne l'ai vue répondre d'une façon tant soit peu impatiente, brusque
ou même empressée. Elle était toujours calme et douce.
Comme elle s'en est elle-même rendu témoignage, quand il s'agissait de dire
la vérité, elle ne reculait devant rien et n'avait aucune peur de la guerre. S'il
fallait nous reprendre, elle ne calculait pas avec ses forces. Je la vois encore,
tremblante de fièvre, la gorge en feu, dans les derniers mois de sa vie,
retrouver toute sa vigueur pour flétrir et corriger une novice. Dans une de
ces occasions, elle me dit : Il faut que je meure les armes à la main, ayant à
la bouche le glaive de l'Esprit qui est la parole de Dieu. [règle du Carmel]

Sa prudence
Au début de sa charge de Maîtresse des novices, quand nous lui racontions
nos combats intérieurs, notre chère petite Soeur cherchait à nous apaiser soit
par le raisonnement, soit en nous démontrant avec clarté que telle de nos
compagnes n'avait pas tort. Ceci amenait de longues discussions qui
n'atteignaient pas le but désiré et n'étaient d'aucun profit pour nos âmes. Elle
s'en aperçut bien vite et changea de tactique. Au lieu d'essayer de nous
enlever nos combats en détruisant leur cause, elle nous les faisait regarder
en face...

Ainsi, par exemple, si j'allais lui dire : Nous voilà au samedi, et ma


compagne d'emploi, chargée de remplir le coffre à bois cette semaine, n'a
pas pensé à le faire, alors que j'y mets tant de soin lorsque c'est mon tour !,
elle essayait de me familiariser avec la chose même qui me jetait dans
l'indignation. Sans chercher à faire disparaître le noir tableau que je traçais
sous ses yeux ou à essayer de l'éclaircir, elle m'obligeait à le considérer de
plus près et elle paraissait se mettre d'accord avec moi :

Eh bien ! admettons, je conviens que votre compagne a tous les torts que
vous lui attribuez...

Elle agissait ainsi pour ne pas me rebuter et travaillait ensuite sur cette base.
Petit à petit, elle arrivait à me faire aimer mon sort, à me faire même désirer
que les Soeurs me manquent d'égards et de prévenance, que mes compagnes
remplissent imparfaitement leurs obédiences, que je sois grondée à leur
place, accusée d'avoir mal fait ce dont je n'étais même pas chargée. Enfin,
elle m'établissait dans les sentiments les plus parfaits. Puis, quand cette
victoire était gagnée, elle me citait des exemples ignorés de vertu de la
novice accusée par moi. Bientôt, le ressentiment faisait place à l'admiration
et je pensais que les autres étaient meilleures que moi.

Mais, bien plus, si elle savait que le fameux coffre à bois avait été rempli
par cette Soeur, depuis la visite que j'y avais faite, elle se gardait de me le
dire, quoique cette révélation eût anéanti mon combat du premier coup.
Suivant donc le plan que je viens de tracer, quand elle avait réussi à me
mettre dans des dispositions parfaites, elle me disait simplement : Je sais
que le coffre est rempli.

Quelquefois, elle nous laissait la surprise d'une découverte analogue et


profitait de la circonstance pour nous démontrer que bien souvent on se
donne des combats pour des raisons qui n'en sont pas et sur de pures
imaginations.

On s'étonnera sans doute, à cette occasion, et en d'autres passages de ce


livre, que des religieuses aient à livrer de telles luttes contre la nature.
J'avoue avoir moi-même partagé cet étonnement au début de ma vie
carmélitaine. Il me semblait qu'après avoir consenti au sacrifice de la
séparation d'avec la famille et du renoncement total au monde, il devait être
aisé de porter les mille petits heurts de la vie commune. Je fus bien vite
détrompée, et par expériences personnelles.

Le cloître ignore les mille distractions qui servent de diversion à la


sensibilité blessée, celle-ci éprouve donc plus à vif les petits malentendus
provoqués fatalement par des tempéraments, des éducations, des caractères
différents. On voit telle âme, héroïque devant de grandes immolations,
devoir livrer une lutte à mort à propos de menus incidents. C'est ce que me
fit remarquer Soeur Thérèse, en présence de faits à l'appui, comme je le
dirai dans la suite.

Ce combat de tous les instants est particulièrement méritoire. Il explique le


mot, souvent cité, d'une religieuse expérimentée : Mon calice, c'est la vie
commune. Il donne tout son prix à la belle charité qui fleurit dans les
monastères. Notre Sainte, qui avait su si totalement triompher de ces
épreuves et pacifier son âme, apportait toute sa vigilance à nous aider à
franchir ces mêmes obstacles. Sa petite Voie, sa petite Doctrine, y faisaient
merveille.

Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me parlait à moi, sa soeur et sa novice,


parce qu'elle en avait la permission, étant chargée de ma direction, mais je
me suis souvent aperçue qu'elle se privait de s'épancher pour ce qui la
regardait personnellement. Elle ne nous confiait pas ses peines, son principe
étant qu'une Supérieure doit s'oublier complètement et, quand on lui fait
part d'une souffrance intime ou d'un malaise de santé, ne pas se plaindre de
ces mêmes maux. Ainsi elle nous faisait du bien sans chercher à s'en faire à
elle-même, sans s'attirer aucune consolation du coeur.

Elle me dit en confidence qu'en prenant la charge du noviciat, elle avait tout
d'abord demandé au bon Dieu de ne jamais être aimée humainement, ce qui
lui fut accordé. [Dans la conduite des novices dont elle eut la charge, il est
remarquable qu'elle ne cherche jamais à se concilier leur affection par les
concessions de la prudence humaine. Elle ne voyait que l'intérêt de leur
perfection religieuse et tâchait de le procurer même aux dépens de sa
popularité. J'ai été cent fois témoin de la fidélité qu'elle avait à agir envers
elles suivant sa conscience./ [Rév. Mère Agnès de Jésus, Déposition au
Procès de Canonisation, Summarium § 1552]

Nous l'aimions beaucoup, mais nulle d'entre nous n'était tentée d'entretenir à
son égard une affection folle et inconsidérée, qui est souvent le partage de la
jeunesse. Nous recourions à elle par un besoin de vérité.

Quelques Soeurs anciennes, remarquant sa prudence, vinrent aussi la


consulter en secret. Son ascendant venait surtout de sa vertu, de son désir
d'attirer les âmes au bon Dieu, et des moyens qu'elle employait pour
réussir : l'abnégation totale et la prière. Souvent, pendant nos entretiens, elle
élevait son coeur vers Dieu et bien des fois je discernai ce mouvement
intérieur.
PAUVRETE SPIRITUELLE - ESPRIT D’ENFANCE -
CONFIANCE

Humilité
Parmi toutes les vertus, l'humilité surtout atteignit chez sainte Thérèse de
l'Enfant-Jésus les dernières limites et c'est pour être plus humble et plus
petite qu'elle suivit la Voie d'enfance spirituelle, ou plutôt c'est cette Voie,
suivie fidèlement, qui la rendit humble et simple comme un petit enfant.

Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus considérait avec joie que, malgré ses neuf
ans de vie religieuse, elle avait toujours été au noviciat, ne faisant pas partie
du Chapitre conventuel et regardée comme une petite. [Elle aurait dû, en
effet, quitter le noviciat, selon la coutume d'alors, trois ans après sa
profession, c'est-à-dire en septembre 1893, mais d'après une interprétation
courante des lois, on n'admettait pas, comme capitulantes, plus de deux
soeurs de la même famille. La Révérende Mère Agnès de Jésus et Soeur
Marie du Sacré-Coeur étant capitulantes, leur jeune soeur n'occupa jamais,
au Chapitre du Couvent, la place qui lui revenait de droit et n'y eut ni voix,
ni séance. Chargée de la formation des novices, sous l'autorité de la Mère-
Maîtresse en titre, elle demeura avec elles, comme leur doyenne, jusqu'à sa
mort.]

Seigneur, souffrir et être méprisé !


Quand elle souffrit l'épreuve si humiliante de la maladie de notre Père
vénéré, elle montra que ses désirs de mépris n'étaient pas lettre morte.

Que de fois, depuis son adolescence, n'avait-elle pas répété, avec


enthousiasme, cette parole de saint Jean de la Croix : Seigneur, souffrir et
être méprisé pour vous ! C'était le thème de nos aspirations quand, aux
fenêtres du Belvédère, nous devisions ensemble sur la vie éternelle.
Aimer qu'on vous commande et vous blâme
Il faudrait surtout, me disait-elle, être humble de coeur et vous ne l'êtes
point, tant que vous ne voulez pas que tout le monde vous commande. Vous
êtes de bonne humeur tant que les choses vous réussissent, mais aussitôt
qu'elles ne vont plus à votre idée, votre figure se rembrunit. Et cela n'est pas
la vertu. La vertu c'est de se soumettre humblement sous la main de tous,
c'est de vous réjouir de ce qu'on vous blâme [Imit. L. III ch. 49].

Au commencement de vos efforts, la même contrariété paraîtra à l'extérieur


et les créatures vous jugeront aussi imparfaite, mais c'est là le plus beau de
l'affaire, car vous pratiquerez l'humilité, qui consiste non pas à penser et à
dire que vous êtes remplie de défauts, mais à être heureuse que les autres le
pensent et même le disent.

Nous devrions être très contentes que le prochain nous dénigre quelquefois
car si personne ne faisait ce métier-là que deviendrions-nous ? C'est notre
petit profit...

Au cours d'une fête de Communauté où l'on avait représenté une récréation


pieuse de sa composition, elle fut reprise sur sa longueur et on la fit
interrompre. — C’était le cantique de « l’Ange du désert », dans la pièce de
la « Fuite en Egypte », 21 janvier 1896 — Je la surpris, dans la coulisse,
essuyant furtivement quelques larmes; puis, s'étant ressaisie, elle resta
paisible et douce sous l'humiliation.

C'est avec une joie céleste que Soeur Thérèse acceptait tout reproche, non
seulement des Supérieures, mais des inférieures. Ainsi, elle se laissait dire
des choses désagréables par les novices, sans jamais les gronder à ce
moment-là.

Je veux bien accepter les remarques quand elles sont justes, lui disais-je;
dès que j'ai tort, j'en conviens, mais je ne puis supporter les réprimandes si
je ne suis pas en faute.

— Pour moi, reprit-elle, c'est tout le contraire, je préfère être accusée


injustement, parce que je n'ai rien à me reprocher et j'offre cela au bon Dieu
avec joie; ensuite je m'humilie à la pensée que je serais bien capable de faire
ce dont on m'accuse.

Il me semble, avouait-elle simplement, que l'humilité, c'est la vérité. Je ne


sais pas si je suis humble, mais je sens que je vois la vérité en toutes choses.

C'était son habitude de se classer parmi les faibles, d'où est venue
l'appellation de « petites âmes ».

Dans les instructions particulières qu'elle faisait à chacune de ses novices, il


fallait toujours en revenir à l'humilité. Le fond de son enseignement était de
nous apprendre à ne pas nous affliger en nous voyant la faiblesse même,
mais plutôt à nous glorifier de nos infirmités... C'est si doux de se sentir
faible et petite !, disait-elle. [Il est trop clair que la Sainte n'entendait
nullement approuver l'acceptation sans combat des fautes morales, même
légères. Semblable attitude lui eût paru attentatoire aux droits de Dieu. On
sait avec quelle vigueur elle dénonçait l'erreur spécieuse du quiétisme [voir
p.49]. Elle eût applaudi au langage si ferme de Sa Sainteté le Pape Pie XII,
déplorant en son message du 23 décembre 1949, que certains fassent du péché
une simple faiblesse, et de la faiblesse jusqu'à une vertu. Ce que Thérèse
souligne maintes fois en sa petite Doctrine, c'est la nécessité fondamentale
pour la créature de ne pas croire en sa propre force, de ne pas s'appuyer sur
ses propres mérites, mais de compter exclusivement sur la grâce divine,
seule capable d'inspirer, d'aider, de couronner nos efforts et de prêter
vigueur à notre bonne volonté. Reconnaître, accepter, aimer sa faiblesse, ce
n'est donc pas excuser le péché ni s'en accommoder, c'est s'établir dans la
vérité, perdre toute illusion sur soi-même et faire jaillir du fond même d'une
misère mieux discernée le cri de confiance éperdue en l'infinie miséricorde.
Cela vaut à plein pour les impuissances, les dépressions, les tentations, les
épreuves, les imperfections, les échecs qui échappent à la fragilité humaine
et sur lesquels les novices auxquelles la Sainte s'adressait, avaient tendance
à s'appesantir. Cela vaut encore, mais avec des nuances importantes —
d'autres textes thérésiens, notamment l'émouvante finale du Manuscrit C.,
folio 26 verso, le montrent à l'évidence — pour l'héritage des fautes
passées, fussent-elles accablantes, comme celles de la Samaritaine, de la
femme adultère, du bon larron, de la pécheresse du désert. Ces fautes, on ne
peut les aimer; on doit les regretter et en prévenir le retour : mais, loin de
s'en désespérer ou de s'en dépiter orgueilleusement, il faut en tirer
humblement parti pour mieux se défier de soi et se confier d'autant plus à
l'Amour Miséricordieux qui pardonne, qui relève et qui comble. Thérèse
rejoint ici le mot célèbre de saint Augustin interprétant et complétant saint
Paul : Pour ceux qui aiment Dieu, tout tourne à bien, même les péchés.]

Vous avez une petite chienne...


En une circonstance où Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus m'avait montré tous
mes défauts, j'étais triste et un peu désemparée. Moi qui désire tant posséder
la vertu, pensai-je, m'en voilà bien loin, je voudrais tant être douce, patiente,
humble, charitable, ah ! je n'y arriverai jamais !... Cependant, le soir, à
l'oraison, je lus que sainte Gertrude exprimant ce même désir,
Notre-Seigneur lui avait répondu :
En toutes choses et par-dessus tout, aie bonne volonté, cette seule
disposition donnera à ton âme l'éclat et le mérite spécial de toutes les vertus.
Quiconque a bonne volonté, désir sincère de procurer ma gloire, de me
rendre grâces, de compatir à mes souffrances, de m'aimer et de me servir
autant que toutes les créatures ensemble, celui-là recevra indubitablement
des récompenses dignes de ma libéralité et son désir lui sera quelquefois
plus profitable que ne le sont à d'autres leurs bonnes oeuvres.

Très contente de cette bonne parole, toute à mon avantage, j'en fis part à
notre chère petite Maîtresse qui surenchérit et ajouta :

Avez-vous lu ce qui est rapporté dans la vie du Père Surin ? Il faisait un


exorcisme et les démons lui
dirent : Nous venons à bout de tout, il n'y a que cette chienne de bonne
volonté à laquelle nous ne pouvons pas résister ! Eh bien ! si vous n'avez
pas de vertu, vous avez une petite chienne qui vous sauvera de tous les
périls; consolez-vous, elle vous mènera au Paradis ! — Ah ! quelle est l'âme
qui ne désire pas posséder la vertu ! C'est la voie commune ! Mais que peu
nombreuses sont celles qui acceptent de tomber, d'être faibles, qui sont
contentes de se voir par terre et que les autres les y surprennent !
Sujets d’humiliation
Un jour que j'étais découragée et que j'attribuais cet état de dépression à ma
fatigue, elle me dit:
« Il ne faut jamais croire, quand vous ne pratiquez pas la vertu, que cela est
dû à une cause naturelle comme la maladie, le temps ou le chagrin. Vous
devez en tirer un grand sujet d'humiliation et vous ranger parmi les petites
âmes, puisque vous ne pouvez pratiquer la vertu que d'une façon si faible.
Ce qui vous est nécessaire maintenant, ce n'est pas de pratiquer des vertus
héroïques, mais d'acquérir l'humilité. Pour cela, il faudra que vos victoires
soient toujours mêlées de quelques défaites, de sorte que vous n'y puissiez
penser avec plaisir. Au contraire, leur souvenir vous humiliera en vous
montrant que vous n'êtes pas une grande âme. Il y en a qui, tant qu'elles sont
sur la terre, n'ont jamais la joie de se voir appréciées des créatures, ce qui
les empêche de croire qu'elles ont la vertu qu'elles admirent chez les autres.

Un petit moyen
Dernièrement, me dit-elle, j'ai eu un mouvement de nature avec une Soeur,
je crois qu'elle ne s'en est pas aperçue, le combat étant intérieur; cependant,
je me suis nourrie de la pensée qu'elle m'avait trouvée sans vertu et j'ai été
bien heureuse de m'y sentir. »

Une autre fois, dans une occasion semblable, elle me disait : « Cela me
comble de joie d'avoir été imparfaite, aujourd'hui le bon Dieu m'a fait de
grandes grâces, c'est une bonne journée… Je lui demandai alors comment
elle pouvait éprouver ces sentiments ? Mon petit moyen, me répondit-elle,
c'est d'être toujours joyeuse, de toujours sourire, aussi bien quand je tombe
que lorsque je remporte une victoire.

Cette âme si forte doutait tant d'elle-même qu'elle se croyait capable des
plus grands péchés. Elle avait écrit au bas d'une image de Jésus en croix ces
mots qui traduisent les dispositions habituelles de son âme : Seigneur, vous
savez bien que je vous aime..., mais ayez pitié de moi, car je ne suis qu'un
pécheur.
Elle me citait un petit fait où elle avait touché du doigt la frivolité humaine
à laquelle personne ne peut se soustraire.

La nuit de Noël 1887 où elle espérait entrer au Carmel fut pour elle une
extraordinaire épreuve ; après toutes ses démarches, se voyant encore dans
le monde, son âme était à l'agonie.

Eh bien ! me dit-elle plus tard, croiriez-vous que malgré cet océan


d'amertume où j'étais plongée, j'ai cependant été contente d'étrenner mon
joli chapeau bleu, orné d'une colombe blanche ! [C'était une toque d'étamine
bleu marine, avec velours assorti, en même étoffe que sa robe.] Que ces
retours de la nature sont étranges !

La vraie joie
Je remarquais que quelque chose dont on se réjouissait, une pensée gaie,
même pieuse, finissait par fatiguer le coeur quand on s'y attachait et que la
persistance d'une joie devenait tristesse. Elle me répondit : En Dieu seul est
le repos, et la vraie joie qui ne fatigue jamais est celle que l'on puise dans le
mépris de soi-même. Ainsi à propos de votre faiblesse d'hier soir... [j'avais
versé quelques larmes parce que cela me coûtait d'aller à la visite des
malades après Matines, alors que j'étais très fatiguée, et une Soeur l'avait
vu] : si la Soeur qui vous a surprise vous juge sans vertu et que vous en
convenez vous-même du fond du coeur, voilà la vraie joie !
— Oh ! vous avez raison, je comprends si bien ce que je devrais faire, je le
vois clairement et je ne puis agir, non, jamais je ne serai bonne !

— Si, si, vous y arriverez, le bon Dieu vous y fera arriver.


— Oui, mais jamais les créatures ne s'en apercevront et si je tombe toujours,
on me trouvera toujours imparfaite, tandis que vous, elles vous
reconnaissent de la vertu.
— C'est parce que je ne l'ai jamais désiré ! Qu'on vous trouve toujours
imparfaite, c'est ce qu'il faut, c'est là votre gain. Se croire soi-même
imparfaite et trouver les autres parfaits, voilà le bonheur. Que l'on vous
reconnaisse sans vertu ne vous enlève rien et ne vous rend pas plus pauvre,
ce sont les autres qui perdent en joie intérieure, car il n'y a rien de plus doux
que de penser du bien du prochain. C'est tant pis pour vous, si vous vous en
humiliez pour l'amour de Dieu.

Je lui avouai : Je suis dans une disposition d'esprit où il me semble que je ne


pense plus.

— Ca ne fait rien, me répondit-elle, le bon Dieu connaît vos intentions et,


employant à dessein pour me faire sourire un petit jargon spécial bien connu
de nous deux, elle ajouta : Tant que vous serez humble, tant que vous serez
heureuse.

— Oh ! quand je pense, lui dis-je, à tout ce que j'ai à acquérir. — Dites


plutôt à perdre !... C'est Jésus qui remplira votre âme de splendeurs à
mesure que vous la débarrasserez de ses imperfections.

Vous n'arriverez pas à pratiquer la vertu, me disait-elle souvent : vous


voulez gravir une montagne et le bon Dieu veut vous faire descendre au
fond d'une vallée fertile où vous apprendrez le mépris de vous-même.

Le Saint qui jouait à la balançoire


Prenant trop à la lettre le conseil de saint Paul : Ayez soin de faire le bien,
non seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes, je rêvais
toujours de donner le bon exemple autour de moi, je voulais que les novices
me prennent pour modèle, aussi quand j'avais le malheur de tomber, je
croyais tout perdu :

Cela, me dit-elle, c'est de la recherche de soi-même, un faux zèle et une


illusion. On raconte qu'un Evêque, désirant connaître un saint qui jouissait
d'une haute réputation, alla le trouver accompagné des grands de son
entourage. Le saint, voyant de loin venir le Prélat avec sa cour, eut un
mouvement de vanité, c'est pourquoi, voulant réagir et apercevant des
enfants qui jouaient à la balançoire sur un tronc d'arbre, il en fit
promptement descendre un et se mit à sa place. L' Evêque le prit pour un
insensé et s'en retourna sans autre examen.
Ainsi souvent l'âme n'est pas assez forte pour porter la louange, elle doit
alors, parfois, sacrifier même un bien apparent, à sa propre sanctification.
Vous devriez vous réjouir de tomber car si, en tombant, il n'y avait pas
d'offense de Dieu, il faudrait le faire exprès afin de s'humilier.

Comme la sainte Vierge


Elle était indifférente à ce qu'on pensait d'elle, même quand les autres se
malédifiaient de quelque apparence. C'est ainsi qu'au début de sa maladie,
étant obligée d'aller prendre des remèdes quelques minutes avant les repas,
une Soeur ancienne s'en étonna et s'en plaignit, la trouvant irrégulière.
Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus n'aurait eu qu'un mot à dire pour s'excuser
et rendre le calme à cette Soeur. Elle se garda bien de le faire, prenant
exemple sure la conduite de la Sainte Vierge, qui préférait se laisser
diffamer plutôt que de s'excuser auprès de saint Joseph. Elle me parlait
souvent de cette conduite si simple et si héroïque.

Comme Marie, son grand moyen était le silence. Elle aimait garder toutes
choses en son coeur, ses joies comme ses peines; cette réserve fut sa force et
le point de départ de sa perfection, comme son cachet extérieur, car elle
était remarquable de pondération.

Pauvreté spirituelle
Pour souvenir de ma Profession, ma chère petite Soeur me peignit des
armoiries que j'avais composées avec la devise : Qui perd gagne. [C'est
d'après cet essai qu'elle eut l'idée de peindre les siennes.] Elle m'expliquait
que sur la terre, il fallait tout perdre, tout se laisser prendre pour arriver à la
pauvreté d'esprit.

Elle préférait que les autres reçoivent des grâces intérieures plutôt qu'elle-
même et je l'ai vue, ayant trouvé un livre qui lui faisait beaucoup de bien, ne
pas l'achever, le passer aux Soeurs et ne jamais pouvoir en terminer la
lecture.
SI le bon Dieu lui donnait des lumières, elle nous les communiquait autant
qu'elle le pouvait... Mais il y eut parfois de ces lumières vives et pénétrantes
qui ne firent que se montrer à elle sans lui laisser aucun souvenir : Aussitôt,
je voulais les ressaisir, me dit-elle, mais impossible; alors, au lieu de me
fatiguer à chercher ce qui avait produit cette joie dans mon âme, je me
contentais de jouir du baume qu'elle m'avait laissé sans savoir comment il
était venu, et j'étais heureuse de cette pauvreté...

Comme les petits enfants qui n'ont rien en propre et dépendent absolument
de leurs parents, elle voulait qu'on vive au jour le jour, sans faire de
provisions spirituelles.

Si le bon Dieu veut des belles pensées et des sentiments sublimes, il a ses
anges... Il pouvait même créer des âmes si parfaites qu'elles n'auraient eu
aucune des faiblesses de notre nature. Mais non, il met ses délices dans de
pauvres petites créatures faibles et misérables... Sans doute que cela lui plaît
mieux !

Ne s'appuyer sur rien


Soeur Thérèse se rappelait les paroles et les passages des Livres Saints pour
nourrir sa piété.
Je lui dis : « C'est ce que je voudrais, mais je n'ai pas assez de mémoire !
— Ah ! voilà que vous voulez posséder des richesses, avoir des
possessions ! S'appuyer là-dessus, c'est s'appuyer sur un fer rouge ! Il en
reste une petite marque ! Il est nécessaire de ne s'appuyer sur rien, même
pas sur ce qui peut aider la piété. Le rien, c'est la vérité, c'est de n'avoir ni
désir, ni espoir de joie. Qu'on est heureux alors ! Où trouvera-t-on quelqu'un
parfaitement exempt de la honteuse recherche de soi-même, dit l'Imitation,
il faut le chercher bien loin et jusqu'aux extrémités de la terre [Imitation,
I.II, XI, 4]. Bien loin, c'est-à-dire bien bas... Bien bas dans sa propre estime,
bien bas par son humilité, bien bas, c'est-à-dire quelqu'un de tout petit... »

Tout le monde recherche les augures


Elle me disait : Vous vous livrez trop à ce que vous faites, comme si chaque
chose était votre fin dernière et vous espérez sans cesse être arrivée; vous
êtes étonnée de tomber. Il faut toujours s'attendre à tomber ! Vous vous
préoccupez de l'avenir comme si c'était vous qui deviez l'arranger, je
comprends alors votre anxiété; vous êtes tout le temps à vous dire : O mon
Dieu, que va-t-il sortir de mes mains ! Tout le monde recherche ainsi les
augures, c'est la voie commune, ceux qui ne les recherchent pas ce sont
uniquement les pauvres d'esprit.

Vanité de l'estime des créatures


Je manifestais le désir que les créatures me tiennent compte de mes efforts
et remarquent mes progrès. Agir ainsi, répliqua vivement Soeur Thérèse,
c'est imiter la poule qui avertit tous les passants, dès qu'elle a pondu.
Comme elle, vous voulez, dès que vous avez bien agi, ou que votre
intention a été irréprochable, que tout le monde le sache et vous estime...
Quelle vanité de vouloir être appréciée de vingt personnes qui vivent avec
nous et qui s'occupent chacune, dans leur petit centre, de leurs intentions
respectives, de leur santé, de leur famille, de leurs progrès spirituels ou de
leurs intérêts personnels, qui laissent échapper des paroles plus ou moins
heureuses ! Mais en regardant les portraits des saints, je me dis qu'ils ont été
sujets eux-mêmes à bien des faiblesses, que de leur bouche sont sorties, à
l'occasion, des expressions tout humaines, parfois vulgaires. Alors je pense
que je ne veux être aimée, estimée qu'au Ciel… parce que là seulement tout
sera parfait.

C'est bien vrai qu'elle ne désirait être aimée et estimée qu'au Ciel, car sur la
terre elle n'avait jamais cherché qu'à être comptée pour rien. Que de fois ne
m'a-t-elle pas dit que : le mépris lui ayant paru trop glorieux, parce qu'on ne
peut mépriser que ce que l'on connaît, elle s'était passionnée pour l'oubli !

Contrairement à ma chère petite soeur, moi, toujours séduite par la vaine


gloire, je m’efforçais d’attirer l’attention sur mes sacrifices. Elle me disait
alors :
Vous êtes dans le faire valoir, vous ! Il y en a beaucoup qui exercent ce
métier-là, moi, je m'en garde bien, j'aurais peur de ne pas assez gagner. Au
contraire, je cache autant que possible ce que je fais et je le mets à la
banque du bon Dieu sans m'inquiéter si cela rapporte ou non.

Une fois, en riant, m'obligeant à lui présenter la main, elle m'écrivit, à


l'encre, sur un ongle : Amour du lucre et me força à garder quelque temps
cette marque !

Couvertures usagées et intérêt personnel


Comme nous battions des couvertures, il m'arriva de dire d'un air assez
mécontent de faire plus attention parce qu'elles étaient en très mauvais état.

Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me fit alors cette remarque :


Que feriez-vous si vous n'étiez pas chargée de raccommoder ces
couvertures ? Comme vous agiriez avec dégagement d'esprit ! Et si vous
faisiez observer qu'elles sont faciles à déchirer, comme ce serait sans
attache ! Ainsi, qu'en toutes vos actions, ne se glisse jamais l'ombre la plus
légère d'intérêt personnel.

La bague de Céline est perdue


Il s'agit d'un trait d'enfance qu'elle-même a relaté dans son manuscrit [Ms
A., 7, v°.] Elle avait deux ans quand on la conduisit au Mans pour être
présentée à notre tante Visitandine. Celle-ci lui donna un petit panier en
perles rempli de bonbons, sur lesquels se trouvaient deux bagues en sucre.
Aussitôt, le bébé s'écria : Quel bonheur, il y a une bague pour Céline ! Mais,
en se rendant à la gare pour rentrer à Alençon, elle s'aperçut que ses
bonbons étaient tous semés dans la rue et qu'une des précieuses bagues
avait disparu. La bague de Céline est perdue ! pensa-t-elle, et sa douleur fut
si grande qu'à ses larmes se mêlèrent des cris.

Plus tard, au Carmel, me racontant le fait, elle me dit : Regardez comme


l'amour de soi est inné en nous, car enfin pourquoi était-ce la bague de
Céline qui avait été perdue plutôt que la mienne ?
Faire le sacrifice de ne pas cueillir de fruits
Jusqu'à l'âge de quatorze ans, me confia-t-elle, j'ai pratiqué la vertu sans en
sentir la douceur, je n'en recueillais pas de fruits : mon âme était comme un
arbre dont les fleurs tombaient, à mesure qu'elles étaient écloses. Faites au
bon Dieu le sacrifice de ne jamais cueillir de fruits, c'est-à-dire de sentir
toute votre vie la répugnance à souffrir, à être humiliée, à voir toutes les
fleurs de vos bons désirs et de votre bonne volonté tomber à terre sans rien
produire. En un clin d'oeil, au moment de votre mort, il saura bien faire
mûrir de beaux fruits sur l'arbre de votre âme.

Le bon Dieu se plut à me montrer combien ma Thérèse avait raison, car je


lus, dans l’Ecclésiastique [1], ce passage que je lui communiquai et qui la
ravit : Il est tel homme manquant de force et abondant en pauvreté, et l'oeil
de Dieu l'a regardé en bien, et il l'a relevé de son humiliation, et il a élevé sa
tête; beaucoup s'en sont étonnés et ont honoré Dieu. Confie-toi en Dieu et
demeure à ta place, car il est facile au Seigneur d'enrichir tout d'un coup le
pauvre. Sa bénédiction se hâte pour la récompense du juste, et en un instant
rapide il fait fructifier ses progrès.
[1] Eccl. XI. 12,12,19,20.

ESPRIT D'ENFANCE
Au procès, lorsque le Promoteur de la Foi m'a demandé pourquoi je désirais
la béatification de Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, je lui ai répondu que
c'était uniquement pour faire connaître sa Petite Voie. C'est ainsi qu'elle
appelait sa spiritualité, sa manière d'aller à Dieu.

Il a repris : Si vous parlez de voie, la Cause tombera infailliblement, comme


il est déjà arrivé en plusieurs circonstances analogues.
— Tant pis, ai-je répondu, la crainte de perdre la Cause de Soeur Thérèse ne
saurait m'empêcher de mettre en valeur le seul point qui m'intéresse : faire,
en quelque sorte, canoniser la Petite Voie.
Et je tins bon, et la Cause ne tomba pas à l'eau. C'est pourquoi j'ai éprouvé
plus de joie au Discours de Benoît XV qui exaltait l'Enfance Spirituelle qu'à
la Béatification et la Canonisation de notre Sainte. Mon but était atteint ce
jour-là, 14 août 1921.

D'ailleurs, le Summarium a enregistré cette réponse que je fis au sujet des


Dons surnaturels : Ils ne furent que très rares dans la vie de la Servante de
Dieu. Pour moi, je préférerais qu'elle ne fût pas béatifiée plutôt que de ne
pas donner son portrait comme je le crois exact en conscience.

… Sa vie devait être simple pour servir de modèle aux petites âmes.

C'est la vérité qu'en toute rencontre notre chère Maîtresse nous indiquait sa
petite voie. Pour y marcher, déclarait-elle, il faut être humble, pauvre
d'esprit et simple.

Combien elle aurait goûté, si elle l'avait connue, cette prière de Bossuet :
« Grand Dieu !...ne permettez pas que certains esprits, dont les uns se
rangent parmi les savants, les autres parmi les spirituels, puissent jamais
être accusés à votre redoutable tribunal, d'avoir contribué en aucune sorte à
vous fermer l'entrée de je ne sais combien de coeurs, parce que vous vouliez
y entrer d'une façon dont la seule simplicité les choquait et par une porte
qui, tout ouverte qu'elle est par les saints depuis les premiers siècles de
l’Église, ne leur était peut-être pas encore assez connue ; faites plutôt que,
devenant tous aussi petits que des enfants, comme Jésus-Christ l'ordonne,
nous puissions entrer une fois par cette petite porte, afin de pouvoir ensuite
la montrer aux autres, plus sûrement et plus efficacement. Ainsi soit-il »
[Pour faire l’oraison en fois t.2 XV p. 706, 707 Méquignon Junior et J. Leroux, 1845]

Rien d'étonnant qu'à sa dernière heure, ce grand homme ait prononcé ces
paroles émouvantes : Si je pouvais recommencer ma vie, je voudrais n'être
qu'un tout petit enfant donnant sans cesse la main à l'Enfant Jésus.

Thérèse sut merveilleusement, dans la lumière révélée aux petits, découvrir


cette porte de salut et l'indiquer aux autres. La Sagesse divine et la sagesse
humaine n'ont-elles pas marqué, dans cet esprit d'enfance, la vraie grandeur
d'âme ? Tels ces illustres philosophes chinois, qui l'avaient fixé par ces
fortes définitions :
La vertu mûre aboutit à l'état d'enfance. [Lao-Tseu; VIIe siècle avant Jésus-
Christ]

Un grand homme est celui qui n'a pas perdu son coeur d'enfant. [Meng-tsen;
IVe siècle avant Jésus-Christ]

Et encore : Connaître la vertu mâle, c'est avancer toujours dans la voie du


bien et retourner à l'enfance. [Tao-Te-Ching]

Pour notre Sainte, cette petite voie consistait pratiquement dans l'humilité,
comme je l'ai déjà dit.

Mais elle se traduisait encore par un esprit d'enfance très accusé. Ainsi, elle
aimait beaucoup à m'entretenir de ces paroles qu'elle puisait dans
l'Evangile :

Laissez venir à moi les petits enfants, le Royaume des Cieux leur
appartient... Leurs Anges voient continuellement la Face de mon Père
céleste... Quiconque se fera petit comme un enfant sera le plus grand dans le
royaume du Ciel... Jésus embrassait les enfants après les avoir bénis.
[Evangile].

Elle les avait copiés au verso d'une image sur laquelle étaient fixées les
photographies de nos quatre petits frères et soeurs envolés au Ciel en bas
âge. Elle m'en fit présent, gardant elle-même la pareille dans son bréviaire.
Les photos sont maintenant en partie effacées par le temps.

Sous ces textes évangéliques, elle en avait ajouté d'autres, tirés de la Sainte
Ecriture, qui la ravissaient et toujours en liaison avec l'Esprit d'enfance :
Heureux ceux que Dieu tient pour justes sans les oeuvres, car à l'égard de
ceux qui font des oeuvres, la récompense n'est point regardée comme une
grâce, mais comme une chose due... C'est donc gratuitement que ceux qui
ne font pas les oeuvres sont justifiés par la grâce en vertu de la rédemption
dont Jésus-Christ est l'auteur. [Epître de saint Paul aux Romains]

Le Seigneur conduira son troupeau dans les pâturages. Il rassemblera les


petits Agneaux et les prendra sur son sein. [Isaïe, ch. XL.] .
Au revers d'une autre grande image, dont le fac-similé est donné ci-contre,
elle avait encore reporté des citations scripturaires, dont certaines répètent
les précédentes. Mais il est intéressant de voir à quel point elles éclairaient
sa Voie.
[Images faites par Thérèse / Images données par Thérèse @A.C.L.]

Elle affectionnait aussi tout particulièrement une gravure qui représentait un


enfant assis sur les genoux de Notre-Seigneur et faisant effort pour atteindre
son divin visage et le baiser.

Je lui montrais un mémento avec la photographie d'une enfant, décédée en


bas âge; elle mit son doigt sur le visage du bébé, en disant avec tendresse et
fierté :
Ils sont tous sous ma domination !, comme si elle prévoyait déjà son titre de
Reine des Tout-Petits.

Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus était grande, elle mesurait un mètre


soixante-deux, tandis que Mère Agnès de Jésus était beaucoup plus petite.
Je lui dis un jour :

Si on vous avait fait choisir, qu'auriez-vous préféré : être grande ou petite ?


Elle répondit sans hésiter : J'aurais choisi d'être petite pour être petite en
tout.

l’Église a toujours vu en Thérèse de l'Enfant-Jésus la Sainte de l'Enfance


Spirituelle. Nombreux sont les témoignages des Papes à ce sujet. Je me
bornerai à citer ceux-ci, de sa Sainteté Pie XII : le premier lorsqu'il était
légat a latere [1] de Pie XI, à l'inauguration de la Basilique de Lisieux, le 11
juillet 1937; le deuxième, dix-sept ans plus tard :
[1] Cardinal envoyé avec ce titre par le pape qu'il représente personnellement, souvent
chargé de présider une grande solennité religieuse telle qu'un congrès eucharistique. cnrtl.fr

« Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus a une mission, elle a une doctrine. Mais


sa doctrine, comme toute sa personne, est humble et simple; elle tient en ces
deux mots : Enfance spirituelle, ou en ces deux autres équivalents : Petite
Voie. »
« C'est l'Evangile même, le coeur de l'Evangile qu'elle a retrouvé, mais avec
combien de charme et de fraîcheur : Si vous ne redevenez comme des
enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des Cieux.»
[Message du 11 juillet 1954 à la Consécration solennelle de la Basilique de
Lisieux].

Dévotion au mystère de l'Incarnation et de la Crèche


Elle fêtait avec la plus grande piété chaque année le 25 mars parce que,
disait-elle : C'est le jour où Jésus, dans le sein de Marie, a été le plus petit.
Mais elle aima tout particulièrement le Mystère de la Crèche. C'est là que
l'Enfant Jésus lui dit tous ses secrets sur la simplicité de l'abandon.

A l'encontre de l'hérésiarque Marcion qui disait avec dédain : Enlevez-moi


ces langes et cette crèche indignes d'un Dieu !, Thérèse était éprise des
abaissements de Notre-Seigneur se faisant tout petit par amour pour nous.
Elle écrivait avec plaisir sur des images de Noël, qu'elle peignait, ce texte
de saint Bernard : « Jésus, qui vous a fait si petit ? — L'Amour ! »

Le nom de Thérèse de l'Enfant-Jésus qui fut le sien dès l'âge de neuf ans,
quand elle manifesta son désir de devenir carmélite, demeura toujours pour
elle une actualité et elle s'efforça de le mériter constamment. Plus tard, elle
écrira cette prière sous une image de Jésus enfant :

« O Petit Enfant, mon unique Trésor, je m'abandonne à tes divins caprices,


je ne veux pas d'autre joie que celle de te faire sourire. Imprime en moi tes
grâces et tes vertus enfantines, afin qu'au jour de ma naissance au Ciel, les
anges et les saints reconnaissent en ta petite épouse : Thérèse de l'Enfant-
Jésus. »

Ces vertus enfantines qu'elle désirait, avaient fait avant elle l'admiration de
l'austère saint Jérôme qui n'est pas taxé pour cela de puérilité.

Voleurs de Ciel
Mes protecteurs et mes privilégiés sont ceux qui l'ont volé comme les saint
Innocents et le bon larron. Les grands saints l'ont gagné par leurs oeuvres :
moi je veux imiter les voleurs, je veux l'avoir par ruse, une ruse d'amour qui
m'en ouvrira l'entrée, à moi et aux pauvres pécheurs. L'Esprit-Saint
m'encourage, puisqu'il dit dans les Proverbes : O tout petit ! venez,
apprenez de moi la finesse.

La demeure des petits enfants


Je lui parlais des mortifications des saints, elle me répondit : « Que Notre-
Seigneur a bien fait de nous prévenir qu'il y a plusieurs demeures dans la
maison de son Père ! Sans cela il nous l'aurait dit... »

Oui, si toutes les âmes appelées à la perfection avaient dû, pour entrer au
Ciel, pratiquer ces macérations, il nous l'aurait dit et nous nous les serions
imposées de grand coeur. Mais il nous annonce qu'il y a plusieurs demeures
dans sa maison. S'il y a celle des grandes âmes, celle des Pères du désert et
des martyrs de la pénitence, il doit y avoir aussi celle des petits enfants.
Notre place est gardée là, si nous l'aimons beaucoup, Lui et notre Père
céleste et l'Esprit d'Amour.

Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus était, on le voit, une âme très simple qui
s'est sanctifiée par des moyens ordinaires. On comprend par là que la
fréquence de dons extraordinaires dans sa vie eût été contraire à ce qu'elle
dit être les desseins de Dieu sur elle. Sa vie devait pouvoir servir de modèle
aux petites âmes.

Les petits enfants ne se damnent pas


Que feriez-vous, lui disais-je, si vous pouviez recommencer votre vie
religieuse ?

Il me semble, reprit-elle que je ferais ce que j'ai fait. — Vous n'éprouvez


donc pas le sentiment de ce solitaire qui affirmait : Quand même j'aurais
vécu de longues années dans la pénitence, tant qu'il me resterait un quart
d'heure, un souffle de vie, je craindrais de me damner ?
— Non, je ne puis partager cette crainte, je suis trop petite pour me damner,
les petits enfants ne se damnent pas.

Passer sous le cheval


Toute découragée, le coeur encore gros d'un combat qui me semblait
insurmontable, je vins lui dire : Cette fois c'est impossible, je ne puis me
mettre au-dessus !

— Cela ne m'étonne pas, me répondit-elle. Nous sommes trop petits pour


nous mettre au-dessus des difficultés, il faut que nous passions par dessous.

Elle me rappela alors un trait de notre enfance que voici.

Nous nous trouvions chez des voisins, à Alençon ; un cheval nous barrait
l'entrée du jardin. Tandis que les grandes personnes cherchaient un autre
accès, notre petite amie [Thérèse Lehoux, sept ans environ, de l'âge de
Céline.] ne trouva rien de plus facile que de passer sous l'animal. Elle se
glissa la première, me tendit la main; je la suivis en entraînant Thérèse et
sans courber beaucoup notre petite taille nous parvînmes au but.

Voilà ce qu'on gagne à être petite, conclut-elle. Il n'y a point d'obstacles


pour les petits, ils se faufilent partout. Les grandes âmes peuvent passer sur
les affaires, tourner les difficultés, arriver par le raisonnement ou la vertu à
se mettre au-dessus de tout, mais nous qui sommes toutes petites, nous
devons bien nous garder d'essayer cela. Passons dessous ! Passer sous les
affaires c'est ne pas les envisager de trop près, ne pas les raisonner. [La
Sainte s'adressait à des novices qui n'avaient pas la responsabilité des
questions à traiter et dont le devoir était de s'en isoler. Elle aurait tenu un
autre langage à des personnes qui auraient été chargées de les résoudre et de
prendre des décisions. A celles-là, elle eût conseillé seulement de ne pas
analyser inutilement les difficultés.]
Direction d’intention
Pendant sa maladie, elle acceptait les remèdes les plus répugnants et les
traitements les plus pénibles avec une patience inaltérable, tout en
constatant que c'était en pure perte, mais elle n'objectait jamais la fatigue
qui en résultait. Elle me confiait avoir offert au bon Dieu tous ces soins
inutiles pour un missionnaire, qui n'aurait ni le temps ni les moyens de se
soigner, demandant que tout cela lui soit profitable... Comme je lui objectais
mon regret de n'avoir pas de telles pensées, elle me répondit :

Cette intention explicite n'est pas nécessaire pour une âme qui s'est donnée
toute à Dieu. Le petit enfant, au sein de sa mère, prend le lait pour ainsi dire
machinalement et sans pressentir l'utilité de son action et cependant, il vit, il
se développe; ce n'était pourtant pas son intention.

Elle me disait encore : Un peintre qui travaille pour son maître n'a pas
besoin de répéter à chaque coup de pinceau : c'est pour Monsieur un tel,
c'est pour Monsieur un tel... Il suffit qu'il se mette à l'ouvrage avec la
volonté de travailler pour son maître. Il est bon de recueillir souvent sa
pensée et de diriger ses intentions, mais sans contrainte d'esprit. Le bon
Dieu devine les belles pensées et les intentions ingénieuses que nous
voudrions avoir. Il est un Père et nous de petits enfants.

Jésus ne peut être triste avec nos arrangements

Je lui disais : Il faut que je travaille, sinon Jésus serait triste...


— Oh non, c'est vous qui seriez triste. Il ne peut être triste avec nos
arrangements. [Par « nos arrangements », Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus
faisait allusion à l'Esprit d'Enfance. Jésus ne peut avoir de peine des fautes
involontaires échappées à la faiblesse et à la fragilité des âmes humbles et
aimantes qui se confient en Lui]. Mais pour nous quel chagrin de ne pas lui
donner autant que nous le pouvons !

Etre sainte sans grandir…


Parce qu'elle était profondément humble, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus se
sentait incapable de gravir le rude escalier de la perfection, aussi s'appliqua-
t-elle à devenir de plus en plus petite, afin que le bon Dieu se charge
complètement de ses affaires et la porte dans ses bras, comme il arrive dans
les familles aux tout petits enfants.

Elle voulait être sainte, mais sans grandir parce que, comme les petites
maladresses des enfants ne contristent pas leurs parents, ainsi les
imperfections des âmes humbles ne sauraient offenser gravement le bon
Dieu, et leurs fautes ne leur sont pas tenues à rigueur selon la paroles de
Saints Livres : Aux petits on pardonne par pitié. [Sag VI. 6.] En
conséquence, elle se gardait bien de désirer se sentir parfaite et que d'autres
la croient telle, car elle aurait grandi et le bon Dieu l'aurait laissée marcher
seule.

Les enfants ne travaillent pas pour se faire une position, disait-elle; s'ils sont
sages, c'est pour contenter leurs parents; ainsi, il ne faut pas travailler pour
devenir des saintes, mais pour faire plaisir au bon Dieu.

Comment baiser son crucifix


Pendant sa maladie, comme j'avais été imparfaite et que je m'en repentais
beaucoup, elle me dit :

Baisez votre crucifix, à présent.

Je le baisai aux pieds.


— Est-ce là qu'une enfant embrasse son Père ! Vite, vite, on baise le
visage !

Je le baisai.
— Et on se fait embrasser maintenant.

Il fallut que je dépose le Crucifix sur ma joue, alors elle me dit :


— C'est bien, cette fois, tout est oublié !
Le partage des petits enfants
Notre-Seigneur répondait autrefois à la mère des fils de Zébédée : Pour être
à ma droite et à ma gauche, c'est à ceux à qui mon Père l'a destiné. [Mt 20,
23.] Je me figure que ces places de choix, refusées à de grands saints, à des
martyrs, seront le partage des petits enfants... David n'en fait-il pas la
prédiction lorsqu'il dit que le petit Benjamin présidera les assemblées [des
saints].

On lui demandait sous quel nom nous devrions la prier quand elle serait au
Ciel. Vous m'appellerez petite Thérèse, répondit-elle humblement.
CONFIANCE
Ses entretiens sur l'amour et la miséricorde du bon Dieu ne tarissaient pas.
Sa confiance était invincible, et si elle désirait dès son adolescence devenir
une Sainte et une grande Sainte, comme elle le déclare dans son
autobiographie [Sic!], son ambition allait se perdre jusque dans l'infinie
richesse des mérites de Jésus qui étaient sa propriété, disait-elle. Aussi les
espérances même les plus hautes ne lui semblaient pas téméraires. Elle
assurait qu'il ne fallait pas craindre de trop désirer, de trop demander au bon
Dieu : Sur la terre, il y a des gens qui savent se faire inviter, qui se faufilent
partout… Si nous demandons au bon Dieu quelque chose qu'il ne comptait
pas nous donner, Il est si puissant et si riche qu'il y va de son honneur de ne
pas nous refuser, et Il donne... Mais elle n'employait jamais cette sainte
audace pour solliciter des consolations ou même l'allégement de ses peines.
Pour les grâces temporelles, elle était très circonspecte. Elle croyait que
Dieu ne lui refuserait rien et elle usait d'une grande réserve, de peur,
confiait-elle, qu'Il ne se croie obligé de m'exaucer. En conséquence,
lorsqu'elle demandait une faveur ou un soulagement, c'était pour faire
plaisir aux autres et encore faisait-elle passer ses prières par la Sainte
Vierge, ce qu'elle expliquait ainsi : Demander à la Sainte Vierge, ce n'est pas
la même chose que de demander au bon Dieu. Elle sait bien ce qu'elle a à
faire de mes petits désirs, s'il faut qu'elle les dise ou ne les dise pas… enfin,
c'est à elle de voir pour ne pas forcer le bon Dieu à m'exaucer, pour le
laisser faire en tout sa volonté. Quand elle exprimait son voeu de faire du
bien sur la terre après sa mort, elle y mettait cette condition : Avant
d'exaucer tous ceux qui me prieront, je commencerai par bien regarder dans
les yeux du bon Dieu pour voir si je ne demande pas une chose contraire à
sa volonté. ! Elle nous faisait remarquer que cet abandon imitait la prière de
la Sainte Vierge qui, à Cana, se contente de dire : « Ils n'ont plus de vin. »
De même Marthe et Marie disent seulement : « Celui que vous aimez est
malade. » Elles exposent simplement leurs désirs sans formuler de
demande, laissant Jésus libre de faire sa volonté.
Pas de quiétisme
Bien qu'elle marchât par cette voie de confiance aveugle et totale qu'elle
nomme sa petite voie ou voie d'enfance spirituelle jamais elle ne négligea la
coopération personnelle, lui donnant même une importance qui remplit
toute sa vie d'actes généreux et soutenus. C'est ainsi qu'elle l'entendait et
nous l'enseignait constamment au noviciat. Un jour que j'avais lu ces
paroles dans l'Ecclésiastique : « La miséricorde fera à chacun sa place selon
le mérite de ses oeuvres et selon l'intelligence de son pèlerinage », [Ecc.
XVI, 15.] je lui fis remarquer qu'elle aurait une belle place car elle avait
dirigé sa barque avec une sublime intelligence; mais pourquoi y avait-il
selon le mérite de ses oeuvres ?

Elle m'expliqua alors avec énergie que l'abandon et la confiance en Dieu


s'alimentent par le sacrifice. Il faut, me dit-elle, faire tout ce qui est en soi,
donner sans compter, se renoncer constamment, en un mot, prouver son
amour par toutes les bonnes oeuvres en son pouvoir. Mais à la vérité,
comme tout cela est peu de chose… il est nécessaire, quand nous aurons fait
tout ce que nous croyons devoir faire, de nous avouer des serviteurs inutiles,
espérant toutefois que le bon Dieu nous donnera, par grâce, tout ce que nous
désirons. C'est là ce qu'espèrent les petites âmes qui courent dans la voie
d'enfance : je dis « courent » et non pas « se reposent. »

Ne pas aller en Purgatoire


Ma chère petite Soeur m'inculquait à tout instant ce désir humblement
confiant dont elle vivait intensément. C'était l'atmosphère que je respirais
comme l'air. J'étais encore postulante quand, la nuit de Noël 1894, je trouvai
dans mon soulier une poésie que Thérèse m'avait composée au nom de la
Sainte Vierge. J'y lisais ceci :

Jésus tressera ta couronne


Si tu ne veux que son Amour.
Si ton coeur, à Lui, s’abandonne
Il te fera régner un jour.
Après la nuit de cette vie
Tu verras son très doux regard;
Et, là-haut, ton âme ravie
Volera sans aucun retard.

Dans son Acte d'offrande à l'Amour Miséricordieux du bon Dieu, parlant de


son propre amour, elle termine ainsi : « Que ce martyre, après m'avoir
préparée à paraître devant Vous, me fasse enfin mourir et que mon âme
s'élance, sans retard, dans l'éternel embrasement de votre Miséricordieux
Amour !... »

Elle était donc toujours sous l'impression de cette idée dont elle ne mettait
pas en doute la réalisation, selon cette parole de notre Père saint Jean de la
Croix qu'elle faisait sienne : « Plus Dieu veut nous donner, plus Il nous fait
désirer. » [Lettre à la Mère Éléonore de Saint-Gabriel, religieuse carmélite
déchaussée du couvent de Séville.] Elle basait son espérance relative au
Purgatoire, sur l'abandon et l'amour, sans oublier sa chère humilité, vertu
caractéristique de l'enfance. L'enfant aime ses parents, et n'a aucune
prétention, sinon celle de s'abandonner totalement à eux parce qu'il se sent
faible et impuissant.

Elle me disait : Est-ce qu'un père gronde son enfant quand lui-même
s'accuse, lui inflige une pénitence ? Non, bien sûr, mais il le presse sur son
coeur. A l'appui de cette pensée elle me rappela une histoire que nous
avions lue dans notre enfance : Un roi, parti à la chasse, poursuivait un lapin
blanc que ses chiens allaient bientôt atteindre, quand le petit lapin, se
sentant perdu, rebroussa chemin rapidement et sauta dans les bras du
chasseur. Celui-ci, touché de tant de confiance, ne voulut plus se séparer du
lapin blanc, ne permettant à personne d'y toucher, se réservant lui-même le
soin de le nourrir. Ainsi, le bon Dieu fera-t-il avec nous, me dit-elle, si,
poursuivis par la justice, figurée par les chiens, nous cherchons refuge dans
les bras mêmes de notre Juge...

Bien qu'elle ait en vue, ici, les petites âmes qui suivent la Voie d'Enfance
spirituelle, elle n'écartait pas de cette espérance hardie les grands pécheurs
mêmes. C'est pourquoi Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus a pu écrire dans son
manuscrit : Oui, je le sens, quand même j'aurais sur la conscience tous les
péchés qui se peuvent commettre, j'irais, le coeur brisé de repentir me jeter
dans les bras de Jésus, car je sais combien Il chérit l'enfant prodigue qui
revient à Lui. Ce n'est pas parce que le bon Dieu dans sa prévenante
miséricorde, a préservé mon âme du péché mortel que je m'élève à Lui par
la confiance et l'amour.

Aussitôt après mon entrée au Carmel, j'avais demandé à lire l'histoire des
Pères du désert. J'y avais relevé quelques notes dont celle-ci qui frappa à tel
point ma chère petite Soeur, qu'elle regretta de ne pas l'avoir introduite dans
son autobiographie [sic!] [Chap. XII du livre Histoire d’une Âme - figure également
dans l’abégé] et recommanda, avec instance, de l'y ajouter : Une pécheresse,
nommée Paésie, désolait la contrée par ses scandales. Un Père du désert,
Jean le Nain, alla la trouver et comme il l'avait exhortée à la pénitence de
ses crimes, elle lui dit : Mon Père, y a-t-il encore une pénitence pour moi ?
— Oui, dit le Saint, je vous en assure. — Menez-moi donc où vous
trouverez bon pour cela, lui dit-elle. Aussitôt, elle se leva et elle le suivit
sans donner ordre dans sa maison, sans même y dire un mot à personne.
Comme ils étaient entrés dans le désert et que la nuit approchait, Jean fit un
monceau de sable, comme un oreiller, qu'il marqua du signe de la Croix et
dit à Paésie de s'y coucher. Il se mit ensuite plus loin pour dormir aussi,
après avoir prié. Mais s'étant réveillé à minuit, il vit un rayon de lumière qui
descendait du Ciel sur Paésie et qui servait comme de chemin à plusieurs
anges qui portaient son âme au Ciel. Dans la surprise où il fut de sa vision,
il alla vers Paésie qu'il poussa du pied pour voir si elle était morte, et trouva
qu'elle avait rendu son âme à Dieu. En même temps, il entendit une voix
miraculeuse qui lui dit : Sa pénitence d'une heure a été plus agréable à Dieu
que celle que d'autres font pendant longtemps parce qu'ils ne la font pas
avec autant de ferveur qu'elle. [Vies des Pères des Déserts d'Orient avec leur
doctrine spirituelle et leur discipline monastique, par le R.P. Michel-Ange
MARIN, de l'ordre des Minimes, livre IV, ch. 18]

Maintes fois, Soeur Thérèse m'avait fait remarquer que la justice du bon
Dieu se contentait de bien peu de chose lorsque l'amour en était le motif et
qu'alors il tempérait, à l'excès, la peine temporelle due au péché, car il n'est
que douceur. J'ai fait l'expérience, me confia-t-elle, qu'après une infidélité
même légère, l'âme doit subir pendant quelque temps un certain malaise. Je
me dis alors : Ma petite fille, c'est la rançon de ta faute et je supporte
patiemment que la petite dette soit payée.
Mais, là se bornait, dans son espérance, la satisfaction réclamée par la
justice, pour ceux qui sont humbles et s'abandonnent à Dieu avec amour.
Elle ne voyait pas s'ouvrir pour eux la porte du Purgatoire, pensant plutôt
que le Père des Cieux, répondant à leur confiance par une grâce de lumière
à l'heure de la mort, ferait naître en ces âmes, à la vue de leur misère, un
sentiment de contrition parfaite effaçant toute dette.
AMOUR DE DIEU UNION A DIEU

Amour de Dieu
Contrairement à d'autres mystiques qui s'exercent à la perfection pour
atteindre l'amour, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus prenait pour voie de la
perfection l'amour même. L'amour fut l'objectif de toute sa vie, le mobile de
toutes ses actions.

Faire plaisir au bon Dieu


« Les grands saints ont travaillé pour la gloire du bon Dieu, mais moi qui ne
suis qu'une toute petite âme, je travaille pour son plaisir, pour ses fantaisies
et je serais heureuse de supporter les plus grandes souffrances, même sans
qu'il le sache, si c'était possible, non afin de lui procurer une gloire
passagère — ce serait trop beau ! — mais si, par là, un sourire pouvait
effleurer ses lèvres… Il y en a assez qui veulent être utiles ! mon rêve à
moi, c'est d'être un petit jouet inutile dans la main de l'Enfant Jésus… moi,
je suis un caprice du petit Jésus !... »

Pendant sa maladie, elle me fit cette confidence : Je n'ai jamais désiré que
faire plaisir au bon Dieu. Si j'avait cherché à amasser des mérites, à l'heure
qu'il est, je serais désespérée. Oui, parce que sachant que toutes nos justices
ont des taches devant Dieu, dans son humilité, elle comptait pour rien les
oeuvres qu'elle avait accomplies et n'estimait que l'amour qui les avait
inspirées.

Le bon Dieu, disait-elle, a suffisamment de peine, lui qui nous aime tant,
d'être obligé de nous laisser sur la terre accomplir notre temps d'épreuve,
sans que nous venions constamment lui redire que nous y sommes mal; il ne
faut pas avoir l'air de s'en apercevoir ! Si elle transpirait dans les grandes
chaleurs, ou si elle souffrait trop du froid en hiver, elle avait cette pensée
exquise de ne s'essuyer le visage et de ne se frotter les mains qu'à la
dérobée, comme pour ne pas donner au bon Dieu le temps de la voir… De
même, lorsqu'elle se livrait à un exercice de pénitence prescrit par la Règle :
Je m'efforçais d'y sourire, confiait-elle, afin que le bon Dieu, comme trompé
par l'expression de mon visage, ne sût pas que je souffrais.

Dans son langage naïf, elle disait: Si en arrivant au Ciel je n'ai pas tout ce
que j'ai désiré, je me garderai bien de le faire paraître et le bon Dieu ne
s'apercevra pas de ma déception!

Se réjouir de n'avoir pas un seul sentiment délicat


« Vous êtes délicate avec le bon Dieu et je ne le suis pas, je le voudrais
pourtant bien !… Peut-être que mon désir y supplée?

— Précisément, surtout si vous en acceptez l'humiliation. Si même vous


vous en réjouissez, cela fera plus de plaisir à Jésus que si vous n'aviez
jamais manqué de délicatesse, dites : « Mon Dieu; je vous remercie de
n'avoir pas un seul sentiment délicat et je me réjouis d'en voir aux autres…
Vous me comblez de joie, Seigneur, par tout ce que vous faites. » [Psaume
91].

Regretter d'avoir lu
Si la flamme de son amour était toujours pure et dévorante, c'est qu'elle
avait soif de l'isoler de toutes les choses créées, l'alimentant seulement de
sacrifice. Un jour que nous nous trouvions devant une bibliothèque, elle me
dit avec sa gaieté habituelle : Oh! que je serais marrie d'avoir lu tous ces
livres-là ! — Pourquoi donc, repris-je, puisqu'ils seraient lus, ce serait un
bien acquis; je comprendrais : regretter d'avoir à les lire, mais pas de les
avoir lus ? — Si je les avais lus, je me serais cassé la tête, j'aurais perdu un
temps précieux que j'ai employer simplement à aimer le bon Dieu.

Générosité
Je lui faisais remarquer que le bon Dieu me demandait plus qu'à d'autres,
que telle ou telle Soeur se permettait ce dont je me privais. J'eus cette
réponse : « Moi, je suis toujours contente de ce que le bon Dieu me
demande, je ne m'inquiète pas de ce qu'il demande aux autres et je ne pense
pas avoir plus de mérite parce qu'il me demande davantage. Ce qui me plaît,
ce que je choisirais — si j'en avais la possibilité — c'est justement ce que le
bon Dieu veut de moi. Je trouve toujours ma part belle… Quand même les
autres devraient avoir plus de mérite en donnant moins, j'aimerais mieux
avoir moins de mérite en donnant plus, parce que j'accomplirais la volonté
du bon Dieu. »

Et comme je disais qu'elle était bien heureuse de s'en aller avec Lui : Ce
n'est nullement pour la jouissance que je désire m'en aller. La souffrance
m'attire trop pour que je lui préfère le Ciel. Seule la certitude d'accomplir la
volonté divine me fait souhaiter la mort, autrement j'aimerais mieux vivre et
souffrir le martyre.

Bien qu'affligée de la persécution contre les Communautés religieuses, son


regard s'animait d'une vive flamme à la pensée que nous aurions peut-être à
verser notre sang. Elle avait alors des paroles toute véhémentes qui
traduisait l'ardeur d'amour dont son coeur était embrasé. Pendant sa dernière
maladie, je l'entendis s'écrier : Quand je pense que je meurs dans un lit !
J'aurais tant voulu mourir dans une arène !

L'autel offert par M. Martin


Tandis que certaines personnes de la famille critiquaient mon Père d'avoir
offert le maître-autel de la Cathédrale Saint-Pierre de Lisieux [Un dimanche
de 1888, du haut de la chaire, M. le chanoine Rohée, archiprêtre de la
Cathédrale, avait indiqué le prix de 10,000 fr. suffisant alors, croyait-il, pour
l'achat d'un nouvel autel. M. Martin l'apporta aussitôt en exigeant le secret,
qui fut si bien gardé que personne dans la paroisse ne connut le nom du
donateur. La chose toutefois ne put être cachée à M. Guérin.], cadeau trop
important, disait-on, pour ses moyens, ce qui faisait tort à ses enfants,
Thérèse s'en réjouissait en disant : Après nous avoir toutes données au bon
Dieu, il est bien naturel qu'il offre un autel pour nous immoler et s'immoler
lui-même.

Cueillir les fleurs des arbres fruitiers


Je confiai à ma chère petite Soeur que, pendant l'Office divin, j'avais pensé
que je jetais des fleurs en l'honneur du bon Dieu. Dans la récitation alternée
des versets, je voyais une bataille de fleurs. A chaque psaume, les fleurs
variaient. Tantôt, c'étaient des lys, tantôt des roses. Toutes les fleurs qui se
présentèrent naturellement à ma pensée y passèrent. Enfin, le jardin dans
lequel je faisais ma cueillette se trouva dépouillé. Il ne restait plus que les
arbres fruitiers. J'hésitait un instant, puis je moissonnai fleurs de pêchers, de
cerisiers, d'abricotiers... A la fin de l'Office, il n'y avait plus aucune fleur.
Cette idée de cueillir les fleurs des arbres fruitiers plut à ma sainte petite
Thérèse. Elle me fit remarquer que le propre de l'amour était de sacrifier
tout, de donner à tort et à travers, de gaspiller, d'anéantir l'espérance même
des fruits, d'agir avec folie, d'être prodigue à l'excès, de ne jamais calculer.
Oh! l'heureuse insouciance, heureuse ivresse de l'amour, dit-elle! L'amour
donne tout et se confie! Mais, bien souvent, nous ne donnons qu'après
délibération, nous hésitons à sacrifier nos intérêts temporels et spirituels. Ce
n'est pas l'amour cela! L'amour est aveugle, c'est un torrent qui ne laisse rien
sur son passage!

S'appliquer uniquement à l’Amour


Je lui dis une autre fois : « Ce que j'envie en vous, ce sont vos oeuvres. Je
voudrais aussi faire du bien, composer de belles choses qui fassent aimer le
bon Dieu!

— Il ne faut pas attacher son coeur à cela, me répondit-elle. Croyez-moi,


écrire des livres de piété, composer les plus sublimes prières, faire des
oeuvres d’art… Oh! non, devant notre impuissance, il faut offrir les oeuvres
des autres, c'est là le bienfait de la communion des Saints et, de cette
impuissance, il ne faut jamais nous faire de peine, mais s'appliquer
uniquement à l'amour. Jean Tauler dit : « Si j'aime le bien qui est en mon
prochain plus qu'il ne l'aime lui-même, ce bien est à moi plus qu'à lui. Si
j'aime en saint Paul toutes les faveurs que Dieu lui a accordées, tout cela
m'appartient au même titre qu'à lui. Par cette communion, je puis être riche
de tout le bien qui est au ciel et sur la terre, dans les anges, les saints et en
tous ceux qui aiment Dieu. »

« Les Docteurs nous enseignent que, dans le ciel, l'amour qui unit tous les
élus est si grand, que chacun jouit autant du bonheur des autres que s'il
l'avait mérité et en jouissait lui-même. » [Cf. saint Thomas : « Au ciel
chacun des élus se réjouit du bonheur de tous les autres ». [S.T. Suppl. 9.
71, art. 1er]. La sainte avait lu dans un ouvrage qu'elle avait
particulièrement goûté: Fin du monde présent et mystères de la vie future,
par l'abbé Arminjon, le passage suivant : « Les élus n'auront plus entre eux
qu'un seul coeur… Chacun sera riche de la richesse de tous, chacun
tressaillira du bonheur de tous. » [7e conférence: De la béatitude éternelle et
de la vision surnaturelle de Dieu. p. 312]

« Vous ferez tout autant de bien que moi et même plus, par le désir de faire
ce bien et par l'oeuvre la plus cachée accomplie par amour, par exemple en
rendant un petit service qui coûte beaucoup. Vous savez que moi je suis
pauvre, mais le bon Dieu me donne à mesure tout ce qu'il me faut. »

C'est l'amour et l'obéissance qui, seuls, comptent… Au cours de l'hiver


1896-1897, ne voulant pas que Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus ait froid aux
pieds, notre Révérende Mère Prieure [Mère Marie de Gonzague] exigeait
qu'elle se serve d'une chaufferette avec de la braise, de façon à avoir
toujours une paire d'alpargates [sortes de sandales à semelles de corde qui
servent de chaussures aux Carmélites] chaudes, mais elle n'en usait que par
obéissance et grande nécessité, la faisant mourir inexorablement, à mon
grand déplaisir, quand elle jugeait qu'il ne faisait pas assez froid. Les autres
se présenteront au ciel avec leurs instruments de pénitence et moi avec une
chaufferette, me dit-elle, mais c'est l'amour et l'obéissance qui, seuls,
comptent...

Celle qui avait bâti l’église...


J'ai lu, nous racontait soeur Thérèse, qu'un grand seigneur, voulant faire
élever une église, publia un édit, par lequel il défendait à ses vassaux de
faire la plus petite aumône à cette intention, parce que lui seul voulait en
avoir la gloire. Ainsi l'église se bâtit. « Cependant, un jour, une pauvre
vieille femme, voyant les chevaux qui transportaient les pierres gravir avec
peine la colline, se dit en elle-même : « Il est défendu de donner de l'argent
pour faire construire ce temple à Dieu, j'aurais pourtant été heureuse d'y
contribuer, mais si j'aidais les animaux qui travaillent inconsciemment à
cette grande oeuvre, le bon Dieu serait peut-être content ? » Avec quelques
sous, se derniers, elle acheta une botte de foin et la donna aux chevaux.
Quand l'église fut achevée, le seigneur voulut en faire célébrer la dédicace
et, à cet effet, fit graver sur une pierre son nom et celui de sa famille, en
immortel témoignage de sa libéralité.

Mais voilà que le lendemain, ce nom se trouva effacé et on lut à la place


celui d'une pauvre femme inconnue. « Le seigneur, furieux, fit
recommencer l'inscription à plusieurs reprises; toujours le miracle se
reproduisait. Enfin, il ordonna des recherches et, ayant trouvé l'humble
femme, lui demanda si elle n'avait point donné quelque chose pour
construire l'église. Toute tremblante elle s'en excusa. Puis, pressée de
questions, elle se souvint de la botte de foin et dit que suivant la défense,
elle n'avait pas donné d'argent mais seulement aidé les chevaux en leur
faisant manger un peu de foin. On comprit alors pourquoi son nom était
inscrit et personne n'osa plus l'effacer. Ainsi, conclut Thérèse, vous voyez
bien que la plus petite oeuvre, la plus cachée, faite par amour, a souvent
plus de prix que les grandes oeuvres. Ce n'est pas la valeur, ni même la
sainteté apparente des actions qui compte, mais seulement l'amour qu'on y
met, et nul ne saurait dire qu'il ne peut donner ces petites choses au bon
Dieu, car elles sont à la portée de tous.

Un simple coup d’aile

« Souvenez-vous de cette belle strophe du cantique spirituel de notre Père


saint Jean de la Croix: [strophe 13] Revenez ma colombe car le cerf blessé
apparaît sur le haut de la colline, attiré par l'air de votre vol et il y prend le
frais.

Vous le voyez, l'Epoux, le cerf blessé n'est pas attiré par la hauteur, c'est-à-
dire par des actions d'éclat, mais seulement par l'air du vol, et un simple
coup d'aile — un acte de vraie charité — suffit pour produire cette brise
d'amour.

L'offrande à l'Amour miséricordieux


Prière n°6

Pendant l'heure d'adoration devant le Saint Sacrement exposé pour les


Quarante-Heures — le mardi 26 février 1895 — Thérèse avait composé
d'un jet son cantique « Vivre d’amour ». Le dimanche 9 juin 1895 — en la
fête de la Sainte Trinité — au cours de la messe, elle fut inspirée de s'offrir
en victime d'holocauste à l'Amour miséricordieux du bon Dieu pour
recevoir dans son coeur tout l'amour méprisé par les créatures auxquelles il
voudrait le prodiguer. Aussitôt, après la messe, tout émue, elle m'entraîna à
sa suite, j'ignorais pourquoi. Mais bientôt nous eûmes rejoint notre Mère
Prieure [Mère Agnès de [Jésus], qui se dirigeait vers le Tour. Thérèse
paraissait un peu embarrassée pour exposer sa demande. Elle balbutia
quelques mots sollicitant la permission de s'offrir, avec moi, à l'Amour
miséricordieux. Je ne sais pas si elle prononça le mot de « victime ». La
chose ne paraissant pas importante, notre Mère dit : oui. Une fois seule près
de moi, elle m'expliqua brièvement ce qu'elle voulait faire, son regard était
enflammé. Elle me dit qu'elle allait mettre ses pensées par écrit et composer
un acte de donation. Deux jours après, agenouillées ensemble devant la
Vierge miraculeuse du Sourire, qui se trouvait alors dans l'emploi à côté de
sa cellule, elle prononça l'Acte pour nous deux. C'était le mardi 11 juin.
Soeur Thérèse communiqua plus tard son Acte d'Offrande à Soeur Marie de
la Trinité. Elle en parle dans son manuscrit. Elle y convie toutes les petites
âmes. Dans sa pensée, en effet, il ne s'agissait pas de s'offrir à tout un luxe
de souffrances surérogatoires, mais de s'abandonner avec une entière
confiance à la miséricorde du bon Dieu.
Soeur Marie du Sacré-Coeur, notre soeur aînée, refusa tout d'abord de faire
cet Acte d'Offrande, ne voulant pas appeler sur elle un surcroît d'épreuves.
A ce propos, voici la relation consignée par son infirmière dans des notes
intimes inédites : « Aujourd'hui, 6 juin 1934, je parlais avec Soeur Marie du
Sacré-Coeur de l'Acte d'Offrande à l'Amour miséricordieux. Elle me dit que
c'est en fanant l'herbe du pré que Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, qui était à
côté d'elle, lui avait demandé si elle voulait bien s'offrir en victime à
l'Amour miséricordieux du bon Dieu et qu'elle lui avait répondu: « Bien sûr
que non, je ne vais pas m'offrir en victime, le bon Dieu me prendrait au mot
et la souffrance me fait bien trop peur. D'abord ce mot de victime me déplaît
beaucoup ». Alors la petite Thérèse lui dit qu'elle la comprenait bien, mais
que s'offrir en victime à l'amour du bon Dieu n'était pas du tout le même
chose que de s'offrir à sa Justice, qu'elle ne souffrirait pas davantage, que
c'était pour pouvoir mieux aimer le bon Dieu pour ceux qui ne veulent pas
l'aimer. Enfin, elle était si éloquente, ajouta Soeur Marie du Sacré-Coeur,
que je me suis laissée gagner et ne m'en repens pas, moi non plus. »

Il est à remarquer que Soeur Marie du Sacré-Coeur s'employa dans la suite


à faire prononcer cet acte à tous ses amis et à toutes les personnes avec
lesquelles elle correspondait. A ma connaissance, une seule résista à ses
avances. Enfin, c'est en renouvelant cette offrande à voix basse, mais en
scandant nettement les mots qu'elle expira le 19 janvier 1940, à 2h20 du
matin.

J'ajoute maintenant la confidence que je reçus de Soeur Marie de la Trinité:


« Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus ne me fit connaître sa donation comme
victime d'holocauste à l'Amour miséricordieux que le 30 novembre 1895. Je
lui manifestai aussitôt le désir de l'imiter et il fut décidé que je ferais ma
consécration le lendemain. Restée seule et réfléchissant à mon indignité, je
conclus qu'il me fallait une plus longue préparation pour un acte d'une telle
importance. Je retournai donc voir Soeur Thérèse, lui expliquant les raisons
pour lesquelles je voulais différer mon offrande. Son visage prit une
expression de grande joie : « Oui, me dit-elle, cet acte est important, plus
important que nous ne pouvons l'imaginer, mais savez-vous la seule
préparation que le bon Dieu demande de nous ? Eh bien ! c'est de
reconnaître humblement notre indignité et puisqu'il vous fait cette grâce,
livrez-vous à lui sans crainte. Demain, après l'action de grâces, je resterai
près de vous à l'Oratoire où sera exposé le Saint Sacrement, et pendant que
vous prononcerez votre acte, je vous offrirai à Jésus comme la petite
victime que je lui ai préparée. » Si notre chère Maîtresse avait cru attirer sur
nous des souffrances de surcroît elle n'aurait pas hâté ainsi notre donation à
l'amour; mais tout au contraire, elle nous précisait que ce geste était
nettement différent de l'offrande en victime à la justice divine : On n'a rien à
craindre de l'Offrande à l'Amour miséricordieux, disait-elle avec force, car
de cet Amour, on ne peut attendre que de la miséricorde. Elle n'en ajoutait
pas moins que cette offrande requérait la bonne volonté et la générosité.
Bonne volonté et générosité soutenues par la grâce attachée au moment
présent. L'acte de donation à l'amour a pour effet de renforcer
considérablement cette grâce, et le secours divin est d'autant plus immédiat
et efficace que l'offrande a été plus totale.

Le kaléidoscope
Elle me parlait à l'occasion d'un jeu bien connu, avec lequel nous nous
amusions dans notre enfance. C'était un kaléidoscope, sorte de longue-vue à
l'extrémité de laquelle on aperçoit de jolis dessins de diverses couleurs ; si
l'on tourne l'instrument, ces dessins varient à l'infini. Cet objet, m'avait-elle
dit, causait mon admiration, je me demandais ce qui pouvait produire un si
charmant phénomène ; lorsqu'un jour, après un examen sérieux, je vis que
c'étaient simplement quelques petits bouts de papiers et de laine jetés çà et
là, et coupés n'importe comment. Je poursuivis mes recherches et j'aperçus
trois glaces à l'intérieur du tube. J'avais la clé du problème. Ce fut pour moi
l'image d'un grand mystère. Tant que nos actions, même les plus petites, ne
sortent pas du foyer de l'amour, la Sainte Trinité, figurée par les glaces
convergentes, leur donne un reflet et une beauté admirables. Oui, tant que
l'amour est dans notre coeur, que nous ne nous éloignons pas de son centre,
tout est bien et, comme dit saint Jean de la Croix : « L'amour sait tirer profit
de tout, du bien et du mal qu'il trouve en moi, et transformer toutes choses
en soi. » [Glose sur le divin]. Le bon Dieu, nous regardant par la petite
lunette, c'est-à-dire comme à travers lui-même, trouve nos misérables
pailles et nos plus insignifiantes actions toujours belles; mais pour cela, il
ne faut pas s'éloigner du petit centre ! Car alors, de minces bouts de laine et
de minuscules papiers, voilà ce qu'il verrait. »

Je joue à la banque de l'Amour !


Elle me disait souvent qu’elle ne voulait pas être marchande des quatre
saisons, parce qu'à ce métier-là, on ne gagne pas gros, mais sou par sou. Il y
a pourtant des âmes qui gagnent leur vie à cette petite échelle, il y en a qui
demandent à être payées à mesure. Mais moi, disait-elle, je joue à la banque
de l'Amour... je joue gros jeu. Si j'y perds, je le verrai bien. Je ne m'occupe
pas des coups de bourse, c'est Jésus qui les fait pour moi, je ne sais pas si je
suis riche ou pauvre, plus tard je le verrai. « Dieu est un feu consumant ».

Une fois qu'elle tenait en mains les épîtres de saint Paul, elle m'appela et me
dit avec enthousiasme : Écoutez, voici ce que dit l'Apôtre : « Ce n'est point
d'une montagne que la main puisse toucher que vous approchez [par
l'amour], ni d'un feu ardent, ni d'un tourbillon… mais de la montagne de
Sion, de la cité du Dieu vivant qui est la Jérusalem céleste, des myriades
d'anges et de la société de nos aînés… car notre Dieu est un feu
consumant. » [Hébreux 12, 18, 22, 23, 29.] Et reprenant ces dernières
paroles, elle me les commenta avec émotion.
RECONNAISSANCE

Ma chère petite Soeur me disait : Ce qui attire le plus de grâces du bon


Dieu, c'est la reconnaissance, car si nous le remercions d'un bienfait, il est
touché et s'empresse de nous en faire dix autres et si nous le remercions
encore avec la même effusion, quelle multiplication incalculable de grâces !
J'en ai fait l'expérience, essayez et vous verrez. Ma gratitude est sans bornes
pour tout ce qu'il me donne et je lui prouve de mille manières. Elle était
reconnaissante aussi pour le moindre service reçu, mais particulièrement
pour le bien qui lui avait été fait par les ministres du Seigneur auxquels elle
avait eu l'occasion de se confier.

Ne pas douter du bon Dieu


Je me lamentais sur ce que le bon Dieu semblait me délaisser… Soeur
Thérèse reprit vivement : Oh ! ne dites pas cela ! Voyez-vous, même quand
je ne comprends rien aux événements, je souris, je dis merci, je parais
toujours contente devant le bon Dieu. Il ne faut pas douter de lui, c'est
manquer de délicatesse. Non, jamais d'imprécations contre la Providence,
mais toujours de la reconnaissance.

Rappelle-toi
J'entrai au Carmel avec l'impression d'avoir beaucoup donné à Jésus. Je
priai donc ma petite Thérèse de me composer, sur l'air de « Rappelle-toi »,
un poème qui rappellerait à Jésus tout ce que j'avais cru lui sacrifier et tout
ce que notre famille avait souffert. Elle accueillit le propos avec plaisir,
comme l'occasion de me donner une petite leçon. En de nombreux couplets,
elle évoqua non ce que j'avais fait pour Jésus, mais ce qu'Il avait fait pour
moi. Je pensai alors à la parabole du Pharisien et du Publicain : n'avais-je
pas un peu imité le premier qui se vantait de payer la dîme de tout son
bien ?... Thérèse avait voulu m'enseigner à m'oublier complètement pour
vivre dans l'amour et l’action de grâces.
UNION A DIEU

Ce qui nous regarde, c'est de nous unir au bon Dieu. Un jour je


m'enflammai d'indignation contre les Communautés qui satisfaisaient aux
lois injustes portées alors contre elles et je disais : « Que je serais
malheureuse si j'appartenais à l'une de ces Communautés ! Ah ! à ce sujet,
je sens se réveiller toute mon ardeur ! J'aimerais mieux me faire écharper
que de donner seulement une carotte ! » Elle me répondit : « Cela ne nous
regarde pas. Je pense comme vous, j'agirais comme vous si j'étais
responsable dans l'affaire, mais je n'en suis pas chargée. Ce qui nous
regarde, c'est de nous unir au bon Dieu. Quand même nous appartiendrions
à une Communauté citée dans les journaux comme un exemple de lâcheté,
cela ne devrait pas nous inquiéter. »

Ni empressement, ni nonchalance
Elle essayait de combattre en moi l'empressement dans les affaires, le désir
de trop bien faire, la vive peine que je ressentais quand je n'avais pas réussi
à mon gré, en un mot, le tracas que je me donnais pour l'ouvrage : « Vous
n'êtes pas venue ici, me disait-elle, pour abattre beaucoup de besogne. Il ne
faut pas non plus travailler pour réussir. Vous occupez-vous, en ce moment,
de ce qui se passe dans les autres Carmels ? si les religieuses sont pressées
ou non ? Leurs travaux vous empêchent-ils de prier, de faire oraison ? Eh
bien, vous devez vous exiler de même de votre besogne personnelle, y
employer consciencieusement le temps prescrit, mais avec dégagement de
coeur. J'ai lu autrefois que les Israélites bâtirent les murs de Jérusalem
travaillant d'une main et tenant une épée de l'autre. C'est bien l'image de ce
que nous devons faire : ne travailler que d'une main, en effet, et de l'autre
défendre notre âme de la dissipation qui l'empêche de s'unir au bon Dieu. »
Je sais qu'elle ne tenait pas ce langage avec les âmes qui avaient le penchant
contraire, car elle ne pouvait supporter que l'on travaillât avec nonchalance
en se disant : « Si c'est bien, si j'ai fini, tant mieux; si c'est mal, si je n'ai pas
fini, tant pis ! » Elle voulait que nous mettions du coeur à notre ouvrage,
jamais trop pour empêcher de garder la présence du bon Dieu, ni trop peu,
ce qui nuit à cette même présence. Le coeur qui aime, ajoutait-elle, travaille
avec amour, c'est-à-dire avec ferveur; il court, il vole, il ne trouve rien
d'impossible et rien ne l'arrête. [Imitation, L. III, ch.I. v, 4]

Office divin
Son maintien au choeur, si modeste et si recueilli, m'édifiait tellement que je
lui demandai ce qu'elle pensait pendant la récitation de l'Office divin. [La
Sainte ne comprenant pas le latin ne pouvait donner habituellement une
attention littérale au texte, mais elle saisissait certains passages lus, en
dehors de l'Office, dans les traductions.] Elle me répondit qu'elle n'avait pas
de méthode fixe, mais que souvent elle se voyait en imagination sur un
rocher désert, devant l'immensité, et là seule avec Jésus, ayant la terre à ses
pieds, elle oubliait toutes les créatures et lui redisait son amour dans les
termes qu'elle ne comprenait pas, il est vrai, mais il lui suffisait de savoir
que cela lui faisait plaisir. Elle aimait à être hebdomadière [La religieuse
désignée chaque semaine pour remplir, dans la récitation chorale de l'Office
divin, le rôle du prêtre officiant.] pour dire tout haut l'oraison, comme les
prêtres à la messe.

Sur son lit de mort, elle se rendit à elle-même ce témoignage : « Je ne crois


pas qu'il soit possible de désirer plus que je ne l'ai fait, de bien réciter
l'Office et de n'y pas commettre de fautes. » Depuis qu'elle avait supplié les
« bienheureux habitants du ciel de l'adopter pour enfant », [Ms. B., fol. 4r°]
elle me dit qu'elle écoutait chaque matin avec révérence et piété la lecture
du martyrologe, heureuse d'entendre le nom de parents si chers. Elle me
recommandait de ne pas dire quelque chose d'amusant ou de préoccupant à
une Soeur juste avant l'Office divin, mais d'attendre après, pour éviter de lui
donner des distractions. Elle-même pratiquait ce conseil très fidèlement.

L'oraison : temps du bon Dieu


Sa vie entière s'écoula dans la foi nue. Il n'y avait pas d'âme moins consolée
dans la prière; elle me confia qu'elle avait passé sept ans dans une oraison
des plus arides : ses retraites annuelles, ses retraites du mois lui étaient un
supplice. Et cependant on l'eût crue inondée de consolations spirituelles,
tant ses paroles et ses oeuvres avaient d'onction, tant elle était unie à Dieu.
Malgré cet état de sécheresse, elle n'était que plus assidue à l'oraison,
« heureuse, par là même, de donner davantage au bon Dieu ». Elle ne
souffrait pas qu'on dérobât un seul instant à ce saint exercice et formait ses
novices dans ce sens. Un jour que la Communauté était occupée au lavage
quand l'oraison sonna et qu'il lui fallait continuer l'ouvrage, Soeur Thérèse
qui m'observait, travaillant avec ardeur, me demanda : « Que faites-vous ?
— Je lave, répondis-je. — C'est bien, reprit-elle, mais vous devez
intérieurement faire oraison, c'est le temps du bon Dieu, il ne faut pas le lui
prendre. »

L'union à Dieu de Soeur Thérèse était simple et naturelle, de même que sa


façon de parler de Lui. Comme je lui demandais si elle perdait quelquefois
la présence de Dieu, elle me répondit très simplement : « Oh ! non, je crois
bien que je n'ai jamais été trois minutes sans penser au bon Dieu. » Je lui
témoignai ma surprise qu'une telle application soit possible. Elle reprit :
« On pense naturellement à quelqu'un que l'on aime. »

C'était l'Évangile et le peu que l'on nous permettait alors de lire dans
l'Ancien Testament qui l'occupaient pendant ses oraisons ; surtout à la fin de
sa vie où aucun livre, même ceux qui lui avaient fait le plus de bien, ne lui
parlaient plus au coeur. Parmi ceux-ci, elle avait spécialement apprécié le
Discours de Bossuet sur « La vie cachée en Dieu ». Dès mon entrée au
Carmel elle m'en recommanda la lecture. Au début de sa vie religieuse,
lorsque j'étais encore dans le monde, elle me conseilla d'acheter l'ouvrage
de Mgr de Ségur sur nos « Grandeurs en Jésus ». Mais si elle méditait ses
grandeurs en Jésus, c'est la connaissance de sa petitesse qu'elle aimait
surtout à approfondir jusqu'à avouer « préférer des lumières sur son néant à
des lumières sur la foi. »

A cette époque et même plus tard, elle goûtait particulièrement les oeuvres
de saint Jean de la Croix. Quand je l'eus rejointe au monastère, je fus
témoin de son enthousiasme lorsque devant le graphique de notre
Bienheureux Père, dans « La Montée du Carmel », elle s'arrêtait et me
faisait remarquer cette ligne où il y avait écrit : « Ici, il n'y a plus de chemin,
parce qu'il n'y a pas de loi pour le juste. » Alors, dans son émotion, le
souffle lui manquait pour traduire son bonheur. Cette parole l'aida beaucoup
à prendre son indépendance dans ses explorations du pur amour, que
plusieurs taxaient de présomption. Elle excita sa hardiesse à trouver, pour
l'atteindre, une voie toute nouvelle, celle de l'Enfance spirituelle, qui n'en
est plus une, tant elle est droite et courte, aboutissant d'un seul jet au coeur
même de Dieu. Je crois que toutes ses oraisons visaient uniquement cette
recherche de « la science d’amour »
PIÉTÉ

Prédilection pour la sainte Écriture


Elle avait à un haut degré la connaissance des choses de Dieu et de la
spiritualité. Douée d'une excellente mémoire, elle retenait facilement ce
qu'elle lisait ou entendait et savait se servir au moment opportun des
remarques judicieuses, des moindres anecdotes. Mais elle s'assimila surtout,
avec promptitude et une appréciation sûre, les passages de la Sainte Ecriture
qui fut, au Carmel, son plus grand trésor. Elle en découvrait le sens caché et
en faisait des applications surprenantes. J'avais copié plusieurs extraits de
l'Ancien Testament, [Soeur Geneviève fit cette copie étant encore dans le
monde, lorsque Thérèse l'eut quittée pour le Carmel. Elle se servit pour ce
travail d'abord d'une Bible qui appartenait à son oncle, M. Guérin. C'était un
ouvrage de luxe, très grand format, illustré par Gustave Doré [expo BNF],
traduction J-J. Bourassé et P. Janvier [Bible de Tours]. Elle préféra ensuite
utiliser un livre plus maniable et continua sa copie d'après une Bible
traduite par Lemaistre de Sacy, éditée en 1864 chez Furne et Cie, Paris [Ed de
1841]. Le carnet manuscrit copié par Soeur Geneviève contient des passages
des livres suivants dans l'ordre où ils sont copiés : Cantique des Cantiques,
Ecclésiaste, Sagesse, Proverbes, Isaïe, Tobie, Ecclésiastique, Ezéchiel,
Osée, Habacuc, Sophonie, Malachie, Joël, Amos, Michée, Zacharie. Après
son entrée au Carmel, le 14 septembre 1894, elle donna ce petit carnet à
Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, qui y puisa pour ses méditations et
lectures. C'est là que, selon toutes probabilités, elle a lu la parole qu'elle
aimait tant : « Si quelqu'un est tout petit, qu'il vienne à moi » [Prov 9,4, cité
dans Ms. C., fol. 3 r°.] je les lui communiquai et ces quelques pages lui
furent un aliment délicieux pour ses oraisons.

Elle cherchait à connaître Dieu, à découvrir pour ainsi dire « son caractère »
et comment pouvait-elle mieux le faire qu'en étudiant les livres inspirés,
spécialement le saint Évangile ? Aussi s'affligeait-elle de la différence des
traductions. [Elle avait pu en juger car, bien que les jeunes Soeurs ne
fussent pas autorisées à lire une Bible complète, la sainte avait comparé les
textes du petit carnet de Soeur Geneviève avec certaines traductions du
Psautier [notamment dans l'édition de Glaire] des livres des prophètes et du
Nouveau Testament. Elle lut celui-ci surtout dans le Manuel du chrétien qui
contenait aussi les Psaumes et l'Imitation de Jésus-Christ, précédés de
l'Ordinaire de la Messe, des Vêpres et des Complies. [Édition approuvée par
Monseigneur l'Archevêque de Tours, Mame et Fils, éditeurs, Tours, 1864.
Sans nom de traducteur], « Psaumes traduits de l’hébreu ». En plus des
exemplaires de l'Écriture Sainte proprement dite, elle avait à sa disposition
des ouvrages qui en donnent de longs extraits comme la traduction du
Bréviaire, lue chaque jour à la communauté au réfectoire, la Semaine sainte
latin-français, les Paroissiens et autres livres qui contiennent de nombreuses
citations scripturaires, telles l'Année liturgique de Dom Guéranger, les
Oeuvres de saint Jean de la Croix, etc. L'examen des citations de l'Ancien et
du Nouveau Testaments faites par la sainte prouve bien qu'elle a puisé, en
effet, à ces différentes sources.] carmel/bibliotheque communautaire

Si j'avais été prêtre, me disait-elle, j'aurais étudié l'hébreu et le grec afin de


pouvoir lire la parole de Dieu telle qu'il daigna l'exprimer dans le langage
humain. Elle portait jour et nuit le saint Évangile sur son coeur et s'occupa
beaucoup d'en trouver les textes édités séparément, afin de les faire relier et
de nous procurer le même bonheur.

Son amour pour la très Sainte Trinité


Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus avait une grande dévotion pour la Très
Sainte Trinité. Elle eût désiré que sa fête fut élevé à un rite supérieur.
Lorsque j'étais encore dans le monde, elle avait d'abord eu la pensée de
m'appeler Marie de la Trinité, avant de me choisir le nom de Marie de la
Sainte Face, que je portai de fait quelques mois au Carmel. Mais le premier
vocable ayant été attribué à une autre novice, elle en fut très consolée. C'est
le jour de la fête de la Très Sainte Trinité, 9 juin 1895, pendant la messe,
qu'elle fut inspirée de s'offrir comme victime d'holocauste à l'Amour
miséricordieux du bon Dieu.

Appeler le bon Dieu « Notre Père »


Un jour j'entrai dans la cellule de notre chère petite Soeur et je fus saisis par
son expression de grand recueillement. Elle cousait avec activité et
cependant semblait perdue dans une contemplation profonde :

A quoi pensez-vous, lui demandai-je ?

— Je médite le Pater, me répondit-elle. C'est si doux d'appeler le bon Dieu


notre Père !... Et des larmes brillèrent dans ses yeux.

Elle aima le bon Dieu comme un enfant chérit son père, avec des tours de
tendresse incroyables. Pendant sa maladie, il arriva qu'en parlant de lui elle
prit un mot pour un autre et l’appela : « Papa ». Nous nous mîmes à rire,
mais elle reprit tout émue : « Oh ! oui, il est bien mon Papa et que cela m'est
doux de lui donner ce nom. »

La familiarité avec Jésus


Jésus était tout pour son coeur. Lorsqu'elle écrivait et qu'il s'agissait de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, elle mettait toujours des majuscules à Lui et à
Il, par respect pour sa personne adorable. Elle me demanda : « Aimez-vous
mieux dire tu ou vous en priant Jésus ? » Je lui répondis que j'aimais mieux
dire : tu. Toute soulagée, elle reprit : « Moi aussi, je préfère de beaucoup
dire tu à Jésus, cela exprime mieux mon amour et je n'y manque jamais
quand je parle à Lui seul, mais dans mes poésies et les prières qui doivent
être lues par d'autres, je n'ose pas. »

Dévotion envers la Sainte Face


Cette dévotion fut, pour Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus le couronnement et
le complet épanouissement de son amour pour la sainte Humanité de Jésus.
La Sainte Face était le miroir où elle voyait l'âme et le coeur de son bien-
aimé, où elle le contemplait tout entier. Ainsi la photographie du seul visage
d'un être aimé nous suffit pour nous rendre celui-ci présent. On peut dire
que la dévotion à la Sainte Face a orienté la vie spirituelle de Soeur
Thérèse. Si on veut conserver la note juste de ses pieuses inclinations, il
faut reconnaître que celle-là les dépasse toutes, sans doute parce qu'elle les
résume toutes. C'est en contemplant la Face meurtrie de Jésus, en méditant
ses humiliations qu'elle puisa l'humilité, l'amour des souffrances, la
générosité dans le sacrifice, le zèle des âmes, le dégagement des créatures,
enfin toutes les vertus actives, fortes, viriles que nous lui avons vu
pratiquer. Elle suivit, sans le connaître, le conseil de perfection que Notre-
Seigneur donne à sainte Gertrude lorsqu'il lui dit : « Que l'âme qui désire
s'avancer dans le bien s'envole dans mon sein. Mais s'il lui prend envie de
porter son vol plus loin et de monter encore plus haut sur les ailes de ses
désirs, qu'elle s'élève avec la vitesse d'un aigle, qu'elle vole autour de ma
Face, soutenue comme un séraphin sur les ailes d'une charité généreuse. »
C'est ce que fit Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus et les conséquences de son
envolée furent un amour vraiment séraphique, produisant des fruits de
générosité héroïque. Elle indiqua à ses novices la Face de Jésus comme un
livre où elle puisait la science d'amour, l'art des vertus… Elle tint à inscrire
près de la Sainte Face, dans son blason mystique, cette devise : « L'Amour
ne se paie que par l'amour ! » Ses lettres, son autobiographie, ses poésies
sont imprégnées d'amour pour cette Face bénie. Je reste persuadée que c'est
ma chère petite Soeur qui fut l'inspiratrice de mon projet de reproduire la
Sainte Face d'après le Saint Suaire de Turin, et que je lui dois la réussite de
cette copie exécutée en 1904, sept ans après sa mort.

Piété eucharistique
La sainte messe et le banquet eucharistique faisaient ses délices. Elle
n'entreprenait rien d’important sans demander à faire offrir le saint Sacrifice
à cette intention. Lorsque notre tante lui donnait de l'argent pour ses fêtes et
anniversaires au Carmel, elle sollicitait toujours la permission de faire
célébrer des messes et me disait parfois tout bas : C'est pour mon enfant
[Pranzini], il faut bien que je lui vienne en aide maintenant ! [Un condamné
à mort dont elle avait obtenu la conversion in extremis en août 1887.]

Avant sa profession, elle disposa de sa petite bourse de jeune fille, qui se


composait d'une centaine de francs pour faire dire des messe à l'intention de
notre Père vénéré, alors si malade. Elle estimait que rien ne pouvait être
meilleur pour lui mériter de nombreuses grâces, que l'effusion du Sang de
Jésus. Elle eût beaucoup désiré communier tous les jours, mais la coutume
ne le permettant pas, ce fut une de ses plus grandes souffrances au Carmel.
Elle priait saint Joseph d'obtenir un changement dans cet usage. Le décret
de Léon XIII, donnant une plus grande liberté sur ce point, lui sembla une
réponse à ses ardentes supplications. [Ce décret est daté du 17 décembre
1890. Voici le passage essentiel : « En ce qui concerne la permission ou la
défense d'approcher de la sainte Table, le très Saint Père décrète que ces
permissions ou défenses regardent seulement le confesseur ordinaire, sans
que les Supérieurs aient aucune autorité pour s'ingérer dans cette chose…
celui qui aurait obtenu du confesseur l'autorisation d'une communion plus
fréquente ou même quotidienne, sera tenu d'en avertir le Supérieur. » —
Pratiquement, l'Aumônier du Carmel de Lisieux, M. l'abbé Youf, ne
changea pas les usages établis sauf pendant la période d'influenza
[décembre 1891 - janvier 1892] où sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus put
communier tous les jours.] Elle nous prédit qu'après sa mort nous ne
manquerions pas de notre pain quotidien, ce qui se réalisa pleinement. [M.
l'abbé Youf mourut quelques jours après la Sainte, et son successeur, M.
l'abbé Hodierne, conformément au décret de Léon XIII, introduisit au
Carmel de Lisieux l'usage de la communion quotidienne.]

Son amour pour la sainte Eucharistie la porta à remplir avec beaucoup de


ferveur l'emploi de sacristine. Sa joie était à son comble lorsqu'il restait sur
la patène ou le corporal une parcelle de la sainte Hostie. Un jour que le
ciboire était insuffisamment purifié, elle appela plusieurs novices pour
l'accompagner à l'Oratoire où elle le déposa avec une joie et un respect
indicibles. Elle me raconta son bonheur lorsqu'une fois, au moment de la
sainte communion, la sainte hostie étant tombée des mains du prêtre, elle
tendit son scapulaire pour la recevoir : elle estimait ainsi avoir eu le même
privilège que la Sainte Vierge lorsqu'elle avait porté l'Enfant Jésus dans ses
bras. En préparant les vases sacrés pour la Sainte Messe, elle aimait, dit-
elle, à se mirer dans le calice et la patène, il lui semblait que l'or ayant
reflété son image, c'était sur elle que reposaient les divines Espèces.

Avec quelle émotion elle composa et peignit une fresque autour du


tabernacle et de l'Oratoire ! C'est un véritable monument d'obéissance, car
elle ne connaissait pas à fond le dessin, [Céline avait donné quelques leçons
à Thérèse six mois seulement avant l'entrée de celle-ci au Carmel.] et
nullement la peinture, et il lui fallait faire ce travail, montée sur une échelle,
avec un éclairage si insuffisant qu'un artiste expérimenté aurait eu du mal à
le réussir. Pourtant, elle l'acheva heureusement et les petits anges qu'elle
nous a laissés ont une expression à la fois enfantine et céleste.

Culte du sacerdoce
Son esprit de foi lui inspirait un grand respect pour les prêtres, à cause du
sacerdoce dont ils sont revêtus et dont il est impossible d'avoir une plus
haute estime. Elle a exprimé à plusieurs reprises au cours de sa vie le regret
de ne pouvoir être prêtre. Se sentant très malade, en juin 1897, elle me dit:
Le bon Dieu va me prendre à un âge où je n'aurais pas eu le temps d'être
prêtre si je l'avais pu. La pensée que sainte Barbe avait porté la communion
à saint Stanislas Kotska la ravissait. Pourquoi pas un ange, me disait-elle,
pourquoi pas un prêtre, mais une vierge ! oh ! qu'au ciel nous verrons de
merveilles ! J'ai dans l'idée que ceux qui l'auront désiré sur la terre jouiront
là-haut des privilèges du sacerdoce.

Des fleurs pour la statue de l'Enfant Jésus


Ma petite Thérèse fut heureuse d'être chargée d'orner la statue de l'Enfant
Jésus placée dans le cloître et en prit le plus grand soin. Elle la peignit en
rose et l'entoura toujours de fleurs gaies et de petits oiseaux empaillés, au
plumage chatoyant. Au lieu de se reposer comme c’était permis pendant
l'heure du silence, de midi à une heure l'été, elle la passait en partie à orner
son petit Jésus. Mais les fleurs au Carmel étaient rares à cette époque. A
quinze ans, prisonnière, ne plus pouvoir se promener dans les campagnes, ni
cueillir un seul bouton d'or, c'était pénible pour une nature comme la
sienne !

Cependant, Jésus se chargea de pourvoir sa petite fiancée. Elle-même m'a


raconté l'anecdote suivante. Le premier été qu'elle passa au Carmel, il lui
arriva de se dire : Je ne reverrai donc plus jamais de bleuets, de grandes
pâquerettes, de coquelicots, ni d'avoine, ni de blé !… et elle en éprouvait un
vrai chagrin, lorsque la portière vint remettre à notre Mère une superbe
gerbe champêtre, composée de toutes les fleurs et de tous les épis que
Thérèse avait désirés. La tourière du dehors l'avait trouvée posée sur le bord
de sa fenêtre, sans explication. Ignorant la peine de Thérèse, notre Mère lui
remit le bouquet pour la statue de l'Enfant Jésus. A partir de ce moment, les
fleurs des champs ne lui manquèrent jamais.

Des roses pour le crucifix


Elle avait beaucoup de dévotion à jeter des fleurs au grand Christ du préau
et plus tard, pendant sa maladie, elle couvrait son crucifix de roses, [Il s'agit
du crucifix que chaque Carmélite porte sur elle.] écartant avec soin les
pétales fanés. Un jour que je la voyais toucher doucement la couronne
d'épines et les clous de son Jésus du bout des doigts, je lui dis : « Que
faites-vous là? » Alors, avec un petit air étonné d'être ainsi surprise, elle
m'avoua : Je le décloue et je lui enlève sa couronne d'épines. Elle ne voulait
pas donner aux créatures le témoignage d'amour de leur jeter des fleurs. Un
jour, je lui avais mis des roses dans la main en lui demandant de les jeter à
quelqu'une en signe d'affection, elle refusa.

Piété mariale
La statue de la Sainte Vierge qui s'était animée pour lui sourire lors de sa
guérison miraculeuse était sa consolation. Lorsqu'à mon entrée au Carmel
on apporta cette statue, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus se rendit à la porte
conventuelle pour la recevoir et, la saisissant d'un mouvement rapide en la
serrant avec amour, l'emporta avec la même facilité qu'on soulève une
plume, bien qu'elle fut très lourde. [Cette statue est en plâtre plein et mesure
0 m.90.] Les Soeurs présentes en restèrent surprises et édifiées. Bien des
fois depuis, je l'ai vue s'agenouiller à ses pieds et la prier avec une grande
ferveur. Pendant sa dernière maladie, on la plaça en face de son lit. Sans
cesse ses regards étaient tournés vers elle.
Thérèse aimait à distribuer des médailles de la Sainte Vierge, ne doutant pas
de leur efficacité. Dans le monde, elle en avait attaché sur la poitrine des
deux petites filles pauvres qu'elle instruisait et elle avait persuadé une
femme de journée incroyante de porter celle qu'elle lui offrait. A sa
Première Communion, elle résolut de réciter chaque jour un « Souvenez-
vous » et elle y fut fidèle toute sa vie. Plus tard, aux Buissonnets, elle disait
son chapelet quotidiennement, mais ces pratiques extérieures n'étaient qu'un
pâle rayonnement de son intimité avec sa Mère chérie qu'elle appelait
Maman. Elle estimait que toutes les conversions devraient être obtenues par
l'invocation de Marie et recommandait à la Sainte Vierge toutes ses
intentions. Une après-midi, à trois heures, je remarquai qu'elle priait et lui
demandai ce qu'elle disait : « Je récite un Ave Maria pour offrir mon travail
à la Sainte Vierge. J'ai pris l'habitude d'agir ainsi chaque fois que je me
remets à l'ouvrage. » Elle nous faisait passer notre chapelet autour du cou,
la nuit.

Notre chère petite Maîtresse était déjà bien malade quand elle composa son
cantique « Pourquoi je t'aime, ô Marie ». Elle y mit tout son coeur. Je
l'entends encore me dire « qu'elle voulait avant de mourir exprimer dans
une poésie tout ce qu'elle pensait sur la Sainte Vierge. »
CHARITE FRATERNELLE - ZELE DES AMES

En lisant le prophète Isaïe


Sur la charité, notre sainte petite Soeur ne tarissait jamais. Elle me
communiqua la lumière qu'elle avait reçue en lisant ce passage d'Isaïe [Ch.
58] : « Le jeûne que je demande consiste-t-il à faire qu'un homme afflige
son âme pendant un jour, qu'il prenne le sac et la cendre ? est-ce là ce que
nous appelons un jeûne et un jour agréable au Seigneur ? Le jeûne que
j'approuve, n'est-ce pas plutôt celui-ci ? Rompez les chaînes de l'impiété,
déchargez de leurs lourds fardeaux ceux qui en sont accablés, renvoyez
libres ceux qui sont opprimés et brisez tout ce qui charge les autres.
Partagez votre pain avec celui qui a faim et faites entrer dans votre maison
les pauvres et ceux qui ne savent pas où se retirer. Lorsque vous verrez un
homme nu, revêtez-le, et ne méprisez pas votre propre chair. »

Et reprenant chacune de ces expressions, elle me les expliquait en me disant


qu'il y avait, à l'égard des âmes, une bien plus grande charité à pratiquer
qu'à l'égard des corps : « Il y a des pauvres partout, des âmes faibles,
malades, opprimées… Eh bien ! prenez leurs fardeaux. Renvoyez-les libres,
c'est-à-dire quand on parle devant vous de quelque défaut de vos Soeurs, n'y
ajoutez jamais… Adroitement, car quelquefois il n'est pas à propos de
contredire, mettez leurs vertus en balance, renvoyez libres ceux qui sont
opprimés et brisez tout ce qui charge les autres. Partagez votre pain, c'est-à-
dire donnez de vous-même, faites entrer dans votre maison, prodiguez-vous,
donnez de vos biens : votre tranquillité, votre repos à ceux qui ne savent où
se retirer, qui sont pauvres. »

Et poursuivant sa citation : « Alors votre lumière éclatera comme l'aurore,


vous recouvrerez bientôt votre santé, votre justice marchera devant vous et
la gloire du Seigneur vous protégera. Alors, vous invoquerez le Seigneur et
il vous exaucera. Vous crierez et il vous dira : me voici. Si vous détruisez
les chaînes parmi vous, si vous cessez d'étendre la main et de dire des
paroles outrageantes, si vous assistez le pauvre avec effusion, si vous
consolez l'âme affligée, la lumière se lèvera pour vous dans les ténèbres et
vos ténèbres deviendront comme le midi, le SEIGNEUR VOUS
DONNERA POUR TOUJOURS LE REPOS, IL REMPLIRA VOTRE
AME DE SPLENDEUR; IL RANIMERA VOS OS; VOUS DEVIENDREZ
COMME UN JARDIN TOUJOURS ARROSE ET COMME UNE
FONTAINE DONT LES EAUX NE TARISSENT JAMAIS. [Ce passage a
été appliqué par l'Eglise à la sainte elle-même, dans l'office liturgique de sa
fête : antienne du Benedictus.] Les lieux déserts depuis des siècles seront
remplis d'édifices; vous relèverez les fondements abandonnés pour une
longue suite d'années et l'on dira de vous que vous réparez les murailles et
que vous rendez les chemins sûrs. » Elle continuait : Vous venez d'entendre
la récompense ! Si vous cessez de dire des paroles peu charitables, si vous
brisez les chaînes des âmes captives par votre douceur et votre affabilité; si
vous assistez les âmes pauvres et délaissées avec effusion, c'est-à-dire avec
coeur, avec amour, avec désintéressement, si vous consolez ceux qui
souffrent, vous recouvrerez votre santé intérieure, votre âme ne languira
plus. Votre justice marchera devant vous. Mais comme ces oeuvres pour
être profitables doivent demeurer cachées, comme le propre de la vertu,
semblable à l'humble violette, est d'embaumer sans que les créatures
sachent d'où vient ce parfum : la gloire du Seigneur vous protégera, pas
votre gloire propre, mais la gloire du Seigneur ! Et le Seigneur vous
exaucera, Il vous donnera le repos, une lumière se lèvera pour vous dans les
ténèbres et vos ténèbres deviendront pour vous comme le midi, non pas que
les ténèbres disparaîtront car les épreuves ne peuvent manquer à une âme,
mais vos ténèbres seront lumineuses… et vous aurez la paix, la joie, une
clarté brillera toujours pour vous-même, au milieu de la nuit intérieure.
Vous deviendrez comme un jardin toujours arrosé, comme une fontaine dont
les eaux ne tarissent jamais, à laquelle toutes les âmes, toutes les créatures
puisent sans lui faire tort. Mais ce n'est pas tout, prêtez attention à la
dernière récompense : Les lieux déserts depuis des siècles seront remplis
d'édifices, vous relèverez les fondements. Qu'est-ce à dire ? Comment, en
pratiquant la charité, l'amour du prochain, puis-je bâtir des édifices ! Cela
ne se ressemble pas, n'a aucun rapport ?… Et pourtant les anges dans le ciel
diront de vous que vous réparez les murailles et que vous rendez les
chemins sûrs... » En disant cela, elle me regardait avec enthousiasme...
« Quel mystère ! Par nos petites vertus, notre charité pratiquée dans l'ombre,
nous convertissons au loin les âmes… nous aidons les missionnaires… et
même, au dernier jour, on dira peut-être que nous avons bâti des demeures
matérielles à Jésus et préparé ses voies... »
Dévouement fraternel
Les actes de charité que j'ai vu pratiquer à notre chère petite Soeur sont
innombrables et variés. Elle ne laissait échapper aucune occasion. Par
exemple, ses dimanches et fêtes chômées, le peu de temps qu'elle avait de
libre passait à faire plaisir aux autres. Elle composait des poésies suivant la
demande des Soeurs, jamais elle n'en refusa une, de sorte qu'elle ne trouva
presque pas de loisirs pour en faire de son propre mouvement. C'est ainsi
encore qu'elle ne copia jamais un seul cantique pour sa dévotion personnelle
quoiqu'elle eût beaucoup désiré en avoir à sa disposition. De même, elle se
privait de relever les beaux passages de ses lectures, si bien qu'une de ses
novices à qui elle avait confié ses préférences, dut prendre ce soin à son
insu.

Laisser la meilleure place aux autres


En sortant de la récréation du soir pour aller à Complies, me disait-elle,
j'avais pris l'habitude de déposer notre panier à ouvrage sur un des bancs
proches de l'avant-choeur. C'était commode, et il y avait moins de danger
que les araignées viennent s'y loger que lorsque je le mettais par terre. Mais
je remarquai bientôt que la place était souvent prise par le panier d'une
Soeur qui était passée avant moi. D'autres, pensais-je, trouvent aussi que
c'est plus commode ? Eh bien, je leur laisserai la place, cela fait tant de
plaisir quand elle est libre puisqu'ainsi on n'a pas à se baisser. »

Sacrifice d'un petit triomphe


Une fois qu'elle voulait m'engager à pratiquer la charité, elle me raconta
qu'étant jeune novice et mettant son bonheur à parer la statue de l'Enfant
Jésus du cloître, elle se priva toujours d'y mettre des fleurs odorantes, même
une petite violette, parce que les parfums incommodaient une de nos mères
anciennes. Celle-ci l'ayant vue placer une belle rose au pied de la statue
l’appela, dans l'intention évidente de la lui faire retirer. « A ce moment, me
dit Thérèse, devinant sa méprise, j'éprouvai un vif désir de lui laisser
constater son erreur, car la rose était artificielle. Mais Jésus m'avait
demandé le sacrifice de ce petit triomphe. Prévenant toute réflexion, je pris
la fleur et je lui dis : « Voyez ma mère, comme on imite bien la nature
aujourd'hui, ne dirait-on pas que cette fleur vient d'être cueillie dans le
jardin ? Oh ! ajouta-t-elle, vous ne pouvez vous imaginer ce que cet acte de
charité m'a été doux et ce qu'il m'a donné de force.

Traiter les âmes avec délicatesse


Pendant sa maladie, elle me fit observer que Soeur Saint-Stanislas [La
première infirmière, décédée le 23 mai 1914; à l'âge de 89 ans et demi.]
prenait toujours des linges très doux, choisis avec la plus délicate attention
afin de la soulager un peu : « Voyez-vous, me dit-elle, il faut prendre les
mêmes soins des âmes, souvent on n'y pense pas et on les blesse. Pourquoi
cela ? Pourquoi donc ne pas les soulager avec la même charité, le même
délicatesse que les corps ? Pourtant, certaines sont malades, beaucoup sont
faibles, toutes souffrent. Quelle tendresse nous devrions avoir pour elles !

Petits pois et grosses fèves


Lorsqu'une Soeur était dans son tort et désagréable, elle ne se montrait que
plus aimable, prévenante et douce, afin de calmer le coeur irrité qu'elle
sentait souffrir. La bonté du sien se manifestait par une grande tendresse
quand on revenait à elle après lui avoir fait de la peine. Elle m'en expliqua
un jour la raison : « Oh ! que le bon Dieu est miséricordieux pour les âmes
imparfaites ! J'en trouve la preuve dans la nature. Regardez les petits pois
qui fondent dans la bouche, qui ne sont composés que de sucre et leur
enveloppe est fort légère. Cependant, ils peuvent recevoir les ardeurs du
soleil et la fraîcheur de la nuit, qui ne leur sont pas ménagées. Ils sont le
symbole des âmes parfaites. Les grosses fèves au contraire, qui représentent
les âmes imparfaites, ont une enveloppe toute fourrée qui les préserve bien.
Il nous faut donc agir comme le bon Dieu, déployer toutes nos délicatesses
et nos prévenances pour les âmes imparfaites. »

Rendre visite à Jésus et à Marie


Quand il lui semblait que je me repliais sur moi-même, elle me disait : « Se
replier sur soi-même, cela stérilise l'âme ! Il faut se hâter de courir aux
oeuvres de charité. » Parfois, précisait-elle, on est si mal chez soi, dans son
intérieur, qu'il faut promptement en sortir. Le bon Dieu ne nous oblige pas à
rester en notre compagnie, au contraire, il permet souvent qu'elle nous soit
désagréable afin que nous la quittions. Je ne vois pas d'autre moyen en ce
cas, que de sortir de chez soi et d'aller rendre visite à Jésus et à Marie en
courant aux oeuvres de charité ».

Préparer la veilleuse pour l'Enfant Jésus


[La sainte raconta ce même trait à la Révérende Mère Agnès de Jésus le 12
juillet 1897.] Je lui avais confié une peine. Pour m'encourager en me
prouvant qu'elle n'était pas insensible, elle me raconta qu'étant seconde
portière, il arriva un soir pendant le « silence » [Heure de temps libre et de
repos entre complies et matines.] qu'on lui fit préparer une veilleuse pour le
dehors. [Pour des personnes séculières, parentes d'une religieuse de la
communauté, qui étaient exceptionnellement reçues au tour extérieur du
Carmel.] Il fallait chercher de l'huile, des mèches, rien n'était apprêté,
chacune était retirée dans sa cellule, les portes étaient barrées.

J'eus, me confia-t-elle, un grand combat. Je murmurais intérieurement


contre les personnes et les circonstances, j'en voulais aux tourières du
dehors de me faire ainsi travailler pendant un temps de repos, alors qu'elles
auraient si bien pu se servir elles-mêmes. Mais tout à coup la lumière se fit
dans mon âme. Je me figurais que je servais la Sainte Famille à Nazareth,
que j'apprêtais cette petite veilleuse pour l'Enfant Jésus et alors j'y mis tant,
tant d'amour que je marchais d'un pas bien léger et le coeur débordant de
tendresse. Depuis, ajouta-t-elle, j'employai toujours ce moyen qui me
réussit à merveille. »

Soin de malades - Patience et renoncement


A l'infirmerie où j'étais employée dès mon entrée au Carmel, il n'y avait
aucune grande malade, mais des religieuses à la santé déficiente. Parmi
elles s'en trouvait une, affectée d'anémie cérébrale chronique et atteinte de
manies qui faisaient de l'office d'infirmière un perpétuel exercice de
patience. Cette malade avait pour principe « qu'il fallait faire exprès
d'exercer les novices. » En conséquence, il m'arriva me trouvant à l'autre
extrémité du monastère, d'être sonnée pour m'entendre dire : « Ma petite
Soeur, je reconnais votre pas d'avec celui de votre compagne. »

Une fois, n'en pouvant plus, j'arrivai tout en larmes près de Soeur Thérèse
qui m'accueillit avec tendresse, me consola, m'encouragea. Je la vois encore
assise près de moi sur un bahut, me serrer dans ses bras. Cependant, il me
fallait retourner sans cesse sur mon champ de bataille et souvent je me
surpris à faire un grand tour pour ne pas passer sous les fenêtres de
l'infirmerie parce que, la Mère me voyant à proximité, me faisait signe de
lui rendre quelque service superflu. Parfois, c'est en baissant la tête pour
n'être pas vue d'elle que j'y passais rapidement, gardant au coeur une
certaine amertume.

Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus qui connaissait la situation et au fond


m'excusait de tout son coeur, me dit dans l'une de ces circonstances : Il
faudrait faire exprès de passer devant l'infirmerie afin qu'on vous dérange
et, quand vous êtes chargée et ne pouvez vous arrêter, répondre avec
amabilité, promettant de revenir, avoir l'air contente comme si on vous
rendait un service. La cloche de l'infirmerie devrait être pour vous une
mélodie céleste. Quand on vous sonne, c'est le mieux, il faudrait le
désirer...Oh ! voyez-vous, penser de belles et saintes choses, faire des livres,
écrire des biographies de saints, ne vaut pas un acte d'amour de Dieu, ni
l'action de répondre quand la cloche de l'infirmerie sonne et que cela
dérange. Lorsqu'on vous demande un service ou que vous remplissez un
emploi auprès de malades qui ne sont pas agréables, il faut vous considérer
comme une petite esclave à laquelle tout le monde a le droit de commander
et qui ne songe pas à s'en plaindre puisqu'elle est esclave.

— Oui mais souvent, vous le savez, on m'appelle pour rien alors je


bouillonne !

Je comprends bien que cela vous coûte, mais si vous voyiez les anges qui
vous regardent dans l'arène, ils attendent la fin du combat pour vous jeter
des couronnes et des fleurs comme autrefois on en jetait aux vaillants
chevaliers. Puisque nous voulons être de petites martyres, à nous de gagner
nos palmes ! Et ne croyez pas que ces combats soient sans valeur :
« L'homme patient vaut mieux que l'homme fort et celui qui dompte son
âme vaut mieux que celui qui prend des villes » [Prov. 16,32]. Pour moi, si
je devais vivre encore, l'office d'infirmière serait celui qui me plairait
davantage. Je ne voudrais pas le solliciter, craignant que ce soit
présomption, mais si on me le donnait, je me croirais bien privilégiée. Oh !
oui, j'aurais eu du bonheur si on m'avait demandé cela ! La nature peut-être
l'aurait trouvé coûteux, mais il me semble que j'aurais agi avec beaucoup
d'amour, pensant à la parole de Notre-Seigneur : « J'étais malade et vous
m'avez soulagé. » [Mt 25,36] Elle me recommandait beaucoup de soigner
les malades avec amour, de ne pas faire cet ouvrage comme un autre mais
avec autant de soin, de délicatesse que si on rendait ce service à Dieu
même. Toutefois, après une journée de labeur, cela me semblait dur d'aller
le soir, pendant l'heure du repos ou après matines, porter quelque
soulagement aux Soeurs fatiguées. Je m'en plaignais. Elle me dit :
Maintenant, c'est vous qui portez de petites tasses à droite et à gauche, mais
un jour au ciel, c'est Jésus « qui ira et viendra pour vous servir. » [Lc 12,37]

Sagesse humaine
Vous dites : je veux être bonne avec celles qui sont bonnes, douce avec
celles qui sont douces. Et dès que quelqu'un vous contrarie, vous voilà hors
de vous-même : vous agissez en cela comme les païens dont il est parlé
dans l'Evangile. Au contraire : Faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez
pour ceux qui vous persécutent. [Mt 5,44; Lc 6,27] Etre bon avec ceux qui
nous font du bien, c'est de la sagesse humaine, rien pour Dieu ».
Quand vous serez au moment de la mort
Je voulais toujours que les détails de ma vie s'emboîtent comme un jeu de
patience. Gare à qui les dérangeait ! Si une circonstance imprévue venait
briser cette combinaison et brouiller l'arrangement, je paraissais
mécontente. Un jour, dans la dernière maladie de ma chère petite Soeur,
j'avais compté sur une après-midi pour finir un travail et j'avais été appelée
inopinément au parloir. Je lui dis : « Oh ! que je regrette d'avoir été
dérangée, j'aurais terminé mon ouvrage !.. » Elle me regarda : Quand vous
serez au moment de la mort, que vous désirerez avoir été dérangée!

Consacrer du temps à être dérangée


Je tenais beaucoup à faire tranquillement ma retraite du mois et c'était un
vrai problème de choisir un dimanche où ne se dressât aucune embûche, à
cause de mon emploi ou de toute autre raison. Soeur Thérèse de l'Enfant-
Jésus me dit : « Vous allez donc en retraite pour avoir plus de temps libre,
pour votre satisfaction ? Moi, j'y vais par fidélité, pour donner davantage au
bon Dieu… Si j'ai beaucoup à écrire ce jour-là, afin d'avoir un coeur
dégagé, je me mets dans la disposition d'esprit d'être dérangée, je me dis :
Telle heure libre, je la consacre au dérangement, je le veux, je compte
dessus et si je suis tranquille, j'en remercierai le bon Dieu comme d'une
grâce sur laquelle je ne comptais pas. Aussi, je suis toujours heureuse. » En
effet, je remarquai qu'étant sacristine et son ouvrage personnel étant achevé,
elle faisait exprès les jours chômés, de passer devant la sacristie afin qu'on
l'appelle. Elle se mettait sur le passage de la première d'emploi afin que
celle-ci puisse lui demander un service, ce qui ne manquait pas. Sachant
qu'au fond cela lui coûtait beaucoup, je lui faisais signe de ne pas aller par
là, je lui en procurais le moyen mais c'était en vain.

Sacrifice, joie et pur amour


Dans les derniers mois d'exil de mon angélique petite Soeur, il m'arrivait,
pour rester plus longtemps à la soigner, de tarder à me rendre à la récréation
et de ne pas mettre le même zèle à servir les autres malades atteintes
beaucoup moins gravement. Elle me dit : « A votre place, même quand vous
n'y êtes pas strictement obligée, je ferais tout mon possible pour aller aux
récréations et pour servir les autres infirmes. Je m'ingénierais à faire mille
sacrifices, à me priver en toute rencontre pour vous obtenir des grâces. Il ne
faut jamais se rechercher soi-même en quoi que ce soit, car « dès qu'on
commence à se rechercher, à l'instant on cesse d'aimer. [Imitation III, 5:7] A
la fin de ma vie religieuse, j'ai mené l'existence la plus heureuse que l'on
puisse voir, parce que je ne me recherchais jamais. Quand on se renonce, on
a sa récompense sur terre. Vous me demandez souvent le moyen d'arriver au
pur amour, c'est de vous oublier vous-même et de ne vous rechercher en
rien. »

Ange de paix
J'avais versé quelques larmes pour faire croire à une soeur que j'étais très
contrariée. Pourtant, il n'y avait aucune attache à la chose que je regrettais.
J'avais aussi le même jour soutenu mes droits vis-à-vis d'une autre soeur et
défendu la justice, je voulais de plus lui prouver qu'elle avait tort. Ma Soeur
Thérèse de l'Enfant-Jésus me dit: C'est vrai, dans le fond, il n'y a pas eu de
trouble, la paix n'a pas été atteinte, mais le duvet de la petite pêche est
froissé… Soutenir vos droits, vouloir la justice n'est pas un grand tort vis-à-
vis du prochain, mais pour vous, quel dommage!

— Oh! puisque la pêche est meurtrie, que faire?

— Un regard d'amour vers Jésus et la connaissance de sa propre misère


répare tout. Chercher son droit, c'est agir au détriment de son âme, et
vouloir instruire les autres, même sans vous mettre dans votre tort, c'est
vous dépouiller à contretemps. De plus, ce n'est pas de bonne guerre,
puisque vous n'êtes pas chargée de leur conduite. Il ne faut pas que vous
soyez Juge de paix — il n'y a que le bon Dieu qui ait ce droit — votre
mission à vous c'est d'être un Ange de paix! »
Juger favorablement
Elle me disait fréquemment qu'on doit toujours juger les autres avec charité
car très souvent, ce qui paraît négligence à nos yeux est héroïsme aux yeux
de Dieu. Une personne fatiguée, qui a la migraine ou qui souffre dans son
âme, fait plus en accomplissant la moitié de sa besogne, qu'une autre saine
de corps et d'esprit qui la fait tout entière. Notre jugement doit donc être, en
toute occasion, favorable au prochain.

On doit toujours penser le bien, toujours excuser. Et si aucun motif ne


semble valable, il y aurait encore la ressource de se dire: « Telle personne a
tort apparemment, mais elle ne s'en rend pas compte et si je jouis d'un
meilleur jugement, raison de plus pour avoir pitié d'elle et pour m'humilier
d'être sévère à son égard. » Elle me faisait aussi remarquer
qu'ordinairement, le bon Dieu permet que nous passions par les mêmes
faiblesses qui nous ont déplu chez les autres: oublis, négligences
involontaires, fatigues… alors, c'est tout naturellement que nous excusons
les fautes dans lesquelles nous sommes tombées. Instruite par un guide si
clairvoyant, j'ai vu moi-même par expérience que des soeurs que j'avais cru
imparfaites n'étaient pas en défaut. Une oeuvre accomplie par obéissance,
une action plus utile les avaient empêchées aux yeux des autres, de faire
leur devoir et elles supportaient en silence cette humiliation

Enseignement tiré des petites poires sans apparence.


Se promenant au jardin pendant la récréation, elle me dit en me montrant un
arbre fruitier: « Regardez ces poires très laides en apparence, elles sont
l'image des soeurs qui vous déplaisent. A l'automne, quand on vous donnera
ces fruits débarrassés des corps étrangers qui les défigurent, vous les
mangerez avec plaisir, sans vous douter que vous les aviez méprisées. De
même au dernier jour, vous serez dans l'étonnement de voir vos soeurs
délivrées de toutes leurs imperfections et qui vous paraîtront de grandes
saintes. »
Prier pour les prêtres
Ce qui l'attirait au Carmel, c'était le sacrifice pour l'Église, pour les
prêtres… elle voulait que sa vie soit consacrée à la sanctification des
ministres du Seigneur. Elle disait que prier pour les prêtres, c'était faire le
commerce en gros, puisque, par la tête, elle atteignait les membres. Ce désir
de la sanctification des prêtres, et par eux de la conversion des pécheurs, fut
vraiment le mobile de sa vie. Elle nous apprit au noviciat une prière pour
eux, assez longue, dont elle ignorait l'auteur. [Thérèse Durnerin] Presque
toutes les lettres qu'elle m'écrivait, lorsque j'étais dans le monde, témoignent
de cet attrait qui nous était commun.
ZELE DES AMES

En juin 1896, je la photographiai pour donner son portrait à notre Mère


Prieure [Mère Marie de Gonzague] que nous fêtions le 21 juin. Elle voulut
être prise tenant à la main un rouleau sur lequel elle avait écrit ces paroles
de notre Mère sainte Thérèse: « Je donnerais mille vies pour sauver une
seule âme. » [Château intérieur, 6° demeures, ch.6 ; Vie ch. 23, Fondations
ch.1]

Lors de notre voyage de Rome, elle n'avait encore que quatorze ans, ayant
parcouru quelques pages d'Annales de Religieuses Missionnaires, elle
interrompit bientôt sa lecture et me dit: Je ne veux pas en lire plus; j'ai déjà
un désir si violent d'être missionnaire, que serait-ce si je l'avivais encore par
le tableau de cet apostolat? Je veux être carmélite. Elle m'expliqua ensuite
le pourquoi de cette détermination: C'était pour souffrir davantage dans la
monotonie d'une vie austère et, par là, sauver plus d'âmes.

Elle a raconté dans l'histoire de sa vie la ténacité de ses prières pour le


malheureux assassin Pranzini, son émotion quand elle se vit exaucée par le
subit retour à Dieu du condamné, au pied de l'échafaud. C'est à moi qu'elle
avait remis en rougissant la pièce de monnaie destinée à faire célébrer une
messe pour cette conversion. Sa timidité l'empêchait de la demander elle-
même à son confesseur. Elle ne m'avait point dévoilé l'intention de cette
messe et fut bien soulagée lorsque je lui dis que je l'avais devinée. Après,
elle partagea avec moi ses craintes et ses espoirs. Le zèle des âmes avait
commencé à dévorer son coeur quand, dans son adolescence, l'image d'une
main sanglante de Jésus crucifié lui avait révélé sa vocation de co-
rédemptrice avec le Sauveur.

Au Carmel, ce zèle ne cessa de s'accroître et se manifestait en toute


rencontre. Je l'ai vue, après le départ d'un ouvrier éloigné de Dieu qui devait
revenir dans la journée travailler au monastère, cacher furtivement une
médaille de saint Benoît sous la doublure de sa veste de travail.

Dans un moment de cruelles souffrances, alors que la tuberculose gagnait


en entier l'organisme et que nous implorions le Ciel avec larmes, elle disait:
Je demande au bon Dieu que toutes les prières faites pour moi ne servent
pas à alléger mes souffrances mais à sauver les pécheurs. Et je l'entends
encore affirmer: Non, je n'aurais jamais cru qu'on pouvait tant souffrir…
jamais, jamais! Je ne puis m'expliquer cela que par les désirs ardents que j'ai
eus de sauver des âmes. Ce fut l'une de ses dernières paroles.

Après sa mort
Bien des fois et sous des formes très variées, elle promit de « faire tomber
une pluie de roses » et exprima son désir et son assurance de faire du bien
après sa mort en priant pour l'Église, en continuant sa mission de choix
auprès des prêtres. Je l'entendis surtout expliquer, décrire quel serait ce
bien, par quel moyen elle appellerait les âmes à Dieu en leur enseignant sa
voie de confiance et de total abandon. Répondant à l'une de ses réflexions,
je lui disais: « Alors, vous croyez que vous sauverez plus d'âmes au ciel?

— Oui je le crois, me répondit-elle, la preuve c'est que le bon Dieu me


laisse mourir, alors que je désire tant lui sauver des âmes...
FIDELITE - OBEISSANCE - PAUVRETE - ESPRIT DE
MORTIFICATION

Fidélité à la règle
La fidélité de ma chère petite soeur pour l'observance fut à la mesure de son
estime pour nos saintes Règles et Constitutions : Nous sommes trop
heureuses, disait-elle, de n'avoir qu'à pratiquer ce que nos réformateurs ont
dû instituer avec tant de peine. Aussi, elle ne pouvait supporter que nous
trouvions à redire à ce qui était prescrit.

Elle nous assurait qu'en communauté chacune devrait essayer de se suffire à


elle-même et de faire en sorte de ne pas demander de service sans grande
nécessité. Pour garder un juste milieu, quand on croit pouvoir se dispenser
de quelque ouvrage commun ou solliciter une exception à la règle, elle
conseillait de se dire intérieurement: — Si chacune faisait la même chose?
— La réponse serait, ajoutait-elle, qu'il en résulterait un grand désordre, car
chacune trouverait de bonnes raisons et toujours assez d'occupations de son
choix ou dans son emploi pour se soustraire aux obligations communes.
Manquer le moins possible aux heures de communauté : Office divin,
oraison, récréation, tel était son enseignement.

Il y en a, disait-elle, qui sous prétexte de dévouement au travail, abrègent


ces heures dont l'emploi est spécifié dans la règle, cela, c'est voler le temps
du bon Dieu! Elle nous donnait elle-même l'exemple et quittait son travail
au premier son de la cloche, sans prendre le temps d'achever un mot
commencé ou de faire un point de plus. Lorsqu'elle était sonneuse, je la
voyais se déranger à la fin des récréations un demi-quart d'heure avant le
temps réglementaire, comme il était prescrit dans nos « Usages ». Elle s'en
allait au milieu même de la conversation la plus intéressante. De façon
continue, cette conduite est très mortifiante.

Afin de ne pas manquer Matines ou d'autres heures où la communauté est


réunie, elle pratiquait des actes de vertu bien méritoires. N'étant encore que
postulante ou novice, si elle se sentait malade, elle ne le disait pas, à moins
d'avoir reçu l'ordre exprès de le dévoiler, car elle ne prenait en toute
occasion, de secours et de soulagement que ce qu'on lui proposait, sans
aucune avance de sa part. Au contraire, elle montrait plus de courage quand
elle souffrait, afin de déguiser son malaise. Plusieurs fois, elle alla au
choeur pour la récitation de l'Office divin avec un tel mal d'estomac qu'elle
ne croyait pas pouvoir garder son repas sans défaillir, mais elle rassemblait
toute son énergie en se disant ; Si je tombe, on va bien le voir ! Cette petite
phrase qu'elle se répétait souvent l'aida beaucoup, me confia-t-elle, surtout
au début de sa vie religieuse.

Une fois que la fin d'un exercice était sonnée et que je ne me dérangeais pas
assez vite, elle me dit : Allez à votre petit devoir, non à votre petit amour...

Obéissance
L'obéissance de Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus s'étendait à tout. Elle me
disait : Nous ne devons pas nous donner de facilité de vie. Puisque nous
voudrions être des martyres, il faut se servir des instruments que l'on a, et
faire de notre vie religieuse un martyre. Ce conseil, elle le pratiquait
rigoureusement, à la lettre. Les Supérieures devaient faire une grande
attention à ce qu'elles disaient en sa présence, car un avis lui devenait un
ordre, et elle ne le suivait pas seulement un jour, ni quinze jours, mais sans
discontinuer.

C'est ainsi que je l'ai vue observer de petites choses comme fermer telle
porte, ne pas passer en tel endroit, ne pas traverser le choeur et mille autres
recommandations de ce genre auxquelles notre Mère Prieure — la
Révérende Mère Marie de Gonzague — ne pensait plus au bout de quelques
jours. Elle ne se doutait pas que pour cette âme fidèle toutes ses paroles
devenaient des oracles, et qu'elle les accomplissait comme étant la volonté
expresse de Dieu. Pendant son noviciat, sa Maîtresse, Soeur Marie des
Anges, lui avait fait une obligation de lui dire chaque fois qu'elle aurait mal
à l'estomac. Comme c'était tous les jours, elle se croyait forcée de faire cet
aveu tous les jours. Alors sa Maîtresse, ne se souvenant plus de l'ordre
qu'elle avait donné, s’exclamait : « Cette enfant ne fait que se plaindre ». Ce
que Thérèse supporta sans s'excuser.
Elle obéissait de même à chacune des soeurs, sans que jamais parût l'ombre
d'une recherche de sa volonté propre, sacrifiée en toutes rencontres. Un jour
où la communauté était réunie dans un ermitage pour chanter des cantiques,
et qu'épuisée par la maladie, elle s'était assise, une Soeur lui ayant fait signe
de se lever, elle le fit aussitôt avec un visage aimable. Après la réunion, je
lui demandai pourquoi cette obéissance que je jugeais trop aveugle. Elle me
répondit simplement que dans les choses de peu d'importance, elle avait pris
l'habitude d'obéir à toutes et à chacune par esprit de foi, comme si c'était
Dieu lui-même qui lui manifestait sa volonté.

J'avais répondu vivement à une Soeur qui m'avait fait un reproche que je ne
croyais pas mérité : « Elle n'est pas dans son droit, cela ne la regardait pas!
disais-je. — C'est vrai, reprit notre Maîtresse, mais Jésus n'a pas dit :
obéissez seulement à vos Supérieurs, mais : « Donnez à quiconque vous
demande [Luc 6:30] et faites mille pas avec celui qui vous oblige d'en faire
cent ».[Mt 5:41].

Quelque temps avant de mourir, Soeur Thérèse dit devant moi à Mère
Agnès de Jésus : « J'ai un petit conseil à vous donner : il faudrait que les
Prieures recommandent aux infirmières d'obliger leurs malades à demander
tout ce dont elles ont besoin. C'est bien nécessaire, ma Mère.. ».
[Evidemment, Soeur Thérèse si mortifiée n'avait en vue ici que les grandes
malades, car plus que toute autre elle faisait sienne cette recommandation
de notre Mère sainte Thérèse : « Qu'on ne doit pas importuner les
infirmières quand le mal n'est pas grand. »] Elle me le dit aussi à moi, qui
étais affectée à cet emploi. De ce fait, nous jugeâmes qu'elle parlait
d'expérience, mais il était trop tard pour y remédier efficacement. De
combien de choses ne s'est-elle pas privée? Ces sacrifices sont le secret de
Dieu, car même en pensant la soulager, nous la faisions souffrir. Aussi
l'infirmière, une bonne ancienne un peu sourde, croyant qu'elle avait froid
alors qu'elle était brûlante de fièvre, la couvrit par-dessus la tête et, voyant
que sa malade prenait tout ce qu'elle lui donnait, lui apporta encore de
nouvelles couvertures. Soeur Thérèse se laissa faire. Quand je revins, je la
trouvai ruisselante de sueur. Toute souriante, elle me raconta ce trait, sans
qu'un mot de mécontentement sortît de ses lèvres. Elle me dit, au contraire,
avoir tout accepté en esprit d'obéissance à sa première infirmière.
Ne rien faire sans permission
Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus nous recommandait souvent d'être bien
fidèle à demander nos permissions. « Pour moi, me dit-elle, quand j'avais
oublié de le faire le samedi et que je n'y pensais pas au moment où j'aurais
dû les solliciter, je me privais d'une chose indispensable plutôt que d'agir de
moi-même. [Trois ans après la profession, les novices quittaient le noviciat,
prenaient le rang des autres soeurs et n'étaient plus tenues aux mêmes
assujettissements. C'est ainsi que les novices demandent leurs permissions
chaque semaine et les autres Soeurs chaque mois. Sainte Thérèse de
l'Enfant-Jésus, ayant dépassé les trois ans qui suivent la profession et
remplissant une charge auprès des novices, aurait pu se dégager de ces
liens, mais elle se garda bien de le faire.] « J'ai été très scrupuleuse pour
cela et j'étais fort tourmentée quand je devais faire quelque chose sans
l'autorisation de notre Mère. Ainsi, le bon Dieu n'a pas permis qu'elle me dît
d'écrire mes poésies à mesure que je les composais, et je n'aurais pas voulu
le lui demander de peur de faire une faute contre la pauvreté. J'attendais
donc l'heure de temps libre, et ce n'était pas sans une peine extrême que je
me rappelais à huit heures du soir ce que j'avais composé le matin. » Ces
petits riens sont un martyre, il est vrai ; mais il faut bien se garder de les
diminuer en se permettant ou en se faisant permettre mille choses qui
rendraient la vie religieuse agréable et commode. Il ne faut se donner à soi-
même aucune latitude. [Ce serait méconnaître l'esprit de sainte liberté
d'enfant de Dieu qui anima Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus que d'ériger en
axiome valable pour tous et en toutes conditions, qu'il ne faut se donner à
soi-même aucune latitude, alors qu'il s'agit dans ce cas particulier d'une
remarque sur la fidélité aimante avec laquelle les carmélites doivent
observer les moindres prescriptions de la vie religieuse.]

Lorsqu'elle entra au Carmel à quinze ans, son écriture mal formée déplut à
Mère Agnès de Jésus. Thérèse lui proposa alors d'écrire en retourné, ce qui
lui était beaucoup plus commode, mais on ne voulut pas le lui permettre et
elle se soumit, s'appliquant de son mieux. Ce ne fut qu'en 1894 que la
permission lui en fut donnée.
Se conformer aux usages
Bien qu'elle nous recommandât de faire tout le plus parfaitement possible,
elle estimait qu'il ne fallait pas essayer d'agir mieux que les autres, mais se
conformer en tout aux usages, parce qu'un zèle indiscret peut nuire à soi-
même et aux autres. Par exemple, me disait-elle, si vous êtes en grande
retraite, déchargée par là des ouvrages de communauté et qu'il se trouve du
linge à étendre au grenier, ne vous mêlez pas aux soeurs qui font ce travail.
Bien que ce soit un acte de charité, il vaut mieux vous en abstenir comme
c'est l'usage, parce que, une fois votre ferveur passée, l'obligation que vous
vous seriez imposée pourrait devenir pour votre âme une fatigue et fatiguer
les autres qui se croiraient obligées d'imiter votre exemple, et craindraient
de refuser quelque chose au bon Dieu en ne le faisant pas.

Ou bien, si on demande accidentellement à une Soeur un service pour un


emploi qui n'est pas le sien, elle doit se conformer en tout à ce qui lui est
indiqué, même si elle concevait le travail d'une manière plus parfaite, car on
s'expose à gêner les officières habituelles qui peuvent avoir des raisons
d'agir comme elles font et que les autres ignorent. Puisque dans la vie il
arrive que la continuité d'une chose fatigue, il vaut mieux n'embrasser, en
fait de pratiques, que ce qu'on croit pouvoir porter avec persévérance.
PAUVRETÉ

Une Soeur me demandant de lui prêter des poésies que j'avais copiées sur
des feuilles volantes, je ne parus pas de bonne humeur. Je pensais: « J'aurais
mieux fait d'avoir copié celles-ci sur un cahier comme le font les autres, au
moins je ne serais pas exposée à les perdre! »

Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me fixa du regard et me dit : Vous devriez


être heureuse de vous dépouiller, vous devriez non seulement les prêter avec
joie, mais faire en sorte qu'on vous les redemande. Puisque vous désirez
tant faire du bien aux âmes en les composant, il faudrait mettre votre
bonheur non seulement à les prêter, mais à les donner dans un but
d'apostolat. On rapporte de saint Louis de Gonzague qu'il ne redemandait
jamais un objet prêté, par esprit de pauvreté. Elle me dit une autre fois :
Tantôt, vous vous plaigniez qu'on avait mis votre panier en désordre, qu'il
vous manquait ceci ou cela. Vous devriez en être contente et vous dire: je
suis pauvre, il est donc naturel que je manque de quelque chose, on a bien
fait de s'en emparer puisque ce n'est pas à moi.

On m'avait demandé une épingle qui m'était très commode et je la


regrettais. Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me dit: Oh! que vous êtes riche!
Vous ne pouvez pas être heureuse.... J'ai remarqué qu'en toutes occasions on
donne encore assez largement; mais il y a peu d'âmes qui se laissent prendre
ce qui leur appartient. Voilà ce qui est difficile. Et pourtant la parole de
l’Évangile est là : « Si on vous enlève ce qui vous appartient ne le
redemandez pas ! [Luc 6, 30] »

« Je voudrais, lui-dis-je pendant sa maladie, que vous me laissiez cette


image en souvenir de vous.

— Ah! vous avez encore des désirs !… Quand je serai avec le bon Dieu, ne
demandez rien de ce qui a été à mon usage, prenez simplement ce qu'on
voudra bien vous donner; agir autrement serait ne pas être dépouillée de
tout, au lieu de vous donner de la joie, cela vous rendrait malheureuse. Au
Ciel seulement, nous aurons le droit de posséder.
Peu de temps après sa mort, une de nos Soeurs m'ayant proposé de faire des
démarches pour m'obtenir quelque objet ayant appartenu à ma soeur chérie,
je consultai celle-ci demandant: « Comment faut-il que je fasse? » et
j'ouvris le Saint Évangile pour y trouver sa réponse. Je lus : « Comme un
homme qui partant en voyage abandonne sa maison et donne pouvoir à ses
serviteurs.[Mat, XXV, 14 ] »

Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus aimait, par amour du bon Dieu, ne posséder


pour elle-même que les objets les plus laids et les plus usés. Je dis: par
amour du bon Dieu, car naturellement, avec son tempérament d'artiste, elle
eût préféré les choses de bon goût et non détériorées. Je m'en aperçus un
jour où j'avais fait une tache irréparable sur son sablier. Je remarquai l'effort
qu'elle fit pour accepter de le garder tel et ne rien me laisser paraître du
sacrifice que je lui avais imposé sans le vouloir.

Elle ne faisait aucune attention à ce que ses robes lui aillent bien ou soient
assez longues. C'était apparemment une indifférence complète de son
extérieur sans aucune négligence de sa part. Mais plus, en toutes choses,
elle se rapprochait de la vraie pauvreté, plus elle était contente, aussi
raccommodait-elle ses alpargates et ses vêtements jusqu'à la limite extrême
du possible. Toujours dans le même esprit, si elle avait un livre ou une
image à tranches dorées, elle les grattait soigneusement. Sa corbeille à
ouvrage commençant à se disjoindre, une Soeur la lui borda avec une bande
de vieux velours parce que ce tissu est inusable. Bien que très pressée,
Thérèse défit le travail et remit le velours à l’envers, c’est-à-dire la trame à
l'extérieur, pour que ce soit plus pauvre et plus laid. Une novice lui ayant
passé de l'huile de lin sur son écritoire de cellule, lequel est d'ordinaire
pauvrement teint au brou de noix, elle le lui fit laver immédiatement à la
brosse et ne supporta les meubles de sa propre cellule, ainsi enduits, que
parce qu'elle les avait trouvés tels à son arrivée; mais ils lui déplaisaient
beaucoup et s'il n'eût tenu qu'à elle, ils auraient été impitoyablement lavés.

A mon entrée au monastère, elle se défit, pour me les donner, de son


écritoire, de son bénitier et prit pour elle, dans les greniers, des objets hors
d'usage. Notre modèle en toutes choses, Soeur Thérèse n'avait rien de plus
qu'il ne lui fallait rigoureusement et rejetait avec soin ce qui lui rappelait la
commodité.
Elle n'eut au Carmel qu'une paire de ciseaux d'enfant qu'elle avait apportée
du monde et qui était très insuffisante pour ses travaux. Plusieurs années de
sa vie religieuse, elle se servit d'une lampe dont le mécanisme ne
fonctionnait plus, si bien qu'il fallait, pour remonter la mèche, se servir
d'une épingle. Mais elle le faisait avec tant de bonne grâce que cela semblait
naturel de la voir se donner ce mal et qu'on y était trompé, persuadé qu'elle
préférait cette lampe à une autre.

Lorsqu'elle avait besoin d'un canif, si le temps lui manquait pour le reporter
à l'emploi de peinture, avant de se coucher, elle le posait par terre dehors
près de la porte de sa cellule, de façon à bien indiquer qu'il ne faisait pas
partie des objets à son usage.

Il lui fallait un vaporisateur pour soigner sa gorge en feu. Toutes les


bouteilles étant bonnes à cet usage, elle en avait choisi une dont les
semblables étaient destinées aux pots cassés. Un jour, l'ayant brisée par
mégarde, elle voulut en dire sa coulpe au chapitre, malgré mes
remontrances.

Pour écrire son manuscrit, elle se procura par notre Soeur Léonie un cahier
de deux sous en mauvais papier. Elle croyait, en commençant, n'en
employer qu'un seul, aussi sa surprise fut-elle grande en se voyant obligée
d'en demander un autre. Quant à la partie adressée à Mère Marie de
Gonzague qu'elle rédigea lorsqu'elle était si malade, il fallut l'obliger à
écrire moins serré, en mettant une distance convenable entre les lignes et
sur un papier quadrillé. Lorsqu'elle composait ses poésies, elle les notait sur
de petits morceaux de papier de toutes teintes et de toutes dimensions que
personne n'aurait voulus, aussi ses brouillons sont presque illisibles. Elle se
servait de ses plumes à écrire jusqu'à la dernière limite. A la fin de sa vie,
astreinte au régime lacté, elle les trempait dans un peu de lait mis à sa
disposition. C'était, disait-elle, pour leur donner de la douceur.

A la profession de sa petite Soeur, Mère Agnès de Jésus, craignant que le


crucifix de Thérèse ne fût trop lourd et ne risquât de la blesser, lui donna le
sien qui était plus petit. Soeur Thérèse ne me cacha pas, par la suite, le
sacrifice que cela lui avait imposé, car elle avait rêvé d'avoir un grand
crucifix, mais elle ne réclama pas et garda le petit toute sa vie. C'est celui
qu'elle eut entre les mains en mourant.
ESPRIT DE MORTIFICATION DANS LES REPAS LES
RECREATIONS ET LES PARLOIRS

Elle saisissait les petites occasion de mortification qui ne peuvent nuire à la


santé et se les imposait toujours et en tous temps. Ce sont des pratiques bien
minimes sans doute, mais le bon Dieu montre autant sa puissance dans la
création des infiniment petits que dans celle des infiniment grands et il
semble que Thérèse a justement dévoilé sa force dans la multiplicité d'actes
microscopiques, si l'on peut s'exprimer ainsi.

Ma chère petite Soeur me confia avoir éprouvé, dès sa plus tendre enfance,
une répugnance instinctive pour les repas. Elle ne comprenait point qu'on
s'invitât pour cela, que ce soit le but des réunions. Aussitôt qu'on veut jouir
de la présence de quelqu'un, disait-elle, on l'invite à dîner. Que c'est étrange!
On devrait avoir honte de faire cette action-là et se cacher. Ah! si Notre-
Seigneur et la Sainte Vierge n'avaient pas mangé, jamais je n'aurais pu me
consoler de le faire! [A ceux que déconcerterait une répugnance qu'ils
n'éprouveraient pas, la Sainte répondrait, sans doute, comme à Soeur Marie
du Sacré-Coeur, effrayée par ses grands désirs de martyre: Ce n'est pas du
tout cela qui plaît au bon Dieu dans ma petite âme, ce qui lui plaît, c'est de
me voir aimer ma petitesse, ma pauvreté, c'est l'espérance aveugle que j'ai
en sa miséricorde. Répugnance pour les repas, désirs de martyre furent des
dispositions propres à la Sainte, mais qui n'appartiennent en rien à la Petite
Voie qu'elle a mission d'enseigner.]

A la fin de sa vie, quand elle était si malade, elle eut de menus désirs par
rapport à la nourriture. Aussi elle me dit avec un petit air triste : Cela
m'humilie beaucoup ! mais je le veux bien, puisque c'est la volonté de Dieu
que je passe par cette faiblesse.

Pureté d'intention au réfectoire


Interrogée sur la manière de sanctifier les repas, elle me répondit : Il faut
faire cette action, si basse en elle-même, en union avec Notre-Seigneur.
Très souvent, c'est au réfectoire qu'il me vient les plus douces aspirations
d'amour. Quelquefois je suis contrainte de m’arrêter... Oh ! cela me ravit
quand je pense que si Notre-Seigneur avait été à ma place devant ma
portion, il l'aurait mangée certainement. Il prendrait ce qu'on lui offrirait…
Puis, il est bien probable que pendant sa vie mortelle, il a goûté aux mêmes
mets que moi. La Sainte Vierge lui faisait de la soupe. Il se nourrissait de
pain, de fruits, de légumes, de poisson...

Ainsi, elle s'entretenait de ces pensées et son âme s'exhalait en parfum


d'amour.

Voici les pénitences qu'elle se permettait au réfectoire puisque les autres lui
étaient interdites : Quand le manche de son couteau ou de sa cuillère n'était
pas suffisamment essuyé et que, légèrement gluant, il adhérait à sa main,
elle se gardait bien de faire cesser cette mortification qui lui coûtait
beaucoup et la continuait jusqu'à la fin du repas.

Une année que, pendant les dernières semaines de Carême on lisait un livre
sur la Passion de Notre-Seigneur, elle me dit que cela lui répugnait tant de
prendre sa nourriture en écoutant cette lecture qu'elle était forcée
d'accomplir comme furtivement cet acte qui lui semblait si bas et se privait
de boire jusqu'à ce que la lectrice s'arrêtât un instant ou que le récit fût
moins émouvant. Alors, elle buvait vite et comme à la dérobée parce que,
disait-elle, il faut bien manger quand même, mais boire, on peut s'en priver,
c'est un soulagement. Elle me raconta ce fait non pour m'engager à suivre
son exemple, mais pour me montrer combien elle était émue par le récit des
souffrances de Notre-Seigneur.

Au réfectoire, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus avait de petites rubriques


enfantines qu'elle nous livrait simplement : Je me figure être à Nazareth
dans la maison de la Sainte Famille. Si l'on me sert par exemple de la
salade, du poisson froid, du vin ou quelque autre chose qui a le goût fort, je
l'offre au bon saint Joseph. A la Sainte Vierge, je donne les portions
chaudes, les fruits bien mûrs, etc. Et les mets des jours de fête,
particulièrement la bouillie, le riz, les confitures, je les offre à l'Enfant-
Jésus. Enfin, lorsqu'on m'apporte un mauvais dîner, je me dis gaiement :
Aujourd'hui ma petite fille, tout cela, c'est pour toi!
Elle nous cachait sa mortification sous des dehors gracieux. Cependant un
jour de jeûne, où notre Révérende Mère lui avait imposé un soulagement,
une novice la surprit assaisonnant d'absinthe cette douceur trop à son goût.
Une autre fois, je la vis boire lentement un exécrable remède.

« — Mais dépêchez-vous donc, lui dis-je, buvez cela tout d'un trait !
— Oh! non; ne faut-il pas que je profite des petites occasions qui se
rencontrent pour me mortifier un peu, puisqu'il m'est interdit d'en chercher
de grandes ? »

Comment sanctifier les récréations


A la récréation plus qu'ailleurs, disait Soeur Thérèse, vous trouverez
l'occasion d'exercer votre vertu. Si vous voulez en tirer un grand profit, n'y
allez pas avec la pensée de vous récréer, mais avec celle de récréer les
autres; pratiquez-y un complet détachement de vous-même. Par exemple, si
vous racontez à l'une de vos Soeurs une histoire qui vous semble
intéressante et que celle-ci vous interrompe pour vous raconter autre chose,
écoutez-la avec intérêt quand même elle ne vous intéresserait pas du tout, et
ne cherchez pas à reprendre votre conversation première. En agissant ainsi,
vous sortirez de la récréation avec une grand paix intérieure et revêtue d'une
force nouvelle pour pratiquer la vertu, parce que vous n'aurez pas cherché à
vous satisfaire mais à faire plaisir aux autres. Si l'on savait ce que l'on gagne
à se renoncer en toutes choses!...

— Vous le savez bien, vous; c'est ainsi que vous avez toujours fait ?
— Oui, je me suis oubliée, j'ai tâché de ne me rechercher en rien. »

Combien est vrai ce témoignage ! Elle pratiquait en effet la parfaite


abnégation, avec tant d'aisance qu'on aurait pu la croire naturelle chez elle.
Et cependant cette vertu était due à sa généreuse correspondance à la grâce
du bon Dieu. Témoin cette confidence : Comme je lui faisais remarquer
qu'en récréation c'est parfois une vraie démangeaison que l'on ressent de
dire une excellente vérité, elle m'avoua avoir éprouvé cette tentation. Rien
d'étonnant qu'avec son esprit vif, des réparties fines et piquantes lui aient
brûlé les lèvres! Mais elle fut toujours victorieuse dans l'art de se priver de
briller.
Abnégation aux parloirs
Au parloir, elle écoutait en silence, ne prenant la parole que lorsqu'on
l’interrogeait. Sa réserve était telle que, dans notre famille même, on la
jugeait insignifiante et on disait qu'étant entrée trop jeune au couvent, son
instruction avait été tronquée et qu'elle s'en ressentirait toute sa vie.

Quand je ne serai plus de ce monde, nous dit-elle à nous, ses trois soeurs,
faites bien attention à ne pas mener la vie de famille, à ne rien vous raconter
des parloirs sans permission, et encore à ne le demander que si ce sont des
choses utiles et non pas seulement amusantes.

En fait de parloir, elle cherchait toujours le moyen de s'esquiver lorsqu'elle


prévoyait avoir du plaisir, tandis qu'au contraire, elle ne se faisait pas prier
pour rester quand il s'agissait de se dévouer.

Détachement
Quand Soeur Thérèse était malade, elle le disait par obéissance à notre
Mère, sans s'occuper d'être soignée ou non, et, si quelque chose lui
manquait, elle pensait que le bon Dieu était sûr de sa patience, ce dont elle
était toute fière et heureuse. Lorsque vous entreprenez un travail, me disait-
elle, il faut toujours le faire avec dégagement, laisser vos Soeurs vous
donner des conseils, le retoucher même, en votre absence, et vous faire
perdre par là plusieurs heures d'effort si elles n'ont pas le même goût que
vous. Bien plus, si votre ouvrage ainsi remanié perd de sa valeur, il faudrait
vous en réjouir, parce qu'on ne doit pas travailler tant dans le but
d'accomplir une oeuvre parfaite que de faire la volonté du bon Dieu ». [Ces
conseils sont donnés à une novice qui n'avait pas à se soucier d'un
rendement extérieur et qu'il importait de former à la vie spirituelle. Toutes
les âmes n'ont donc pas à les prendre à la lettre. A une autre novice, bien
moins portée à rechercher le fini, la perfection, elle recommandait de
s'appliquer à faire tout avec le plus grand soin pour l'amour du bon Dieu.]
Amour-propre
Pendant sa maladie, j'imaginai pour la soulager une organisation que
j'arrangeai si vite et qui lui semblait si ingénieuse qu'elle me considérait tout
étonnée. Elle me fit alors compliment de ma charitable promptitude, de mon
adresse et ajouta : Si on vous avait commandé cette chose-là, si c'était votre
première d'emploi qui en avait eu la pensée, l'auriez-vous exécutée avec
autant d’entrain ? Et, développant sa pensée, elle me montra combien la
nature est portée à trouver facile ce qui vient de notre inspiration
personnelle tandis qu'au contraire il y a toujours des si et des mais quand ce
sont les idées des autres qu'il faut adopter. Ainsi nous voyons d'un bon oeil
les soulagements que l'on donne aux autres quand nous les leur avons
obtenus par nous-mêmes. Si nous n'y sommes pour rien, mille tentations
s'élèvent en notre coeur, et nous trouvons à redire à tout ce que nous n'avons
pas touché!

Sacrifice des affections familiales


Un nouvel exemple de son détachement ressort de sa conduite lorsqu'on
tirait une photographie de la communauté. Etant chargée de préparer
l'appareil et de disposer les groupes, il arrivait, lorsque le temps était venu
de prendre ma place [Une soeur ancienne, ne voulant plus poser, s'était
offerte pour ouvrir et fermer l'objectif une fois tout mis au point.], que je
n'en trouvais plus de disponible même parmi les novices: celles-ci s'étant
rassemblées autour de notre Maîtresse de manière à être le plus près d'elle.
Ma chère petite Soeur les laissait faire, non sans regretter que de temps en
temps elles ne nous aient pas délicatement réservé la joie d'être l'une près de
l'autre. Elle m'avoua en avoir souffert... Une fois, cependant, elle dérogea à
cette façon d'agir: ce fut au groupe de « lavage » où elle demanda à Soeur
Marthe de Jésus de s'éloigner un peu pour me laisser une place.

A la vérité, on n'aurait pu trouver un coeur plus affectueux que le sien, mais


ce n'est que dans l'intimité qu'à nous, ses soeurs, elle témoignait toute sa
tendresse. Ayant lu que certains Saints s'éloignaient de leurs parents par
souci de perfection ou changeaient leurs rapports avec eux, elle nous disait
être bien heureuse qu'il y ait plusieurs demeures dans la maison du bon
Dieu, ajoutant que la sienne ne serait pas celle de ces grands saints mais des
petits saints qui aiment beaucoup leur famille. Cependant, au sujet de son
départ probable pour Hanoï, comme je lui demandais quel était le mobile
qui la faisait agir, elle me répondit: Ce n'est point pour être utile là-bas,
mais pour y souffrir l'exil du coeur.
RENONCEMENT

Ne pas pactiser avec le siècle


Au moment où, exilée dans le monde, j'étais obligée de suivre le courant du
milieu où je vivais, ma chère petite Thérèse en éprouvait une peine
profonde, surtout un certain jour où je devais assister à une soirée dansante.
Elle pleura, me dit-elle, comme jamais elle n'avait pleuré et me demanda au
parloir pour me faire ses recommandations. Comme je trouvais qu'elle
excédait un peu et qu'elle était trop sévère, car il ne faut pas se ridiculiser,
elle parut indignée et me dit avec force: Oh! Céline, considère la conduite
des trois jeunes Hébreux qui ont préféré être jetés dans une fournaise
ardente plutôt que de fléchir le genou devant la statue d'or ; et toi, l'épouse
de Jésus, tu veux bien pactiser avec le siècle, adorer l'idole du monde en te
livrant à des plaisirs dangereux? Souviens-toi de ce que je te dis de la part
de Dieu, vois comme il a récompensé la fidélité de ses serviteurs et essaie
de les imiter.

Après avoir pris la ferme résolution de ne pas danser et ne sachant comment


m'y prendre pour réaliser mon dessein, je mis dans ma poche un grand
crucifix et fis une prière ardente. La soirée était presque achevée et j'avais
résisté tout le temps aux sollicitations pressantes qui m'avaient été faites, au
point de fâcher certaines personnes lorsque, je ne sais comment, je fus
entraînée par un jeune homme. Mais il me fut impossible d'exécuter un seul
pas de danse. C'était vraiment étrange. Chaque fois que la musique
reprenait, le pauvre Monsieur essayait de s'élancer et moi je faisais vraiment
de mon mieux, peine inutile! Enfin, après s'être promené avec moi d'un pas
très religieux, il s'esquiva, rouge de confusion. Quant à moi, je n'étais pas
du tout embarrassée et je m'en retournai très contente, près des dames qui
faisaient tapisserie et que je soulageai fort en riant de mon aventure.

Faire sa volonté en ne la faisant pas


Quelques mois après mon entrée au Carmel, trouvant la vie religieuse un
peu dure à la nature, je fus encouragée par Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus:
Vous vous plaignez de ne pas faire votre volonté, me dit-elle, ce n'est pas
juste. J'admets que vous ne la faites pas dans le détail de chaque journée,
mais la vie en elle-même, n'est-ce pas vous qui l'avez choisie ? Donc vous
faites votre volonté en ne la faisant pas, puisque vous saviez bien ce que
vous embrassiez en venant au Carmel. Je vous avoue que moi je ne resterais
pas ici une minute par contrainte. Si on me forçait à vivre de cette vie, je ne
le pourrais pas, mais c'est moi qui le veux… Je veux tout ce qui me
contrarie.

Oui c'est moi qui veux tout ce qui est contre ma volonté, puisque j'ai dit tout
haut, le jour de ma Profession : « que c'était de mon plein gré et franche
volonté que je voulais être carmélite. » [Formule alors en usage avant
l'émission des Voeux.]

Au mois de mars 1895, étant au jardin avec les novices, j'aperçus dans un
parterre un petit perce-neige. Je me précipitai pour le cueillir, mais Soeur
Thérèse de l'Enfant-Jésus me retint en disant : Ce n'est pas permis. La
pensée que je ne pourrais même plus cueillir une fleur me parut si dure que
des larmes brillèrent dans mes yeux. C'était un dimanche. Rentrée dans
notre cellule, je voulus pour me consoler, composer un cantique qui dirait
tout ce que j'avais aimé et que je retrouvais en Jésus, mais je ne pus écrire
que cette seule finale:

« La fleur que je cueille, ô mon Roi, C'est Toi! »

Thérèse à qui j'allai confier mon chagrin ne dit rien, mais quelques jours
après, elle m'apporta une poésie intitulée « Le cantique de Céline » et qui
fut publié plus tard sous le titre de « Ce que j’aimais » [Le Cantique de Céline
Pn18]. A chaque ligne y brille, avec son espérance, son dégagement des
choses de ce monde.

Exemples de renoncement
Je les donne comme en ayant été témoin ou parce qu'elle m'en fit la
confidence pour m'exhorter au sacrifice. Notre Mère avait lu, en récréation
une lettre où il était question de Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, un jour où
celle-ci était absente. Elle me pria de la lui communiquer. Je la lui passai
avec permission. Quelques jours après j'en eus besoin. Elle me la rendit et,
comme je lui demandais si cela l'avait intéressée, elle fut bien obligée de
m'avouer ne l'avoir pas lue. Je la lui remis à nouveau pour qu'elle en prenne
connaissance, mais ce fut inutile, elle ne l'ouvrit pas. C'est ainsi qu'en toutes
choses elle mortifiait ses plus innocents désirs et, en cette circonstance, elle
voulut particulièrement se punir de me l'avoir demandée. Elle ne s'informait
jamais des nouvelles. Si elle voyait un groupe de Soeurs auxquelles la Mère
Prieure semblait en donner, elle se gardait bien d'aller de ce côté.

A mon entrée au Carmel, le 14 septembre 1894, Soeur Thérèse de l'Enfant-


Jésus était heureuse en voyant son plus cher désir réalisé, puisqu'elle allait
pouvoir m'instruire elle-même et me guider dans sa « Petite Voie »;
néanmoins, lorsque je franchis la porte de clôture son premier acte fut un
renoncement. Après m'avoir embrassée comme les autres religieuses, elle
s'enfuyait déjà quand notre Mère Agnès de Jésus lui fit signe d'aller
m'attendre dans la cellule qui m'était destinée. Elle y avait droit comme
« ange » et aide à la Maîtresse des novices, mais elle n'y serait pas venue
sans cet appel.

De même, à l'entrée de Soeur Marie de l'Eucharistie, au moment où la


communauté venait chercher celle-ci à la porte conventuelle, Soeur Thérèse
de l'Enfant-Jésus faisant partie des plus jeunes se trouvait à l'écart. Une
Soeur lui dit: « Avancez donc, vous verrez votre famille pendant que la
porte est ouverte », mais elle n'en fit rien. Il est à noter que les parloirs étant
en construction, il y avait un an que nous n'avions vu nos parents. Comme
je lui faisais plus tard le reproche d'avoir été la seule à manquer au rendez-
vous, elle me dit qu'elle s'en était privée pour se mortifier, ajoutant que ce
sacrifice lui avait beaucoup coûté.

Quelquefois, elle avait bien envie de jeter un coup d'oeil sur l'horloge du
choeur, pendant l'oraison ou en d'autres circonstances. Elle s'en privait
toujours et attendait patiemment que l'heure sonne : Je suis pressée, c'est
vrai, se disait-elle, mais cela ne m'avancera pas de savoir s'il y a encore cinq
ou dix minutes. Elle supporta avec une patience d'ange et par esprit de
mortification des soins excessifs que lui donna sa première d'emploi au
Tour. C'était une bonne ancienne très lente et très maniaque, qui lui soignait
ses mains couvertes d'engelures et crevassées en hiver. Cette Soeur lui
enveloppait les doigts un par un dans une multitude de menues bandes. Un
jour, il ne restait que la dernière phalange du petit doigt dégagée, mais elle
ne tarda pas à être ensevelie comme les autres! Et devant ma stupéfaction,
Soeur Thérèse riait!

Pendant sa maladie, on nous apporta une boîte de dragées de baptême dont


le sujet était charmant. On le loua devant elle, on posa la boîte sur la table
non loin de son lit, oubliant de la lui montrer: elle se garda bien de la
réclamer.

Sacrifices
Ma chère petite Soeur me confia qu'afin d'exciter à la vertu sa compagne de
noviciat, Soeur converse qu'elle essayait d'éclairer, elle feignit d'avoir
besoin pour elle-même, de toute une direction quotidienne des actions, pour
avancer dans la perfection. Chaque jour, un don spécial était offert à
l'Enfant-Jésus, tantôt des fleurs ou des fruits, tantôt des vêtements, ou bien
on lui faisait entendre de mélodieux concerts avec des instruments de
musique qui variaient sans cesse. Méthode qui allait à l'encontre de ses
attraits de grande simplicité, mais elle s'y appliquait avec tant de bonne
grâce que sa compagne pouvait être persuadée que ces stimulants lui étaient
nécessaires à elle-même.

Tout au début de ma vie religieuse, passant dans le jardin auprès d'une


vigne, je lui offris des petits frisants que nous aimions tant à sucer quand
nous étions petites. Mais elle les refusa, en disant qu'au Carmel elle s'était
interdit cette satisfaction qui lui rappelait tant de souvenirs enfantins.
J'insistai cette fois-là, puis un jour de fête, espérant qu'elle accepterait à
cette occasion ce qui lui était offert. Tout fut inutile: « J'ai promis au petit
Jésus, me dit-elle, de ne goûter aux frisants de la vigne que dans son
Royaume. »

Largeur de vues dans la mortification


Par contre, j'avais eu l'occasion d'expérimenter sa largeur de vues pour ne
pas retirer, à une postulante, une distraction qui pouvait lui faire du bien. A
mon entrée, elle me fit remarquer que de la fenêtre de notre cellule, on
apercevait dans le lointain entre deux maisons la voie du chemin de fer et
elle me dit : « Vous serez contente de voir passer le train… » Elle ne fit
aucune allusion à la mortification qui aurait consisté à me priver de cet
innocent plaisir, mais Dieu permit que la construction d'un nouvel
immeuble me cachât presque aussitôt la voie ferrée ! Soeur Thérèse ne
cherchait pas, pour se mortifier, des choses extraordinaires, et même n'était
pas d'un rigorisme absolu au sujet des satisfactions permises. En cela,
comme en tout le reste, elle procédait avec simplicité et ne refusait pas de
bénir le bon Dieu dans ses oeuvres. Ainsi, elle aimait toucher les fruits, la
pêche en particulier, admirant sa peau veloutée, de même à distinguer entre
eux les parfums des fleurs. Mais si elle eût senti un plaisir naturel, même en
des choses innocentes, elle se fût arrêtée aussitôt. Ce qu'elle faisait
fidèlement, puisqu'au moment de la mort, elle n'avait à se reprocher dans
toute sa vie, que d'avoir pris plaisir, une fois et un instant, à respirer un
flacon d'eau de Cologne qu'on lui avait donné en voyage.
INSTRUMENTS DE PENITENCE

Avant son entrée au Carmel, Thérèse se détourna délibérément de la


mortification sous cette forme. Religieuse, elle fut parfaitement fidèle aux
disciplines de Règle et, tant qu'on le lui permit, au port d'instruments de
pénitence surérogatoires d'usage dans le monastère. Quant à moi, ayant
expérimenté que, lorsqu'on porte ces sortes d'objets, on évite
instinctivement bien des mouvements douloureux, et que, pour la discipline,
on se raidit de façon à moins souffrir, j'en fis la réflexion à ma vertueuse
petite Soeur qui s'exclama : Ah ! pas moi ! je trouve que ce n'est pas la
peine de faire les choses à moitié. Je prends la discipline pour me faire du
mal et je veux qu'elle me fasse le plus de mal possible. Elle m'avoua que,
parfois, les larmes lui en venaient aux yeux, mais qu'elle s'efforçait de
sourire, afin d'avoir sur son visage l'empreinte des sentiments de son coeur,
joyeux de souffrir en union avec son Bien-Aimé, pour lui sauver des âmes.

Cependant, elle avait remarqué que les religieuses les plus portées aux
austérités sanglantes n'étaient pas les plus parfaites, et que l'amour-propre
même semblait trouver un aliment dans les pénitences corporelles
excessives. Ceci ne contribua pas peu à lui en montrer le danger [La Sainte
fut tout à fait éclairée là-dessus lorsqu'ayant porté une petite croix de fer
trop longtemps, elle en fut malade. La Révérende Mère Agnès de Jésus a
témoigné au Procès canonique [cf. Sum. § 630] que « pendant le repos
qu'elle dut prendre ensuite, le bon Dieu lui fit comprendre que si elle avait
été malade pour si peu de chose, c'était signe que là n'était pas sa voie ni
celle des « petites âmes » qui devaient marcher à sa suite dans la même voie
d'enfance, où rien ne sort de l'ordinaire ».

Voir aussi, dans les Derniers Entretiens, le 3 août I897, comment elle mit en
garde sa « Petite Mère » contre les pénitences corporelles excessives.
[Novissima Verba, p. 110].

Elle nous disait que toutes les pénitences corporelles n'étaient rien, mises en
balance avec la charité.

Pendant son noviciat — je l'ai su dans les derniers mois de sa vie — une de
nos Soeurs, ayant voulu lui rendre le service de rattacher son scapulaire sur
l'épaule, lui traversa, par mégarde, l'épiderme avec sa grande épingle,
souffrance qu'elle endura plusieurs heures avec joie.
FORCE DANS LA SOUFFRANCE SAINTETÉ ET GLOIRE

Force dans la souffrance


Sa conformité parfaite à la volonté du bon Dieu se lisait même sur son
visage : on la voyait toujours gracieuse et d'une aimable gaieté, et, lorsqu'on
ne pénétrait pas dans son intimité, on pouvait croire qu'elle suivait une voie
bien douce, toute de consolation.

Tentations contre la Foi


Elle ne parlait à personne de sa grande épreuve de tentations contre la foi,
qui a rendu bien sombre le ciel de son âme, pendant les dix-huit derniers
mois de sa vie.

Elle me dit seulement qu’elle s’en était ouverte au R.P. Godefroid-


Madeleine, qui lui avait conseillé de copier le Credo et de le porter sur son
cœur, ce qu’elle fit aussitôt. Elle l’écrivit même avec son sang. Je sais
qu’elle aurait bien voulu me confier toutes ses peines, il lui semblait que cet
épanchement l’aurait soulagée, mais elle craignait de me faire partager ses
doutes, et préféra les supporter entièrement seule. Lorsque je lui faisais des
questions sur son épreuve intérieure, elle se contentait de me regarder avec
ses yeux profonds, en me disant : Si vous saviez !... Oh ! si vous passiez
seulement cinq minutes par les tentations que je subis !

Quelquefois, elle semblait laisser échapper son douloureux secret, et, au


milieu d'une conversation tout à fait étrangère à ce sujet, elle me disait d'un
ton angoissé : Est-ce qu'il y a un Ciel ?... Parlez-moi du Ciel. J'essayais de
lui dire toutes sortes de belles choses sur le Ciel et le bon Dieu, j'aurais
voulu m'épancher avec elle, hélas ! mes paroles ne trouvaient pas d'écho.
Parfois, j'étais interrompue par un « Ah !» désolé, mais le plus souvent il
fallait changer de conversation, car mes propos semblaient augmenter sa
torture. Je souffrais beaucoup de la voir dans cette épreuve. Ma chère petite
Thérèse, devant mes efforts impuissants, me disait de prier pour elle, puis
extérieurement il n'y paraissait plus. Elle triomphait de ses tentations en
faisant souvent des actes de foi et en composant ses poésies, écho d'une âme
embrasée d'amour.

Beau rêve et vrai courage


Comme notre Père saint Jean de la Croix, elle vivait appuyée sans aucun
appui [Glose sur le divin].

Moi qui ne goûtais pas ces austères maximes, en pratique du moins, j'étais
toute étonnée des ruines qui s'amoncelaient dans mon âme, par la
destruction qu'opérait sur le « moi » la formation religieuse, et je me
surprenais à regretter les impressions vives et ardentes ressenties autrefois.

« Dans le monde, lui dis-je, je me passionnais, je sentais mon coeur battre


de zèle, j'étais entreprenante. Pour la gloire du bon Dieu, je serais partie au
bout du monde, je n'aurais pas eu peur des bêtes féroces, tandis qu'à présent
toutes ces impressions vives sont éteintes, et je ne me sens de courage pour
rien !...

— Cela, me répondit-elle, était de la jeunesse : le vrai courage n'est pas


dans cette ardeur d'un moment qui fait désirer aller à la conquête des âmes,
au prix de tous les dangers imaginaires, lesquels n'ajoutent qu'un charme de
plus à ce beau rêve, c'est de le vouloir dans l'angoisse du coeur et, en même
temps, de le repousser pour ainsi dire, comme Notre-Seigneur au Jardin des
Oliviers.

Les croix du monde et les croix de la vie religieuse


On pense communément dans le monde, me dit-elle, que nous n'avons rien
à souffrir ou seulement des souffrances puériles et l'on dit : A la bonne
heure ! les croix que l'on rencontre dans le siècle, voilà ce que l'on peut
nommer des croix !
C'est vrai que dans le monde, il y a de très grandes et lourdes croix... Celles
de la vie religieuse sont des coups d'épingles journaliers, la lutte s'exerce sur
un tout autre terrain, il faut se combattre, se détruire soi-même, c'est en cela
que se remportent les vraies victoires. Combien d'âmes venues du monde
dans le cloître, ayant perdu parents, enfants, dont on admirait le mâle
courage et la force d'âme et qui, devant les croix de la vie religieuse, se
trouvent souvent découragées. J'ai constaté moi-même, ici, que les natures
les plus fortes apparemment, sont, en ces petites choses, les plus faciles à
abattre, tant il est vrai que la plus grande des victoires est de se vaincre soi-
même... — Oh ! lui répondis-je, le renoncement dans les petites choses est
trop difficile, je n'y arriverai jamais ! Je prends de bonnes résolutions, je
vois clairement ce qu'il faut que je fasse, puis, à la première rencontre, je
me laisse vaincre, c'est plus fort que moi.

— Vous vous démontez si facilement, parce que vous n'adoucissez pas votre
coeur d'avance. Quand vous êtes exaspérée contre quelqu'un, le moyen de
retrouver la paix c'est de prier pour cette personne et demander à Dieu de la
récompenser de vous faire souffrir. Il arrive, pourtant que, malgré tous leurs
efforts, le bon Dieu laisse des faiblesses à certaines âmes, parce que cela
leur serait très préjudiciable d'avoir de la vertu sentie, c'est-à-dire qu'elles
croient en posséder et que les autres leur en reconnaissent.

Au sujet de notre vie cloîtrée sans aucun apostolat actif, elle estimait que le
plus dur, pour la nature, est de travailler sans voir jamais le fruit de ses
labeurs, sans encouragement, sans distraction d'aucune sorte, que le travail
pénible entre tous est celui qu'on entreprend sur soi-même pour arriver à se
vaincre.

«... Tes oeuvres ne se voient pas »

Voici un exemple des « croix » que l'on rencontre dans la vie religieuse :

Pendant mon postulat, je fus mise à la roberie [Emploi concernant les


vêtements de bure, les draps et couvertures de laine] avec la charge de
rendre quelques services à l'infirmerie. Mais, dès mon entrée, on me
demanda des travaux tout autres pour lesquels « on m'attendait ».
Il me fallut peindre un médaillon sur une chasuble, puis une multitude de
petits objets que les Soeurs m'apportaient pour les embellir en vue de la
Sainte Agnès, fête de notre Mère. Comme c'était ma première d'emploi qui
me commandait tout cela, je le faisais docilement et pourtant j'aurais préféré
coudre.

Mais ensuite, s'apercevant que le travail de la roberie en souffrait, elle se


plaignit, ce qui me fut cause de grosses peines dont ma Thérèse avait la
confidence. La nuit de Noël, je trouvai dans mon soulier, au nom de la
Sainte Vierge, une poésie qu'elle m'adressait [je me nommais alors Marie de
la Sainte Face], et dont voilà un fragment :

Ne t'inquiète pas, Marie,


De l'ouvrage de chaque jour,
Ton seul travail en cette vie
Doit être uniquement l'amour.

Et si quelqu'un vient à redire


Que tes oeuvres ne se voient pas,
J'aime beaucoup, pourras-tu dire,
Voilà mon travail ici-bas. »
La Reine du Ciel à son enfant bien-aimée Marie de la Ste Face — PN13

Ma chère petite Soeur fit cela d'elle-même, sans aucune demande de ma


part. Elle voulait m'encourager, me consoler, ce à quoi elle réussit
parfaitement.

A propos de la souffrance
J'avais, me dit-elle, une très grande capacité pour souffrir et une très petite
pour jouir, je ne pouvais supporter la joie. Ainsi, la joie m'enlevait tout
appétit, tandis que les jours où j'avais beaucoup de peine, je mangeais
comme quatre, à l'inverse de tout le monde ! Bien que désirant le martyre,
Soeur Thérèse ne cherchait pas la souffrance pour la souffrance ; elle
l'aimait parce qu'elle lui était un moyen de prouver à Jésus son amour,
comme Notre-Seigneur désirait son baptême de sang pour nous donner un
témoignage du sien, le redoutant tout à la fois, selon sa nature humaine.

De plus, lorsqu'elle exprime à Dieu son désir de souffrir beaucoup pour Lui,
elle subordonne toujours cette prière aux desseins de la Providence sur elle.
Et même à la fin de sa vie, cette disposition d'abandon total au bon plaisir
divin avait pris dans son âme une influence prédominante qui lui faisait
dire :

Je ne désire plus ni la souffrance ni la mort et cependant je les chéris toutes


deux. Aujourd'hui, c'est l'abandon seul qui me guide, je ne sais plus rien
demander avec ardeur, excepté l'accomplissement parfait de la volonté de
Dieu sur mon âme. » [Ms. A., fol. 83 r°.]

Ne pas demander de consolations


Sa mortification intérieure était si grande que jamais elle ne demanda au
bon Dieu la plus petite consolation. Voici un trait faisant ressortir la leçon
qu'elle me donna, à ce propos : Dans les commencements de ma vie
religieuse je luttais, j'éprouvais beaucoup de défaites, peu de victoires et le
découragement était là, tout près. Les conseils si sages de ma chère petite
Soeur entraient profondément dans mon âme, mais plus je les goûtais, plus
aussi je souffrais de ne pouvoir les mettre en pratique. Je me disais : « Non,
jamais je n'aurai la force d'aller jusqu'au bout, j'aime mieux avoir moins en
Paradis, je ne puis plus avancer. »

Dans cette perplexité, je m'adressai à la Sainte Vierge, la suppliant de me


donner une petite consolation ou bien un rêve. Je fus exaucée. Pendant mon
sommeil, je me vis dans le préau, pleurant beaucoup. Le coeur pressuré par
l'angoisse, je levai les yeux : une immensité de ciel m'environnait, il y avait
beaucoup de petits nuages et, entre eux, des couronnes entrelacées, c'étaient
comme des nimbes surmontés d'une étoile, il y en avait des milliers, des
multitudes innombrables, et, à mesure que les nuages s'écartaient, j'en
découvrais d'autres. je restais haletante, mes larmes se séchaient et je voyais
que l'horizon était tout rouge, rouge de sang et ce rouge montait toujours.
Alors, je pensai que ce n'était pas pour moi qu'il fallait que je travaille, mais
pour faire plaisir au bon Dieu et lui sauver des âmes... gagner le Paradis,
oui, mais pour les pécheurs, et puisqu'une mère enfante dans la douleur, il
fallait que je souffre beaucoup afin d'enfanter beaucoup d'âmes.

Comme mon coeur s'ouvrait et se dilatait devant la beauté de ma mission, je


m'éveillai et, toute heureuse, je racontai ce rêve encourageant à notre chère
petite Maîtresse. Elle me dit vivement : Ah ! voilà une chose que je n'aurais
jamais faite !... demander des consolations. Puisque vous voulez me
ressembler, vous savez bien que moi, je dis : Oh ! ne crains pas, Seigneur,
que je t'éveille, J'attends en paix le Royaume des Cieux. » [Vivre d’amour]

Il est si doux de servir le bon Dieu dans la nuit de l'épreuve, nous n'avons
que cette vie pour vivre de foi !...

Sans doute qu’il dormait


Pendant sa dernière maladie, elle était loin d'être conduite elle-même par la
voie des consolations. Après une de ses communions, elle nous dit :

C'est comme si on avait mis deux petits enfants ensemble, et les petits
enfants ne se disent rien ; pourtant, moi, j'ai dit quelque petite chose à Jésus,
mais il ne m'a pas répondu : sans doute qu'il dormait !

Ne pas se faire plaindre


Un jour de lessive, je me plaignais d'être plus fatiguée que les autres, parce
que j'avais fait, en plus du travail commun, un ouvrage que l'on ignorait.
Elle me répondit :

Je voudrais toujours vous voir comme un vaillant soldat qui ne se plaint


point de ses peines, qui appelle ses blessures des égratignures, qui est sans
cesse porté à soulager les autres et à trouver leurs plus petits maux très
graves.
Elle me fit ensuite avouer que je sentais d'autant plus ma fatigue que les
autres ne la connaissaient pas.

Pourquoi n'avons-nous pas de courage ? c'est parce que nous ne sommes


pas plaintes ! On dirait à une Soeur : Vous êtes fatiguée, allez vous reposer !
aussitôt, elle sentirait moins sa fatigue... C'est faire comme le vulgaire de
désirer qu'on sache quand nous avons eu du mal. La bienheureuse
Marguerite-Marie ayant eu deux panaris estimait n'avoir souffert que du
premier, parce que le second, n'ayant pu rester ignoré, avait été l'objet de la
compassion des Soeurs.

Si on vous plaint, ce serait une consolation. Si on ne vous plaint pas,


réjouissez-vous-en ! A votre place, j'aimerais cet extrême, et je m'y
complairais. Tout ou rien : ou de la compassion autant que votre douleur en
mérite, ou un grand oubli, et pour qu'il soit plus grand, aidez-y !... Faites
ressortir la peine des autres, les titres qu'elles ont à être plaintes, consolées
plus que vous...

Dimanches et jours de fête


Je lui faisais encore remarquer que des occupations imprévues
m'empêchaient de profiter du temps libre des dimanches et jours de fête.
Elle me répondit : Savez-vous quels sont mes dimanches et jours de fête ?...
Ce sont les jours où je suis éprouvée davantage.
MAITRISE DE SOI

Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus jugeait les choses avec vérité. Elle ne se


montait pas la tête. On était sûr de trouver près d'elle un avis sage et
pondéré. Rien de précipité dans sa conduite, elle avait une possession d'elle-
même très remarquable.

Elle nous conseillait de ne jamais lui confier une peine, une tentation,
lorsque nous étions encore émues. Si nous n'avions pas la force d'attendre,
elle nous écoutait cependant, mais nous disait :

Ne racontez pas, même à notre Mère, une difficulté pour que cesse la chose
dont vous vous plaignez, mais ouvrez-vous par devoir, avec dégagement de
coeur. Lorsque vous ne sentez pas ce dégagement, qu'il y a en vous ne fût-
ce qu'une étincelle de passion, il est plus parfait de vous taire et d'attendre
que votre âme soit pacifiée, autrement l'entretien ne fera qu'envenimer les
choses.

Rien ne pouvait l'émouvoir ni la bouleverser. Les menaces de persécution,


les cataclysmes d'ici-bas faisaient monter plus haut ses chants. En toute
occasion, la paix et la tranquillité se reflétaient sur son visage et elle voulait
voir en ses novices la même sérénité, ne souffrant pas, par exemple, que
nous plissions le front, ce qui indique un souci quelconque

Un jour de fête de notre Mère Prieure, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus


représentant Jeanne d’Arc sur le bûcher faillit être brûlée à la suite d’une
imprudence. Mais sur un ordre de notre Mère de ne pas bouger de sa place,
pendant qu’on s’efforçait d’éteindre les flammes qui crépitaient à ses pieds,
elle resta calme au milieu du danger offrant sa vie au bon Dieu, comme elle
nous le confia ensuite.

Lorsqu'il survenait quelque accident, elle en réparait. les dégâts avec une
tranquillité parfaite. Peu de temps après mon entrée au Carmel, il m'arriva
de répandre tout un encrier sur le mur blanc de notre cellule et sur le
parquet ; j'accourus à elle, hors de moi : « Venez vite », lui dis-je. — Pour
me secourir, à mon idée, il eût fallu voler!
Elle, toujours si maîtresse d'elle-même, eut beaucoup de mal à garder son
sérieux. Il est vrai que mon aspect était pitoyable et, ce qui l'augmentait
encore, c'était le grand voile de crêpe qui pendait de mon bonnet de
postulante.

Me regardant en souriant, elle me dit avec douceur : N'ayez pas de chagrin,


on va tout de suite réparer le malheur, votre voile me représente cette nappe
d'encre dont vous me parlez, mais on va la faire disparaître. Et prenant
paisiblement les ustensiles nécessaires, elle répara, en effet, très vite, le
malheur, quoique sans se presser. Et moi, stupéfaite, j’admirais son calme
qui l'empêchait de se déconcerter devant les contretemps de la vie.

Elle avait pourtant de la peine lorsqu'il lui arrivait de commettre une faute
contre la pauvreté en cassant un objet quelconque.

L’année même de sa mort — c’était le 2 février 1897 — étant serveuse au


réfectoire, elle brisa une des vitres du guichet de service avec l'angle du
plateau. Comme elle était déjà très souffrante, elle ne put dissimuler assez
promptement son émotion et je la vis pleurer.

Après le repas de la Communauté, tout en l'aidant à ramasser les débris de


verre, je voulus la consoler, mais elle me dit : J'avais demandé au bon Dieu
d'avoir aujourd'hui une grosse peine à lui offrir, en l'honneur de mon cher
petit frère, Théophane Vénard, dont c'est l'anniversaire du martyre, eh bien !
la voilà ! je ne l'aurais pas choisie, car c'est une faute contre la pauvreté,
mais elle est involontaire, je la présente au bon Dieu comme un sacrifice
d'agréable odeur. [Pn 47 : A Théophane Vénard — Vie et correspondance de
Théophane Vénard bibliothèque communautaire ACL]
INSTRUMENTS DE DIEU

Puisque ma chère petite Thérèse était mon idéal et que je brûlais du désir de
l'imiter, je le lui manifestais souvent. A chaque crainte que je lui exprimais,
elle trouvait des réponses qui remettaient mon âme dans le vrai, car j'étais
portée à estimer ce qui brille.

« Vous voyez bien, lui dis-je, que le bon Dieu vous aime particulièrement
puisqu'il vous met ainsi en avant [Pour la direction des novices bien qu'elle
n'en ait pas la charge officielle.] et permet que vous soyez estimée et aimée
des créatures, car vous ne pouvez nier que chacune, dans la Communauté,
vous recherche et vous aime !

— Cela ne me donne rien, me répondit-elle, et je ne suis réellement que ce


que le bon Dieu pense de moi. Quant à m'aimer mieux parce qu'Il me met
en avant et permet que je sois son interprète auprès de quelques novices, je
trouve que c'est plutôt le contraire. Il me fait leur petite servante. C'est pour
vous que le bon Dieu a mis en moi des charmes de vertu extérieure, ce n'est
pas pour moi.

Je me compare souvent à une petite écuelle de lait, tous les petits chats
viennent y boire, ils se disputent parfois à qui en aura le plus ; mais là-bas,
de côté, le petit Jésus guette ! je veux bien que vous buviez dans ma petite
écuelle, dit-il, mais je vais veiller à ce qu'elle ne soit pas renversée.

En effet, il y fait attention ! Du reste, ce serait difficile de la casser


puisqu’elle est par terre... Les Prieures, elles, sont aussi remplies de grâces
pour les autres, mais elles sont sur une table, il y a plus de péril, l'honneur
est toujours dangereux ! Le bon Dieu met, à mesure que vous en avez
besoin, du lait dans sa petite écuelle et vous dites que c'est pour moi plus
que pour vous ! Mais ce n'est pas moi qui en profite, c'est bien vous !

— Oui, mais c'est un signe qu'Il met en vous sa confiance. Vous êtes à un
poste d'honneur en étant à un poste de dévouement. Le bon Dieu est sûr de
vous.
— Ah vous ne savez pas ce que vous dites ! Humainement parlant, les plus
privilégiés sont ceux que le bon Dieu garde pour Lui seul. Il a, par exemple,
deux petits vases d'encens. Il garde l'un pour Lui et fait exhaler le parfum de
l'autre devant les créatures. Lequel est le plus privilégié ?

Il a de jolis petits paniers, Il garde les uns en magasin et met les autres en
montre pour attirer les passants. A ceux-ci, Il attache des rubans roses et
bleus, qui les font paraître plus beaux, mais cela n'ajoute rien à la valeur des
paniers en eux-mêmes, et ceux qui sont dans les armoires sont aussi jolis,
souvent davantage, car il faut presque un miracle de sa grâce pour que ceux
qu'Il met ainsi en devanture conservent leur fraîcheur. Et voilà ce que vous
enviez !

— Ah je n'envie pas cela, en soi, mais parce que vous l'avez. — Eh bien ! si
j'étais favorisée de grâces extraordinaires, vous ne pourriez pourtant pas les
désirer, parce que ce serait une faute vénielle. [Cf. saint Jean de la Croix]
L'âme qui veut avoir des révélations pèche au moins véniellement
[Maximes et Avis spirituel, la foi n° 34].

Alors, je pris une expression de tristesse et je rougis en répondant :


« J'aurais bien du mal à m'en empêcher... J'avoue que c'est de l'enfantillage.
La preuve, c'est que, si je recevais des grâces extraordinaires et que vous
n'en ayez pas, je désirerais n'en pas avoir, tant j'ai confiance en la voie que
le bon Dieu vous fait suivre.

— Une âme, reprit-elle, n'est pas sainte parce que Dieu la prend pour
instrument. C'est comme un artiste qui emploie tel ou tel pinceau. Pourquoi
celui-ci, alors que celui-là reste de côté ? Il n'en est pas moins pinceau et
peut-être meilleur que l'autre. En tout cas, d'être employé à l'oeuvre du
Maître ne donne rien au premier.

— Qu'est-ce qui sert donc ?


— De reconnaître cette vérité, de ne rien s'attribuer, de ne pas estimer plus
grand ceci ou cela, de tout retourner à Dieu [ Imitation : Ne vous appropriez
rien du bien que vous faites et n’attribuez à aucun homme la vertu qu'il
montre ; rapportez tout à Dieu sans lequel l'homme n'a rien de bon [L. III,
ch. IX, V. 2].

De même qu'avec une toute petite flamme faible et tremblante, on peut


allumer un grand incendie, ainsi le bon Dieu se sert de qui Il veut pour
étendre son règne. Un livre ordinaire, profane même, peut y servir. Il n'y a
donc jamais à s'enorgueillir quand nous sommes pris comme instruments.
Le bon Dieu n'a besoin de personne. Cependant, j’insistai encore :
« Les lumières me viennent par vous, lui disais-je pour la centième fois,
tandis qu'à vous le bon Dieu parle directement.

— Ce n'est pas un signe de prédilection pour moi, au contraire. Notre-


Seigneur, comme je vous l'ai dit, me fait votre petite servante. C'est exprès
pour vous qu'il me dit telle ou telle chose. Je devrais plutôt sentir mon
infériorité en cette circonstance. Le bon Dieu, en effet, nous parle par les
livres, par les choses extérieures, il se sert d'objets matériels souvent, eh
bien ! tout cela est à notre service. De même, ce qui nous vient par certains
saints est beaucoup plus pour nous que pour leur gloire propre. Dieu les
exalte pour nous. Eux aussi sont nos serviteurs. Oui, en vérité : « Tout est à
nous, tout est pour nous [Saint Jean de la Croix, Prière de l'âme embrasée
de l'amour divin.»]
SAINTETE ET GLOIRE

Il y a des saints que nous connaissons parce qu'ils sont plus près de nous,
mais rien ne prouve qu'ils soient les plus grands. Ainsi, nous jugeons les
étoiles d'après leur distance, mais leur véritable beauté, Dieu seul la connaît.
Certaines qui nous paraissent toutes petites, ou même que nous ne voyons
pas du tout, sont incomparablement plus belles que celles que nous
appelons « de première grandeur ».

Sur la terre, on ne sait pas... Souvent, à mesure que les âmes montent, elles
perdent l'estime de ceux qui les entourent. De même qu'un ballon s'élevant
dans les airs semble de plus en plus petit, ainsi la sainteté la plus sublime est
parfois méprisée. Sachant cela, nous «ferions cas de la gloire qu'on reçoit
les uns des autres ?» [Jean 5, 44]

Rien ne nous assure que les saints canonisés soient les plus grands. Dieu les
a mis en relief pour sa gloire et notre édification, plus que pour eux-mêmes.
J'ai lu ceci : « l'amour que les saints se donnent les uns aux autres dans
l'éternité ne sera pas mesuré sur leur grandeur et leur élévation en gloire,
mais il y aura des sympathies entre eux. Nous pourrons aimer de toutes
petites âmes d'une affection bien plus grande que d'autres beaucoup plus
saintes. » Cette pensée m'a toujours ravie.

Croit-on que les saints canonisés sont les plus aimés ? Ah ! qui aime avec
désintéressement sur la terre ? Quel est le saint qui est aimé pour lui-
même ? On le loue, on écrit sa vie, on lui prépare des fêtes magnifiques, il y
a des solennités religieuses. « Fondons la cloche » et voyons ces personnes
qui s'agitent autour d'une draperie, se contrarient parce que tout ne réussit
pas, ou se réjouissent quand rien ne va à l'encontre de leur volonté. On crie,
c'est un tumulte, dans ce feu des préparatifs. Après, on parle de l'orgue, des
sermons... Et le Saint ? Ah ! moi j'aime mieux rester cachée que d'avoir une
demi-gloire. J'attends de Dieu seul la louange que je mérite.

Les saints ne sont pas saints parce qu'on les reconnaît tels et ne sont pas
plus grands parce qu'on a écrit leur « Vie ». Qui sait si ce n'est pas à un
autre saint — inconnu celui-là — que nous devons le bien fait par tel
ouvrage, soit qu'il l'ait inspiré, dirigé ou qu'il ait disposé les âmes à le
goûter. On verra tant de choses plus tard ! Je pense quelquefois que je suis
peut-être le fruit des désirs d'une petite âme à laquelle je devrai tout ce que
je possède.

Donc, à Dieu seul la gloire, nous ne devons désirer qu'une chose : qu’elle
arrive et être aussi contents que ce soit par les autres que par nous.

Et quelle illusion d'estimer les saints d'après ce qu'on pense d'eux !


Combien de saintes carmélites ont eu des circulaires [On appelle
« circulaire » la notice biographique adressée après la mort de chaque
carmélite aux monastères de l'Ordre. Tous les Carmels n'ont pas l'usage
d'écrire ces « circulaires ».] mal écrites, et par là, n'ont recueilli aucune
estime, tandis que d'autres, de vertu très ordinaire, ont semblé ravissantes,
parce que leur Mère Prieure savait manier la plume !

Je ne puis vraiment désirer une gloire qui tient ainsi à un cheveu, c'est une
loterie ! Et si les saints revenaient nous dire leur pensée sur ce que l'on a
écrit d'eux, on serait bien surpris... Sans doute avoueraient-ils souvent qu'ils
ne se reconnaissent pas dans le portrait qu'on a tracé de leur âme. [Devant
certaines biographies, abondantes en détails fantaisistes ou superflus, elle
avait dit une autre fois à Soeur

Geneviève d'un ton enjoué : Les saints sont tous mes parents là-haut. En
arrivant au Ciel, j'irai leur faire une petite révérence et leur demanderai de
me raconter leur vie. Mais il faudra que ce ne soit pas long ! En un clin
d'oeil !]

De qui sommes-nous parfaitement connus sur la terre et de qui sommes-


nous parfaitement aimés ? Pour moi, je ne désire être aimée qu'au Ciel. Ma
joie est de penser que là tous m'aimeront, même ceux qui m'aiment le moins
en ce monde... je trouve que l'amour donné aux saints sur la terre est plus
pour nous que pour eux, parce que c'est nous qui en recueillons le bien, c'est
nous qui en profitons.

Tout peut être également apprécié ici-bas... Dans une « Vie », on loue tel
saint parce qu'il a été exempté des tentations de la chair, dans une autre on
louera le saint parce qu'il a vaincu ces mêmes tentations... Où est la gloire ?
Qu'est-ce qui est vrai, puisque de quelque côté que l'on se tourne, tout est
digne d'éloge !...

La gloire humaine n'est rien. Les artistes, par exemple, se la disputent entre
eux. Le reste du monde, ignorant tout de leurs oeuvres, ne s'en occupe pas,
ils n'ont donc qu'un petit nombre d'admirateurs et dans leur folie, ils s'en
contentent. Il en est de même pour la gloire extérieure attachée à la sainteté,
il n'y aura toujours qu'un très petit nombre de personnes qui l'admirera, qui
aimera tel saint, qui lira sa « Vie ».

Tout est sujet à la jalousie. Dès l'enfance, en reconnaît ce germe. Saint


Augustin raconte l'histoire de deux petits enfants qui avaient la même
nourrice : quand l'un voyait le tour de son petit frère arriver, il poussait des
cris de rage et se roulait de colère. Cependant, il n'aurait pu prendre une
goutte de lait en plus.

Pour moi, j'avoue que je n'ai jamais cherché la gloire. Le mépris avait de
l'attrait pour mon coeur, mais ayant reconnu que c'était encore trop glorieux,
je me suis passionnée pour l'oubli.

Elle me dit, toutefois, que, comme moi, elle s'était enthousiasmée pour le
beau, le sublime, le parfait et avait éprouvé ce certain sentiment d'exil, cette
tristesse que l'on ressent quand on se croit inférieur ou moins privilégié que
d'autres, dont on entend la louange.

Je lui demandai comment elle avait combattu cette impression.

Je l'ai supportée, me répondit-elle humblement, et je me suis appliquée à


aimer mon infériorité... alors elle m'est devenue douce comme le reste.
RÉCOMPENSES CÉLESTES - DÉSIR DE LA MORT

Soeur Thérèse eut toujours l'intuition que sa vie serait courte, ce qui lui fit
mépriser toutes les choses périssables.

Quand elle voulait se rendre compte si son degré d'amour de Dieu était
toujours égal, elle se demandait si la mort avait autant d'attrait pour elle.
Une journée trop prospère, une joie vive lui étaient à charge parce qu'elles
tendaient à affaiblir son désir de la mort.

Pourquoi la mort me ferait-elle peur ? me dit-elle, je n'ai jamais agi que


pour le bon Dieu. Et comme on lui faisait cette réflexion : « Vous mourrez
peut-être le jour de telle fête ?... », elle répondit : je n'ai pas besoin d'un jour
de fête pour mourir, le jour de ma mort sera pour moi le plus grand de tous
les jours de fête.
BONHEUR ET RÉCOMPENSES CÉLESTES

Pour me rassurer sur le bonheur sans mélange du Ciel, elle me disait et


redisait que le bon Dieu saurait si bien disposer toutes choses que nous
n'aurions rien à nous envier les uns aux autres.

Afin de nous communiquer cette conviction, elle s'appuyait sur les plus
menus faits qui se passaient près d'elle.

Me voyant arranger les fleurs artificielles de manière à faire valoir la plus


petite, rafraîchissant les plus fanées de sorte que, les bouquets terminés, on
ne reconnaissait pas ce qui m'avait été confié, elle me disait que cela lui
était un exemple frappant de ce que ferait le bon Dieu, en nous mettant en
valeur, après avoir fait disparaître toutes nos misères. On verra ainsi le plus
grand Saint mis en relief par le plus petit et le plus petit, très grand, par la
projection de gloire que lui donnera le grand.

L'Evangile des ouvriers de la dernière heure, payés autant que ceux qui
avaient porté le poids du jour, la ravissait :

Voyez-vous, disait-elle, si nous mettons notre confiance dans le bon Dieu,


faisant tous nos petits efforts et espérant tout de sa miséricorde, nous
recevrons autant que les grands saints.

Une de mes amies m'ayant donné une poupée, je l'offris à la fête de notre
Mère et, tandis que les autres Soeurs apportaient des choses magnifiques,
mon modeste cadeau fit plus de plaisir que tout le reste.

A ce propos, notre chère petite Soeur me dit : Les saints agiront ainsi avec
nous, ce sont nos aînés, ils nous feront des présents et nous nous trouverons
riches...

Les Soeurs qui ont confectionné des écrins splendides, des objets de prix et
de patience me représentent les saints qui ont fait des actions et laissé des
écrits admirables. Et cependant votre petite poupée a davantage attiré
l'attention... et encore un petit jouet qui vous avait été donné! Rien de vous !
DERNIERE MALADIE DE LA SAINTE

Les dernières années que la Servante de Dieu passa sur la terre furent l'écho
de sa vie, elle ne se démentit pas un seul instant de son tendre abandon à
Dieu, de sa patience, de son humilité. Son visage avait une expression de
paix indéfinissable. On sentait que son âme était arrivée là où l'avaient
conduite les désirs de toute une vie, dirigée vers un but unique maintenant
atteint. Comme Notre-Seigneur, avant d'expirer, elle me dit la veille de sa
mort d'un ton grave — Tout est bien, tout est accompli, c'est l’amour seul
qui compte.

Les souffrances physiques qu'elle endura les derniers mois étaient atroces,
car, à la maladie de poitrine se joignit la tuberculose dans les intestins qui
amena la gangrène, tandis que des plaies se formaient, causées par son
extrême maigreur, maux que nous étions impuissantes à soulager.

J'approchai de très près ma chère petite Soeur pendant sa maladie parce


qu'étant deuxième infirmière, on m'en confia la garde. Je couchais dans une
cellule attenante et ne la quittais que pour les heures d'Office et quelques
soins à donner à d'autres malades. Pendant ce temps, Mère Agnès de Jésus
me remplaçait et relevait sur des feuilles volantes toutes les paroles de notre
petite Soeur à mesure qu'elle les prononçait. C'est grâce à ces documents
certains que nous avons conservé la mémoire de faits qui sont aussi vivants
qu’au premier jour. [Derniers Entretiens]

Force dans la souffrance physique


Après sa première hémoptysie du Vendredi-Saint 1896, Soeur Thérèse de
l'Enfant-Jésus fut saintement joyeuse d'avoir la permission d'achever le
Carême dans toute sa rigueur, ce jour-là, et le lendemain. La voyant suivre
ainsi tous les exercices, je ne me doutais pas de l'accident qui lui était
arrivé. J'ai su, depuis, qu'elle avait beaucoup souffert du jeûne cette année-
là, mais, selon son habitude, elle ne s'en était pas plainte.
De même, elle ne réclama aucun soulagement dans la fatigue extrême
qu’elle éprouvait chaque jour à réciter l'Office, à l'heure même où la fièvre
était la plus ardente. Elle se gardait bien de nous dire, en temps opportun,
qu’elle souffrait davantage en faisant certains travaux, par exemple laver et
étendre le linge.

Et quel courage pour supporter des soins douloureux !


Je la vois encore subissant plus de cinq cents pointes de feu sur le dos [je les
ai moi-même comptées].

Tandis que le médecin agissait, tout en parlant à notre Mère de choses


banales, l'angélique patiente était debout, appuyée contre une table. Elle
offrait — m'a-t-elle dit après — ses souffrances pour les âmes et pensait aux
martyrs. Après la séance, elle montait dans sa cellule, sans attendre qu'on
lui adressât un mot de compassion, s'asseyait tout tremblante sur le bord de
sa pauvre paillasse, et là, endurait seule l’effet de ce pénible traitement.

Le soir venu, comme elle n'était pas encore reconnue grande malade, il ne
pouvait être question de matelas, aussi je n'avais que la ressource de plier en
quatre notre couverture et de la glisser sur sa paillasse, ce que ma pauvre
petite Soeur acceptait avec reconnaissance, sans qu'il s'échappât, de ses
lèvres, un seul mot de critique sur la façon primitive dont les malades
étaient alors soignées. C'est vrai qu'au milieu des douleurs les plus aiguës,
elle gardait grande sérénité et gaieté. Intérieurement je m'en étonnais,
pensant que c'était parce qu'elle ne souffrait pas autant qu’on le croyait et je
désirais la surprendre en un moment de crise. Peu de temps après, je la vis
sourire avec un air angélique et lui en demandai la cause. Elle me dit : C'est
parce que je ressens une très vive douleur de côté, j’ai pris l'habitude de
faire toujours bon accueil à la souffrance.
GAIETÉ HÉROIQUE

Ma sainte petite Soeur conserva jusqu'à la fin de sa vie des manières


enfantines et charmantes qui rendaient sa compagnie très agréable. Chacune
voulait la voir et l'entendre. Son aimable gaieté semblait même croître avec
la souffrance — elle révélait ainsi son extraordinaire force d'âme et son
exquise charité pour nous, voulant nous distraire — malgré nous — de
notre peine.

Elle se plaisait donc à multiplier les petites « joueries », se permettant alors


l'usage de surnoms rappelant des souvenirs de notre enfance, pour m'amuser
et, quelquefois, envelopper un conseil d'une forme gracieuse.

C'est pourquoi je n'hésite pas à livrer ces petits mots familiers, qui la
montrent si simple aux heures les plus douloureuses de sa vie. je les groupe,
n'en ayant pas gardé les dates précises.

Réminiscences d'un conte d’enfants


Parmi les historiettes qui avaient le plus diverti notre jeune âge se trouvait
un conte [L'album illustré où il figure se voit aux Buissonnets, dans la
vitrine des jouets.] où figuraient une fillette : Mlle Lili, et son petit frère, M.
Toto; comme j'étais l'aînée, on m'avait attribué le rôle de Lili, et Thérèse
avait hérité de celui de Toto.

C'est pourquoi, à plusieurs reprises et pour me détendre, elle y fit allusion,


dans l'intimité, même au Carmel.

Ainsi, lorsque, fatiguée, elle craignait de ne pas entendre le réveil, elle me


recommandait :

Voulez-vous regarder, demain matin, si M. Toto a entendu la matraque


[Instrument de bois muni d'une sorte de crécelle qui sert à réveiller la
Communauté.] Ou encore :
N'oubliez pas de réveiller M. Toto demain, pauvre Mlle Lili, humiliée par
tout le monde [Allusion aux. petites humiliations, coutumières aux
noviciats], mais aimée de Jésus et de M. Toto.

Je lui faisais des frictions, par ordonnance du médecin, c'était pour elle un
martyre, elle le confia plus tard à Mère Agnès de Jésus, mais à moi, elle les
réclamait…

Une fois où je voulais, sans doute, les omettre, elle me fit ce rappel :

J'ai peur que Notre Mère ne soit pas contente, elle tient beaucoup aux
frictions, surtout dans le dos. Si le docteur vient dimanche, il se demandera
pourquoi l'on n'a pas fait ce qu'il avait dit... Peut-être vaudrait-il mieux
attendre à lundi ? Enfin, Pauvre, Pauvre [Surnom tiré d'une romance ],
faites comme vous voudrez, tout sera prêt demain. Surtout ne parlez pas à
ce pauvre M. [Pour ne pas rompre le « grand silence ], opérez comme bon
vous semblera et souvenez-vous que nous devons être riches, drès riches
tous les deux !...

Cette finale se rapporte au bon mot qu’une novice lui fit lire dans un
almanach, sous une gravure représentant un juif très cossu disant avec
suffisance à son ami :

« Che suis riche, drès riche, eh pien ! quand ch’ai' commencé les affaires,
che n'avais rien !

— Oui, répliqua l'autre, mais celui avec qui vous les avez faites avait
quelque chose ! »

Notre petite Sainte remarquait finement : Moi, je suis comme ce juif : Che
suis riche, drès riche, eh pien ! quand ch'ai commencé les affaires, che
n’avais rien !... Oui, mais Celui avec qui je les ai faites avait quelque
chose !...

A propos d'une image


Elle cherchait, en toute occasion, à me détacher de moi-même et se plaisait
à comparer notre course à celle de deux enfants représentés sur une image
[Tableau de Plockhorst ] :
Veillés par leur Ange gardien, ces petits s'en vont sans souci au bord d'un
précipice, l'un vêtu d'une simple tunique et libre de toute entrave, sauf la
main de sa petite soeur qu'il entraîne. La fillette, au contraire, fait résistance,
s'embarrassant d'un gros bouquet et folâtrant à cueillir toutes les fleurs à sa
portée.

A ce propos, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me conta cette histoire


allégorique :

Il y avait une fois, une « demoiselle» [Allusion à une expression employée


dans une histoire de chevalerie, lue dans son enfance : « Franchise », par
Mme C. Colomb Journal de la Jeunesse, 1879. Hachette. Paris.] possédant
des richesses qui rendent injuste et auxquelles elle attachait beaucoup de
prix.

Elle avait un petit frère qui ne possédait rien, et cependant était dans
l'abondance. Ce petit enfant tomba malade et dit à sa soeur : « Demoiselle »,
si vous vouliez, vous jetteriez au feu toutes vos richesses qui ne servent qu'à
vous inquiéter, vous deviendriez ma bo-bonne [Petite Servante, nom
familier qu'elle donnait à sa soeur, parce qu'elle la servait, pendant sa
maladie, comme seconde infirmière. Cette appellation lui était plus facile à
prononcer dans son état de fatigue extrême. Elle en avait humblement
demandé la permission et n'aurait pas voulu employer le nom de « Céline »
qui — soit dit en passant — lui était cher jusqu'à trouver sans charmes un
calendrier qui ne donnât pas sainte Céline, v. au 21 octobre !] rejetant votre
titre de « demoiselle », et moi, quand je serai dans le pays enchanteur où je
dois bientôt aller, je reviendrai vous chercher parce que vous aurez vécu
pauvre comme moi, sans vous inquiéter du lendemain. « La « demoiselle »
comprit que son petit frère avait raison, elle devint pauvre comme lui, se fit
sa bo-bonne et plus jamais ne fut tourmentée par le souci des richesses
périssables qu'elle avait jetées au feu...

Son petit frère tint parole, il vint la chercher quand il fut dans le pays
enchanteur, où le bon Dieu est le Roi, la Sainte Vierge la Reine, et tous les
deux vivront éternellement sur les genoux du bon Dieu, c'est la place qu'ils
ont choisie.
Une autre fois, faisant allusion encore à l'image des deux enfants et, de plus,
à une maîtresse de maison à laquelle il ne manque rien dans toutes ses
armoires, elle dit :

Demoiselle trop riche : plusieurs boutons de roses, plusieurs oiseaux à


chanter à son oreille, [Allusion à un passage qu'elle avait lu sur le
bienheureux Théophane Vénard. L'auteur louait ainsi son héros : « Il avait
un bouton de rose sur les lèvres et un oiseau à chanter à son oreille, un
jupon, une batterie de cuisine, de petits paquets...

Je couchais près d'elle, dans une petite pièce communiquant avec son
infirmerie. Un soir qu'elle me voyait me déshabiller, elle fut prise de
compassion devant la misère de nos vêtements et, se servant d'une
expression comique qu'elle avait entendue, elle s'exclama :

Pauvre, Pauvre, comme vous êtes torée ! [Mal tournée (Tore, en latin torus :
corde)] mais vous ne serez pas toujours comme cela, c'est moi qui vous le
dis!

La mort apprend à laisser tomber bien des choses


Notre chère petite Sainte, loin de s'effrayer à la pensée de la mort, cherchait
à y puiser d'utiles leçons, dont elle nous faisait profiter. Elle nous dit un
jour :

Quand je serai morte — un cadavre — je garderai le silence, je ne donnerai


aucun conseil; si on me met à droite ou à gauche, je n'aiderai pas. On dira :
elle est mieux de ce côté-ci, on pourra même mettre le feu près de moi, je ne
dirai rien. Comme cette pensée aide à se détacher des petites choses qui
nous bouleversent, de tout ce que nous devrions laisser tomber!

Sérénité joyeuse devant la mort


Elle se réjouissait de la mort et regardait avec plaisir les préparatifs qu'on
aurait voulu lui cacher.
Ainsi, elle désira voir la caisse de lys artificiels qui venaient d'arriver pour
orner le lit mortuaire et dit, avec joie!: « C'est pour moi ! » Elle ne pouvait y
croire tant était grand son contentement.

Un soir des derniers jours, comme on craignait qu’elle ne passât pas la nuit,
on avait apprêté dans l’appartement contigu à l'infirmerie un cierge bénit, le
bénitier et le goupillon. Elle le soupçonna et demanda qu'on mît ces objets
de façon à ce qu'elle les vît. Elle les regardait de temps en temps d'un air de
complaisance et nous dit aimablement

Voyez-vous ce cierge-là, quand le « Voleur » [Allusion au passage


évangélique où Notre-Seigneur se compare à un voleur [Mt., XXIV, 43 ;
Lc., XII, 39] m’emportera, on me le mettra dans la main, mais il ne faudra
pas me donner le chandelier, il est trop laid !

Puis elle nous découvrit tout ce qui arriverait après sa mort, elle passait en
revue avec bonheur chaque détail de sa sépulture et en faisait part dans des
termes qui nous faisaient sourire quand nous aurions voulu pleurer. Ce
n'était pas nous qui l'encouragions, mais elle qui nous remontait.

Sa tombe lui importe peu


Elle était indifférente à toute préoccupation humaine. Peu avant sa mort, on
avait discuté devant elle de l'achat du nouvel enclos pour nos Soeurs
défuntes, dans le cimetière de Lisieux ; elle me dit plaisamment :

Ma place m'importe peu ; qu'on soit n'importe où, qu'est-ce que cela fait ? Il
y a bien des missionnaires qui sont dans l'estomac des anthropophages et les
martyrs avaient bien comme cimetière les corps des animaux féroces.
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CC BY-NC-ND 3.0 FR
Illustration : Céline en 1957

table des matières

CONSEILS & SOUVENIRS

MAITRESSE DES NOVICES

Sa prudence

PAUVRETE SPIRITUELLE - ESPRIT D’ENFANCE - CONFIANCE

Humilité

Seigneur, souffrir et être méprisé !

Aimer qu'on vous commande et vous blâme

Vous avez une petite chienne...

Sujets d’humiliation

Un petit moyen

La vraie joie

Le Saint qui jouait à la balançoire

Comme la sainte Vierge

Pauvreté spirituelle

Ne s'appuyer sur rien

Tout le monde recherche les augures

Vanité de l'estime des créatures

La bague de Céline est perdue

Faire le sacrifice de ne pas cueillir de fruits

ESPRIT D'ENFANCE

Dévotion au mystère de l'Incarnation et de la Crèche

Voleurs de Ciel

La demeure des petits enfants


Les petits enfants ne se damnent pas

Passer sous le cheval

Direction d’intention

Etre sainte sans grandir…

Comment baiser son crucifix

Le partage des petits enfants

CONFIANCE

Pas de quiétisme

Ne pas aller en Purgatoire

AMOUR DE DIEU UNION A DIEU

Amour de Dieu

Faire plaisir au bon Dieu

Se réjouir de n'avoir pas un seul sentiment délicat

Regretter d'avoir lu

Générosité

L'autel offert par M. Martin

Cueillir les fleurs des arbres fruitiers

S'appliquer uniquement à l’Amour

Celle qui avait bâti l’église...

Un simple coup d’aile

L'offrande à l'Amour miséricordieux

Le kaléidoscope

Je joue à la banque de l'Amour !

RECONNAISSANCE

Ne pas douter du bon Dieu

Rappelle-toi
UNION A DIEU

Ni empressement, ni nonchalance

Office divin

L'oraison : temps du bon Dieu

PIÉTÉ

Prédilection pour la sainte Écriture

Son amour pour la très Sainte Trinité

Appeler le bon Dieu « Notre Père »

La familiarité avec Jésus

Dévotion envers la Sainte Face

Piété eucharistique

Culte du sacerdoce

Des fleurs pour la statue de l'Enfant Jésus

Des roses pour le crucifix

Piété mariale

CHARITE FRATERNELLE - ZELE DES AMES

En lisant le prophète Isaïe

Dévouement fraternel

Laisser la meilleure place aux autres

Sacrifice d'un petit triomphe

Traiter les âmes avec délicatesse

Petits pois et grosses fèves

Rendre visite à Jésus et à Marie

Préparer la veilleuse pour l'Enfant Jésus

Soin de malades - Patience et renoncement

Sagesse humaine
Quand vous serez au moment de la mort

Consacrer du temps à être dérangée

Sacrifice, joie et pur amour

Ange de paix

Juger favorablement

Enseignement tiré des petites poires sans apparence.

Prier pour les prêtres

ZELE DES AMES

Après sa mort

FIDELITE - OBEISSANCE - PAUVRETE - ESPRIT DE MORTIFICATION

Fidélité à la règle

Obéissance

Ne rien faire sans permission

Se conformer aux usages

PAUVRETÉ

ESPRIT DE MORTIFICATION DANS LES REPAS LES RECREATIONS ET LES


PARLOIRS

Pureté d'intention au réfectoire

Comment sanctifier les récréations

Abnégation aux parloirs

Détachement

Amour-propre

Sacrifice des affections familiales

RENONCEMENT

Ne pas pactiser avec le siècle

Faire sa volonté en ne la faisant pas

Exemples de renoncement
Sacrifices

Largeur de vues dans la mortification

INSTRUMENTS DE PENITENCE

FORCE DANS LA SOUFFRANCE SAINTETÉ ET GLOIRE

Force dans la souffrance

Tentations contre la Foi

Beau rêve et vrai courage

Les croix du monde et les croix de la vie religieuse

A propos de la souffrance

Ne pas demander de consolations

Sans doute qu’il dormait

Ne pas se faire plaindre

Dimanches et jours de fête

MAITRISE DE SOI

INSTRUMENTS DE DIEU

SAINTETE ET GLOIRE

RÉCOMPENSES CÉLESTES - DÉSIR DE LA MORT

BONHEUR ET RÉCOMPENSES CÉLESTES

DERNIERE MALADIE DE LA SAINTE

Force dans la souffrance physique

GAIETÉ HÉROIQUE

Réminiscences d'un conte d’enfants

A propos d'une image

La mort apprend à laisser tomber bien des choses

Sérénité joyeuse devant la mort

Sa tombe lui importe peu


Licence

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