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Armentrout

Jennifer L.

Origine

Lux 4
Collection : Semi-poche sentimental
Maison d’édition : J’ai lu

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Tasson

© Jennifer L. Armentrout, 2013


© Editions J’ai lu, 2016
Dépôt légal : Novembre 2016
ISBN numérique : 9782290121153
ISBN du pdf web : 9782290121177
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782290121856
Présentation de l’éditeur :
L’expédition du Mont Weather s’est soldée par un échec et la disparition de Katy. Fou de rage et rongé par la culpabilité, Daemon est prêt à tout pour
retrouver sa trace… quitte à mettre les siens en danger ou faire cavalier seul.
De son côté, Kat n’a qu’une préoccupation : survivre. Et entourée d’ennemis, elle ne pourra s’en sortir qu’en s’adaptant. Mais de l’autre côté de la barrière,
les choses ne sont plus si simples : qui du Dédale, des humains, ou même des Luxens doit-elle craindre le plus ?
Bien qu’ensemble Katy et Daemon soient capables de soulever des montagnes, leur couple sera-t-il assez solide pour affronter la vérité ?

Couverture : Studio de création J’ai lu d’après WIN-Initiative / Neleman © Getty Images

Biographie de l’auteur :
Jennifer L. Armentrout est l’auteur de plusieurs séries de romance, de fantasy et de science-fiction, dont les droits ont été vendus dans de nombreux pays.
Jeu de patience, son best-seller international, est également disponible aux Éditions J’ai lu.

Titre original :
ORIGIN
A LUX NOVEL

Éditeur original :
Entangled Publishing, LLC.
© Jennifer L. Armentrout, 2013
Tous droits réservés
Pour la traduction française :
© Éditions J’ai lu, 2016
Du même auteur
aux Éditions J’ai lu

JEU DE PATIENCE

JEU D’INNOCENCE

JEU D’INDULGENCE

JEU D’IMPRUDENCE

OBSESSION

LUX
1 – Obsidienne
2 – Onyx
3 – Opale
À ma mère qui a toujours été
ma fan numéro un et mon plus grand soutien.
Tu me manques et je ne t’oublierai jamais.
Remerciements

Avant toute chose, je me dois d’accorder une mention spéciale à ma famille et à mes
amis pour la compréhension et la patience dont ils font preuve quand je passe mes journées
à écrire.
Ensuite, il y a des tas de personnes que j’aimerais remercier ici parce qu’elles ont joué
un rôle tout particulier dans la création de la série Lux et de ce tome que vous tenez entre
les mains. Un grand merci à l’équipe d’Entangled : Karen Grove, Liz Pelletier et Heather
Riccio. Et à Daryl Dixon de Walking Dead qui m’a été d’un grand secours. Je ne sais pas trop
pourquoi, mais j’avais envie de les glisser dans mes remerciements, lui et son fameux tee-
shirt découpé. Merci à Kevan Lyon, le meilleur agent du monde, qui a compris quand se
battre avec moi et quand me donner une tape dans le dos. Une grosse pensée pour Stacey
Morgan à qui je n’ai pas arrêté de parler de la relation de Kat et Daemon et qui a insisté
pour qu’il y ait davantage de scènes de baisers. Et de cloches de vache. Et de musique
country. Ses deux dernières propositions n’ont malheureusement pas trouvé leur place dans
le roman. Je ne peux pas non plus oublier Marie Romero. C’est grâce à elle qu’Origine est
devenu lisible ! Et je pense que je ne serais jamais arrivée à rien sans les émissions sur les
mini-miss et Super Nanny. Ça non plus, je ne suis pas sûr que ça ait sa place ici, mais
pourquoi pas, après tout ? Merci à Lesa Kidwiler d’avoir accepté de faire des choses que je
n’aurais probablement pas dû lui demander. *Clin d’œil. Coup de coude.* Merci à Wendy
Higgins d’avoir accepté que j’emprunte des extraits de ses merveilleuses histoires.
J’aimerais également remercier ceux qui ont toujours soutenu mes romans et la série
Lux : Stacey O’Neale, Valerie de Stuck in Books, YA Sisterhood, Good Choice Reading,
Mundie Moms, Vee Ngyuen, les Luxen Army Chicks, Amanda du Canada (parce que c’est
comme ça que je te connais), Laura Kaye et Sophia Jordan (deux nanas géniales avec qui je
peux discuter des heures), Gaby, les filles de Books Complete Me, Book Addict, Momo, et
j’en oublie. Ne me lancez pas la pierre. Il est très tard quand j’écris ces lignes et mon
cerveau commence à avoir du mal à fonctionner. Je n’arrive plus qu’à penser à une seule
chose : la nouvelle saison de Walking Dead.
Mais le plus grand merci, le plus important aussi, je le dois à vous. Aux personnes qui
sont en train de lire ceci. Sans vous, Daemon Black ne serait pas grand-chose. Vous êtes la
raison pour laquelle j’écris ces romans et je ne vous en remercierai jamais assez.
CHAPITRE PREMIER

Katy

Mon corps était en feu. Je souffrais davantage que lorsque j’étais tombée malade à
cause de la mutation ou lorsque j’avais reçu de l’onyx en plein visage. On aurait dit que mes
cellules, génétiquement modifiées, essayaient de transpercer ma peau pour s’échapper.
C’était peut-être le cas. J’avais le sentiment d’être rongée de l’intérieur. Et quelque chose
d’humide coulait sur mes joues.
Des larmes. Je ne m’étais pas rendu compte que je pleurais.
Je pleurais de douleur et de colère, d’une haine tellement puissante qu’elle me laissait
comme un goût de sang au fond de la gorge. Mais ce n’était peut-être pas qu’une
impression. Peut-être étais-je en train de me noyer dans mon propre sang.
Après le verrouillage des portes, mes souvenirs étaient flous. Les dernières paroles de
Daemon hantaient tous mes moments de lucidité. « Je t’aime, Katy. Depuis et pour
toujours. » Quand les portes d’urgence s’étaient fermées dans un sifflement, je m’étais
retrouvée seule avec les Arums.
J’étais persuadée qu’ils avaient essayé de me manger. Puis j’avais perdu connaissance et
je m’étais réveillée dans un monde où le seul fait de respirer me faisait souffrir. Me rappeler
la voix de Daemon et ses mots avait adouci mon calvaire. Malheureusement, je m’étais
également souvenue du sourire de Blake alors qu’il tenait entre ses doigts l’opale que
Daemon m’avait offerte, juste avant que l’alarme retentisse et que les portes commencent à
descendre. Alors, la colère m’avait envahie. J’avais été capturée et j’ignorais si Daemon et les
autres avaient réussi à s’enfuir.
Je n’en avais pas la moindre idée.
Je m’efforçai d’ouvrir les yeux. La lumière vive braquée sur moi me fit cligner les
paupières. L’espace d’un instant, je ne vis rien d’autre que ce halo aveuglant. Tout me
paraissait flou. Quand la sensation se dissipa, je devinai un plafond blanc derrière les
lampes.
— Bien. Tu es réveillée.
Malgré la brûlure lancinante que je ressentais, je me crispai. Je ne connaissais pas cette
voix. Une voix d’homme. Je tentai de me tourner vers lui, mais un éclair de douleur me
traversa. Je ne pouvais pas bouger.
La peur me glaça le sang. Des bandes d’onyx m’enserraient le cou, les poignets et les
chevilles pour me maintenir allongée. Prise de panique, j’eus soudain du mal à respirer. Je
repensai aux hématomes que Dawson avait vus sur la gorge de Beth. Un frisson de dégoût
et de terreur me secoua.
Des bruits de pas se rapprochèrent et un visage, penché sur le côté, entra dans mon
champ de vision, bloquant la lumière. C’était un homme proche de la cinquantaine avec des
cheveux noirs parsemés de blanc, coupés court. Il portait une veste militaire vert foncé. Des
barrettes colorées ornaient le côté gauche du vêtement et, sur le droit, il y avait un aigle
aux ailes déployées. Malgré l’état second dans lequel je me trouvais, je compris qu’il
s’agissait de quelqu’un d’important.
— Comment te sens-tu ? me demanda-t-il d’un ton posé.
Je clignai lentement les yeux. C’était une blague ?
— J’ai… J’ai mal partout, croassai-je.
— C’est à cause des entraves, mais je pense que tu le sais. (Il désigna quelqu’un ou
quelque chose derrière lui.) On a dû prendre certaines précautions avant de te transporter.
Avant de me transporter ? Mon cœur s’emballa tandis que je le dévisageai. Où
m’avaient-ils emmenée ? Étais-je toujours au Mont Weather ?
— Je suis le sergent Jason Dasher. Je vais te libérer pour qu’on puisse t’examiner et
parler tranquillement. Tu vois ces points noirs, au plafond ? me demanda-t-il. (Mon regard
suivit le sien et j’aperçus des taches presque invisibles à l’œil nu.) Ils projettent un mélange
de diamant et d’onyx. Tu connais les effets de l’onyx. Si tu tentes quoi que ce soit, cette
pièce en sera inondée. Le peu de résistance que tu as acquis ne te sera d’aucune utilité ici.
La pièce entière ? Au Mont Weather, le piège m’avait seulement aspergée avec une
petite quantité. Ce n’était pas pareil que de baigner dedans.
— Savais-tu que le diamant est la pierre qui réfléchit le plus la lumière ? Il n’apporte
pas le même degré de souffrance que l’onyx mais, utilisé en grande quantité et combiné à
l’onyx, il a la particularité d’absorber la force des Luxens et de les empêcher de faire appel à
la Source. L’effet sera le même sur toi.
C’était bon à savoir.
— Nous avons également des pièges composés uniquement d’onyx. Simple précaution,
reprit-il en plongeant ses yeux marron foncé dans les miens. Au cas où tu serais quand
même capable d’utiliser la Source ou de blesser un membre de l’équipe. Avec les hybrides,
on ne sait jamais à quoi s’attendre.
Pour le moment, je n’étais même pas certaine de pouvoir me redresser toute seule,
alors attaquer quelqu’un…
— Tu comprends ? (Il releva le menton en attendant ma réponse.) Nous ne voulons
pas te faire de mal, mais si tu représentes une menace, nous n’hésiterons pas à te
neutraliser. Est-ce que tu comprends, Katy ?
Je n’avais pas la moindre envie de répondre, mais je voulais me débarrasser de ces
chaînes en onyx.
— Oui.
— Bien. (Il sourit, mais c’était une expression figée qui n’avait rien d’amical.) Nous ne
voulons pas t’infliger la moindre douleur. Ce n’est pas la façon de faire du Dédale. Nous ne
sommes pas comme ça. Tu ne me crois sans doute pas à l’heure actuelle, mais j’espère qu’un
jour tu comprendras qui nous sommes et ce que sont les Luxens.
— Pour l’instant… j’ai un peu de mal à y croire.
Le sergent Dasher ne sembla pas s’en offusquer. Il tendit la main sous la table glacée.
Un claquement retentit et, tout à coup, les bandes d’onyx s’ouvrirent au niveau de mon cou,
de mes chevilles et de mes poignets.
Je pris une respiration mal assurée et levai lentement mon bras tremblotant. Certaines
parties de mon corps me paraissaient engourdies, d’autres hypersensibles.
Quand il posa une main sur mon bras, je tressaillis.
— Je ne vais pas te faire de mal, répéta-t-il. Je veux juste t’aider à t’asseoir.
Dans la mesure où je n’arrivais pas à contrôler mes membres tremblotants, je n’étais
pas en état de refuser. Le sergent me redressa en quelques secondes. J’agrippai les bords de
la table pour ne pas tomber et pris plusieurs grandes inspirations. Ma tête pendait à mon
cou comme une nouille mouillée. Mes cheveux glissèrent par-dessus mes épaules, me
bloquant un instant la vue.
— Tu as le vertige. C’est normal. Ça va passer.
Quand je relevai la tête, je vis un petit homme presque chauve, vêtu d’une blouse de
laboratoire, près de la porte. Celle-ci était d’un noir tellement brillant que la pièce se
reflétait dedans. L’homme tenait un gobelet en carton dans une main et ce qui ressemblait à
un brassard de tensiomètre dans l’autre.
Lentement, mon regard parcourut la pièce. Elle me faisait penser à un cabinet de
docteur, un peu étrange, avec des tables étroites recouvertes d’instruments de toutes sortes,
des placards et des robinets noirs accrochés aux murs.
Lorsque le sergent lui fit signe d’approcher, l’homme à la blouse de laboratoire avança
vers moi et pressa le gobelet contre mes lèvres. Je bus avec avidité. Le liquide froid apaisa
ma gorge irritée mais, trop empressée, je manquai m’étouffer et me mis à tousser, ravivant
la douleur de plus belle.
— Je suis le Dr Roth, l’un des médecins de la base. (Il posa le gobelet sur le côté et
sortit un stéthoscope de sa blouse.) Je vais juste écouter ton cœur, d’accord ? Et après, je
prendrai ta tension.
Je sursautai lorsque le métal froid de l’instrument entra en contact avec ma peau. Il le
plaça ensuite dans mon dos.
— Inspire profondément. (En voyant que je coopérais, il continua de me donner des
instructions.) Bien. Tends le bras.
En obéissant, je me rendis compte que j’avais une marque rouge tout autour du
poignet. J’avais la même de l’autre côté. La gorge sèche, je détournai les yeux. J’étais à deux
doigts de paniquer. Croiser le regard du sergent n’arrangea rien à l’affaire. Il n’était pas
hostile, mais il n’avait rien de chaleureux non plus. Tandis que le brassard du tensiomètre
m’enserrait le bras, je pris plusieurs grandes inspirations.
— Où suis-je ? demandai-je.
Le sergent Dasher noua ses mains derrière son dos.
— Dans le Nevada.
Je le dévisageai. Tout à coup, les murs (blancs à l’exception des points noirs brillants)
semblèrent se refermer sur moi.
— Dans le Nevada ? Mais… c’est à l’autre bout du pays ! Dans un autre fuseau
horaire !
Seul un silence me répondit.
C’est alors que je compris. Un rire étranglé m’échappa.
— On est dans la Zone 51 ?
Toujours pas de réponse. On aurait dit qu’ils ne pouvaient pas me confirmer l’existence
de ce lieu. La Zone 51 ! Je ne savais pas si je devais en rire ou en pleurer.
Le Dr Roth me retira le brassard.
— Sa pression sanguine est un peu élevée, mais ce n’est pas surprenant. J’aimerais
procéder à un examen plus approfondi.
Des images de sondes et de pratiques terribles me vinrent à l’esprit. Je glissai de la table
et reculai pour m’éloigner des deux hommes, alors que mes jambes supportaient à peine
mon poids.
— Non. Vous ne pouvez pas faire ça. Vous n’avez pas le droit…
— Nous avons tous les droits, me coupa le sergent Dasher. Le Patriot Act nous autorise
à arrêter, déplacer et retenir tout individu, humain ou non, susceptible de porter atteinte à
la sécurité nationale.
— Quoi ? (Mon dos rencontra le mur.) Je ne suis pas une terroriste.
— Tu représentes un danger, répondit-il. Nous espérons changer ça, mais comme tu
peux le voir, tu as perdu ton droit à la liberté au moment de ta mutation.
Incapable de tenir debout plus longtemps, je m’effondrai par terre.
— Je ne peux pas… (Mon cerveau refusait de comprendre ce qui se passait.) Ma
mère…
Le sergent ne dit rien.
Ma mère… Seigneur. Ma mère était sans doute en train de devenir folle. Elle ne le
supporterait pas. Elle ne s’en remettrait jamais.
Le visage enfoui entre mes mains, je fermai les yeux le plus fort possible.
— Ce n’est pas juste.
— Que pensais-tu qu’il allait se passer ? demanda Dasher.
Je rouvris les paupières, le souffle court.
— Vous avez vraiment cru qu’en vous infiltrant dans une base du gouvernement, vous
pourriez repartir comme si de rien n’était ? Qu’il n’y aurait aucune conséquence ? (Il
s’accroupit devant moi.) Qu’un groupe de gamins composé d’extraterrestres et d’hybrides
pourrait aller aussi loin sans aide de notre part ?
Mon sang se glaça dans mes veines. C’était une bonne question. Qu’est-ce qui nous était
passé par la tête ? Nous avions évoqué la possibilité d’un piège. Moi-même, je m’y étais
préparée, mais nous n’avions pas pu abandonner Beth à son sort. Aucun de nous n’avait pu
s’y résoudre.
Je regardai l’homme droit dans les yeux.
— Qu’est-il arrivé… aux autres ?
— Ils se sont échappés.
Le soulagement m’envahit. Au moins, Daemon n’était pas enfermé ici, quelque part. Ça
me procurait un semblant de réconfort.
— Pour être franc, il nous fallait seulement capturer l’un d’entre vous. Celui qui t’a
transformée ou toi. Nous savons que le deuxième ne tardera pas à venir à la rescousse. (Il
s’interrompit un instant.) Pour le moment, Daemon Black a disparu de nos radars, mais
nous pensons qu’il ne sera pas capable de rester éloigné de toi bien longtemps. Grâce à nos
recherches, nous avons appris que le lien entre un Luxen et l’hybride qu’il a créé est très
intense, surtout quand il s’agit d’un homme et d’une femme. Et d’après nos observations,
vous deux êtes… extrêmement proches.
Au temps pour mon soulagement. À présent, c’était la peur qui me consumait. Je ne
comprenais rien à ce qu’il racontait, mais il était hors de question que je lui confirme mon
lien avec Daemon. Plutôt mourir.
— Je sais que tu as peur et que tu es en colère.
— Vous n’imaginez pas à quel point.
— J’ai ma petite idée, mais nous ne sommes pas aussi méchants que tu le penses, Katy.
Nous avions tous les droits de te porter un coup fatal lorsque nous t’avons capturée. Nous
aurions pu abattre tes amis. Nous ne l’avons pas fait. (Il se releva et noua de nouveau ses
doigts derrière son dos.) Tu comprendras bientôt que nous ne sommes pas des ennemis.
Pas des ennemis ? De qui se moquait-il ? Leur organisation était plus dangereuse que
tous les Arums réunis. Ils bénéficiaient de l’aval du gouvernement. Ils avaient le droit
d’enlever les gens à leurs amis, à leurs familles, à leur vie entière, sans que personne lève le
petit doigt.
J’étais foutue.
Lorsque la réalité m’éclata au visage, ma capacité à faire la part des choses et à ne pas
paniquer s’envola en fumée. Une terreur sans nom m’envahit, déclenchant en moi un
tumulte d’émotions décuplées par l’adrénaline. L’instinct prit le dessus, pas celui avec lequel
j’étais né, mais celui qui s’était formé en moi depuis que Daemon m’avait sauvée.
Je sautai sur mes jambes. Mes muscles endoloris protestèrent violemment et ma tête se
mit à tourner, mais je parvins à rester debout. Le docteur pâlit et recula vers le mur. Le
sergent, lui, ne cilla même pas. Il n’avait pas peur de ma démonstration de force.
Faire appel à la Source aurait dû être un jeu d’enfant avec toutes les émotions qui me
parcouraient, mais il n’y avait rien : ni l’appréhension que l’on ressent avant de dévaler des
montagnes russes, ni le bourdonnement de l’électricité statique sur ma peau.
Rien du tout.
Un semblant de lucidité réussit à percer à travers le brouillard de panique qui voilait
mes pensées. Je me souvins alors que je ne pouvais pas utiliser la Source ici.
— Docteur ? s’enquit le sergent.
Comme j’avais besoin d’une arme, je m’éloignai de lui pour me rapprocher d’une table
pleine de petits instruments. Je ne savais pas ce que je ferais si je réussissais à sortir de cette
pièce. La porte était peut-être même verrouillée. Mais je ne voyais pas aussi loin. Tout ce
que je savais, c’était que je devais sortir d’ici. Tout de suite.
Avant que j’aie eu le temps d’atteindre le plateau, le docteur appuya la main contre le
mur. Un sifflement terrible et familier retentit. Quelque chose avait été libéré dans l’air. Il n’y
eut aucun autre avertissement. Pas d’odeur ni de changement dans l’atmosphère.
Les petits pulvérisateurs au plafond et sur les murs avaient relâché de l’onyx. Il n’y
avait aucun moyen d’y échapper. L’horreur me submergea. Une douleur intense explosa
sous mon crâne et se répandit dans tout mon corps. J’en eus le souffle coupé. J’avais
l’impression que l’on avait répandu de l’essence sur moi avant de m’embraser. Mes jambes
cédèrent sous mon poids et je m’écorchai les genoux en m’effondrant. L’air chargé d’onyx
me brûla la gorge, les poumons.
Roulée en boule, je griffai le sol avec mes doigts, la bouche ouverte sur un cri
silencieux. Mon corps se mit à convulser de façon incontrôlable à mesure que l’onyx infiltrait
la moindre de mes cellules. C’était sans issue. Cette fois, Daemon ne me sauverait pas. Je
criai son nom de ma voix cassée, encore et encore, mais il n’y eut aucune réponse.
Il n’y avait que la douleur.

*
* *

Daemon

Trente et une heures, quarante-deux minutes et vingt secondes s’étaient écoulées


depuis que les portes s’étaient refermées et m’avaient séparé de Kat. Trente et une heures,
quarante-deux minutes et dix secondes depuis la dernière fois que je l’avais vue. Kat se
trouvait entre les mains du Dédale depuis trente et une heures et quarante et une minutes.
Chaque seconde, minute et heure qui passait me rapprochait un peu plus de la folie.
On m’avait enfermé dans une petite cabane en bois, une véritable cellule avec tout ce
qu’il fallait pour affaiblir un Luxen. Pourtant, ça ne m’avait pas arrêté. J’avais fait sauter la
porte et envoyé balader le garde qui surveillait celle qui se trouvait à l’autre bout de la
galaxie. Une colère amère m’habitait, me rongeait de l’intérieur comme de l’acide, tandis
que je m’éloignais des cabanes à toute vitesse en évitant les maisons alentour. Je me
dirigeais vers les arbres qui bordaient la communauté Luxen dissimulée dans l’ombre de
Seneca Rocks. À mi-parcours, j’aperçus une lumière blanche foncer vers moi.
Alors, comme ça, ils comptaient m’arrêter ? Ouais, c’est ça. Hors de question.
Je stoppai net. La forme lumineuse me dépassa, puis se retourna brusquement. Un
Luxen se tint alors devant moi avec une silhouette humaine. Il brillait tellement qu’il
illuminait les arbres derrière lui.
Nous voulons seulement te protéger, Daemon.
Comme Dawson et Matthew l’avaient fait en m’assommant au Mont Weather et en
m’enfermant contre ma volonté… Ces deux-là ne perdaient rien pour attendre.
Nous ne voulons pas te faire de mal.
— Dommage pour vous. (Je fis craquer mon cou. Derrière moi, d’autres Luxens
commençaient à approcher.) Parce que moi, je n’aurai aucun problème à vous faire du mal.
Il tendit les bras vers moi.
Nous ne sommes pas obligés d’en arriver là.
Si, justement. Je me sentis libéré en quittant ma forme humaine, comme en enlevant
des vêtements trop serrés. Une lumière rougeâtre se répandit sur l’herbe devant moi. On
aurait dit du sang.
Finissons-en.
Il n’hésita pas.
Moi non plus.
Le Luxen se jeta sur moi dans un éclair aveuglant. Je plongeai sous son bras et me
relevai derrière lui. Je l’attrapai alors par les bras et lui donnai un violent coup de pied dans
le dos. Dès qu’il mordit la poussière, un autre vint prendre sa place.
Sautant sur le côté, je lui fis un croche-patte et manquai de peu un coup de pied qui
m’était destiné. Ça me faisait du bien, de me battre ainsi. C’était l’occasion de déverser toute
ma haine et ma frustration dans chacun de mes coups de poing et de pied. Je réussis à en
neutraliser trois ainsi.
Tout à coup, une forme lumineuse apparut dans l’ombre et se dirigea droit sur moi. Je
me penchai en avant et abattis mon poing par terre. Une onde de choc se répercuta dans le
sol, soulevant la terre et faisant voler le Luxen en arrière. Je me précipitai vers lui et
l’attrapai. Je brillais si fort que, pendant un instant, la nuit se transforma en jour.
Puis je me retournai et le lançai au loin comme un disque.
Il percuta un arbre avant de s’effondrer par terre, mais il se releva rapidement. Il se
remit aussitôt à courir dans ma direction. Sa lumière bleutée semblait le suivre comme la
queue d’une comète. Avec un cri de guerre inhumain, il propulsa vers moi une boule
d’énergie de la puissance d’une bombe nucléaire.
Oh, il voulait jouer à ça ?
Je m’écartai ; son attaque me manqua et se dissipa dans le lointain. Après avoir fait
appel à la Source, je pris de l’élan et laissai sa force m’envahir. Je sautai alors à pieds joints
pour créer un cratère. Une nouvelle onde de choc fit perdre l’équilibre au Luxen. J’ouvris
ensuite les bras pour libérer la Source. L’énergie me quitta comme un boulet de canon et
frappa mon adversaire en plein torse.
Il tomba. Il était vivant, mais il convulsait violemment.
— Qu’est-ce que tu fabriques, Daemon ?
En entendant la voix sévère d’Ethan Smith, je me retournai. L’ancien, sous sa forme
humaine, se tenait à quelques mètres de moi, au milieu des vaincus. Mon corps frémissait du
pouvoir que je n’avais pas encore utilisé.
Ils n’auraient pas dû essayer de m’arrêter. Aucun de vous n’aurait dû essayer.
Ethan tapa dans ses mains.
— Tu ne devrais pas mettre en danger la communauté pour une humaine.
Lui régler son compte à lui aussi me démangeait de plus en plus.
Je n’ai pas la moindre envie de discuter d’elle avec toi.
— Nous sommes tes semblables, Daemon, dit-il en faisant un pas en avant. Tu dois
rester avec nous. Partir à la recherche de cette humaine ne fera que…
Je tendis vivement la main pour attraper par la gorge un Luxen qui avait essayé de
m’attaquer par surprise. Quand je me tournai vers lui, on reprit tous les deux notre forme
humaine. Son regard était empli de terreur.
— Sérieux ? grognai-je.
— Merde, grommela-t-il.
Je soulevai ce fils de pute et le jetai violemment au sol. L’impact fit voler de la terre et
des pierres. Je me redressai lentement et reportai mon attention sur Ethan.
L’ancien paraissait plus pâle.
— Tu te bats contre les tiens, Daemon. C’est impardonnable.
— Je ne te demande pas ton pardon. Je te demande que dalle.
— Tu seras exilé, me menaça-t-il.
— Devine quoi ? demandai-je en reculant pour garder un œil sur le Luxen qui
commençait à se relever. Je m’en fous complètement.
La colère envahit Ethan, et soudain, son expression calme, presque docile, s’évanouit.
— Tu crois que je ne sais pas ce que tu as fait à cette fille ? Ni ce que ton frère a fait à
l’autre ? Vous êtes les seuls responsables de ce qui vous arrive. C’est la raison pour laquelle
nous ne nous mélangeons pas. Les humains ne nous apportent que des ennuis. À cause de
vous, le gouvernement va s’intéresser de près à nos agissements, Daemon. Et nous nous
en serions bien passés. Tu as mis de nombreuses vies en danger pour cette humaine.
— C’est leur planète, rétorquai-je.
Ma réponse me surprit moi-même, mais c’était la vérité. Kat me l’avait dit, elle aussi. Je
ne faisais que répéter ses paroles.
— Nous ne sommes que des invités, ici, mon pote.
Ethan plissa les yeux.
— Pour le moment.
Je penchai la tête sur le côté. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre ce que ça
signifiait mais, pour le moment, ce n’était pas ma priorité. Kat l’était.
— Ne me suis pas.
— Daemon…
— Je suis sérieux, Ethan. Si toi ou un de tes hommes me suit, j’arrêterai de retenir mes
coups.
L’ancien eut un sourire dédaigneux.
— Elle en vaut vraiment la peine ?
Un frisson glacé descendit le long de ma colonne vertébrale. Sans le soutien de la
communauté Luxen, j’allais me retrouver tout seul, loin des colonies. La nouvelle de mon
exil se répandrait vite. Ethan s’en assurerait. Pourtant, je n’hésitai pas un instant.
— Oui, répondis-je. Elle est tout pour moi.
Ethan prit une grande inspiration.
— Alors, tu n’as plus ta place ici.
— Très bien.
Je lui tournai le dos et m’élançai à travers la forêt, en direction de la maison. Mon
cerveau fonctionnait à cent à l’heure. Je n’avais pas le moindre plan. Rien de concret, en
tout cas. Je savais simplement que j’allais avoir besoin de plusieurs choses. De l’argent, entre
autres, et une voiture. Il était hors de question que je coure jusqu’au Mont Weather.
Toutefois, rentrer à la maison s’annonçait difficile. Dawson et Dee seraient là et ils
essaieraient de m’arrêter.
À ce stade, ça ne me faisait même plus peur.
Pourtant, en prenant de la vitesse pour grimper une colline, les paroles d’Ethan me
revinrent en mémoire et assombrirent mes projets. « Vous êtes les seuls responsables de ce
qui vous arrive. » Avait-il raison ? La réponse était pourtant simple. Dawson et moi avions
mis les filles en danger à l’instant où nous avions exprimé de l’intérêt pour elle. Ni lui ni moi
n’avions voulu leur faire de mal et jamais nous n’aurions pensé que les soigner les
transformerait en un être ni tout à fait humain ni tout à fait Luxen, mais… nous étions
conscients des risques.
Surtout moi.
C’était pour cela qu’au départ, je m’étais montré exécrable envers Katy pour la tenir à
l’écart de Dee et moi. En partie à cause de ce qui était arrivé à Dawson, mais aussi parce que
les relations avec les humains étaient bien trop risquées. Malgré tout, j’avais fini par
embarquer Katy dans notre monde. Je l’avais prise par la main et l’avais pratiquement
escortée dedans. Et voilà le résultat.
Ce n’était pas censé se passer comme ça.
En cas de problème au Mont Weather, celui qui aurait dû se faire capturer, c’était moi.
Pas Kat. Jamais elle.
Jurant dans ma barbe, j’atteignis une partie de la forêt baignée dans le clair de lune
argenté, juste avant de franchir l’orée des arbres. Je ralentis sans m’en apercevoir.
Mon regard se posa aussitôt sur la maison de Kat. Mon cœur se serra.
La maison était plongée dans l’ombre, immobile, comme elle l’avait été durant les
années qui avaient précédé son emménagement. Sans vie. Une coquille vide.
Je m’arrêtai près de la voiture de sa mère et soufflai longuement. Le sentiment d’avoir
la poitrine comprimée ne me quitta pas pour autant. Dans l’obscurité, je savais que
personne ne pouvait me voir. Si la Défense ou le Dédale étaient en train de me surveiller, ils
m’enlèveraient. Quelque part, ça m’aurait facilité les choses.
En fermant les yeux, je pouvais voir Kat sortir de chez elle, avec son satané tee-shirt qui
disait « Mon blog est meilleur que ton vlog » et un short qui dévoilait ses jambes
magnifiques…
Je m’étais comporté comme un connard avec elle, et elle, elle ne s’était jamais laissé
faire. Jamais.
Une lumière s’alluma dans notre maison. Un instant plus tard, la porte d’entrée s’ouvrit
et Dawson apparut. Le vent charria son exclamation de surprise.
Je devais admettre que Dawson paraissait en bien meilleure forme que la dernière fois
que je l’avais vu. Les cernes sous ses yeux avaient pratiquement disparu. Il avait repris du
poids. Et comme avant sa capture par la Défense et le Dédale, il n’y avait plus aucune façon
de nous distinguer, hormis ses cheveux, plus longs et emmêlés. Mouais. Il pouvait aller
mieux. Il avait récupéré Bethany, lui.
Je savais que j’étais jaloux, mais je m’en moquais.
Au moment où mes pieds entrèrent en contact avec l’escalier du perron, je sentis une
dose d’énergie me quitter. Les marches en ciment se craquelèrent et les planches en bois
s’entrechoquèrent.
Blanc comme un linge, mon frère fit un pas en arrière. Un sentiment de satisfaction
malsaine grandit en moi.
— Tu ne m’attendais pas si tôt ?
— Daemon, fit-il, le dos plaqué contre la porte. Je sais que tu es en colère.
Une nouvelle salve de pouvoir s’échappa de moi et vint frapper le porche. Le bois
craqua. Une fissure apparut en plein milieu. La Source teintait ma vision, rendait le monde
blanchâtre autour de moi.
— Tu n’imagines même pas, frérot.
— On voulait te savoir en sécurité jusqu’à ce qu’on ait un plan, pour libérer Katy. C’est
tout.
Je pris une grande inspiration et avançai jusqu’à me retrouver face à lui.
— Et vous vous êtes dit que m’enfermer dans la communauté serait la meilleure
solution ?
— On…
— Vous avez vraiment cru que vous pourriez m’arrêter ? (Un éclair d’énergie s’enfuit et
frappa la porte derrière Dawson, qui sortit de ses gonds et s’écrasa dans la maison.) Je
mettrais le monde à feu et à sang pour elle !
CHAPITRE 2

Katy

Trempée jusqu’aux os, glacée, je me relevai du sol. J’ignorais combien de temps s’était
écoulé entre la première dose d’onyx qui m’avait frappée et le moment où l’on m’avait
arrosée d’eau pour la dernière fois.
Au début, cesser de résister ne m’était même pas passé par la tête. Et j’étais persuadée
que toute cette souffrance en valait la peine. Il était hors de question que je leur facilite la
tâche. Une fois qu’on avait débarrassé ma peau de toute trace d’onyx et que j’avais pu de
nouveau bouger, je m’étais précipitée vers la porte. Mais alors, le processus avait
recommencé et, au bout de la quatrième dose d’onyx, je sus que j’avais atteint mes limites.
C’était terminé.
Lorsque je réussis à me lever sans tomber, j’avançai vers la table en métal froid à petits
pas douloureux. J’étais à peu près sûre qu’elle était recouverte d’une fine pellicule de
diamants. La somme d’argent nécessaire pour équiper cette pièce, et sans doute le bâtiment
dans son intégralité, avait dû être astronomique. Quelque part, ça expliquait le
surendettement du pays. Avec tout ce qui m’arrivait, l’état des finances publiques aurait dû
être le cadet de mes soucis, mais je crois que l’onyx m’avait grillé quelques neurones.
Le sergent Dasher était parti et revenu plusieurs fois pendant mon calvaire, remplacé
pendant son absence par des hommes en treillis. Le béret qu’ils portaient dissimulait la
moitié de leur visage, mais d’après ce que j’avais pu voir, ils n’étaient pas beaucoup plus
âgés que moi. Ils devaient sans doute avoir la vingtaine.
Deux d’entre eux se tenaient à présent dans la salle, avec des pistolets sanglés aux
cuisses. Je m’étonnais qu’on ne m’ait pas administré de tranquillisant, mais il était vrai que
l’onyx suffisait à me neutraliser. Le premier, qui portait un béret vert foncé, se tenait devant
le panneau de contrôle et m’observait, une main sur son arme, l’autre sur le bouton qui
déclenchait la torture. Le deuxième, au couvre-chef kaki, surveillait la porte.
Je posai les mains sur la table. À travers le rideau mouillé de mes cheveux, mes doigts
m’apparurent pâles et fripés. J’avais froid et je tremblais tellement que je me demandais si je
n’étais pas en train de faire une crise cardiaque.
— Je… j’arrête, croassai-je.
Béret Kaki sembla se crisper.
Je tentai de me hisser sur la table, parce que je savais que si je ne m’asseyais pas tout
de suite, j’allais tomber, mais les frissons qui parcouraient mes muscles me firent chanceler.
L’espace d’un instant, la pièce tournoya autour de moi. J’avais peut-être subi des dommages
permanents. Cette idée manqua me faire rire. Après tout, s’ils me brisaient, je ne pourrais
pas leur servir à grand-chose.
Le Dr Roth était resté présent du début à la fin, assis dans un coin de la pièce, l’air
inquiet. À présent, il s’était levé, tensiomètre à la main.
— Aidez-la à monter sur la table.
Béret Kaki s’approcha de moi avec détermination. Je reculai dans une tentative vaine
de mettre de la distance entre nous. Mon cœur battait à un rythme effréné. Je ne voulais
pas qu’il me touche. Je ne voulais pas qu’aucun d’entre eux me touche.
Les jambes tremblantes, je fis un autre pas en arrière. Alors, mes muscles cessèrent de
fonctionner. Je tombai sur les fesses, mais j’étais tellement engourdie que je ne ressentis
aucune douleur.
Béret Kaki me regarda d’en haut, et de ma position je pus voir son visage dans son
intégralité. Il avait des yeux bleus incroyables, et même s’il faisait semblant d’avoir
l’habitude de ce genre de procédure, son regard trahissait une certaine compassion.
Sans un mot, il se pencha en avant pour me soulever. Il sentait le détergent, la même
marque que ma mère utilisait. Les larmes me montèrent aux yeux mais, avant que j’aie eu le
temps de me débattre, ce qui n’aurait servi à rien, il m’avait déjà déposée sur la table.
Lorsqu’il recula, je saisis les bords de la table avec une impression de déjà-vu.
Ce n’était pas qu’une impression.
On me donna un autre verre d’eau et je l’acceptai sans rien dire. Le docteur soupira
bruyamment.
— C’est bon ? Tu t’es assez débattue ?
Après avoir laissé tomber le gobelet en carton à côté de moi, je m’efforçai d’articuler
une réponse. Ma langue me paraissait gonflée et j’avais du mal à la contrôler.
— Je ne veux pas rester ici.
— Bien sûr que non. (Il glissa son stéthoscope sous mon tee-shirt comme il l’avait déjà
fait.) Personne dans cette pièce ni dans ce bâtiment ne s’attend à ce que tu acceptes ton
sort, mais nous combattre sans savoir à quoi tu t’opposes ne servira qu’à te blesser.
Maintenant, inspire profondément.
J’inspirai mais l’air resta bloqué dans ma gorge. La rangée de placards blancs de l’autre
côté de la pièce se troubla. Je ne pleurerais pas. Je ne pleurerais pas.
Le docteur continua son examen, vérifiant ma respiration et ma pression, avant de
reprendre la parole.
— Katy… Je peux t’appeler Katy ?
Un rire rauque, brisé, m’échappa. Quelle politesse !
— OK.
Il sourit, posa le brassard sur la table, puis recula en croisant les bras.
— Il va falloir que je t’examine en profondeur, Katy. Je te promets que je ne te ferai pas
mal. Ce sera exactement comme les examens que tu as déjà passés.
La peur me noua l’estomac. Je croisai les bras en frissonnant.
— Je n’en ai pas envie.
— Nous ne sommes pas obligés de le faire toute de suite, mais tôt ou tard, il faudra t’y
soumettre. (Se retournant, il s’approcha d’un placard et en sortit une couverture noir foncé
qu’il déposa sur mes épaules.) Quand tu auras recouvré tes forces, nous t’emmènerons dans
ta chambre. Tu pourras y prendre une douche et enfiler des vêtements propres. Il y a aussi
une télé, si tu as envie de la regarder, et tu pourras dormir un peu. Il se fait tard et une
longue journée t’attend, demain.
Je serrai la couverture contre moi en tremblant. À l’entendre, on aurait dit que j’étais à
l’hôtel.
— Une longue journée ?
Il hocha la tête.
— Nous avons beaucoup de choses à te montrer. Avec un peu de chance, tu
comprendras les ambitions du Dédale.
Je réprimai un éclat de rire.
— Je connais très bien vos ambitions. Je sais ce que vous…
— Tu sais seulement ce qu’on t’en a dit, m’interrompit le docteur. Et ce n’est qu’une
seule version des faits. (Il pencha la tête sur le côté.) Tu penses sans doute à Dawson et
Bethany, mais tu ne connais pas toute l’histoire.
Je fronçai les sourcils, tandis qu’une vague de colère me réchauffait de l’intérieur.
Comment osait-il retourner ce que le Dédale avait fait subir à Bethany et Dawson contre
eux ?
— J’en sais suffisamment.
Le Dr Roth jeta un coup d’œil à Béret Vert, à côté du panneau de contrôle, avant de
hocher la tête. Le militaire sortit de la salle en silence, me laissant avec Béret Kaki et le
scientifique.
— Katy…
— Je sais que vous les avez torturés, le coupai-je, de plus en plus furieuse à mesure que
les secondes passaient. Je sais que vous avez amené des gens ici et que vous avez obligé
Dawson à les soigner, et quand ça n’a pas fonctionné, ces humains sont morts. Je sais que
vous les avez empêchés de se voir et que vous vous êtes servis de Beth pour que Dawson
vous obéisse. Vous êtes diaboliques.
— Tu ne connais pas toute l’histoire, répéta-t-il d’une voix calme. (Mes accusations ne
l’atteignaient visiblement pas. Il se tourna vers Béret Kaki.) Archer, tu étais ici quand
Bethany et Dawson sont arrivés ?
Je portai également mon attention sur lui. Il hocha la tête.
— Quand les sujets ont été amenés ici, ils nous ont opposé une résistance
correspondant à leur traumatisme mais, suite à la transformation, la fille a fait preuve d’un
comportement de plus en plus violent. Ils ont été autorisés à rester ensemble jusqu’à ce
qu’un réel problème de sécurité se pose. C’est pour cela qu’ils ont dû être séparés, puis
envoyés dans des bases différentes.
Je resserrai la couverture autour de mes épaules tout en secouant la tête. J’étais à deux
doigts de hurler à pleins poumons.
— Je ne suis pas idiote.
— Je ne le pense pas, répondit le docteur. Tout le monde sait que les hybrides
souffrent d’un certain déséquilibre, même ceux dont la mutation a été un succès. Beth est
instable. Elle l’est depuis le début.
Mon estomac se noua. Je me souvenais très bien du comportement étrange de Beth
quand je l’avais croisée chez Vaughn. Elle avait l’air en meilleure forme lorsque nous l’avions
libérée du Mont Weather, mais ça n’avait pas toujours été le cas. Dawson et les autres
étaient-ils en danger ? Pouvais-je croire ces gens sur parole ?
— C’est pour cela que je dois t’examiner, Katy.
Je le regardai dans les yeux.
— Vous êtes en train de dire que je suis instable ?
Il ne me répondit pas tout de suite et j’eus l’impression que la table s’était dérobée sous
moi.
— C’est une possibilité, dit-il. Même si la mutation a fonctionné, l’instabilité peut
apparaître par la suite, avec l’utilisation de la Source.
J’agrippai la couverture jusqu’à retrouver la sensation de mes doigts et m’efforçai de
calmer les battements affolés de mon cœur. Ça ne marchait pas très bien.
— Je ne vous crois pas. Je ne crois rien de ce que vous me dites. Dawson a été…
— Ce qui est arrivé à Dawson est malheureux, m’interrompit-il. Tu finiras par le
comprendre. Nous n’avions pas l’intention de le traiter ainsi. Nous l’aurions relâché dès qu’il
aurait été capable de se fondre de nouveau dans la masse. Quant à Beth…
— Arrêtez, crachai-je. (Le son de ma propre voix me surprit.) Je ne veux plus entendre
le moindre de vos mensonges.
— Katy, tu ignores tout de la menace que représentent les Luxens et les personnes
qu’ils ont transformées.
— Les Luxens ne sont pas dangereux ! Et les hybrides ne le seraient pas non plus si
vous nous laissiez tranquilles. Nous ne vous avons rien fait. Nous ne vous aurions jamais
rien fait. Nous ne demandions rien à personne jusqu’à ce que vous…
— Sais-tu pourquoi les Luxens sont venus sur Terre ? me demanda-t-il.
— Oui. (J’avais mal aux doigts, à présent.) Les Arums ont détruit leur planète.
— Et sais-tu pourquoi leur planète a été détruite ? Connais-tu l’origine des Arums ?
— Il y a eu une guerre. Les Arums ont essayé de voler les pouvoirs des Luxens et de les
tuer. (J’étais à jour sur mes cours d’histoire Luxen, merci. Les Arums étaient l’opposé total
des Luxens, l’ombre et la lumière. Ils se nourrissaient d’eux.) Vous travaillez avec des
monstres.
Le Dr Roth secoua la tête.
— Comme dans toutes les grandes guerres, les Arums et les Luxens se battent depuis
tellement longtemps que je doute que beaucoup d’entre eux se souviennent de l’origine du
conflit.
— Vous insinuez que les Arums et les Luxens sont une sorte de bande de Gaza
intergalactique ?
Archer eut un reniflement moqueur.
— Je ne comprends même pas pourquoi on parle de ça, lui dis-je, soudain très fatiguée.
(Je n’arrivais plus à penser normalement.) Ça n’a aucune importance.
— Au contraire, c’est très important, répondit le docteur. Ça montre à quel point tu es
ignorante sur la question.
— Et je suppose que vous allez m’éclairer ?
Il sourit. J’aurais voulu le frapper pour effacer son expression condescendante. Mais
pour ça, il aurait fallu que je lâche la couverture et que je fasse appel à de l’énergie que je
ne possédais pas.
— Durant leur âge d’or, les Luxens étaient la forme de vie la plus puissante et
intelligente de tout l’univers. Pour le bien de l’équilibre, l’évolution leur a créé un prédateur
naturel : les Arums.
Je le dévisageai.
— Qu’êtes-vous en train de me dire ?
Il me regarda dans les yeux.
— Les Luxens ne sont pas les victimes de cette guerre. Ils en sont la cause.

*
* *
Daemon

— Comment as-tu réussi à t’échapper ? demanda Dawson.


J’avais dû faire appel à tout mon sang-froid pour ne pas lui mettre mon poing dans la
figure. Comme je m’étais calmé, il était peu probable que je réduise la maison en ruine…
mais ça restait une possibilité.
— La question, c’est surtout combien j’en ai assommé avant d’arriver ici, rétorquai-je,
tendu. (Dawson me bloquait toujours le passage.) Ne t’oppose pas à moi, frérot. Tu ne
serais pas capable de m’arrêter et tu le sais très bien.
Il soutint mon regard un instant, avant de s’écarter en jurant. Je le dépassai aussitôt et
jetai un œil en direction de l’escalier.
— Dee dort, me dit-il en se passant la main dans les cheveux. Daemon…
— Où est Beth ?
— Ici, me répondit une voix douce dans la salle à manger.
Je me retournai et soudain, la jeune femme se matérialisa devant moi, comme si elle
était apparue dans un nuage de fumée. J’avais oublié à quel point elle avait l’air fragile,
avec ses longs cheveux bruns, son petit menton pointu et sa silhouette élancée et délicate.
Elle était beaucoup plus pâle que dans mes souvenirs.
— Salut. (Ce n’était pas contre elle que j’étais en colère. Je me retournai vers mon
frère.) Tu crois que c’est une bonne idée de l’avoir amenée ici ?
Il s’approcha d’elle et passa un bras autour de ses épaules.
— On a l’intention de partir. Matthew nous a trouvé quelque chose en Pennsylvanie,
près de South Mountain.
Je hochai la tête. La roche de cette montagne contenait suffisamment de bêta-quartz
pour les protéger et il n’y avait pas de communauté Luxen connue aux alentours.
— Mais on ne voulait pas partir tout de suite, ajouta Beth d’une voix douce.
Son regard errait dans la pièce sans se poser sur un objet en particulier. Elle portait un
tee-shirt de Dawson et un bas de survêtement appartenant à Dee. Les deux étaient deux fois
trop grands pour elle.
— Ça ne semblait pas juste pour Dee. Il fallait que quelqu’un reste avec elle.
— Mais c’est risqué pour vous deux, leur fis-je remarquer. Matthew pourrait rester ici
avec Dee.
— T’en fais pas pour nous. (Dawson se pencha pour déposer un baiser sur le front de
Beth avant de m’adresser un regard des plus sérieux.) Tu n’aurais pas dû sortir de la
communauté. On t’a laissé là-bas pour que tu sois en sécurité. Si la police t’aperçoit…
— La police ne me verra pas.
Son inquiétude était légitime. Étant donné que Kat et moi avions été portés disparus et
que nous étions censés avoir fugué, ma réapparition aurait soulevé beaucoup de questions.
— La mère de Kat non plus.
Il n’avait pas l’air convaincu.
— Tu ne t’inquiètes pas pour la Défense ?
Je ne répondis pas.
Il secoua la tête.
— Merde.
Près de lui, Beth se dandina d’un pied sur l’autre.
— Tu vas aller la chercher, pas vrai ?
— C’est hors de question ! intervint mon frère. (Comme je ne réagissais toujours pas, il
se mit à débiter un flot d’injures plutôt impressionnant.) Putain, Daemon ! Je sais mieux que
quiconque ce que tu ressens, mais c’est de la folie. Tu vas nous dire comment tu es sorti de
cette cabane, oui ou non ?
Sans répondre à sa question, je me dirigeai vers la cuisine. C’était étrange de revenir ici.
Rien n’avait changé : le plan de travail en granit, l’électroménager blanc, les affreuses
décorations champêtres que Dee avait accrochées au mur, la lourde table en chêne…
J’observai fixement la table. Comme un mirage, Kat apparut, assise au bord. Une
douleur insupportable me lacéra la poitrine. Seigneur. Elle me manquait tellement. Ne pas
savoir ce qu’elle était devenue, ou ce qu’on lui faisait subir, me tuait.
Bien sûr, j’avais mes suspicions. Beth et Dawson m’avaient suffisamment raconté de
choses… et ça me rendait malade.
— Daemon ?
Dawson m’avait suivi. Je détournai mon attention de la table.
— On n’est pas obligés d’avoir cette conversation et je ne suis pas d’humeur à enfoncer
des portes ouvertes. Tu sais très bien ce que je compte faire. C’est pour ça que tu m’as
enfermé dans la communauté.
— Je ne comprends pas comment tu as pu t’échapper. Il y avait de l’onyx partout
autour.
Chaque colonie possédait des lieux conçus pour retenir des Luxens devenus dangereux
pour nous ou pour les humains. Les anciens ne voulaient surtout pas les envoyer à la police.
— Quand on veut, on peut, rétorquai-je en souriant.
Il plissa les yeux.
— Daemon…
— Je suis venu chercher quelques affaires. Après, je m’en vais.
J’ouvris le frigo pour attraper une bouteille d’eau. Après avoir bu une gorgée, je me
tournai vers lui. On faisait la même taille. Du coup, on était vraiment face à face.
— Je suis sérieux. Ne me cherche pas.
Il grimaça mais ne détourna pas le regard.
— Rien de ce que je dirai ne te fera changer d’avis ?
— Non.
Il recula en se frottant la mâchoire. Derrière lui, Beth s’assit sur une chaise, les bras
croisés, évitant soigneusement de nous regarder.
Dawson s’appuya contre le plan de travail.
— Tu vas m’obliger à t’assommer pour que tu m’obéisses ?
Beth releva vivement la tête. Je ris.
— J’aimerais bien voir ça, petit frère.
— Petit frère, répéta-t-il d’une voix agacée, mais un sourire sur les lèvres. (Beth se
détendit.) De combien de secondes ? demanda-t-il.
— Suffisamment.
Je jetai la bouteille à la poubelle. Plusieurs minutes s’écoulèrent en silence, puis il reprit
la parole.
— Je vais t’aider.
— Pas question. (Je croisai les bras.) Je ne veux pas de ton aide. Je ne veux plus que tu
sois mêlé à tout ça.
La détermination se lut sur ses traits.
— Arrête tes conneries. Vous nous avez sauvés et tu ne peux pas agir seul, c’est trop
dangereux. Alors, même si tu es trop têtu pour admettre que tu m’as tenu en laisse pendant
tout ce temps, toi aussi… je refuse de t’abandonner à ton sort.
— Je suis désolé de t’avoir retenu. Maintenant, je comprends exactement ce que tu as
ressenti. À ta place, je me serais enfui dès le premier soir. Mais je refuse que tu m’aides.
Regarde ce qui s’est passé la dernière fois qu’on s’y est mis tous ensemble. Je ne veux pas
avoir à m’inquiéter pour vous. Je préfère que Dee et toi vous vous teniez éloignés de tout ça.
— Mais…
— Je refuse de me disputer avec toi. (Je posai les mains sur ses épaules et les serrai.) Je
sais que tu ne veux que mon bien. Et je t’en suis reconnaissant. Mais si tu veux vraiment
m’aider, n’essaie pas de m’arrêter.
Dawson ferma les yeux et son torse se souleva violemment.
— Je ne peux pas te laisser agir seul. Si les rôles étaient inversés, tu refuserais de
m’abandonner.
— Je sais. Mais tout va bien se passer. Je m’en sors toujours. (Je me penchai en avant
et pressai mon front contre le sien. Je pris alors son visage entre mes mains et lui
murmurai :) Tu viens juste de retrouver Beth. Tu ne peux pas repartir avec moi. Elle a
besoin de toi. Tu as besoin d’elle et moi…
— Tu as besoin de Katy. (Il rouvrit les yeux et, pour la première fois depuis le fiasco du
Mont Weather, il sembla me comprendre.) Je sais ce que tu ressens.
— Elle aussi, elle a besoin de toi, murmura Beth.
Dawson et moi, on se sépara et on se tourna vers elle. Elle était toujours assise à la
table, mais ses poings s’ouvraient et se refermaient sur ses genoux, en un mouvement rapide
et répétitif.
— Qu’est-ce que tu as dit, ma puce ? lui demanda-t-il.
— Kat a besoin de lui. (Elle releva les yeux et les posa sur nous, mais elle ne nous
voyait pas, pas vraiment.) Ils vont lui raconter des histoires, au début. Ils vont essayer de la
tromper. Et après, ils vont lui faire des choses…
J’avais l’impression que tout l’oxygène avait déserté la pièce.
Dawson se précipita à ses côtés et s’agenouilla devant elle pour attirer son attention. Il
lui prit la main avant de la porter à ses lèvres.
— Tout va bien, Beth.
Elle suivit le moindre de ses mouvements de façon quasi obsessionnelle. Il y avait une
lueur étrange dans son regard, comme si elle n’était plus tout à fait avec nous. J’en eus la
chair de poule. Je m’approchai d’elle à mon tour.
— Tu ne la trouveras pas au Mont Weather, dit Beth en regardant par-dessus l’épaule
de Dawson. Ils vont l’emmener loin d’ici et la forcer à faire des trucs.
— À faire quoi ?
La question m’échappa avant que je puisse m’en empêcher.
Dawson me jeta un coup d’œil désapprobateur, mais je n’y prêtai pas attention.
— Tu n’es pas obligée d’en parler, d’accord ? dit-il.
Un long moment passa avant qu’elle reprenne la parole.
— Quand je l’ai vu avec vous, je le savais, mais vous aviez l’air de savoir aussi, alors…
Ce type est le mal incarné. Il était là-bas, avec moi.
Les poings serrés, je me souvins de la façon dont Beth avait réagi en le voyant, mais
nous l’avions empêchée de parler.
— Blake ?
Elle hocha lentement la tête.
— Ils sont tous méchants. Même s’ils n’en ont pas envie. (Elle regarda Dawson et
murmura :) Je ne veux pas être méchante.
— Oh, ma puce, tu n’es pas méchante. (Il posa une main sur sa joue.) Tu n’es pas
méchante du tout.
Sa lèvre inférieure se mit à trembler.
— J’ai fait des choses horribles. Tu n’images même pas. J’ai tu…
— Ça n’a aucune importance. (Il s’agenouilla par terre.) C’est du passé.
Un frisson la traversa. Puis elle releva la tête pour me regarder dans les yeux.
— Ne les laisse pas faire ça à Katy. Ça la changera.
Je ne pouvais plus bouger ni respirer.
Son expression se décomposa.
— Ils m’ont changée. Quand je ferme les yeux, je vois leurs visages… tous leurs visages.
Quoi que je fasse, je ne peux pas les oublier. Ils sont à l’intérieur de moi.
Mon Dieu…
— Regarde-moi, Beth. (Dawson la força à se concentrer de nouveau sur lui.) Tu es ici
avec moi. Tu n’es plus là-bas. Tu le sais, pas vrai ? Regarde-moi dans les yeux. Il n’y a rien à
l’intérieur de toi.
Elle secoua vivement la tête.
— Non. Tu ne comprends pas. Tu…
Je m’éloignai pour laisser mon frère la calmer. Il lui parla d’une voix douce et apaisante
et, quand elle se tut, elle continua de secouer la tête lentement, les yeux et la bouche
grands ouverts. Ses paupières étaient figées et elle ne semblait pas reconnaître mon frère, ni
moi.
Je compris qu’elle était dans un état second.
Tandis que Dawson lui murmurait des paroles réconfortantes à l’oreille pour la faire
revenir, un sentiment de terreur, de terreur pure, me glaça de l’intérieur. Mon frère souffrait
de la voir ainsi. À cet instant, il aurait sans doute donné n’importe quoi pour pouvoir
prendre sa place.
Incapable de détourner les yeux, je m’accrochai au plan de travail derrière moi.
Je m’imaginai faire la même chose. Sauf que ce n’était pas Beth que je serrais dans mes
bras et que je ramenais lentement à la réalité. C’était Kat.

Je me rendis dans ma chambre le temps d’attraper des vêtements propres. Me
retrouver dans cette pièce tenait autant de la bénédiction que de la malédiction. En un sens,
j’avais l’impression que ça me rapprochait de Kat. Sans doute à cause de ce qui s’était passé
ici, mais aussi de toutes les fois où nous avions partagé ce lit. En même temps, ça me
rappelait qu’elle n’était pas dans mes bras, qu’elle n’était pas en sécurité.
Elle ne le serait peut-être plus jamais.
Pendant que j’enfilais un tee-shirt propre, je sentis la présence de ma sœur. Je soufflai
doucement avant de me retourner. Elle se tenait devant ma porte, vêtue du pyjama rose
bonbon que je lui avais offert pour Noël.
Elle avait l’air aussi mal en point que moi.
— Daemon…
— Si tu comptes me demander de prendre le temps de réfléchir, économise ta salive.
(Je m’assis sur le lit et me passai la main dans les cheveux.) Ça ne changera rien à ce que je
veux.
— Je sais ce que tu veux et je ne te jette pas la pierre. (Elle entra dans la pièce d’un air
hésitant.) Mais personne n’a envie de te voir blessé… ou pire.
— Le pire, c’est ce que Kat subit en ce moment. Elle est ton amie, ou du moins, elle
l’était. Ça ne te dérange pas de rester là, à attendre ? En sachant ce qu’ils lui font ?
Elle grimaça. Dans la faible lumière, ses yeux verts étincelaient comme des émeraudes.
— Tu es injuste, murmura-t-elle.
Peut-être, et en d’autres circonstances, je me serais sans doute senti coupable, mais
j’étais incapable d’éprouver la moindre empathie pour elle en cet instant.
— On ne peut pas te perdre, dit-elle pour briser le silence qui était devenu pesant. Il
faut que tu comprennes qu’on a réagi comme ça parce qu’on t’aime.
— Mais moi, je l’aime, elle, répondis-je sans hésitation.
Elle écarquilla les yeux. C’était sans doute la première fois qu’elle m’entendait
prononcer ces mots, du moins à propos d’une personne extérieure à la famille. Je regrettais
de ne pas l’avoir dit plus souvent, surtout à Kat. C’est drôle, ça finit toujours comme ça.
Quand on est au beau milieu d’une situation, on ne sait jamais quoi dire ou quoi faire. C’est
toujours après coup, quand il est trop tard, qu’on se rend compte de ce qu’on a manqué.
Je refusais qu’il soit trop tard. J’étais encore en vie, je pouvais encore agir.
Ma sœur avait les larmes aux yeux.
— Elle t’aime aussi, dit-elle d’une voix douce.
La brûlure qui dévorait ma poitrine remonta le long de ma gorge.
— Tu sais, j’ai compris que tu lui plaisais avant qu’elle le sache elle-même ou qu’elle me
l’avoue.
Je souris légèrement.
— Ouais. Moi aussi.
Dee joua un instant avec ses cheveux.
— Je savais qu’elle serait… parfaite pour toi. Qu’elle ne se laisserait pas faire. (Dee
soupira.) Je sais que Kat et moi, on a eu nos différends à cause… d’Adam, mais je l’aime
aussi.
Je ne pouvais pas faire ça : parler d’elle comme si on assistait à ses funérailles. C’était
trop dur.
Dee prit une légère inspiration, signe qu’elle s’apprêtait à se lancer dans un petit
discours.
— Je regrette d’avoir été aussi sévère avec elle. Il fallait qu’elle comprenne qu’elle
aurait dû me faire confiance, mais j’aurais dû lui pardonner plus tôt… Enfin, tu
comprends… Ç’aurait été mieux pour tout le monde. Et dire que je n’aurai peut-être plus
jamais l’occasion… (Elle s’interrompit, mais je compris où elle voulait en venir. Elle ne
reverrait peut-être jamais Kat.) Bref. Avant le bal, je lui ai demandé si elle était inquiète par
rapport à notre mission au Mont Weather.
J’avais l’impression qu’un étau me compressait la poitrine.
— Qu’est-ce qu’elle a répondu ?
Dee lâcha ses cheveux.
— Elle a dit qu’elle était inquiète, mais elle s’est montrée si courageuse, Daemon ! Elle
en a même rigolé. Alors, je lui ai dit… (Les lèvres pincées, elle baissa les yeux sur ses
mains.) Je lui ai dit d’être prudente et de veiller sur Dawson et toi. Et en un sens, c’est ce
qu’elle a fait.
Seigneur.
Je me frottai le torse d’une main. J’avais l’impression qu’un trou de la taille d’un poing
s’y était ouvert.
— Avant que je lui pose cette question, elle avait essayé de me parler d’Adam et du
reste. Je l’en ai empêchée. Elle n’arrêtait pas de me tendre la main, et moi, je la repoussais à
chaque fois. Elle a dû me détester.
— Tu sais que c’est faux. (Je regardai Dee dans les yeux.) Elle ne t’a jamais détestée.
Elle comprenait. Elle savait que tu avais besoin de temps et elle…
Je me levai. Tout à coup, je ne voulais plus rester dans cette pièce, dans cette maison ni
même dans cette rue.
— Il n’est pas trop tard, dit-elle à voix basse comme si elle me suppliait… et c’est sans
doute ce qui me fait le plus mal. Il n’est pas trop tard.
La colère monta en moi et je dus fournir un effort pour me contenir. Parce que
m’enfermer dans cette foutue cabane m’avait fait perdre un temps précieux. Après avoir
respiré calmement, je posai une question dont je n’étais pas certain de vouloir connaître la
réponse.
— Tu as vu sa mère ?
Sa lèvre inférieure trembla.
— Oui.
Je regardai ma sœur droit dans les yeux et la mis au défi de se détourner.
— Raconte-moi tout.
Vu son expression, il était clair qu’elle n’en avait pas la moindre envie.
— La police est restée toute la journée chez elle après… notre retour. Je leur ai parlé,
puis j’ai parlé à sa mère. La police pense que vous avez fugué. Ou du moins, c’est ce qu’ils
ont dit à sa mère. Je pense que l’un d’eux est une taupe. Il était bien trop catégorique.
— Pourquoi ça ne m’étonne pas ? marmonnai-je.
— Sa mère n’y croit pas une seconde. Elle connaît Katy. Et Dawson se cache avec Beth.
N’importe qui avec deux neurones trouverait ça bizarre. (Elle se rassit et posa ses mains sur
ses genoux.) C’était vraiment difficile. Sa mère était bouleversée. J’ai bien vu qu’elle
imaginait le pire, surtout après la « disparition » de Will et celle de Carissa, expliqua Dee en
mimant des guillemets avec les doigts.
La culpabilité explosa en moi comme une bombe à fragmentation. La mère de Kat ne
méritait pas de subir une telle épreuve.
— Daemon ? Ne nous laisse pas. On trouvera un moyen de la récupérer mais, s’il te
plaît, ne nous laisse pas. Je t’en supplie.
Je la dévisageai en silence. Je ne pouvais pas lui faire une promesse que je n’avais pas
la moindre intention de tenir et elle le savait parfaitement.
— Il faut que j’y aille. Tu le sais. Il faut que je la libère.
Ses lèvres tremblèrent.
— Et si tu n’y arrives pas ? Si tu te fais capturer aussi ?
— Alors, au moins, je serai avec elle. Je serai là pour elle.
Je m’approchai de ma sœur et pris son visage entre mes mains. Des larmes roulèrent
sur sa joue et sur mes doigts. Je détestais la voir pleurer, mais je détestais encore plus ce qui
arrivait à Kat.
— Ne t’inquiète pas, Dee. C’est de moi qu’on parle. Tu sais très bien que je peux me
sortir de toutes les situations. Je vais la tirer de là, tu verras.
Rien ni personne en ce monde ne pourrait m’arrêter.
CHAPITRE 3

Katy

Vu la façon dont ma tête tournait, je n’en revenais pas d’avoir réussi à faire une chose
aussi normale que changer de vêtements. J’avais enfilé un bas de survêtement noir et un
tee-shirt en coton gris. Ils m’allaient comme un gant, même les sous-vêtements. C’en était
presque inquiétant.
Comme si ma venue avait été planifiée.
Comme s’ils avaient fouillé dans mes tiroirs pour trouver ma taille.
J’avais envie de vomir.
Au lieu de m’appesantir sur le sujet et risquer de paniquer, et donc de me retrouver de
nouveau couverte d’onyx et d’eau glacée, je pris le temps d’observer ma cellule. Ah non,
pardon. Mes quartiers, comme le Dr Roth me l’avait rappelé.
Elle faisait la taille d’une chambre d’hôtel, peut-être une vingtaine de mètres carrés. Le
sol était couvert de carrelage qui était froid sous mes pieds. Je n’avais pas la moindre idée
de l’endroit où se trouvaient mes chaussures. Il y avait un lit double collé au mur, une petite
table de chevet à côté, une armoire et une télévision accrochée au mur en face du lit. Les
points noirs de la mort étaient également présents au plafond, mais je ne voyais aucun
robinet.
Et il y avait une porte de l’autre côté du lit.
J’avançai avec précaution, puis posai les doigts dessus pour la pousser légèrement. Je
m’attendais presque à ce qu’une pluie d’onyx s’abatte sur moi.
Mais non.
Il s’agissait d’une petite salle de bains dans laquelle se trouvait une autre porte. Celle-ci
était fermée à clé.
Je retournai dans la chambre.
Le trajet jusqu’à ma cellule n’avait pas été palpitant. On avait quitté la pièce dans
laquelle je m’étais réveillée pour se rendre à un ascenseur qui s’était ouvert juste à côté de
l’endroit où je me trouvais à présent. Je n’avais pas vraiment eu l’occasion d’examiner le
couloir et de compter le nombre de cellules semblables à la mienne.
J’aurais parié qu’il y en avait beaucoup.
Comme je ne savais pas quelle heure il était, et encore moins s’il faisait jour ou nuit, je
me dirigeai vers le lit et ouvris les couvertures. Je m’assis dessus, dos au mur, les jambes
repliées contre ma poitrine. Puis je remontai les couvertures jusqu’à mon menton et ne
quittai pas la porte des yeux.
J’étais fatiguée. Épuisée, même. Mes paupières étaient lourdes et je devais fournir un
effort inouï pour simplement rester assise. Pourtant, l’idée de m’endormir me terrifiait. Et si
quelqu’un entrait dans ma chambre pendant mon sommeil ? C’était un risque certain. La
porte était fermée à clé de l’extérieur, ce qui signifiait que mes geôliers en avaient le contrôle
total.
Pour m’empêcher de m’assoupir, je me concentrai sur les milliers de questions qui
tourbillonnaient dans mon esprit. Le Dr Roth avait sous-entendu que les Luxens étaient à
l’origine de cette guerre qui durait depuis Dieu sait combien de temps. Était-ce réellement
important ? Je ne le pensais pas. La nouvelle génération n’avait plus rien à voir avec les
actions de leurs ancêtres. Je ne comprenais même pas pourquoi il m’en avait parlé. Pour
démontrer que je ne savais pas grand-chose ? Ou y avait-il une autre raison ? Et Bethany,
dans tout ça ? Était-elle vraiment dangereuse ?
Je secouai la tête. Même si les Luxens avaient déclenché une guerre des centaines, voire
des milliers d’années plus tôt, ça ne signifiait pas qu’ils étaient mauvais. Et si Bethany était
dangereuse, c’était sans doute à cause de ce qu’on lui avait fait subir. Il était hors de
question que je croie à leurs mensonges. Toutefois, je devais admettre que ce que j’avais
entendu m’avait perturbée.
D’autres questions me taraudaient. Combien de temps comptaient-ils me garder ici ? Et
l’école, alors ? Et ma mère ? Je pensai aussi à Carissa. Avait-elle été emmenée dans une
base comme celle-ci ? J’ignorais toujours comment elle avait été transformée, et pourquoi.
Luc, l’ado hybride tellement intelligent qu’il en était effrayant, nous avait aidés à pénétrer
au Mont Weather et m’avait prévenue que je ne connaîtrais peut-être jamais la vérité au
sujet de Carissa. Je n’étais pas certaine de pouvoir vivre avec une telle inconnue. Ne pas
savoir pourquoi elle était venue dans ma chambre et était morte de cette manière finirait
par me ronger de l’intérieur. Et puis, si je terminais comme elle, comme les innombrables
hybrides que le gouvernement avait kidnappés, qu’adviendrait-il de ma mère ?
Comme je n’avais pas de réponses à ces questions, je laissai mon esprit vagabonder.
Jusqu’à présent, j’avais tout fait pour éviter de penser à lui.
De penser à Daemon.
Je fermai les yeux et soufflai longuement. Je n’avais même pas besoin de faire d’effort
pour le voir. Son visage m’apparaissait clairement.
Ses pommettes hautes, ses lèvres pulpeuses et tellement expressives et ses yeux… ses
magnifiques yeux verts qui ressemblaient à deux émeraudes, incroyablement brillantes.
J’avais conscience que ma mémoire ne lui rendait pas justice. Il possédait une beauté
masculine que je n’avais jamais vue dans la vraie vie avant lui, que j’avais seulement lue
dans mes romans préférés.
Mince. Mes livres me manquaient déjà.
Sous sa véritable forme, Daemon était extraordinaire. Les Luxens étaient, en règle
générale, d’une beauté à couper le souffle. Ils étaient composés de lumière : les regarder,
c’était un peu comme contempler une étoile.
Daemon Black pouvait se montrer irascible dans ses mauvais jours, mais sous sa
carapace épineuse se cachait un garçon tendre, protecteur et d’une grande générosité. Il
avait dédié la plus grande partie de sa vie à assurer la protection de sa famille et de son
peuple, au prix de sa propre sécurité. Je l’admirais énormément… même si ça n’avait pas
toujours été le cas.
Une larme roula sur ma joue.
Je l’essuyai du revers de la main et posai mon menton sur mes genoux. Je priai alors
pour que Daemon soit sain et sauf, pour que Matthew, Dawson et Andrew le surveillent de
près… mais surtout, je priai pour qu’ils l’empêchent de commettre l’irréparable : d’agir
comme j’aurais moi-même agi si nos situations avaient été inversées.
Car malgré ma folle envie de me réfugier dans ses bras, je ne voulais pas qu’il se
retrouve coincé ici, avec moi. C’était hors de question.
Le cœur serré, je tentai de penser à des choses plus gaies, mais les souvenirs n’étaient
pas suffisants. Il y avait de grandes chances pour que je ne le revoie plus jamais.
Cette fois, les larmes coulèrent librement de mes yeux, que je fermais le plus fort
possible.
Pleurer ne résoudrait rien mais, avec l’épuisement, je devenais incapable de me retenir.
Je gardai les yeux fermés et me mis à compter jusqu’à ce que la boule d’émotions qui
m’obstruait la gorge se dissipe.

Tout à coup, je me réveillai en sursaut, le cœur battant et la bouche sèche. Je ne me
souvenais pas de m’être endormie. Un frisson étrange me parcourut tandis que je reprenais
mon souffle. Avais-je fait un cauchemar ? Dans tous les cas, quelque chose clochait.
Désorientée, je repoussai les couvertures et examinai ma cellule plongée dans le noir.
Quand mes yeux devinèrent une forme plus sombre dans le coin, près de la porte, je
me crispai. Mes cheveux se dressèrent sur ma nuque et j’en eus le souffle coupé. La peur
enfonça ses griffes glaciales dans mon ventre, me figeant sur place.
Je n’étais pas seule.
L’ombre s’écarta du mur et avança rapidement. Je crus d’abord qu’il s’agissait d’un
Arum. Je cherchai l’opale à l’aveugle autour de mon cou, avant de me rappeler, trop tard,
que je ne l’avais plus.
— Tu fais toujours des cauchemars, dit l’ombre.
En entendant cette voix que je connaissais bien, je sentis la peur se transformer en
haine si puissante qu’elle me laissa un goût amer dans la bouche. Je me levai sans réfléchir.
— Blake, crachai-je.
CHAPITRE 4

Katy

Je ne réfléchissais plus. La partie la plus primitive, la plus agressive de ma personnalité


avait pris le dessus. Je ressentais un sentiment de trahison terrible. Mon poing s’abattit sur
ce qui, je crois, était la pommette de Blake. Je n’y étais pas allée de main morte. J’avais
déversé dans ce coup toute la colère et la haine que j’avais accumulées.
Un grognement de surprise lui échappa tandis qu’une vive douleur explosait dans mes
doigts.
— Katy…
— Sale connard !
Je le frappai de nouveau. Cette fois, je le touchai au niveau de la mâchoire.
Il grogna encore de douleur et recula.
— Bon sang.
Je me retournai vivement et attrapai la lampe de chevet pour l’utiliser comme une
arme, quand, tout à coup, le plafonnier s’alluma. J’ignorais ce qui l’avait déclenché. Si mes
pouvoirs ne fonctionnaient pas ici, ceux de Blake ne le pouvaient pas non plus. La
luminosité soudaine me prit au dépourvu. Blake en profita pour me désarmer.
Il se jeta sur moi et me força à lâcher la lampe.
— Si j’étais toi, je ne ferais pas ça, m’avertit-il.
— Va te faire foutre ! crachai-je en l’attaquant encore une fois.
Il m’attrapa par le poignet et me le tordit. Un pic de douleur remonta le long de mon
bras. Je hoquetai de surprise. Quand il m’obligea à me retourner, je me débattis. Il me lâcha
pour éviter de prendre un coup de genou mal placé.
— C’est ridicule, me dit-il en fronçant ses yeux noisette.
Sa colère se reflétait dans les paillettes vertes qui parsemaient ses iris.
— Tu nous as trahis !
Blake haussa légèrement les épaules et moi, je perdis légèrement mon sang-froid.
Je me jetai sur lui, un peu comme un ninja, mais un ninja pas très doué car il esquiva
mon attaque sans problème. Ma jambe gauche rencontra le lit et, presque aussitôt, Blake
me percuta dans le dos. Le souffle coupé, je tombai en avant sur le lit, qui vint cogner
contre le mur.
Blake posa les genoux sur le matelas et m’attrapa par les épaules pour m’allonger sur
le dos. Quand je repoussai ses bras, il jura. Je me redressai pour le frapper encore.
— Arrête, dit-il d’une voix sévère en saisissant l’un de mes poignets, puis l’autre.
Levant mes bras au-dessus de ma tête, il se pencha de manière à me parler à quelques
centimètres de mon visage.
— Arrête, Katy. Il y a des caméras partout. Tu ne peux pas les voir, mais elles sont là.
Ils nous observent en ce moment même. D’après toi, pourquoi les lumières se sont-elles
allumées ? Ce n’est pas de la magie. Ils n’hésiteront pas à remplir cette pièce d’onyx s’il le
faut. Alors, je ne sais pas toi, mais moi, ça ne m’emballe pas vraiment.
Je me débattis pour le faire tomber, mais il plaça une jambe de chaque côté des
miennes pour m’empêcher de bouger. La panique m’envahit doucement mais sûrement.
Mon cœur se mit à battre la chamade. Je n’aimais pas sentir Blake comme ça au-dessus de
moi. Ça me rappelait qu’il s’était introduit chez moi la nuit et avait dormi à mes côtés. Qu’il
m’avait regardée dormir. J’eus soudain envie de vomir.
— Lâche-moi !
— Je ne crois pas. Tu vas encore me frapper.
— Bien sûr que je vais te frapper !
Je soulevai vivement les hanches, mais il ne bougea pas. Mon cœur battait si vite que
j’étais certaine que j’allais avoir une crise cardiaque.
Blake me secoua doucement.
— Il faut que tu te calmes. Je ne vais pas te faire de mal. D’accord ? Tu peux me faire
confiance.
Les yeux écarquillés, je laissai échapper un rire étranglé.
— Te faire confiance ? Tu es malade ?
— Tu n’as pas le choix.
Ses cheveux couleur bronze tombaient devant son front. D’habitude, ils étaient décoiffés
avec soin mais, apparemment, aujourd’hui, il était à court de gel.
Je mourais d’envie de le tabasser. Je tentai encore une fois de me libérer, en vain.
— Je vais te casser la gueule !
— Je comprends, me dit-il en me serrant un peu plus fort, les yeux plissés. Je sais que
nous n’avons pas la relation la plus équilibrée du monde…
— On n’a aucune relation, Blake. Toi et moi, on n’est rien du tout !
Le souffle lourd, je tentai de calmer mes muscles qui tremblaient. Plusieurs secondes
passèrent durant lesquelles Blake me dévisagea, les narines frémissantes et les lèvres
pincées. J’aurais voulu détourner le regard, mais ça aurait été un signe de faiblesse de ma
part et je ne voulais surtout pas lui donner cette satisfaction.
— Je te déteste.
C’était sans doute inutile de le préciser, mais ça me fit un bien fou.
Il grimaça, avant de reprendre la parole, d’une voix à peine plus forte qu’un murmure.
— Je ne voulais pas te mentir, mais je n’avais pas le choix. Si je t’avais dit la vérité, tu
l’aurais répétée à Daemon et aux autres Luxens. Je ne pouvais pas te laisser faire ça. Le
Dédale non plus. On n’est pas les méchants de l’histoire.
Je secouai la tête, atterrée et folle de rage.
— Vous êtes les méchants ! Vous nous avez tendu un piège ! Depuis le début. Vous
aviez tout prévu. Et toi, tu les as aidés. Comment as-tu pu faire une chose pareille ?
— On était obligés.
— C’est de ma vie qu’on parle !
Des larmes de colère m’emplirent les yeux. À cause de lui, je n’avais plus le moindre
contrôle sur ma vie. Je m’efforçai de ne pas lui crier dessus.
— Tu ne nous as raconté que des mensonges ! Et Chris, alors ? Tu voulais vraiment le
libérer ?
Blake ne répondit pas pendant un long moment.
— Il peut sortir quand il veut. L’histoire comme quoi ils le retenaient contre sa volonté
n’était qu’un bobard pour m’attirer ta sympathie.
— Fils de pute, crachai-je.
— Ma mission était de m’assurer que la mutation avait fonctionné. Au début, ils
n’avaient pas la moindre idée des manigances de mon oncle et du Dr Michaels. Mais après,
ils ont voulu savoir quel Luxen t’avait transformée et s’il était fort ou non. C’est pour ça que
je suis revenu après cette nuit… la nuit où Daemon et toi, vous m’avez laissé partir.
En faisant preuve de compassion, nous avions creusé notre propre tombe. Quelle
ironie… J’avais envie de lui arracher les yeux.
Il laissa échapper un léger soupir.
— Nous devions nous assurer que tu étais suffisamment forte pour tout ça. Ils savaient
que Dawson reviendrait libérer Beth, mais ils voulaient voir jusqu’où vous seriez capables
d’aller.
— « Tout ça » ? murmurai-je. C’est quoi, « tout ça » ?
— La vérité, Katy. La vérité vraie.
— Comme si tu étais capable de dire la vérité !
Je tentai de rouler sur le côté pour me dégager. Il jura, se redressa et, tout en me
tenant les poignets, me souleva du lit. Mes pieds nus glissèrent sur le carrelage tandis qu’il
me tirait en direction de la salle de bains.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je crois que tu as besoin de te rafraîchir les idées, répondit-il, la mâchoire crispée.
En cherchant à le ralentir, je réussis uniquement à me griffer la plante des pieds. Une
fois dans la salle de bains, je me jetai sur le côté de la pièce et il heurta le lavabo. Avant que
j’aie le temps de l’attaquer, il me repoussa en arrière.
Moulinant des bras, je tombai sur les fesses à l’intérieur de la petite cabine de douche.
Une douleur vive remonta le long de ma colonne vertébrale.
Blake réagit très vite : il m’agrippa par l’épaule et chercha quelque chose avec son
autre main. Un instant plus tard, de l’eau glacée s’échappait du pommeau de douche.
Je hurlai et tentai de me relever, mais il s’aida de son autre main pour me maintenir
sous le jet glacial. Je recrachai de l’eau tout en me débattant.
— Laisse-moi sortir !
— Pas tant que tu ne m’auras pas écouté.
— Je me moque de ce que tu as à dire !
Mes vêtements mouillés me collaient à la peau. Mes cheveux étaient plaqués contre
mon visage. Comme j’avais peur que Blake n’essaie de me noyer, je m’attaquai à son visage,
mais il repoussa mes mains.
— Écoute-moi. (Il me saisit par le menton pour me forcer à le regarder dans les yeux.
Ses doigts s’enfonçaient dans mes joues.) Tu peux m’en vouloir autant que tu veux, mais tu
crois vraiment que si on ne s’était jamais rencontrés, tu n’aurais pas subi le même sort ? Tu
te voiles la face. À l’instant où Daemon t’a soignée, ton sort était scellé. Alors, si tu veux t’en
prendre à quelqu’un, prends-t’en à lui. C’est lui et lui seul qui t’a mise dans cette situation.
Les paroles de Blake m’avaient figée sur place.
— Tu es complètement dingue. Tu dis que Daemon est responsable de tout ça ? Il m’a
sauvé la vie ! Sans lui, je…
— Il t’a transformée en sachant pertinemment qu’il était surveillé. Il n’est pas stupide. Il
savait que la Défense s’en rendrait compte.
En vérité, sa famille et lui ignoraient l’existence des hybrides avant que j’en devienne
une.
— C’est toi tout craché, Blake. Tu rejettes toujours la faute sur les autres.
Il plissa les yeux et ses iris s’obscurcirent.
— Tu ne comprends pas.
— Tu as raison. (Je repoussai ses mains de mon visage.) Je ne comprendrai jamais.
Il recula en secouant la tête et je sortis de la douche. Il tendit la main pour couper
l’eau, puis attrapa une serviette qu’il me jeta dessus.
— N’essaie plus de me frapper.
— Ne me dis pas ce que je dois faire.
À l’aide de la serviette, je fis de mon mieux pour me sécher.
Il serrait les poings.
— Écoute, je comprends. Tu m’en veux. Soit. Mais il va falloir passer à autre chose
parce qu’on a des problèmes plus importants que ça.
— Passer à autre chose ?
J’allais l’étouffer avec ma serviette.
— Oui. (Il s’adossa à la porte tout en surveillant mes faits et gestes.) Tu n’as pas la
moindre idée de ce qui se passe réellement, Kat.
— Ne m’appelle pas comme ça.
J’épongeai mes vêtements, sans grand succès.
— Tu t’es calmée ? Il faut que je te parle, et toi, tu dois m’écouter. La situation n’est
pas celle que tu crois. J’aurais aimé pouvoir te dire la vérité plus tôt, mais je n’en avais pas
le droit. Maintenant, on m’a donné le feu vert.
Un rire étranglé m’échappa et je secouai la tête d’un air incrédule.
Il fronça les sourcils avant de faire un pas en avant. Je me crispai. Il ne s’approcha pas
davantage.
— Que les choses soient claires. Si Daemon avait été enfermé quelque part, tu aurais
été capable de trahir tout le monde pour le récupérer. Alors ne fais pas comme si tu étais
meilleure que moi.
En étais-je vraiment capable ? Oui, sans doute, mais la différence entre nous, c’était que
Blake cherchait à être pardonné alors qu’il n’avait pas cessé de nous mentir. À mon sens,
c’était de l’hypocrisie à l’état pur.
— Tu crois que tu peux justifier tes actions ? Tu as tort. Tu ne peux pas. Tu es un
monstre, Blake. Un monstre bien réel et bien vivant. Quelles que soient tes intentions ou la
vérité derrière tout ça, tu ne pourras jamais rien y changer.
Une petite lueur d’agitation se mit à danser dans son regard assuré.
Il me fallut prendre sur moi pour ne pas arracher le porte-serviettes du mur et le lui
enfoncer dans l’œil. Je jetai la serviette par terre, mais c’était davantage la colère qui me
faisait trembler que mes vêtements mouillés et glacés.
Quand il s’écarta de la porte, je fis un pas en arrière et restai sur mes gardes. Il fronça
les sourcils.
— Les gens du Dédale ne sont pas les méchants de l’histoire. (Il ouvrit la porte de la
salle de bains et en sortit.) Ça, c’est la réalité.
Je le suivis.
— Comment est-ce que tu peux me dire ça avec autant de sérieux ?
Il s’assit sur mon lit.
— Je sais très bien ce que tu penses. Tu veux les combattre. Et je te comprends tout à
fait. Je t’assure. J’ai conscience que je t’ai menti sur à peu près toute la ligne, mais tu ne
m’aurais pas cru si je t’avais dit la vérité. Quand tu la verras de tes propres yeux, alors tout
sera différent.
Rien de ce qu’il pourrait me montrer ne me ferait changer d’avis, mais je commençais à
comprendre qu’il était inutile de le contredire.
— Il faut que j’enfile des vêtements secs.
— Je peux attendre.
Je lui adressai un regard mauvais.
— Il est hors de question que tu restes ici pendant que je me change.
Il eut un air agacé.
— Va dans la salle de bains et ferme la porte. Ta vertu ne risque rien avec moi, me dit-
il avant de me faire un clin d’œil. Sauf si, bien sûr, tu préfères le contraire. Je ne demande
que ça, crois-moi. On s’ennuie vite dans les parages.
Mes doigts me démangeaient. Je rêvais d’attraper une certaine partie de son anatomie
et de la tordre. Les mots qui franchirent alors mes lèvres étaient d’une sincérité absolue. Je
le sentais au fond de moi. J’y croyais dur comme fer.
— Un jour, je te tuerai, lui promis-je.
Il esquissa un sourire moqueur et me regarda dans les yeux.
— Tu as déjà tué, Katy, tu sais ce qu’on ressent quand on prend une vie, mais tu n’es
pas une meurtrière. (Quand j’inspirai profondément, il afficha un air condescendant.) Pas
encore, en tout cas.
Les poings serrés, je me détournai.
— Comme je te l’ai déjà dit, nous ne sommes pas les méchants. Ça, ce sont les Luxens.
Je ne te mens pas, tu verras. Notre mission est de les empêcher de prendre le pouvoir.
CHAPITRE 5

Katy

À l’instant où Blake et moi sortîmes de ma cellule, deux militaires nous approchèrent.


L’un d’eux était Archer. Voir un visage familier ne me réchauffa pas le cœur. Son copain et
lui étaient armés jusqu’aux dents.
Pendant qu’ils nous conduisaient en direction de l’ascenseur, j’étirai le cou pour
observer les alentours par-dessus leurs épaules. Il y avait plusieurs portes comme la mienne.
C’était la réplique exacte du couloir du Mont Weather. Tout à coup, une main se posa
lourdement sur mon dos. Je sursautai.
Il s’agissait d’Archer.
Il m’adressa un regard que je fus incapable de déchiffrer, puis je me retrouvai dans
l’ascenseur, prise en sandwich entre Blake et lui. Je n’arrivais même pas à lever la main
pour soulever mes cheveux mouillés qui me collaient à la nuque sans toucher l’un d’entre
eux.
Archer se pencha pour appuyer sur le bouton d’un panneau que je ne voyais pas à
cause de son énorme carrure. Je fronçai les sourcils en songeant que je ne savais même pas
combien d’étages cette base comptait.
Comme s’il avait lu dans mes pensées, Blake baissa les yeux vers moi.
— On est en sous-sol. La plus grande partie du bâtiment se trouve sous terre, à
l’exception de deux niveaux. On est au septième. Les étages six et sept sont réservés aux…
visiteurs.
Je me demandai pourquoi il me racontait tout ça. L’agencement de la base était une
information capitale. On aurait dit qu’il… me faisait confiance, comme si j’étais déjà l’un des
leurs. Je secouai la tête pour écarter cette idée ridicule.
— Les prisonniers, tu veux dire ?
Archer se crispa à côté de moi.
Blake ne releva même pas.
— Au cinquième, on aide les Luxens à s’intégrer.
Étant donné que les derniers Luxens étaient arrivés sur Terre en même temps que
Daemon et sa famille, plus de dix-huit ans plus tôt, je me demandais bien qui il pouvait
encore aider à s’intégrer. À mon avis, il devait s’agir de Luxens qui, selon eux, n’avaient pas
leur place dans le monde des humains pour une raison ou pour une autre. Je frissonnai.
Et en sous-sol ? Je détestais l’idée de me trouver sous terre. Ça me donnait l’impression
d’être morte et enterrée.
En me tortillant, je réussis à me mettre en retrait pour mieux respirer. Blake m’observa
avec curiosité, mais ce fut Archer qui me saisit par l’épaule pour me placer à l’avant. Mieux
valait être prudent : je risquais de les poignarder dans le dos avec mon couteau invisible.
L’ascenseur s’arrêta et les portes s’ouvrirent. Une odeur de nourriture me parvint
aussitôt : du pain frais et de la viande cuisinée. Mon traître d’estomac se réveilla et
gargouilla.
Archer haussa les sourcils.
Blake éclata de rire.
Moi, je me contentai de rougir. C’était bon à savoir : ma fierté était intacte.
— Quand as-tu mangé pour la dernière fois ? demanda Archer.
C’était la première fois qu’il me parlait depuis que je l’avais vu avec le Dr Roth.
J’hésitai.
— Je… Je ne sais pas.
Il fronça les sourcils et je détournai le regard tandis qu’on pénétrait dans un large
couloir lumineux. Je ne connaissais ni la date ni le nombre de jours qui s’étaient écoulés
depuis que je m’étais évanouie. Avant d’avoir senti la nourriture, je n’avais même pas eu
faim.
— Tu as rendez-vous avec le Dr Roth, dit Blake en se dirigeant vers la gauche.
La main sur mon épaule se crispa. J’aurais voulu la repousser, mais je m’efforçai de
demeurer immobile. Archer avait l’air de savoir comment briser la nuque de quelqu’un en
moins de six secondes. Les yeux de Blake se posèrent sur sa main avant de remonter jusqu’à
son visage.
— Elle va d’abord aller manger quelque chose, dit Archer.
Blake protesta.
— Le docteur l’attend. Avec…
— Ils peuvent attendre quelques minutes le temps qu’elle mange quelque chose.
— Si tu le dis. (Blake leva une main en l’air comme pour lui dire « tu te débrouilleras
avec eux ».) Je les tiens au courant.
Archer m’attira vers la droite. Ce n’est qu’à ce moment-là que je me rendis compte que
le second militaire avait suivi Blake. L’espace d’une seconde, le monde sembla tournoyer
autour de moi. Archer marchait comme Daemon, rapidement et à grandes enjambées.
J’avais du mal à le suivre et en même temps, j’essayais d’observer tous les détails possibles. Il
n’y avait pas grand-chose. Tout était blanc et éclairé par des rangées de spots. Des portes
identiques couraient sur chaque côté d’un couloir sans fin. On distinguait à peine les
murmures des conversations derrière les portes closes.
L’odeur de nourriture se fit plus forte et on arriva devant une double porte en verre.
Archer l’ouvrit de sa main libre. J’avais davantage l’impression d’être escortée dans le
bureau du principal qu’à la cantine.
Des tables carrées, très propres, étaient disposées en trois rangées. Les plus proches
étaient occupées. Archer me guida jusqu’à la suivante et me força à m’asseoir. Je n’aimais
pas trop qu’on me malmène ainsi, alors je le fusillai du regard.
— Reste ici, me dit-il en tournant les talons.
Où aurais-je pu aller, de toute façon ? Je le regardai passer devant plusieurs personnes
qui attendaient leur tour.
Je pouvais tenter de m’échapper en prenant le risque de ne pas savoir où j’allais, mais
cette idée me nouait l’estomac. Je connaissais le nombre d’étages qui me séparaient de la
surface. En examinant la pièce, je sentis mon cœur se serrer. Il y avait des points noirs de la
mort partout et les caméras n’étaient pas cachées. On me surveillait sans doute à cet
instant.
Des hommes et des femmes en blouse de laboratoire et en treillis militaire allaient et
venaient. Personne ne m’accordait la moindre attention. Je me raidis sur mon siège. Était-ce
commun pour eux de croiser une adolescente morte de peur parce qu’elle venait d’être
enlevée ?
Je n’avais sans doute pas envie de le savoir.
« Notre mission est de les empêcher de prendre le pouvoir. »
Les paroles de Blake me revinrent en mémoire. Je pris une grande inspiration.
Empêcher qui, au juste ? Comment les Luxens auraient-ils pu être les méchants de
l’histoire ? Mon esprit marchait à cent à l’heure. J’étais tiraillée entre l’envie d’en savoir plus
et le peu de crédit que j’attribuais à ses dires.
Archer revint vers moi avec une assiette remplie d’œufs au bacon dans une main et une
brique de lait dans l’autre. Il les posa devant moi sans dire un mot, puis me tendit une
fourchette en plastique.
J’observai l’assiette qu’il venait de m’apporter. Une boule se forma dans ma gorge. Je
tendis la main vers la fourchette, mais j’hésitai à la prendre. Je repensais à ce que Blake
m’avait raconté à propos de son séjour ici, que tout était recouvert d’onyx. M’avait-il dit la
vérité ? En tout cas, la fourchette était visiblement sans danger. Je ne savais plus ce que je
devais croire.
— Tu peux manger, me dit Archer.
Mes doigts s’enroulèrent autour de la fourchette en plastique. Je ne ressentis aucune
douleur. Un soupir de soulagement m’échappa.
— Merci.
À la façon dont il me regardait, il était clair qu’il ne comprenait pas pourquoi je le
remerciais. En un sens, je me posais également la question. Je crois que j’avais été surprise
par sa gentillesse. Ou du moins ce que je considérais comme de la gentillesse de sa part.
Après tout, il aurait très bien pu agir comme Blake et l’autre militaire et ne pas se soucier de
me voir mourir de faim.
Je mangeai rapidement. La situation était bien trop gênante. Archer ne parlait pas et
ne me quittait pas des yeux, comme s’il se préparait à un coup en douce de ma part. Je ne
savais pas ce que j’aurais pu faire avec une fourchette et une assiette en plastique. À un
moment, son regard s’attarda sur ma joue gauche, mais j’ignorais ce qu’il voyait. Je ne
m’étais pas regardée dans le miroir avant de quitter ma cellule.
La nourriture avait un goût de sciure dans ma bouche et le simple fait de mâcher me
faisait souffrir. Pourtant, je me forçai à terminer mon assiette. J’allais avoir besoin d’énergie.
Lorsque j’eus fini, on laissa le tout sur la table et Archer posa de nouveau la main sur
mon épaule. Le chemin du retour se fit en silence. Il y avait un peu plus de monde dans le
couloir. On s’arrêta devant une porte close. Puis il entra sans frapper.
C’était un autre cabinet.
Murs blancs. Placards. Plateaux remplis d’instruments médicaux. Et une table avec
des… étriers.
Je reculai en secouant la tête. Mon cœur battait la chamade tandis que je regardais
tour à tour le Dr Roth et Blake, qui était assis sur une chaise en plastique. Le militaire qui
était parti avec Blake un peu plus tôt n’était pas présent.
La prise d’Archer se resserra sur mon épaule et il m’arrêta avant que je ne sorte
complètement de la pièce.
— Ne fais pas ça, me murmura-t-il d’une voix tellement faible que je fus la seule à
entendre. On ne va pas recommencer comme hier.
Je relevai vivement la tête et mes yeux croisèrent les siens. Ils étaient bleus.
— Je ne veux pas y aller.
Il ne cilla même pas.
— Tu n’as pas le choix.
En entendant ces mots, je sentis les larmes me monter aux yeux. Je jetai un coup d’œil
au docteur, puis à Blake. Ce dernier détourna la tête, la mâchoire crispée. Un sentiment
d’impuissance me frappa. Jusqu’à présent, j’avais conservé mes illusions. Je m’étais
convaincue que j’avais toujours mon mot à dire par rapport à ce qui se passait autour de
moi et ce que l’on me faisait subir.
Le Dr Roth s’éclaircit la voix.
— Comment te sens-tu, aujourd’hui, Katy ?
J’avais envie de rire, pourtant j’eus du mal à lui répondre.
— D’après vous ? croassai-je.
— Ça va s’arranger, tu verras. (Il fit un pas sur le côté et me désigna la table
d’examen.) Dès qu’on en aura fini ici, tu iras déjà mieux.
Ma poitrine se comprima et je serrai et desserrai les poings contre mes flancs. Je n’avais
jamais fait de crise de panique auparavant, pourtant j’étais certaine d’être à deux doigts
d’en faire une.
— Je ne veux pas qu’ils restent dans la pièce, lâchai-je d’une voix rauque.
Blake jeta un coup d’œil autour de lui, avant de se lever d’un air exaspéré.
— Je vais attendre dehors.
J’aurais voulu le frapper au passage, mais Archer était toujours là. Je me tournai vers
lui. Mes yeux me faisaient tellement mal que j’avais l’impression qu’ils étaient en train de
sortir de leurs orbites.
— Non, me dit-il en se positionnant devant la porte. (Il noua ses mains derrière son
dos.) Il est hors de question que je sorte.
J’avais envie de pleurer. Je ne pouvais pas me battre. Les murs de cette pièce, comme
ceux du couloir et de la cantine, étaient recouverts d’une matière brillante. Sans doute un
mélange d’onyx et de diamant.
Le docteur me tendit l’une de ces horribles blouses d’hôpital et désigna un rideau.
— Tu peux te changer derrière.
En état de choc, j’allai me placer derrière le rideau. Mes doigts maladroits se
débattirent avec mes vêtements, puis avec la blouse. Lorsque je ressortis, j’avais froid et
chaud en même temps, et mes jambes me maintenaient à peine debout. Tout était trop
lumineux. Les bras tremblants, je me hissai sur la table d’examen. Je serrai la blouse contre
moi, incapable de relever la tête.
— Je vais d’abord te faire une prise de sang, dit le docteur.
Je vécus la suite avec un mélange de détachement et de conscience extrême de ce qui
m’entourait. Je sentis la piqûre de l’aiguille qui s’insinuait dans ma veine jusqu’à la pointe de
mes orteils, puis le tremblement induit par le tube qu’il remplaçait à son extrémité. En
revanche, je n’entendis rien de ce que le docteur me disait.
Quand tout fut terminé, une fois rhabillée, je me retrouvai assise de nouveau sur la
table, les yeux rivés sur les baskets blanches qu’il m’avait données. Elles étaient à ma taille.
Elles m’allaient à merveille. Ma poitrine se soulevait en rythme avec ma respiration lente et
régulière.
J’étais dans un état second.
Le Dr Roth m’expliqua qu’on allait procéder à des recherches sur mon sang, en
particulier sur mon niveau de mutation, et en extraire mon ADN pour l’étudier. Il
m’annonça également que je n’étais pas enceinte, mais ça, je le savais déjà. J’aurais voulu en
rire, mais respirer me coûtait déjà assez.
Quand le médecin en eut fini, Archer s’avança vers moi et me guida hors de la pièce. Il
ne prononça pas un mot de tout le trajet. Lorsqu’il posa la main sur mon épaule, je la
repoussai. Je n’avais plus envie d’être touchée par quiconque. Il me laissa tranquille.
Blake était adossé au mur, à l’extérieur. Il ouvrit les yeux en entendant la porte se
refermer derrière nous.
— Enfin ! On est en retard.
Je gardai mes lèvres scellées parce que je savais que si je les ouvrais pour dire quelque
chose, j’allais me mettre à pleurer. Et je ne voulais pas pleurer. Pas devant Blake, Archer, ni
aucun d’entre eux.
— OK… (Blake laissa traîner la dernière voyelle tandis qu’on avançait dans le couloir.)
Je vois qu’on va bien s’amuser.
— Tais-toi, rétorqua Archer.
Blake grimaça, mais ne dit plus un mot jusqu’à ce qu’on s’arrête devant une porte à
double battant, comme celles qu’on voyait dans les hôpitaux. Il pressa un bouton noir sur le
mur et la porte s’ouvrit sur le sergent Dasher.
Il était habillé de la même façon que la dernière fois, en uniforme militaire de la tête
aux pieds.
— Ravi que vous ayez enfin pu nous rejoindre.
Un petit rire nerveux, à la limite de l’hystérie, m’échappa.
— Désolée, dis-je en gloussant.
Les trois hommes me regardèrent de travers, Blake en particulier, mais je me contentai
de secouer la tête et de respirer profondément. Je savais qu’il fallait que je garde mon sang-
froid. Je devais rester alerte et ne pas baisser la garde. Je me trouvais en territoire ennemi.
Paniquer et me faire bombarder d’onyx n’allait pas m’aider. Péter un câble et aller me
rouler en boule dans un coin non plus.
Ce fut difficile, sans doute la chose la plus difficile que j’avais jamais faite, mais je
réussis à me reprendre.
Le sergent Dasher pivota sur ses talons.
— Il y a quelque chose que j’aimerais te montrer, Katy. J’espère que ça rendra les
choses plus faciles pour toi.
J’en doutais, mais je le suivis quand même. Le couloir se divisa en deux. On emprunta
celui de droite. Cette base paraissait gigantesque, un véritable labyrinthe de couloirs et de
salles.
Le sergent s’arrêta devant une porte. Il y avait un panneau de contrôle sur le mur, à
côté, avec une lumière rouge qui clignotait en face de son visage. Il se positionna devant. Le
voyant devint vert et la porte s’ouvrit dans un léger bruit de succion pour révéler une
grande pièce carrée remplie de scientifiques. On aurait dit un mélange de laboratoire et de
salle de traitement. Quand j’entrai à l’intérieur, l’odeur d’antiseptique me fit grimacer. Cette
odeur et ce que je voyais me rappelaient de mauvais souvenirs.
Je connaissais ce genre d’endroits. J’en avais déjà visité.
Avec mon père quand il avait été malade. Il avait passé beaucoup de temps dans une
pièce comme celle-ci pendant son traitement pour le cancer. J’étais paralysée.
Plusieurs tables en U se partageaient l’espace, auxquelles venaient s’ajouter une dizaine
de fauteuils. Je savais d’expérience qu’ils étaient très confortables. Il y avait de nombreuses
personnes présentes, des humains, dont la maladie se trouvait à différents stades
d’évolution. De ceux, récemment diagnostiqués, encore pleins d’espoir, à ceux qui ne
savaient même plus ce qu’ils faisaient ici et qui n’étaient que l’ombre d’eux-mêmes. Tous
étaient reliés à des poches remplies de liquide, mais ça ne ressemblait en rien aux produits
utilisés en chimiothérapie. C’était un liquide clair qui brillait à la lumière. Ça me faisait
penser à Dee quand elle disparaissait, puis réapparaissait.
Les médecins s’affairaient, vérifiaient l’état des poches, discutaient avec leurs patients. À
l’autre bout de la salle, d’autres personnes étaient penchées sur des microscopes ou dosaient
des médicaments. Certains étaient assis devant des ordinateurs, leur blouse de laboratoire
tombant sur leurs chaises.
Le sergent Dasher se posta près de moi.
— Tu es familière avec ce genre d’environnement, pas vrai ?
Je relevai vivement les yeux vers lui. Je m’étais vaguement rendu compte qu’Archer
s’était collé à moi, de l’autre côté, et que Blake se tenait en arrière. Visiblement, il faisait
moins le malin devant le sergent.
— Comment le savez-vous ?
Un léger sourire étira ses lèvres.
— Nous avons fait nos recherches. De quel type de cancer souffrait ton père ?
Je grimaçai. Entendre les mots cancer et père dans la même phrase me faisait toujours
l’effet d’un coup de poing dans le ventre.
— Tumeur au cerveau.
Le regard de Dasher se posa sur les malades les plus proches de nous.
— J’aimerais te présenter quelqu’un.
Sans me laisser le temps de dire quoi que ce soit, il avança et se posta près d’un fauteuil
qui nous tournait le dos. Archer hocha la tête. Je m’approchai à mon tour, à contrecœur,
pour voir à qui le sergent s’adressait.
Il s’agissait d’un enfant. De peut-être neuf ou dix ans, avec un teint à faire peur et la
boule à zéro. J’étais incapable de discerner si c’était un garçon ou une fille, mais ses yeux
étaient d’un bleu très clair.
— Je te présente Lori. C’est l’une de nos patientes. (Il fit un clin d’œil à la petite fille.)
Lori, voici Katy.
Lori posa ses grands yeux chaleureux sur moi, tout en me tendant une main beaucoup
trop pâle et fine.
— Bonjour, Katy.
Je lui serrai la main. Je ne voyais pas quoi faire d’autre.
— Bonjour.
Son sourire s’élargit.
— Tu es malade, toi aussi ?
Je ne sus pas tout de suite comment répondre.
— Non.
— Katy est ici pour nous aider, dit le sergent Dasher tandis que la petite fille glissait de
nouveau sa main sous une couverture gris pâle. Lori souffre d’un lymphome primitif du
système nerveux de stade quatre.
Je mourais d’envie de détourner les yeux, parce que j’étais lâche et parce que j’avais
compris où il voulait en venir. C’était le même cancer que mon père. Sans doute en phase
terminale. Ce n’était pas juste. Lori était bien trop jeune pour subir une chose pareille.
Il sourit à la petite fille.
— C’est une maladie agressive, mais Lori est très forte.
Celle-ci hocha la tête avec conviction.
— Je suis plus forte que la plupart des filles de mon âge.
Je m’efforçai de sourire pendant que Dasher s’écartait pour laisser un médecin vérifier
les poches de liquides. Les grands yeux bleus de la malade nous examinèrent les uns après
les autres.
— Ils me donnent des médicaments pour me soigner, reprit-elle en se mordant la lèvre
inférieure. Je les supporte mieux que les autres.
Je ne savais pas quoi dire. En fait, je fus incapable de parler jusqu’à ce qu’on s’éloigne
d’elle et qu’on se mette dans un coin, pour ne gêner personne.
— Pourquoi est-ce que vous me montrez ça ? demandai-je.
— Tu as conscience de la gravité de ces maladies, dit-il en baissant les yeux par terre.
Tu sais que le cancer, les maladies auto-immunes, les staphylocoques et bien d’autres maux
peuvent prendre la vie de quelqu’un, parfois avant même qu’elle ait réellement commencé.
Les scientifiques ont passé des dizaines d’années à chercher un remède au cancer et à la
maladie d’Alzheimer, sans le moindre résultat. Et chaque année, une nouvelle maladie
apparaît, capable de détruire la vie.
Jusque-là, il ne disait que la vérité.
— Mais ici, expliqua-t-il en écartant les bras, avec votre aide, nous essayons de trouver
des solutions alternatives. Ton ADN est essentiel dans la poursuite de nos recherches, tout
comme les composés chimiques de celui des Luxens. Nous pourrions t’inoculer le virus du
sida sans que tu en ressentes aucun effet. Nous avons déjà essayé. Il y a quelque chose dans
l’ADN des Luxens qui les immunise, eux et les hybrides, contre les maladies humaines. Il en
va de même pour les Arums.
Un frisson descendit le long de mon dos.
— Vous inoculez des maladies aux hybrides et aux Luxens ?
Il hocha la tête.
— Bien sûr. C’est le seul moyen de savoir comment le corps des hybrides et des Luxens
se bat contre ces infections. On espère pouvoir reproduire ce mécanisme. Pour certains cas,
nous avons déjà réussi, en particulier avec le LH-11.
— Le LH-11 ? demandai-je en jetant un œil à Blake.
Celui-ci s’entretenait avec un petit garçon qui recevait également un traitement. Ils
riaient ensemble. Ça paraissait étonnamment… gentil de sa part.
— Réplication de l’ADN, m’expliqua le sergent. Cela permet de ralentir l’évolution des
tumeurs incurables. Lori y réagit bien. Le LH-11 est le fruit de plusieurs années de
recherches. Nous espérons avoir trouvé la solution.
Je ne savais pas quoi dire. Je me contentai d’observer la pièce.
— Le remède contre le cancer ?
— Et bien d’autres maladies, Katy. C’est le but du Dédale. Et toi aussi, tu peux apporter
ta pierre à l’édifice.
Je m’adossai au mur et desserrai les poings. Une partie de moi aurait voulu croire à ce
que je voyais et entendais, que le Dédale cherchait seulement des remèdes contre les
maladies incurables, mais je ne croyais plus au Père Noël depuis un moment.
— C’est tout ? Vous voulez simplement rendre le monde meilleur ?
— Oui. Par différents moyens, dont certains se trouvent en dehors de la sphère
médicale. Et tu vas pouvoir nous y aider.
J’avais l’impression qu’il essayait de me vendre quelque chose mais, malgré la position
dans laquelle je me trouvais, je devais admettre que découvrir une cure pour une maladie
aussi mortelle représentait une énorme avancée qui rendrait, effectivement, le monde
meilleur. Alors, je fermai les yeux et pris une grande inspiration.
— Comment puis-je vous aider ?
— Suis-moi.
Dasher ne me laissa pas le choix. Il m’attrapa par le coude pour m’emmener de l’autre
côté du labo, près d’une section du mur qui ressemblait à des volets fermés. Quand il frappa
contre le mur, les volets roulants se soulevèrent dans un bruit mécanique.
— Que vois-tu ?
L’air déserta mes poumons.
— Des Luxens, murmurai-je.
Il ne faisait aucun doute que les personnes assises sur des fauteuils similaires, de l’autre
côté de la vitre, et qui laissaient les docteurs prendre leur sang, n’étaient pas des humains.
Leur beauté les trahissait. Et puis, certains avaient conservé leur forme originelle. Leur
lumière éclairait la pièce.
— Est-ce que tu as l’impression qu’on les retient contre leur gré ? me demanda-t-il
d’une voix douce.
Après avoir posé les mains sur la vitre, je me penchai en avant. Ceux qui ne
ressemblaient pas à des torches humaines souriaient et riaient. Certains mangeaient,
d’autres discutaient. La plupart d’entre eux étaient plus âgés que moi. Ils avaient sans doute
entre vingt et trente ans.
Aucun n’avait le comportement d’un otage.
— Alors, Katy ? insista-t-il.
Déboussolée, je secouai la tête. Étaient-ils venus ici par choix ? Je ne comprenais pas
comment une telle chose était possible.
— Ils veulent nous aider. Personne ne les y oblige.
— Mais moi, vous m’y obligez, rétorquai-je en sachant pertinemment qu’Archer était
derrière nous. Vous avez également forcé la main à Bethany et à Dawson.
Il pencha la tête sur le côté.
— Ça ne tient qu’à toi.
— Alors, vous ne niez pas ?
— Il y a trois sortes de Luxens, mademoiselle Swartz. Ceux qui, comme les individus
présents derrière cette vitre, ont compris que leur physiologie pouvait améliorer notre
quotidien de façon significative. Ceux qui ont réussi à s’intégrer à la société et qui ne
représentent aucun danger.
— Et ? Qu’en est-il des troisièmes ?
Il resta silencieux un instant.
— Le troisième type est celui que nous avons craint à l’arrivée des Luxens. Ceux qui
aimeraient prendre le contrôle de la Terre et assujettir l’espèce humaine.
Je me tournai vivement vers lui.
— Hein ? Pardon ?
Il me regarda dans les yeux.
— D’après toi, combien y a-t-il de Luxens sur Terre, Katy ?
Je secouai la tête.
— Je n’en sais rien.
Daemon m’avait donné une estimation un jour, mais j’étais incapable de m’en souvenir.
— Des milliers ?
La voix de Dasher se fit tranchante.
— Environ quarante-cinq mille.
Waouh. Ça faisait beaucoup.
— Soixante-dix pour cent d’entre eux se sont intégrés à la population. Nous avons
accordé notre confiance à dix pour cent supplémentaires, comme ceux présents dans cette
pièce. Quant aux autres, ils représentent une armée de dix mille Luxens qui rêvent de
renverser les humains. Dix mille créatures avec un pouvoir de destruction équivalent à celui
d’une bombe atomique. Nous n’exerçons pratiquement aucun contrôle sur eux. Il suffirait
qu’ils rallient suffisamment de Luxens à leur cause pour prendre le dessus. Tu veux que je te
donne un autre chiffre étonnant ?
Je le dévisageai sans rien dire.
— Avant toute chose, Katy, dans quelle catégorie placerais-tu Daemon Black, sa famille
et ses amis ?
— Ils ne feraient pas de mal à une mouche ! m’exclamai-je en riant. C’est ridicule.
— Ah oui ? (Il marqua une pause.) On ne connaît jamais vraiment une personne.
Quand tu as rencontré Daemon et sa famille, tu ne te serais jamais doutée de ce qu’ils
étaient, je me trompe ?
Il m’avait bien eue, sur ce coup-là.
— Tu dois admettre qu’ils étaient très doués pour dissimuler leur nature extraterrestre.
Alors cacher leur véritable allégeance doit être un jeu d’enfant, dit-il. Tu oublies qu’ils ne
sont pas humains et qu’ils ne font pas partie, je peux te l’assurer, des dix pour cent auxquels
nous faisons confiance.
J’ouvris la bouche, mais aucun son n’en sortit. Je ne croyais pas, je ne pouvais pas
croire, ce qu’il disait. Pourtant, il n’avait fait preuve d’aucun mépris. Il s’était contenté
d’exposer des faits, comme un médecin aurait annoncé à un patient qu’il était atteint d’un
cancer en phase terminale.
Il se tourna de nouveau vers la vitre et releva le menton.
— Nous pensons qu’il existe encore des centaines de milliers de Luxens là-dehors, dans
l’espace. Que se passerait-il s’ils décidaient de venir ici en masse ? N’oublie pas qu’il s’agirait
de Luxens n’ayant jamais eu le moindre contact avec des êtres humains.
— Je…
Un frisson remonta le long de ma colonne vertébrale jusqu’à mes épaules. De l’autre
côté de la vitre, un Luxen retrouva sa véritable forme. Lorsque je repris la parole, je ne
reconnus pas ma propre voix.
— Je ne sais pas.
— Ils nous anéantiraient.
Je respirai profondément. Je refusais toujours de le croire.
— Ça me paraît un peu extrême.
— Tu trouves ? (Il semblait sincèrement curieux.) Regarde notre propre histoire. Les
nations les plus fortes l’emportent sur les plus faibles. Les mentalités des Luxens et même
celles des Arums ne sont pas si différentes des nôtres. C’est la théorie de l’évolution.
— La loi du plus fort, murmurai-je.
L’espace d’un instant, j’imaginai sa vision des choses. Une invasion aux proportions
hollywoodiennes. J’en savais assez sur les Luxens pour admettre que s’ils voulaient nous
envahir, ils n’auraient aucun problème à le faire.
Fermant les yeux, je secouai de nouveau la tête. Il jouait avec mon esprit. Il n’y avait
aucune armée Luxen prête à nous attaquer.
— Qu’est-ce que ça a à voir avec moi ?
— À part le fait que tu es forte, tout comme le Luxen qui t’a transformée, et que ton
sang pourrait sans doute nous aider à perfectionner le LH-11, tu veux dire ? Nous aimerions
étudier le lien qui t’unit à celui qui t’a transformée. Il y a très peu de réussite dans ce
domaine et avoir un Luxen capable de créer des hybrides stables représenterait une grande
avancée.
Je pensai à tous les humains que Dawson avait été obligé de soigner et qu’il avait
regardé mourir. Je ne supporterais pas de voir Daemon subir une chose pareille, créer des
hybrides qui ne feraient que…
Je pris une grande inspiration.
— Qu’est-il arrivé à Carissa ?
— Qui ?
— Vous savez très bien de qui je parle, répondis-je d’une voix lasse. Elle a subi une
mutation, mais son état était instable. Elle est venue me trouver chez moi, puis s’est
autodétruite. C’était…
Quelqu’un de bien. Mais je ne terminai pas ma phrase à haute voix. Si le sergent ne me
répondait pas, c’était qu’il ne savait rien sur la question ou qu’il s’en moquait, tout
simplement.
Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’il reprenne la parole.
— Dans tous les cas, ce n’est pas la préoccupation principale du Dédale. Nous
aimerions compter le Luxen qui t’a transformée dans nos rangs, mais il ne s’agit en aucun
cas de notre priorité.
Le cœur battant la chamade, je lui adressai un regard circonspect. Attirer Daemon ici
ne les intéressait donc pas ?
— C’est toi que nous voulions, déclara le sergent.
Le sol sembla se dérober sous mes pieds.
— Quoi ?
Son expression demeura impassible.
— Mademoiselle Swartz… Nous avons besoin d’aide pour contrer les dix mille
dissidents Luxens. Quand les autres Luxens viendront les rejoindre, et ce n’est qu’une
question de temps, nous aurons besoin d’avoir plusieurs cordes à notre arc pour sauver
l’humanité. Autrement dit, des hybrides comme toi et, nous l’espérons, beaucoup d’autres,
capables de se battre.
Mais qu’est-ce qu’il racontait ? J’étais à peu près sûre d’avoir atterri dans un univers
parallèle. Mon cerveau venait d’imploser.
Dasher m’observa de près.
— La vraie question est : te tiendras-tu à nos côtés ou te battras-tu contre les tiens ? Tu
vas devoir choisir, Katy. Choisir entre ton peuple ou ceux qui ont fait de toi une hybride.
CHAPITRE 6

Daemon

Après avoir dit au revoir à Dawson et Bethany, je quittai la maison au lever du jour. Ce
qui s’était passé avec Beth hantait le moindre de mes pas. Elle semblait s’être calmée, mais
je ne savais que penser. Heureusement, Dawson s’occuperait bien d’elle.
Je jetai un coup d’œil en arrière, vers la maison. Tout au fond de moi, j’avais conscience
que c’était peut-être la dernière fois que je voyais cet endroit, que je voyais mon frère et ma
sœur. Pourtant, je ne remettais pas en cause ma décision.
Reprenant ma route, je me dirigeai dans la direction opposée à la colonie et pris de la
vitesse. Même sous ma forme humaine, j’avançais trop vite pour l’œil humain.
Dawson m’avait dit que ma voiture avait été cachée chez Matthew. En faisant cela, ils
avaient voulu lancer sur une fausse piste les forces de l’ordre qui n’avaient aucun lien avec
la Défense et s’inquiétaient réellement de la disparition de tous ces adolescents.
Il me fallut moins de cinq minutes pour rejoindre la cabane de Matthew, au milieu de
nulle part. En arrivant dans l’allée, je ralentis et examinai son 4 × 4.
Une idée me vint soudain et je souris.
Je devais partir d’ici et me rendre au moins jusqu’en Virginie. J’aurais très bien pu
voyager sous ma vraie forme. Ç’aurait même été plus rapide, mais j’en serais ressorti épuisé
et la petite visite de courtoisie que je m’apprêtais à faire au Mont Weather serait déjà bien
assez fatigante.
Étant donné la colère que m’inspirait Matthew à cet instant, j’allais prendre plaisir à lui
« emprunter » sa voiture. La mienne aurait attiré l’attention, ce que je voulais éviter à tout
prix. Je me glissai sur le siège du conducteur, puis arrachai le cache derrière lequel se
trouvaient les fils.
Lorsque Dawson et moi étions petits, nous nous amusions à faire démarrer les voitures
sur le parking du centre commercial de Cumberland. Il nous avait fallu plusieurs tentatives
avant de trouver la charge exacte qui permettait de démarrer le moteur sans cramer toute
l’électronique. Puis on les déplaçait et on regardait les propriétaires sortir et se demander
comment leurs voitures avaient pu bouger toutes seules.
On s’ennuyait facilement.
J’enroulai mes doigts autour des fils et leur envoyai une petite dose d’énergie. Le
moteur gronda et la voiture se réveilla.
La magie opérait toujours.
Sans perdre de temps, je m’éloignai de l’allée de Matthew et roulai en direction de
l’autoroute. Je savais qu’il ne se serait pas montré aussi compréhensif que Dawson, du moins
pas tout de suite.
Mon frère avait accepté de s’occuper de plusieurs choses pour moi. Il était censé
transférer suffisamment d’argent pour que Kat et moi puissions vivre pendant deux ou trois
ans, sur un compte caché que j’avais ouvert pour les cas d’urgence.
Et c’était un cas d’urgence.
Dawson et Dee possédaient également ce genre de comptes. Les Thompson aussi.
Ç’avait été l’idée de Matthew. Je me souvenais d’avoir trouvé cette mesure excessive, mais il
avait eu raison. Je ne pouvais plus rentrer à la maison. Kat non plus. Il allait falloir trouver
un moyen pour qu’elle puisse voir sa mère. Nous ne pouvions plus habiter ici. C’était trop
dangereux.
Avant de me rendre au Mont Weather, je devais rendre une petite visite à quelqu’un.
Blake n’était sans doute pas la seule personne à nous avoir trahis.
Un certain adolescent hybride allait devoir me rendre des comptes.

Un peu après midi, je garai la voiture de Matthew derrière la station essence
abandonnée qui se trouvait sur la même route que le club de Luc. Enfin… si on pouvait
appeler ce chemin de terre-plein de nids-de-poule une route. Dans tous les cas, je ne tenais
pas à l’avertir de ma présence. Quelque chose clochait chez Luc et ce n’était pas peu dire.
C’était déjà assez louche qu’il soit propriétaire d’une boîte de nuit à son âge. Et pourquoi
était-il toujours fourré avec des Luxens, sans aucune défense contre les Arums ?
Il y avait vraiment quelque chose de pas clair, chez ce gamin.
Sans quitter ma forme humaine, je m’élançai à travers les herbes hautes, puis dans la
forêt qui se trouvait derrière la station. La lumière vive du soleil perçait à travers les
branches et l’air chaud du mois de mai me caressait la peau tandis que je prenais de la
vitesse. Quelques secondes plus tard, je quittais les arbres pour me retrouver dans un
champ à l’abandon.
La dernière fois que j’étais venu ici avec Kat, ce n’était qu’une grande étendue d’herbe
gelée. À présent, les roseaux s’accrochaient à mon jean et les pissenlits poussaient un peu
partout. Kat adorait les pissenlits. Lorsqu’on s’était entraînés avec l’onyx, elle n’avait pas pu
s’empêcher de les toucher. Dès que les boutons jaunes étaient apparus, elle les avait cueillis
pour en ôter les pétales un à un.
Un sourire amusé aux lèvres, je m’approchai des portes sans fenêtre du club. Sacrée
Kitten.
Je posai les mains sur les battants en acier, à la recherche d’un loquet ou d’une serrure
à manipuler. Après plusieurs tentatives, je compris qu’elles ne s’ouvriraient pas de sitôt.
Je reculai pour observer l’avant du bâtiment. Carré, sans fenêtre, il ressemblait
davantage à un entrepôt qu’à une boîte de nuit. Je m’aventurai alors sur le côté, en
donnant des coups de pied dans les cartons vides que je rencontrai en chemin. Il y avait un
quai de chargement à l’arrière.
Bingo.
En posant mes mains au-dessus de l’interstice qui séparait les portes, j’entendis le
merveilleux son d’un verrou qui s’ouvrait. Je les poussai rapidement et entrai dans la réserve
plongée dans le noir. Rasant les murs, je me frayai un chemin à l’intérieur tout en gardant
l’œil sur les conteneurs blancs et les piles de papiers. Il y avait une odeur d’alcool bien
distincte dans l’air. J’arrivai devant une autre porte que j’ouvris également. Lorsque je
pénétrai dans un couloir avec des tableaux noirs aux murs sur lesquels étaient dessinés des
bonshommes enfantins, mes cheveux se dressèrent sur ma nuque et un frisson glacial me
parcourut.
Un Arum.
Je me précipitai hors du couloir, à deux doigts de reprendre ma véritable forme. Au lieu
de quoi, je me retrouvai nez à nez avec un fusil à canon scié.
Pas le moment de faire une bêtise.
L’heureux propriétaire de ce jouet mortel n’était autre que mon videur préféré, avec sa
sempiternelle salopette.
— Les mains en l’air, et n’essaie même pas de jouer à la torche humaine avec moi, mon
joli.
Mâchoire serrée, je levai les mains.
— Il y a un Arum dans les parages.
— Pas possible, rétorqua-t-il.
Je haussai un sourcil.
— Alors comme ça, Luc travaille aussi pour les Arums ?
— Luc ne travaille pour personne. (Le videur fit un pas en avant, les yeux plissés.) Où
est la nana qui est toujours avec toi ? Elle est en train de fouiner dans le coin ?
Quand il jeta un coup d’œil derrière moi, je profitai de sa distraction. Je bougeai
tellement vite qu’il n’eut pas le temps de réagir. Je lui arrachai son flingue, puis le retournai
contre lui.
— Alors, qu’est-ce que ça fait d’avoir ce truc pointé sur soi ? demandai-je.
De la fumée semblait lui sortir des narines.
— C’est pas génial.
— C’est ce que je pensais. (Mon doigt me démangeait contre la détente.) J’aimerais
garder mon joli visage intact, si tu veux bien.
Le videur ricana.
— C’est vrai que t’as une gueule d’ange.
— Oh, regardez ça ! s’exclama une nouvelle voix. Un amour naissant.
— Ou pas, rétorquai-je en enroulant ma main libre autour du canon.
— Tu croyais réellement que je ne m’apercevrais pas de ta présence ?
Je souris d’un air condescendant sans quitter le videur des yeux.
— Comme si j’en avais quelque chose à faire.
— Si tu essayais de me prendre par surprise, c’est raté en tout cas.
Luc sortit de l’ombre. Il portait un bas de survêtement noir et un tee-shirt qui disait
« Les zombies aussi ont besoin d’amour. » Sympa.
— Tu peux baisser cette arme, Daemon.
Avec un sourire froid, je concentrai mon énergie au niveau de ma main. Une forte
chaleur s’en échappa, et bientôt, une odeur de métal fondu se répandit dans l’air. Lorsque
le canon fut complètement inutilisable, je rendis le tout au videur.
Celui-ci examina l’arme en soupirant.
— Je déteste quand ils font ça.
Je regardai Luc se hisser sur le bar pour s’asseoir, puis battre des jambes comme un
enfant capricieux. Dans la lumière tamisée de la salle, le cercle d’une couleur étrange qui
entourait ses iris paraissait flou.
— Toi et moi, il faut qu’on…
Tout à coup, je me retournai et me débarrassai de ma forme humaine dans un
rugissement. Je traversai la piste de danse déserte et me dirigeai tout droit vers les ombres
qui s’accumulaient sous les cages.
L’Arum se tourna vers moi et, juste avant qu’on se heurte de plein fouet, comme deux
rochers dévalant une montagne, je le vis sous sa véritable apparence : noir comme la nuit,
étincelant comme du verre. L’impact fit trembler les murs et s’entrechoquer les cages qui
pendaient du plafond.
— Oh, bon sang, s’exclama Luc. On ne pourrait pas tous s’entendre, pour une fois ?
L’Arum passa ses bras autour de ma taille pendant que je le plaquais contre le mur. Le
plâtre se craquela dans un nuage de poussière. Il tint bon. Ce salaud était puissant.
En se retournant, il réussit à me faire lâcher prise et son bras vaporeux manqua me
frapper en pleine poitrine. Je m’écartai vivement et levai le poing pour flanquer une raclée à
ce connard.
— Les garçons ! Les garçons ! Il est interdit de se battre dans mon club ! nous cria Luc
d’un air agacé.
On ne lui prêta pas la moindre attention.
L’énergie crépitait dans mes paumes, crachait du feu blanchâtre dans l’air.
Tu ne sais pas à qui tu as affaire, siffla l’Arum en me parlant directement dans mon
esprit, ce qui m’énerva encore plus. Je libérai la boule d’énergie.
Elle le frappa au niveau de l’épaule.
Il recula de plusieurs pas avant de se tourner de nouveau vers moi, la tête penchée sur
le côté. Alors, sa forme devint plus solide.
De l’électricité statique courait le long de mes bras. Ma lumière éclairait la pièce. Ce
mec commençait franchement à me taper sur les nerfs.
— Si j’étais toi, je ne ferais pas ça, dit Luc. Hunter a très, très faim.
J’étais sur le point de montrer à Luc où il pouvait mettre ses conseils, lorsque quelqu’un
apparut dans le couloir qui menait à son bureau. C’était une femme : jolie, blonde, et
surtout, complètement humaine. Elle avait les yeux écarquillés.
— Hunter ?
Allons bon.
Distrait, l’Arum se tourna vers la femme. Moi-même, je laissai la Source me quitter. Il
avait sûrement communiqué avec elle par télépathie car elle fronça les sourcils et dit :
— Mais c’est l’un d’entre eux !
Hunter tourna la tête vers moi et prit une grande inspiration en reculant. Un instant
plus tard, un homme se tenait devant moi. Il faisait environ ma taille, avait les cheveux
bruns et les mêmes yeux pâles que tous ces foutus Arums.
— Serena, dit-il. Retourne dans le bureau de Luc.
L’expression étonnée de la jeune femme se transforma en agacement. Elle me rappelait
tellement Kat que mon cœur se serra.
— Pardon ?
Il la regarda de nouveau en fronçant les sourcils. Puis le videur traversa la piste de
danse et passa un bras autour des épaules de la femme.
— Tu ne devrais pas rester ici.
— Mais…
— Allez, viens, j’ai un truc à te montrer, dit-il.
Hunter lui adressa un regard noir.
— Quel genre de truc ?
Le videur se retourna vers lui pour lui faire un clin d’œil.
— Un truc.
Tandis qu’ils disparaissaient ensemble dans le couloir, je vis les lèvres de l’Arum se
retrousser.
— Je n’aime pas ça.
Luc ricana.
— Elle n’est pas son type.
Qu’est-ce que c’était que ce bordel ? Un Arum et une humaine ensemble ?
— Tu veux bien baisser la lumière ? me demanda ce connard. Tu m’aveugles.
Une vague de pouvoir m’envahit. Je mourais d’envie de lui mettre mon poing dans la
figure, mais il ne m’attaquait pas. C’était bizarre. Sans compter qu’il semblait être avec une
humaine. Et ça, c’était encore plus étrange.
Je repris ma forme humaine.
— Je n’aime pas le ton que tu prends avec moi.
Il m’adressa un sourire moqueur.
Je plissai les yeux.
— Vous devriez essayer d’être aimables l’un envers l’autre, dit Luc. On ne sait jamais.
Le moindre allié peut s’avérer utile.
Hunter et moi, on se jaugea l’un l’autre, avant de ricaner. C’était peu probable.
Le garçon haussa les épaules.
— Eh bien, c’est une journée mouvementée. D’un côté, j’ai Hunter qui n’a pas besoin de
nom de famille et qui vient seulement me voir quand il a quelque chose à me demander ou
qu’il veut se nourrir. Et de l’autre, Daemon Black qui a l’air de vouloir me casser la figure.
— Tu as tout compris, rétorquai-je.
— Tu veux bien m’expliquer pourquoi ? me demanda-t-il.
Je serrai les poings.
— Comme si tu ne le savais pas déjà.
Il secoua la tête.
— Je n’en sais rien, mais je vais quand même essayer de deviner : je ne vois pas Katy et
je ne sens pas non plus sa présence. J’en déduis que votre petite visite au Mont Weather ne
s’est pas bien terminée.
Fou de rage, je fis un pas vers lui.
— Vous vous êtes introduits au Mont Weather ? s’exclama Hunter avec un rire
incrédule. Vous êtes dingues ?
— La ferme, rétorquai-je sans quitter Luc des yeux.
Hunter gronda.
— Si tu me dis encore une fois de la fermer, notre cessez-le-feu va être de courte durée.
Je lui adressai un bref coup d’œil.
— La. Ferme.
Des ombres dansèrent aussitôt sur les épaules de l’Arum. Je me tournai complètement
vers lui.
— Quoi ? lui dis-je en levant les mains pour lui faire signe que j’étais prêt à me battre.
Je suis remonté à bloc et je meurs d’envie de me défouler sur quelqu’un.
— Les garçons… (Luc soupira et descendit du bar.) Un peu de sérieux. Serrez-vous
dans les bras l’un de l’autre, qu’on en finisse !
Hunter ne releva pas et s’avança vers moi.
— Tu crois vraiment pouvoir me battre ?
— Si je le crois ? m’offusquai-je en me postant pile devant lui. J’en suis persuadé.
L’Arum s’esclaffa, avant d’enfoncer l’un de ses longs doigts dans mon torse. Il m’avait
touché le torse !
— C’est ce qu’on va voir.
Je saisis son poignet. Sa peau était froide sous mes doigts.
— Putain, tu es vraiment…
— Ça suffit ! hurla Luc.
Tout à coup, je me retrouvai plaqué contre un mur du club. Hunter avait subi le même
sort, de l’autre côté de la piste de danse, à plusieurs mètres au-dessus du sol. Je devais
afficher la même expression incrédule que l’Arum. On se débattit tous les deux contre nos
liens invisibles, en vain.
Luc se plaça entre nous.
— Je n’ai pas toute la journée, les garçons. J’ai d’autres choses à faire. Une sieste cet
après-midi. Un nouveau film sur Netflix que j’aimerais voir. Et un coupon pour un
hamburger gratuit avec mon nom dessus.
— Euh…, fis-je.
— Écoute, reprit Luc en se tournant vers moi d’un air sévère. (À cet instant, il me parut
beaucoup plus vieux qu’il ne l’était réellement.) Je suppose que tu m’estimes en partie
responsable de la capture de Katy. Tu as tort.
Je ricanai.
— Pourquoi devrais-je te croire ?
— J’en ai rien à foutre que tu me croies ou non. Vous vous êtes introduits au Mont
Weather, une base secrète du gouvernement. Il ne faut pas être devin pour comprendre que
ça s’est mal passé. Moi, j’ai tenu ma part du marché.
— Blake nous a trahis. Le Dédale a capturé Kat.
— Je vous avais dit de ne pas faire confiance à quelqu’un qui avait autant à gagner ou
à perdre. (Luc soupira bruyamment.) Blake est… Enfin, c’est Blake. Avant d’émettre le
moindre jugement à son égard, demande-toi combien de personnes tu serais capable de
sacrifier pour récupérer Katy.
La force invisible qui me retenait se désintégra et je retombai par terre, sur mes pieds.
Je le croyais.
— Je dois aller la chercher.
— Si le Dédale a ta copine, tu peux lui dire adieu, lança Hunter, de l’autre côté de la
pièce. Ce sont des…
— Et toi ? l’interrompit Luc. Je t’ai demandé de rester dans mon bureau. Ce n’est pas
en me désobéissant que tu obtiendras ce que tu veux.
Hunter haussa les épaules d’un air mal assuré. Un instant plus tard, il était également
sur ses pieds, aussi docile qu’un pitbull.
Luc nous adressa un regard noir à tous les deux.
— Je comprends que vous ayez des problèmes, de très gros problèmes même. Mais vous
savez quoi ? Vous n’êtes pas les seuls extraterrestres, là-dehors, à vous être fait baiser.
Certains sont encore plus dans la merde que vous. Oui, je sais, c’est difficile à avaler.
Je jetai un coup d’œil à Hunter qui haussa les épaules avant de prendre la parole :
— Quelqu’un n’a pas bu son biberon, ce matin.
Je ricanai.
Luc se tourna vivement vers lui. J’avais du mal à croire que je me tenais dans la même
pièce qu’un Arum sans essayer de le tuer. Et vice versa.
— Heureusement pour toi que je t’aime bien, dit Luc d’une voix grave. Écoute, il faut
que je parle à Daemon. Tu veux bien t’occuper ailleurs ? Et si tu n’as rien à faire, essaie de
te montrer un peu utile, OK ?
L’Arum leva les yeux au ciel.
— Compris. J’ai mes propres problèmes. (Il commença à s’éloigner en direction du
couloir, puis s’arrêta et me regarda.) À jamais.
Je lui répondis avec un doigt d’honneur.
Lorsqu’il disparut enfin, Luc se tourna vers moi et croisa les bras.
— Que s’est-il passé ?
Puisque je n’avais plus rien à perdre, je lui racontai le déroulement des événements de
A à Z. À la fin de mon histoire, Luc secoua la tête en sifflant.
— Je suis désolé, mon pote. Sincèrement. Mais si le Dédale l’a capturée, je ne vois pas
comment…
— Ne dis rien, grommelai-je. Je n’ai pas encore perdu espoir. On a réussi à libérer
Bethany. Et toi aussi, tu t’en es sorti.
Luc cligna les yeux.
— Vous avez libéré Bethany, c’est vrai, mais vous avez perdu Katy dans l’opération. Et
je… je ne suis pas comme Katy.
Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il voulait dire par là. Me détournant, je me
passai les doigts dans les cheveux.
— Tu savais que Blake allait se retourner contre nous ?
Il marqua une pause.
— Qu’est-ce que tu ferais si c’était le cas ?
Un rire amer m’échappa.
— Je te tuerais.
— C’est compréhensible, répondit-il d’une voix posée. Laisse-moi d’abord te poser une
question. Aurais-tu aidé ton frère à secourir Bethany si tu avais su que Blake vous trahirait ?
Je lui fis de nouveau face et secouai la tête, tandis que la vérité me frappait en plein
visage. Si j’avais su que Kat ne rentrerait pas à la maison avec nous, je n’aurais sans doute
jamais accepté d’aller là-bas… Pourtant, j’étais incapable d’avouer à voix haute que je
l’aurais choisie elle, et pas mon frère.
Il pencha la tête sur le côté.
— Je n’étais pas au courant. Ça ne veut pas dire que je faisais confiance à Blake pour
autant. Je ne fais confiance à personne.
— Personne ?
Il ne répondit pas à ma question.
— Qu’attends-tu de moi, puisque, visiblement, tu ne comptes pas me tuer ? Tu veux
que j’éteigne encore une fois leur système de sécurité ? Je peux le faire. Cadeau de la
maison. Mais ce serait du suicide. Ils t’attendent de pied ferme.
— Je ne veux pas que tu éteignes quoi que ce soit.
Il parut étonné.
— Mais tu vas quand même aller la chercher ?
— Oui.
— Tu seras capturé, toi aussi.
— Je sais.
Luc me dévisagea pendant si longtemps que je crus qu’il avait pété une durite.
— Si je comprends bien, tu étais vraiment venu me mettre la raclée.
Je réprimai un sourire.
— Oui, j’avoue.
Le gamin secoua la tête.
— As-tu la moindre idée de ce dans quoi tu t’embarques ?
— Oui. (Je croisai les bras.) Je sais qu’ils vont me demander de produire des hybrides.
— Tu as déjà vu des gens mourir l’un après l’autre devant toi ? Non ? Demande à ton
frère ce que ça fait.
Je n’hésitai pas un seul instant.
— Pour elle, je subirais n’importe quelle épreuve.
— Ce n’est pas le pire, me dit-il calmement. Si Hunter et toi pouviez mettre vos
différends de côté pendant plus de deux secondes, il t’en parlerait lui-même. Ils font des
choses là-bas que tu ne peux même pas imaginer.
— Raison de plus pour libérer Kat.
— Et quel est ton plan ? Comment comptes-tu la libérer ? me demanda-t-il avec
curiosité.
Bonne question.
— Je n’en suis pas encore arrivé là.
Luc me dévisagea un instant avant d’éclater de rire.
— Très bon plan. J’adore. Qu’est-ce qui pourrait bien aller de travers ?
— Comment t’es-tu enfui, Luc ?
— Tu ne veux pas savoir. Tu n’iras pas aussi loin.
Un frisson glacé me parcourut. Je voulais bien le croire.
Luc fit un pas en arrière.
— Je dois aller m’occuper de l’autre problème, donc…
Mon regard se posa sur le couloir.
— Alors comme ça, tu travailles avec les Arums ?
Ses lèvres se retroussèrent.
— Les Arums ne sont pas si différents des Luxens, tu sais ? Ils sont autant dans la
merde que vous.
C’est drôle. Je ne le voyais pas de cette façon.
Soudain, Luc baissa la tête et jura. Quand il se redressa, il me dit :
— La plus grande faiblesse du Dédale, c’est leur arrogance. Leur besoin de créer ce qui
ne devrait jamais l’être. Leur besoin de contrôler ce qui ne pourra jamais l’être. Ils jouent
avec l’évolution, mon pote. Et dans les films, ça ne se termine jamais bien, pas vrai ?
— Non, en effet.
Je me retournai.
— Attends ! s’exclama-t-il pour m’arrêter. Je peux t’aider.
Je pivotai sur mes talons pour lui faire face, la tête penchée sur le côté.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Ses yeux couleur améthyste ressemblaient tellement à ceux d’Ethan que c’en était
dérangeant. Les siens avaient quelque chose de bizarre cependant, surtout avec ce cercle
autour des iris.
— Leur principal atout, c’est que les gens ne connaissent pas leur existence, qu’ils ne
connaissent pas notre existence.
J’étais incapable de détourner le regard. Décidément, ce gamin pouvait se montrer
flippant.
Il sourit.
— Ils ont quelque chose que je veux. Et je te parie qu’ils retiennent Katy au même
endroit.
Je plissai les yeux. Ce genre de marché ne m’inspirait pas confiance.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Ils ont un truc qui s’appelle le LH-11. Je veux mettre la main dessus.
— Le LH-11 ? (Je fronçai les sourcils.) Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Le commencement et la fin, répondit-il d’un air mystérieux avec un éclat étrange
dans ses yeux violets. Tu comprendras quand tu le verras. Vole-le pour moi et je ferai en
sorte de vous faire sortir, peu importe où vous vous trouverez.
Je le dévisageai.
— Pas que je doute de ton génie, mais comment pourrais-tu nous faire sortir, Kat et
moi, si tu ne sais pas où on est ?
Il haussa un sourcil.
— Si tu me poses la question, c’est que tu en doutes. Tu ne devrais pas. Je connais des
gens un peu partout, Daemon. Ils me le diront. Comme ils me diront que tu t’es rendu.
Je ris doucement et secouai la tête.
— Pourquoi devrais-je te faire confiance ?
— Je ne t’ai jamais demandé une telle chose. Mais tu n’as pas le choix. (Il s’interrompit.
Putain, il n’avait pas tort.) Trouve le LH-11 pour moi et je ferai en sorte de vous tirer, ta
Kitten et toi, du trou dans lequel on vous aura enfermés. Je te le promets.
CHAPITRE 7

Katy

J’avais l’impression qu’il s’était écoulé une éternité depuis qu’on m’avait servi de la
purée de pommes de terre et un steak pour le déjeuner. Et j’étais trop agitée pour regarder
la télé. À force d’attendre dans le silence le plus total, je me mis à faire les cent pas dans ma
cellule. Mes nerfs étaient tellement à vif que, chaque fois que j’entendais des bruits de pas
dans le couloir, mon cœur remontait dans ma gorge et je m’éloignais de la porte.
Nerveuse, je réagissais au moindre son. Comme je n’avais aucun moyen de savoir quelle
heure il était, j’avais l’impression d’être coincée dans une bulle figée, dépourvue d’oxygène.
En passant pour la centième fois devant le lit, je réfléchis à ce que je savais déjà.
Certaines personnes étaient ici par choix : des humains, des Luxens, et sans doute même
quelques hybrides. La substance LH-11 était testée sur des malades du cancer. Dieu seul
savait de quoi il s’agissait. Une partie de moi pouvait comprendre une telle démarche, à
supposer que les Luxens les aident réellement de leur plein gré. Trouver un traitement pour
des maladies mortelles était important. Si le Dédale s’était contenté de me demander mon
accord, au lieu de m’enfermer dans une cellule, je leur aurais sans doute donné mon sang.
Je n’arrivais pas à oublier les paroles du sergent Dasher. Y avait-il réellement dix mille
Luxens, là-dehors, qui cherchaient à renverser les humains ? Et des centaines de milliers
d’entre eux pouvant débarquer sur Terre à tout moment ? Daemon avait déjà mentionné les
diverses colonies devant moi, mais il ne m’avait jamais dit que certains, même une minorité,
cherchaient à prendre le pouvoir.
Et si c’était vrai ?
Non, c’était impossible.
Les Luxens n’étaient pas mauvais. Les Arums et le Dédale, si. Cette organisation savait
peut-être se présenter sous un jour favorable, mais elle était pourrie jusqu’à la moelle.
Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir. Quand la porte s’ouvrit, je sursautai de
plusieurs centimètres. C’était Archer.
— Que se passe-t-il ? demandai-je d’une voix lasse.
Le béret qui paraissait vissé à son crâne dissimulait ses yeux, mais je voyais bien qu’il
avait la mâchoire crispée.
— J’ai ordre de t’emmener en salle d’entraînement.
Il posa de nouveau la main sur mon épaule et je me demandai s’il me croyait
réellement capable de m’enfuir. J’en mourais d’envie, bien sûr, mais je n’étais pas assez
stupide pour ça. Du moins, je ne le pensais pas.
— Qu’est-ce qu’on fait en salle d’entraînement ? demandai-je quand on entra dans
l’ascenseur.
Il ne répondit pas, ce qui ne fit rien pour me rassurer et m’énerva légèrement. La
moindre des choses aurait été de m’expliquer le processus. Je tentai de repousser sa main,
mais il me tenait fermement.
Archer était un homme de peu de mots. Son manque de conversation me rendait
nerveuse et méfiante, mais il n’y avait pas que ça. Il semblait avoir quelque chose de
différent. Je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus, mais c’était bien là.
Lorsqu’on arriva à l’étage dédié à l’entraînement, mon estomac se noua. Le couloir
était le même que celui des soins médicaux, avec des doubles portes beaucoup plus
nombreuses. On s’arrêta devant deux d’entre elles et Archer entra un mot de passe. Les
portes s’ouvrirent.
Blake et le sergent Dasher se trouvaient dans la salle. Dasher se tourna vers nous avec
un sourire forcé. Son expression n’était pas la même que d’habitude. Ses yeux avaient un
éclat un peu fou qui ne me disait rien de bon. Je ne pus m’empêcher de repenser aux tests
sanguins que l’on m’avait fait subir.
— Bonjour, mademoiselle Swartz, me dit-il. J’espère que tu as profité de ton temps libre
pour te reposer.
Bon. Voilà qui était rassurant…
Deux hommes en blouse de laboratoire étaient assis devant des écrans de contrôle. Sur
les écrans, on pouvait voir des pièces aux sols et aux murs capitonnés. Je serrais les poings si
forts que mes doigts me faisaient souffrir.
— Nous sommes prêts, indiqua l’un d’eux.
— Que se passe-t-il ? demandai-je.
Ma voix se brisa sur la fin de la question. Je m’en voulus aussitôt.
L’expression de Blake ne trahissait rien. Archer, lui, se posta près de la porte.
— Nous avons besoin de tester les limites de tes pouvoirs, m’expliqua le sergent Dasher
en avançant pour se placer entre les deux hommes. À l’intérieur de cette salle, tu pourras
utiliser la Source. Grâce à nos recherches préalables, nous savons que tu es capable de te
contrôler. En revanche, nous ne connaissons pas l’étendue de tes capacités. Les hybrides
dont la mutation est complète se révèlent aussi rapides que les Luxens. Et ils peuvent
contrôler la Source aussi bien qu’eux.
Mon cœur se mit à battre un peu plus fort.
— Quel est le but de ce test ? Pourquoi avez-vous besoin de le savoir ? Il est évident
que la mutation a réussi.
— Ce n’est pas si évident que ça, Katy.
Je fronçai les sourcils.
— Je ne comprends pas. La dernière fois, vous avez dit que j’étais forte…
— Tu es forte, mais tu ne t’es jamais servie de tes pouvoirs en dehors de la présence du
Luxen qui t’a transformée. Il est possible que tu te sois seulement nourrie de ses propres
pouvoirs. Parfois, un hybride semble stable alors qu’en réalité, plus il se sert de la Source,
plus sa mutation devient instable. Nous avons besoin de rechercher la moindre trace de ce
genre de phénomène en toi.
Même si je ne voulais pas l’avouer, son explication tenait la route. Je mourais d’envie de
m’enfuir loin d’ici, mais j’étais figée sur place.
— En gros, vous voulez savoir si je vais finir par m’autodétruire comme…
Comme Carissa. J’étais incapable de prononcer son prénom à voix haute. Il ne fit rien
pour nier ni confirmer. Je reculai d’un pas. Un tout nouveau sentiment d’horreur s’était
emparé de moi.
— Et qu’est-ce qui se passera si c’est le cas ? Enfin, je sais ce qui m’arrivera à moi, mais
qu’en est-il de… ?
— De celui qui t’a transformée ? demanda-t-il. (Je hochai la tête.) Tu peux dire son
nom, Katy. Nous savons qu’il s’agit de Daemon Black. Pas la peine d’essayer de le protéger.
Il était hors de question que je le leur confirme.
— Qu’est-ce qui se passera ?
— Nous savons que les Luxens et les humains qui ont subi une mutation sont liés sur le
plan biologique, mais ce n’est pas un phénomène que nous comprenons complètement. (Il
s’interrompit pour s’éclaircir la voix.) En tout cas, en ce qui concerne les hybrides instables,
la connexion s’annule.
— S’annule ?
Il hocha la tête.
— Le lien biologique entre les deux personnes se brise. Sans doute parce que la
mutation n’était pas aussi forte que nous le pensions. En vérité, nous ne savons pas grand-
chose à ce sujet.
Un frisson de soulagement me parcourut. Je n’avais aucune intention de mourir mais,
au moins, si j’explosais en mille morceaux, Daemon resterait en vie. En attendant, je tentai
de gagner du temps. Je n’avais pas la moindre envie de me retrouver dans cette pièce.
— Est-ce la seule chose qui peut briser ce lien ?
Le sergent ne répondit pas.
Je plissai les yeux.
— Vous ne pensez pas que j’ai le droit de savoir ?
— Chaque chose en son temps, rétorqua-t-il. L’heure n’est pas encore venue pour ça.
— Je trouve au contraire que le moment est très bien choisi, crachai-je.
Son air surpris m’énerva davantage.
— Quoi ? m’exclamai-je en levant les mains au ciel. (Archer se rapprocha de moi, mais
je ne lui prêtai pas la moindre attention.) Il me semble que j’ai le droit de savoir.
Son étonnement se dissipa, remplacé par une expression sévère.
— L’heure n’est pas encore venue.
Les poings serrés, je refusai de capituler.
— Je ne vois pas pourquoi il faudrait attendre.
— Katy…
Comme je n’avais pas réagi à son avertissement amical, Archer s’approcha encore. À
présent, son torse touchait presque mon dos.
— Non. Je veux savoir comment ce lien peut être brisé. Il est clair qu’il y a un autre
moyen. Et vous allez aussi me dire combien de temps vous croyez pouvoir me retenir ici.
(Maintenant que j’avais ouvert les vannes, je n’arrivais plus à les refermer.) Et l’école, dans
tout ça ? Vous tenez vraiment à ce qu’une hybride sans éducation se promène dans la
nature ? Et ma mère ? Mes amis ? Ma vie ? Mon blog ? (Bon, d’accord, mon blog était le
cadet de mes soucis, mais merde, à la fin, c’était important à mes yeux.) Vous m’avez volé
ma vie et vous croyez que je vais me laisser faire gentiment ? Que je ne vais pas poser la
moindre question ? Vous savez quoi ? Allez-vous faire foutre.
Toute chaleur quitta l’expression du sergent Dasher. À la façon dont il me toisait, je
compris qu’il aurait mieux valu que je garde les lèvres scellées. J’avais eu besoin de
m’exprimer, certes, mais son regard me terrifiait.
— Je ne tolère pas les insanités ni les petites pleurnichardes qui ne connaissent rien de
rien à la situation. Nous avons essayé de rendre ton séjour ici aussi confortable que possible,
mais nous avons nos limites, nous aussi, Katy. Tu ne poseras plus la moindre question, ni à
moi ni aux membres de mon équipe. Nous te ferons part de ce que nous savons en temps et
en heure. Est-ce que c’est compris ?
Jusqu’à présent, j’avais senti le souffle d’Archer derrière moi mais, à cet instant, il
semblait retenir sa respiration, comme si ma réponse lui importait.
— Oui, crachai-je. C’est compris.
Archer inspira profondément.
— Très bien, dit le sergent. Maintenant que c’est réglé, nous pouvons passer aux choses
sérieuses.
L’un des hommes devant les écrans appuya sur un bouton et une porte s’ouvrit sur la
salle d’entraînement. Archer ne me lâcha pas jusqu’à ce que je rentre à l’intérieur.
Quand il recula vers la porte, je me retournai, les yeux écarquillés. J’étais sur le point
de le supplier de ne pas me laisser ici, quand il détourna rapidement la tête. Il s’éloigna et
referma la porte derrière lui.
Le cœur battant la chamade, j’observai la pièce. Elle mesurait environ six mètres sur
six, avec un sol en ciment et une deuxième porte, de l’autre côté. Les murs blancs n’étaient
pas capitonnés. Non. Apparemment, moi, je n’avais pas cette chance. Il y avait des traces
rouges sur les murs. Était-ce… du sang séché ?
Oh, mon Dieu.
Toutefois, ma peur se dissipa à mesure qu’une nouvelle sensation grandissait en moi. Je
sentis d’abord une faible augmentation de mon pouvoir, comme si quelqu’un faisait courir
ses doigts le long de mes bras, puis il se répandit rapidement dans mon corps tout entier.
C’était comme respirer de l’air frais pour la première fois. Ma torpeur et ma fatigue
disparurent aussitôt, remplacées par un vrombrissement d’énergie dont le centre semblait se
trouver à l’arrière de mon crâne, et qui se déversait dans mes veines pour réchauffer mon
âme glacée.
Je fermai les yeux. Derrière mes paupières closes, je vis Daemon. Il n’était pas vraiment
là, bien sûr, mais la sensation me faisait penser à lui. Tandis que la Source m’enveloppait, je
m’imaginais lovée dans les bras de Daemon.
Un interphone se mit en marche et, soudain, la voix du sergent Dasher résonna dans la
pièce. Je relevai la tête.
— Nous devons tester tes pouvoirs, Katy.
Je n’avais pas la moindre envie de parler à cet abruti, mais je voulais qu’on en finisse au
plus vite.
— D’accord. Vous voulez que je me serve de la Source, c’est ça ?
— Tout à fait, mais nous allons d’abord te soumettre à un certain stress.
— Un certain stress ? murmurai-je en observant la pièce autour de moi. (Un malaise me
prit au ventre, puis se répandit dans mon corps comme de la mauvaise herbe.) Si vous
voulez tout savoir, je suis déjà bien assez stressée comme ça.
L’interphone cliqua de nouveau.
— Ce n’est pas le genre de stress dont je parle.
Avant que j’aie eu le temps de réfléchir à ce qu’il voulait dire, un grand bruit résonna
dans la petite salle. Je me retournai vivement.
En face de moi, la seconde porte s’ouvrait en glissant sur le côté, centimètre par
centimètre. La première chose que je remarquai fut un pantalon de survêtement semblable
au mien, puis un tee-shirt blanc qui couvrait des hanches étroites. Lorsque je relevai les
yeux, j’eus un hoquet de surprise.
La fille qui se tenait devant moi n’était pas une inconnue. Il me semblait qu’une éternité
s’était écoulée depuis notre rencontre, mais je l’aurais reconnue entre mille. Ses cheveux
blonds étaient attachés en queue-de-cheval, dégageant son joli visage couvert d’hématomes
et de cicatrices.
— Mo, soufflai-je en faisant un pas en avant.
La fille qui occupait la cage voisine de la mienne lorsque Will m’avait retenue
prisonnière me rendit mon regard. Je m’étais demandé de nombreuses fois ce qu’elle était
devenue. Maintenant, je le savais. Une seconde passa. Je répétai son nom. C’est alors que je
compris. Son expression était aussi vide et inerte que celle de Carissa lorsqu’elle s’était
retrouvée dans ma chambre.
Mon cœur se serra. Je doutais qu’elle fût seulement capable de me reconnaître.
Elle entra dans la pièce et attendit. Un instant plus tard, le sergent Dasher reprit la
parole.
— Mo va t’assister pour la première partie du test.
La première partie ? Il y en avait plusieurs ?
— Qu’est-ce qu’elle… ?
Tout à coup, Mo brandit une main dans ma direction. La Source crépitait au bout de
ses doigts. Sous le choc, je ne réagis pas tout de suite. Ce n’est qu’à la dernière seconde que
je plongeai sur le côté. Malheureusement, un éclair de lumière blanche teintée de bleu
parvint à me frapper à l’épaule. La douleur se répandit le long de mon bras et la violence
de l’impact me fit tourner sur moi-même. Je faillis tomber à la renverse.
Estomaquée, je pressai ma main contre mon épaule. Le tissu de mon tee-shirt était
carbonisé, mais ça, ça ne m’étonnait pas.
— C’est quoi ton problème ? m’écriai-je. Pourquoi… ?
Une nouvelle attaque me fit tomber à genoux. L’éclair me dépassa et alla frapper le
mur derrière moi avant de se dissiper. En un clin d’œil, Mo se retrouva devant moi. Je
voulus me lever, mais son genou rencontra mon menton et fit basculer ma tête en arrière. Je
tombai sur les fesses. Des étoiles dansaient derrière mes paupières.
Mo se pencha alors pour m’attraper par la queue-de-cheval et me souleva avec une
facilité déconcertante. De son autre main, elle me frappa encore, juste en dessous de mon
œil droit. La douleur soudaine fit siffler mes oreilles, mais pas seulement…
Elle me permit de sortir de ma torpeur.
Je venais de comprendre le but de ce test. L’idée me rendait malade. Elle me terrifiait.
Si le Dédale connaissait tout ce qu’il y avait à savoir à mon sujet, ils savaient forcément que
j’avais déjà rencontré Mo, que la voir ici, en meilleure santé qu’elle ne l’avait été dans cette
cage, me ferait baisser ma garde. Ils voulaient me démontrer que toute résistance était
inutile.
Pour ce faire, ils m’obligeaient à me battre contre Mo en utilisant la Source. Après tout,
qu’y avait-il de plus stressant que de se faire botter les fesses par un autre hybride ?
Son poing s’abattit sous mon œil. Elle n’y était pas allée de main morte. Un goût
métallique explosa dans ma bouche. Alors, comme le sergent le désirait, je fis appel à la
Source.
Malheureusement, Mo était bien plus rapide que moi. Et plus efficace, aussi.
Tandis que je me prenais la raclée de ma vie, je me raccrochai au seul bon côté de la
chose : Daemon n’aurait jamais à subir ce genre d’épreuves.

*
* *

Daemon

Je garai le 4 × 4 de Matthew à plusieurs kilomètres de la route d’accès qui menait au


Mont Weather en espérant que la personne qui le trouverait le lui ramènerait en un seul
morceau. C’était une voiture assez agréable à conduire. Pas autant que Dolly, mais ça,
c’était normal.
Je terminai le reste du parcours sous ma véritable forme, en me frayant un chemin à
travers les larges buissons. J’atteignis la route d’accès en quelques minutes, puis me
retrouvai, plusieurs secondes plus tard, à l’orée de la forêt, devant une clôture que je ne
connaissais que trop bien.
Le nombre de gardes avait été augmenté : il y en avait au moins trois devant la porte et
sûrement davantage à l’intérieur. Et cette fois, les caméras et le système de sécurité ne
s’éteindraient pas comme par magie. De toute façon, ce n’était pas ce que je voulais.
Je voulais être capturé.
Dawson pensait sans doute que je fonçais tête baissée vers le danger sans réfléchir, mais
j’avais bien conscience que mon avenir était en jeu, ainsi que celui de Kat et de ma famille.
Dès que la Défense se rendrait compte de ma présence, les choses se gâteraient, mais entrer
n’était pas la partie la plus difficile. Pour ressortir, j’allais devoir obtenir ce que Luc désirait.
S’il ne m’avait pas menti, bien sûr. Dans ce cas-là, il faudrait que je trouve un autre moyen.
Une partie de moi espérait que Kat était encore ici, que le Dédale ne l’avait pas
transférée dans une autre base. C’était sans doute naïf de ma part. Je savais que j’allais être
déçu.
Et puis, même si je voulais me faire capturer, je ne comptais pas leur faciliter le travail.
Après être sorti du couvert des arbres, je repris ma forme humaine et m’arrêtai en plein
soleil. Les gardes ne remarquèrent pas tout de suite ma présence. Je fis un autre pas en
avant. La conversation que j’avais eue avec Kat le soir où elle avait enfin admis qu’elle avait
des sentiments pour moi me revint alors en mémoire.
Je lui avais dit qu’on était faits l’un pour l’autre parce qu’on était fous tous les deux.
Jusqu’à cet instant, je n’avais pas mesuré à quel point c’était vrai. Ce que je m’apprêtais à
faire relevait de la folie à l’état pur.
Le premier garde était en train de sortir quelque chose de la poche de son treillis noir
(un téléphone ?) lorsque son regard se tourna en direction des arbres. En me voyant, il eut
un mouvement de recul. Le téléphone lui échappa et il cria en appuyant sur le bouton de sa
radio. De son autre main, il attrapa son arme accrochée à sa taille. Ces deux camarades
firent volte-face en brandissant leurs fusils.
Le spectacle était prêt à commencer.
Sans quitter ma forme humaine, je fis appel à la Source. Il était clair qu’ils avaient
compris ce que j’étais. Mes yeux m’avaient sans doute trahi car le monde m’apparaissait
derrière un filtre lumineux.
Une série de coups de feu retentit. Apparemment, ils ne plaisantaient pas.
Quand je levai la main, les balles semblèrent se heurter à un mur invisible. En réalité,
c’était l’énergie qui les avait stoppées. J’aurais pu les renvoyer à l’expéditeur, mais je me
contentai de les laisser tomber par terre.
— Je vous déconseille de recommencer, leur dis-je en baissant la main.
Bien sûr, ils refusèrent de m’écouter. Ç’aurait été trop facile.
Le garde le plus proche vida son chargeur sur moi. Je contrai chacune des balles. Au
bout de quelques secondes, ma patience atteignit ses limites. Je me retournai et tendis le
bras en direction des arbres qui se mirent à trembler. Sous les secousses que je provoquais,
les aiguilles vertes des pins se détachèrent des branches et tourbillonnèrent dans les airs
comme une tornade. Je les fis avancer, puis reportai mon attention à l’avant.
Des milliers d’aiguilles foncèrent droit sur nous. La masse se scinda pour m’éviter, mais
elle ne ferait pas de même pour les gardes qui regardaient le spectacle, médusés.
Les aiguilles s’enfoncèrent dans leur chair, les transformant en coussin de couturière
vivant. Ce n’était pas suffisant pour les tuer mais, à en croire leurs grognements de douleur
et de surprise, ça devait faire un mal de chien. À genoux, les gardes avaient laissé tomber
leurs armes à côté d’eux et semblaient les avoir complètement oubliées. D’un geste de la
main, j’envoyai les fusils voler dans la forêt.
Avec un sourire satisfait, je les dépassai, puis fis de nouveau appel à la Source.
L’énergie crépita le long de mon bras et, soudain, un rayon de lumière frappa la clôture
électrique. Le choc produisit des étincelles blanches qui se répandirent le long de la barrière
jusqu’à faire disjoncter le générateur. Je me glissai facilement par la brèche ouverte par
l’éclair.
Traversant lentement l’espace dénudé que nous avions par deux fois parcouru au pas
de course, je pris une grande inspiration et regardai les portes du Mont Weather s’ouvrir.
Une véritable armée en sortit. Les soldats semblaient équipés pour faire face à
l’apocalypse ou pour une collaboration spéciale avec le SWAT. Ils portaient même un
casque, comme si ça aurait pu faire la moindre différence. Après s’être mis à genoux, ils
pointèrent vers moi une dizaine de fusils semi-automatiques. Arrêter autant de balles à la
fois n’allait pas être de la tarte.
Des gens allaient mourir.
Tant pis pour eux. Je ne comptais pas m’arrêter en si bon chemin.
Tout à coup, une femme à la silhouette élancée, vêtue de manière élégante, sortit du
tunnel faiblement éclairé. Les hommes en uniforme noir s’écartèrent pour la laisser passer
sans jamais cesser de me viser.
— Nancy Husher, crachai-je en serrant les poings.
Je connaissais cette femme depuis des années et je ne l’avais jamais aimée. Apprendre
qu’elle travaillait pour le Dédale et avait toujours su ce qui était arrivé à Dawson n’avait rien
arrangé à l’affaire.
Le sourire pincé dont elle avait le secret étira ses lèvres. C’était celui qui signifiait qu’elle
allait vous poignarder dans le dos en vous embrassant sur la joue. Sa présence tombait à
pic. J’avais espéré la trouver ici.
— Daemon Black, dit-elle en tapant dans ses mains. Nous t’attendions !
CHAPITRE 8

Katy

Après une première session d’entraînement désastreuse, chaque fois que quelqu’un
s’approchait de ma porte, une peur panique m’envahissait. Mon cœur me martelait
douloureusement la poitrine jusqu’à ce que les bruits de pas s’estompent. Quand la porte
s’ouvrit finalement pour révéler Archer qui m’apportait mon repas du soir, je faillis vomir.
Je n’avais pas d’appétit.
Et cette nuit-là, je fus incapable de dormir.
Lorsque je fermais les yeux, je voyais Mo, devant moi, prête à me réduire en bouillie.
Son regard absent avait rapidement fait place à de la détermination. Elle ne m’aurait sans
doute pas autant frappée si je m’étais défendue, mais j’en avais été incapable. Me battre
contre elle, c’était mal, tout simplement.
Le lendemain matin, quand ma porte s’ouvrit, j’avais à peine réussi à dormir quelques
heures. Archer, avec son flegme habituel, me fit signe de le suivre.
Même si j’avais mal au ventre, je n’avais guère le choix. Ma nausée empira dans
l’ascenseur qui nous emmenait à l’étage des salles d’entraînement. Il me fallut prendre sur
moi pour ne pas tenter de m’enfuir.
Toutefois, contre toute attente, on dépassa la salle dans laquelle je m’étais battue la
veille pour franchir des portes battantes qui donnaient sur un autre couloir, puis d’autres
portes.
— Où va-t-on ?
Il demeura silencieux jusqu’à ce qu’on atteigne une porte en métal étincelante,
recouverte d’onyx et de diamants.
— Le sergent Dasher veut te montrer quelque chose.
Je n’osais même pas imaginer de quoi il pouvait s’agir.
Archer actionna un bouton sur le panneau de contrôle, et le voyant passa du rouge au
vert. Des claquements métalliques s’ensuivirent. Je retins ma respiration pendant qu’il
ouvrait la porte.
De l’autre côté se trouvait une pièce seulement éclairée par une ampoule de faible
intensité qui pendait du plafond. Il n’y avait ni table ni chaises. Sur la droite, un miroir
recouvrait une grande partie du mur.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— Quelque chose que tu dois voir, répondit le sergent Dasher, en arrivant derrière
nous. (Je sursautai et me retournai vers lui. D’où sortait-il ?) Avec un peu de chance, grâce
à ça, le fiasco d’hier ne se reproduira plus.
Je croisai les bras et relevai le menton.
— Rien de ce que vous pourrez me montrer n’y changera quoi que ce soit. Je refuse de
me battre contre des hybrides.
L’expression de Dasher demeura impassible.
— Comme je te l’ai déjà expliqué, nous devons nous assurer que tu n’es pas instable.
C’était le but de ces sessions d’entraînement. Et la raison pour laquelle tu es aussi puissante
et capable d’utiliser la Source se trouve derrière ce miroir.
Prise au dépourvu, je jetai un coup d’œil à Archer. Il se tenait près de la porte, le visage
dissimulé par l’ombre de son béret.
— Qu’y a-t-il de l’autre côté ?
— La vérité, répondit Dasher.
Un éclat de rire m’échappa et les blessures au niveau de mon visage se réveillèrent.
— Une salle remplie de militaires complètement déconnectés de la réalité ?
Il m’adressa un regard d’un froid polaire, avant d’activer un interrupteur, sur le mur.
Une lumière vive inonda soudain la pièce. Elle venait de derrière le miroir. C’était un
miroir sans tain, comme dans les commissariats de police. Et on pouvait voir quelqu’un de
l’autre côté.
Mon cœur s’emballa et je fis un pas en avant.
Il s’agissait d’un homme, assis sur une chaise, retenu contre son gré. Des bracelets
d’onyx entravaient ses poignets et ses chevilles. Des cheveux blond platine tombaient sur
son front, dissimulant son visage jusqu’à ce qu’il relève lentement la tête.
C’était un Luxen.
Sa beauté parfaite le trahissait, ainsi que ses yeux d’un vert saisissant qui me
rappelèrent tellement ceux de Daemon que mon cœur se brisa. Une boule se forma dans ma
gorge.
— Est-ce… qu’il peut nous voir ? demandai-je.
On aurait dit que c’était le cas. Il avait les yeux rivés sur moi.
— Non.
Dasher avança et s’appuya contre le miroir. Le boîtier d’un interphone était placé juste
devant lui.
Le beau visage de l’inconnu était déformé par la douleur. Des veines saillaient au
niveau de son cou et son torse se gonflait en rythme avec sa respiration saccadée.
— Je sais que vous êtes ici, souffla le prisonnier.
Je me tournai aussitôt vers Dasher.
— Vous êtes sûr qu’il ne peut pas nous voir ?
Il hocha la tête.
Peu convaincue, je reportai mon attention sur l’autre pièce. Le Luxen tremblait et
transpirait.
— Il… Il souffre. Vous êtes malade. C’est…
— Tu n’as pas la moindre idée de qui il s’agit, Katy. (Il appuya sur le bouton de
l’interphone.) Bonjour, Shawn.
Le Luxen grimaça.
— Je ne m’appelle pas comme ça.
— Tu as pourtant porté ce prénom pendant des années, dit Dasher en secouant la tête.
Il préfère son véritable nom. Le problème, comme tu le sais, c’est que nous sommes
incapables de maîtriser leur langue.
— À qui parlez-vous ? s’enquit Shawn en posant de nouveau les yeux sur moi. (C’était
déstabilisant.) Un autre humain ? Ou encore mieux : une de ces abominations ? Une de ces
saletés d’hybrides ?
Je fus incapable de retenir mon hoquet de surprise. Les insultes importaient peu, c’était
surtout le dégoût et la haine dont il faisait preuve qui étaient choquants.
— Shawn est ce qu’on peut appeler un terroriste, m’expliqua le sergent. (De l’autre côté
de la vitre, le Luxen eut un sourire suffisant.) Il fait partie d’un groupuscule que nous
surveillons depuis des années. Ils avaient prévu de faire sauter le Golden Gate Bridge à
l’heure de pointe. Des centaines de vies humaines auraient été…
— Des milliers ! l’interrompit Shawn. (Ses yeux verts s’étaient illuminés.) Nous aurions
pu tuer des milliers d’humains. Et après, nous aurions…
— Mais vous ne l’avez pas fait. (Dasher sourit et je sentis mon estomac tomber dans
mes talons. C’était la première fois que je le voyais sourire sincèrement.) Nous vous avons
arrêtés. (Il tourna la tête vers moi.) C’est le seul que nous avons réussi à capturer vivant.
Shawn eut un rire moqueur.
— Vous m’avez peut-être capturé, mais vous êtes loin d’avoir gagné la guerre, espèces
de singes dégénérés. Nous sommes supérieurs. L’humanité n’est rien comparée à nous. Vous
verrez. Vous avez creusé votre propre tombe. Vous ne pourrez jamais arrêter le train qui est
en marche. Vous pér…
Dash éteignit l’interphone pour couper son monologue.
— J’ai entendu ça des dizaines de fois, me dit-il en se tournant vers moi. Voilà contre
quoi nous nous battons. Ce Luxen aimerait éradiquer l’espèce humaine. Il n’est pas un cas
isolé. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour les en empêcher.
Sans un mot, je dévisageai le Luxen. J’avais encore du mal à croire ce que je voyais.
L’interphone était éteint, mais ses lèvres continuaient de bouger, de répandre leur haine.
C’était le genre d’animosité aveugle commune à tous les terroristes, peu importait d’où ils
venaient.
— Tu comprends, maintenant ? me demanda le sergent, en regagnant mon attention.
Les bras croisés contre ma taille, je secouai lentement la tête.
— On ne peut pas juger un peuple en fonction de quelques individus.
En disant ces mots, je me rendis compte à quel point ils étaient vides de sens.
— C’est vrai, admit Dasher d’une voix posée. Mais c’est une règle qui ne s’applique
qu’aux humains. Nous ne pouvons pas traiter ces créatures selon le même code moral. Et
crois-moi quand je te dis qu’ils agissent de la même façon avec nous.

Les heures devinrent bientôt des jours. Puis les jours se transformèrent sans doute en
semaines. Je n’en étais pas certaine. À présent, je comprenais pourquoi Dawson avait perdu
la notion du temps. Tout se mélangeait ici. Je ne me souvenais même pas de la dernière fois
que j’avais vu le soleil ou un ciel étoilé. Après cette première journée, on ne m’avait plus
jamais servi mon petit déjeuner à la même heure. La seule constante, c’était mon rendez-
vous avec le Dr Roth pour ma prise de sang, toutes les quarante-huit heures. Jusqu’à
maintenant, je l’avais vu cinq fois. Peut-être plus.
J’avais perdu le compte.
J’avais perdu beaucoup de choses. Du moins, j’en avais l’impression. Du poids. La
capacité à sourire ou à rire. Des larmes. La seule chose que j’avais conservée, c’était ma
colère. Chaque fois qu’on m’opposait à Mo ou à un hybride que je ne connaissais pas (et que
je ne voulais pas connaître, vu ce qu’on nous demandait de faire) ma colère et ma
frustration augmentaient. J’étais surprise de pouvoir encore ressentir la moindre émotion.
Pourtant, je n’avais pas encore baissé les bras. Durant les tests, je ne me défendais
jamais. C’était la seule chose que je contrôlais encore.
Je refusais de me battre contre eux car si les choses s’envenimaient, je risquais de les
tuer. J’avais l’impression de me trouver dans une version encore plus tordue de Hunger
Games.
Les Hunger Games des hybrides.
Je me mis à sourire, mais le geste tira sur mes lèvres fendues par les coups. Si je ne
voulais pas jouer à Terminator avec eux, les autres hybrides, par contre, n’avaient aucun
scrupule. À tel point que certains me tapaient même la discute pendant qu’ils me
tabassaient. Ils me disaient que je devais me battre, que je devais me tenir prête pour
l’arrivée des autres Luxens et pour me mesurer à ceux qui étaient déjà sur Terre. Il était
évident qu’ils croyaient que les Luxens étaient les vilains. Ils avaient peut-être avalé la petite
histoire du Dédale, mais pas moi. Je me demandais comment ils avaient pu convaincre
autant de personnes s’il n’y avait pas une part de vérité dans leurs propos.
Et puis, il y avait Shawn, le Luxen qui rêvait de tuer des milliers d’humains. À en croire
Dasher, il y en avait d’autres comme lui, là-dehors, qui n’attendaient qu’une chose : envahir
la planète. Mais je ne pouvais pas croire cinq minutes que Daemon, Dee ou Ash faisaient
partie d’un tel complot.
Lorsque je me résolus à enfin ouvrir les yeux, je vis la même chose que je voyais chaque
fois qu’on me traînait hors de la salle d’entraînement et qu’on me déposait, souvent
inconsciente, dans ma chambre : le plafond blanc sur lequel étaient disséminés des petits
points noirs, un mélange d’onyx et de diamant.
Putain. Je détestais ces points.
Je pris une grande inspiration et le regrettai aussitôt. Je criai de douleur. Mo n’y était
pas allée de main morte en me frappant dans les côtes. J’avais mal partout. Pas une seule
parcelle de mon anatomie n’avait été épargnée.
Un mouvement à l’autre bout de ma cellule, près de la porte, attira mon attention. Je
tournai lentement la tête.
Archer se tenait là, avec une serviette à la main.
— Je commençais à m’inquiéter.
Je m’éclaircis la gorge, incapable de réprimer un frisson de douleur.
— Pourquoi ?
Il avança. Son béret me cachait ses yeux.
— Tu es resté inconsciente très longtemps. Plus longtemps que d’habitude.
Je reportai mon attention sur le plafond. J’ignorais qu’il faisait attention à ce genre de
choses. D’habitude, il n’était jamais là quand je me réveillais. Blake non plus. Je n’avais plus
vu sa sale tronche depuis un certain temps. Je n’étais même pas certaine qu’il se trouve
encore ici.
Je respirai plus lentement, profondément. C’était une pensée désolante, mais quand
j’étais réveillée, j’en venais à regretter les moments d’inconscience. Car il ne s’agissait pas
toujours d’un trou noir sans fin. Parfois, je rêvais même de Daemon… mais à l’instant où
mes paupières se soulevaient, son souvenir semblait s’étioler avant de disparaître.
Archer s’assit au bord du lit. J’ouvris vivement les yeux. Mes muscles endoloris se
crispèrent. Même si, en comparaison avec les autres, il était gentil avec moi, je ne faisais
confiance à personne.
Il souleva la serviette enroulée qu’il tenait.
— C’est de la glace. Tu avais l’air d’en avoir besoin.
Je l’observai avec méfiance.
— Je… Je ne sais pas de quoi j’ai l’air.
— Ton visage, tu veux dire ? me demanda-t-il en touchant la glace. Ce n’est pas très
joli.
Je n’en avais pas l’impression, en effet. Malgré l’élancement que je ressentais à l’épaule,
je tentai de sortir mon bras de sous les couvertures.
— Je peux le faire toute seule.
— Tu n’as pas l’air d’être capable de lever le petit doigt. Ne bouge pas. Et ne parle pas.
Je ne savais pas si je devais m’offusquer de ses propos ou non. Lorsqu’il déposa la
serviette glacée contre ma joue, je pris une grande inspiration.
— Ils auraient pu demander à un Luxen de te soigner, mais ton entêtement à refuser
de te battre ne joue pas en ta faveur. (Il pressa davantage la glace contre mon visage. Je
m’écartai.) Essaie d’y penser, la prochaine fois que tu te retrouveras dans cette salle
d’entraînement.
Je voulus grimacer, mais même ça, ça me faisait trop mal.
— Comme si c’était ma faute !
Il secoua la tête.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— Me battre contre eux, c’est mal, lui dis-je après plusieurs secondes de silence. Et de
toute façon, je ne vais pas m’autodétruire. (Du moins, je l’espérais.) Les obliger à se
comporter comme ça, c’est… inhumain. Et je ne…
— Tu finiras par céder, me dit-il sans jugement. Tu n’es pas différente d’eux.
— Pas différente ? (Je fis mine de me relever, mais un seul regard de sa part m’en
dissuada.) Mo n’a même plus l’air humain ! Les autres non plus. On dirait des robots.
— Ils sont entraînés.
— Entraînés ? bafouillai-je tandis qu’il faisait glisser la glace jusqu’à mon menton. Ils ne
réfléchissent même p…
— Ça n’a pas d’importance. En revanche, si tu continues comme ça, si tu refuses de te
battre et de donner au sergent Dasher ce qu’il désire, tu continueras de servir de punching-
ball humain. Et qu’est-ce que ça t’apportera ? Un de ces jours, l’un de ces hybrides finira par
te tuer. (Il baissa la voix, à tel point que je me demandai si les micros pouvaient encore
distinguer ses paroles.) Et dans ce cas-là, qu’arrivera-t-il à celui qui t’a transformée ? Il
mourra, Katy.
Ma poitrine se comprima et, tout à coup, une souffrance bien différente s’empara de
moi. Le visage de Daemon (avec son sourire qui me rendait dingue) apparut aussitôt dans
mon esprit. Il me manquait tellement que je sentis des larmes me brûler les yeux. Les poings
serrés sous les couvertures, je sentis un trou béant se former à la place de mon cœur.
Plusieurs minutes s’écoulèrent en silence. Les yeux rivés sur l’épaule d’Archer, couverte
d’une veste de treillis marron et blanche, je cherchais quelque chose à dire pour chasser le
vide qui m’envahissait peu à peu. Une idée me vint alors à l’esprit.
— Je peux te poser une question ?
— Tu devrais sans doute éviter de me parler davantage.
Il prit la glace dans son autre main.
Je choisis de ne pas appliquer son conseil. Si je ne disais rien, je risquais de devenir
folle.
— Y a-t-il vraiment des Luxens qui veulent prendre le pouvoir, là-dehors ? Comme
Shawn ?
Il ne répondit pas.
Je fermai les yeux et soupirai de lassitude.
— Ça te tuerait de répondre à la question ?
Un autre moment passa.
— Si tu me le demandes, c’est que tu connais déjà la réponse.
Ah bon ?
— Y a-t-il de bons et de mauvais humains, Katy ?
Il avait prononcé le mot « humains » d’une façon étrange.
— Oui, mais c’est différent.
— En quoi ?
Lorsque la glace se posa de nouveau contre ma joue, la douleur était déjà moins vive.
— Je ne sais pas.
— Parce que les hommes sont plus faibles ? N’oublie pas que les humains possèdent des
armes de destruction massive, comme les Luxens. Tu crois vraiment que les Luxens ne
savent pas ce qui se passe ici ? me demanda-t-il posément. (Je me figeai.) Certains
soutiennent le Dédale pour des raisons qui leur sont propres, d’autres vivent dans la peur
de perdre la vie qu’ils se sont construite ici. Alors as-tu vraiment besoin que je réponde à ta
question ?
— Oui, murmurai-je.
Mais je mentais. Une partie de moi ne voulait pas savoir.
Archer déplaça de nouveau le sachet de glace.
— Certains Luxens veulent s’emparer du pouvoir, Katy. La menace est réelle. Un jour,
les Luxens devront choisir leur camp et, à ce moment-là, où se tiendront-ils ? Où te
tiendras-tu ?

*
* *

Daemon
J’étais à deux doigts de briser la nuque de quelqu’un.
J’ignorais combien de jours s’étaient écoulés depuis que Nancy et ses hommes m’avaient
fait prisonnier au Mont Weather. Deux ? Sept ? Plus ? Je n’en avais pas la moindre idée.
Lorsqu’on m’avait escorté à l’intérieur, Nancy avait disparu et on m’avait fait subir tout un
tas de conneries : un examen médical, une prise de sang et l’interrogatoire le plus bidon de
ce côté des Blue Ridges. J’avais coopéré pour m’en débarrasser au plus vite mais, depuis, il
ne s’était absolument rien passé.
J’étais enfermé dans une pièce, comme Dawson l’avait sans doute été avant moi, et je
n’en pouvais plus. J’étais incapable de me servir de la Source. Je pouvais toujours prendre
ma vraie forme, mais le seul avantage que j’en tirais, c’était d’éclairer la chambre quand il
faisait sombre. Pas super utile.
Alors que je faisais les cent pas pour la millième fois, je ne pus m’empêcher de me
demander si Kat faisait la même chose, ailleurs. Je ne sentais pas sa présence, mais ce lien
étrange qui nous unissait semblait uniquement fonctionner quand on était proches l’un de
l’autre. Du coup, il y avait encore une chance, un minuscule espoir, pour qu’elle se trouve
au Mont Weather avec moi.
Au bout d’un moment, la porte de ma cellule s’ouvrit et trois G.I. Joe me firent signe de
sortir. Ils n’eurent pas à me le dire deux fois. En sortant, je heurtai l’un d’eux et souris en
l’entendant jurer.
— Quoi ? rétorquai-je en me plaçant en face de lui, prêt à en découdre. Tu as un
problème ?
Le mec m’adressa un regard mauvais.
— Avance.
L’un d’eux, plus courageux que les autres, me poussa au niveau de l’épaule. Quand je
me tournai vers lui, par contre, il recula.
— C’est bien ce que je pensais.
Après ce charmant échange, les trois militaires me guidèrent dans un couloir quasiment
identique à celui qui avait mené à la chambre de Beth. Une fois dans l’ascenseur, on
descendit plusieurs étages pour rejoindre un autre couloir rempli de personnels militaires en
tout genre. Certains portaient des uniformes, d’autres des costumes. Tous s’écartèrent
immédiatement du chemin pour nous laisser passer.
Ma patience, qui n’avait jamais été mon fort, était réduite à peau de chagrin lorsque
l’on s’arrêta enfin devant des doubles portes noires et étincelantes. Mon petit doigt me disait
qu’il s’agissait sans doute d’onyx.
Les gros bras tapèrent un truc sur le panneau de contrôle et les portes s’ouvrirent,
révélant une longue table rectangulaire. La pièce n’était pas vide. Au contraire. La femme
que j’aimais le plus au monde se trouvait à l’intérieur.
Nancy Husher était assise en tête de table, les mains croisées devant elle, et les cheveux
relevés en une queue-de-cheval serrée.
— Bonjour, Daemon.
Je n’étais pas d’humeur pour ces conneries.
— Oh. Alors comme ça, vous êtes toujours là ? J’ai cru que vous m’aviez laissé tomber !
— Je ne te laisserais jamais tomber, Daemon. Tu as bien trop de valeur.
— Ça, j’en ai conscience.
Sans attendre son autorisation, je m’assis et croisai les bras. Les soldats refermèrent la
porte et montèrent la garde devant. Je leur adressai un dernier regard avant de me tourner
complètement vers Nancy.
— Quoi ? Pas de prise de sang ni d’examen aujourd’hui ? Pas de questions plus bêtes
les unes que les autres ?
Nancy se faisait visiblement violence pour rester calme. Je priai tous les dieux de la
Création de me donner le pouvoir de la pousser à bout.
— Non. Ce n’est plus la peine. Nous avons tout ce dont nous avions besoin.
— Et de quoi aviez-vous besoin ?
Elle leva un doigt, mais se ravisa à la dernière minute.
— Tu crois savoir ce que le Dédale essaie de faire. Du moins, tu t’en es fait une vague
idée.
— Franchement ? Je n’en ai rien à foutre.
— Ah bon ?
Elle haussa un sourcil fin.
— Mais alors vraiment rien, rétorquai-je.
Son sourire s’élargit.
— Tu veux savoir ce que je pense, Daemon ? Tu n’es qu’une grande gueule. Avec les
muscles qu’il faut pour te défendre. Mais en réalité, tu n’as aucun contrôle sur la situation
et, au fond de toi, tu le sais parfaitement. Alors, continue de te la jouer. Je trouve ça très
drôle.
Je serrai les dents.
— Je vis pour vous divertir.
— Eh bien, c’est bon à savoir, et maintenant que c’est réglé, est-ce qu’on peut parler
sérieusement ? (Je hochai la tête. Son regard se fit plus acéré.) Tout d’abord, j’aimerais que
les choses soient claires. Si à un moment donné, tu représentes une menace pour moi ou
mon équipe, ça m’embêterait, mais nous n’hésiterons pas à nous servir de nos armes.
— Oh oui, je suis sûr que ça vous embêterait beaucoup.
— Beaucoup, oui. Ce sont des PEP, Daemon. Est-ce que tu sais ce que ça veut dire ?
Projectiles à Énergie Pulsée. Ils brouillent les ondes électriques et lumineuses de façon
radicale. Pour ton espèce, le moindre coup se révèle fatal. Et je détesterais te perdre. Ou
Katy. Tu comprends ce que je veux dire ?
Je serrai les poings.
— Oui.
— Je sais que tu as ta propre idée sur le Dédale, mais j’espère que ton avis évoluera
durant ton séjour parmi nous.
— Ma propre idée ? Oh, vous voulez probablement parler de la fois où vos sbires et
vous m’avez fait croire que mon frère était mort ?
Nancy ne cilla même pas.
— Ton frère et sa petite amie étaient retenus par le Dédale à cause de ce que Dawson a
fait à Bethany. Pour leur sécurité. Je sais que tu ne me crois pas, mais ça m’importe peu. Il y
a une raison pour laquelle les Luxens ne sont pas autorisés à soigner les humains. Les
conséquences de ce genre d’actions sont nombreuses. Dans une grande majorité des cas, la
mutation de l’ADN humain se révèle instable et on ne peut rien y faire, surtout pas en
dehors d’un environnement contrôlé.
Je penchai la tête sur le côté en me rappelant ce qui était arrivé à Carissa.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Même si les humains survivent à la mutation avec notre aide, ils peuvent se révéler
instables par la suite.
— Avec votre aide ? (Un rire sans joie m’échappa.) Leur administrer Dieu sait quel
produit, c’est les aider ?
Elle hocha la tête.
— C’était soit ça, soit laisser Katy mourir. C’est ce qui aurait fini par se produire.
Je me figeai. Mon cœur, lui, s’emballa.
— Parfois, la mutation ne prend pas. D’autres fois, l’humain en meurt. Dans certains
cas, la mutation réussit, mais le stress les fait littéralement exploser. C’est très rare que la
mutation fonctionne parfaitement. Notre rôle consiste à examiner chaque cas. Nous ne
pouvons pas autoriser des hybrides instables à se balader dans la nature.
Je sentis ma colère flamber.
— À vous entendre, on dirait que vous rendez un service à tout le monde.
— C’est le cas. (Elle s’adossa à sa chaise et retira ses mains de la table.) Nous étudions
les Luxens et les hybrides afin de trouver une cure pour les maladies mortelles. Nous
empêchons également des hybrides potentiellement dangereux de faire du mal à des
innocents.
— Kat n’est pas dangereuse, crachai-je.
Nancy pencha la tête sur le côté.
— Ça reste à voir. Sa stabilité n’a pas encore été testée, mais nous nous y attelons.
Je me penchai très lentement en avant. Une lumière blanche inonda soudain la pièce.
— C’est-à-dire ?
Nancy leva la main pour que les trois larbins près de la porte restent à leur place.
— Kat a montré des signes de colère très puissante. C’est généralement ce qui
déclenche l’instabilité chez les hybrides.
— Pas possible ? Elle est en colère ? Ça n’aurait rien à voir avec le fait que vous la
retenez prisonnière, par hasard ?
Ces mots avaient un goût amer dans ma bouche.
— Elle a attaqué plusieurs membres de mon équipe.
Un sourire étira mes lèvres. Bien joué, ma puce.
— Navré de l’entendre.
— Je l’ai été aussi. Nous avons tellement d’espoir pour vous deux. La façon dont vous
travaillez ensemble… Vous êtes en symbiose totale. Très peu de Luxens et d’humains
parviennent à développer ce genre de relation. La plupart du temps, la mutation devient
une sorte de parasite dans le corps de l’être humain. (Elle croisa les bras. Le mouvement
tendit le tissu marron de sa veste de tailleur triste à mourir.) Vous pourriez devenir des
acteurs majeurs dans ce que nous essayons d’accomplir.
— Éradiquer des maladies incurables et sauver des innocents, vous voulez dire ? (J’eus
un ricanement dédaigneux.) Vous pensez vraiment que je suis assez stupide pour gober ça ?
— Non. Je pense que tu es loin d’être stupide, au contraire. (Nancy souffla par le nez,
avant de se pencher en avant, les mains posées sur la table gris foncé.) La mission du
Dédale est de donner toutes ses chances à l’évolution humaine. Parfois, cela demande des
méthodes radicales, mais le résultat vaut bien quelques larmes et quelques gouttes de sang
et de sueur.
— Du moment que ce ne sont pas les vôtres, c’est ça ?
— Détrompe-toi. J’ai dédié ma vie entière à cette cause, Daemon, répliqua-t-elle d’un
air radieux. Et si je te disais que non seulement nous pouvons éradiquer les maladies les
plus virulentes, mais qu’en plus, nous sommes capables d’arrêter des guerres avant qu’elles
ne commencent ?
Ce dernier argument me fit tiquer. Voilà donc où ils voulaient en venir.
— Comment ?
— Tu crois vraiment que les autres pays voudront se battre contre une armée
d’hybrides ? En sachant de quoi sont capables ceux dont la mutation est effective ?
Une partie de moi était écœurée par tout ce que cela impliquait. L’autre était juste
énervée.
— Vous créez des hybrides pour aller à la guerre et mourir au combat ? C’est pour ça
que vous avez torturé mon frère ?
— Je préfère le terme « motiver ».
J’avais rarement envie de balancer quelqu’un contre un mur. Là, c’était le cas. Et je
pense qu’elle en avait conscience.
— Venons-en au fait, Daemon. Nous avons besoin de ton aide. De ta coopération. Si les
choses se passent bien pour nous, elles se passeront bien pour toi aussi. Alors, dis-moi
quelles seraient tes conditions pour arriver à un accord.
En temps normal, je n’aurais jamais envisagé une telle collaboration. Leurs projets
étaient contre nature. Mais elle me proposait un marché et, peu importait ce que le Dédale
ou Luc voulait, à mes yeux, il n’y avait qu’une seule chose qui comptait.
— Je ne veux qu’une chose.
— De quoi s’agit-il ?
— Je veux voir Kat.
Nancy garda le sourire.
— Et qu’es-tu prêt à faire contre cette faveur ?
— N’importe quoi, répondis-je sans hésitation. Je ferai tout ce que vous me demandez,
mais je veux d’abord voir Kat. Tout de suite.
Un regard calculateur naquit dans ses yeux sombres.
— Je suis sûre qu’on peut s’arranger.
CHAPITRE 9

Katy

J’avais mal aux jambes. Je suivais Archer d’une démarche boitillante jusqu’à la salle
d’entraînement. Contre qui allais-je me battre aujourd’hui ? Mo ? Le type à la crête ? Ou
cette fille avec de très beaux cheveux roux ? En soi, ça n’avait pas la moindre importance.
Dans tous les cas, j’allais me faire tabasser. La seule chose dont j’étais certaine, c’était qu’on
ne laisserait pas l’un de ces hybrides me tuer. J’avais bien trop de valeur.
Archer ralentit le pas pour que je le rattrape. Il ne m’avait pas parlé depuis qu’il avait
quitté ma cellule la veille, mais j’avais l’habitude de son silence. Quand bien même, j’avais
du mal à le cerner. Il n’avait pas l’air de cautionner ce qui se passait ici, mais il ne l’avait
jamais clairement exprimé. Peut-être qu’à ses yeux, c’était un travail comme un autre.
On s’arrêta devant les portes que j’avais appris à détester. Quand elles s’ouvrirent, je
pris une grande inspiration, puis entrai dans la pièce. Ça ne servait à rien de retarder
l’inévitable.
Le sergent Dasher nous attendait à l’intérieur, vêtu du même uniforme qu’il portait
depuis notre première rencontre. Je me demandai s’il en avait toute une collection. Sinon,
sa note de pressing devait être salée.
Oui, je réfléchissais toujours à des choses super importantes avant de me prendre la
raclée de ma vie.
Dasher me détailla de la tête aux pieds. Comme j’avais jeté un coup d’œil au miroir
plein de buée dans la salle de bains le matin, je savais que je faisais peine à voir. Ma joue et
mon œil droits avaient gonflé et pris une horrible teinte violette. Ma lèvre inférieure était
fendue et le reste de mon corps ne semblait être qu’un seul et unique hématome.
Il secoua la tête et s’écarta pour laisser au Dr Roth le loisir de m’examiner. Le médecin
vérifia ma pression, écouta ma respiration, puis plaça une lumière devant mes yeux.
— Elle n’est pas au mieux de sa forme, dit-il en replaçant son stéthoscope sous sa
blouse. Mais elle peut participer au test.
— Ce serait sympa qu’elle participe vraiment, pour une fois. Au lieu de ne rien faire,
marmonna l’un des hommes assis devant les écrans de contrôle.
Je lui adressai un regard mauvais mais, avant que j’aie eu le temps d’ouvrir la bouche,
le sergent Dasher prit la parole.
— Aujourd’hui, ce sera différent, dit-il.
Je croisai les bras et le regardai dans les yeux.
— Non. Vous vous trompez. Il est hors de question que je me batte contre eux.
Il redressa légèrement le menton.
— Il se pourrait que, jusqu’à présent, nous ayons fait les mauvais choix.
— Non ? rétorquai-je en prenant un malin plaisir à le voir s’énerver. Des mauvais
choix ? Quels mauvais choix ?
— Nous ne voulons pas que tu te battes sans raison, Katy. Nous avons besoin de vérifier
que ta mutation est viable. Et j’ai bien compris que tu n’étais pas disposée à blesser d’autres
hybrides.
Une minuscule lueur d’espoir s’alluma en moi, fragile comme une jeune pousse perçant
la terre pour la première fois. Mes protestations et les coups que j’avais reçus avaient peut-
être porté leurs fruits. C’était un petit pas et ça ne voulait sûrement rien dire pour eux mais,
à mes yeux, c’était important.
— Quoi qu’il en soit, il faut que nous testions tes pouvoirs sous l’effet du stress. (Il
désigna les hommes derrière les écrans et, en un clin d’œil, tous mes espoirs s’évanouirent.
La porte s’ouvrit.) Je pense que ce test te conviendra mieux que les précédents.
Mon Dieu. Je n’avais pas la moindre envie de franchir cette porte, mais je me résignai à
mettre un pied devant l’autre. Je refusais de montrer le moindre signe de faiblesse.
Quand la première porte se referma derrière moi, je me positionnai face à la seconde et
attendis, l’estomac noué. Pourquoi pensait-il que, cette fois, ce serait différent ? Rien de ce
qu’il pouvait faire…
Pendant que je me torturais l’esprit, la seconde porte s’ouvrit et Blake apparut.
Un éclat de rire, rauque et amer, m’échappa tandis qu’il entrait dans la pièce avec une
démarche arrogante, sans se soucier de la porte qui se refermait derrière lui. Soudain, les
paroles de Dasher prirent tout leur sens.
Blake se posta devant moi en fronçant les sourcils.
— Tu fais peur à voir.
La colère se mit à bouillir en moi.
— Ça te surprend ? Tu sais très bien ce qui se pratique ici.
Il se passa la main dans les cheveux tout en examinant mon visage.
— Tu n’as qu’à te servir de la Source, Katy. Tu te punis pour rien.
— Je me punis ?
Je m’interrompis. Ma haine contre lui était trop forte. Je sentais la Source s’éveiller au
creux de mon ventre et de la chair de poule apparaître sur ma peau.
— Tu es dingue.
— Regarde-toi, rétorqua-t-il en me désignant d’un geste de la main. Si tu leur avais
obéi, tu aurais pu t’épargner toute cette souffrance.
Écœurée, je fis un pas en avant.
— Si tu ne nous avais pas trahis, j’aurais pu l’éviter aussi.
— Non. (Son visage se fit triste.) Avec ou sans moi, tu aurais quand même fini ici.
— Je ne suis pas d’accord.
— Parce que tu nies l’évidence, c’est tout.
Je pris une grande inspiration pour me calmer, mais l’énervement l’emportait. Quand
Blake tenta de poser la main sur mon épaule, je le repoussai.
— Ne me touche pas.
Il me dévisagea un instant, puis plissa les yeux.
— Je te l’ai déjà dit. Si tu tiens à en vouloir à quelqu’un, il faut t’en prendre à Daemon.
C’est lui qui t’a placée dans cette situation. Pas moi.
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.
Toute la colère et la frustration que j’avais accumulées grondèrent soudain en moi
comme un ouragan de catégorie cinq. Mon cerveau se mit sur pause et je l’attaquai sans
réfléchir. Mon poing s’abattit sur sa mâchoire. Comme j’avais fait appel à la Source sans
m’en apercevoir, un éclair s’échappa de ma main et le projeta en arrière.
Il se rattrapa en s’appuyant contre le mur. Un éclat de rire lui échappa.
— Mince, Katy. Ça fait mal.
L’énergie crépitait le long de ma colonne vertébrale et se répandait à travers mes os.
— Comment peux-tu rejeter la faute sur lui ? Il n’est coupable de rien !
Blake se retourna et s’adossa au mur. Du sang coulait de sa lèvre inférieure. Il l’essuya
du revers de sa main. Un éclat étrange brillait dans ses yeux. Il avança vers moi.
— Bien sûr qu’il est coupable !
Je tendis la main et un nouvel éclair d’énergie me quitta. Blake l’évita et tourna sur lui-
même en riant, les bras ouverts.
— C’est tout ce que t’as ? me nargua-t-il. Allez, fais-toi plaisir. Je promets de te
ménager, Kitten.
En l’entendant utiliser ce surnom, celui que me donnait Daemon, je perdis mon sang-
froid. Blake se jeta sur moi et je m’écartai vivement, sans me soucier de mes muscles
endoloris. Son bras balaya l’espace devant lui et une lumière rougeâtre apparut. Je me
retournai in extremis pour éviter son attaque.
Je laissai alors l’énergie monter en moi et la propulsai à l’autre bout de la pièce. Je le
touchai à l’épaule.
Il trébucha et tomba à genoux.
— Je suis sûr que tu peux faire mieux que ça, Kitten.
Une rage incandescente me monta à la tête, se déposa devant mes yeux, comme un
voile. Fonçant droit sur lui, je le plaquai comme un joueur de rugby sous acide. Allongée sur
lui, j’en profitai pour le frapper encore et encore. Je ne voyais pas vraiment où je le
touchais. Je sentais simplement les impacts douloureux de mes phalanges contre sa chair.
Blake glissa ses bras entre les miens et les écarta vivement. Je perdis l’équilibre. Il
inversa aussitôt nos positions. Je me retrouvai plaquée par terre, sur le dos, le souffle coupé.
Je m’attaquai alors à son visage, prête à lui arracher les yeux.
Il m’attrapa les poignets et les cloua au sol, au-dessus de ma tête. Son arcade
sourcilière gauche saignait et sa joue commençait à enfler. Une satisfaction malsaine
m’envahit.
— Je peux te poser une question ? demanda Blake en souriant. (Les points verts
disséminés dans ses iris étincelèrent.) Tu as dit à Daemon que tu m’avais embrassé ? Je parie
que non.
Chaque inspiration que je prenais se répercutait dans mon être tout entier. Ma peau
était devenue hypersensible au contact de son corps qui m’écrasait. Le pouvoir montait en
moi. La pièce semblait entourée d’un halo blanc. La fureur me consumait, imprégnait mon
souffle et se répandait dans la moindre de mes cellules.
Le sourire de Blake s’élargit.
— Je parie que tu ne lui as pas dit non plus qu’on aimait se faire des câlins…
L’énergie explosa hors de mon corps. Tout à coup, je quittai le sol… Non, on lévita tous
les deux à plusieurs mètres du sol. Mes cheveux tombaient en cascade derrière moi tandis
que les siens lui obstruaient la vue.
— Merde, murmura Blake.
Me redressant, je libérai mes poignets de son emprise et plantai mes deux mains contre
son torse. Son visage blême refléta combien il fut choqué avant qu’il ne parte en arrière et
s’écrase contre le mur. Le ciment se craquela et la fissure s’étendit comme une énorme toile
d’araignée. La pièce tout entière sembla trembler sous la force de l’impact. Blake rejeta la
tête en arrière avant de s’effondrer. Je m’attendais à ce qu’il se rattrape avant de toucher le
sol, mais ce ne fut pas le cas, et le bruit qu’il fit en s’écrasant par terre me fit soudain oublier
ma colère.
Comme si on avait coupé des fils invisibles qui me permettaient de léviter, je retombai
sur mes pieds et restai un instant déstabilisée.
— Blake ? croassai-je.
Il ne bougea pas.
Oh non…
Les bras tremblants, je m’agenouillai à côté de lui. Un liquide foncé et épais s’échappait
de sous son corps. Je levai les yeux. Sur le mur, profonde de plusieurs centimètres, une
empreinte de la forme de Blake était clairement visible.
Oh, mon Dieu, non…
Je baissai lentement la tête. Du sang s’était accumulé sous son corps inerte et se
répandait sur le sol en ciment gris, se rapprochant dangereusement de mes baskets.
Je m’écartai vivement et ouvris la bouche, mais aucun son n’en sortit. Blake ne bougea
pas. Il ne se releva pas non plus en grognant. Il resta immobile. Ses mains et ses avant-bras
paraissaient déjà plus pâles, prenaient une teinte blanche effrayante qui contrastait
vivement avec le rouge vif de son sang.
Blake était mort.
Seigneur.
Le temps sembla ralentir, puis s’accélérer. S’il était mort, le Luxen qui l’avait transformé
l’était aussi. Ça fonctionnait comme ça. Ils étaient liés, comme Daemon et moi. Si l’un
mourait, l’autre mourait aussi.
Blake l’avait bien cherché. Je lui avais même promis de le tuer, mais les paroles…
restaient des paroles. Passer à l’acte, c’était une autre histoire. Car même si Blake avait fait
des choses terribles, il n’était que la victime des circonstances. Il avait simplement voulu
m’énerver. Il avait tué, certes, mais sans arrière-pensée. Il avait trahi pour sauver quelqu’un
d’autre.
Comme moi, quelque part.
Je portai une main tremblante à mes lèvres. Tout ce que je lui avais dit me revint
soudain en mémoire. Un millième de seconde, une durée insignifiante comparée à l’existence
humaine, avait suffi pour me changer et je n’étais pas sûre de pouvoir revenir en arrière. Ma
respiration s’emballa. Mes poumons comprimés me faisaient souffrir.
L’interphone se mit en marche et le bourdonnement me fit sursauter. La voix du
sergent Dasher résonna dans la pièce, mais j’étais incapable de détourner les yeux du corps
sans vie de Blake.
— Parfait, dit-il. Tu as passé le test.
C’était trop dur. Être enfermée ici, loin de ma mère, de Daemon et de tout ce que je
connaissais, me faire ausculter, me faire tabasser par des hybrides… et maintenant, ça ?
C’était trop dur à supporter.
La tête rejetée en arrière, j’ouvris la bouche pour crier, mais aucun son n’en sortit.
Archer entra alors dans la pièce et posa la main sur mon épaule pour me faire sortir. Dasher
me félicita comme un père fier de sa fille, puis on m’emmena dans un bureau où le Dr Roth
m’attendait pour une énième prise de sang. Une femme Luxen vint ensuite me soigner. Les
minutes passèrent, puis les heures, mais je fus incapable de dire quoi que ce soit, de
ressentir quoi que ce soit.

*
* *

Daemon

Prendre l’avion avec des menottes en métal recouvertes d’onyx et un bandeau sur les
yeux pendant cinq heures, ce n’était pas vraiment l’éclate. Ils avaient sûrement peur que je
ne fasse tomber l’avion, ce qui était stupide, dans la mesure où il m’emmenait à l’endroit où
je souhaitais aller le plus au monde. Je ne connaissais pas le lieu exact, mais je savais que
c’était là-bas que Kat était retenue.
Du moins, je l’espérais, sinon, j’allais le leur faire regretter.
Après l’atterrissage, on me poussa dans une voiture qui nous attendait. De derrière le
bandeau, je percevais une lumière vive. L’air ambiant était sec et légèrement acide. C’était
une odeur que je connaissais. Le désert ? Durant les deux heures de route, je compris que je
me rendais à un endroit où je n’avais pas mis les pieds depuis près de treize ans.
La Zone 51.
Je souris. Le bandeau ne servait à rien. Je savais où nous nous trouvions. Tous les
Luxens, quand ils étaient découverts, passaient par les locaux les plus reculés de la base
Edwards, de l’American Air Force. Ma propre expérience là-bas commençait à dater, mais je
n’avais jamais oublié la sécheresse de l’air, ni le paysage désertique qui entourait Groom
Lake.
Lorsque le véhicule s’arrêta, je soupirai et attendis que la portière près de moi s’ouvre.
Quelqu’un m’attrapa par les épaules et me tira hors de la voiture. Il avait de la chance que
je sois menotté, sinon je lui aurais déjà cassé la mâchoire.
La chaleur étouffante du désert du Nevada nous suivit sur plusieurs mètres, puis, tout
à coup, de l’air frais balaya les cheveux sur mon front. Quand on me retira mon bandeau,
on était déjà dans l’ascenseur.
Nancy Husher me sourit.
— Désolée pour tout ça, mais nous devons prendre quelques précautions.
Je la regardai dans les yeux.
— Je sais où nous sommes. Je suis déjà venu ici.
Elle haussa un sourcil.
— Beaucoup de choses ont changé depuis ton enfance, Daemon.
— On peut m’enlever ça ? demandai-je en agitant mes doigts.
Elle se tourna vers un soldat en tenue de camouflage. Il semblait jeune, mais comme
son béret kaki dissimulait la majeure partie de son visage, je ne pouvais en être certain.
— Enlevez-lui ses menottes. Il ne nous causera aucun problème. (Elle reporta son
attention sur moi.) Daemon sait très bien que nous nous servons d’onyx pour assurer notre
sécurité.
Le garde avança vers moi en sortant une clé de sa poche. À son expression tendue, il
était clair qu’il n’était pas certain de la croire, mais il obéit tout de même. Les menottes
griffèrent ma peau à vif en tombant. Je bougeai les épaules pour détendre mes muscles. Des
marques rouges m’entouraient les poignets, mais ce n’était pas très grave.
— Je serai sage, promis-je en faisant craquer ma nuque. Mais je veux voir Kat
maintenant.
L’ascenseur s’arrêta et les portes s’ouvrirent. Nancy sortit. Le soldat me fit signe
d’avancer.
— J’aimerais d’abord te montrer quelque chose.
Je me figeai sur place.
— Ça ne fait pas partie du marché, Nancy. Si vous voulez que je vous aide, il va falloir
m’emmener à Kat et tout de suite.
Elle me regarda par-dessus son épaule.
— Ça a un rapport avec Katy. Tu la verras après.
— Je veux… (Je me retournai pour faire face au garde qui me soufflait dans le cou.) Tu
as intérêt à reculer, mon vieux.
L’homme faisait une tête de moins que moi et n’arrivait pas à la cheville de mes
superpouvoirs, pourtant il maintint sa position.
— Avance.
Je me crispai.
— Et si je refuse ?
— Daemon, m’appela Nancy d’un ton impatient. Tout ce que tu es en train de faire,
c’est de perdre du temps !
Même si je n’aimais pas l’admettre, elle avait raison. Après avoir adressé un dernier
regard menaçant à cet abruti, je me retournai et la suivis dans le couloir. Tout était blanc, à
l’exception des petits points noirs sur les murs et au plafond.
Je n’avais pas beaucoup de souvenirs de l’intérieur du bâtiment, mais je me rappelais
que nous avions été confinés à un certain périmètre. On nous avait parqués afin de nous
examiner et de nous ficher, puis on nous avait relâchés.
Revenir ici ne me faisait pas plaisir, et ce, pour de nombreuses raisons.
Nancy s’approcha d’une porte et se pencha. Un faisceau lumineux rouge apparut et
scanna son œil droit. Puis le voyant passa au vert et la porte se déverrouilla. Ce genre de
système de sécurité était quasiment inviolable. Je me demandai si les capteurs seraient
capables de voir la différence si je prenais l’apparence de Nancy. Cependant, les
installations à l’intérieur du bâtiment me volaient tellement d’énergie que je n’étais même
pas certain d’y arriver.
À l’intérieur d’une pièce circulaire se trouvaient plusieurs écrans contrôlés par des
hommes en uniforme. Chaque moniteur montrait une pièce, un couloir ou même un étage
différent.
— Laissez-nous, ordonna Nancy.
Les hommes se levèrent et quittèrent la pièce sans demander leur reste. On se retrouva
donc seuls, tous les deux, avec le connard de militaire qui nous avait suivis.
— Qu’est-ce que vous voulez me montrer ? demandai-je.
Elle pinça les lèvres.
— Ceci est l’un des nombreux postes de surveillance disséminés à travers nos bâtiments.
D’ici, nous pouvons contrôler tout ce qui se passe au sein de Paradise Ranch.
— Paradise Ranch ? répétai-je avec un rire incrédule. Vous l’appelez comme ça,
maintenant ?
Elle haussa les épaules, puis se tourna vers les écrans et pianota sur un clavier.
— Il y a une caméra dans chaque pièce. Ça nous permet de surveiller tout le monde,
pour les raisons que tu imagines.
Je me frottai le menton. Ma barbe commençait à pousser.
— OK…
— Quand de nouveaux hybrides nous rejoignent, nous nous assurons en premier lieu
qu’ils ne représentent pas un danger pour eux-mêmes ni pour les autres, dit-elle en croisant
les bras. C’est une précaution que nous prenons très au sérieux. Plusieurs tests sont
nécessaires pour confirmer leur stabilité.
Je ne comprenais pas en quoi ça avait un rapport avec Kat.
— Katy a montré des signes de dysfonctionnement. Elle pourrait devenir très
dangereuse.
Je serrai les dents tellement fort que je fus surpris qu’elles ne se cassent pas.
— Je ne sais pas ce qu’elle a fait, mais vous l’avez sans doute provoquée.
— Tu crois ?
Nancy appuya sur une touche du clavier. Aussitôt, un écran au-dessus d’elle s’alluma.
Kat.
J’en eus le souffle coupé. Mon cœur s’arrêta, puis battit de plus belle.
Kat était apparue sur l’écran, assise, le dos contre un mur. L’image n’était pas très
bonne, mais c’était elle. C’était elle. Elle portait les mêmes vêtements que lorsqu’elle avait
été capturée au Mont Weather, des semaines auparavant. L’incompréhension m’envahit. De
quand datait cette vidéo ? Ça ne pouvait pas être du direct.
Ses cheveux tombaient devant elle, dissimulant son joli visage. J’allais lui demander de
relever la tête, lorsque je me rendis compte que ça allait me faire passer pour un imbécile.
— Comme tu peux le voir, personne ne s’approche d’elle, dit Nancy. Le sergent Dasher
est dans la pièce avec elle. Il s’agit de son premier entretien avec elle.
Tout à coup, Kat se redressa, se releva d’un bond et se jeta sur un grand homme en
uniforme militaire. Un instant plus tard, elle s’effondra par terre et je l’observai, horrifié, se
débattre. L’un des soldats attrapa un tuyau d’arrosage accroché au mur.
Nancy appuya sur un autre bouton et l’image se transforma. Il me fallut un moment
pour me remettre de ce que je venais de voir et comprendre ce que j’avais sous les yeux.
Quand ce fut le cas, une rage d’une violence rare m’envahit.
Sur l’écran, Kat et ce connard de Blake se battaient. Elle se retourna pour attraper une
lampe, mais il se montra plus rapide qu’elle et bloqua son mouvement. Lorsqu’elle le frappa
quand même, je ressentis une grande fierté. C’était ma Kitten, toutes griffes dehors.
Toutefois, ce qui se passa ensuite me donna envie de sortir de cette pièce. Blake bloqua
son coup et lui tordit le bras. Une expression de douleur se peignit sur le visage de Kat. Il la
plaqua sur le lit.
Je vis rouge.
— Ce n’est pas en direct, me prévint Nancy d’une voix calme. C’était il y a longtemps, à
son arrivée. Et il n’y a pas de son.
Respirant profondément, je reportai mon attention sur l’écran. Ils se battaient et Blake
avait visiblement l’avantage, mais elle refusait de baisser les bras. Elle se cambrait et se
débattait. J’avais des envies de meurtre, nourries par ma colère et un sentiment
d’impuissance comme je n’en avais jamais connu. Je serrai les poings et dus me faire
violence pour ne pas les enfoncer de rage dans l’écran.
Lorsque Blake tira Kat hors du lit et l’emmena hors de portée des caméras, je me
tournai vers Nancy.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Où l’a-t-il emmenée ?
— Dans la salle de bains. Il n’y a pas de caméra. Nous laissons un peu d’intimité à nos
invités.
Elle appuya sur un bouton et la vidéo avança de quelques minutes. Blake revint par la
droite et s’assit sur le lit, son lit à elle. Kat réapparut quelques secondes plus tard,
complètement trempée.
Je fis un pas en avant et soufflai par le nez. Ils échangèrent quelques mots, puis Kat se
tourna vers l’armoire dont elle sortit plusieurs vêtements. Elle s’éclipsa alors dans la salle de
bains.
Blake se prit la tête entre les mains.
— Je vais le buter, déclarai-je.
Je ne savais pas à qui je faisais une telle promesse, mais je comptais bien la tenir. D’une
manière ou d’une autre, Blake paierait pour ça. Pour tout.
Le soldat s’éclaircit la voix.
— Blake n’est plus un problème.
Le souffle court, je me tournai vers lui.
— Et pourquoi ça ?
Il pinça les lèvres.
— Blake est mort.
— Quoi ?
— Il est mort, répéta l’homme. Katy l’a tué il y a deux jours.
J’eus l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds. Ma première réaction fut de
rejeter l’idée en bloc car je ne voulais pas croire que Kat ait dû subir une telle épreuve.
L’écran s’éteignit et Nancy me dévisagea.
— Je ne t’ai pas montré tout ça pour t’énerver ou m’amuser avec toi. Il fallait que tu
comprennes que le comportement de Katy est dangereux.
— Je suis certain que si Kat l’a vraiment tué, elle avait une bonne raison de le faire.
Mon cœur battait la chamade. J’avais besoin de la voir. Si elle l’avait fait… je
n’imaginais même pas ce qu’elle ressentait.
— Si j’avais été à sa place, je n’aurais pas hésité non plus.
— Tss tss, fit Nancy. (J’ajoutai mentalement son nom à ma liste des « gens qui vont
mourir dans d’atroces souffrances ».) Ça m’embêterait d’apprendre que tu es instable, toi
aussi.
— Kat n’est pas instable. Ces vidéos la montrent en train de se défendre ou d’agir sous
le coup de la peur.
Nancy grogna son désaccord.
— Les hybrides peuvent se montrer tellement imprévisibles !
Je la regardai dans les yeux.
— Les Luxens aussi.
CHAPITRE 10

Daemon

Ils me laissèrent me rafraîchir dans une salle de bains commune vide. Au départ, je
n’avais pas voulu perdre de temps. Tout ce que je voulais, c’était voir Kat. Mais on ne
m’avait pas laissé le choix et, en réalité, c’était une bonne chose. Je ressemblais à un homme
des cavernes. Ma barbe naissante partait dans tous les sens. Après un coup de rasoir et une
douche rapide, j’enfilai un bas de survêtement noir et un tee-shirt blanc qu’on m’avait
fournis. C’était toujours le même uniforme que des années plus tôt. Rien de mieux que
d’habiller tout le monde pareil pour leur donner l’impression d’être insignifiants et noyés
dans la masse.
Lors de mon premier passage ici, tout avait été conçu pour garder les Luxens sous
contrôle. Visiblement, le Dédale agissait de la même façon.
Je faillis éclater de rire en comprenant quelque chose. Le Dédale était sans doute aux
commandes depuis le début, même lorsque j’avais été assimilé, plusieurs années plus tôt.
Le garde revint me chercher. C’était toujours le même connard. Sa première réaction
fut de vérifier que le rasoir jetable n’avait pas perdu sa lame.
Je haussai un sourcil.
— Je ne suis pas si bête que ça.
— C’est bon à savoir, répondit-il. Prêt ?
— Ouais.
Il s’écarta pour me laisser sortir dans le couloir, puis, ensemble, on avança jusqu’à un
autre ascenseur, hanche contre hanche, comme des frères siamois.
— Vu comme tu me colles, mon pote, je me sens presque obligé de t’inviter à boire un
verre. Tu pourrais au moins me dire ton nom, d’abord.
Il appuya sur un bouton.
— On m’appelle Archer.
Je fronçai les sourcils. Quelque chose chez lui me rappelait Luc. Ça ne me disait rien de
bon.
— C’est ton nom ?
— Celui qu’on m’a donné à la naissance.
Ce type était aussi charmant que… moi, dans mes mauvais jours. Je posai les yeux sur
le voyant rouge qui indiquait les étages et les regardai défiler. Mon estomac se noua. J’étais
sur le point de découvrir si Nancy m’avait dit la vérité et si Kat se trouvait bien ici.
Dans le cas contraire, je ne savais pas ce que je ferais. Je péterais sans doute un câble.
Il fallait que je pose la question. Je ne pouvais pas m’en empêcher.
— Tu l’as vue ? Kat ?
En voyant les muscles de la mâchoire d’Archer se crisper, mon imagination s’emballa.
— Oui. J’ai été assigné à sa surveillance. Je suis sûr que tu en es ravi.
— Elle va bien ? demandai-je sans prêter attention à sa remarque.
Il se tourna vers moi. La surprise se lisait sur son visage, mais, contrairement à ce qu’il
semblait penser, échanger des insultes n’était pas sur ma liste des priorités.
— Disons… Aussi bien que possible.
Sa réponse ne me plaisait pas. Je pris une grande inspiration et passai une main dans
mes cheveux mouillés. Le souvenir de Beth et de sa crise de panique me revint en mémoire.
Un frisson fit alors tressaillir les muscles de mon bras. Peu importait l’état dans lequel Kat se
trouvait, je prendrais sur moi. Je l’aiderais à se remettre. Rien au monde ne pourrait m’en
empêcher. Mais… j’aurais préféré qu’elle n’ait jamais à vivre ces expériences traumatisantes.
Tuer Blake l’avait sans doute profondément ébranlée.
— Lors de ma dernière visite, elle était endormie, me dit Archer quand l’ascenseur
s’arrêta. Elle ne dort pas très bien depuis son arrivée ici. Apparemment, elle a décidé de
rattraper son retard, aujourd’hui.
Je hochai lentement la tête, puis le suivis dans le couloir. C’était audacieux de leur part
de me laisser me promener avec un seul garde. En même temps, ils savaient ce que je
voulais et j’avais conscience de ce que je pouvais perdre en agissant comme un imbécile.
Les battements de mon cœur étaient irréguliers. Mes poings s’ouvraient et se serraient
contre mes flancs. La nervosité s’était emparée de moi. Toutefois, à mi-chemin du large
couloir, je ressentis quelque chose que je n’avais pas ressenti depuis bien trop longtemps.
Une douce chaleur s’éveilla au niveau de ma nuque.
— Elle est ici, dis-je d’une voix rauque.
Archer jeta un coup d’œil vers moi.
— Oui. Elle est ici.
Je n’eus pas besoin de lui dire que j’avais eu des doutes, qu’une partie de moi avait cru
que le Dédale s’était servi de ma faiblesse pour m’attraper. C’était sans doute écrit sur mon
visage et je ne fis aucun effort pour le cacher.
Kat était ici.
Archer s’approcha d’une porte et entra un code après avoir effectué le scan rétinien.
Les verrous s’ouvrirent. Puis, la main sur la poignée, il se tourna vers moi.
— Je ne sais pas combien de temps ils vont vous donner.
Sur ces mots, il ouvrit la porte.
J’avançai à mon tour, mais je ne sentais pas le sol sous mes pieds. J’avais l’impression
de marcher dans des sables mouvants, ou dans un rêve. L’air semblait s’être épaissi, comme
pour ralentir mes pas, alors qu’en réalité je courais et ce n’était pas encore assez rapide à
mon goût.
Les sens en alerte, j’entrai dans la cellule, vaguement conscient que la porte se
refermait derrière moi. Mon regard se posa aussitôt sur le lit collé au mur.
Mon cœur cessa de battre. Mon monde tout entier arrêta de tourner.
Je fis un pas en avant, et tout à coup mes jambes se dérobèrent sous mon poids. À la
dernière seconde, je me rattrapai pour ne pas tomber à genoux. Ma gorge et mes yeux me
brûlaient.
Kat était recroquevillée sur le côté, face à la porte. Elle avait l’air minuscule dans son
lit. Ses cheveux chocolat tombaient sur sa joue et sur son avant-bras. Elle dormait, mais ses
traits étaient tirés, comme si elle n’arrivait pas vraiment à trouver le repos. Ses petites mains
étaient nouées sous son menton et elle avait les lèvres légèrement entrouvertes.
Sa beauté me frappa comme un éclair en plein cœur. Je me figeai, incapable de
détourner le regard. Je restai planté là, je ne saurais dire combien de temps, puis, en deux
grandes enjambées, je franchis la distance qui nous séparait.
Tout en l’admirant, j’ouvris la bouche pour dire quelque chose, mais j’étais incapable de
parler. J’étais réduit au silence. Kat était la seule à avoir cet effet sur moi.
Le cœur battant la chamade, je m’assis à côté d’elle. Elle bougea, mais ne se réveilla
pas. Je m’en voulais un peu de ne pas la laisser dormir. De plus près, je vis que l’ombre de
ses cils épais se dessinait sur sa peau comme de légers traits d’encre noire. En toute
franchise, le simple fait de me trouver en sa présence me rendait heureux, extatique, même.
Peu importait si elle était réveillée ou non.
Cependant, je ne pus m’empêcher de la toucher.
Je tendis lentement la main vers elle et repoussai ses cheveux soyeux qui tombaient sur
sa joue et s’étalaient sur le coussin d’un blanc éclatant. À présent, je pouvais voir les
marques de coup sur ses pommettes qui avaient pris une teinte jaunâtre. Il y avait
également une fine coupure sur sa lèvre inférieure. La colère refit surface. Je pris une
grande inspiration, puis soufflai doucement.
M’appuyant d’une main de l’autre côté de son corps, je me baissai pour déposer un
baiser sur ses lèvres blessées. Je me fis la promesse de faire payer celui ou celle qui était
responsable des souffrances qu’elle avait dû endurer. Par habitude, je laissai ma chaleur
réparatrice effacer les marques.
Un léger soupir souffla sur ma bouche et je relevai les yeux. J’étais incapable de
m’éloigner. Kat battit des paupières et ses épaules se soulevèrent tandis qu’elle inspirait
profondément. Le cœur au bord des lèvres, j’attendis qu’elle se réveille pour de bon.
Elle ouvrit lentement les yeux et son regard gris, encore endormi, se promena sur mon
visage.
— Daemon ?
Entendre le son de sa voix, enrouée par le sommeil, c’était un peu comme rentrer à la
maison. Une boule se forma dans ma gorge. Je reculai légèrement et plaçai mes doigts sous
son menton.
— Salut, Kitten, dis-je d’une voix plus rauque que jamais.
Elle me dévisagea tandis que son regard s’éclairait.
— Je suis en train de rêver ?
J’eus un rire étranglé.
— Non, Kitten, tu ne rêves pas. Je suis vraiment là.
Un instant passa, puis elle se redressa sur les coudes. Une mèche de cheveux tomba
devant ses yeux. Je me redressai à mon tour pour lui laisser plus de place. Mon cœur se mit
alors à battre à une vitesse supersonique, comme le sien, et tout à coup, elle s’assit
complètement et prit mon visage entre ses mains. Je fermai les yeux. Je sentais sa douce
caresse jusqu’au plus profond de mon âme.
Kat fit glisser ses doigts sur mes joues, comme si elle essayait de se convaincre que j’étais
bien réel. Je posai mes mains par-dessus les siennes et ouvris les yeux. Les siens étaient
grands ouverts et brillants de larmes.
— Tout va bien, lui dis-je. Tout ira bien, Kitten.
— Qu’est-ce que… Qu’est-ce que tu fais ici ? (Elle déglutit.) Je ne comprends pas.
— Tu ne vas pas être contente. (Je déposai un baiser sur sa paume ouverte et me
délectai du frisson qui la parcourut.) Je me suis rendu.
Elle eut un mouvement de recul, mais je gardai mes mains sur les siennes pour ne pas
la laisser s’échapper. Oui, je sais, c’était égoïste. Mais je n’étais pas prêt à la lâcher.
— Daemon… Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu n’aurais pas dû…
— Il était hors de question que je te laisse traverser ça toute seule. (Mes mains
descendirent le long de ses bras, jusqu’à ses coudes.) Je n’aurais jamais pu faire ça. Je sais
que ce n’est pas ce que tu aurais voulu, mais moi, c’est cette situation dont je ne voulais pas.
Elle secoua légèrement la tête, puis reprit la parole, d’une voix à peine plus forte qu’un
murmure.
— Et ta famille, Daemon ? Tes…
— Tu es plus importante.
À l’instant où les mots franchirent mes lèvres, je sus que c’était la vérité. Jusqu’à
présent, j’avais toujours fait passer ma famille en premier mais, aujourd’hui, Kat était tout
pour moi. Elle était mon futur.
— Ils vont t’obliger à faire des choses atroces… (Les larmes emplirent ses yeux et l’une
d’entre elles s’échappa, coula sur sa joue.) Je ne veux pas que tu subisses…
J’attrapai la larme avec un baiser.
— Et moi, je ne te laisserai pas ici toute seule. Tu es… Tu es tout pour moi, Kat. (En
l’entendant soupirer, je souris encore une fois.) Franchement, Kitten, tu t’attendais à autre
chose de ma part ? Je t’aime.
Ses mains se refermèrent sur mes épaules et ses doigts s’enfoncèrent dans mon tee-shirt
en coton. Elle me dévisagea pendant un long moment, à tel point que je commençai à
m’inquiéter. Puis elle se jeta contre moi et enroula ses bras autour de mon cou.
J’éclatai de rire et me rattrapai avant de tomber à la renverse. Kat s’assit sur mes
genoux, les jambes nouées dans mon dos. Voilà, ça, c’était la Kat que je connaissais.
— Tu es fou, murmura-t-elle contre mon cou. Tu es complètement fou mais je t’aime.
Je t’aime tellement. J’aurais préféré que tu restes loin d’ici mais je t’aime.
Je fis courir mes doigts le long de sa colonne vertébrale, jusqu’au bas de son dos.
— Je ne me lasserai jamais de l’entendre.
Elle se pressa un peu plus contre moi, les doigts enfouis dans mes cheveux.
— Tu m’as tellement manqué, Daemon.
— Tu ne sais pas à quel point…
Les mots me firent défaut. Me retrouver en sa présence après une aussi longue
séparation était la plus agréable des tortures. Chaque fois qu’elle inspirait, je le sentais dans
tout mon corps, certaines parties plus que d’autres. Ce n’était pas du tout le moment, mais
elle m’avait toujours fait un effet incroyable. Et ça, c’était plus fort que le bon sens.
Elle recula légèrement pour me regarder dans les yeux, puis franchit de nouveau la
distance qui nous séparait. Son baiser fut à moitié innocent et à moitié passionné. Parfait, en
somme. Lorsqu’elle pencha la tête sur le côté, je raffermis ma prise sur sa nuque et la
tendresse se mua en quelque chose de beaucoup plus fort. J’approfondis le baiser et le
nourris de toutes mes peurs, de tous ces instants que nous avions passés loin de l’autre et de
tout ce que je ressentais pour elle. Le gémissement qui lui échappa m’ébranla, et quand elle
se mit à onduler contre moi, je crus devenir fou.
Même si je n’en avais pas du tout envie, je l’attrapai par les hanches et la repoussai
gentiment.
— Il y a des caméras partout.
Le rouge lui monta aux joues.
— Oh oui, c’est vrai. Sauf dans…
— La salle de bains, terminai-je à sa place. (La surprise se lut sur ses traits.) Ils m’ont
tout expliqué.
— Tout ?
Lorsque je hochai la tête, toute couleur déserta son visage et elle se leva rapidement de
mes genoux. Elle s’assit à côté de moi, en regardant droit devant elle. Plusieurs minutes
s’écoulèrent, puis elle prit une grande inspiration.
— Je suis… contente que tu sois là, mais j’aurais préféré que tu ne viennes pas.
— Je sais, répondis-je, sans me vexer un seul instant de son aveu.
Elle recoiffa ses cheveux en arrière.
— Daemon, je…
Je pris son menton entre mes mains et la forçai à se tourner vers moi.
— Je sais, répétai-je en la regardant dans les yeux. Ils m’ont montré certaines vidéos et
ils m’ont dit pour…
— Je ne veux pas en parler, me coupa-t-elle en posant ses mains sur ses genoux pliés.
Malgré mon inquiétude, j’esquissai un sourire.
— D’accord. Comme tu veux.
Je passai un bras sur ses épaules et la serrai contre moi. Elle ne m’opposa aucune
résistance. Au contraire, elle se fondit contre mon flanc en s’accrochant à mon tee-shirt. Je
l’embrassai sur le front.
— Je nous ferai sortir d’ici, murmurai-je.
Ses doigts se refermèrent un peu plus fort sur mon tee-shirt. Elle releva la tête.
— Comment ? chuchota-t-elle à son tour.
Je me penchai en avant pour lui parler à l’oreille.
— Fais-moi confiance. Je suis certain qu’ils nous observent en ce moment même et je ne
veux pas leur donner une raison de nous séparer.
Elle hocha la tête pour me signaler qu’elle comprenait, mais sa bouche se crispa.
— Tu as vu ce qu’ils font ici ?
Je secouai la tête et elle inspira profondément. À voix basse, elle me parla des humains
malades qu’ils soignaient, des Luxens et des hybrides. Tout en discutant, on s’allongea sur
le lit, l’un en face de l’autre. Je savais qu’elle omettait des choses. Elle ne me dit rien, par
exemple, sur ce qu’on l’avait forcée à faire ni sur la façon dont elle avait été blessée. Je
supposais que ça avait un rapport avec Blake et que c’était la raison pour laquelle elle
gardait le silence à ce sujet. En revanche, elle me parla d’une petite fille qui s’appelait Lori
et qui souffrait d’un cancer. À l’évocation de son nom, son expression s’assombrit. Je me
rendis alors compte que, depuis mon arrivée, Kat n’avait pas souri une seule fois. Ce détail
me perturbait et menaçait de gâcher nos retrouvailles.
— Ils disent qu’il y a de mauvais Luxens, là-dehors, m’expliqua-t-elle. Que c’est pour ça
que je suis ici, pour apprendre à les combattre.
— Quoi ?
Elle se crispa.
— Selon eux, il y aurait des milliers de Luxens qui voudraient s’en prendre aux
humains. Et d’autres viendraient bientôt les rejoindre. Je suppose qu’ils ne t’ont rien dit ?
— Non.
J’allais en rire lorsque je me souvins des paroles d’Ethan. Il n’y avait sans doute aucun
rapport, mais… Et si c’était la réalité ?
— Ils m’ont juste dit qu’ils voulaient créer des hybrides. (Son regard se fit inquiet. Je
regrettai aussitôt de le lui avoir dit.) Lori souffre de quel type de cancer ? demandai-je en
caressant son bras de haut en bas.
Je n’avais pas arrêté de la toucher une seule fois depuis que j’étais entré dans la pièce.
Le bout de ses doigts reposait contre mon menton. À y réfléchir, on était sans doute
bien trop proches l’un de l’autre pour deux personnes qui se savaient observées.
— Le même que mon père.
Je lui pris la main.
— Je suis désolé.
Ses doigts tracèrent la courbe de ma mâchoire.
— Je ne l’ai vue qu’une fois, mais elle ne va pas très bien. Ils lui donnent un traitement
qu’ils ont trouvé en étudiant les Luxens et les hybrides. Ils appellent ça le LH-11.
— Le LH-11 ?
Elle hocha la tête, puis fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Merde. C’était ce que Luc voulait. La question était : quelle utilisation comptait-il faire
d’un sérum que le Dédale injectait à des humains malades ? Comme Kat ne comprenait
toujours pas, je franchis la distance insignifiante qui nous séparait pour lui murmurer à
l’oreille.
— Je t’en parlerai plus tard.
Pour me montrer qu’elle avait compris, elle remonta légèrement la jambe pour la coller
à la mienne. J’oubliai de respirer. Et tout à coup, une lueur bien particulière s’alluma dans
ses yeux. Elle se mordit la lèvre inférieure tandis que je réprimais un grognement.
Une jolie couleur apparut de nouveau sur ses joues. Ça ne m’aidait pas beaucoup. Je
remontai la main le long de son bras et la sentis frissonner contre moi.
— Si tu savais ce que je donnerais pour avoir un peu d’intimité, là, tout de suite…
Elle baissa les yeux.
— Tu es incorrigible.
— C’est vrai.
Son expression s’assombrit.
— J’ai l’impression qu’il y a un énorme sablier au-dessus de nos têtes et que l’on va
bientôt manquer de temps.
C’était sans doute le cas.
— N’y pense pas.
— Facile à dire.
Le silence retomba et je posai la main contre sa joue. Du bout du pouce, je caressai sa
pommette délicate. On resta ainsi un long moment.
— Tu as vu ma mère ?
— Non.
J’aurais voulu lui expliquer pourquoi et lui en dire plus mais, à ce stade, divulguer ce
genre d’informations pouvait représenter un risque. Toutefois, il restait une option. Je
pouvais toujours prendre ma vraie forme pour lui parler par télépathie. Mais je doutais que
le pouvoir en place apprécie. Et puis, je ne me sentais pas capable de prendre ce risque,
pour l’instant.
— Dee veille sur elle.
Kat garda les yeux fermés.
— Ma mère me manque, murmura-t-elle. (Mon cœur se brisa pour elle.) Elle me
manque terriblement.
Je ne savais pas quoi dire. Qu’aurais-je pu dire, de toute façon ? Un simple « désolé »
n’aurait pas suffi. Alors, pour lui faire penser à autre chose, je me familiarisai de nouveau
avec les traits de son visage, l’étendue gracieuse de son cou et l’arrondi de ses épaules.
— Dis-moi quelque chose que j’ignore sur toi.
Elle réfléchit un moment avant de répondre.
— J’ai toujours voulu avoir un Mogwai.
— Un quoi ?
Elle gardait les yeux baissés, mais elle souriait enfin. La pression que je ressentais au
niveau de la poitrine se relâcha un peu.
— Tu as vu Gremlins, non ? Tu te souviens de Gizmo ?
Lorsque je hochai la tête, elle rit. Sa voix était un peu cassée, comme si elle n’en avait
plus l’habitude. Et je supposai que c’était le cas.
— Maman m’a laissée le regarder quand j’étais gamine. Après, j’étais complètement
obsédée par Gizmo. J’en voulais un plus que tout au monde. J’avais même promis à ma
mère de ne pas lui donner à manger après minuit ni de le mouiller.
Je posai mon menton contre sa tête et souris en imaginant les petites boules de poils
marron et blanches se reproduire à la vitesse de la lumière.
— Je ne sais pas.
— Quoi ?
Elle se lova davantage contre moi et ses doigts se refermèrent sur le col de mon tee-
shirt.
Allongé ainsi, un bras autour de la taille de Katy, j’avais l’impression de respirer
librement pour la première fois depuis des semaines.
— Si j’avais un Mogwai, je lui donnerais exprès à manger après minuit. Le Gremlin avec
la crête était trop cool.
Elle rit encore une fois et le son résonna en moi. Je me sentis mille fois plus léger.
— Pourquoi est-ce que ça ne m’étonne pas ? dit-elle. Tu t’entendrais super bien avec un
Gremlin.
— Que veux-tu ? Je suis irrésistible.
CHAPITRE 11

Katy

Au fond de moi, j’avais toujours l’impression de rêver. J’allais me réveiller et Daemon ne


serait plus là. Je me retrouverais seule avec mes pensées, hantée par ce que j’avais fait. La
peur et la honte m’empêchaient de lui parler de Blake. Tuer Will avait été une chose. Un
acte d’autodéfense. Et ce salopard avait quand même réussi à me tirer dessus. Pour Blake,
c’était différent. Je m’étais laissé envahir par la colère.
Comment Daemon pouvait-il continuer de me voir de la même façon, sachant que
j’étais une meurtrière ? J’avais assassiné Blake.
— Tu es toujours avec moi ? me demanda-t-il.
— Oui.
Je repoussai ces terribles pensées et le touchai. Je n’arrêtais pas de le toucher pour
m’assurer qu’il était vraiment là. On aurait dit qu’il faisait la même chose, mais c’était
difficile à dire car il avait toujours été très tactile. J’aimais ça, chez lui. Et j’en voulais plus.
J’éprouvais ce besoin irrépressible de me perdre en lui comme je ne le pouvais avec
personne d’autre.
Je dessinai le contour de ses lèvres avec mon doigt. Un muscle se crispa au niveau de sa
mâchoire et ses yeux s’illuminèrent. Mon cœur fit un curieux bond dans ma poitrine.
Daemon ferma ses yeux magnifiques, le visage tendu. Je retirai ma main.
Il me saisit aussitôt le poignet.
— Non.
— Je suis désolée. C’est juste que tu…
Je m’interrompis. Je ne savais pas trop comment l’expliquer.
Un sourire taquin apparut sur ses lèvres.
— Je peux me retenir. Et toi ?
— Bien sûr.
Pas vraiment, en fait, m’avouai-je dans mon esprit. Je mourais d’envie de lui sauter
dessus. Je voulais qu’il n’y ait plus aucune barrière entre nous. Je le voulais, lui. Mais le
genre d’activités que j’avais en tête n’était pas approprié pour notre situation actuelle et, de
toute façon, l’exhibitionnisme, ce n’était pas mon truc. Du coup, je me contentai de ce que
Daemon pouvait m’offrir. Je lui pris la main.
— Je culpabilise parce que je suis heureuse de t’avoir ici, avec moi.
— Ne te sens pas coupable, m’assura-t-il en ouvrant les yeux. (Ses pupilles étincelaient
comme des diamants.) Je ne voudrais être nulle part ailleurs.
Je reniflai, incrédule.
— Ah oui ?
— Oui. (Il m’embrassa tendrement, avant de reculer.) Je sais que ça peut paraître
dingue, mais c’est la vérité.
Je voulais lui demander comment il avait prévu de nous faire sortir d’ici. Il avait
forcément un plan. J’avais du mal à l’imaginer se rendre au Dédale sans avoir réfléchi à un
moyen de s’échapper. Moi-même, je m’étais longtemps penchée sur la question. Mais aucune
solution ne m’était apparue. Je m’humectai les lèvres. Le regard de Daemon s’embrasa.
— Et si… ? (Je déglutis avant de continuer, dans un murmure.) Et si c’était ça, notre
futur ?
— Non.
Il m’attira à lui avec le bras posé sur ma taille et je me retrouvai pressée contre son
torse. Quand il parla, à voix basse et rauque, ses lèvres me chatouillèrent l’oreille, un
endroit où j’étais très sensible.
— Ce n’est pas notre futur, Kitten. Je te le promets.
Je pris une grande inspiration. Les souvenirs de nos moments passés l’un contre l’autre
pâlissaient face à la réalité. Son torse puissant pressé contre ma poitrine m’empêchait de
penser correctement. Pourtant, ce furent ses paroles qui me réchauffèrent de l’intérieur.
Daemon ne faisait jamais de promesse qu’il ne pouvait pas tenir.
La tête enfouie dans son cou, je respirai l’odeur de son savon et le parfum musqué qui
lui était propre.
— Dis-le-moi, murmurai-je.
Sa main remonta le long de mon dos, réveillant des frissons à son passage.
— Quoi, Kitten ?
— Tu le sais très bien.
Il frotta son menton contre mes cheveux.
— J’… j’aime ma voiture, Dolly.
Mes lèvres se fendirent en une légère grimace.
— Ce n’est pas ça.
— Oh. (Sa voix dégoulinait d’innocence.) Je sais ! J’… j’aime les émissions sur les
fantômes !
— Tu es vraiment un connard.
Il rit doucement.
— Mais tu m’aimes quand même.
— C’est vrai.
Je déposai un baiser sur son épaule.
Il y eut un moment de silence, pendant lequel je sentis les battements de son cœur
s’accélérer. Le mien l’imita aussitôt.
— Je t’aime, me dit-il d’une voix rocailleuse. Je t’aime plus que tout.
Je me laissai aller contre lui. C’était sans doute la première fois que je me détendais
depuis mon arrivée ici. Sa présence me rendait plus forte, bien sûr, mais il n’y avait pas que
ça. Désormais, j’avais quelqu’un à mes côtés pour m’épauler. Je n’étais plus seule dans cette
épreuve. Si nos situations avaient été inversées, j’aurais fait exactement la même chose que
lui. Je doutais que…
Tout à coup, la porte de ma cellule s’ouvrit et Daemon se crispa, comme moi. Par-
dessus son épaule, j’aperçus le sergent Dasher et Nancy Husher, et derrière ce charmant
duo, Archer et un autre garde.
— On vous dérange ? demanda Nancy.
Daemon ricana.
— Pas du tout ! On disait justement que vous nous manquiez.
Nancy tapa dans ses mains. Avec son tailleur noir, c’était un peu la présidente du club
des femmes qui détestent porter de la couleur.
— Je ne sais pas pourquoi, mais j’en doute.
Mes doigts agrippèrent le tee-shirt de Daemon tandis que je posais les yeux sur le
sergent. Son regard n’était pas franchement hostile mais, comme d’habitude, ça ne voulait
rien dire.
Il s’éclaircit la voix.
— Nous avons du pain sur la planche.
À une vitesse inhumaine, Daemon se releva et se plaça devant moi, comme pour me
protéger.
— À propos de quoi ? demanda-t-il en nouant ses doigts sur ses genoux. Je ne crois pas
avoir eu l’honneur de vous rencontrer.
— C’est le sergent Dasher, lui dis-je en m’écartant pour ne pas rester cachée derrière
lui.
Il bougea pour me bloquer de nouveau la vue.
— Ah oui ? (La voix de Daemon était grave, menaçante. Je sentis mon estomac se
serrer.) Je suis persuadé de vous avoir déjà vu.
— Ça m’étonnerait, répondit Dasher sans se démonter.
— Non, il a raison, intervint Nancy en me désignant. Je lui ai montré la vidéo de
l’arrivée de Katy ici et de votre première rencontre.
Je fermai les yeux en jurant. Daemon allait le tuer.
— Exactement.
Chacune des syllabes de ce mot avait sans doute été appuyée par un regard assassin.
J’ouvris les paupières. Dasher n’était pas aussi insensible aux menaces de Daemon qu’il
voulait le faire paraître. Son expression devint tendue.
— Je garde ces images en mémoire dans un coin de ma tête, ne vous en faites pas, lui
dit Daemon.
Je posai une main sur son dos pour l’apaiser.
— Que doit-on faire, aujourd’hui ?
— Nous aimerions vous faire passer des tests ensemble. Après, nous verrons, répondit
Dasher.
Je me crispai. Ma réaction n’échappa pas à Daemon. D’autres tests ? Je ne voyais pas
comment Daemon pouvait être intégré à l’équation.
— Rien de trop compliqué ni d’intense, ajouta Nancy en faisant un pas sur le côté et en
désignant la porte. S’il vous plaît. Plus vite on commencera, plus vite on en aura terminé.
Daemon ne bougea pas.
Nancy nous regarda calmement.
— Dois-je te rappeler ta promesse, Daemon ?
Je lui adressai un regard inquisiteur.
— Quelle promesse ?
Avant qu’il puisse me répondre, Nancy le fit à sa place.
— Il a promis d’obéir à toutes nos requêtes sans causer le moindre problème si nous
l’amenions à toi.
— Quoi ?
Je le dévisageai. Son silence me donnait presque envie de le frapper. Dieu seul savait ce
qu’ils allaient lui faire subir. Après avoir pris une grande inspiration, je le contournai pour
me lever. Il me rejoignit aussitôt et se plaça de nouveau devant moi. Je recoiffai mes
cheveux en arrière avant d’enfiler mes baskets.
On sortit dans le couloir sans un mot. Je jetai un coup d’œil à Archer, mais il était trop
occupé à surveiller Daemon. Visiblement, je n’étais plus l’ennemi numéro un. Lorsqu’on
s’arrêta devant l’ascenseur, je sentis Daemon me prendre la main. Un léger poids s’envola
de mes épaules. Combien de fois étais-je montée dans cet ascenseur ? J’avais perdu le
compte… Mais aujourd’hui, tout était différent.
Daemon était à mes côtés.
On nous emmena à l’étage médical, dans une pièce conçue pour deux patients. Le
Dr Roth nous attendait. L’air enthousiaste, il nous prit la pression à tous les deux.
— J’attends depuis longtemps de pouvoir examiner quelqu’un comme vous, dit-il à
Daemon d’une voix surexcitée.
Daemon haussa un sourcil.
— Encore un fan. Ils sont partout.
— Il n’y a que toi pour prendre ça comme un compliment, marmonnai-je.
Il me sourit.
Le docteur eut le rouge aux joues.
— C’est rare que nous accueillions un Luxen aussi puissant que vous. Nous avions cru
que Dawson le serait également, mais…
L’expression de Daemon s’assombrit.
— Vous avez travaillé avec mon frère ?
Oups.
Les yeux écarquillés, le Dr Roth jeta un coup d’œil à Nancy et au sergent Dasher. Il se
racla la gorge et entreprit de nous retirer les brassards.
— Leur tension artérielle est identique. Parfaite. Cent vingt, quatre-vingt.
Nancy le nota sur un bloc-notes qui venait d’apparaître dans ses mains comme par
magie. Je me tortillai sur ma chaise avant de reporter mon attention sur Daemon. Il
dévisageait le médecin avec un air mauvais, comme s’il mourait d’envie de le cogner pour le
faire parler.
Ensuite, le Dr Roth prit notre pouls. Au repos, il était de cinquante battements par
minute, ce qui, apparemment, était une bonne chose.
— Jusqu’à aujourd’hui, le pouls de Katy était de soixante battements par minute et sa
tension beaucoup plus élevée. Il semblerait qu’en présence de Daemon son métabolisme
s’aligne sur le sien. C’est une très bonne nouvelle.
— En quoi est-ce une bonne nouvelle ? demandai-je.
Il sortit son stéthoscope.
— Ça montre que la mutation a eu lieu au niveau cellulaire.
— Et que je suis trop fort, ajouta Daemon d’une voix glaciale.
Cette remarque fit sourire le docteur, mais pas moi. À première vue, on aurait pu croire
que Daemon jouait les petits malins, comme à son habitude, mais je savais que lorsqu’il
répondait avec cette arrogance froide, ça voulait généralement dire qu’il était à deux doigts
d’exploser.
— Rythmes cardiaques parfaitement synchrones. Très bien, murmura Roth en se
tournant vers Dasher. Elle a réussi le test en situation de stress ? Sans montrer le moindre
signe d’instabilité ?
— Elle s’en est sortie avec brio, comme nous l’espérions.
Je pris une grande inspiration et posai la main sur mon ventre. Comme ils l’avaient
espéré ? S’attendaient-ils à ce que je tue Blake ? Je ne voulais même pas y penser.
Daemon me regarda en coin, les yeux plissés.
— Un test en situation de stress ?
J’ouvris la bouche, mais je ne savais pas quoi dire. Je ne voulais pas qu’il sache ce qui
s’était passé… ce que j’avais fait. Je me tournai vers Dasher. Il affichait une expression
fermée. Pour son propre bien, j’espérais qu’il réfléchirait avant de répondre. S’il parlait des
combats à Daemon, il y avait de grandes chances pour que celui-ci pète un câble.
— C’est un test tout ce qu’il y a de plus banal, dit-il. Je suis sûr que Katy pourra le
confirmer.
Banal, bien sûr. Ça arrivait à tout le monde de se faire tabasser et d’assassiner des gens.
Pourtant, même si c’était mal, son mensonge m’arrangeait bien.
— Ouais, rien de plus banal.
Le doute assombrit l’expression de Daemon. Il se tourna de nouveau vers le docteur.
— C’est le même genre de tests qu’a subis Dawson ?
Personne ne répondit, ce qui voulait tout dire. Daemon ne bougeait pas. Son regard
était acéré et ses lèvres pincées. Alors, contre toute attente, il me prit délicatement la main.
Je ne m’étais pas attendue à ça.
— Bon, nous pouvons passer à la phase la plus importante de nos travaux, dit le
Dr Roth en s’approchant d’un chariot rempli d’ustensiles. L’une des particularités les plus
remarquables chez nos amis extraterrestres est leur capacité à soigner les autres. Nous
pensons qu’en observant ce processus, nous réussirons à réunir les informations nécessaires
pour le reproduire et nous en servir pour guérir diverses maladies.
Le docteur ramassa un objet, mais le garda caché dans sa main.
— Le but de cet exercice, Daemon, est de voir à quelle rapidité tu peux soigner
quelqu’un. Nous devons l’étudier avant de passer à l’étape suivante.
Le sentiment latent de malaise qui me pesait jusque-là monta en flèche. Son petit
discours ne pouvait signifier qu’une chose.
— Mais encore ? demanda Daemon d’une voix grave.
Visiblement nerveux, Roth avança vers nous. Je me rendis compte qu’Archer et le
second garde se rapprochaient, eux aussi.
— Nous avons besoin que tu soignes Katy, dit-il.
Daemon resserra sa prise sur ma main avant de se pencher en avant.
— Et la soigner de quoi, exactement ? Excusez-moi d’être un peu perdu… Je me suis
déjà occupé de ses blessures. D’ailleurs, à ce sujet, je meurs d’envie de savoir comment elles
ont été infligées.
Mon cœur s’emballa tandis que j’observais la pièce. Il y avait des points noirs partout
aux murs. J’avais le sentiment qu’on était à deux doigts de se faire asperger d’onyx.
— Rien de sérieux, expliqua doucement le docteur. Une égratignure qu’elle sentira à
peine. Après, je vous ferai une prise de sang et contrôlerai vos signes vitaux. C’est tout.
Tout à coup, je ne pus m’empêcher de penser à Dawson et Bethany, de ce que ces gens
avaient fait subir à Bethany pour obliger Dawson à guérir d’autres personnes. La nausée
m’envahit et je fus prise de vertiges. Jusqu’à présent, Dasher n’avait pas traité la capture de
Daemon comme une priorité, mais maintenant qu’il était ici, avec moi, nous allions voir une
autre facette du Dédale. Ils ne pouvaient apparemment pas lui apporter des gens à soigner
sans connaître l’étendue de ses pouvoirs.
— Non, répondit Daemon, furieux. Il est hors de question que vous la touchiez.
— Tu m’as fait une promesse, intervint Nancy. Vais-je devoir te le rappeler
constamment ?
— Je n’ai jamais accepté que vous la blessiez, rétorqua-t-il.
Ses pupilles commençaient à briller.
Archer se rapprocha tandis que l’autre garde se plaçait près du mur, à côté d’un
bouton qui ne me disait rien de bon. La situation était sur le point de dégénérer. Quand le
Dr Roth montra ce qu’il cachait dans sa main, Daemon se releva d’un bond, me lâcha et se
plaça devant moi.
— Oublie ça, mon pote, dit-il en serrant les poings.
La lumière se réverbéra sur le scalpel que Roth tenait. Il eut le bon sens de reculer.
— Elle ne sentira presque rien, je te le promets. Je suis un docteur. Je sais comment m’y
prendre.
Les muscles du dos de Daemon se crispèrent.
— Non.
Nancy émit un grognement impatient et baissa le bloc-notes qu’elle tenait.
— On peut régler ça facilement… ou rendre les choses difficiles.
Il tourna la tête dans sa direction.
— Difficiles pour vous ou pour moi ?
— Pour toi et Katy. (Elle fit un pas en avant. Je n’arrivais pas à décider si elle était très
courageuse ou stupide.) Nous pouvons te maîtriser, mais si tu coopères, ce sera vite terminé.
À toi de voir.
Daemon avait l’air à deux doigts de l’envoyer balader et je savais qu’ils n’hésiteraient
pas à le punir. Si l’un de nous deux essayait de se défendre, la pièce se remplirait d’onyx et
ils l’attacheraient pour me faire ce qu’ils voulaient, puis ils le libéreraient. Dans tous les cas,
ils obtiendraient ce qu’ils désiraient. La seule décision qui nous appartenait était la façon
dont cela se produirait.
Les jambes tremblantes, je me levai.
— Daemon.
Il jeta un coup d’œil vers moi.
— Non.
Je haussai les épaules et lui souris, mais ça me parut bizarre à moi-même.
— Quoi qu’on fasse, le résultat sera le même. Crois-moi. (Une expression peinée passa
sur son visage.) Si nous acceptons de le faire, on en sera débarrassés. Et puis, tu es venu ici
de ton plein gré.
— Pas pour faire ce genre de choses.
— Je sais… mais tu es ici et… (C’était la raison pour laquelle je n’avais pas voulu qu’il
vienne. Je me tournai vers le docteur et tendis la main.) Il ne laissera personne me toucher.
Je vais devoir le faire moi-même.
Daemon me dévisagea d’un air incrédule. Le docteur se tourna vers Nancy, qui hocha
la tête. Il était clair que sa position, quelle qu’elle fût, était plus élevée que celle du sergent.
— Allez-y, dit Nancy. Je fais confiance à Katy. Elle sait ce qui se passera si elle décide
d’utiliser cette lame à mauvais escient.
J’adressai un regard empli de haine à cette femme tandis que le docteur posait
l’instrument froid dans ma paume. Puis, faisant appel à tout mon courage, je me tournai
vers Daemon. Il me regardait toujours comme si j’étais folle.
— Prêt ?
— Non.
Il prit une grande inspiration, et alors, une chose très rare se produisit. Une lueur
d’impuissance brilla dans ses yeux, leur procurant une teinte vert mousse.
— Kat…
— On est obligés.
Sans détourner les yeux, il tendit la main vers moi.
— Je vais le faire.
Je me figeai.
— Pas question.
— Donne-le-moi, Kat.
Je refusais de lui donner ce scalpel pour plusieurs raisons. D’abord parce que je ne
voulais pas qu’il ressente de la culpabilité, mais aussi parce que j’avais peur qu’il ne s’en
serve comme d’un projectile. Je me dandinai d’un pied sur l’autre avant d’ouvrir ma main
gauche. Je ne m’étais jamais blessée volontairement. Mon cœur battait follement et mon
estomac était noué. La lame du scalpel était parfaitement aiguisée. Il n’allait donc pas
falloir que j’applique beaucoup de pression pour arriver à mes fins.
Je le posai contre ma paume et fermai les yeux.
— Attends ! s’écria Daemon. (Je sursautai. Lorsque je relevai la tête vers lui, je me
rendis compte que ses pupilles étaient complètement blanches.) Il faut d’abord que je
reprenne ma véritable forme.
À présent, c’était mon tour de le regarder comme s’il était devenu fou. Il m’avait déjà
soigné des petits bobos en restant sous sa forme humaine. Il ne se transformait en torche
vivante que pour les cas les plus graves. J’ignorais ce qu’il mijotait.
Il se tourna vers Nancy et le sergent qui paraissaient aussi suspicieux que moi.
— Je veux m’assurer de le faire vite et bien. Je ne veux pas qu’elle souffre ni qu’elle
garde une cicatrice.
Ils semblèrent croire à son histoire car Nancy hocha la tête pour donner son
approbation. Daemon prit une grande inspiration, puis son corps se mit à chatoyer. Il
changeait. Les contours de sa silhouette s’effacèrent, ses vêtements y compris, et l’espace
d’un instant j’en oubliai que nous étions dans cette pièce, prisonniers du Dédale, et que
j’étais à deux doigts de me couper moi-même avec un scalpel.
Chaque fois que je le voyais reprendre sa véritable forme, j’en restais bouche bée.
Avant de disparaître complètement, ses membres reprirent vie. Bras. Jambes. Torse.
Tête. Pendant une seconde, je le vis réellement, tel qu’il était. Sa peau était translucide,
comme celle d’une méduse, et un liquide perlé coulait dans ses veines. Les traits étaient
ceux de Daemon, mais encore plus marqués et définis. Puis il se mit à briller comme le soleil.
Une étoile teintée de rouge, tellement belle à regarder que j’en avais les larmes aux yeux.
Je ne veux pas que tu fasses ça.
L’entendre parler dans ma tête me faisait toujours un choc. Je ne pensais pas m’y
habituer un jour. J’allais lui répondre à voix haute, avant de me reprendre :
Tu n’aurais pas dû venir ici, Daemon. C’était ce qu’ils voulaient.
Sa tête lumineuse se pencha sur le côté.
J’étais obligé de venir te chercher. Mais ça ne veut pas dire que je dois tout accepter de leur
part. Maintenant, dépêche-toi avant que je décide de me servir de la Source et de tuer quelqu’un.
Un peu effrayée, j’attrapai correctement le scalpel. Je sentais plusieurs paires d’yeux
posés sur moi. Mais comme j’étais lâche, je fermai les miens avant de faire glisser la lame sur
ma paume.
La soudaine douleur me fit siffler entre mes dents. Je laissai tomber le scalpel. Du sang
s’échappa immédiatement de l’entaille. C’était comme une coupure de papier. En mille fois
pire.
Putain de sa mère de Dieu en short, jura Daemon.
Je ne suis pas sûre qu’on dise vraiment ça, rétorquai-je en fermant la main.
Je remarquai à peine le docteur se baissant pour ramasser le scalpel. La lumière de
Daemon m’entourait. Il tendit la main vers moi et ses doigts parurent un peu plus humains
lorsqu’ils s’enroulèrent autour des miens.
Ouvre, me dit-il.
Quand je secouai la tête, son soupir résonna à l’intérieur de mon esprit. Il me força
doucement à ouvrir la main. Son contact chaud me faisait penser à des vêtements tout juste
sortis du sèche-linge.
Je ne pensais pas que ça ferait aussi mal.
Son grognement sourd se transforma en soupir.
Tu t’attendais à quoi, Kitten ?
Rien.
Je le laissai me guider jusqu’à une chaise où je m’assis. Il s’agenouilla devant moi et
baissa la tête. Une douce chaleur se répandit dans ma paume tandis qu’il jouait de sa
magie.
— Incroyable, murmura le Dr Roth.
Moi, j’étais incapable de détourner les yeux de la tête lumineuse de Daemon. La
chaleur qu’il dégageait emplissait la pièce. Je posai mon autre main sur son épaule. Son
éclat redoubla un instant et les contours de son corps devinrent encore plus rouges.
Intéressant.
Tu sais à quel point j’aime que tu me touches sous cette forme.
Sa voix me donna des frissons.
Avec toi, j’ai toujours l’impression d’avoir l’esprit mal placé.
Mais je ne retirai pas ma main pour autant.
Son rire résonna en moi et je me rendis compte que je n’avais plus mal.
Ce n’est pas ma faute si c’est la vérité, Kitten.
Je levai les yeux au ciel.
Il posa ses deux mains sur la mienne, mais j’étais à peu près sûre qu’il n’y avait plus
rien à soigner.
Maintenant, arrête de me distraire.
Je ricanai.
Moi ? Espèce d’enfoiré.
— Fascinant, murmura le Dr Roth. Ils sont en train de communiquer. Je suis toujours
impressionné par ce processus.
Daemon ne lui prêta aucune attention.
J’ai pris cette forme pour te dire que j’ai parlé avec Luc avant de me rendre au Mont
Weather.
Je me redressai, tout ouïe.
Est-ce qu’il a joué un rôle là-dedans ?
Non. Et je le crois. Il va nous aider à sortir. J’ai seulement besoin…
— Montre-nous ta main, Katy, nous interrompit Nancy.
J’aurais voulu continuer à parler à Daemon sans me préoccuper de cette garce, mais
quand je relevai la tête, je vis que l’autre garde s’approchait de Daemon avec une espèce de
Taser. Je retirai ma main de celles de Daemon et la leur montrai.
— Contents ?
— Daemon, reprends ta forme humaine, ordonna Nancy d’une voix agacée.
Soudain, Daemon se leva. Sous sa véritable forme, il paraissait plus grand et bien plus
intimidant. Sa lumière pulsa, plus rouge que blanche, puis se dissipa.
Daemon se tint alors devant nous, entièrement humain. Ou presque. Ses yeux brillaient
encore.
— Je ne sais pas si vous vous en êtes rendu compte, mais je n’aime pas qu’on me donne
des ordres.
— Je ne sais pas si tu t’en es rendu compte, mais j’ai l’habitude qu’on obéisse à mes
ordres, répliqua Nancy.
Un sourire arrogant étira les lèvres de Daemon.
— On ne vous a jamais dit qu’on n’attrape pas les lions avec du vinaigre ?
— Je crois que c’est des mouches, pas des lions, marmonnai-je.
— Peu importe.
Le Dr Roth examina ma main.
— Remarquable. Il n’y a plus qu’un petit trait rose et il aura sans doute disparu d’ici à
une heure. (Il se tourna vers Nancy et Dasher, en vibrant presque d’excitation.) D’autres
Luxens sont capables de soigner en si peu de temps, mais pas de façon totale, comme ici.
Daemon se sentait déjà bien assez spécial sans qu’on le complimente.
Le docteur secoua la tête et leva la tête vers lui.
— Incroyable.
Je me demandais si le gentil docteur allait l’embrasser.
Mais avant qu’il puisse baver sur Daemon, la porte s’ouvrit à la volée et un militaire
apparut, essoufflé et les joues aussi rouges que ses cheveux rasés.
— Nous avons un problème, annonça-t-il en reprenant sa respiration.
Nancy le regarda d’un air agacé. Je ne pus m’empêcher de penser que ce pauvre
homme allait passer un sale quart d’heure pour avoir osé débouler ici sans prévenir.
Dasher s’éclaircit la voix.
— Que se passe-t-il, Collins ?
Le regard du militaire se posa sur Daemon et moi avant de revenir sur le sergent.
— Un incident s’est produit au bâtiment B, sergent, au neuvième étage. Il nécessite
votre intervention immédiate.
CHAPITRE 12

Katy

Le bâtiment B ? Je me souvenais vaguement d’avoir entendu quelqu’un parler d’un


deuxième bâtiment, mais je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il y avait à l’intérieur.
Désormais, je mourais d’envie de le découvrir car, vu la façon dont le sergent Dasher était
parti sans un mot, la situation devait être grave.
Nancy le suivit de près.
— Ramenez-les dans leurs chambres. Et docteur ? (Elle s’arrêta.) Vous feriez mieux de
nous accompagner.
Sur ces paroles, ils disparurent.
Je me tournai vers Archer.
— Que se passe-t-il ?
Il m’adressa un regard qui signifiait clairement que j’étais stupide de poser la question.
Je grimaçai.
— Qu’y a-t-il dans le bâtiment B ?
L’autre soldat avança vers nous.
— Tu poses trop de questions. Tu dois apprendre à la fermer.
Je clignai les yeux. Daemon, lui, saisit le garde baraqué à la gorge et le plaqua contre
le mur. J’écarquillai les yeux.
— Et toi, tu dois apprendre à parler aux femmes avec un petit peu plus de respect,
cracha-t-il.
— Daemon ! m’exclamai-je.
En dépit de mes craintes, on ne nous aspergea pas d’onyx.
Daemon retira ses doigts un à un du cou du soldat qui haletait et fit un pas en arrière.
L’homme se laissa glisser le long du mur. Archer n’avait pas réagi.
— Et toi, tu le laisses faire ? lança le garde, le doigt pointé sur Archer. C’est quoi, ton
problème ?
Archer haussa les épaules.
— Je suis d’accord avec lui. Tu dois apprendre à traiter les gens avec respect.
Je réprimai un éclat de rire. Daemon toisait le soldat comme s’il avait envie de lui briser
la nuque. Je m’approchai rapidement de lui et pris sa main dans la mienne.
Quand il baissa la tête vers moi, il me regarda d’abord sans me voir. Puis il déposa un
baiser sur mon front. Un poids s’envola de mes épaules. Je doutais qu’Archer soit aussi
compréhensif s’il recommençait.
— N’importe quoi, cracha l’homme en tournant sur ses talons.
Il quitta la pièce, laissant Archer seul avec nous.
Ça n’avait pas l’air de l’inquiéter.
Le chemin du retour fut des plus banals jusqu’à ce qu’Archer déclare :
— Non. Vous n’êtes pas dans la même cellule.
Je me retournai vivement vers lui.
— Quoi ?
— Mes ordres sont de vous ramener à vos cellules. Au pluriel. (Il entra un mot de
passe.) Ne rendez pas les choses plus difficiles. Tout ce que ça vous vaudrait, c’est d’être
séparés plus longtemps.
Je voulais protester, mais la façon dont ses traits s’étaient durcis me disait qu’il ne
changerait pas d’avis. Je respirai avec difficulté.
— Vous ne pouvez pas au moins nous dire ce qu’il y a dans le bâtiment B ?
Archer nous regarda l’un après l’autre. Puis il jura et avança, le menton rentré. À côté
de moi, Daemon se tendit. Archer lui adressa un regard d’avertissement avant de reprendre
la parole, à voix basse.
— Ils vont finir par vous en parler, et à ce moment-là, vous regretterez d’avoir posé la
question. C’est le bâtiment dédié aux Origines.
— Les Origines ? répéta Daemon en fronçant les sourcils. Qu’est-ce que c’est que ça ?
Archer haussa les épaules.
— Je ne peux rien vous dire de plus. Maintenant, Katy, s’il te plaît. Rentre dans ta
chambre.
Les doigts de Daemon se resserrèrent sur les miens. De son autre main, il m’attrapa par
le menton pour que je relève la tête, et ses lèvres se posèrent sur les miennes en un baiser…
passionné et fougueux qui me coupa le souffle et me fit tourner la tête. Je posai la main sur
sa poitrine. Je me sentais revivre. Il me serra tout contre lui, et bien que nous ne soyons pas
seuls, le désir m’envahit.
Archer toussa bruyamment.
Relevant la tête, Daemon me fit un clin d’œil.
— Tout ira bien.
Je hochai la tête et entrai dans la pièce à contrecœur. Je me retrouvai alors devant le
lit sur lequel Daemon s’était assis un peu plus tôt. Derrière moi, on referma la porte et on la
verrouilla.
Encore sous le choc, je portai mes mains à mon visage. La veille, je m’étais endormie,
physiquement épuisée par la Source et émotionnellement dévastée par mes actes. Allongée
sur ce lit, les yeux rivés au plafond, je m’étais laissé envahir par le désespoir. Et il ne m’avait
pas encore tout à fait quittée.
Mais aujourd’hui, les choses étaient différentes. Je devais continuer de me le répéter
pour m’empêcher de sombrer dans le pessimisme. Occulter mes peurs n’était pas ce qu’un
thérapeute aurait recommandé, mais je n’avais pas d’autre choix. Ces quelques heures avant
que je m’endorme…
Je secouai la tête.
Les choses étaient différentes désormais. Daemon était avec moi. En parlant de lui,
d’ailleurs, j’avais l’impression qu’il était encore près de moi. La sensation de chaleur dans
mon cou avait disparu, mais je savais qu’il n’était pas loin. Je le sentais dans chacune de
mes cellules.
Je me retournai pour regarder le mur, quand, tout à coup, je me souvins de la seconde
porte dans la salle de bains. Je me retournai vivement et me précipitai dans l’autre pièce. Je
tournai la poignée. Elle était fermée à clé. En priant pour que mes espoirs soient avérés, je
frappai.
— Daemon ?
Aucune réponse.
Je posai ma joue contre le bois frais et fermai les yeux, les mains appuyées contre la
porte. Comment avais-je pu croire qu’on nous avait assigné des chambres avec une salle de
bains commune ? Bien sûr, Dawson et Bethany étaient restés ensemble au début. C’était ce
que Dawson nous avait dit, mais avec ma chance…
La porte s’ouvrit soudain et je tombai en avant. Des bras et un torse puissants me
rattrapèrent.
— Tout doux, Kitten…
Le cœur battant la chamade, je relevai la tête.
— On partage notre salle de bains !
— Je vois ça.
Un léger sourire apparut sur ses lèvres et ses yeux s’illuminèrent.
Je l’attrapai par le tee-shirt et me balançai sur les talons de mes baskets.
— Je n’arrive pas à y croire ! Tu es dans la cellule d’à côté ! Nous avons juste…
Daemon posa les mains sur mes hanches, d’un geste sûr et précis, et pressa ses lèvres
sur les miennes, reprenant le baiser dévorant que nous avions commencé dans le couloir. En
même temps, il me fit reculer, et sans que je réussisse à comprendre comment, il referma la
porte derrière nous sans me lâcher une seule seconde.
Ses lèvres… elles caressaient les miennes avec une lenteur exagérée, comme si nous
nous embrassions pour la première fois. Ses mains se faufilèrent derrière moi et, quand mon
dos heurta le lavabo, il me souleva pour me poser dessus. Il écarta ensuite mes jambes avec
ses hanches pour se placer entre elles. Le désir m’embrasa de nouveau, comme une flamme
attisée par ce baiser lent et profond.
Le souffle court, j’agrippai ses épaules. Je me perdais presque entièrement en lui.
J’avais lu assez de romances pour savoir que l’association de Daemon et d’une salle de bains
constituait l’apogée du fantasme, mais…
Je réussis à m’écarter, mais pas très loin. Quand je pris la parole, mes lèvres
effleurèrent les siennes.
— Attends, il faut qu’on…
— Je sais, m’interrompit-il.
— Bien. (Je posai mes mains tremblantes sur son torse.) On est sur la même longueur
d’ondes…
Daemon m’embrassa encore une fois, me faisant perdre le fil de mes pensées. Il
continua d’explorer ma bouche, puis mordilla mes lèvres jusqu’à ce que m’échappe un
gémissement qui, en d’autres circonstances, m’aurait fait mourir de honte.
— Daemon…
Il m’interrompit de nouveau en pressant sa bouche contre la mienne. Ses mains
remontèrent jusqu’à ma taille et le bout de ses doigts effleura mes seins. Un violent frisson
me parcourut. Je compris alors que si nous ne nous arrêtions pas tout de suite, nous allions
perdre un temps précieux.
Je m’écartai et avalai une goulée d’air frais qui avait le même goût que Daemon.
— Il faut vraiment qu’on parle.
— Je sais. (Il eut un sourire en coin.) C’est ce que j’essaie de te dire.
Je le regardai, bouche bée.
— Pardon ? Tu ne m’as rien dit du tout. Tu m’as…
— … embrassée à t’en faire tourner la tête ? finit-il d’un air innocent. Désolé. Quand je
suis avec toi, je ne pense qu’à ça. Enfin, pas qu’à t’embrasser pour être exact, mais…
— J’ai compris, grognai-je.
J’étais à deux doigts de m’éventer. Adossée au miroir en plastique, je laissai tomber mes
mains sur mes genoux. Le toucher n’aidait pas. Son sourire satisfait non plus.
— Waouh.
Sans bouger ses mains, il se pencha et appuya son front contre le mien. Puis, d’une voix
douce, il me dit :
— J’aimerais voir si ta main va bien.
Je fronçai les sourcils.
— Ça va.
— Je veux m’en assurer.
Il se redressa légèrement et le regard qu’il m’adressa me dit tout ce que j’avais à savoir.
Quand il vit que j’avais compris ses intentions, il sourit. Un instant plus tard, il avait repris
sa véritable forme. Il brillait tellement dans la pièce étroite que je dus fermer les yeux.
Ils ont dit qu’il n’y avait pas de caméras ici, mais il y a sûrement des micros, me dit-il. C’est
louche qu’ils nous laissent nous voir comme ça. Ils savaient forcément qu’on allait se parler de
cette façon. Ils doivent avoir une bonne raison pour nous l’autoriser.
Je frissonnai.
Je sais, mais ils ont laissé Dawson et Bethany ensemble jusqu’à… Je repoussai cette
pensée. On perdait du temps. Qu’est-ce que t’a dit Luc ?
Il m’a dit qu’il pouvait nous aider à sortir d’ici, mais il ne m’a donné aucun détail.
Apparemment, il a des contacts qui travaillent ici. Et ils viendront nous chercher dès que j’aurai
récupéré quelque chose pour lui. Quelque chose dont tu m’as déjà parlé. Le LH-11.
J’en restai bouche bée.
Que veut-il en faire ?
Aucune idée.
Les mains de Daemon se posèrent de nouveau sur mes hanches et il me fit descendre
du lavabo. Avec des gestes beaucoup trop rapides pour mes yeux, il s’assit sur les toilettes
fermées et m’attira sur ses genoux. Il remonta la main jusqu’à ma nuque et m’encouragea à
poser la joue contre son épaule, ce que je fis. La chaleur qui se dégageait de son corps
n’était plus aussi forte que la première fois que je l’avais vu ainsi.
Ça n’a pas d’importance, non ?
Je m’abandonnai à son étreinte.
Je ne comprends pas. Ils donnent ce truc aux humains malades. Pourquoi Luc en aurait-il
besoin ?
Très sincèrement, ça ne peut pas être pire que les projets du Dédale, même s’ils disent qu’ils
s’en servent pour rendre le monde meilleur.
Il avait raison. Je soupirai. Je n’osais pas espérer. Même si Luc était réellement de notre
côté et nous aidait à nous échapper, de nombreux obstacles continueraient à nous bloquer
la route. Certains insurmontables.
J’en ai déjà vu. Peut-être que je pourrai encore m’en approcher.
Il va falloir y arriver.
Plusieurs minutes passèrent avant qu’il reprenne la parole.
On ne peut pas rester dans cette pièce trop longtemps. J’ai peur qu’ils ne nous retirent ce
privilège si on en abuse.
Je hochai la tête. Je ne comprenais pas pourquoi ils nous autorisaient à nous voir sans
chaperon, et ce, quand nous le voulions. Essayaient-ils de nous prouver qu’ils ne
cherchaient pas à nous séparer ? Après tout, ils n’arrêtaient pas de répéter qu’ils n’étaient
pas nos ennemis. Mais il y avait tellement de mystères autour du Dédale, comme le cas de
Blake, par exemple…
Tremblotante, j’enfouis mon visage contre son épaule et pris une grande inspiration.
J’aurais voulu effacer le souvenir de Blake de mon esprit, prétendre qu’il n’avait jamais
existé.
— Kat.
Je relevai la tête et ouvris les yeux. Daemon avait repris sa forme humaine.
— Daemon ?
Ses yeux scrutèrent mon visage.
— Que t’ont-ils fait ?
Je me figeai et, l’espace d’un instant, nos regards se rencontrèrent. Puis je me levai et
m’éloignai de quelques pas.
— Rien. Juste des tests.
Il laissa tomber ses bras sur ses genoux.
— Je sais qu’il y a plus que ça, Kat, dit-il d’une voix douce. Comment t’es-tu blessée au
visage ?
Je jetai un coup d’œil au miroir. J’avais le teint pâle, mais il n’y avait plus aucune trace
de combat.
— On ne devrait pas en parler.
— Ça m’étonnerait que ça les dérange. Les hématomes et les coupures ont disparu,
mais ils étaient bien là. Je les ai guéris. Je n’ai pas rêvé. (Il se leva, sans se rapprocher pour
autant.) Tu peux tout me dire. Tu devrais le savoir.
Je reportai mon attention sur lui. Évidemment que je le savais. J’avais appris ma leçon
de la pire des façons, l’hiver précédent. Si je lui avais fait confiance, Adam serait encore en
vie et nous ne nous serions sans doute pas retrouvés dans cette situation.
La culpabilité me rongeait de l’intérieur. Mais cette fois, c’était différent. Lui parler des
examens et des entraînements ne ferait que l’énerver encore plus et il risquait de devenir
violent. Et puis, admettre que j’avais tué Blake, sans l’excuse de l’autodéfense, était tout
simplement terrifiant. Je ne voulais plus y penser, et encore moins en parler.
Daemon soupira.
— Tu ne me fais pas confiance ?
— Si ! répondis-je, les yeux grands ouverts. Je mettrais ma vie entre tes mains, mais
je… il n’y a pas grand-chose à dire sur ce qui s’est passé avant ton arrivée.
— Moi je crois qu’au contraire il y a beaucoup à dire.
Je secouai la tête.
— Je ne veux pas me disputer avec toi.
— On ne se dispute pas. (Il franchit la distance qui nous séparait et posa les mains sur
mes épaules.) Tu fais ta tête de mule, comme d’habitude, c’est tout.
— Et c’est toi qui dis ça ? C’est l’arnaque.
— Très bon film, rétorqua-t-il. Je regarde beaucoup de vieux films pendant mon temps
libre.
Je levai les yeux au ciel, mais je fus incapable de réprimer un sourire.
Il posa la main contre ma joue et baissa la tête pour me regarder dans les yeux.
— Je m’inquiète pour toi, Kitten.
Ma poitrine se serra comme si elle était prise dans un étau. Daemon admettait
rarement qu’il était inquiet et je ne voulais vraiment pas lui infliger ça.
— Je vais bien. Je te le promets.
Il continua de me dévisager un long moment, comme s’il pouvait voir à travers moi, à
travers mes mensonges.

*
* *

Daemon

Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis que Kat et moi nous étions séparés. Entre-
temps, on avait apporté un repas infect dans ma chambre. Je tentai de regarder la télé et
même de dormir un peu, mais c’était trop dur en sachant qu’elle était dans la pièce à côté.
Des fois, je l’entendais même dans la salle de bains. À un moment donné, sans doute au
milieu de la nuit, j’entendis ses pas approcher de la porte et je sus qu’elle se tenait là, à se
battre contre les mêmes démons que moi. Mais nous devions nous montrer prudents. La
raison pour laquelle ils nous autorisaient à partager une pièce ne pouvait pas être bonne et
je ne voulais pas prendre le risque qu’ils nous séparent.
Cependant, je m’inquiétais pour elle. Je savais qu’elle me cachait des choses, qu’elle
refusait de me dire ce qui s’était passé avant mon arrivée. Donc, comme un idiot sans la
moindre maîtrise de soi, je m’étais levé et j’avais ouvert cette foutue porte.
De l’autre côté, tout était sombre et calme, mais je ne m’étais pas trompé. Kat se tenait
là, les bras ballants, complètement immobile. La voir ainsi me fit l’effet d’un coup de poing
en plein cœur. Elle qui était incapable de tenir en place auparavant…
Je l’avais embrassée avec tendresse avant de lui dire :
— Retourne te coucher, Kitten. Il faut qu’on se repose tous les deux.
Elle avait hoché la tête avant de prononcer les trois mots qui ne cessaient de me couper
le souffle.
— Je t’aime.
Puis elle était retournée dans sa chambre, et moi, dans la mienne.
Le lendemain matin, Nancy vint me rendre une petite visite. Il n’y avait rien de tel que
de voir sa petite face de rat et son sourire forcé pour bien commencer la journée.
Je m’attendais à ce qu’on retrouve Kat, au lieu de quoi elle m’emmena à l’étage médical
pour qu’on me prélève encore un peu de sang, puis au centre de soins dont m’avait parlé
Kat.
— Où est la petite fille ? demandai-je en la cherchant dans les fauteuils sans la voir. Je
crois qu’elle s’appelle Lori, ou quelque chose dans le genre.
L’expression de Nancy demeura impassible.
— Le traitement n’a pas eu les effets escomptés. Elle est morte il y a quelques jours.
Merde. J’espérais que Kat ne l’apprendrait pas.
— Vous lui avez donné du LH-11 ?
— Oui.
— Et ça n’a pas fonctionné ?
Elle plissa les yeux.
— Tu poses beaucoup de questions, Daemon.
— Je suis là et vous allez vous servir de mon ADN. Vous ne pensez pas que j’ai le droit
d’être un petit peu curieux sur ce que vous comptez faire avec ?
Elle soutint mon regard un instant, avant de se tourner vers un patient dont on
changeait la poche d’intraveineuse.
— Tu réfléchis trop. Et tu sais ce qu’on dit sur la curiosité.
— Vous parlez de ce dicton complètement démodé ?
Ses lèvres se retroussèrent en coin.
— Je t’aime bien, Daemon. Tu es un emmerdeur de première et tu as une grande
gueule, mais je t’aime bien.
J’eus un sourire crispé.
— Personne n’est insensible à mon charme.
— Je n’en doute pas. (Elle s’interrompit en voyant le sergent entrer dans la pièce. Il
discutait à voix basse avec l’un des médecins.) On a bien administré du LH-11 à Lori, mais
cela n’a pas eu les effets désirés.
— C’est-à-dire ? demandai-je. Ça n’a pas soigné son cancer ?
Nancy ne répondit pas. Quelque chose me disait que l’état de la petite fille ne s’était
pas seulement aggravé à cause du cancer.
— Vous savez ce que je pense ? lui demandai-je.
Elle pencha la tête sur le côté.
— Je ne peux qu’imaginer.
— Jouer avec l’ADN, qu’il soit humain, hybride ou extraterrestre, est dangereux. Vous
n’avez pas la moindre idée de ce que vous faites.
— Nous apprenons au fur et à mesure.
— En faisant des erreurs ? rétorquai-je.
Elle sourit.
— Les erreurs n’existent pas, Daemon.
J’en doutais mais mon attention fut soudain attirée par une vitre, au bout de la pièce.
Je fronçai les sourcils. Il y avait des Luxens de l’autre côté. La plupart d’entre eux agissaient
comme des gosses à Disneyland.
— Ah. (Nancy désigna la vitre d’un geste de la tête en souriant.) Tu les as remarqués.
Ils sont ici de leur plein gré. Si seulement tu pouvais être aussi arrangeant…
Je ricanai. J’ignorais pourquoi ces Luxens étaient heureux comme des poissons dans
l’eau, et je m’en moquais. Certaines intentions du Dédale étaient bonnes, mais cela ne me
ferait pas oublier ce qu’ils avaient fait subir à mon frère.
Autour de moi, les docteurs et les techniciens de laboratoire s’affairaient. Certaines
poches reliées aux patients contenaient un étrange liquide brillant qui me faisait penser au
sang que nous possédions sous notre vraie forme.
— C’est ça, le LH-11 ? demandai-je en montrant l’une des poches.
Nancy hocha la tête.
— L’une des versions en tout cas, la plus récente. Mais ça ne te concerne pas. Nous
devons…
Tout à coup, une alarme stridente retentit, interrompant sa phrase. Au plafond, des
voyants lumineux rouges clignotaient. Les patients et les médecins regardèrent autour
d’eux, alarmés, tandis que le sergent Dasher se précipitait hors de la pièce.
Nancy jura dans sa barbe avant de se tourner vers la porte.
— Washington, veuillez escorter M. Black à sa chambre immédiatement. (Elle fit signe à
une autre garde.) Williamson, bloquez l’accès à cette porte. Personne n’entre ni ne sort.
— Que se passe-t-il ? demandai-je.
Elle m’adressa un regard agacé avant de s’éloigner d’un pas lourd. Si elle croyait que
j’allais retourner sagement dans ma chambre alors que les choses commençaient à peine à
devenir intéressantes, elle se foutait le doigt dans l’œil. Dans le couloir, l’éclairage était
minimal et les lampes rouges clignotantes créaient un effet stroboscopique exaspérant.
Le garde du moment avança et, tout à coup, le chaos s’abattit sur le couloir.
Des soldats se ruèrent hors de différentes pièces et entreprirent de les barricader et de
monter la garde devant. Un autre arriva de l’autre côté du couloir, en serrant un talkie-
walkie à se briser les doigts.
— Activité non autorisée dans l’ascenseur dix, en provenance du bâtiment B.
Verrouillez le périmètre.
Le mystérieux bâtiment B frappait encore une fois.
Au loin, une autre porte s’ouvrit et je vis Archer, puis Kat en sortir. Elle avait la main
posée contre l’intérieur de son coude. Derrière elle apparut le Dr Roth avec une énorme
seringue à la main. Je plissai les yeux, mais il dépassa Kat et Archer pour se diriger vers le
mec au talkie-walkie.
Kat se retourna et posa les yeux sur moi. J’avançai aussitôt dans sa direction. Il était
hors de question qu’on nous sépare alors que tout partait en vrille.
— Où tu crois aller ? me demanda Washington en posant la main sur l’arme accrochée
à sa cuisse. On m’a donné l’ordre de te raccompagner à ta chambre.
Je me retournai doucement vers lui, puis vers les trois ascenseurs qui nous faisaient
face. Ils étaient tous arrêtés à des étages différents et les voyants rouges clignotaient.
— Et comment est-ce qu’on va faire, au juste ?
Il fronça les sourcils.
— Les escaliers ?
Le connard marquait un point, mais je n’en avais rien à faire. Lorsque je lui tournai le
dos, il posa la main sur mon épaule.
— Si tu essaies de m’arrêter, je te bute, l’avertis-je.
À mon expression, il dut comprendre que je ne plaisantais pas car il me laissa
m’éloigner et rejoindre Kat. Je passai un bras autour de ses épaules. Elle était crispée.
— Ça va ? lui demandai-je en jetant un coup d’œil à Archer.
Lui aussi avait la main sur son arme, mais il ne nous prêtait pas la moindre attention.
Ses yeux étaient rivés sur l’ascenseur du milieu. Il écoutait quelque chose dans son oreillette
et ça n’avait pas l’air de le réjouir.
Kat hocha la tête avant de recoiffer en arrière une mèche de cheveux qui s’était
échappée de sa queue-de-cheval.
— Tu as une idée de ce qui se passe ?
— Ça a un rapport avec le bâtiment B. (Tout à coup, mon instinct me dit qu’on aurait
peut-être mieux fait de retourner dans nos chambres, finalement.) Ça n’est jamais arrivé ?
Kat secoua la tête.
— Non. C’est peut-être un essai.
Une double porte s’ouvrit soudain à la volée au bout du couloir et toute une troupe de
militaires en tenue du SWAT s’engouffrèrent à l’intérieur, armés jusqu’aux dents, avec un
casque sur la tête.
Réagissant immédiatement, j’attrapai Kat par la taille et la plaquai contre le mur pour
la protéger avec mon corps.
— Je ne pense pas que ce soit un essai.
— Ce n’en est pas un, confirma Archer en dégainant son arme.
Le voyant de l’ascenseur du milieu clignota pour indiquer le septième étage, puis le
sixième, puis le cinquième.
— Je croyais que les ascenseurs avaient été mis hors service ? s’écria quelqu’un.
Les hommes vêtus de noir se déployèrent devant l’ascenseur, un genou au sol, le fusil
levé.
— Couper l’alimentation des ascenseurs ne sert à rien et vous le savez, dit quelqu’un
d’autre.
— Je m’en moque ! hurla l’homme dans le talkie-walkie. Éteignez-moi ce foutu
ascenseur avant qu’il atteigne la surface ! Faites couler du béton à l’intérieur s’il le faut,
mais arrêtez-le !
— Qu’est-ce qu’il y a, à l’intérieur ? demandai-je à Archer.
La lumière rouge indiqua le quatrième étage.
— Un Origine, souffla-t-il, la mâchoire crispée. Il y a une cage d’escalier sur la droite,
au bout du couloir. Je vous suggère de l’emprunter.
Mon regard se posa de nouveau sur l’ascenseur. Une partie de moi voulait rester pour
savoir ce qu’était un Origine et pourquoi tout le monde agissait comme si le monstre de
Cloverfield allait surgir de la cage d’ascenseur. Mais Kat était avec moi et ce qui allait nous
tomber dessus n’était visiblement pas amical.
— Qu’est-ce qui se passe avec eux, en ce moment ? marmonna l’un des hommes en
noir. Ils n’arrêtent pas de se rebeller.
Lorsque je fis mine de m’éloigner, Kat m’en empêcha.
— Non, dit-elle avec de grands yeux. Je veux voir.
La tension gagna mes muscles.
— C’est hors de question.
Un ding ! résonna à travers l’étage, annonçant l’arrivée de l’ascenseur. J’étais à deux
doigts de soulever Kat et de la jeter sur mon épaule. Comme elle me connaissait par cœur,
elle me lança un regard empli de défiance.
Puis ses yeux se posèrent quelque part, derrière moi, et je tournai la tête. Les portes de
l’ascenseur s’ouvrirent lentement. Les militaires retirèrent la sécurité de leur arme.
— Ne tirez pas ! ordonna le Dr Roth en brandissant sa seringue comme un drapeau
blanc. Je m’en occupe. Quoi que vous fassiez, ne tirez pas. Ne…
Une ombre apparut devant l’ascenseur, puis une jambe couverte d’un bas de
survêtement noir, suivi d’un torse et de petites épaules.
L’apparition me laissa bouche bée.
C’était un gamin. Un gosse ! Il ne devait pas avoir plus de cinq ans. Il s’approcha des
adultes qui pointaient d’énormes flingues sur lui et…
Il sourit.
C’est là que tout partit en sucette.
CHAPITRE 13

Daemon

— Euh…, marmonnai-je.
Les yeux du gosse étaient violets. On aurait dit deux améthystes, avec un trait étrange
autour de la pupille, comme ceux de Luc. Un éclat glacé, calculateur les animait tandis qu’il
observait les militaires déployés devant lui.
Le Dr Roth fit un pas en avant.
— Que fais-tu ici, Micah ? Tu sais que tu n’as pas le droit de venir dans ce bâtiment. Où
est… ?
Alors, plusieurs choses se produisirent en même temps, et en toute franchise, si je ne
l’avais pas vu de mes propres yeux, je ne l’aurais jamais cru.
Le gamin leva la main et plusieurs détonations retentirent. Ils avaient fait feu. Au
hoquet de surprise horrifiée de Kat, je compris qu’elle se disait la même chose que moi :
venaient-ils réellement d’abattre un enfant ?
Mais les balles s’arrêtèrent en plein vol, comme s’ils avaient affaire à un Luxen ou à un
hybride, mais je savais qu’il ne faisait pas partie de mon peuple. Je l’aurais senti. Peut-être
qu’il s’agissait d’un hybride. Dans tous les cas, les balles s’écrasèrent contre un champ de
force bleuté qui semblait l’entourer. Puis la lumière bleue s’étendit, avala les projectiles et
les fit s’embraser comme des libellules. Elles restèrent figées un instant avant de disparaître
complètement. Le gamin referma ses doigts sur sa paume levée, comme s’il leur faisait signe
de venir jouer, puis, à la Magneto, les fusils volèrent hors des mains des militaires dans sa
direction. Ils se figèrent également dans les airs et prirent une teinte bleue. L’instant
d’après, les armes n’étaient plus qu’un tas de poussière.
Les mains de Kat s’enfoncèrent dans mon dos.
— Bordel…
— … de merde, terminai-je à sa place.
Le Dr Roth essayait de passer devant les soldats.
— Micah, tu n’as pas le droit…
— Je ne veux pas y retourner, rétorqua le gosse qui avait une voix aiguë mais posée à
la fois.
Cet abruti de Washington avança, arme à la main. Le Dr Roth cria et Micah tourna la
tête vers lui. Le militaire blêmit. Micah serra le poing. Aussitôt, Washington tomba à genoux
et se prit la tête entre les mains, la bouche ouverte sur un cri silencieux. Du sang s’écoulait
de ses yeux.
— Micah ! s’écria le Dr Roth en poussant un soldat du chemin. C’est mal ! Très mal,
Micah !
Mal ? Il lui disait que c’était mal ? Je connaissais des dizaines d’adjectifs qui auraient
mieux décrit la situation.
— Mon Dieu, murmura Kat. On dirait Damien dans La Malédiction.
En temps normal j’en aurais ri car, avec sa coupe au bol et son petit sourire
machiavélique, il ressemblait effectivement à l’antéchrist. Le problème, c’était que la
situation n’avait rien de drôle. Washington s’était effondré la tête en avant et ne bougeait
plus. Et maintenant, ce gamin super flippant avait les yeux posés sur moi.
Putain, je détestais les gosses.
— Il voulait me faire bobo, dit Micah sans me lâcher du regard. Et vous voulez tous me
renvoyer dans ma chambre. Je n’ai pas envie de retourner dans ma chambre.
Lorsqu’il fit un pas en avant, plusieurs soldats reculèrent vivement, mais le Dr Roth
conserva sa position, la seringue cachée dans son dos.
— Pourquoi n’as-tu pas envie de retourner dans ta chambre, Micah ?
— J’ai une meilleure question, murmura Kat. Pourquoi est-ce qu’il te regarde comme
ça ?
J’aurais bien voulu le savoir, moi aussi.
Micah contourna les militaires qui semblaient à présent l’éviter comme la peste. Il avait
une façon de marcher très souple, un peu comme un chat.
— Les autres ne veulent pas jouer avec moi.
Il y en avait d’autres comme lui ? Seigneur…
Le docteur se tourna vers lui et lui sourit.
— Est-ce parce que tu ne leur prêtes pas tes jouets ?
Kat s’étouffa en réprimant ce qui ressemblait à un rire hystérique.
Micah posa les yeux sur le médecin.
— Ce n’est pas en partageant que l’on assoit sa dominance.
Non, mais qu’est-ce qu’il se passait ici, à la fin ?
— Partager ne signifie pas que tu abandonnes le contrôle de la situation, Micah. On en
a déjà parlé.
Le petit garçon haussa les épaules avant de reporter son attention sur moi.
— Tu veux jouer avec moi ?
— Euh…
Je ne savais pas quoi dire.
Micah pencha la tête sur le côté en souriant. Des fossettes apparurent sur ses joues
arrondies.
— Il peut venir jouer avec moi, docteur Roth ?
S’il disait oui, j’étais dans la merde. Le médecin hocha la tête.
— Je suis sûr qu’il pourra plus tard, Micah, mais pour l’instant, il faut que tu retournes
dans ta chambre.
Le petit garçon fit la moue.
— Je n’ai pas envie !
Je m’attendais presque à voir sa tête tourner à trois cent soixante degrés et peut-être
que ça aurait été le cas si le docteur ne s’était pas élancé vers lui, la seringue à la main.
Micah se retourna aussitôt et serra les poings. Le Dr Roth fit tomber la seringue et mit
un genou à terre.
— Micah, souffla-t-il en posant les mains contre ses tempes. Arrête…
Micah tapa du pied.
— Je n’ai pas envie !
Tout à coup, sortie de nulle part, une fléchette vint se ficher dans le cou du gamin. Il
écarquilla les yeux avant de s’effondrer. Avant qu’il ne touche le sol, toutefois, je m’élançai
vers lui pour le rattraper. Il était peut-être flippant, mais ça restait un enfant.
En relevant la tête, j’aperçus le sergent Dasher qui se tenait sur ma droite.
— Joli tir, Archer, dit-il.
Ce dernier rangea son arme avec un bref hochement de tête.
Je reportai mon attention vers Micah. Il avait les yeux ouverts et m’observait fixement.
Il ne pouvait plus bouger, mais il était conscient.
— Mais c’est quoi, ce bordel ? murmurai-je.
— Qu’on emmène Washington à l’infirmerie pour s’assurer qu’il n’a pas le cerveau en
bouillie, ordonna Dasher. Roth, prenez le gamin avec vous. Je veux que vous découvriez
comment il s’est échappé du bâtiment B et où est passé son foutu traceur GPS.
Roth se releva difficilement et se massa le visage.
— Oui… Oui, monsieur.
Dasher avança vers lui avec une lueur dangereuse dans les yeux.
— S’il recommence, lui dit-il d’une voix grave, il sera supprimé. C’est bien compris ?
Supprimé ? Seigneur. Quelqu’un apparut devant moi et me prit l’enfant des bras. Je
n’avais pas envie de le lâcher, mais je ne pouvais pas faire autrement. La main de Micah se
referma sur mon tee-shirt, pendant que le soldat le soulevait.
De près, ses yeux étaient encore plus étonnants. Le cercle autour de ses pupilles était
irrégulier, comme si du noir avait coulé hors des traits.
Ils ne connaissent pas notre existence.
Surpris, je sursautai et me retrouvai hors de sa portée. J’avais entendu la voix du
garçon dans ma tête. C’était impossible, pourtant je n’avais pas rêvé. Incrédule, j’observai le
soldat se retourner et s’éloigner avec lui. Le plus bizarre, c’était que Luc m’avait dit
exactement la même chose.
Ce gosse n’était pas comme Kat ou moi. Il était quelque chose de totalement différent.

*
* *

Katy

Bon sang…
Un enfant venait de désarmer une quinzaine d’hommes et aurait sans doute fait
beaucoup plus de dégâts si Archer ne lui avait pas injecté un tranquillisant. Pour être
franche, je ne savais pas quoi penser de tout ça, mais Daemon avait l’air beaucoup plus
perturbé que moi. La peur me gagna soudain. Le gamin lui avait-il fait quelque chose ?
Je m’écartai du mur pour aller à sa rencontre.
— Ça va ?
Il se passa une main dans les cheveux avant de hocher la tête.
— Qu’on ramène ces deux-là dans leur chambre, ordonna le sergent Dasher.
Il prit une grande inspiration, puis aboya d’autres ordres. Archer s’approcha de nous.
— Attendez, lui dis-je en m’agrippant à Daemon. (Je refusais de partir tout de suite.)
Qu’est-ce que c’était ?
— Je n’ai pas de temps à perdre avec ça, rétorqua Dasher, les yeux plissés. Archer,
raccompagne-les dans leurs chambres.
La colère grandit en moi, amère et puissante.
— Vous allez prendre le temps.
Quand Dasher tourna vivement la tête dans ma direction, je soutins son regard sans me
démonter. Daemon sembla se reconnecter avec la réalité et porta son attention sur le
sergent. Je sentis ses muscles se tendre sous ma main.
— Cet enfant n’est pas un Luxen ni un hybride, dit-il. Je pense que vous nous devez la
vérité.
— Il est ce que nous appelons un Origine, répondit Nancy en apparaissant derrière le
sergent. Un nouveau commencement, les origines d’une race parfaite.
J’ouvris la bouche avant de la refermer aussitôt. Les origines d’une race parfaite ?
J’avais l’impression d’être tombée la tête la première dans un mauvais film de science-
fiction… sauf que, malheureusement, c’était la réalité.
— Vous pouvez y aller, sergent. Je m’en occupe. (La tête haute, elle croisa le regard
incrédule de Dasher.) Et je veux un rapport complet sur les raisons pour lesquelles il y a eu
deux incidents en rapport avec les Origines en moins de vingt-quatre heures.
Dasher souffla bruyamment par le nez.
— Oui, madame.
Je fus étonnée de le voir taper ses talons ensemble avant de se retourner, mais au
moins, ça confirmait mes doutes : Nancy était bien à la tête des opérations.
Elle désigna une porte close d’un geste de la main.
— Allons nous asseoir.
Sans lâcher Daemon, je suivis Nancy dans une petite pièce qui contenait uniquement
une table ronde et cinq chaises. Archer se joignit à nous – il nous suivait comme nos ombres,
pour ne pas changer – mais il resta posté devant la porte pendant qu’on s’asseyait.
Daemon posa un coude sur la table et une main sur mon genou en se penchant en
avant, ses yeux clairs rivés sur Nancy.
— Donc. Ce gamin est un Origine. Ou un truc dans le genre. Qu’est-ce que ça signifie,
au juste ?
Nancy s’adossa à sa chaise et croisa les jambes.
— Nous n’étions pas encore prêts à vous en parler mais, après ce que vous venez de
voir, nous n’avons pas vraiment le choix. Les choses ne se passent pas toujours comme nous
les avions planifiées. Nous devons donc nous adapter.
— Allez-y, expliquez-nous, lui dis-je.
Je posai ma main sur celle de Daemon et il retourna la sienne de façon à entrelacer nos
doigts.
— Le Projet Origines est l’une des plus grandes réussites du Dédale, reprit Nancy,
inébranlable. Paradoxalement, tout a commencé par un accident, il y a plus de quarante
ans. Au début il n’y en avait qu’un, maintenant ils sont une centaine. Comme je l’ai déjà dit,
les choses ne se passent pas toujours comme prévu. Nous avons dû nous adapter.
Je jetai un coup d’œil à Daemon. Il paraissait aussi perdu et impatient que moi.
Pourtant, j’avais un très mauvais pressentiment. Au fond de moi, j’avais conscience que ce
que nous nous apprêtions à entendre allait changer notre conception du monde.
— Il y a quarante ans, un Luxen et une hybride qu’il avait transformée résidaient ici
avec nous. Comme vous, ils étaient jeunes et très amoureux. (Elle eut un sourire amusé,
comme si elle riait à sa propre blague.) Nous les avons autorisés à se voir. Un jour, la fille
est tombée enceinte.
Oh, merde.
— Nous ne l’avons pas compris tout de suite, du moins, pas avant que son ventre
s’arrondisse. À l’époque, nous ne faisions pas ce genre de tests sanguins. D’après ce que
nous savions, les Luxens avaient déjà du mal à se reproduire entre eux, alors avec un
humain ou un hybride… l’idée ne nous avait même pas traversé l’esprit.
— C’est vrai ? demandai-je à Daemon. (Nous n’avions jamais parlé de ce genre de
choses.) Les Luxens ont du mal à concevoir ?
Daemon prenait visiblement sur lui pour rester calme.
— Oui mais, à ce que je sache, on ne peut pas se reproduire avec des humains. C’est
comme si un chien et un chat essayaient d’avoir un bébé.
Beurk. Je grimaçai.
— Sympa, comme comparaison.
Daemon sourit.
— Tu as raison, dit Nancy. Les Luxens ne peuvent pas se reproduire avec des humains,
et la plupart ne le peuvent pas non plus avec des hybrides… mais lorsque la mutation est
parfaite, quand elle est effective au niveau des cellules et qu’il y a un vrai désir d’enfant,
c’est tout à fait possible.
Contre toute attente, je sentis le rouge me monter aux joues. Discuter bébé avec Nancy
était pire que de parler de sexe avec ma mère.
— Lorsque nous avons découvert que cette hybride était enceinte, l’équipe a d’abord
débattu pour savoir s’il fallait interrompre sa grossesse. Je sais que ça peut paraître dur, dit-
elle en voyant Daemon se crisper, mais vous devez comprendre que nous n’avions pas la
moindre idée de la façon dont se passerait cette grossesse, ni à quoi ressemblerait l’enfant
d’un Luxen et d’une hybride. Nous ignorions tout de ce qui nous attendait. Heureusement,
l’équipe s’est prononcée contre l’avortement et nous avons pu étudier cet événement unique.
— Alors… ils ont eu un bébé ? demandai-je.
Nancy hocha la tête.
— La durée de la grossesse est la même que pour les humains, entre huit et neuf mois.
Notre hybride était un peu en avance.
— Les Luxens naissent au bout d’un an, intervint Daemon. (Je grimaçai en imaginant
porter des triplés aussi longtemps.) Mais comme je l’ai dit, ce n’est pas évident.
— Lorsque le bébé est né, son apparence n’avait rien de remarquable, à l’exception de
ses yeux. Ils étaient violets, ce qui est très rare pour les humains, avec un trait irrégulier
autour de l’iris. Suite à des tests sanguins, nous avons pu établir que l’enfant avait de l’ADN
humain et Luxen, ce qui est différent de l’ADN d’un hybride. Ce n’est que lorsque l’enfant a
grandi que nous avons compris ce que cela impliquait.
Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’elle voulait dire.
Un sourire étira ses lèvres. Un sourire sincère. Comme celui d’un enfant le matin de
Noël.
— Son développement physique était le même que n’importe quel enfant humain mais,
très vite, il a montré des signes d’une grande intelligence. Il a, par exemple, appris à parler
beaucoup plus tôt que la normale et les premiers tests de QI ont établi que le sien se situait
au-dessus de deux cents, ce qui est très rare. Seulement 0,5 % de la population possède un
QI supérieur à cent quarante. Mais ce n’est pas tout.
Je me rappelais que Daemon m’avait dit que les Luxens grandissaient plus vite que les
humains, pas physiquement mais du point de vue de l’intelligence et de la sociabilité.
Pourtant, à voir comment il se conduisait parfois, je me permettais d’en douter.
Il me regarda en coin, comme s’il avait compris à quoi je pensais, et serra ma main un
peu plus fort.
— Comment ça ? demanda-t-il à Nancy.
— Eh bien, en réalité, il n’y a pas de règles. Nous continuons d’apprendre, encore
aujourd’hui. Chaque enfant, chaque génération, semble avoir des pouvoirs différents. (Un
éclat particulier s’était allumé dans ses yeux tandis qu’elle parlait.) Le premier était capable
de faire quelque chose hors d’atteinte pour les hybrides. Il avait le pouvoir de guérir.
Je me laissai tomber en arrière en clignant rapidement les yeux.
— Mais… je croyais que les Luxens étaient les seuls capables d’une telle chose ?
— Nous le pensions également, jusqu’à ce que Ro naisse. Nous lui avons donné le nom
du premier pharaon égyptien connu, celui qui est censé n’être qu’un mythe.
— Attendez une minute. Vous lui avez donné un nom ? Et ses parents, alors ?
demandai-je.
Elle haussa une épaule en guise de réponse.
— La capacité de Ro à se soigner et à guérir les autres était similaire à celle des Luxens.
Il l’avait donc héritée de son père. Au cours de son enfance, nous avons compris qu’il
pouvait parler par télépathie avec les Luxens et les hybrides, mais aussi avec les humains.
Le mélange d’onyx et de diamant n’avait aucun effet sur lui. Il était encore plus fort et
rapide que les Luxens. Et comme eux, il n’avait aucun problème à se servir de la Source. Sa
facilité à résoudre des problèmes et à établir des stratégies était sans pareille, et ce, dès son
plus jeune âge. La seule chose que les Origines ne peuvent pas faire, c’est changer leur
apparence. Ro était le premier spécimen.
Il me fallut un moment pour digérer toutes ces informations. Puis un détail me frappa.
C’était un tout petit mot, pourtant il faisait toute la différence.
— Où est Ro, à présent ?
Son regard perdit de son éclat.
— Ro n’est plus avec nous.
Ça expliquait pourquoi elle parlait de lui au passé.
— Que lui est-il arrivé ?
— Pour ne pas entrer dans les détails, disons qu’il est mort. Mais il n’a pas été le
dernier de son genre. Plusieurs enfants sont nés après lui et nous avons compris comment
leur conception avait été possible. (Clairement excitée par tout ça, elle se mit à parler plus
vite.) Le plus intéressant, c’est que la conception est possible entre tout Luxen mâle et toute
hybride femelle du moment que la mutation est stable.
Daemon me lâcha la main et s’adossa à son siège. Méfiant, il fronça les sourcils.
— Et comme par hasard, tout un tas de Luxens et d’hybrides se sont portés volontaires
pour coucher ensemble pendant qu’ils étaient ici ? Ce n’est pas très crédible, vous savez. Cet
endroit est loin d’être romantique. Ça ne donne pas vraiment envie.
La direction que prenaient ces questions me serrait l’estomac. Je commençais à avoir du
mal à respirer. Nancy ne se confiait pas à nous sans raison. Après tout, selon le Dr Roth,
nous étions les spécimens parfaits, liés au niveau cellulaire.
Le regard de Nancy se fit glacial.
— Vous seriez surpris de savoir ce que font les couples amoureux pendant leurs
moments d’intimité. Et puis, ça ne prend que quelques minutes.
Voilà qui expliquait pourquoi on nous autorisait à partager une salle de bains. Nancy
espérait-elle que Daemon et moi céderions à la tentation et concevrions plein de bébés ?
Quand elle confirma mes soupçons, je crus que j’allais vomir.
— Après tout, nous ne vous avons pas empêchés de passer du temps ensemble, non ?
(Son sourire me faisait flipper, c’était officiel.) Et vous êtes jeunes et très amoureux. Je suis
sûre qu’un jour ou l’autre, vous mettrez votre temps libre à profit.
Le sergent Dasher avait omis de préciser ce léger détail lorsqu’il m’avait servi son petit
discours sur les invasions extraterrestres et la cure à toutes les maladies humaines. Le
Dédale possédait bien des facettes. Il ne m’avait pas menti à ce sujet.
Daemon ouvrit la bouche, sans doute pour dire quelque chose qui me donnerait envie
de le frapper. Aussi décidai-je de le devancer :
— J’ai du mal à croire qu’il y a eu autant de couples ici qui ont… vous savez.
— Eh bien, dans certains cas, les grossesses ont été accidentelles. Dans d’autres, nous
avons facilité le processus.
L’air se bloqua dans mes poumons.
— Facilité ?
— Ce n’est pas ce que vous croyez. (Elle rit d’une voix aiguë très stressante.) Nous
accueillons des volontaires chaque année. Des Luxens et des hybrides qui comprennent la
philosophie du Dédale. Les autres cas dont je vous parle sont des inséminations in vitro.
La boule que j’avais dans la gorge remonta jusqu’à ma bouche sous forme de bile, ce
qui n’était pas une bonne chose étant donné que j’avais la bouche ouverte.
Un muscle de la mâchoire de Daemon tressautait.
— Alors, comme ça, le Dédale est l’équivalent de Meetic pour les Luxens et les hybrides,
c’est ça ?
Nancy lui adressa un regard agacé. Je ne pus m’empêcher de frissonner de dégoût.
Cela signifiait quand même qu’une hybride avait dû porter le bébé, et quoi qu’elle en dise, je
doutais qu’elles aient toutes été consentantes.
Les pupilles de Daemon s’étaient mises à étinceler.
— Vous en avez combien ?
— Une centaine, répéta-t-elle. Les plus jeunes sont ici. Quand ils grandissent, ils sont
transférés dans différents sites.
— Comment les contrôlez-vous ? À ce que j’ai pu voir, vous avez à peine réussi à
arrêter Micah.
— Normalement, répondit-elle, les lèvres pincées, ils sont équipés d’un traceur GPS qui
permet de les confiner dans une zone bien précise. Mais, de temps en temps, ils réussissent à
s’en défaire. Si on n’arrive pas à les contenir, on s’en débarrasse.
— Vous vous en débarrassez ? murmurai-je, horrifiée.
— Les Origines nous sont supérieurs sur de nombreux points. Ils sont incroyables, mais
ils peuvent devenir très dangereux. S’ils ne rentrent pas dans les rangs, nous n’avons
d’autres choix que de les éliminer.
Mon imagination ne m’avait pas joué des tours.
— Oh, mon Dieu…
Tout à coup, Daemon abattit sa main sur la table. Archer avança aussitôt vers nous, la
main sur son arme.
— En gros, vous créez des bébés-éprouvettes que vous tuez s’ils ne sont pas à votre
goût ?
— Je ne m’attendais pas à ce que vous compreniez, rétorqua sèchement Nancy en se
levant. (Elle se plaça derrière sa chaise et agrippa le dossier.) Les Origines représentent
l’espèce parfaite, mais comme toutes les créatures, il y a des… erreurs. Ça arrive. Les
avancées positives et nos espoirs éclipsent les mauvais côtés de l’opération.
Je secouai la tête.
— En quoi est-ce positif, au juste ?
— Nos Origines ont grandi et ont infiltré la société. Nous les avons entraînés pour qu’ils
gravissent les marches du succès. Tous ont reçu une éducation personnalisée dès la
naissance pour jouer un rôle particulier. Certains deviennent des docteurs avec des
capacités inégalées, d’autres des chercheurs qui repoussent les frontières du possible, ou
encore des sénateurs et des politiciens qui ont conscience de ce qui se trame et qui
apporteront un réel changement. (Elle s’interrompit et se tourna vers l’endroit où se
trouvait Archer.) D’autres encore deviennent des soldats au talent sans précédent et
rejoignent les rangs des hybrides et des humains qui fondent une armée que personne ne
pourra arrêter.
Les cheveux dressés sur la tête, je me tournai lentement sur ma chaise. Je regardai
Archer dans les yeux. Son expression ne laissait rien paraître.
— Vous êtes…
— Archer ? demanda Nancy, tout sourire.
Éloignant sa main de son arme, il la porta à son œil gauche. À l’aide de deux doigts, il
retira une lentille de contact colorée, révélant ainsi un iris qui brillait comme une pierre
d’améthyste.
Je pris une grande inspiration.
— Merde…
Daemon jura dans sa barbe. À présent, je comprenais pourquoi Archer avait été notre
seul et unique garde. S’il ressemblait un tant soit peu à Micah, il était parfaitement capable
de se défendre face à nous.
— Sale petit cachottier, marmonna Daemon.
— C’est vrai, reconnut Archer avec un sourire en coin. C’est un secret. Il ne faudrait pas
que mes compagnons se sentent mal à l’aise autour de moi.
Ce qui expliquait pourquoi il n’avait pas utilisé ses pouvoirs pour maîtriser Micah et
s’était contenté de lui injecter un tranquillisant. Des milliers de questions se bousculaient sur
mes lèvres, mais savoir ce qu’il était, qui il était, me rendait muette.
Daemon croisa les bras et reporta son attention sur Nancy.
— Toutes ces révélations sont très intéressantes, mais j’ai une autre question, plus
importante, à vous poser.
Elle ouvrit les bras pour montrer qu’il n’y avait pas de problème.
— Vas-y.
— Comment choisissez-vous les géniteurs de ces enfants ?
Mon Dieu. Mon estomac se noua un peu plus. Pliée en deux, je m’accrochai à la table.
— C’est plutôt simple, en fait. En plus des fécondations in vitro, nous cherchons des
couples composés d’un Luxen et d’une hybride, comme le vôtre.
CHAPITRE 14

Daemon

Il fallait qu’on sorte d’ici. Et le plus tôt serait le mieux. C’était la seule chose à laquelle
je pensais.
Lorsqu’on nous ramena à nos chambres, j’observai Archer de beaucoup plus près, et
surtout, d’un œil différent. Il avait toujours eu l’air à part, mais je n’aurais jamais imaginé
qu’il puisse ne pas être humain. Je n’avais rien remarqué d’inhabituel chez lui, hormis cette
aura étrange qu’il dégageait. Kat avait l’air de lui faire confiance. Et puis, même s’il faisait
son malin, et j’étais mal placé pour lui faire la leçon à ce sujet, il avait l’air d’être quelqu’un
de correct.
Très sincèrement, je me moquais bien de savoir ce qu’il était. Il faudrait simplement que
je le garde à l’œil. En revanche, cette histoire de reproduction était plus inquiétante.
Ça me rendait en colère et m’écœurait.
Dès que la porte se referma derrière moi, je me dirigeai vers la salle de bains. Kat eut la
même idée car, un instant plus tard, sa porte s’ouvrit et elle entra, en la refermant derrière
elle.
Son visage était blanc comme un linge.
— J’ai envie de vomir.
— Laisse-moi sortir, d’abord.
Elle fronça les sourcils.
— Daemon, ils… (Les yeux écarquillés, elle secoua la tête.) Je n’arrive même pas à
trouver les mots. C’est pire que tout ce que j’avais imaginé.
— Pareil. (Je m’appuyai contre le lavabo pendant qu’elle s’asseyait sur les toilettes.)
Dawson ne t’a jamais rien raconté de tel, pas vrai ?
Elle secoua la tête. Dawson parlait rarement de son séjour au Dédale mais, quand il se
confiait, c’était généralement auprès de Kat.
— Non, mais il a mentionné des expériences terribles. Peut-être qu’il parlait de ça.
Avant de continuer cette conversation, je préférai reprendre ma vraie forme, et ce, sans
la prévenir.
Désolé, m’excusai-je en la voyant fermer les yeux. Luc m’avait prévenu qu’il se passait des
choses horribles ici. D’ailleurs, à ce propos, tu as remarqué la couleur des yeux d’Archer et
Micah… Qui autour de nous a les mêmes ? Luc. Il a exactement le même contour irrégulier au
niveau de ses iris. J’aurais dû me douter que ce gamin n’était pas un hybride normal. C’est un
Origine.
Kat frotta ses cuisses avec ses mains. Quand elle était nerveuse, elle était incapable de
rester immobile. D’habitude, je trouvais ça mignon, mais la cause de son malaise actuel était
bien trop sérieuse pour ça.
Ça nous dépasse complètement, dit-elle. D’après toi, combien d’enfants y a-t-il ? Combien
d’Origines se promènent dans la nature et se font passer pour des humains ?
Nous aussi, on fait croire qu’on est normaux. Ce n’est pas très différent.
Oui, mais nous, on ne peut pas terrasser un homme en refermant le poing.
J’étais un peu jaloux de ce pouvoir, d’ailleurs.
C’est dommage. Ce serait bien pratique quand quelqu’un m’emmerde.
Elle me donna une tape sur la jambe.
En tout cas, cette femme en tailleur diabolique n’a rien mentionné de la sorte.
Toutes les femmes en tailleur-pantalon sont diaboliques.
Kat pencha la tête sur le côté.
Tu n’as pas tort, mais est-ce qu’on peut se concentrer cinq minutes ?
Maintenant que tu t’es ralliée à mon opinion, on peut, dis-je en lui pinçant le nez. Elle
m’adressa un regard agacé. Il faut qu’on se casse d’ici le plus vite possible.
Je suis d’accord. Quand j’essayai de lui pincer une nouvelle fois le nez, elle repoussa ma
main. Sans vouloir te vexer, je n’ai pas la moindre envie de faire des bébés bizarres avec toi, là
tout de suite.
Je faillis m’étouffer de rire.
Tu serais honorée de porter mon enfant, admets-le.
Elle leva les yeux au ciel.
Décidément… Peu importe la situation, ton ego ne connaît pas de limites.
Hé, je suis fidèle à moi-même, c’est tout !
Ça, c’est certain, dit-elle d’une voix sèche, même dans mes pensées.
Même si j’aime l’idée de faire un bébé avec toi, il est hors de question que ça se produise
dans ces circonstances.
Ses joues se parèrent d’une jolie teinte rouge.
Contente de savoir qu’on est sur la même longueur d’ondes.
Je ris.
Il faut qu’on mette la main sur du LH-11, puis qu’on réussisse à contacter Luc… Même si ça
me paraît impossible. Les yeux de Kat se posèrent sur la porte close. On ne sait même pas où
ils le stockent.
Rien n’est impossible, lui rappelai-je. Mais je pense quand même qu’il nous faut un plan B.
Des idées ? Elle détacha ses cheveux et entreprit de les démêler. On pourrait libérer les
Origines. Ça ferait une bonne diversion. Ou tu pourrais prendre l’apparence de quelqu’un qui
travaille ici…
C’étaient de très bonnes idées, mais elles soulevaient plusieurs problèmes. Le Dédale
possédait sans doute un système de défense qui détectait si un Luxen avait volé l’apparence
de quelqu’un d’autre. Et puis, comment aurions-nous pu nous infiltrer dans le second
bâtiment pour libérer toute une bande de mini super-soldats ?
Kat se tourna vers moi en se mordant les lèvres. Ses doigts traversèrent la lumière pour
se poser sur mon bras. Je sursautai vivement. Sous cette forme, j’étais beaucoup plus
sensible.
Ce ne sont pas de très bonnes idées, pas vrai ?
Si, elles sont géniales, mais…
Impossibles à mettre en place.
Elle fit glisser sa main le long de mon bras et me dévisagea, pensive. Ma lumière
l’inondait, lui donnait un éclat rosé. Elle était magnifique et je l’aimais à la folie.
Elle releva vivement la tête, les yeux grands ouverts.
Bon, d’accord, je lui avais peut-être envoyé cette dernière pensée.
Oui, dit-elle avec un léger sourire. J’aime t’entendre le dire. J’adore ça, même.
Je m’agenouillai pour me mettre à sa hauteur et posai une main contre sa joue.
Je te promets que ce ne sera pas notre futur, Kitten. Je t’offrirai une vie normale.
Les larmes lui montèrent aux yeux.
Je ne cherche pas une vie normale. Seulement une vie avec toi.
Sans surprise, ses paroles me touchèrent en plein cœur. Il s’arrêta de battre un instant
et je me figeai, incapable de trouver les mots.
Des fois, j’ai l’impression de ne pas…
Quoi ?
Je secouai la tête. Peu importait. Je baissai ma main et reculai pour mettre de l’espace
entre nous.
Luc m’a dit qu’il saurait quand j’aurai récupéré le LH-11. Ça signifie que l’agent double est
forcément proche de nous. Tu vois quelqu’un qui pourrait être de notre côté ?
Je ne sais pas. J’ai toujours été avec le docteur, le sergent et Archer. Elle s’interrompit et
plissa le nez. Elle faisait tout le temps ça quand elle réfléchissait. Tu sais, j’ai toujours cru
qu’Archer était l’un des rares à ne pas être complètement dingue dans le coin, mais sachant qu’il
est l’un d’eux, un Origine, je ne sais plus quoi penser.
J’y réfléchis un instant.
Il s’est montré sympa envers toi, non ?
La couleur s’estompa légèrement de ses joues.
Oui, c’est vrai.
Je comptai jusqu’à dix avant de continuer.
Et ce n’est pas le cas des autres ?
Elle ne répondit pas tout de suite.
Parler de ça ne nous fera pas sortir d’ici.
Non, mais…
— Daemon, dit-elle à voix haute, les yeux plissés. Il nous faut un plan pour sortir d’ici.
C’est tout ce que je veux. Je n’ai pas besoin d’une thérapie.
Je me levai.
Je ne sais pas. Ça t’aiderait peut-être avec ton sale caractère, Kitten.
N’importe quoi. Elle croisa les bras, visiblement énervée. Bon, quelles sont nos options ?
Quoi qu’on fasse, on va devoir prier très fort. Parce que si on se fait prendre, on est dans la merde
jusqu’au cou.
Retenant ma respiration, je repris ma forme humaine, puis je fis rouler mes épaules.
— Là-dessus, on est d’accord, acquiesçai-je.

*
* *

Katy

Plusieurs journées passèrent. Et même s’il n’y avait plus eu d’évasion d’Origines et qu’on
ne nous pousse pas à faire des bébés comme si c’était notre dernier jour sur terre, un
sentiment de malaise m’avait envahi.
J’avais repris les entraînements, mais, étonnamment, ils n’impliquaient plus d’autres
hybrides. Pour une raison que j’ignorais, on me tenait à l’écart de mes pairs, alors que je
savais pertinemment qu’ils étaient toujours là. Durant ces tests, je devais utiliser la Source
pour des exercices de tir un peu spéciaux.
Sans flingue, ni balles.
J’avais encore du mal à croire qu’ils m’entraînaient pour de bon, comme si j’avais été
enrôlée dans l’armée. La veille ou l’avant-veille, dans la salle de bains, j’avais encore
questionné Daemon sur les autres Luxens.
Il avait affiché une expression de surprise.
— Quoi ?
Discuter en sachant que nous étions sans doute sur écoute n’était pas évident.
Rapidement, à voix basse, je lui répétai ce que Dasher m’avait raconté à ce sujet et ma
rencontre avec Shawn.
— C’est de la folie, avait-il dit en secouant la tête. Évidemment que certains Luxens
détestent les humains, mais de là à envahir la planète ? Des milliers d’entre nous qui se
révolteraient ? Je n’y crois pas un instant.
Je comprenais sa position. Moi-même, j’aurais voulu être aussi sûre que lui. Il n’avait
aucune raison de me mentir, mais le Dédale avait tellement de facettes… que l’une d’elles
était forcément vraie.
Tout ceci nous dépassait, Daemon et moi. Nous voulions simplement sortir d’ici et
construire un futur dans lequel nous ne serions pas les victimes de savants fous, ni sous le
joug d’une organisation secrète. Toutefois, le Projet Origines du Dédale et ses implications
dépassaient notre entendement.
Je n’arrêtais pas de penser aux films Terminator, à la façon dont les ordinateurs avaient
développé une conscience et avaient pris le contrôle du monde. Il suffisait de remplacer les
ordinateurs par les Origines, et voilà ! Remarquez, même si on les remplaçait par les
Luxens, les Arums et les hybrides, c’était déjà synonyme d’apocalypse. Ce genre de choses
ne se terminait jamais bien dans les films ou les livres. Alors pourquoi est-ce qu’en réalité ça
se passerait différemment ?
D’ailleurs, nous n’avions toujours pas élaboré de plan pour nous échapper. Nous
n’étions pas très doués et j’aurais aimé en vouloir à Daemon pour avoir débarqué ici sans
réfléchir, mais j’en étais incapable. Parce qu’il avait fait tout ça pour moi.
Un peu après le déjeuner, Archer vint me chercher dans ma chambre et me conduisit
dans l’une des salles d’examens médicaux. Je m’attendais à y retrouver Daemon mais,
apparemment, il était venu ici avant moi. Je détestais ne pas savoir où il était.
— Qu’est-ce qu’on fait, aujourd’hui ? demandai-je en m’asseyant sur la table.
Nous étions seuls dans la pièce.
— On attend le docteur.
— Ça, je m’en doute. (Je le dévisageai avant de prendre une grande inspiration.)
Qu’est-ce que ça fait ? D’être un Origine ?
Il croisa les bras.
— Qu’est-ce que ça fait d’être une hybride ?
— Je ne sais pas. (Je haussai les épaules.) Je ne me sens pas vraiment différente.
— Voilà, répondit-il. C’est pareil pour moi.
Pourtant, il ne ressemblait à rien de ce que je connaissais.
— Tu as connu tes parents ?
— Non.
— Ça ne te dérange pas ?
Il marqua une pause.
— Je ne me suis jamais appesanti sur la question. Je ne peux pas changer le passé. Il
n’y a pas grand-chose que je peux changer, en fait.
Je n’aimais pas son ton neutre, comme si rien de tout ça ne le touchait.
— Donc, si j’ai bien compris, tu es ce que tu es ? Et c’est tout ?
— Oui, Katy. C’est tout.
Je relevai les jambes pour m’asseoir en tailleur.
— Tu as été élevé ici ?
— Oui. J’ai grandi ici.
— Tu as déjà habité ailleurs ?
— Pendant un très court laps de temps. Lorsque j’ai atteint un certain âge, on m’a
transféré dans une autre base pour poursuivre mon entraînement. (Il s’interrompit.) Tu
poses beaucoup de questions.
— Et alors ? (J’appuyai mon menton sur mon poing levé.) Je suis curieuse. Tu as déjà
vécu seul, dans le monde extérieur ?
Il se crispa, puis secoua la tête.
— Tu en as déjà eu envie ?
Il ouvrit la bouche avant de la refermer. Il ne répondit pas.
— Je prends ça pour un oui.
Je savais que j’avais raison. Je ne voyais pas ses yeux sous le béret et son expression
n’avait pas changé, mais j’en étais persuadée.
— Ils ne veulent pas te laisser faire, c’est ça ? Donc, tu n’es jamais allé dans une école
normale ? Ni au MacDo ?
— Je suis déjà allé au MacDo, répondit-il d’une voix sèche. Et au Buffalo Grill, aussi.
— Waouh, super. Tu as tout vu, alors !
Il réprima une grimace.
— Je me passerai de ton sarcasme.
— Tu es déjà allé dans un centre commercial ? Ou dans une bibliothèque municipale ?
Tu es déjà tombé amoureux ? (Je posai des tas de questions sans réfléchir, en sachant très
bien que je devais lui taper sur les nerfs.) Tu t’es déjà déguisé pour aller sonner aux portes à
Halloween ? Tu as fêté Noël ? Tu as déjà mangé de la dinde trop cuite et fait semblant
qu’elle était délicieuse ?
— Je suppose que toi, tu as fait tout ça ?
Lorsque je hochai la tête, il s’avança vers moi et se pencha en avant. Il était si proche
que son béret me touchait le front. J’étais sous le choc parce que je ne l’avais pas vu bouger,
mais je refusais de battre en retraite. Un léger sourire apparut sur ses lèvres.
— Je suppose également que tu me poses ces questions dans un but précis. Que tu
essaies de me prouver que je n’ai pas vécu, que je n’ai aucune expérience de la vie et de ces
choses apparemment simples qui ponctuent une existence. Je me trompe ?
Incapable de détourner les yeux, je déglutis.
— Non.
— Tu n’as pas à me prouver quoi que ce soit ni à me convaincre, dit-il avant de se
redresser.
Quand il reprit la parole, c’est à l’intérieur de mon esprit que j’entendis sa voix.
Je sais déjà que je n’ai jamais vraiment vécu, Katy. Nous en sommes tous conscients.
Son intrusion dans ma tête et le désespoir de ses propos me firent hoqueter de surprise.
— Tous ? murmurai-je.
Il hocha la tête avant de reculer.
— Tous.
Soudain, la porte s’ouvrit, et on replongea dans le silence le plus total. Le Dr Roth
entra en premier, suivi du sergent, de Nancy et d’un autre garde. J’en oubliai aussitôt notre
conversation. Voir le sergent et Nancy ensemble n’annonçait jamais rien de bon.
Roth se dirigea directement vers ses instruments et y chercha quelque chose. Mon sang
se glaça dans mes veines lorsque je le vis soulever un scalpel.
— Que se passe-t-il ?
Nancy s’assit sur une chaise dans un coin, avec son éternel bloc-notes à la main.
— Nous avons d’autres tests à réaliser. Il faut avancer.
En me souvenant du dernier test qui avait nécessité un scalpel, j’eus soudain des sueurs
froides.
— C’est-à-dire ?
— Étant donné que ta mutation s’est révélée stable, nous pouvons à présent nous
concentrer sur le pouvoir le plus important des Luxens, expliqua Nancy. (Je ne la regardais
pas vraiment. Mes yeux étaient rivés sur le Dr Roth.) Comme prévu, Daemon a démontré
qu’il maîtrisait la Source à la perfection. Il a réussi de nombreux tests et il t’a très bien
soignée, la dernière fois, mais avant de lui confier nos patients, nous devons nous assurer
qu’il est capable de guérir des blessures plus graves.
L’estomac noué, j’agrippai la table avec des mains tremblantes.
— Que voulez-vous dire ?
— Avant de lui demander de soigner des humains, nous devons nous assurer qu’il est
capable de guérir des blessures graves. Sinon, ça ne servira à rien.
Oh, mon Dieu…
— Bien sûr qu’il en est capable ! rétorquai-je en cherchant à m’éloigner du docteur qui
se tenait à présent devant moi. D’après vous, comment est-ce qu’il m’a transformée ?
— Il arrive que ce ne soit qu’un coup de chance, Katy, me répondit le sergent Dasher en
se positionnant de l’autre côté de la table.
Je voulus prendre une grande inspiration, mais mes poumons semblaient avoir cessé de
fonctionner. Le Dédale comprenait à peine le mécanisme de la mutation. Ils avaient fait
subir des choses affreuses à Beth et Dawson pour que ce dernier transforme des humains. Ce
que le Dédale ne savait pas, c’était que, pour y parvenir, le Luxen devait ressentir un
véritable désir de guérir la personne concernée. Un désir, un besoin qui ressemblait
beaucoup à de l’amour. C’était pour cela qu’il était aussi difficile d’y arriver.
Je faillis le leur avouer pour sauver ma peau, mais je savais que ça ne ferait aucune
différence. Will ne m’avait pas cru quand je le lui avais dit. Ce n’était pas scientifique. Ça
rendait le processus presque magique.
— Suite à la dernière expérience, nous avons compris qu’avoir Daemon dans la même
pièce pendant la procédure était une mauvaise idée. Il sera amené ici quand nous aurons
terminé, poursuivit Dasher. Allonge-toi sur le ventre, Katy.
Je ressentis un léger soulagement en me disant que ce serait beaucoup plus difficile de
me trancher la gorge si j’étais allongée sur le ventre. Pourtant, je ne pus m’empêcher de
gagner du temps.
— Et s’il n’y arrive pas ? Si c’était vraiment un coup de chance ?
— Alors l’expérience aura échoué, répondit Nancy depuis le coin de la pièce. Mais toi et
moi savons que ce ne sera pas le cas.
— Si vous le savez, pourquoi avez-vous besoin de faire ça ?
Ce n’était pas seulement la douleur que je cherchais à éviter. Je ne voulais pas qu’ils
obligent Daemon à traverser une telle épreuve. J’avais vu les conséquences de ce genre de
pratiques sur Dawson et je savais que n’importe qui aurait réagi de la même façon.
— Il faut que nous en soyons sûrs, dit le Dr Roth d’un air compatissant. Si nous le
pouvions, nous vous donnerions un sédatif, mais ça pourrait nuire au processus.
Mes yeux se posèrent alors sur Archer qui détourna la tête. Il ne m’aiderait pas.
Personne ne m’aiderait. Je ne pouvais rien faire pour les en empêcher. J’étais vraiment dans
la merde.
— Allonge-toi sur le ventre, Katy. Plus vite tu obéiras, plus vite ce sera terminé. (Le
sergent Dasher posa les mains sur la table.) Si tu refuses, nous emploierons la manière forte.
Je relevai la tête pour le regarder dans les yeux, les épaules bien droites. Croyait-il que
j’allais lui obéir bien sagement et lui faciliter les choses ? Il pouvait se mettre le doigt dans
l’œil.
— Alors, allez-y : allongez-moi de force, rétorquai-je.
Malheureusement pour moi, je me retrouvai sur le ventre en un rien de temps. La
rapidité avec laquelle il m’avait manipulée, aidé de l’autre garde, en était presque
embarrassante. Dasher me tenait par les pieds tandis que l’autre homme avait plaqué mes
mains de chaque côté de ma tête. Je me débattis comme un poisson hors de l’eau pendant
quelques secondes avant d’admettre que ça ne servait à rien.
La seule chose que je pouvais faire, c’était relever la tête pour regarder le torse du
garde.
— Vous ne l’emporterez pas au paradis.
Personne ne répondit. Pas à voix haute, du moins.
La voix d’Archer résonna dans mon esprit.
Ferme les yeux et, à mon signal, prends une grande inspiration.
Trop paniquée pour comprendre ce qu’il me disait ou même me demander pourquoi il
m’aidait, j’avalais désespérément de grandes goulées d’air.
On souleva mon tee-shirt et l’air froid vint caresser ma peau. La chair de poule remonta
de mon dos jusqu’à mes épaules.
Mon Dieu. Mon Dieu. Mon Dieu. J’étais incapable de réfléchir, comme tétanisée. La peur
me tenait entre ses griffes acérées.
Katy.
La lame froide du scalpel se posa sur ma peau, juste en dessous de mes omoplates.
Katy, prends une grande inspiration !
J’ouvris la bouche.
Le docteur eut un mouvement brusque et, tout à coup, une douleur intense explosa
dans mon dos, sensation de brûlure qui se répandit dans tous mes muscles.
Je ne pris pas de grande inspiration. J’en étais incapable.
Alors, je me mis à hurler.
CHAPITRE 15

Daemon

Je ne me sentais pas au meilleur de ma forme.


Environ quatre minutes plus tôt, mon cœur s’était emballé comme un fou. J’avais la
nausée et j’arrivais à peine à mettre un pied devant l’autre.
C’était une sensation familière. La difficulté à respirer aussi. J’avais déjà fait l’expérience
de cette torture lorsque Kat avait été blessée par balle, mais ça n’avait aucun sens. Elle était
relativement en sécurité ici, du moins avait-elle très peu de chances de tomber sur un
détraqué avec une arme, et personne n’avait de raison de lui faire de mal. Pour l’instant…
mais je savais qu’ils avaient fait subir certaines choses à Beth pour forcer mon frère à
transformer des humains.
Une douce chaleur apparut à l’arrière de ma nuque lorsque le garde me guida à travers
le couloir de l’étage médical. Kat se trouvait dans les parages. Bien.
Malheureusement, au fur et à mesure que je me rapprochais d’elle, mon sentiment de
malaise et la pression qui comprimait ma poitrine s’amplifièrent.
Et ça, ce n’était pas bon. Pas bon du tout.
Je trébuchai et faillis perdre l’équilibre, ce qui m’inquiéta encore plus. Je ne trébuchais
jamais. J’avais un maintien parfait. Ou un équilibre parfait. Bref.
Le Rambo de pacotille qui me tenait lieu d’escorte s’arrêta devant l’une des portes sans
fenêtres et subit un scanner rétinien. Un claquement retentit, puis la porte s’ouvrit. Lorsque
je vis ce qui se passait à l’intérieur, tout l’oxygène sembla déserter mes poumons.
Mes pires cauchemars étaient devenus réalités, jusque dans leurs détails les plus
sanglants.
Personne ne se tenait près d’elle, mais il y avait des gens dans la pièce. Je ne leur prêtai
aucune attention. Je ne voyais que Kat. Elle était allongée sur le ventre, la tête tournée sur
le côté. Son visage était beaucoup trop pâle, et ses yeux, à peine ouverts. Une fine pellicule
de sueur recouvrait son front.
Seigneur. Il y avait tellement de sang ! Il s’échappait du dos de Kat, formait une flaque
sur la table d’examen avant de ruisseler dans un bac, en dessous.
Son dos… son dos était en charpie. Ses muscles avaient été mutilés et on voyait ses os.
On aurait dit que Freddy Krueger s’était amusé avec elle. J’étais quasiment sûr que sa
colonne vertébrale était… Je fus incapable de terminer cette pensée.
Il s’était sans doute écoulé une seconde entre le moment où j’étais entré dans la pièce
et celui où je m’étais précipité vers elle, poussant ce salopard de garde hors de mon chemin.
En arrivant près d’elle, l’émotion était tellement forte que je dus me tenir à la table. Mes
doigts touchèrent son sang. Son sang.
— Mon Dieu, murmurai-je. Kat… Oh, mon Dieu, Kat…
Ses paupières demeurèrent à moitié closes. Elle n’eut aucune réaction. Une mèche de
ses cheveux était restée collée à sa joue blême, humide de sueur.
Mon pouls était irrégulier, se ralentissait dangereusement. Je savais que ce n’était pas
mon cœur qui flanchait, mais celui de Kat. J’ignorais comment elle s’était retrouvée dans cet
état et je m’en fichais pour l’instant. Je finirais par le découvrir, mais il fallait d’abord que je
la sauve.
— Tout va bien se passer, lui dis-je sans faire attention aux autres personnes présentes
dans la pièce. Je vais tout arranger.
Toujours aucune réaction. Je détournai la tête en jurant. Il fallait que je reprenne ma
vraie forme car soigner tout ça allait me demander toute mon énergie.
L’espace d’un instant, mon regard croisa celui de Nancy.
— Salope.
Elle tapota son stylo contre son bloc-notes avec un sifflement désapprobateur.
— Nous devons nous assurer de ta capacité à guérir ce que nous considérons comme
des cas d’une gravité extrême. Ses blessures sont fatales, même si la mort est beaucoup plus
lente que si, par exemple, son ventre avait été touché. Tu vas devoir la soigner.
Un jour, j’allais tuer cette femme.
La rage m’envahit, me donna la force de reprendre ma véritable forme. Un rugissement
surgit du plus profond de mon âme. La table se mit à trembler. Les instruments
s’entrechoquèrent et tombèrent du plateau. Les portes des placards s’ouvrirent.
— Seigneur, murmura quelqu’un.
Je posai les mains sur Kat.
Je suis là, Kitten. Je suis là, bébé. Je vais tout arranger. Tout.
Je ne reçus aucune réponse de sa part. Le goût amer de la peur m’emplit la bouche. De
la chaleur quitta mes paumes et une lumière blanche teintée de rouge enveloppa Kat.
Derrière moi, j’entendis vaguement la voix de Nancy.
— Il est temps de passer à la phase de guérison.


Soigner Kat m’avait épuisé. Heureusement pour les personnes qui se trouvaient dans
cette pièce parce que si j’avais été capable de me mettre debout, j’en aurais massacré au
moins deux avant qu’on m’arrête.
Ils avaient essayé de me faire quitter la pièce après que j’avais guéri Kat. Comme si
j’allais les laisser seuls avec elle. Nancy et Dasher s’étaient éclipsés peu après, mais le
docteur était resté pour vérifier l’état de santé de Kat. Elle était en pleine forme, avait-il dit.
La guérison était totale.
J’avais envie de le tuer.
Et il devait s’en douter car il ne s’approchait pas de moi.
Au bout d’un moment, le docteur partit également. Il n’y avait plus qu’Archer. Il ne dit
rien, ce qui me convenait très bien. Le moindre respect que j’avais pu éprouver à son égard
s’était envolé à l’instant où j’avais compris qu’il avait été présent dans la pièce lorsqu’ils lui…
avaient fait ça. Tout ça pour prouver que j’étais capable de la sauver à l’article de la mort.
Maintenant, je savais ce qui m’attendait : un défilé interminable d’humains à moitié
morts.
Repoussant cette idée dans un coin de mon esprit, je me concentrai sur Kat. Je m’assis à
côté de son lit, sur cette foutue chaise à roulettes sur laquelle Nancy avait profité du
spectacle, et pris sa main inerte dans la mienne. Je traçai des cercles sur sa peau avec mon
doigt en espérant qu’elle sente ma présence. Elle ne s’était pas encore réveillée. J’espérais
qu’elle s’était évanouie lorsqu’ils l’avaient mutilée.
À un moment donné, une infirmière était venue faire sa toilette. Je ne voulais pas que
quelqu’un d’autre s’approche d’elle, mais je n’avais pas non plus envie qu’elle reste couverte
de son propre sang. J’aurais préféré qu’elle se réveille sans le moindre souvenir de tout ça.
— Je m’en occupe, lui dis-je en me levant.
L’infirmière secoua la tête.
— Mais je…
Je m’avançai vers elle.
— Je vais m’en occuper.
— Laissez-le faire, intervint Archer, les épaules raides. Partez.
Elle semblait sur le point de protester, mais elle se ravisa et obéit. Archer tourna la tête
tandis que je retirais les vêtements tachés de sang de Kat et commençais à lui nettoyer le
dos. Son dos… il était couvert de cicatrices, des marques d’un rouge cruel juste en dessous
des omoplates. Elles me faisaient penser à un livre que j’avais vu chez elle, à propos d’un
ange déchu dont les ailes avaient été arrachées.
J’ignorais pourquoi elle avait gardé des cicatrices, cette fois. La balle qu’elle avait reçue
avait également laissé une trace sur sa poitrine, mais rien d’aussi voyant. C’était peut-être à
cause du temps qu’il m’avait fallu pour la guérir. Le trou formé par la balle était tout petit.
Ça, en revanche…
Un grognement sourd, presque inhumain, remonta le long de ma gorge. Surpris,
Archer se retourna. Je rassemblai mes dernières forces pour finir de la nettoyer et de la
changer. Puis je me rassis à côté d’elle et lui pris de nouveau la main. Le silence était épais
comme une nappe de brouillard. Archer fut le premier à le briser.
— On peut la ramener dans sa chambre.
Je pressai ses doigts contre mes lèvres.
— Je ne la laisserai pas seule.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. (Il marqua une pause.) On ne m’a pas donné
d’ordre spécifique. Tu pourras rester avec elle.
Elle aurait été beaucoup plus à l’aise sur son lit, c’était un fait. Je me levai avant de
passer les bras sous elle.
— Attends, dit Archer en s’approchant. (Quand je me retournai vers lui, les lèvres
retroussées, comme pour mordre, il recula, les mains en l’air.) J’allais seulement te proposer
de la porter. Tu n’as pas l’air en état de le faire.
— Il est hors de question que tu la touches.
— Je…
— Non, grognai-je en soulevant la silhouette frêle de Kat de la table. C’est non.
Archer secoua la tête, mais il se dirigea vers la porte. Satisfait, je retournai Kat le plus
doucement possible dans mes bras, de peur que son dos ne la fasse encore souffrir. Après
m’être assuré que tout allait bien, je mis un pied devant l’autre.
Le chemin jusqu’à sa chambre fut aussi facile que de marcher sur des rasoirs. Mon
énergie était en panne sèche. La déposer sur le lit, puis m’allonger à ses côtés me coûta les
dernières forces qu’il me restait. J’aurais voulu remonter les couvertures sur nous pour ne
pas qu’elle ait froid, mais mon bras était aussi inerte que de la pierre.
En temps normal, j’aurais préféré emmener Nancy à un dîner romantique plutôt que de
demander de l’aide à Archer, mais lorsqu’il nous couvrit tous les deux, je ne fis pas le
moindre commentaire.
Il quitta ensuite la pièce, et on se retrouva enfin seuls.
Je l’observai jusqu’à ce que mes paupières se ferment d’elles-mêmes. Puis je me mis à
compter ses respirations… jusqu’à être incapable de me souvenir du chiffre précédent. Alors,
je répétai son nom dans ma tête, encore et encore, et ce fut la dernière chose à laquelle je
pensais avant de sombrer dans l’oubli.

*
* *
Katy

Je me réveillai en sursaut, le souffle court, persuadée que la douleur serait toujours là,
qu’elle continuerait de me dévorer de l’intérieur.
Pourtant, je me sentais bien. J’étais fatiguée et j’avais des courbatures mais, par rapport
à ce que j’avais subi, ce n’était pas grand-chose. Étonnamment, ce que le docteur m’avait
fait ne me hantait pas. Mais je pouvais encore sentir les mains de ceux qui m’avaient retenue
au niveau des poignets et des chevilles.
Un sentiment terrible, un mélange d’émotions où se côtoyaient la colère et
l’impuissance me retournait l’estomac. Ce qu’ils avaient commis pour vérifier que Daemon
était capable de guérir des blessures mortelles était atroce. Même ce terme me paraissait
encore trop fade pour décrire les horreurs qu’on m’avait infligées. J’avais l’impression d’avoir
été souillée, dans mon esprit et dans ma chair.
C’est sur cette pensée que j’ouvris les yeux.
Daemon était couché à côté de moi, plongé dans un sommeil profond. Il avait de
grands cernes sous les yeux, teintés de violet, qui prouvaient son épuisement. Ses joues
étaient pâles et ses lèvres, entrouvertes. Plusieurs mèches de ses cheveux bruns tombaient
sur son front. Je ne l’avais jamais vu aussi éreinté. Son torse se soulevait au rythme de sa
respiration régulière, pourtant, je ne pouvais m’empêcher d’être inquiète.
Je me redressai sur les coudes et posai une main sur sa poitrine. Son cœur battait sous
ma paume. Ses battements s’étaient accélérés à cause de moi.
Pendant que je le regardais dormir, la tempête d’émotions qui se déchaînait en moi se
transforma peu à peu. La haine l’enveloppa, la cristallisa en une coquille d’amertume et de
rage. Mon poing se referma contre son torse.
Ce qu’ils m’avaient fait subir était répréhensible, mais ce qu’ils avaient obligé Daemon à
faire était encore pire. Et à partir de maintenant, les choses iraient de mal en pis. Ils allaient
commencer à lui amener des humains, et quand il se révélerait incapable de les transformer,
ils m’utiliseraient pour le punir.
Je deviendrais Bethany, et lui, Dawson.
Fermant les yeux, je soupirai longtemps. Non. Je ne laisserais pas une telle chose se
produire. Lui non plus. Même si, en réalité, ça avait déjà commencé. Ce que j’avais fait, ce
qu’on m’avait forcée à faire, avait noirci mon âme. Si ça ne s’arrêtait pas, comment allions-
nous pouvoir résister ? Comment allions-nous éviter de devenir les prochains Bethany et
Dawson ?
C’est alors qu’une pensée me traversa l’esprit.
Je rouvris les yeux et laissai mon regard errer sur les pommettes hautes de Daemon. Il
ne fallait pas que je sois plus forte que Beth. J’étais persuadée qu’elle l’avait été et qu’elle
l’était toujours. Il ne fallait pas que Daemon soit meilleur que Dawson. Non. Nous devions
tous deux être plus forts et meilleurs qu’eux… Que le Dédale.
Baissant la tête, je déposai un léger baiser sur les lèvres de Daemon et me promis que
nous nous en sortirions. Daemon n’était pas le seul à pouvoir faire des promesses. Et notre
sort ne serait pas seulement entre ses mains.
Nous nous en sortirions. Ensemble.
Tout à coup, son bras s’enroula autour de ma taille et me rapprocha de lui. Il ouvrit un
œil d’un vert incroyable.
— Salut, murmura-t-il.
— Je ne voulais pas te réveiller.
Il esquissa un sourire en coin.
— Ce n’est pas le cas.
— Tu étais déjà réveillé ? (Lorsque son sourire s’élargit, je secouai la tête.) Tu as
préféré faire semblant de dormir et me laisser jouer les voyeuses ?
— Plus ou moins, Kitten. Je me suis dit que tu avais besoin de temps pour m’admirer
mais, après, tu m’as embrassé et j’ai décidé qu’il était temps de participer.
Il ouvrit son autre œil et, comme d’habitude, son regard ne manqua pas de faire battre
mon cœur un peu plus vite.
— Comment tu te sens ?
— Ça va. Je suis même plutôt en forme. (Je me rallongeai près de lui, la tête sur son
épaule, et il enfouit sa main dans mes cheveux.) Et toi ? Ça a dû te demander beaucoup
d’énergie.
— Tu ne devrais pas t’inquiéter pour moi. Ce qu’ils…
— Je sais ce qu’ils ont fait. Et je sais pourquoi.
Je baissai la tête et glissai une main entre nous. Lorsque mes doigts effleurèrent son
ventre, il se crispa.
— Je ne vais pas mentir. Ça m’a fait un mal de chien. Sur le moment, j’ai eu envie de…
Tu ne veux pas le savoir, crois-moi. Mais je vais mieux, grâce à toi. Et je ne supporte pas ce
qu’ils t’ont fait subir.
Son souffle caressait mon front tandis que le silence retombait entre nous.
— Tu m’épates, dit-il au bout d’un moment.
— Quoi ? (Je levai les yeux vers lui.) Daemon. Je n’ai rien de spécial. C’est toi qui es
incroyable. Avec toutes les choses que tu peux accomplir, tout ce que tu as fait pour moi…
Tu…
Il posa un doigt sur mes lèvres pour me réduire au silence.
— Après ce que tu viens de vivre, tu t’inquiètes pour moi en priorité. Alors, oui, j’ai le
droit d’être épaté, Kitten. Tu es merveilleuse.
Je sentis un sourire étirer mes lèvres. C’était bizarre d’en avoir seulement envie après
tout ça.
— Eh bien, tu te rends compte ? On est tous les deux formidables !
— Ça me va.
Il pressa ses lèvres contre les miennes, en un baiser doux et tendre, tout aussi poignant
que les autres car il portait en lui une promesse… celle d’un avenir commun, d’un futur.
— Tu sais, je crois que je ne te l’ai pas assez dit et que je devrais te le répéter à toutes
les occasions. Je t’aime.
Je pris une grande inspiration. L’entendre prononcer ces mots ne cesserait jamais de me
bouleverser.
— Je le sais, même si tu ne le dis pas toujours. (Je portai la main à son visage et traçai
la courbe de sa joue.) Je t’aime.
Daemon ferma les yeux et son corps tout entier se tendit. On aurait dit qu’il
s’imprégnait de mes paroles.
— Tu es encore fatigué ? lui demandai-je au bout d’un moment passé à le reluquer
sans vergogne.
Il resserra son étreinte.
— Plutôt, oui.
— Ça ne serait pas mieux pour toi de prendre ta vraie forme ?
Il haussa les épaules.
— Sans doute.
— Alors, vas-y.
— Je trouve que tu me donnes beaucoup d’ordres aujourd’hui.
— Ferme-la et reprends ta vraie forme, histoire que tu te rétablisses plus vite. C’est
mieux, comme ça ?
Il rit doucement.
— J’aime beaucoup, oui.
J’étais sur le point de lui faire remarquer qu’il commençait à utiliser le mot « aimer » à
tort et à travers, quand il changea de position et m’embrassa de nouveau. Cette fois, le
baiser fut plus profond, plus fougueux. Malgré mes paupières closes, je vis une lumière
blanche apparaître tandis qu’il se transformait. Je hoquetai de surprise et me perdis dans sa
chaleur et l’intimité de l’instant. Lorsqu’il s’écarta, il était tellement brillant que je pus à
peine ouvrir les yeux.
— Ça va mieux ? lui demandai-je, la voix chargée d’émotions.
Il me prit la main. Ça faisait bizarre de voir ses doigts lumineux s’enrouler autour des
miens.
Ça va mieux depuis le moment où tu t’es réveillée.
CHAPITRE 16

Daemon

Maintenant qu’ils étaient certains de mes fantastiques talents de guérisseur, le Dédale


ne perdit pas de temps. Dès que je fus suffisamment reposé, du moins selon eux, ils
m’emmenèrent dans une salle de l’étage médical. Les murs étaient blancs et il n’y avait rien
à l’intérieur hormis deux chaises qui se faisaient face.
Je me tournai vers Nancy d’un air perplexe.
— J’adore la déco.
Elle ne releva pas.
— Assieds-toi.
— Et si je préfère rester debout ?
— Ça m’est égal. (Elle se tourna vers une caméra installée dans un coin de la pièce,
hocha la tête, puis me fit de nouveau face.) Tu sais ce qu’on attend de toi. Nous allons
commencer par une nouvelle recrue. Il a vingt et un ans et est en bonne santé.
— Si l’on excepte la blessure mortelle que vous allez lui infliger, vous voulez dire ?
Nancy m’adressa un regard excédé.
— Et il s’est porté volontaire ?
— Bien sûr. Tu serais surpris par le nombre de personnes qui acceptent de risquer leur
vie pour entrer dans l’histoire.
Ce qui me surprenait, c’était surtout leur stupidité. Accepter de se faire mutiler alors
qu’il n’y avait qu’une chance infime de mutation ne me paraissait pas très intelligent, mais
ce n’était que mon opinion.
Elle me tendit un large bracelet.
— Une opale est incrustée dedans. Je ne doute pas que tu connaisses déjà ses
propriétés. Ça facilitera la guérison et t’évitera de t’épuiser.
J’acceptai le bijou et examinai la pierre noire striée de rouge.
— Vous me donnez une pierre d’opale alors que vous savez pertinemment qu’elle
contre les effets de l’onyx.
Elle me regarda d’un air impatient.
— Je te rappelle que nous avons des soldats équipés de cette charmante petite arme
dont je t’ai déjà parlé. Te fournir une pierre d’opale ne change rien à ça.
J’enfilai le bracelet et me nourris de la soudaine énergie qui s’en dégagea. Quand je
relevai la tête vers Nancy, elle me jaugeait comme si j’étais un bœuf de compétition. J’avais
le sentiment que si je me mettais à courir de pièce en pièce pour tuer des gens, elle ne
sortirait même pas l’artillerie lourde. Sauf si, bien sûr, je faisais quelque chose de plus grave.
J’étais beaucoup trop précieux à ses yeux.
Et ça me foutait en rogne. Parce qu’elle aurait pu me donner cette opale lorsque j’avais
soigné Kat. Un de ces jours, j’allais faire souffrir cette femme.
Un soldat aux yeux brillants et aux cheveux en bataille entra dans la pièce. Il alla
s’asseoir sur l’une des chaises sans qu’on lui en donne l’ordre. Il faisait à peine ses vingt et
un ans, et même si j’essayais de refouler mes sentiments, je ne pus m’empêcher de me sentir
coupable.
Pas parce que j’avais l’intention de saboter l’opération. Pourquoi aurais-je fait une chose
pareille ? Si je ne réussissais pas à créer un hybride, le Dédale exercerait sa cruauté sur Kat.
Autant dire que j’étais plus que motivé pour y arriver. Mais je n’étais pas certain que ça
fonctionne quand même. Si ce n’était pas le cas, ce jeune premier mènerait une existence
humaine tout ce qu’il y a de plus ordinaire… à moins qu’il ne s’autodétruise quelques jours
plus tard.
Pour son propre bien, et celui de Kat, j’espérais qu’il gagnerait son ticket d’entrée pour
le monde merveilleux des hybrides.
— Comment ça marche ? demandai-je à Nancy.
Elle fit signe à l’un des deux gardes qui étaient entrés en même temps que le Patient
Zéro. Il fit un pas en avant en brandissant un couteau assez flippant, le genre avec lequel
Michael Myers courait dans Halloween.
— Oh, merde, marmonnai-je en croisant les bras.
Ça n’allait pas être beau à voir.
Le Patient Trop Stupide pour Vivre accepta le couteau sans se démonter. Mais avant
qu’il ait pu s’en servir, la porte s’ouvrit de nouveau. Kat entra, avec Archer sur les talons.
Les bras ballants, je sentis une sensation de malaise grandir en moi.
— Que fait-elle ici ?
Nancy eut un sourire pincé.
— Nous nous sommes dit qu’un peu de motivation te ferait du bien.
La rage explosa en moi comme un feu de Bengale. La motivation dont elle parlait était
en fait une menace. Ils savaient parfaitement que j’étais au courant de ce qu’avait subi
Bethany chaque fois que Dawson avait échoué dans sa mission. Je regardai Kat se libérer de
l’emprise d’Archer et se placer dans un coin. Elle n’en bougea pas.
Je reportai mon attention sur Nancy et la regardai droit dans les yeux jusqu’à ce
qu’enfin, au bout de quelques secondes, elle baisse la tête.
— Qu’est-ce qu’on attend, alors ? demandai-je.
Elle fit un signe de la tête au Patient Suicidaire qui, sans un mot, prit une grande
inspiration et s’enfonça le couteau de serial killer dans le ventre avec un grognement
étouffé. Puis il le retira et le laissa tomber devant lui. Un garde se dépêcha de le rattraper.
— Putain de merde, soufflai-je, les yeux écarquillés.
Patient Zéro en avait dans le pantalon.
Kat grimaça avant de détourner la tête. Du sang coulait de la plaie.
— C’est… perturbant.
S’il continuait de perdre du sang aussi rapidement, il lui resterait sans doute moins de
deux minutes à vivre. Il pâlissait à vue d’œil. Les mains pressées contre son ventre, il se plia
soudain en deux. Une odeur métallique emplit l’air.
— Vas-y, me dit Nancy en trépignant quasiment sur place.
En proie à une fascination macabre, je secouai la tête et m’agenouillai devant le soldat.
Quand je posai la main sur son ventre, elle se retrouva tout de suite couverte de sang. En
général, j’avais l’estomac bien accroché, mais là, je pouvais voir ces tripes. Qu’est-ce qu’il
avait bien pu ajouter dans son jus d’orange pour s’infliger volontairement une telle chose ?
Bon sang.
Je me débarrassai de ma forme humaine et, bientôt, une lumière rougeâtre se déversa
sur le soldat et une grande partie de la pièce. Concentré sur la blessure, j’imaginai la plaie
se refermer et le sang cesser de couler. En toute franchise, je n’avais pas la moindre idée de
la façon dont je guérissais les gens. Ça se faisait plus ou moins tout seul. Je visualisais la
blessure et, parfois, des images des différentes énergies concernées apparaissaient dans mon
esprit sans que j’y prête la moindre attention. La seule chose sur laquelle je me concentrais,
c’était la lumière que je faisais courir dans ses veines… et Kat.
Je relevai la tête en prenant une inspiration. Nancy rayonnait. On aurait dit une mère
qui venait de voir son enfant pour la première fois. Je me tournai vers Kat qui était là,
toujours là, et qui me rendit mon regard avec amour.
Mon cœur battit plus fort et je reportai mon attention sur l’homme que je cherchais à
guérir.
Je fais ça pour elle, lui dis-je. Ça a intérêt à fonctionner, pour ton propre bien.
Il releva vivement la tête. Son visage avait déjà repris des couleurs.
Grâce à l’opale, je ne me sentais pas aussi fatigué que je l’aurais été en temps normal.
Au bout d’un moment, je le lâchai et me levai. Je restai sous cette forme suffisamment
longtemps pour m’assurer que mon patient était en mesure de se mettre debout, puis jetai
un nouveau coup d’œil en direction de Kat. Elle avait la tête appuyée sur sa main. À côté
d’elle, Archer n’avait pas l’air à l’aise avec la situation. Je compris alors quelque chose.
Après avoir retrouvé mon apparence humaine, je me tournai vers Nancy qui regardait
le Patient Zéro avec tant d’admiration et d’espoir qu’elle me donna la nausée.
— Pourquoi sont-ils incapables de créer des hybrides ? demandai-je. Les Origines. Ils
peuvent guérir, pourtant, non ?
Nancy m’adressa à peine un regard. Elle désigna la caméra.
— Ils sont capables de soigner les blessures les plus graves, mais ils ne peuvent pas
guérir les maladies ni transformer les gens. Nous ignorons pourquoi. C’est leurs seules
limites. (Elle aida l’homme à se rasseoir sur son siège avec une douceur étonnante.)
Comment vous sentez-vous, Largent ?
Après avoir pris plusieurs grandes inspirations, Largent s’éclaircit la voix.
— Un peu courbatu mais, sinon, je me sens bien… très bien, même. (Il sourit et nous
regarda, Nancy et moi, l’un après l’autre.) Est-ce que ça a marché ?
— Tu es en vie, rétorquai-je d’un ton sec. C’est un bon début.
La porte s’ouvrit tout à coup et le Dr Roth se précipita à l’intérieur, le stéthoscope
rebondissant contre son torse. Il porta d’abord son attention sur moi.
— Incroyable. J’ai observé toute la scène sur les écrans de contrôle. C’était
remarquable.
— Oui, oui.
Alors que j’allais m’approcher de Kat, la voix de Nancy résonna, aussi agréable que le
crissement d’une craie sur un tableau noir.
— Ne bouge pas, Daemon.
Je tournai lentement la tête, conscient que les autres gardes s’étaient placés entre Kat
et moi.
— Pourquoi ? Vous avez eu ce que vous vouliez.
— Pour l’instant, nous savons seulement que tu l’as soigné. (Elle fit le tour de la chaise
en observant le docteur et Largent.) Comment sont ses signes vitaux ?
— Parfait, répondit le docteur en passant son stéthoscope autour de son cou. (Il glissa
sa main dans sa blouse de laboratoire et en sortit un petit étui noir.) Le Projet Prométhée
peut commencer.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je en le regardant extraire une seringue remplie d’un
liquide bleu étincelant.
Du coin de l’œil, je remarquai Archer qui examinait l’aiguille d’un air intrigué.
— Prométhée est grec, dit Kat. Enfin, c’était un Titan. Selon la mythologie, il aurait
créé l’homme.
Malgré la situation, je ne pus m’empêcher de ressentir une pointe d’amusement.
Elle haussa les épaules.
— Je l’ai lu dans une romance paranormale.
Je fus incapable de réprimer un léger sourire. Ah… Kat et son côté geek. Ça me donnait
envie de l’embrasser et de lui faire plein d’autres choses. Elle sembla le comprendre car le
rouge lui monta soudain aux joues. Malheureusement, ce n’était pas d’actualité.
Le Dr Roth releva une manche de Largent.
— Le Prométhée est un sérum qui devrait accélérer le processus et éviter l’apparition de
la fièvre. La mutation n’en sera que plus rapide.
À présent, je me demandais si Largent était toujours partant pour être le premier rat de
laboratoire. Mais ça n’avait aucune importance. D’accord ou non, on lui injecta la substance
bleue. Il se plia aussitôt en deux, ce qui n’était pas bon signe, et Roth s’affaira auprès de lui.
Son cœur battait beaucoup trop fort. Autour de nous, les gens commençaient à paraître un
peu nerveux. Comme personne ne me portait plus la moindre attention, je me rapprochai
légèrement de Kat. J’étais à mi-chemin d’elle lorsque Largent se releva d’un bond et fit
tomber Roth en arrière.
Je me plaçai aussitôt entre Kat et le cobaye. Il trébucha avant de se plier en deux, les
mains sur les genoux. De la sueur coulait sur son front, dégoulinait par terre. Une puanteur
presque sucrée remplaça l’odeur du sang.
— Que se passe-t-il ? demanda Nancy.
Le docteur retira son stéthoscope et s’approcha du patient pour poser une main sur son
épaule.
— Que ressentez-vous, Largent ?
Les bras du soldat tremblaient.
— Des crampes, hoqueta-t-il. J’ai des crampes dans tout le corps. J’ai l’impression que
mes organes…
Il rejeta soudain la tête en arrière. Sa gorge ondula et il ouvrit la bouche pour crier.
Au même moment, une substance d’un noir bleuté s’échappa de ses lèvres ouvertes et
vint éclabousser la blouse blanche du docteur. Largent tangua sur le côté. Son hurlement
rauque se transforma en gargouillis. Le même liquide coula bientôt de ses yeux, puis de ses
oreilles et de son nez.
— Bon sang, m’exclamai-je en reculant. Je ne crois pas que votre médoc fonctionne des
masses.
Nancy m’adressa un regard noir.
— Largent, pouvez-vous nous dire ce que… ?
Le soldat se retourna et s’élança en direction de la porte. À la vitesse de la lumière. Kat
hurla et plaqua ses mains contre sa bouche. J’essayai de me positionner devant elle, de
façon à lui éviter un terrible spectacle, mais il était trop tard. Largent s’écrasa contre la
porte dans un fracas abominable, comme s’il avait sauté d’un bâtiment de cinquante étages.
Le silence retomba.
— Bon, c’était décevant, lâcha Nancy.

*
* *

Katy

Aussi longtemps que je vivrais, je n’effacerais jamais de ma mémoire l’image de ce


soldat tout à fait normal, qui avait subi une espèce d’infection zombie avant de s’éclater
contre une porte.
On dut attendre dans la salle pendant qu’une équipe venait nettoyer suffisamment
l’espace pour que l’on puisse sortir sans marcher dans… les trucs. Pendant qu’on patientait,
ils refusèrent de laisser Daemon s’approcher de moi, comme s’il était responsable de ce qui
s’était produit. Pourtant, il l’avait soigné. Il avait rempli sa part du contrat. C’était les
composés de ce Prométhée, les seuls coupables. Daemon n’avait pas de sang sur les mains.
Une fois dans le couloir, les soldats emmenèrent Daemon d’un côté et Archer me guida
de l’autre. On était à mi-chemin de l’ascenseur lorsqu’une porte s’ouvrit sur notre droite.
Deux militaires en sortirent avec un enfant.
Je me figeai.
Ce n’était pas un enfant ordinaire. Il s’agissait de l’un d’entre eux. Un Origine. J’en eus
la chair de poule. Ce garçon n’était pas Micah, mais il avait les mêmes cheveux bruns
coupés court. Il semblait également un peu plus jeune, mais je n’avais jamais été douée pour
deviner les âges.
— Continue d’avancer, m’intima Archer en posant une main dans mon dos.
Je me ressaisis et repris ma route. J’ignorais ce qui me terrifiait autant chez ces gamins.
Bon, d’accord. Les raisons potentielles ne manquaient pas. En première place venaient leurs
yeux au coloris étrange, qui brillaient d’une intelligence anormale, ex aequo avec leur petit
sourire enfantin qui semblait se moquer des adultes autour d’eux.
Mon Dieu, il fallait qu’on se tire d’ici et vite.
Quand on passa devant eux, le petit garçon releva la tête et me regarda droit dans les
yeux. À cet instant, une étrange sensation remonta le long de ma colonne vertébrale et il y
eut comme une détonation à l’arrière de mon crâne. Je fus aussitôt prise de vertiges et dus
m’arrêter de marcher. Je me demandai si le garçon essayait de jouer au Jedi avec moi.
Il écarquilla les yeux.
Mes doigts se mirent à me démanger.
Aidez-nous et nous vous aiderons.
J’en restai paralysée. Je ne… Je ne pouvais pas bouger. Mon cerveau ne fonctionnait
plus. Seules ses paroles se répétaient en boucle dans mon esprit. Au bout d’un moment, il
détourna les yeux et s’éloigna avec son escorte. Je restai plantée là, remontée à l’adrénaline
et complètement perdue.
Archer se planta devant moi, les yeux plissés.
— Il t’a dit quelque chose.
Je me repris aussitôt, sur mes gardes.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— On dirait que tu as vu un fantôme.
La main posée sur mon épaule, il me força à me retourner et me poussa en direction de
l’ascenseur. Lorsque les portes se refermèrent derrière nous, il appuya sur le bouton
« arrêt ».
— Il n’y a pas de caméras dans les ascenseurs, Katy. À part les salles de bains, ce sont
les seules parties du bâtiment où personne n’est susceptible de nous regarder.
Comme je n’avais pas la moindre idée d’où il voulait en venir, je reculai jusqu’à être dos
au mur.
— OK.
— Les Origines sont capables d’entendre certaines pensées. Nancy ne vous l’a pas dit.
Ils lisent dans les pensées. Alors, vous feriez mieux de faire attention quand vous croisez l’un
d’entre eux.
Je le regardai, bouche bée.
— Ils lisent dans les pensées ? Attends une minute, ça veut dire que tu en es capable,
toi aussi !
Il haussa les épaules.
— J’essaie d’éviter. Entendre les pensées des gens, c’est plus agaçant qu’autre chose.
Mais quand on est petits, on le fait sans réfléchir. C’est naturel. Ils n’ont aucune retenue.
— Je… C’est de la folie. Voilà qu’ils lisent dans les pensées, maintenant. Qu’est-ce qu’ils
peuvent faire d’autre ?
J’avais l’impression d’avoir suivi le lapin d’Alice et de m’être réveillée dans un comics de
X-men. Quand je pensais à tout ce que j’avais imaginé en présence d’Archer ! J’avais même
réfléchi à la possibilité de m’échapper…
— Je n’ai jamais rien dit à personne, précisa-t-il.
— Oh, mon Dieu. Tu le fais en ce moment même ! (Mon pouls s’emballa.) Pourquoi
devrais-je te croire ?
— Parce que je ne t’ai jamais demandé de me faire confiance.
Je clignai les yeux. Luc ne m’avait-il pas dit quelque chose de similaire ?
— Pourquoi n’as-tu rien dit à Nancy ?
Il haussa les épaules.
— Ça n’a aucune importance.
— Si, au contraire…
— Non. Pas pour l’instant, en tout cas. Écoute, nous n’avons pas beaucoup de temps.
Fais attention en présence des Origines, c’est tout. J’ai entendu ce qu’il t’a dit. Tu as vu le
film Jurassic Park ?
— Euh, oui.
C’était une question étrange.
Il afficha un sourire sans joie.
— Tu te souviens des vélociraptors ? Libérer les Origines, ce serait comme déverrouiller
les cages des vélociraptors. Tu comprends ce que je veux dire ? Ces Origines, les derniers-
nés, n’ont plus rien à voir avec les premiers. Ils évoluent et s’adaptent de telle façon que
personne ne peut les contrôler. Ils sont capables de choses qui dépassent même mon
imagination. Le Dédale rencontre déjà des problèmes à les faire entrer dans le rang.
J’avais du mal à y croire. Mon bon sens me hurlait de tout rejeter en bloc, alors que je
savais très bien que tout était possible. Après tout, j’étais bien une hybride, à moitié humaine
et extraterrestre.
— Pourquoi ceux-là sont-ils différents ?
— On leur a administré du Prométhée pour accélérer leur apprentissage et le
développement de leurs pouvoirs, expliqua Archer en ricanant. Comme s’ils avaient besoin
de ça. Mais contrairement à ce pauvre Largent, sur eux, ça a marché.
Dans mon esprit, je revis le cadavre désarticulé du soldat. Je frissonnai.
— C’est quoi, ce sérum ?
Il m’examina d’un air surpris.
— Tu sais qui était Prométhée dans la mythologie grecque. Je n’arrive pas à croire que
tu n’aies pas encore compris.
Sympa. Je ne me sentais pas du tout stupide, maintenant.
Il rit.
Je lui adressai un regard noir.
— Tu es en train de lire dans mes pensées !
— Désolé. (Il ne paraissait pas désolé pour un sou.) Tu l’as dit toi-même. On raconte
que Prométhée a créé les hommes. Réfléchis. Que fait le Dédale ?
— Ils essaient de créer l’espèce parfaite, mais ça ne m’avance guère.
Il secoua la tête, puis tendit la main vers moi pour tapoter l’intérieur de mon coude.
— Quand tu as subi la mutation, on t’a injecté un sérum. Le premier que le Dédale a
créé, mais ils en veulent toujours plus : plus rapide, plus puissant. Le Prométhée est en
phase de test, et pas seulement sur des humains guéris par des Luxens.
— Je…
Je ne compris pas tout de suite où il voulait en venir. Puis je repensai aux poches de
liquide contenant une décoction de leur cru, que recevaient des patients.
— Ils en donnent aux humains malades, c’est ça ?
Il hocha la tête.
— Ce qui signifie que le Prométhée est le LH-11 ? (Lorsqu’il hocha de nouveau la tête,
je m’efforçai de ne pas réfléchir aux conséquences de cette découverte, au cas où il
l’entendrait.) Pourquoi est-ce que tu me dis tout ça ?
Il pivota légèrement pour redémarrer l’ascenseur, puis me jeta un coup d’œil en coin.
— Nous avons un ami commun, Katy, répondit-il simplement.
CHAPITRE 17

Katy

J’avais hâte de me retrouver seule avec Daemon. Sachant que le Dédale nous y
encourageait, nous n’avions pas abusé de nos moments ensemble dans la salle de bains. Au
bout de ce qui me parut être une éternité, je ressentis enfin une chaleur familière au niveau
de la nuque. J’attendis deux minutes avant de me précipiter dans la salle de bains et de
frapper doucement à la porte de sa cellule.
Il m’ouvrit aussitôt.
— Je t’ai manqué ?
— Transforme-toi en torche humaine, lui dis-je en sautillant d’un pied sur l’autre.
Dépêche-toi.
Il m’adressa un regard interrogateur avant de m’obéir. Il brillait comme une comète.
Qu’est-ce qui se passe ?
Alors, je lui racontai ce qui s’était passé avec le gamin flippant dans le couloir, ce
qu’Archer m’avait appris à leur sujet, ce que le Prométhée était réellement et, enfin, ce
qu’Archer m’avait dit à propos d’un ami que l’on aurait en commun.
Je ne lui fais pas confiance, mais il n’y a pas trente-six solutions : soit Archer n’a vraiment
rien dit à propos de mes pensées ou des tiennes, soit il l’a fait et, pour une raison qui m’échappe,
le Dédale n’a eu aucune réaction.
La lumière de Daemon vacilla.
Mon Dieu. Cette histoire est de plus en plus bizarre.
Ne m’en parle pas. Je m’adossai au lavabo. S’ils décident d’injecter ce sérum à quelqu’un
d’autre… Je frissonnai. Cette fois, ils attendront peut-être de voir si la mutation a fonctionné.
Mouais. J’ai surtout l’impression qu’ils vont avoir une note de nettoyage très salée.
Beurk. C’était vraiment…
Il tendit un bras lumineux et ses doigts chauds me caressèrent la joue.
Je suis désolé que tu aies eu à voir ça.
Et je suis désolée que tu aies eu à faire ça. Je pris une grande inspiration. Mais tu sais que
ce qui est arrivé à Largent n’est pas ta faute, j’espère ?
Oui, je sais. Crois-moi, Kitten, je ne compte pas me culpabiliser plus que nécessaire. Je
ressentis son soupir contre ma peau. Bon, au sujet d’Archer…
On discuta quelques minutes de plus d’Archer. Il y avait de fortes chances pour qu’il
soit de mèche avec Luc, mais quelque chose clochait. Archer avait visiblement accès au LH-
11. Pourquoi n’en avait-il pas donné à Luc ? Nous ne pouvions pas lui faire confiance. Nous
refusions de reproduire cette erreur.
L’une de mes précédentes idées pour s’évader nous apparaissait désormais sous un jour
plus favorable. Quand nous aurions mis la main sur le LH-11, nous n’aurions qu’une seule
chance de nous échapper. Et si les Origines étaient vraiment comme des vélociraptors, alors
ils représentaient la diversion idéale. Pendant que les autres seraient occupés à les
retrouver, nous pourrions nous éclipser.
De toute façon, n’importe quel plan serait risqué, avec environ 99 % de chances
d’échec. Mais Daemon et moi préférions nous débrouiller seuls plutôt que de dépendre de
Luc, et peut-être d’Archer. Nous nous étions brûlés plusieurs fois à ce jeu.
Daemon reprit son apparence humaine, avant de m’embrasser rapidement et de
retourner dans sa chambre. C’était la partie la plus difficile de la journée : nous séparer.
Toutefois, l’inverse, oublier le monde dans les bras l’un de l’autre, serait encore pire. Et
c’était souvent ce qui se passait lorsque nous étions ensemble. De plus, nous ignorions s’ils
nous laisseraient aller et venir d’une chambre à l’autre. La moindre décision ressemblait à
un test.
J’allai m’asseoir sur mon lit. Je pliai les jambes et posai mon menton sur mes genoux.
Ces instants où je n’avais plus rien à faire étaient les plus difficiles. Des choses auxquelles je
ne voulais pas penser me revenaient en mémoire et me faisaient oublier ce sur quoi je devais
me concentrer.
Je voulais que Daemon voie que je gardais la tête haute, que rien de tout ça ne
m’atteignait. Je refusais qu’il s’inquiète à mon sujet.
Fermant les yeux, je baissai la tête pour appuyer mon front contre mes genoux, puis
tentai de me rassurer avec le plus gros mensonge de tous les temps : la lumière nous
attendait au bout du tunnel. Il y avait toujours de l’espoir.
Je me demandai combien de temps je continuerais à faire semblant d’y croire.

*
* *
Daemon

Cette fois, la belle équipe de vainqueurs du Dédale attendit que la mutation fonctionne
avant de procéder à l’injection. Le deuxième cobaye était encore plus enthousiaste que le
premier. Il s’était poignardé en pleine poitrine, juste sous le cœur. C’était tout aussi
salissant. Kat avait assisté à la scène et j’avais soigné l’idiot suicidaire. Dans l’ensemble, ça
avait été un succès, mais je n’avais pas pu m’approcher du LH-11. Dommage, car il restait
du sérum dans la seringue.
Kat et moi avions décidé de ne pas nous fier à Luc, mais si nous arrivions à nous
procurer du LH-11 et si quelqu’un, Archer ou autre, pouvait nous aider à sortir, je n’allais
pas cracher dessus. Le plan de Kat qui consistait à libérer les gamins était une bonne idée,
mais nous ne savions toujours pas comment procéder. Sans compter que nous ignorions tout
de ce que nous nous apprêtions à lâcher dans la nature. Même si je rechignais à l’admettre,
il y avait des personnes innocentes dans ces bâtiments.
Durant les trois jours pendant lesquels nous avions attendu que le deuxième cobaye
montre des signes de mutation, on m’avait demandé de soigner trois militaires et un civil :
une femme qui avait l’air bien trop nerveuse pour avoir accepté de son plein gré. Elle ne
s’était pas poignardée. On lui avait simplement administré une dose mortelle d’un produit
quelconque.
Et j’avais été incapable de la guérir… J’ignorais pourquoi. Ç’avait été une expérience
terrible. Elle s’était mise à convulser en crachant du sang. J’avais fait tout mon possible, en
vain. Comme j’étais incapable de visualiser la blessure dans mon esprit, ça n’avait pas
fonctionné.
La femme était morte ainsi, sous le regard horrifié de Kat.
Lorsque le cadavre avait été emporté, Nancy n’avait pas eu l’air contente. Son humeur
s’était arrangée le quatrième jour, lorsque le Prométhée, aussi connu sous le nom de LH-11,
avait été injecté au deuxième soldat que j’avais soigné. Malheureusement, un peu plus tard
dans la journée, il s’était emplâtré dans un mur. Je ne savais pas ce qu’ils avaient avec les
murs, mais c’était déjà le deuxième.
Le cinquième jour, on administra le LH-11 au troisième volontaire. Il tint vingt-quatre
heures de plus, avant de se vider de son sang par tous les orifices, y compris son nombril.
Du moins, c’est ce qu’on me raconta.
Les cadavres s’amoncelaient. Il n’y avait pas d’autre terme. C’était difficile de ne pas le
prendre personnellement. Est-ce que je me sentais coupable ? Oh, non. Est-ce que ça
m’énervait au point de vouloir foutre le feu à la base ? Oh, oui.
La plupart du temps, Kat et moi étions séparés. On nous autorisait seulement à nous
voir pendant les guérisons. Heureusement, on arrivait à voler quelques minutes par-ci, par-
là dans notre salle de bains des secrets… Mais ce n’était pas suffisant. Kat avait l’air aussi
épuisée que moi. J’aurais pensé que ça calmerait mes hormones, mais j’avais tort. Chaque
fois que j’entendais la douche se mettre en marche, je devais faire appel à tout le sang-froid
que je possédais. Il n’y avait pas de caméras dans la salle de bains et je pouvais ne pas faire
de bruit, ce qui aurait été parfait pour le genre de choses que j’avais en tête, mais il était
hors de question que je prenne le risque de fabriquer un bébé Daemon dans cet enfer.
Étais-je totalement contre la perspective d’avoir des enfants avec Kat un jour ? Même si
je paniquais rien que d’y penser, l’idée n’était pas si horrible que ça. Je rêvais d’une vie
chiante à mourir, comme tout le monde… du moment que ça n’arrivait pas avant dix ans et
que mes gamins n’avaient pas une coupe au bol et des pouvoirs de Jedi.
Ce n’était pas beaucoup demander, non ?
Le sixième jour, après avoir reçu le LH-11, le troisième soldat survécut jusqu’au
lendemain. Il commença à montrer des signes d’une mutation stable très rapidement et
réussit l’épreuve sous stress avec brio.
Nancy était tellement excitée que je crus qu’elle allait m’embrasser. Femme ou non, je
n’aurais pas hésité à la frapper.
— Tu mérites une récompense, dit-elle. (Je méritais surtout de lui mettre un coup de
pied au cul.) Tu peux passer la nuit avec Kat. Personne ne t’en empêchera.
Je ne répondis pas. Même si je ne pouvais pas manquer cette opportunité, c’était assez
dérangeant d’entendre Nancy me dire que je pouvais passer la nuit avec Kat pendant qu’ils
nous filmeraient. Je repensai aux gosses prisonniers des étages inférieurs. Non. Elle pouvait
toujours courir.
En attendant, Kat s’était rapprochée, mine de rien, du plateau. Elle s’était arrêtée
quand Nancy m’avait annoncé ma récompense. En la voyant grimacer, je me sentis
légèrement vexé, mais elle avait sans doute pensé à la même chose que moi.
Ils apportèrent ensuite un autre cobaye, un militaire. Toutefois, j’étais distrait par ce
que faisait Kat. Elle était beaucoup trop proche des plateaux. Elle se tenait presque devant.
Un coup de couteau plus tard, j’eus du sang sur les mains et Nancy sauta de joie.
Le Dr Roth reposa la seringue vide à côté de celles qui étaient encore pleines et je vis
Kat tendre la main vers elles. C’est alors qu’un détail crucial me vint à l’esprit.
— Est-ce que ça veut dire que je suis lié à eux ? demandai-je en m’essuyant les mains
sur une serviette que l’on avait jetée dans ma direction. Ceux qui n’ont pas foncé dans un
mur ? S’ils meurent, je meurs aussi ?
Nancy éclata de rire.
Je fronçai les sourcils.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.
— Non, au contraire, c’est une très bonne question. (Elle tapa dans ses mains. Ses yeux
sombres étincelaient.) La réponse est non. Le Prométhée que l’on administre aux sujets
mutés brise ce lien.
C’était un soulagement. Je n’aimais pas beaucoup l’idée d’avoir plusieurs talons
d’Achille se baladant dans la nature.
— Comment est-ce possible ?
Un garde ouvrit la porte tandis que Nancy traversait la pièce.
— Nous avons passé des années à réduire le rapport entre la mutation et ce lien,
Daemon. Nous savons également que pour que la mutation fonctionne, il faut que le désir
de guérison soit bien réel. (Elle se tourna vers moi, la tête penchée sur le côté.) Oui, nous
sommes au courant. Ça n’a rien de magique ni de spirituel. C’est une simple question de
capacité, de force et de détermination.
Merde. Je ne l’avais pas vue venir, celle-là.
— Ton frère y était presque parvenu, reprit-elle d’une voix plus basse. (Je me crispai.)
Il ne manquait ni de capacité ni de détermination. Et crois-moi, il était motivé. Nous nous en
sommes assurés. Mais il n’était tout simplement pas assez fort.
Je serrai les dents. La haine se déversait dans mes veines, comme du venin.
— Nous n’avons pas besoin de lui. Bethany, ça reste à voir. Quant à toi… (Elle posa la
main sur mon torse.) Nous ne te lâcherons jamais, Daemon.
CHAPITRE 18

Katy

« Nous ne te lâcherons jamais, Daemon. »


Seigneur. J’étais à deux doigts de planter l’aiguille dans l’œil de Nancy. Heureusement
que je me retins, sinon, mon petit stratagème n’aurait servi à rien.
Les bras croisés, je dissimulai la seringue dans mon poing serré. Puis je suivis sagement
Daemon et Archer hors de la pièce en me demandant si quelqu’un allait finir par me
plaquer au sol.
Personne ne réagit.
Dans l’excitation d’une mutation potentiellement viable, on ne m’avait pas accordé la
moindre attention. De toute façon, pendant ces séances, Daemon était toujours le seul à
regarder dans ma direction. Et si Archer m’avait vue, il n’avait rien dit du tout.
Je n’avais pas vraiment réfléchi avant de voler le sérum, mais, maintenant que je le
tenais dans la main, je prenais conscience que, si je me faisais attraper, j’allais probablement
le regretter. Daemon aussi. Si Archer lisait dans mes pensées et ne travaillait pas avec Luc,
nous étions foutus.
On entra dans l’ascenseur pendant que Nancy et le tout nouvel hybride prenaient la
direction opposée. Nous étions seuls, tous les trois, et quand les portes se refermèrent, j’eus
du mal à croire à notre chance. Mon cœur battait la chamade sous le coup de l’excitation et
de la peur. Un vrai solo de batterie.
Je donnai un coup de coude à Daemon pour attirer son attention. Il se tourna vers moi
et je baissai les yeux vers ma main, que j’ouvris lentement. Seul le haut de la seringue était
visible. Daemon écarquilla les yeux.
À cet instant, nous savions tous les deux ce que cela signifiait. Maintenant que nous
avions le LH-11, il n’y avait plus de temps à perdre. Quelqu’un allait finir par se rendre
compte de son absence ou par remarquer mon numéro sur l’enregistrement vidéo. Dans
tous les cas, c’était le moment de jouer le tout pour le tout.
Tout à coup, Archer se tourna vers nous. Daemon se plaça devant moi pour dissimuler
la seringue, mais Archer tendit la main vers le panneau de contrôle. Mon souffle se bloqua
dans ma gorge. L’ascenseur s’immobilisa.
La tête penchée sur le côté, Archer examina ma main.
— Vous avez le LH-11 ? Bon sang. Vous êtes… Je ne pensais pas que vous le feriez
vraiment. Luc, si. (Il se tourna vers Daemon.) Mais je ne vous en croyais pas capables.
Mon cœur battait si fort que mes doigts semblaient palpiter autour du sérum.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Je sais à quoi vous pensez. (Archer ne quittait pas Daemon du regard.) Pourquoi
n’ai-je pas fourni moi-même le sérum à Luc ? Ce n’était pas mon rôle ici et je n’ai pas le
temps de vous l’expliquer. Ils ne vont pas tarder à se rendre compte de son absence. (Il
marqua une légère pause avant de reporter son attention sur moi.) Le plan auquel tu
penses est complètement dingue.
Je songeais alors aux Origines, mais, à présent, je m’efforçais d’imaginer les Bisounours
sauter de nuage en nuage. Tout pour l’empêcher de lire dans mon esprit.
Il grimaça.
— Sérieusement, dit-il en retirant son béret et en le fourrant dans la poche arrière de
son treillis. À quoi est-ce que vous vous attendiez ? Votre plan n’a pas la moindre chance de
réussir.
— Tu te la joues un peu trop, rétorqua Daemon en carrant les épaules. Et je ne t’aime
pas.
— Et moi, je m’en moque. (Archer tourna la tête vers moi.) Donne-moi le LH-11.
Je resserrai ma prise sur la seringue.
— Pas question.
Il plissa les yeux.
— Écoute. Je sais ce que vous avez l’intention de faire. Même si je vous ai mis en garde,
vous comptez ouvrir la cage aux lions. Et après ? Vous allez courir le plus vite possible ? Je
vous rappelle que vous ne savez même pas comment aller dans l’autre bâtiment. Et puis, tu
vas avoir besoin de tes mains. Tu n’aimerais pas te planter cette aiguille sous la peau par
inadvertance, crois-moi.
Le doute m’assaillit.
— Tu ne comprends pas. Chaque fois que l’on a fait confiance à quelqu’un, on s’en est
mordu les doigts. Alors, te remettre ça…
— Luc ne vous a jamais trahis, non ? (Quand je secouai la tête, Archer grimaça.) Et
moi, je ne trahirai jamais Luc. Ce petit con me fait un peu peur, à moi aussi.
Je jetai un coup d’œil à Daemon.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
Il resta un instant silencieux, avant de déclarer :
— Si tu tentes de nous la faire à l’envers, je n’hésiterai pas une seconde à te tuer. C’est
compris ?
— Il faut qu’on fasse sortir le LH-11 de la base, dis-je.
— Que vous le vouliez ou non, je pars avec vous. (Archer me fit un clin d’œil.) On m’a
dit que je devais aller manger à Pizza Del Arte.
Je me souvins alors de notre conversation à propos d’une vie normale, et quelque part,
cela me conforta dans ma décision. Je ne comprenais pas pourquoi il nous aidait ni
pourquoi il n’avait pas fait ça plus tôt mais, comme il l’avait dit, nous étions déjà trop
impliqués pour reculer. La gorge sèche, je lui tendis la seringue, avec l’impression que je
remettais ma vie entre ses mains, et en un sens, c’était le cas. Il attrapa son béret pour
l’entourer avec, puis enfouit le tout dans la poche avant de son pantalon.
— Allons-y, dit Daemon en me prenant la main, sans quitter Archer des yeux.
— Tu as une opale sur toi ? demanda Archer.
— Oui, répondit-il avec un sourire amusé. L’admiration sans bornes que me porte
Nancy a ses avantages. (Il agita le poignet. La pierre sembla étinceler d’un reflet rouge.) Il
est grand temps que je montre ce que je vaux.
— Prends l’apparence de Nancy, dit Archer en appuyant sur un numéro d’étage.
Dépêche-toi.
La silhouette de Daemon vacilla, puis se transforma. Il perdit plusieurs centimètres. Ses
cheveux devinrent fins et bruns, attachés en queue-de-cheval. Son visage disparut
complètement. Il lui poussa des seins. Et tout à coup, Nancy Husher se tenait près de moi,
vêtue de son sempiternel tailleur-pantalon.
Mais ce n’était pas vraiment Nancy.
— C’est flippant, murmurai-je en le/la regardant pour essayer de trouver un signe qui
prouvait qu’il s’agissait bien de Daemon.
Elle sourit d’un air arrogant.
Aucun doute, c’était bien Daemon.
— Tu crois que ça va marcher ? lui demandai-je.
— On va dire qu’il faut voir le verre à moitié plein.
Je recoiffai mes cheveux derrière mon oreille.
— C’est rassurant.
— On va libérer ces gamins, et après, on va prendre l’ascenseur pour retourner à la
surface, déclara-t-il à l’intention d’Archer avec cette autorité propre à Nancy. Quand on sera
dehors, je lui donnerai l’opale. (Il se tourna vers moi.) Pas la peine de discuter. Tu vas en
avoir besoin, parce qu’on va devoir courir, plus vite qu’on n’a jamais couru. Tu penses en
être capable ?
Ce plan ne m’enchantait pas. Autour de la base s’étiraient des kilomètres de désert
aride. Pourtant, je hochai la tête.
— En tout cas, on peut être sûrs qu’ils ne te tueront pas. Tu es bien trop merveilleux.
— Je ne te le fais pas dire. Prête ?
J’aurais voulu dire non, mais j’acquiesçai malgré tout. Archer appuya sur le bouton
numéro neuf et l’ascenseur se remit en marche. Mon pouls s’emballa.
La cabine s’arrêta au cinquième.
Merde. On n’avait pas prévu ça.
— Tout va bien, dit Archer. C’est comme ça qu’on se rend au bâtiment B.
La peur au ventre, je les suivis dans un large couloir. C’était peut-être un piège ou un
coup monté, mais nous ne pouvions plus revenir en arrière.
Archer posa la main sur mon épaule, comme il le faisait toujours quand il m’escortait
quelque part. Ce contact déplut à Daemon, mais il ne le montra pas. Il arborait l’expression
méprisante qui ornait toujours le visage de Nancy.
Il y avait des gens dans le couloir mais personne ne nous porta la moindre attention.
Arrivés au bout, on entra dans un autre ascenseur, plus grand. Archer appuya sur le
bouton B et la cabine se mit en branle. Quand elle se figea, on s’engagea dans un autre
couloir, jusque dans un autre ascenseur. Cette fois, il choisit le neuvième étage.
Encore neuf étages sous terre. Bon sang…
Ça faisait beaucoup d’étages à monter pour les Origines mais, en même temps, c’étaient
des Einstein miniatures sous acide. Tout était possible.
La bouche sèche, je tentai de calmer les battements affolés de mon cœur avant de faire
une attaque. Quelques secondes plus tard, l’ascenseur s’arrêta et les portes s’ouvrirent.
Archer s’écarta pour nous laisser sortir en premier. Du coin de l’œil, je le vis appuyer sur le
bouton d’arrêt d’urgence.
L’ascenseur s’était ouvert sur un petit hall sans fenêtre. Deux militaires étaient postés
devant une porte à doubles battants. En nous voyant, ils se mirent aussitôt au garde-à-vous.
— Madame Husher. Agent Archer, les salua celui sur la droite. Puis-je vous demander
la raison pour laquelle vous l’amenez ici ? fit-il en me désignant du menton.
Daemon avança et tapa dans ses mains, comme le faisait toujours Nancy.
— J’ai pensé que ce serait une bonne idée de lui montrer nos plus grandes réussites au
sein de leur propre environnement. Ça lui permettra de comprendre un peu mieux ce que
nous faisons ici.
Je serrai les lèvres. Ce petit discours ressemblait tellement à ceux de Nancy que j’étais à
deux doigts de rigoler. Pas d’un rire normal. Des gloussements hystériques, plutôt.
Les gardes se consultèrent du regard. Le plus bavard des deux fit un pas en avant.
— Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée.
— Oserais-tu remettre mon autorité en question ? demanda Daemon avec son imitation
la plus arrogante de Nancy.
Je me mordis les lèvres.
— Non, madame, mais, comme vous le savez, ce secteur est interdit au personnel sans
accréditation et donc aux… visiteurs, répondit le militaire en nous observant, Archer et moi.
Ce sont vos propres ordres.
— Si ce sont mes ordres, je devrais avoir le droit d’emmener qui bon me semble ici, tu
ne crois pas ?
Nous perdions du temps. La main d’Archer se crispa sur mon épaule et je sus qu’il
pensait à la même chose.
— Ou… Oui, mais ça va à l’encontre du protocole, bafouilla-t-il. Nous ne pouvons
pas…
— Bon. (Daemon avança en levant la tête. Je ne voyais pas de caméras, mais ça ne
voulait pas dire qu’il n’y en avait pas.) Et ça, c’est assez protocolaire ?
Daemon brandit la main vers les militaires et un éclair de lumière s’échappa de sa
paume. L’arc d’énergie se divisa en deux pour frapper les deux gardes en même temps. Ils
s’effondrèrent en fumant. L’odeur de chair et de vêtements brûlés me monta au nez.
— Bon, cette méthode-là marche aussi, je suppose, dit Archer d’un ton sec. En tout cas,
on ne peut plus faire marche arrière, maintenant.
Daemon/Nancy lui adressa un regard noir.
— Tu peux ouvrir ces portes ?
Archer s’en approcha et se baissa. Le voyant rouge sur le panneau de contrôle passa au
vert. Les portes se déverrouillèrent, puis s’ouvrirent.
Je m’attendais presque à ce que quelqu’un se jette sur nous, une arme à la main, mais
personne ne nous arrêta. Seuls quelques membres du staff nous regardèrent bizarrement.
L’étage était conçu différemment de ceux que j’avais déjà visités. Il était circulaire, avec
plusieurs portes sur les côtés et de grandes fenêtres. Au milieu se trouvait un îlot qui
ressemblait au poste d’accueil d’un hôpital.
Archer baissa la main et je sentis un objet froid contre la mienne. Je penchai la tête
pour constater, hébétée, que je tenais un pistolet.
— J’ai retiré la sécurité, Katy. (Il s’approcha de Daemon et lui dit, à voix basse :) Il faut
agir vite. Tu vois les portes, là-bas ? Ils devraient se trouver derrière, à cette heure-ci. (Il
marqua une pause.) Ils savent qu’on est ici.
Je frissonnai. Le pistolet me paraissait bien trop lourd dans ma main.
— Charmant, marmonna Daemon en me regardant en coin. Reste près de moi.
Je hochai la tête, puis on se dirigea vers les portes qui possédaient chacune une fenêtre.
Archer nous suivit de près.
Tout à coup, un homme nous approcha.
— Madame Husher…
Daemon le frappa en pleine poitrine. L’homme fut projeté dans les airs, les pans de sa
blouse blanche battant comme les ailes d’une colombe, et s’écrasa contre la vitre du bureau
central. Le verre se fendit, mais ne se brisa pas.
Quelqu’un hurla. Le cri me déstabilisa. Un autre homme en blouse de laboratoire se
précipita vers la porte du bureau. Archer se retourna aussitôt pour le saisir à la gorge. Un
instant plus tard, une silhouette blanchâtre volait devant moi pour aller s’écraser contre le
mur opposé.
Alors, ce fut le chaos.
Archer bloqua l’entrée du bureau. Il repoussa tout le monde jusqu’à ce que les
personnes restantes se rassemblent contre les portes. Les portes auxquelles nous devions
accéder.
Daemon avança vers eux, les pupilles lumineuses.
— Si j’étais vous, les mecs, je m’écarterais du passage.
La plupart déguerpirent comme des cafards. Deux tinrent bon.
— On ne peut pas vous laisser faire. Vous ne savez pas de quoi ils sont capables…
Je levai mon flingue.
— Poussez-vous.
Ils se poussèrent.
Tant mieux, parce que je ne m’étais jamais servie d’une arme à feu. Je savais comment
ça fonctionnait, bien sûr, mais appuyer sur la détente paraissait plus difficile qu’un simple
geste du doigt.
— Merci, leur dis-je.
Et je me sentis soudain très stupide d’avoir prononcé ça.
Toujours sous l’apparence de Nancy, Daemon se précipita vers les portes. En voyant un
panneau de contrôle, je compris que nous avions encore besoin d’Archer. J’étais sur le point
de l’appeler lorsque le bruit de verrous qu’on libère résonna comme un coup de tonnerre. Je
me retournai vivement, le souffle court, et regardai les portes glisser jusqu’à disparaître
dans les murs.
Daemon recula. Moi aussi. Nous ne nous étions pas préparés à ça.
Micah vint à notre rencontre à la porte de la salle de classe. Les chaises étaient
occupées par des petits garçons d’âges différents, avec la même coupe de cheveux, le même
pantalon noir et le même tee-shirt blanc. Leurs yeux brillaient d’une intelligence inhumaine.
Ils s’étaient tous retournés vers nous pour nous observer. À l’avant de la classe, une femme
était étendue par terre, sur le ventre.
— Merci, dit Micah en souriant.
Il sortit et vint se placer devant Archer. Il leva le bras. Un fin bracelet noir ornait son
poignet.
Sans un mot, Archer passa ses doigts sur le bracelet et un léger « clic » résonna. Le
bijou tomba et se brisa sur le sol. J’ignorais de quoi il s’agissait, mais ça avait l’air important.
Micah porta ensuite son attention sur les scientifiques qui s’étaient regroupés les uns
contre les autres. Il pencha la tête sur le côté.
— Tout ce qu’on veut, c’est jouer. Et vous ne nous laissez jamais nous amuser.
Alors, des cris s’élevèrent.
Les membres du staff se mirent à tomber les uns après les autres, à genoux, les mains
autour de la tête. Micah continua de sourire.
— Venez, dit Archer en poussant une chaise jusqu’aux portes.
Il la plaça devant l’une d’elles pour la maintenir ouverte.
En jetant un coup d’œil dans la salle de classe, je vis que les garçons s’étaient levés et
avançaient vers la sortie. Effectivement, il était temps de partir.
Dans le couloir, les militaires étaient toujours inconscients. On entra dans l’ascenseur
de droite. Une fois à l’intérieur, Archer appuya sur le bouton du rez-de-chaussée.
Daemon regarda mes mains.
— Tu es sûre que ça ne te dérange pas ?
Je tâchai de lui offrir un sourire rassurant.
— C’est ma seule défense dans ce foutu bâtiment.
Il hocha la tête.
— Essaie juste de ne pas te tirer une balle dans le pied… ni dans le mien.
— Ou le mien, ajouta Archer.
Je levai les yeux au ciel.
— La confiance règne, les mecs.
Daemon se pencha vers moi.
— Oh, j’ai confiance en toi, mais il y a d’autres…
— N’essaie même pas de me faire des avances ou de m’embrasser alors que tu
ressembles à Nancy.
Je posai une main contre son torse pour le repousser.
Daemon rit.
— Tu n’es pas drôle.
— Concentrez-vous un peu…
Une alarme retentit soudain, quelque part dans le bâtiment, et l’ascenseur s’arrêta au
troisième étage. L’éclairage de secours s’alluma et un voyant rouge se mit à clignoter au
plafond.
— On va enfin commencer à s’amuser, dit Archer tandis que les portes de l’ascenseur
s’ouvraient.
Dans le couloir, des militaires et des civils couraient dans tous les sens en aboyant des
ordres. Archer abattit le premier soldat qui nous repéra et cria. Daemon s’occupa du
suivant. Et quand l’un d’entre eux leva son arme vers moi, je l’imitai et appuyai sur la
détente. La force du recul me prit par surprise mais la balle toucha l’homme à la jambe.
Daemon perdit le contrôle sur l’apparence de Nancy et reprit la sienne. Les yeux
écarquillés, il me dévisagea.
— Quoi ? demandai-je. Tu ne pensais pas que je le ferais ?
— Les escaliers ! cria Archer.
— Je ne pensais surtout pas que te voir manier une arme à feu serait aussi sexy,
rétorqua Daemon en me prenant la main. Allez viens.
On s’élança derrière Archer, avec quelques secondes de retard. Au-dessus de nous, les
lampes s’éteignirent, remplacées par un éclairage de sécurité et des voyants rouges
clignotants. Archer et Daemon envoyaient des boules d’énergie à un rythme effréné. La
plupart des soldats préféraient s’écarter. On dépassa des ascenseurs. Deux d’entre eux
s’ouvrirent pour laisser sortir une poignée d’Origines. On ne s’arrêta pas, mais je regardai
quand même en arrière. Il fallait que je voie ce qu’ils comptaient faire. Il fallait que je sache.
Ils étaient la diversion parfaite.
L’attention de tous était focalisée sur eux. L’un des petits garçons s’était arrêté au
milieu du couloir. Il se pencha pour ramasser un pistolet abandonné. Je remarquai qu’il ne
portait plus de bracelet noir au poignet. L’arme se mit à fumer, à fondre, puis elle prit la
forme d’une petite balle.
Le petit garçon gloussa.
Il fit volte-face et jeta son invention sur un militaire qui essayait de s’approcher de lui
par-derrière. L’arme perfora son ventre.
Je faillis trébucher. Merde.
Avions-nous pris la bonne décision en les libérant ? Que se passerait-il s’ils réussissaient
à sortir, à l’extérieur ? Les dégâts qu’ils pouvaient occasionner étaient astronomiques.
Daemon resserra sa prise sur ma main et m’aida à me concentrer sur notre plan.
J’aurais tout le temps de m’en inquiéter plus tard. Si tout se passait bien.
On prit une intersection en courant le plus vite possible. Mais, tout à coup, je me
retrouvai nez à nez avec le canon d’une arme. Tellement proche, en fait, que je vis le doigt
presser la détente et l’étincelle du coup de feu. Mon cri de détresse se bloqua dans ma
gorge. Le hurlement de Daemon résonna sous mon crâne comme un glas. Cette fois, c’était
la fin.
Mais la balle s’arrêta, tout contre mon front. Elle n’alla pas plus loin. Elle fut stoppée
net. Ma poitrine se dégonfla.
Daemon attrapa le projectile figé dans les airs et me serra contre lui en se retournant.
Micah se tenait à quelques pas de nous, la main levée.
— Ce n’était pas très gentil, dit l’enfant d’une voix monocorde. Je les aime bien.
Le soldat pâlit, puis tomba en avant, la tête la première, sans un cri, sans un geste.
Une flaque de sang apparut sous son corps.
Un autre Origine apparut derrière Micah, suivi d’un autre, puis d’un autre, et ainsi de
suite. Les militaires qui bloquaient l’accès aux escaliers tombèrent comme un jeu de quilles.
Et la voie fut libre.
— Venez, s’écria Archer.
Je me retournai rapidement vers Micah et le regardai dans les yeux.
— Merci.
Le garçon hocha la tête.
Alors, je repris mon chemin en évitant les cadavres. Les fines semelles de mes
chaussures glissaient sur le sol poisseux. Le sang commençait déjà à les imbiber. Il ne fallait
surtout pas que je pense à ça.
Archer poussa la porte de la cage d’escalier. Quand elle se referma derrière nous,
Daemon se retourna vers moi et me saisit par les bras. Il me serra contre lui avec une telle
force que je me retrouvai sur la pointe des pieds.
— J’ai encore failli te perdre.
Ses lèvres frôlèrent l’endroit où la balle avait manqué m’atteindre, puis il m’embrassa
avec fougue, faisant passer toute la peur, le désespoir et la colère qu’il ressentait dans ce
baiser. Son intensité me laissa pantelante. Lorsqu’il recula, je me sentis plus émue que
jamais.
— Pas le temps de t’évanouir, me dit-il avec un clin d’œil.
On monta alors les marches quatre à quatre, main dans la main. Arrivé au premier
palier, Archer s’occupa d’un soldat. D’un violent coup de poing, il le fit tomber de l’autre
côté du garde-fou. La série de craquements sinistres qui suivit me retourna l’estomac.
Des militaires apparurent au niveau du deuxième palier, brandissant ces armes qui
ressemblaient à des Tasers.
Daemon me lâcha la main et s’accrocha à la rampe pour monter d’un niveau. Un soldat
tomba devant moi et alla s’effondrer deux étages plus bas. Archer suivit Daemon de près. Il
arracha un Taser à l’un de nos adversaires, puis me le lança. Changeant mon pistolet de
main, je montai les marches en courant et attaquai le premier soldat que je rencontrai.
J’avais raison. C’était bien un Taser. Deux arcs électriques en jaillirent et touchèrent
l’homme dans le cou. Il se mit à convulser avant de tomber. Je m’en pris ensuite à
l’adversaire d’Archer.
Lorsque la voie fut libre, Daemon traîna deux hommes inconscients par terre et les
empila l’un sur l’autre.
— Allez, nous pressa Archer en reprenant sa course.
Il retira son tee-shirt de camouflage à manches longues, puis rangea ses plaques sous
son tee-shirt blanc.
À cause de l’onyx et du diamant présents dans le bâtiment, je n’avais aucune autre
défense que le pistolet et le Taser. Les muscles de mes jambes commençaient à me faire
souffrir, mais j’étais résolue à avancer.
Quand on arriva au rez-de-chaussée, Archer se retourna vers nous. Il ne parla pas à
voix haute, mais nous envoya à tous les deux un message.
Pas la peine de voler un véhicule dans le hangar. Une fois dehors, on sera plus rapides que
tous les engins qu’ils ont ici. On va faire route vers Las Vegas, par la route 93. Si l’on se sépare,
on se retrouve à Ash Springs. C’est à environ cent vingt kilomètres d’ici.
Cent vingt kilomètres ?
Il y a un hôtel qui s’appelle The Springs. Ils ont l’habitude de loger des gens bizarres.
Alors que je me demandais de quelle sorte de gens bizarres il parlait, je me rendis
compte que ça n’avait pas la moindre importance. Archer sortit un portefeuille de la poche
arrière de son treillis, puis déposa plusieurs billets dans la main de Daemon.
Ça devrait suffire.
Daemon hocha brièvement la tête. Archer se tourna vers moi.
— Prêts ?
— Oui, croassai-je en resserrant mes doigts autour de mes armes.
La peur me laissait un goût amer dans la bouche. Je pris une grande inspiration et
hochai la tête, plus pour me donner une contenance qu’autre chose.
La porte s’ouvrit et, pour la première fois depuis sûrement des mois, je respirai l’air frais
de l’extérieur. Un air sec et pur, naturel. L’espoir monta en moi, me donnant la force
d’avancer. Je pouvais voir un trait de ciel bleu pâle, strié d’orange et rouge, derrière les
véhicules. Les couleurs du crépuscule. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. La liberté était
à portée de main.
Malheureusement, entre cette liberté et nous se tenait une petite armée. Pas aussi
nombreuse que je me l’étais imaginé, mais je supposais que la plupart des soldats se
trouvaient toujours sous terre, à s’occuper des Origines.
Daemon et Archer attaquèrent sans attendre. Des éclairs de lumière blanche
inondèrent l’intérieur du hangar, ricochant sur la carrosserie des Jeep et trouant leurs
toiles. Il plut des étincelles. On se battit au corps-à-corps. Moi, je fis de mon mieux pour me
défendre également, électrocutant tous ceux qui s’approchaient un peu trop près de moi.
Tandis que j’avançais parmi les soldats inconscients, j’aperçus une cargaison d’armes à
l’arrière d’un camion à plate-forme.
— Daemon !
Il se retourna et vit ce que je voulais lui montrer. Distraite, j’échappai de justesse à un
militaire qui voulait me plaquer par terre. Je brandis le Taser vers lui. Ses broches en métal
s’enfoncèrent dans son dos. Une lumière blanche aveuglante teintée de rouge crépita sur les
épaules de Daemon avant de descendre le long de son bras droit. Puis il propulsa l’énergie
en direction du camion.
En comprenant ses intentions, plusieurs soldats s’enfuirent et se planquèrent derrière
les plus grosses Jeep. Je les imitai en me cachant derrière une rangée de véhicules. Une
seconde plus tard, l’arrière du camion explosa comme les feux d’artifice d’un 4-Juillet. La
secousse fit trembler le hangar avec une telle violence que je perdis l’équilibre et tombai sur
les fesses. Une fumée grise épaisse se répandit à l’intérieur. Je perdis aussitôt Daemon et
Archer de vue. Par-dessus tout ce raffut, je crus entendre la voix du sergent Dasher.
L’espace d’un instant, la peur me paralysa. L’odeur âcre du métal en feu et de la
poudre à canon emplissait l’air.
Un soldat surgit des volutes de fumée. Je m’assis et brandis le Taser.
— Ah, non ! s’exclama-t-il en m’attrapant le bras à deux mains au-dessus du coude et
en le tordant.
Une douleur atroce remonta jusqu’à mes épaules. Refusant de me rendre sans me
battre, je me contorsionnai pour échapper à sa clé de bras. Malheureusement, le militaire
avait de l’expérience, et malgré les entraînements que le Dédale m’avait fait subir, je ne lui
arrivais pas à la cheville. Il me saisit de nouveau par le bras. La souffrance redoubla. Je
lâchai alors mon arme et le soldat abattit son poing sur mon visage.
Je ne me souviens plus de ce qui se produisit par la suite. Je tenais toujours le pistolet
dans mon autre main. Mes oreilles bourdonnaient. La fumée me brûlait les yeux. Mon
cerveau s’était mis en mode « instinct de survie ». J’appuyai sur la détente. Un liquide chaud
m’éclaboussa le visage.
Comme j’avais tiré de ma main gauche, j’avais eu du mal à viser. Je l’avais touché sur le
côté gauche de la poitrine sans en avoir réellement l’intention. Dans tous les cas, je l’avais
blessé. Les gargouillis qu’il émettait étaient étranges car je pouvais les entendre malgré les
cris et les coups de feu. J’en eus la nausée.
Tout à coup, quelqu’un posa la main sur mon épaule.
Hurlant, je me retournai vivement et me retrouvai à deux doigts de tuer Daemon. Mon
cœur faillit s’arrêter.
— Putain ! Tu m’as fichu une peur bleue !
— Tu étais censée rester près de moi, Kitten. Et ça, ce n’est pas près de moi.
Après l’avoir fusillé du regard, je me ruai vers l’arrière d’une Jeep. Le ciel qui
s’assombrissait semblait m’appeler, comme le chant d’une sirène. Archer se trouvait quelques
voitures plus loin. Quand il nous aperçut, il jeta un coup d’œil vers la sortie, puis hocha la
tête.
— Attends, dit Daemon.
Dasher se trouvait devant une porte, entouré de soldats. Ses cheveux habituellement si
bien coiffés partaient dans tous les sens. Son uniforme était froissé. Il mesurait l’étendue des
dégâts en distribuant des ordres que je n’arrivais pas à entendre.
Daemon releva la tête pour examiner les éclairages. Il eut un sourire en coin, puis me
fit un clin d’œil.
— Suis-moi.
Ensemble, on revint sur nos pas en longeant la Jeep. Après un coup d’œil à travers une
toile brûlée, je vis que la voie était libre. Daemon avança sous le couvert de plusieurs
véhicules, puis s’arrêta devant un poteau en métal qui s’élevait jusqu’au plafond.
Lorsqu’il posa les mains dessus, la Source fit briller ses doigts. Une vague de lumière
remonta le long du poteau puis s’étendit au plafond. Les ampoules éclatèrent les unes après
les autres, plongeant le hangar dans une obscurité presque totale.
— Bien joué, murmurai-je.
Daemon rit et me prit la main. Ensemble, on retrouva Archer en courant. Des voix
emplies de panique s’élevèrent. Cette diversion nous permit de nous diriger vers la sortie, à
l’opposé des hommes de Dasher. Malheureusement, dès qu’on s’éloigna des véhicules, la
faible luminosité de l’extérieur suffit à nous faire repérer.
— Arrêtez ! s’époumona Dasher. Vous n’y arriverez pas. Vous ne pouvez pas partir !
Il se fraya un chemin parmi ses gardes, les écartant sans ménagement. Il avait l’air
complètement lessivé, sans doute parce qu’il avait conscience que le prisonnier préféré de
Nancy était sur le point de s’échapper.
— Nous vous en empêcherons ! cria-t-il encore.
Daemon se retourna vers lui.
— Si tu savais depuis combien de temps je meurs d’envie de faire ça…
Dasher ouvrit la bouche pour répondre tandis que Daemon tendait le bras vers lui. Le
pouvoir invisible de la Source souleva Dasher et l’envoya valser plusieurs mètres plus loin. Il
s’écrasa contre le mur du hangar, comme une poupée désarticulée. Daemon fit un pas dans
sa direction.
— Non ! s’écria Archer. Nous n’avons pas le temps !
Il avait raison. Même si j’aurais préféré éliminer Dasher, moi aussi, nous ne pouvions
pas nous permettre d’attendre que des renforts arrivent. Alors, j’attrapai Daemon par le
bras et tentai de le tirer en direction de la sortie.
— Daemon, le suppliai-je. Il faut y aller !
— Je te jure. Cet homme a quelqu’un qui veille sur lui, là-haut, grommela Daemon en
se retournant.
Le bruit de bottes martelant le sol se rapprochait comme un grondement de tonnerre.
Archer se plaça devant nous.
— Baissez-vous.
On obéit aussitôt. Daemon passa un bras autour de ma taille et se positionna de façon
à me servir de bouclier. En baissant la tête, j’aperçus Archer poser les mains à l’arrière d’une
Jeep. Contre toute attente, il souleva le véhicule de plusieurs tonnes et le jeta comme s’il
s’agissait d’un Frisbee.
— Mon Dieu, dis-je.
La Jeep s’écrasa sur les autres et explosa, créant une réaction en chaîne. La totalité des
voitures furent détruites et les militaires s’enfuirent de tous côtés.
Daemon m’aida alors à me relever. Il retira son bracelet pour me le donner. Aussitôt,
une secousse d’énergie me traversa. Ma fatigue accumulée s’envola, mes poumons se
dégagèrent et mes muscles se contractèrent. J’avais l’impression d’avoir bu trop de caféine.
La Source déferlait dans mes veines, chaude et vivante.
— Ne tirez pas ! hurla Nancy qui venait d’apparaître sur le côté du hangar. Ne tirez
pas pour tuer ! Il nous les faut vivants !
Daemon resserra sa prise sur ma main, puis on se mit à courir derrière Archer. Chaque
pas nous rapprochait de la sortie. Je pris de la vitesse. Mes compagnons également.
Et soudain, on se retrouva dehors, sous un ciel bleu foncé. Je relevai la tête pour
regarder les milliers d’étoiles qui brillaient comme autant de diamants. Et j’eus envie de
pleurer, parce que nous étions dehors.
Nous étions dehors.
CHAPITRE 19

Daemon

Nous étions dehors.


Mais nous n’étions pas encore libres.
Les véhicules n’avaient pas tous brûlé. On nous poursuivait sur terre et dans le ciel.
Heureusement, nous avancions très vite. Grâce à l’opale, Kat était capable de se déplacer à
la même vitesse que moi. Lorsque le bourdonnement des pales d’un hélicoptère résonna à
une quinzaine de kilomètres derrière nous, Archer décida qu’il était temps de se séparer. Il
irait vers l’ouest.
Je vais faire diversion, dit-il. Souvenez-vous. Ash Springs.
Puis il fonça dans une autre direction. Bientôt, il ne fut plus qu’un point un peu flou à
l’horizon. Nous n’avions pas eu le temps de lui demander ce qu’il comptait faire ni de l’en
empêcher. Quelques secondes plus tard, un faisceau lumineux apparut, suivi d’un autre, à
un kilomètre de distance. Je ne me retournai pas pour voir si l’hélicoptère avait mordu à
l’hameçon et changé de trajectoire. Je ne pensai pas non plus à ce qu’il lui arriverait s’il était
capturé. Je ne pouvais pas me permettre de penser à ce genre de choses ni de m’inquiéter
de quelqu’un d’autre que Kat, même pour une seule nuit.
Le désert défilait sous nos pieds. Un parfum de sauge embaumait l’air. On ne croisa
rien ni personne pendant des kilomètres, à l’exception d’un troupeau de bétail en liberté.
Plus nous avancions, plus mes interrogations grandissaient. Même avec l’opale, Kat ne
pourrait pas tenir encore très longtemps, et surtout pas cent vingt kilomètres.
Contrairement à nous, les hybrides se fatiguaient vite. C’était en ralentissant que nous
perdions de l’énergie, mais si elle continuait comme ça, elle allait finir par s’effondrer. Cent
vingt kilomètres, il y avait de quoi m’éreinter aussi mais, pour Kat, j’en aurais parcouru des
millions. Et je savais qu’elle aurait fait la même chose que moi… si elle en avait été capable.
Seulement, ce n’était pas dans son ADN.
Je n’avais pas le temps de m’arrêter pour lui demander comment elle allait, mais son
pouls s’était dangereusement emballé et sa respiration était beaucoup trop rapide.
Le soupçon de peur qui s’était insinué dans mes veines enflait à chaque pas, à chaque
battement de cœur. Cette course-poursuite pouvait la tuer, ou lui laisser de graves
séquelles.
Je jetai un rapide coup d’œil au ciel. Il n’y avait rien d’autre que des étoiles, aucune
lumière artificielle à l’horizon. Il nous restait encore trois ou quatre kilomètres à parcourir et
prendre ma vraie forme pour accélérer davantage aurait été trop risqué. Une lumière dans
le désert, la nuit, se verrait beaucoup trop et donnerait du grain à moudre à tous les fanas
d’OVNI.
Tout à coup, je ralentis et passai un bras autour de la taille de Kat pour l’empêcher de
tomber. Elle respirait fort. Quand elle releva la tête vers moi, je me rendis compte qu’elle
était très pâle.
— Pourquoi… Pourquoi est-ce qu’on s’arrête ?
— On ne peut pas aller plus loin, Kitten.
Elle secoua la tête. Ses cheveux étaient collés à ses joues.
— Je peux… Je peux y arriver.
— Je sais que tu en as envie, mais c’est trop dur pour toi. Je vais prendre l’opale et te
porter.
— Quoi ? Non !
— Kat, je t’en prie. (Ma voix se brisa sur ce dernier mot. Surprise, elle écarquilla les
yeux.) Je t’en prie. Laisse-moi faire.
Les mains tremblantes, elle repoussa ses cheveux trempés de sueur de son visage. Elle
releva le menton d’un air têtu, mais retira tout de même le bracelet.
— Je ne supporte pas… l’idée qu’on me porte.
Elle me tendit l’opale et je l’enfilai. Un coup de fouet me revigora aussitôt. Je lui pris
également son arme et la glissai dans mon pantalon.
— Et si tu montais sur mon dos ? Comme ça, tu aurais moins l’impression d’être portée.
Tu me chevaucherais, terminai-je avec un clin d’œil.
Kat se contenta de me dévisager.
— Quoi ? demandai-je en riant. (Elle plissa les yeux.) Si tu voyais ta tête ! On dirait un
chaton en colère. Tu es toute hérissée.
Elle leva les yeux au ciel et se plaça derrière moi.
— Tu devrais garder ton énergie et arrêter de parler.
— Ce n’est pas très gentil.
— Tu t’en remettras. (Elle posa les mains sur mes épaules.) Et si tu pouvais te baisser,
ce ne serait pas du luxe non plus.
Je m’accroupis et passai mes bras sous ses genoux. En sautant, elle noua ses jambes
autour de ma taille et ses bras autour de mon cou.
— Bébé, pouvoir me toucher, c’est déjà du luxe.
— Waouh, fit-elle. Je ne la connaissais pas, celle-ci.
— Avoue que tu adores ça. (Après avoir raffermi ma prise sur elle, je puisai la Source à
travers l’opale.) Tiens-toi bien, Kitten. Je vais briller un petit peu pour aller plus vite.
— J’aime bien quand tu brilles. J’ai l’impression d’avoir une lampe torche grandeur
nature.
Je souris.
— Content de servir à quelque chose.
Elle me tapota le torse.
— Au galop !
Beaucoup plus à l’aise, je m’élançai et atteignis une vitesse de croisière que je n’aurais
jamais pu avoir avec Kat courant à mes côtés. Elle était légère comme une plume, ce qui en
soi était inquiétant. Il allait falloir que je la nourrisse de hamburgers et de steaks.
Quand j’aperçus les lumières de la ville au loin, je me dirigeai vers l’autoroute, à la
recherche d’un panneau. Il y en avait un. Ash Springs. Quinze kilomètres.
— On y est presque, Kitten.
J’avais suffisamment ralenti pour qu’elle réussisse à descendre de mon dos.
— Je peux courir toute seule pour le reste du chemin.
Je voulus protester, mais je savais très bien que ça ne ferait que retarder notre avancée.
Aussi me gardai-je de tout commentaire. Et puis, je savais bien que c’était une question de
fierté. Kat voulait prouver qu’elle n’était pas un handicap. C’était ce besoin d’égalité avec
moi et les autres Luxens qui l’avait conduite à faire confiance à Blake. Je retirai le bracelet et
le lui tendis.
— Alors, allons-y.
Elle hocha la tête.
— Merci.
Je pris sa main dans la mienne et on courut jusqu’à Ash Springs. Le trajet nous prit
seulement une vingtaine de minutes, pourtant j’eus l’impression qu’il dura une éternité.
Selon les décisions qu’avait prises le Dédale en partant à notre recherche, nous avions sans
doute deux bonnes heures d’avance sur eux. Peut-être plus s’ils avaient suivi Archer.
Aux abords d’Ash Springs, on ralentit jusqu’à marcher. Toutefois, nous prenions soin
d’éviter les trottoirs et la lumière des lampadaires. C’était une ville de petite taille, comme
Petersburg. De nombreux panneaux indiquaient des sources chaudes naturelles.
— Je dois puer la transpiration, dit Kat en regardant l’un d’eux avec envie. Je
donnerais tout pour prendre un bain, là, tout de suite.
On était tous les deux couverts d’une fine couche de poussière du désert.
— Tu sens un peu, c’est vrai.
Elle m’adressa un regard assassin.
— Merci.
Je ricanai avant de serrer sa main un peu plus fort.
— Comme une fleur sur le point d’éclore.
— N’importe quoi. Arrête de dire des bêtises.
Nous longeâmes une haie en forme de… Je ne savais pas du tout ce que c’était censé
représenter. Un éléphant croisé avec une girafe ?
— Qu’est-ce que tu accepterais de faire pour un bain ? lui demandai-je en la soulevant
pour qu’elle évite une branche tombée à terre. De vilaines choses ?
— Je me doutais bien que tu trouverais un moyen de pervertir cette conversation.
— Pardon ? Je ne ferais jamais une chose pareille. C’est toi qui as l’esprit mal placé,
Kitten. Je suis choqué.
Elle secoua la tête.
— Excuse-moi d’avoir sali ton innocence et ta vertu.
Je souris tandis que nous nous arrêtions à une intersection. Devant nous brillaient
plusieurs enseignes d’hôtels. Les routes étaient désertes. Je me demandai quelle heure il
était. Nous n’avions pas croisé une seule voiture.
— Je pourrais tuer quelqu’un pour une douche, dit Kat en traversant la rue. Toi y
compris.
Un éclat de rire m’échappa.
— Tu ne ferais pas le poids.
— Ne sous-estime pas mon envie de sentir bon… Hé ! (Elle s’arrêta et désigna un
bâtiment sur le côté.) Ce ne serait pas ça, par hasard ?
Il y avait une enseigne, au loin. Le S n’était pas allumé. Du coup, on lisait seulement :
The prings Motel.
— Je pense. Allons voir ça de plus près.
Après avoir emprunté une route étroite et dépassé des vitrines de magasins plongées
dans le noir, on atteignit le parking de l’hôtel. Il était, effectivement, plutôt en retrait et…
— Oh, mon Dieu, s’exclama Kat en me lâchant la main. Je crois que c’est un de ces
motels qui chargent à l’heure où les junkies adorent venir faire des overdoses.
Elle n’avait pas tort. C’était un bâtiment en U, de plain-pied, avec un perron en bois
pour accéder aux chambres. L’éclairage était minimal et, dans le parking, les quelques
voitures présentes semblaient s’être échappées de la casse.
— Bon, au moins, on connaît les goûts d’Archer, dis-je en observant d’un œil critique la
lumière jaune qui filtrait entre les planches devant l’accueil.
— Il n’a pas vu grand-chose du monde extérieur, répondit-elle en se dandinant d’un
pied sur l’autre. Il n’a même jamais mangé chez Pizza Del Arte. Donc, ça m’étonnerait qu’il
s’y connaisse en hôtel.
— Il n’a jamais mangé là-bas ?
Elle secoua la tête.
— Merde. Il va falloir lui payer le menu à volonté pain à l’ail et salade. C’est dingue,
murmurai-je. Tu as beaucoup discuté avec lui ?
— C’était le seul à être… gentil avec moi. Enfin, à sa façon. Il n’est pas vraiment du
genre démonstratif. (Elle s’interrompit et releva la tête pour observer le ciel parsemé
d’étoiles.) Nous n’avons pas beaucoup parlé, mais il était toujours là. Au départ, je n’aurais
jamais cru qu’il nous aiderait. Ça prouve bien que la première impression n’est pas toujours
la bonne.
— C’est vrai.
Quand elle baissa de nouveau la tête, je me rendis compte à quel point elle avait l’air
épuisée. La réalité de la situation venait de se rappeler à elle. Son expression ressemblait à
celle de Beth, le matin où j’étais parti, juste avant qu’elle fasse sa crise de panique.
Tandis que nous traversions le parking, je cherchais quoi dire. Il n’y avait pas de mots à
la hauteur du chamboulement que la vie de Kat avait connu. Aucune de mes paroles n’y
ferait rien. Au contraire, je risquais de lui faire croire que je minimisais ce qu’elle avait subi.
C’était un peu comme dire à quelqu’un qui venait de perdre un être cher que celui-ci se
trouvait à présent dans un monde meilleur. Personne n’avait envie d’entendre ça. Ça ne
changeait rien à la réalité, ça n’atténuait pas la peine, et surtout, ça ne nous donnait
aucune explication concrète.
Parfois, les mots ne servaient à rien. En ces rares occasions, leur puissance disparaissait.
On s’arrêta sous une faible lampe sur le côté de l’hôtel, devant plusieurs bancs et tables
de pique-nique. Le visage de Kat était couvert de suie. Des gouttes de sang tachaient ses
joues. Je sentis mon ventre se serrer.
— Tu as saigné ?
Elle secoua la tête et leva les yeux vers le ciel.
— Ce n’est pas le mien. C’est celui d’un soldat. Je… lui ai tiré dessus.
Le soulagement que je ressentis fut rapidement éclipsé lorsque je mesurai tout ce
qu’elle avait dû faire et ce qu’elle devrait peut-être encore faire pour survivre. Je lui rendis
son arme.
— Bon, d’accord. (Je pris son visage entre mes mains.) Reste ici. Je vais changer
d’apparence pour réserver une chambre. S’il y a le moindre problème, tu tires. Tu poseras
les questions après. Compris ? Ne te sers de la Source qu’en dernier recours. Ils risqueraient
de te repérer.
Elle hocha la tête. Je me rendis compte qu’elle n’arrêtait pas de bouger les doigts.
L’adrénaline courait toujours dans ses veines, lui permettait de rester debout. Il allait falloir
qu’elle fasse une overdose de sucre, et vite.
— Je ne vais nulle part, dit-elle.
— J’espère bien, répondis-je en l’embrassant.
J’aurais voulu rester auprès d’elle mais je ne pouvais pas l’emmener à l’accueil dans cet
état. Même si la clientèle était douteuse, elle allait forcément attirer l’attention.
— Je reviens tout de suite.
— Je sais.
Je ne bougeai toujours pas. Mes yeux sondèrent les siens, fatigués, et mon pouls
s’emballa. Après l’avoir embrassée une dernière fois, je me retournai et me dirigeai vers la
réception. Je choisis de prendre l’apparence de l’un des soldats. De mémoire, je l’habillai
avec un jean et un tee-shirt. Ce n’était qu’une façade, un reflet dans un miroir, sauf que le
reflet était faux et, si on l’examinait un peu trop longtemps, on pouvait voir les défauts du
déguisement.
Quand j’entrai dans la réception, une clochette m’accueillit. L’air charriait une odeur de
cigare aux clous de girofle. Il y avait une boutique de souvenirs sur la droite, plusieurs vieux
fauteuils placés devant des distributeurs et, à gauche, l’accueil.
Un vieil homme était assis de l’autre côté du comptoir. Derrière ses lunettes, ses yeux
paraissaient tout petits. Il portait également des bretelles. Un beau gosse, quoi.
— Bonsoir, me salua-t-il. Il vous faut une chambre ?
Je m’approchai du comptoir.
— Oui. Vous en avez une de libre ?
— Bien sûr. C’est pour quelques heures ou pour la nuit ?
Je faillis rire en me souvenant de ce que Kat m’avait dit.
— Pour la nuit. Peut-être deux.
— Bon, on va commencer par une et on verra demain si vous restez. (Il se tourna vers
la caisse enregistreuse.) Ça fera soixante-dix-neuf dollars. La maison n’accepte que les
espèces. Et il n’y a rien à signer pour vous. Je ne vous demanderai pas de carte d’identité.
Rien de surprenant là-dedans. Je sortis la liasse de billets de ma poche pour voir
combien Archer m’avait donné.
Oh, merde ! Pourquoi Archer se baladait-il avec des centaines de dollars sur lui ? Bon,
en même temps, ce n’était pas comme si quelqu’un pouvait le voler.
Je tendis un billet de cent à l’hôtelier.
— Ça vous dérange si je jette un coup d’œil à la boutique ?
— Faites-vous plaisir. Je n’ai pas grand-chose à faire. (Il désigna la télé posée sur le
comptoir d’un geste de la tête.) La réception n’est pas géniale, la nuit. Vous avez la même
dans votre chambre. Numéro quatorze, au fait.
Je hochai la tête, récupérai ma monnaie et la clé, puis me dirigeai vers le coin
souvenirs. Il y avait tout un lot de tee-shirts estampillés « Route 375 : l’autoroute des
extraterrestres » en vert fluo. J’en pris un pour moi et un plus petit pour Kat. Je trouvai
également un bas de survêtement, sûrement un peu trop grand pour elle mais qui devrait
faire l’affaire. J’en choisis un autre pour moi avant de m’intéresser à la nourriture.
Une peluche verte avec une tête ovale et de grands yeux noirs attira mon attention. Je
la soulevai d’un air agacé. Pourquoi les humains nous imaginaient-ils comme des Kermit
sous acide ?
Le manager de l’hôtel rit doucement.
— Si vous aimez les extraterrestres, vous êtes au bon endroit.
Je souris.
— Vous êtes à une centaine de kilomètres de la Zone 51, vous savez ? Nous avons
beaucoup de clients qui viennent faire la chasse aux OVNI. (Ses lunettes avaient glissé sur
son nez.) Bien sûr, ils ne peuvent pas rentrer dans la Zone 51, mais les gens aiment s’en
rapprocher le plus possible.
Je reposai la peluche et m’approchai du rayon épicerie.
— Vous croyiez aux extraterrestres ?
— J’ai vécu ici toute ma vie, mon garçon. J’ai vu des choses inexplicables dans le ciel.
Alors, soit ce sont les aliens, soit c’est le gouvernement. Et, dans les deux cas, ça ne me dit
rien qui vaille.
— Vous avez bien raison, répondis-je en attrapant tout ce qui contenait du sucre.
J’ajoutai à mon butin un sac « Ils sont parmi nous », un de ces téléphones portables à
cartes merdiques, et plusieurs autres bricoles qui attirèrent mon attention. En chemin vers le
comptoir, je pris également la peluche ridicule.
Tout en payant, je gardai un œil sur le parking. Il n’y avait eu aucun mouvement, mais
j’avais hâte de retrouver Kat.
— Il y a une glacière dehors, si vous en avez besoin. (Il me tendit le sac.) Si vous
décidez de rester une nuit de plus, revenez me voir.
— Merci.
L’horloge au-dessus du comptoir indiquait 23 heures passées. J’avais l’impression qu’il
était beaucoup plus tard que ça. Et c’était étrange que la ville soit déserte aussi tôt.
Une fois dehors, je sortis la clé de ma poche et attendis de tourner à l’angle avant de
reprendre mon apparence humaine habituelle.
Kat m’attendait à l’endroit où je l’avais laissée, appuyée contre le mur, dissimulée dans
l’ombre. Petite maligne. En m’entendant arriver, elle se retourna et se passa une main dans
les cheveux.
— Alors ?
— Tout est bon. (Je plongeai la main dans mon sac.) Je t’ai acheté quelque chose.
Elle pencha la tête sur le côté.
— Une baignoire portable ?
— Mieux. (Je sortis la peluche.) Ça m’a fait penser à toi.
Un éclat de rire rauque lui échappa tandis qu’elle acceptait le jouet. Mon cœur eut un
étrange soubresaut. Je ne me souvenais pas de la dernière fois que je l’avais entendue rire,
même légèrement.
— C’est ton portrait craché, dit-elle. Je vais l’appeler DB.
— Bonne idée. (Je posai un bras sur ses épaules.) Allez, viens. On est du bon côté pour
notre chambre. Ta douche t’attend.
Elle serra DB contre elle en soupirant.
— J’ai hâte.
La chambre n’était pas aussi sordide que je l’avais imaginé. Récemment nettoyée, elle
embaumait une odeur apaisante de désodorisant et de linge propre. Un double lit faisait
face à un meuble sur lequel était posée une télévision qui, à mon avis, avait des problèmes
de réception à toute heure. Un petit bureau complétait le tableau.
Je posai mes achats dessus, puis j’allai jeter un coup d’œil à la salle de bains. Il y avait
des serviettes, du savon et tout le nécessaire. Heureusement d’ailleurs, parce que, idiot
comme je l’étais, je n’avais pas pensé à acheter ce genre de choses. Quand je retournai dans
la chambre, Kat était toujours plantée au même endroit, DB pressé contre sa poitrine. Je
savais que c’était ridicule et très bizarre de ma part, entre autres choses, mais, malgré la
poussière, la transpiration et le sang, je la trouvais adorable.
— Ça ne te dérange pas si je prends ma douche en premier ? me demanda-t-elle. Je
plaisantais, tu sais. Je ne te tuerais pas pour ça.
J’éclatai de rire.
— Dépêche-toi d’y aller avant que je t’y emmène moi-même.
Elle leva les yeux au ciel, avant d’installer DB sur le lit. On aurait dit que la peluche
allait attraper la télécommande et regarder des émissions débiles à la télé. Pendant que je
me faisais cette réflexion, Kat posa le pistolet sur la table de chevet.
— Je me dépêche.
— Prends ton temps.
Elle hésita un instant, comme si elle voulait dire quelque chose, puis changea d’avis.
Après m’avoir dévisagé longuement, elle disparut dans la salle de bains. L’eau se mit à
couler aussitôt. Je souris.
J’attrapai alors mon sac et en sortis le portable que je défis de son emballage. Il y avait
déjà une recharge de cent minutes à l’intérieur. J’aurais voulu appeler ma sœur et mon
frère, mais le faire aussi vite était trop risqué. Alors, je le posai et me dirigeai vers la fenêtre.
Elle faisait face à la route et au parking. C’était parfait.
En espionnant l’extérieur derrière les lourds rideaux bordeaux, je me demandai
combien de temps Archer mettrait à nous rejoindre… s’il allait seulement le faire. J’étais
peut-être sans cœur mais le sort d’Archer m’importait peu. Je lui étais bien entendu
reconnaissant pour tout ce qu’il avait fait pour nous, mais je n’avais pas le temps de
m’inquiéter pour d’autres personnes. Nous étions libres. Et il était hors de question qu’on y
retourne. Vaincre une armée, brûler une ville entière, faire sombrer le monde dans le
chaos… Je n’aurais reculé devant rien pour que Kat ne retourne jamais là-bas.
CHAPITRE 20

Katy

Le jet d’eau chaude presque bouillante m’avait débarrassée de la saleté et de tout ce


qui était resté collé à ma peau. Je tournai plusieurs fois sur moi-même avant de me figer et
de porter mes mains tremblantes à mon visage. J’avais déjà utilisé deux fois la petite
bouteille de shampoing. Il fallait que je sorte d’ici. Mais cette cabine de douche, avec de la
rouille au niveau de l’évacuation et une pression qui n’arrêtait pas de varier, était tellement
différente des salles de bains de la base que je n’en avais pas envie. J’avais l’impression de
me trouver dans une bulle en dehors de la réalité.
L’eau coulait sur mon corps, glissait sur les cicatrices qui striaient mon dos, avant de
s’accumuler à mes pieds. Je baissai les mains, puis les yeux. L’eau avait du mal à s’écouler.
Elle avait une légère teinte rose.
La gorge sèche, je tournai les robinets, puis sortis dans la salle de bains pleine de
vapeur. J’attrapai une serviette et l’enroulai autour de moi en l’attachant au plus haut. Je
fis ensuite de mon mieux pour sécher mes cheveux. Enrouler. Presser. Enrouler. Presser.
Quand j’eus terminé, je compris que j’étais à court de raisons de me cacher ici.
Car c’était bien ce que je faisais. Je me cachais. Je ne savais pas pourquoi. J’avais juste
l’impression d’être blessée de l’intérieur, d’avoir mes entrailles à nu. Nous avions réussi à
nous échapper, et pour le moment, nous étions libres. Il fallait fêter ça, même si nous étions
loin de voir la lumière au bout du tunnel. Nous ne savions pas ce qu’était devenu Archer ni
ce que nous ferions le lendemain… sans parler de la vie que j’avais laissée à Petersburg : ma
mère, le lycée, mes livres…
En attendant, il fallait que je sorte de la salle de bains avant que Daemon commence à
se poser des questions.
La serviette serrée contre moi, je retournai dans la chambre. Daemon se tenait près de
la fenêtre, le dos droit comme un piquet. Il se retourna et me regarda de la tête aux pieds.
La lampe de chevet éclairait à peine la pièce, pourtant lorsqu’il me regardait ainsi, j’avais
l’impression d’avoir un projecteur braqué sur moi. Je repliai mes orteils contre la moquette.
— Tu te sens mieux ? demanda-t-il sans bouger de sa position.
Je hochai la tête.
— Oui. Il te reste peut-être un peu d’eau chaude.
Il eut un sourire en coin.
— Tu sais quel jour on est ? (Je secouai la tête. Il désigna le bureau.) Il y a un
calendrier dessus, le genre où il faut arracher les pages au fur et à mesure. S’il est à jour, on
est le 18 août.
— Mon Dieu, murmurai-je, secouée. Je suis partie… On est partis depuis presque
quatre mois.
Il ne dit rien.
— Je savais que ça faisait un bout de temps, mais les jours ne passaient pas de la même
façon, là-bas. Et je ne sais pas, je ne croyais pas que ça faisait aussi longtemps. Quatre
mois…
— On dirait que c’était il y a une éternité, hein ?
— Oui. (Je me rapprochai du lit.) Quatre mois. Ma mère doit croire que je suis morte.
Il reporta son attention sur la fenêtre, les épaules crispées. Plusieurs minutes
s’écoulèrent avant qu’il reprenne la parole.
— Je t’ai acheté des vêtements. Ils sont dans le sac. Le tee-shirt devrait te plaire.
— Merci.
— Pas de souci, Kitten.
Je me mordis les lèvres.
— Daemon… ? (Quand il se tourna vers moi, ses yeux brillèrent d’un éclat surnaturel.
Ils étaient d’un vert magnifique.) Merci pour tout. Je ne serais pas ici, si…
Tout à coup, il se retrouva devant moi et me prit le visage entre ses mains. J’eus un
hoquet de surprise tandis qu’il posait son front contre le mien.
— Ne me remercie pas. Sans moi, tu n’aurais jamais été dans cette situation. Et tu ne
peux pas me remercier pour quelque chose que j’avais envie, que je devais faire.
— Ce n’est pas ta faute, répondis-je en toute sincérité. Tu le sais, j’espère ?
Il déposa un baiser sur mon front.
— Je vais prendre une douche. Il y a des trucs à manger dans le sac, si tu as faim.
Sinon, essaie de dormir un peu.
— Daemon…
— Je sais, Kitten, je sais. (Il baissa les mains et me fit l’un de ces sourires arrogants dont
il avait le secret.) Si quelqu’un frappe à la porte pendant que je suis dans la salle de bains,
n’ouvre pas. Même si c’est Archer. D’accord ?
— Ça m’étonnerait qu’une simple porte l’arrête.
— C’est pour ça que tu as une arme. Je ne pense pas qu’il se retourne contre nous,
mais on ne sait jamais.
Il avait raison, j’en avais conscience. Pourtant, en le regardant soulever un pantalon et
disparaître dans la salle de bains embuée, je constatai à quel point l’idée de tenir de
nouveau cette arme entre mes mains me révulsait. Je le ferais si j’y étais obligée, mais
j’espérais que ce ne serait plus jamais le cas. Un espoir sans doute naïf, car la violence
n’était visiblement pas près de disparaître de ma vie.
Je saisis le sac et l’emportai jusqu’au lit. Pendant que l’eau se mettait à couler dans
l’autre pièce, je passai en revue ce qu’il avait acheté. Soudain, je relevai la tête, les yeux
rivés sur la porte close. Le feu me monta aux joues. Daemon était sous la douche.
Complètement nu. Je ne portais qu’une serviette de bain. Nous étions seuls, pour la
première fois depuis quatre mois, dans un motel louche.
Mon estomac se serra.
Je rougis de plus belle et grognai, exaspérée.
Pourquoi pensais-je à ce genre de choses maintenant ? Durant ces derniers mois, j’avais
entendu Daemon prendre sa douche des centaines de fois. Et puis nous n’étions pas non
plus en escapade romantique au Ritz… sauf si courir pour sauver notre peau était une sorte
de préliminaires.
Secouant la tête, je me concentrai de nouveau sur le contenu du sac. À l’intérieur, je
découvris une sélection de bonnes choses sucrées. J’en eus les larmes aux yeux. C’était pour
moi qu’il avait acheté tout ça. Daemon arrivait à se montrer attentionné quand je m’y
attendais le moins, quand ça importait.
Je sortis les bouteilles de soda et me levai pour les poser avec les chips et le sucre sur le
bureau. L’inscription sur le sac me fit sourire. Celle sur le tee-shirt fit grandir ce sourire
d’une façon qui ne m’était plus familière, comme si ma peau allait se craqueler.
Je jetai un coup d’œil à la peluche.
— DB…
Après être retournée vers le lit, je trouvai des tongs dans le sac. Parfait. Je ne voulais
plus jamais voir mes chaussures ensanglantées. Lorsque j’atteignis le fond du sac, mes doigts
entrèrent en contact avec une boîte rectangulaire. Je la sortis.
Le visage en feu, j’écarquillai les yeux.
— Oh… Oh, waouh.
La douche s’arrêta et, un instant plus tard, Daemon sortit de la salle de bains, le
pantalon de jogging très bas sur les hanches. Sa peau humide étincelait. Mes yeux étaient
posés sur son ventre et suivaient les gouttes qui coulaient doucement, disparaissant sous
l’élastique de son pantalon. J’étais toujours en serviette.
Et je tenais une boîte de préservatifs à la main.
J’étais rouge comme une tomate.
Daemon haussa un sourcil brun.
Je regardai la boîte avant de reporter mon attention sur lui.
— Je te trouve bien sûr de toi…
— J’aime être prêt à toute éventualité, que veux-tu ? (Il s’approcha du lit de cette
démarche excessivement nonchalante que lui seul pouvait adopter sans passer pour un
parfait crétin.) Par contre, je suis déçu qu’il n’y ait pas de petits extraterrestres dessus,
comme sur le reste.
Je m’étranglai.
— Quel genre de motels vend des préservatifs ?
— Ceux que je préfère ? (Il me prit la boîte des mains.) Tu es restée bloquée là-dessus
et tu n’as encore rien mangé, c’est ça ?
Un éclat de rire m’échappa. Un rire sincère.
Daemon écarquilla les yeux et la couleur de ses iris s’éclaircit. La boîte glissa de ses
mains, atterrissant sur la moquette avec un bruit étouffé.
— Recommence, dit-il d’une voix rauque.
Son ton me fit frissonner.
— Quoi ?
— Ris encore. (Il se pencha au-dessus de moi, ses doigts caressant mes joues.) Je veux
t’entendre rire.
J’aurais voulu lui faire plaisir, mais toute envie de plaisanter m’avait quittée sous
l’intensité de son regard. L’émotion enfla en moi comme un ballon retenu par un simple fil.
J’ouvris la bouche, mais je ne savais pas quoi dire. Mes muscles se crispèrent. Les papillons,
logés dans mon ventre, menaçaient de s’envoler. Je levai la main et la posai contre sa joue.
Sa barbe de deux jours me chatouilla la paume. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Je
fis alors glisser ma main le long de sa mâchoire, jusqu’à sa gorge et ses épaules. Ma caresse
le fit tressaillir. Il prit une grande inspiration.
— Kat, souffla-t-il.
On aurait dit qu’il se contenait et me suppliait à la fois.
J’étais incapable de détourner le regard. L’espace d’un instant, je me retrouvai figée.
Puis je me mis sur la pointe des pieds et pressai mes lèvres contre les siennes. Ce simple
contact me fit l’effet d’un électrochoc. Je bougeai mes lèvres pour me familiariser de
nouveau avec cette sensation. C’était étrange, comme si nous nous embrassions pour la
première fois. Mon pouls s’était emballé et mes pensées tourbillonnaient dans mon esprit.
Daemon enfouit sa main dans mes cheveux et la posa à l’arrière de mon crâne. Notre
baiser s’intensifia jusqu’à ce que je ne ressente plus que lui, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que
nous. Seulement nous. Le reste du monde avait disparu. Nos problèmes, eux, étaient
toujours là, mais on les avait mis sur pause. On s’embrassa comme si nous avions soif l’un de
l’autre. Ses baisers m’enivraient tandis que ses doigts glissaient délicatement le long de mon
visage et de mon cou. Mes mains, elles, étaient plus gourmandes, plus avides. Je suivis les
lignes de son torse, les muscles de son ventre. L’effet que produisaient mes caresses
m’émerveillait. Quand il émit un son guttural, je me sentis fondre.
Il m’allongea sur le dos avant de se placer au-dessus de moi en se tenant sur un bras.
Seules nos lèvres se touchaient. C’était une torture exquise. Nous avions déjà été intimes par
le passé, deux fois, mais j’avais l’impression qu’il s’agissait de notre première fois.
L’excitation, mêlée à la nervosité, m’envahissait tandis que mon sang s’échauffait.
Daemon releva la tête. Ses pupilles dilatées étincelaient comme des diamants taillés.
Ses yeux suivaient les mouvements de sa main. Lorsque celle-ci se rapprocha
dangereusement du bord de ma serviette, je sentis mon bas-ventre se serrer. Chacun de ses
gestes faisait battre mon cœur un peu plus fort. J’observai ses pommettes avant de
m’attarder sur la perfection de ses lèvres.
Sa main se figea au-dessus du nœud que j’avais fait pour retenir la serviette. Il me
regarda dans les yeux.
— On n’est pas obligés, dit-il.
— Je sais.
— Je n’ai pas acheté ces préservatifs pour ce soir en particulier.
Un sourire étira mes lèvres.
— Alors comme ça… tu n’es pas si sûr de toi ?
— Je suis toujours sûr de moi, dit-il en m’embrassant doucement. Mais c’est peut-être
trop tôt. Je ne veux pas…
Je le réduisis au silence en glissant légèrement mes doigts sous l’élastique de son
pantalon.
— Tu es parfait. J’en ai envie. J’ai envie de toi. Ce n’est pas trop tôt.
Un frisson le parcourut.
— Mon Dieu. J’espérais que tu dirais ça. Est-ce que ça fait de moi une mauvaise
personne ?
Un petit rire m’échappa.
— Non. Tu es un mec comme les autres, c’est tout.
— Ah oui ? C’est tout ? (Il captura de nouveau mes lèvres avant de reculer pour les
mordiller légèrement.) « Un mec comme les autres » ?
— Oui, soufflai-je. (Je me cambrai en sentant ses doigts aller et venir sur ma serviette.)
Bon, d’accord, tu es un peu plus que ça.
Il rit.
— C’est bien ce que je me disais.
Son souffle était chaud contre mes lèvres gonflées. Il me brûlait la gorge. Daemon
déposa un baiser dans mon cou, au niveau de mon pouls. Emportée par une vague de
sensations, je fermai les yeux, heureuse. J’avais besoin de ça. On en avait besoin tous les
deux. Un moment de normalité, ensemble, lui et moi, comme nous y étions destinés.
Il m’embrassa tout en se débarrassant de la serviette, comme pour me distraire. De la
chair de poule apparut sur mon corps au contact de l’air froid. Daemon murmura quelque
chose dans sa langue maternelle si mélodieuse. Elle était tellement belle que je regrettais de
ne pas la comprendre.
Lorsqu’il releva la tête, je n’eus soudain plus du tout froid. Son regard m’embrasa. Les
contours de son corps se teintèrent d’une faible lumière blanche.
— Tu es magnifique.
Je songeai à mon dos meurtri.
— Tout entière, dit-il, comme s’il avait lu dans mes pensées.
Et peut-être était-ce le cas, car quand je lui fis signe de s’approcher en tirant sur son
pantalon, il se colla contre moi sans opposer de résistance. Peau contre peau. J’enfouis mes
mains dans ses cheveux et passai une jambe autour de ses hanches.
Il prit une grande inspiration.
— Tu me rends dingue.
— Moi aussi, dis-je d’une voix rauque en ondulant mes hanches contre les siennes.
Un grognement sourd s’échappa de sa gorge et les muscles de ses bras se crispèrent.
Les lèvres tendues, il glissa une main entre nous. Alors, ses doigts agiles qui avaient su si
bien m’apaiser me coupèrent le souffle. Je sentais le plaisir…
Tout à coup, une lumière jaune se déversa dans la chambre, gâchant l’instant.
Daemon se releva tellement vite que le souffle souleva mes cheveux. Il se précipita vers
la fenêtre et releva un coin du rideau. Je me redressai et tapotai le lit à la recherche de ma
serviette. Après m’être couverte, je me levai et attrapai le pistolet.
La peur me nouait la gorge. Nous avaient-ils déjà trouvés ? Serrant la serviette contre
moi, je me tournai vers Daemon. Ma main tremblait tellement que l’arme cliquetait entre
mes doigts.
Daemon expira lentement.
— Ce n’est qu’une voiture. Un connard est entré dans le parking en pleins phares. (Il
laissa retomber le rideau avant de se retourner.) C’est tout.
Je resserrai ma prise sur le pistolet.
— Des phares ?
Ses yeux se posèrent sur ce que je tenais à la main.
— Oui, c’est tout, Calamity Jane.
J’avais l’impression que l’arme était collée à ma main. Mon cœur battait encore très fort
à cause du sentiment de terreur qui m’avait envahie et qui refluait très lentement de mon
organisme. C’est alors que la réalité me frappa en plein visage. C’était ça, notre vie, à
présent. Se mettre à couvert et paniquer dès que des phares passeraient devant notre
fenêtre ou que quelqu’un frapperait à la porte, ou qu’un étranger viendrait à notre
rencontre.
Ma première réaction serait toujours de tendre la main vers un flingue et de me tenir
prête à tirer… à tuer, si nécessaire.
— Kat… ?
Je secouai la tête. Un incendie s’était allumé dans mon ventre. Les flammes
remontaient jusqu’à ma gorge. J’avais les larmes aux yeux. Des tonnes de pensées me
traversèrent l’esprit. Ma poitrine se serra et des doigts glacés se refermèrent sur mes
poumons. Un frisson me parcourut. Quatre mois de larmes que j’avais refusé de verser
venaient de me rattraper.
Daemon vint aussitôt à ma rescousse. Doucement, avec tendresse, il me força à lâcher
le pistolet, puis il le posa sur la table de chevet.
— Hé, fit-il en prenant mon visage entre ses mains. Hé. Tout va bien. Ne t’en fais. Il n’y
a personne. Tout va bien.
Je le savais. Mais le problème allait plus loin que des phares dans la nuit. Je n’avais pas
eu le moindre contrôle sur ma vie ou mon corps pendant quatre mois. Tout me tomba
dessus d’un coup : la peur qui ne m’avait jamais vraiment quittée, l’inquiétude que j’avais
ressentie tous les jours au réveil, les examens médicaux, les entraînements… La morsure du
scalpel, regarder les humains mutés mourir. Le moindre détail revenait à la surface. Notre
fuite terrible durant laquelle j’avais tiré sur des gens (de vraies personnes avec une famille,
une vie), en sachant que j’avais au moins tué l’un d’entre eux. Son sang m’avait éclaboussé
le visage.
Et puis, il y avait eu Blake…
— Parle-moi, me supplia Daemon. (Ses yeux émeraude reflétaient son inquiétude.) Je
t’en prie, Kitten. Dis-moi ce qui ne va pas.
Tournant la tête, je fermai les yeux. J’aurais voulu être forte. Je n’avais pas arrêté de
me répéter que je devais l’être, mais c’était trop difficile à supporter.
— Hé, dit-il d’une voix douce. Regarde-moi.
Je gardai les yeux résolument fermés, car je savais que, si je le regardais, les émotions
que j’avais tellement de mal à contenir exploseraient. Cette expérience m’avait brisée. Je ne
voulais pas qu’il voie ça.
Il me força à tourner la tête vers lui et déposa un baiser sur mes paupières closes.
— C’est normal. Tout ce que tu ressens est normal. Je suis là, Kat. Je resterai toujours à
tes côtés. Tout ira bien.
Alors, mes émotions prirent le dessus, et je m’effondrai.

*
* *
Daemon

Le cœur brisé, je regardai une première larme rouler sur sa joue, puis un sanglot
s’échappa de ses lèvres.
Je l’attirai contre moi et la pris dans mes bras tandis qu’elle tremblait sous le poids de
sa détresse. Je ne savais pas quoi faire. Elle ne parlait pas. Elle pleurait trop pour ça.
— Tout va bien, lui répétai-je. Tu peux pleurer. Vas-y.
Je me sentais tellement stupide de dire ça. Mes mots me paraissaient dérisoires.
Ses larmes tombaient sur mon torse et chacune d’entre elles me faisait l’effet d’un coup
de couteau. Comme je ne savais pas quoi faire, je la soulevai et la ramenai au lit. Je la serrai
contre moi, avant de remonter la couverture, qui paraissait bien trop rêche contre sa peau,
et de l’enrouler autour d’elle.
Elle enfouit son visage contre mon torse, les doigts crispés sur ma nuque. Ses larmes…
continuaient de couler et mon cœur se brisait un peu plus à chaque inspiration vacillante
qu’elle prenait. C’était la première fois que je me sentais aussi inutile. J’aurais voulu tout
arranger, la rassurer, mais je ne savais pas comment m’y prendre.
Elle s’était montrée très forte tout au long de cette épreuve, mais j’avais été un idiot de
croire qu’au fond d’elle-même, elle allait bien. Non, je l’avais su. J’avais simplement espéré,
prié pour que les blessures et les cicatrices qu’elle avait reçues ne soient que physiques.
Parce que celles-là, je pouvais les soigner, les guérir complètement. En revanche, je ne
pouvais rien contre les tourments qui la déchiraient de l’intérieur. J’aurais tout donné pour
qu’elle cesse de souffrir.
J’ignore combien de temps s’écoula avant qu’elle se calme, avant que ses larmes
cessent, que son souffle devienne régulier et qu’elle s’endorme d’épuisement. Quelques
minutes ? Plusieurs heures ? Je n’en avais pas la moindre idée.
Je l’allongeai sous les couvertures, puis la rejoignis. Elle ne se réveilla pas. Sa joue
posée contre mon torse, je caressai ses cheveux en espérant qu’elle sentait ma présence dans
son sommeil et que cela la rassurerait. Je savais qu’elle aimait que je joue avec ses cheveux.
Ce n’était pas grand-chose mais, pour l’instant, je ne pouvais rien faire d’autre.
Au bout d’un moment, je m’endormis à mon tour. Ça n’avait pas été mon intention,
mais les dernières heures m’avaient épuisé, moi aussi. J’avais sans doute dormi deux ou trois
heures car, lorsque je rouvris les yeux, le jour filtrait par un interstice entre les rideaux.
Pourtant, j’avais l’impression que quelques minutes seulement s’étaient écoulées.
Kat n’était pas à côté de moi.
Je clignai rapidement les yeux avant de me relever sur les coudes. Kat était assise au
bord du lit. Elle portait le tee-shirt et le pantalon que j’avais achetés la veille. Ses cheveux
détachés tombaient au milieu de son dos ; ses mèches ondulèrent lorsqu’elle se tourna vers
moi. Elle posa une jambe sur le matelas.
— J’espère que je ne t’ai pas réveillé…
— Non. (Je me raclai la gorge et jetai un coup d’œil autour de moi, un peu désorienté.)
Tu es réveillée depuis longtemps ?
Elle haussa les épaules.
— Pas trop. Il est un peu plus de 10 heures.
— Waouh. Si tard que ça ?
Je me frottai le front avant de m’asseoir.
Elle détourna les yeux et examina la bride de ses tongs. Ses joues étaient rouges.
— Désolée pour hier soir. Je ne voulais pas te pleurer dessus.
— Hé, dis-je en me rapprochant d’elle. (Je passai un bras autour de sa taille pour la
serrer contre moi.) J’avais besoin de cette deuxième douche et elle était encore meilleure
que la première.
Elle eut un rire sans joie.
— J’ai quand même plombé l’ambiance, non ?
— Rien de ce que tu peux faire ne plombe l’ambiance, Kitten. (Je recoiffai ses cheveux
en arrière, derrière son oreille.) Comment tu te sens ?
— Mieux, répondit-elle en croisant mon regard. (Ses yeux étaient rouges et gonflés.) Je
crois… Je crois que j’en avais besoin.
— Tu veux en parler ?
Nerveuse, elle s’humecta les lèvres et joua avec ses cheveux. Je fus rassuré de voir
qu’elle portait toujours l’opale au poignet.
— Je… Il s’est passé beaucoup de choses.
Je retins ma respiration. J’avais même peur de bouger, parce que je savais qu’elle avait
du mal à parler de certaines choses. Elle gardait pour elle beaucoup trop d’horreurs et de
problèmes. Au bout d’un moment, elle me fit un sourire tremblant.
— J’ai eu tellement peur, souffla-t-elle dans un murmure qui me serra le cœur. Quand
j’ai vu les phares, j’ai cru que c’étaient eux et j’ai paniqué. Je suis restée prisonnière quatre
mois et je sais que ce n’est rien en comparaison avec ce qu’ont vécu Dawson et Beth, mais…
Je ne sais pas comment ils ont fait.
J’expirai lentement. Moi non plus, je ne savais pas comment ils avaient supporté tout ça
ni par quel miracle ils n’étaient pas devenus complètement fous. Je ne dis rien. Je me
contentai de faire courir mes doigts le long de son dos.
Les yeux rivés sur la porte de la salle de bains, elle resta silencieuse un long moment,
une éternité. Puis, très lentement, les mots franchirent ses lèvres. Les bombardements
d’onyx. Les examens minutieux. Les tests auxquels elle avait refusé de participer à cause des
autres hybrides et ce que ça avait signifié pour elle jusqu’à ce qu’elle se retrouve face à
Blake. Ses provocations. La Source qui était montée en elle… La culpabilité qu’elle
ressentait depuis était palpable. Sa voix la trahissait. Elle me raconta tout ce qui s’était
passé et, pendant son récit, je dus plusieurs fois me contenir. Une rage telle que je n’en
avais jamais connu menaçait de me submerger.
— Je suis désolée, dit-elle en secouant la tête. Je parle trop. C’est juste que… j’avais
besoin que ça sorte.
— Ne t’excuse pas, Kat. (J’avais envie de cogner contre le mur de toutes mes forces. Au
lieu de quoi, je m’approchai d’elle de façon que nos cuisses se touchent.) Tu as conscience
que ce qui s’est passé avec Blake n’est pas ta faute, j’espère ?
Elle enroula une mèche de ses cheveux autour de deux doigts.
— Je l’ai tué, Daemon.
— Par légitime défense.
— Non. (Elle lâcha ses cheveux et me regarda dans les yeux. Les siens étaient
brillants.) Je n’étais pas en train de me défendre, pas vraiment. Il m’a poussée à bout et j’ai
perdu le contrôle.
— Kat, il faut que tu considères la situation dans son ensemble. Tu n’arrêtais pas de te
faire tabasser… (Le simple fait de le dire à voix haute me donnait envie de retourner à la
base et d’y mettre le feu.) Tu subissais un stress énorme. Et Blake… peu importe ses raisons,
n’a pas arrêté de te mettre en danger, ainsi que des tas d’autres personnes.
— Si je comprends ton raisonnement, il l’a mérité ?
La partie la plus sadique de ma personnalité aurait voulu répondre par l’affirmative…
et parfois, je le pensais réellement.
— Je l’ignore mais, ce que je sais, c’est qu’il est entré dans cette pièce avec l’intention de
te forcer à te battre avec lui. Tu l’as fait. Je sais que tu ne voulais tuer personne, mais c’est
arrivé. Tu n’es pas quelqu’un de mauvais. Tu n’es pas un monstre.
Les sourcils froncés, elle ouvrit la bouche.
— Non, continuai-je. Tu n’es pas comme Blake. Alors ne commence pas avec ça. Tu ne
seras jamais comme lui. Tu as un bon fond, Kitten. Tu fais ressortir le meilleur des gens, de
moi. (Je lui donnai un petit coup de coude et elle sourit.) Rien que pour ça, on devrait te
décerner le prix Nobel de la paix.
Elle rit doucement avant de se mettre à genoux. Passant les bras autour de mon cou,
elle se pencha pour déposer le plus doux des baisers, de ceux que je chérirais pour
l’éternité, sur mes lèvres.
— C’est en quel honneur ?
Je la pris par la taille.
— Pour te remercier, répondit-elle en posant son front contre le mien. La plupart des
mecs auraient pris peur et se seraient enfuis pendant la nuit.
— Je ne suis pas comme la plupart des mecs, dis-je en l’attirant vers moi, jusqu’à ce
qu’elle s’assoie sur mes genoux. Tu ne t’en es pas encore rendu compte ?
Elle posa les mains sur mes épaules.
— Je suis un peu lente à la détente, des fois.
Je ris et elle me répondit par un sourire.
— Heureusement que je ne t’aime pas pour ton intellect, alors.
Elle hoqueta de surprise, avant de me taper sur le bras.
— C’est méchant !
— Quoi ? rétorquai-je en faisant jouer mes sourcils. Je suis honnête, c’est tout.
— La ferme, répondit-elle en m’embrassant.
Je mordis sa lèvre inférieure et une jolie couleur rosée apparut sur ses joues.
— Hmmm… Tu sais que j’adore quand tu t’énerves.
— Tu es dingue.
Les mains à plat contre son dos, je la serrai contre moi.
— Je vais dire un truc très niais. Prépare-toi.
Elle caressa le contour de ma mâchoire.
— Je suis prête.
— Je suis dingue de toi.
Elle éclata de rire.
— Oh, mon Dieu ! Venant de toi, c’est vraiment niais.
— Je t’avais prévenue. (Je l’attrapai par le menton et pressai mes lèvres contre les
siennes.) J’adore t’entendre rire. C’est trop niais, ça aussi ?
— Non. (Elle m’embrassa.) Pas du tout.
— Parfait. (Je remontai mes mains le long de ses flancs et m’arrêtai juste sous sa
poitrine.) Parce que j’ai…
Une sensation familière se déversa alors dans mes veines, se répandant dans mon corps
tout entier.
Kat se figea et prit une grande inspiration.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Je la soulevai par les hanches et l’installai sur le lit à côté de moi. Puis je saisis le
pistolet sur la table et le lui tendis. Elle l’accepta avec de grands yeux.
— Je sens la présence d’un Luxen.
CHAPITRE 21

Katy

Je me levai aussitôt, l’arme au poing.


— Tu es sûr ? (Je grimaçai.) Bon, d’accord, c’était une question stupide.
— Ne…
Un coup résonna contre la porte. Ça me surprit tellement que je faillis lâcher le
pistolet. Inquiet, Daemon me dévisagea et je ne pus m’empêcher de rougir. Il fallait
vraiment que je me calme. Je pris une grande inspiration avant de hocher la tête.
Daemon s’approcha de la porte en silence, avec la grâce d’un dangereux prédateur. À
côté de lui, je ressemblais à un jeune poulain. Avançant à mon tour, je tentai de me
persuader que j’étais prête à me servir de nouveau de cette arme. Utiliser la Source aurait
été trop risqué. Un coup de feu attirerait l’attention, mais seulement du voisinage.
Daemon se pencha pour regarder à travers le judas.
— Qu’est-ce qu’il fout là, lui ?
— C’est qui ?
Mon cœur sembla s’arrêter de battre.
Il tourna la tête vers moi.
— C’est Paris, le Luxen qu’on a rencontré chez Luc.
Il me fallut un moment pour me le rappeler : le beau Luxen blond qui était avec Luc à
son club.
— C’est un ami ?
— On va bien voir.
Carrant les épaules, Daemon ouvrit légèrement la porte. Je ne voyais rien au-delà de
son dos nu, ce qui, en soi, n’était pas une tragédie.
— Quelle surprise de te voir ici, lâcha-t-il platement.
— Tu es vraiment si surpris que ça ? rétorqua le nouveau venu.
— Tout dépend de ce que tu as à me dire. Qu’est-ce que tu fais ici ? Donne-moi une
seule bonne raison de ne pas t’envoyer bouler.
Ma main qui tenait le pistolet était moite. Daemon ne comptait pas se battre contre
Paris, non ? Attendez une minute. Évidemment qu’il le ferait.
— Parce que ça attirerait trop l’attention, répondit Paris d’une voix suave. Et puis, je ne
suis pas venu seul.
Daemon avait dû voir quelqu’un d’autre, car ses épaules s’étaient légèrement
détendues. Il fit un pas sur le côté.
— Alors, entrez.
Paris passa la porte à grandes enjambées, visiblement sûr de lui. Quand il me vit,
l’arme à la main, il me dit :
— Sympa, ton tee-shirt.
Je baissai la tête. J’avais oublié que je portais le tee-shirt de l’autoroute des
extraterrestres.
— Merci.
Puis Archer entra à son tour, frais et dispos. Il ne ressemblait en rien à quelqu’un qui
avait passé la nuit à courir dans le désert. La méfiance envahit mon esprit comme une
mauvaise herbe. Il tourna la tête vers Daemon.
— On vous a interrompus, peut-être ?
Les yeux plissés, Daemon referma la porte derrière lui.
— Que se passe-t-il ?
Archer sortit une boîte en verre de son jean et la tendit à Daemon.
— Voici le LH-11. J’ai pensé qu’il valait mieux que je vous laisse cet honneur. (Il me
regarda.) Tu comptes me tirer dessus, Katy ?
— Peut-être, marmonnai-je en baissant mon arme. (Je m’assis sur le bord du lit.) Où
étais-tu passé ?
Archer fronça les sourcils pendant que Paris examinait la chambre d’un air dégoûté.
— Eh bien, j’ai été pas mal occupé à faire diversion pour que la moitié des militaires de
ce pays perdent votre trace. Et en chemin pour venir vous retrouver, je suis tombé sur notre
ami.
— Je ne dirais pas que c’est un ami, intervint Daemon en s’approchant de moi.
Paris posa une main sur son torse.
— Tu me brises le cœur.
Daemon leva les yeux au ciel, puis s’adressa à moi à voix basse.
— Tu peux poser le flingue, maintenant, Kitten.
— Oh. (Les joues empourprées, je tendis le bras pour le poser sur la table de chevet. Je
me tournai alors vers Archer.) Je te dois des remerciements pour… pour tout.
J’attendis que Daemon ajoute quelque chose, mais il n’en fit rien. Alors, je lui donnai un
coup de pied.
— Merci, marmonna-t-il.
Les lèvres d’Archer se retroussèrent en un sourire amusé. Je crois que c’était la première
fois que je le voyais sourire. Ainsi, il paraissait beaucoup plus jeune.
— Tu n’as pas idée de la satisfaction que je ressens de t’entendre dire ça, Daemon.
— J’imagine bien.
— Sérieusement, repris-je. Merci. Sans toi, on n’aurait jamais réussi à s’enfuir.
Il hocha la tête.
— Je ne l’ai pas fait que pour vous.
— C’est-à-dire ? demanda Daemon.
Paris s’assit sur le bureau en soufflant d’un air exaspéré. Dieu merci, le meuble ne
s’effondra pas sous son poids. Il aurait pu froisser son pantalon parfaitement repassé !
— Vous croyez vraiment que ça lui a plu de jouer le parfait petit Origine pour le
Dédale ?
— Je suppose que non, dit Daemon en s’asseyant à côté de moi. Et Luc le savait
également.
Paris haussa les épaules.
— Comme tu n’as pas apprécié de jouer les parfaits créateurs de mutants, je suppose ?
— Ah ça, Nancy était quasiment amoureuse de toi, dit Archer en croisant les bras. Tu
étais sa star. Combien d’humains as-tu transformés pendant ton séjour là-bas ? Plus que
tous les autres Luxens, en tout cas.
Daemon se crispa.
— Je ne vois pas le rapport. Pourquoi nous as-tu aidés ? Pourquoi es-tu ici avec Paris ?
— Et où est Luc ? demandai-je, en me disant qu’il ne devait pas être bien loin.
Paris sourit.
— Il est dans les parages.
— Nous n’avons pas le temps de répondre à toutes vos questions, alors je vais vous
faire la version courte, dit Archer. Je devais une faveur à Luc et Paris a raison. Tu avais
raison, Katy. Travailler pour le Dédale, c’est faire une croix sur sa vie. Ils en contrôlent le
moindre aspect. Mais peu importe où je suis né. (Il ouvrit les bras, les paumes vers le
plafond.) Ce qui compte, la seule chose qui ait jamais compté, c’est de vivre.
— Pourquoi maintenant ? demanda Daemon d’un ton méfiant.
— C’est la question de l’année, pas vrai ? intervint Paris en souriant jusqu’aux oreilles,
comme s’il avait avalé un ecsta ou un truc dans le genre. Pourquoi Archer a-t-il choisi de
tout risquer maintenant, de mettre en jeu sa vie, ou du moins le semblant de vie qu’il a eu
jusque-là ?
Archer adressa un regard noir au Luxen.
— Merci pour cette précision, Paris. Échapper au Dédale n’est pas évident. À part Luc,
ceux qui ont réussi se comptent sur les doigts de la main. Alors, oui, j’aurais pu tenter ma
chance des centaines de fois, mais ils m’auraient retrouvé. J’avais également besoin d’une
diversion.
Je compris alors où il voulait en venir.
— Tu t’es servi de nous comme diversion.
Il hocha la tête.
— Nancy et le sergent Dasher s’inquiéteront davantage de vous retrouver, vous. Je ne
serai pas sur leur liste des priorités.
Daemon se détendit un peu plus.
— Nancy nous a dit que des Origines vivent à l’extérieur et se font passer pour des
humains.
— Il y en a quelques-uns, confirma Archer. Mais je doute qu’ils représentent une
menace. Ils font partie de la haute société. Ils ne s’approcheront pas de nous plus que
nécessaire.
Il y avait quand même un détail qui m’échappait.
— Pourquoi Luc ne t’a pas demandé de lui fournir le LH-11 directement ? Il aurait pu
t’aider à te cacher.
Paris rit doucement.
— Tu crois qu’il y a une logique derrière la folie de Luc ?
— Je l’espérais, marmonna Daemon en se passant une main dans les cheveux.
— En réalité, il y a une raison. En jouant les espions au sein du Dédale pour Luc… et
d’autres personnes, j’ai appris que la composition du LH-11 avait changé. C’est ce que Luc
voulait, la nouvelle version. Le Prométhée. Malheureusement, je ne me suis jamais retrouvé
en présence du nouveau sérum. Personne ne l’avait jamais vu. Jusqu’à votre arrivée, dit
Archer à Daemon. Tout le monde y a trouvé son compte. Mais je ne sais toujours pas
pourquoi Luc veut ce sérum.
— Et je ne lui ai pas posé la question, répondit Paris d’un ton grave.
Sa voix me fit frissonner, mais je repensai à ce qu’Archer m’avait dit.
— Et les Luxens ? Ceux qui veulent envahir la Terre ? Le sergent Dasher disait la
vérité ?
Archer jeta un coup d’œil en coin à Daemon.
— Oui, c’est vrai. Et apparemment, ton petit copain en connaît un personnellement.
Daemon plissa les yeux.
— Reste en dehors de ma tête.
Je me tournai vers lui.
— De quoi parle-t-il ?
— Ethan Smith m’a dit quelque chose. Tu te souviens de lui ? demanda-t-il. (Je hochai
la tête. J’avais brièvement fait la connaissance de cet ancien.) Quand j’ai quitté la colonie
pour partir à ta recherche, il m’a dit un truc du genre : « La Terre n’appartiendra pas
toujours aux humains », mais je n’y ai pas accordé beaucoup d’importance à ce moment-là,
parce que ça me semble complètement fantaisiste. Je ne nie pas qu’il doit y avoir des Luxens
qui voudraient bien prendre le pouvoir, mais ça n’arrivera jamais.
Archer ne semblait pas convaincu. Moi non plus. Tout à coup, l’Origine pencha la tête
sur le côté.
— Quand on parle du loup…
Un instant plus tard, la porte de la chambre s’ouvrit. Daemon se leva d’un bond, les
yeux complètement blancs, et je tendis la main vers le pistolet, le cœur au bord des lèvres.
Luc entra dans la pièce avec un sac plastique à la main et une boîte rose. Ses cheveux
étaient attachés en une courte queue-de-cheval et un grand sourire illuminait son visage
angélique.
— Salut, tout le monde ! s’écria-t-il gaiement. J’ai apporté des donuts !
Je clignai rapidement les yeux et me rassis.
— Bon sang. Tu as failli me causer une crise cardiaque.
— Je suis quasiment sûr que j’avais verrouillé la porte, grogna Daemon.
Luc posa la boîte de donuts à côté de moi et je les regardai comme s’ils représentaient
la réponse à toutes les questions.
— Et je suis quasiment sûr que je suis rentré quand même. Salut, Katy !
Entendre mon prénom me fit sursauter.
— Salut, Luc…
— Regarde ce que j’ai acheté. (Il sortit un tee-shirt de l’autoroute des extraterrestres de
son sac.) On pourrait être jumeaux.
— C’est… sympa.
Paris fit une moue dédaigneuse.
— Tu comptes vraiment porter ce truc ?
— Évidemment ! Tous les jours, même. Je trouve ça ironique. (Les yeux améthyste de
Luc observèrent la chambre avant de se poser de nouveau sur moi.) Bon. Je crois que vous
avez quelque chose pour moi ?
Daemon soupira et souleva le contenant en verre. Il le jeta à Luc qui l’attrapa en plein
vol.
— Tiens.
L’adolescent ouvrit la petite boîte étroite, puis souffla de soulagement. Il la referma
avec soin avant de la glisser dans la poche arrière de son jean.
— Merci.
J’avais le sentiment que, comme Daemon, il ne prononçait pas souvent ce mot.
— Et maintenant… Qu’est-ce qu’on fait ? demandai-je.
— Eh bien…, fit Luc en laissant traîner la dernière syllabe. Le plus dur va commencer.
Le Dédale ne reculera devant aucune dépense pour poser leurs sales pattes sur toi,
Daemon. Ils vont mettre cette ville sens dessus dessous. Ils ont déjà commencé. Ils feront
tout pour te ramener là-bas.
Daemon se figea.
— Ils vont s’en prendre à ma famille, c’est ça ?
— Sûrement, répondit Luc. Non, c’est certain, en fait. Bref ! (Il se retourna si vite vers
Archer que celui-ci recula de surprise.) Je nous ai trouvé un nouveau véhicule.
— Ah ? rétorqua Archer.
— Il y a assez de place pour nous cinq. (Luc reporta son attention sur Daemon et moi
avec un sourire taquin aux lèvres qui n’augurait rien de bon.) J’ai une surprise pour vous,
les enfants. Mais, avant, je vous suggère de vous habiller. (Il sortit un tee-shirt blanc tout
simple de son sac et le jeta à Daemon.) Katy et moi, on est adorables avec ce tee-shirt. Toi,
tu aurais juste l’air stupide. Tu me remercieras plus tard.
Je me demandai comment Luc savait que Daemon avait le même tee-shirt que moi.
— Et mangez ces foutus donuts ! Dans l’ordre que vous voulez.
Daemon grimaça mais j’allais me faire un plaisir de dévorer les donuts. Je jetai un coup
d’œil dans la boîte. Ils étaient au sucre. Mes préférés.
— Quel genre de surprise ? demanda Daemon en tenant le tee-shirt dans ses mains,
sans la moindre intention de l’enfiler.
— Si je te le disais, ce ne serait plus une surprise. Mais il va falloir qu’on parte
rapidement. Alors, mangez quelque chose et faites vos bagages. On nous attend.
Daemon expira par le nez, puis se tourna vers moi. Je savais qu’il n’appréciait pas
d’être mené à la baguette par Luc mais, comme j’avais la bouche pleine, je n’avais pas
grand-chose à ajouter.
Au bout d’un moment, il hocha la tête.
— D’accord, mais si tu…
— Je sais. Si je vous trahis, tu trouveras un moyen de me tuer de façon lente et
douloureuse. J’ai compris. (Luc lui fit un clin d’œil.) Je suis prévenu.
— Au fait, intervint Archer pendant que Daemon se penchait par-dessus mon épaule
pour attraper un donut à son tour. N’oubliez pas la boîte de préservatifs qui est tombée par
terre.
Je posai aussitôt les yeux sur le sol. La boîte était toujours à l’endroit où Daemon l’avait
fait tomber la veille. Le visage en feu, je faillis m’étouffer sur mon donut. Le rire de Daemon
résonna dans mes oreilles.

*
* *
Daemon

En rangeant nos maigres possessions dans le sac en tissu, je m’assurai de ne pas oublier
les préservatifs. Kat était toujours un peu rouge et je devais me faire violence pour ne pas la
taquiner à ce sujet. Je me retins uniquement parce qu’elle était vraiment trop mignonne
avec son tee-shirt kitsch, ses tongs en plastique et sa peluche alien pressée contre sa
poitrine.
Lorsqu’on sortit dans la lumière aveuglante du mois d’août en plein désert, je posai un
bras sur ses épaules.
Archer nous dépassa et jeta un coup d’œil à ce que je portais.
— Sympa, ton sac.
— La ferme, rétorquai-je.
Il ricana.
En tournant au coin, j’aperçus notre voiture pour la première fois.
— Waouh ! C’est ça, le véhicule dont tu parlais ?
Luc posa son nouveau tee-shirt contre son épaule avant de tapoter le pare-chocs
arrière d’un énorme Hummer noir.
— J’aime à croire qu’il me correspond.
Kat changea la peluche de bras tout en examinant le monstre.
— Tu as conduit cette machine de guerre depuis la Virginie-Occidentale ?
Il rit.
— Non. Je l’ai emprunté.
Mouais. Quelque chose me disait que sa définition de l’emprunt était la même que la
mienne avec la voiture de Matthew. Je m’approchai du côté conducteur et ouvris la portière
arrière pour Kat.
— Tu crois que tu peux monter toute seule ?
Elle me jeta un regard vexé par-dessus son épaule, ce qui me fit rire. Puis elle secoua la
tête, attrapa l’accoudoir et se hissa. Bien sûr, comme j’étais un garçon bien, je l’aidai en la
poussant à un endroit stratégique.
Les joues empourprées, Kat se retourna vivement vers moi.
— Tu es vraiment un chien, des fois.
Je ris et m’installai à côté d’elle.
— Tu te rappelles quand je t’ai dit que si tu me caressais…
— Oui.
— Tâche de t’en souvenir pour plus tard.
Je me penchai sur elle et attrapai sa ceinture de sécurité avant qu’elle le fasse elle-
même.
Avec un soupir, elle leva les bras pour me laisser l’attacher.
— Tu sais, je suis capable de boucler ma ceinture toute seule.
— Comme c’est mignon, dit Archer en ouvrant l’autre porte.
Il s’assit de l’autre côté de Kat.
— Je dois avouer que c’est un geste intéressé, dis-je en faisant glisser la ceinture
ventrale sur le haut de ses cuisses.
Elle hoqueta de surprise tandis que mes doigts effleuraient son bas-ventre. Je lui
adressai un sourire coquin avant de l’attacher pour de bon.
— Je vais me répéter, mais tu es un chien, murmura-t-elle.
Malheureusement pour sa crédibilité, ses yeux gris s’étaient adoucis. Je déposai un
baiser sur son front avant de lever mon bras. Il y avait assez de place pour qu’elle se love
contre moi.
— Alors ? C’est cette voiture, ma surprise ? Parce que ça me convient très bien.
Assis sur le siège passager, Luc éclata de rire.
— Ah non, pas question. Je crois que je vais la garder, celle-ci.
— Détendez-vous et profitez du voyage, dit Paris en allumant le moteur. Bon, pour
tout vous dire, la route n’est pas très palpitante. Mis à part quelques panneaux amusants
avec des extraterrestres dessus et une vache ou deux, il n’y a pas grand-chose à voir.
— Super, dis-je en changeant mes jambes de position.
Je jetai un coup d’œil à Archer. Il pianotait sur son jean, les yeux rivés sur le siège
devant lui. Je ne faisais confiance à aucun d’entre eux, pas à cent pour cent, en tout cas. À
ce que j’en savais, ils pouvaient tout aussi bien nous raccompagner jusqu’à la Zone 51.
Archer tourna la tête vers moi.
Nous ne te trahirons pas. Katy non plus.
Je plissai les yeux.
Pour la énième fois, sors de ma tête.
C’est difficile. Elle est tellement grosse… Ses lèvres se retroussèrent et il reporta son
attention devant lui. Et puis, pourquoi est-ce que je vous ramènerais là-bas ? Tu as vu ce que j’ai
dû faire pour nous tirer de là.
Il marquait un point.
Ça pourrait être un piège, comme avec Blake. Il nous a trahis après avoir gagné notre
confiance, lui aussi.
Je ne suis pas Blake. Je veux leur échapper autant que toi.
Je ne répondis pas. Je me tournai vers la vitre et regardai les petites maisons et les
panneaux indiquant les sources chaudes disparaître pour laisser place à une autoroute
bordée de sable à perte de vue et de petits buissons. Ce n’est que lorsque j’aperçus un
panneau en particulier que je me détendis.
— Las Vegas ? On va flamber et voir des shows ?
Luc secoua la tête.
— Ce n’est pas au programme, mais si ça te fait plaisir…
Ne pas savoir où nous allions, ni pourquoi, ne me plaisait pas. Je restai sur mes gardes,
les yeux rivés à la route, pour vérifier qu’aucun véhicule louche ne nous prenait en filature.
Une dizaine de kilomètres et presque deux heures plus tard, Kat s’assoupit. Je rattrapai sa
peluche avant qu’elle ne tombe par terre et la gardai contre moi. J’étais content que Kat se
repose un peu. Elle en avait besoin.
Chaque fois qu’on s’approchait d’une voiture de police, je me crispais, de peur qu’ils ne
nous arrêtent pour des raisons aussi variées que le vol de la voiture et le kidnapping de
personnel militaire. Toutefois, personne ne nous chercha des noises. En réalité, il ne se
passa rien durant tout le trajet, à l’exception des chamailleries de Luc et Paris, qui se
disputaient comme un vieux couple pour choisir la musique. J’étais incapable de les cerner.
En même temps, je ne savais plus où j’en étais, moi non plus.
Je me mis alors à penser à des trucs improbables. Mon imagination s’emballa. Être
enfermé dans une voiture avec deux êtres capables de lire dans mon esprit me faisait sans
doute me concentrer sur des choses que je ne voulais pas qu’ils sachent.
Tout commença quand je détournai les yeux de la vitre et les posai sur ma jambe. La
main gauche de Kat était tout contre ma cuisse. Pendant plusieurs minutes, je fus incapable
de regarder ailleurs. Pourquoi ? Ce n’était qu’une main. Très jolie, certes, mais ça s’arrêtait
là.
Non, le problème, c’était ce qu’on portait généralement à la main gauche, à l’annulaire.
Penser à des alliances et à sa main gauche me donnait envie de sortir de cette voiture
et de faire une centaine de tours de piste. Me marier ? Avec Kat ? Mon cerveau avait dû mal
à envisager la perspective du mariage sans paniquer mais, en réalité, ce ne serait pas si
terrible que ça. Au contraire. Ce serait même… parfait.
Passer le restant de mes jours avec Kat faisait partie de mes projets. Je n’avais aucun
doute à ce sujet. Dans mon futur, je ne voyais qu’elle et, étonnamment, ça ne m’effrayait
pas. Peut-être parce que mon peuple se mariait jeune, dès la sortie du lycée, et que nos
unions n’étaient pas si différentes de celles des humains.
Mais nous étions jeunes. Encore en culottes courtes, aurait dit Matthew.
Pourquoi pensais-je à ce genre de choses maintenant, alors que nos vies n’avaient
jamais été aussi chaotiques ? Quand l’avenir est incertain, on réfléchit à ce que l’on désire
réellement, on a envie de concrétiser nos souhaits, coûte que coûte. Je détestais cette
pensée, mais… nous ne serions peut-être plus là dans deux ans pour nous marier.
Repoussant cette idée de mon esprit, je resserrai mon étreinte autour de Kat et me
concentrai de nouveau sur la route. Lorsque les gratte-ciel apparurent à l’horizon, je la
réveillai doucement.
— Hé, belle endormie, regarde ça !
Elle souleva sa tête de mon épaule et se frotta les yeux. Après avoir cligné les paupières
plusieurs fois, elle se pencha en avant pour regarder par la fenêtre. Elle écarquilla les yeux.
— Waouh… Je ne suis jamais allée à Las Vegas.
Luc se tourna vers nous en souriant.
— C’est encore plus joli la nuit, avec toutes les lumières allumées sur le Strip.
Malgré son enthousiasme, elle se rassit, les épaules affaissées. J’aurais adoré lui faire
visiter la ville, mais nous ne pouvions pas nous le permettre. C’était trop dangereux.
Je pressai mes lèvres contre son oreille avant de lui dire :
— La prochaine fois. Promis.
Elle se tourna légèrement vers moi et ferma les yeux.
— Je te le rappellerai.
Je l’embrassai sur la joue sans prêter attention au regard scrutateur d’Archer. Quand
on entra dans Las Vegas, Kat s’étira la nuque pour tout voir. Elle avait sans doute déjà
aperçu des images des palmiers qui bordaient le Strip, mais le bateau pirate devant
Treasure Island n’était pas quelque chose qu’on voyait tous les jours.
Avec la circulation, on mit un temps fou à avancer. En temps normal, je me serais déjà
arraché les yeux d’impatience, mais ce n’était pas si terrible que ça. Après tout, Kat était
pratiquement assise sur mes genoux… Elle n’arrêtait pas de pointer du doigt des lieux
célèbres comme le Bellagio, le Caesar’s Palace ou la réplique de la tour Eiffel.
J’avais l’impression d’être au paradis.
Malheureusement, cette version du paradis impliquait des spectateurs indésirables à
nos côtés. Dommage.
Lorsqu’on atteignit la périphérie de Vegas, je commençai à me poser des questions sur
cette histoire de surprise, en particulier quand Paris s’éloigna de l’artère principale pour
prendre une route secondaire qui longeait un Country Club et un énorme terrain de golf.
On s’éloignait de plus en plus de la ville grouillante d’activité. Qu’est-ce qu’on allait faire du
côté des villas des richards ? Tout à coup, on se retrouva face à un mur de sécurité de six
mètres de haut en pierre étincelante.
Je me penchai en avant, les mains posées sur le siège de Paris.
— C’est du quartz ?
— Prie pour que ce soit le cas.
Kat me jeta un coup d’œil en coin, puis écarquilla les yeux en voyant Paris ralentir
devant un portail en fer forgé incrusté d’éclats de quartz. Je n’avais jamais rien vu de tel.
Un interphone s’activa et Paris dit :
— Toc. Toc.
Un grésillement résonna, puis une femme lui répondit.
— Qui est là ?
Kat me regarda, perplexe. Je haussai les épaules.
— La vache qui n’arrête pas de couper la parole, dit Paris en regardant Luc qui secoua
la tête.
L’interphone grésilla de nouveau.
— La vache qui… ?
— Meuuuuh ! fit Paris en riant.
Kat gloussa.
Archer leva les yeux au ciel en secouant la tête.
Un soupir indigné résonna clairement à travers l’interphone.
— N’importe quoi. On vous ouvre la porte. Attendez deux secondes.
— C’était nul, comme blague, déclarai-je.
Paris rit doucement.
— Je l’ai vue sur Internet. Ça m’a fait rire. J’en ai d’autres. Vous voulez les entendre ?
— Non ! m’exclamai-je en même temps qu’Archer.
Pour une fois qu’on était sur la même longueur d’ondes…
— Tant pis pour vous, rétorqua Paris en avançant tandis que le portail s’ouvrait en
grand. Ce n’était même pas la meilleure.
— Moi, je l’ai trouvée très drôle, dit Kat en souriant de plus belle devant mon air
surpris. J’ai bien rigolé.
— Tu n’es pas difficile à impressionner, lui dis-je.
Elle voulut me frapper sur le bras, mais j’attrapai sa main pour l’en empêcher.
J’entrelaçai nos doigts avant de lui faire un clin d’œil. Elle secoua la tête.
— Tu ne m’impressionnes pas.
Je l’aurais crue… si seulement nous ne savions pas tous les deux que c’était faux.
Il me fallut quelques secondes pour m’apercevoir que la route elle-même était
composée de goudron mélangé avec du quartz. Une première maison apparut, une
structure modeste. On aurait dit qu’on avait vomi du quartz dessus. Il y en avait partout :
sur le toit, les volets et la porte d’entrée.
Merde.
Comme il n’y avait pas de gisement naturel de quartz dans les parages, ils avaient dû
en importer pour protéger la communauté Luxen.
— Vous ne connaissiez pas cet endroit ?
Luc était visiblement surpris.
— Non. Je n’ai jamais pensé qu’on pouvait utiliser le quartz de cette façon. Ça a dû
coûter une fortune. Je ne savais même pas qu’il y avait une communauté ici.
— Intéressant, murmura Luc.
Sa mâchoire se crispa. Paris jeta un œil dans sa direction, mais je ne compris pas la
signification du regard qu’ils échangèrent.
— Le Dédale non plus, intervint Archer. Pourtant, elle est juste sous leur nez. C’est la
cachette idéale.
— C’est surtout de la folie, rétorquai-je en secouant la tête. (On dépassa d’autres
maisons décorées de la même façon. Elles étaient de plus en plus grandes.) Comment se
fait-il que je n’en ai jamais rien su ? Tu connais quelqu’un à l’intérieur, Luc ?
Il secoua la tête.
— Pas vraiment. J’ai des… amis en Arizona, mais on est obligés de faire un arrêt ici
pendant quelques jours, histoire que les choses se tassent et que les autoroutes soient moins
surveillées.
— On va en Arizona, après ? demanda Kat en nous dévisageant tour à tour.
Luc haussa les épaules.
— C’est ce que je vous propose. Archer va aller s’y cacher pendant quelque temps.
Vous, vous faites ce que vous voulez. Vous pouvez accepter mon hospitalité ou me dire
d’aller me faire voir.
Kat fronça les sourcils.
— Ça m’est égal, ajouta Luc.
Elle secoua légèrement la tête.
— Je ne comprends pas pourquoi vous vous mettez autant en danger pour nous aider.
Bonne question.
Luc jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Nous avons le même ennemi et, ensemble, nous sommes plus forts. Comme dans les
films d’horreur.
Je commençais à ressentir la présence de Luxens dans les maisons ou derrière les hauts
murs qui bordaient la majorité des jardins. Je n’arrivais pas à croire ce que je voyais : une
communauté entière dont le Dédale ignorait l’existence, protégée des Arums par du quartz
qu’ils avaient apporté et intégré de leurs mains aux bâtiments.
Je n’en revenais pas.
On atteignit un autre mur, où un second portail s’ouvrit. La maison, si l’on pouvait
appeler ce monstre une maison, se profilait devant nous comme un mirage.
— C’est notre destination ? demanda Kat, d’un air ébahi. C’est un vrai palace !
Sa réaction me fit sourire.
Cette maison avait quelque chose d’absurde. Cinq cents mètres carrés, peut-être plus,
deux étages, un dôme en verre au centre et une aile de chaque côté. Comme les autres
bâtisses que nous avions aperçues, elle avait été construite en grès blanc et des pierres de
quartz parsemaient la structure. À l’arrière, un mur gigantesque empêchait de voir ce qui se
cachait plus loin.
Paris remonta l’allée, puis se gara à l’intérieur du cercle qui faisait face à un large
escalier. Au centre se dressait une statue en marbre. Une statue de dauphin. Pourquoi pas,
après tout ?
— Allez, les enfants ! On est arrivés ! s’exclama Luc en ouvrant sa portière à la volée et
en montant les marches quatre à quatre. (Une fois sur le perron, il se tourna vers le
Hummer.) Je suis trop vieux pour ça.
Je respirai profondément avant de prendre la main de Kat.
— Prête ?
— Oui, répondit-elle avec un léger sourire. J’ai hâte de voir à quoi ça ressemble à
l’intérieur.
Je ris.
— Je te parie que c’est super kitsch.
— Pareil, marmonna Archer en sortant à son tour.
Ensemble, on descendit du Hummer. Kat portait le sac en toile dans lequel elle avait
fourré la peluche. Seule sa petite tête en sortait. Serrant sa main un peu plus fort, je me
dirigeai vers l’escalier et me préparai à toute éventualité. La façon dont Luc souriait me
mettait mal à l’aise. On aurait dit…
La sensation que je ressentis le long de ma colonne vertébrale me réchauffa. Elle était
familière. Mais c’était impossible. Tout comme le sursaut d’énergie qui me força à lâcher la
main de Kat. Non…
Je fis un pas en arrière.
Kat se tourna vers moi, inquiète.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?
Incapable de parler, je gardai les yeux rivés sur la porte. Je réussis seulement à secouer
une fois la tête. Une partie de moi se réjouissait de ce que je ressentais, l’autre en était
horrifiée. J’espérais que mon imagination me jouait des tours.
S’approchant de moi, Kat posa une main sur mon bras.
— Qu’est-ce qui… ?
La porte rouge s’ouvrit et une personne sortit de l’ombre. Mes doutes venaient de se
confirmer.
— On se dépêche de venir ici pour sauver votre peau, et vous, vous vous faites la malle
avant qu’on ait eu le temps de faire quoi que ce soit ! s’exclama Dee, les mains plantées sur
les hanches et le menton relevé dans un air de défi. Merci de nous avoir volé la vedette,
Daemon !
Luc tapa dans ses mains.
— Surprise !
CHAPITRE 22

Katy

Daemon en resta bouche bée. Moi aussi. Les seuls qui ne regardaient pas Dee avec des
yeux ronds étaient Luc et Paris. Même Archer avait marqué un temps d’arrêt, mais la
surprise de celui-ci avait sans doute davantage à voir avec la beauté de la Luxen.
Après tout, Dee était magnifique. Ses cheveux noirs brillants, son visage exotique et ses
yeux émeraude la rendaient absolument sublime. Elle était la version féminine, et plus
délicate, de Daemon et Dawson. Humains, extraterrestres, hybrides et, apparemment,
Origines se retournaient tous sur son passage.
Archer avait l’air de se trouver devant l’apparition de la Vierge, ou un truc dans le
genre.
Les larmes coulant sur ses joues roses, Dee se précipita à l’extérieur. Je me poussai du
chemin in extremis. Elle se jeta alors sur Daemon, qui la rattrapa, et passa ses bras autour
de son cou.
— Bon sang, dit-il d’une voix étouffée, contre ses cheveux. Qu’est-ce que tu fais ici ?
— D’après toi ? répondit-elle avec émotion. On ne pouvait pas rester sans rien faire.
Mais comme d’habitude, tu nous as pris de court, frimeur.
Tout à coup, au bord des larmes, je plaquai mes mains contre ma poitrine. Une autre
silhouette venait d’apparaître sur le pas de la porte. Je pris une grande inspiration. Je
n’arrivais pas à croire à quel point… Dawson avait changé. Il avait pris du poids et s’était
coupé les cheveux. Son air torturé et ses cernes avaient disparu. Comme ça, il était le
portrait craché de son frère.
Comme s’il avait senti son arrivée, Daemon releva la tête. Ses lèvres remuèrent, mais
aucun son n’en sortit. Ni lui ni moi ne nous attendions à les voir ici. Daemon avait sans
doute cru qu’il ne reverrait plus jamais sa famille.
Dawson sortit sur le perron et prit son frère et sa sœur dans ses bras. Leurs têtes se
touchaient. Daemon les retenait tous les deux par leur tee-shirt.
— Elle a raison, dit Dawson en souriant. Tu aurais pu nous attendre pour une fois.
Arrête de te la jouer solo !
Daemon attrapa son frère par la nuque et pressa son front contre le sien.
— Idiot, lâcha-t-il avec un rire étouffé. Tu devrais pourtant savoir que je m’en sors
toujours.
— Mouais, mais… attends une minute ! Je suis en colère contre toi ! (Dee recula et
tapa Daemon sur le torse.) Tu aurais pu te faire tuer ! Crétin, imbécile, abruti.
Elle le frappa encore une fois.
Archer grimaça avant de marmonner.
— Eh bien… cette nana a de l’énergie à revendre.
— Ça suffit ! s’écria Daemon, hilare, en lui attrapant la main. Arrête. Je ne me suis pas
fait tuer, tout va bien.
— Je me suis inquiétée, idiot ! (Dee recoiffa ses cheveux en arrière avant d’inspirer
profondément.) Bon, je te pardonne, parce que tu es toujours en un seul morceau et que ça
a l’air d’aller, mais si jamais tu refais un truc pareil…
— OK, intervint Dawson en passant un bras autour du cou de sa sœur pour l’éloigner
de Daemon. Je crois qu’il a compris. On a tous compris.
Dee se libéra, puis jeta un coup d’œil à Paris et Luc. Elle ne leur accorda que très peu
d’attention, mais son regard s’attarda une seconde sur Archer. Puis elle détourna la tête.
J’étais restée à l’écart de leur petite réunion, à côté d’un pilier. Dee n’avait pas dû
remarquer ma présence jusqu’à présent.
Elle se jeta alors sur moi et faillit me faire tomber à la renverse. J’avais oublié ce qu’on
ressentait quand Dee vous prenait dans ses bras. Pour quelqu’un qui ressemblait à une
danseuse étoile, elle possédait une force incroyable. Quant à ses étreintes… Disons que ça
faisait longtemps que je ne m’étais pas retrouvée broyée entre ses bras.
D’abord surprise, je ne réagis pas tout de suite. Enfin, je laissai tomber mon sac et lui
rendis son accolade. Les larmes me montèrent aux yeux. Je les fermai le plus fort possible.
La part de moi qui ne s’était jamais remise de mon conflit avec Dee se réchauffa. Et cette
chaleur m’envahit tout entière.
— Je suis désolée, dit-elle avec des sanglots dans la voix. Je suis vraiment désolée.
— Pourquoi ?
Elle ne m’avait toujours pas lâchée et ça ne me dérangeait pas.
— Pour tout. Pour ne pas m’être mise à ta place, pour avoir été tellement triste et en
colère que je t’ai littéralement abandonnée. Pour ne pas t’avoir dit que tu me manquais
avant…
Avant qu’il soit trop tard. C’était ce qu’elle avait voulu dire.
Retenant mes larmes, je souris contre son épaule.
— Tu n’as rien à te faire pardonner, Dee. Sérieusement. Ça n’a aucune… (Si, c’était
important. La mort d’Adam était bien réelle.) Tout va bien, maintenant.
Elle me serra un peu plus fort avant de murmurer :
— C’est vrai ? Je me suis tellement inquiétée pour Daemon et toi et ce qu’ils vous ont…
Mon corps tout entier se crispa et je dus faire un effort surhumain pour repousser la
soudaine vague de terreur qui était montée en moi. Elle n’avait pas sa place ici, durant ce
moment de bonheur.
— Tout va bien.
— Tu m’as manqué.
Quelques larmes coulèrent sur mes joues.
— Tu m’as manqué aussi.
— OK, ça suffit. Tu es en train de l’asphyxier, dit Dawson en tirant sur le bras de Dee.
Et je crois que Daemon commence à être jaloux.
— Pff. C’est à mon tour de profiter de Katy, répondit-elle tout en me libérant.
Contre toute attente, Dawson prit alors la place de sa sœur. Il me serra dans ses bras
avec moins d’ardeur que Dee, mais tout autant de force.
— Merci, me dit-il d’une voix douce, et je sentis tout le poids de ce petit mot. J’espère
que tu sais à quel point je te suis reconnaissant pour tout ce que tu as fait pour nous.
Incapable de parler, je hochai la tête.
— Bon, d’accord, là, je commence à être jaloux, intervint Daemon.
Paris éclata de rire.
Dawson me serra encore un peu plus contre lui.
— Je te serai redevable toute ma vie.
J’aurais voulu lui dire que ce n’était pas nécessaire, que si c’était à refaire je les aurais
aidés, Bethany et lui, tout en sachant que Blake nous trahirait. Maintenant que je m’étais
retrouvée entre les griffes du Dédale, je comprenais encore plus son obstination pour libérer
Bethany. Le seul détail que j’aurais changé aurait été ma place, dans ce foutu tunnel du
Mont Weather.
Dawson s’écarta tandis que son frère se baissait pour ramasser le sac en tissu, puis
passait un bras autour de ma taille. Il pencha la tête sur le côté.
— C’est quoi, cette peluche de petit homme vert ?
— Daemon s’est dit que ça me ferait penser à lui, répondis-je.
— Dis-lui comment tu l’as appelé, lança Daemon avant de m’embrasser sur le front.
Mon cœur s’emballa et je rougis.
— Je l’ai appelé DB.
Dee jeta un coup d’œil à la peluche par-dessus l’épaule de Dawson.
— C’est vrai qu’il te ressemble, Daemon.
— Ha ha, très drôle.
Je sortis la peluche du sac et la pressai contre moi. J’ignorais pourquoi, mais je
l’adorais.
— Et si on rentrait ? demanda Luc en se balançant sur les talons de ses Converse. Je
meurs de faim.
Dee vint se placer à côté de moi pendant qu’on rentrait. Elle jeta un coup d’œil à la
dérobée en direction d’Archer qui marchait derrière nous. Si je m’en étais rendu compte, il
ne faisait aucun doute que Daemon l’avait remarqué également. Sans compter qu’Archer
espionnait sans doute les pensées de Dee à cet instant…
Il fallait à tout prix que je lui parle de ce détail.
Et du fait qu’Archer était… très différent de nous tous.
À l’intérieur, dans le hall bien éclairé et malgré le dôme en verre qui laissait pénétrer la
lumière du soleil, il faisait bien dix degrés de moins. Le carrelage était incrusté de quartz lui
aussi et donnait un côté brillant à la pièce. De grandes plantes vertes avaient été placées
aux quatre coins. En les voyant, mon envie de jardiner se réveilla.
Depuis combien de temps n’avais-je pas mis les doigts dans la terre ? Depuis que nous
nous étions infiltrés au Mont Weather ? Ça faisait trop longtemps.
— Ça va ?
— Hein ?
En relevant la tête vers Daemon, je compris que j’avais arrêté de marcher parce que les
autres se trouvaient déjà dans un couloir, à l’autre bout du hall.
— Oui, répondis-je. Je pensais aux jardins, c’est tout.
L’ombre d’une émotion dansa sur son visage, mais avant que je puisse en déterminer la
nature, il avait déjà tourné la tête. Je tendis la main et tirai sur son tee-shirt.
— Et toi ? Ça te fait quoi de voir Dawson et Dee ?
Il se passa les doigts dans les cheveux.
— Je ne sais pas quoi penser, avoua-t-il à voix basse. Je suis content de les voir, mais…
fait chier !
Je hochai la tête pour lui montrer que je comprenais.
— Tu ne veux pas les mêler à tout ça.
— Non. Bien sûr que non.
J’aurais voulu le rassurer, mais je savais qu’aucune de mes paroles ne le pourrait. Alors,
je me mis sur la pointe des pieds et l’embrassai sur la joue. Je ne pouvais rien faire de plus.
Lorsque je redescendis, il me sourit et ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais
Dee vint à notre rencontre.
Faussement exaspérée, elle posa les mains sur ses hanches.
— Allez, vous deux. On accélère. Il y a des gens dans la salle seigneuriale qui
voudraient vous dire bonjour. Même si, soit dit en passant, n’importe quelle pièce de cette
baraque pourrait être la grande salle.
Bon sang. Elle m’avait tellement manqué !
Daemon releva la tête et sourit à sa sœur.
— Oui, je crois savoir de qui tu parles.
Les personnes en question n’étaient autres que Matthew et Ash et Andrew Thompson.
Leur présence n’aurait pas dû m’étonner. Après tout, ils formaient tous une grande famille.
Ils se précipitèrent aussitôt vers Daemon et l’enveloppèrent dans une énorme étreinte,
Dawson et Dee y compris.
Je restai de nouveau en retrait car c’était son moment avec eux… et il le méritait. De
toute façon, je ne pouvais pas m’empêcher d’observer la pièce. Avec son tapis persan, ses
statues de dauphins, ses meubles bourrés de quartz et son canapé assez grand pour
accueillir une équipe de football, elle valait le coup d’œil.
Luc se laissa tomber sur une chaise longue et se mit aussitôt à pianoter sur son
portable. Paris se posta derrière lui, comme une ombre souriante. Comme moi, Archer ne se
mêlait pas aux autres. Il ne savait sans doute pas quoi faire. Et en plus, Dee avait
recommencé à pleurer.
Même Ash pleurait.
Je m’attendais à ressentir de la jalousie en voyant Daemon la prendre dans ses bras,
mais ce ne fut pas le cas. La seule chose qui m’énervait, c’était qu’elle arrivait à rester belle,
même en pleurant. Je m’étais débarrassée de cette émotion inutile. Car s’il y avait bien
quelque chose dont j’étais sûre en ce monde, c’était que Daemon m’aimait.
Matthew avança et posa les mains sur les épaules de Daemon.
— Ça… ça me fait plaisir de te voir.
— Moi aussi, dit-il en saisissant ses bras à son tour. Désolé pour ta voiture.
Je me demandai ce qui était arrivé à sa voiture, mais la question resta bloquée dans ma
gorge nouée. Les voir s’étreindre ainsi me rappela à quel point Matthew était important à
leurs yeux. C’était sans doute le seul père dont ils se souvenaient.
— C’est difficile, pas vrai ? me demanda Archer à voix basse.
Je me tournai vers lui en fronçant les sourcils.
— Tu rôdes encore dans mes pensées ?
— Non. Tes émotions se voient sur ton visage.
— Oh. (Je pris une grande inspiration, avant de regarder de nouveau le petit groupe.)
Ma mère me manque et je ne sais pas…
Je secouai la tête. Je n’avais pas la moindre envie de terminer cette phrase.
Lorsque le groupe se sépara, Matthew fut le premier à m’approcher. Il me prit dans ses
bras de façon assez maladroite, mais ça me fit plaisir quand même. Lorsque vint le tour
d’Ash et d’Andrew, je les observai avec méfiance. Ils ne m’avaient jamais beaucoup aimée.
Les yeux bleu vif d’Ash étaient cerclés de rouge. Elle détailla ma tenue qui, pour elle,
était sans doute le comble du mauvais goût.
— Je ne dirai pas que je suis ravie de te voir, mais je suis rassurée de te savoir en vie. Je
crois.
Je m’étouffai sur un éclat de rire.
— Euh… Merci ?
Andrew se gratta le menton en faisant la moue.
— Ouais, pareil.
Comme je ne savais pas quoi dire, je hochai la tête, puis levai les mains en l’air et
haussai les épaules.
— Je suis contente de vous voir, moi aussi.
Ash eut un rire rauque.
— Je ne te crois pas, mais ce n’est pas grave. Très sincèrement, la haine profonde que
l’on te porte est le cadet de nos soucis, pour le moment.
Archer siffla d’étonnement avant de détourner la tête. Bien sûr, son comportement
attira l’attention presque féline d’Ash. Belle comme elle l’était, personne ne pouvait lui
résister.
Heureusement, une nouvelle arrivante m’évita d’autres retrouvailles gênantes. Il
s’agissait d’une femme de l’âge de Matthew, la petite trentaine, grande et élancée, qui
portait une longue robe bustier blanche. Avec ses longs cheveux blonds, on aurait dit un
mannequin.
Une Luxen, de toute évidence.
Elle tapa dans ses mains, un sourire chaleureux aux lèvres. Ses bracelets en bambou
s’entrechoquèrent.
— Je vois que tout le monde a réussi à venir. Je m’appelle Lyla Marie. Bienvenue chez
moi.
Je murmurai un faible « bonjour » tandis que Daemon traversait la pièce pour lui serrer
la main. Étonnamment, il était plus doué que moi pour ce genre de civilités. Qui l’eût cru ?
Voir tout le monde ici, me retrouver entourée de personnes que je croyais ne plus jamais
revoir, m’avait paralysée. J’étais heureuse, mais un peu perplexe. Et surtout, un mauvais
pressentiment me collait à la peau comme de la sueur froide.
Nous étions tous rassemblés à seulement quelques centaines de kilomètres de la Zone
51.
Pendant que Daemon présentait Archer aux autres, je m’assis au bord du canapé, avec
DB sur les genoux, et tentai de repousser mes pensées négatives. Dee s’installa près de moi,
les joues rougies par l’émotion. Je savais qu’elle allait recommencer à pleurer.
Dawson avança vers Lyla.
— Bethany est allée s’allonger ?
Bethany ? Ce prénom attira mon attention. Évidemment qu’elle était avec Dawson !
Avec ce défilé de visages, je n’avais même pas pensé à elle. Était-elle malade ?
Lyla tapota Dawson dans le dos.
— Elle va bien. Elle a juste besoin d’un peu de repos. Le voyage a été long.
Dawson hocha la tête, mais il n’avait pas l’air rassuré pour autant.
— Je reviens, dit-il à Daemon. Je vais aller la voir cinq minutes.
— Vas-y, répondit Daemon en s’asseyant lui aussi à côté de moi. (Il s’adossa aux
coussins et posa le bras sur le dossier du canapé.) Bon… Comment est-ce possible ?
Comment avez-vous su que vous deviez venir ici ?
— Tes charmants frère et sœur sont venus me voir au club et m’ont menacé de le brûler
si je ne leur disais pas où vous étiez, répondit Luc en levant les yeux de son téléphone. Ça
ne s’invente pas.
Le regard noir de Daemon mit visiblement Dee mal à l’aise.
— Quoi ? On se doutait que tu étais allé le voir. Il savait forcément où tu étais.
— Attends une minute, dit Daemon en se penchant pour regarder sa sœur de plus
près. Tu as eu ton diplôme ? Dis-moi que tu as fini l’année, Dee. Je ne plaisante pas.
— Hé ! Tu es gonflé de me dire ça, monsieur « j’ai arrêté l’école ». Oui, j’ai eu mon
diplôme. Dawson aussi. Bethany, par contre, elle n’y est pas retournée.
Ça paraissait logique. Personne n’aurait pu expliquer la réapparition de Bethany.
— Nous aussi, on l’a eu, figure-toi, intervint Ash en grattant son vernis à ongles violet.
Enfin, si ça t’intéresse…
Andrew passa la main dans ses cheveux blonds en grimaçant, mais il ne dit rien.
Archer, lui, avait l’air de réprimer un sourire… à moins que ce ne soit une grimace, en
réaction au dauphin en cristal qui trônait devant lui.
— Et ça, alors ? demanda Daemon en désignant la maison.
Lyla s’appuya contre l’accoudoir du canapé.
— Eh bien, Matthew et moi nous connaissons depuis l’adolescence. Nous avons gardé
contact pendant toutes ces années. Alors, quand il m’a appelée pour me demander si je
connaissais un endroit où vous pouviez séjourner, je lui ai tout de suite proposé de venir ici.
Daemon fit tomber ses bras entre ses genoux et se tourna vers Matthew.
— Tu ne nous as jamais parlé de tout ça.
Le ton de Daemon n’était pas accusateur, seulement étonné. Matthew soupira.
— Ce n’est pas un sujet que j’aime aborder et je pensais ne jamais avoir à le faire.
Daemon resta un moment silencieux. Il semblait digérer l’information. Puis il se passa
les deux mains sur le visage.
— Vous n’auriez jamais dû venir ici.
À côté de moi, Dee grogna.
— Je savais que tu allais dire ça ! Oui, être ici, c’est dangereux. On le sait. Mais il était
hors de question qu’on vous abandonne, Katy et toi. Tu nous prends pour qui ?
— Pour des gens qui ne réfléchissent pas avant d’agir ? suggéra Daemon.
Je lui donnai une tape sur le genou.
— Je crois que ce qu’il essaie de vous dire, c’est qu’il a peur pour vous.
Andrew prit un air vexé.
— Qu’ils viennent ! On sera capables de se défendre.
— Pas vraiment, non, dit Luc en posant les pieds par terre et en glissant son téléphone
dans sa poche. Mais tu connais la vérité, Daemon. Ils étaient déjà en danger. Au fond de toi,
tu le sais très bien. Le Dédale s’en serait pris à eux. N’en doute pas une seule seconde.
Nancy n’aurait pas hésité à frapper à leur porte.
Daemon se crispa.
— Oui, je le sais, mais là, c’est un peu comme si on se jetait dans la gueule du loup.
— Pas vraiment, intervint Dawson qui venait d’apparaître à la porte.
Il s’avança vers Daemon et moi avec deux portefeuilles noirs à la main. Il nous en tendit
un chacun.
— On va rester ici un jour ou deux, histoire de décider ce qu’on fait, et où tout le
monde va aller. Et après, on disparaît. C’est à ça que va servir ce que vous tenez dans vos
mains. Dites bonjour à vos nouvelles identités.
CHAPITRE 23

Katy

C’était la troisième fois que je lisais mon nouveau nom. Je n’arrivais pas à y croire. Il me
paraissait familier.
— Anna Whitt ?
Dee sautilla sur place.
— C’est moi qui ai choisi vos noms.
Je commençais à comprendre.
— Et toi, Daemon ? Comme tu t’appelles ?
Il ouvrit son portefeuille, puis ricana.
— Kaidan Rowe. Mouais. Ça ne sonne pas trop mal.
Bouche bée, je me tournai vers Dee.
— Tu les as pris dans un livre !
Elle gloussa.
— Je me suis dit que ça te ferait plaisir. Sweet Evil 1 est l’un de mes romans préférés et
c’est toi qui me l’as conseillé, alors…
Incapable de me retenir, j’éclatai de rire. La photo de ma carte d’identité était la même
que celle de mon permis de conduire, mais mon adresse était différente. Dessous, il y avait
ma vraie carte et des feuilles de papier pliées.
Mon Dieu, mes livres me manquaient tellement ! J’aurais voulu les prendre dans mes
bras, les aimer, les serrer fort…
— J’ai trouvé ça dans ta chambre, me dit-elle en tapant un doigt dessus. Je t’ai aussi
pris quelques vêtements avant qu’on parte.
— Merci, lui répondis-je en glissant ma nouvelle carte sur l’ancienne.
Si je continuais à regarder les deux, je risquais de faire une crise identitaire.
— Attends, ça veut dire que mon nom est dans l’un de ces bouquins ? demanda
Daemon en fronçant les sourcils. (Lui aussi avait sa fausse carte d’identité à la main, mais il
y avait une carte bleue au nom de Kaidan avec.) J’ai peur de te demander de quoi ça parle.
Dis-moi que je ne suis pas un magicien ou un truc nul dans le genre.
— Pas du tout. C’est une histoire avec des anges, des démons… (Je m’arrêtai,
consciente que tout le monde me regardait comme si j’avais un troisième œil.) Kaidan est un
peu la personnalisation de la luxure.
Un éclat d’intérêt s’alluma dans son regard.
— Bon, alors tu n’aurais pas pu mieux choisir. (Quand il me donna un petit coup de
coude, je levai les yeux au ciel.) Quoi ? C’est parfait, non ?
— Beurk, fit Dee.
— Bref, s’interposa Dawson en s’asseyant sur l’accoudoir du canapé. J’ai mis certains de
nos comptes à vos nouveaux noms. Vous trouverez aussi des diplômes, même si vous n’avez
jamais terminé le lycée. (Il nous sourit.) Personne ne verra la différence. On aura tous de
nouvelles identités.
— Comment avez-vous réussi à faire tout ça ? demandai-je.
Quand il s’agissait de fabriquer des faux et de truquer des dossiers, j’étais complètement
larguée.
Luc me sourit d’un air suffisant.
— La contrefaçon et la falsification font partie de mes nombreux talents.
Je dévisageai le gamin en me demandant s’il y avait quelque chose qu’il ne savait pas
faire.
— Non, rétorqua-t-il avec un clin d’œil.
Je plissai les yeux.
Daemon feuilleta ses nouveaux papiers.
— Merci, tout le monde. Vraiment. C’est un très bon début. (Quand il releva la tête, ses
yeux couleur jade étaient brillants.) C’est génial.
Je hochai la tête en essayant de ne pas réfléchir à tout ce que j’allais perdre en
recommençant ma vie à zéro. Comme ma mère, par exemple. Il allait falloir que je trouve
un moyen de la voir.
— Oui.
On resta dans cette pièce pendant un moment, à rattraper le temps perdu. Personne
ne mentionna le moindre plan. Je pense qu’à ce stade, aucun de nous ne connaissait
vraiment la marche à suivre. Puis Lyla me fit visiter sa très belle maison en m’accompagnant
aux toilettes, qui, soit dit en passant, faisaient la taille d’une chambre à coucher et avaient
des murs en verre.
Cette maison paraissait beaucoup trop grande pour une seule personne et je n’avais vu
que le rez-de-chaussée. Lyla ne semblait pas être en couple. Elle vivait donc seule dans tout
cet espace. Dee nous suivit et on avança bras dessus, bras dessous tandis que Lyla nous
montrait une cuisine ouverte et une véranda.
— Tu vas voir, m’assura Dee, tu vas adorer.
Lyla se retourna pour me sourire.
— Je crois que Dee a passé toute la semaine ici, à réfléchir à un moyen de vous libérer,
mais… personne n’a trouvé de plan qui ne comportait aucun risque de capture. Du coup,
Matthew et moi n’avons pas pu les autoriser à les mettre en pratique.
Curieuse, je les laissai me guider à l’extérieur. Je m’attendais à replonger dans des
températures infernales mais, en réalité, je me retrouvai dans une oasis.
— Oh, mon Dieu…, soufflai-je.
Dee se balança d’avant en arrière.
— Je t’avais dit que tu allais adorer. C’est magnifique, pas vrai ?
Je ne pus que hocher la tête. De nombreux palmiers de taille moyenne longeaient un
mur incrusté de quartz, créant un cocon à l’abri du soleil. L’espace était rectangulaire, avec
un grand patio qui comportait un barbecue, un brasero et des chaises longues. Des fleurs
colorées bordaient le petit chemin qui y menait, ainsi que des petits buissons que j’avais vus
dans le désert mais dont je ne connaissais pas le nom. Un parfum de jasmin et de sauge
embaumait l’air. De l’autre côté de la propriété s’étendait une piscine entourée de véritables
pierres.
C’était le genre de jardin que l’on voyait seulement à la télé.
— Lorsque Dee m’a dit que tu aimais jardiner, j’ai su qu’on avait quelque chose en
commun. (Lyla fit courir ses doigts sur les feuilles orange et jaune d’une plante grasse.) Je
crois que ton amour pour les plantes a déteint sur Dee. Elle m’a aidée, ces derniers jours.
— Ça m’a fait du bien, confessa Dee en haussant les épaules. Tu sais, de penser à autre
chose.
C’est ce que j’aimais dans le jardinage. Le fait de se vider la tête. Après avoir tout
inspecté, du paillis aux galets de couleur neutre, je suivis Dee au premier étage. Daemon
était avec Dawson, Matthew et les Thompson. Il avait besoin de passer du temps avec eux.
Et puis, me retrouver seule avec Dee me faisait un bien fou.
L’une des chambres était fermée. Je supposai qu’il s’agissait de celle de Beth.
— Comment va Beth ? demandai-je.
Dee ralentit le pas.
— Je crois que ça va, me répondit-elle à voix basse. Elle ne parle pas beaucoup.
— Est-ce qu’elle est… ?
Bon. Comment poser la question sans passer pour un monstre ?
— Saine d’esprit ? me suggéra Dee, sans le moindre jugement. Elle a des bons comme
des mauvais jours, mais, ces derniers temps, elle est très fatiguée. Elle n’arrête pas de
dormir.
J’évitai une urne gigantesque dans laquelle poussaient des langues de belle-mère.
— En tout cas, elle ne peut pas être malade. On est immunisés.
— Je sais. (Dee s’arrêta devant une chambre au bout du couloir.) Je crois que le voyage
l’a perturbée. Elle voulait vous aider, bien sûr, mais elle a peur.
— Le contraire aurait été étonnant. (Je recoiffai mes cheveux en arrière et observai la
pièce. Le lit était assez grand pour accueillir cinq personnes. Il y avait une montagne de
coussins posée contre la tête de lit.) Alors, c’est notre chambre ?
— Hein ? (Dee me dévisagea avant de secouer la tête.) Pardon. Oui. C’est ta chambre
et celle de mon frère. (Un gloussement lui échappa.) Waouh. Katy, il y a un an…
Un sourire étira mes lèvres.
— J’aurais préféré me donner des coups de fourchette dans l’œil plutôt que de dormir
sous le même toit que Daemon.
— Des coups de fourchette ? répéta Dee en riant. (Elle s’approcha du dressing.) Tu ne
rigoles pas.
— Ah non, répondis-je en m’asseyant sur le lit. (Je tombai aussitôt amoureuse du
matelas.) Le couteau, c’est dépassé. Pour les causes perdues, rien ne vaut la fourchette.
Dee s’attacha les cheveux en queue-de-cheval avant d’entrer dans le dressing. J’aperçus
certains de mes vêtements derrière elle.
— Je t’ai pris un peu de tout : jeans, tee-shirts, robes, sous-vêtements…
— Merci. Sérieusement. Tu vois, ça ? lui demandai-je en désignant ce que je portais.
C’est tout ce que j’ai. Ça me fera du bien de porter enfin mes affaires, après…
Je m’interrompis. Ça ne servait à rien d’en parler. En examinant la pièce à la recherche
d’une distraction, j’aperçus une seconde porte.
— On a une salle de bains privée ?
— Oui. Il y en a une dans toutes les chambres. Cette maison est trop classe. (Dee
disparut devant le dressing, puis se rematérialisa sur le lit, à côté de moi.) Je n’ai pas
vraiment envie de partir.
Je comprenais. Je n’étais ici que depuis quelques heures et j’avais déjà envie de
l’adopter.
— Alors, tu iras où après ? Tu viendras avec nous ?
Elle haussa les épaules.
— Pour tout te dire, je n’en sais rien. Je n’y ai pas encore réfléchi. Je ne sais pas si ce
sera une option ou non. En tout cas, on ne peut pas rentrer chez nous. (Elle s’arrêta et
tourna la tête vers moi.) Après votre disparition, tout le monde a changé, au lycée. La
police et les journalistes sont revenus et les gens ont commencé à devenir parano. Lesa était
bouleversée, surtout après ce qui est arrivé à Carissa. Heureusement qu’elle a son petit ami
pour la soutenir. Elle croit que Dawson et moi sommes allés rendre visite à de la famille. Ce
n’est pas tout à fait un mensonge.
Jouant avec la couture de mon tee-shirt, je pris mon courage à deux mains.
— Je peux te poser une question ?
— Bien sûr. Ce que tu veux.
— Ma mère… Comment va-t-elle ?
Dee prit son temps pour répondre.
— Tu veux la vérité ou tu préfères une version édulcorée ?
— C’est si terrible que ça ?
Les larmes me montèrent aux yeux tellement rapidement que je dus tourner la tête.
— Tu connais la réponse à ça. (Elle me prit la main.) Ta maman est triste. Elle a pris
beaucoup de jours de congé. L’hôpital n’y a vu aucun inconvénient. D’après ce que j’ai pu
entendre, ils se sont montrés très compréhensifs. Elle ne croit pas à cette histoire de fugue.
C’est ce que lui ont dit les flics quand ils n’ont trouvé aucun indice en rapport avec votre
disparition et celle de Blake. Et je crois que certains sont au courant de la vérité. Ils ont
classé l’affaire un peu trop rapidement à mon goût.
Je secouai la tête.
— Pourquoi est-ce que ça ne me surprend pas ? Le Dédale a placé des agents partout.
— Ta mère a trouvé l’ordinateur que Daemon t’a acheté. J’ai dû lui dire que c’était un
cadeau de sa part. En tout cas, elle sait que tu ne te serais jamais enfuie sans ton portable.
Un rire bref m’échappa.
— Ça, c’est sûr.
Elle me serra la main.
— Malgré tout, elle s’en sort plutôt bien. Elle est très forte, Katy.
— Je sais. (Je la regardai enfin dans les yeux.) Mais elle ne mérite pas de vivre un tel
calvaire. Je ne supporte pas l’idée qu’elle ne sache pas ce qui m’est arrivé.
Dee hocha la tête.
— J’ai passé beaucoup de temps avec elle avant qu’on parte, pour l’aider avec la
maison. J’ai même désherbé ton jardin. J’ai essayé de me rattraper pour tout ce que tu as
subi à cause de nous.
— Merci. (Je me déplaçai de façon à lui faire face.) Je suis sincère. Merci d’avoir passé
du temps avec elle et de l’avoir aidée. Mais que les choses soient claires : je n’ai rien subi à
cause de vous. D’accord ? Ce n’est pas ta faute ni celle de Daemon.
Les larmes aux yeux, elle me répondit d’une toute petite voix.
— Tu le penses vraiment ?
— Évidemment ! m’exclamai-je, choquée. Dee, vous n’avez rien fait de mal. Le Dédale
est le seul responsable. Ce sont eux que je blâme. Et personne d’autre.
— Je me sentais très mal, alors je suis contente que tu voies les choses comme ça. Ash
m’a dit que tu me détestais sûrement, que tu nous détestais tous.
— Ash est une connasse.
Dee s’esclaffa.
— Des fois, c’est vrai.
Je soupirai.
— J’aimerais qu’il y ait une autre solution que la fuite.
— Oui, moi aussi. (Elle me lâcha la main et défit sa queue-de-cheval.) Je peux te poser
une question ?
— Bien sûr.
Elle se mordit les lèvres.
— C’était comment ?
Je me tendis. C’était la seule question que je redoutais, mais Dee attendait ma réponse
avec tellement de patience et de sérieux que je fus obligée de céder.
— Certains jours étaient meilleurs que d’autres.
— J’imagine, dit-elle d’une voix douce. Beth nous en a parlé, une fois. Ils ont dit qu’ils
l’avaient blessée.
En pensant à mon dos mutilé, je serrai les lèvres.
— Oui. Ils font et disent beaucoup de choses.
Elle pâlit et plusieurs minutes s’écoulèrent en silence.
— Pendant qu’on voyageait jusqu’ici, Luc a dit que tu… que Blake était mort. C’est
vrai ?
Je pris une grande inspiration. Archer l’avait sans doute mis au courant.
— Blake est mort. (Je me levai et recoiffai mes cheveux en arrière.) Je n’ai pas envie
d’en parler, ni de tout ce qui s’est passé là-bas. Je suis désolée. Je sais que tu te fais du souci
pour moi, mais je n’ai vraiment pas envie d’y penser. Ça me chamboule trop.
— D’accord. Mais si tu changes d’avis, tu sais que je suis là, pas vrai ? (Quand je hochai
la tête, Dee me fit un sourire éclatant.) Bon, parlons de choses plus agréables. Comme ce
magnifique spécimen masculin avec lequel vous êtes arrivés. Celui avec la coupe militaire ?
— Archer ?
— Oui. Il est sexy. Et pas qu’un peu.
J’éclatai de rire et me rendis compte que j’étais incapable de m’arrêter. J’en pleurai
tandis qu’elle me regardait, perplexe.
— Quoi ? s’enquit-elle.
— Pardon. (Je m’essuyai les joues et me rassis à côté d’elle.) C’est juste que Daemon
ferait une attaque s’il entendait ça.
Elle grimaça.
— Daemon fait une attaque dès que je montre de l’intérêt pour quelqu’un.
— Avec Archer, c’est légèrement différent, lui expliquai-je calmement.
— Pourquoi ? Parce qu’il est plus âgé ? Il n’est sûrement pas si vieux que ça et c’est
visiblement quelqu’un de bien. Il a risqué sa vie pour vous sauver. Mais, je ne sais pas, il
dégage un truc en plus. Sûrement parce qu’il est militaire.
Le moment était sans doute bien choisi pour lâcher la bombe.
— Dee… Archer n’est pas humain.
Elle fronça les sourcils.
— C’est un hybride ? OK, ça paraît logique.
— Euh, non. Il… Il est encore autre chose. Il fait partie de ce qu’on appelle les Origines.
C’est l’enfant d’un Luxen et d’une hybride.
Elle haussa les épaules.
— Et alors ? Je suis une extraterrestre. Je suis mal placée pour juger.
Je souris. En un sens, j’étais contente qu’elle recommence à s’intéresser aux garçons
après la mort d’Adam.
— Encore une chose. Fais attention à tes pensées quand tu es près de lui.
— Pourquoi ?
— Les Origines ont des pouvoirs étonnants, lui répondis-je. (Ses yeux s’arrondirent
comme des soucoupes.) Il est capable de lire dans tes pensées sans que tu t’en aperçoives.
Tout à coup, Dee rougit comme une tomate.
— Oh, mon Dieu !
— Quoi ?
Elle enfouit son visage entre ses mains.
— Quand on était en bas, tout à l’heure, je n’ai pas arrêté de l’imaginer à poil !

*
* *

Après avoir enfilé une vieille robe en éponge qui avait le mérite de dissimuler mes
cicatrices, je rejoignis Dee et les autres au rez-de-chaussée. Un dîner extravagant s’ensuivit,
composé de fruits juteux dont je ne connaissais même pas l’existence, de pièces de viande
savoureuses et d’une salade servie dans le plus grand saladier que j’aie jamais vu. Je
mangeai plus que ce qui était sans doute humainement possible, chipant même un peu de
viande grillée dans l’assiette de Daemon. Bethany s’était jointe à nous. Quand elle m’avait
vue, elle m’avait aussitôt prise dans ses bras. Même si elle était épuisée, elle paraissait en
bonne santé et son appétit rivalisait avec le mien.
Daemon poussa son assiette vers moi du bout du doigt.
— Si tu continues, Lyla n’aura plus rien à manger.
Je haussai les épaules et croquai dans un morceau de kebab.
— Pour une fois que je mange un truc qui a du goût et qui n’est pas servi sur un
plateau en plastique…
Il grimaça et je regrettai immédiatement mes paroles.
— Je…
— Mange tout ce que tu voudras, me dit-il en détournant les yeux.
Il remplit mon assiette de brochettes, de grappes de raisin et de rôti de porc. Si je
mangeais tout ça, il allait falloir me faire rouler pour sortir de la pièce. Quand je relevai la
tête, je croisai le regard de Dawson. Il avait l’air… très triste.
Je posai la main sur le genou de Daemon, sous la table. Il tourna la tête vers moi. Une
mèche de cheveux bruns tombait sur son front. En me voyant sourire, il se détendit de
nouveau.
Pour le rassurer, je mangeai au maximum. Et à la fin du repas, il avait retrouvé son
charme et son arrogance habituels.
Après, notre petit groupe sortit dans le jardin. Daemon s’allongea avec joie sur les
coussins blancs d’une chaise longue et je m’assis au niveau de ses jambes. La conversation
resta légère. Tout le monde en avait besoin. Luc et Paris étaient là. Archer aussi. Même Ash
et Andrew faisaient un effort.
Enfin, ils ne m’adressaient pas la parole mais ils participaient lorsque Daemon, Dawson
ou Matthew émettait un commentaire. Personnellement, je ne parlai pas beaucoup. J’étais
trop occupée à observer Bethany et Dawson.
Ils étaient tout simplement adorables.
Beth était assise sur les genoux de Dawson, la tête appuyée contre son épaule. Il ne
cessait de lui caresser le dos et, de temps en temps, il lui murmurait quelque chose à l’oreille
qui la faisait sourire ou rire doucement.
Quand je ne les regardais pas, j’observais Dee.
Tout au long de la soirée, elle s’était rapprochée petit à petit de l’endroit où Archer
discutait avec Lyla. Dans ma tête, je comptais les minutes jusqu’à ce que Daemon s’en rende
compte.
Vingt au total.
— Dee, coupa-t-il soudain. Tu ne veux pas aller me chercher un verre ?
Sa sœur se figea à mi-chemin entre la table du patio et le brasero. Ses yeux lumineux se
plissèrent.
— Pardon ?
— J’ai soif. Sois gentille et apporte à boire à ton pauvre frère.
Je me tournai vers Daemon pour lui adresser un regard noir. Il haussa un sourcil avant
de nouer ses mains derrière sa tête. Je reportai alors mon attention sur Dee.
— Ne fais surtout pas ce qu’il te dit.
— Je n’en avais pas l’intention, répliqua-t-elle. Il a des jambes.
Daemon ne lâcha pas le morceau pour autant.
— Alors, viens un peu ici pour passer du temps avec moi.
Je levai les yeux au ciel.
— Je ne crois pas qu’il y ait assez de place pour moi sur cette chaise longue, répondit
Dee en croisant les bras. Même si je vous aime tous les deux, je n’ai pas envie d’être aussi
près de vous.
À présent, tout le monde écoutait la conversation.
— Tu es ma sœur, je peux te faire de la place, dit-il d’une voix enjôleuse.
— C’est ça. (Elle se retourna et traversa le patio. Puis, après avoir attrapé une chaise,
s’installa à côté d’Archer et lui tendit la main.) Je ne crois pas qu’on ait été présentés.
Archer regarda sa main délicate avant de jeter un discret coup d’œil en direction de
Daemon. Puis il la lui serra.
— Non, je ne crois pas non plus.
L’alien qui me servait de petit ami se crispa. Seigneur.
— Je m’appelle Dee Black. Je suis la sœur de ce crétin, plus connu sous le nom de
Daemon. (Elle afficha un grand sourire.) Mais tu le sais sûrement.
— Que c’est un crétin ou qu’il est ton frère ? demanda Archer d’une voix innocente.
Dans tous les cas, la réponse est oui.
Je m’étouffai sur un éclat de rire.
Derrière moi, je sentis de la chaleur émaner du corps de Daemon.
— Est-ce que je suis aussi celui qui va te mettre un pain si tu ne lâches pas la main de
ma sœur immédiatement ? Un indice, la réponse est oui aussi.
Dawson ricana.
Je ne pus m’empêcher de sourire. Certaines choses ne changeaient pas, comme le côté
surprotecteur super énervant de Daemon, par exemple.
— Ne fais pas attention à lui, soupira Dee. Il aime bien être malpoli.
— Ça, je peux le confirmer, ajoutai-je.
Daemon me donna un léger coup de pied sur la hanche. Quand je me retournai vers
lui, il me fit un clin d’œil et me dit à voix basse :
— Il est hors de question que ces deux-là fricotent ensemble.
Archer ne lâcha pas la main de Dee pendant qu’il discutait avec elle. Je me demandai
s’il le faisait exprès pour énerver Daemon ou par simple envie. Daemon ouvrit la bouche
pour faire un commentaire déplacé.
Je lui saisis la cheville.
— Laisse-les tranquilles.
— Et puis quoi encore ?
Je glissai les doigts sous son jean en le regardant dans les yeux.
— S’il te plaît ?
Ses yeux verts brillants se plissèrent.
— Allez…, insistai-je.
— J’aurai une compensation ?
— Seulement si tu es sage.
— Je suis toujours sage.
Il se redressa et plaça une jambe de chaque côté des miennes. Puis il passa les bras
autour de ma taille et posa le menton sur mon épaule. Je tournai la tête vers lui. Lorsque
ses lèvres effleurèrent ma joue, je frissonnai.
— J’ai vraiment besoin d’une compensation, murmura-t-il. Alors, tu en dis quoi ?
— Laisse-les tranquilles et on verra, répondis-je, le souffle court.
— Hmmm… (Il me serra contre lui.) Tu es dure en affaires.
Une image très sexy me vint à l’esprit. Je rougis.
Daemon se recula légèrement, la tête penchée sur le côté.
— À quoi tu penses, Kitten ?
— À rien, répondis-je en me mordant les lèvres.
Il n’eut pas l’air convaincu.
— Aurais-tu des pensées impures à mon sujet ? Je suis choqué.
— Des pensées impures ? répétai-je en gloussant. Je n’irais pas jusque-là.
Les lèvres de Daemon effleurèrent le lobe de mon oreille. Un nouveau frisson descendit
le long de mon échine.
— Moi, j’irais jusque-là et plus loin encore…
Tandis que je secouais la tête, je me rendis compte que Daemon ne pensait plus du tout
à sa sœur. Elle me devait une fière chandelle. Non pas qu’être dans les bras de Daemon et
sentir son corps musclé contre moi soit une corvée… Il jouait à présent avec le bas de ma
robe et sa main caressait paresseusement ma cuisse.
Dawson et Beth furent les premiers à aller se coucher. Quand ils passèrent devant
nous, Beth me sourit et me souhaita une bonne nuit d’une voix douce. Matthew et Lyla les
suivirent de près et prirent chacun une direction différente. De toute façon, je ne pouvais
pas les imaginer ensemble. Ça aurait été répugnant. Matthew avait été mon prof !
À la tombée de la nuit, tout le monde rentra, y compris Archer et Dee. Lorsqu’ils furent
dans la véranda, Daemon étira le cou au maximum pour voir ce qu’ils faisaient, à tel point
que je crus qu’il allait se faire le coup du lapin. Et puis, ça ne servait à rien, étant donné
qu’ils montaient tous les deux à l’étage.
Je préférai garder cette information pour moi au cas où il déciderait d’aller les séparer.
Nous nous retrouvâmes donc seuls, tous les deux, dans le jardin, à contempler les
étoiles. Je m’assis sur ses genoux et posai la tête contre son épaule. De temps à autre, il
déposait un baiser sur mon front, ma joue… mon nez. Et chaque fois, j’avais l’impression
qu’il effaçait une minute que j’avais passée avec le Dédale. Ses baisers avaient réellement le
pouvoir de changer des vies. Je ne l’aurais jamais avoué, bien sûr. Son ego était déjà bien
assez développé comme ça.
Nous ne parlions pas. Il y avait trop à dire et en même temps, pas assez. Nous nous
étions échappés de la Zone 51 et nous étions en sécurité… mais pour combien de temps ? Le
Dédale était à notre recherche. Nous ne pouvions pas rester ici éternellement. C’était
beaucoup trop proche de la Zone 51 et la communauté était beaucoup trop vaste pour que
l’on fasse confiance à tout le monde. Luc avait récupéré le LH-11 et nous ignorions pour
quelles raisons il le voulait et ce dont il était capable. Par ailleurs, il y avait les hybrides et
les Luxens qui étaient toujours dans cette base et les enfants… les enfants aux pouvoirs
incroyables.
J’ignorais ce qui nous attendait à présent. Cette seule pensée me terrifiait. Nous n’étions
même pas sûrs de vivre jusqu’au lendemain. Nos heures étaient peut-être comptées. Le
souffle court, je me tendis. Ces instants que nous vivions pouvaient être les derniers.
Daemon resserra son étreinte autour de moi.
— À quoi penses-tu, Kitten ?
Je faillis lui mentir mais, la vérité, c’était que je n’avais plus envie de me montrer forte.
Je ne voulais pas faire semblant de contrôler la situation, alors que c’était complètement
faux.
— J’ai peur.
Il me serra contre son torse et pressa sa joue contre la mienne. Sa barbe naissante me
chatouilla. Je ne pus m’empêcher de sourire.
— C’est normal.
Je fermai les yeux en frottant ma joue contre la sienne. J’allais sans doute être irritée
demain, mais ça en valait la peine.
— Et toi, tu as peur ?
Daemon rit doucement.
— Moi ? Bien sûr que non !
— Tu es bien trop cool pour ça ?
Il m’embrassa sous l’oreille, à un endroit très sensible qui me fit frissonner.
— Tu apprends vite. Je suis fier de toi.
Je m’esclaffai.
Daemon se raidit tout à coup, comme chaque fois que je riais. Puis il me serra tellement
fort contre lui que je gémis de surprise.
— Excuse-moi, murmura-t-il en effleurant mon cou du bout du nez. Je t’ai menti.
— Quoi ? Tu n’es pas fier de moi ? le taquinai-je.
— Non. Tu m’émerveilleras toujours, Kitten.
Mon cœur fit une petite danse de la joie. J’ouvris les yeux.
Il laissa échapper un soupir tremblant.
— Quand ils t’ont capturée, je ne savais pas où tu étais. J’étais terrifié. Je craignais de
ne plus jamais te revoir, de ne plus jamais te toucher. Puis je t’ai retrouvée. Et cette fois,
j’avais peur de ne plus jamais t’entendre rire, de ne plus jamais voir ton magnifique sourire.
Alors, oui, je t’ai menti. Et je continue. Parce que je suis terrifié.
— Daemon…
— Si tu savais à quel point j’ai peur de ne jamais pouvoir me faire pardonner, de ne
jamais pouvoir te rendre ta vie d’avant et…
— Arrête, murmurai-je en réprimant mes larmes.
— Je t’ai tout pris : ta mère, ton blog, ta vie ! À tel point que tu en es venue à apprécier
de manger quelque chose juste parce que ce n’est pas servi sur un plateau en plastique. Et
ton dos… (Il serra soudain les dents, puis secoua la tête.) Je n’ai pas la moindre idée de la
façon dont je vais arranger tout ça, mais je le ferai. Je te protégerai. Je te construirai un
futur auquel tu pourras t’accrocher. (Il prit une grande inspiration, en même temps que
moi.) Je te le promets.
— Daemon, ce n’est pas…
— Excuse-moi, dit-il encore une fois, d’une voix brisée. C’est… Tout ceci, c’est ma faute.
Si je…
— Ne dis pas ça, l’interrompis-je. (Je me retournai pour m’asseoir sur ses genoux. Ma
robe se souleva. Je pris son visage entre mes mains.) Rien de tout ça n’est ta faute, Daemon.
Rien du tout.
— Ah bon ? me demanda-t-il d’un ton grave. C’est pourtant moi qui t’ai transformée.
— Si tu ne l’avais pas fait, je serais morte. Tu m’as sauvé la vie. Tu ne l’as pas gâchée.
Il secoua la tête. Des mèches de cheveux bruns tombèrent sur son front.
— J’aurais dû t’empêcher de t’approcher. J’aurais dû faire en sorte qu’il ne t’arrive rien,
dès le début.
Ses paroles me brisaient le cœur.
— Daemon, écoute-moi. Ce n’est pas ta faute. Je ne retournerais en arrière pour rien
au monde, d’accord ? Les choses ne se sont pas passées comme on l’aurait voulu, c’est vrai,
mais si c’était à refaire, je n’hésiterais pas un seul instant. J’essaierais de changer certains
détails, bien sûr, mais pas toi. Jamais toi. Je t’aime. Ça ne changera jamais.
Il entrouvrit les lèvres et respira fort.
— Dis-le encore une fois.
Je traçai sa lèvre inférieure du bout des doigts.
— Je t’aime.
Il me mordilla un doigt.
— Le reste aussi.
Je me penchai en avant pour l’embrasser sur le nez.
— Je t’aime. Ça ne changera jamais.
Sa main remonta le long de mon dos et s’arrêta sous mes omoplates. L’autre vint se
glisser derrière ma nuque. Il me regarda alors dans les yeux.
— Je ne veux que ton bonheur, Kitten.
— Je suis heureuse, lui dis-je en caressant à présent sa joue. C’est toi qui me rends
heureuse.
Il baissa la tête et embrassa chacun de mes doigts. Sous moi, tout autour de moi, je
sentis ses muscles se tendre. Puis il approcha sa bouche de mon oreille et me murmura
d’une voix rauque :
— J’ai envie de te rendre encore plus heureuse…
Mon cœur se gonfla.
— Encore plus ?
Ses mains se posèrent soudain sur mes cuisses, avant de glisser sous le tissu de ma robe.
— Incroyablement, follement heureuse.
Je n’arrivais plus à respirer.
— Toi et ton amour pour les adverbes…
Quand ses doigts s’aventurèrent un peu plus haut, j’eus soudain très chaud.
— Tu adores que j’utilise des adverbes, avoue-le.
— Peut-être.
Ses lèvres tracèrent un chemin enflammé le long de ma gorge.
— Laisse-moi te rendre incroyablement et follement heureuse, Kat.
— Maintenant ?
Ma voix était tellement éraillée que c’en était gênant.
— Maintenant, grogna-t-il.
Je pensai à toutes les personnes qui se trouvaient dans la maison, mais cette pensée fut
rapidement éclipsée par la sensation de sa bouche contre la mienne. J’avais l’impression que
ça faisait une éternité qu’il ne m’avait plus embrassée. Sa main se perdit dans mes cheveux
et notre baiser se fit plus profond. Il passa ensuite un bras autour de ma taille, avant de se
redresser, mes jambes nouées autour de ses hanches.
— Je t’aime, Kitten. (Un autre baiser ardent m’embrasa de l’intérieur.) Et je veux te le
montrer.

1. Sweet Evil, romance écrite par Wendy Higgins (N.d.T.)


CHAPITRE 24

Daemon

Je la serrai un peu plus fort dans mes bras, en attendant qu’elle accepte de venir avec
moi. Je ne pensais pas qu’elle allait refuser, et très sincèrement, ce n’était pas le problème.
Après tout ce qui s’était passé, je voulais surtout m’assurer qu’elle était prête. Les phares qui
nous avaient interrompus la fois précédente n’avaient été, à bien y réfléchir, qu’une raison
parmi tant d’autres. Si elle ne se sentait pas prête, je patienterais. Le simple fait de la tenir
dans mes bras était déjà merveilleux.
Mais je devrais d’abord prendre une longue douche froide.
La sensation de son corps délicat contre le mien était une véritable torture. Je n’avais
jamais désiré personne d’autre avec une telle ferveur.
Kat releva la tête et me regarda dans les yeux. Tout ce que j’avais besoin de voir, tout
ce que j’avais besoin de croire se reflétait dans ses iris.
— Oui.
Alors, je ne perdis pas de temps. Être avec elle de toutes les façons possibles ne
changerait rien aux épreuves terribles que nous avions traversées, mais c’était un début.
— Tiens-toi à moi, lui dis-je avant de cueillir sa réponse avec un baiser.
Elle passa les bras autour de ma nuque et je l’attrapai par les hanches. Lorsque je me
levai, ses jambes se resserrèrent autour de moi. Je réprimai un grognement, mais j’avais
décidé de trouver un lit. Alors, j’avançai sans éloigner mes lèvres des siennes. Je l’embrassai.
Je la dévorai. Et ce n’était toujours pas suffisant. Ce ne serait jamais suffisant.
Je la portai jusque dans la maison, à travers cette succession de pièces inutiles dont je
crus ne jamais voir la fin. Lorsque je me cognai à quelque chose qui valait sans doute une
fortune, Kat gloussa contre moi. Je trouvai les escaliers, les montai sans nous tuer et me
dirigeai vers la chambre où j’avais déposé nos affaires, un peu plus tôt dans la journée.
D’une main, Kat battit l’air derrière elle, jusqu’à trouver la porte, et la referma. Moi, je
me contentai de mordiller sa lèvre inférieure. Le gémissement qui lui échappa fit bouillir
mon sang dans mes veines. À ce rythme-là, j’allais exploser avant qu’il se passe quoi que ce
soit.
Je nous tournai en direction du lit et me détachai de ses lèvres chaudes. Je voulais
retirer ces draps et ce dessus-de-lit et en trouver de plus beaux, de plus doux pour Kat.
Elle déposa un baiser enfiévré contre mon pouls.
Des draps ? Quels draps ?
Je l’allongeai sur le lit et bougeai beaucoup plus lentement que mon corps ne l’aurait
voulu. Elle me sourit avec tendresse. Mon cœur tressaillit. Je m’agenouillai devant elle et
nos yeux se rencontrèrent.
Mon pouls s’était emballé. Je le sentais dans toutes les fibres de mon corps.
— Je ne te mérite pas.
Les mots m’avaient échappé avant que j’aie eu le temps de les arrêter. C’était la stricte
vérité. Kat méritait le monde et bien plus encore.
Elle se pencha en avant et posa une main sur ma joue. Sa caresse me toucha au plus
profond de mon être.
— Tu mérites d’être heureux, me dit-elle.
Je tournai la tête pour lui embrasser la paume. Les mots se bousculaient sur ma langue
mais, quand elle se leva et saisit les extrémités de sa robe, mon cœur s’arrêta. Tout ce que
j’aurais pu dire mourut dans le silence qui venait de s’abattre.
Kat retira sa robe et la laissa tomber sur le sol à côté de moi.
J’étais incapable de bouger. Je n’arrivais même plus à faire fonctionner mes poumons.
Alors, réfléchir, c’était perdu d’avance. Le désir m’embrasait tout entier. Vêtue d’un simple
bout de tissu, les cheveux tombant en cascade sur ses seins nus, elle ressemblait à une
déesse d’un autre temps.
— Tu… Tu es magnifique. (Je me levai lentement et souris en la voyant rougir.) Tu es
vraiment très belle quand tu rougis.
Elle baissa la tête, mais je l’attrapai par le menton pour l’obliger à me regarder dans les
yeux.
— Je suis sérieux. Tu es magnifique.
Un sourire tendre, presque timide, étira ses lèvres.
— La flatterie te mènera loin.
Je ris doucement.
— C’est bon à savoir, parce que je compte aller très loin, justement, et je vais prendre
mon temps.
Ses joues s’empourprèrent de plus belle mais, malgré sa timidité, elle saisit mon tee-
shirt. Je la devançai. Je le retirai et le jetai au même endroit que sa robe. L’espace d’un
instant, on resta immobile, l’un en face de l’autre, sans rien dire. De l’électricité statique
emplit l’air, me donnant la chair de poule. Les pupilles de Kat se dilatèrent.
Je glissai une main derrière sa nuque et la rapprochai de moi avec douceur. Lorsqu’on
se retrouva peau contre peau, un frisson me parcourut et court-circuita mes sens. Ses lèvres
s’ouvrirent dès qu’elles entrèrent en contact avec les miennes ; ses doigts trouvèrent le
bouton de mon jean, tandis que les miens partaient à la découverte de son string délicat.
Je la guidai jusqu’au lit. Quand elle s’allongea, ses cheveux s’étalèrent autour d’elle
comme un halo sombre. Elle m’observait avec intensité, et une faible lumière blanche
semblait émaner de ses yeux.
Son regard me consumait de l’intérieur. Je voulais l’aimer tout entière. J’en avais
besoin. Commençant par le bout de ses orteils, je remontai le long de son corps. Très
lentement. En accordant plus d’attention à certains endroits qu’à d’autres. Comme la courbe
délicate de son pied ou la peau très sensible à l’arrière de ses genoux. L’espace entre ses
cuisses m’attirait à lui et la vallée qu’il renfermait, encore plus. La façon dont son dos se
cambrait, sa respiration haletante, ses légers gémissements, ses doigts qui s’enfonçaient dans
ma peau… tout me bouleversait. Lorsque, plus tard, je remontai enfin jusqu’à ses lèvres, je
plaçai une main de chaque côté de son visage.
Et en la dévisageant, je tombai encore une fois amoureux d’elle. Son sourire me vola
mon cœur et, le souffle court, je la regardai tendre la main vers moi et me toucher. Je
m’écartai le temps d’attraper un préservatif. Quand enfin il n’y eut plus aucun obstacle à
notre union, ma patience vola en éclats. Mes mains étaient partout à la fois et mes lèvres
suivaient leurs traces. J’en voulais plus, toujours plus. Nos corps ondulaient ensemble,
comme si nous n’avions jamais été séparés. Tandis que je l’observais, que je me nourrissais
de ses joues rougies et de ses lèvres gonflées, je compris que jamais je n’avais vécu un
moment aussi beau, aussi parfait de toute ma vie.
Son goût, ses caresses m’enivraient. Seuls les battements de nos cœurs résonnaient,
jusqu’à ce qu’elle crie mon nom. Alors, j’explosai. Une lumière blanche inonda la pièce ; je
ne savais pas si c’était la mienne ou la sienne et ça m’était égal.
Pendant un long moment, je fus incapable de bouger. De toute façon, je n’en avais pas
envie. Ses mains me caressaient le dos et elle haletait contre mon oreille. Malheureusement,
même si elle ne se plaignait pas, je savais que je l’écrasais.
Je me relevai et m’allongeai à côté d’elle, sur le flanc. Mes doigts glissèrent sur ses
côtes, puis ses hanches. Elle se tourna à son tour vers moi et se rapprocha au maximum.
— C’était parfait, murmura-t-elle d’une voix fatiguée.
Je n’arrivais toujours pas à parler. Dieu sait ce que j’aurais été capable de lui dire. Je
déposai un baiser sur son front humide. Elle laissa échapper un soupir de contentement,
puis s’endormit dans mes bras. J’avais eu tort.
Le moment le plus beau et le plus parfait, c’était celui-ci. Et je voulais qu’il dure toute
ma vie.

*
* *

Katy

Le lendemain matin, nos bras et nos jambes étaient emmêlés et le drap était enroulé
autour de mes hanches. Il me fallut jouer d’ingéniosité pour me libérer de l’étreinte de
Daemon. Une fois debout, je m’étirai en levant les bras en l’air. Je soupirai d’aise. C’était de
la bonne fatigue.
— Hmmm. Sexy.
J’ouvris vivement les yeux. Surprise, j’attrapai aussitôt le drap pour me couvrir.
Daemon fut plus rapide et me prit la main. Le visage en feu, je plongeai mon regard dans le
sien.
— Quoi ? murmura-t-il avec paresse. Tu fais ta timide ? J’ai déjà tout vu, tu sais.
La chaleur descendit le long de ma gorge et ma peau me picota. Daemon avait raison.
Je n’avais pas fait preuve de la moindre pudeur la veille mais… quand même. La lumière du
jour filtrait à travers les fenêtres. Je saisis le drap et me couvris avec.
Il fit la moue. C’était incroyable à quel point il pouvait rendre la chose sexy.
— C’est une façon de conserver le mystère, lui dis-je.
Son rire rauque me fit frissonner. Il avança vers moi et m’embrassa sur le nez.
— Le mystère, ça ne m’intéresse pas beaucoup. J’ai envie de connaître intimement le
moindre de tes grains de beauté, la moindre courbe de ton corps.
— Ce n’est pas ce que tu as fait hier soir ?
— Non, répondit-il en secouant la tête. C’était notre première rencontre. Je ne connais
pas encore leurs rêves et leurs espoirs.
Je ris.
— N’importe quoi.
— Non, c’est vrai.
Il roula sur le côté, repoussa le drap et posa les pieds par terre.
J’écarquillai les yeux.
Complètement nu, il se leva avec grâce, sans la moindre gêne. Levant les bras en l’air,
il s’étira. Les muscles de son dos roulèrent sous sa peau et son ventre se tendit, capturant
mon attention pendant un très long moment. Sans doute trop.
Au bout de quelques instants, je relevai les yeux. Nos regards se rencontrèrent.
— Les caleçons, ça existe, tu sais ? Tu devrais essayer, un jour.
Il m’adressa un regard enjôleur avant de se retourner.
— Tu serais tellement déçue ! C’est quand même la vue à laquelle tu auras droit tous
les jours à partir de maintenant.
Mon cœur tressaillit.
— Tes fesses ? Waouh… Où est-ce qu’on signe ?
Il rit encore une fois avant de disparaître dans la salle de bains. J’avais très chaud,
alors je fermai les yeux. Tous les jours ? Pour toujours ? Mon ventre se serrait agréablement
et ça n’avait rien à voir avec sa nudité. Me réveiller aux côtés de Daemon ? M’endormir avec
lui ?
Tout à coup, la porte s’ouvrit de nouveau et je rouvris les paupières. Daemon se frottait
les yeux. Je le dévorai du regard, surtout certaines parties de son anatomie. C’était un peu
comme lorsqu’on dit à quelqu’un de ne pas regarder quelque chose. Quoi qu’on fasse, on
finit toujours par craquer.
Il baissa le bras.
— Attention, tu baves un peu.
— Hein ? Pas du tout. (Mais comme je n’étais pas si sûre de moi, je remontai le drap
sur mon visage.) Cette remarque est inconvenante de la part d’un gentleman.
— Je ne suis pas un gentleman.
Il s’approcha de moi et essaya de me découvrir. Je retins le drap, mais notre petite
bataille ne dura pas très longtemps.
— Tu n’as nulle part où te cacher. Je t’ai attrapée.
— Tu racontes n’importe quoi.
— Au moins, moi, je ne bave pas.
Il jeta le drap de l’autre côté de l’énorme lit, puis m’examina avec attention. Je me
sentis fondre.
— Bon d’accord. Peut-être que je bave un peu.
Ma tête allait exploser avant même le petit déjeuner.
— Arrête…
— Je ne peux pas m’en empêcher.
Il posa une main à côté de mes hanches et se pencha en avant pour passer ses doigts
sur mon menton.
— Tiens, j’ai essuyé ta bave.
J’éclatai de rire avant de le repousser gentiment.
— Tu as vraiment un ego démesuré.
— Il paraît, oui.
Il se pressa contre moi jusqu’à ce que je m’allonge, puis soutint son poids sur ses bras. Il
baissa alors la tête et effleura mes lèvres avec les siennes.
— Un bisou ?
Je l’embrassai chastement.
— Voilà.
Il releva la tête en grimaçant.
— Je ne suis pas ta grand-mère.
— Quoi ? Tu en veux un autre ? (J’étirai le cou et fis claquer un peu plus mon baiser.)
C’était mieux ?
— Non, c’était nul.
— Ce n’est pas très gentil.
— Essaie encore, me dit-il, les pupilles dilatées.
J’en eus le souffle coupé.
— Je ne sais pas si tu le mérites. Après tout, tu m’as dit que le précédent était nul.
La façon dont il bougea ses hanches me fit hoqueter de surprise.
— Si, me répondit-il d’un air arrogant. Je le mérite.
Oui. Il le méritait. Je l’embrassai encore une fois, mais m’écartai avant qu’il puisse
l’approfondir. Il grimaça de plus belle. Je souris.
— Voilà, tu ne mérites pas plus.
— Je ne suis absolument pas d’accord.
Du bout des doigts, il me caressa le bras, puis les côtes. La sensation légère, comme une
plume, se poursuivit sur mon ventre, puis plus bas. Le tout, sans me quitter des yeux.
— Essaie encore.
Comme je ne réagissais toujours pas, il bougea la main d’une façon experte. Mon cœur
s’emballa. Un peu étourdie, je relevai la tête et l’embrassai de nouveau en me concentrant
sur sa lèvre inférieure en particulier. Lorsque je fis mine de reculer, il posa la main sur ma
nuque pour m’en empêcher.
— Non, dit-il d’une voix rauque. C’était à peine mieux. Je vais te montrer.
L’intensité de son regard me fit frissonner. Mon corps tout entier se tendit.
— Ce serait peut-être mieux, oui.
Et il s’y employa, à la perfection. La nuit dernière avait été tendre, lente et tout
simplement parfaite. Ce baiser-là était différent, mais tout aussi troublant. Chaque caresse,
chaque effleurement était passionné. Des sensations brutes s’étaient emparées de nous et ne
cessaient de croître. Daemon ondula contre moi, puis en moi, attisant le feu dans mes veines
jusqu’à le transformer en une tempête incontrôlable. Je m’accrochai désespérément à lui
lorsque la tension accumulée se libéra dans un déferlement de plaisir. Alors, les contours de
son corps s’illuminèrent et les derniers vestiges de sa retenue cédèrent.
Ni lui ni moi ne bougeâmes pendant ce qui parut durer une éternité. Nos hanches
étaient toujours soudées. J’avais les bras noués autour de son cou. L’une de ses mains
reposait sur ma joue, l’autre sur ma hanche. Quand, au bout d’un moment, il roula sur le
côté, il m’emporta avec lui. Il n’avait pas le choix. Je refusais de le lâcher. Je n’en avais pas
la moindre envie. Je voulais appuyer sur le bouton « pause » et rester avec lui ainsi,
éternellement. Parce que, à l’instant où nous quitterions ce lit, cette chambre, la réalité nous
attendrait. Des décisions irréversibles devraient être prises.
Je repensai alors à ce que Daemon avait dit. Au « toujours » qui avait été sous-entendu.
Quelles que soient les épreuves qui nous attendaient, nous y ferions face ensemble. Et ça me
suffisait.
— À quoi penses-tu, Kitten ? me demanda-t-il, en repoussant une mèche de cheveux
qui était tombée en travers de ma joue.
J’ouvris les yeux et lui souris.
— Je réfléchissais aux décisions qu’on va devoir prendre.
— Moi aussi. (Il m’embrassa.) Mais je crois qu’on ferait bien de se doucher et de se
changer avant de s’y intéresser de plus près.
Je ris.
— Tu as raison.
— Je t’ai dit que j’aimais t’entendre rire ? Peu importe. Je vais te le dire encore une fois.
J’aime t’entendre rire.
— Et moi, je t’aime, tout court. (Je pressai mes lèvres contre les siennes, avant de
m’asseoir en emportant les draps avec moi.) Prem’s pour la douche !
Daemon se hissa sur un coude.
— On peut toujours la prendre ensemble.
— Et après, il faudra en reprendre une… (J’enroulai le drap autour de moi et me
levai.) Je reviens tout de suite.
Il me fit un clin d’œil.
— Je t’attends.

*
* *

Daemon

Si j’avais eu le moindre doute quant au fait que Kat était la femme parfaite, il se serait
envolé à cet instant. Sa douche avait duré moins de cinq minutes. Remarquable. Je ne
savais même pas que c’était possible. Pour Dee, une douche rapide durait une quinzaine de
minutes.
Kat sortit de la salle de bains, enroulée dans une serviette, en se séchant les cheveux.
Quand elle tourna la tête vers le lit, ses joues s’empourprèrent joliment.
Je suppose que j’aurais pu enfiler un pantalon mais, si je l’avais fait, je n’aurais pas pu
me délecter de son petit air gêné.
Je me levai et me dirigeai à mon tour vers la salle de bains. Quand je la dépassai, je lui
pinçai la joue. Elle rougit davantage. Je ris tandis qu’elle marmonnait quelque chose de très
peu féminin dans sa barbe.
La salle de bains était bien chaude et pleine de vapeur. Une fois sous la douche, avec
l’eau qui coulait sur mon visage, je repensai à la nuit dernière, à ce matin. Mes souvenirs me
ramenèrent alors en arrière, à la première fois que je l’avais vue sortir de chez elle et venir
chez nous pour me demander son chemin. Même si je n’avais pas voulu l’admettre à ce
moment-là, elle m’avait déjà attrapé dans ses filets et je n’avais pas voulu m’en défaire.
À partir de là, mon cerveau divagua, faisant remonter à la surface des choses que
j’avais pratiquement oubliées. Kat, énervée, dans son jardin, qui avait accepté de
m’accompagner au lac, le jour où Dee avait caché mes clés. Comme si j’avais besoin de clés
pour me déplacer. À bien y réfléchir, je cherchais déjà des raisons pour passer du temps
avec elle. On avait tant de souvenirs en commun. Comme, par exemple, la fois où elle s’était
transformée en ninja face à un Arum, après le bal de promo. Elle s’était mise en danger
pour moi alors que je m’étais conduit comme un salaud avec elle. Et la nuit d’Halloween ?
Elle serait morte pour Dee et moi.
Je serais mort pour elle.
Et maintenant, qu’allait-il se passer ? Je ne parlais pas seulement de l’endroit où on
allait se cacher. Nous nous étions déjà sacrifiés l’un pour l’autre et nous allions continuer.
Quelle était l’étape suivante ? Je repensai au trajet en voiture pour venir jusqu’ici et à ce qui
m’était venu à l’esprit en regardant sa main gauche.
Mon cœur se mit à battre bizarrement dans ma poitrine, à mi-chemin entre la crise de
panique et l’excitation la plus totale. Je me plaçai de nouveau sous le jet d’eau. Un
sentiment grandissait au fond de moi, prenait tellement de place que je ne pouvais pas
l’ignorer. Je serrai les poings contre la paroi de la douche.
Merde.
Est-ce que je songeais réellement à ça ? Oui. Est-ce que j’en avais envie ? Plus que tout
au monde. Était-ce la chose la plus dingue que j’avais jamais faite ? Sans aucun doute. Est-
ce que ça allait m’arrêter ? Non. Est-ce que j’allais vomir ? Normalement, non.
Ça faisait plus de quinze minutes que j’étais sous la douche.
J’étais pire qu’une fille.
Lorsque je coupai l’eau, le sentiment d’excitation et de panique grandit encore. Ma
main tremblait légèrement et je plissai les yeux.
Il fallait que j’y réfléchisse sérieusement.
Mais à quoi bon ? Quand j’avais une idée en tête, j’allais toujours jusqu’au bout. Et ma
décision était prise. Pas la peine de tourner autour du pot. Mon cœur me disait de le faire.
J’en mourais d’envie. C’était tout ce qui importait.
J’étais amoureux d’elle et je le serais toujours.
Après avoir enroulé une serviette autour de mes hanches, je retournai dans la chambre.
Kat était assise sur le lit en tailleur, vêtue d’un jean et de son tee-shirt qui disait : « Mon blog
est meilleur que ton vlog. » Cette vision m’acheva pour de bon.
— Je réfléchissais à un truc…, commençai-je sans avoir réfléchi à ce que j’allais dire.
Dans une journée, il y a quatre-vingt-six mille quatre cents secondes, pas vrai ? Ça fait mille
quatre cent quarante minutes.
Elle fronça les sourcils.
— Si tu le dis. Je te fais confiance.
— Fais-moi confiance. (Je tapai avec un doigt sur le côté de mon crâne.) J’ai des tas de
choses qui ne servent à rien là-dedans. Bref. Tu me suis toujours ? Il y a cent soixante-huit
heures dans une semaine. Et environ huit mille sept cents heures dans une année. Et tu sais
quoi ?
Elle sourit.
— Quoi ?
— Je veux passer chaque seconde, chaque minute, chaque heure avec toi. (Une partie
de moi n’arrivait pas à croire que je venais de dire un truc aussi niais, mais c’était la vérité et
c’était magnifique.) Je veux profiter de toutes les secondes et toutes les minutes d’une année
avec toi. Je veux profiter de toutes les heures d’une décennie avec toi… jusqu’à ce que je ne
puisse plus les compter.
Sa poitrine se souleva vivement et elle me dévisagea, les yeux grands ouverts.
Je fis un pas vers elle, puis mis un genou à terre, dans ma serviette. J’aurais peut-être
dû enfiler un caleçon.
— Et toi ? Tu en as envie ? lui demandai-je.
Kat me regarda dans les yeux et me répondit sans hésiter.
— Oui. J’en ai envie. Tu le sais très bien.
— Super. (Un sourire étira mes lèvres.) Alors, marions-nous.
CHAPITRE 25

Katy

Le temps s’arrêta. Mon cœur cessa de battre, avant de s’emballer. Mon estomac montait
et descendait comme dans des montagnes russes. Je restai plantée là, à regarder Daemon
pendant tellement longtemps qu’il finit par s’impatienter.
— Kitten ? (Il pencha la tête sur le côté. Ses cheveux humides tombèrent sur son front.)
Tu respires, au moins ?
Bonne question. Je n’en étais pas certaine. Je ne pouvais rien faire d’autre que le
dévisager. J’avais sûrement mal entendu. « Marions-nous. » Cette affirmation (car, soyons
clairs, ce n’était pas une question) m’avait prise complètement au dépourvu.
Un sourire moqueur apparut sur son visage.
— Bon. Ton silence dure plus longtemps que je ne l’aurais cru.
Je clignai les yeux.
— Pardon. C’est juste que… qu’est-ce que tu m’as demandé, déjà ?
Il eut un rire rauque, puis tendit la main pour nouer ses doigts aux miens.
— J’ai dit : marions-nous.
Prenant une grande inspiration, je serrai sa main dans la mienne tandis que mon cœur
bondissait de plus belle dans ma poitrine.
— Tu es sérieux ?
— Plus sérieux que jamais, répondit-il.
— Tu t’es cogné la tête, dans la salle de bains ? Parce que tu es resté très longtemps à
l’intérieur.
Daemon s’esclaffa.
— Non. Est-ce que je dois mal le prendre ?
Je rougis.
— Non. C’est juste que… Tu veux m’épouser ? Pour de vrai ?
— On peut se marier pour de faux, Kitten ? (Son sourire s’agrandit.) Bon, ce ne serait
pas officiel, parce qu’on devrait utiliser nos faux papiers, donc, en un sens, ce ne serait pas
« pour de vrai », mais à mes yeux, ça le serait. Je veux t’épouser. Maintenant. Je n’ai pas de
bague à t’offrir, mais je te promets que je t’en achèterai une digne de ce nom lorsque… les
choses se seront calmées. Et puis, on est à Las Vegas. On n’aurait pas pu mieux choisir. Je
veux qu’on se marie, Kat. Aujourd’hui.
— Aujourd’hui ? couinai-je.
Je crus que j’allais m’évanouir.
— Oui. Aujourd’hui.
— Mais on…
Nous étions jeunes, c’est vrai, mais notre âge comptait-il réellement ? J’avais dix-huit
ans, bientôt dix-neuf. Je m’étais imaginé me marier dans la vingtaine, mais nous ignorions
ce que nous réservait l’avenir. Nos vies ne ressemblaient plus à celles du commun des
mortels et la chance n’était pas forcément de notre côté. Si nous ne réussissions pas à nous
cacher et que le Dédale nous capturait de nouveau, nous serions sans doute séparés. À
condition, bien sûr, que nous survivions à tout ça. En d’autres termes : nous n’avions pas le
luxe des années.
— Mais quoi ? me demanda-t-il doucement.
Je n’étais pas certaine que nous avions besoin de tant d’années pour savoir si nous
voulions être ensemble, de toute façon. Je savais que je voulais passer le restant de mes
jours avec Daemon. Mais ce n’était pas aussi simple. Sa décision était peut-être basée sur
autre chose.
Il me serra la main.
— Kat ?
Mon cœur battait la chamade. J’en avais le vertige.
— Est-ce que tu dis ça parce qu’on ne sait pas de quoi demain sera fait ? C’est pour ça
que tu veux m’épouser ? Parce qu’on ne pourra peut-être pas le faire plus tard ?
Il recula légèrement.
— Je ne peux pas te dire que ça ne joue pas. Évidemment. Mais ce n’est pas la seule
raison, ni même la raison principale pour laquelle je veux me marier avec toi. Disons que
c’est un prétexte.
— Un prétexte ? murmurai-je.
Il hocha la tête.
— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour éviter le pire. Je ferai aussi tout ce que
je peux pour qu’on ait le temps de vivre tout ce qu’on a envie de vivre, mais je ne suis pas
assez stupide pour imaginer que tout se passera sans anicroche. Et merde, je ne veux pas
regarder en arrière un jour et me dire que je suis passé à côté de l’occasion de faire de toi
ma femme, de te prouver que je veux vivre ma vie à tes côtés. Que j’ai raté ma chance.
Le souffle coupé, je sentis ma gorge se serrer. Des larmes me brûlaient les yeux.
— Je veux t’épouser parce que je t’aime, Kat. Je t’aimerai toujours. Ça ne changera pas
aujourd’hui ni dans deux semaines. Je t’aimerai autant dans vingt ans qu’à cet instant
précis. (Il se leva et posa une main contre ma joue.) C’est pour ça que je veux qu’on se
marie.
Plusieurs larmes roulèrent sur mes joues. Il en effaça plusieurs avec son pouce.
— Ce sont des bonnes ou des mauvaises larmes ?
— C’était juste… C’était très beau. (Je m’essuyai le visage. J’avais l’impression que je
ressentais tout trop fort et que j’allais faire une crise cardiaque.) Tu veux vraiment qu’on se
marie aujourd’hui ?
— Oui, Kat, je veux vraiment qu’on se marie aujourd’hui.
— En serviette de bain ?
Il releva la tête et laissa échapper un rire rauque.
— Je ferai peut-être l’effort de m’habiller.
Mon cerveau fonctionnait à cent à l’heure.
— Mais, où ?
— Ce ne sont pas les endroits qui manquent à Vegas.
— On ne risque rien ?
Il secoua la tête.
— Je ne crois pas. Il ne faudra pas traîner, c’est tout.
Un mariage éclair à Las Vegas ? Je faillis éclater de rire. Tellement de personnes
venaient se marier ici ! La banalité de la chose me permit de recouvrer un peu mes sens.
Un mariage.
Mon cœur fit un salto.
— Si tu n’es pas prête, ce n’est pas grave. Rien ne nous oblige à le faire, me dit-il en me
regardant dans les yeux. Je ne vais pas me fâcher parce que tu penses que ce n’est pas le
moment… mais je vais quand même te poser la question une dernière fois. Si tu ne te sens
pas de dire « non », ne dis rien du tout, d’accord ? (Il prit une légère inspiration.) Katy
Swartz, acceptez-vous de m’épouser et de faire de moi le plus heureux des hommes ?
Je frissonnai. J’étais tendue des pieds à la tête. Dans mon esprit, je m’étais imaginé une
demande en mariage très différente. Personne n’était vêtu d’une serviette de bain, les
fiançailles duraient longtemps, j’avais le temps de planifier la fête et ma famille et mes amis
étaient présents pour assister à ce moment, mais…
Mais j’étais amoureuse de Daemon. Et comme il l’avait si bien dit, je le serais toujours
autant dans vingt ans. La question ne se posait pas. Les émotions qui l’accompagnaient
étaient peut-être complexes mais la réponse, elle, était simple.
Je respirai profondément et j’eus l’impression que c’était la première fois que je
respirais.
— Oui.
Il me dévisagea d’un air ébahi.
— Oui ?
Je hochai vivement la tête.
— Oui. Je veux me marier avec toi. Aujourd’hui. Demain. Peu importe.
Alors, en un clin d’œil, il se leva et me prit dans ses bras. Il me serra tellement fort que
mes pieds quittèrent le sol. Ses lèvres se posèrent sur les miennes et ce baiser scella notre
promesse avec plus de sincérité qu’aucun certificat de mariage ne pourrait jamais le faire.
Au bout d’un moment, je dus m’écarter pour reprendre mon souffle, les mains posées
sur ses épaules. Une faible lumière blanche et magnifique émanait de son corps. Il me
regardait avec des étoiles dans les yeux. Je souris.
— Alors, qu’est-ce qu’on attend ?

*
* *

Daemon

Je refusai de laisser Kat se changer. J’avais une certaine tendresse pour son tee-shirt.
Après tout, elle le portait lors de notre première rencontre. Alors quoi de plus approprié ?
J’avais l’impression d’avoir gravi l’Everest en une seconde, tandis que j’enfilais
rapidement un jean et un tee-shirt. Bon, d’accord. Peut-être pas si rapidement. Les lèvres de
Kat n’arrêtaient pas de me distraire, parce qu’elles venaient de me dire oui et que je ne
pouvais pas m’empêcher de les toucher.
Lorsqu’on descendit enfin au rez-de-chaussée, Kat avait les lèvres gonflées. Il était
tellement tôt que seule Lyla était réveillée. Je n’eus aucun scrupule à lui demander si l’on
pouvait emprunter sa voiture. Je ne voulais pas que Kat coure jusqu’à Vegas. Lyla accepta
facilement de me céder les clés de sa Jaguar, mais je lui préférai une Volkswagen qui était
remisée dans son garage, avec deux autres voitures. En temps normal, je n’aurais pas raté
l’occasion de conduire une Jaguar, mais elle attirerait trop l’attention.
En toute honnêteté, je ne pensais pas qu’on allait rencontrer le moindre problème. Le
Dédale ne s’attendait sans doute pas à ce qu’on se marie mais, au cas où, je pris l’apparence
du même homme qu’au motel et dénichai un chapeau et des lunettes de soleil pour Katy.
— J’ai l’air d’une fausse star, me dit-elle en se regardant dans le rétroviseur. (Elle se
tourna vers moi.) Et toi, tu es plutôt pas mal…
Je ris.
— Je ne sais pas trop comment je dois prendre ça.
Elle gloussa.
— Dee va nous tuer, tu en as conscience ?
On avait décidé de n’en parler à personne. Matthew n’aurait pas approuvé, Dee aurait
paniqué, et surtout, on avait envie de faire ça tout seuls. C’était notre moment à nous. Un
instant magique que nous ne voulions partager avec personne d’autre.
— Elle s’en remettra, lui dis-je en sachant que ce n’était pas certain.
Dee aurait adoré participer. Elle allait me tuer en apprenant la nouvelle. Je sortis de
l’autoroute, puis posai la main sur la cuisse de Kat.
— Je peux être sérieux cinq minutes ? Une fois que toute cette histoire se sera calmée, si
tu veux un grand mariage, je m’arrangerai pour te l’offrir. Tu n’as qu’un mot à dire.
Elle retira ses lunettes trop grandes.
— Les grands mariages, ça coûte cher.
— J’ai beaucoup d’argent de côté. Suffisamment, en tout cas, pour nous laisser le temps
de décider ce qu’on veut faire. Et plus qu’assez pour payer un mariage.
Elle secoua la tête.
— Je ne veux pas un grand mariage. Je te veux, toi.
Je faillis arrêter la voiture sur le bas-côté pour lui sauter dessus.
— D’accord, mais si tu changes d’avis, mon offre tient toujours.
J’aurais aimé lui offrir la totale : un caillou tellement lourd qu’elle ne parviendrait pas
à lever la main et le plus beau de tous les mariages. Rien de tout cela n’était possible pour
le moment, mais je devais avouer que son désintérêt pour ce genre de choses me plaisait
beaucoup.
Bon, d’accord. Tout ce qu’elle faisait me plaisait, mais là n’était pas la question.
— Tu sais où j’ai envie de me marier ? Me marier. Waouh. Je n’arrive pas à croire que
j’ai dit ça. Bref, reprit Kat, les yeux brillants. Dans cette petite église… celle où tout le
monde se marie à Las Vegas.
Il me fallut un moment pour comprendre de quoi elle voulait parler.
— Tu veux dire la Little White Wedding Chapel ? Celle de Very Bad Trip ?
Kat rit.
— C’est triste que tu ne la connaisses que comme ça, mais oui. Je crois qu’il y en a
plusieurs. Ce serait parfait. Je doute qu’on nous demande autre chose que nos cartes
d’identité et quelques billets.
Je lui souris.
— Tes désirs sont des ordres.
Il ne nous fallut pas longtemps pour rejoindre Las Vegas et nous arrêter devant un
office du tourisme. Kat descendit de voiture pour aller prendre plusieurs brochures. L’une
d’entre elles parlait de la chapelle. Apparemment, les mariages impromptus étaient
monnaie courante. Pas possible…
Nous devions d’abord nous procurer un certificat de mariage.
Elle fronça les sourcils.
— Je n’ai pas envie de le faire sous nos faux noms.
— Moi non plus, lui dis-je en me garant devant le tribunal. (Je ne coupai pas le
moteur.) Mais utiliser nos vraies identités serait trop dangereux. Et puis, pour qu’on puisse
faire valoir ce certificat, il faut que les noms soient les mêmes que sur nos faux papiers. Toi
et moi, on connaîtra la vérité.
Elle hocha la tête, puis attrapa la poignée de la portière, mais ne l’ouvrit pas.
— Tu as raison. Allons-y.
— Hé ! (Je la retins.) Tu es sûre ? Tu veux vraiment le faire ?
Elle se tourna vers moi.
— Certaine. J’en ai envie. Je suis nerveuse, c’est tout. (Elle se pencha vers moi pour
m’embrasser. Le bord de son chapeau effleura ma joue.) Je t’aime. C’est… ce que me dit
mon cœur.
L’oxygène déserta mes poumons.
— Le mien aussi.
Soixante dollars plus tard, nous avions notre certificat de mariage entre les mains et
faisions route vers une chapelle sur le Boulevard. Comme il y avait notre photo sur nos faux
papiers, je devrais reprendre mon apparence habituelle.
Sur la route, j’avais vérifié que l’on ne nous suivait pas. Le problème, c’était qu’à mes
yeux, tout le monde paraissait suspect. Malgré l’heure matinale, les rues grouillaient de
touristes et de locaux qui se rendaient au travail. Je savais que les agents pouvaient se
trouver n’importe où, mais je doutais que l’un d’entre eux se déguise en Elvis ou se cache
dans une chapelle.
Lorsque l’enseigne de la chapelle apparut devant nous, Kat posa la main sur mon bras.
Le cœur à côté du nom était plutôt mignon.
— Ce n’est pas si petit que ça, fit-elle remarquer tandis que j’entrais dans le parking.
Je me garai, puis retirai les clés du contact. Je retrouvai alors l’apparence à laquelle
Kat était habituée.
Un sourire amusé étira ses lèvres.
— C’est mieux.
— Je croyais que l’autre mec n’était pas si mal ?
— Pas autant que toi. (Elle me tapota le genou.) J’ai le certificat.
Je jetai un coup d’œil par la fenêtre. Je n’arrivais pas à croire que nous étions ici. Je ne
regrettais rien, mais je n’arrivais pas à croire que nous allions vraiment le faire, que dans
une heure nous serions mari et femme.
Ou Luxen et hybride, peu importait.
On entra à l’intérieur où la wedding planner nous accueillit. Le certificat, nos cartes
d’identité et une certaine somme d’argent suffisaient pour nous marier. Toutefois, la blonde
platine derrière le comptoir tenta de nous vendre toutes les formules qui existaient, y
compris celles où l’on pouvait louer une robe et un costume.
Kat secoua la tête. Elle avait retiré ses lunettes et son chapeau.
— Nous avons seulement besoin d’une personne pour nous marier, c’est tout.
La blonde nous adressa un sourire ultra-blanc et se pencha au-dessus du comptoir.
— Vous êtes pressés, les amoureux ?
Je passai un bras sur les épaules de Kat.
— On peut dire ça.
— Si vous voulez quelque chose de rapide, sans cloches ni témoins, nous avons le
révérend Lincoln. Sa prestation n’est pas incluse dans le prix. Nous vous demandons de
faire un don.
— Ça ira très bien. (Je me penchai en avant pour embrasser Kat sur le front.) Tu veux
autre chose ? N’hésite pas. Tu peux avoir n’importe quoi.
Kat secoua la tête.
— La seule chose que je veux, c’est toi. Je n’ai besoin de rien d’autre.
Je souris et reportai mon attention sur la blonde.
— Alors, ce sera tout.
La femme se leva.
— Vous êtes adorables, tous les deux. Suivez-moi.
Pendant qu’on avançait dans le « Tunnel de l’Amour », Kat me donna un coup de
hanches. J’avais des tonnes de commentaires mal placés à propos de ce nom, mais je décidai
de les garder pour plus tard.
Le révérend Lincoln était un vieil homme qui ressemblait davantage à un grand-père
qu’à quelqu’un qui mariait les couples à Las Vegas. On discuta avec lui quelques instants,
avant de devoir patienter une vingtaine de minutes, le temps qu’il termine ce qu’il était en
train de faire. Les délais me rendaient parano. Je m’attendais à voir surgir une armée dans
la chapelle d’une seconde à l’autre. Il me fallait à tout prix une distraction.
J’attirai Kat sur mes genoux et passai mes bras autour de sa taille. Pendant qu’on
attendait, je lui expliquai en quoi consistaient les cérémonies de mariage de mon peuple.
Elles n’étaient pas très différentes de celles des humains, mais nous n’échangions pas
d’alliances.
— Vous faites autre chose, à la place ? me demanda-t-elle.
Je recoiffai ses cheveux derrière son oreille en souriant.
— Tu vas trouver ça affreux.
— Je veux savoir quand même.
Mes doigts s’attardèrent sur sa nuque.
— Ça ressemble à un pacte de sang. Nous sommes sous notre vraie forme.
Je parlai à voix basse au cas où quelqu’un nous écouterait, même si je me doutais que
le Tunnel de l’Amour avait sans doute entendu des choses plus étranges.
— On nous pique un doigt et on les presse ensemble. C’est tout.
Elle me caressa doucement la main.
— Ce n’est pas si terrible que ça. J’ai cru que tu allais me dire que vous vous trimbaliez
à poil et que vous deviez consommer votre mariage devant tout le monde.
Je pressai mon front contre son épaule en riant.
— Tu as vraiment l’esprit mal placé, Kitten. C’est pour ça que je t’aime.
— Que pour ça ?
Elle baissa la tête de façon à coller sa joue à la mienne.
Je la serrai un peu plus fort.
— Tu sais bien que non.
— On pourra le faire, plus tard ? Ce que fait ton peuple ? me demanda-t-elle en tapant
un doigt contre mon torse. Quand les choses se seront calmées ?
— Si c’est ce que tu veux.
— Oui. Je pense que ça rendrait la situation plus réelle.
— Mademoiselle Whitt ? Monsieur Rowe ? (La blonde réapparut sur le seuil. Elle avait
sûrement un nom, mais j’étais incapable de m’en souvenir.) Tout est prêt.
Après avoir aidé Kat à se mettre debout, je lui pris la main. La chapelle en elle-même
était plutôt jolie. Il y avait suffisamment de place pour des invités, si on en voulait. Des roses
blanches étaient disséminées un peu partout : en bout de bancs, en bouquet dans les coins,
pendus au plafond et placés sur deux piédestaux à l’avant. Le révérend Lincoln se tenait au
milieu, avec une bible à la main. En nous voyant, il nous sourit.
Nos pas ne faisaient aucun bruit sur le tapis rouge. De toute façon, avec le boucan que
faisait mon cœur, je ne les aurais pas entendus. On vint se poster devant le révérend. Il dit
quelque chose. Je hochai la tête sans avoir vraiment entendu. On nous demanda ensuite de
nous faire face, puis de nous prendre les mains.
Le révérend Lincoln continua de parler, mais j’avais l’impression d’être devant le
professeur de Charlie Brown car je ne comprenais aucun des mots qu’il prononçait. J’avais
les yeux rivés sur le visage de Kat. Mon attention tout entière était focalisée sur la sensation
de ses mains dans les miennes, sur la chaleur de son corps près du mien. Un moment après,
j’entendis tout de même les paroles les plus importantes.
— Je vous déclare à présent mari et femme. Vous pouvez embrasser la mariée.
Je crus que mon cœur allait exploser. Kat me regardait avec des yeux remplis de larmes
de joie. L’espace d’un instant, je fus incapable de bouger. J’avais l’impression d’être
paralysé. Puis je pris son visage entre mes mains et renversai légèrement sa tête en arrière.
Et je l’embrassai. Je l’avais embrassée des milliers de fois avant ça, mais ce baiser… ce baiser
était différent. Je ressentis le contact de ses lèvres, son goût, jusqu’au plus profond de mon
être, où il sembla marquer mon âme.
— Je t’aime, lui dis-je entre deux baisers. Je t’aime tellement.
Elle posa les mains sur mes hanches.
— Je t’aime aussi.
Je souris, puis me mis à rire comme un idiot et ça m’était bien égal. Je la pris dans mes
bras et posai sa tête contre mon torse. Nos cœurs battaient la chamade, en tandem. Nous
étions en tandem. En cet instant, tout ce que nous avions traversé, tout ce que nous avions
perdu ou abandonné n’avait plus d’importance. Car ce qui importait, ce qui importerait
toujours, c’était ce lien qui nous unissait.
CHAPITRE 26

Katy

J’avais l’impression d’être l’un de ces personnages de dessin animé qui levait la jambe
lorsque le Prince charmant l’embrassait. Le bonheur me montait à la tête. Je ne me pensais
pas capable de ressentir une telle plénitude. Ce n’était pourtant qu’un simple morceau de
papier que je tenais à la main. Un certificat de mariage avec des noms qui n’existaient pas
vraiment.
Pourtant, il n’y avait jamais rien eu d’aussi important.
C’était le plus beau jour de ma vie.
Je n’arrêtais pas de sourire et j’étais incapable de me débarrasser de la boule
d’émotions qui s’était logée dans ma gorge. Depuis que nous avions échangé nos vœux,
j’étais toujours à deux doigts de pleurer. Daemon devait me prendre pour une folle.
Au moment de partir, la blonde de l’accueil nous arrêta. Elle nous tendit une photo.
— Cadeau de la maison, dit-elle en souriant. Vous formez un très beau couple. Ce
serait dommage de ne pas garder un souvenir de ce moment.
Daemon jeta un œil par-dessus mon épaule. C’était une photo de notre baiser, le
premier en tant que couple marié.
— Mon Dieu, lui dis-je en me sentant rougir. On dirait qu’on est en train de se dévorer.
Il rit.
La blonde sourit avant de s’écarter.
— C’est le genre de passion qui dure toute la vie. Vous avez de la chance.
— Je sais.
Malgré tout ce qui nous arrivait, j’avais conscience d’avoir une chance inouïe. Je levai la
tête vers mon… mon mari. Au fond de moi, je savais que ce mariage n’était pas légal, mais
rien ne m’avait jamais semblé plus réel. Les larmes me montèrent de nouveau aux yeux.
— Je sais que j’ai de la chance.
Pour toute réponse, Daemon m’embrassa fougueusement en me soulevant du sol. En
toute autre circonstance, j’aurais été gênée par une telle démonstration en public mais, à cet
instant, je m’en moquais. Complètement.
Sur le chemin du retour, on eut sans doute l’air de deux idiots, main dans la main, à se
regarder toutes les deux secondes. Il nous fallut quelques minutes pour réussir à sortir de la
voiture car, dès qu’il coupa le moteur, on se jeta l’un sur l’autre. Affamés. On était tous les
deux affamés. S’embrasser ne suffisait pas. Je passai par-dessus la boîte de vitesses pour
m’asseoir sur ses genoux, puis glissai mes mains sous son tee-shirt. Ses doigts remontèrent le
long de mon dos avant de s’enfouir dans mes cheveux.
Lorsqu’il recula et appuya la tête contre son siège, je respirai lourdement.
— Bon, fit-il. Si on ne s’arrête pas tout de suite, on va finir par baptiser cette voiture.
Je gloussai.
— Ce ne serait pas très gentil, étant donné qu’elle nous a été prêtée.
— Tu as raison. (Il ouvrit la portière côté conducteur. L’air frais pénétra dans
l’habitacle.) Sors avant que je change d’avis.
Je n’étais pas certaine de le vouloir, mais je me résignai tout de même à descendre de
voiture. Daemon me suivit de près et posa ses mains sur mes hanches tandis qu’on
empruntait la porte qui donnait sur un petit vestibule.
Dès qu’on entra dans la cuisine, Matthew vint à notre rencontre, les yeux brillants de
colère.
— Où étiez-vous passés, tous les deux ?
— Dehors, répondit Daemon.
Il s’interposa comme pour me protéger de Matthew.
— Dehors ? répéta celui-ci d’un air ahuri.
Je pressai le certificat contre ma poitrine.
— Je voulais voir deux ou trois trucs.
Matthew me dévisagea, bouche bée.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de jouer les touristes quand on a la
moitié du gouvernement aux trousses, décréta Archer qui était apparu dans l’embrasure.
Daemon se crispa.
— Tout va bien. Personne ne nous a vus. Maintenant, si vous voulez bien nous
excuser…
Archer plissa les yeux.
— Je n’arrive pas à croire que…
Pendant qu’il parlait, je n’arrêtais pas de chanter « Don’t Cha » des Pussycat Dolls dans
ma tête pour ne pas penser au mariage, mais l’un de nous avait sans doute échoué car, tout
à coup, Archer s’interrompit, visiblement abasourdi. Comme si quelqu’un venait de lui
expliquer qu’il n’avait pas droit à la salade à volonté chez Pizza Del Arte.
Ne dis rien, je t’en prie. Pitié. Je répétai ces mots en boucle dans mon esprit en espérant
qu’il était toujours quelque part dans ma tête.
Les sourcils froncés, Matthew se tourna vers Archer.
— Tout va bien, mon gars ?
Secouant la tête, Archer pivota sur ses talons.
— Ce n’est pas mes affaires, marmonna-t-il.
— Je sais que tu nous en veux, Matthew. On est désolés. On ne le fera plus. (Daemon
tendit la main vers la mienne, puis me tira en avant.) Tu pourras nous crier dessus autant
que tu veux dans… cinq ou six heures.
Matthew croisa les bras.
— Qu’est-ce que vous allez faire, en attendant ?
Daemon le dépassa en lui adressant un sourire insolent.
— Si tu savais… (Je lui donnai une tape sur le dos, mais il fit comme si de rien n’était.)
Alors, tes remontrances peuvent attendre quelques heures ?
Matthew n’eut pas l’opportunité de répondre. On se précipita hors de la cuisine, à
travers des pièces inutiles remplies de statues et de tables. Les voix de Dee et Ash retentirent
non loin.
— Il faut qu’on se dépêche, dit Daemon. Sinon, on ne va jamais y arriver.
Même si j’avais hâte de passer du temps avec Dee, je savais pourquoi on courait. À la
moitié des escaliers, Daemon se tourna vers moi et me souleva.
Ravalant un gloussement, je nouai mes bras autour de son cou.
— Tu n’es pas obligé, tu sais ?
— Bien sûr que si ! rétorqua-t-il avant d’avancer à sa vitesse d’extraterrestre.
En quelques secondes, je me retrouvai sur mes pieds, dans la chambre. Il referma la
porte derrière nous.
Nos vêtements ne firent pas long feu. Au départ, nos gestes étaient rapides et
tumultueux. Il se retourna et me força à reculer, jusqu’à ce que je me retrouve coincée entre
la porte et son corps musclé. Tout me semblait différent. Plus sincère. Comme si un morceau
de papier, qui reposait à présent sur le sol, avait tout changé. Et peut-être était-ce le cas.
J’enroulai mes jambes autour de ses hanches et la fièvre nous envahit. Je lui dis que je
l’aimais. Je lui montrai que je l’aimais. Et il fit de même. Lorsqu’on s’allongea enfin sur le lit,
la tendresse et la douceur reprirent le dessus.
Les heures s’écoulèrent. Sans doute plus que les cinq que Daemon avait promises à
Matthew. Personne ne nous interrompit, ce qui était étonnant. J’étais confortablement
installée dans ses bras, la tête posée sur son torse. C’était peut-être idiot, mais j’adorais
entendre son cœur battre.
Daemon jouait avec mes cheveux. Il enroulait des mèches autour de ses doigts, les
lâchait, puis recommençait. Oubliant un instant notre futur immédiat, on discutait de tout
et de rien, de l’avenir dont nous rêvions… du temps où nous allions à la fac, où nous
travaillions.
Où nous avions une vie, tout simplement.
Ça faisait du bien. C’était revigorant.
Mais, au bout d’un moment, mon ventre poussa un grognement digne de Godzilla.
Daemon rit doucement.
— Bon, je crois qu’il va falloir qu’on trouve des trucs à manger avant que tu commences
à me dévorer.
— Trop tard, répondis-je en mordillant sa lèvre inférieure.
Il poussa ce gémissement sexy qui, je le savais, allait mener à des activités qui pouvaient
durer des heures. Aussi mis-je de la distance entre nous, à contrecœur.
— Il faut qu’on descende.
— Pour que tu manges ?
Il s’assit et se passa une main dans les cheveux. Décoiffé ainsi, il était adorable.
— Oui, et aussi pour voir ce que font les autres. (La réalité venait de me rattraper.) Il
faut qu’on décide de la suite.
— Je sais. (Il se pencha hors du lit pour ramasser mon tee-shirt. Il me l’envoya.) Mais il
y a intérêt à avoir de la nourriture.
Heureusement, ce fut le cas. Dee préparait un déjeuner tardif (ou un dîner en
avance ?) dans la cuisine. De simples sandwichs composés de restes. Daemon, qui avait
entendu la voix de son frère, se dirigea dans sa direction pendant que je m’approchais de
Dee.
— Je peux t’aider ? lui demandai-je.
Elle jeta un coup d’œil dans ma direction.
— J’ai presque terminé. Qu’est-ce que tu préfères ? Du jambon ou de la dinde ?
— Du jambon, s’il te plaît, répondis-je en souriant. Daemon voudra sans doute la même
chose. Je peux les préparer si tu veux.
— Daemon peut tout manger, du moment que c’est comestible.
Elle attrapa une assiette en carton. Ça détonnait complètement avec le style de la
maison. Elle déposa deux sandwichs au jambon dessus, puis releva vivement la tête. Un
éclat de rire masculin venait de résonner. Dee eut l’air soulagée.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je en regardant dans la direction où Daemon était
parti.
— Je ne sais pas. (Elle sourit légèrement.) Je suis surprise, c’est tout. Archer est là-bas,
lui aussi. Je pensais qu’ils se disputeraient, pas qu’ils riraient.
— Daemon est juste… un peu protecteur envers toi, c’est tout.
Elle s’esclaffa.
— Un peu ?
— Bon, d’accord, très. Ça n’a rien à voir avec Archer. Pour tout te dire, c’est quelqu’un
de bien. Il m’a aidée. Il nous a aidés tous les deux quand on était prisonniers du Dédale.
Mais il est plus vieux, il est différent et il…
— … a un pénis ? termina Dee à ma place. Je crois que c’est surtout ça, le problème de
Daemon.
J’attrapai deux cannettes de soda en gloussant.
— Oui, tu as sans doute raison. Tu as un peu discuté avec lui ?
Elle haussa les épaules.
— Pas vraiment. Il ne parle pas beaucoup.
— Il n’est pas très bavard, c’est vrai. (Je m’appuyai contre le comptoir.) Il n’a pas
beaucoup d’expérience du monde extérieur. Laisse-lui le temps de s’adapter.
Elle secoua la tête.
— C’est dingue, et terrible aussi, ce qu’ils font subir aux gens, là-bas. Et je ne sais pas
tout, je suppose ? J’aimerais qu’on puisse faire quelque chose.
Je pensai aux hybrides que j’avais croisés et aux Origines que nous avions libérés.
Certains avaient-ils réussi à s’échapper ? Je posai les cannettes sur le côté en soupirant.
— Ils ont fait tellement de mal à tellement de personnes…
— C’est vrai.
Un nouvel éclat de rire retentit. Celui-ci appartenait à Daemon. Je souris comme une
idiote sans m’en rendre compte.
— Regarde-toi. Tu es de bien meilleure humeur, aujourd’hui ! s’exclama Dee en me
donnant un coup de coude. Quelle en est la raison ?
Je haussai les épaules.
— J’ai passé une bonne journée, c’est tout. Je te raconterai tout bientôt.
Elle me tendit un sandwich.
— Si tu veux parler de ce que vous avez fait dans votre chambre tout l’après-midi, je ne
veux pas savoir.
Je ris.
— Je ne parle pas de ça.
— Dieu merci, rétorqua Ash en se glissant entre nous pour attraper un pot de
mayonnaise. Personne n’a envie de savoir.
Ça ne lui posait pas de problème quand elle parlait de son passé avec Daemon… Enfin,
peu importait. Je lui offris mon plus beau sourire, ce qui me valut un regard étonné de sa
part.
Ash attrapa une cuillère, la plongea dans le pot de mayonnaise et la porta à sa bouche.
J’eus envie de vomir.
— Je n’arrive pas à croire que tu sois aussi mince alors que tu manges de la mayo à la
cuillère.
Elle me fit un clin d’œil.
— Ne sois pas jalouse.
Le plus drôle, c’était que je ne l’étais pas.
— Mais à vrai dire, reprit-elle, c’est plutôt moi qui devrais être jalouse, Kitten.
Dee lui donna une tape sur le bras.
— Ne commence pas.
Ash sourit, puis posa la cuillère dans l’évier.
— Je n’ai pas dit que je voulais être sa Kitten. Si je l’étais… disons que cette histoire se
serait terminée différemment.
Quelques mois plus tôt, cette remarque m’aurait fait sortir de mes gonds. Aujourd’hui,
je me contentai de sourire.
Elle me fixa un instant de son regard bleu éclatant, avant de lever les yeux au ciel.
— Bref.
Je la regardai sortir de la cuisine.
— Je crois qu’elle commence à m’apprécier, dis-je.
Dee gloussa en posant un dernier sandwich sur un plat. Il y en avait plus d’une dizaine.
— Son problème, c’est qu’elle veut te détester.
— Je trouve qu’elle y arrive plutôt bien.
— Non, je ne crois pas qu’elle pense vraiment ce qu’elle dit. (Dee souleva le plat, la tête
penchée sur le côté.) Ses sentiments pour Daemon étaient bien réels. Je ne suis pas certaine
que c’était de l’amour, mais elle était persuadée qu’ils passeraient le restant de leurs jours
ensemble. Ça doit être difficile à accepter.
Je me sentis coupable.
— Je sais.
— Mais elle s’en sortira. Elle finira par trouver quelqu’un qui accepte son attitude de
garce et tout ira bien.
— Et toi ?
Elle gloussa et me fit un clin d’œil.
— J’ai juste envie que tout aille bien pour un soir… si tu vois ce que je veux dire.
Je m’étouffai en riant.
— Bon sang. Ne dis pas ça à Daemon ou Dawson !
— T’inquiète.
Tout le monde était rassemblé dans le salon, affalé sur les canapés et les fauteuils. La
plus grande télé que j’avais jamais vue était suspendue au mur. Elle faisait presque la taille
d’un écran de cinéma.
Daemon tapota l’espace à côté de lui, sur le canapé. Je m’assis en lui tendant son
assiette et un soda.
— Merci.
— C’est ta sœur qui les a faits. Je me suis contentée de les porter.
Dee posa le plat sur la table basse avant de jeter un coup d’œil à Archer qui était assis
avec Luc et Paris. Elle attrapa deux sandwichs et s’installa sur un autre canapé, bordeaux.
Quand le rouge lui monta aux joues, je priai pour qu’elle ait des pensées mignonnes, sans
ambiguïté.
Vu la façon dont Archer releva la tête pour la regarder, ce n’était sans doute pas le cas.
À côté de moi, Dawson se pencha pour prendre deux sandwichs, un pour lui et un pour
Beth. Sa petite amie était emmitouflée dans une couverture et paraissait à moitié endormie.
Lorsqu’elle croisa mon regard, un sourire timide illumina son visage.
— Comment tu te sens ? lui demandai-je.
— Très bien. (Elle gratta le pain pour retirer la croûte trop grillée.) Je suis un peu
fatiguée, c’est tout.
Cette fois encore, je me demandai ce qui clochait. Il était clair qu’il se passait quelque
chose. Elle n’avait pas seulement l’air fatigué ; elle était carrément épuisée.
— Le voyage a été long, intervint Dawson. Ça m’a fatigué, moi aussi.
Il n’en donnait pourtant pas l’impression. Au contraire, il semblait en pleine forme. Ses
yeux verts étaient particulièrement éclatants, surtout quand il regardait Beth.
Tout le temps, donc.
— Mange, lui dit-il d’une voix douce. Il faut que tu en manges au moins deux.
Elle eut un léger rire.
— Je ne sais pas si je vais y arriver.
On resta dans cette pièce un long moment, même après que la nourriture eut disparu.
Je crois que tout le monde retardait l’inévitable : la grande discussion. Au bout d’un certain
temps, Matthew quitta la pièce en nous disant qu’il ne tarderait pas à revenir.
Daemon se pencha en avant, les mains posées sur les genoux.
— Bon, parlons sérieusement.
— Je suis d’accord, dit Luc. Il ne faut pas qu’on tarde à reprendre la route. Demain
serait le mieux.
— Je crois que tout le monde est d’accord, répondit Andrew, mais où est-on censés
aller ?
Luc ouvrit la bouche mais Archer leva une main pour le réduire au silence.
— Attends deux secondes.
Le plus jeune des deux Origines plissa les yeux, avant de s’adosser à son siège, la
mâchoire crispée. Les poings serrés, Archer se leva et se précipita hors de la pièce.
— Que se passe-t-il ? demanda Daemon.
Une sensation de malaise remonta le long de ma colonne vertébrale. Je jetai un coup
d’œil à Dawson qui, lui aussi, était en alerte.
— Luc, soufflai-je, le cœur serré.
Luc se leva à son tour et prit une grande inspiration. En l’espace d’une seconde, il se
retrouva à l’autre bout de la pièce, la main refermée sur la gorge de Lyla.
— Depuis combien de temps ? lui demanda-t-il d’une voix forte.
— Putain de merde ! s’écria Andrew en venant se placer devant Dee et sa sœur.
— Combien de temps ? répéta Luc en resserrant sa prise.
La Luxen pâlissait à vue d’œil.
— Je… Je ne sais pas de qu… quoi tu parles !
Daemon se leva lentement et s’approcha d’eux. Son frère le suivit.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Luc ne lui répondit pas. Il se contenta de soulever la Luxen effrayée du sol.
— Je vais te donner exactement cinq secondes pour répondre à ma question. Un.
Quatre…
— Je n’avais pas le choix ! hoqueta-t-elle en serrant le poignet du garçon.
Mon sang se glaça dans mes veines.
À mesure que l’on comprenait ce qui se tramait, la terreur nous envahit. Je me
rapprochai de Beth qui peinait à retirer la couverture qui l’enveloppait.
— Mauvaise réponse, dit Luc d’une voix grave en lâchant Lyla. Dans la vie, on a
toujours le choix. C’est la seule chose que l’on ne peut pas nous retirer.
Il bougea alors si vite que même Daemon eut du mal à le suivre. Il tendit le bras. Une
énergie blanche s’accumula dans sa paume. Une vague de chaleur et d’énergie explosa alors
dans la pièce, soulevant les cheveux de mon visage.
L’éclair frappa Lyla en pleine poitrine et l’envoya s’écraser contre un tableau du Strip
de Las Vegas. Le choc déforma ses traits, puis, plus rien. Les yeux vides, son corps glissa le
long du mur, désarticulé.
Seigneur… Une main posée sur ma bouche, je reculai.
Il y avait un trou dans la poitrine de Lyla. De la fumée en sortait.
Tout à coup, elle devint floue, comme si on la captait mal, et elle reprit sa véritable
forme. Sa lumière diminua jusqu’à révéler sa peau translucide et un réseau de veines
incolores.
— Tu veux bien nous expliquer pourquoi tu as tué notre hôtesse ? demanda Daemon
d’un ton dangereusement calme.
Archer réapparut dans l’entrée, une main sur la nuque de Matthew, l’autre autour d’un
téléphone brisé en deux. Du sang s’écoulait du nez de Matthew, rouge foncé teinté de bleu.
Daemon et Dawson firent un pas en avant.
— Mais qu’est-ce qui se passe, à la fin ? s’exclama Daemon d’une voix qui résonna à
travers la maison. Vous avez deux secondes pour répondre avant que je vous fracasse la
tronche.
— Ton ami ici présent était en train de passer un appel. (Archer parlait de façon posée.
Son calme me fit frissonner de la tête aux pieds.) Dis-leur, Matthew. Dis-leur qui tu appelais.
Il ne réagit pas. Il se contenta de regarder Daemon et Dawson.
Archer resserra sa prise sur la nuque de Matthew et lui renversa la tête en arrière.
— Ce connard était au téléphone avec le Dédale. Il nous a trahis en beauté.
CHAPITRE 27

Katy

Daemon recula, ébranlé par cette accusation.


— Non, souffla-t-il d’une voix rauque. Ce n’est pas possible.
— Je suis désolé, dit Matthew. Je ne pouvais pas vous laisser faire ça.
— Nous laisser faire quoi ? demanda Dee.
Elle était très pâle et elle serrait et desserrait les poings contre ses flancs.
Matthew avait les yeux rivés sur Daemon. Tout dans ces mots et son langage corporel
semblait demander à Daemon de comprendre l’impensable.
— Je ne veux pas vous perdre. Vous êtes ma famille. Adam est mort. Il est mort à cause
de ce que veut le Dédale. Il faut que vous compreniez. Je ne veux pas avoir à revivre ça.
Une sensation glacée me traversa les veines.
— Revivre ça ?
Les yeux bleus éclatants de Matthew se posèrent sur moi. Il ne faisait plus semblant.
Pour la première fois depuis que nous nous connaissions, je vis toute la haine et le mépris
qu’il éprouvait à mon égard. Ces sentiments étaient tellement puissants que, malgré la
distance, j’eus l’impression qu’il m’avait frappée.
— C’est la raison pour laquelle nous ne nous mélangeons pas aux humains. Il y a
toujours des accidents et on ne peut pas s’empêcher de guérir ceux que l’on aime. Tomber
amoureux d’humains mène à ce genre de situations ! Quand l’un d’entre nous franchit le
pas, ce n’est qu’une question de temps avant que le Dédale arrive.
— Oh, mon Dieu, s’exclama Dee en pressant ses deux mains contre sa bouche.
Paris émit un sifflement désapprobateur.
— C’est une très mauvaise raison de trahir ceux que tu considères comme ta famille.
— Tu ne peux pas comprendre ! (Matthew réussit à se libérer de la poigne d’Archer.) Si
je dois sacrifier une personne pour sauver tous les autres, je le ferai. Je l’ai déjà fait. Et tout
s’est bien passé.
J’étais atterrée. L’espace de quelques secondes, je fus incapable de réfléchir
correctement, puis je repensai à la nuit où Daemon et moi étions allés voir Matthew après
avoir aperçu un Arum entrer chez Nancy, cette même nuit où Matthew nous avait confirmé
que, si Beth était vivante, Dawson l’était également.
Matthew avait toujours été au courant de beaucoup de choses et nous ne nous étions
jamais posé de questions. D’ailleurs, pourquoi ne nous avait-il jamais parlé de cet endroit ?
L’horreur m’envahit tandis que je le dévisageais.
Luc pencha la tête sur le côté.
— Que t’ont-ils promis ? De laisser partir tout le monde en échange de l’un d’entre
eux ? Un échange équitable ? Une vie pour une poignée d’autres ?
J’étais à deux doigts d’être malade.
— Ils veulent seulement Daemon et Kat, répondit-il en reportant son attention sur
Daemon. Tous les autres pourront partir sans problème.
— Tu es dingue ou quoi ? hurla Dee. En quoi est-ce une bonne chose ?
— C’est une bonne chose ! rugit Matthew à son tour. D’après toi, pourquoi ils vous ont
laissés tranquilles, Daemon et toi ? Vous étiez au courant au sujet de la relation de Dawson
et Bethany. Vous saviez que Beth connaissait la vérité à notre sujet. Vous étiez en danger. Il
fallait que je fasse quelque chose.
— Non… (La voix fluette de Beth fit trembler la pièce.) C’est mon oncle qui nous a
vendus…
— Ton oncle n’a fait que confirmer la chose, cracha Matthew. Quand ils m’ont
approché, ils m’ont laissé le choix. Si je leur disais la vérité sur votre relation et sur ce que tu
savais, ils laissaient les autres tranquilles.
— Sale fils de pute ! (Les contours du corps de Daemon se mirent à trembler.) Tu leur
as livré Dawson ? Mon frère ?
Ses paroles dégoulinaient de venin.
Matthew secoua la tête.
— Tu sais très bien ce qu’ils font aux Luxens qui enfreignent les règles. On n’en entend
plus jamais parler. Ils ont menacé de tous vous embarquer. (Il se tourna vers Ash et
Andrew.) Même vous. Je n’avais pas le choix.
De l’énergie crépita à travers la pièce.
— Oui, ils terminent au Dédale, rétorqua Archer, en fermant et ouvrant les poings. Au
même endroit où tu viens de renvoyer Daemon et Katy.
— Tu leur as dit pour Beth et moi ?
La voix de Dawson s’était brisée au milieu de sa question. Matthew secoua de nouveau
la tête.
— Je suis désolé, mais tu as mis tout le monde en danger.
Daemon avait l’air horrifié, comme si on venait de le frapper au visage. Pourtant, la
chaleur qui emplissait la pièce n’émanait pas de lui. Elle venait de Dawson. Un fin courant
d’énergie s’échappait de son corps.
— C’est pareil, aujourd’hui. (Matthew plaqua ses mains l’une contre l’autre, comme
pour prier.) Ils ne veulent que Daemon et Katy. À part eux, tout le monde, même Beth et
toi, pourra partir. Il fallait que je le fasse. Je devais protéger…
Dawson agit si vite que personne n’aurait pu l’arrêter, même si on en avait eu envie.
Après avoir pris de l’élan, il projeta un éclair d’énergie pure, instable, en direction de
Matthew. Le coup le frappa en pleine poitrine, avec une telle puissance qu’il se retourna.
Je savais que Matthew était mort avant même qu’il s’effondre.
Je savais que c’était le cri de Dee qui résonnait.
Je savais que c’était Daemon qui m’avait attrapée par le bras pour me faire sortir de la
pièce.
Je savais que c’était la voix d’Archer qui s’était élevée au-dessus du chaos pour
compléter les ordres de Daemon.
Et je savais qu’il fallait qu’on se dépêche de ficher le camp d’ici.
En toute honnêteté, je ne m’étais jamais attendue à ce que Matthew fasse une chose
pareille ni que Dawson soit capable de le tuer sans ciller.
— Reste concentrée, Kitten, m’ordonna Daemon d’une voix rauque tandis qu’on passait
devant la cuisine. Il faut que tu…
— Ça va, l’interrompis-je en regardant Luc pousser une Ash complètement hébétée
dans le hall d’entrée. Ils vont arriver. D’une minute à l’autre.
— Ça, tu peux parier ton petit cul là-dessus, dit Archer en tendant le bras derrière lui.
Il sortit un flingue.
— Je n’aime pas que tu parles du cul de Kat, mais où on va, au juste ? demanda
Daemon en serrant ma main un peu plus fort. Vous avez un plan ? À part se mettre à courir
comme des dératés ?
— Moi, je trouve ça bien, comme plan, dit Andrew. Sauf si, bien sûr, on veut tous se
faire attraper.
— Non, intervint Luc en gardant un œil sur Dawson et Beth. (Le Luxen semblait
toujours bouillir de l’intérieur.) On quitte la ville, direction l’Arizona. Je connais un endroit
que ces salopards ne trouveront jamais. Mais il faut d’abord qu’on arrive à s’éloigner d’ici.
Daemon jeta un coup d’œil en direction de son frère.
— Ça te va ? (Quand Dawson hocha la tête, Daemon me lâcha et s’approcha de lui. Il
posa la main sur son épaule.) Tu as fait ce que tu avais à faire.
Dawson posa la main sur celle de Daemon.
— Je le referais sans hésiter.
— Bon, on n’a pas le temps pour les effusions. Si vous montez dans une voiture avec
nous, vous vous engagez sur la durée, OK ? dit Paris en secouant un trousseau de clés. Si
vous ne pensez pas être prêts à mettre votre vie en danger pour les autres, ne venez pas. Au
moindre faux pas, je vous tue. (Il eut un sourire plutôt charmant.) Et j’y prendrai un certain
plaisir.
Daemon lui adressa un regard noir, avant de déclarer :
— Moi aussi.
— Je suis venu jusqu’ici, dit Andrew en haussant les épaules. Autant aller jusqu’au
bout.
Tout le monde se tourna vers Ash.
— Quoi ? fit-elle en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille. Écoutez. Si je
n’avais pas voulu prendre part à tout ça, je serais restée chez moi. Je suis là.
Elle n’avait pas tort. J’aurais voulu lui demander pourquoi Andrew et elle étaient prêts
à tout risquer alors qu’ils ne nous aimaient pas, Beth et moi… mais tout à coup, je compris.
Ça n’avait rien à voir avec nous. Ils le faisaient pour Daemon et Dawson, pour leur famille,
en quelque sorte.
Personnellement, ça m’allait.
On se précipita vers la porte d’entrée mais, à la dernière minute, je saisis le bras de
Daemon.
— Attends ! Il faut que je remonte dans notre chambre.
Archer se retourna vivement vers moi.
— On n’a pas le temps. Laisse tout ici.
— Daemon…
J’enfonçai un peu plus mes doigts dans sa chair. Ils avaient probablement tous leurs
papiers sur eux. Aucune idée. Mais nous, il nous fallait les nôtres. À tout prix.
— Merde. (Il comprit où je voulais en venir.) Sors. Je serai plus rapide tout seul.
Je hochai la tête avant de rejoindre Archer.
— Sans rire ? grogna-t-il à voix basse. Ces papiers sont si importants que ça ?
— Oui.
Nous n’avions pas d’alliances ni de certificat sous nos propres noms et, non, ce n’était
pas réel, sauf que pour le moment, ce certificat et ces faux papiers étaient tout pour nous.
Ils représentaient notre futur.
Dawson avait déjà aidé Beth à s’installer à l’arrière d’un 4 × 4. Ash et Andrew
montaient avec eux.
— Va avec eux, dis-je à Archer en sachant qu’il les protégerait. On montera avec Paris
et Luc.
Archer n’hésita pas. Il s’assit derrière le volant avant que Dawson ait eu le temps de le
faire.
— En cas de pépin, il vaut mieux que je conduise. Crois-moi.
Dawson n’avait pas l’air convaincu. Avec cette expression, il ressemblait trait pour trait
à son frère, mais il fit quelque chose dont Daemon était incapable : il ne discuta pas. Il
monta du côté passager sans rien dire.
Un instant plus tard, Daemon apparut derrière moi.
— Ils sont dans la poche arrière de mon jean.
— Merci.
On grimpa dans le Hummer. Paris était derrière le volant, et Luc, à côté de lui. Quand
on referma les portières, ce dernier se tourna vers nous.
— Je suis désolé pour Matthew, dit-il à Daemon. Je sais que vous étiez proches. Il
faisait partie de ta famille. C’est terrible. Mais les gens sont prêts à faire n’importe quoi
quand ils ont peur.
— Et quand ils sont idiots, marmonna Paris dans sa barbe.
Daemon hocha la tête avant de se laisser aller en arrière. Il jeta un coup d’œil dans ma
direction, puis leva le bras le plus proche de moi. Je n’hésitai pas un instant. Le cœur serré,
je vins me lover contre son flanc. Il me serra contre lui, les doigts enfoncés dans ma chair.
— Je suis désolée, murmurai-je. Je suis vraiment désolée.
— Chut, murmura-t-il. Ce n’est pas ta faute.
Tant de choses nous dépassaient tout à coup. Je n’arrivais pas à y réfléchir clairement.
Sans compter que le Dédale faisait sans doute route vers nous. Non. Je ne voulais pas y
penser. La panique commençait déjà à m’envahir, à planter ses griffes en moi. Je ne pouvais
pas me permettre de perdre la tête.
Devant nous, le portail refusait de s’ouvrir. Daemon resserra sa prise sur moi, mais Paris
refusa de se laisser intimider. Il fonça droit dans le portail en métal.
— Heureusement qu’on a un Hummer, fit remarquer Luc.
Daemon tira sur ma ceinture de sécurité.
— Tu devrais t’attacher.
— Et toi ?
Je le laissai m’attacher sur le siège du milieu.
— Je suis plus difficile à tuer.
— Euh, c’est moi, le plus difficile à tuer, ici, corrigea Luc.
— Et voilà, il prend encore la grosse tête, marmonna Daemon.
Luc rit doucement tandis que Paris appuyait sur le champignon. Archer nous suivait de
près.
— Le Dédale vous a montré leur plus belle arme ?
— Ils nous ont montré beaucoup de choses, répondis-je en glissant sur le côté quand
Paris prit un virage.
— Je parle de pistolets très spéciaux. (Luc posa un pied sur le tableau de bord.
J’espérais que l’airbag ne s’enclencherait pas de sitôt.) Celui qui peut tuer un Luxen d’un
seul coup ? Le PEP ? Projectile à Énergie Pulsée.
— Quoi ? (L’estomac noué, je regardai Luc et Daemon tour à tour.) C’est quoi, cette
arme ?
— Un truc qui perturbe les ondes lumineuses. C’est de la haute technologie. Un peu
comme de l’onyx, en pire. (Daemon fronça les sourcils.) Je n’en ai jamais vu, mais Nancy
m’en a parlé.
— C’est une arme électromagnétique, confirma Luc. Elle représente un danger pour
tous ceux qui se trouvent autour. S’ils décident de s’en servir, c’est qu’ils n’ont pas le choix.
Cette connerie empêche toute communication à distance et peut même blesser les humains,
étant donné que le cerveau, les poumons et le cœur sont parcourus d’un faible courant
électrique. Le PEP n’est pas mortel pour les humains à basse fréquence, mais il est
catastrophique pour nous.
Le froid m’envahit.
— Un seul coup suffit ?
— Un seul, répéta Luc d’une voix grave. Vous deux n’avez sûrement rien à craindre,
puisqu’ils vous veulent vivants, mais il faut que vous compreniez que, s’ils sortent l’artillerie
lourde, il va forcément y avoir des morts.
Le souffle coupé, je me figeai. Encore des morts.
— On ne peut pas laisser faire ça. (Je me tournai vers Daemon, du moins, autant que
la ceinture me le permettait.) On ne peut pas laisser les gens mourir à cause de…
— Je sais, me coupa-t-il d’un air déterminé. Mais on ne peut pas non plus retourner en
arrière. Éloignons-nous d’abord d’ici, après, on s’inquiétera pour ce genre de choses.
Le cœur battant la chamade, je regardai Luc. Il n’avait pas l’air convaincu. Je savais
que Daemon essayait de me rassurer. C’était gentil de sa part, mais je ne pouvais
m’empêcher de culpabiliser. Si quelqu’un mourait…
— Arrête, me dit Daemon avec douceur. Je sais à quoi tu penses. Arrête.
— Comment pourrais-je arrêter ?
Daemon n’avait pas de réponse à cette question. La terreur qui m’envahissait était un
puits sans fond, qui ne cessait de croître à mesure qu’on s’approchait de la ville en
effervescence. Les enseignes lumineuses rouges et bleues et les lumières clignotantes
n’avaient plus rien d’accueillant.
Le trafic avait sérieusement ralenti au sud du Boulevard. Les voitures étaient quasiment
à l’arrêt.
— Et merde, jura Paris en tapant les mains sur le volant. Ça ne nous arrange pas.
— C’est l’euphémisme de l’année, rétorqua Daemon en agrippant l’arrière du siège. Il
faut qu’on arrive à sortir de là. On est des proies faciles.
Paris ricana.
— À moins que tu n’aies un aéroglisseur dans ta poche, je ne vois pas comment je
pourrais nous faire sortir. Il y a des intersections, mais elles sont plus loin.
Les doigts tremblants, je défis ma ceinture de sécurité et me penchai en avant jusqu’à
ce que mes genoux touchent la console centrale. Un coup d’œil en arrière me confirma
qu’Archer était bien derrière nous.
— Pourquoi est-ce qu’on n’avance pas du tout ? Regardez. (Je désignai la queue de
voitures qui s’étendait depuis le panneau du Caesar’s Palace à la sortie de la ville.) Personne
ne bouge.
— Pas la peine de paniquer pour l’instant, dit Paris avec un sourire amusé. C’est sans
doute un accident. Ou quelqu’un qui court à poil sur la route. Ça arrive. On est à Las Vegas,
après tout.
Un coup de Klaxon retentit à l’extérieur.
— Ou alors, la circulation a été coupée à l’entrée de l’autoroute. Je dis ça, je dis rien.
— Je crois qu’ils essaient de voir le bon côté des choses. Le côté stupide, Kitten. Qui
sommes-nous pour les ramener à la réalité ?
Essuyant mes mains moites sur mes cuisses, j’étais sur le point de répondre lorsqu’un
bruit étouffé attira mon attention. Je me penchai en avant pour regarder à travers la vitre
côté passager.
— Oh, merde !
Un hélicoptère noir volait très bas, au-dessus de la ville. On aurait dit que les hélices
allaient découper le toit des buildings. Il aurait pu appartenir à n’importe qui, mais quelque
chose me soufflait qu’il s’agissait du Dédale.
— Je vais y jeter un coup d’œil, dit Luc en tendant la main vers la poignée. Restez ici.
Je reviens tout de suite.
Luc sortit du Hummer et se faufila entre les voitures avant qu’on ait eu le temps de
répondre. Une expression agacée se peignit sur les traits de Daemon.
— Tu crois que c’est intelligent de sa part ?
Paris éclata de rire.
— Non, mais Luc fait ce qu’il veut. Il va revenir. Il est comme ça.
Un coup sur la vitre arrière me fit sursauter, mais ce n’était que Dawson.
Daemon baissa sa vitre.
— On a un problème.
— Je m’en étais rendu compte. Le trafic complètement arrêté, ça ne peut rien présager
de bon, dit Dawson en se penchant à l’intérieur. (Comme d’habitude, les voir côte à côte
était légèrement déconcertant.) Luc est sorti ?
— Oui, répondis-je en plaçant mes mains entre mes genoux.
Derrière Dawson, sur l’autre voie, quelqu’un siffla. Il n’y prêta pas attention.
Luc revint vers nous. Une fois assis dans le Hummer, il attacha ses cheveux en queue-
de-cheval.
— Bon, les gars. J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Qu’est-ce que vous voulez en
premier ?
Daemon serrait si fort le siège entre ses doigts qu’il se coupait la circulation du sang. Je
savais qu’il était sur le point d’en prendre un pour taper sur l’autre.
— Je ne sais pas. Commence par la bonne.
— Voilà, il y a bien un barrage sur cette route, à environ deux kilomètres. Ça nous
laisse le temps de réfléchir à un plan d’action.
— C’est ça, la bonne nouvelle ? croassai-je. C’est quoi, la mauvaise, alors ?
Luc grimaça.
— La mauvaise nouvelle, c’est qu’une équipe du SWAT fouille toutes les voitures. Du
coup, notre temps de réflexion est limité, en fin de compte.
Je le dévisageai.
Daemon débita toutes les injures qu’il connaissait. Il donna un coup de pied dans le
siège devant lui, faisant trembler la voiture tout entière. Un muscle tressauta dans sa
mâchoire.
— On ne va pas se laisser avoir comme ça.
— J’espère bien que non, rétorqua Luc. (Il regarda à travers le pare-brise, en secouant
lentement la tête.) Bon, je crois que le mieux, c’est d’abandonner la voiture et de courir.
— Courir où ? demanda Dawson en plissant les yeux. Il n’y a que du désert autour de
Vegas, et Beth… (Il se redressa et se passa la main dans les cheveux.) Beth ne peut pas
courir très longtemps. Il nous faut un autre plan.
— Tu en as un ? demanda Paris. Parce qu’on est tout ouïe.
— Je ne peux pas. (Dawson baissa la main.) Si vous voulez vous enfuir, je comprends,
mais, Beth et moi, on va devoir se cacher quelque part. Laissez…
— Il est hors de question qu’on se sépare, le coupa Daemon d’une voix emplie de
colère. Pas cette fois. On reste ensemble, quoi qu’il arrive. Je vais trouver quelque chose. Il y
a forcément une solution…
Il s’interrompit. Mon cœur manqua un battement.
— Quoi ?
Daemon cligna lentement les yeux avant d’éclater de rire. Je fronçai les sourcils.
— J’ai une idée, dit-il.
— On attend, le pressa Luc en claquant dans ses doigts.
Daemon le regarda d’un air mauvais.
— Si tu claques de nouveau des doigts vers moi, je…
— Daemon ! criai-je. Concentre-toi ! C’est quoi, ton idée ?
Il se tourna vers moi.
— C’est risqué, et complètement dingue.
— OK. (Je sortis mes mains d’entre mes genoux.) Ça te ressemble bien.
Avec un sourire arrogant, Daemon reporta son attention sur Luc.
— Un jour, tu m’as dit que leur force, c’était que personne ne connaissait leur existence,
que personne ne connaissait notre existence. Alors, on n’a qu’à changer ça. Prendre
l’avantage. Ils seront trop occupés à réparer les dégâts pour nous poursuivre.
J’avais du mal à suivre.
— Tu es en train de proposer qu’on se montre aux gens ?
— Oui. On sort, on cause une énorme scène et on traumatise tous les humains dans les
parages. Ça devrait suffire pour créer une diversion.
— Comme dans la Zone 51 ? Sauf que, cette fois…
Les retombées risquaient d’être incontrôlables.
Dawson tapa ses mains à plat sur l’aile du Hummer, ce qui lui valut un regard noir de
Luc.
— Qu’est-ce qu’on attend ?
— Stop ! s’exclama Paris.
Sans l’écouter, Daemon saisit la poignée de la porte. Il y eut une série de « clics » et il se
retrouva coincé à l’intérieur. Surpris, il se tourna vers Paris.
— Tu as osé te servir de la sécurité enfant sur moi ?
— Eh oui. (Paris leva les mains au ciel.) Il faut qu’on réfléchisse un peu avant d’agir.
— Pas la peine, rétorqua Dawson. C’est un bon plan. Si on arrive à semer la panique,
on réussira peut-être à s’échapper.
Luc se mit à genoux sur son siège pour se pencher vers nous. Ses yeux améthyste
étaient rivés sur les deux frères.
— Si on fait ça, on ne pourra plus jamais revenir en arrière. Le Dédale nous en voudra
encore plus.
— Mais ça nous laissera le temps de partir, dit Daemon. (Ses pupilles commençaient à
briller.) Ça te dérange de leur couper l’herbe sous le pied, peut-être ?
— Si ça me dérange ? demanda Luc en riant. Au contraire, je trouve ça génial.
J’imagine déjà la tête qu’ils feront quand ils nous verront au journal de 20 heures !
— Alors, quel est le problème ? s’enquit Dawson en jetant un coup d’œil à l’avant de la
file.
Il n’y avait encore aucun mouvement.
Luc frappa l’arrière du siège.
— Il faut que vous compreniez ce que vous vous apprêtez à faire. En plus du Dédale,
c’est toute la communauté Luxen que vous allez vous mettre à dos. Moi ? Je suis pour les
rébellions… car ce sera une rébellion.
— Certains, ajouta rapidement Paris, n’hésiteront pas à exploiter la situation, Daemon.
Ils se serviront de ce chaos pour arriver à leurs fins.
Je déglutis péniblement, en pensant aux factions de Luxens colonialistes dont Dasher
m’avait parlé.
— On est coincés entre une montagne et un volcan près d’exploser.
Daemon me regarda dans les yeux. Je savais déjà ce qu’il avait décidé. Si on lui
demandait de choisir entre sa famille et le reste du monde, sa famille viendrait toujours en
premier. Il posa la main sur la poignée.
— Ouvre la porte.
— Tu es sûr ? lui demanda Luc avec le plus grand sérieux.
— Fais en sorte qu’aucun humain ne soit blessé, c’est tout, lui dis-je.
Un énorme sourire étira les lèvres de Luc.
— Bon, allons montrer au monde à quel point les extraterrestres sont grandioses !
CHAPITRE 28

Daemon

C’était sans doute l’un des plans les plus fous que j’avais jamais imaginés. En plus de
m’attaquer directement au Dédale et à la Défense, j’enfreignais toutes les lois imposées par
les Luxens. Cette décision n’aurait pas seulement des répercussions sur moi. Tout le monde
serait affecté. Une telle responsabilité aurait dû me faire hésiter, me faire repenser la chose
pour trouver une autre solution.
Mais nous n’avions pas le temps. Matthew… Matthew nous avait trahis et, à présent,
nous étions à deux doigts de nous faire capturer.
Comme je l’avais déjà dit, j’aurais mis le monde à feu et à sang pour protéger Kat.
Pareil pour ma famille. La méthode était simplement différente.
Les gens nous regardaient déjà, tandis que nous nous approchions d’Archer qui
patientait derrière le volant de son 4 × 4. Ils se demandaient sans doute pourquoi nous
sortions de voiture. Et puis, Dawson et moi avions l’habitude d’attirer l’attention quand nous
étions côte à côte.
— Je suis déjà au courant, déclara Archer en coupant le moteur. Je pense que c’est de
la folie, mais ça pourrait marcher.
— De quoi vous parlez ? demanda Dee qui, je le remarquai, était assise à côté de lui.
Elle avait dû se précipiter à l’avant dès que Dawson était sorti.
— Pour faire court, on est coincés dans les embouteillages, lui dis-je en me penchant
par la vitre. Ils ont bloqué la route un peu plus loin et un groupe de soldats fouille les
véhicules.
Beth hoqueta de surprise.
— Dawson ?
— Tout va bien. (Il ouvrit la portière à l’arrière.) Viens ici.
Beth sortit du 4 × 4 et vint se coller contre son flanc.
— On va faire une petite diversion pour les occuper, continuai-je en les observant en
coin.
Quelque chose clochait. La tendance à surprotéger, qui était certes un trait de famille,
ne suffisait pas à expliquer le comportement de mon frère. Toutefois, je n’avais pas le temps
de m’appesantir sur le sujet.
— Avec un peu de chance, les routes vont se libérer d’elles-mêmes et on pourra se
casser d’ici.
— Excuse-moi d’être sceptique, mais comment est-ce qu’on va dégager ce merdier et
fuir sans être capturés ? demanda Andrew.
— Parce qu’il ne s’agit pas d’une « petite diversion », répondit Archer en ouvrant sa
portière, ce qui me força à reculer. On va faire briller Las Vegas plus fort que jamais.
Dee écarquilla les yeux.
— Vous voulez leur montrer notre véritable apparence ?
— Voilà.
Ash se pencha en avant.
— Vous êtes dingues, ou quoi ?
— Sans doute, rétorquai-je en recoiffant mes cheveux en arrière.
Archer croisa les bras.
— Dois-je vous rappeler qu’en montant dans cette voiture, vous avez fait la promesse
d’aller jusqu’au bout, quoi qu’il arrive ? C’est de ce genre de choses que parlait Paris.
— Hé ! Je n’ai rien contre ce plan, moi ! s’exclama Andrew, tout sourire. (Il sortit de la
voiture.) Alors, comme ça, on va se révéler au monde ?
Kat grimaça. Je faillis éclater de rire. Andrew paraissait un peu trop enthousiasmé par
cette idée.
Il vint se poster à l’avant du 4 × 4.
— Je meurs d’envie de terroriser un ou deux humains.
— Je ne sais pas comment je dois le prendre, marmonna Kat.
Quand il me fit un clin d’œil, je sentis mon cœur se serrer.
— Tu n’es plus humaine, me fit remarquer Andrew en me souriant. Alors, on
commence quand ?
La nuit n’allait pas tarder à tomber.
— Maintenant. Mais faites attention. Il ne faut pas qu’on se disperse. Gardez toujours
un œil sur les autres. Moi ou… (les mots que je prononçai alors me coûtèrent beaucoup. Je
sentis mon âme saigner)… ou Archer, on vous fera signe quand la voie sera libre pour
partir. Si nos voitures ont disparu…
— Ah non, pitié, gémit Luc.
Je le regardai de travers.
— Si c’est le cas, on trouvera une autre solution, ne t’en fais pas. Tout le monde a
compris ?
Plusieurs hochements de tête s’ensuivirent. Ash avait toujours l’air de penser que nous
avions perdu l’esprit, mais Dawson réussit à la faire sortir du 4 × 4.
— J’ai quelque chose à te demander, lui dit-il. C’est très important.
Ash acquiesça avec sérieux.
— Quoi ?
— J’aimerais que tu restes avec Beth. Éloigne-la et protège-la en cas de pépin. Tu peux
faire ça pour moi ? Elle est toute ma vie. S’il lui arrive quelque chose, ça m’arrivera aussi. Tu
comprends ?
— Bien sûr, répondit Ash, le souffle court. Je la protégerai pendant que vous courrez
dans tous les sens comme une bande de lucioles.
Beth grimaça.
— Je peux aider, Dawson. Je ne suis pas…
— Je sais que tu en es capable, ma chérie. (Il prit son visage entre ses mains.) Je n’ai
pas dit que tu étais faible, mais tu dois te montrer prudente.
Elle eut l’air de vouloir protester. Je commençai à me sentir nerveux à la place de mon
frère. Je ne savais que trop bien combien sa position était délicate. J’avais moi-même perdu
beaucoup trop de temps à me disputer avec Kat pour ne pas qu’elle se place en première
ligne. D’ailleurs, à ce sujet…
— Tu n’as pas intérêt, me dit-elle sans me regarder.
Je ricanai.
— Tu me connais trop bien, Kitten.
Beth finit par accepter de suivre Ash. Heureusement, car les gens commençaient à nous
imiter et à sortir de leurs voitures. Un gars s’assit même sur son capot, une cannette de bière
à la main, pour regarder le coucher du soleil. J’aurais bien bu une bière, moi aussi.
— Prêt ? demandai-je à Andrew.
Il fit craquer sa nuque.
— Ça va être génial.
— Fais attention, le supplia Ash.
Il hocha la tête.
— Tout ira bien. (Il passa devant moi d’un pas assuré.) Causer une scène ? C’est pile
dans mes cordes !
Lorsque je me retournai, je ressentis le besoin de retenir ma respiration. On avait
atteint le point de non-retour. Du coin de l’œil, je vis Ash guider Beth vers le terre-plein
central, où elles se cachèrent dans l’ombre de palmiers.
— Reste près de moi, dis-je à Kat.
Elle hocha la tête tout en regardant Andrew qui slalomait entre les voitures.
— Je ne compte pas m’éloigner. (Elle marqua une pause et se mordit les lèvres.) Je
n’arrive pas à croire que vous allez le faire.
— Moi non plus.
Kat me dévisagea, puis éclata de rire.
— Tu regrettes déjà ta décision ?
Je souris.
— C’est un peu tard pour ça.
Andrew monta sur le trottoir et se dirigea vers un énorme bateau pirate. Des dizaines
de personnes le suivaient. La plupart d’entre elles portaient des appareils photo autour du
cou. Parfait.
— D’après toi, qu’est-ce qu’il va faire ? demanda Kat en mordillant sa lèvre inférieure.
Je voyais qu’elle faisait de son mieux pour rester calme, même si ses mains tremblaient
et qu’elle n’arrêtait pas de vérifier que l’équipe du Dédale n’arrivait pas vers nous. Elle était
tellement forte. Elle n’arrêtait pas de m’épater.
— Comment tu dis déjà ? lui demandai-je. Il va se transformer en torche humaine.
Un éclat amusé s’alluma dans ses yeux.
— Ça devrait être drôle.
Andrew monta sur le mur de soutènement de la piscine dans laquelle était posé le
bateau. Plusieurs humains se tournèrent vers lui. Je me crispai. L’espace d’un instant, le
temps sembla se figer. Puis, sans se départir de son sourire arrogant, Andrew ouvrit les bras.
Les contours de son corps se mirent à onduler.
À côté de moi, j’entendis Kat prendre une grande inspiration.
Au départ, personne ne remarqua la différence, puis son tee-shirt blanc devint flou,
ainsi que le reste de son corps.
Un murmure sourd parcourut la foule.
Alors, Andrew disparut. Pouf. Sans laisser de trace.
Des exclamations de surprise s’élevèrent, une symphonie de cris d’excitation et de sons
de confusion. À l’intérieur de leurs voitures, les gens regardaient la scène, bouche bée.
D’autres s’étaient arrêtés de marcher, créant un effet domino.
Andrew réapparut sous sa véritable forme. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, il
brillait plus fort que toutes les étoiles dans le ciel et toutes les enseignes du Strip. Sa lumière
blanche était légèrement teintée de bleu. Elle attirait l’œil, forçait toutes les personnes
présentes dans la rue à le regarder.
Silence.
C’était tellement silencieux qu’on aurait pu entendre une sauterelle faire une prise de
karaté à une mouche.
Soudain, un tonnerre d’applaudissements interrompit le fil de mes pensées. Andrew se
tenait là, devant un foutu bateau pirate, étincelant comme si on lui avait fourré une ogive
nucléaire dans le cul, et les gens applaudissaient ?
Paris s’approcha de moi en riant.
— Apparemment, ils ont vu des trucs plus bizarres que ça dans les rues de Vegas.
Merde. Il n’avait pas tort.
Des flashs d’appareils photo s’allumèrent dans la foule. Andrew qui, visiblement, était
une bête de scène dans l’âme, leur fit une révérence, avant de se mettre à danser.
Je levai les yeux au ciel. Il n’avait rien trouvé de mieux à faire ?
— Waouh, souffla Kat, les bras ballants. Dites-moi que je rêve.
— Bon, à moi d’entrer en scène ! déclara Paris en s’éloignant.
Il s’approcha d’une voiture sur la file voisine, une BMW rouge conduite par un homme
d’âge moyen, puis prit sa forme originelle.
L’homme sauta hors de sa voiture et recula.
— C’est quoi, ce bordel ? s’écria-t-il en observant Paris. Qu’est-ce qui se passe ici ?
Sous sa véritable apparence, Paris se fraya un chemin entre les voitures, en direction de
la foule rassemblée devant le bateau pirate et Andrew. Il s’arrêta juste derrière eux. Sa
lumière pulsa une fois, aveuglante, intense. Une vague de chaleur s’échappa alors de son
corps, forçant plusieurs spectateurs à s’éloigner vivement.
Dee sauta sur le capot d’une voiture, plusieurs mètres plus loin, et se redressa de toute
sa hauteur. Une légère brise souleva ses longs cheveux bruns. Quelques secondes plus tard,
elle avait pris sa vraie forme, elle aussi.
Le couple assis dans la voiture se précipita à l’extérieur, sur le trottoir. Ils se
retournèrent alors vers Dee pour l’observer avec de grands yeux.
Dawson fut le suivant. Il resta près de Beth et Ash, de l’autre côté de la route
congestionnée. Lorsqu’il se débarrassa de son apparence humaine, plusieurs personnes
crièrent de surprise.
— Reste près de moi, Kitten. Je ne plaisante pas.
Elle hocha de nouveau la tête.
Au loin, j’entendais l’hélicoptère s’approcher. Il ne faisait aucun doute qu’il allait
revenir inspecter le Boulevard. C’était le moment de vérité.
L’inquiétude commençait à gagner les humains. Elle alourdissait l’atmosphère. Je la
sentis s’infiltrer en moi, me chatouiller, et alors… je pris moi aussi ma véritable forme.
Autour de nous, les humains se figèrent, comme si quelqu’un avait appuyé sur le
bouton « pause ». Leurs mains se crispèrent sur leurs appareils photo ou sur leurs portables.
L’amusement se transforma en étonnement, puis en confusion. Bientôt, la peur les envahit.
Beaucoup échangèrent des regards nerveux. Certains commençaient à s’éloigner d’Andrew,
mais ils ne pouvaient pas aller bien loin.
Il faut qu’on passe à la vitesse supérieure. La voix de Dawson envahit mes pensées. Tu vois
le panneau Treasure Island ? Je vais le mettre hors service.
Fais attention de ne blesser personne, lui dis-je.
Dawson fit un pas en arrière. Le bras levé, il avait l’air d’essayer d’attraper une étoile
dans le ciel. L’énergie se répandit dans l’air, créant de l’électricité statique. La Source s’éleva
en lui et s’enroula autour de son bras comme un serpent. Tout à coup, un éclair s’échappa
de sa paume et traversa le ciel au-dessus des quatre voies. L’arc d’énergie contourna le
bateau pirate pour aller frapper l’enseigne lumineuse blanche.
Le panneau explosa. L’espace d’un instant, on se retrouva comme en plein jour. Une
pluie d’étincelles tomba de l’enseigne avant d’aller mourir dans les orbites d’un crâne géant.
De son côté, Andrew avait jeté son dévolu sur la Venetian Tower et son joli éclairage
doré. Il se tourna vers moi. Je fis appel à la Source. J’avais l’impression de respirer après
avoir passé plusieurs minutes sous l’eau. Un rai de lumière s’échappa de ma main et s’abattit
sur la tour. Les ampoules éclatèrent comme des feux d’artifice.
C’est à ce moment précis que les humains comprirent qu’il ne s’agissait pas d’un
spectacle ni d’une illusion d’optique. Ils ne savaient pas exactement à quoi ils assistaient,
mais leur instinct leur soufflait de s’enfuir.
Alors, plus rien ne compta à part leur survie. Il leur fallait s’éloigner à tout prix du
grand méchant inconnu… tout en prenant deux ou trois clichés de la scène.
Pourquoi les humains avaient-ils besoin de tout mettre sur film ?
Les gens couraient dans tous les sens, comme des fourmis, abandonnant leurs voitures
dans la précipitation. Une marée humaine composée d’individus de toutes les formes et de
toutes les tailles s’éloignait de la rue principale, en se poussant et en trébuchant. L’un
d’entre eux heurta Kat et l’éloigna du 4 × 4. Pendant un instant, je la perdis dans le chaos.
Je me précipitai en avant et ouvris la mer humaine en deux, comme Moïse. Leurs cris
commençaient à m’agacer.
Kat !
Sa réponse résonna dans ma tête et à mes oreilles.
— Ici !
Elle apparut derrière une femme qui s’était figée devant moi. Son expression choquée
éveilla un léger sentiment de culpabilité en moi. Puis Kat m’approcha, les yeux écarquillés.
— Je crois qu’on a réussi à avoir leur attention, dit-elle en respirant fort.
Tu crois ?
Je lui touchai le bras. Une décharge délicieuse passa de sa peau à la mienne.
Luc vint nous rejoindre, accompagné d’Archer.
— On devrait peut-être déplacer certaines voitures ?
Bonne idée. Gardez Kat avec vous.
Je portai mon attention sur la file de voitures devant nous. Il y avait quatre voies.
Certains véhicules étaient en fin de vie, d’autres, beaucoup plus luxueux, étaient à la pointe
de la technologie. Ça me faisait de la peine de les abîmer.
Archer se joignit à moi.
— Je vais t’aider.
Il se chargea d’une autre voie, tandis que je me concentrais sur celle où était garé le
Hummer. Repousser des objets était encore plus simple que les attirer à nous. Il suffisait de
libérer de l’énergie, comme une sorte d’onde de choc.
Les bras tendus, je regardai la voiture devant moi se mettre à trembler. Les jantes
vibrèrent. Les roues grincèrent. Puis le véhicule se renversa sur le côté. L’une après l’autre,
les voitures s’écartèrent du chemin, comme si un géant était passé par là. J’allai le plus loin
possible, sachant pertinemment que le Dédale avait compris ce qui se passait.
Je me tournai de nouveau vers Andrew. Il lançait des éclairs d’énergie avec frénésie.
Caché derrière un car de tourisme, un adolescent filmait toute la scène.
Une certaine tension m’emplit les veines. Cette vidéo allait se retrouver sur YouTube en
un rien de temps. Au loin, des sirènes retentissaient mais, avec les embouteillages, les
véhicules n’étaient pas près de nous atteindre.
— Regardez ! cria Kat en pointant un doigt vers le ciel.
Au-dessus de nous, un hélicoptère décrivait des cercles. Il dirigea son projecteur sur
Andrew. Ce n’était pas les militaires. Le logo d’une chaîne de télévision décorait le flanc de
l’appareil. Merde. Ils étaient arrivés avant la police.
— Ils vont diffuser en direct, dit Kat en reculant. (Elle avait les yeux écarquillés.) Ils
vont diffuser en direct ! Les images seront partout !
C’est alors que je pris pleinement conscience de la portée de notre geste. Je savais à
quoi nous nous exposions avant de nous élancer, mais voir cet hélicoptère de la télé tourner
autour du Boulevard rendait les choses bien réelles. Les images filmées allaient être
envoyées à travers tout le pays en l’espace de quelques secondes. Le gouvernement était
capable de faire disparaître quelques vidéos, peut-être une centaine… mais ça ?
Il ne pourrait rien y faire.
À l’heure qu’il était, les gens étaient sans doute assis devant leur télé, en train de
regarder le journal, sans vraiment comprendre ce qu’ils voyaient, mais ils comprenaient que
la situation était sérieuse.
— Sans précédent, même ! ajouta Luc, ce qui prouvait qu’il lisait dans mes pensées, cet
idiot ! Tu as réussi, mon pote. Ils ne pourront pas nier ce qui s’est passé. Le monde est en
train d’apprendre que les humains ne sont plus les seuls êtres vivants sur cette planète.
Oui, c’était… sans précédent.
Mon regard remonta le long de la rue. Il y avait encore des gens qui observaient
Andrew et Dawson. Ensemble, ils allaient et venaient sur la route, en sautant par-dessus les
voitures comme s’ils jouaient à saute-mouton.
Voilà ce que voyaient les gens à travers le monde.
Personne ne pourrait l’expliquer de façon rationnelle. Le Dédale devait fulminer.
— C’est ce que tu voulais, pas vrai ? (Archer fronça les sourcils en voyant un homme
traverser la rue.) Révéler votre existence. Tu…
Un hélicoptère noir apparut soudain entre deux hôtels gigantesques, comme un
énorme oiseau de proie. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre que, cette fois,
l’armée était arrivée. Il vola au-dessus de nous mais, contrairement à celui de la télé, il ne
braqua aucun projecteur sur les mouvements de Dawson et Andrew.
Il fit un tour au-dessus de Treasure Island avant de disparaître derrière le grand hôtel.
Mon inquiétude grandit. J’enroulai mes doigts autour du poignet de Kat tout en criant le
nom de mon frère.
Il s’arrêta sur le toit d’une BMW rouge et s’accroupit, toujours sous sa véritable forme.
Lorsqu’il comprit pourquoi je l’avais appelé, il descendit du véhicule, alla rejoindre Dee et la
fit revenir sur la chaussée, elle aussi.
Il était temps.
Car quelques secondes plus tard, l’oiseau noir remonta dans le ciel et se positionna sur
le côté, comme s’il se préparait à quelque chose…
— J’ai un mauvais pressentiment, dit Luc en reculant légèrement. Archer, tu ne crois
pas que…
Je fus le premier à remarquer un éclat anormal au bas de l’hélicoptère militaire. Ce
n’était pas grand-chose : une faible lumière qui n’aurait pas dû me glacer le sang ni me figer
sur place. Pourtant, un missile fendit l’air, trop rapide pour l’œil humain, et une fumée
blanche s’éleva soudain dans la nuit.
Me retournant vivement, je serrai Kat contre mon torse et nous fis tomber tous les deux
contre le bitume brûlant, où je recouvris son corps avec le mien.
Quand un énorme craquement résonna, elle sursauta entre mes bras. Je resserrai mon
étreinte.
La terreur pesait sur mon ventre comme un amas de pierres. La colère me brûlait les
veines comme de l’acide. De la fumée s’échappait de la queue de l’hélicoptère de la télé. Il
se mit à tournoyer en éclairant de façon erratique le bateau pirate. Il était en train de
tomber en flèche sur le Treasure Island.
L’explosion fit trembler les voitures. Kat hurla et se débattit entre mes bras pour voir ce
qui se passait, mais je ne voulais pas qu’elle assiste à cette scène de chaos. Je pressai son
visage contre mon torse. Je savais qu’elle devait avoir chaud et que rester en contact avec
moi aussi longtemps ne devait pas être agréable, mais je ne voulais pas qu’elle voie ça.
Seigneur… Les pensées de quelqu’un reflétaient les miennes. Dawson ? Dee ? Archer ?
Luc ? L’un des Thompson ? Je l’ignorais.
Des flammes s’élevèrent du centre de l’hôtel et engloutirent bientôt la structure
tremblante de leur lueur orange. D’épaisses volutes de fumée assombrirent le ciel.
À côté du Hummer, Archer paraissait paralysé.
— Ils l’ont fait. Putain de… Ils l’ont abattu. L’armée les a abattus !
CHAPITRE 29

Daemon

Un vent de panique souffla alors. Je n’avais jamais rien vu de tel. Des gens se
précipitèrent hors de l’hôtel, ceux qui avaient réussi à s’échapper à temps, et inondèrent les
rues.
Toujours sous ma véritable forme, j’éloignai Kat de la route. Elle tentait de me dire
quelque chose, mais sa voix se perdait dans les cris. Mon Dieu. Je ne m’étais pas attendu à
ça. Je n’aurais jamais cru qu’ils s’en prendraient aux humains. Visiblement, j’avais sous-
estimé leur volonté de garder notre existence secrète.
— Il est trop tard, déclara Luc en attrapant le bras d’une femme qui venait de tomber à
genoux. (Il l’aida à se relever. Son visage était brûlé, à vif.) Les gens en ont déjà trop vu. Et
puis, regardez.
Je me retournai, sans lâcher Kat. Elle fixait le visage de la femme mutilée avec un peu
trop d’insistance. L’homme qui était dans la voiture sur laquelle Dee avait sauté continuait
de tout filmer, de nous filmer nous, avec son téléphone.
Dissimulant Kat derrière moi, je reportai mon attention sur Luc. Il avait posé la main
sur le front de la femme qui se tenait droite comme une statue. Il la soignait.
— Fuyez, lui dit-il quand il eut terminé. (La femme le dévisagea, bouche bée. Elle
portait une sorte de déguisement : jupe et soutien-gorge en cuir.) Partez !
Elle ne demanda pas son reste.
Archer se tourna vers nous.
— Ils arrivent !
Des hommes portant l’uniforme du SWAT approchaient à pied. Ce n’était pas le SWAT
de Las Vegas. Il s’agissait d’agents du Dédale. Des militaires. Et ils avaient sorti l’artillerie
lourde.
Des PEP.
Ils tirèrent aussitôt sur Andrew. Un rayon de lumière rouge fendit l’air dans sa
direction.
Andrew réussit à l’éviter de justesse en passant par-dessus le mur de soutènement. Un
éclair d’énergie le quitta et vint s’écraser aux pieds du groupe armé. Le bitume se fendit et
se souleva, faisant tomber plusieurs hommes à terre. Des coups de feu retentirent. Un autre
rayon rouge fusa dans le ciel.
Il y avait des militaires en tenue de camouflage derrière eux !
— Putain, grogna Archer. On est dans la merde.
Merci pour l’info, Sherlock. Après avoir placé Kat derrière moi, j’abattis mon pied par
terre, créant une fissure dans la route. Puis je levai les bras au ciel et laissai la Source
m’envahir.
Je posai les mains sur le pare-chocs de la Mercedes devant moi pour électrifier la
carrosserie. Je la soulevai ensuite et la lançai comme un frisbee en direction des soldats qui
se dispersèrent comme des cafards. La voiture vola dans les airs en tournoyant jusqu’à aller
s’écraser sur un palmier qu’elle déracina.
Un rayon rouge passa au-dessus de nos têtes, entre Archer et moi. Il manqua Luc de
peu. Je me retournai lentement. Oh non, ce n’est pas vrai.
De l’énergie me quitta en vagues successives. Elles frappèrent cinq militaires qui se
retrouvèrent projetés contre le car de tourisme.
Un autre tir nous frôla à droite. J’attrapai Kat au moment où Paris courait devant moi.
Il se jeta sur Luc pour le pousser de la trajectoire d’un PEP.
Malheureusement, c’est lui qui fut touché.
Il se figea en plein mouvement et se mit à convulser. Son apparence n’arrêtait pas de
changer, passant d’humaine à Luxen. De l’électricité parcourait tout son corps, s’échappant
davantage au niveau de ses coudes et de ses genoux. Puis, tout à coup, il cessa de bouger et
sa lumière pâlit. Il s’effondra par terre. Du liquide bleu étincelant se répandit tout autour de
lui.
Il était mort.
Luc laissa échapper un son inhumain. Un halo lumineux l’enveloppa. Ses pieds
quittèrent le sol et il s’éleva de plusieurs mètres dans les airs. De l’électricité statique
crépitait sous lui. Sa lumière pulsa, aussi brillante que celle du soleil, puis il y eut des cris.
Une odeur de chair brûlée emplit l’air.
Des coups de feu retentirent, sifflèrent près de mes oreilles, et s’abattirent sur les
voitures. Apparemment, la cavalerie venait d’arriver avec de bonnes vieilles armes à feu.
Dawson apparut soudain à côté de moi. Ses doigts effleurèrent l’arrière d’une Sedan. Il
la jeta sur le car pour bloquer les militaires.
Reste derrière moi, avertis-je Kat quand je la sentis bouger.
Je peux vous aider.
Tu peux mourir, surtout. Alors, reste derrière moi.
Malgré la colère qui émanait d’elle, elle serra les dents et m’obéit. Nous avions de plus
gros problèmes. Le crissement de lourds pneus sur la route attira notre attention. Dégager
la route avait joué en notre défaveur. Une armada de Jeep sortit de la fumée, ainsi que… un
tank ?
— C’est une blague ! s’exclama Kat. Qu’est-ce qu’ils comptent faire avec ça ?
Le canon de l’engin se braqua sur nous. On brillait tellement qu’on aurait aussi bien pu
avoir une cible géante autour du cou.
— Merde, jura Archer.
Courant entre les voitures, Andrew abattit son poing sur le capot d’un camion puis le
souleva sans effort pour le jeter sur le tank dans une explosion de flammes. Des soldats en
sortirent en vitesse, juste avant que l’engin militaire explose à son tour. On aurait dit un feu
d’artifice. Il fut propulsé au-dessus du Boulevard, avant de retomber dans le jardin de la
Venetian où il roula en tonneaux jusqu’au parking.
Le cœur battant la chamade, je soulevai les morceaux de bitume fissuré du sol et les
lançai en direction des flics pour les obliger à reculer. Tout allait beaucoup trop vite. Des
militaires arrivaient de tous les côtés. Luc les attaquait les uns après les autres, les
empêchait de nous approcher. Des policiers descendaient le Boulevard à pied et tiraient sur
tout ce qui bougeait. Des gens, des innocents, se cachaient derrière les voitures et hurlaient.
Dee essayait de les aider à s’éloigner, pour les mettre à l’abri, mais la peur les paralysait.
Après tout, elle brillait comme une boule disco.
Dee reprit son apparence devant un homme et une femme qui serraient deux enfants
dans leurs bras.
— Allez-vous-en ! cria-t-elle. Fuyez !
Ils hésitèrent un instant, avant de soulever les enfants et de se précipiter vers le terre-
plein où Ash protégeait toujours Beth.
Un rayon rouge passa soudain devant mon visage. Je me retournai vivement, juste à
temps pour voir un éclair d’énergie blanche s’élever. Derrière moi, un corps s’effondra. Les
yeux de Kat brillaient. En me retournant complètement, je me rendis compte que c’était un
soldat qui gisait par terre avec une arme PEP dans les mains.
— Tu vois que je peux aider, dit-elle.
Tu m’as sauvé la vie, lui dis-je. C’est super sexy.
Elle secoua la tête, avant de relever le menton.
— Il faut qu’on… Oh, mon Dieu, Daemon ! Daemon !
La peur qui émanait de sa voix me serra le cœur. Alors que je m’approchais d’elle, tout
à coup, je compris le problème. Je le ressentis dans toutes les cellules de mon corps. Dawson
se figea. Andrew fit volte-face.
Au-dessus de l’enseigne lumineuse du Caesar’s Palace et du Bellagio, un nuage noir
avançait très vite, bloquant la lumière des étoiles. Ce n’était pas vraiment un nuage… ni un
vol de chauves-souris.
C’étaient des Arums.

*
* *

Katy

Les choses, qui n’étaient déjà pas idéales, empirèrent en moins de deux.
Quand Daemon avait expliqué son plan, jusqu’à ce que je voie l’armée descendre un
hélico rempli d’innocents, je ne m’étais jamais imaginé que ça finirait ainsi. Nous avions
simplement voulu les déstabiliser, créer une diversion pour nous échapper.
Nous n’avions pas eu l’intention de déclencher une guerre.
À présent, Paris était mort et des créatures bien plus dangereuses que les monstres qui
se tapissaient sous nos lits avançaient vers nous.
À mes yeux, l’apparition de ces ombres dans le ciel n’était pas un accident. Bien sûr, les
pouvoirs des Luxens étaient visibles de tous, mais les chances pour que des Arums
débarquent pile au bon moment, comme par hasard, étaient quasiment nulles.
Ils étaient là à cause du Dédale, parce qu’ils travaillaient avec eux.
Le nuage se dispersa, créant comme des coulées de pétrole à travers le ciel. Elles
disparurent derrière le Caesar’s Palace, avant de réapparaître dans une explosion sur le
côté de l’hôtel. Des éclats de verre et des débris volèrent dans tous les sens.
J’ouvris la bouche pour crier, mais aucun son n’en sortit.
Un Arum s’approchait du Boulevard. Il bougeait tellement vite que ce n’était même plus
une affaire de secondes avant qu’il atteigne sa cible.
Volant jusqu’au Hummer, il heurta Andrew de plein fouet et le souleva sur plusieurs
mètres. Le cri d’horreur d’Ash résonna en moi. L’Arum reprit sa forme naturelle en l’air. Sa
peau était noire et brillante comme de l’obsidienne. Il jeta Andrew par terre comme une
poupée de chiffon.
Un autre Arum se mit à descendre le Strip, slalomant entre les voitures. Puis il s’éleva
et rattrapa Andrew au vol. Ensemble, ils foncèrent tout droit vers la piscine du Treasure
Island.
Daemon réagit au quart de tour. Sa lumière se fit plus vive que jamais et il se précipita
vers l’autre Arum, pour l’empêcher d’accéder lui aussi à la piscine. Quand ils se percutèrent,
l’obscurité rencontrant la lumière, ils tourneboulèrent dans le ciel comme un boulet de
canon. Dawson entra dans la bagarre à son tour, évitant de justesse des rayons rouges.
L’Arum et Andrew remontèrent à la surface de la piscine. Après avoir pris de l’élan,
l’Arum frappa Andrew en pleine poitrine. Celui-ci recula sous la violence du coup et sa
lumière se mit à vaciller, comme celle d’une luciole.
Au moment où j’allais avancer aussi, je sentis des bras m’encercler la taille.
Ce n’était pas une étreinte amicale.
La panique m’envahit tandis que mes pieds quittaient le sol. Devant moi, l’Arum
souleva Andrew dans les airs. Un rayon rouge fulgura et Andrew… Oh, mon Dieu…
Le hurlement d’Ash confirma mes doutes. L’espace d’un instant, elle reprit sa véritable
apparence, comme si elle était incapable de se contrôler. Une vague d’énergie se déversa sur
la route.
Une seconde plus tard, je me retrouvai sur le dos, le souffle coupé. Un militaire avec un
casque intégral se tenait au-dessus de moi. Je ne savais pas quoi faire. J’étais paralysée,
figée entre l’incrédulité et la terreur. Paris était mort. Andrew aussi.
Le canon d’une arme étrange était pointé sur moi.
— N’essaie même pas de t’échapper, me dit une voix étouffée.
Mon cerveau avait cessé d’assimiler pleinement ce qui se déroulait autour de moi. Je
voyais le reflet de mes yeux écarquillés dans le casque. Alors, ma part d’humanité se mit en
veille. La rage m’envahit. Ça faisait du bien. Je ne ressentais plus la moindre peur, panique
ou tristesse. Il n’y avait plus que le pouvoir qui comptait.
Le cri que je n’avais pas réussi à expulser jusqu’à présent, le genre de cri qui vous
laissait une empreinte à vie, choisit ce moment pour sortir. J’ignore ce que je fis alors mais,
quand je repris mes esprits, le soldat et son pistolet n’étaient plus là. Tout autour de moi,
les véhicules tremblaient et se déplaçaient. Certains se retournaient carrément. Du verre se
fissura, puis explosa. La rue se retrouva couverte de bris de glace. La douleur qu’ils
m’infligèrent me parut ridicule.
Qui sait où était passé le soldat ? Le plus important, c’était qu’il avait disparu.
Je me relevai et jetai un coup d’œil alentour. Des flammes s’échappaient du Treasure
Island et du Caesar’s Palace. Le Mirage fumait. Les vitres des voitures étaient brisées. Des
corps jonchaient la rue. Je n’avais jamais vu un tel chaos, pas dans la vraie vie, en tout cas.
Je cherchai mes amis du regard, mais ce fut Daemon que je repérai en premier. Il se battait
contre un Arum. On ne distinguait d’eux que des éclairs noirs et blancs. Archer s’occupait de
l’Arum près de la piscine pendant que Dee en sortait le corps sans vie d’Andrew. L’eau
dégoulinait sur son visage et ses cheveux. Le tenant entre ses bras, elle le hissa au-dessus du
mur. La scène me brisa le cœur.
Je me tournai vers Ash qui continuait de protéger Beth. Elle avait gardé son apparence
humaine mais elle semblait tiraillée entre l’envie d’aller rejoindre son frère et tenir la
promesse qu’elle avait faite à Dawson. Je me rendis compte que je pouvais le faire à sa
place. Je pouvais surveiller Beth pendant qu’Ash irait où son cœur voulait être.
L’hélicoptère militaire revint soudain de notre côté et stoppa mon avancée. Archer
surgit alors de nulle part. La Source émana de lui comme une vague de lumière et il leva les
bras au ciel. Un éclair d’un blanc pur s’écrasa sous l’appareil et l’envoya valser contre les
casinos.
Le bruit de l’impact fut assourdissant et une boule de feu illumina soudain la nuit.
Je me tournai vers l’endroit où Archer s’était tenu un instant plus tôt, mais il était déjà
parti, rapide comme un ninja. Seigneur.
Les pieds plantés sur le bitume craquelé, j’observai l’espace qui me séparait de Beth et
Ash. Luc occupait les soldats. Ou du moins, ce qu’il en restait. Une odeur terrible me
retournait l’estomac. Je me souvins alors de ce dont les Origines étaient capables.
Apparemment, on pouvait ajouter « petits pyromanes diaboliques » à leur description. Je me
mis à courir, en me mettant à couvert d’un camion renversé.
Beth tourna la tête vers moi. Elle avait les bras croisés sur sa taille, comme pour se
protéger. Elle avait l’air terrifié. Je réussis à contourner un palmier déraciné. J’étais à deux
doigts d’y arriver.
Puis mes pieds quittèrent le sol et je fus propulsée en arrière.
Je heurtai un van ; le choc se répercuta dans mon corps tout entier. Ma tête partit en
arrière. Une douleur atroce descendit le long de ma colonne vertébrale. La vue trouble, je
glissai lentement sur le sol. Merde. Ça faisait mal. Je clignai les yeux pour essayer d’éclaircir
ma vision.
Avec un grognement, je roulai sur le côté et posai les mains sur la route déformée.
Quand j’essayai de me redresser, mon bras trembla. J’avais l’impression que mes organes
avaient été mélangés et qu’ils essayaient de reprendre leur place. Il fallait que je…
Une ombre passa devant moi. Il me fallut un instant pour comprendre que ce n’était
pas parce que j’étais sur le point de m’évanouir. De la chair de poule se forma sur mes bras.
Un courant d’air glacé me frôla.
Un Arum.
Me pressant par terre, je rampai sous le van pour tenter de gagner du temps et
récupérer un peu de force. L’odeur d’essence et de gaz d’échappement m’obstruait la gorge.
Je fermai les yeux le plus fort possible en avançant à plat ventre, sans me soucier de râper
ma peau contre le sol. Je réussis à atteindre l’autre côté et à passer sous une Sedan à
laquelle je m’agrippai pour me redresser.
Tout à coup, le van se mit à trembler, puis s’écarta vivement.
L’Arum se tenait là, sous sa forme humaine, magnifique et pâle, d’une beauté froide qui
me coupa le souffle et me répugna à la fois. Un sourire inquiétant étira lentement ses lèvres.
J’avais l’impression qu’un vent glacial venait de me frapper.
En silence, il leva les bras.
L’air vibra autour de moi et je tombai en arrière. Derrière moi, les palmiers tremblaient
et le métal grinçait. Le vent se fit de plus en plus fort. Je me cachai derrière la voiture. Les
arbres déracinés volèrent en direction de l’Arum. La Sedan s’éloigna également de moi,
comme si elle était aspirée. Un stand de brochures touristiques fendit l’air. Des morceaux de
route s’élevèrent, restèrent suspendus quelques secondes, avant d’être attirés à lui à leur
tour. Tout à coup, un cri me perça les tympans.
Une femme vola près de moi en se débattant dans les airs, avant de disparaître derrière
l’Arum. Son corps désarticulé alla rejoindre les autres sur le sol.
L’Arum était comme un trou noir. Il aspirait tout ce qui se trouvait sur son passage. Je
ne faisais pas exception. J’avais beau tenter d’ancrer mes pieds par terre, je glissais
inexorablement dans sa direction.
Des doigts glacés s’enroulèrent autour de ma gorge. Puis il baissa sa tête vers la
mienne. Je ne me souvenais pas d’avoir déjà vu les yeux d’un Arum. Ils étaient d’un bleu
très pâle, comme si la couleur en avait été drainée.
— Qu’est-ce que nous avons là ? demanda l’Arum à voix haute. (Il inspira
profondément, en fermant les yeux, comme s’il pouvait me goûter.) Une hybride. Miam
miam.
Il était hors de question que je serve de goûter intergalactique.
Je levai vivement les bras pour faire appel à la Source. Malheureusement, l’Arum saisit
mon poignet dans une prise de fer. Le cœur au bord des lèvres, je sentis sa joue froide
contre la mienne. Sa bouche remua près de mon oreille, me faisant frissonner de dégoût.
— Ça risque de faire mal. Un tout petit peu, dit-il avant de rire franchement. Bon,
d’accord. Ça va faire très mal.
Il comptait se nourrir.
Le coin de mon cerveau qui fonctionnait toujours se dit que c’était vraiment stupide de
mourir ainsi. Après tout ce qui s’était passé (le Dédale, les armes, les coups de feu…), j’allais
finir bouffée par un Arum.
Mon corps se crispa tout entier, et soudain, la peur, la colère, le dégoût et la panique
enflèrent en moi comme un ballon gonflé à l’hélium.
L’énergie m’envahit, affûta mes sens. Je sentis l’Arum contre moi. Je le sentis placer sa
bouche devant la mienne, à quelques millimètres d’écart. Je sentis son souffle, son frisson de
pouvoir. Puis une sensation de succion glaciale me prit aux tripes. On aurait dit qu’il avait
planté des crochets à l’intérieur de moi pour mieux absorber mon essence vitale.
Je plaquai une main sur le torse de l’Arum et l’énergie le frappa de plein fouet. À bout
portant, la puissance de mon coup en fut décuplée. L’éclair étincela entre nous et nous
propulsa dans des directions opposées.
Les étoiles tournoyèrent autour de moi.
Je tombai sur le trottoir, sur le côté, puis roulai sur le dos. L’Arum était suspendu dans
les airs, les bras et les jambes écartées. Son corps convulsa une fois, deux fois. Un point
lumineux, la marque laissée par la Source, grandit sur son torse, créant de petites fissures
blanches qui le recouvrirent bientôt entièrement.
Il explosa en milliers d’éclats.
Putain de merde…
Quand je me redressai et me retournai, je me retrouvai face à face avec un jeune
homme. Il marchait hébété, sans comprendre ce qu’il voyait. Je compatissais. J’avais
sûrement la même expression sur le visage lorsque Daemon avait arrêté ce camion devant
moi et que j’avais compris qu’il n’était pas humain.
Je l’avais peut-être en ce moment même.
Je baissai les yeux.
Il tenait son smartphone entre ses doigts crispés. Tout… Il avait tout filmé avec son
portable. Mon visage aussi. C’était sans doute idiot de s’inquiéter de ça pour le moment,
étant donné tout ce qu’il avait dû filmer, mais la seule chose à laquelle je pouvais penser,
c’était que si cette vidéo échouait sur Internet, elle allait devenir aussi populaire que celle
du Nyan Cat.
Je ne tenais pas à ce que ma mère découvre que j’étais vivante de cette façon. Je n’étais
pas au top de ma forme mais j’étais vivante.
Malheureusement, il était déjà trop tard.
Quand je fis un pas vers lui, le garçon sembla se réveiller de sa torpeur et s’enfuit.
J’aurais pu le pourchasser mais j’avais des problèmes plus importants.
Une odeur de fumée et de mort régnait tout autour. D’un pas mal assuré, je me dirigeai
vers l’endroit où j’avais aperçu les autres pour la dernière fois. Le car de touristes rouge me
servait de repère. Malgré la douleur que je ressentais dans toutes les cellules de mon corps,
j’examinai l’étendue des dégâts. Les armes du Dédale, les PEP, n’étaient pas seulement
dangereuses pour les Luxens et les hybrides. Les lampadaires étaient cassés en deux ou
avaient fondu. Des départs de feu menaçaient le Strip tout entier.
Des cadavres jonchaient la route.
Je me frayai un chemin parmi eux, grimaçant en voyant leurs vêtements brûlés, leurs
plaies béantes et leur peau écorchée. Tant d’innocents étaient morts pour rien ! Les Luxens
n’étaient pourtant pas durs à repérer, ils étincelaient comme des ampoules ambulantes.
Même les hybrides se distinguaient de la masse au premier coup d’œil. On aurait dit que
l’armée se moquait des pertes civiles et avait décidé de tirer à tout-va. Étaient-ils devenus
fous ?
Je savais très bien comment le gouvernement allait expliquer ce drame. Il raconterait
que tout était notre faute, qu’il fallait blâmer les Luxens, alors que c’était eux qui avaient
attaqué en premier et qui avaient pris la vie d’innocents.
Voir tous ces corps me retournait l’estomac. Pourtant, je continuai d’avancer, jusqu’à ce
que je sente une douce chaleur au niveau de ma nuque. Lorsque je levai la tête, je vis
Daemon qui se battait à mains nues avec un soldat, sous sa forme humaine. Mon cœur
bondit dans ma poitrine lorsque son adversaire réussit à lui assener un coup de poing, mais
Daemon encaissa sans broncher et l’assomma aussitôt.
Il se tourna alors vers moi et me regarda dans les yeux. Ses cheveux humides étaient
plaqués sur son front et ses tempes. Ses iris étincelaient comme des diamants. Je lus le
soulagement de me voir dans son expression. Puis il secoua la tête. La tristesse qui brillait
dans son regard était insupportable.
Un éclat rouge fusa plus loin, sur le Strip, me rappelant à quel point les rues étaient
dangereuses. Je fis un pas en avant. Ash et Beth contournaient une Jeep renversée. J’étais
contente de les voir saines et sauves, même si Ash pleurait à chaudes larmes. Son frère…
Je pris une grande inspiration. Nous avions tant…
— Kat ! rugit Daemon.
Des bras puissants m’attrapèrent par-derrière. J’eus le réflexe de me débattre, mais on
m’écarta vivement de la trajectoire d’un rayon rouge. Le tir de PEP nous frôla et fonça en
direction de Beth. Dawson hurla de colère et le temps sembla ralentir. L’étreinte se desserra
autour de moi. Archer criait dans mon oreille. Daemon, lui, se mit à courir en sautant sur
les voitures.
Ash se tourna vers Beth à une vitesse inhumaine, aussi vite qu’une balle. Elle prit alors
Beth dans ses bras et la poussa hors de la trajectoire pour la protéger.
Le rayon frappa Ash en plein dos.
De la lumière remonta le long de sa colonne vertébrale, suivant le réseau de ses veines.
La tête rejetée en arrière, elle tomba à genoux, puis s’effondra sans la grâce habituelle qui
la caractérisait.
Elle ne bougeait plus.
Je me libérai de l’étreinte d’Archer et arrivai vers elle en même temps que Daemon. Il la
saisit par les épaules et la retourna. Un liquide bleu brillant coulait hors de sa bouche et sa
tête dodelina contre le bras de Daemon.
Quelque part, au loin, le cri d’un homme fut interrompu par un craquement sordide.
— Ash, souffla Daemon en la secouant légèrement. Ash !
Ses yeux sans vie étaient fixés sur le ciel. Une partie de moi savait la vérité, mais mon
cerveau refusait de l’accepter. Ash et moi n’aurions jamais été amies. Nous aurions sans
doute toujours été rivales, mais elle était incroyablement forte et bornée. J’étais persuadée
qu’elle pouvait survivre à tout, même une attaque nucléaire.
Pourtant, sa magnifique apparence humaine, son si beau visage, disparaissait et sa
lumière s’éteignait peu à peu. Bientôt, ce ne fut plus Ash que Daemon tenait dans ses bras,
mais une enveloppe vide, avec une peau transparente et de fines veines.
— Non, murmurai-je en dévisageant Daemon.
Il frissonna.
— Putain ! s’écria Dawson en étreignant Beth. (Elle pleurait doucement.) Elle…
Beth déglutit difficilement.
— Elle m’a sauvé la vie.
Arrivant près de Dawson, Dee porta ses mains à sa bouche. Elle ne dit rien. Ce n’était
pas la peine. Ses émotions se lisaient clairement sur son visage.
— Hé, les gars, il faut vraiment qu’on… (Luc apparut derrière Daemon. Il s’arrêta, les
sourcils froncés.) Merde.
Je relevai la tête. Je ne savais pas quoi dire. De toute façon, ça n’aurait servi à rien. Une
voiture, ou quelque chose, explosa non loin.
— J’ai trouvé un gros 4 × 4 au bas de la rue. On rentre tous dedans, expliqua Luc. Il
faut qu’on parte pendant que la route est dégagée. D’autres soldats ne vont pas tarder à
arriver et je ne réussirai pas à tous les abattre. Vous non plus. On commence à manquer
d’énergie.
— On ne peut pas les abandonner ici, cracha Daemon.
— Nous n’avons pas le choix, intervint Archer. Si on reste une seconde de plus, on va
finir comme eux. Kat va finir comme eux.
La mâchoire de Daemon se crispa. Mon cœur se serra pour lui. Il avait grandi avec les
Thompson et, quelque part, je savais que Daemon aimait toujours Ash. Pas de la même
façon qu’il m’aimait, moi, mais c’était tout aussi important.
— Je ne veux pas laisser Paris ici, moi non plus, dit Luc en regardant Daemon dans les
yeux. Il ne mérite pas d’être abandonné, mais nous n’avons pas le choix.
Daemon eut sans doute un déclic, car il allongea tendrement Ash par terre avant de se
lever. Je l’imitai.
— Où est la voiture ? demanda-t-il d’une voix dure.
Luc désigna le bout de la rue.
Je tendis le bras vers Daemon et il me prit la main. Quelques minutes plus tôt, nous
étions dix. Mais seuls sept d’entre nous s’enfuyaient à travers les voitures calcinées, les
cadavres et les débris. Je m’efforçai d’avancer sans penser à tout ça.
Luc avait déniché un 4 × 4 et un pick-up mais, à présent, nous n’avions plus besoin
que d’une seule voiture. Cette pensée m’emplit de tristesse. Archer s’installa derrière le
volant du 4 × 4 et Luc s’assit à côté de lui.
— Dépêchez-vous ! nous pressa Luc. Il y a encore des voitures là-bas mais ça avance. Il
n’y a plus de barrage. Les gens quittent la ville. On devrait réussir à se perdre dans la
masse.
Dawson aida Beth à se hisser d’un côté pendant que Daemon et moi montions de
l’autre. On s’installa sur une deuxième banquette arrière, au fond. Dee, elle, s’assit sur celle
du milieu avec Dawson et Beth. Une fois les portières fermées, Archer fonça.
Le corps engourdi, je me tournai sur mon siège pour regarder à travers la vitre arrière.
Le 4 × 4 slalomait entre les voitures, évitait de justesse les civils apeurés qui couraient dans
les rues. Nous quittions la ville en laissant derrière nous Paris, Andrew et Ash.
Derrière la vitre, Vegas brûlait.
CHAPITRE 30

Katy

Le trajet se fit dans un silence tendu. On n’arrêtait pas de regarder derrière nous,
s’attendant à voir l’armée apparaître d’une seconde à l’autre sur nos traces, et personne ne
savait quoi dire. Qu’aurions-nous pu dire, d’ailleurs ?
Me retournant dans les bras de Daemon, je pressai mon visage contre son torse et
respirai son parfum boisé entêtant. L’odeur de la mort et de la destruction ne lui avait pas
collé à la peau. Heureusement. Si je fermais les yeux et que je retenais ma respiration
jusqu’à perdre un ou deux neurones, je pouvais presque imaginer que nous nous baladions
à travers le désert, sans but.
Je n’avais pas pris la peine de boucler ma ceinture. Au bout d’un moment, il m’avait
éloigné de la vitre arrière de la voiture pour m’asseoir entre ses jambes. Ça ne me
dérangeait pas. Au contraire, après tout ce que nous avions vécu, son étreinte me rassurait.
Et je crois qu’il en avait besoin, lui aussi. J’aurais voulu être dans sa tête pour savoir à quoi il
pensait.
Je passai mon pouce sur son cœur et me mis à tracer des formes indistinctes sur sa
poitrine. J’espérais que la culpabilité ne le rongeait pas. Rien de tout ça, aucune de ces
morts n’était sa faute. J’aurais voulu le lui dire, mais je n’osais pas briser le silence. Dans la
voiture, tout le monde pleurait quelqu’un.
Je n’avais jamais été proche d’Andrew et d’Ash. Je n’avais pas non plus connu Paris
intimement. Pourtant, leur disparition m’affectait. Chacun était mort en sauvant quelqu’un
d’autre et personne ne connaîtrait jamais leur sacrifice. À part nous. Leur perte nous
marquerait pendant un long moment, peut-être même pour l’éternité.
La main de Daemon remonta le long de mon dos, puis s’enfouit dans mes cheveux. Ses
doigts frôlèrent ma nuque. Il se déplaça légèrement pour déposer un baiser sur mon front.
Mon poing se referma sur son tee-shirt en même temps que mon cœur se serrait.
Je relevai la tête pour lui parler à l’oreille.
— Je t’aime tellement.
Il se crispa avant de se détendre.
— Merci.
Comme je n’étais pas sûre de savoir pourquoi il me remerciait, je me lovai de nouveau
contre lui et écoutai son cœur battre, fort et régulier. J’avais mal partout et la fatigue me
gagnait, mais il m’était impossible de dormir. Au bout de deux heures, Luc nous avait
annoncé qu’aller en Arizona serait trop risqué, en raison de sa proximité avec Las Vegas. Je
n’avais même pas regardé la direction qu’il prenait. Il connaissait une autre cachette, dans
une grande ville de l’Idaho, qui s’appelait Cœur d’Alene. À quinze heures de route de
l’endroit où nous nous trouvions.
Dee lui avait alors demandé comment il avait fait pour acquérir autant de propriétés
quand il n’avait qu’une quinzaine d’années. Pour ma part, je trouvais que c’était une très
bonne question.
— Le genre de club que je gère rapporte beaucoup d’argent… Et les faveurs que
j’accorde ne sont pas gratuites, répondit-il. J’aime avoir le choix, et pouvoir me cacher un
peu partout à travers le pays. On ne sait jamais quand on va en avoir besoin.
Dee sembla se contenter de cette réponse. De toute façon, on n’avait pas vraiment le
choix.
Le lendemain matin, on s’arrêta au nord de l’Utah pour faire le plein. Après avoir
changé d’apparence, Dawson et Daemon allèrent acheter à boire et à manger pendant que
nous restions assis dans la voiture, dissimulés par les vitres teintées. Archer se chargeait de
remplir le réservoir d’essence, une casquette vissée sur la tête.
Trop nerveuse pour rester en place, je me penchai en avant pour voir si Bethany allait
bien.
— Elle dort, me dit Dee d’une voix douce. Je ne sais pas comment elle fait. Moi, je crois
que je n’y arriverai plus jamais.
— Je suis désolée, dis-je en posant la main sur l’arrière de son siège. Je suis vraiment
désolée. Je sais que tu étais très proche d’eux. Si seulement… si seulement les choses
avaient été différentes.
— Je sais, répondit-elle en recouvrant ma main avec la sienne. (La joue pressée contre
le siège, elle cligna plusieurs fois les yeux. Des larmes les faisaient briller.) Tout paraît
tellement irréel… Tu ne trouves pas ?
— Oui, c’est vrai. (Je serrai sa main.) Je n’arrête pas de me dire que je vais me réveiller.
— Et on se retrouvera plusieurs mois en arrière, juste avant le bal de fin d’année ?
Je hochai la tête. Malheureusement, ce genre de pensées risquait de nous faire
déprimer plus qu’autre chose. Daemon et Dawson revinrent à la voiture avec des sacs plein
les bras.
Lorsque Archer se réinstalla derrière le volant, ils distribuèrent des boissons et des en-
cas à tout le monde. Daemon me tendit un petit paquet de chips aux oignons. J’allais avoir
une haleine d’enfer.
— Merci.
— Évite juste de m’embrasser pendant un petit moment, prévint-il.
Je souris. C’était bizarre de sourire après tout ce qui s’était passé, et en me voyant,
Daemon eut les larmes aux yeux. À mon avis, son interdiction de l’embrasser n’allait pas
durer longtemps. Il me regardait avec bien trop d’amour.
— Tu as entendu des trucs intéressants, dans la boutique ? lui demandai-je, curieuse.
Daemon consulta rapidement Dawson du regard. Ce simple geste me parut suspect et,
quand il secoua la tête, je ne pus m’empêcher de douter de sa bonne foi.
— Rien d’important.
Je plissai les yeux.
Il haussa un sourcil.
— Daemon…
Il soupira.
— Il y avait une télé derrière le comptoir qui diffusait des images de Las Vegas en
continu, mais le son était coupé. Je n’ai rien entendu.
— C’est tout ?
Il marqua une pause.
— À la caisse, des gens parlaient d’extraterrestres. Ils ont dit qu’ils savaient que le
gouvernement leur cachait des choses. Comme un OVNI qui se serait écrasé à Roswell dans
les années 1940. Très sincèrement, j’ai arrêté d’écouter après ça.
Je me détendis un peu. C’était une bonne nouvelle. Au moins, personne n’avait encore
organisé de chasse aux sorcières. On roula la plus grande partie de la journée, pourtant les
kilomètres que nous mettions entre Las Vegas et nous ne faisaient rien pour apaiser
l’atmosphère. Nous avions besoin de temps pour nous remettre de cette épreuve.
Les premières choses que je remarquai dans le nord de l’Idaho furent les grands sapins
et les sommets majestueux d’une chaîne de montagnes, au loin. Comparée à Vegas, la ville,
construite au bord du lac, était petite, mais elle était pleine de vie. On passa devant l’entrée
d’un village de vacances et je tentai de mémoriser les indications que Luc donnaient à
Archer, mais je n’avais pas le moindre sens de l’orientation. Il me perdit à « tourne à droite à
l’intersection. »
Au bout d’une quinzaine de minutes, on arriva à l’orée d’un parc national. Et moi qui
considérais que Petersburg était au milieu de nulle part ! Je n’avais encore rien vu.
Le 4 × 4 cahota sur un chemin de terre étroit bordé de sapins et d’autres arbres qui
auraient été parfaits à décorer pour Noël.
— Je crois qu’on va se faire manger par un ours, dit Daemon en regardant par la
fenêtre.
— Peut-être mais, au moins, vous n’avez rien à craindre en ce qui concerne les Arums,
répliqua Luc en se retournant sur son siège. (Il nous adressa un sourire fatigué.) Ce parc est
truffé de bêta-quartz et, à ce que j’en sais, il n’y a aucun Luxen dans les parages.
Daemon hocha la tête.
— Tant mieux.
— Au sujet des Arums… Vous pensez qu’ils étaient là par hasard ? demanda Dee.
— Pas du tout, répondit Archer en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur. (Il sourit
légèrement, sûrement pour Beth.) Le Dédale garde des Arums sous le coude, pour
neutraliser les Luxens qui… sortent du rang. Il y a eu une histoire comme ça dans le
Colorado, juste avant qu’ils vous attrapent au Mont Weather. Une femme qui était au
mauvais endroit, au mauvais moment. Ils ont fait appel à un Arum.
— Tu l’as rencontré, ajouta Luc en reportant son attention sur Daemon. Tu sais,
l’Arum, dans mon club, avec lequel tu voulais te la jouer Musclor ? Il a été appelé par la
Défense pour régler ce problème.
Je me tournai vers Daemon qui fronçait vivement les sourcils.
— Il n’avait pas vraiment l’air de régler le problème.
Le sourire de Luc se fit mystérieux, et un peu triste.
— Tout dépend de ce que tu entends par là. (Il s’arrêta, puis se rassit face à la route.)
C’est ce que Paris aurait dit.
Je me lovai de nouveau contre Daemon et me promis de lui poser des questions sur
cette rencontre plus tard. La voiture ralentit pour prendre un virage. Entre les sapins
apparut un énorme chalet en bois à un étage qui faisait bien la taille de deux maisons
réunies.
Le club de Luc devait vraiment lui rapporter une fortune.
On s’arrêta devant la porte d’un garage. Luc sortit et avança devant le véhicule. Là, il
souleva un cache qui dissimulait un petit clavier et entra un code. La porte s’ouvrit sans
encombre.
— Entrez ! dit-il en passant sous la porte.
J’avais hâte de sortir de la voiture. Je ne sentais plus les muscles de mes fesses et,
lorsque je posai enfin mes jambes sur le sol en béton, elles tremblèrent tellement que je dus
attendre de retrouver toutes mes sensations avant de me lever. Alors, je sortis du garage
pour me mettre au soleil. Il faisait beaucoup plus frais, sans doute dans les vingt degrés,
alors qu’on était au mois d’août. Ou étions-nous déjà en septembre ? Je n’avais pas la
moindre idée de la date.
Dans tous les cas, le cadre était très beau. Les seuls sons que l’on entendait, c’étaient le
chant des oiseaux et les animaux qui fourrageaient dans la forêt. Le ciel était d’un joli bleu.
Oui, c’était magnifique. Ça me rappelait… la maison.
Daemon apparut soudain derrière moi et passa ses bras autour de ma taille. Il posa son
menton sur ma tête.
— Ne t’enfuis pas comme ça.
— Je ne me suis pas enfuie. Je suis juste sortie du garage, répondis-je en plaçant mes
mains sur ses avant-bras musclés.
Quand il baissa la tête, sa barbe naissante me chatouilla la joue.
— C’est déjà trop loin.
D’habitude, je n’aurais pas hésité à lui rappeler que j’étais majeure et vaccinée, j’en
aurais même rajouté pour la forme mais, après tout ce qui s’était passé, je comprenais ce
qu’il ressentait.
Je me retournai dans ses bras et le serrai à mon tour contre moi.
— Les autres sont déjà en train de visiter la maison ?
— Oui. Luc a demandé à l’un d’entre nous d’aller en ville tout à l’heure pour acheter à
manger, avant qu’il ne soit trop tard. On dirait qu’on va rester coincés ici un bout de temps.
Je resserrai mon étreinte.
— Je ne veux pas que tu y ailles.
— Je sais. (Il porta une main à mon visage et recoiffa mes cheveux en arrière.) Mais
Dawson et moi, on est les seuls à pouvoir changer d’apparence. Et je ne le laisserai pas y
aller tout seul. Dee, encore moins.
Je pris une grande inspiration, avant de carrer les épaules. J’aurais voulu râler et me
plaindre.
— OK.
— OK ? Je n’ai pas le droit au regard de chaton en colère ?
Je secouai la tête, les yeux rivés sur son torse. L’émotion m’obstruait la gorge.
— Ça y est, les poules ont des dents ! (Ses doigts me caressèrent la joue.) Hé…
Me serrant davantage à lui, je posai la joue contre son torse et enfonçai mes doigts
dans ses flancs. Il passa un bras autour de ma taille pour me coller à lui.
— Pardon, lui dis-je, la gorge serrée.
— Il s’est passé beaucoup de choses, Kat. Pas la peine de t’excuser. On doit juste faire
de notre mieux pour avancer, c’est tout.
Je relevai la tête en chassant mes larmes.
— Et toi ? Ça va aller ?
Il me dévisagea en silence.
— Tu ne t’en veux pas pour ce qui s’est passé à Vegas, j’espère ? Parce que ce n’est pas
ta faute. Mais alors, pas du tout.
Daemon ne dit rien pendant un long moment.
— C’était mon idée.
Mon cœur se serra douloureusement.
— On a tous accepté de le faire.
— Il y avait peut-être une autre solution. (Gêné, il détourna les yeux, l’air abattu.) Je
n’ai pas arrêté d’y réfléchir pendant tout le trajet. Qu’est-ce qu’on aurait pu faire d’autre ?
— Rien du tout.
J’aurais voulu le protéger du monde extérieur, lui assurer que tout irait bien.
— Tu en es sûre ? me demanda-t-il d’une voix effacée. On n’a pas eu beaucoup de
temps pour réfléchir.
— On n’a pas eu de temps, tout court.
Daemon hocha lentement la tête, les yeux rivés sur la rangée d’arbres devant nous.
— Ash, Andrew, Paris… Ils ne méritaient pas ça. Je sais qu’ils étaient d’accord et qu’ils
connaissaient les risques, mais je n’arrive pas à me dire qu’ils sont…
Debout sur la pointe des pieds, je pris son visage entre mes mains. La peine que je
ressentais s’étendait à ma poitrine tout entière, m’oppressait.
— Je suis vraiment désolée, Daemon. J’aimerais pouvoir te dire quelque chose pour
t’aider. Je sais qu’ils étaient comme ta famille et je sais qu’ils étaient tout pour toi. Mais tu
n’es pas responsable de leur mort. Crois-moi, je t’en prie. Je ne pourrais pas…
Il me réduisit au silence avec un baiser, un baiser doux et tendre qui éclipsa tous les
mots.
— Il faut que je te dise quelque chose, reprit-il. Tu vas sûrement me détester.
— Quoi ? (Je reculai. Je ne m’étais pas attendue à un tel commentaire.) Je ne pourrai
jamais te détester.
Il pencha la tête sur le côté.
— Je t’ai pourtant donné des tas de raisons de le faire, au début.
— C’est vrai, mais c’était au début. Ce n’est plus le cas.
— Tu n’as pas encore entendu ce que j’ai à dire.
— Ça n’a pas d’importance.
J’aurais voulu lui donner une claque pour avoir pensé une chose pareille.
— Si. (Il prit une grande inspiration.) Tu sais, quand les choses ont commencé à partir
en vrille, à Vegas, j’ai douté. Et quand Paris a été abattu, puis Andrew, puis Ash, je me suis
demandé un instant si j’aurais agi de la même manière en sachant ce qui allait se produire.
— Daemon…
— La vérité, c’est que je savais ce qu’on risquait dès que je suis sorti de la voiture. Je
savais que des gens allaient mourir, et pourtant, ça ne m’a pas arrêté. Lorsque j’ai relevé la
tête et que je t’ai vue devant moi, vivante, en bonne santé, j’ai su… J’ai su que si c’était à
refaire, je recommencerais. (Ses yeux émeraude se posèrent sur moi.) Je recommencerais,
Kat. C’est super égoïste de ma part, tu ne trouves pas ? Je suis un monstre. Je mérite que tu
me détestes.
— Non ! m’écriai-je. Je comprends ce que tu veux dire, Daemon, mais je ne peux pas te
détester.
Il serra les dents.
— Tu devrais.
— Écoute. Je ne sais pas quoi te répondre. Est-ce que c’est noble de penser ce genre de
choses ? Sans doute pas. Mais je comprends. Je comprends même pourquoi Matthew a trahi
Dawson et Bethany, puis a essayé de nous livrer, nous aussi. On fait tous des choses terribles
pour protéger les gens qu’on aime. Ce n’est peut-être pas bien, mais… c’est comme ça.
Il continua de me dévisager.
— Et tu n’as pas le droit de t’en vouloir ! Je te rappelle que tu m’as interdit de
culpabiliser pour la mort d’Adam, pour des décisions que j’avais prises. (J’avais du mal à
respirer. Tout ce que je voulais, c’était effacer la douleur que je lisais dans ses yeux.) Je ne
peux pas te détester. Je ne le pourrai jamais. Je t’aimerai quoi qu’il arrive. Peu importe ce
qu’il se passera à l’avenir, ou ce que tu as fait par le passé. (Les larmes me brûlaient les
yeux.) Je t’aimerai toujours. Ça ne changera jamais. Et on traversera cette épreuve
ensemble. Tu comprends ?
Comme il ne disait toujours rien, je sentis mon cœur s’arrêter.
— Daemon ?
Il bougea tellement vite qu’il me fit sursauter de surprise. Alors, il m’embrassa encore
une fois. Ce n’était pas un baiser doux et tendre comme le précédent. Celui-ci était
fougueux, intense, puissant… plein de reconnaissance et de promesses. Ce baiser
m’anéantit, puis me délivra. Ce baiser… me rendit plus forte.
Daemon me rendait plus forte.
Et je savais que c’était réciproque. Ensemble, nous étions plus forts.

*
* *

Daemon

Étonnamment, il ne s’était absolument rien passé lorsque nous étions allés en ville avec
Dawson. Nous étions ressortis rapidement du supermarché. Bien sûr, nous n’avions pas pu
éviter les unes de journaux, avec des silhouettes lumineuses en photo, ni les conversations
dans la file d’attente. Il se disait beaucoup de bêtises, mais l’atmosphère était néanmoins
très tendue, alors que nous étions dans une petite ville lacustre, à des années-lumière de
Las Vegas.
D’après ce que nous avions entendu, le gouvernement n’avait pas fait d’annonce
officielle. Il s’était contenté de déclarer l’état d’urgence dans le Nevada et de qualifier les
« terribles événements » d’actes terroristes.
La situation allait empirer. Pour les humains, comme pour les Luxens. Beaucoup
d’entre eux aimaient vivre dans le secret. Nous venions de leur casser la baraque. Et puis, il
y avait ceux qui tireraient avantage du chaos, comme Luc nous l’avait dit. Je ne pouvais pas
m’empêcher de repenser à Ethan Smith et à ce qu’il m’avait dit.
Quand on retourna au chalet, il était déjà tard. Kat et Dee nous préparèrent des
spaghettis. Enfin, surtout Kat, car Dee avait l’habitude de cuire les aliments avec ses mains
et le résultat était souvent désastreux. Beth avait aidé à faire du pain à l’ail. Ça faisait plaisir
de la voir participer. Je me rappelais à peine comment elle était, avant le Dédale. Je savais
simplement qu’elle était plus bavarde.
Et qu’elle souriait davantage.
Après le repas, j’aidai Kat à faire la vaisselle. Elle lavait, je rinçais. Il y avait un lave-
vaisselle dans la cuisine. Luc nous l’avait répété plusieurs fois. Mais je crois que les gestes
répétitifs avaient un effet apaisant. On ne parlait pas. On se contentait d’apprécier la
proximité de l’autre, nos coudes et nos mains qui s’effleuraient.
À un moment donné, Kat reçut un peu de mousse sur le nez. Je la lui enlevai et elle
sourit. Mon Dieu, quand elle souriait, j’avais l’impression de sentir la chaleur du soleil sur
ma peau. Ça me faisait ressentir tout un tas de choses, dont certaines, d’une niaiserie
embarrassante, que je n’aurais jamais osé dire à voix haute.
Une fois qu’on eut terminé, elle avait du mal à garder les yeux ouverts. Je la poussai
jusque dans le salon où elle se laissa tomber sur un canapé.
— Où vas-tu ? me demanda-t-elle.
— Je vais terminer de nettoyer dans la cuisine, répondis-je en posant une couverture
ancienne en patchwork sur elle. Repose-toi. Je reviens tout de suite.
En traversant une salle de projection, j’entendis Archer et Dee discuter dans une pièce
voisine. J’étais sur le point d’aller les rejoindre quand je m’arrêtai. Je fermai les yeux et jurai
doucement. Dee avait besoin de parler à quelqu’un. J’aurais simplement préféré qu’elle ne le
choisisse pas, lui.
J’ignore combien de temps je restai planté là, dans le couloir sombre, à observer les
lambris devant moi, avant de me résigner à retourner dans la cuisine.
Il était hors de question que Dee l’emmène chez Pizza Del Arte. Il y avait des limites à
respecter.
À l’aide d’une éponge, je nettoyai la table, en particulier le côté de Luc. Ce gamin ne
savait pas manger des spaghettis. Une fois ma tâche terminée, je jetai un coup d’œil à
l’horloge. Il était presque minuit.
— Tu as menti à Kat.
En entendant la voix de mon frère, je me retournai. Je savais très bien de quoi il voulait
parler.
— Tu aurais fait la même chose.
— C’est vrai, mais, tôt ou tard, elle finira par l’apprendre.
J’attrapai une bouteille d’eau sur le plan de travail tout en réfléchissant soigneusement
à la façon dont j’allais lui répondre.
— Je ne veux surtout pas qu’elle sache que son visage fait la une de tous les journaux.
Au lieu de s’inquiéter pour elle-même, elle va se faire du souci au sujet de sa mère et… elle
ne peut rien y faire, pour le moment.
Dawson s’adossa au comptoir et croisa les bras. Quand il me dévisagea, je soutins son
regard. Je savais ce que signifiaient son air pensif et sa mâchoire crispée. Je soupirai.
— Quoi ? lui demandai-je.
— Je sais à quoi tu penses.
Je pianotai des doigts contre la bouteille d’eau.
— Ah bon ?
— C’est pour ça que tu t’amuses à jouer la fée du logis. Tu es en train de te demander
ce que tu as déclenché.
Je ne répondis pas pendant un long moment.
— Oui, c’est vrai.
— Ce n’était pas que toi. On était tous d’accord. C’est notre faute à tous. (Dawson
s’interrompit. Ses yeux se posèrent sur la vitre au-dessus de l’évier. De l’autre côté, tout était
noir.) Et s’il le fallait, je recommencerais.
— Tu en es sûr ? En sachant qu’Ash et Andrew mourraient ?
Prononcer leur nom me faisait l’effet d’un coup de couteau dans la poitrine.
Mon frère se passa une main dans les cheveux.
— Tu ne veux vraiment pas que je réponde à cette question.
Je hochai la tête. Je savais que nous avions la même réponse. Qu’est-ce que ça disait de
nous ?
Dawson souffla avec force.
— Mais, bordel, ça craint. Ils faisaient pratiquement partie de notre famille. Sans eux,
ça ne sera plus pareil. Ils ne méritaient pas de mourir ainsi.
Je me frottai la mâchoire.
— Et Matthew…
— Qu’il aille se faire voir, cracha-t-il, les yeux plissés.
Posant la bouteille sur le côté, j’observai mon frère.
— On a plus ou moins fait comme lui, frérot. On a risqué la vie d’autres personnes pour
protéger Dee et nos copines.
Il secoua la tête.
— C’est différent.
— En quoi ?
Dawson ne répondit pas immédiatement.
— Alors, qu’on aille se faire voir, nous aussi.
Je laissai échapper un rire sans joie.
— Qu’on aille se faire voir.
Il réprima un sourire tout en continuant de m’observer.
— Bon, qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ?
J’ouvris la bouche, avant de rire encore une fois.
— Qui sait ? Je suppose qu’on n’a plus qu’à attendre de voir ce qui se passe. Et il faut
que je trouve un moyen de faire passer Kat pour une victime innocente dans cette affaire.
Elle ne pourra pas se cacher toute sa vie.
— Aucun de nous n’en sera capable, dit-il avec gravité. Je paierais cher pour savoir ce
que les anciens en pensent.
— Oh, c’est facile. Ils veulent sûrement nos têtes.
Il hocha la tête. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’il reprenne la parole. Il était
clair qu’il voulait me dire quelque chose, mais qu’il ne savait pas comment s’y prendre. Il
remua plusieurs fois les lèvres sans qu’aucun son en sorte.
— Je sais que le moment est mal choisi pour te l’annoncer… Pour tout te dire, je ne suis
pas certain que le bon moment existe pour ce genre de choses, et après ce qui est arrivé à
Ash et Andrew, je devrais peut-être le garder pour moi.
Je me crispai.
— Lâche le morceau, Dawson.
— Bon, d’accord. Je te le dis parce que quelqu’un d’autre que nous doit être au
courant. (Le rouge lui monta aux joues. Je n’avais pas la moindre idée d’où il voulait en
venir.) Surtout qu’avec le temps…
— Dawson.
Il prit une grande inspiration, puis prononça trois mots auxquels je ne m’attendais
absolument pas.
— Beth est enceinte.
J’en restai littéralement bouche bée.
Dawson se mit alors à parler à toute vitesse.
— Oui, elle est enceinte. C’est pour ça qu’elle est aussi fatiguée et que je ne voulais pas
qu’elle nous aide à Vegas. C’était trop dangereux. Et le voyage l’a épuisée, mais… Mais oui,
on va voir un bébé.
Je le dévisageai.
— Putain…
— Je sais.
Son visage se fendit en un sourire.
— Putain, répétai-je en secouant la tête. Enfin, félicitations, je veux dire.
— Merci.
Il se dandina d’un pied sur l’autre.
Je faillis lui demander comment Beth avait pu tomber enceinte, mais me repris avant de
poser une question bête.
— Waouh. Vous… vous allez avoir un bébé ?
— Oui.
J’agrippai le bord du plan de travail. Je n’arrivais pas à y croire. La seule chose à
laquelle je pensais, c’était à ces gamins dans la base du Dédale, les Origines. Des enfants nés
d’un père Luxen et d’une mère hybride. Leur existence était si rare que si le Dédale
l’apprenait…
J’étais incapable de terminer cette pensée.
Dawson expira bruyamment, visiblement mal à l’aise.
— Je t’en prie. Dis quelque chose.
— Euh… Elle est enceinte de combien de mois ?
Était-ce ce que les gens demandaient, d’habitude ?
Dawson sembla se détendre.
— À peu près trois.
Eh bien. Leurs retrouvailles avaient dû être intenses.
— Tu m’en veux, c’est ça ? demanda-t-il.
— Quoi ? Non ! Je ne t’en veux pas. Je ne sais pas quoi dire, c’est tout.
Et je n’arrêtais pas de penser que, dans six mois, nous aurions sur les bras un bébé
capable de faire rôtir des neurones d’une seule pensée si on ne lui donnait pas son biberon
assez vite.
— Je ne m’y attendais pas.
— Moi non plus. Ni Beth. Ce n’était pas prévu. C’est… arrivé, c’est tout. (Son torse se
souleva violemment.) Je sais qu’avoir un enfant à notre âge n’est pas très intelligent mais,
maintenant qu’il est là, on va faire de notre mieux pour l’accueillir. Je… Je l’aime déjà plus
que tout au monde, ce petit bonhomme.
— Ce petit bonhomme ?
Dawson me fit un sourire amusé, et un peu gêné.
— Ça pourrait très bien être une fille, mais je n’arrête pas de faire comme si ça allait
être un garçon. Ça rend Beth complètement dingue.
Je m’efforçai de sourire. Il ne semblait pas au courant pour les Origines. Était-il possible
que Beth n’en sache rien non plus ? Dans ce cas-là, ils ignoraient tout de la créature qu’ils
allaient mettre au monde. Je décidai de ne pas le lui en parler tout de suite. Ce n’était pas
le bon moment.
— Je sais que ça va être difficile, poursuivit-il. On ne pourra pas aller voir un docteur
normal. J’en ai conscience. Et très franchement, ça me fout les jetons.
— Hé. (Je m’approchai de lui et posai la main sur son épaule.) Tout se passera bien.
Beth et… le bébé iront bien. On va trouver une solution.
Le soulagement de Dawson était palpable.
Je ne savais pas du tout quel genre de solutions nous allions trouver, mais les femmes
mettaient des enfants au monde depuis la nuit des temps sans l’aide d’un médecin. Ça ne
pouvait pas être si difficile que ça. Mouais. Des fois, j’avais envie de me frapper.
L’idée d’un accouchement me terrifiait.
On continua de discuter un moment et je lui promis de n’en parler à personne. Il n’était
pas encore prêt à l’annoncer et je le comprenais très bien. Kat et moi, nous ne leur avions
pas dit que nous étions plus ou moins mariés.
Un mariage.
Un bébé.
Des extraterrestres à Las Vegas.
Ça ressemblait beaucoup à la fin du monde.
Toujours en état de choc, je retournai dans le salon. Je m’arrêtai devant le canapé où
Kat était recroquevillée sur elle-même, la couverture coincée sous son menton. Elle dormait.
Je me baissai pour la soulever et l’installai entre mes jambes. Elle bougea et roula sur le
côté, mais ne se réveilla pas.
J’observai l’obscurité à travers la fenêtre pendant des heures.
Il fallait agir à tout prix. On ne pouvait pas se contenter de fuir et se cacher. Ce qui
paraissait de toute façon impossible. Le monde venait d’apprendre notre existence. La
situation allait devenir de plus en plus dangereuse.
Sans compter que, dans quelques mois, nous aurions également un bébé à protéger. Un
bébé capable de semer le chaos.
Oui, il fallait agir, monter au front pour changer le futur, au risque de n’en avoir
aucun.
Je fis remonter ma main le long du dos de Kat, puis la posai sur sa nuque. Baissant la
tête, je pressai mes lèvres contre son front. Elle murmura mon nom dans son sommeil et
mon cœur se gonfla. Je reportai alors mon attention sur la fenêtre, sur l’obscurité.
L’incertitude de nos lendemains planait au-dessus de nos têtes comme un nuage noir.
Pourtant, j’étais sûr que quelque chose de bien pire que l’inconnu nous attendait.
Les humains comme les Luxens allaient nous pourchasser.
Mais s’ils pensaient que montrer la vérité au monde était la chose la plus terrible dont
j’étais capable pour préserver les gens que j’aimais, ils n’avaient encore rien vu.
Ils n’avaient pas la moindre idée de ce dont j’étais vraiment capable.
CHAPITRE 31

Katy

Dans mon sommeil, j’avais senti Daemon me rejoindre sur le canapé et me serrer contre
lui, mais ce n’est pas ce qui m’avait réveillée plusieurs heures plus tard. Pendant la nuit, son
étreinte s’était raffermie, jusqu’à quasiment m’étouffer.
Et il avait repris sa véritable apparence.
Même s’il était très beau comme ça, il était aussi très chaud et aveuglant.
Me débattant, je me retournai dans ses bras et fermai les yeux pour ne pas le regarder.
— Daemon, réveille-toi. Tu…
Il se réveilla en sursaut et s’assit tellement vite que je faillis tomber par terre. Puis la
lumière diminua et il retrouva sa forme humaine. Il avait l’air stupéfait.
— Ça ne m’est pas arrivé depuis qu’on était enfants. Me transformer sans m’en rendre
compte, je veux dire.
Je lui caressai le bras.
— Le stress, peut-être ?
Il secoua la tête, le regard perdu derrière moi. Son expression se durcit.
— Je ne sais pas. On dirait…
Des bruits de pas précipités résonnèrent à l’étage. En quelques secondes, tout le monde
se retrouva au rez-de-chaussée, tous aussi perplexes que Daemon. Après m’être dégagée de
son étreinte, je repoussai la couverture et me levai.
— Il se passe quelque chose, c’est ça ?
Dee s’approcha de la fenêtre et écarta les rideaux.
— Je ne sais pas. Je sens…
— Je me suis réveillé avec l’impression que quelqu’un m’appelait. (Dawson passa un
bras autour des épaules de Beth.) Et je brillais.
— Moi aussi, dit Daemon en se levant.
Luc se passa une main dans les cheveux. Avec le pyjama qu’il portait, il faisait enfin son
âge.
— Je me sens bizarre.
— Moi aussi, confirma Archer d’une voix posée.
Il observait l’extérieur du chalet tout en se frottant la mâchoire.
Quand je jetai un coup d’œil à Beth, elle se contenta de hausser les épaules.
Visiblement, nous étions les deux seules à ne pas ressentir ce qui perturbait les Luxens et les
Origines.
Tout à coup, ils se crispèrent. Tous, sauf Beth et moi. L’un après l’autre, Daemon,
Dawson et Dee reprirent leur forme de Luxens, avant de retrouver leur apparence humaine.
C’était tellement rapide, tellement soudain qu’on aurait dit que le soleil avait envahi la pièce
pendant quelques secondes.
— Il se passe quelque chose, dit Luc en se retournant. (Il se dirigea vers la porte.)
Quelque chose de grave.
Quand il sortit, tout le monde le suivit. Dehors, je restai près de Daemon tandis qu’il
avançait sur l’allée en gravier, puis sur la pelouse. L’herbe fraîche était douce sous mes
pieds.
Une sensation étrange remonta le long de ma colonne vertébrale, puis se dispersa dans
la totalité de mes terminaisons nerveuses. Les muscles de mon cou se tendirent. Luc avança
dans l’espace dénué d’arbres. Derrière lui, la forêt paraissait plus sombre que jamais,
interminable, et surtout, à cette heure tardive, inhospitalière.
— Je sens quelque chose, dit Beth d’une voix à peine plus forte qu’un murmure. (Elle se
tourna vers moi.) Et toi ?
Même si je ne savais pas de quoi il s’agissait, je hochai la tête. Daemon se figea à côté
de moi et son cœur se mit à battre la chamade, entraînant le mien à sa suite.
— Non, murmura-t-il.
Au loin, un éclat lumineux apparut dans le ciel. Le souffle court, je le regardai
descendre, laissant derrière lui une traînée de fumée étincelante. La lumière disparut
derrière les Rocheuses. Une autre apparut dans le ciel. Puis une autre, et une autre, et une
autre. On aurait dit des étoiles filantes qui tombaient sur Terre. Le ciel en était rempli. Des
milliers de ces éclats lumineux entraient dans notre atmosphère et pleuvaient sur notre
planète. Il y en avait tellement que je n’arrivais pas à les compter. Bientôt, ils se fondirent
les uns aux autres et on y vit aussi clair qu’en plein jour.
Luc laissa échapper un rire rauque et étranglé.
— Oh, merde. E.T. a réussi à téléphoner à la maison, les enfants !
— Et il a amené des amis avec lui, dit Archer en reculant, lorsque des lumières
s’approchèrent d’un peu trop près et tombèrent parmi les sapins et les ormes.
Daemon me prit la main et entrelaça nos doigts. Mon cœur eut un soubresaut. Les
lumières continuaient de tomber devant nous. De petites explosions s’élevaient dans les
arbres, faisaient trembler le sol. Les sous-bois s’illuminaient alors, pendant quelques
secondes, avant de s’assombrir. Tout à coup, la lumière se fit plus intense, dura plus
longtemps, puis tout redevint noir.
C’était terminé. Le silence nous enveloppait. Plus aucun criquet, aucun oiseau, ni
aucun animal ne faisait le moindre bruit. Seuls le son de nos respirations et les battements
de mon cœur affolé résonnaient.
Une lueur apparut soudain, au loin, entre les ormes, suivie d’une deuxième, puis de
nombreuses autres. Elles surgissaient les unes après les autres. Il devait y en avoir des
centaines dans la forêt, autour de nous.
— On ne devrait pas s’enfuir ? demandai-je.
La main de Daemon se resserra sur la mienne et il me pressa contre lui. Il m’entoura de
ses bras. Quand il prit la parole, sa voix était rauque.
— Ça ne servirait à rien, Kitten.
Mon cœur s’emballa. Une terrible pression m’enserrait la poitrine.
— On n’arriverait pas à les semer, dit Archer en serrant les poings. Pas tous.
Alors que je comprenais la gravité de la situation, je regardai droit devant moi. Ils se
rapprochaient de l’orée de la forêt. On commençait à distinguer leurs silhouettes. Comme
Daemon et tous les Luxens que j’avais vus, ils possédaient une forme semblable à ceux des
humains, avec des bras et des jambes bien définis, et ils étaient tous très grands. Quand ils
s’arrêtèrent quelques mètres derrière les arbres, leur lumière créa des ombres par terre. L’un
d’eux continua d’avancer. Il brillait plus fort que le soleil en plein été et sa lumière était
teintée de rouge vif, comme Daemon quand il était sous sa véritable forme.
Le sergent Dasher et le Dédale m’avaient menti sur des tas de choses, mais ça… Mon
Dieu. Ça, c’était la vérité. Ils étaient venus, comme Dasher me l’avait prédit. Ils étaient des
centaines ici et sans doute des centaines de milliers en tout.
La lumière rouge de celui qui s’était avancé pulsa. La vague d’énergie balaya la
clairière, me donnant la chair de poule. Je tremblai, sans comprendre ce qu’il se passait
vraiment.
Dee fut la première à se débarrasser de sa forme humaine, puis vint Dawson. Je ne
savais pas si c’était à cause du choc, de la peur ou d’un instinct inné qui les faisait réagir à la
présence de leurs semblables. Quoi qu’il en soit, quelques secondes plus tard, je sentis les
bras de Daemon trembler autour de moi, et lui aussi reprit sa véritable apparence.
Il me lâcha et, sans sa chaleur, un froid glacial m’envahit. Dawson se détacha
également de Beth pour rejoindre Dee. Ensemble, tous les trois, ils s’éloignèrent de nous.
— Daemon, l’appelai-je, mais il ne m’entendit pas.
Il ne me répondit pas.
Alors, Archer s’approcha de moi, et Luc vint se poster près de Beth. On reculait, je le
savais, pourtant je ne sentais pas mes jambes bouger, ni mes muscles fonctionner. Mes yeux
restèrent posés sur Daemon jusqu’à ce que la lumière de ses semblables engouffre la sienne.
La terreur me laissait un goût amer dans la bouche, déversait son poison dans mes
veines. À cet instant, je ne pus m’empêcher de penser à ce que Dasher m’avait dit à propos
du jour où les Luxens débarqueraient sur Terre. Ce jour-là, Daemon devrait faire un choix
entre son peuple et le mien.
Le problème, c’était que je n’étais pas certaine qu’il ait vraiment le choix.
Et moi non plus.

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