ANGELAKI
journal of the theoretical humanities
volume 9 number 2 august 2004
jean-luc nancy
RIVES, BORDS,
LIMITES
(de la singularité)
Q u’est-ce qu’une singularité? C’est ce qui
n’a lieu qu’une fois, en un seul point –
hors temps, hors lieu, en somme – ce qui est une
exception. Non pas une particularité qui rentre
sous un genre, mais une propriété unique qui
échappe à l’appropriation, une touche exclusive
et qui, comme telle, n’est même pas prélevée sur
un fond commun et ne s’oppose pas non plus à
lui.
Singulier est le Dasein, l’existant qui n’a lieu
que je-mein – chaque fois-mien –, ce dont il ne
faut pas penser que le “mien” se marque au sens
de la représentation d’un “moi”, mais plutôt que
le “chaque fois” est l’occurrence toujours sin-
gulière qui détermine l’instance (ou la chance)
d’un “sujet”, lequel n’est rien d’autre que
l’instant évanouissant de son énonciation (d’un
ISSN 0969-725X print/ISSN 1469-2899 online/04/020041–13 © 2004 Taylor & Francis Ltd and the Editors of Angelaki
DOI: 10.1080/0969725042000272735
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translated by gil anidjar
BANKS, EDGES,
LIMITS
(of singularity)
W hat is a singularity? It is that which
occurs only once [c’est ce qui n’a lieu
qu’une fois], at a single point (out of time and
out of place, in short), that which is an excep-
tion. Not a particular, which comes to belong to
a genre, but a unique property that escapes
appropriation – an exclusive touch – and that, as
such, is neither extracted or removed from, nor
opposed to, a common ground.
Dasein is singular. It is the existent [existant]
that occurs only je-mein – each time mine – that
of which one must not think that the “mine” is
marked in the sense of the representation of a
“me,” but rather that the “each time” is the
always singular occurrence determining the in-
stance (or the chance) of a “subject.” This
“subject” is nothing else than the vanishing
 rives, bords, limites
“dire je” et non d’un “se dire, se prétendre
moi”), de son énonciation et/ou de sa présen-
tation (tel en somme l’ego sum, ego existo de
Descartes).
Ainsi le singulier n’a lieu que lorsqu’il a lieu:
il se confond avec un surgissement, lequel im-
plique une disparition corrélative et consécutive
– en vérité, quasi-simultanée –, à peine différée
le temps du “dire je”, à peine écartée de
l’espace-temps d’un éclair, c’est-à-dire aussi bien,
de l’espace-temps d’une vie. Une vie, une ex-is-
tence: entre naı̂tre et mourir, le temps d’être
hors de soi pour être soi, soi-même toujours et
jusque dans la mort ex-cepté de soi …
Mais pour cette raison même singuli, en latin,
ne se disait qu’au pluriel: c’est l’unité au un par
un, au coup par coup d’un “à chaque fois”. Le
“à chaque fois” de l’existence exceptionnelle
implique une double articulation: celle des dif-
férentes fois d’un même “je” et celle des différ-
ents “je” dont la multiplicité est a priori
présente dans la différence qu’un je doit faire
pour être je, c’est-à-dire précisément dans la
singularité.
Ainsi est-il posé a priori – transcendentale-
ment ou existentiellement en des sens que ni
Kant, ni Heidegger n’ont su tout à fait établir,
bien qu’ils les aient pressentis – que la co-exist-
ence des singularités est constitutive de
l’existence tout court et en général (et de plus,
non seulement celle de ceux que nous nommons
“les hommes”, mais celle de tous les étants).
L’exception existentiale implique la règle d’une
co-exception universelle.
Ce transcendantal ou existential doit donc
aussi bien se désigner par ce que Marx reste
jusqu’ici le seul à avoir formellement désigné: la
production sociale de l’homme, ou bien, pour
être plus précis, la production sociale-naturelle
de l’homme et de la nature. Par “production
sociale” il ne faut surtout pas entendre une
dimension ajoutée ou supplétive à quelque chose
qui serait d’abord et en soi “homme” et
“nature”. Il faut au contraire entendre, bien en
amont des représentations des opérations de pro-
duction (le travail et l’échange), la constitution
singulière-plurielle de l’existence: le fait qu’elle
se porte au jour, avec l’espace-temps de son
ex-ister, par, dans et comme la singularité
instant of its enunciation (of a “saying I [dire je]”
and not of a “saying, claiming oneself as myself”),
of its enunciation and/or of its presentation (such,
in sum, as Descartes’s ego sum, ego existo).
Thus, the singular occurs only when it occurs
[le singulier n’a lieu que lorsqu’il a lieu]: it
merges with a surging, which implies a correlative
and consecutive disappearance – in truth, quasi-
simultaneous – barely deferred for the time of a
“saying I,” barely parted from the space-time of a
lightning bolt, that is to say, from the space-time
of life. A life, an ex-istence: between birth and
death, the time to be out of oneself in order to be
oneself, one’s own self always and unto death
ex-cepted from oneself …
But for this very reason, singuli, in Latin, was
said only in the plural: it is the unit counted one
by one, the stroke by stroke of an “each time.” The
“each time” of exceptional existence implies a
double articulation: that of the different times of
a same “I” and that of the different “I-s,” the
multiplicity of which is a priori present in the
difference that an I must make in order to be I, that
is to say, precisely in singularity.
What is thus posited a priori – transcendentally
or existentially [transcendentelement ou existen-
tiellement] in senses that neither Kant nor
Heidegger knew quite how to establish, even if
they forebode such senses – is that the co-existence
of singularities is constitutive of mere existence
[l’existence tout court] and of existence in general
(and not only the existence of those which we call
“humans,” but that, moreover, of all beings). The
existential exception implies the rule of a universal
co-exception.
This transcendental or existential must there-
fore just as well be designated by what Marx
remains until now the only one to have formally
designated: the social production of man, or, to be
more precise, the social-natural production of man
and of nature. By “social production,” one must
above all refrain from hearing an added or
suppletive dimension of something which would
be first and in itself “man” or “nature.” One must
on the contrary hear, prior to representations of
operations of production (labor and exchange), the
singular-plural constitution of existence: the fact
that it carries itself to the day, with the space-time
of its ex-isting, through, in, and as plural
42

plurielle. Et que cela n’a pas lieu de manière
distincte entre “homme” d’un côté et “nature”
de l’autre, mais que ce partage est déjà lui-même
existential, et que cet existential emporte avec
lui l’instance d’un travail et d’un échange eux-
mêmes a priori.
•••
Cette pensée de la singularité nous est devenue
nécessaire à la mesure même de l’effondrement
des représentations selon lesquelles l’unité était
pensée, en dernière instance, comme unitaire
plutôt que comme unicitaire, comme synthéti-
sante plutôt que comme distributive, comme
monovalente et monotélique plutôt que comme
polyvalente et polytélique – ou bien encore par-
delà valeur et telos. Le dit “effondrement” n’est
pas un accident: il est, en un sens inédit, la
raison même de notre histoire, sa réouverture et
sa relance, si on me permet de le dire ainsi.
La “production sociale-naturelle de la nature
et de l’homme”, ou bien ce que je reformulerai
un instant dans l’expression mieux accentuée
d’une création technique du monde singulier-
pluriel – voilà ce qu’il nous est demandé de
penser à l’aube du XXIe siècle.
•••
Le singulier implique sa limite. Il fait plus que
l’impliquer: il la pose avec lui-même, il se pose
comme sa limite, et il pose la limite comme
sienne. Etre jemeinig, c’est être “mien” ou
“sien” non pas “à chaque fois” au sens de toutes
les fois et de toujours, mais au contraire selon la
discontinuité et la discrétion des fois, des es-
pace-temps ou des avoir-lieux qui sont aussi
chaque fois des hors-temps-hors-lieux. Ce n’est
pas sans cesse, mais selon la cessation,
l’interruption et l’intervalle. Un intervalle sépare
le singulier pour qu’il soit singulier, si on peut le
dire en termes d’apparence finaliste.
Or ce n’est pas, sans doute, de finalité qu’il
s’agit, s’il n’est pas approprié de dire que le
singulier serait une fin de la nature (de l’histoire
ou de Dieu): il en est bien plutôt, dans le régime
transcendantal-existential que j’esquisse, la con-
dition de possibilité (ou de nécessité – ou bien,
au-delà de cette opposition même, il est la libre
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nancy
singularity. And this does not occur in any
distinct manner between “man” on one side and
“nature” on the other, but this partaking
[partage] is itself already existential, and this
existential carries with it the instance of a labor
and an exchange themselves a priori.
•••
This thought of singularity has become necess-
ary to us to the very extent that representations
have collapsed, according to which the unit was
thought, in the last instance, as unitary rather
than as unicitary, as synthesizing rather than as
distributive, as monovalent and monotelic rather
than as polyvalent and polytelic – or else still
beyond value and telos. The said “collapse” is
not an accident: it is, in an unprecedented sense,
the very reason of our history, its reopening and
its recasting [relance], if I am allowed to put it
that way.
The “social-natural production of nature and
man,” or what I will reformulate for an instant
in the better accented expression of a technical
creation of the singular-plural world – such is
what we are asked to think at the dawn of the
twenty-first century.
•••
The singular implies its limit. It does more than
implying it: it posits it with itself; it posits itself
as its limit, and it posits the limit as its own. To
be jemeinig is to be “mine” or “one’s,” not “each
time” in the sense of all the times and of always,
but on the contrary according to the discontinuity
and the discretion of times [fois], of space-times
[espaces-temps] or of taking-places [des avoirs-
lieux], which are also each time out-of-time-out-of-
place. It is not unceasing, but according to ceasing,
according to interruption and interval. An interval
separates the singular in order for it to be singular,
if one can say this in terms of finalistic appearance.
Yet it is no doubt not a matter of finality, if it
is inappropriate to say that the singular would be
an end of nature (of history or of God): it is rather,
in the transcendental-existential regime I am
sketching, a matter of its condition of possibility
(or of necessity – or even, beyond this very
opposition, the singular is the free provenance, the
 rives, bords, limites
provenance, la libération en soi, c’est-à-dire à
partir de rien, de l’étant en général sans fin).
Si ce n’est pas de finalité qu’il s’agit, c’est en
revanche la finitude qui constitue, dans ces
conditions, l’essence même de la singularité. Mais
la finitude se donne alors à comprendre non pas
comme une limitation ni comme un manque par
rapport à une infinitude, mais au contraire comme
le mode propre de l’accès à l’être ou au sens. Dans
la finitude singulière a lieu le partage de l’être et
du sens – du sens de l’être, de l’être comme sens
– partage qui ne franchit pas ni n’efface les limites
ou les fins du singulier, mais qui au contraire les
distribue, et les distribuant les affirme chaque fois
selon leur exception. Finitude éminemment
affirmative de cela qui est sans fin au sens non
privatif.
•••
La limite ou la fin du singulier est donc elle-
même d’une nature ou d’une constitution bien
particulière, qu’il faudrait examiner. Sans cet
examen, nous ne pourrons pas arriver à saisir ce
qu’il en est de la singularité plurielle, c’est-à-
dire, avec elle, de l’être-en-commun qui nous fait
ou qui nous fonde (qui nous partage) et dont la
compréhension reste pourtant toujours écartelée
entre l’intégration, voire la fusion, à l’intérieur
d’un tout commun et le resserrement et
l’absolutisation dans un tout-individuel. La rep-
résentation courante reste prise entre ces deux
pôles, et il y a pour cela plus d’une raison dans
la structure même de la pensée occidentale,
selon son architecture la plus forte. Peut-être en
effet ce qu’on a nommé l’Occident n’a-t-il été
rien d’autre, à sa naissance, que la dissolution d’un
certain état donné de l’être-ensemble. Très
exactement, ce qui dans le mythe et dans la rite
est donné de l’ensemble et pour l’ensemble. Cela
signifie donc que penser la singularité, c’est
penser nécessairement hors du mythe – il n’y
aurait ni mythe, ni rite pour le singulier – mais
aussi nécessairement à l’extrémité de la méta-
physique au sens de Nietzsche, à cette extrémité
dont Marx, encore une fois, signale le point
d’inflexion en donnant pour objet à l’ontologie la
“nature social de l’homme” 1, c’est-à-dire à la
fois sa non-naturalité, mais par elle aussi bien la
non-naturalité du mond en général et sa consti-
tution singulière-plurielle.
liberation in itself, that is to say, out of nothing,
of being in general without end).
If it is not a matter of finality, it is instead
finitude that constitutes, in these conditions, the
very essence of singularity. But finitude is then
understood not as a limitation, nor as a lack in
relation to an in-finitude, but on the contrary as the
proper mode of access to being or to sense. In
singular finitude there occurs the partaking
[partage] of being and of sense – of the sense of
being, of being as sense – a partaking which does
not cross nor erase the limits or the ends of the
singular, but rather distributes them, and while
distributing them, affirms them each time accord-
ing to their exception. A finitude highly
affirmative of that which is without end in the
non-privative sense.
•••
The limit or the end of the singular is therefore
itself of a very particular nature or constitution
that should be examined. Without this examin-
ation, we will not be able to grasp what is at issue
with plural singularity, that is to say, with it, the
being-in-common which makes us and founds us
(which parts us [qui nous partage]), the compre-
hension of which remains still torn between
integration, indeed, the fusion, within a common-
whole and the tightening and absolutization of an
individual-whole. The current representation re-
mains caught between these two poles, and there
is more than one reason for this in the very
structure of Western thought, according to its
strongest architecture. Indeed, it is perhaps the
case that what one has called the West has been
nothing else, from birth, than the dissolution of a
certain given state of being-in-common [l’être-
ensemble]. In very precise terms, that which in
myth and in rite is given of the whole and for the
whole [de l’ensemble et pour l’ensemble]. This
therefore means that to think singularity is
necessarily to think outside of myth – there would
be no myth nor rite for the singular – but also
necessarily at the extremity of metaphysics in
Nietzsche’s sense, at the extremity of which Marx,
once again, signals the inflection point while
giving to ontology as its object the “social nature
of man,”1 that is to say, both his non-naturality as
well as the non-naturality of the world in general
and its singular-plural constitution.
44

•••
De quelle sorte est donc la limite qui limite et
qui singularise le singulier?
Je propose aujourd’hui d’approcher cette
question dans la combinatoire de trois notions:
la limite, le bord, le rivage. Il me semble que le
jeu ou le tressage de ces trois notions permet
peut-être de dégager une première vue sur la
finitude singulière: sur cette finitude qui forme à
la fois sa pluralité discrète et son sens ou sa
vérité infini.
La finitude tout d’abord se donne à penser
comme limite. La limite est la fin: l’extrémité
au-delà de laquelle il n’y a plus rien – plus rien,
du moins, de la chose ou de l’étant dont on
atteint la limite. La limite est la fin en tant
qu’elle met fin, qu’elle sanctionne un achève-
ment qui est aussi une cessation et une interrup-
tion si rien ne vient justifier en droit la survenue
de cette fin. La fin d’un récit se fonde en droit
dans l’organisation même de ce récit, tout
comme les limites du tableau sont ordonnées par
la conception de l’image, et non par l’imposition
d’un cadre arbitraire. Mais la fin de l’existence –
sa double fin de naissance et de mort, simultané-
ment symétrique et dissymétrique – ne com-
mence et n’achève qu’en interrompant, donc en
inachevant. Aucun processus réputé “naturel”
ou “technique” ne peut être mené à un achève-
ment qui ne soit pas aussi interruption, à com-
mencer et à finir (à n’en pas commencer ni
finir …) par l’univers ex nihilo et par l’humanité
menant l’univers avec elle in nihilum … (On
comprend que tout ici se trame autour de la
question du “nihilisme”!)
L’achèvement, la fin véritablement finale, ne
peut advenir qu’à la mesure où une fin – telos –
se recouvre avec une fin-limite. Mais si le sin-
gulier est atélique, sa limite ne peut l’accomplir.
Elle le circonscrit, rigoureusement, mais elle le
circonscrit dans un inaccomplissement qui lui
est essentiel. Essentiel, son inaccomplissement
est donc aussi bien lui-même son accomplisse-
ment: mais un accomplissement sans fin, sine
die.
En ce sens, on ne parvient jamais à la limite
– ou bien, on y est toujours déjà exposé et on ne
cesse pas d’y toucher, c’est-à-dire de la frôler, de
l’effleurer et d’en rester distant. Naissance et
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nancy
•••
Of what sort, then, is the limit which limits and
singularizes the singular?
Today I propose to approach this question
with the combination of three notions: the limit,
the edge, the bank. It seems to me that the play
or weaving of these three notions enables per-
haps the drawing out of a first view upon singu-
lar finitude: upon the finitude which forms at
once its discrete plurality and its sense or its
infinite truth.
Finitude gives itself to be thought, first of all,
as limit. The limit is the end: the extremity
beyond which there is nothing – nothing more,
at least, of the thing or being of which one
reaches the limit. The limit is the end insofar as
it puts an end, insofar as it sanctions an achieve-
ment, which is also a ceasing and an interruption
if nothing comes to justify by right [en droit] the
advent of this end. The end of a narrative is
founded by right in the very organization of the
narrative, much as the limits of a painting are
ordered by the very conception of the image,
and not by the imposition of an arbitrary frame.
But the end of existence – its double end of
birth and death, simultaneously symmetrical and
dissymmetrical – begins and ends [ne commence
et n’achève] only by interrupting, that is to say
by un-achieving. No process said to be “natural”
or “technical” can be led to a completion [achèv-
ement] that would not be as well interruption, to
begin and to end (to neither begin nor end …)
by the ex nihilo universe and by humanity
leading the universe with itself in ni-
hilum … (one understands that everything here
is weaved around the question of “nihilism”!)
The achievement, the truly final end, can
occur only to the extent that an end – telos –
covers and recovers itself with an end-limit. But
if the singular is a-telic, its limit cannot ac-
complish it. It circumscribes it, rigorously, but it
circumscribes it in an un-accomplishment that is
essential to it. Essential, its unaccomplishment is
therefore just as well its accomplishment: but an
accomplishment without end, sine die.
In this sense, one never reaches the limit – or
else, one is always already exposed to it and does
not cease touching it, that is to say, brushes
against it, grazing it lightly, coming close while
 rives, bords, limites
mort limitent strictement mon existence et
définissent comme infinissable l’accès de cette
existence à sa raison première et à sa fin
dernière. Mais cette définition par et dans
l’infinissable constitue la singularité finie.
Toujours et jamais atteinte, la limite est en
somme à la fois inhérente au singulier et
extérieure à lui: elle l’ex-pose. Elle est immédi-
atement et conjointement le strict contour de
son “dedans” et le dessin de son “dehors”.
En elle-même, elle n’est rien. Le limes latin
désigne d’abord le chemin qui passe le long
d’un domaine. Un côté du chemin appartient
au dominium, l’autre appartient à un autre,
ou au dominium public, ou bien à un no
man’s land qui échappe à tout imperium.
Le chemin lui-même est la limite – ou plutôt
celle-ci est tour à tour l’insaisissable ligne
médiane du chemin ou ce dernier dans l’empan
de sa largeur. La limite est donc l’intervalle,
à la fois écarté et sans épaisseur, qui espace
la pluralité des singuliers, elle est leur
extériorité mutuelle et la circulation entre
eux.
La limite, par conséquent, est aussi bien ce
que les singuliers ont en commun. Autant
dire qu’ils ont en commun l’inexistence de sa
ligne ou l’indécidabilité de son écartement.
Les existants partagent la négativité de leur
chemin commun, auquel chaque singularité
imprime quelque chose d’elle en même temps,
pourtant, qu’elle s’en retire. Le chemin ne
mène vers aucune destination commune ni
surplombante ou totalisante: il pratique seule-
ment l’ouverture entre eux, la circulation
entre tous, le contact et la distance entre les
finitudes. La limite est ce “rien-en-commun”
par quoi la communication a lieu: si l’on veut,
le partage de la naissance et de la mort, et donc
le partage d’un rien ou d’une “négativité sans
emploi”, expression de Bataille qu’on pourrait
aussi transcrire en celle-ci: “sens sans
signification”. Mais ce partage d’un “dehors”
privé de substance et de signification n’en recèle
pas moins la propre possibilité de la co-
existence, et ainsi la nécessité de la co-existence
dans la définition même de l’existence en
général.
remaining distant. Birth and death strictly limit
my existence and define as un-finishable
[infinissable] the access of this existence to its
prime reason and to its last end. But this
definition by and in the un-finishable constitutes
finite singularity.
Always and never reached, the limit is in sum
both inherent to the singular and exterior to it:
it ex-poses it. It is immediately and conjointly
the strict shape of its “inside [dedans]” and the
drawing of its “outside [dehors].” In itself, it is
nothing. The Latin limes designates first of all
the path that passes alongside a domain. One
side of the path belongs to the dominium, the
other belongs to another, or to the public do-
minium, or else to a no man’s land that escapes
all imperium. The path itself is the limit – or
rather, the limit is in turn the ungraspable,
median line of the path or else this latter in the
span of its width. The limit is therefore the
interval, at once parted [écarté] and without
depth or thickness, which spaces the plurality of
singulars; it is their mutual exteriority and the
circulation between them.
As a result, the limit is just as well what
singulars have in common. One might just as
well say that they have in common the inexis-
tence of the line or the undecidability of its
parting [écartement]. Existents partake of the
negativity of their common path, upon which
each singularity imprints something of itself
while, at the same time, withdrawing from it.
The path leads to no destination, no common,
overhanging or totalizing goal: it practices no
more than the opening between them, the circu-
lation between all, the contact and distance be-
tween finitudes. The limit is this “nothing-
in-common” through which communication
occurs: if one wills, the partaking of birth and
death, and therefore the partaking of a nothing
or of a “negativity without use [negativité
sans emploi],” following Bataille’s expression,
which could also be transcribed here into:
“sense without signification.” But this partaking
of an “outside” void of substance and of
signification hides nonetheless the proper possi-
bility of co-existence, and thus the necessity of
co-existence in the very definition of existence in
general.
46

•••
Mais ainsi, la circulation sur la limite passe et se
passe entre deux bords. Elle sépare et réunit
bord-à-bord cela – c’est-à-dire les étants – qu’elle
dé-limite. La limite n’est rien, mais elle a ou elle
écarte deux bords distincts – de même qu’une
ligne géométrique sans épaisseur n’en a pas moins
deux côtés. La propriété de la limite, qui en
elle-même est sans propriété, qui forme
l’exterritorialité par rapport à toute propriété,
consiste dans son dédoublement, que l’on pour-
rait aussi nommer son débordement: distinction
des bords, évasion du “rien” sur ses deux bords.
Le bord est l’extrémité où s’arrête une struc-
ture – et tout d’abord le revêtement d’un bateau
(dans les origines du mot en francique, norrois et
saxon), mais aussi en général l’extrémité d’une
planche coupée. Le bord a d’une part la nature
de la limite: incision, division qui en soi n’est
rien, qui fait ou qui ouvre le rien d’un écart – mais
d’autre part il a la consistance de cela qui a été
coupé, selon la loi d’un découpage, donc d’un
tracé conforme à la limite et donnant proprement,
non seulement le dessin mais aussi le relief, le
contour consistant de la singularité.
Le bord est cela par où la limite fait contact ou
se fait elle-même contact. Sur la limite, les sin-
guliers sont bord à bord. Ils se touchent ainsi,
c’est-à-dire qu’ils s’écartent de rien: très exacte-
ment, du rien qu’ils ont en partage. Les bords
sont les uns pour les autres dans le double rapport
de l’attraction et de la répulsion. Par le bord, on
peut aborder à l’autre bord, voire se livrer à un
abordage. On peut aussi déborder, précisément
pour aborder de l’autre côté, à moins de se
répandre seulement dans le rien de la limite: cela
dépend de l’énergie, de l’impétuosité avec
laquelle on s’élance.
Le bord est la part ou la dimension exposée et
exposante du singulier: il l’expose à la limite, il
est enfin la limite elle-même, non pas en tant que
ligne d’épaisseur nulle, mais en tant que face,
abord, allure et aspect de l’étant délimité. Sur le
bord, la limite est quelque chose ou quelqu’un:
elle devant le rien configuré, un existant ou un
autre, ou bien tel ou tel espace-temps d’un même
existant). La configuration du rien est le
façonnement de la fin, si l’on peut dire: rien en
tant que quelque chose (non pas “quelque chose
plutôt que rien”, mais beaucoup plus, et bien plus
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nancy
•••
But in this way, the circulation at the limit passes
and occurs [passe et se passe] between two edges
[deux bords]. It separates and unites side-by-side
[bord-à-bord] that – that is to say, the beings –
which it de-limits. The limit is nothing, but it has
or it parts two distinct edges – much as a
geometrical line without width or thickness
nonetheless has two sides. The property of the
limit, which is in itself without property, which
forms the exterritoriality in relation to any prop-
erty, consists in its own doubling [dédouble-
ment], a doubling that one could also name its
overflowing [débordement]: distinction of the
edges, evasion of the “nothing” on its two edges.
The edge [le bord] is the extremity at which a
structure stops – and first of all the coating of a
boat (in the origins of the word in Frankish,
Norse and Saxon), but also in general the edge of
a sawed plank. The edge has, on the one hand,
the nature of the limit: incision, division that is
nothing in itself, that makes or opens the nothing
of a space [écart] – but, on the other hand, it has
the consistency of that which has been cut,
according to the law of a cutting, therefore of a
drawing conforming to the limit and properly
giving not only the sketch but also the relief, the
consistent shape of singularity.
The edge is that through which the limit makes
contact or where it makes itself contact. On the
limit, singulars are side by side [bord à bord].
They touch each other thus, that is to say that
they part [ils s’écartent] from nothing: very
precisely, from the nothing of which they par-
take. The edges are all one for the other in a
double rapport of attraction and repulsion.
Through the edge, one can approach the other
edge [aborder à l’autre bord], even engage in
boarding [abordage]. One can also spill over or
go overboard [déborder], precisely in order to go
over [pour aborder] to the other side, unless one
spills out only into the nothing of the limit: it all
depends on the energy, the impetuousness with
which one starts or leaps out.
The edge is the exposed and exposing part or
dimension of the singular: it exposes to the limit;
it is, finally, the limit itself, not as a line of no
width, but as face, manner [abord], gait and
aspect of the delimited being. On the edge, the
limit is something or some one: it becomes the
 rives, bords, limites
problématique, “quelque chose de rien”, “une
chose de rien” – quelque chose ou quelqu’un(e)
– et ainsi ce rien sorti de rien, exposé, présenté
ou représenté, adressé ou côtoyé, confronté,
affronté) peut-être ainsi touche-t-on à la filiation
de rien en res.
En exposant et en s’exposant, le bord retient
dans sa configuration ce qu’il contient. Il est le
bord d’un contenu, la fin d’un défini, et l’horizon
qu’il présente ainsi. Contrairement à la limite, il
a une épaisseur et celle-ci fait masse jusqu’au
plus intime de la chose et jusqu’à ses autres
bords: il est d’ailleurs impossible de déterminer
si un étant a plusieurs bords ou s’il en a un seul,
de même que de discerner si, comment et où un
bord est externe ou interne, étant du reste tou-
jours l’un et l’autre en quelque façon. L’unique
limite s’y pluralise en s’y singularisant. Le ou les
bords rassemble(nt) la consistance d’une sub-
stance, et la tiennent ferme en elle-même. C’est
aussi pourquoi les bords, en rassemblant, perme-
ttent la ressemblance: l’identification de la
figure, chaque fois singulière mais chaque fois
figure de la même substance ou du même sujet
tout autant que tracé de la même limite dont la
finitude évide la même substance au cœur, la
rend ainsi inabordable et la restitue à la circu-
lation sans fin entre les singularités: par ses
bords, tout sujet se déborde et n’est, chaque fois,
que dans ce débordement. (Et “sujet”, ici, doit
être entendu en quelque façon de tout étant,
substance matérielle ou être-pour-soi.)
•••
La limite se perd donc et se retrouve, sur le
bord, d’un même mouvement. Ce mouvement
est le geste du singulier. C’est son élan le plus
propre, sa poussée, la force de sa singularisation,
configured nothing, one existent or another, or
else such or such space-time of the same exis-
tent. The configuration of the nothing is the
fashioning of the end, if one can say this: noth-
ing as something (not: “something rather than
nothing,” but a lot more, and much more prob-
lematic, “something of nothing,” “a thing of
nothing” – something or someone (male or
female) [quelqu’un(e)] – and thus this nothing
out of nothing, exposed, presented or repre-
sented, addressed or kept close [cotoyé],
confronted, faced off) perhaps one can thus
touch on the filiation of nothing [rien] from
res.
While exposing and exposing itself, the edge
withholds in its configuration that which it con-
tains. It is the edge of a content, the end of a
defined [la fin d’un défini], and the horizon
which it thus presents. Contrary to the limit, it
has a width and a thickness, which gives it mass
unto the most intimate of the thing and unto its
other edges: it is indeed impossible to determine
whether a being has many edges or only one, or
to discern whether, how and where an edge is
external or internal, since it is always both at
once in some fashion. In it, the unique limit
pluralizes itself while singularizing itself. The
edge or the edge(s) gather(s) [rassemble(nt)] the
consistence of a substance, and holds it fast in
itself. This is why the edges, in gathering [en
rassemblant], enable resemblance: the identi-
fication of the figure, each time singular but each
time figure of the same substance or of the same
subject as much as the sketch of the same limit,
the finitude of which empties the same substance
at the heart, rendering unapproachable [inabord-
able] and restituting it to a circulation without
end between singularities: through its edges,
each subject spills over itself [se déborde] and is,
each time, in this spill [débordement]. (And
“subject,” here, must be heard in some fashion
of any being, material substance or being-for-it-
self.)
•••
The limit loses itself, then, and finds itself again,
on the edge, in the same movement. This move-
ment is the gesture of the singular. It is its most
proper impetus [élan], its push, the force of
48

lorsqu’elle a lieu, chaque fois qu’elle a lieu (et ce
“chaque fois” est à la fois, en quelque sorte,
permanent et intermittent, continu et discret ; il
est fréquent – c’est la fréquence dont vibre le
singulier, sa longueur d’ondre propre – et rare –
c’est la rareté et la brièveté de sa manifestation
singulière, de son éclat propre).
Cette force n’est pas un attribut du singulier:
elle le constitue. Singulus est formé, dans son
premier élément sin-, d’une racine sem, qui
désigne l’un (comme dans simplex, et déjà là, l’un
du coup par coup, non pas l’un-unus de l’unicité
– et dans son second élément d’une autre racine,
retraçable dans le gotique ainakis dont le sens est
du côté de l’ardeur, de la fougue et de
l’impétuosité.
Avec ou sans etymon, le singulier se singularise
dans l’élan qui le produit, ou bien dont il se tire
lui-même. Il est lui-même la force, l’impetus ou
le conatus qui saisit ou qui se laisse saisir par une
“fois” (une occasion, une occurrence, une chance,
une rencontre, un bon- ou un mal-heur, un
kairos, c’est-à-dire rien en tant que faveur, éclat,
contingence d’être et de sens).
Par cet élan, le singulier s’arrache au continu
– c’est-à-dire, en première instance, à l’unité en
tant qu’unicité et indifférenciation. Il arrache l’un
(sem-) de une fois à l’un d’aucune fois. Il sort la
fois elle-même, la circonstance, l’occasion, c’est-
à-dire le cas ou l’occurrence, de l’unitotalité qui
ne connaı̂trait aucun cas (et qui n’existe pas), ou
d’une universalité qui ne ferait pas monde, c’est-
à-dire ouverture différentielle de sens. Autrement
dit, le singulier assume la limite, il s’y rassemble
et il y borde le déborde ment de sa force. La limite
n’est rien de donné d’avance: elle se retrace à
chaque naissance, à chaque mort, et à chaque
appropriation singulière d’une Jemeinigkeit. Le
bord en est la concrétion, le corps, c’est-à-dire
l’être hors de soi, la matière et la force d’une
existence, de son surgissement fragile et de son
dur effacement au sein du rien qu’elle a bordé un
instant: mais ce rien n’est rien que la totalité
indéfinie des forces qui le traversent, provenant
de lui, retournant à lui, l’arrachant en existants,
en éclats concrets de sens.
49
nancy
its singularization, when it occurs, each time it
occurs (and this “each time” is at once, in a way,
permanent and intermittent, continuous and dis-
crete; it is frequent – it is the frequency at which
the singular vibrates, its own wavelength – and
rare – it is the rarity and brevity of its singular
manifestation, its proper outburst [éclat]).
This force is not an attribute of the singular:
it constitutes it. Singulus is formed, in its first
element sin-, of a root sem, which designates the
one (as in simplex), and already there, the one of
a stroke by stroke, not the one-unus of unicity –
and in its second element, of another root, trace-
able though the Gothic ainakis, the sense of
which is on the side of ardor, dash and impetu-
osity.
With or without etymon, the singular singu-
larizes itself in the impetus [élan] which produces
it, or out of which it draws itself. It is itself
the force, the impetus or the conatus, which seizes
or lets itself be seized by one “time” (an occasion,
an occurrence, a chance, an encounter, a good
occurrence or a bad one [un bon- ou un
mal-heur], a kairos, that is to say, nothing as
favor, outburst, contingency of being and of
sense).
Through this impetus [élan], the singular tears
itself out of the continuum – that is to say, in the
first instance, to the unit as unicity and indiffer-
entiation. It tears the one (sem-) of the one time
to the one of the no-time or not-one-time [aucune
fois]. It takes out the time [fois] itself, the
circumstance, the occasion, which is to say the
case or the occurrence, of the unitotality which
would know no case (and which does not exist),
or of a universality that would not make the
world, that is to say, the differential opening of
sense. Put differently, the singular assumes the
limit; it gathers itself there and it borders
alongside the spillout [il borde le débordement]
of its force. The limit is nothing given in advance:
it retraces itself at each birth, at each death, and
at each singular appropriation of a Jemeinigkeit.
The edge is its concretion, the body, that is to say,
the being out of itself, the matter and the force
of an existence, of its fragile surging and of its
hard effacement at the heart of the nothing,
alongside which it bordered for an instant: but
this nothing is nothing but the indefinite totality
 rives, bords, limites
•••
Ces forces ou cette unique force discontinue
d’arrachement ouvrent la limite et détachent les
bords. Le bord en tant que séparation, arrache-
ment, c’est la rive. Ripa vient d’une racine qui
a la valeur de la déchirure. On en rapproche
aussi le grec ereipein (tomber, s’abattre) et
eripné (la pente, le versant, la côte). La rive est
séparée et creusée, ravinée, par l’eau dans
laquelle elle tombe et à laquelle elle donne en
retour son nom de rivière. Elle est une élévation
par excavation et par chute: inclinée, dévalée,
parfois déchiquetée, elle a quelque chose de la
ruine (en grec ereipia, et l’on peut supposer une
racine rei commune avec ereikô, déchirer, briser,
écraser). La rivière va dans le fleuve et celui-ci
dans la mer: les rives deviennent rivages. Ce ne
sont plus seulement deux bords opposés, mais
c’est l’interminable sinuosité des côtes par
lesquelles toutes les terres émergées – ou bien
toute l’émergence de la terre – sont exposées à
l’élément liquide, mobile, à la fois autre lieu et
non lieu, écartement des lieux, grand large,
largeur absolue, lointain.
Le rivage apparaı̂t comme le plus proche, l’ici
où je me tiens en sûreté et d’où je vois les peines
et les périls de ceux qui sont livrés, à bord des
vaisseaux, à la mer et aux vents (c’est le suave
mari magno de Lucrèce qui n’est pas par hasard
devenu un lieu gnomique de notre culture).
Cependant le rivage apparaı̂t aussitôt comme
à son tour le lointain, comme le là-bas au-delà de
l’horizon, l’autre monde pressenti, à la fois red-
outé dans son étrangeté et espéré comme
l’assurance d’un autre bord de l’élément pér-
illeux, comme le terme possible d’une traversée
– ce qui est le sens fondamental de l’expérience
– c’est-à-dire comme la chance d’une arrivée sur
quelqu’autre rivage, auprès d’une autre proxim-
ité. Le rivage est le lieu d’où l’on part et où l’on
aborde: un lieu qui n’est exactement ni limite, ni
bord (ni négativité de la trace, ni positivité de la
force), mais passage, glissement dans l’eau de
côte déchirée ou effrangée, de la roche émiettée
of the forces which traverse it, finding their
provenance in it, returning to it, tearing it into
existents, into concrete outbursts of sense.
•••
These forces or else this unique, discontinuous-
force of tearing opens the limit and detaches the
edges. The edge as separation, tearing, is the
bank [rive]. Ripa comes from a root that has the
value of tearing or ripping. It is said to be close
to the Greek ereipein (to fall, collapse) and
eripné (the slope, the mountainside, the rib).
The bank is separated and dug, ravined, by the
water in which it falls and to which it gives in
return its name of river. It is an elevation
through excavation and through falling: in-
clined, racing down, sometimes torn into shreds;
it has something of the ruin (in Greek, ereipia,
and one can assume a root rei, common to
ereikô, to tear, break, crush). The stream runs to
a river and the latter to the sea: the banks
become shores [les rives deviennent rivages].
These are no longer only two opposed edges, but
the interminable sinuousness of the coast
through which all emerged lands – or the entire
emergence of the whole earth – are exposed to
the liquid, mobile element, at once another site
and non-site, parting of the sites, off shore,
absolute width, distant.
The shore appears as the most proximate, the
here where I stand secure and from which I
watch the pains and perils of those who are
delivered, on board their vessels, to the sea and
to the winds (it is the suave mari magno of
Lucretius that has become, and not by accident,
one of the gnomic sites of our culture).
And yet the shore appears at once and as if in
its turn the distant, as the there beyond the
horizon, the other world which is felt, both
feared in its strangeness and hoped for as the
assurance of another edge to the perilous el-
ement, as the possible term of a crossing – which
is the fundamental sense of experience – that is
to say, as the chance of an arrival upon some
other shore, close to another proximity. The
shore is the site out of which one departs and
where one lands: a site which is precisely neither
limit nor edge (neither negativity of the trace,
50

la en sable, mêlée de l’écume et du sol où le pas
se dérobe.
Cela peut être aussi le passage de la parole, le
sens sonore qui déborde vers l’autre: Mallarmé
parle des lèvres comme des “rivages roses”.
Dans la mythologie, Actéon est le héros du
rivage, qui se dit akté. Comme on sait, il est
changé en cerf par Artémis qu’il a surprise au
bain, et ses propres chiens le dévorent. Jean-
Pierre Vernant comprend ce mythe comme celui
de l’épreuve du passage de l’adolescence à la
virilité. Delacroix a peint cette scène en plaçant
les protagonistes sur les deux rives d’une étroite
rivière au cours agité.
La pensée du singulier pluriel doit penser la
déchirure de la rive, l’expérience de l’exposition
au lointain et à l’incertain, a péril de la traversée
et à la possibilité de la dérive aussi bien que de
l’arrivée. L’autre rive a été, dans bien des
mythologies, celle qui se trouvait de l’autre côté
de la mort. Lorsqu’il n’y a plus de mythes pour
représenter un autre monde que ce monde-ci et
lorsque c’est ce monde, au contraire, qui se
dispose lui-même en une géographie réticulée de
mondes singuliers tous exposés les uns aux autres,
l’autre rive est toujours le rivage de l’autre
singulier, et l’autre rive de la mort est encore ce
monde-ci, autrement découpé, autrement accosté.
L’existence se tient dans la cartographie des
étants bord à bord et dispersés dans un océan qui
est chaque fois un autre et le même à la fois,
configuré autour d’un rivage différent.
Tous les existants sont rivaux, c’est-à-dire
riverains des mêmes eaux et pour cela concur-
rents comme ceux qui prétendent ensemble aux
faveurs d’une même source. La rivalité met les
singuliers au bord de la guerre ou de la compé-
tition pour l’excellence, au bord du désir, de
l’appropriation, de l’extorsion ou de l’échange, au
bord de la rupture froide comme de la conta gion
fiévreuse, au bord de l’équivalence générale ou
bien d’une valeur absolue, incommensurable et
immonayable. Pour penser cette rivalité générale
sans vouloir la résorber ni l’attiser, il faut inventer
une pensée des rives, de leurs bords et de leurs
limites: une pensée des extrêmes, de l’existence
extrême dans sa finitude.
Le monde des rivages sans autre rive que
l’exposition mutuelle de tous les rivages nous
51
nancy
nor positivity of force), but passage, sliding into
the water of the torn or threadbare coast, of the
rock turned to sand, mixed with the foam, and of
the soil where one’s uncertain step gives way.
It can also be the passage of speech, the
resounding sense which spills toward the other:
Mallarmé speaks of the lips as of “pink shores
[rivages rosés].”
In mythology, Acteon is the hero of the shore,
which is said akté. As is well known, he was
changed into a deer by Artemis whom he sur-
prised bathing, and his own dogs devoured him.
Jean-Pierre Vernant understands this myth as
that of a test of passage from adolescence to
virility. Delacroix painted this scene, placing the
protagonists on the banks of a narrow and rushing
river.
The thought of the singular plural must
think the ripping of the bank, the experience
of the exposure to the distant and to the uncer-
tain, to the peril of the crossing and to the
possibility of a drifting, as well as to that of an
arrival. The other bank has been, in many
mythologies, that which was on the other side of
death. When there are no more myths to rep-
resent an other world than this world, and when
it is, on the contrary, this world that disposes
itself into a reticulated geography of singular
worlds, all exposed to each other, then the other
bank is always the shore of the other singular, and
the other bank of death is still this world, other-
wise carved out, otherwise accosted. Existence
holds itself in the cartography of beings side by
side and dispersed in an ocean that is each time
and at once an other and the same, configured
around a different shore.
All existents are rivals, that is to say, residents
of the same banks [riverains], of the same waters,
and therefore competing, like those who claim
together the favors of the same spring. Rivalry
puts singulars on the edge of war or of compe-
tition for excellence, on the edge of desire, of
appropriation, of extortion or of exchange, on the
edge of cold rupture like feverish contagion, on
the edge of general equivalence or else of an
absolute value, incommensurable and non-mar-
ketable [immonayable]. In order to think this
general rivalry without resorbing it or stirring it
up, one must invent a thought of banks, of their
 rives, bords, limites
apparaı̂t comme le monde le plus déchiré, le plus
exposé à sa propre conflagration. C’est un monde
où la rive risque à tout moment de disparaı̂tre en
tant que lieu de passage et d’arrivée, en tant que
lieu de débord de l’un dans l’autre, d’un élément
dans son contraire et de la vie dans la mort. Un
monde où la rive et la ruine rivalisent …
L’Occident avait commencé par un déplace-
ment le long des rivages d’une mer qu’on a pu
dire mare nostrum: une mer nôtre, commune,
passage et partage. Il s’est déplacé des côtes
orientales de cette mer – Europe enlevée par le
taureau divin – vers des côtes exposées au grand
large de l’océan, et d’où il s’est élancé pour
s’approprier le tour d’une terre sur laquelle les
rivages ne seraient plus que des appels et des
défis mutuels, se mesurant à l’aune d’une domi-
nation des mers et par elles des continents:
devenant peu à peu soumis à la domination de
l’espace mondial, de son franchissement et de sa
clôture, comme si l’océan l’emportait sur les
rives, l’illimité sur la limite – accélérant
l’échange et l’annulant en même temps dans une
indifférenciation des rives, des départs, des ar-
rivées, des expériences.
A la place du rivage, le bord se durcit et la
limite se ferme, il s’agit de frontière et de
surveillance, de borne et de rempart, de cerne ou
de blessure: la finitude s’exaspère en mauvaise
infinitude ou bien en non-sens. Ni le salut n’est
possible, ni la vérité tragique, ni le mouvement
d’une histoire. Du rivage occidental, il semble
qu’on ne se soit embarqué que pour l’océan
illimité du nihilisme.
Mais c’est notre rivage, il nous revient encore
de nous y tenir et de le penser, face à l’élément
glauque et abyssal. Toujours nous avons voulu
partir et traverser, toujours nous avons cherché
à dériver et à démarrer nos péninsules. Nous
nous sommes reconnus dans le cap et dans le
promontoire, dans l’avancée, la pointe à perte de
rive. Il nous revient de ressaisir cette aventure,
de nous réapproprier le risque des extrêmes. Le
monde des singularités est encore à ouvrir ou à
dessiner, les rives sont à retracer: le monde est à
nouveau à interpréter et à transformer.
Cela commence si nous veillons à rester sur le
rivage, guettant la nuit et l’obscurité illimitée de
l’océan où le soleil d’Occident s’est couché – non
edges and their limits: a thought of extremes, of
the extreme existence of its finitude.
A world of shores with no other bank except
for the mutual exposure of all its shores appears
to us like the most torn of all worlds, the most
exposed to its own conflagration. It is a world
where, at any moment, the bank risks disappear-
ing as a site of passage and arrival, as a site of
spilling of one into the other, of an element into
its opposite, and of life into death. A world
where the bank and the ruin are rivals …
The West had begun its displacement along
the shores of a sea that was said to be mare
nostrum, a sea that was ours, common, passage
and partaking. It has moved to the oriental
shores of this sea (Europe kidnapped by the
divine bull), toward coasts exposed to the wide
ocean, from which it leaped in order to appropri-
ate the whole of an earth upon which shores
would be no more than calls and mutual chal-
lenges, measured by the extent of a domination
of the seas and through them of continents:
slowly becoming subjected to the domination of
a global space, of its crossing and of its closure,
as if the ocean were carrying it to the banks,
carrying the unlimited to the limit – accelerating
the exchange and canceling it at the same time
in an indifferentiation of the banks, the depar-
tures and arrivals, the experiences.
Instead of the shore, the edge hardens and the
limit closes; it is a matter of borders and of
surveillance, of milestones and of stonewalls, of
circular ramparts or of wounds: finitude is exas-
perated into bad infinitude or else into nonsense.
Salvation is not possible, nor is tragic truth, nor
the movement of a history. From the Western
bank, it seems that one has only boarded for the
unlimited ocean of nihilism.
But it is our shore, and it is incumbent upon
us to hold ourselves in it and to think it, facing
the glaucous and abyssal element. Always, we
have been wanting to depart and cross, always
we have sought to drift and to unmoor our
peninsulas. We have recognized ourselves in the
heading and the headland, in the advance, the
point lost offshore [à perte de rive]. It is incum-
bent upon us to seize this adventure anew, to
reappropriate to ourselves the risk of extremes.
The world of singularities is still to be opened
52

pas, peut-être, pour attendre une aurore toujours
incertaine, mais pour former notre regard, et
notre ouı̈e, à la nuit elle-même et à la proximité
du lointain en elle, pour une imprévisible vérité.
Nous adressant les uns aux autres ces vers de
Rilke:
Fais de moi le gardien de tes espaces,
fais de moi le veilleur sur son rocher
donne-moi des yeux que j’embrasse
la solitude de tes mers;
laisse-moi suivre le cours des fleuves,
m’éloigner avec eux des cris des rives
et m’enfoncer dans la rumeur nocturne 2.
notes
1 P.ex. Manuscrits de 44, Œuvres, Pléiade II: 92.
2 Le Livre de la pauvreté et de la mort, trad. Jean-
Claude Crespy, Œuvres poétiques et théâtrales
(Paris: Gallimard, 1987) 340.
nancy
and drawn; the banks are to be traced again: the
world is again and anew to be interpreted and
transformed.
This will begin if we care to remain on the
shore, watching the night and the unlimited ob-
scurity of the ocean, where the sun of the West
has set – not, perhaps, to await an always uncer-
tain dawn, but to train our gaze, and our hear-
ing, to night itself and in it, to the proximity of
the distant, toward an unpredictable truth. We
address ourselves, then, one to the other, these
verses of Rilke:
Make me the guardian of your estate,
make me the listener upon the rock,
give me the eye to spread across
your seas of loneliness;
allow me to pair up with the rivers’ flow
and flee from the screaming of either side
and drift into the sound of the night.2
notes
1 In the manuscripts of 1844, for example.
2 Rainer Maria Rilke, The Book of Hours, trans.
Annemarie S. Kidder (Evanston: Northwestern
UP, 2001) 167.
Jean-Luc Nancy
10, rue Charles Grad
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France
Gil Anidjar
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Languages and Cultures
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