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Jennifer L.
Origine
Lux 4
Collection : Semi-poche sentimental
Maison d’édition : J’ai lu
Biographie de l’auteur :
Jennifer L. Armentrout est l’auteur de plusieurs séries de romance, de fantasy et de science-fiction, dont les droits ont été vendus dans de nombreux pays.
Jeu de patience, son best-seller international, est également disponible aux Éditions J’ai lu.
Titre original :
ORIGIN
A LUX NOVEL
Éditeur original :
Entangled Publishing, LLC.
© Jennifer L. Armentrout, 2013
Tous droits réservés
Pour la traduction française :
© Éditions J’ai lu, 2016
Du même auteur
aux Éditions J’ai lu
JEU DE PATIENCE
JEU D’INNOCENCE
JEU D’INDULGENCE
JEU D’IMPRUDENCE
OBSESSION
LUX
1 – Obsidienne
2 – Onyx
3 – Opale
À ma mère qui a toujours été
ma fan numéro un et mon plus grand soutien.
Tu me manques et je ne t’oublierai jamais.
Remerciements
Avant toute chose, je me dois d’accorder une mention spéciale à ma famille et à mes
amis pour la compréhension et la patience dont ils font preuve quand je passe mes journées
à écrire.
Ensuite, il y a des tas de personnes que j’aimerais remercier ici parce qu’elles ont joué
un rôle tout particulier dans la création de la série Lux et de ce tome que vous tenez entre
les mains. Un grand merci à l’équipe d’Entangled : Karen Grove, Liz Pelletier et Heather
Riccio. Et à Daryl Dixon de Walking Dead qui m’a été d’un grand secours. Je ne sais pas trop
pourquoi, mais j’avais envie de les glisser dans mes remerciements, lui et son fameux tee-
shirt découpé. Merci à Kevan Lyon, le meilleur agent du monde, qui a compris quand se
battre avec moi et quand me donner une tape dans le dos. Une grosse pensée pour Stacey
Morgan à qui je n’ai pas arrêté de parler de la relation de Kat et Daemon et qui a insisté
pour qu’il y ait davantage de scènes de baisers. Et de cloches de vache. Et de musique
country. Ses deux dernières propositions n’ont malheureusement pas trouvé leur place dans
le roman. Je ne peux pas non plus oublier Marie Romero. C’est grâce à elle qu’Origine est
devenu lisible ! Et je pense que je ne serais jamais arrivée à rien sans les émissions sur les
mini-miss et Super Nanny. Ça non plus, je ne suis pas sûr que ça ait sa place ici, mais
pourquoi pas, après tout ? Merci à Lesa Kidwiler d’avoir accepté de faire des choses que je
n’aurais probablement pas dû lui demander. *Clin d’œil. Coup de coude.* Merci à Wendy
Higgins d’avoir accepté que j’emprunte des extraits de ses merveilleuses histoires.
J’aimerais également remercier ceux qui ont toujours soutenu mes romans et la série
Lux : Stacey O’Neale, Valerie de Stuck in Books, YA Sisterhood, Good Choice Reading,
Mundie Moms, Vee Ngyuen, les Luxen Army Chicks, Amanda du Canada (parce que c’est
comme ça que je te connais), Laura Kaye et Sophia Jordan (deux nanas géniales avec qui je
peux discuter des heures), Gaby, les filles de Books Complete Me, Book Addict, Momo, et
j’en oublie. Ne me lancez pas la pierre. Il est très tard quand j’écris ces lignes et mon
cerveau commence à avoir du mal à fonctionner. Je n’arrive plus qu’à penser à une seule
chose : la nouvelle saison de Walking Dead.
Mais le plus grand merci, le plus important aussi, je le dois à vous. Aux personnes qui
sont en train de lire ceci. Sans vous, Daemon Black ne serait pas grand-chose. Vous êtes la
raison pour laquelle j’écris ces romans et je ne vous en remercierai jamais assez.
CHAPITRE PREMIER
Katy
Mon corps était en feu. Je souffrais davantage que lorsque j’étais tombée malade à
cause de la mutation ou lorsque j’avais reçu de l’onyx en plein visage. On aurait dit que mes
cellules, génétiquement modifiées, essayaient de transpercer ma peau pour s’échapper.
C’était peut-être le cas. J’avais le sentiment d’être rongée de l’intérieur. Et quelque chose
d’humide coulait sur mes joues.
Des larmes. Je ne m’étais pas rendu compte que je pleurais.
Je pleurais de douleur et de colère, d’une haine tellement puissante qu’elle me laissait
comme un goût de sang au fond de la gorge. Mais ce n’était peut-être pas qu’une
impression. Peut-être étais-je en train de me noyer dans mon propre sang.
Après le verrouillage des portes, mes souvenirs étaient flous. Les dernières paroles de
Daemon hantaient tous mes moments de lucidité. « Je t’aime, Katy. Depuis et pour
toujours. » Quand les portes d’urgence s’étaient fermées dans un sifflement, je m’étais
retrouvée seule avec les Arums.
J’étais persuadée qu’ils avaient essayé de me manger. Puis j’avais perdu connaissance et
je m’étais réveillée dans un monde où le seul fait de respirer me faisait souffrir. Me rappeler
la voix de Daemon et ses mots avait adouci mon calvaire. Malheureusement, je m’étais
également souvenue du sourire de Blake alors qu’il tenait entre ses doigts l’opale que
Daemon m’avait offerte, juste avant que l’alarme retentisse et que les portes commencent à
descendre. Alors, la colère m’avait envahie. J’avais été capturée et j’ignorais si Daemon et les
autres avaient réussi à s’enfuir.
Je n’en avais pas la moindre idée.
Je m’efforçai d’ouvrir les yeux. La lumière vive braquée sur moi me fit cligner les
paupières. L’espace d’un instant, je ne vis rien d’autre que ce halo aveuglant. Tout me
paraissait flou. Quand la sensation se dissipa, je devinai un plafond blanc derrière les
lampes.
— Bien. Tu es réveillée.
Malgré la brûlure lancinante que je ressentais, je me crispai. Je ne connaissais pas cette
voix. Une voix d’homme. Je tentai de me tourner vers lui, mais un éclair de douleur me
traversa. Je ne pouvais pas bouger.
La peur me glaça le sang. Des bandes d’onyx m’enserraient le cou, les poignets et les
chevilles pour me maintenir allongée. Prise de panique, j’eus soudain du mal à respirer. Je
repensai aux hématomes que Dawson avait vus sur la gorge de Beth. Un frisson de dégoût
et de terreur me secoua.
Des bruits de pas se rapprochèrent et un visage, penché sur le côté, entra dans mon
champ de vision, bloquant la lumière. C’était un homme proche de la cinquantaine avec des
cheveux noirs parsemés de blanc, coupés court. Il portait une veste militaire vert foncé. Des
barrettes colorées ornaient le côté gauche du vêtement et, sur le droit, il y avait un aigle
aux ailes déployées. Malgré l’état second dans lequel je me trouvais, je compris qu’il
s’agissait de quelqu’un d’important.
— Comment te sens-tu ? me demanda-t-il d’un ton posé.
Je clignai lentement les yeux. C’était une blague ?
— J’ai… J’ai mal partout, croassai-je.
— C’est à cause des entraves, mais je pense que tu le sais. (Il désigna quelqu’un ou
quelque chose derrière lui.) On a dû prendre certaines précautions avant de te transporter.
Avant de me transporter ? Mon cœur s’emballa tandis que je le dévisageai. Où
m’avaient-ils emmenée ? Étais-je toujours au Mont Weather ?
— Je suis le sergent Jason Dasher. Je vais te libérer pour qu’on puisse t’examiner et
parler tranquillement. Tu vois ces points noirs, au plafond ? me demanda-t-il. (Mon regard
suivit le sien et j’aperçus des taches presque invisibles à l’œil nu.) Ils projettent un mélange
de diamant et d’onyx. Tu connais les effets de l’onyx. Si tu tentes quoi que ce soit, cette
pièce en sera inondée. Le peu de résistance que tu as acquis ne te sera d’aucune utilité ici.
La pièce entière ? Au Mont Weather, le piège m’avait seulement aspergée avec une
petite quantité. Ce n’était pas pareil que de baigner dedans.
— Savais-tu que le diamant est la pierre qui réfléchit le plus la lumière ? Il n’apporte
pas le même degré de souffrance que l’onyx mais, utilisé en grande quantité et combiné à
l’onyx, il a la particularité d’absorber la force des Luxens et de les empêcher de faire appel à
la Source. L’effet sera le même sur toi.
C’était bon à savoir.
— Nous avons également des pièges composés uniquement d’onyx. Simple précaution,
reprit-il en plongeant ses yeux marron foncé dans les miens. Au cas où tu serais quand
même capable d’utiliser la Source ou de blesser un membre de l’équipe. Avec les hybrides,
on ne sait jamais à quoi s’attendre.
Pour le moment, je n’étais même pas certaine de pouvoir me redresser toute seule,
alors attaquer quelqu’un…
— Tu comprends ? (Il releva le menton en attendant ma réponse.) Nous ne voulons
pas te faire de mal, mais si tu représentes une menace, nous n’hésiterons pas à te
neutraliser. Est-ce que tu comprends, Katy ?
Je n’avais pas la moindre envie de répondre, mais je voulais me débarrasser de ces
chaînes en onyx.
— Oui.
— Bien. (Il sourit, mais c’était une expression figée qui n’avait rien d’amical.) Nous ne
voulons pas t’infliger la moindre douleur. Ce n’est pas la façon de faire du Dédale. Nous ne
sommes pas comme ça. Tu ne me crois sans doute pas à l’heure actuelle, mais j’espère qu’un
jour tu comprendras qui nous sommes et ce que sont les Luxens.
— Pour l’instant… j’ai un peu de mal à y croire.
Le sergent Dasher ne sembla pas s’en offusquer. Il tendit la main sous la table glacée.
Un claquement retentit et, tout à coup, les bandes d’onyx s’ouvrirent au niveau de mon cou,
de mes chevilles et de mes poignets.
Je pris une respiration mal assurée et levai lentement mon bras tremblotant. Certaines
parties de mon corps me paraissaient engourdies, d’autres hypersensibles.
Quand il posa une main sur mon bras, je tressaillis.
— Je ne vais pas te faire de mal, répéta-t-il. Je veux juste t’aider à t’asseoir.
Dans la mesure où je n’arrivais pas à contrôler mes membres tremblotants, je n’étais
pas en état de refuser. Le sergent me redressa en quelques secondes. J’agrippai les bords de
la table pour ne pas tomber et pris plusieurs grandes inspirations. Ma tête pendait à mon
cou comme une nouille mouillée. Mes cheveux glissèrent par-dessus mes épaules, me
bloquant un instant la vue.
— Tu as le vertige. C’est normal. Ça va passer.
Quand je relevai la tête, je vis un petit homme presque chauve, vêtu d’une blouse de
laboratoire, près de la porte. Celle-ci était d’un noir tellement brillant que la pièce se
reflétait dedans. L’homme tenait un gobelet en carton dans une main et ce qui ressemblait à
un brassard de tensiomètre dans l’autre.
Lentement, mon regard parcourut la pièce. Elle me faisait penser à un cabinet de
docteur, un peu étrange, avec des tables étroites recouvertes d’instruments de toutes sortes,
des placards et des robinets noirs accrochés aux murs.
Lorsque le sergent lui fit signe d’approcher, l’homme à la blouse de laboratoire avança
vers moi et pressa le gobelet contre mes lèvres. Je bus avec avidité. Le liquide froid apaisa
ma gorge irritée mais, trop empressée, je manquai m’étouffer et me mis à tousser, ravivant
la douleur de plus belle.
— Je suis le Dr Roth, l’un des médecins de la base. (Il posa le gobelet sur le côté et
sortit un stéthoscope de sa blouse.) Je vais juste écouter ton cœur, d’accord ? Et après, je
prendrai ta tension.
Je sursautai lorsque le métal froid de l’instrument entra en contact avec ma peau. Il le
plaça ensuite dans mon dos.
— Inspire profondément. (En voyant que je coopérais, il continua de me donner des
instructions.) Bien. Tends le bras.
En obéissant, je me rendis compte que j’avais une marque rouge tout autour du
poignet. J’avais la même de l’autre côté. La gorge sèche, je détournai les yeux. J’étais à deux
doigts de paniquer. Croiser le regard du sergent n’arrangea rien à l’affaire. Il n’était pas
hostile, mais il n’avait rien de chaleureux non plus. Tandis que le brassard du tensiomètre
m’enserrait le bras, je pris plusieurs grandes inspirations.
— Où suis-je ? demandai-je.
Le sergent Dasher noua ses mains derrière son dos.
— Dans le Nevada.
Je le dévisageai. Tout à coup, les murs (blancs à l’exception des points noirs brillants)
semblèrent se refermer sur moi.
— Dans le Nevada ? Mais… c’est à l’autre bout du pays ! Dans un autre fuseau
horaire !
Seul un silence me répondit.
C’est alors que je compris. Un rire étranglé m’échappa.
— On est dans la Zone 51 ?
Toujours pas de réponse. On aurait dit qu’ils ne pouvaient pas me confirmer l’existence
de ce lieu. La Zone 51 ! Je ne savais pas si je devais en rire ou en pleurer.
Le Dr Roth me retira le brassard.
— Sa pression sanguine est un peu élevée, mais ce n’est pas surprenant. J’aimerais
procéder à un examen plus approfondi.
Des images de sondes et de pratiques terribles me vinrent à l’esprit. Je glissai de la table
et reculai pour m’éloigner des deux hommes, alors que mes jambes supportaient à peine
mon poids.
— Non. Vous ne pouvez pas faire ça. Vous n’avez pas le droit…
— Nous avons tous les droits, me coupa le sergent Dasher. Le Patriot Act nous autorise
à arrêter, déplacer et retenir tout individu, humain ou non, susceptible de porter atteinte à
la sécurité nationale.
— Quoi ? (Mon dos rencontra le mur.) Je ne suis pas une terroriste.
— Tu représentes un danger, répondit-il. Nous espérons changer ça, mais comme tu
peux le voir, tu as perdu ton droit à la liberté au moment de ta mutation.
Incapable de tenir debout plus longtemps, je m’effondrai par terre.
— Je ne peux pas… (Mon cerveau refusait de comprendre ce qui se passait.) Ma
mère…
Le sergent ne dit rien.
Ma mère… Seigneur. Ma mère était sans doute en train de devenir folle. Elle ne le
supporterait pas. Elle ne s’en remettrait jamais.
Le visage enfoui entre mes mains, je fermai les yeux le plus fort possible.
— Ce n’est pas juste.
— Que pensais-tu qu’il allait se passer ? demanda Dasher.
Je rouvris les paupières, le souffle court.
— Vous avez vraiment cru qu’en vous infiltrant dans une base du gouvernement, vous
pourriez repartir comme si de rien n’était ? Qu’il n’y aurait aucune conséquence ? (Il
s’accroupit devant moi.) Qu’un groupe de gamins composé d’extraterrestres et d’hybrides
pourrait aller aussi loin sans aide de notre part ?
Mon sang se glaça dans mes veines. C’était une bonne question. Qu’est-ce qui nous était
passé par la tête ? Nous avions évoqué la possibilité d’un piège. Moi-même, je m’y étais
préparée, mais nous n’avions pas pu abandonner Beth à son sort. Aucun de nous n’avait pu
s’y résoudre.
Je regardai l’homme droit dans les yeux.
— Qu’est-il arrivé… aux autres ?
— Ils se sont échappés.
Le soulagement m’envahit. Au moins, Daemon n’était pas enfermé ici, quelque part. Ça
me procurait un semblant de réconfort.
— Pour être franc, il nous fallait seulement capturer l’un d’entre vous. Celui qui t’a
transformée ou toi. Nous savons que le deuxième ne tardera pas à venir à la rescousse. (Il
s’interrompit un instant.) Pour le moment, Daemon Black a disparu de nos radars, mais
nous pensons qu’il ne sera pas capable de rester éloigné de toi bien longtemps. Grâce à nos
recherches, nous avons appris que le lien entre un Luxen et l’hybride qu’il a créé est très
intense, surtout quand il s’agit d’un homme et d’une femme. Et d’après nos observations,
vous deux êtes… extrêmement proches.
Au temps pour mon soulagement. À présent, c’était la peur qui me consumait. Je ne
comprenais rien à ce qu’il racontait, mais il était hors de question que je lui confirme mon
lien avec Daemon. Plutôt mourir.
— Je sais que tu as peur et que tu es en colère.
— Vous n’imaginez pas à quel point.
— J’ai ma petite idée, mais nous ne sommes pas aussi méchants que tu le penses, Katy.
Nous avions tous les droits de te porter un coup fatal lorsque nous t’avons capturée. Nous
aurions pu abattre tes amis. Nous ne l’avons pas fait. (Il se releva et noua de nouveau ses
doigts derrière son dos.) Tu comprendras bientôt que nous ne sommes pas des ennemis.
Pas des ennemis ? De qui se moquait-il ? Leur organisation était plus dangereuse que
tous les Arums réunis. Ils bénéficiaient de l’aval du gouvernement. Ils avaient le droit
d’enlever les gens à leurs amis, à leurs familles, à leur vie entière, sans que personne lève le
petit doigt.
J’étais foutue.
Lorsque la réalité m’éclata au visage, ma capacité à faire la part des choses et à ne pas
paniquer s’envola en fumée. Une terreur sans nom m’envahit, déclenchant en moi un
tumulte d’émotions décuplées par l’adrénaline. L’instinct prit le dessus, pas celui avec lequel
j’étais né, mais celui qui s’était formé en moi depuis que Daemon m’avait sauvée.
Je sautai sur mes jambes. Mes muscles endoloris protestèrent violemment et ma tête se
mit à tourner, mais je parvins à rester debout. Le docteur pâlit et recula vers le mur. Le
sergent, lui, ne cilla même pas. Il n’avait pas peur de ma démonstration de force.
Faire appel à la Source aurait dû être un jeu d’enfant avec toutes les émotions qui me
parcouraient, mais il n’y avait rien : ni l’appréhension que l’on ressent avant de dévaler des
montagnes russes, ni le bourdonnement de l’électricité statique sur ma peau.
Rien du tout.
Un semblant de lucidité réussit à percer à travers le brouillard de panique qui voilait
mes pensées. Je me souvins alors que je ne pouvais pas utiliser la Source ici.
— Docteur ? s’enquit le sergent.
Comme j’avais besoin d’une arme, je m’éloignai de lui pour me rapprocher d’une table
pleine de petits instruments. Je ne savais pas ce que je ferais si je réussissais à sortir de cette
pièce. La porte était peut-être même verrouillée. Mais je ne voyais pas aussi loin. Tout ce
que je savais, c’était que je devais sortir d’ici. Tout de suite.
Avant que j’aie eu le temps d’atteindre le plateau, le docteur appuya la main contre le
mur. Un sifflement terrible et familier retentit. Quelque chose avait été libéré dans l’air. Il n’y
eut aucun autre avertissement. Pas d’odeur ni de changement dans l’atmosphère.
Les petits pulvérisateurs au plafond et sur les murs avaient relâché de l’onyx. Il n’y
avait aucun moyen d’y échapper. L’horreur me submergea. Une douleur intense explosa
sous mon crâne et se répandit dans tout mon corps. J’en eus le souffle coupé. J’avais
l’impression que l’on avait répandu de l’essence sur moi avant de m’embraser. Mes jambes
cédèrent sous mon poids et je m’écorchai les genoux en m’effondrant. L’air chargé d’onyx
me brûla la gorge, les poumons.
Roulée en boule, je griffai le sol avec mes doigts, la bouche ouverte sur un cri
silencieux. Mon corps se mit à convulser de façon incontrôlable à mesure que l’onyx infiltrait
la moindre de mes cellules. C’était sans issue. Cette fois, Daemon ne me sauverait pas. Je
criai son nom de ma voix cassée, encore et encore, mais il n’y eut aucune réponse.
Il n’y avait que la douleur.
*
* *
Daemon
Katy
Trempée jusqu’aux os, glacée, je me relevai du sol. J’ignorais combien de temps s’était
écoulé entre la première dose d’onyx qui m’avait frappée et le moment où l’on m’avait
arrosée d’eau pour la dernière fois.
Au début, cesser de résister ne m’était même pas passé par la tête. Et j’étais persuadée
que toute cette souffrance en valait la peine. Il était hors de question que je leur facilite la
tâche. Une fois qu’on avait débarrassé ma peau de toute trace d’onyx et que j’avais pu de
nouveau bouger, je m’étais précipitée vers la porte. Mais alors, le processus avait
recommencé et, au bout de la quatrième dose d’onyx, je sus que j’avais atteint mes limites.
C’était terminé.
Lorsque je réussis à me lever sans tomber, j’avançai vers la table en métal froid à petits
pas douloureux. J’étais à peu près sûre qu’elle était recouverte d’une fine pellicule de
diamants. La somme d’argent nécessaire pour équiper cette pièce, et sans doute le bâtiment
dans son intégralité, avait dû être astronomique. Quelque part, ça expliquait le
surendettement du pays. Avec tout ce qui m’arrivait, l’état des finances publiques aurait dû
être le cadet de mes soucis, mais je crois que l’onyx m’avait grillé quelques neurones.
Le sergent Dasher était parti et revenu plusieurs fois pendant mon calvaire, remplacé
pendant son absence par des hommes en treillis. Le béret qu’ils portaient dissimulait la
moitié de leur visage, mais d’après ce que j’avais pu voir, ils n’étaient pas beaucoup plus
âgés que moi. Ils devaient sans doute avoir la vingtaine.
Deux d’entre eux se tenaient à présent dans la salle, avec des pistolets sanglés aux
cuisses. Je m’étonnais qu’on ne m’ait pas administré de tranquillisant, mais il était vrai que
l’onyx suffisait à me neutraliser. Le premier, qui portait un béret vert foncé, se tenait devant
le panneau de contrôle et m’observait, une main sur son arme, l’autre sur le bouton qui
déclenchait la torture. Le deuxième, au couvre-chef kaki, surveillait la porte.
Je posai les mains sur la table. À travers le rideau mouillé de mes cheveux, mes doigts
m’apparurent pâles et fripés. J’avais froid et je tremblais tellement que je me demandais si je
n’étais pas en train de faire une crise cardiaque.
— Je… j’arrête, croassai-je.
Béret Kaki sembla se crisper.
Je tentai de me hisser sur la table, parce que je savais que si je ne m’asseyais pas tout
de suite, j’allais tomber, mais les frissons qui parcouraient mes muscles me firent chanceler.
L’espace d’un instant, la pièce tournoya autour de moi. J’avais peut-être subi des dommages
permanents. Cette idée manqua me faire rire. Après tout, s’ils me brisaient, je ne pourrais
pas leur servir à grand-chose.
Le Dr Roth était resté présent du début à la fin, assis dans un coin de la pièce, l’air
inquiet. À présent, il s’était levé, tensiomètre à la main.
— Aidez-la à monter sur la table.
Béret Kaki s’approcha de moi avec détermination. Je reculai dans une tentative vaine
de mettre de la distance entre nous. Mon cœur battait à un rythme effréné. Je ne voulais
pas qu’il me touche. Je ne voulais pas qu’aucun d’entre eux me touche.
Les jambes tremblantes, je fis un autre pas en arrière. Alors, mes muscles cessèrent de
fonctionner. Je tombai sur les fesses, mais j’étais tellement engourdie que je ne ressentis
aucune douleur.
Béret Kaki me regarda d’en haut, et de ma position je pus voir son visage dans son
intégralité. Il avait des yeux bleus incroyables, et même s’il faisait semblant d’avoir
l’habitude de ce genre de procédure, son regard trahissait une certaine compassion.
Sans un mot, il se pencha en avant pour me soulever. Il sentait le détergent, la même
marque que ma mère utilisait. Les larmes me montèrent aux yeux mais, avant que j’aie eu le
temps de me débattre, ce qui n’aurait servi à rien, il m’avait déjà déposée sur la table.
Lorsqu’il recula, je saisis les bords de la table avec une impression de déjà-vu.
Ce n’était pas qu’une impression.
On me donna un autre verre d’eau et je l’acceptai sans rien dire. Le docteur soupira
bruyamment.
— C’est bon ? Tu t’es assez débattue ?
Après avoir laissé tomber le gobelet en carton à côté de moi, je m’efforçai d’articuler
une réponse. Ma langue me paraissait gonflée et j’avais du mal à la contrôler.
— Je ne veux pas rester ici.
— Bien sûr que non. (Il glissa son stéthoscope sous mon tee-shirt comme il l’avait déjà
fait.) Personne dans cette pièce ni dans ce bâtiment ne s’attend à ce que tu acceptes ton
sort, mais nous combattre sans savoir à quoi tu t’opposes ne servira qu’à te blesser.
Maintenant, inspire profondément.
J’inspirai mais l’air resta bloqué dans ma gorge. La rangée de placards blancs de l’autre
côté de la pièce se troubla. Je ne pleurerais pas. Je ne pleurerais pas.
Le docteur continua son examen, vérifiant ma respiration et ma pression, avant de
reprendre la parole.
— Katy… Je peux t’appeler Katy ?
Un rire rauque, brisé, m’échappa. Quelle politesse !
— OK.
Il sourit, posa le brassard sur la table, puis recula en croisant les bras.
— Il va falloir que je t’examine en profondeur, Katy. Je te promets que je ne te ferai pas
mal. Ce sera exactement comme les examens que tu as déjà passés.
La peur me noua l’estomac. Je croisai les bras en frissonnant.
— Je n’en ai pas envie.
— Nous ne sommes pas obligés de le faire toute de suite, mais tôt ou tard, il faudra t’y
soumettre. (Se retournant, il s’approcha d’un placard et en sortit une couverture noir foncé
qu’il déposa sur mes épaules.) Quand tu auras recouvré tes forces, nous t’emmènerons dans
ta chambre. Tu pourras y prendre une douche et enfiler des vêtements propres. Il y a aussi
une télé, si tu as envie de la regarder, et tu pourras dormir un peu. Il se fait tard et une
longue journée t’attend, demain.
Je serrai la couverture contre moi en tremblant. À l’entendre, on aurait dit que j’étais à
l’hôtel.
— Une longue journée ?
Il hocha la tête.
— Nous avons beaucoup de choses à te montrer. Avec un peu de chance, tu
comprendras les ambitions du Dédale.
Je réprimai un éclat de rire.
— Je connais très bien vos ambitions. Je sais ce que vous…
— Tu sais seulement ce qu’on t’en a dit, m’interrompit le docteur. Et ce n’est qu’une
seule version des faits. (Il pencha la tête sur le côté.) Tu penses sans doute à Dawson et
Bethany, mais tu ne connais pas toute l’histoire.
Je fronçai les sourcils, tandis qu’une vague de colère me réchauffait de l’intérieur.
Comment osait-il retourner ce que le Dédale avait fait subir à Bethany et Dawson contre
eux ?
— J’en sais suffisamment.
Le Dr Roth jeta un coup d’œil à Béret Vert, à côté du panneau de contrôle, avant de
hocher la tête. Le militaire sortit de la salle en silence, me laissant avec Béret Kaki et le
scientifique.
— Katy…
— Je sais que vous les avez torturés, le coupai-je, de plus en plus furieuse à mesure que
les secondes passaient. Je sais que vous avez amené des gens ici et que vous avez obligé
Dawson à les soigner, et quand ça n’a pas fonctionné, ces humains sont morts. Je sais que
vous les avez empêchés de se voir et que vous vous êtes servis de Beth pour que Dawson
vous obéisse. Vous êtes diaboliques.
— Tu ne connais pas toute l’histoire, répéta-t-il d’une voix calme. (Mes accusations ne
l’atteignaient visiblement pas. Il se tourna vers Béret Kaki.) Archer, tu étais ici quand
Bethany et Dawson sont arrivés ?
Je portai également mon attention sur lui. Il hocha la tête.
— Quand les sujets ont été amenés ici, ils nous ont opposé une résistance
correspondant à leur traumatisme mais, suite à la transformation, la fille a fait preuve d’un
comportement de plus en plus violent. Ils ont été autorisés à rester ensemble jusqu’à ce
qu’un réel problème de sécurité se pose. C’est pour cela qu’ils ont dû être séparés, puis
envoyés dans des bases différentes.
Je resserrai la couverture autour de mes épaules tout en secouant la tête. J’étais à deux
doigts de hurler à pleins poumons.
— Je ne suis pas idiote.
— Je ne le pense pas, répondit le docteur. Tout le monde sait que les hybrides
souffrent d’un certain déséquilibre, même ceux dont la mutation a été un succès. Beth est
instable. Elle l’est depuis le début.
Mon estomac se noua. Je me souvenais très bien du comportement étrange de Beth
quand je l’avais croisée chez Vaughn. Elle avait l’air en meilleure forme lorsque nous l’avions
libérée du Mont Weather, mais ça n’avait pas toujours été le cas. Dawson et les autres
étaient-ils en danger ? Pouvais-je croire ces gens sur parole ?
— C’est pour cela que je dois t’examiner, Katy.
Je le regardai dans les yeux.
— Vous êtes en train de dire que je suis instable ?
Il ne me répondit pas tout de suite et j’eus l’impression que la table s’était dérobée sous
moi.
— C’est une possibilité, dit-il. Même si la mutation a fonctionné, l’instabilité peut
apparaître par la suite, avec l’utilisation de la Source.
J’agrippai la couverture jusqu’à retrouver la sensation de mes doigts et m’efforçai de
calmer les battements affolés de mon cœur. Ça ne marchait pas très bien.
— Je ne vous crois pas. Je ne crois rien de ce que vous me dites. Dawson a été…
— Ce qui est arrivé à Dawson est malheureux, m’interrompit-il. Tu finiras par le
comprendre. Nous n’avions pas l’intention de le traiter ainsi. Nous l’aurions relâché dès qu’il
aurait été capable de se fondre de nouveau dans la masse. Quant à Beth…
— Arrêtez, crachai-je. (Le son de ma propre voix me surprit.) Je ne veux plus entendre
le moindre de vos mensonges.
— Katy, tu ignores tout de la menace que représentent les Luxens et les personnes
qu’ils ont transformées.
— Les Luxens ne sont pas dangereux ! Et les hybrides ne le seraient pas non plus si
vous nous laissiez tranquilles. Nous ne vous avons rien fait. Nous ne vous aurions jamais
rien fait. Nous ne demandions rien à personne jusqu’à ce que vous…
— Sais-tu pourquoi les Luxens sont venus sur Terre ? me demanda-t-il.
— Oui. (J’avais mal aux doigts, à présent.) Les Arums ont détruit leur planète.
— Et sais-tu pourquoi leur planète a été détruite ? Connais-tu l’origine des Arums ?
— Il y a eu une guerre. Les Arums ont essayé de voler les pouvoirs des Luxens et de les
tuer. (J’étais à jour sur mes cours d’histoire Luxen, merci. Les Arums étaient l’opposé total
des Luxens, l’ombre et la lumière. Ils se nourrissaient d’eux.) Vous travaillez avec des
monstres.
Le Dr Roth secoua la tête.
— Comme dans toutes les grandes guerres, les Arums et les Luxens se battent depuis
tellement longtemps que je doute que beaucoup d’entre eux se souviennent de l’origine du
conflit.
— Vous insinuez que les Arums et les Luxens sont une sorte de bande de Gaza
intergalactique ?
Archer eut un reniflement moqueur.
— Je ne comprends même pas pourquoi on parle de ça, lui dis-je, soudain très fatiguée.
(Je n’arrivais plus à penser normalement.) Ça n’a aucune importance.
— Au contraire, c’est très important, répondit le docteur. Ça montre à quel point tu es
ignorante sur la question.
— Et je suppose que vous allez m’éclairer ?
Il sourit. J’aurais voulu le frapper pour effacer son expression condescendante. Mais
pour ça, il aurait fallu que je lâche la couverture et que je fasse appel à de l’énergie que je
ne possédais pas.
— Durant leur âge d’or, les Luxens étaient la forme de vie la plus puissante et
intelligente de tout l’univers. Pour le bien de l’équilibre, l’évolution leur a créé un prédateur
naturel : les Arums.
Je le dévisageai.
— Qu’êtes-vous en train de me dire ?
Il me regarda dans les yeux.
— Les Luxens ne sont pas les victimes de cette guerre. Ils en sont la cause.
*
* *
Daemon
Katy
Vu la façon dont ma tête tournait, je n’en revenais pas d’avoir réussi à faire une chose
aussi normale que changer de vêtements. J’avais enfilé un bas de survêtement noir et un
tee-shirt en coton gris. Ils m’allaient comme un gant, même les sous-vêtements. C’en était
presque inquiétant.
Comme si ma venue avait été planifiée.
Comme s’ils avaient fouillé dans mes tiroirs pour trouver ma taille.
J’avais envie de vomir.
Au lieu de m’appesantir sur le sujet et risquer de paniquer, et donc de me retrouver de
nouveau couverte d’onyx et d’eau glacée, je pris le temps d’observer ma cellule. Ah non,
pardon. Mes quartiers, comme le Dr Roth me l’avait rappelé.
Elle faisait la taille d’une chambre d’hôtel, peut-être une vingtaine de mètres carrés. Le
sol était couvert de carrelage qui était froid sous mes pieds. Je n’avais pas la moindre idée
de l’endroit où se trouvaient mes chaussures. Il y avait un lit double collé au mur, une petite
table de chevet à côté, une armoire et une télévision accrochée au mur en face du lit. Les
points noirs de la mort étaient également présents au plafond, mais je ne voyais aucun
robinet.
Et il y avait une porte de l’autre côté du lit.
J’avançai avec précaution, puis posai les doigts dessus pour la pousser légèrement. Je
m’attendais presque à ce qu’une pluie d’onyx s’abatte sur moi.
Mais non.
Il s’agissait d’une petite salle de bains dans laquelle se trouvait une autre porte. Celle-ci
était fermée à clé.
Je retournai dans la chambre.
Le trajet jusqu’à ma cellule n’avait pas été palpitant. On avait quitté la pièce dans
laquelle je m’étais réveillée pour se rendre à un ascenseur qui s’était ouvert juste à côté de
l’endroit où je me trouvais à présent. Je n’avais pas vraiment eu l’occasion d’examiner le
couloir et de compter le nombre de cellules semblables à la mienne.
J’aurais parié qu’il y en avait beaucoup.
Comme je ne savais pas quelle heure il était, et encore moins s’il faisait jour ou nuit, je
me dirigeai vers le lit et ouvris les couvertures. Je m’assis dessus, dos au mur, les jambes
repliées contre ma poitrine. Puis je remontai les couvertures jusqu’à mon menton et ne
quittai pas la porte des yeux.
J’étais fatiguée. Épuisée, même. Mes paupières étaient lourdes et je devais fournir un
effort inouï pour simplement rester assise. Pourtant, l’idée de m’endormir me terrifiait. Et si
quelqu’un entrait dans ma chambre pendant mon sommeil ? C’était un risque certain. La
porte était fermée à clé de l’extérieur, ce qui signifiait que mes geôliers en avaient le contrôle
total.
Pour m’empêcher de m’assoupir, je me concentrai sur les milliers de questions qui
tourbillonnaient dans mon esprit. Le Dr Roth avait sous-entendu que les Luxens étaient à
l’origine de cette guerre qui durait depuis Dieu sait combien de temps. Était-ce réellement
important ? Je ne le pensais pas. La nouvelle génération n’avait plus rien à voir avec les
actions de leurs ancêtres. Je ne comprenais même pas pourquoi il m’en avait parlé. Pour
démontrer que je ne savais pas grand-chose ? Ou y avait-il une autre raison ? Et Bethany,
dans tout ça ? Était-elle vraiment dangereuse ?
Je secouai la tête. Même si les Luxens avaient déclenché une guerre des centaines, voire
des milliers d’années plus tôt, ça ne signifiait pas qu’ils étaient mauvais. Et si Bethany était
dangereuse, c’était sans doute à cause de ce qu’on lui avait fait subir. Il était hors de
question que je croie à leurs mensonges. Toutefois, je devais admettre que ce que j’avais
entendu m’avait perturbée.
D’autres questions me taraudaient. Combien de temps comptaient-ils me garder ici ? Et
l’école, alors ? Et ma mère ? Je pensai aussi à Carissa. Avait-elle été emmenée dans une
base comme celle-ci ? J’ignorais toujours comment elle avait été transformée, et pourquoi.
Luc, l’ado hybride tellement intelligent qu’il en était effrayant, nous avait aidés à pénétrer
au Mont Weather et m’avait prévenue que je ne connaîtrais peut-être jamais la vérité au
sujet de Carissa. Je n’étais pas certaine de pouvoir vivre avec une telle inconnue. Ne pas
savoir pourquoi elle était venue dans ma chambre et était morte de cette manière finirait
par me ronger de l’intérieur. Et puis, si je terminais comme elle, comme les innombrables
hybrides que le gouvernement avait kidnappés, qu’adviendrait-il de ma mère ?
Comme je n’avais pas de réponses à ces questions, je laissai mon esprit vagabonder.
Jusqu’à présent, j’avais tout fait pour éviter de penser à lui.
De penser à Daemon.
Je fermai les yeux et soufflai longuement. Je n’avais même pas besoin de faire d’effort
pour le voir. Son visage m’apparaissait clairement.
Ses pommettes hautes, ses lèvres pulpeuses et tellement expressives et ses yeux… ses
magnifiques yeux verts qui ressemblaient à deux émeraudes, incroyablement brillantes.
J’avais conscience que ma mémoire ne lui rendait pas justice. Il possédait une beauté
masculine que je n’avais jamais vue dans la vraie vie avant lui, que j’avais seulement lue
dans mes romans préférés.
Mince. Mes livres me manquaient déjà.
Sous sa véritable forme, Daemon était extraordinaire. Les Luxens étaient, en règle
générale, d’une beauté à couper le souffle. Ils étaient composés de lumière : les regarder,
c’était un peu comme contempler une étoile.
Daemon Black pouvait se montrer irascible dans ses mauvais jours, mais sous sa
carapace épineuse se cachait un garçon tendre, protecteur et d’une grande générosité. Il
avait dédié la plus grande partie de sa vie à assurer la protection de sa famille et de son
peuple, au prix de sa propre sécurité. Je l’admirais énormément… même si ça n’avait pas
toujours été le cas.
Une larme roula sur ma joue.
Je l’essuyai du revers de la main et posai mon menton sur mes genoux. Je priai alors
pour que Daemon soit sain et sauf, pour que Matthew, Dawson et Andrew le surveillent de
près… mais surtout, je priai pour qu’ils l’empêchent de commettre l’irréparable : d’agir
comme j’aurais moi-même agi si nos situations avaient été inversées.
Car malgré ma folle envie de me réfugier dans ses bras, je ne voulais pas qu’il se
retrouve coincé ici, avec moi. C’était hors de question.
Le cœur serré, je tentai de penser à des choses plus gaies, mais les souvenirs n’étaient
pas suffisants. Il y avait de grandes chances pour que je ne le revoie plus jamais.
Cette fois, les larmes coulèrent librement de mes yeux, que je fermais le plus fort
possible.
Pleurer ne résoudrait rien mais, avec l’épuisement, je devenais incapable de me retenir.
Je gardai les yeux fermés et me mis à compter jusqu’à ce que la boule d’émotions qui
m’obstruait la gorge se dissipe.
Tout à coup, je me réveillai en sursaut, le cœur battant et la bouche sèche. Je ne me
souvenais pas de m’être endormie. Un frisson étrange me parcourut tandis que je reprenais
mon souffle. Avais-je fait un cauchemar ? Dans tous les cas, quelque chose clochait.
Désorientée, je repoussai les couvertures et examinai ma cellule plongée dans le noir.
Quand mes yeux devinèrent une forme plus sombre dans le coin, près de la porte, je
me crispai. Mes cheveux se dressèrent sur ma nuque et j’en eus le souffle coupé. La peur
enfonça ses griffes glaciales dans mon ventre, me figeant sur place.
Je n’étais pas seule.
L’ombre s’écarta du mur et avança rapidement. Je crus d’abord qu’il s’agissait d’un
Arum. Je cherchai l’opale à l’aveugle autour de mon cou, avant de me rappeler, trop tard,
que je ne l’avais plus.
— Tu fais toujours des cauchemars, dit l’ombre.
En entendant cette voix que je connaissais bien, je sentis la peur se transformer en
haine si puissante qu’elle me laissa un goût amer dans la bouche. Je me levai sans réfléchir.
— Blake, crachai-je.
CHAPITRE 4
Katy
Katy
Daemon
Après avoir dit au revoir à Dawson et Bethany, je quittai la maison au lever du jour. Ce
qui s’était passé avec Beth hantait le moindre de mes pas. Elle semblait s’être calmée, mais
je ne savais que penser. Heureusement, Dawson s’occuperait bien d’elle.
Je jetai un coup d’œil en arrière, vers la maison. Tout au fond de moi, j’avais conscience
que c’était peut-être la dernière fois que je voyais cet endroit, que je voyais mon frère et ma
sœur. Pourtant, je ne remettais pas en cause ma décision.
Reprenant ma route, je me dirigeai dans la direction opposée à la colonie et pris de la
vitesse. Même sous ma forme humaine, j’avançais trop vite pour l’œil humain.
Dawson m’avait dit que ma voiture avait été cachée chez Matthew. En faisant cela, ils
avaient voulu lancer sur une fausse piste les forces de l’ordre qui n’avaient aucun lien avec
la Défense et s’inquiétaient réellement de la disparition de tous ces adolescents.
Il me fallut moins de cinq minutes pour rejoindre la cabane de Matthew, au milieu de
nulle part. En arrivant dans l’allée, je ralentis et examinai son 4 × 4.
Une idée me vint soudain et je souris.
Je devais partir d’ici et me rendre au moins jusqu’en Virginie. J’aurais très bien pu
voyager sous ma vraie forme. Ç’aurait même été plus rapide, mais j’en serais ressorti épuisé
et la petite visite de courtoisie que je m’apprêtais à faire au Mont Weather serait déjà bien
assez fatigante.
Étant donné la colère que m’inspirait Matthew à cet instant, j’allais prendre plaisir à lui
« emprunter » sa voiture. La mienne aurait attiré l’attention, ce que je voulais éviter à tout
prix. Je me glissai sur le siège du conducteur, puis arrachai le cache derrière lequel se
trouvaient les fils.
Lorsque Dawson et moi étions petits, nous nous amusions à faire démarrer les voitures
sur le parking du centre commercial de Cumberland. Il nous avait fallu plusieurs tentatives
avant de trouver la charge exacte qui permettait de démarrer le moteur sans cramer toute
l’électronique. Puis on les déplaçait et on regardait les propriétaires sortir et se demander
comment leurs voitures avaient pu bouger toutes seules.
On s’ennuyait facilement.
J’enroulai mes doigts autour des fils et leur envoyai une petite dose d’énergie. Le
moteur gronda et la voiture se réveilla.
La magie opérait toujours.
Sans perdre de temps, je m’éloignai de l’allée de Matthew et roulai en direction de
l’autoroute. Je savais qu’il ne se serait pas montré aussi compréhensif que Dawson, du moins
pas tout de suite.
Mon frère avait accepté de s’occuper de plusieurs choses pour moi. Il était censé
transférer suffisamment d’argent pour que Kat et moi puissions vivre pendant deux ou trois
ans, sur un compte caché que j’avais ouvert pour les cas d’urgence.
Et c’était un cas d’urgence.
Dawson et Dee possédaient également ce genre de comptes. Les Thompson aussi.
Ç’avait été l’idée de Matthew. Je me souvenais d’avoir trouvé cette mesure excessive, mais il
avait eu raison. Je ne pouvais plus rentrer à la maison. Kat non plus. Il allait falloir trouver
un moyen pour qu’elle puisse voir sa mère. Nous ne pouvions plus habiter ici. C’était trop
dangereux.
Avant de me rendre au Mont Weather, je devais rendre une petite visite à quelqu’un.
Blake n’était sans doute pas la seule personne à nous avoir trahis.
Un certain adolescent hybride allait devoir me rendre des comptes.
Un peu après midi, je garai la voiture de Matthew derrière la station essence
abandonnée qui se trouvait sur la même route que le club de Luc. Enfin… si on pouvait
appeler ce chemin de terre-plein de nids-de-poule une route. Dans tous les cas, je ne tenais
pas à l’avertir de ma présence. Quelque chose clochait chez Luc et ce n’était pas peu dire.
C’était déjà assez louche qu’il soit propriétaire d’une boîte de nuit à son âge. Et pourquoi
était-il toujours fourré avec des Luxens, sans aucune défense contre les Arums ?
Il y avait vraiment quelque chose de pas clair, chez ce gamin.
Sans quitter ma forme humaine, je m’élançai à travers les herbes hautes, puis dans la
forêt qui se trouvait derrière la station. La lumière vive du soleil perçait à travers les
branches et l’air chaud du mois de mai me caressait la peau tandis que je prenais de la
vitesse. Quelques secondes plus tard, je quittais les arbres pour me retrouver dans un
champ à l’abandon.
La dernière fois que j’étais venu ici avec Kat, ce n’était qu’une grande étendue d’herbe
gelée. À présent, les roseaux s’accrochaient à mon jean et les pissenlits poussaient un peu
partout. Kat adorait les pissenlits. Lorsqu’on s’était entraînés avec l’onyx, elle n’avait pas pu
s’empêcher de les toucher. Dès que les boutons jaunes étaient apparus, elle les avait cueillis
pour en ôter les pétales un à un.
Un sourire amusé aux lèvres, je m’approchai des portes sans fenêtre du club. Sacrée
Kitten.
Je posai les mains sur les battants en acier, à la recherche d’un loquet ou d’une serrure
à manipuler. Après plusieurs tentatives, je compris qu’elles ne s’ouvriraient pas de sitôt.
Je reculai pour observer l’avant du bâtiment. Carré, sans fenêtre, il ressemblait
davantage à un entrepôt qu’à une boîte de nuit. Je m’aventurai alors sur le côté, en
donnant des coups de pied dans les cartons vides que je rencontrai en chemin. Il y avait un
quai de chargement à l’arrière.
Bingo.
En posant mes mains au-dessus de l’interstice qui séparait les portes, j’entendis le
merveilleux son d’un verrou qui s’ouvrait. Je les poussai rapidement et entrai dans la réserve
plongée dans le noir. Rasant les murs, je me frayai un chemin à l’intérieur tout en gardant
l’œil sur les conteneurs blancs et les piles de papiers. Il y avait une odeur d’alcool bien
distincte dans l’air. J’arrivai devant une autre porte que j’ouvris également. Lorsque je
pénétrai dans un couloir avec des tableaux noirs aux murs sur lesquels étaient dessinés des
bonshommes enfantins, mes cheveux se dressèrent sur ma nuque et un frisson glacial me
parcourut.
Un Arum.
Je me précipitai hors du couloir, à deux doigts de reprendre ma véritable forme. Au lieu
de quoi, je me retrouvai nez à nez avec un fusil à canon scié.
Pas le moment de faire une bêtise.
L’heureux propriétaire de ce jouet mortel n’était autre que mon videur préféré, avec sa
sempiternelle salopette.
— Les mains en l’air, et n’essaie même pas de jouer à la torche humaine avec moi, mon
joli.
Mâchoire serrée, je levai les mains.
— Il y a un Arum dans les parages.
— Pas possible, rétorqua-t-il.
Je haussai un sourcil.
— Alors comme ça, Luc travaille aussi pour les Arums ?
— Luc ne travaille pour personne. (Le videur fit un pas en avant, les yeux plissés.) Où
est la nana qui est toujours avec toi ? Elle est en train de fouiner dans le coin ?
Quand il jeta un coup d’œil derrière moi, je profitai de sa distraction. Je bougeai
tellement vite qu’il n’eut pas le temps de réagir. Je lui arrachai son flingue, puis le retournai
contre lui.
— Alors, qu’est-ce que ça fait d’avoir ce truc pointé sur soi ? demandai-je.
De la fumée semblait lui sortir des narines.
— C’est pas génial.
— C’est ce que je pensais. (Mon doigt me démangeait contre la détente.) J’aimerais
garder mon joli visage intact, si tu veux bien.
Le videur ricana.
— C’est vrai que t’as une gueule d’ange.
— Oh, regardez ça ! s’exclama une nouvelle voix. Un amour naissant.
— Ou pas, rétorquai-je en enroulant ma main libre autour du canon.
— Tu croyais réellement que je ne m’apercevrais pas de ta présence ?
Je souris d’un air condescendant sans quitter le videur des yeux.
— Comme si j’en avais quelque chose à faire.
— Si tu essayais de me prendre par surprise, c’est raté en tout cas.
Luc sortit de l’ombre. Il portait un bas de survêtement noir et un tee-shirt qui disait
« Les zombies aussi ont besoin d’amour. » Sympa.
— Tu peux baisser cette arme, Daemon.
Avec un sourire froid, je concentrai mon énergie au niveau de ma main. Une forte
chaleur s’en échappa, et bientôt, une odeur de métal fondu se répandit dans l’air. Lorsque
le canon fut complètement inutilisable, je rendis le tout au videur.
Celui-ci examina l’arme en soupirant.
— Je déteste quand ils font ça.
Je regardai Luc se hisser sur le bar pour s’asseoir, puis battre des jambes comme un
enfant capricieux. Dans la lumière tamisée de la salle, le cercle d’une couleur étrange qui
entourait ses iris paraissait flou.
— Toi et moi, il faut qu’on…
Tout à coup, je me retournai et me débarrassai de ma forme humaine dans un
rugissement. Je traversai la piste de danse déserte et me dirigeai tout droit vers les ombres
qui s’accumulaient sous les cages.
L’Arum se tourna vers moi et, juste avant qu’on se heurte de plein fouet, comme deux
rochers dévalant une montagne, je le vis sous sa véritable apparence : noir comme la nuit,
étincelant comme du verre. L’impact fit trembler les murs et s’entrechoquer les cages qui
pendaient du plafond.
— Oh, bon sang, s’exclama Luc. On ne pourrait pas tous s’entendre, pour une fois ?
L’Arum passa ses bras autour de ma taille pendant que je le plaquais contre le mur. Le
plâtre se craquela dans un nuage de poussière. Il tint bon. Ce salaud était puissant.
En se retournant, il réussit à me faire lâcher prise et son bras vaporeux manqua me
frapper en pleine poitrine. Je m’écartai vivement et levai le poing pour flanquer une raclée à
ce connard.
— Les garçons ! Les garçons ! Il est interdit de se battre dans mon club ! nous cria Luc
d’un air agacé.
On ne lui prêta pas la moindre attention.
L’énergie crépitait dans mes paumes, crachait du feu blanchâtre dans l’air.
Tu ne sais pas à qui tu as affaire, siffla l’Arum en me parlant directement dans mon
esprit, ce qui m’énerva encore plus. Je libérai la boule d’énergie.
Elle le frappa au niveau de l’épaule.
Il recula de plusieurs pas avant de se tourner de nouveau vers moi, la tête penchée sur
le côté. Alors, sa forme devint plus solide.
De l’électricité statique courait le long de mes bras. Ma lumière éclairait la pièce. Ce
mec commençait franchement à me taper sur les nerfs.
— Si j’étais toi, je ne ferais pas ça, dit Luc. Hunter a très, très faim.
J’étais sur le point de montrer à Luc où il pouvait mettre ses conseils, lorsque quelqu’un
apparut dans le couloir qui menait à son bureau. C’était une femme : jolie, blonde, et
surtout, complètement humaine. Elle avait les yeux écarquillés.
— Hunter ?
Allons bon.
Distrait, l’Arum se tourna vers la femme. Moi-même, je laissai la Source me quitter. Il
avait sûrement communiqué avec elle par télépathie car elle fronça les sourcils et dit :
— Mais c’est l’un d’entre eux !
Hunter tourna la tête vers moi et prit une grande inspiration en reculant. Un instant
plus tard, un homme se tenait devant moi. Il faisait environ ma taille, avait les cheveux
bruns et les mêmes yeux pâles que tous ces foutus Arums.
— Serena, dit-il. Retourne dans le bureau de Luc.
L’expression étonnée de la jeune femme se transforma en agacement. Elle me rappelait
tellement Kat que mon cœur se serra.
— Pardon ?
Il la regarda de nouveau en fronçant les sourcils. Puis le videur traversa la piste de
danse et passa un bras autour des épaules de la femme.
— Tu ne devrais pas rester ici.
— Mais…
— Allez, viens, j’ai un truc à te montrer, dit-il.
Hunter lui adressa un regard noir.
— Quel genre de truc ?
Le videur se retourna vers lui pour lui faire un clin d’œil.
— Un truc.
Tandis qu’ils disparaissaient ensemble dans le couloir, je vis les lèvres de l’Arum se
retrousser.
— Je n’aime pas ça.
Luc ricana.
— Elle n’est pas son type.
Qu’est-ce que c’était que ce bordel ? Un Arum et une humaine ensemble ?
— Tu veux bien baisser la lumière ? me demanda ce connard. Tu m’aveugles.
Une vague de pouvoir m’envahit. Je mourais d’envie de lui mettre mon poing dans la
figure, mais il ne m’attaquait pas. C’était bizarre. Sans compter qu’il semblait être avec une
humaine. Et ça, c’était encore plus étrange.
Je repris ma forme humaine.
— Je n’aime pas le ton que tu prends avec moi.
Il m’adressa un sourire moqueur.
Je plissai les yeux.
— Vous devriez essayer d’être aimables l’un envers l’autre, dit Luc. On ne sait jamais.
Le moindre allié peut s’avérer utile.
Hunter et moi, on se jaugea l’un l’autre, avant de ricaner. C’était peu probable.
Le garçon haussa les épaules.
— Eh bien, c’est une journée mouvementée. D’un côté, j’ai Hunter qui n’a pas besoin de
nom de famille et qui vient seulement me voir quand il a quelque chose à me demander ou
qu’il veut se nourrir. Et de l’autre, Daemon Black qui a l’air de vouloir me casser la figure.
— Tu as tout compris, rétorquai-je.
— Tu veux bien m’expliquer pourquoi ? me demanda-t-il.
Je serrai les poings.
— Comme si tu ne le savais pas déjà.
Il secoua la tête.
— Je n’en sais rien, mais je vais quand même essayer de deviner : je ne vois pas Katy et
je ne sens pas non plus sa présence. J’en déduis que votre petite visite au Mont Weather ne
s’est pas bien terminée.
Fou de rage, je fis un pas vers lui.
— Vous vous êtes introduits au Mont Weather ? s’exclama Hunter avec un rire
incrédule. Vous êtes dingues ?
— La ferme, rétorquai-je sans quitter Luc des yeux.
Hunter gronda.
— Si tu me dis encore une fois de la fermer, notre cessez-le-feu va être de courte durée.
Je lui adressai un bref coup d’œil.
— La. Ferme.
Des ombres dansèrent aussitôt sur les épaules de l’Arum. Je me tournai complètement
vers lui.
— Quoi ? lui dis-je en levant les mains pour lui faire signe que j’étais prêt à me battre.
Je suis remonté à bloc et je meurs d’envie de me défouler sur quelqu’un.
— Les garçons… (Luc soupira et descendit du bar.) Un peu de sérieux. Serrez-vous
dans les bras l’un de l’autre, qu’on en finisse !
Hunter ne releva pas et s’avança vers moi.
— Tu crois vraiment pouvoir me battre ?
— Si je le crois ? m’offusquai-je en me postant pile devant lui. J’en suis persuadé.
L’Arum s’esclaffa, avant d’enfoncer l’un de ses longs doigts dans mon torse. Il m’avait
touché le torse !
— C’est ce qu’on va voir.
Je saisis son poignet. Sa peau était froide sous mes doigts.
— Putain, tu es vraiment…
— Ça suffit ! hurla Luc.
Tout à coup, je me retrouvai plaqué contre un mur du club. Hunter avait subi le même
sort, de l’autre côté de la piste de danse, à plusieurs mètres au-dessus du sol. Je devais
afficher la même expression incrédule que l’Arum. On se débattit tous les deux contre nos
liens invisibles, en vain.
Luc se plaça entre nous.
— Je n’ai pas toute la journée, les garçons. J’ai d’autres choses à faire. Une sieste cet
après-midi. Un nouveau film sur Netflix que j’aimerais voir. Et un coupon pour un
hamburger gratuit avec mon nom dessus.
— Euh…, fis-je.
— Écoute, reprit Luc en se tournant vers moi d’un air sévère. (À cet instant, il me parut
beaucoup plus vieux qu’il ne l’était réellement.) Je suppose que tu m’estimes en partie
responsable de la capture de Katy. Tu as tort.
Je ricanai.
— Pourquoi devrais-je te croire ?
— J’en ai rien à foutre que tu me croies ou non. Vous vous êtes introduits au Mont
Weather, une base secrète du gouvernement. Il ne faut pas être devin pour comprendre que
ça s’est mal passé. Moi, j’ai tenu ma part du marché.
— Blake nous a trahis. Le Dédale a capturé Kat.
— Je vous avais dit de ne pas faire confiance à quelqu’un qui avait autant à gagner ou
à perdre. (Luc soupira bruyamment.) Blake est… Enfin, c’est Blake. Avant d’émettre le
moindre jugement à son égard, demande-toi combien de personnes tu serais capable de
sacrifier pour récupérer Katy.
La force invisible qui me retenait se désintégra et je retombai par terre, sur mes pieds.
Je le croyais.
— Je dois aller la chercher.
— Si le Dédale a ta copine, tu peux lui dire adieu, lança Hunter, de l’autre côté de la
pièce. Ce sont des…
— Et toi ? l’interrompit Luc. Je t’ai demandé de rester dans mon bureau. Ce n’est pas
en me désobéissant que tu obtiendras ce que tu veux.
Hunter haussa les épaules d’un air mal assuré. Un instant plus tard, il était également
sur ses pieds, aussi docile qu’un pitbull.
Luc nous adressa un regard noir à tous les deux.
— Je comprends que vous ayez des problèmes, de très gros problèmes même. Mais vous
savez quoi ? Vous n’êtes pas les seuls extraterrestres, là-dehors, à vous être fait baiser.
Certains sont encore plus dans la merde que vous. Oui, je sais, c’est difficile à avaler.
Je jetai un coup d’œil à Hunter qui haussa les épaules avant de prendre la parole :
— Quelqu’un n’a pas bu son biberon, ce matin.
Je ricanai.
Luc se tourna vivement vers lui. J’avais du mal à croire que je me tenais dans la même
pièce qu’un Arum sans essayer de le tuer. Et vice versa.
— Heureusement pour toi que je t’aime bien, dit Luc d’une voix grave. Écoute, il faut
que je parle à Daemon. Tu veux bien t’occuper ailleurs ? Et si tu n’as rien à faire, essaie de
te montrer un peu utile, OK ?
L’Arum leva les yeux au ciel.
— Compris. J’ai mes propres problèmes. (Il commença à s’éloigner en direction du
couloir, puis s’arrêta et me regarda.) À jamais.
Je lui répondis avec un doigt d’honneur.
Lorsqu’il disparut enfin, Luc se tourna vers moi et croisa les bras.
— Que s’est-il passé ?
Puisque je n’avais plus rien à perdre, je lui racontai le déroulement des événements de
A à Z. À la fin de mon histoire, Luc secoua la tête en sifflant.
— Je suis désolé, mon pote. Sincèrement. Mais si le Dédale l’a capturée, je ne vois pas
comment…
— Ne dis rien, grommelai-je. Je n’ai pas encore perdu espoir. On a réussi à libérer
Bethany. Et toi aussi, tu t’en es sorti.
Luc cligna les yeux.
— Vous avez libéré Bethany, c’est vrai, mais vous avez perdu Katy dans l’opération. Et
je… je ne suis pas comme Katy.
Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il voulait dire par là. Me détournant, je me
passai les doigts dans les cheveux.
— Tu savais que Blake allait se retourner contre nous ?
Il marqua une pause.
— Qu’est-ce que tu ferais si c’était le cas ?
Un rire amer m’échappa.
— Je te tuerais.
— C’est compréhensible, répondit-il d’une voix posée. Laisse-moi d’abord te poser une
question. Aurais-tu aidé ton frère à secourir Bethany si tu avais su que Blake vous trahirait ?
Je lui fis de nouveau face et secouai la tête, tandis que la vérité me frappait en plein
visage. Si j’avais su que Kat ne rentrerait pas à la maison avec nous, je n’aurais sans doute
jamais accepté d’aller là-bas… Pourtant, j’étais incapable d’avouer à voix haute que je
l’aurais choisie elle, et pas mon frère.
Il pencha la tête sur le côté.
— Je n’étais pas au courant. Ça ne veut pas dire que je faisais confiance à Blake pour
autant. Je ne fais confiance à personne.
— Personne ?
Il ne répondit pas à ma question.
— Qu’attends-tu de moi, puisque, visiblement, tu ne comptes pas me tuer ? Tu veux
que j’éteigne encore une fois leur système de sécurité ? Je peux le faire. Cadeau de la
maison. Mais ce serait du suicide. Ils t’attendent de pied ferme.
— Je ne veux pas que tu éteignes quoi que ce soit.
Il parut étonné.
— Mais tu vas quand même aller la chercher ?
— Oui.
— Tu seras capturé, toi aussi.
— Je sais.
Luc me dévisagea pendant si longtemps que je crus qu’il avait pété une durite.
— Si je comprends bien, tu étais vraiment venu me mettre la raclée.
Je réprimai un sourire.
— Oui, j’avoue.
Le gamin secoua la tête.
— As-tu la moindre idée de ce dans quoi tu t’embarques ?
— Oui. (Je croisai les bras.) Je sais qu’ils vont me demander de produire des hybrides.
— Tu as déjà vu des gens mourir l’un après l’autre devant toi ? Non ? Demande à ton
frère ce que ça fait.
Je n’hésitai pas un seul instant.
— Pour elle, je subirais n’importe quelle épreuve.
— Ce n’est pas le pire, me dit-il calmement. Si Hunter et toi pouviez mettre vos
différends de côté pendant plus de deux secondes, il t’en parlerait lui-même. Ils font des
choses là-bas que tu ne peux même pas imaginer.
— Raison de plus pour libérer Kat.
— Et quel est ton plan ? Comment comptes-tu la libérer ? me demanda-t-il avec
curiosité.
Bonne question.
— Je n’en suis pas encore arrivé là.
Luc me dévisagea un instant avant d’éclater de rire.
— Très bon plan. J’adore. Qu’est-ce qui pourrait bien aller de travers ?
— Comment t’es-tu enfui, Luc ?
— Tu ne veux pas savoir. Tu n’iras pas aussi loin.
Un frisson glacé me parcourut. Je voulais bien le croire.
Luc fit un pas en arrière.
— Je dois aller m’occuper de l’autre problème, donc…
Mon regard se posa sur le couloir.
— Alors comme ça, tu travailles avec les Arums ?
Ses lèvres se retroussèrent.
— Les Arums ne sont pas si différents des Luxens, tu sais ? Ils sont autant dans la
merde que vous.
C’est drôle. Je ne le voyais pas de cette façon.
Soudain, Luc baissa la tête et jura. Quand il se redressa, il me dit :
— La plus grande faiblesse du Dédale, c’est leur arrogance. Leur besoin de créer ce qui
ne devrait jamais l’être. Leur besoin de contrôler ce qui ne pourra jamais l’être. Ils jouent
avec l’évolution, mon pote. Et dans les films, ça ne se termine jamais bien, pas vrai ?
— Non, en effet.
Je me retournai.
— Attends ! s’exclama-t-il pour m’arrêter. Je peux t’aider.
Je pivotai sur mes talons pour lui faire face, la tête penchée sur le côté.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Ses yeux couleur améthyste ressemblaient tellement à ceux d’Ethan que c’en était
dérangeant. Les siens avaient quelque chose de bizarre cependant, surtout avec ce cercle
autour des iris.
— Leur principal atout, c’est que les gens ne connaissent pas leur existence, qu’ils ne
connaissent pas notre existence.
J’étais incapable de détourner le regard. Décidément, ce gamin pouvait se montrer
flippant.
Il sourit.
— Ils ont quelque chose que je veux. Et je te parie qu’ils retiennent Katy au même
endroit.
Je plissai les yeux. Ce genre de marché ne m’inspirait pas confiance.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Ils ont un truc qui s’appelle le LH-11. Je veux mettre la main dessus.
— Le LH-11 ? (Je fronçai les sourcils.) Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Le commencement et la fin, répondit-il d’un air mystérieux avec un éclat étrange
dans ses yeux violets. Tu comprendras quand tu le verras. Vole-le pour moi et je ferai en
sorte de vous faire sortir, peu importe où vous vous trouverez.
Je le dévisageai.
— Pas que je doute de ton génie, mais comment pourrais-tu nous faire sortir, Kat et
moi, si tu ne sais pas où on est ?
Il haussa un sourcil.
— Si tu me poses la question, c’est que tu en doutes. Tu ne devrais pas. Je connais des
gens un peu partout, Daemon. Ils me le diront. Comme ils me diront que tu t’es rendu.
Je ris doucement et secouai la tête.
— Pourquoi devrais-je te faire confiance ?
— Je ne t’ai jamais demandé une telle chose. Mais tu n’as pas le choix. (Il s’interrompit.
Putain, il n’avait pas tort.) Trouve le LH-11 pour moi et je ferai en sorte de vous tirer, ta
Kitten et toi, du trou dans lequel on vous aura enfermés. Je te le promets.
CHAPITRE 7
Katy
J’avais l’impression qu’il s’était écoulé une éternité depuis qu’on m’avait servi de la
purée de pommes de terre et un steak pour le déjeuner. Et j’étais trop agitée pour regarder
la télé. À force d’attendre dans le silence le plus total, je me mis à faire les cent pas dans ma
cellule. Mes nerfs étaient tellement à vif que, chaque fois que j’entendais des bruits de pas
dans le couloir, mon cœur remontait dans ma gorge et je m’éloignais de la porte.
Nerveuse, je réagissais au moindre son. Comme je n’avais aucun moyen de savoir quelle
heure il était, j’avais l’impression d’être coincée dans une bulle figée, dépourvue d’oxygène.
En passant pour la centième fois devant le lit, je réfléchis à ce que je savais déjà.
Certaines personnes étaient ici par choix : des humains, des Luxens, et sans doute même
quelques hybrides. La substance LH-11 était testée sur des malades du cancer. Dieu seul
savait de quoi il s’agissait. Une partie de moi pouvait comprendre une telle démarche, à
supposer que les Luxens les aident réellement de leur plein gré. Trouver un traitement pour
des maladies mortelles était important. Si le Dédale s’était contenté de me demander mon
accord, au lieu de m’enfermer dans une cellule, je leur aurais sans doute donné mon sang.
Je n’arrivais pas à oublier les paroles du sergent Dasher. Y avait-il réellement dix mille
Luxens, là-dehors, qui cherchaient à renverser les humains ? Et des centaines de milliers
d’entre eux pouvant débarquer sur Terre à tout moment ? Daemon avait déjà mentionné les
diverses colonies devant moi, mais il ne m’avait jamais dit que certains, même une minorité,
cherchaient à prendre le pouvoir.
Et si c’était vrai ?
Non, c’était impossible.
Les Luxens n’étaient pas mauvais. Les Arums et le Dédale, si. Cette organisation savait
peut-être se présenter sous un jour favorable, mais elle était pourrie jusqu’à la moelle.
Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir. Quand la porte s’ouvrit, je sursautai de
plusieurs centimètres. C’était Archer.
— Que se passe-t-il ? demandai-je d’une voix lasse.
Le béret qui paraissait vissé à son crâne dissimulait ses yeux, mais je voyais bien qu’il
avait la mâchoire crispée.
— J’ai ordre de t’emmener en salle d’entraînement.
Il posa de nouveau la main sur mon épaule et je me demandai s’il me croyait
réellement capable de m’enfuir. J’en mourais d’envie, bien sûr, mais je n’étais pas assez
stupide pour ça. Du moins, je ne le pensais pas.
— Qu’est-ce qu’on fait en salle d’entraînement ? demandai-je quand on entra dans
l’ascenseur.
Il ne répondit pas, ce qui ne fit rien pour me rassurer et m’énerva légèrement. La
moindre des choses aurait été de m’expliquer le processus. Je tentai de repousser sa main,
mais il me tenait fermement.
Archer était un homme de peu de mots. Son manque de conversation me rendait
nerveuse et méfiante, mais il n’y avait pas que ça. Il semblait avoir quelque chose de
différent. Je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus, mais c’était bien là.
Lorsqu’on arriva à l’étage dédié à l’entraînement, mon estomac se noua. Le couloir
était le même que celui des soins médicaux, avec des doubles portes beaucoup plus
nombreuses. On s’arrêta devant deux d’entre elles et Archer entra un mot de passe. Les
portes s’ouvrirent.
Blake et le sergent Dasher se trouvaient dans la salle. Dasher se tourna vers nous avec
un sourire forcé. Son expression n’était pas la même que d’habitude. Ses yeux avaient un
éclat un peu fou qui ne me disait rien de bon. Je ne pus m’empêcher de repenser aux tests
sanguins que l’on m’avait fait subir.
— Bonjour, mademoiselle Swartz, me dit-il. J’espère que tu as profité de ton temps libre
pour te reposer.
Bon. Voilà qui était rassurant…
Deux hommes en blouse de laboratoire étaient assis devant des écrans de contrôle. Sur
les écrans, on pouvait voir des pièces aux sols et aux murs capitonnés. Je serrais les poings si
forts que mes doigts me faisaient souffrir.
— Nous sommes prêts, indiqua l’un d’eux.
— Que se passe-t-il ? demandai-je.
Ma voix se brisa sur la fin de la question. Je m’en voulus aussitôt.
L’expression de Blake ne trahissait rien. Archer, lui, se posta près de la porte.
— Nous avons besoin de tester les limites de tes pouvoirs, m’expliqua le sergent Dasher
en avançant pour se placer entre les deux hommes. À l’intérieur de cette salle, tu pourras
utiliser la Source. Grâce à nos recherches préalables, nous savons que tu es capable de te
contrôler. En revanche, nous ne connaissons pas l’étendue de tes capacités. Les hybrides
dont la mutation est complète se révèlent aussi rapides que les Luxens. Et ils peuvent
contrôler la Source aussi bien qu’eux.
Mon cœur se mit à battre un peu plus fort.
— Quel est le but de ce test ? Pourquoi avez-vous besoin de le savoir ? Il est évident
que la mutation a réussi.
— Ce n’est pas si évident que ça, Katy.
Je fronçai les sourcils.
— Je ne comprends pas. La dernière fois, vous avez dit que j’étais forte…
— Tu es forte, mais tu ne t’es jamais servie de tes pouvoirs en dehors de la présence du
Luxen qui t’a transformée. Il est possible que tu te sois seulement nourrie de ses propres
pouvoirs. Parfois, un hybride semble stable alors qu’en réalité, plus il se sert de la Source,
plus sa mutation devient instable. Nous avons besoin de rechercher la moindre trace de ce
genre de phénomène en toi.
Même si je ne voulais pas l’avouer, son explication tenait la route. Je mourais d’envie de
m’enfuir loin d’ici, mais j’étais figée sur place.
— En gros, vous voulez savoir si je vais finir par m’autodétruire comme…
Comme Carissa. J’étais incapable de prononcer son prénom à voix haute. Il ne fit rien
pour nier ni confirmer. Je reculai d’un pas. Un tout nouveau sentiment d’horreur s’était
emparé de moi.
— Et qu’est-ce qui se passera si c’est le cas ? Enfin, je sais ce qui m’arrivera à moi, mais
qu’en est-il de… ?
— De celui qui t’a transformée ? demanda-t-il. (Je hochai la tête.) Tu peux dire son
nom, Katy. Nous savons qu’il s’agit de Daemon Black. Pas la peine d’essayer de le protéger.
Il était hors de question que je le leur confirme.
— Qu’est-ce qui se passera ?
— Nous savons que les Luxens et les humains qui ont subi une mutation sont liés sur le
plan biologique, mais ce n’est pas un phénomène que nous comprenons complètement. (Il
s’interrompit pour s’éclaircir la voix.) En tout cas, en ce qui concerne les hybrides instables,
la connexion s’annule.
— S’annule ?
Il hocha la tête.
— Le lien biologique entre les deux personnes se brise. Sans doute parce que la
mutation n’était pas aussi forte que nous le pensions. En vérité, nous ne savons pas grand-
chose à ce sujet.
Un frisson de soulagement me parcourut. Je n’avais aucune intention de mourir mais,
au moins, si j’explosais en mille morceaux, Daemon resterait en vie. En attendant, je tentai
de gagner du temps. Je n’avais pas la moindre envie de me retrouver dans cette pièce.
— Est-ce la seule chose qui peut briser ce lien ?
Le sergent ne répondit pas.
Je plissai les yeux.
— Vous ne pensez pas que j’ai le droit de savoir ?
— Chaque chose en son temps, rétorqua-t-il. L’heure n’est pas encore venue pour ça.
— Je trouve au contraire que le moment est très bien choisi, crachai-je.
Son air surpris m’énerva davantage.
— Quoi ? m’exclamai-je en levant les mains au ciel. (Archer se rapprocha de moi, mais
je ne lui prêtai pas la moindre attention.) Il me semble que j’ai le droit de savoir.
Son étonnement se dissipa, remplacé par une expression sévère.
— L’heure n’est pas encore venue.
Les poings serrés, je refusai de capituler.
— Je ne vois pas pourquoi il faudrait attendre.
— Katy…
Comme je n’avais pas réagi à son avertissement amical, Archer s’approcha encore. À
présent, son torse touchait presque mon dos.
— Non. Je veux savoir comment ce lien peut être brisé. Il est clair qu’il y a un autre
moyen. Et vous allez aussi me dire combien de temps vous croyez pouvoir me retenir ici.
(Maintenant que j’avais ouvert les vannes, je n’arrivais plus à les refermer.) Et l’école, dans
tout ça ? Vous tenez vraiment à ce qu’une hybride sans éducation se promène dans la
nature ? Et ma mère ? Mes amis ? Ma vie ? Mon blog ? (Bon, d’accord, mon blog était le
cadet de mes soucis, mais merde, à la fin, c’était important à mes yeux.) Vous m’avez volé
ma vie et vous croyez que je vais me laisser faire gentiment ? Que je ne vais pas poser la
moindre question ? Vous savez quoi ? Allez-vous faire foutre.
Toute chaleur quitta l’expression du sergent Dasher. À la façon dont il me toisait, je
compris qu’il aurait mieux valu que je garde les lèvres scellées. J’avais eu besoin de
m’exprimer, certes, mais son regard me terrifiait.
— Je ne tolère pas les insanités ni les petites pleurnichardes qui ne connaissent rien de
rien à la situation. Nous avons essayé de rendre ton séjour ici aussi confortable que possible,
mais nous avons nos limites, nous aussi, Katy. Tu ne poseras plus la moindre question, ni à
moi ni aux membres de mon équipe. Nous te ferons part de ce que nous savons en temps et
en heure. Est-ce que c’est compris ?
Jusqu’à présent, j’avais senti le souffle d’Archer derrière moi mais, à cet instant, il
semblait retenir sa respiration, comme si ma réponse lui importait.
— Oui, crachai-je. C’est compris.
Archer inspira profondément.
— Très bien, dit le sergent. Maintenant que c’est réglé, nous pouvons passer aux choses
sérieuses.
L’un des hommes devant les écrans appuya sur un bouton et une porte s’ouvrit sur la
salle d’entraînement. Archer ne me lâcha pas jusqu’à ce que je rentre à l’intérieur.
Quand il recula vers la porte, je me retournai, les yeux écarquillés. J’étais sur le point
de le supplier de ne pas me laisser ici, quand il détourna rapidement la tête. Il s’éloigna et
referma la porte derrière lui.
Le cœur battant la chamade, j’observai la pièce. Elle mesurait environ six mètres sur
six, avec un sol en ciment et une deuxième porte, de l’autre côté. Les murs blancs n’étaient
pas capitonnés. Non. Apparemment, moi, je n’avais pas cette chance. Il y avait des traces
rouges sur les murs. Était-ce… du sang séché ?
Oh, mon Dieu.
Toutefois, ma peur se dissipa à mesure qu’une nouvelle sensation grandissait en moi. Je
sentis d’abord une faible augmentation de mon pouvoir, comme si quelqu’un faisait courir
ses doigts le long de mes bras, puis il se répandit rapidement dans mon corps tout entier.
C’était comme respirer de l’air frais pour la première fois. Ma torpeur et ma fatigue
disparurent aussitôt, remplacées par un vrombrissement d’énergie dont le centre semblait se
trouver à l’arrière de mon crâne, et qui se déversait dans mes veines pour réchauffer mon
âme glacée.
Je fermai les yeux. Derrière mes paupières closes, je vis Daemon. Il n’était pas vraiment
là, bien sûr, mais la sensation me faisait penser à lui. Tandis que la Source m’enveloppait, je
m’imaginais lovée dans les bras de Daemon.
Un interphone se mit en marche et, soudain, la voix du sergent Dasher résonna dans la
pièce. Je relevai la tête.
— Nous devons tester tes pouvoirs, Katy.
Je n’avais pas la moindre envie de parler à cet abruti, mais je voulais qu’on en finisse au
plus vite.
— D’accord. Vous voulez que je me serve de la Source, c’est ça ?
— Tout à fait, mais nous allons d’abord te soumettre à un certain stress.
— Un certain stress ? murmurai-je en observant la pièce autour de moi. (Un malaise me
prit au ventre, puis se répandit dans mon corps comme de la mauvaise herbe.) Si vous
voulez tout savoir, je suis déjà bien assez stressée comme ça.
L’interphone cliqua de nouveau.
— Ce n’est pas le genre de stress dont je parle.
Avant que j’aie eu le temps de réfléchir à ce qu’il voulait dire, un grand bruit résonna
dans la petite salle. Je me retournai vivement.
En face de moi, la seconde porte s’ouvrait en glissant sur le côté, centimètre par
centimètre. La première chose que je remarquai fut un pantalon de survêtement semblable
au mien, puis un tee-shirt blanc qui couvrait des hanches étroites. Lorsque je relevai les
yeux, j’eus un hoquet de surprise.
La fille qui se tenait devant moi n’était pas une inconnue. Il me semblait qu’une éternité
s’était écoulée depuis notre rencontre, mais je l’aurais reconnue entre mille. Ses cheveux
blonds étaient attachés en queue-de-cheval, dégageant son joli visage couvert d’hématomes
et de cicatrices.
— Mo, soufflai-je en faisant un pas en avant.
La fille qui occupait la cage voisine de la mienne lorsque Will m’avait retenue
prisonnière me rendit mon regard. Je m’étais demandé de nombreuses fois ce qu’elle était
devenue. Maintenant, je le savais. Une seconde passa. Je répétai son nom. C’est alors que je
compris. Son expression était aussi vide et inerte que celle de Carissa lorsqu’elle s’était
retrouvée dans ma chambre.
Mon cœur se serra. Je doutais qu’elle fût seulement capable de me reconnaître.
Elle entra dans la pièce et attendit. Un instant plus tard, le sergent Dasher reprit la
parole.
— Mo va t’assister pour la première partie du test.
La première partie ? Il y en avait plusieurs ?
— Qu’est-ce qu’elle… ?
Tout à coup, Mo brandit une main dans ma direction. La Source crépitait au bout de
ses doigts. Sous le choc, je ne réagis pas tout de suite. Ce n’est qu’à la dernière seconde que
je plongeai sur le côté. Malheureusement, un éclair de lumière blanche teintée de bleu
parvint à me frapper à l’épaule. La douleur se répandit le long de mon bras et la violence
de l’impact me fit tourner sur moi-même. Je faillis tomber à la renverse.
Estomaquée, je pressai ma main contre mon épaule. Le tissu de mon tee-shirt était
carbonisé, mais ça, ça ne m’étonnait pas.
— C’est quoi ton problème ? m’écriai-je. Pourquoi… ?
Une nouvelle attaque me fit tomber à genoux. L’éclair me dépassa et alla frapper le
mur derrière moi avant de se dissiper. En un clin d’œil, Mo se retrouva devant moi. Je
voulus me lever, mais son genou rencontra mon menton et fit basculer ma tête en arrière. Je
tombai sur les fesses. Des étoiles dansaient derrière mes paupières.
Mo se pencha alors pour m’attraper par la queue-de-cheval et me souleva avec une
facilité déconcertante. De son autre main, elle me frappa encore, juste en dessous de mon
œil droit. La douleur soudaine fit siffler mes oreilles, mais pas seulement…
Elle me permit de sortir de ma torpeur.
Je venais de comprendre le but de ce test. L’idée me rendait malade. Elle me terrifiait.
Si le Dédale connaissait tout ce qu’il y avait à savoir à mon sujet, ils savaient forcément que
j’avais déjà rencontré Mo, que la voir ici, en meilleure santé qu’elle ne l’avait été dans cette
cage, me ferait baisser ma garde. Ils voulaient me démontrer que toute résistance était
inutile.
Pour ce faire, ils m’obligeaient à me battre contre Mo en utilisant la Source. Après tout,
qu’y avait-il de plus stressant que de se faire botter les fesses par un autre hybride ?
Son poing s’abattit sous mon œil. Elle n’y était pas allée de main morte. Un goût
métallique explosa dans ma bouche. Alors, comme le sergent le désirait, je fis appel à la
Source.
Malheureusement, Mo était bien plus rapide que moi. Et plus efficace, aussi.
Tandis que je me prenais la raclée de ma vie, je me raccrochai au seul bon côté de la
chose : Daemon n’aurait jamais à subir ce genre d’épreuves.
*
* *
Daemon
Katy
Après une première session d’entraînement désastreuse, chaque fois que quelqu’un
s’approchait de ma porte, une peur panique m’envahissait. Mon cœur me martelait
douloureusement la poitrine jusqu’à ce que les bruits de pas s’estompent. Quand la porte
s’ouvrit finalement pour révéler Archer qui m’apportait mon repas du soir, je faillis vomir.
Je n’avais pas d’appétit.
Et cette nuit-là, je fus incapable de dormir.
Lorsque je fermais les yeux, je voyais Mo, devant moi, prête à me réduire en bouillie.
Son regard absent avait rapidement fait place à de la détermination. Elle ne m’aurait sans
doute pas autant frappée si je m’étais défendue, mais j’en avais été incapable. Me battre
contre elle, c’était mal, tout simplement.
Le lendemain matin, quand ma porte s’ouvrit, j’avais à peine réussi à dormir quelques
heures. Archer, avec son flegme habituel, me fit signe de le suivre.
Même si j’avais mal au ventre, je n’avais guère le choix. Ma nausée empira dans
l’ascenseur qui nous emmenait à l’étage des salles d’entraînement. Il me fallut prendre sur
moi pour ne pas tenter de m’enfuir.
Toutefois, contre toute attente, on dépassa la salle dans laquelle je m’étais battue la
veille pour franchir des portes battantes qui donnaient sur un autre couloir, puis d’autres
portes.
— Où va-t-on ?
Il demeura silencieux jusqu’à ce qu’on atteigne une porte en métal étincelante,
recouverte d’onyx et de diamants.
— Le sergent Dasher veut te montrer quelque chose.
Je n’osais même pas imaginer de quoi il pouvait s’agir.
Archer actionna un bouton sur le panneau de contrôle, et le voyant passa du rouge au
vert. Des claquements métalliques s’ensuivirent. Je retins ma respiration pendant qu’il
ouvrait la porte.
De l’autre côté se trouvait une pièce seulement éclairée par une ampoule de faible
intensité qui pendait du plafond. Il n’y avait ni table ni chaises. Sur la droite, un miroir
recouvrait une grande partie du mur.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— Quelque chose que tu dois voir, répondit le sergent Dasher, en arrivant derrière
nous. (Je sursautai et me retournai vers lui. D’où sortait-il ?) Avec un peu de chance, grâce
à ça, le fiasco d’hier ne se reproduira plus.
Je croisai les bras et relevai le menton.
— Rien de ce que vous pourrez me montrer n’y changera quoi que ce soit. Je refuse de
me battre contre des hybrides.
L’expression de Dasher demeura impassible.
— Comme je te l’ai déjà expliqué, nous devons nous assurer que tu n’es pas instable.
C’était le but de ces sessions d’entraînement. Et la raison pour laquelle tu es aussi puissante
et capable d’utiliser la Source se trouve derrière ce miroir.
Prise au dépourvu, je jetai un coup d’œil à Archer. Il se tenait près de la porte, le visage
dissimulé par l’ombre de son béret.
— Qu’y a-t-il de l’autre côté ?
— La vérité, répondit Dasher.
Un éclat de rire m’échappa et les blessures au niveau de mon visage se réveillèrent.
— Une salle remplie de militaires complètement déconnectés de la réalité ?
Il m’adressa un regard d’un froid polaire, avant d’activer un interrupteur, sur le mur.
Une lumière vive inonda soudain la pièce. Elle venait de derrière le miroir. C’était un
miroir sans tain, comme dans les commissariats de police. Et on pouvait voir quelqu’un de
l’autre côté.
Mon cœur s’emballa et je fis un pas en avant.
Il s’agissait d’un homme, assis sur une chaise, retenu contre son gré. Des bracelets
d’onyx entravaient ses poignets et ses chevilles. Des cheveux blond platine tombaient sur
son front, dissimulant son visage jusqu’à ce qu’il relève lentement la tête.
C’était un Luxen.
Sa beauté parfaite le trahissait, ainsi que ses yeux d’un vert saisissant qui me
rappelèrent tellement ceux de Daemon que mon cœur se brisa. Une boule se forma dans ma
gorge.
— Est-ce… qu’il peut nous voir ? demandai-je.
On aurait dit que c’était le cas. Il avait les yeux rivés sur moi.
— Non.
Dasher avança et s’appuya contre le miroir. Le boîtier d’un interphone était placé juste
devant lui.
Le beau visage de l’inconnu était déformé par la douleur. Des veines saillaient au
niveau de son cou et son torse se gonflait en rythme avec sa respiration saccadée.
— Je sais que vous êtes ici, souffla le prisonnier.
Je me tournai aussitôt vers Dasher.
— Vous êtes sûr qu’il ne peut pas nous voir ?
Il hocha la tête.
Peu convaincue, je reportai mon attention sur l’autre pièce. Le Luxen tremblait et
transpirait.
— Il… Il souffre. Vous êtes malade. C’est…
— Tu n’as pas la moindre idée de qui il s’agit, Katy. (Il appuya sur le bouton de
l’interphone.) Bonjour, Shawn.
Le Luxen grimaça.
— Je ne m’appelle pas comme ça.
— Tu as pourtant porté ce prénom pendant des années, dit Dasher en secouant la tête.
Il préfère son véritable nom. Le problème, comme tu le sais, c’est que nous sommes
incapables de maîtriser leur langue.
— À qui parlez-vous ? s’enquit Shawn en posant de nouveau les yeux sur moi. (C’était
déstabilisant.) Un autre humain ? Ou encore mieux : une de ces abominations ? Une de ces
saletés d’hybrides ?
Je fus incapable de retenir mon hoquet de surprise. Les insultes importaient peu, c’était
surtout le dégoût et la haine dont il faisait preuve qui étaient choquants.
— Shawn est ce qu’on peut appeler un terroriste, m’expliqua le sergent. (De l’autre côté
de la vitre, le Luxen eut un sourire suffisant.) Il fait partie d’un groupuscule que nous
surveillons depuis des années. Ils avaient prévu de faire sauter le Golden Gate Bridge à
l’heure de pointe. Des centaines de vies humaines auraient été…
— Des milliers ! l’interrompit Shawn. (Ses yeux verts s’étaient illuminés.) Nous aurions
pu tuer des milliers d’humains. Et après, nous aurions…
— Mais vous ne l’avez pas fait. (Dasher sourit et je sentis mon estomac tomber dans
mes talons. C’était la première fois que je le voyais sourire sincèrement.) Nous vous avons
arrêtés. (Il tourna la tête vers moi.) C’est le seul que nous avons réussi à capturer vivant.
Shawn eut un rire moqueur.
— Vous m’avez peut-être capturé, mais vous êtes loin d’avoir gagné la guerre, espèces
de singes dégénérés. Nous sommes supérieurs. L’humanité n’est rien comparée à nous. Vous
verrez. Vous avez creusé votre propre tombe. Vous ne pourrez jamais arrêter le train qui est
en marche. Vous pér…
Dash éteignit l’interphone pour couper son monologue.
— J’ai entendu ça des dizaines de fois, me dit-il en se tournant vers moi. Voilà contre
quoi nous nous battons. Ce Luxen aimerait éradiquer l’espèce humaine. Il n’est pas un cas
isolé. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour les en empêcher.
Sans un mot, je dévisageai le Luxen. J’avais encore du mal à croire ce que je voyais.
L’interphone était éteint, mais ses lèvres continuaient de bouger, de répandre leur haine.
C’était le genre d’animosité aveugle commune à tous les terroristes, peu importait d’où ils
venaient.
— Tu comprends, maintenant ? me demanda le sergent, en regagnant mon attention.
Les bras croisés contre ma taille, je secouai lentement la tête.
— On ne peut pas juger un peuple en fonction de quelques individus.
En disant ces mots, je me rendis compte à quel point ils étaient vides de sens.
— C’est vrai, admit Dasher d’une voix posée. Mais c’est une règle qui ne s’applique
qu’aux humains. Nous ne pouvons pas traiter ces créatures selon le même code moral. Et
crois-moi quand je te dis qu’ils agissent de la même façon avec nous.
Les heures devinrent bientôt des jours. Puis les jours se transformèrent sans doute en
semaines. Je n’en étais pas certaine. À présent, je comprenais pourquoi Dawson avait perdu
la notion du temps. Tout se mélangeait ici. Je ne me souvenais même pas de la dernière fois
que j’avais vu le soleil ou un ciel étoilé. Après cette première journée, on ne m’avait plus
jamais servi mon petit déjeuner à la même heure. La seule constante, c’était mon rendez-
vous avec le Dr Roth pour ma prise de sang, toutes les quarante-huit heures. Jusqu’à
maintenant, je l’avais vu cinq fois. Peut-être plus.
J’avais perdu le compte.
J’avais perdu beaucoup de choses. Du moins, j’en avais l’impression. Du poids. La
capacité à sourire ou à rire. Des larmes. La seule chose que j’avais conservée, c’était ma
colère. Chaque fois qu’on m’opposait à Mo ou à un hybride que je ne connaissais pas (et que
je ne voulais pas connaître, vu ce qu’on nous demandait de faire) ma colère et ma
frustration augmentaient. J’étais surprise de pouvoir encore ressentir la moindre émotion.
Pourtant, je n’avais pas encore baissé les bras. Durant les tests, je ne me défendais
jamais. C’était la seule chose que je contrôlais encore.
Je refusais de me battre contre eux car si les choses s’envenimaient, je risquais de les
tuer. J’avais l’impression de me trouver dans une version encore plus tordue de Hunger
Games.
Les Hunger Games des hybrides.
Je me mis à sourire, mais le geste tira sur mes lèvres fendues par les coups. Si je ne
voulais pas jouer à Terminator avec eux, les autres hybrides, par contre, n’avaient aucun
scrupule. À tel point que certains me tapaient même la discute pendant qu’ils me
tabassaient. Ils me disaient que je devais me battre, que je devais me tenir prête pour
l’arrivée des autres Luxens et pour me mesurer à ceux qui étaient déjà sur Terre. Il était
évident qu’ils croyaient que les Luxens étaient les vilains. Ils avaient peut-être avalé la petite
histoire du Dédale, mais pas moi. Je me demandais comment ils avaient pu convaincre
autant de personnes s’il n’y avait pas une part de vérité dans leurs propos.
Et puis, il y avait Shawn, le Luxen qui rêvait de tuer des milliers d’humains. À en croire
Dasher, il y en avait d’autres comme lui, là-dehors, qui n’attendaient qu’une chose : envahir
la planète. Mais je ne pouvais pas croire cinq minutes que Daemon, Dee ou Ash faisaient
partie d’un tel complot.
Lorsque je me résolus à enfin ouvrir les yeux, je vis la même chose que je voyais chaque
fois qu’on me traînait hors de la salle d’entraînement et qu’on me déposait, souvent
inconsciente, dans ma chambre : le plafond blanc sur lequel étaient disséminés des petits
points noirs, un mélange d’onyx et de diamant.
Putain. Je détestais ces points.
Je pris une grande inspiration et le regrettai aussitôt. Je criai de douleur. Mo n’y était
pas allée de main morte en me frappant dans les côtes. J’avais mal partout. Pas une seule
parcelle de mon anatomie n’avait été épargnée.
Un mouvement à l’autre bout de ma cellule, près de la porte, attira mon attention. Je
tournai lentement la tête.
Archer se tenait là, avec une serviette à la main.
— Je commençais à m’inquiéter.
Je m’éclaircis la gorge, incapable de réprimer un frisson de douleur.
— Pourquoi ?
Il avança. Son béret me cachait ses yeux.
— Tu es resté inconsciente très longtemps. Plus longtemps que d’habitude.
Je reportai mon attention sur le plafond. J’ignorais qu’il faisait attention à ce genre de
choses. D’habitude, il n’était jamais là quand je me réveillais. Blake non plus. Je n’avais plus
vu sa sale tronche depuis un certain temps. Je n’étais même pas certaine qu’il se trouve
encore ici.
Je respirai plus lentement, profondément. C’était une pensée désolante, mais quand
j’étais réveillée, j’en venais à regretter les moments d’inconscience. Car il ne s’agissait pas
toujours d’un trou noir sans fin. Parfois, je rêvais même de Daemon… mais à l’instant où
mes paupières se soulevaient, son souvenir semblait s’étioler avant de disparaître.
Archer s’assit au bord du lit. J’ouvris vivement les yeux. Mes muscles endoloris se
crispèrent. Même si, en comparaison avec les autres, il était gentil avec moi, je ne faisais
confiance à personne.
Il souleva la serviette enroulée qu’il tenait.
— C’est de la glace. Tu avais l’air d’en avoir besoin.
Je l’observai avec méfiance.
— Je… Je ne sais pas de quoi j’ai l’air.
— Ton visage, tu veux dire ? me demanda-t-il en touchant la glace. Ce n’est pas très
joli.
Je n’en avais pas l’impression, en effet. Malgré l’élancement que je ressentais à l’épaule,
je tentai de sortir mon bras de sous les couvertures.
— Je peux le faire toute seule.
— Tu n’as pas l’air d’être capable de lever le petit doigt. Ne bouge pas. Et ne parle pas.
Je ne savais pas si je devais m’offusquer de ses propos ou non. Lorsqu’il déposa la
serviette glacée contre ma joue, je pris une grande inspiration.
— Ils auraient pu demander à un Luxen de te soigner, mais ton entêtement à refuser
de te battre ne joue pas en ta faveur. (Il pressa davantage la glace contre mon visage. Je
m’écartai.) Essaie d’y penser, la prochaine fois que tu te retrouveras dans cette salle
d’entraînement.
Je voulus grimacer, mais même ça, ça me faisait trop mal.
— Comme si c’était ma faute !
Il secoua la tête.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— Me battre contre eux, c’est mal, lui dis-je après plusieurs secondes de silence. Et de
toute façon, je ne vais pas m’autodétruire. (Du moins, je l’espérais.) Les obliger à se
comporter comme ça, c’est… inhumain. Et je ne…
— Tu finiras par céder, me dit-il sans jugement. Tu n’es pas différente d’eux.
— Pas différente ? (Je fis mine de me relever, mais un seul regard de sa part m’en
dissuada.) Mo n’a même plus l’air humain ! Les autres non plus. On dirait des robots.
— Ils sont entraînés.
— Entraînés ? bafouillai-je tandis qu’il faisait glisser la glace jusqu’à mon menton. Ils ne
réfléchissent même p…
— Ça n’a pas d’importance. En revanche, si tu continues comme ça, si tu refuses de te
battre et de donner au sergent Dasher ce qu’il désire, tu continueras de servir de punching-
ball humain. Et qu’est-ce que ça t’apportera ? Un de ces jours, l’un de ces hybrides finira par
te tuer. (Il baissa la voix, à tel point que je me demandai si les micros pouvaient encore
distinguer ses paroles.) Et dans ce cas-là, qu’arrivera-t-il à celui qui t’a transformée ? Il
mourra, Katy.
Ma poitrine se comprima et, tout à coup, une souffrance bien différente s’empara de
moi. Le visage de Daemon (avec son sourire qui me rendait dingue) apparut aussitôt dans
mon esprit. Il me manquait tellement que je sentis des larmes me brûler les yeux. Les poings
serrés sous les couvertures, je sentis un trou béant se former à la place de mon cœur.
Plusieurs minutes s’écoulèrent en silence. Les yeux rivés sur l’épaule d’Archer, couverte
d’une veste de treillis marron et blanche, je cherchais quelque chose à dire pour chasser le
vide qui m’envahissait peu à peu. Une idée me vint alors à l’esprit.
— Je peux te poser une question ?
— Tu devrais sans doute éviter de me parler davantage.
Il prit la glace dans son autre main.
Je choisis de ne pas appliquer son conseil. Si je ne disais rien, je risquais de devenir
folle.
— Y a-t-il vraiment des Luxens qui veulent prendre le pouvoir, là-dehors ? Comme
Shawn ?
Il ne répondit pas.
Je fermai les yeux et soupirai de lassitude.
— Ça te tuerait de répondre à la question ?
Un autre moment passa.
— Si tu me le demandes, c’est que tu connais déjà la réponse.
Ah bon ?
— Y a-t-il de bons et de mauvais humains, Katy ?
Il avait prononcé le mot « humains » d’une façon étrange.
— Oui, mais c’est différent.
— En quoi ?
Lorsque la glace se posa de nouveau contre ma joue, la douleur était déjà moins vive.
— Je ne sais pas.
— Parce que les hommes sont plus faibles ? N’oublie pas que les humains possèdent des
armes de destruction massive, comme les Luxens. Tu crois vraiment que les Luxens ne
savent pas ce qui se passe ici ? me demanda-t-il posément. (Je me figeai.) Certains
soutiennent le Dédale pour des raisons qui leur sont propres, d’autres vivent dans la peur
de perdre la vie qu’ils se sont construite ici. Alors as-tu vraiment besoin que je réponde à ta
question ?
— Oui, murmurai-je.
Mais je mentais. Une partie de moi ne voulait pas savoir.
Archer déplaça de nouveau le sachet de glace.
— Certains Luxens veulent s’emparer du pouvoir, Katy. La menace est réelle. Un jour,
les Luxens devront choisir leur camp et, à ce moment-là, où se tiendront-ils ? Où te
tiendras-tu ?
*
* *
Daemon
J’étais à deux doigts de briser la nuque de quelqu’un.
J’ignorais combien de jours s’étaient écoulés depuis que Nancy et ses hommes m’avaient
fait prisonnier au Mont Weather. Deux ? Sept ? Plus ? Je n’en avais pas la moindre idée.
Lorsqu’on m’avait escorté à l’intérieur, Nancy avait disparu et on m’avait fait subir tout un
tas de conneries : un examen médical, une prise de sang et l’interrogatoire le plus bidon de
ce côté des Blue Ridges. J’avais coopéré pour m’en débarrasser au plus vite mais, depuis, il
ne s’était absolument rien passé.
J’étais enfermé dans une pièce, comme Dawson l’avait sans doute été avant moi, et je
n’en pouvais plus. J’étais incapable de me servir de la Source. Je pouvais toujours prendre
ma vraie forme, mais le seul avantage que j’en tirais, c’était d’éclairer la chambre quand il
faisait sombre. Pas super utile.
Alors que je faisais les cent pas pour la millième fois, je ne pus m’empêcher de me
demander si Kat faisait la même chose, ailleurs. Je ne sentais pas sa présence, mais ce lien
étrange qui nous unissait semblait uniquement fonctionner quand on était proches l’un de
l’autre. Du coup, il y avait encore une chance, un minuscule espoir, pour qu’elle se trouve
au Mont Weather avec moi.
Au bout d’un moment, la porte de ma cellule s’ouvrit et trois G.I. Joe me firent signe de
sortir. Ils n’eurent pas à me le dire deux fois. En sortant, je heurtai l’un d’eux et souris en
l’entendant jurer.
— Quoi ? rétorquai-je en me plaçant en face de lui, prêt à en découdre. Tu as un
problème ?
Le mec m’adressa un regard mauvais.
— Avance.
L’un d’eux, plus courageux que les autres, me poussa au niveau de l’épaule. Quand je
me tournai vers lui, par contre, il recula.
— C’est bien ce que je pensais.
Après ce charmant échange, les trois militaires me guidèrent dans un couloir quasiment
identique à celui qui avait mené à la chambre de Beth. Une fois dans l’ascenseur, on
descendit plusieurs étages pour rejoindre un autre couloir rempli de personnels militaires en
tout genre. Certains portaient des uniformes, d’autres des costumes. Tous s’écartèrent
immédiatement du chemin pour nous laisser passer.
Ma patience, qui n’avait jamais été mon fort, était réduite à peau de chagrin lorsque
l’on s’arrêta enfin devant des doubles portes noires et étincelantes. Mon petit doigt me disait
qu’il s’agissait sans doute d’onyx.
Les gros bras tapèrent un truc sur le panneau de contrôle et les portes s’ouvrirent,
révélant une longue table rectangulaire. La pièce n’était pas vide. Au contraire. La femme
que j’aimais le plus au monde se trouvait à l’intérieur.
Nancy Husher était assise en tête de table, les mains croisées devant elle, et les cheveux
relevés en une queue-de-cheval serrée.
— Bonjour, Daemon.
Je n’étais pas d’humeur pour ces conneries.
— Oh. Alors comme ça, vous êtes toujours là ? J’ai cru que vous m’aviez laissé tomber !
— Je ne te laisserais jamais tomber, Daemon. Tu as bien trop de valeur.
— Ça, j’en ai conscience.
Sans attendre son autorisation, je m’assis et croisai les bras. Les soldats refermèrent la
porte et montèrent la garde devant. Je leur adressai un dernier regard avant de me tourner
complètement vers Nancy.
— Quoi ? Pas de prise de sang ni d’examen aujourd’hui ? Pas de questions plus bêtes
les unes que les autres ?
Nancy se faisait visiblement violence pour rester calme. Je priai tous les dieux de la
Création de me donner le pouvoir de la pousser à bout.
— Non. Ce n’est plus la peine. Nous avons tout ce dont nous avions besoin.
— Et de quoi aviez-vous besoin ?
Elle leva un doigt, mais se ravisa à la dernière minute.
— Tu crois savoir ce que le Dédale essaie de faire. Du moins, tu t’en es fait une vague
idée.
— Franchement ? Je n’en ai rien à foutre.
— Ah bon ?
Elle haussa un sourcil fin.
— Mais alors vraiment rien, rétorquai-je.
Son sourire s’élargit.
— Tu veux savoir ce que je pense, Daemon ? Tu n’es qu’une grande gueule. Avec les
muscles qu’il faut pour te défendre. Mais en réalité, tu n’as aucun contrôle sur la situation
et, au fond de toi, tu le sais parfaitement. Alors, continue de te la jouer. Je trouve ça très
drôle.
Je serrai les dents.
— Je vis pour vous divertir.
— Eh bien, c’est bon à savoir, et maintenant que c’est réglé, est-ce qu’on peut parler
sérieusement ? (Je hochai la tête. Son regard se fit plus acéré.) Tout d’abord, j’aimerais que
les choses soient claires. Si à un moment donné, tu représentes une menace pour moi ou
mon équipe, ça m’embêterait, mais nous n’hésiterons pas à nous servir de nos armes.
— Oh oui, je suis sûr que ça vous embêterait beaucoup.
— Beaucoup, oui. Ce sont des PEP, Daemon. Est-ce que tu sais ce que ça veut dire ?
Projectiles à Énergie Pulsée. Ils brouillent les ondes électriques et lumineuses de façon
radicale. Pour ton espèce, le moindre coup se révèle fatal. Et je détesterais te perdre. Ou
Katy. Tu comprends ce que je veux dire ?
Je serrai les poings.
— Oui.
— Je sais que tu as ta propre idée sur le Dédale, mais j’espère que ton avis évoluera
durant ton séjour parmi nous.
— Ma propre idée ? Oh, vous voulez probablement parler de la fois où vos sbires et
vous m’avez fait croire que mon frère était mort ?
Nancy ne cilla même pas.
— Ton frère et sa petite amie étaient retenus par le Dédale à cause de ce que Dawson a
fait à Bethany. Pour leur sécurité. Je sais que tu ne me crois pas, mais ça m’importe peu. Il y
a une raison pour laquelle les Luxens ne sont pas autorisés à soigner les humains. Les
conséquences de ce genre d’actions sont nombreuses. Dans une grande majorité des cas, la
mutation de l’ADN humain se révèle instable et on ne peut rien y faire, surtout pas en
dehors d’un environnement contrôlé.
Je penchai la tête sur le côté en me rappelant ce qui était arrivé à Carissa.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Même si les humains survivent à la mutation avec notre aide, ils peuvent se révéler
instables par la suite.
— Avec votre aide ? (Un rire sans joie m’échappa.) Leur administrer Dieu sait quel
produit, c’est les aider ?
Elle hocha la tête.
— C’était soit ça, soit laisser Katy mourir. C’est ce qui aurait fini par se produire.
Je me figeai. Mon cœur, lui, s’emballa.
— Parfois, la mutation ne prend pas. D’autres fois, l’humain en meurt. Dans certains
cas, la mutation réussit, mais le stress les fait littéralement exploser. C’est très rare que la
mutation fonctionne parfaitement. Notre rôle consiste à examiner chaque cas. Nous ne
pouvons pas autoriser des hybrides instables à se balader dans la nature.
Je sentis ma colère flamber.
— À vous entendre, on dirait que vous rendez un service à tout le monde.
— C’est le cas. (Elle s’adossa à sa chaise et retira ses mains de la table.) Nous étudions
les Luxens et les hybrides afin de trouver une cure pour les maladies mortelles. Nous
empêchons également des hybrides potentiellement dangereux de faire du mal à des
innocents.
— Kat n’est pas dangereuse, crachai-je.
Nancy pencha la tête sur le côté.
— Ça reste à voir. Sa stabilité n’a pas encore été testée, mais nous nous y attelons.
Je me penchai très lentement en avant. Une lumière blanche inonda soudain la pièce.
— C’est-à-dire ?
Nancy leva la main pour que les trois larbins près de la porte restent à leur place.
— Kat a montré des signes de colère très puissante. C’est généralement ce qui
déclenche l’instabilité chez les hybrides.
— Pas possible ? Elle est en colère ? Ça n’aurait rien à voir avec le fait que vous la
retenez prisonnière, par hasard ?
Ces mots avaient un goût amer dans ma bouche.
— Elle a attaqué plusieurs membres de mon équipe.
Un sourire étira mes lèvres. Bien joué, ma puce.
— Navré de l’entendre.
— Je l’ai été aussi. Nous avons tellement d’espoir pour vous deux. La façon dont vous
travaillez ensemble… Vous êtes en symbiose totale. Très peu de Luxens et d’humains
parviennent à développer ce genre de relation. La plupart du temps, la mutation devient
une sorte de parasite dans le corps de l’être humain. (Elle croisa les bras. Le mouvement
tendit le tissu marron de sa veste de tailleur triste à mourir.) Vous pourriez devenir des
acteurs majeurs dans ce que nous essayons d’accomplir.
— Éradiquer des maladies incurables et sauver des innocents, vous voulez dire ? (J’eus
un ricanement dédaigneux.) Vous pensez vraiment que je suis assez stupide pour gober ça ?
— Non. Je pense que tu es loin d’être stupide, au contraire. (Nancy souffla par le nez,
avant de se pencher en avant, les mains posées sur la table gris foncé.) La mission du
Dédale est de donner toutes ses chances à l’évolution humaine. Parfois, cela demande des
méthodes radicales, mais le résultat vaut bien quelques larmes et quelques gouttes de sang
et de sueur.
— Du moment que ce ne sont pas les vôtres, c’est ça ?
— Détrompe-toi. J’ai dédié ma vie entière à cette cause, Daemon, répliqua-t-elle d’un
air radieux. Et si je te disais que non seulement nous pouvons éradiquer les maladies les
plus virulentes, mais qu’en plus, nous sommes capables d’arrêter des guerres avant qu’elles
ne commencent ?
Ce dernier argument me fit tiquer. Voilà donc où ils voulaient en venir.
— Comment ?
— Tu crois vraiment que les autres pays voudront se battre contre une armée
d’hybrides ? En sachant de quoi sont capables ceux dont la mutation est effective ?
Une partie de moi était écœurée par tout ce que cela impliquait. L’autre était juste
énervée.
— Vous créez des hybrides pour aller à la guerre et mourir au combat ? C’est pour ça
que vous avez torturé mon frère ?
— Je préfère le terme « motiver ».
J’avais rarement envie de balancer quelqu’un contre un mur. Là, c’était le cas. Et je
pense qu’elle en avait conscience.
— Venons-en au fait, Daemon. Nous avons besoin de ton aide. De ta coopération. Si les
choses se passent bien pour nous, elles se passeront bien pour toi aussi. Alors, dis-moi
quelles seraient tes conditions pour arriver à un accord.
En temps normal, je n’aurais jamais envisagé une telle collaboration. Leurs projets
étaient contre nature. Mais elle me proposait un marché et, peu importait ce que le Dédale
ou Luc voulait, à mes yeux, il n’y avait qu’une seule chose qui comptait.
— Je ne veux qu’une chose.
— De quoi s’agit-il ?
— Je veux voir Kat.
Nancy garda le sourire.
— Et qu’es-tu prêt à faire contre cette faveur ?
— N’importe quoi, répondis-je sans hésitation. Je ferai tout ce que vous me demandez,
mais je veux d’abord voir Kat. Tout de suite.
Un regard calculateur naquit dans ses yeux sombres.
— Je suis sûre qu’on peut s’arranger.
CHAPITRE 9
Katy
J’avais mal aux jambes. Je suivais Archer d’une démarche boitillante jusqu’à la salle
d’entraînement. Contre qui allais-je me battre aujourd’hui ? Mo ? Le type à la crête ? Ou
cette fille avec de très beaux cheveux roux ? En soi, ça n’avait pas la moindre importance.
Dans tous les cas, j’allais me faire tabasser. La seule chose dont j’étais certaine, c’était qu’on
ne laisserait pas l’un de ces hybrides me tuer. J’avais bien trop de valeur.
Archer ralentit le pas pour que je le rattrape. Il ne m’avait pas parlé depuis qu’il avait
quitté ma cellule la veille, mais j’avais l’habitude de son silence. Quand bien même, j’avais
du mal à le cerner. Il n’avait pas l’air de cautionner ce qui se passait ici, mais il ne l’avait
jamais clairement exprimé. Peut-être qu’à ses yeux, c’était un travail comme un autre.
On s’arrêta devant les portes que j’avais appris à détester. Quand elles s’ouvrirent, je
pris une grande inspiration, puis entrai dans la pièce. Ça ne servait à rien de retarder
l’inévitable.
Le sergent Dasher nous attendait à l’intérieur, vêtu du même uniforme qu’il portait
depuis notre première rencontre. Je me demandai s’il en avait toute une collection. Sinon,
sa note de pressing devait être salée.
Oui, je réfléchissais toujours à des choses super importantes avant de me prendre la
raclée de ma vie.
Dasher me détailla de la tête aux pieds. Comme j’avais jeté un coup d’œil au miroir
plein de buée dans la salle de bains le matin, je savais que je faisais peine à voir. Ma joue et
mon œil droits avaient gonflé et pris une horrible teinte violette. Ma lèvre inférieure était
fendue et le reste de mon corps ne semblait être qu’un seul et unique hématome.
Il secoua la tête et s’écarta pour laisser au Dr Roth le loisir de m’examiner. Le médecin
vérifia ma pression, écouta ma respiration, puis plaça une lumière devant mes yeux.
— Elle n’est pas au mieux de sa forme, dit-il en replaçant son stéthoscope sous sa
blouse. Mais elle peut participer au test.
— Ce serait sympa qu’elle participe vraiment, pour une fois. Au lieu de ne rien faire,
marmonna l’un des hommes assis devant les écrans de contrôle.
Je lui adressai un regard mauvais mais, avant que j’aie eu le temps d’ouvrir la bouche,
le sergent Dasher prit la parole.
— Aujourd’hui, ce sera différent, dit-il.
Je croisai les bras et le regardai dans les yeux.
— Non. Vous vous trompez. Il est hors de question que je me batte contre eux.
Il redressa légèrement le menton.
— Il se pourrait que, jusqu’à présent, nous ayons fait les mauvais choix.
— Non ? rétorquai-je en prenant un malin plaisir à le voir s’énerver. Des mauvais
choix ? Quels mauvais choix ?
— Nous ne voulons pas que tu te battes sans raison, Katy. Nous avons besoin de vérifier
que ta mutation est viable. Et j’ai bien compris que tu n’étais pas disposée à blesser d’autres
hybrides.
Une minuscule lueur d’espoir s’alluma en moi, fragile comme une jeune pousse perçant
la terre pour la première fois. Mes protestations et les coups que j’avais reçus avaient peut-
être porté leurs fruits. C’était un petit pas et ça ne voulait sûrement rien dire pour eux mais,
à mes yeux, c’était important.
— Quoi qu’il en soit, il faut que nous testions tes pouvoirs sous l’effet du stress. (Il
désigna les hommes derrière les écrans et, en un clin d’œil, tous mes espoirs s’évanouirent.
La porte s’ouvrit.) Je pense que ce test te conviendra mieux que les précédents.
Mon Dieu. Je n’avais pas la moindre envie de franchir cette porte, mais je me résignai à
mettre un pied devant l’autre. Je refusais de montrer le moindre signe de faiblesse.
Quand la première porte se referma derrière moi, je me positionnai face à la seconde et
attendis, l’estomac noué. Pourquoi pensait-il que, cette fois, ce serait différent ? Rien de ce
qu’il pouvait faire…
Pendant que je me torturais l’esprit, la seconde porte s’ouvrit et Blake apparut.
Un éclat de rire, rauque et amer, m’échappa tandis qu’il entrait dans la pièce avec une
démarche arrogante, sans se soucier de la porte qui se refermait derrière lui. Soudain, les
paroles de Dasher prirent tout leur sens.
Blake se posta devant moi en fronçant les sourcils.
— Tu fais peur à voir.
La colère se mit à bouillir en moi.
— Ça te surprend ? Tu sais très bien ce qui se pratique ici.
Il se passa la main dans les cheveux tout en examinant mon visage.
— Tu n’as qu’à te servir de la Source, Katy. Tu te punis pour rien.
— Je me punis ?
Je m’interrompis. Ma haine contre lui était trop forte. Je sentais la Source s’éveiller au
creux de mon ventre et de la chair de poule apparaître sur ma peau.
— Tu es dingue.
— Regarde-toi, rétorqua-t-il en me désignant d’un geste de la main. Si tu leur avais
obéi, tu aurais pu t’épargner toute cette souffrance.
Écœurée, je fis un pas en avant.
— Si tu ne nous avais pas trahis, j’aurais pu l’éviter aussi.
— Non. (Son visage se fit triste.) Avec ou sans moi, tu aurais quand même fini ici.
— Je ne suis pas d’accord.
— Parce que tu nies l’évidence, c’est tout.
Je pris une grande inspiration pour me calmer, mais l’énervement l’emportait. Quand
Blake tenta de poser la main sur mon épaule, je le repoussai.
— Ne me touche pas.
Il me dévisagea un instant, puis plissa les yeux.
— Je te l’ai déjà dit. Si tu tiens à en vouloir à quelqu’un, il faut t’en prendre à Daemon.
C’est lui qui t’a placée dans cette situation. Pas moi.
Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.
Toute la colère et la frustration que j’avais accumulées grondèrent soudain en moi
comme un ouragan de catégorie cinq. Mon cerveau se mit sur pause et je l’attaquai sans
réfléchir. Mon poing s’abattit sur sa mâchoire. Comme j’avais fait appel à la Source sans
m’en apercevoir, un éclair s’échappa de ma main et le projeta en arrière.
Il se rattrapa en s’appuyant contre le mur. Un éclat de rire lui échappa.
— Mince, Katy. Ça fait mal.
L’énergie crépitait le long de ma colonne vertébrale et se répandait à travers mes os.
— Comment peux-tu rejeter la faute sur lui ? Il n’est coupable de rien !
Blake se retourna et s’adossa au mur. Du sang coulait de sa lèvre inférieure. Il l’essuya
du revers de sa main. Un éclat étrange brillait dans ses yeux. Il avança vers moi.
— Bien sûr qu’il est coupable !
Je tendis la main et un nouvel éclair d’énergie me quitta. Blake l’évita et tourna sur lui-
même en riant, les bras ouverts.
— C’est tout ce que t’as ? me nargua-t-il. Allez, fais-toi plaisir. Je promets de te
ménager, Kitten.
En l’entendant utiliser ce surnom, celui que me donnait Daemon, je perdis mon sang-
froid. Blake se jeta sur moi et je m’écartai vivement, sans me soucier de mes muscles
endoloris. Son bras balaya l’espace devant lui et une lumière rougeâtre apparut. Je me
retournai in extremis pour éviter son attaque.
Je laissai alors l’énergie monter en moi et la propulsai à l’autre bout de la pièce. Je le
touchai à l’épaule.
Il trébucha et tomba à genoux.
— Je suis sûr que tu peux faire mieux que ça, Kitten.
Une rage incandescente me monta à la tête, se déposa devant mes yeux, comme un
voile. Fonçant droit sur lui, je le plaquai comme un joueur de rugby sous acide. Allongée sur
lui, j’en profitai pour le frapper encore et encore. Je ne voyais pas vraiment où je le
touchais. Je sentais simplement les impacts douloureux de mes phalanges contre sa chair.
Blake glissa ses bras entre les miens et les écarta vivement. Je perdis l’équilibre. Il
inversa aussitôt nos positions. Je me retrouvai plaquée par terre, sur le dos, le souffle coupé.
Je m’attaquai alors à son visage, prête à lui arracher les yeux.
Il m’attrapa les poignets et les cloua au sol, au-dessus de ma tête. Son arcade
sourcilière gauche saignait et sa joue commençait à enfler. Une satisfaction malsaine
m’envahit.
— Je peux te poser une question ? demanda Blake en souriant. (Les points verts
disséminés dans ses iris étincelèrent.) Tu as dit à Daemon que tu m’avais embrassé ? Je parie
que non.
Chaque inspiration que je prenais se répercutait dans mon être tout entier. Ma peau
était devenue hypersensible au contact de son corps qui m’écrasait. Le pouvoir montait en
moi. La pièce semblait entourée d’un halo blanc. La fureur me consumait, imprégnait mon
souffle et se répandait dans la moindre de mes cellules.
Le sourire de Blake s’élargit.
— Je parie que tu ne lui as pas dit non plus qu’on aimait se faire des câlins…
L’énergie explosa hors de mon corps. Tout à coup, je quittai le sol… Non, on lévita tous
les deux à plusieurs mètres du sol. Mes cheveux tombaient en cascade derrière moi tandis
que les siens lui obstruaient la vue.
— Merde, murmura Blake.
Me redressant, je libérai mes poignets de son emprise et plantai mes deux mains contre
son torse. Son visage blême refléta combien il fut choqué avant qu’il ne parte en arrière et
s’écrase contre le mur. Le ciment se craquela et la fissure s’étendit comme une énorme toile
d’araignée. La pièce tout entière sembla trembler sous la force de l’impact. Blake rejeta la
tête en arrière avant de s’effondrer. Je m’attendais à ce qu’il se rattrape avant de toucher le
sol, mais ce ne fut pas le cas, et le bruit qu’il fit en s’écrasant par terre me fit soudain oublier
ma colère.
Comme si on avait coupé des fils invisibles qui me permettaient de léviter, je retombai
sur mes pieds et restai un instant déstabilisée.
— Blake ? croassai-je.
Il ne bougea pas.
Oh non…
Les bras tremblants, je m’agenouillai à côté de lui. Un liquide foncé et épais s’échappait
de sous son corps. Je levai les yeux. Sur le mur, profonde de plusieurs centimètres, une
empreinte de la forme de Blake était clairement visible.
Oh, mon Dieu, non…
Je baissai lentement la tête. Du sang s’était accumulé sous son corps inerte et se
répandait sur le sol en ciment gris, se rapprochant dangereusement de mes baskets.
Je m’écartai vivement et ouvris la bouche, mais aucun son n’en sortit. Blake ne bougea
pas. Il ne se releva pas non plus en grognant. Il resta immobile. Ses mains et ses avant-bras
paraissaient déjà plus pâles, prenaient une teinte blanche effrayante qui contrastait
vivement avec le rouge vif de son sang.
Blake était mort.
Seigneur.
Le temps sembla ralentir, puis s’accélérer. S’il était mort, le Luxen qui l’avait transformé
l’était aussi. Ça fonctionnait comme ça. Ils étaient liés, comme Daemon et moi. Si l’un
mourait, l’autre mourait aussi.
Blake l’avait bien cherché. Je lui avais même promis de le tuer, mais les paroles…
restaient des paroles. Passer à l’acte, c’était une autre histoire. Car même si Blake avait fait
des choses terribles, il n’était que la victime des circonstances. Il avait simplement voulu
m’énerver. Il avait tué, certes, mais sans arrière-pensée. Il avait trahi pour sauver quelqu’un
d’autre.
Comme moi, quelque part.
Je portai une main tremblante à mes lèvres. Tout ce que je lui avais dit me revint
soudain en mémoire. Un millième de seconde, une durée insignifiante comparée à l’existence
humaine, avait suffi pour me changer et je n’étais pas sûre de pouvoir revenir en arrière. Ma
respiration s’emballa. Mes poumons comprimés me faisaient souffrir.
L’interphone se mit en marche et le bourdonnement me fit sursauter. La voix du
sergent Dasher résonna dans la pièce, mais j’étais incapable de détourner les yeux du corps
sans vie de Blake.
— Parfait, dit-il. Tu as passé le test.
C’était trop dur. Être enfermée ici, loin de ma mère, de Daemon et de tout ce que je
connaissais, me faire ausculter, me faire tabasser par des hybrides… et maintenant, ça ?
C’était trop dur à supporter.
La tête rejetée en arrière, j’ouvris la bouche pour crier, mais aucun son n’en sortit.
Archer entra alors dans la pièce et posa la main sur mon épaule pour me faire sortir. Dasher
me félicita comme un père fier de sa fille, puis on m’emmena dans un bureau où le Dr Roth
m’attendait pour une énième prise de sang. Une femme Luxen vint ensuite me soigner. Les
minutes passèrent, puis les heures, mais je fus incapable de dire quoi que ce soit, de
ressentir quoi que ce soit.
*
* *
Daemon
Prendre l’avion avec des menottes en métal recouvertes d’onyx et un bandeau sur les
yeux pendant cinq heures, ce n’était pas vraiment l’éclate. Ils avaient sûrement peur que je
ne fasse tomber l’avion, ce qui était stupide, dans la mesure où il m’emmenait à l’endroit où
je souhaitais aller le plus au monde. Je ne connaissais pas le lieu exact, mais je savais que
c’était là-bas que Kat était retenue.
Du moins, je l’espérais, sinon, j’allais le leur faire regretter.
Après l’atterrissage, on me poussa dans une voiture qui nous attendait. De derrière le
bandeau, je percevais une lumière vive. L’air ambiant était sec et légèrement acide. C’était
une odeur que je connaissais. Le désert ? Durant les deux heures de route, je compris que je
me rendais à un endroit où je n’avais pas mis les pieds depuis près de treize ans.
La Zone 51.
Je souris. Le bandeau ne servait à rien. Je savais où nous nous trouvions. Tous les
Luxens, quand ils étaient découverts, passaient par les locaux les plus reculés de la base
Edwards, de l’American Air Force. Ma propre expérience là-bas commençait à dater, mais je
n’avais jamais oublié la sécheresse de l’air, ni le paysage désertique qui entourait Groom
Lake.
Lorsque le véhicule s’arrêta, je soupirai et attendis que la portière près de moi s’ouvre.
Quelqu’un m’attrapa par les épaules et me tira hors de la voiture. Il avait de la chance que
je sois menotté, sinon je lui aurais déjà cassé la mâchoire.
La chaleur étouffante du désert du Nevada nous suivit sur plusieurs mètres, puis, tout
à coup, de l’air frais balaya les cheveux sur mon front. Quand on me retira mon bandeau,
on était déjà dans l’ascenseur.
Nancy Husher me sourit.
— Désolée pour tout ça, mais nous devons prendre quelques précautions.
Je la regardai dans les yeux.
— Je sais où nous sommes. Je suis déjà venu ici.
Elle haussa un sourcil.
— Beaucoup de choses ont changé depuis ton enfance, Daemon.
— On peut m’enlever ça ? demandai-je en agitant mes doigts.
Elle se tourna vers un soldat en tenue de camouflage. Il semblait jeune, mais comme
son béret kaki dissimulait la majeure partie de son visage, je ne pouvais en être certain.
— Enlevez-lui ses menottes. Il ne nous causera aucun problème. (Elle reporta son
attention sur moi.) Daemon sait très bien que nous nous servons d’onyx pour assurer notre
sécurité.
Le garde avança vers moi en sortant une clé de sa poche. À son expression tendue, il
était clair qu’il n’était pas certain de la croire, mais il obéit tout de même. Les menottes
griffèrent ma peau à vif en tombant. Je bougeai les épaules pour détendre mes muscles. Des
marques rouges m’entouraient les poignets, mais ce n’était pas très grave.
— Je serai sage, promis-je en faisant craquer ma nuque. Mais je veux voir Kat
maintenant.
L’ascenseur s’arrêta et les portes s’ouvrirent. Nancy sortit. Le soldat me fit signe
d’avancer.
— J’aimerais d’abord te montrer quelque chose.
Je me figeai sur place.
— Ça ne fait pas partie du marché, Nancy. Si vous voulez que je vous aide, il va falloir
m’emmener à Kat et tout de suite.
Elle me regarda par-dessus son épaule.
— Ça a un rapport avec Katy. Tu la verras après.
— Je veux… (Je me retournai pour faire face au garde qui me soufflait dans le cou.) Tu
as intérêt à reculer, mon vieux.
L’homme faisait une tête de moins que moi et n’arrivait pas à la cheville de mes
superpouvoirs, pourtant il maintint sa position.
— Avance.
Je me crispai.
— Et si je refuse ?
— Daemon, m’appela Nancy d’un ton impatient. Tout ce que tu es en train de faire,
c’est de perdre du temps !
Même si je n’aimais pas l’admettre, elle avait raison. Après avoir adressé un dernier
regard menaçant à cet abruti, je me retournai et la suivis dans le couloir. Tout était blanc, à
l’exception des petits points noirs sur les murs et au plafond.
Je n’avais pas beaucoup de souvenirs de l’intérieur du bâtiment, mais je me rappelais
que nous avions été confinés à un certain périmètre. On nous avait parqués afin de nous
examiner et de nous ficher, puis on nous avait relâchés.
Revenir ici ne me faisait pas plaisir, et ce, pour de nombreuses raisons.
Nancy s’approcha d’une porte et se pencha. Un faisceau lumineux rouge apparut et
scanna son œil droit. Puis le voyant passa au vert et la porte se déverrouilla. Ce genre de
système de sécurité était quasiment inviolable. Je me demandai si les capteurs seraient
capables de voir la différence si je prenais l’apparence de Nancy. Cependant, les
installations à l’intérieur du bâtiment me volaient tellement d’énergie que je n’étais même
pas certain d’y arriver.
À l’intérieur d’une pièce circulaire se trouvaient plusieurs écrans contrôlés par des
hommes en uniforme. Chaque moniteur montrait une pièce, un couloir ou même un étage
différent.
— Laissez-nous, ordonna Nancy.
Les hommes se levèrent et quittèrent la pièce sans demander leur reste. On se retrouva
donc seuls, tous les deux, avec le connard de militaire qui nous avait suivis.
— Qu’est-ce que vous voulez me montrer ? demandai-je.
Elle pinça les lèvres.
— Ceci est l’un des nombreux postes de surveillance disséminés à travers nos bâtiments.
D’ici, nous pouvons contrôler tout ce qui se passe au sein de Paradise Ranch.
— Paradise Ranch ? répétai-je avec un rire incrédule. Vous l’appelez comme ça,
maintenant ?
Elle haussa les épaules, puis se tourna vers les écrans et pianota sur un clavier.
— Il y a une caméra dans chaque pièce. Ça nous permet de surveiller tout le monde,
pour les raisons que tu imagines.
Je me frottai le menton. Ma barbe commençait à pousser.
— OK…
— Quand de nouveaux hybrides nous rejoignent, nous nous assurons en premier lieu
qu’ils ne représentent pas un danger pour eux-mêmes ni pour les autres, dit-elle en croisant
les bras. C’est une précaution que nous prenons très au sérieux. Plusieurs tests sont
nécessaires pour confirmer leur stabilité.
Je ne comprenais pas en quoi ça avait un rapport avec Kat.
— Katy a montré des signes de dysfonctionnement. Elle pourrait devenir très
dangereuse.
Je serrai les dents tellement fort que je fus surpris qu’elles ne se cassent pas.
— Je ne sais pas ce qu’elle a fait, mais vous l’avez sans doute provoquée.
— Tu crois ?
Nancy appuya sur une touche du clavier. Aussitôt, un écran au-dessus d’elle s’alluma.
Kat.
J’en eus le souffle coupé. Mon cœur s’arrêta, puis battit de plus belle.
Kat était apparue sur l’écran, assise, le dos contre un mur. L’image n’était pas très
bonne, mais c’était elle. C’était elle. Elle portait les mêmes vêtements que lorsqu’elle avait
été capturée au Mont Weather, des semaines auparavant. L’incompréhension m’envahit. De
quand datait cette vidéo ? Ça ne pouvait pas être du direct.
Ses cheveux tombaient devant elle, dissimulant son joli visage. J’allais lui demander de
relever la tête, lorsque je me rendis compte que ça allait me faire passer pour un imbécile.
— Comme tu peux le voir, personne ne s’approche d’elle, dit Nancy. Le sergent Dasher
est dans la pièce avec elle. Il s’agit de son premier entretien avec elle.
Tout à coup, Kat se redressa, se releva d’un bond et se jeta sur un grand homme en
uniforme militaire. Un instant plus tard, elle s’effondra par terre et je l’observai, horrifié, se
débattre. L’un des soldats attrapa un tuyau d’arrosage accroché au mur.
Nancy appuya sur un autre bouton et l’image se transforma. Il me fallut un moment
pour me remettre de ce que je venais de voir et comprendre ce que j’avais sous les yeux.
Quand ce fut le cas, une rage d’une violence rare m’envahit.
Sur l’écran, Kat et ce connard de Blake se battaient. Elle se retourna pour attraper une
lampe, mais il se montra plus rapide qu’elle et bloqua son mouvement. Lorsqu’elle le frappa
quand même, je ressentis une grande fierté. C’était ma Kitten, toutes griffes dehors.
Toutefois, ce qui se passa ensuite me donna envie de sortir de cette pièce. Blake bloqua
son coup et lui tordit le bras. Une expression de douleur se peignit sur le visage de Kat. Il la
plaqua sur le lit.
Je vis rouge.
— Ce n’est pas en direct, me prévint Nancy d’une voix calme. C’était il y a longtemps, à
son arrivée. Et il n’y a pas de son.
Respirant profondément, je reportai mon attention sur l’écran. Ils se battaient et Blake
avait visiblement l’avantage, mais elle refusait de baisser les bras. Elle se cambrait et se
débattait. J’avais des envies de meurtre, nourries par ma colère et un sentiment
d’impuissance comme je n’en avais jamais connu. Je serrai les poings et dus me faire
violence pour ne pas les enfoncer de rage dans l’écran.
Lorsque Blake tira Kat hors du lit et l’emmena hors de portée des caméras, je me
tournai vers Nancy.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Où l’a-t-il emmenée ?
— Dans la salle de bains. Il n’y a pas de caméra. Nous laissons un peu d’intimité à nos
invités.
Elle appuya sur un bouton et la vidéo avança de quelques minutes. Blake revint par la
droite et s’assit sur le lit, son lit à elle. Kat réapparut quelques secondes plus tard,
complètement trempée.
Je fis un pas en avant et soufflai par le nez. Ils échangèrent quelques mots, puis Kat se
tourna vers l’armoire dont elle sortit plusieurs vêtements. Elle s’éclipsa alors dans la salle de
bains.
Blake se prit la tête entre les mains.
— Je vais le buter, déclarai-je.
Je ne savais pas à qui je faisais une telle promesse, mais je comptais bien la tenir. D’une
manière ou d’une autre, Blake paierait pour ça. Pour tout.
Le soldat s’éclaircit la voix.
— Blake n’est plus un problème.
Le souffle court, je me tournai vers lui.
— Et pourquoi ça ?
Il pinça les lèvres.
— Blake est mort.
— Quoi ?
— Il est mort, répéta l’homme. Katy l’a tué il y a deux jours.
J’eus l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds. Ma première réaction fut de
rejeter l’idée en bloc car je ne voulais pas croire que Kat ait dû subir une telle épreuve.
L’écran s’éteignit et Nancy me dévisagea.
— Je ne t’ai pas montré tout ça pour t’énerver ou m’amuser avec toi. Il fallait que tu
comprennes que le comportement de Katy est dangereux.
— Je suis certain que si Kat l’a vraiment tué, elle avait une bonne raison de le faire.
Mon cœur battait la chamade. J’avais besoin de la voir. Si elle l’avait fait… je
n’imaginais même pas ce qu’elle ressentait.
— Si j’avais été à sa place, je n’aurais pas hésité non plus.
— Tss tss, fit Nancy. (J’ajoutai mentalement son nom à ma liste des « gens qui vont
mourir dans d’atroces souffrances ».) Ça m’embêterait d’apprendre que tu es instable, toi
aussi.
— Kat n’est pas instable. Ces vidéos la montrent en train de se défendre ou d’agir sous
le coup de la peur.
Nancy grogna son désaccord.
— Les hybrides peuvent se montrer tellement imprévisibles !
Je la regardai dans les yeux.
— Les Luxens aussi.
CHAPITRE 10
Daemon
Ils me laissèrent me rafraîchir dans une salle de bains commune vide. Au départ, je
n’avais pas voulu perdre de temps. Tout ce que je voulais, c’était voir Kat. Mais on ne
m’avait pas laissé le choix et, en réalité, c’était une bonne chose. Je ressemblais à un homme
des cavernes. Ma barbe naissante partait dans tous les sens. Après un coup de rasoir et une
douche rapide, j’enfilai un bas de survêtement noir et un tee-shirt blanc qu’on m’avait
fournis. C’était toujours le même uniforme que des années plus tôt. Rien de mieux que
d’habiller tout le monde pareil pour leur donner l’impression d’être insignifiants et noyés
dans la masse.
Lors de mon premier passage ici, tout avait été conçu pour garder les Luxens sous
contrôle. Visiblement, le Dédale agissait de la même façon.
Je faillis éclater de rire en comprenant quelque chose. Le Dédale était sans doute aux
commandes depuis le début, même lorsque j’avais été assimilé, plusieurs années plus tôt.
Le garde revint me chercher. C’était toujours le même connard. Sa première réaction
fut de vérifier que le rasoir jetable n’avait pas perdu sa lame.
Je haussai un sourcil.
— Je ne suis pas si bête que ça.
— C’est bon à savoir, répondit-il. Prêt ?
— Ouais.
Il s’écarta pour me laisser sortir dans le couloir, puis, ensemble, on avança jusqu’à un
autre ascenseur, hanche contre hanche, comme des frères siamois.
— Vu comme tu me colles, mon pote, je me sens presque obligé de t’inviter à boire un
verre. Tu pourrais au moins me dire ton nom, d’abord.
Il appuya sur un bouton.
— On m’appelle Archer.
Je fronçai les sourcils. Quelque chose chez lui me rappelait Luc. Ça ne me disait rien de
bon.
— C’est ton nom ?
— Celui qu’on m’a donné à la naissance.
Ce type était aussi charmant que… moi, dans mes mauvais jours. Je posai les yeux sur
le voyant rouge qui indiquait les étages et les regardai défiler. Mon estomac se noua. J’étais
sur le point de découvrir si Nancy m’avait dit la vérité et si Kat se trouvait bien ici.
Dans le cas contraire, je ne savais pas ce que je ferais. Je péterais sans doute un câble.
Il fallait que je pose la question. Je ne pouvais pas m’en empêcher.
— Tu l’as vue ? Kat ?
En voyant les muscles de la mâchoire d’Archer se crisper, mon imagination s’emballa.
— Oui. J’ai été assigné à sa surveillance. Je suis sûr que tu en es ravi.
— Elle va bien ? demandai-je sans prêter attention à sa remarque.
Il se tourna vers moi. La surprise se lisait sur son visage, mais, contrairement à ce qu’il
semblait penser, échanger des insultes n’était pas sur ma liste des priorités.
— Disons… Aussi bien que possible.
Sa réponse ne me plaisait pas. Je pris une grande inspiration et passai une main dans
mes cheveux mouillés. Le souvenir de Beth et de sa crise de panique me revint en mémoire.
Un frisson fit alors tressaillir les muscles de mon bras. Peu importait l’état dans lequel Kat se
trouvait, je prendrais sur moi. Je l’aiderais à se remettre. Rien au monde ne pourrait m’en
empêcher. Mais… j’aurais préféré qu’elle n’ait jamais à vivre ces expériences traumatisantes.
Tuer Blake l’avait sans doute profondément ébranlée.
— Lors de ma dernière visite, elle était endormie, me dit Archer quand l’ascenseur
s’arrêta. Elle ne dort pas très bien depuis son arrivée ici. Apparemment, elle a décidé de
rattraper son retard, aujourd’hui.
Je hochai lentement la tête, puis le suivis dans le couloir. C’était audacieux de leur part
de me laisser me promener avec un seul garde. En même temps, ils savaient ce que je
voulais et j’avais conscience de ce que je pouvais perdre en agissant comme un imbécile.
Les battements de mon cœur étaient irréguliers. Mes poings s’ouvraient et se serraient
contre mes flancs. La nervosité s’était emparée de moi. Toutefois, à mi-chemin du large
couloir, je ressentis quelque chose que je n’avais pas ressenti depuis bien trop longtemps.
Une douce chaleur s’éveilla au niveau de ma nuque.
— Elle est ici, dis-je d’une voix rauque.
Archer jeta un coup d’œil vers moi.
— Oui. Elle est ici.
Je n’eus pas besoin de lui dire que j’avais eu des doutes, qu’une partie de moi avait cru
que le Dédale s’était servi de ma faiblesse pour m’attraper. C’était sans doute écrit sur mon
visage et je ne fis aucun effort pour le cacher.
Kat était ici.
Archer s’approcha d’une porte et entra un code après avoir effectué le scan rétinien.
Les verrous s’ouvrirent. Puis, la main sur la poignée, il se tourna vers moi.
— Je ne sais pas combien de temps ils vont vous donner.
Sur ces mots, il ouvrit la porte.
J’avançai à mon tour, mais je ne sentais pas le sol sous mes pieds. J’avais l’impression
de marcher dans des sables mouvants, ou dans un rêve. L’air semblait s’être épaissi, comme
pour ralentir mes pas, alors qu’en réalité je courais et ce n’était pas encore assez rapide à
mon goût.
Les sens en alerte, j’entrai dans la cellule, vaguement conscient que la porte se
refermait derrière moi. Mon regard se posa aussitôt sur le lit collé au mur.
Mon cœur cessa de battre. Mon monde tout entier arrêta de tourner.
Je fis un pas en avant, et tout à coup mes jambes se dérobèrent sous mon poids. À la
dernière seconde, je me rattrapai pour ne pas tomber à genoux. Ma gorge et mes yeux me
brûlaient.
Kat était recroquevillée sur le côté, face à la porte. Elle avait l’air minuscule dans son
lit. Ses cheveux chocolat tombaient sur sa joue et sur son avant-bras. Elle dormait, mais ses
traits étaient tirés, comme si elle n’arrivait pas vraiment à trouver le repos. Ses petites mains
étaient nouées sous son menton et elle avait les lèvres légèrement entrouvertes.
Sa beauté me frappa comme un éclair en plein cœur. Je me figeai, incapable de
détourner le regard. Je restai planté là, je ne saurais dire combien de temps, puis, en deux
grandes enjambées, je franchis la distance qui nous séparait.
Tout en l’admirant, j’ouvris la bouche pour dire quelque chose, mais j’étais incapable de
parler. J’étais réduit au silence. Kat était la seule à avoir cet effet sur moi.
Le cœur battant la chamade, je m’assis à côté d’elle. Elle bougea, mais ne se réveilla
pas. Je m’en voulais un peu de ne pas la laisser dormir. De plus près, je vis que l’ombre de
ses cils épais se dessinait sur sa peau comme de légers traits d’encre noire. En toute
franchise, le simple fait de me trouver en sa présence me rendait heureux, extatique, même.
Peu importait si elle était réveillée ou non.
Cependant, je ne pus m’empêcher de la toucher.
Je tendis lentement la main vers elle et repoussai ses cheveux soyeux qui tombaient sur
sa joue et s’étalaient sur le coussin d’un blanc éclatant. À présent, je pouvais voir les
marques de coup sur ses pommettes qui avaient pris une teinte jaunâtre. Il y avait
également une fine coupure sur sa lèvre inférieure. La colère refit surface. Je pris une
grande inspiration, puis soufflai doucement.
M’appuyant d’une main de l’autre côté de son corps, je me baissai pour déposer un
baiser sur ses lèvres blessées. Je me fis la promesse de faire payer celui ou celle qui était
responsable des souffrances qu’elle avait dû endurer. Par habitude, je laissai ma chaleur
réparatrice effacer les marques.
Un léger soupir souffla sur ma bouche et je relevai les yeux. J’étais incapable de
m’éloigner. Kat battit des paupières et ses épaules se soulevèrent tandis qu’elle inspirait
profondément. Le cœur au bord des lèvres, j’attendis qu’elle se réveille pour de bon.
Elle ouvrit lentement les yeux et son regard gris, encore endormi, se promena sur mon
visage.
— Daemon ?
Entendre le son de sa voix, enrouée par le sommeil, c’était un peu comme rentrer à la
maison. Une boule se forma dans ma gorge. Je reculai légèrement et plaçai mes doigts sous
son menton.
— Salut, Kitten, dis-je d’une voix plus rauque que jamais.
Elle me dévisagea tandis que son regard s’éclairait.
— Je suis en train de rêver ?
J’eus un rire étranglé.
— Non, Kitten, tu ne rêves pas. Je suis vraiment là.
Un instant passa, puis elle se redressa sur les coudes. Une mèche de cheveux tomba
devant ses yeux. Je me redressai à mon tour pour lui laisser plus de place. Mon cœur se mit
alors à battre à une vitesse supersonique, comme le sien, et tout à coup, elle s’assit
complètement et prit mon visage entre ses mains. Je fermai les yeux. Je sentais sa douce
caresse jusqu’au plus profond de mon âme.
Kat fit glisser ses doigts sur mes joues, comme si elle essayait de se convaincre que j’étais
bien réel. Je posai mes mains par-dessus les siennes et ouvris les yeux. Les siens étaient
grands ouverts et brillants de larmes.
— Tout va bien, lui dis-je. Tout ira bien, Kitten.
— Qu’est-ce que… Qu’est-ce que tu fais ici ? (Elle déglutit.) Je ne comprends pas.
— Tu ne vas pas être contente. (Je déposai un baiser sur sa paume ouverte et me
délectai du frisson qui la parcourut.) Je me suis rendu.
Elle eut un mouvement de recul, mais je gardai mes mains sur les siennes pour ne pas
la laisser s’échapper. Oui, je sais, c’était égoïste. Mais je n’étais pas prêt à la lâcher.
— Daemon… Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu n’aurais pas dû…
— Il était hors de question que je te laisse traverser ça toute seule. (Mes mains
descendirent le long de ses bras, jusqu’à ses coudes.) Je n’aurais jamais pu faire ça. Je sais
que ce n’est pas ce que tu aurais voulu, mais moi, c’est cette situation dont je ne voulais pas.
Elle secoua légèrement la tête, puis reprit la parole, d’une voix à peine plus forte qu’un
murmure.
— Et ta famille, Daemon ? Tes…
— Tu es plus importante.
À l’instant où les mots franchirent mes lèvres, je sus que c’était la vérité. Jusqu’à
présent, j’avais toujours fait passer ma famille en premier mais, aujourd’hui, Kat était tout
pour moi. Elle était mon futur.
— Ils vont t’obliger à faire des choses atroces… (Les larmes emplirent ses yeux et l’une
d’entre elles s’échappa, coula sur sa joue.) Je ne veux pas que tu subisses…
J’attrapai la larme avec un baiser.
— Et moi, je ne te laisserai pas ici toute seule. Tu es… Tu es tout pour moi, Kat. (En
l’entendant soupirer, je souris encore une fois.) Franchement, Kitten, tu t’attendais à autre
chose de ma part ? Je t’aime.
Ses mains se refermèrent sur mes épaules et ses doigts s’enfoncèrent dans mon tee-shirt
en coton. Elle me dévisagea pendant un long moment, à tel point que je commençai à
m’inquiéter. Puis elle se jeta contre moi et enroula ses bras autour de mon cou.
J’éclatai de rire et me rattrapai avant de tomber à la renverse. Kat s’assit sur mes
genoux, les jambes nouées dans mon dos. Voilà, ça, c’était la Kat que je connaissais.
— Tu es fou, murmura-t-elle contre mon cou. Tu es complètement fou mais je t’aime.
Je t’aime tellement. J’aurais préféré que tu restes loin d’ici mais je t’aime.
Je fis courir mes doigts le long de sa colonne vertébrale, jusqu’au bas de son dos.
— Je ne me lasserai jamais de l’entendre.
Elle se pressa un peu plus contre moi, les doigts enfouis dans mes cheveux.
— Tu m’as tellement manqué, Daemon.
— Tu ne sais pas à quel point…
Les mots me firent défaut. Me retrouver en sa présence après une aussi longue
séparation était la plus agréable des tortures. Chaque fois qu’elle inspirait, je le sentais dans
tout mon corps, certaines parties plus que d’autres. Ce n’était pas du tout le moment, mais
elle m’avait toujours fait un effet incroyable. Et ça, c’était plus fort que le bon sens.
Elle recula légèrement pour me regarder dans les yeux, puis franchit de nouveau la
distance qui nous séparait. Son baiser fut à moitié innocent et à moitié passionné. Parfait, en
somme. Lorsqu’elle pencha la tête sur le côté, je raffermis ma prise sur sa nuque et la
tendresse se mua en quelque chose de beaucoup plus fort. J’approfondis le baiser et le
nourris de toutes mes peurs, de tous ces instants que nous avions passés loin de l’autre et de
tout ce que je ressentais pour elle. Le gémissement qui lui échappa m’ébranla, et quand elle
se mit à onduler contre moi, je crus devenir fou.
Même si je n’en avais pas du tout envie, je l’attrapai par les hanches et la repoussai
gentiment.
— Il y a des caméras partout.
Le rouge lui monta aux joues.
— Oh oui, c’est vrai. Sauf dans…
— La salle de bains, terminai-je à sa place. (La surprise se lut sur ses traits.) Ils m’ont
tout expliqué.
— Tout ?
Lorsque je hochai la tête, toute couleur déserta son visage et elle se leva rapidement de
mes genoux. Elle s’assit à côté de moi, en regardant droit devant elle. Plusieurs minutes
s’écoulèrent, puis elle prit une grande inspiration.
— Je suis… contente que tu sois là, mais j’aurais préféré que tu ne viennes pas.
— Je sais, répondis-je, sans me vexer un seul instant de son aveu.
Elle recoiffa ses cheveux en arrière.
— Daemon, je…
Je pris son menton entre mes mains et la forçai à se tourner vers moi.
— Je sais, répétai-je en la regardant dans les yeux. Ils m’ont montré certaines vidéos et
ils m’ont dit pour…
— Je ne veux pas en parler, me coupa-t-elle en posant ses mains sur ses genoux pliés.
Malgré mon inquiétude, j’esquissai un sourire.
— D’accord. Comme tu veux.
Je passai un bras sur ses épaules et la serrai contre moi. Elle ne m’opposa aucune
résistance. Au contraire, elle se fondit contre mon flanc en s’accrochant à mon tee-shirt. Je
l’embrassai sur le front.
— Je nous ferai sortir d’ici, murmurai-je.
Ses doigts se refermèrent un peu plus fort sur mon tee-shirt. Elle releva la tête.
— Comment ? chuchota-t-elle à son tour.
Je me penchai en avant pour lui parler à l’oreille.
— Fais-moi confiance. Je suis certain qu’ils nous observent en ce moment même et je ne
veux pas leur donner une raison de nous séparer.
Elle hocha la tête pour me signaler qu’elle comprenait, mais sa bouche se crispa.
— Tu as vu ce qu’ils font ici ?
Je secouai la tête et elle inspira profondément. À voix basse, elle me parla des humains
malades qu’ils soignaient, des Luxens et des hybrides. Tout en discutant, on s’allongea sur
le lit, l’un en face de l’autre. Je savais qu’elle omettait des choses. Elle ne me dit rien, par
exemple, sur ce qu’on l’avait forcée à faire ni sur la façon dont elle avait été blessée. Je
supposais que ça avait un rapport avec Blake et que c’était la raison pour laquelle elle
gardait le silence à ce sujet. En revanche, elle me parla d’une petite fille qui s’appelait Lori
et qui souffrait d’un cancer. À l’évocation de son nom, son expression s’assombrit. Je me
rendis alors compte que, depuis mon arrivée, Kat n’avait pas souri une seule fois. Ce détail
me perturbait et menaçait de gâcher nos retrouvailles.
— Ils disent qu’il y a de mauvais Luxens, là-dehors, m’expliqua-t-elle. Que c’est pour ça
que je suis ici, pour apprendre à les combattre.
— Quoi ?
Elle se crispa.
— Selon eux, il y aurait des milliers de Luxens qui voudraient s’en prendre aux
humains. Et d’autres viendraient bientôt les rejoindre. Je suppose qu’ils ne t’ont rien dit ?
— Non.
J’allais en rire lorsque je me souvins des paroles d’Ethan. Il n’y avait sans doute aucun
rapport, mais… Et si c’était la réalité ?
— Ils m’ont juste dit qu’ils voulaient créer des hybrides. (Son regard se fit inquiet. Je
regrettai aussitôt de le lui avoir dit.) Lori souffre de quel type de cancer ? demandai-je en
caressant son bras de haut en bas.
Je n’avais pas arrêté de la toucher une seule fois depuis que j’étais entré dans la pièce.
Le bout de ses doigts reposait contre mon menton. À y réfléchir, on était sans doute
bien trop proches l’un de l’autre pour deux personnes qui se savaient observées.
— Le même que mon père.
Je lui pris la main.
— Je suis désolé.
Ses doigts tracèrent la courbe de ma mâchoire.
— Je ne l’ai vue qu’une fois, mais elle ne va pas très bien. Ils lui donnent un traitement
qu’ils ont trouvé en étudiant les Luxens et les hybrides. Ils appellent ça le LH-11.
— Le LH-11 ?
Elle hocha la tête, puis fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Merde. C’était ce que Luc voulait. La question était : quelle utilisation comptait-il faire
d’un sérum que le Dédale injectait à des humains malades ? Comme Kat ne comprenait
toujours pas, je franchis la distance insignifiante qui nous séparait pour lui murmurer à
l’oreille.
— Je t’en parlerai plus tard.
Pour me montrer qu’elle avait compris, elle remonta légèrement la jambe pour la coller
à la mienne. J’oubliai de respirer. Et tout à coup, une lueur bien particulière s’alluma dans
ses yeux. Elle se mordit la lèvre inférieure tandis que je réprimais un grognement.
Une jolie couleur apparut de nouveau sur ses joues. Ça ne m’aidait pas beaucoup. Je
remontai la main le long de son bras et la sentis frissonner contre moi.
— Si tu savais ce que je donnerais pour avoir un peu d’intimité, là, tout de suite…
Elle baissa les yeux.
— Tu es incorrigible.
— C’est vrai.
Son expression s’assombrit.
— J’ai l’impression qu’il y a un énorme sablier au-dessus de nos têtes et que l’on va
bientôt manquer de temps.
C’était sans doute le cas.
— N’y pense pas.
— Facile à dire.
Le silence retomba et je posai la main contre sa joue. Du bout du pouce, je caressai sa
pommette délicate. On resta ainsi un long moment.
— Tu as vu ma mère ?
— Non.
J’aurais voulu lui expliquer pourquoi et lui en dire plus mais, à ce stade, divulguer ce
genre d’informations pouvait représenter un risque. Toutefois, il restait une option. Je
pouvais toujours prendre ma vraie forme pour lui parler par télépathie. Mais je doutais que
le pouvoir en place apprécie. Et puis, je ne me sentais pas capable de prendre ce risque,
pour l’instant.
— Dee veille sur elle.
Kat garda les yeux fermés.
— Ma mère me manque, murmura-t-elle. (Mon cœur se brisa pour elle.) Elle me
manque terriblement.
Je ne savais pas quoi dire. Qu’aurais-je pu dire, de toute façon ? Un simple « désolé »
n’aurait pas suffi. Alors, pour lui faire penser à autre chose, je me familiarisai de nouveau
avec les traits de son visage, l’étendue gracieuse de son cou et l’arrondi de ses épaules.
— Dis-moi quelque chose que j’ignore sur toi.
Elle réfléchit un moment avant de répondre.
— J’ai toujours voulu avoir un Mogwai.
— Un quoi ?
Elle gardait les yeux baissés, mais elle souriait enfin. La pression que je ressentais au
niveau de la poitrine se relâcha un peu.
— Tu as vu Gremlins, non ? Tu te souviens de Gizmo ?
Lorsque je hochai la tête, elle rit. Sa voix était un peu cassée, comme si elle n’en avait
plus l’habitude. Et je supposai que c’était le cas.
— Maman m’a laissée le regarder quand j’étais gamine. Après, j’étais complètement
obsédée par Gizmo. J’en voulais un plus que tout au monde. J’avais même promis à ma
mère de ne pas lui donner à manger après minuit ni de le mouiller.
Je posai mon menton contre sa tête et souris en imaginant les petites boules de poils
marron et blanches se reproduire à la vitesse de la lumière.
— Je ne sais pas.
— Quoi ?
Elle se lova davantage contre moi et ses doigts se refermèrent sur le col de mon tee-
shirt.
Allongé ainsi, un bras autour de la taille de Katy, j’avais l’impression de respirer
librement pour la première fois depuis des semaines.
— Si j’avais un Mogwai, je lui donnerais exprès à manger après minuit. Le Gremlin avec
la crête était trop cool.
Elle rit encore une fois et le son résonna en moi. Je me sentis mille fois plus léger.
— Pourquoi est-ce que ça ne m’étonne pas ? dit-elle. Tu t’entendrais super bien avec un
Gremlin.
— Que veux-tu ? Je suis irrésistible.
CHAPITRE 11
Katy
Katy
*
* *
Daemon
Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis que Kat et moi nous étions séparés. Entre-
temps, on avait apporté un repas infect dans ma chambre. Je tentai de regarder la télé et
même de dormir un peu, mais c’était trop dur en sachant qu’elle était dans la pièce à côté.
Des fois, je l’entendais même dans la salle de bains. À un moment donné, sans doute au
milieu de la nuit, j’entendis ses pas approcher de la porte et je sus qu’elle se tenait là, à se
battre contre les mêmes démons que moi. Mais nous devions nous montrer prudents. La
raison pour laquelle ils nous autorisaient à partager une pièce ne pouvait pas être bonne et
je ne voulais pas prendre le risque qu’ils nous séparent.
Cependant, je m’inquiétais pour elle. Je savais qu’elle me cachait des choses, qu’elle
refusait de me dire ce qui s’était passé avant mon arrivée. Donc, comme un idiot sans la
moindre maîtrise de soi, je m’étais levé et j’avais ouvert cette foutue porte.
De l’autre côté, tout était sombre et calme, mais je ne m’étais pas trompé. Kat se tenait
là, les bras ballants, complètement immobile. La voir ainsi me fit l’effet d’un coup de poing
en plein cœur. Elle qui était incapable de tenir en place auparavant…
Je l’avais embrassée avec tendresse avant de lui dire :
— Retourne te coucher, Kitten. Il faut qu’on se repose tous les deux.
Elle avait hoché la tête avant de prononcer les trois mots qui ne cessaient de me couper
le souffle.
— Je t’aime.
Puis elle était retournée dans sa chambre, et moi, dans la mienne.
Le lendemain matin, Nancy vint me rendre une petite visite. Il n’y avait rien de tel que
de voir sa petite face de rat et son sourire forcé pour bien commencer la journée.
Je m’attendais à ce qu’on retrouve Kat, au lieu de quoi elle m’emmena à l’étage médical
pour qu’on me prélève encore un peu de sang, puis au centre de soins dont m’avait parlé
Kat.
— Où est la petite fille ? demandai-je en la cherchant dans les fauteuils sans la voir. Je
crois qu’elle s’appelle Lori, ou quelque chose dans le genre.
L’expression de Nancy demeura impassible.
— Le traitement n’a pas eu les effets escomptés. Elle est morte il y a quelques jours.
Merde. J’espérais que Kat ne l’apprendrait pas.
— Vous lui avez donné du LH-11 ?
— Oui.
— Et ça n’a pas fonctionné ?
Elle plissa les yeux.
— Tu poses beaucoup de questions, Daemon.
— Je suis là et vous allez vous servir de mon ADN. Vous ne pensez pas que j’ai le droit
d’être un petit peu curieux sur ce que vous comptez faire avec ?
Elle soutint mon regard un instant, avant de se tourner vers un patient dont on
changeait la poche d’intraveineuse.
— Tu réfléchis trop. Et tu sais ce qu’on dit sur la curiosité.
— Vous parlez de ce dicton complètement démodé ?
Ses lèvres se retroussèrent en coin.
— Je t’aime bien, Daemon. Tu es un emmerdeur de première et tu as une grande
gueule, mais je t’aime bien.
J’eus un sourire crispé.
— Personne n’est insensible à mon charme.
— Je n’en doute pas. (Elle s’interrompit en voyant le sergent entrer dans la pièce. Il
discutait à voix basse avec l’un des médecins.) On a bien administré du LH-11 à Lori, mais
cela n’a pas eu les effets désirés.
— C’est-à-dire ? demandai-je. Ça n’a pas soigné son cancer ?
Nancy ne répondit pas. Quelque chose me disait que l’état de la petite fille ne s’était
pas seulement aggravé à cause du cancer.
— Vous savez ce que je pense ? lui demandai-je.
Elle pencha la tête sur le côté.
— Je ne peux qu’imaginer.
— Jouer avec l’ADN, qu’il soit humain, hybride ou extraterrestre, est dangereux. Vous
n’avez pas la moindre idée de ce que vous faites.
— Nous apprenons au fur et à mesure.
— En faisant des erreurs ? rétorquai-je.
Elle sourit.
— Les erreurs n’existent pas, Daemon.
J’en doutais mais mon attention fut soudain attirée par une vitre, au bout de la pièce.
Je fronçai les sourcils. Il y avait des Luxens de l’autre côté. La plupart d’entre eux agissaient
comme des gosses à Disneyland.
— Ah. (Nancy désigna la vitre d’un geste de la tête en souriant.) Tu les as remarqués.
Ils sont ici de leur plein gré. Si seulement tu pouvais être aussi arrangeant…
Je ricanai. J’ignorais pourquoi ces Luxens étaient heureux comme des poissons dans
l’eau, et je m’en moquais. Certaines intentions du Dédale étaient bonnes, mais cela ne me
ferait pas oublier ce qu’ils avaient fait subir à mon frère.
Autour de moi, les docteurs et les techniciens de laboratoire s’affairaient. Certaines
poches reliées aux patients contenaient un étrange liquide brillant qui me faisait penser au
sang que nous possédions sous notre vraie forme.
— C’est ça, le LH-11 ? demandai-je en montrant l’une des poches.
Nancy hocha la tête.
— L’une des versions en tout cas, la plus récente. Mais ça ne te concerne pas. Nous
devons…
Tout à coup, une alarme stridente retentit, interrompant sa phrase. Au plafond, des
voyants lumineux rouges clignotaient. Les patients et les médecins regardèrent autour
d’eux, alarmés, tandis que le sergent Dasher se précipitait hors de la pièce.
Nancy jura dans sa barbe avant de se tourner vers la porte.
— Washington, veuillez escorter M. Black à sa chambre immédiatement. (Elle fit signe à
une autre garde.) Williamson, bloquez l’accès à cette porte. Personne n’entre ni ne sort.
— Que se passe-t-il ? demandai-je.
Elle m’adressa un regard agacé avant de s’éloigner d’un pas lourd. Si elle croyait que
j’allais retourner sagement dans ma chambre alors que les choses commençaient à peine à
devenir intéressantes, elle se foutait le doigt dans l’œil. Dans le couloir, l’éclairage était
minimal et les lampes rouges clignotantes créaient un effet stroboscopique exaspérant.
Le garde du moment avança et, tout à coup, le chaos s’abattit sur le couloir.
Des soldats se ruèrent hors de différentes pièces et entreprirent de les barricader et de
monter la garde devant. Un autre arriva de l’autre côté du couloir, en serrant un talkie-
walkie à se briser les doigts.
— Activité non autorisée dans l’ascenseur dix, en provenance du bâtiment B.
Verrouillez le périmètre.
Le mystérieux bâtiment B frappait encore une fois.
Au loin, une autre porte s’ouvrit et je vis Archer, puis Kat en sortir. Elle avait la main
posée contre l’intérieur de son coude. Derrière elle apparut le Dr Roth avec une énorme
seringue à la main. Je plissai les yeux, mais il dépassa Kat et Archer pour se diriger vers le
mec au talkie-walkie.
Kat se retourna et posa les yeux sur moi. J’avançai aussitôt dans sa direction. Il était
hors de question qu’on nous sépare alors que tout partait en vrille.
— Où tu crois aller ? me demanda Washington en posant la main sur l’arme accrochée
à sa cuisse. On m’a donné l’ordre de te raccompagner à ta chambre.
Je me retournai doucement vers lui, puis vers les trois ascenseurs qui nous faisaient
face. Ils étaient tous arrêtés à des étages différents et les voyants rouges clignotaient.
— Et comment est-ce qu’on va faire, au juste ?
Il fronça les sourcils.
— Les escaliers ?
Le connard marquait un point, mais je n’en avais rien à faire. Lorsque je lui tournai le
dos, il posa la main sur mon épaule.
— Si tu essaies de m’arrêter, je te bute, l’avertis-je.
À mon expression, il dut comprendre que je ne plaisantais pas car il me laissa
m’éloigner et rejoindre Kat. Je passai un bras autour de ses épaules. Elle était crispée.
— Ça va ? lui demandai-je en jetant un coup d’œil à Archer.
Lui aussi avait la main sur son arme, mais il ne nous prêtait pas la moindre attention.
Ses yeux étaient rivés sur l’ascenseur du milieu. Il écoutait quelque chose dans son oreillette
et ça n’avait pas l’air de le réjouir.
Kat hocha la tête avant de recoiffer en arrière une mèche de cheveux qui s’était
échappée de sa queue-de-cheval.
— Tu as une idée de ce qui se passe ?
— Ça a un rapport avec le bâtiment B. (Tout à coup, mon instinct me dit qu’on aurait
peut-être mieux fait de retourner dans nos chambres, finalement.) Ça n’est jamais arrivé ?
Kat secoua la tête.
— Non. C’est peut-être un essai.
Une double porte s’ouvrit soudain à la volée au bout du couloir et toute une troupe de
militaires en tenue du SWAT s’engouffrèrent à l’intérieur, armés jusqu’aux dents, avec un
casque sur la tête.
Réagissant immédiatement, j’attrapai Kat par la taille et la plaquai contre le mur pour
la protéger avec mon corps.
— Je ne pense pas que ce soit un essai.
— Ce n’en est pas un, confirma Archer en dégainant son arme.
Le voyant de l’ascenseur du milieu clignota pour indiquer le septième étage, puis le
sixième, puis le cinquième.
— Je croyais que les ascenseurs avaient été mis hors service ? s’écria quelqu’un.
Les hommes vêtus de noir se déployèrent devant l’ascenseur, un genou au sol, le fusil
levé.
— Couper l’alimentation des ascenseurs ne sert à rien et vous le savez, dit quelqu’un
d’autre.
— Je m’en moque ! hurla l’homme dans le talkie-walkie. Éteignez-moi ce foutu
ascenseur avant qu’il atteigne la surface ! Faites couler du béton à l’intérieur s’il le faut,
mais arrêtez-le !
— Qu’est-ce qu’il y a, à l’intérieur ? demandai-je à Archer.
La lumière rouge indiqua le quatrième étage.
— Un Origine, souffla-t-il, la mâchoire crispée. Il y a une cage d’escalier sur la droite,
au bout du couloir. Je vous suggère de l’emprunter.
Mon regard se posa de nouveau sur l’ascenseur. Une partie de moi voulait rester pour
savoir ce qu’était un Origine et pourquoi tout le monde agissait comme si le monstre de
Cloverfield allait surgir de la cage d’ascenseur. Mais Kat était avec moi et ce qui allait nous
tomber dessus n’était visiblement pas amical.
— Qu’est-ce qui se passe avec eux, en ce moment ? marmonna l’un des hommes en
noir. Ils n’arrêtent pas de se rebeller.
Lorsque je fis mine de m’éloigner, Kat m’en empêcha.
— Non, dit-elle avec de grands yeux. Je veux voir.
La tension gagna mes muscles.
— C’est hors de question.
Un ding ! résonna à travers l’étage, annonçant l’arrivée de l’ascenseur. J’étais à deux
doigts de soulever Kat et de la jeter sur mon épaule. Comme elle me connaissait par cœur,
elle me lança un regard empli de défiance.
Puis ses yeux se posèrent quelque part, derrière moi, et je tournai la tête. Les portes de
l’ascenseur s’ouvrirent lentement. Les militaires retirèrent la sécurité de leur arme.
— Ne tirez pas ! ordonna le Dr Roth en brandissant sa seringue comme un drapeau
blanc. Je m’en occupe. Quoi que vous fassiez, ne tirez pas. Ne…
Une ombre apparut devant l’ascenseur, puis une jambe couverte d’un bas de
survêtement noir, suivi d’un torse et de petites épaules.
L’apparition me laissa bouche bée.
C’était un gamin. Un gosse ! Il ne devait pas avoir plus de cinq ans. Il s’approcha des
adultes qui pointaient d’énormes flingues sur lui et…
Il sourit.
C’est là que tout partit en sucette.
CHAPITRE 13
Daemon
— Euh…, marmonnai-je.
Les yeux du gosse étaient violets. On aurait dit deux améthystes, avec un trait étrange
autour de la pupille, comme ceux de Luc. Un éclat glacé, calculateur les animait tandis qu’il
observait les militaires déployés devant lui.
Le Dr Roth fit un pas en avant.
— Que fais-tu ici, Micah ? Tu sais que tu n’as pas le droit de venir dans ce bâtiment. Où
est… ?
Alors, plusieurs choses se produisirent en même temps, et en toute franchise, si je ne
l’avais pas vu de mes propres yeux, je ne l’aurais jamais cru.
Le gamin leva la main et plusieurs détonations retentirent. Ils avaient fait feu. Au
hoquet de surprise horrifiée de Kat, je compris qu’elle se disait la même chose que moi :
venaient-ils réellement d’abattre un enfant ?
Mais les balles s’arrêtèrent en plein vol, comme s’ils avaient affaire à un Luxen ou à un
hybride, mais je savais qu’il ne faisait pas partie de mon peuple. Je l’aurais senti. Peut-être
qu’il s’agissait d’un hybride. Dans tous les cas, les balles s’écrasèrent contre un champ de
force bleuté qui semblait l’entourer. Puis la lumière bleue s’étendit, avala les projectiles et
les fit s’embraser comme des libellules. Elles restèrent figées un instant avant de disparaître
complètement. Le gamin referma ses doigts sur sa paume levée, comme s’il leur faisait signe
de venir jouer, puis, à la Magneto, les fusils volèrent hors des mains des militaires dans sa
direction. Ils se figèrent également dans les airs et prirent une teinte bleue. L’instant
d’après, les armes n’étaient plus qu’un tas de poussière.
Les mains de Kat s’enfoncèrent dans mon dos.
— Bordel…
— … de merde, terminai-je à sa place.
Le Dr Roth essayait de passer devant les soldats.
— Micah, tu n’as pas le droit…
— Je ne veux pas y retourner, rétorqua le gosse qui avait une voix aiguë mais posée à
la fois.
Cet abruti de Washington avança, arme à la main. Le Dr Roth cria et Micah tourna la
tête vers lui. Le militaire blêmit. Micah serra le poing. Aussitôt, Washington tomba à genoux
et se prit la tête entre les mains, la bouche ouverte sur un cri silencieux. Du sang s’écoulait
de ses yeux.
— Micah ! s’écria le Dr Roth en poussant un soldat du chemin. C’est mal ! Très mal,
Micah !
Mal ? Il lui disait que c’était mal ? Je connaissais des dizaines d’adjectifs qui auraient
mieux décrit la situation.
— Mon Dieu, murmura Kat. On dirait Damien dans La Malédiction.
En temps normal j’en aurais ri car, avec sa coupe au bol et son petit sourire
machiavélique, il ressemblait effectivement à l’antéchrist. Le problème, c’était que la
situation n’avait rien de drôle. Washington s’était effondré la tête en avant et ne bougeait
plus. Et maintenant, ce gamin super flippant avait les yeux posés sur moi.
Putain, je détestais les gosses.
— Il voulait me faire bobo, dit Micah sans me lâcher du regard. Et vous voulez tous me
renvoyer dans ma chambre. Je n’ai pas envie de retourner dans ma chambre.
Lorsqu’il fit un pas en avant, plusieurs soldats reculèrent vivement, mais le Dr Roth
conserva sa position, la seringue cachée dans son dos.
— Pourquoi n’as-tu pas envie de retourner dans ta chambre, Micah ?
— J’ai une meilleure question, murmura Kat. Pourquoi est-ce qu’il te regarde comme
ça ?
J’aurais bien voulu le savoir, moi aussi.
Micah contourna les militaires qui semblaient à présent l’éviter comme la peste. Il avait
une façon de marcher très souple, un peu comme un chat.
— Les autres ne veulent pas jouer avec moi.
Il y en avait d’autres comme lui ? Seigneur…
Le docteur se tourna vers lui et lui sourit.
— Est-ce parce que tu ne leur prêtes pas tes jouets ?
Kat s’étouffa en réprimant ce qui ressemblait à un rire hystérique.
Micah posa les yeux sur le médecin.
— Ce n’est pas en partageant que l’on assoit sa dominance.
Non, mais qu’est-ce qu’il se passait ici, à la fin ?
— Partager ne signifie pas que tu abandonnes le contrôle de la situation, Micah. On en
a déjà parlé.
Le petit garçon haussa les épaules avant de reporter son attention sur moi.
— Tu veux jouer avec moi ?
— Euh…
Je ne savais pas quoi dire.
Micah pencha la tête sur le côté en souriant. Des fossettes apparurent sur ses joues
arrondies.
— Il peut venir jouer avec moi, docteur Roth ?
S’il disait oui, j’étais dans la merde. Le médecin hocha la tête.
— Je suis sûr qu’il pourra plus tard, Micah, mais pour l’instant, il faut que tu retournes
dans ta chambre.
Le petit garçon fit la moue.
— Je n’ai pas envie !
Je m’attendais presque à voir sa tête tourner à trois cent soixante degrés et peut-être
que ça aurait été le cas si le docteur ne s’était pas élancé vers lui, la seringue à la main.
Micah se retourna aussitôt et serra les poings. Le Dr Roth fit tomber la seringue et mit
un genou à terre.
— Micah, souffla-t-il en posant les mains contre ses tempes. Arrête…
Micah tapa du pied.
— Je n’ai pas envie !
Tout à coup, sortie de nulle part, une fléchette vint se ficher dans le cou du gamin. Il
écarquilla les yeux avant de s’effondrer. Avant qu’il ne touche le sol, toutefois, je m’élançai
vers lui pour le rattraper. Il était peut-être flippant, mais ça restait un enfant.
En relevant la tête, j’aperçus le sergent Dasher qui se tenait sur ma droite.
— Joli tir, Archer, dit-il.
Ce dernier rangea son arme avec un bref hochement de tête.
Je reportai mon attention vers Micah. Il avait les yeux ouverts et m’observait fixement.
Il ne pouvait plus bouger, mais il était conscient.
— Mais c’est quoi, ce bordel ? murmurai-je.
— Qu’on emmène Washington à l’infirmerie pour s’assurer qu’il n’a pas le cerveau en
bouillie, ordonna Dasher. Roth, prenez le gamin avec vous. Je veux que vous découvriez
comment il s’est échappé du bâtiment B et où est passé son foutu traceur GPS.
Roth se releva difficilement et se massa le visage.
— Oui… Oui, monsieur.
Dasher avança vers lui avec une lueur dangereuse dans les yeux.
— S’il recommence, lui dit-il d’une voix grave, il sera supprimé. C’est bien compris ?
Supprimé ? Seigneur. Quelqu’un apparut devant moi et me prit l’enfant des bras. Je
n’avais pas envie de le lâcher, mais je ne pouvais pas faire autrement. La main de Micah se
referma sur mon tee-shirt, pendant que le soldat le soulevait.
De près, ses yeux étaient encore plus étonnants. Le cercle autour de ses pupilles était
irrégulier, comme si du noir avait coulé hors des traits.
Ils ne connaissent pas notre existence.
Surpris, je sursautai et me retrouvai hors de sa portée. J’avais entendu la voix du
garçon dans ma tête. C’était impossible, pourtant je n’avais pas rêvé. Incrédule, j’observai le
soldat se retourner et s’éloigner avec lui. Le plus bizarre, c’était que Luc m’avait dit
exactement la même chose.
Ce gosse n’était pas comme Kat ou moi. Il était quelque chose de totalement différent.
*
* *
Katy
Bon sang…
Un enfant venait de désarmer une quinzaine d’hommes et aurait sans doute fait
beaucoup plus de dégâts si Archer ne lui avait pas injecté un tranquillisant. Pour être
franche, je ne savais pas quoi penser de tout ça, mais Daemon avait l’air beaucoup plus
perturbé que moi. La peur me gagna soudain. Le gamin lui avait-il fait quelque chose ?
Je m’écartai du mur pour aller à sa rencontre.
— Ça va ?
Il se passa une main dans les cheveux avant de hocher la tête.
— Qu’on ramène ces deux-là dans leur chambre, ordonna le sergent Dasher.
Il prit une grande inspiration, puis aboya d’autres ordres. Archer s’approcha de nous.
— Attendez, lui dis-je en m’agrippant à Daemon. (Je refusais de partir tout de suite.)
Qu’est-ce que c’était ?
— Je n’ai pas de temps à perdre avec ça, rétorqua Dasher, les yeux plissés. Archer,
raccompagne-les dans leurs chambres.
La colère grandit en moi, amère et puissante.
— Vous allez prendre le temps.
Quand Dasher tourna vivement la tête dans ma direction, je soutins son regard sans me
démonter. Daemon sembla se reconnecter avec la réalité et porta son attention sur le
sergent. Je sentis ses muscles se tendre sous ma main.
— Cet enfant n’est pas un Luxen ni un hybride, dit-il. Je pense que vous nous devez la
vérité.
— Il est ce que nous appelons un Origine, répondit Nancy en apparaissant derrière le
sergent. Un nouveau commencement, les origines d’une race parfaite.
J’ouvris la bouche avant de la refermer aussitôt. Les origines d’une race parfaite ?
J’avais l’impression d’être tombée la tête la première dans un mauvais film de science-
fiction… sauf que, malheureusement, c’était la réalité.
— Vous pouvez y aller, sergent. Je m’en occupe. (La tête haute, elle croisa le regard
incrédule de Dasher.) Et je veux un rapport complet sur les raisons pour lesquelles il y a eu
deux incidents en rapport avec les Origines en moins de vingt-quatre heures.
Dasher souffla bruyamment par le nez.
— Oui, madame.
Je fus étonnée de le voir taper ses talons ensemble avant de se retourner, mais au
moins, ça confirmait mes doutes : Nancy était bien à la tête des opérations.
Elle désigna une porte close d’un geste de la main.
— Allons nous asseoir.
Sans lâcher Daemon, je suivis Nancy dans une petite pièce qui contenait uniquement
une table ronde et cinq chaises. Archer se joignit à nous – il nous suivait comme nos ombres,
pour ne pas changer – mais il resta posté devant la porte pendant qu’on s’asseyait.
Daemon posa un coude sur la table et une main sur mon genou en se penchant en
avant, ses yeux clairs rivés sur Nancy.
— Donc. Ce gamin est un Origine. Ou un truc dans le genre. Qu’est-ce que ça signifie,
au juste ?
Nancy s’adossa à sa chaise et croisa les jambes.
— Nous n’étions pas encore prêts à vous en parler mais, après ce que vous venez de
voir, nous n’avons pas vraiment le choix. Les choses ne se passent pas toujours comme nous
les avions planifiées. Nous devons donc nous adapter.
— Allez-y, expliquez-nous, lui dis-je.
Je posai ma main sur celle de Daemon et il retourna la sienne de façon à entrelacer nos
doigts.
— Le Projet Origines est l’une des plus grandes réussites du Dédale, reprit Nancy,
inébranlable. Paradoxalement, tout a commencé par un accident, il y a plus de quarante
ans. Au début il n’y en avait qu’un, maintenant ils sont une centaine. Comme je l’ai déjà dit,
les choses ne se passent pas toujours comme prévu. Nous avons dû nous adapter.
Je jetai un coup d’œil à Daemon. Il paraissait aussi perdu et impatient que moi.
Pourtant, j’avais un très mauvais pressentiment. Au fond de moi, j’avais conscience que ce
que nous nous apprêtions à entendre allait changer notre conception du monde.
— Il y a quarante ans, un Luxen et une hybride qu’il avait transformée résidaient ici
avec nous. Comme vous, ils étaient jeunes et très amoureux. (Elle eut un sourire amusé,
comme si elle riait à sa propre blague.) Nous les avons autorisés à se voir. Un jour, la fille
est tombée enceinte.
Oh, merde.
— Nous ne l’avons pas compris tout de suite, du moins, pas avant que son ventre
s’arrondisse. À l’époque, nous ne faisions pas ce genre de tests sanguins. D’après ce que
nous savions, les Luxens avaient déjà du mal à se reproduire entre eux, alors avec un
humain ou un hybride… l’idée ne nous avait même pas traversé l’esprit.
— C’est vrai ? demandai-je à Daemon. (Nous n’avions jamais parlé de ce genre de
choses.) Les Luxens ont du mal à concevoir ?
Daemon prenait visiblement sur lui pour rester calme.
— Oui mais, à ce que je sache, on ne peut pas se reproduire avec des humains. C’est
comme si un chien et un chat essayaient d’avoir un bébé.
Beurk. Je grimaçai.
— Sympa, comme comparaison.
Daemon sourit.
— Tu as raison, dit Nancy. Les Luxens ne peuvent pas se reproduire avec des humains,
et la plupart ne le peuvent pas non plus avec des hybrides… mais lorsque la mutation est
parfaite, quand elle est effective au niveau des cellules et qu’il y a un vrai désir d’enfant,
c’est tout à fait possible.
Contre toute attente, je sentis le rouge me monter aux joues. Discuter bébé avec Nancy
était pire que de parler de sexe avec ma mère.
— Lorsque nous avons découvert que cette hybride était enceinte, l’équipe a d’abord
débattu pour savoir s’il fallait interrompre sa grossesse. Je sais que ça peut paraître dur, dit-
elle en voyant Daemon se crisper, mais vous devez comprendre que nous n’avions pas la
moindre idée de la façon dont se passerait cette grossesse, ni à quoi ressemblerait l’enfant
d’un Luxen et d’une hybride. Nous ignorions tout de ce qui nous attendait. Heureusement,
l’équipe s’est prononcée contre l’avortement et nous avons pu étudier cet événement unique.
— Alors… ils ont eu un bébé ? demandai-je.
Nancy hocha la tête.
— La durée de la grossesse est la même que pour les humains, entre huit et neuf mois.
Notre hybride était un peu en avance.
— Les Luxens naissent au bout d’un an, intervint Daemon. (Je grimaçai en imaginant
porter des triplés aussi longtemps.) Mais comme je l’ai dit, ce n’est pas évident.
— Lorsque le bébé est né, son apparence n’avait rien de remarquable, à l’exception de
ses yeux. Ils étaient violets, ce qui est très rare pour les humains, avec un trait irrégulier
autour de l’iris. Suite à des tests sanguins, nous avons pu établir que l’enfant avait de l’ADN
humain et Luxen, ce qui est différent de l’ADN d’un hybride. Ce n’est que lorsque l’enfant a
grandi que nous avons compris ce que cela impliquait.
Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’elle voulait dire.
Un sourire étira ses lèvres. Un sourire sincère. Comme celui d’un enfant le matin de
Noël.
— Son développement physique était le même que n’importe quel enfant humain mais,
très vite, il a montré des signes d’une grande intelligence. Il a, par exemple, appris à parler
beaucoup plus tôt que la normale et les premiers tests de QI ont établi que le sien se situait
au-dessus de deux cents, ce qui est très rare. Seulement 0,5 % de la population possède un
QI supérieur à cent quarante. Mais ce n’est pas tout.
Je me rappelais que Daemon m’avait dit que les Luxens grandissaient plus vite que les
humains, pas physiquement mais du point de vue de l’intelligence et de la sociabilité.
Pourtant, à voir comment il se conduisait parfois, je me permettais d’en douter.
Il me regarda en coin, comme s’il avait compris à quoi je pensais, et serra ma main un
peu plus fort.
— Comment ça ? demanda-t-il à Nancy.
— Eh bien, en réalité, il n’y a pas de règles. Nous continuons d’apprendre, encore
aujourd’hui. Chaque enfant, chaque génération, semble avoir des pouvoirs différents. (Un
éclat particulier s’était allumé dans ses yeux tandis qu’elle parlait.) Le premier était capable
de faire quelque chose hors d’atteinte pour les hybrides. Il avait le pouvoir de guérir.
Je me laissai tomber en arrière en clignant rapidement les yeux.
— Mais… je croyais que les Luxens étaient les seuls capables d’une telle chose ?
— Nous le pensions également, jusqu’à ce que Ro naisse. Nous lui avons donné le nom
du premier pharaon égyptien connu, celui qui est censé n’être qu’un mythe.
— Attendez une minute. Vous lui avez donné un nom ? Et ses parents, alors ?
demandai-je.
Elle haussa une épaule en guise de réponse.
— La capacité de Ro à se soigner et à guérir les autres était similaire à celle des Luxens.
Il l’avait donc héritée de son père. Au cours de son enfance, nous avons compris qu’il
pouvait parler par télépathie avec les Luxens et les hybrides, mais aussi avec les humains.
Le mélange d’onyx et de diamant n’avait aucun effet sur lui. Il était encore plus fort et
rapide que les Luxens. Et comme eux, il n’avait aucun problème à se servir de la Source. Sa
facilité à résoudre des problèmes et à établir des stratégies était sans pareille, et ce, dès son
plus jeune âge. La seule chose que les Origines ne peuvent pas faire, c’est changer leur
apparence. Ro était le premier spécimen.
Il me fallut un moment pour digérer toutes ces informations. Puis un détail me frappa.
C’était un tout petit mot, pourtant il faisait toute la différence.
— Où est Ro, à présent ?
Son regard perdit de son éclat.
— Ro n’est plus avec nous.
Ça expliquait pourquoi elle parlait de lui au passé.
— Que lui est-il arrivé ?
— Pour ne pas entrer dans les détails, disons qu’il est mort. Mais il n’a pas été le
dernier de son genre. Plusieurs enfants sont nés après lui et nous avons compris comment
leur conception avait été possible. (Clairement excitée par tout ça, elle se mit à parler plus
vite.) Le plus intéressant, c’est que la conception est possible entre tout Luxen mâle et toute
hybride femelle du moment que la mutation est stable.
Daemon me lâcha la main et s’adossa à son siège. Méfiant, il fronça les sourcils.
— Et comme par hasard, tout un tas de Luxens et d’hybrides se sont portés volontaires
pour coucher ensemble pendant qu’ils étaient ici ? Ce n’est pas très crédible, vous savez. Cet
endroit est loin d’être romantique. Ça ne donne pas vraiment envie.
La direction que prenaient ces questions me serrait l’estomac. Je commençais à avoir du
mal à respirer. Nancy ne se confiait pas à nous sans raison. Après tout, selon le Dr Roth,
nous étions les spécimens parfaits, liés au niveau cellulaire.
Le regard de Nancy se fit glacial.
— Vous seriez surpris de savoir ce que font les couples amoureux pendant leurs
moments d’intimité. Et puis, ça ne prend que quelques minutes.
Voilà qui expliquait pourquoi on nous autorisait à partager une salle de bains. Nancy
espérait-elle que Daemon et moi céderions à la tentation et concevrions plein de bébés ?
Quand elle confirma mes soupçons, je crus que j’allais vomir.
— Après tout, nous ne vous avons pas empêchés de passer du temps ensemble, non ?
(Son sourire me faisait flipper, c’était officiel.) Et vous êtes jeunes et très amoureux. Je suis
sûre qu’un jour ou l’autre, vous mettrez votre temps libre à profit.
Le sergent Dasher avait omis de préciser ce léger détail lorsqu’il m’avait servi son petit
discours sur les invasions extraterrestres et la cure à toutes les maladies humaines. Le
Dédale possédait bien des facettes. Il ne m’avait pas menti à ce sujet.
Daemon ouvrit la bouche, sans doute pour dire quelque chose qui me donnerait envie
de le frapper. Aussi décidai-je de le devancer :
— J’ai du mal à croire qu’il y a eu autant de couples ici qui ont… vous savez.
— Eh bien, dans certains cas, les grossesses ont été accidentelles. Dans d’autres, nous
avons facilité le processus.
L’air se bloqua dans mes poumons.
— Facilité ?
— Ce n’est pas ce que vous croyez. (Elle rit d’une voix aiguë très stressante.) Nous
accueillons des volontaires chaque année. Des Luxens et des hybrides qui comprennent la
philosophie du Dédale. Les autres cas dont je vous parle sont des inséminations in vitro.
La boule que j’avais dans la gorge remonta jusqu’à ma bouche sous forme de bile, ce
qui n’était pas une bonne chose étant donné que j’avais la bouche ouverte.
Un muscle de la mâchoire de Daemon tressautait.
— Alors, comme ça, le Dédale est l’équivalent de Meetic pour les Luxens et les hybrides,
c’est ça ?
Nancy lui adressa un regard agacé. Je ne pus m’empêcher de frissonner de dégoût.
Cela signifiait quand même qu’une hybride avait dû porter le bébé, et quoi qu’elle en dise, je
doutais qu’elles aient toutes été consentantes.
Les pupilles de Daemon s’étaient mises à étinceler.
— Vous en avez combien ?
— Une centaine, répéta-t-elle. Les plus jeunes sont ici. Quand ils grandissent, ils sont
transférés dans différents sites.
— Comment les contrôlez-vous ? À ce que j’ai pu voir, vous avez à peine réussi à
arrêter Micah.
— Normalement, répondit-elle, les lèvres pincées, ils sont équipés d’un traceur GPS qui
permet de les confiner dans une zone bien précise. Mais, de temps en temps, ils réussissent à
s’en défaire. Si on n’arrive pas à les contenir, on s’en débarrasse.
— Vous vous en débarrassez ? murmurai-je, horrifiée.
— Les Origines nous sont supérieurs sur de nombreux points. Ils sont incroyables, mais
ils peuvent devenir très dangereux. S’ils ne rentrent pas dans les rangs, nous n’avons
d’autres choix que de les éliminer.
Mon imagination ne m’avait pas joué des tours.
— Oh, mon Dieu…
Tout à coup, Daemon abattit sa main sur la table. Archer avança aussitôt vers nous, la
main sur son arme.
— En gros, vous créez des bébés-éprouvettes que vous tuez s’ils ne sont pas à votre
goût ?
— Je ne m’attendais pas à ce que vous compreniez, rétorqua sèchement Nancy en se
levant. (Elle se plaça derrière sa chaise et agrippa le dossier.) Les Origines représentent
l’espèce parfaite, mais comme toutes les créatures, il y a des… erreurs. Ça arrive. Les
avancées positives et nos espoirs éclipsent les mauvais côtés de l’opération.
Je secouai la tête.
— En quoi est-ce positif, au juste ?
— Nos Origines ont grandi et ont infiltré la société. Nous les avons entraînés pour qu’ils
gravissent les marches du succès. Tous ont reçu une éducation personnalisée dès la
naissance pour jouer un rôle particulier. Certains deviennent des docteurs avec des
capacités inégalées, d’autres des chercheurs qui repoussent les frontières du possible, ou
encore des sénateurs et des politiciens qui ont conscience de ce qui se trame et qui
apporteront un réel changement. (Elle s’interrompit et se tourna vers l’endroit où se
trouvait Archer.) D’autres encore deviennent des soldats au talent sans précédent et
rejoignent les rangs des hybrides et des humains qui fondent une armée que personne ne
pourra arrêter.
Les cheveux dressés sur la tête, je me tournai lentement sur ma chaise. Je regardai
Archer dans les yeux. Son expression ne laissait rien paraître.
— Vous êtes…
— Archer ? demanda Nancy, tout sourire.
Éloignant sa main de son arme, il la porta à son œil gauche. À l’aide de deux doigts, il
retira une lentille de contact colorée, révélant ainsi un iris qui brillait comme une pierre
d’améthyste.
Je pris une grande inspiration.
— Merde…
Daemon jura dans sa barbe. À présent, je comprenais pourquoi Archer avait été notre
seul et unique garde. S’il ressemblait un tant soit peu à Micah, il était parfaitement capable
de se défendre face à nous.
— Sale petit cachottier, marmonna Daemon.
— C’est vrai, reconnut Archer avec un sourire en coin. C’est un secret. Il ne faudrait pas
que mes compagnons se sentent mal à l’aise autour de moi.
Ce qui expliquait pourquoi il n’avait pas utilisé ses pouvoirs pour maîtriser Micah et
s’était contenté de lui injecter un tranquillisant. Des milliers de questions se bousculaient sur
mes lèvres, mais savoir ce qu’il était, qui il était, me rendait muette.
Daemon croisa les bras et reporta son attention sur Nancy.
— Toutes ces révélations sont très intéressantes, mais j’ai une autre question, plus
importante, à vous poser.
Elle ouvrit les bras pour montrer qu’il n’y avait pas de problème.
— Vas-y.
— Comment choisissez-vous les géniteurs de ces enfants ?
Mon Dieu. Mon estomac se noua un peu plus. Pliée en deux, je m’accrochai à la table.
— C’est plutôt simple, en fait. En plus des fécondations in vitro, nous cherchons des
couples composés d’un Luxen et d’une hybride, comme le vôtre.
CHAPITRE 14
Daemon
Il fallait qu’on sorte d’ici. Et le plus tôt serait le mieux. C’était la seule chose à laquelle
je pensais.
Lorsqu’on nous ramena à nos chambres, j’observai Archer de beaucoup plus près, et
surtout, d’un œil différent. Il avait toujours eu l’air à part, mais je n’aurais jamais imaginé
qu’il puisse ne pas être humain. Je n’avais rien remarqué d’inhabituel chez lui, hormis cette
aura étrange qu’il dégageait. Kat avait l’air de lui faire confiance. Et puis, même s’il faisait
son malin, et j’étais mal placé pour lui faire la leçon à ce sujet, il avait l’air d’être quelqu’un
de correct.
Très sincèrement, je me moquais bien de savoir ce qu’il était. Il faudrait simplement que
je le garde à l’œil. En revanche, cette histoire de reproduction était plus inquiétante.
Ça me rendait en colère et m’écœurait.
Dès que la porte se referma derrière moi, je me dirigeai vers la salle de bains. Kat eut la
même idée car, un instant plus tard, sa porte s’ouvrit et elle entra, en la refermant derrière
elle.
Son visage était blanc comme un linge.
— J’ai envie de vomir.
— Laisse-moi sortir, d’abord.
Elle fronça les sourcils.
— Daemon, ils… (Les yeux écarquillés, elle secoua la tête.) Je n’arrive même pas à
trouver les mots. C’est pire que tout ce que j’avais imaginé.
— Pareil. (Je m’appuyai contre le lavabo pendant qu’elle s’asseyait sur les toilettes.)
Dawson ne t’a jamais rien raconté de tel, pas vrai ?
Elle secoua la tête. Dawson parlait rarement de son séjour au Dédale mais, quand il se
confiait, c’était généralement auprès de Kat.
— Non, mais il a mentionné des expériences terribles. Peut-être qu’il parlait de ça.
Avant de continuer cette conversation, je préférai reprendre ma vraie forme, et ce, sans
la prévenir.
Désolé, m’excusai-je en la voyant fermer les yeux. Luc m’avait prévenu qu’il se passait des
choses horribles ici. D’ailleurs, à ce propos, tu as remarqué la couleur des yeux d’Archer et
Micah… Qui autour de nous a les mêmes ? Luc. Il a exactement le même contour irrégulier au
niveau de ses iris. J’aurais dû me douter que ce gamin n’était pas un hybride normal. C’est un
Origine.
Kat frotta ses cuisses avec ses mains. Quand elle était nerveuse, elle était incapable de
rester immobile. D’habitude, je trouvais ça mignon, mais la cause de son malaise actuel était
bien trop sérieuse pour ça.
Ça nous dépasse complètement, dit-elle. D’après toi, combien d’enfants y a-t-il ? Combien
d’Origines se promènent dans la nature et se font passer pour des humains ?
Nous aussi, on fait croire qu’on est normaux. Ce n’est pas très différent.
Oui, mais nous, on ne peut pas terrasser un homme en refermant le poing.
J’étais un peu jaloux de ce pouvoir, d’ailleurs.
C’est dommage. Ce serait bien pratique quand quelqu’un m’emmerde.
Elle me donna une tape sur la jambe.
En tout cas, cette femme en tailleur diabolique n’a rien mentionné de la sorte.
Toutes les femmes en tailleur-pantalon sont diaboliques.
Kat pencha la tête sur le côté.
Tu n’as pas tort, mais est-ce qu’on peut se concentrer cinq minutes ?
Maintenant que tu t’es ralliée à mon opinion, on peut, dis-je en lui pinçant le nez. Elle
m’adressa un regard agacé. Il faut qu’on se casse d’ici le plus vite possible.
Je suis d’accord. Quand j’essayai de lui pincer une nouvelle fois le nez, elle repoussa ma
main. Sans vouloir te vexer, je n’ai pas la moindre envie de faire des bébés bizarres avec toi, là
tout de suite.
Je faillis m’étouffer de rire.
Tu serais honorée de porter mon enfant, admets-le.
Elle leva les yeux au ciel.
Décidément… Peu importe la situation, ton ego ne connaît pas de limites.
Hé, je suis fidèle à moi-même, c’est tout !
Ça, c’est certain, dit-elle d’une voix sèche, même dans mes pensées.
Même si j’aime l’idée de faire un bébé avec toi, il est hors de question que ça se produise
dans ces circonstances.
Ses joues se parèrent d’une jolie teinte rouge.
Contente de savoir qu’on est sur la même longueur d’ondes.
Je ris.
Il faut qu’on mette la main sur du LH-11, puis qu’on réussisse à contacter Luc… Même si ça
me paraît impossible. Les yeux de Kat se posèrent sur la porte close. On ne sait même pas où
ils le stockent.
Rien n’est impossible, lui rappelai-je. Mais je pense quand même qu’il nous faut un plan B.
Des idées ? Elle détacha ses cheveux et entreprit de les démêler. On pourrait libérer les
Origines. Ça ferait une bonne diversion. Ou tu pourrais prendre l’apparence de quelqu’un qui
travaille ici…
C’étaient de très bonnes idées, mais elles soulevaient plusieurs problèmes. Le Dédale
possédait sans doute un système de défense qui détectait si un Luxen avait volé l’apparence
de quelqu’un d’autre. Et puis, comment aurions-nous pu nous infiltrer dans le second
bâtiment pour libérer toute une bande de mini super-soldats ?
Kat se tourna vers moi en se mordant les lèvres. Ses doigts traversèrent la lumière pour
se poser sur mon bras. Je sursautai vivement. Sous cette forme, j’étais beaucoup plus
sensible.
Ce ne sont pas de très bonnes idées, pas vrai ?
Si, elles sont géniales, mais…
Impossibles à mettre en place.
Elle fit glisser sa main le long de mon bras et me dévisagea, pensive. Ma lumière
l’inondait, lui donnait un éclat rosé. Elle était magnifique et je l’aimais à la folie.
Elle releva vivement la tête, les yeux grands ouverts.
Bon, d’accord, je lui avais peut-être envoyé cette dernière pensée.
Oui, dit-elle avec un léger sourire. J’aime t’entendre le dire. J’adore ça, même.
Je m’agenouillai pour me mettre à sa hauteur et posai une main contre sa joue.
Je te promets que ce ne sera pas notre futur, Kitten. Je t’offrirai une vie normale.
Les larmes lui montèrent aux yeux.
Je ne cherche pas une vie normale. Seulement une vie avec toi.
Sans surprise, ses paroles me touchèrent en plein cœur. Il s’arrêta de battre un instant
et je me figeai, incapable de trouver les mots.
Des fois, j’ai l’impression de ne pas…
Quoi ?
Je secouai la tête. Peu importait. Je baissai ma main et reculai pour mettre de l’espace
entre nous.
Luc m’a dit qu’il saurait quand j’aurai récupéré le LH-11. Ça signifie que l’agent double est
forcément proche de nous. Tu vois quelqu’un qui pourrait être de notre côté ?
Je ne sais pas. J’ai toujours été avec le docteur, le sergent et Archer. Elle s’interrompit et
plissa le nez. Elle faisait tout le temps ça quand elle réfléchissait. Tu sais, j’ai toujours cru
qu’Archer était l’un des rares à ne pas être complètement dingue dans le coin, mais sachant qu’il
est l’un d’eux, un Origine, je ne sais plus quoi penser.
J’y réfléchis un instant.
Il s’est montré sympa envers toi, non ?
La couleur s’estompa légèrement de ses joues.
Oui, c’est vrai.
Je comptai jusqu’à dix avant de continuer.
Et ce n’est pas le cas des autres ?
Elle ne répondit pas tout de suite.
Parler de ça ne nous fera pas sortir d’ici.
Non, mais…
— Daemon, dit-elle à voix haute, les yeux plissés. Il nous faut un plan pour sortir d’ici.
C’est tout ce que je veux. Je n’ai pas besoin d’une thérapie.
Je me levai.
Je ne sais pas. Ça t’aiderait peut-être avec ton sale caractère, Kitten.
N’importe quoi. Elle croisa les bras, visiblement énervée. Bon, quelles sont nos options ?
Quoi qu’on fasse, on va devoir prier très fort. Parce que si on se fait prendre, on est dans la merde
jusqu’au cou.
Retenant ma respiration, je repris ma forme humaine, puis je fis rouler mes épaules.
— Là-dessus, on est d’accord, acquiesçai-je.
*
* *
Katy
Plusieurs journées passèrent. Et même s’il n’y avait plus eu d’évasion d’Origines et qu’on
ne nous pousse pas à faire des bébés comme si c’était notre dernier jour sur terre, un
sentiment de malaise m’avait envahi.
J’avais repris les entraînements, mais, étonnamment, ils n’impliquaient plus d’autres
hybrides. Pour une raison que j’ignorais, on me tenait à l’écart de mes pairs, alors que je
savais pertinemment qu’ils étaient toujours là. Durant ces tests, je devais utiliser la Source
pour des exercices de tir un peu spéciaux.
Sans flingue, ni balles.
J’avais encore du mal à croire qu’ils m’entraînaient pour de bon, comme si j’avais été
enrôlée dans l’armée. La veille ou l’avant-veille, dans la salle de bains, j’avais encore
questionné Daemon sur les autres Luxens.
Il avait affiché une expression de surprise.
— Quoi ?
Discuter en sachant que nous étions sans doute sur écoute n’était pas évident.
Rapidement, à voix basse, je lui répétai ce que Dasher m’avait raconté à ce sujet et ma
rencontre avec Shawn.
— C’est de la folie, avait-il dit en secouant la tête. Évidemment que certains Luxens
détestent les humains, mais de là à envahir la planète ? Des milliers d’entre nous qui se
révolteraient ? Je n’y crois pas un instant.
Je comprenais sa position. Moi-même, j’aurais voulu être aussi sûre que lui. Il n’avait
aucune raison de me mentir, mais le Dédale avait tellement de facettes… que l’une d’elles
était forcément vraie.
Tout ceci nous dépassait, Daemon et moi. Nous voulions simplement sortir d’ici et
construire un futur dans lequel nous ne serions pas les victimes de savants fous, ni sous le
joug d’une organisation secrète. Toutefois, le Projet Origines du Dédale et ses implications
dépassaient notre entendement.
Je n’arrêtais pas de penser aux films Terminator, à la façon dont les ordinateurs avaient
développé une conscience et avaient pris le contrôle du monde. Il suffisait de remplacer les
ordinateurs par les Origines, et voilà ! Remarquez, même si on les remplaçait par les
Luxens, les Arums et les hybrides, c’était déjà synonyme d’apocalypse. Ce genre de choses
ne se terminait jamais bien dans les films ou les livres. Alors pourquoi est-ce qu’en réalité ça
se passerait différemment ?
D’ailleurs, nous n’avions toujours pas élaboré de plan pour nous échapper. Nous
n’étions pas très doués et j’aurais aimé en vouloir à Daemon pour avoir débarqué ici sans
réfléchir, mais j’en étais incapable. Parce qu’il avait fait tout ça pour moi.
Un peu après le déjeuner, Archer vint me chercher dans ma chambre et me conduisit
dans l’une des salles d’examens médicaux. Je m’attendais à y retrouver Daemon mais,
apparemment, il était venu ici avant moi. Je détestais ne pas savoir où il était.
— Qu’est-ce qu’on fait, aujourd’hui ? demandai-je en m’asseyant sur la table.
Nous étions seuls dans la pièce.
— On attend le docteur.
— Ça, je m’en doute. (Je le dévisageai avant de prendre une grande inspiration.)
Qu’est-ce que ça fait ? D’être un Origine ?
Il croisa les bras.
— Qu’est-ce que ça fait d’être une hybride ?
— Je ne sais pas. (Je haussai les épaules.) Je ne me sens pas vraiment différente.
— Voilà, répondit-il. C’est pareil pour moi.
Pourtant, il ne ressemblait à rien de ce que je connaissais.
— Tu as connu tes parents ?
— Non.
— Ça ne te dérange pas ?
Il marqua une pause.
— Je ne me suis jamais appesanti sur la question. Je ne peux pas changer le passé. Il
n’y a pas grand-chose que je peux changer, en fait.
Je n’aimais pas son ton neutre, comme si rien de tout ça ne le touchait.
— Donc, si j’ai bien compris, tu es ce que tu es ? Et c’est tout ?
— Oui, Katy. C’est tout.
Je relevai les jambes pour m’asseoir en tailleur.
— Tu as été élevé ici ?
— Oui. J’ai grandi ici.
— Tu as déjà habité ailleurs ?
— Pendant un très court laps de temps. Lorsque j’ai atteint un certain âge, on m’a
transféré dans une autre base pour poursuivre mon entraînement. (Il s’interrompit.) Tu
poses beaucoup de questions.
— Et alors ? (J’appuyai mon menton sur mon poing levé.) Je suis curieuse. Tu as déjà
vécu seul, dans le monde extérieur ?
Il se crispa, puis secoua la tête.
— Tu en as déjà eu envie ?
Il ouvrit la bouche avant de la refermer. Il ne répondit pas.
— Je prends ça pour un oui.
Je savais que j’avais raison. Je ne voyais pas ses yeux sous le béret et son expression
n’avait pas changé, mais j’en étais persuadée.
— Ils ne veulent pas te laisser faire, c’est ça ? Donc, tu n’es jamais allé dans une école
normale ? Ni au MacDo ?
— Je suis déjà allé au MacDo, répondit-il d’une voix sèche. Et au Buffalo Grill, aussi.
— Waouh, super. Tu as tout vu, alors !
Il réprima une grimace.
— Je me passerai de ton sarcasme.
— Tu es déjà allé dans un centre commercial ? Ou dans une bibliothèque municipale ?
Tu es déjà tombé amoureux ? (Je posai des tas de questions sans réfléchir, en sachant très
bien que je devais lui taper sur les nerfs.) Tu t’es déjà déguisé pour aller sonner aux portes à
Halloween ? Tu as fêté Noël ? Tu as déjà mangé de la dinde trop cuite et fait semblant
qu’elle était délicieuse ?
— Je suppose que toi, tu as fait tout ça ?
Lorsque je hochai la tête, il s’avança vers moi et se pencha en avant. Il était si proche
que son béret me touchait le front. J’étais sous le choc parce que je ne l’avais pas vu bouger,
mais je refusais de battre en retraite. Un léger sourire apparut sur ses lèvres.
— Je suppose également que tu me poses ces questions dans un but précis. Que tu
essaies de me prouver que je n’ai pas vécu, que je n’ai aucune expérience de la vie et de ces
choses apparemment simples qui ponctuent une existence. Je me trompe ?
Incapable de détourner les yeux, je déglutis.
— Non.
— Tu n’as pas à me prouver quoi que ce soit ni à me convaincre, dit-il avant de se
redresser.
Quand il reprit la parole, c’est à l’intérieur de mon esprit que j’entendis sa voix.
Je sais déjà que je n’ai jamais vraiment vécu, Katy. Nous en sommes tous conscients.
Son intrusion dans ma tête et le désespoir de ses propos me firent hoqueter de surprise.
— Tous ? murmurai-je.
Il hocha la tête avant de reculer.
— Tous.
Soudain, la porte s’ouvrit, et on replongea dans le silence le plus total. Le Dr Roth
entra en premier, suivi du sergent, de Nancy et d’un autre garde. J’en oubliai aussitôt notre
conversation. Voir le sergent et Nancy ensemble n’annonçait jamais rien de bon.
Roth se dirigea directement vers ses instruments et y chercha quelque chose. Mon sang
se glaça dans mes veines lorsque je le vis soulever un scalpel.
— Que se passe-t-il ?
Nancy s’assit sur une chaise dans un coin, avec son éternel bloc-notes à la main.
— Nous avons d’autres tests à réaliser. Il faut avancer.
En me souvenant du dernier test qui avait nécessité un scalpel, j’eus soudain des sueurs
froides.
— C’est-à-dire ?
— Étant donné que ta mutation s’est révélée stable, nous pouvons à présent nous
concentrer sur le pouvoir le plus important des Luxens, expliqua Nancy. (Je ne la regardais
pas vraiment. Mes yeux étaient rivés sur le Dr Roth.) Comme prévu, Daemon a démontré
qu’il maîtrisait la Source à la perfection. Il a réussi de nombreux tests et il t’a très bien
soignée, la dernière fois, mais avant de lui confier nos patients, nous devons nous assurer
qu’il est capable de guérir des blessures plus graves.
L’estomac noué, j’agrippai la table avec des mains tremblantes.
— Que voulez-vous dire ?
— Avant de lui demander de soigner des humains, nous devons nous assurer qu’il est
capable de guérir des blessures graves. Sinon, ça ne servira à rien.
Oh, mon Dieu…
— Bien sûr qu’il en est capable ! rétorquai-je en cherchant à m’éloigner du docteur qui
se tenait à présent devant moi. D’après vous, comment est-ce qu’il m’a transformée ?
— Il arrive que ce ne soit qu’un coup de chance, Katy, me répondit le sergent Dasher en
se positionnant de l’autre côté de la table.
Je voulus prendre une grande inspiration, mais mes poumons semblaient avoir cessé de
fonctionner. Le Dédale comprenait à peine le mécanisme de la mutation. Ils avaient fait
subir des choses affreuses à Beth et Dawson pour que ce dernier transforme des humains. Ce
que le Dédale ne savait pas, c’était que, pour y parvenir, le Luxen devait ressentir un
véritable désir de guérir la personne concernée. Un désir, un besoin qui ressemblait
beaucoup à de l’amour. C’était pour cela qu’il était aussi difficile d’y arriver.
Je faillis le leur avouer pour sauver ma peau, mais je savais que ça ne ferait aucune
différence. Will ne m’avait pas cru quand je le lui avais dit. Ce n’était pas scientifique. Ça
rendait le processus presque magique.
— Suite à la dernière expérience, nous avons compris qu’avoir Daemon dans la même
pièce pendant la procédure était une mauvaise idée. Il sera amené ici quand nous aurons
terminé, poursuivit Dasher. Allonge-toi sur le ventre, Katy.
Je ressentis un léger soulagement en me disant que ce serait beaucoup plus difficile de
me trancher la gorge si j’étais allongée sur le ventre. Pourtant, je ne pus m’empêcher de
gagner du temps.
— Et s’il n’y arrive pas ? Si c’était vraiment un coup de chance ?
— Alors l’expérience aura échoué, répondit Nancy depuis le coin de la pièce. Mais toi et
moi savons que ce ne sera pas le cas.
— Si vous le savez, pourquoi avez-vous besoin de faire ça ?
Ce n’était pas seulement la douleur que je cherchais à éviter. Je ne voulais pas qu’ils
obligent Daemon à traverser une telle épreuve. J’avais vu les conséquences de ce genre de
pratiques sur Dawson et je savais que n’importe qui aurait réagi de la même façon.
— Il faut que nous en soyons sûrs, dit le Dr Roth d’un air compatissant. Si nous le
pouvions, nous vous donnerions un sédatif, mais ça pourrait nuire au processus.
Mes yeux se posèrent alors sur Archer qui détourna la tête. Il ne m’aiderait pas.
Personne ne m’aiderait. Je ne pouvais rien faire pour les en empêcher. J’étais vraiment dans
la merde.
— Allonge-toi sur le ventre, Katy. Plus vite tu obéiras, plus vite ce sera terminé. (Le
sergent Dasher posa les mains sur la table.) Si tu refuses, nous emploierons la manière forte.
Je relevai la tête pour le regarder dans les yeux, les épaules bien droites. Croyait-il que
j’allais lui obéir bien sagement et lui faciliter les choses ? Il pouvait se mettre le doigt dans
l’œil.
— Alors, allez-y : allongez-moi de force, rétorquai-je.
Malheureusement pour moi, je me retrouvai sur le ventre en un rien de temps. La
rapidité avec laquelle il m’avait manipulée, aidé de l’autre garde, en était presque
embarrassante. Dasher me tenait par les pieds tandis que l’autre homme avait plaqué mes
mains de chaque côté de ma tête. Je me débattis comme un poisson hors de l’eau pendant
quelques secondes avant d’admettre que ça ne servait à rien.
La seule chose que je pouvais faire, c’était relever la tête pour regarder le torse du
garde.
— Vous ne l’emporterez pas au paradis.
Personne ne répondit. Pas à voix haute, du moins.
La voix d’Archer résonna dans mon esprit.
Ferme les yeux et, à mon signal, prends une grande inspiration.
Trop paniquée pour comprendre ce qu’il me disait ou même me demander pourquoi il
m’aidait, j’avalais désespérément de grandes goulées d’air.
On souleva mon tee-shirt et l’air froid vint caresser ma peau. La chair de poule remonta
de mon dos jusqu’à mes épaules.
Mon Dieu. Mon Dieu. Mon Dieu. J’étais incapable de réfléchir, comme tétanisée. La peur
me tenait entre ses griffes acérées.
Katy.
La lame froide du scalpel se posa sur ma peau, juste en dessous de mes omoplates.
Katy, prends une grande inspiration !
J’ouvris la bouche.
Le docteur eut un mouvement brusque et, tout à coup, une douleur intense explosa
dans mon dos, sensation de brûlure qui se répandit dans tous mes muscles.
Je ne pris pas de grande inspiration. J’en étais incapable.
Alors, je me mis à hurler.
CHAPITRE 15
Daemon
*
* *
Katy
Je me réveillai en sursaut, le souffle court, persuadée que la douleur serait toujours là,
qu’elle continuerait de me dévorer de l’intérieur.
Pourtant, je me sentais bien. J’étais fatiguée et j’avais des courbatures mais, par rapport
à ce que j’avais subi, ce n’était pas grand-chose. Étonnamment, ce que le docteur m’avait
fait ne me hantait pas. Mais je pouvais encore sentir les mains de ceux qui m’avaient retenue
au niveau des poignets et des chevilles.
Un sentiment terrible, un mélange d’émotions où se côtoyaient la colère et
l’impuissance me retournait l’estomac. Ce qu’ils avaient commis pour vérifier que Daemon
était capable de guérir des blessures mortelles était atroce. Même ce terme me paraissait
encore trop fade pour décrire les horreurs qu’on m’avait infligées. J’avais l’impression d’avoir
été souillée, dans mon esprit et dans ma chair.
C’est sur cette pensée que j’ouvris les yeux.
Daemon était couché à côté de moi, plongé dans un sommeil profond. Il avait de
grands cernes sous les yeux, teintés de violet, qui prouvaient son épuisement. Ses joues
étaient pâles et ses lèvres, entrouvertes. Plusieurs mèches de ses cheveux bruns tombaient
sur son front. Je ne l’avais jamais vu aussi éreinté. Son torse se soulevait au rythme de sa
respiration régulière, pourtant, je ne pouvais m’empêcher d’être inquiète.
Je me redressai sur les coudes et posai une main sur sa poitrine. Son cœur battait sous
ma paume. Ses battements s’étaient accélérés à cause de moi.
Pendant que je le regardais dormir, la tempête d’émotions qui se déchaînait en moi se
transforma peu à peu. La haine l’enveloppa, la cristallisa en une coquille d’amertume et de
rage. Mon poing se referma contre son torse.
Ce qu’ils m’avaient fait subir était répréhensible, mais ce qu’ils avaient obligé Daemon à
faire était encore pire. Et à partir de maintenant, les choses iraient de mal en pis. Ils allaient
commencer à lui amener des humains, et quand il se révélerait incapable de les transformer,
ils m’utiliseraient pour le punir.
Je deviendrais Bethany, et lui, Dawson.
Fermant les yeux, je soupirai longtemps. Non. Je ne laisserais pas une telle chose se
produire. Lui non plus. Même si, en réalité, ça avait déjà commencé. Ce que j’avais fait, ce
qu’on m’avait forcée à faire, avait noirci mon âme. Si ça ne s’arrêtait pas, comment allions-
nous pouvoir résister ? Comment allions-nous éviter de devenir les prochains Bethany et
Dawson ?
C’est alors qu’une pensée me traversa l’esprit.
Je rouvris les yeux et laissai mon regard errer sur les pommettes hautes de Daemon. Il
ne fallait pas que je sois plus forte que Beth. J’étais persuadée qu’elle l’avait été et qu’elle
l’était toujours. Il ne fallait pas que Daemon soit meilleur que Dawson. Non. Nous devions
tous deux être plus forts et meilleurs qu’eux… Que le Dédale.
Baissant la tête, je déposai un léger baiser sur les lèvres de Daemon et me promis que
nous nous en sortirions. Daemon n’était pas le seul à pouvoir faire des promesses. Et notre
sort ne serait pas seulement entre ses mains.
Nous nous en sortirions. Ensemble.
Tout à coup, son bras s’enroula autour de ma taille et me rapprocha de lui. Il ouvrit un
œil d’un vert incroyable.
— Salut, murmura-t-il.
— Je ne voulais pas te réveiller.
Il esquissa un sourire en coin.
— Ce n’est pas le cas.
— Tu étais déjà réveillé ? (Lorsque son sourire s’élargit, je secouai la tête.) Tu as
préféré faire semblant de dormir et me laisser jouer les voyeuses ?
— Plus ou moins, Kitten. Je me suis dit que tu avais besoin de temps pour m’admirer
mais, après, tu m’as embrassé et j’ai décidé qu’il était temps de participer.
Il ouvrit son autre œil et, comme d’habitude, son regard ne manqua pas de faire battre
mon cœur un peu plus vite.
— Comment tu te sens ?
— Ça va. Je suis même plutôt en forme. (Je me rallongeai près de lui, la tête sur son
épaule, et il enfouit sa main dans mes cheveux.) Et toi ? Ça a dû te demander beaucoup
d’énergie.
— Tu ne devrais pas t’inquiéter pour moi. Ce qu’ils…
— Je sais ce qu’ils ont fait. Et je sais pourquoi.
Je baissai la tête et glissai une main entre nous. Lorsque mes doigts effleurèrent son
ventre, il se crispa.
— Je ne vais pas mentir. Ça m’a fait un mal de chien. Sur le moment, j’ai eu envie de…
Tu ne veux pas le savoir, crois-moi. Mais je vais mieux, grâce à toi. Et je ne supporte pas ce
qu’ils t’ont fait subir.
Son souffle caressait mon front tandis que le silence retombait entre nous.
— Tu m’épates, dit-il au bout d’un moment.
— Quoi ? (Je levai les yeux vers lui.) Daemon. Je n’ai rien de spécial. C’est toi qui es
incroyable. Avec toutes les choses que tu peux accomplir, tout ce que tu as fait pour moi…
Tu…
Il posa un doigt sur mes lèvres pour me réduire au silence.
— Après ce que tu viens de vivre, tu t’inquiètes pour moi en priorité. Alors, oui, j’ai le
droit d’être épaté, Kitten. Tu es merveilleuse.
Je sentis un sourire étirer mes lèvres. C’était bizarre d’en avoir seulement envie après
tout ça.
— Eh bien, tu te rends compte ? On est tous les deux formidables !
— Ça me va.
Il pressa ses lèvres contre les miennes, en un baiser doux et tendre, tout aussi poignant
que les autres car il portait en lui une promesse… celle d’un avenir commun, d’un futur.
— Tu sais, je crois que je ne te l’ai pas assez dit et que je devrais te le répéter à toutes
les occasions. Je t’aime.
Je pris une grande inspiration. L’entendre prononcer ces mots ne cesserait jamais de me
bouleverser.
— Je le sais, même si tu ne le dis pas toujours. (Je portai la main à son visage et traçai
la courbe de sa joue.) Je t’aime.
Daemon ferma les yeux et son corps tout entier se tendit. On aurait dit qu’il
s’imprégnait de mes paroles.
— Tu es encore fatigué ? lui demandai-je au bout d’un moment passé à le reluquer
sans vergogne.
Il resserra son étreinte.
— Plutôt, oui.
— Ça ne serait pas mieux pour toi de prendre ta vraie forme ?
Il haussa les épaules.
— Sans doute.
— Alors, vas-y.
— Je trouve que tu me donnes beaucoup d’ordres aujourd’hui.
— Ferme-la et reprends ta vraie forme, histoire que tu te rétablisses plus vite. C’est
mieux, comme ça ?
Il rit doucement.
— J’aime beaucoup, oui.
J’étais sur le point de lui faire remarquer qu’il commençait à utiliser le mot « aimer » à
tort et à travers, quand il changea de position et m’embrassa de nouveau. Cette fois, le
baiser fut plus profond, plus fougueux. Malgré mes paupières closes, je vis une lumière
blanche apparaître tandis qu’il se transformait. Je hoquetai de surprise et me perdis dans sa
chaleur et l’intimité de l’instant. Lorsqu’il s’écarta, il était tellement brillant que je pus à
peine ouvrir les yeux.
— Ça va mieux ? lui demandai-je, la voix chargée d’émotions.
Il me prit la main. Ça faisait bizarre de voir ses doigts lumineux s’enrouler autour des
miens.
Ça va mieux depuis le moment où tu t’es réveillée.
CHAPITRE 16
Daemon
*
* *
Katy
Katy
J’avais hâte de me retrouver seule avec Daemon. Sachant que le Dédale nous y
encourageait, nous n’avions pas abusé de nos moments ensemble dans la salle de bains. Au
bout de ce qui me parut être une éternité, je ressentis enfin une chaleur familière au niveau
de la nuque. J’attendis deux minutes avant de me précipiter dans la salle de bains et de
frapper doucement à la porte de sa cellule.
Il m’ouvrit aussitôt.
— Je t’ai manqué ?
— Transforme-toi en torche humaine, lui dis-je en sautillant d’un pied sur l’autre.
Dépêche-toi.
Il m’adressa un regard interrogateur avant de m’obéir. Il brillait comme une comète.
Qu’est-ce qui se passe ?
Alors, je lui racontai ce qui s’était passé avec le gamin flippant dans le couloir, ce
qu’Archer m’avait appris à leur sujet, ce que le Prométhée était réellement et, enfin, ce
qu’Archer m’avait dit à propos d’un ami que l’on aurait en commun.
Je ne lui fais pas confiance, mais il n’y a pas trente-six solutions : soit Archer n’a vraiment
rien dit à propos de mes pensées ou des tiennes, soit il l’a fait et, pour une raison qui m’échappe,
le Dédale n’a eu aucune réaction.
La lumière de Daemon vacilla.
Mon Dieu. Cette histoire est de plus en plus bizarre.
Ne m’en parle pas. Je m’adossai au lavabo. S’ils décident d’injecter ce sérum à quelqu’un
d’autre… Je frissonnai. Cette fois, ils attendront peut-être de voir si la mutation a fonctionné.
Mouais. J’ai surtout l’impression qu’ils vont avoir une note de nettoyage très salée.
Beurk. C’était vraiment…
Il tendit un bras lumineux et ses doigts chauds me caressèrent la joue.
Je suis désolé que tu aies eu à voir ça.
Et je suis désolée que tu aies eu à faire ça. Je pris une grande inspiration. Mais tu sais que
ce qui est arrivé à Largent n’est pas ta faute, j’espère ?
Oui, je sais. Crois-moi, Kitten, je ne compte pas me culpabiliser plus que nécessaire. Je
ressentis son soupir contre ma peau. Bon, au sujet d’Archer…
On discuta quelques minutes de plus d’Archer. Il y avait de fortes chances pour qu’il
soit de mèche avec Luc, mais quelque chose clochait. Archer avait visiblement accès au LH-
11. Pourquoi n’en avait-il pas donné à Luc ? Nous ne pouvions pas lui faire confiance. Nous
refusions de reproduire cette erreur.
L’une de mes précédentes idées pour s’évader nous apparaissait désormais sous un jour
plus favorable. Quand nous aurions mis la main sur le LH-11, nous n’aurions qu’une seule
chance de nous échapper. Et si les Origines étaient vraiment comme des vélociraptors, alors
ils représentaient la diversion idéale. Pendant que les autres seraient occupés à les
retrouver, nous pourrions nous éclipser.
De toute façon, n’importe quel plan serait risqué, avec environ 99 % de chances
d’échec. Mais Daemon et moi préférions nous débrouiller seuls plutôt que de dépendre de
Luc, et peut-être d’Archer. Nous nous étions brûlés plusieurs fois à ce jeu.
Daemon reprit son apparence humaine, avant de m’embrasser rapidement et de
retourner dans sa chambre. C’était la partie la plus difficile de la journée : nous séparer.
Toutefois, l’inverse, oublier le monde dans les bras l’un de l’autre, serait encore pire. Et
c’était souvent ce qui se passait lorsque nous étions ensemble. De plus, nous ignorions s’ils
nous laisseraient aller et venir d’une chambre à l’autre. La moindre décision ressemblait à
un test.
J’allai m’asseoir sur mon lit. Je pliai les jambes et posai mon menton sur mes genoux.
Ces instants où je n’avais plus rien à faire étaient les plus difficiles. Des choses auxquelles je
ne voulais pas penser me revenaient en mémoire et me faisaient oublier ce sur quoi je devais
me concentrer.
Je voulais que Daemon voie que je gardais la tête haute, que rien de tout ça ne
m’atteignait. Je refusais qu’il s’inquiète à mon sujet.
Fermant les yeux, je baissai la tête pour appuyer mon front contre mes genoux, puis
tentai de me rassurer avec le plus gros mensonge de tous les temps : la lumière nous
attendait au bout du tunnel. Il y avait toujours de l’espoir.
Je me demandai combien de temps je continuerais à faire semblant d’y croire.
*
* *
Daemon
Cette fois, la belle équipe de vainqueurs du Dédale attendit que la mutation fonctionne
avant de procéder à l’injection. Le deuxième cobaye était encore plus enthousiaste que le
premier. Il s’était poignardé en pleine poitrine, juste sous le cœur. C’était tout aussi
salissant. Kat avait assisté à la scène et j’avais soigné l’idiot suicidaire. Dans l’ensemble, ça
avait été un succès, mais je n’avais pas pu m’approcher du LH-11. Dommage, car il restait
du sérum dans la seringue.
Kat et moi avions décidé de ne pas nous fier à Luc, mais si nous arrivions à nous
procurer du LH-11 et si quelqu’un, Archer ou autre, pouvait nous aider à sortir, je n’allais
pas cracher dessus. Le plan de Kat qui consistait à libérer les gamins était une bonne idée,
mais nous ne savions toujours pas comment procéder. Sans compter que nous ignorions tout
de ce que nous nous apprêtions à lâcher dans la nature. Même si je rechignais à l’admettre,
il y avait des personnes innocentes dans ces bâtiments.
Durant les trois jours pendant lesquels nous avions attendu que le deuxième cobaye
montre des signes de mutation, on m’avait demandé de soigner trois militaires et un civil :
une femme qui avait l’air bien trop nerveuse pour avoir accepté de son plein gré. Elle ne
s’était pas poignardée. On lui avait simplement administré une dose mortelle d’un produit
quelconque.
Et j’avais été incapable de la guérir… J’ignorais pourquoi. Ç’avait été une expérience
terrible. Elle s’était mise à convulser en crachant du sang. J’avais fait tout mon possible, en
vain. Comme j’étais incapable de visualiser la blessure dans mon esprit, ça n’avait pas
fonctionné.
La femme était morte ainsi, sous le regard horrifié de Kat.
Lorsque le cadavre avait été emporté, Nancy n’avait pas eu l’air contente. Son humeur
s’était arrangée le quatrième jour, lorsque le Prométhée, aussi connu sous le nom de LH-11,
avait été injecté au deuxième soldat que j’avais soigné. Malheureusement, un peu plus tard
dans la journée, il s’était emplâtré dans un mur. Je ne savais pas ce qu’ils avaient avec les
murs, mais c’était déjà le deuxième.
Le cinquième jour, on administra le LH-11 au troisième volontaire. Il tint vingt-quatre
heures de plus, avant de se vider de son sang par tous les orifices, y compris son nombril.
Du moins, c’est ce qu’on me raconta.
Les cadavres s’amoncelaient. Il n’y avait pas d’autre terme. C’était difficile de ne pas le
prendre personnellement. Est-ce que je me sentais coupable ? Oh, non. Est-ce que ça
m’énervait au point de vouloir foutre le feu à la base ? Oh, oui.
La plupart du temps, Kat et moi étions séparés. On nous autorisait seulement à nous
voir pendant les guérisons. Heureusement, on arrivait à voler quelques minutes par-ci, par-
là dans notre salle de bains des secrets… Mais ce n’était pas suffisant. Kat avait l’air aussi
épuisée que moi. J’aurais pensé que ça calmerait mes hormones, mais j’avais tort. Chaque
fois que j’entendais la douche se mettre en marche, je devais faire appel à tout le sang-froid
que je possédais. Il n’y avait pas de caméras dans la salle de bains et je pouvais ne pas faire
de bruit, ce qui aurait été parfait pour le genre de choses que j’avais en tête, mais il était
hors de question que je prenne le risque de fabriquer un bébé Daemon dans cet enfer.
Étais-je totalement contre la perspective d’avoir des enfants avec Kat un jour ? Même si
je paniquais rien que d’y penser, l’idée n’était pas si horrible que ça. Je rêvais d’une vie
chiante à mourir, comme tout le monde… du moment que ça n’arrivait pas avant dix ans et
que mes gamins n’avaient pas une coupe au bol et des pouvoirs de Jedi.
Ce n’était pas beaucoup demander, non ?
Le sixième jour, après avoir reçu le LH-11, le troisième soldat survécut jusqu’au
lendemain. Il commença à montrer des signes d’une mutation stable très rapidement et
réussit l’épreuve sous stress avec brio.
Nancy était tellement excitée que je crus qu’elle allait m’embrasser. Femme ou non, je
n’aurais pas hésité à la frapper.
— Tu mérites une récompense, dit-elle. (Je méritais surtout de lui mettre un coup de
pied au cul.) Tu peux passer la nuit avec Kat. Personne ne t’en empêchera.
Je ne répondis pas. Même si je ne pouvais pas manquer cette opportunité, c’était assez
dérangeant d’entendre Nancy me dire que je pouvais passer la nuit avec Kat pendant qu’ils
nous filmeraient. Je repensai aux gosses prisonniers des étages inférieurs. Non. Elle pouvait
toujours courir.
En attendant, Kat s’était rapprochée, mine de rien, du plateau. Elle s’était arrêtée
quand Nancy m’avait annoncé ma récompense. En la voyant grimacer, je me sentis
légèrement vexé, mais elle avait sans doute pensé à la même chose que moi.
Ils apportèrent ensuite un autre cobaye, un militaire. Toutefois, j’étais distrait par ce
que faisait Kat. Elle était beaucoup trop proche des plateaux. Elle se tenait presque devant.
Un coup de couteau plus tard, j’eus du sang sur les mains et Nancy sauta de joie.
Le Dr Roth reposa la seringue vide à côté de celles qui étaient encore pleines et je vis
Kat tendre la main vers elles. C’est alors qu’un détail crucial me vint à l’esprit.
— Est-ce que ça veut dire que je suis lié à eux ? demandai-je en m’essuyant les mains
sur une serviette que l’on avait jetée dans ma direction. Ceux qui n’ont pas foncé dans un
mur ? S’ils meurent, je meurs aussi ?
Nancy éclata de rire.
Je fronçai les sourcils.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.
— Non, au contraire, c’est une très bonne question. (Elle tapa dans ses mains. Ses yeux
sombres étincelaient.) La réponse est non. Le Prométhée que l’on administre aux sujets
mutés brise ce lien.
C’était un soulagement. Je n’aimais pas beaucoup l’idée d’avoir plusieurs talons
d’Achille se baladant dans la nature.
— Comment est-ce possible ?
Un garde ouvrit la porte tandis que Nancy traversait la pièce.
— Nous avons passé des années à réduire le rapport entre la mutation et ce lien,
Daemon. Nous savons également que pour que la mutation fonctionne, il faut que le désir
de guérison soit bien réel. (Elle se tourna vers moi, la tête penchée sur le côté.) Oui, nous
sommes au courant. Ça n’a rien de magique ni de spirituel. C’est une simple question de
capacité, de force et de détermination.
Merde. Je ne l’avais pas vue venir, celle-là.
— Ton frère y était presque parvenu, reprit-elle d’une voix plus basse. (Je me crispai.)
Il ne manquait ni de capacité ni de détermination. Et crois-moi, il était motivé. Nous nous en
sommes assurés. Mais il n’était tout simplement pas assez fort.
Je serrai les dents. La haine se déversait dans mes veines, comme du venin.
— Nous n’avons pas besoin de lui. Bethany, ça reste à voir. Quant à toi… (Elle posa la
main sur mon torse.) Nous ne te lâcherons jamais, Daemon.
CHAPITRE 18
Katy
Daemon
Katy
*
* *
Daemon
Le cœur brisé, je regardai une première larme rouler sur sa joue, puis un sanglot
s’échappa de ses lèvres.
Je l’attirai contre moi et la pris dans mes bras tandis qu’elle tremblait sous le poids de
sa détresse. Je ne savais pas quoi faire. Elle ne parlait pas. Elle pleurait trop pour ça.
— Tout va bien, lui répétai-je. Tu peux pleurer. Vas-y.
Je me sentais tellement stupide de dire ça. Mes mots me paraissaient dérisoires.
Ses larmes tombaient sur mon torse et chacune d’entre elles me faisait l’effet d’un coup
de couteau. Comme je ne savais pas quoi faire, je la soulevai et la ramenai au lit. Je la serrai
contre moi, avant de remonter la couverture, qui paraissait bien trop rêche contre sa peau,
et de l’enrouler autour d’elle.
Elle enfouit son visage contre mon torse, les doigts crispés sur ma nuque. Ses larmes…
continuaient de couler et mon cœur se brisait un peu plus à chaque inspiration vacillante
qu’elle prenait. C’était la première fois que je me sentais aussi inutile. J’aurais voulu tout
arranger, la rassurer, mais je ne savais pas comment m’y prendre.
Elle s’était montrée très forte tout au long de cette épreuve, mais j’avais été un idiot de
croire qu’au fond d’elle-même, elle allait bien. Non, je l’avais su. J’avais simplement espéré,
prié pour que les blessures et les cicatrices qu’elle avait reçues ne soient que physiques.
Parce que celles-là, je pouvais les soigner, les guérir complètement. En revanche, je ne
pouvais rien contre les tourments qui la déchiraient de l’intérieur. J’aurais tout donné pour
qu’elle cesse de souffrir.
J’ignore combien de temps s’écoula avant qu’elle se calme, avant que ses larmes
cessent, que son souffle devienne régulier et qu’elle s’endorme d’épuisement. Quelques
minutes ? Plusieurs heures ? Je n’en avais pas la moindre idée.
Je l’allongeai sous les couvertures, puis la rejoignis. Elle ne se réveilla pas. Sa joue
posée contre mon torse, je caressai ses cheveux en espérant qu’elle sentait ma présence dans
son sommeil et que cela la rassurerait. Je savais qu’elle aimait que je joue avec ses cheveux.
Ce n’était pas grand-chose mais, pour l’instant, je ne pouvais rien faire d’autre.
Au bout d’un moment, je m’endormis à mon tour. Ça n’avait pas été mon intention,
mais les dernières heures m’avaient épuisé, moi aussi. J’avais sans doute dormi deux ou trois
heures car, lorsque je rouvris les yeux, le jour filtrait par un interstice entre les rideaux.
Pourtant, j’avais l’impression que quelques minutes seulement s’étaient écoulées.
Kat n’était pas à côté de moi.
Je clignai rapidement les yeux avant de me relever sur les coudes. Kat était assise au
bord du lit. Elle portait le tee-shirt et le pantalon que j’avais achetés la veille. Ses cheveux
détachés tombaient au milieu de son dos ; ses mèches ondulèrent lorsqu’elle se tourna vers
moi. Elle posa une jambe sur le matelas.
— J’espère que je ne t’ai pas réveillé…
— Non. (Je me raclai la gorge et jetai un coup d’œil autour de moi, un peu désorienté.)
Tu es réveillée depuis longtemps ?
Elle haussa les épaules.
— Pas trop. Il est un peu plus de 10 heures.
— Waouh. Si tard que ça ?
Je me frottai le front avant de m’asseoir.
Elle détourna les yeux et examina la bride de ses tongs. Ses joues étaient rouges.
— Désolée pour hier soir. Je ne voulais pas te pleurer dessus.
— Hé, dis-je en me rapprochant d’elle. (Je passai un bras autour de sa taille pour la
serrer contre moi.) J’avais besoin de cette deuxième douche et elle était encore meilleure
que la première.
Elle eut un rire sans joie.
— J’ai quand même plombé l’ambiance, non ?
— Rien de ce que tu peux faire ne plombe l’ambiance, Kitten. (Je recoiffai ses cheveux
en arrière, derrière son oreille.) Comment tu te sens ?
— Mieux, répondit-elle en croisant mon regard. (Ses yeux étaient rouges et gonflés.) Je
crois… Je crois que j’en avais besoin.
— Tu veux en parler ?
Nerveuse, elle s’humecta les lèvres et joua avec ses cheveux. Je fus rassuré de voir
qu’elle portait toujours l’opale au poignet.
— Je… Il s’est passé beaucoup de choses.
Je retins ma respiration. J’avais même peur de bouger, parce que je savais qu’elle avait
du mal à parler de certaines choses. Elle gardait pour elle beaucoup trop d’horreurs et de
problèmes. Au bout d’un moment, elle me fit un sourire tremblant.
— J’ai eu tellement peur, souffla-t-elle dans un murmure qui me serra le cœur. Quand
j’ai vu les phares, j’ai cru que c’étaient eux et j’ai paniqué. Je suis restée prisonnière quatre
mois et je sais que ce n’est rien en comparaison avec ce qu’ont vécu Dawson et Beth, mais…
Je ne sais pas comment ils ont fait.
J’expirai lentement. Moi non plus, je ne savais pas comment ils avaient supporté tout ça
ni par quel miracle ils n’étaient pas devenus complètement fous. Je ne dis rien. Je me
contentai de faire courir mes doigts le long de son dos.
Les yeux rivés sur la porte de la salle de bains, elle resta silencieuse un long moment,
une éternité. Puis, très lentement, les mots franchirent ses lèvres. Les bombardements
d’onyx. Les examens minutieux. Les tests auxquels elle avait refusé de participer à cause des
autres hybrides et ce que ça avait signifié pour elle jusqu’à ce qu’elle se retrouve face à
Blake. Ses provocations. La Source qui était montée en elle… La culpabilité qu’elle
ressentait depuis était palpable. Sa voix la trahissait. Elle me raconta tout ce qui s’était
passé et, pendant son récit, je dus plusieurs fois me contenir. Une rage telle que je n’en
avais jamais connu menaçait de me submerger.
— Je suis désolée, dit-elle en secouant la tête. Je parle trop. C’est juste que… j’avais
besoin que ça sorte.
— Ne t’excuse pas, Kat. (J’avais envie de cogner contre le mur de toutes mes forces. Au
lieu de quoi, je m’approchai d’elle de façon que nos cuisses se touchent.) Tu as conscience
que ce qui s’est passé avec Blake n’est pas ta faute, j’espère ?
Elle enroula une mèche de ses cheveux autour de deux doigts.
— Je l’ai tué, Daemon.
— Par légitime défense.
— Non. (Elle lâcha ses cheveux et me regarda dans les yeux. Les siens étaient
brillants.) Je n’étais pas en train de me défendre, pas vraiment. Il m’a poussée à bout et j’ai
perdu le contrôle.
— Kat, il faut que tu considères la situation dans son ensemble. Tu n’arrêtais pas de te
faire tabasser… (Le simple fait de le dire à voix haute me donnait envie de retourner à la
base et d’y mettre le feu.) Tu subissais un stress énorme. Et Blake… peu importe ses raisons,
n’a pas arrêté de te mettre en danger, ainsi que des tas d’autres personnes.
— Si je comprends ton raisonnement, il l’a mérité ?
La partie la plus sadique de ma personnalité aurait voulu répondre par l’affirmative…
et parfois, je le pensais réellement.
— Je l’ignore mais, ce que je sais, c’est qu’il est entré dans cette pièce avec l’intention de
te forcer à te battre avec lui. Tu l’as fait. Je sais que tu ne voulais tuer personne, mais c’est
arrivé. Tu n’es pas quelqu’un de mauvais. Tu n’es pas un monstre.
Les sourcils froncés, elle ouvrit la bouche.
— Non, continuai-je. Tu n’es pas comme Blake. Alors ne commence pas avec ça. Tu ne
seras jamais comme lui. Tu as un bon fond, Kitten. Tu fais ressortir le meilleur des gens, de
moi. (Je lui donnai un petit coup de coude et elle sourit.) Rien que pour ça, on devrait te
décerner le prix Nobel de la paix.
Elle rit doucement avant de se mettre à genoux. Passant les bras autour de mon cou,
elle se pencha pour déposer le plus doux des baisers, de ceux que je chérirais pour
l’éternité, sur mes lèvres.
— C’est en quel honneur ?
Je la pris par la taille.
— Pour te remercier, répondit-elle en posant son front contre le mien. La plupart des
mecs auraient pris peur et se seraient enfuis pendant la nuit.
— Je ne suis pas comme la plupart des mecs, dis-je en l’attirant vers moi, jusqu’à ce
qu’elle s’assoie sur mes genoux. Tu ne t’en es pas encore rendu compte ?
Elle posa les mains sur mes épaules.
— Je suis un peu lente à la détente, des fois.
Je ris et elle me répondit par un sourire.
— Heureusement que je ne t’aime pas pour ton intellect, alors.
Elle hoqueta de surprise, avant de me taper sur le bras.
— C’est méchant !
— Quoi ? rétorquai-je en faisant jouer mes sourcils. Je suis honnête, c’est tout.
— La ferme, répondit-elle en m’embrassant.
Je mordis sa lèvre inférieure et une jolie couleur rosée apparut sur ses joues.
— Hmmm… Tu sais que j’adore quand tu t’énerves.
— Tu es dingue.
Les mains à plat contre son dos, je la serrai contre moi.
— Je vais dire un truc très niais. Prépare-toi.
Elle caressa le contour de ma mâchoire.
— Je suis prête.
— Je suis dingue de toi.
Elle éclata de rire.
— Oh, mon Dieu ! Venant de toi, c’est vraiment niais.
— Je t’avais prévenue. (Je l’attrapai par le menton et pressai mes lèvres contre les
siennes.) J’adore t’entendre rire. C’est trop niais, ça aussi ?
— Non. (Elle m’embrassa.) Pas du tout.
— Parfait. (Je remontai mes mains le long de ses flancs et m’arrêtai juste sous sa
poitrine.) Parce que j’ai…
Une sensation familière se déversa alors dans mes veines, se répandant dans mon corps
tout entier.
Kat se figea et prit une grande inspiration.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Je la soulevai par les hanches et l’installai sur le lit à côté de moi. Puis je saisis le
pistolet sur la table et le lui tendis. Elle l’accepta avec de grands yeux.
— Je sens la présence d’un Luxen.
CHAPITRE 21
Katy
*
* *
Daemon
En rangeant nos maigres possessions dans le sac en tissu, je m’assurai de ne pas oublier
les préservatifs. Kat était toujours un peu rouge et je devais me faire violence pour ne pas la
taquiner à ce sujet. Je me retins uniquement parce qu’elle était vraiment trop mignonne
avec son tee-shirt kitsch, ses tongs en plastique et sa peluche alien pressée contre sa
poitrine.
Lorsqu’on sortit dans la lumière aveuglante du mois d’août en plein désert, je posai un
bras sur ses épaules.
Archer nous dépassa et jeta un coup d’œil à ce que je portais.
— Sympa, ton sac.
— La ferme, rétorquai-je.
Il ricana.
En tournant au coin, j’aperçus notre voiture pour la première fois.
— Waouh ! C’est ça, le véhicule dont tu parlais ?
Luc posa son nouveau tee-shirt contre son épaule avant de tapoter le pare-chocs
arrière d’un énorme Hummer noir.
— J’aime à croire qu’il me correspond.
Kat changea la peluche de bras tout en examinant le monstre.
— Tu as conduit cette machine de guerre depuis la Virginie-Occidentale ?
Il rit.
— Non. Je l’ai emprunté.
Mouais. Quelque chose me disait que sa définition de l’emprunt était la même que la
mienne avec la voiture de Matthew. Je m’approchai du côté conducteur et ouvris la portière
arrière pour Kat.
— Tu crois que tu peux monter toute seule ?
Elle me jeta un regard vexé par-dessus son épaule, ce qui me fit rire. Puis elle secoua la
tête, attrapa l’accoudoir et se hissa. Bien sûr, comme j’étais un garçon bien, je l’aidai en la
poussant à un endroit stratégique.
Les joues empourprées, Kat se retourna vivement vers moi.
— Tu es vraiment un chien, des fois.
Je ris et m’installai à côté d’elle.
— Tu te rappelles quand je t’ai dit que si tu me caressais…
— Oui.
— Tâche de t’en souvenir pour plus tard.
Je me penchai sur elle et attrapai sa ceinture de sécurité avant qu’elle le fasse elle-
même.
Avec un soupir, elle leva les bras pour me laisser l’attacher.
— Tu sais, je suis capable de boucler ma ceinture toute seule.
— Comme c’est mignon, dit Archer en ouvrant l’autre porte.
Il s’assit de l’autre côté de Kat.
— Je dois avouer que c’est un geste intéressé, dis-je en faisant glisser la ceinture
ventrale sur le haut de ses cuisses.
Elle hoqueta de surprise tandis que mes doigts effleuraient son bas-ventre. Je lui
adressai un sourire coquin avant de l’attacher pour de bon.
— Je vais me répéter, mais tu es un chien, murmura-t-elle.
Malheureusement pour sa crédibilité, ses yeux gris s’étaient adoucis. Je déposai un
baiser sur son front avant de lever mon bras. Il y avait assez de place pour qu’elle se love
contre moi.
— Alors ? C’est cette voiture, ma surprise ? Parce que ça me convient très bien.
Assis sur le siège passager, Luc éclata de rire.
— Ah non, pas question. Je crois que je vais la garder, celle-ci.
— Détendez-vous et profitez du voyage, dit Paris en allumant le moteur. Bon, pour
tout vous dire, la route n’est pas très palpitante. Mis à part quelques panneaux amusants
avec des extraterrestres dessus et une vache ou deux, il n’y a pas grand-chose à voir.
— Super, dis-je en changeant mes jambes de position.
Je jetai un coup d’œil à Archer. Il pianotait sur son jean, les yeux rivés sur le siège
devant lui. Je ne faisais confiance à aucun d’entre eux, pas à cent pour cent, en tout cas. À
ce que j’en savais, ils pouvaient tout aussi bien nous raccompagner jusqu’à la Zone 51.
Archer tourna la tête vers moi.
Nous ne te trahirons pas. Katy non plus.
Je plissai les yeux.
Pour la énième fois, sors de ma tête.
C’est difficile. Elle est tellement grosse… Ses lèvres se retroussèrent et il reporta son
attention devant lui. Et puis, pourquoi est-ce que je vous ramènerais là-bas ? Tu as vu ce que j’ai
dû faire pour nous tirer de là.
Il marquait un point.
Ça pourrait être un piège, comme avec Blake. Il nous a trahis après avoir gagné notre
confiance, lui aussi.
Je ne suis pas Blake. Je veux leur échapper autant que toi.
Je ne répondis pas. Je me tournai vers la vitre et regardai les petites maisons et les
panneaux indiquant les sources chaudes disparaître pour laisser place à une autoroute
bordée de sable à perte de vue et de petits buissons. Ce n’est que lorsque j’aperçus un
panneau en particulier que je me détendis.
— Las Vegas ? On va flamber et voir des shows ?
Luc secoua la tête.
— Ce n’est pas au programme, mais si ça te fait plaisir…
Ne pas savoir où nous allions, ni pourquoi, ne me plaisait pas. Je restai sur mes gardes,
les yeux rivés à la route, pour vérifier qu’aucun véhicule louche ne nous prenait en filature.
Une dizaine de kilomètres et presque deux heures plus tard, Kat s’assoupit. Je rattrapai sa
peluche avant qu’elle ne tombe par terre et la gardai contre moi. J’étais content que Kat se
repose un peu. Elle en avait besoin.
Chaque fois qu’on s’approchait d’une voiture de police, je me crispais, de peur qu’ils ne
nous arrêtent pour des raisons aussi variées que le vol de la voiture et le kidnapping de
personnel militaire. Toutefois, personne ne nous chercha des noises. En réalité, il ne se
passa rien durant tout le trajet, à l’exception des chamailleries de Luc et Paris, qui se
disputaient comme un vieux couple pour choisir la musique. J’étais incapable de les cerner.
En même temps, je ne savais plus où j’en étais, moi non plus.
Je me mis alors à penser à des trucs improbables. Mon imagination s’emballa. Être
enfermé dans une voiture avec deux êtres capables de lire dans mon esprit me faisait sans
doute me concentrer sur des choses que je ne voulais pas qu’ils sachent.
Tout commença quand je détournai les yeux de la vitre et les posai sur ma jambe. La
main gauche de Kat était tout contre ma cuisse. Pendant plusieurs minutes, je fus incapable
de regarder ailleurs. Pourquoi ? Ce n’était qu’une main. Très jolie, certes, mais ça s’arrêtait
là.
Non, le problème, c’était ce qu’on portait généralement à la main gauche, à l’annulaire.
Penser à des alliances et à sa main gauche me donnait envie de sortir de cette voiture
et de faire une centaine de tours de piste. Me marier ? Avec Kat ? Mon cerveau avait dû mal
à envisager la perspective du mariage sans paniquer mais, en réalité, ce ne serait pas si
terrible que ça. Au contraire. Ce serait même… parfait.
Passer le restant de mes jours avec Kat faisait partie de mes projets. Je n’avais aucun
doute à ce sujet. Dans mon futur, je ne voyais qu’elle et, étonnamment, ça ne m’effrayait
pas. Peut-être parce que mon peuple se mariait jeune, dès la sortie du lycée, et que nos
unions n’étaient pas si différentes de celles des humains.
Mais nous étions jeunes. Encore en culottes courtes, aurait dit Matthew.
Pourquoi pensais-je à ce genre de choses maintenant, alors que nos vies n’avaient
jamais été aussi chaotiques ? Quand l’avenir est incertain, on réfléchit à ce que l’on désire
réellement, on a envie de concrétiser nos souhaits, coûte que coûte. Je détestais cette
pensée, mais… nous ne serions peut-être plus là dans deux ans pour nous marier.
Repoussant cette idée de mon esprit, je resserrai mon étreinte autour de Kat et me
concentrai de nouveau sur la route. Lorsque les gratte-ciel apparurent à l’horizon, je la
réveillai doucement.
— Hé, belle endormie, regarde ça !
Elle souleva sa tête de mon épaule et se frotta les yeux. Après avoir cligné les paupières
plusieurs fois, elle se pencha en avant pour regarder par la fenêtre. Elle écarquilla les yeux.
— Waouh… Je ne suis jamais allée à Las Vegas.
Luc se tourna vers nous en souriant.
— C’est encore plus joli la nuit, avec toutes les lumières allumées sur le Strip.
Malgré son enthousiasme, elle se rassit, les épaules affaissées. J’aurais adoré lui faire
visiter la ville, mais nous ne pouvions pas nous le permettre. C’était trop dangereux.
Je pressai mes lèvres contre son oreille avant de lui dire :
— La prochaine fois. Promis.
Elle se tourna légèrement vers moi et ferma les yeux.
— Je te le rappellerai.
Je l’embrassai sur la joue sans prêter attention au regard scrutateur d’Archer. Quand
on entra dans Las Vegas, Kat s’étira la nuque pour tout voir. Elle avait sans doute déjà
aperçu des images des palmiers qui bordaient le Strip, mais le bateau pirate devant
Treasure Island n’était pas quelque chose qu’on voyait tous les jours.
Avec la circulation, on mit un temps fou à avancer. En temps normal, je me serais déjà
arraché les yeux d’impatience, mais ce n’était pas si terrible que ça. Après tout, Kat était
pratiquement assise sur mes genoux… Elle n’arrêtait pas de pointer du doigt des lieux
célèbres comme le Bellagio, le Caesar’s Palace ou la réplique de la tour Eiffel.
J’avais l’impression d’être au paradis.
Malheureusement, cette version du paradis impliquait des spectateurs indésirables à
nos côtés. Dommage.
Lorsqu’on atteignit la périphérie de Vegas, je commençai à me poser des questions sur
cette histoire de surprise, en particulier quand Paris s’éloigna de l’artère principale pour
prendre une route secondaire qui longeait un Country Club et un énorme terrain de golf.
On s’éloignait de plus en plus de la ville grouillante d’activité. Qu’est-ce qu’on allait faire du
côté des villas des richards ? Tout à coup, on se retrouva face à un mur de sécurité de six
mètres de haut en pierre étincelante.
Je me penchai en avant, les mains posées sur le siège de Paris.
— C’est du quartz ?
— Prie pour que ce soit le cas.
Kat me jeta un coup d’œil en coin, puis écarquilla les yeux en voyant Paris ralentir
devant un portail en fer forgé incrusté d’éclats de quartz. Je n’avais jamais rien vu de tel.
Un interphone s’activa et Paris dit :
— Toc. Toc.
Un grésillement résonna, puis une femme lui répondit.
— Qui est là ?
Kat me regarda, perplexe. Je haussai les épaules.
— La vache qui n’arrête pas de couper la parole, dit Paris en regardant Luc qui secoua
la tête.
L’interphone grésilla de nouveau.
— La vache qui… ?
— Meuuuuh ! fit Paris en riant.
Kat gloussa.
Archer leva les yeux au ciel en secouant la tête.
Un soupir indigné résonna clairement à travers l’interphone.
— N’importe quoi. On vous ouvre la porte. Attendez deux secondes.
— C’était nul, comme blague, déclarai-je.
Paris rit doucement.
— Je l’ai vue sur Internet. Ça m’a fait rire. J’en ai d’autres. Vous voulez les entendre ?
— Non ! m’exclamai-je en même temps qu’Archer.
Pour une fois qu’on était sur la même longueur d’ondes…
— Tant pis pour vous, rétorqua Paris en avançant tandis que le portail s’ouvrait en
grand. Ce n’était même pas la meilleure.
— Moi, je l’ai trouvée très drôle, dit Kat en souriant de plus belle devant mon air
surpris. J’ai bien rigolé.
— Tu n’es pas difficile à impressionner, lui dis-je.
Elle voulut me frapper sur le bras, mais j’attrapai sa main pour l’en empêcher.
J’entrelaçai nos doigts avant de lui faire un clin d’œil. Elle secoua la tête.
— Tu ne m’impressionnes pas.
Je l’aurais crue… si seulement nous ne savions pas tous les deux que c’était faux.
Il me fallut quelques secondes pour m’apercevoir que la route elle-même était
composée de goudron mélangé avec du quartz. Une première maison apparut, une
structure modeste. On aurait dit qu’on avait vomi du quartz dessus. Il y en avait partout :
sur le toit, les volets et la porte d’entrée.
Merde.
Comme il n’y avait pas de gisement naturel de quartz dans les parages, ils avaient dû
en importer pour protéger la communauté Luxen.
— Vous ne connaissiez pas cet endroit ?
Luc était visiblement surpris.
— Non. Je n’ai jamais pensé qu’on pouvait utiliser le quartz de cette façon. Ça a dû
coûter une fortune. Je ne savais même pas qu’il y avait une communauté ici.
— Intéressant, murmura Luc.
Sa mâchoire se crispa. Paris jeta un œil dans sa direction, mais je ne compris pas la
signification du regard qu’ils échangèrent.
— Le Dédale non plus, intervint Archer. Pourtant, elle est juste sous leur nez. C’est la
cachette idéale.
— C’est surtout de la folie, rétorquai-je en secouant la tête. (On dépassa d’autres
maisons décorées de la même façon. Elles étaient de plus en plus grandes.) Comment se
fait-il que je n’en ai jamais rien su ? Tu connais quelqu’un à l’intérieur, Luc ?
Il secoua la tête.
— Pas vraiment. J’ai des… amis en Arizona, mais on est obligés de faire un arrêt ici
pendant quelques jours, histoire que les choses se tassent et que les autoroutes soient moins
surveillées.
— On va en Arizona, après ? demanda Kat en nous dévisageant tour à tour.
Luc haussa les épaules.
— C’est ce que je vous propose. Archer va aller s’y cacher pendant quelque temps.
Vous, vous faites ce que vous voulez. Vous pouvez accepter mon hospitalité ou me dire
d’aller me faire voir.
Kat fronça les sourcils.
— Ça m’est égal, ajouta Luc.
Elle secoua légèrement la tête.
— Je ne comprends pas pourquoi vous vous mettez autant en danger pour nous aider.
Bonne question.
Luc jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Nous avons le même ennemi et, ensemble, nous sommes plus forts. Comme dans les
films d’horreur.
Je commençais à ressentir la présence de Luxens dans les maisons ou derrière les hauts
murs qui bordaient la majorité des jardins. Je n’arrivais pas à croire ce que je voyais : une
communauté entière dont le Dédale ignorait l’existence, protégée des Arums par du quartz
qu’ils avaient apporté et intégré de leurs mains aux bâtiments.
Je n’en revenais pas.
On atteignit un autre mur, où un second portail s’ouvrit. La maison, si l’on pouvait
appeler ce monstre une maison, se profilait devant nous comme un mirage.
— C’est notre destination ? demanda Kat, d’un air ébahi. C’est un vrai palace !
Sa réaction me fit sourire.
Cette maison avait quelque chose d’absurde. Cinq cents mètres carrés, peut-être plus,
deux étages, un dôme en verre au centre et une aile de chaque côté. Comme les autres
bâtisses que nous avions aperçues, elle avait été construite en grès blanc et des pierres de
quartz parsemaient la structure. À l’arrière, un mur gigantesque empêchait de voir ce qui se
cachait plus loin.
Paris remonta l’allée, puis se gara à l’intérieur du cercle qui faisait face à un large
escalier. Au centre se dressait une statue en marbre. Une statue de dauphin. Pourquoi pas,
après tout ?
— Allez, les enfants ! On est arrivés ! s’exclama Luc en ouvrant sa portière à la volée et
en montant les marches quatre à quatre. (Une fois sur le perron, il se tourna vers le
Hummer.) Je suis trop vieux pour ça.
Je respirai profondément avant de prendre la main de Kat.
— Prête ?
— Oui, répondit-elle avec un léger sourire. J’ai hâte de voir à quoi ça ressemble à
l’intérieur.
Je ris.
— Je te parie que c’est super kitsch.
— Pareil, marmonna Archer en sortant à son tour.
Ensemble, on descendit du Hummer. Kat portait le sac en toile dans lequel elle avait
fourré la peluche. Seule sa petite tête en sortait. Serrant sa main un peu plus fort, je me
dirigeai vers l’escalier et me préparai à toute éventualité. La façon dont Luc souriait me
mettait mal à l’aise. On aurait dit…
La sensation que je ressentis le long de ma colonne vertébrale me réchauffa. Elle était
familière. Mais c’était impossible. Tout comme le sursaut d’énergie qui me força à lâcher la
main de Kat. Non…
Je fis un pas en arrière.
Kat se tourna vers moi, inquiète.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?
Incapable de parler, je gardai les yeux rivés sur la porte. Je réussis seulement à secouer
une fois la tête. Une partie de moi se réjouissait de ce que je ressentais, l’autre en était
horrifiée. J’espérais que mon imagination me jouait des tours.
S’approchant de moi, Kat posa une main sur mon bras.
— Qu’est-ce qui… ?
La porte rouge s’ouvrit et une personne sortit de l’ombre. Mes doutes venaient de se
confirmer.
— On se dépêche de venir ici pour sauver votre peau, et vous, vous vous faites la malle
avant qu’on ait eu le temps de faire quoi que ce soit ! s’exclama Dee, les mains plantées sur
les hanches et le menton relevé dans un air de défi. Merci de nous avoir volé la vedette,
Daemon !
Luc tapa dans ses mains.
— Surprise !
CHAPITRE 22
Katy
Daemon en resta bouche bée. Moi aussi. Les seuls qui ne regardaient pas Dee avec des
yeux ronds étaient Luc et Paris. Même Archer avait marqué un temps d’arrêt, mais la
surprise de celui-ci avait sans doute davantage à voir avec la beauté de la Luxen.
Après tout, Dee était magnifique. Ses cheveux noirs brillants, son visage exotique et ses
yeux émeraude la rendaient absolument sublime. Elle était la version féminine, et plus
délicate, de Daemon et Dawson. Humains, extraterrestres, hybrides et, apparemment,
Origines se retournaient tous sur son passage.
Archer avait l’air de se trouver devant l’apparition de la Vierge, ou un truc dans le
genre.
Les larmes coulant sur ses joues roses, Dee se précipita à l’extérieur. Je me poussai du
chemin in extremis. Elle se jeta alors sur Daemon, qui la rattrapa, et passa ses bras autour
de son cou.
— Bon sang, dit-il d’une voix étouffée, contre ses cheveux. Qu’est-ce que tu fais ici ?
— D’après toi ? répondit-elle avec émotion. On ne pouvait pas rester sans rien faire.
Mais comme d’habitude, tu nous as pris de court, frimeur.
Tout à coup, au bord des larmes, je plaquai mes mains contre ma poitrine. Une autre
silhouette venait d’apparaître sur le pas de la porte. Je pris une grande inspiration. Je
n’arrivais pas à croire à quel point… Dawson avait changé. Il avait pris du poids et s’était
coupé les cheveux. Son air torturé et ses cernes avaient disparu. Comme ça, il était le
portrait craché de son frère.
Comme s’il avait senti son arrivée, Daemon releva la tête. Ses lèvres remuèrent, mais
aucun son n’en sortit. Ni lui ni moi ne nous attendions à les voir ici. Daemon avait sans
doute cru qu’il ne reverrait plus jamais sa famille.
Dawson sortit sur le perron et prit son frère et sa sœur dans ses bras. Leurs têtes se
touchaient. Daemon les retenait tous les deux par leur tee-shirt.
— Elle a raison, dit Dawson en souriant. Tu aurais pu nous attendre pour une fois.
Arrête de te la jouer solo !
Daemon attrapa son frère par la nuque et pressa son front contre le sien.
— Idiot, lâcha-t-il avec un rire étouffé. Tu devrais pourtant savoir que je m’en sors
toujours.
— Mouais, mais… attends une minute ! Je suis en colère contre toi ! (Dee recula et
tapa Daemon sur le torse.) Tu aurais pu te faire tuer ! Crétin, imbécile, abruti.
Elle le frappa encore une fois.
Archer grimaça avant de marmonner.
— Eh bien… cette nana a de l’énergie à revendre.
— Ça suffit ! s’écria Daemon, hilare, en lui attrapant la main. Arrête. Je ne me suis pas
fait tuer, tout va bien.
— Je me suis inquiétée, idiot ! (Dee recoiffa ses cheveux en arrière avant d’inspirer
profondément.) Bon, je te pardonne, parce que tu es toujours en un seul morceau et que ça
a l’air d’aller, mais si jamais tu refais un truc pareil…
— OK, intervint Dawson en passant un bras autour du cou de sa sœur pour l’éloigner
de Daemon. Je crois qu’il a compris. On a tous compris.
Dee se libéra, puis jeta un coup d’œil à Paris et Luc. Elle ne leur accorda que très peu
d’attention, mais son regard s’attarda une seconde sur Archer. Puis elle détourna la tête.
J’étais restée à l’écart de leur petite réunion, à côté d’un pilier. Dee n’avait pas dû
remarquer ma présence jusqu’à présent.
Elle se jeta alors sur moi et faillit me faire tomber à la renverse. J’avais oublié ce qu’on
ressentait quand Dee vous prenait dans ses bras. Pour quelqu’un qui ressemblait à une
danseuse étoile, elle possédait une force incroyable. Quant à ses étreintes… Disons que ça
faisait longtemps que je ne m’étais pas retrouvée broyée entre ses bras.
D’abord surprise, je ne réagis pas tout de suite. Enfin, je laissai tomber mon sac et lui
rendis son accolade. Les larmes me montèrent aux yeux. Je les fermai le plus fort possible.
La part de moi qui ne s’était jamais remise de mon conflit avec Dee se réchauffa. Et cette
chaleur m’envahit tout entière.
— Je suis désolée, dit-elle avec des sanglots dans la voix. Je suis vraiment désolée.
— Pourquoi ?
Elle ne m’avait toujours pas lâchée et ça ne me dérangeait pas.
— Pour tout. Pour ne pas m’être mise à ta place, pour avoir été tellement triste et en
colère que je t’ai littéralement abandonnée. Pour ne pas t’avoir dit que tu me manquais
avant…
Avant qu’il soit trop tard. C’était ce qu’elle avait voulu dire.
Retenant mes larmes, je souris contre son épaule.
— Tu n’as rien à te faire pardonner, Dee. Sérieusement. Ça n’a aucune… (Si, c’était
important. La mort d’Adam était bien réelle.) Tout va bien, maintenant.
Elle me serra un peu plus fort avant de murmurer :
— C’est vrai ? Je me suis tellement inquiétée pour Daemon et toi et ce qu’ils vous ont…
Mon corps tout entier se crispa et je dus faire un effort surhumain pour repousser la
soudaine vague de terreur qui était montée en moi. Elle n’avait pas sa place ici, durant ce
moment de bonheur.
— Tout va bien.
— Tu m’as manqué.
Quelques larmes coulèrent sur mes joues.
— Tu m’as manqué aussi.
— OK, ça suffit. Tu es en train de l’asphyxier, dit Dawson en tirant sur le bras de Dee.
Et je crois que Daemon commence à être jaloux.
— Pff. C’est à mon tour de profiter de Katy, répondit-elle tout en me libérant.
Contre toute attente, Dawson prit alors la place de sa sœur. Il me serra dans ses bras
avec moins d’ardeur que Dee, mais tout autant de force.
— Merci, me dit-il d’une voix douce, et je sentis tout le poids de ce petit mot. J’espère
que tu sais à quel point je te suis reconnaissant pour tout ce que tu as fait pour nous.
Incapable de parler, je hochai la tête.
— Bon, d’accord, là, je commence à être jaloux, intervint Daemon.
Paris éclata de rire.
Dawson me serra encore un peu plus contre lui.
— Je te serai redevable toute ma vie.
J’aurais voulu lui dire que ce n’était pas nécessaire, que si c’était à refaire je les aurais
aidés, Bethany et lui, tout en sachant que Blake nous trahirait. Maintenant que je m’étais
retrouvée entre les griffes du Dédale, je comprenais encore plus son obstination pour libérer
Bethany. Le seul détail que j’aurais changé aurait été ma place, dans ce foutu tunnel du
Mont Weather.
Dawson s’écarta tandis que son frère se baissait pour ramasser le sac en tissu, puis
passait un bras autour de ma taille. Il pencha la tête sur le côté.
— C’est quoi, cette peluche de petit homme vert ?
— Daemon s’est dit que ça me ferait penser à lui, répondis-je.
— Dis-lui comment tu l’as appelé, lança Daemon avant de m’embrasser sur le front.
Mon cœur s’emballa et je rougis.
— Je l’ai appelé DB.
Dee jeta un coup d’œil à la peluche par-dessus l’épaule de Dawson.
— C’est vrai qu’il te ressemble, Daemon.
— Ha ha, très drôle.
Je sortis la peluche du sac et la pressai contre moi. J’ignorais pourquoi, mais je
l’adorais.
— Et si on rentrait ? demanda Luc en se balançant sur les talons de ses Converse. Je
meurs de faim.
Dee vint se placer à côté de moi pendant qu’on rentrait. Elle jeta un coup d’œil à la
dérobée en direction d’Archer qui marchait derrière nous. Si je m’en étais rendu compte, il
ne faisait aucun doute que Daemon l’avait remarqué également. Sans compter qu’Archer
espionnait sans doute les pensées de Dee à cet instant…
Il fallait à tout prix que je lui parle de ce détail.
Et du fait qu’Archer était… très différent de nous tous.
À l’intérieur, dans le hall bien éclairé et malgré le dôme en verre qui laissait pénétrer la
lumière du soleil, il faisait bien dix degrés de moins. Le carrelage était incrusté de quartz lui
aussi et donnait un côté brillant à la pièce. De grandes plantes vertes avaient été placées
aux quatre coins. En les voyant, mon envie de jardiner se réveilla.
Depuis combien de temps n’avais-je pas mis les doigts dans la terre ? Depuis que nous
nous étions infiltrés au Mont Weather ? Ça faisait trop longtemps.
— Ça va ?
— Hein ?
En relevant la tête vers Daemon, je compris que j’avais arrêté de marcher parce que les
autres se trouvaient déjà dans un couloir, à l’autre bout du hall.
— Oui, répondis-je. Je pensais aux jardins, c’est tout.
L’ombre d’une émotion dansa sur son visage, mais avant que je puisse en déterminer la
nature, il avait déjà tourné la tête. Je tendis la main et tirai sur son tee-shirt.
— Et toi ? Ça te fait quoi de voir Dawson et Dee ?
Il se passa les doigts dans les cheveux.
— Je ne sais pas quoi penser, avoua-t-il à voix basse. Je suis content de les voir, mais…
fait chier !
Je hochai la tête pour lui montrer que je comprenais.
— Tu ne veux pas les mêler à tout ça.
— Non. Bien sûr que non.
J’aurais voulu le rassurer, mais je savais qu’aucune de mes paroles ne le pourrait. Alors,
je me mis sur la pointe des pieds et l’embrassai sur la joue. Je ne pouvais rien faire de plus.
Lorsque je redescendis, il me sourit et ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais
Dee vint à notre rencontre.
Faussement exaspérée, elle posa les mains sur ses hanches.
— Allez, vous deux. On accélère. Il y a des gens dans la salle seigneuriale qui
voudraient vous dire bonjour. Même si, soit dit en passant, n’importe quelle pièce de cette
baraque pourrait être la grande salle.
Bon sang. Elle m’avait tellement manqué !
Daemon releva la tête et sourit à sa sœur.
— Oui, je crois savoir de qui tu parles.
Les personnes en question n’étaient autres que Matthew et Ash et Andrew Thompson.
Leur présence n’aurait pas dû m’étonner. Après tout, ils formaient tous une grande famille.
Ils se précipitèrent aussitôt vers Daemon et l’enveloppèrent dans une énorme étreinte,
Dawson et Dee y compris.
Je restai de nouveau en retrait car c’était son moment avec eux… et il le méritait. De
toute façon, je ne pouvais pas m’empêcher d’observer la pièce. Avec son tapis persan, ses
statues de dauphins, ses meubles bourrés de quartz et son canapé assez grand pour
accueillir une équipe de football, elle valait le coup d’œil.
Luc se laissa tomber sur une chaise longue et se mit aussitôt à pianoter sur son
portable. Paris se posta derrière lui, comme une ombre souriante. Comme moi, Archer ne se
mêlait pas aux autres. Il ne savait sans doute pas quoi faire. Et en plus, Dee avait
recommencé à pleurer.
Même Ash pleurait.
Je m’attendais à ressentir de la jalousie en voyant Daemon la prendre dans ses bras,
mais ce ne fut pas le cas. La seule chose qui m’énervait, c’était qu’elle arrivait à rester belle,
même en pleurant. Je m’étais débarrassée de cette émotion inutile. Car s’il y avait bien
quelque chose dont j’étais sûre en ce monde, c’était que Daemon m’aimait.
Matthew avança et posa les mains sur les épaules de Daemon.
— Ça… ça me fait plaisir de te voir.
— Moi aussi, dit-il en saisissant ses bras à son tour. Désolé pour ta voiture.
Je me demandai ce qui était arrivé à sa voiture, mais la question resta bloquée dans ma
gorge nouée. Les voir s’étreindre ainsi me rappela à quel point Matthew était important à
leurs yeux. C’était sans doute le seul père dont ils se souvenaient.
— C’est difficile, pas vrai ? me demanda Archer à voix basse.
Je me tournai vers lui en fronçant les sourcils.
— Tu rôdes encore dans mes pensées ?
— Non. Tes émotions se voient sur ton visage.
— Oh. (Je pris une grande inspiration, avant de regarder de nouveau le petit groupe.)
Ma mère me manque et je ne sais pas…
Je secouai la tête. Je n’avais pas la moindre envie de terminer cette phrase.
Lorsque le groupe se sépara, Matthew fut le premier à m’approcher. Il me prit dans ses
bras de façon assez maladroite, mais ça me fit plaisir quand même. Lorsque vint le tour
d’Ash et d’Andrew, je les observai avec méfiance. Ils ne m’avaient jamais beaucoup aimée.
Les yeux bleu vif d’Ash étaient cerclés de rouge. Elle détailla ma tenue qui, pour elle,
était sans doute le comble du mauvais goût.
— Je ne dirai pas que je suis ravie de te voir, mais je suis rassurée de te savoir en vie. Je
crois.
Je m’étouffai sur un éclat de rire.
— Euh… Merci ?
Andrew se gratta le menton en faisant la moue.
— Ouais, pareil.
Comme je ne savais pas quoi dire, je hochai la tête, puis levai les mains en l’air et
haussai les épaules.
— Je suis contente de vous voir, moi aussi.
Ash eut un rire rauque.
— Je ne te crois pas, mais ce n’est pas grave. Très sincèrement, la haine profonde que
l’on te porte est le cadet de nos soucis, pour le moment.
Archer siffla d’étonnement avant de détourner la tête. Bien sûr, son comportement
attira l’attention presque féline d’Ash. Belle comme elle l’était, personne ne pouvait lui
résister.
Heureusement, une nouvelle arrivante m’évita d’autres retrouvailles gênantes. Il
s’agissait d’une femme de l’âge de Matthew, la petite trentaine, grande et élancée, qui
portait une longue robe bustier blanche. Avec ses longs cheveux blonds, on aurait dit un
mannequin.
Une Luxen, de toute évidence.
Elle tapa dans ses mains, un sourire chaleureux aux lèvres. Ses bracelets en bambou
s’entrechoquèrent.
— Je vois que tout le monde a réussi à venir. Je m’appelle Lyla Marie. Bienvenue chez
moi.
Je murmurai un faible « bonjour » tandis que Daemon traversait la pièce pour lui serrer
la main. Étonnamment, il était plus doué que moi pour ce genre de civilités. Qui l’eût cru ?
Voir tout le monde ici, me retrouver entourée de personnes que je croyais ne plus jamais
revoir, m’avait paralysée. J’étais heureuse, mais un peu perplexe. Et surtout, un mauvais
pressentiment me collait à la peau comme de la sueur froide.
Nous étions tous rassemblés à seulement quelques centaines de kilomètres de la Zone
51.
Pendant que Daemon présentait Archer aux autres, je m’assis au bord du canapé, avec
DB sur les genoux, et tentai de repousser mes pensées négatives. Dee s’installa près de moi,
les joues rougies par l’émotion. Je savais qu’elle allait recommencer à pleurer.
Dawson avança vers Lyla.
— Bethany est allée s’allonger ?
Bethany ? Ce prénom attira mon attention. Évidemment qu’elle était avec Dawson !
Avec ce défilé de visages, je n’avais même pas pensé à elle. Était-elle malade ?
Lyla tapota Dawson dans le dos.
— Elle va bien. Elle a juste besoin d’un peu de repos. Le voyage a été long.
Dawson hocha la tête, mais il n’avait pas l’air rassuré pour autant.
— Je reviens, dit-il à Daemon. Je vais aller la voir cinq minutes.
— Vas-y, répondit Daemon en s’asseyant lui aussi à côté de moi. (Il s’adossa aux
coussins et posa le bras sur le dossier du canapé.) Bon… Comment est-ce possible ?
Comment avez-vous su que vous deviez venir ici ?
— Tes charmants frère et sœur sont venus me voir au club et m’ont menacé de le brûler
si je ne leur disais pas où vous étiez, répondit Luc en levant les yeux de son téléphone. Ça
ne s’invente pas.
Le regard noir de Daemon mit visiblement Dee mal à l’aise.
— Quoi ? On se doutait que tu étais allé le voir. Il savait forcément où tu étais.
— Attends une minute, dit Daemon en se penchant pour regarder sa sœur de plus
près. Tu as eu ton diplôme ? Dis-moi que tu as fini l’année, Dee. Je ne plaisante pas.
— Hé ! Tu es gonflé de me dire ça, monsieur « j’ai arrêté l’école ». Oui, j’ai eu mon
diplôme. Dawson aussi. Bethany, par contre, elle n’y est pas retournée.
Ça paraissait logique. Personne n’aurait pu expliquer la réapparition de Bethany.
— Nous aussi, on l’a eu, figure-toi, intervint Ash en grattant son vernis à ongles violet.
Enfin, si ça t’intéresse…
Andrew passa la main dans ses cheveux blonds en grimaçant, mais il ne dit rien.
Archer, lui, avait l’air de réprimer un sourire… à moins que ce ne soit une grimace, en
réaction au dauphin en cristal qui trônait devant lui.
— Et ça, alors ? demanda Daemon en désignant la maison.
Lyla s’appuya contre l’accoudoir du canapé.
— Eh bien, Matthew et moi nous connaissons depuis l’adolescence. Nous avons gardé
contact pendant toutes ces années. Alors, quand il m’a appelée pour me demander si je
connaissais un endroit où vous pouviez séjourner, je lui ai tout de suite proposé de venir ici.
Daemon fit tomber ses bras entre ses genoux et se tourna vers Matthew.
— Tu ne nous as jamais parlé de tout ça.
Le ton de Daemon n’était pas accusateur, seulement étonné. Matthew soupira.
— Ce n’est pas un sujet que j’aime aborder et je pensais ne jamais avoir à le faire.
Daemon resta un moment silencieux. Il semblait digérer l’information. Puis il se passa
les deux mains sur le visage.
— Vous n’auriez jamais dû venir ici.
À côté de moi, Dee grogna.
— Je savais que tu allais dire ça ! Oui, être ici, c’est dangereux. On le sait. Mais il était
hors de question qu’on vous abandonne, Katy et toi. Tu nous prends pour qui ?
— Pour des gens qui ne réfléchissent pas avant d’agir ? suggéra Daemon.
Je lui donnai une tape sur le genou.
— Je crois que ce qu’il essaie de vous dire, c’est qu’il a peur pour vous.
Andrew prit un air vexé.
— Qu’ils viennent ! On sera capables de se défendre.
— Pas vraiment, non, dit Luc en posant les pieds par terre et en glissant son téléphone
dans sa poche. Mais tu connais la vérité, Daemon. Ils étaient déjà en danger. Au fond de toi,
tu le sais très bien. Le Dédale s’en serait pris à eux. N’en doute pas une seule seconde.
Nancy n’aurait pas hésité à frapper à leur porte.
Daemon se crispa.
— Oui, je le sais, mais là, c’est un peu comme si on se jetait dans la gueule du loup.
— Pas vraiment, intervint Dawson qui venait d’apparaître à la porte.
Il s’avança vers Daemon et moi avec deux portefeuilles noirs à la main. Il nous en tendit
un chacun.
— On va rester ici un jour ou deux, histoire de décider ce qu’on fait, et où tout le
monde va aller. Et après, on disparaît. C’est à ça que va servir ce que vous tenez dans vos
mains. Dites bonjour à vos nouvelles identités.
CHAPITRE 23
Katy
C’était la troisième fois que je lisais mon nouveau nom. Je n’arrivais pas à y croire. Il me
paraissait familier.
— Anna Whitt ?
Dee sautilla sur place.
— C’est moi qui ai choisi vos noms.
Je commençais à comprendre.
— Et toi, Daemon ? Comme tu t’appelles ?
Il ouvrit son portefeuille, puis ricana.
— Kaidan Rowe. Mouais. Ça ne sonne pas trop mal.
Bouche bée, je me tournai vers Dee.
— Tu les as pris dans un livre !
Elle gloussa.
— Je me suis dit que ça te ferait plaisir. Sweet Evil 1 est l’un de mes romans préférés et
c’est toi qui me l’as conseillé, alors…
Incapable de me retenir, j’éclatai de rire. La photo de ma carte d’identité était la même
que celle de mon permis de conduire, mais mon adresse était différente. Dessous, il y avait
ma vraie carte et des feuilles de papier pliées.
Mon Dieu, mes livres me manquaient tellement ! J’aurais voulu les prendre dans mes
bras, les aimer, les serrer fort…
— J’ai trouvé ça dans ta chambre, me dit-elle en tapant un doigt dessus. Je t’ai aussi
pris quelques vêtements avant qu’on parte.
— Merci, lui répondis-je en glissant ma nouvelle carte sur l’ancienne.
Si je continuais à regarder les deux, je risquais de faire une crise identitaire.
— Attends, ça veut dire que mon nom est dans l’un de ces bouquins ? demanda
Daemon en fronçant les sourcils. (Lui aussi avait sa fausse carte d’identité à la main, mais il
y avait une carte bleue au nom de Kaidan avec.) J’ai peur de te demander de quoi ça parle.
Dis-moi que je ne suis pas un magicien ou un truc nul dans le genre.
— Pas du tout. C’est une histoire avec des anges, des démons… (Je m’arrêtai,
consciente que tout le monde me regardait comme si j’avais un troisième œil.) Kaidan est un
peu la personnalisation de la luxure.
Un éclat d’intérêt s’alluma dans son regard.
— Bon, alors tu n’aurais pas pu mieux choisir. (Quand il me donna un petit coup de
coude, je levai les yeux au ciel.) Quoi ? C’est parfait, non ?
— Beurk, fit Dee.
— Bref, s’interposa Dawson en s’asseyant sur l’accoudoir du canapé. J’ai mis certains de
nos comptes à vos nouveaux noms. Vous trouverez aussi des diplômes, même si vous n’avez
jamais terminé le lycée. (Il nous sourit.) Personne ne verra la différence. On aura tous de
nouvelles identités.
— Comment avez-vous réussi à faire tout ça ? demandai-je.
Quand il s’agissait de fabriquer des faux et de truquer des dossiers, j’étais complètement
larguée.
Luc me sourit d’un air suffisant.
— La contrefaçon et la falsification font partie de mes nombreux talents.
Je dévisageai le gamin en me demandant s’il y avait quelque chose qu’il ne savait pas
faire.
— Non, rétorqua-t-il avec un clin d’œil.
Je plissai les yeux.
Daemon feuilleta ses nouveaux papiers.
— Merci, tout le monde. Vraiment. C’est un très bon début. (Quand il releva la tête, ses
yeux couleur jade étaient brillants.) C’est génial.
Je hochai la tête en essayant de ne pas réfléchir à tout ce que j’allais perdre en
recommençant ma vie à zéro. Comme ma mère, par exemple. Il allait falloir que je trouve
un moyen de la voir.
— Oui.
On resta dans cette pièce pendant un moment, à rattraper le temps perdu. Personne
ne mentionna le moindre plan. Je pense qu’à ce stade, aucun de nous ne connaissait
vraiment la marche à suivre. Puis Lyla me fit visiter sa très belle maison en m’accompagnant
aux toilettes, qui, soit dit en passant, faisaient la taille d’une chambre à coucher et avaient
des murs en verre.
Cette maison paraissait beaucoup trop grande pour une seule personne et je n’avais vu
que le rez-de-chaussée. Lyla ne semblait pas être en couple. Elle vivait donc seule dans tout
cet espace. Dee nous suivit et on avança bras dessus, bras dessous tandis que Lyla nous
montrait une cuisine ouverte et une véranda.
— Tu vas voir, m’assura Dee, tu vas adorer.
Lyla se retourna pour me sourire.
— Je crois que Dee a passé toute la semaine ici, à réfléchir à un moyen de vous libérer,
mais… personne n’a trouvé de plan qui ne comportait aucun risque de capture. Du coup,
Matthew et moi n’avons pas pu les autoriser à les mettre en pratique.
Curieuse, je les laissai me guider à l’extérieur. Je m’attendais à replonger dans des
températures infernales mais, en réalité, je me retrouvai dans une oasis.
— Oh, mon Dieu…, soufflai-je.
Dee se balança d’avant en arrière.
— Je t’avais dit que tu allais adorer. C’est magnifique, pas vrai ?
Je ne pus que hocher la tête. De nombreux palmiers de taille moyenne longeaient un
mur incrusté de quartz, créant un cocon à l’abri du soleil. L’espace était rectangulaire, avec
un grand patio qui comportait un barbecue, un brasero et des chaises longues. Des fleurs
colorées bordaient le petit chemin qui y menait, ainsi que des petits buissons que j’avais vus
dans le désert mais dont je ne connaissais pas le nom. Un parfum de jasmin et de sauge
embaumait l’air. De l’autre côté de la propriété s’étendait une piscine entourée de véritables
pierres.
C’était le genre de jardin que l’on voyait seulement à la télé.
— Lorsque Dee m’a dit que tu aimais jardiner, j’ai su qu’on avait quelque chose en
commun. (Lyla fit courir ses doigts sur les feuilles orange et jaune d’une plante grasse.) Je
crois que ton amour pour les plantes a déteint sur Dee. Elle m’a aidée, ces derniers jours.
— Ça m’a fait du bien, confessa Dee en haussant les épaules. Tu sais, de penser à autre
chose.
C’est ce que j’aimais dans le jardinage. Le fait de se vider la tête. Après avoir tout
inspecté, du paillis aux galets de couleur neutre, je suivis Dee au premier étage. Daemon
était avec Dawson, Matthew et les Thompson. Il avait besoin de passer du temps avec eux.
Et puis, me retrouver seule avec Dee me faisait un bien fou.
L’une des chambres était fermée. Je supposai qu’il s’agissait de celle de Beth.
— Comment va Beth ? demandai-je.
Dee ralentit le pas.
— Je crois que ça va, me répondit-elle à voix basse. Elle ne parle pas beaucoup.
— Est-ce qu’elle est… ?
Bon. Comment poser la question sans passer pour un monstre ?
— Saine d’esprit ? me suggéra Dee, sans le moindre jugement. Elle a des bons comme
des mauvais jours, mais, ces derniers temps, elle est très fatiguée. Elle n’arrête pas de
dormir.
J’évitai une urne gigantesque dans laquelle poussaient des langues de belle-mère.
— En tout cas, elle ne peut pas être malade. On est immunisés.
— Je sais. (Dee s’arrêta devant une chambre au bout du couloir.) Je crois que le voyage
l’a perturbée. Elle voulait vous aider, bien sûr, mais elle a peur.
— Le contraire aurait été étonnant. (Je recoiffai mes cheveux en arrière et observai la
pièce. Le lit était assez grand pour accueillir cinq personnes. Il y avait une montagne de
coussins posée contre la tête de lit.) Alors, c’est notre chambre ?
— Hein ? (Dee me dévisagea avant de secouer la tête.) Pardon. Oui. C’est ta chambre
et celle de mon frère. (Un gloussement lui échappa.) Waouh. Katy, il y a un an…
Un sourire étira mes lèvres.
— J’aurais préféré me donner des coups de fourchette dans l’œil plutôt que de dormir
sous le même toit que Daemon.
— Des coups de fourchette ? répéta Dee en riant. (Elle s’approcha du dressing.) Tu ne
rigoles pas.
— Ah non, répondis-je en m’asseyant sur le lit. (Je tombai aussitôt amoureuse du
matelas.) Le couteau, c’est dépassé. Pour les causes perdues, rien ne vaut la fourchette.
Dee s’attacha les cheveux en queue-de-cheval avant d’entrer dans le dressing. J’aperçus
certains de mes vêtements derrière elle.
— Je t’ai pris un peu de tout : jeans, tee-shirts, robes, sous-vêtements…
— Merci. Sérieusement. Tu vois, ça ? lui demandai-je en désignant ce que je portais.
C’est tout ce que j’ai. Ça me fera du bien de porter enfin mes affaires, après…
Je m’interrompis. Ça ne servait à rien d’en parler. En examinant la pièce à la recherche
d’une distraction, j’aperçus une seconde porte.
— On a une salle de bains privée ?
— Oui. Il y en a une dans toutes les chambres. Cette maison est trop classe. (Dee
disparut devant le dressing, puis se rematérialisa sur le lit, à côté de moi.) Je n’ai pas
vraiment envie de partir.
Je comprenais. Je n’étais ici que depuis quelques heures et j’avais déjà envie de
l’adopter.
— Alors, tu iras où après ? Tu viendras avec nous ?
Elle haussa les épaules.
— Pour tout te dire, je n’en sais rien. Je n’y ai pas encore réfléchi. Je ne sais pas si ce
sera une option ou non. En tout cas, on ne peut pas rentrer chez nous. (Elle s’arrêta et
tourna la tête vers moi.) Après votre disparition, tout le monde a changé, au lycée. La
police et les journalistes sont revenus et les gens ont commencé à devenir parano. Lesa était
bouleversée, surtout après ce qui est arrivé à Carissa. Heureusement qu’elle a son petit ami
pour la soutenir. Elle croit que Dawson et moi sommes allés rendre visite à de la famille. Ce
n’est pas tout à fait un mensonge.
Jouant avec la couture de mon tee-shirt, je pris mon courage à deux mains.
— Je peux te poser une question ?
— Bien sûr. Ce que tu veux.
— Ma mère… Comment va-t-elle ?
Dee prit son temps pour répondre.
— Tu veux la vérité ou tu préfères une version édulcorée ?
— C’est si terrible que ça ?
Les larmes me montèrent aux yeux tellement rapidement que je dus tourner la tête.
— Tu connais la réponse à ça. (Elle me prit la main.) Ta maman est triste. Elle a pris
beaucoup de jours de congé. L’hôpital n’y a vu aucun inconvénient. D’après ce que j’ai pu
entendre, ils se sont montrés très compréhensifs. Elle ne croit pas à cette histoire de fugue.
C’est ce que lui ont dit les flics quand ils n’ont trouvé aucun indice en rapport avec votre
disparition et celle de Blake. Et je crois que certains sont au courant de la vérité. Ils ont
classé l’affaire un peu trop rapidement à mon goût.
Je secouai la tête.
— Pourquoi est-ce que ça ne me surprend pas ? Le Dédale a placé des agents partout.
— Ta mère a trouvé l’ordinateur que Daemon t’a acheté. J’ai dû lui dire que c’était un
cadeau de sa part. En tout cas, elle sait que tu ne te serais jamais enfuie sans ton portable.
Un rire bref m’échappa.
— Ça, c’est sûr.
Elle me serra la main.
— Malgré tout, elle s’en sort plutôt bien. Elle est très forte, Katy.
— Je sais. (Je la regardai enfin dans les yeux.) Mais elle ne mérite pas de vivre un tel
calvaire. Je ne supporte pas l’idée qu’elle ne sache pas ce qui m’est arrivé.
Dee hocha la tête.
— J’ai passé beaucoup de temps avec elle avant qu’on parte, pour l’aider avec la
maison. J’ai même désherbé ton jardin. J’ai essayé de me rattraper pour tout ce que tu as
subi à cause de nous.
— Merci. (Je me déplaçai de façon à lui faire face.) Je suis sincère. Merci d’avoir passé
du temps avec elle et de l’avoir aidée. Mais que les choses soient claires : je n’ai rien subi à
cause de vous. D’accord ? Ce n’est pas ta faute ni celle de Daemon.
Les larmes aux yeux, elle me répondit d’une toute petite voix.
— Tu le penses vraiment ?
— Évidemment ! m’exclamai-je, choquée. Dee, vous n’avez rien fait de mal. Le Dédale
est le seul responsable. Ce sont eux que je blâme. Et personne d’autre.
— Je me sentais très mal, alors je suis contente que tu voies les choses comme ça. Ash
m’a dit que tu me détestais sûrement, que tu nous détestais tous.
— Ash est une connasse.
Dee s’esclaffa.
— Des fois, c’est vrai.
Je soupirai.
— J’aimerais qu’il y ait une autre solution que la fuite.
— Oui, moi aussi. (Elle me lâcha la main et défit sa queue-de-cheval.) Je peux te poser
une question ?
— Bien sûr.
Elle se mordit les lèvres.
— C’était comment ?
Je me tendis. C’était la seule question que je redoutais, mais Dee attendait ma réponse
avec tellement de patience et de sérieux que je fus obligée de céder.
— Certains jours étaient meilleurs que d’autres.
— J’imagine, dit-elle d’une voix douce. Beth nous en a parlé, une fois. Ils ont dit qu’ils
l’avaient blessée.
En pensant à mon dos mutilé, je serrai les lèvres.
— Oui. Ils font et disent beaucoup de choses.
Elle pâlit et plusieurs minutes s’écoulèrent en silence.
— Pendant qu’on voyageait jusqu’ici, Luc a dit que tu… que Blake était mort. C’est
vrai ?
Je pris une grande inspiration. Archer l’avait sans doute mis au courant.
— Blake est mort. (Je me levai et recoiffai mes cheveux en arrière.) Je n’ai pas envie
d’en parler, ni de tout ce qui s’est passé là-bas. Je suis désolée. Je sais que tu te fais du souci
pour moi, mais je n’ai vraiment pas envie d’y penser. Ça me chamboule trop.
— D’accord. Mais si tu changes d’avis, tu sais que je suis là, pas vrai ? (Quand je hochai
la tête, Dee me fit un sourire éclatant.) Bon, parlons de choses plus agréables. Comme ce
magnifique spécimen masculin avec lequel vous êtes arrivés. Celui avec la coupe militaire ?
— Archer ?
— Oui. Il est sexy. Et pas qu’un peu.
J’éclatai de rire et me rendis compte que j’étais incapable de m’arrêter. J’en pleurai
tandis qu’elle me regardait, perplexe.
— Quoi ? s’enquit-elle.
— Pardon. (Je m’essuyai les joues et me rassis à côté d’elle.) C’est juste que Daemon
ferait une attaque s’il entendait ça.
Elle grimaça.
— Daemon fait une attaque dès que je montre de l’intérêt pour quelqu’un.
— Avec Archer, c’est légèrement différent, lui expliquai-je calmement.
— Pourquoi ? Parce qu’il est plus âgé ? Il n’est sûrement pas si vieux que ça et c’est
visiblement quelqu’un de bien. Il a risqué sa vie pour vous sauver. Mais, je ne sais pas, il
dégage un truc en plus. Sûrement parce qu’il est militaire.
Le moment était sans doute bien choisi pour lâcher la bombe.
— Dee… Archer n’est pas humain.
Elle fronça les sourcils.
— C’est un hybride ? OK, ça paraît logique.
— Euh, non. Il… Il est encore autre chose. Il fait partie de ce qu’on appelle les Origines.
C’est l’enfant d’un Luxen et d’une hybride.
Elle haussa les épaules.
— Et alors ? Je suis une extraterrestre. Je suis mal placée pour juger.
Je souris. En un sens, j’étais contente qu’elle recommence à s’intéresser aux garçons
après la mort d’Adam.
— Encore une chose. Fais attention à tes pensées quand tu es près de lui.
— Pourquoi ?
— Les Origines ont des pouvoirs étonnants, lui répondis-je. (Ses yeux s’arrondirent
comme des soucoupes.) Il est capable de lire dans tes pensées sans que tu t’en aperçoives.
Tout à coup, Dee rougit comme une tomate.
— Oh, mon Dieu !
— Quoi ?
Elle enfouit son visage entre ses mains.
— Quand on était en bas, tout à l’heure, je n’ai pas arrêté de l’imaginer à poil !
*
* *
Après avoir enfilé une vieille robe en éponge qui avait le mérite de dissimuler mes
cicatrices, je rejoignis Dee et les autres au rez-de-chaussée. Un dîner extravagant s’ensuivit,
composé de fruits juteux dont je ne connaissais même pas l’existence, de pièces de viande
savoureuses et d’une salade servie dans le plus grand saladier que j’aie jamais vu. Je
mangeai plus que ce qui était sans doute humainement possible, chipant même un peu de
viande grillée dans l’assiette de Daemon. Bethany s’était jointe à nous. Quand elle m’avait
vue, elle m’avait aussitôt prise dans ses bras. Même si elle était épuisée, elle paraissait en
bonne santé et son appétit rivalisait avec le mien.
Daemon poussa son assiette vers moi du bout du doigt.
— Si tu continues, Lyla n’aura plus rien à manger.
Je haussai les épaules et croquai dans un morceau de kebab.
— Pour une fois que je mange un truc qui a du goût et qui n’est pas servi sur un
plateau en plastique…
Il grimaça et je regrettai immédiatement mes paroles.
— Je…
— Mange tout ce que tu voudras, me dit-il en détournant les yeux.
Il remplit mon assiette de brochettes, de grappes de raisin et de rôti de porc. Si je
mangeais tout ça, il allait falloir me faire rouler pour sortir de la pièce. Quand je relevai la
tête, je croisai le regard de Dawson. Il avait l’air… très triste.
Je posai la main sur le genou de Daemon, sous la table. Il tourna la tête vers moi. Une
mèche de cheveux bruns tombait sur son front. En me voyant sourire, il se détendit de
nouveau.
Pour le rassurer, je mangeai au maximum. Et à la fin du repas, il avait retrouvé son
charme et son arrogance habituels.
Après, notre petit groupe sortit dans le jardin. Daemon s’allongea avec joie sur les
coussins blancs d’une chaise longue et je m’assis au niveau de ses jambes. La conversation
resta légère. Tout le monde en avait besoin. Luc et Paris étaient là. Archer aussi. Même Ash
et Andrew faisaient un effort.
Enfin, ils ne m’adressaient pas la parole mais ils participaient lorsque Daemon, Dawson
ou Matthew émettait un commentaire. Personnellement, je ne parlai pas beaucoup. J’étais
trop occupée à observer Bethany et Dawson.
Ils étaient tout simplement adorables.
Beth était assise sur les genoux de Dawson, la tête appuyée contre son épaule. Il ne
cessait de lui caresser le dos et, de temps en temps, il lui murmurait quelque chose à l’oreille
qui la faisait sourire ou rire doucement.
Quand je ne les regardais pas, j’observais Dee.
Tout au long de la soirée, elle s’était rapprochée petit à petit de l’endroit où Archer
discutait avec Lyla. Dans ma tête, je comptais les minutes jusqu’à ce que Daemon s’en rende
compte.
Vingt au total.
— Dee, coupa-t-il soudain. Tu ne veux pas aller me chercher un verre ?
Sa sœur se figea à mi-chemin entre la table du patio et le brasero. Ses yeux lumineux se
plissèrent.
— Pardon ?
— J’ai soif. Sois gentille et apporte à boire à ton pauvre frère.
Je me tournai vers Daemon pour lui adresser un regard noir. Il haussa un sourcil avant
de nouer ses mains derrière sa tête. Je reportai alors mon attention sur Dee.
— Ne fais surtout pas ce qu’il te dit.
— Je n’en avais pas l’intention, répliqua-t-elle. Il a des jambes.
Daemon ne lâcha pas le morceau pour autant.
— Alors, viens un peu ici pour passer du temps avec moi.
Je levai les yeux au ciel.
— Je ne crois pas qu’il y ait assez de place pour moi sur cette chaise longue, répondit
Dee en croisant les bras. Même si je vous aime tous les deux, je n’ai pas envie d’être aussi
près de vous.
À présent, tout le monde écoutait la conversation.
— Tu es ma sœur, je peux te faire de la place, dit-il d’une voix enjôleuse.
— C’est ça. (Elle se retourna et traversa le patio. Puis, après avoir attrapé une chaise,
s’installa à côté d’Archer et lui tendit la main.) Je ne crois pas qu’on ait été présentés.
Archer regarda sa main délicate avant de jeter un discret coup d’œil en direction de
Daemon. Puis il la lui serra.
— Non, je ne crois pas non plus.
L’alien qui me servait de petit ami se crispa. Seigneur.
— Je m’appelle Dee Black. Je suis la sœur de ce crétin, plus connu sous le nom de
Daemon. (Elle afficha un grand sourire.) Mais tu le sais sûrement.
— Que c’est un crétin ou qu’il est ton frère ? demanda Archer d’une voix innocente.
Dans tous les cas, la réponse est oui.
Je m’étouffai sur un éclat de rire.
Derrière moi, je sentis de la chaleur émaner du corps de Daemon.
— Est-ce que je suis aussi celui qui va te mettre un pain si tu ne lâches pas la main de
ma sœur immédiatement ? Un indice, la réponse est oui aussi.
Dawson ricana.
Je ne pus m’empêcher de sourire. Certaines choses ne changeaient pas, comme le côté
surprotecteur super énervant de Daemon, par exemple.
— Ne fais pas attention à lui, soupira Dee. Il aime bien être malpoli.
— Ça, je peux le confirmer, ajoutai-je.
Daemon me donna un léger coup de pied sur la hanche. Quand je me retournai vers
lui, il me fit un clin d’œil et me dit à voix basse :
— Il est hors de question que ces deux-là fricotent ensemble.
Archer ne lâcha pas la main de Dee pendant qu’il discutait avec elle. Je me demandai
s’il le faisait exprès pour énerver Daemon ou par simple envie. Daemon ouvrit la bouche
pour faire un commentaire déplacé.
Je lui saisis la cheville.
— Laisse-les tranquilles.
— Et puis quoi encore ?
Je glissai les doigts sous son jean en le regardant dans les yeux.
— S’il te plaît ?
Ses yeux verts brillants se plissèrent.
— Allez…, insistai-je.
— J’aurai une compensation ?
— Seulement si tu es sage.
— Je suis toujours sage.
Il se redressa et plaça une jambe de chaque côté des miennes. Puis il passa les bras
autour de ma taille et posa le menton sur mon épaule. Je tournai la tête vers lui. Lorsque
ses lèvres effleurèrent ma joue, je frissonnai.
— J’ai vraiment besoin d’une compensation, murmura-t-il. Alors, tu en dis quoi ?
— Laisse-les tranquilles et on verra, répondis-je, le souffle court.
— Hmmm… (Il me serra contre lui.) Tu es dure en affaires.
Une image très sexy me vint à l’esprit. Je rougis.
Daemon se recula légèrement, la tête penchée sur le côté.
— À quoi tu penses, Kitten ?
— À rien, répondis-je en me mordant les lèvres.
Il n’eut pas l’air convaincu.
— Aurais-tu des pensées impures à mon sujet ? Je suis choqué.
— Des pensées impures ? répétai-je en gloussant. Je n’irais pas jusque-là.
Les lèvres de Daemon effleurèrent le lobe de mon oreille. Un nouveau frisson descendit
le long de mon échine.
— Moi, j’irais jusque-là et plus loin encore…
Tandis que je secouais la tête, je me rendis compte que Daemon ne pensait plus du tout
à sa sœur. Elle me devait une fière chandelle. Non pas qu’être dans les bras de Daemon et
sentir son corps musclé contre moi soit une corvée… Il jouait à présent avec le bas de ma
robe et sa main caressait paresseusement ma cuisse.
Dawson et Beth furent les premiers à aller se coucher. Quand ils passèrent devant
nous, Beth me sourit et me souhaita une bonne nuit d’une voix douce. Matthew et Lyla les
suivirent de près et prirent chacun une direction différente. De toute façon, je ne pouvais
pas les imaginer ensemble. Ça aurait été répugnant. Matthew avait été mon prof !
À la tombée de la nuit, tout le monde rentra, y compris Archer et Dee. Lorsqu’ils furent
dans la véranda, Daemon étira le cou au maximum pour voir ce qu’ils faisaient, à tel point
que je crus qu’il allait se faire le coup du lapin. Et puis, ça ne servait à rien, étant donné
qu’ils montaient tous les deux à l’étage.
Je préférai garder cette information pour moi au cas où il déciderait d’aller les séparer.
Nous nous retrouvâmes donc seuls, tous les deux, dans le jardin, à contempler les
étoiles. Je m’assis sur ses genoux et posai la tête contre son épaule. De temps à autre, il
déposait un baiser sur mon front, ma joue… mon nez. Et chaque fois, j’avais l’impression
qu’il effaçait une minute que j’avais passée avec le Dédale. Ses baisers avaient réellement le
pouvoir de changer des vies. Je ne l’aurais jamais avoué, bien sûr. Son ego était déjà bien
assez développé comme ça.
Nous ne parlions pas. Il y avait trop à dire et en même temps, pas assez. Nous nous
étions échappés de la Zone 51 et nous étions en sécurité… mais pour combien de temps ? Le
Dédale était à notre recherche. Nous ne pouvions pas rester ici éternellement. C’était
beaucoup trop proche de la Zone 51 et la communauté était beaucoup trop vaste pour que
l’on fasse confiance à tout le monde. Luc avait récupéré le LH-11 et nous ignorions pour
quelles raisons il le voulait et ce dont il était capable. Par ailleurs, il y avait les hybrides et
les Luxens qui étaient toujours dans cette base et les enfants… les enfants aux pouvoirs
incroyables.
J’ignorais ce qui nous attendait à présent. Cette seule pensée me terrifiait. Nous n’étions
même pas sûrs de vivre jusqu’au lendemain. Nos heures étaient peut-être comptées. Le
souffle court, je me tendis. Ces instants que nous vivions pouvaient être les derniers.
Daemon resserra son étreinte autour de moi.
— À quoi penses-tu, Kitten ?
Je faillis lui mentir mais, la vérité, c’était que je n’avais plus envie de me montrer forte.
Je ne voulais pas faire semblant de contrôler la situation, alors que c’était complètement
faux.
— J’ai peur.
Il me serra contre son torse et pressa sa joue contre la mienne. Sa barbe naissante me
chatouilla. Je ne pus m’empêcher de sourire.
— C’est normal.
Je fermai les yeux en frottant ma joue contre la sienne. J’allais sans doute être irritée
demain, mais ça en valait la peine.
— Et toi, tu as peur ?
Daemon rit doucement.
— Moi ? Bien sûr que non !
— Tu es bien trop cool pour ça ?
Il m’embrassa sous l’oreille, à un endroit très sensible qui me fit frissonner.
— Tu apprends vite. Je suis fier de toi.
Je m’esclaffai.
Daemon se raidit tout à coup, comme chaque fois que je riais. Puis il me serra tellement
fort contre lui que je gémis de surprise.
— Excuse-moi, murmura-t-il en effleurant mon cou du bout du nez. Je t’ai menti.
— Quoi ? Tu n’es pas fier de moi ? le taquinai-je.
— Non. Tu m’émerveilleras toujours, Kitten.
Mon cœur fit une petite danse de la joie. J’ouvris les yeux.
Il laissa échapper un soupir tremblant.
— Quand ils t’ont capturée, je ne savais pas où tu étais. J’étais terrifié. Je craignais de
ne plus jamais te revoir, de ne plus jamais te toucher. Puis je t’ai retrouvée. Et cette fois,
j’avais peur de ne plus jamais t’entendre rire, de ne plus jamais voir ton magnifique sourire.
Alors, oui, je t’ai menti. Et je continue. Parce que je suis terrifié.
— Daemon…
— Si tu savais à quel point j’ai peur de ne jamais pouvoir me faire pardonner, de ne
jamais pouvoir te rendre ta vie d’avant et…
— Arrête, murmurai-je en réprimant mes larmes.
— Je t’ai tout pris : ta mère, ton blog, ta vie ! À tel point que tu en es venue à apprécier
de manger quelque chose juste parce que ce n’est pas servi sur un plateau en plastique. Et
ton dos… (Il serra soudain les dents, puis secoua la tête.) Je n’ai pas la moindre idée de la
façon dont je vais arranger tout ça, mais je le ferai. Je te protégerai. Je te construirai un
futur auquel tu pourras t’accrocher. (Il prit une grande inspiration, en même temps que
moi.) Je te le promets.
— Daemon, ce n’est pas…
— Excuse-moi, dit-il encore une fois, d’une voix brisée. C’est… Tout ceci, c’est ma faute.
Si je…
— Ne dis pas ça, l’interrompis-je. (Je me retournai pour m’asseoir sur ses genoux. Ma
robe se souleva. Je pris son visage entre mes mains.) Rien de tout ça n’est ta faute, Daemon.
Rien du tout.
— Ah bon ? me demanda-t-il d’un ton grave. C’est pourtant moi qui t’ai transformée.
— Si tu ne l’avais pas fait, je serais morte. Tu m’as sauvé la vie. Tu ne l’as pas gâchée.
Il secoua la tête. Des mèches de cheveux bruns tombèrent sur son front.
— J’aurais dû t’empêcher de t’approcher. J’aurais dû faire en sorte qu’il ne t’arrive rien,
dès le début.
Ses paroles me brisaient le cœur.
— Daemon, écoute-moi. Ce n’est pas ta faute. Je ne retournerais en arrière pour rien
au monde, d’accord ? Les choses ne se sont pas passées comme on l’aurait voulu, c’est vrai,
mais si c’était à refaire, je n’hésiterais pas un seul instant. J’essaierais de changer certains
détails, bien sûr, mais pas toi. Jamais toi. Je t’aime. Ça ne changera jamais.
Il entrouvrit les lèvres et respira fort.
— Dis-le encore une fois.
Je traçai sa lèvre inférieure du bout des doigts.
— Je t’aime.
Il me mordilla un doigt.
— Le reste aussi.
Je me penchai en avant pour l’embrasser sur le nez.
— Je t’aime. Ça ne changera jamais.
Sa main remonta le long de mon dos et s’arrêta sous mes omoplates. L’autre vint se
glisser derrière ma nuque. Il me regarda alors dans les yeux.
— Je ne veux que ton bonheur, Kitten.
— Je suis heureuse, lui dis-je en caressant à présent sa joue. C’est toi qui me rends
heureuse.
Il baissa la tête et embrassa chacun de mes doigts. Sous moi, tout autour de moi, je
sentis ses muscles se tendre. Puis il approcha sa bouche de mon oreille et me murmura
d’une voix rauque :
— J’ai envie de te rendre encore plus heureuse…
Mon cœur se gonfla.
— Encore plus ?
Ses mains se posèrent soudain sur mes cuisses, avant de glisser sous le tissu de ma robe.
— Incroyablement, follement heureuse.
Je n’arrivais plus à respirer.
— Toi et ton amour pour les adverbes…
Quand ses doigts s’aventurèrent un peu plus haut, j’eus soudain très chaud.
— Tu adores que j’utilise des adverbes, avoue-le.
— Peut-être.
Ses lèvres tracèrent un chemin enflammé le long de ma gorge.
— Laisse-moi te rendre incroyablement et follement heureuse, Kat.
— Maintenant ?
Ma voix était tellement éraillée que c’en était gênant.
— Maintenant, grogna-t-il.
Je pensai à toutes les personnes qui se trouvaient dans la maison, mais cette pensée fut
rapidement éclipsée par la sensation de sa bouche contre la mienne. J’avais l’impression que
ça faisait une éternité qu’il ne m’avait plus embrassée. Sa main se perdit dans mes cheveux
et notre baiser se fit plus profond. Il passa ensuite un bras autour de ma taille, avant de se
redresser, mes jambes nouées autour de ses hanches.
— Je t’aime, Kitten. (Un autre baiser ardent m’embrasa de l’intérieur.) Et je veux te le
montrer.
Daemon
Je la serrai un peu plus fort dans mes bras, en attendant qu’elle accepte de venir avec
moi. Je ne pensais pas qu’elle allait refuser, et très sincèrement, ce n’était pas le problème.
Après tout ce qui s’était passé, je voulais surtout m’assurer qu’elle était prête. Les phares qui
nous avaient interrompus la fois précédente n’avaient été, à bien y réfléchir, qu’une raison
parmi tant d’autres. Si elle ne se sentait pas prête, je patienterais. Le simple fait de la tenir
dans mes bras était déjà merveilleux.
Mais je devrais d’abord prendre une longue douche froide.
La sensation de son corps délicat contre le mien était une véritable torture. Je n’avais
jamais désiré personne d’autre avec une telle ferveur.
Kat releva la tête et me regarda dans les yeux. Tout ce que j’avais besoin de voir, tout
ce que j’avais besoin de croire se reflétait dans ses iris.
— Oui.
Alors, je ne perdis pas de temps. Être avec elle de toutes les façons possibles ne
changerait rien aux épreuves terribles que nous avions traversées, mais c’était un début.
— Tiens-toi à moi, lui dis-je avant de cueillir sa réponse avec un baiser.
Elle passa les bras autour de ma nuque et je l’attrapai par les hanches. Lorsque je me
levai, ses jambes se resserrèrent autour de moi. Je réprimai un grognement, mais j’avais
décidé de trouver un lit. Alors, j’avançai sans éloigner mes lèvres des siennes. Je l’embrassai.
Je la dévorai. Et ce n’était toujours pas suffisant. Ce ne serait jamais suffisant.
Je la portai jusque dans la maison, à travers cette succession de pièces inutiles dont je
crus ne jamais voir la fin. Lorsque je me cognai à quelque chose qui valait sans doute une
fortune, Kat gloussa contre moi. Je trouvai les escaliers, les montai sans nous tuer et me
dirigeai vers la chambre où j’avais déposé nos affaires, un peu plus tôt dans la journée.
D’une main, Kat battit l’air derrière elle, jusqu’à trouver la porte, et la referma. Moi, je
me contentai de mordiller sa lèvre inférieure. Le gémissement qui lui échappa fit bouillir
mon sang dans mes veines. À ce rythme-là, j’allais exploser avant qu’il se passe quoi que ce
soit.
Je nous tournai en direction du lit et me détachai de ses lèvres chaudes. Je voulais
retirer ces draps et ce dessus-de-lit et en trouver de plus beaux, de plus doux pour Kat.
Elle déposa un baiser enfiévré contre mon pouls.
Des draps ? Quels draps ?
Je l’allongeai sur le lit et bougeai beaucoup plus lentement que mon corps ne l’aurait
voulu. Elle me sourit avec tendresse. Mon cœur tressaillit. Je m’agenouillai devant elle et
nos yeux se rencontrèrent.
Mon pouls s’était emballé. Je le sentais dans toutes les fibres de mon corps.
— Je ne te mérite pas.
Les mots m’avaient échappé avant que j’aie eu le temps de les arrêter. C’était la stricte
vérité. Kat méritait le monde et bien plus encore.
Elle se pencha en avant et posa une main sur ma joue. Sa caresse me toucha au plus
profond de mon être.
— Tu mérites d’être heureux, me dit-elle.
Je tournai la tête pour lui embrasser la paume. Les mots se bousculaient sur ma langue
mais, quand elle se leva et saisit les extrémités de sa robe, mon cœur s’arrêta. Tout ce que
j’aurais pu dire mourut dans le silence qui venait de s’abattre.
Kat retira sa robe et la laissa tomber sur le sol à côté de moi.
J’étais incapable de bouger. Je n’arrivais même plus à faire fonctionner mes poumons.
Alors, réfléchir, c’était perdu d’avance. Le désir m’embrasait tout entier. Vêtue d’un simple
bout de tissu, les cheveux tombant en cascade sur ses seins nus, elle ressemblait à une
déesse d’un autre temps.
— Tu… Tu es magnifique. (Je me levai lentement et souris en la voyant rougir.) Tu es
vraiment très belle quand tu rougis.
Elle baissa la tête, mais je l’attrapai par le menton pour l’obliger à me regarder dans les
yeux.
— Je suis sérieux. Tu es magnifique.
Un sourire tendre, presque timide, étira ses lèvres.
— La flatterie te mènera loin.
Je ris doucement.
— C’est bon à savoir, parce que je compte aller très loin, justement, et je vais prendre
mon temps.
Ses joues s’empourprèrent de plus belle mais, malgré sa timidité, elle saisit mon tee-
shirt. Je la devançai. Je le retirai et le jetai au même endroit que sa robe. L’espace d’un
instant, on resta immobile, l’un en face de l’autre, sans rien dire. De l’électricité statique
emplit l’air, me donnant la chair de poule. Les pupilles de Kat se dilatèrent.
Je glissai une main derrière sa nuque et la rapprochai de moi avec douceur. Lorsqu’on
se retrouva peau contre peau, un frisson me parcourut et court-circuita mes sens. Ses lèvres
s’ouvrirent dès qu’elles entrèrent en contact avec les miennes ; ses doigts trouvèrent le
bouton de mon jean, tandis que les miens partaient à la découverte de son string délicat.
Je la guidai jusqu’au lit. Quand elle s’allongea, ses cheveux s’étalèrent autour d’elle
comme un halo sombre. Elle m’observait avec intensité, et une faible lumière blanche
semblait émaner de ses yeux.
Son regard me consumait de l’intérieur. Je voulais l’aimer tout entière. J’en avais
besoin. Commençant par le bout de ses orteils, je remontai le long de son corps. Très
lentement. En accordant plus d’attention à certains endroits qu’à d’autres. Comme la courbe
délicate de son pied ou la peau très sensible à l’arrière de ses genoux. L’espace entre ses
cuisses m’attirait à lui et la vallée qu’il renfermait, encore plus. La façon dont son dos se
cambrait, sa respiration haletante, ses légers gémissements, ses doigts qui s’enfonçaient dans
ma peau… tout me bouleversait. Lorsque, plus tard, je remontai enfin jusqu’à ses lèvres, je
plaçai une main de chaque côté de son visage.
Et en la dévisageant, je tombai encore une fois amoureux d’elle. Son sourire me vola
mon cœur et, le souffle court, je la regardai tendre la main vers moi et me toucher. Je
m’écartai le temps d’attraper un préservatif. Quand enfin il n’y eut plus aucun obstacle à
notre union, ma patience vola en éclats. Mes mains étaient partout à la fois et mes lèvres
suivaient leurs traces. J’en voulais plus, toujours plus. Nos corps ondulaient ensemble,
comme si nous n’avions jamais été séparés. Tandis que je l’observais, que je me nourrissais
de ses joues rougies et de ses lèvres gonflées, je compris que jamais je n’avais vécu un
moment aussi beau, aussi parfait de toute ma vie.
Son goût, ses caresses m’enivraient. Seuls les battements de nos cœurs résonnaient,
jusqu’à ce qu’elle crie mon nom. Alors, j’explosai. Une lumière blanche inonda la pièce ; je
ne savais pas si c’était la mienne ou la sienne et ça m’était égal.
Pendant un long moment, je fus incapable de bouger. De toute façon, je n’en avais pas
envie. Ses mains me caressaient le dos et elle haletait contre mon oreille. Malheureusement,
même si elle ne se plaignait pas, je savais que je l’écrasais.
Je me relevai et m’allongeai à côté d’elle, sur le flanc. Mes doigts glissèrent sur ses
côtes, puis ses hanches. Elle se tourna à son tour vers moi et se rapprocha au maximum.
— C’était parfait, murmura-t-elle d’une voix fatiguée.
Je n’arrivais toujours pas à parler. Dieu sait ce que j’aurais été capable de lui dire. Je
déposai un baiser sur son front humide. Elle laissa échapper un soupir de contentement,
puis s’endormit dans mes bras. J’avais eu tort.
Le moment le plus beau et le plus parfait, c’était celui-ci. Et je voulais qu’il dure toute
ma vie.
*
* *
Katy
Le lendemain matin, nos bras et nos jambes étaient emmêlés et le drap était enroulé
autour de mes hanches. Il me fallut jouer d’ingéniosité pour me libérer de l’étreinte de
Daemon. Une fois debout, je m’étirai en levant les bras en l’air. Je soupirai d’aise. C’était de
la bonne fatigue.
— Hmmm. Sexy.
J’ouvris vivement les yeux. Surprise, j’attrapai aussitôt le drap pour me couvrir.
Daemon fut plus rapide et me prit la main. Le visage en feu, je plongeai mon regard dans le
sien.
— Quoi ? murmura-t-il avec paresse. Tu fais ta timide ? J’ai déjà tout vu, tu sais.
La chaleur descendit le long de ma gorge et ma peau me picota. Daemon avait raison.
Je n’avais pas fait preuve de la moindre pudeur la veille mais… quand même. La lumière du
jour filtrait à travers les fenêtres. Je saisis le drap et me couvris avec.
Il fit la moue. C’était incroyable à quel point il pouvait rendre la chose sexy.
— C’est une façon de conserver le mystère, lui dis-je.
Son rire rauque me fit frissonner. Il avança vers moi et m’embrassa sur le nez.
— Le mystère, ça ne m’intéresse pas beaucoup. J’ai envie de connaître intimement le
moindre de tes grains de beauté, la moindre courbe de ton corps.
— Ce n’est pas ce que tu as fait hier soir ?
— Non, répondit-il en secouant la tête. C’était notre première rencontre. Je ne connais
pas encore leurs rêves et leurs espoirs.
Je ris.
— N’importe quoi.
— Non, c’est vrai.
Il roula sur le côté, repoussa le drap et posa les pieds par terre.
J’écarquillai les yeux.
Complètement nu, il se leva avec grâce, sans la moindre gêne. Levant les bras en l’air,
il s’étira. Les muscles de son dos roulèrent sous sa peau et son ventre se tendit, capturant
mon attention pendant un très long moment. Sans doute trop.
Au bout de quelques instants, je relevai les yeux. Nos regards se rencontrèrent.
— Les caleçons, ça existe, tu sais ? Tu devrais essayer, un jour.
Il m’adressa un regard enjôleur avant de se retourner.
— Tu serais tellement déçue ! C’est quand même la vue à laquelle tu auras droit tous
les jours à partir de maintenant.
Mon cœur tressaillit.
— Tes fesses ? Waouh… Où est-ce qu’on signe ?
Il rit encore une fois avant de disparaître dans la salle de bains. J’avais très chaud,
alors je fermai les yeux. Tous les jours ? Pour toujours ? Mon ventre se serrait agréablement
et ça n’avait rien à voir avec sa nudité. Me réveiller aux côtés de Daemon ? M’endormir avec
lui ?
Tout à coup, la porte s’ouvrit de nouveau et je rouvris les paupières. Daemon se frottait
les yeux. Je le dévorai du regard, surtout certaines parties de son anatomie. C’était un peu
comme lorsqu’on dit à quelqu’un de ne pas regarder quelque chose. Quoi qu’on fasse, on
finit toujours par craquer.
Il baissa le bras.
— Attention, tu baves un peu.
— Hein ? Pas du tout. (Mais comme je n’étais pas si sûre de moi, je remontai le drap
sur mon visage.) Cette remarque est inconvenante de la part d’un gentleman.
— Je ne suis pas un gentleman.
Il s’approcha de moi et essaya de me découvrir. Je retins le drap, mais notre petite
bataille ne dura pas très longtemps.
— Tu n’as nulle part où te cacher. Je t’ai attrapée.
— Tu racontes n’importe quoi.
— Au moins, moi, je ne bave pas.
Il jeta le drap de l’autre côté de l’énorme lit, puis m’examina avec attention. Je me
sentis fondre.
— Bon d’accord. Peut-être que je bave un peu.
Ma tête allait exploser avant même le petit déjeuner.
— Arrête…
— Je ne peux pas m’en empêcher.
Il posa une main à côté de mes hanches et se pencha en avant pour passer ses doigts
sur mon menton.
— Tiens, j’ai essuyé ta bave.
J’éclatai de rire avant de le repousser gentiment.
— Tu as vraiment un ego démesuré.
— Il paraît, oui.
Il se pressa contre moi jusqu’à ce que je m’allonge, puis soutint son poids sur ses bras. Il
baissa alors la tête et effleura mes lèvres avec les siennes.
— Un bisou ?
Je l’embrassai chastement.
— Voilà.
Il releva la tête en grimaçant.
— Je ne suis pas ta grand-mère.
— Quoi ? Tu en veux un autre ? (J’étirai le cou et fis claquer un peu plus mon baiser.)
C’était mieux ?
— Non, c’était nul.
— Ce n’est pas très gentil.
— Essaie encore, me dit-il, les pupilles dilatées.
J’en eus le souffle coupé.
— Je ne sais pas si tu le mérites. Après tout, tu m’as dit que le précédent était nul.
La façon dont il bougea ses hanches me fit hoqueter de surprise.
— Si, me répondit-il d’un air arrogant. Je le mérite.
Oui. Il le méritait. Je l’embrassai encore une fois, mais m’écartai avant qu’il puisse
l’approfondir. Il grimaça de plus belle. Je souris.
— Voilà, tu ne mérites pas plus.
— Je ne suis absolument pas d’accord.
Du bout des doigts, il me caressa le bras, puis les côtes. La sensation légère, comme une
plume, se poursuivit sur mon ventre, puis plus bas. Le tout, sans me quitter des yeux.
— Essaie encore.
Comme je ne réagissais toujours pas, il bougea la main d’une façon experte. Mon cœur
s’emballa. Un peu étourdie, je relevai la tête et l’embrassai de nouveau en me concentrant
sur sa lèvre inférieure en particulier. Lorsque je fis mine de reculer, il posa la main sur ma
nuque pour m’en empêcher.
— Non, dit-il d’une voix rauque. C’était à peine mieux. Je vais te montrer.
L’intensité de son regard me fit frissonner. Mon corps tout entier se tendit.
— Ce serait peut-être mieux, oui.
Et il s’y employa, à la perfection. La nuit dernière avait été tendre, lente et tout
simplement parfaite. Ce baiser-là était différent, mais tout aussi troublant. Chaque caresse,
chaque effleurement était passionné. Des sensations brutes s’étaient emparées de nous et ne
cessaient de croître. Daemon ondula contre moi, puis en moi, attisant le feu dans mes veines
jusqu’à le transformer en une tempête incontrôlable. Je m’accrochai désespérément à lui
lorsque la tension accumulée se libéra dans un déferlement de plaisir. Alors, les contours de
son corps s’illuminèrent et les derniers vestiges de sa retenue cédèrent.
Ni lui ni moi ne bougeâmes pendant ce qui parut durer une éternité. Nos hanches
étaient toujours soudées. J’avais les bras noués autour de son cou. L’une de ses mains
reposait sur ma joue, l’autre sur ma hanche. Quand, au bout d’un moment, il roula sur le
côté, il m’emporta avec lui. Il n’avait pas le choix. Je refusais de le lâcher. Je n’en avais pas
la moindre envie. Je voulais appuyer sur le bouton « pause » et rester avec lui ainsi,
éternellement. Parce que, à l’instant où nous quitterions ce lit, cette chambre, la réalité nous
attendrait. Des décisions irréversibles devraient être prises.
Je repensai alors à ce que Daemon avait dit. Au « toujours » qui avait été sous-entendu.
Quelles que soient les épreuves qui nous attendaient, nous y ferions face ensemble. Et ça me
suffisait.
— À quoi penses-tu, Kitten ? me demanda-t-il, en repoussant une mèche de cheveux
qui était tombée en travers de ma joue.
J’ouvris les yeux et lui souris.
— Je réfléchissais aux décisions qu’on va devoir prendre.
— Moi aussi. (Il m’embrassa.) Mais je crois qu’on ferait bien de se doucher et de se
changer avant de s’y intéresser de plus près.
Je ris.
— Tu as raison.
— Je t’ai dit que j’aimais t’entendre rire ? Peu importe. Je vais te le dire encore une fois.
J’aime t’entendre rire.
— Et moi, je t’aime, tout court. (Je pressai mes lèvres contre les siennes, avant de
m’asseoir en emportant les draps avec moi.) Prem’s pour la douche !
Daemon se hissa sur un coude.
— On peut toujours la prendre ensemble.
— Et après, il faudra en reprendre une… (J’enroulai le drap autour de moi et me
levai.) Je reviens tout de suite.
Il me fit un clin d’œil.
— Je t’attends.
*
* *
Daemon
Si j’avais eu le moindre doute quant au fait que Kat était la femme parfaite, il se serait
envolé à cet instant. Sa douche avait duré moins de cinq minutes. Remarquable. Je ne
savais même pas que c’était possible. Pour Dee, une douche rapide durait une quinzaine de
minutes.
Kat sortit de la salle de bains, enroulée dans une serviette, en se séchant les cheveux.
Quand elle tourna la tête vers le lit, ses joues s’empourprèrent joliment.
Je suppose que j’aurais pu enfiler un pantalon mais, si je l’avais fait, je n’aurais pas pu
me délecter de son petit air gêné.
Je me levai et me dirigeai à mon tour vers la salle de bains. Quand je la dépassai, je lui
pinçai la joue. Elle rougit davantage. Je ris tandis qu’elle marmonnait quelque chose de très
peu féminin dans sa barbe.
La salle de bains était bien chaude et pleine de vapeur. Une fois sous la douche, avec
l’eau qui coulait sur mon visage, je repensai à la nuit dernière, à ce matin. Mes souvenirs me
ramenèrent alors en arrière, à la première fois que je l’avais vue sortir de chez elle et venir
chez nous pour me demander son chemin. Même si je n’avais pas voulu l’admettre à ce
moment-là, elle m’avait déjà attrapé dans ses filets et je n’avais pas voulu m’en défaire.
À partir de là, mon cerveau divagua, faisant remonter à la surface des choses que
j’avais pratiquement oubliées. Kat, énervée, dans son jardin, qui avait accepté de
m’accompagner au lac, le jour où Dee avait caché mes clés. Comme si j’avais besoin de clés
pour me déplacer. À bien y réfléchir, je cherchais déjà des raisons pour passer du temps
avec elle. On avait tant de souvenirs en commun. Comme, par exemple, la fois où elle s’était
transformée en ninja face à un Arum, après le bal de promo. Elle s’était mise en danger
pour moi alors que je m’étais conduit comme un salaud avec elle. Et la nuit d’Halloween ?
Elle serait morte pour Dee et moi.
Je serais mort pour elle.
Et maintenant, qu’allait-il se passer ? Je ne parlais pas seulement de l’endroit où on
allait se cacher. Nous nous étions déjà sacrifiés l’un pour l’autre et nous allions continuer.
Quelle était l’étape suivante ? Je repensai au trajet en voiture pour venir jusqu’ici et à ce qui
m’était venu à l’esprit en regardant sa main gauche.
Mon cœur se mit à battre bizarrement dans ma poitrine, à mi-chemin entre la crise de
panique et l’excitation la plus totale. Je me plaçai de nouveau sous le jet d’eau. Un
sentiment grandissait au fond de moi, prenait tellement de place que je ne pouvais pas
l’ignorer. Je serrai les poings contre la paroi de la douche.
Merde.
Est-ce que je songeais réellement à ça ? Oui. Est-ce que j’en avais envie ? Plus que tout
au monde. Était-ce la chose la plus dingue que j’avais jamais faite ? Sans aucun doute. Est-
ce que ça allait m’arrêter ? Non. Est-ce que j’allais vomir ? Normalement, non.
Ça faisait plus de quinze minutes que j’étais sous la douche.
J’étais pire qu’une fille.
Lorsque je coupai l’eau, le sentiment d’excitation et de panique grandit encore. Ma
main tremblait légèrement et je plissai les yeux.
Il fallait que j’y réfléchisse sérieusement.
Mais à quoi bon ? Quand j’avais une idée en tête, j’allais toujours jusqu’au bout. Et ma
décision était prise. Pas la peine de tourner autour du pot. Mon cœur me disait de le faire.
J’en mourais d’envie. C’était tout ce qui importait.
J’étais amoureux d’elle et je le serais toujours.
Après avoir enroulé une serviette autour de mes hanches, je retournai dans la chambre.
Kat était assise sur le lit en tailleur, vêtue d’un jean et de son tee-shirt qui disait : « Mon blog
est meilleur que ton vlog. » Cette vision m’acheva pour de bon.
— Je réfléchissais à un truc…, commençai-je sans avoir réfléchi à ce que j’allais dire.
Dans une journée, il y a quatre-vingt-six mille quatre cents secondes, pas vrai ? Ça fait mille
quatre cent quarante minutes.
Elle fronça les sourcils.
— Si tu le dis. Je te fais confiance.
— Fais-moi confiance. (Je tapai avec un doigt sur le côté de mon crâne.) J’ai des tas de
choses qui ne servent à rien là-dedans. Bref. Tu me suis toujours ? Il y a cent soixante-huit
heures dans une semaine. Et environ huit mille sept cents heures dans une année. Et tu sais
quoi ?
Elle sourit.
— Quoi ?
— Je veux passer chaque seconde, chaque minute, chaque heure avec toi. (Une partie
de moi n’arrivait pas à croire que je venais de dire un truc aussi niais, mais c’était la vérité et
c’était magnifique.) Je veux profiter de toutes les secondes et toutes les minutes d’une année
avec toi. Je veux profiter de toutes les heures d’une décennie avec toi… jusqu’à ce que je ne
puisse plus les compter.
Sa poitrine se souleva vivement et elle me dévisagea, les yeux grands ouverts.
Je fis un pas vers elle, puis mis un genou à terre, dans ma serviette. J’aurais peut-être
dû enfiler un caleçon.
— Et toi ? Tu en as envie ? lui demandai-je.
Kat me regarda dans les yeux et me répondit sans hésiter.
— Oui. J’en ai envie. Tu le sais très bien.
— Super. (Un sourire étira mes lèvres.) Alors, marions-nous.
CHAPITRE 25
Katy
Le temps s’arrêta. Mon cœur cessa de battre, avant de s’emballer. Mon estomac montait
et descendait comme dans des montagnes russes. Je restai plantée là, à regarder Daemon
pendant tellement longtemps qu’il finit par s’impatienter.
— Kitten ? (Il pencha la tête sur le côté. Ses cheveux humides tombèrent sur son front.)
Tu respires, au moins ?
Bonne question. Je n’en étais pas certaine. Je ne pouvais rien faire d’autre que le
dévisager. J’avais sûrement mal entendu. « Marions-nous. » Cette affirmation (car, soyons
clairs, ce n’était pas une question) m’avait prise complètement au dépourvu.
Un sourire moqueur apparut sur son visage.
— Bon. Ton silence dure plus longtemps que je ne l’aurais cru.
Je clignai les yeux.
— Pardon. C’est juste que… qu’est-ce que tu m’as demandé, déjà ?
Il eut un rire rauque, puis tendit la main pour nouer ses doigts aux miens.
— J’ai dit : marions-nous.
Prenant une grande inspiration, je serrai sa main dans la mienne tandis que mon cœur
bondissait de plus belle dans ma poitrine.
— Tu es sérieux ?
— Plus sérieux que jamais, répondit-il.
— Tu t’es cogné la tête, dans la salle de bains ? Parce que tu es resté très longtemps à
l’intérieur.
Daemon s’esclaffa.
— Non. Est-ce que je dois mal le prendre ?
Je rougis.
— Non. C’est juste que… Tu veux m’épouser ? Pour de vrai ?
— On peut se marier pour de faux, Kitten ? (Son sourire s’agrandit.) Bon, ce ne serait
pas officiel, parce qu’on devrait utiliser nos faux papiers, donc, en un sens, ce ne serait pas
« pour de vrai », mais à mes yeux, ça le serait. Je veux t’épouser. Maintenant. Je n’ai pas de
bague à t’offrir, mais je te promets que je t’en achèterai une digne de ce nom lorsque… les
choses se seront calmées. Et puis, on est à Las Vegas. On n’aurait pas pu mieux choisir. Je
veux qu’on se marie, Kat. Aujourd’hui.
— Aujourd’hui ? couinai-je.
Je crus que j’allais m’évanouir.
— Oui. Aujourd’hui.
— Mais on…
Nous étions jeunes, c’est vrai, mais notre âge comptait-il réellement ? J’avais dix-huit
ans, bientôt dix-neuf. Je m’étais imaginé me marier dans la vingtaine, mais nous ignorions
ce que nous réservait l’avenir. Nos vies ne ressemblaient plus à celles du commun des
mortels et la chance n’était pas forcément de notre côté. Si nous ne réussissions pas à nous
cacher et que le Dédale nous capturait de nouveau, nous serions sans doute séparés. À
condition, bien sûr, que nous survivions à tout ça. En d’autres termes : nous n’avions pas le
luxe des années.
— Mais quoi ? me demanda-t-il doucement.
Je n’étais pas certaine que nous avions besoin de tant d’années pour savoir si nous
voulions être ensemble, de toute façon. Je savais que je voulais passer le restant de mes
jours avec Daemon. Mais ce n’était pas aussi simple. Sa décision était peut-être basée sur
autre chose.
Il me serra la main.
— Kat ?
Mon cœur battait la chamade. J’en avais le vertige.
— Est-ce que tu dis ça parce qu’on ne sait pas de quoi demain sera fait ? C’est pour ça
que tu veux m’épouser ? Parce qu’on ne pourra peut-être pas le faire plus tard ?
Il recula légèrement.
— Je ne peux pas te dire que ça ne joue pas. Évidemment. Mais ce n’est pas la seule
raison, ni même la raison principale pour laquelle je veux me marier avec toi. Disons que
c’est un prétexte.
— Un prétexte ? murmurai-je.
Il hocha la tête.
— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour éviter le pire. Je ferai aussi tout ce que
je peux pour qu’on ait le temps de vivre tout ce qu’on a envie de vivre, mais je ne suis pas
assez stupide pour imaginer que tout se passera sans anicroche. Et merde, je ne veux pas
regarder en arrière un jour et me dire que je suis passé à côté de l’occasion de faire de toi
ma femme, de te prouver que je veux vivre ma vie à tes côtés. Que j’ai raté ma chance.
Le souffle coupé, je sentis ma gorge se serrer. Des larmes me brûlaient les yeux.
— Je veux t’épouser parce que je t’aime, Kat. Je t’aimerai toujours. Ça ne changera pas
aujourd’hui ni dans deux semaines. Je t’aimerai autant dans vingt ans qu’à cet instant
précis. (Il se leva et posa une main contre ma joue.) C’est pour ça que je veux qu’on se
marie.
Plusieurs larmes roulèrent sur mes joues. Il en effaça plusieurs avec son pouce.
— Ce sont des bonnes ou des mauvaises larmes ?
— C’était juste… C’était très beau. (Je m’essuyai le visage. J’avais l’impression que je
ressentais tout trop fort et que j’allais faire une crise cardiaque.) Tu veux vraiment qu’on se
marie aujourd’hui ?
— Oui, Kat, je veux vraiment qu’on se marie aujourd’hui.
— En serviette de bain ?
Il releva la tête et laissa échapper un rire rauque.
— Je ferai peut-être l’effort de m’habiller.
Mon cerveau fonctionnait à cent à l’heure.
— Mais, où ?
— Ce ne sont pas les endroits qui manquent à Vegas.
— On ne risque rien ?
Il secoua la tête.
— Je ne crois pas. Il ne faudra pas traîner, c’est tout.
Un mariage éclair à Las Vegas ? Je faillis éclater de rire. Tellement de personnes
venaient se marier ici ! La banalité de la chose me permit de recouvrer un peu mes sens.
Un mariage.
Mon cœur fit un salto.
— Si tu n’es pas prête, ce n’est pas grave. Rien ne nous oblige à le faire, me dit-il en me
regardant dans les yeux. Je ne vais pas me fâcher parce que tu penses que ce n’est pas le
moment… mais je vais quand même te poser la question une dernière fois. Si tu ne te sens
pas de dire « non », ne dis rien du tout, d’accord ? (Il prit une légère inspiration.) Katy
Swartz, acceptez-vous de m’épouser et de faire de moi le plus heureux des hommes ?
Je frissonnai. J’étais tendue des pieds à la tête. Dans mon esprit, je m’étais imaginé une
demande en mariage très différente. Personne n’était vêtu d’une serviette de bain, les
fiançailles duraient longtemps, j’avais le temps de planifier la fête et ma famille et mes amis
étaient présents pour assister à ce moment, mais…
Mais j’étais amoureuse de Daemon. Et comme il l’avait si bien dit, je le serais toujours
autant dans vingt ans. La question ne se posait pas. Les émotions qui l’accompagnaient
étaient peut-être complexes mais la réponse, elle, était simple.
Je respirai profondément et j’eus l’impression que c’était la première fois que je
respirais.
— Oui.
Il me dévisagea d’un air ébahi.
— Oui ?
Je hochai vivement la tête.
— Oui. Je veux me marier avec toi. Aujourd’hui. Demain. Peu importe.
Alors, en un clin d’œil, il se leva et me prit dans ses bras. Il me serra tellement fort que
mes pieds quittèrent le sol. Ses lèvres se posèrent sur les miennes et ce baiser scella notre
promesse avec plus de sincérité qu’aucun certificat de mariage ne pourrait jamais le faire.
Au bout d’un moment, je dus m’écarter pour reprendre mon souffle, les mains posées
sur ses épaules. Une faible lumière blanche et magnifique émanait de son corps. Il me
regardait avec des étoiles dans les yeux. Je souris.
— Alors, qu’est-ce qu’on attend ?
*
* *
Daemon
Je refusai de laisser Kat se changer. J’avais une certaine tendresse pour son tee-shirt.
Après tout, elle le portait lors de notre première rencontre. Alors quoi de plus approprié ?
J’avais l’impression d’avoir gravi l’Everest en une seconde, tandis que j’enfilais
rapidement un jean et un tee-shirt. Bon, d’accord. Peut-être pas si rapidement. Les lèvres de
Kat n’arrêtaient pas de me distraire, parce qu’elles venaient de me dire oui et que je ne
pouvais pas m’empêcher de les toucher.
Lorsqu’on descendit enfin au rez-de-chaussée, Kat avait les lèvres gonflées. Il était
tellement tôt que seule Lyla était réveillée. Je n’eus aucun scrupule à lui demander si l’on
pouvait emprunter sa voiture. Je ne voulais pas que Kat coure jusqu’à Vegas. Lyla accepta
facilement de me céder les clés de sa Jaguar, mais je lui préférai une Volkswagen qui était
remisée dans son garage, avec deux autres voitures. En temps normal, je n’aurais pas raté
l’occasion de conduire une Jaguar, mais elle attirerait trop l’attention.
En toute honnêteté, je ne pensais pas qu’on allait rencontrer le moindre problème. Le
Dédale ne s’attendait sans doute pas à ce qu’on se marie mais, au cas où, je pris l’apparence
du même homme qu’au motel et dénichai un chapeau et des lunettes de soleil pour Katy.
— J’ai l’air d’une fausse star, me dit-elle en se regardant dans le rétroviseur. (Elle se
tourna vers moi.) Et toi, tu es plutôt pas mal…
Je ris.
— Je ne sais pas trop comment je dois prendre ça.
Elle gloussa.
— Dee va nous tuer, tu en as conscience ?
On avait décidé de n’en parler à personne. Matthew n’aurait pas approuvé, Dee aurait
paniqué, et surtout, on avait envie de faire ça tout seuls. C’était notre moment à nous. Un
instant magique que nous ne voulions partager avec personne d’autre.
— Elle s’en remettra, lui dis-je en sachant que ce n’était pas certain.
Dee aurait adoré participer. Elle allait me tuer en apprenant la nouvelle. Je sortis de
l’autoroute, puis posai la main sur la cuisse de Kat.
— Je peux être sérieux cinq minutes ? Une fois que toute cette histoire se sera calmée, si
tu veux un grand mariage, je m’arrangerai pour te l’offrir. Tu n’as qu’un mot à dire.
Elle retira ses lunettes trop grandes.
— Les grands mariages, ça coûte cher.
— J’ai beaucoup d’argent de côté. Suffisamment, en tout cas, pour nous laisser le temps
de décider ce qu’on veut faire. Et plus qu’assez pour payer un mariage.
Elle secoua la tête.
— Je ne veux pas un grand mariage. Je te veux, toi.
Je faillis arrêter la voiture sur le bas-côté pour lui sauter dessus.
— D’accord, mais si tu changes d’avis, mon offre tient toujours.
J’aurais aimé lui offrir la totale : un caillou tellement lourd qu’elle ne parviendrait pas
à lever la main et le plus beau de tous les mariages. Rien de tout cela n’était possible pour
le moment, mais je devais avouer que son désintérêt pour ce genre de choses me plaisait
beaucoup.
Bon, d’accord. Tout ce qu’elle faisait me plaisait, mais là n’était pas la question.
— Tu sais où j’ai envie de me marier ? Me marier. Waouh. Je n’arrive pas à croire que
j’ai dit ça. Bref, reprit Kat, les yeux brillants. Dans cette petite église… celle où tout le
monde se marie à Las Vegas.
Il me fallut un moment pour comprendre de quoi elle voulait parler.
— Tu veux dire la Little White Wedding Chapel ? Celle de Very Bad Trip ?
Kat rit.
— C’est triste que tu ne la connaisses que comme ça, mais oui. Je crois qu’il y en a
plusieurs. Ce serait parfait. Je doute qu’on nous demande autre chose que nos cartes
d’identité et quelques billets.
Je lui souris.
— Tes désirs sont des ordres.
Il ne nous fallut pas longtemps pour rejoindre Las Vegas et nous arrêter devant un
office du tourisme. Kat descendit de voiture pour aller prendre plusieurs brochures. L’une
d’entre elles parlait de la chapelle. Apparemment, les mariages impromptus étaient
monnaie courante. Pas possible…
Nous devions d’abord nous procurer un certificat de mariage.
Elle fronça les sourcils.
— Je n’ai pas envie de le faire sous nos faux noms.
— Moi non plus, lui dis-je en me garant devant le tribunal. (Je ne coupai pas le
moteur.) Mais utiliser nos vraies identités serait trop dangereux. Et puis, pour qu’on puisse
faire valoir ce certificat, il faut que les noms soient les mêmes que sur nos faux papiers. Toi
et moi, on connaîtra la vérité.
Elle hocha la tête, puis attrapa la poignée de la portière, mais ne l’ouvrit pas.
— Tu as raison. Allons-y.
— Hé ! (Je la retins.) Tu es sûre ? Tu veux vraiment le faire ?
Elle se tourna vers moi.
— Certaine. J’en ai envie. Je suis nerveuse, c’est tout. (Elle se pencha vers moi pour
m’embrasser. Le bord de son chapeau effleura ma joue.) Je t’aime. C’est… ce que me dit
mon cœur.
L’oxygène déserta mes poumons.
— Le mien aussi.
Soixante dollars plus tard, nous avions notre certificat de mariage entre les mains et
faisions route vers une chapelle sur le Boulevard. Comme il y avait notre photo sur nos faux
papiers, je devrais reprendre mon apparence habituelle.
Sur la route, j’avais vérifié que l’on ne nous suivait pas. Le problème, c’était qu’à mes
yeux, tout le monde paraissait suspect. Malgré l’heure matinale, les rues grouillaient de
touristes et de locaux qui se rendaient au travail. Je savais que les agents pouvaient se
trouver n’importe où, mais je doutais que l’un d’entre eux se déguise en Elvis ou se cache
dans une chapelle.
Lorsque l’enseigne de la chapelle apparut devant nous, Kat posa la main sur mon bras.
Le cœur à côté du nom était plutôt mignon.
— Ce n’est pas si petit que ça, fit-elle remarquer tandis que j’entrais dans le parking.
Je me garai, puis retirai les clés du contact. Je retrouvai alors l’apparence à laquelle
Kat était habituée.
Un sourire amusé étira ses lèvres.
— C’est mieux.
— Je croyais que l’autre mec n’était pas si mal ?
— Pas autant que toi. (Elle me tapota le genou.) J’ai le certificat.
Je jetai un coup d’œil par la fenêtre. Je n’arrivais pas à croire que nous étions ici. Je ne
regrettais rien, mais je n’arrivais pas à croire que nous allions vraiment le faire, que dans
une heure nous serions mari et femme.
Ou Luxen et hybride, peu importait.
On entra à l’intérieur où la wedding planner nous accueillit. Le certificat, nos cartes
d’identité et une certaine somme d’argent suffisaient pour nous marier. Toutefois, la blonde
platine derrière le comptoir tenta de nous vendre toutes les formules qui existaient, y
compris celles où l’on pouvait louer une robe et un costume.
Kat secoua la tête. Elle avait retiré ses lunettes et son chapeau.
— Nous avons seulement besoin d’une personne pour nous marier, c’est tout.
La blonde nous adressa un sourire ultra-blanc et se pencha au-dessus du comptoir.
— Vous êtes pressés, les amoureux ?
Je passai un bras sur les épaules de Kat.
— On peut dire ça.
— Si vous voulez quelque chose de rapide, sans cloches ni témoins, nous avons le
révérend Lincoln. Sa prestation n’est pas incluse dans le prix. Nous vous demandons de
faire un don.
— Ça ira très bien. (Je me penchai en avant pour embrasser Kat sur le front.) Tu veux
autre chose ? N’hésite pas. Tu peux avoir n’importe quoi.
Kat secoua la tête.
— La seule chose que je veux, c’est toi. Je n’ai besoin de rien d’autre.
Je souris et reportai mon attention sur la blonde.
— Alors, ce sera tout.
La femme se leva.
— Vous êtes adorables, tous les deux. Suivez-moi.
Pendant qu’on avançait dans le « Tunnel de l’Amour », Kat me donna un coup de
hanches. J’avais des tonnes de commentaires mal placés à propos de ce nom, mais je décidai
de les garder pour plus tard.
Le révérend Lincoln était un vieil homme qui ressemblait davantage à un grand-père
qu’à quelqu’un qui mariait les couples à Las Vegas. On discuta avec lui quelques instants,
avant de devoir patienter une vingtaine de minutes, le temps qu’il termine ce qu’il était en
train de faire. Les délais me rendaient parano. Je m’attendais à voir surgir une armée dans
la chapelle d’une seconde à l’autre. Il me fallait à tout prix une distraction.
J’attirai Kat sur mes genoux et passai mes bras autour de sa taille. Pendant qu’on
attendait, je lui expliquai en quoi consistaient les cérémonies de mariage de mon peuple.
Elles n’étaient pas très différentes de celles des humains, mais nous n’échangions pas
d’alliances.
— Vous faites autre chose, à la place ? me demanda-t-elle.
Je recoiffai ses cheveux derrière son oreille en souriant.
— Tu vas trouver ça affreux.
— Je veux savoir quand même.
Mes doigts s’attardèrent sur sa nuque.
— Ça ressemble à un pacte de sang. Nous sommes sous notre vraie forme.
Je parlai à voix basse au cas où quelqu’un nous écouterait, même si je me doutais que
le Tunnel de l’Amour avait sans doute entendu des choses plus étranges.
— On nous pique un doigt et on les presse ensemble. C’est tout.
Elle me caressa doucement la main.
— Ce n’est pas si terrible que ça. J’ai cru que tu allais me dire que vous vous trimbaliez
à poil et que vous deviez consommer votre mariage devant tout le monde.
Je pressai mon front contre son épaule en riant.
— Tu as vraiment l’esprit mal placé, Kitten. C’est pour ça que je t’aime.
— Que pour ça ?
Elle baissa la tête de façon à coller sa joue à la mienne.
Je la serrai un peu plus fort.
— Tu sais bien que non.
— On pourra le faire, plus tard ? Ce que fait ton peuple ? me demanda-t-elle en tapant
un doigt contre mon torse. Quand les choses se seront calmées ?
— Si c’est ce que tu veux.
— Oui. Je pense que ça rendrait la situation plus réelle.
— Mademoiselle Whitt ? Monsieur Rowe ? (La blonde réapparut sur le seuil. Elle avait
sûrement un nom, mais j’étais incapable de m’en souvenir.) Tout est prêt.
Après avoir aidé Kat à se mettre debout, je lui pris la main. La chapelle en elle-même
était plutôt jolie. Il y avait suffisamment de place pour des invités, si on en voulait. Des roses
blanches étaient disséminées un peu partout : en bout de bancs, en bouquet dans les coins,
pendus au plafond et placés sur deux piédestaux à l’avant. Le révérend Lincoln se tenait au
milieu, avec une bible à la main. En nous voyant, il nous sourit.
Nos pas ne faisaient aucun bruit sur le tapis rouge. De toute façon, avec le boucan que
faisait mon cœur, je ne les aurais pas entendus. On vint se poster devant le révérend. Il dit
quelque chose. Je hochai la tête sans avoir vraiment entendu. On nous demanda ensuite de
nous faire face, puis de nous prendre les mains.
Le révérend Lincoln continua de parler, mais j’avais l’impression d’être devant le
professeur de Charlie Brown car je ne comprenais aucun des mots qu’il prononçait. J’avais
les yeux rivés sur le visage de Kat. Mon attention tout entière était focalisée sur la sensation
de ses mains dans les miennes, sur la chaleur de son corps près du mien. Un moment après,
j’entendis tout de même les paroles les plus importantes.
— Je vous déclare à présent mari et femme. Vous pouvez embrasser la mariée.
Je crus que mon cœur allait exploser. Kat me regardait avec des yeux remplis de larmes
de joie. L’espace d’un instant, je fus incapable de bouger. J’avais l’impression d’être
paralysé. Puis je pris son visage entre mes mains et renversai légèrement sa tête en arrière.
Et je l’embrassai. Je l’avais embrassée des milliers de fois avant ça, mais ce baiser… ce baiser
était différent. Je ressentis le contact de ses lèvres, son goût, jusqu’au plus profond de mon
être, où il sembla marquer mon âme.
— Je t’aime, lui dis-je entre deux baisers. Je t’aime tellement.
Elle posa les mains sur mes hanches.
— Je t’aime aussi.
Je souris, puis me mis à rire comme un idiot et ça m’était bien égal. Je la pris dans mes
bras et posai sa tête contre mon torse. Nos cœurs battaient la chamade, en tandem. Nous
étions en tandem. En cet instant, tout ce que nous avions traversé, tout ce que nous avions
perdu ou abandonné n’avait plus d’importance. Car ce qui importait, ce qui importerait
toujours, c’était ce lien qui nous unissait.
CHAPITRE 26
Katy
J’avais l’impression d’être l’un de ces personnages de dessin animé qui levait la jambe
lorsque le Prince charmant l’embrassait. Le bonheur me montait à la tête. Je ne me pensais
pas capable de ressentir une telle plénitude. Ce n’était pourtant qu’un simple morceau de
papier que je tenais à la main. Un certificat de mariage avec des noms qui n’existaient pas
vraiment.
Pourtant, il n’y avait jamais rien eu d’aussi important.
C’était le plus beau jour de ma vie.
Je n’arrêtais pas de sourire et j’étais incapable de me débarrasser de la boule
d’émotions qui s’était logée dans ma gorge. Depuis que nous avions échangé nos vœux,
j’étais toujours à deux doigts de pleurer. Daemon devait me prendre pour une folle.
Au moment de partir, la blonde de l’accueil nous arrêta. Elle nous tendit une photo.
— Cadeau de la maison, dit-elle en souriant. Vous formez un très beau couple. Ce
serait dommage de ne pas garder un souvenir de ce moment.
Daemon jeta un œil par-dessus mon épaule. C’était une photo de notre baiser, le
premier en tant que couple marié.
— Mon Dieu, lui dis-je en me sentant rougir. On dirait qu’on est en train de se dévorer.
Il rit.
La blonde sourit avant de s’écarter.
— C’est le genre de passion qui dure toute la vie. Vous avez de la chance.
— Je sais.
Malgré tout ce qui nous arrivait, j’avais conscience d’avoir une chance inouïe. Je levai la
tête vers mon… mon mari. Au fond de moi, je savais que ce mariage n’était pas légal, mais
rien ne m’avait jamais semblé plus réel. Les larmes me montèrent de nouveau aux yeux.
— Je sais que j’ai de la chance.
Pour toute réponse, Daemon m’embrassa fougueusement en me soulevant du sol. En
toute autre circonstance, j’aurais été gênée par une telle démonstration en public mais, à cet
instant, je m’en moquais. Complètement.
Sur le chemin du retour, on eut sans doute l’air de deux idiots, main dans la main, à se
regarder toutes les deux secondes. Il nous fallut quelques minutes pour réussir à sortir de la
voiture car, dès qu’il coupa le moteur, on se jeta l’un sur l’autre. Affamés. On était tous les
deux affamés. S’embrasser ne suffisait pas. Je passai par-dessus la boîte de vitesses pour
m’asseoir sur ses genoux, puis glissai mes mains sous son tee-shirt. Ses doigts remontèrent le
long de mon dos avant de s’enfouir dans mes cheveux.
Lorsqu’il recula et appuya la tête contre son siège, je respirai lourdement.
— Bon, fit-il. Si on ne s’arrête pas tout de suite, on va finir par baptiser cette voiture.
Je gloussai.
— Ce ne serait pas très gentil, étant donné qu’elle nous a été prêtée.
— Tu as raison. (Il ouvrit la portière côté conducteur. L’air frais pénétra dans
l’habitacle.) Sors avant que je change d’avis.
Je n’étais pas certaine de le vouloir, mais je me résignai tout de même à descendre de
voiture. Daemon me suivit de près et posa ses mains sur mes hanches tandis qu’on
empruntait la porte qui donnait sur un petit vestibule.
Dès qu’on entra dans la cuisine, Matthew vint à notre rencontre, les yeux brillants de
colère.
— Où étiez-vous passés, tous les deux ?
— Dehors, répondit Daemon.
Il s’interposa comme pour me protéger de Matthew.
— Dehors ? répéta celui-ci d’un air ahuri.
Je pressai le certificat contre ma poitrine.
— Je voulais voir deux ou trois trucs.
Matthew me dévisagea, bouche bée.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de jouer les touristes quand on a la
moitié du gouvernement aux trousses, décréta Archer qui était apparu dans l’embrasure.
Daemon se crispa.
— Tout va bien. Personne ne nous a vus. Maintenant, si vous voulez bien nous
excuser…
Archer plissa les yeux.
— Je n’arrive pas à croire que…
Pendant qu’il parlait, je n’arrêtais pas de chanter « Don’t Cha » des Pussycat Dolls dans
ma tête pour ne pas penser au mariage, mais l’un de nous avait sans doute échoué car, tout
à coup, Archer s’interrompit, visiblement abasourdi. Comme si quelqu’un venait de lui
expliquer qu’il n’avait pas droit à la salade à volonté chez Pizza Del Arte.
Ne dis rien, je t’en prie. Pitié. Je répétai ces mots en boucle dans mon esprit en espérant
qu’il était toujours quelque part dans ma tête.
Les sourcils froncés, Matthew se tourna vers Archer.
— Tout va bien, mon gars ?
Secouant la tête, Archer pivota sur ses talons.
— Ce n’est pas mes affaires, marmonna-t-il.
— Je sais que tu nous en veux, Matthew. On est désolés. On ne le fera plus. (Daemon
tendit la main vers la mienne, puis me tira en avant.) Tu pourras nous crier dessus autant
que tu veux dans… cinq ou six heures.
Matthew croisa les bras.
— Qu’est-ce que vous allez faire, en attendant ?
Daemon le dépassa en lui adressant un sourire insolent.
— Si tu savais… (Je lui donnai une tape sur le dos, mais il fit comme si de rien n’était.)
Alors, tes remontrances peuvent attendre quelques heures ?
Matthew n’eut pas l’opportunité de répondre. On se précipita hors de la cuisine, à
travers des pièces inutiles remplies de statues et de tables. Les voix de Dee et Ash retentirent
non loin.
— Il faut qu’on se dépêche, dit Daemon. Sinon, on ne va jamais y arriver.
Même si j’avais hâte de passer du temps avec Dee, je savais pourquoi on courait. À la
moitié des escaliers, Daemon se tourna vers moi et me souleva.
Ravalant un gloussement, je nouai mes bras autour de son cou.
— Tu n’es pas obligé, tu sais ?
— Bien sûr que si ! rétorqua-t-il avant d’avancer à sa vitesse d’extraterrestre.
En quelques secondes, je me retrouvai sur mes pieds, dans la chambre. Il referma la
porte derrière nous.
Nos vêtements ne firent pas long feu. Au départ, nos gestes étaient rapides et
tumultueux. Il se retourna et me força à reculer, jusqu’à ce que je me retrouve coincée entre
la porte et son corps musclé. Tout me semblait différent. Plus sincère. Comme si un morceau
de papier, qui reposait à présent sur le sol, avait tout changé. Et peut-être était-ce le cas.
J’enroulai mes jambes autour de ses hanches et la fièvre nous envahit. Je lui dis que je
l’aimais. Je lui montrai que je l’aimais. Et il fit de même. Lorsqu’on s’allongea enfin sur le lit,
la tendresse et la douceur reprirent le dessus.
Les heures s’écoulèrent. Sans doute plus que les cinq que Daemon avait promises à
Matthew. Personne ne nous interrompit, ce qui était étonnant. J’étais confortablement
installée dans ses bras, la tête posée sur son torse. C’était peut-être idiot, mais j’adorais
entendre son cœur battre.
Daemon jouait avec mes cheveux. Il enroulait des mèches autour de ses doigts, les
lâchait, puis recommençait. Oubliant un instant notre futur immédiat, on discutait de tout
et de rien, de l’avenir dont nous rêvions… du temps où nous allions à la fac, où nous
travaillions.
Où nous avions une vie, tout simplement.
Ça faisait du bien. C’était revigorant.
Mais, au bout d’un moment, mon ventre poussa un grognement digne de Godzilla.
Daemon rit doucement.
— Bon, je crois qu’il va falloir qu’on trouve des trucs à manger avant que tu commences
à me dévorer.
— Trop tard, répondis-je en mordillant sa lèvre inférieure.
Il poussa ce gémissement sexy qui, je le savais, allait mener à des activités qui pouvaient
durer des heures. Aussi mis-je de la distance entre nous, à contrecœur.
— Il faut qu’on descende.
— Pour que tu manges ?
Il s’assit et se passa une main dans les cheveux. Décoiffé ainsi, il était adorable.
— Oui, et aussi pour voir ce que font les autres. (La réalité venait de me rattraper.) Il
faut qu’on décide de la suite.
— Je sais. (Il se pencha hors du lit pour ramasser mon tee-shirt. Il me l’envoya.) Mais il
y a intérêt à avoir de la nourriture.
Heureusement, ce fut le cas. Dee préparait un déjeuner tardif (ou un dîner en
avance ?) dans la cuisine. De simples sandwichs composés de restes. Daemon, qui avait
entendu la voix de son frère, se dirigea dans sa direction pendant que je m’approchais de
Dee.
— Je peux t’aider ? lui demandai-je.
Elle jeta un coup d’œil dans ma direction.
— J’ai presque terminé. Qu’est-ce que tu préfères ? Du jambon ou de la dinde ?
— Du jambon, s’il te plaît, répondis-je en souriant. Daemon voudra sans doute la même
chose. Je peux les préparer si tu veux.
— Daemon peut tout manger, du moment que c’est comestible.
Elle attrapa une assiette en carton. Ça détonnait complètement avec le style de la
maison. Elle déposa deux sandwichs au jambon dessus, puis releva vivement la tête. Un
éclat de rire masculin venait de résonner. Dee eut l’air soulagée.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je en regardant dans la direction où Daemon était
parti.
— Je ne sais pas. (Elle sourit légèrement.) Je suis surprise, c’est tout. Archer est là-bas,
lui aussi. Je pensais qu’ils se disputeraient, pas qu’ils riraient.
— Daemon est juste… un peu protecteur envers toi, c’est tout.
Elle s’esclaffa.
— Un peu ?
— Bon, d’accord, très. Ça n’a rien à voir avec Archer. Pour tout te dire, c’est quelqu’un
de bien. Il m’a aidée. Il nous a aidés tous les deux quand on était prisonniers du Dédale.
Mais il est plus vieux, il est différent et il…
— … a un pénis ? termina Dee à ma place. Je crois que c’est surtout ça, le problème de
Daemon.
J’attrapai deux cannettes de soda en gloussant.
— Oui, tu as sans doute raison. Tu as un peu discuté avec lui ?
Elle haussa les épaules.
— Pas vraiment. Il ne parle pas beaucoup.
— Il n’est pas très bavard, c’est vrai. (Je m’appuyai contre le comptoir.) Il n’a pas
beaucoup d’expérience du monde extérieur. Laisse-lui le temps de s’adapter.
Elle secoua la tête.
— C’est dingue, et terrible aussi, ce qu’ils font subir aux gens, là-bas. Et je ne sais pas
tout, je suppose ? J’aimerais qu’on puisse faire quelque chose.
Je pensai aux hybrides que j’avais croisés et aux Origines que nous avions libérés.
Certains avaient-ils réussi à s’échapper ? Je posai les cannettes sur le côté en soupirant.
— Ils ont fait tellement de mal à tellement de personnes…
— C’est vrai.
Un nouvel éclat de rire retentit. Celui-ci appartenait à Daemon. Je souris comme une
idiote sans m’en rendre compte.
— Regarde-toi. Tu es de bien meilleure humeur, aujourd’hui ! s’exclama Dee en me
donnant un coup de coude. Quelle en est la raison ?
Je haussai les épaules.
— J’ai passé une bonne journée, c’est tout. Je te raconterai tout bientôt.
Elle me tendit un sandwich.
— Si tu veux parler de ce que vous avez fait dans votre chambre tout l’après-midi, je ne
veux pas savoir.
Je ris.
— Je ne parle pas de ça.
— Dieu merci, rétorqua Ash en se glissant entre nous pour attraper un pot de
mayonnaise. Personne n’a envie de savoir.
Ça ne lui posait pas de problème quand elle parlait de son passé avec Daemon… Enfin,
peu importait. Je lui offris mon plus beau sourire, ce qui me valut un regard étonné de sa
part.
Ash attrapa une cuillère, la plongea dans le pot de mayonnaise et la porta à sa bouche.
J’eus envie de vomir.
— Je n’arrive pas à croire que tu sois aussi mince alors que tu manges de la mayo à la
cuillère.
Elle me fit un clin d’œil.
— Ne sois pas jalouse.
Le plus drôle, c’était que je ne l’étais pas.
— Mais à vrai dire, reprit-elle, c’est plutôt moi qui devrais être jalouse, Kitten.
Dee lui donna une tape sur le bras.
— Ne commence pas.
Ash sourit, puis posa la cuillère dans l’évier.
— Je n’ai pas dit que je voulais être sa Kitten. Si je l’étais… disons que cette histoire se
serait terminée différemment.
Quelques mois plus tôt, cette remarque m’aurait fait sortir de mes gonds. Aujourd’hui,
je me contentai de sourire.
Elle me fixa un instant de son regard bleu éclatant, avant de lever les yeux au ciel.
— Bref.
Je la regardai sortir de la cuisine.
— Je crois qu’elle commence à m’apprécier, dis-je.
Dee gloussa en posant un dernier sandwich sur un plat. Il y en avait plus d’une dizaine.
— Son problème, c’est qu’elle veut te détester.
— Je trouve qu’elle y arrive plutôt bien.
— Non, je ne crois pas qu’elle pense vraiment ce qu’elle dit. (Dee souleva le plat, la tête
penchée sur le côté.) Ses sentiments pour Daemon étaient bien réels. Je ne suis pas certaine
que c’était de l’amour, mais elle était persuadée qu’ils passeraient le restant de leurs jours
ensemble. Ça doit être difficile à accepter.
Je me sentis coupable.
— Je sais.
— Mais elle s’en sortira. Elle finira par trouver quelqu’un qui accepte son attitude de
garce et tout ira bien.
— Et toi ?
Elle gloussa et me fit un clin d’œil.
— J’ai juste envie que tout aille bien pour un soir… si tu vois ce que je veux dire.
Je m’étouffai en riant.
— Bon sang. Ne dis pas ça à Daemon ou Dawson !
— T’inquiète.
Tout le monde était rassemblé dans le salon, affalé sur les canapés et les fauteuils. La
plus grande télé que j’avais jamais vue était suspendue au mur. Elle faisait presque la taille
d’un écran de cinéma.
Daemon tapota l’espace à côté de lui, sur le canapé. Je m’assis en lui tendant son
assiette et un soda.
— Merci.
— C’est ta sœur qui les a faits. Je me suis contentée de les porter.
Dee posa le plat sur la table basse avant de jeter un coup d’œil à Archer qui était assis
avec Luc et Paris. Elle attrapa deux sandwichs et s’installa sur un autre canapé, bordeaux.
Quand le rouge lui monta aux joues, je priai pour qu’elle ait des pensées mignonnes, sans
ambiguïté.
Vu la façon dont Archer releva la tête pour la regarder, ce n’était sans doute pas le cas.
À côté de moi, Dawson se pencha pour prendre deux sandwichs, un pour lui et un pour
Beth. Sa petite amie était emmitouflée dans une couverture et paraissait à moitié endormie.
Lorsqu’elle croisa mon regard, un sourire timide illumina son visage.
— Comment tu te sens ? lui demandai-je.
— Très bien. (Elle gratta le pain pour retirer la croûte trop grillée.) Je suis un peu
fatiguée, c’est tout.
Cette fois encore, je me demandai ce qui clochait. Il était clair qu’il se passait quelque
chose. Elle n’avait pas seulement l’air fatigué ; elle était carrément épuisée.
— Le voyage a été long, intervint Dawson. Ça m’a fatigué, moi aussi.
Il n’en donnait pourtant pas l’impression. Au contraire, il semblait en pleine forme. Ses
yeux verts étaient particulièrement éclatants, surtout quand il regardait Beth.
Tout le temps, donc.
— Mange, lui dit-il d’une voix douce. Il faut que tu en manges au moins deux.
Elle eut un léger rire.
— Je ne sais pas si je vais y arriver.
On resta dans cette pièce un long moment, même après que la nourriture eut disparu.
Je crois que tout le monde retardait l’inévitable : la grande discussion. Au bout d’un certain
temps, Matthew quitta la pièce en nous disant qu’il ne tarderait pas à revenir.
Daemon se pencha en avant, les mains posées sur les genoux.
— Bon, parlons sérieusement.
— Je suis d’accord, dit Luc. Il ne faut pas qu’on tarde à reprendre la route. Demain
serait le mieux.
— Je crois que tout le monde est d’accord, répondit Andrew, mais où est-on censés
aller ?
Luc ouvrit la bouche mais Archer leva une main pour le réduire au silence.
— Attends deux secondes.
Le plus jeune des deux Origines plissa les yeux, avant de s’adosser à son siège, la
mâchoire crispée. Les poings serrés, Archer se leva et se précipita hors de la pièce.
— Que se passe-t-il ? demanda Daemon.
Une sensation de malaise remonta le long de ma colonne vertébrale. Je jetai un coup
d’œil à Dawson qui, lui aussi, était en alerte.
— Luc, soufflai-je, le cœur serré.
Luc se leva à son tour et prit une grande inspiration. En l’espace d’une seconde, il se
retrouva à l’autre bout de la pièce, la main refermée sur la gorge de Lyla.
— Depuis combien de temps ? lui demanda-t-il d’une voix forte.
— Putain de merde ! s’écria Andrew en venant se placer devant Dee et sa sœur.
— Combien de temps ? répéta Luc en resserrant sa prise.
La Luxen pâlissait à vue d’œil.
— Je… Je ne sais pas de qu… quoi tu parles !
Daemon se leva lentement et s’approcha d’eux. Son frère le suivit.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Luc ne lui répondit pas. Il se contenta de soulever la Luxen effrayée du sol.
— Je vais te donner exactement cinq secondes pour répondre à ma question. Un.
Quatre…
— Je n’avais pas le choix ! hoqueta-t-elle en serrant le poignet du garçon.
Mon sang se glaça dans mes veines.
À mesure que l’on comprenait ce qui se tramait, la terreur nous envahit. Je me
rapprochai de Beth qui peinait à retirer la couverture qui l’enveloppait.
— Mauvaise réponse, dit Luc d’une voix grave en lâchant Lyla. Dans la vie, on a
toujours le choix. C’est la seule chose que l’on ne peut pas nous retirer.
Il bougea alors si vite que même Daemon eut du mal à le suivre. Il tendit le bras. Une
énergie blanche s’accumula dans sa paume. Une vague de chaleur et d’énergie explosa alors
dans la pièce, soulevant les cheveux de mon visage.
L’éclair frappa Lyla en pleine poitrine et l’envoya s’écraser contre un tableau du Strip
de Las Vegas. Le choc déforma ses traits, puis, plus rien. Les yeux vides, son corps glissa le
long du mur, désarticulé.
Seigneur… Une main posée sur ma bouche, je reculai.
Il y avait un trou dans la poitrine de Lyla. De la fumée en sortait.
Tout à coup, elle devint floue, comme si on la captait mal, et elle reprit sa véritable
forme. Sa lumière diminua jusqu’à révéler sa peau translucide et un réseau de veines
incolores.
— Tu veux bien nous expliquer pourquoi tu as tué notre hôtesse ? demanda Daemon
d’un ton dangereusement calme.
Archer réapparut dans l’entrée, une main sur la nuque de Matthew, l’autre autour d’un
téléphone brisé en deux. Du sang s’écoulait du nez de Matthew, rouge foncé teinté de bleu.
Daemon et Dawson firent un pas en avant.
— Mais qu’est-ce qui se passe, à la fin ? s’exclama Daemon d’une voix qui résonna à
travers la maison. Vous avez deux secondes pour répondre avant que je vous fracasse la
tronche.
— Ton ami ici présent était en train de passer un appel. (Archer parlait de façon posée.
Son calme me fit frissonner de la tête aux pieds.) Dis-leur, Matthew. Dis-leur qui tu appelais.
Il ne réagit pas. Il se contenta de regarder Daemon et Dawson.
Archer resserra sa prise sur la nuque de Matthew et lui renversa la tête en arrière.
— Ce connard était au téléphone avec le Dédale. Il nous a trahis en beauté.
CHAPITRE 27
Katy
Daemon
C’était sans doute l’un des plans les plus fous que j’avais jamais imaginés. En plus de
m’attaquer directement au Dédale et à la Défense, j’enfreignais toutes les lois imposées par
les Luxens. Cette décision n’aurait pas seulement des répercussions sur moi. Tout le monde
serait affecté. Une telle responsabilité aurait dû me faire hésiter, me faire repenser la chose
pour trouver une autre solution.
Mais nous n’avions pas le temps. Matthew… Matthew nous avait trahis et, à présent,
nous étions à deux doigts de nous faire capturer.
Comme je l’avais déjà dit, j’aurais mis le monde à feu et à sang pour protéger Kat.
Pareil pour ma famille. La méthode était simplement différente.
Les gens nous regardaient déjà, tandis que nous nous approchions d’Archer qui
patientait derrière le volant de son 4 × 4. Ils se demandaient sans doute pourquoi nous
sortions de voiture. Et puis, Dawson et moi avions l’habitude d’attirer l’attention quand nous
étions côte à côte.
— Je suis déjà au courant, déclara Archer en coupant le moteur. Je pense que c’est de
la folie, mais ça pourrait marcher.
— De quoi vous parlez ? demanda Dee qui, je le remarquai, était assise à côté de lui.
Elle avait dû se précipiter à l’avant dès que Dawson était sorti.
— Pour faire court, on est coincés dans les embouteillages, lui dis-je en me penchant
par la vitre. Ils ont bloqué la route un peu plus loin et un groupe de soldats fouille les
véhicules.
Beth hoqueta de surprise.
— Dawson ?
— Tout va bien. (Il ouvrit la portière à l’arrière.) Viens ici.
Beth sortit du 4 × 4 et vint se coller contre son flanc.
— On va faire une petite diversion pour les occuper, continuai-je en les observant en
coin.
Quelque chose clochait. La tendance à surprotéger, qui était certes un trait de famille,
ne suffisait pas à expliquer le comportement de mon frère. Toutefois, je n’avais pas le temps
de m’appesantir sur le sujet.
— Avec un peu de chance, les routes vont se libérer d’elles-mêmes et on pourra se
casser d’ici.
— Excuse-moi d’être sceptique, mais comment est-ce qu’on va dégager ce merdier et
fuir sans être capturés ? demanda Andrew.
— Parce qu’il ne s’agit pas d’une « petite diversion », répondit Archer en ouvrant sa
portière, ce qui me força à reculer. On va faire briller Las Vegas plus fort que jamais.
Dee écarquilla les yeux.
— Vous voulez leur montrer notre véritable apparence ?
— Voilà.
Ash se pencha en avant.
— Vous êtes dingues, ou quoi ?
— Sans doute, rétorquai-je en recoiffant mes cheveux en arrière.
Archer croisa les bras.
— Dois-je vous rappeler qu’en montant dans cette voiture, vous avez fait la promesse
d’aller jusqu’au bout, quoi qu’il arrive ? C’est de ce genre de choses que parlait Paris.
— Hé ! Je n’ai rien contre ce plan, moi ! s’exclama Andrew, tout sourire. (Il sortit de la
voiture.) Alors, comme ça, on va se révéler au monde ?
Kat grimaça. Je faillis éclater de rire. Andrew paraissait un peu trop enthousiasmé par
cette idée.
Il vint se poster à l’avant du 4 × 4.
— Je meurs d’envie de terroriser un ou deux humains.
— Je ne sais pas comment je dois le prendre, marmonna Kat.
Quand il me fit un clin d’œil, je sentis mon cœur se serrer.
— Tu n’es plus humaine, me fit remarquer Andrew en me souriant. Alors, on
commence quand ?
La nuit n’allait pas tarder à tomber.
— Maintenant. Mais faites attention. Il ne faut pas qu’on se disperse. Gardez toujours
un œil sur les autres. Moi ou… (les mots que je prononçai alors me coûtèrent beaucoup. Je
sentis mon âme saigner)… ou Archer, on vous fera signe quand la voie sera libre pour
partir. Si nos voitures ont disparu…
— Ah non, pitié, gémit Luc.
Je le regardai de travers.
— Si c’est le cas, on trouvera une autre solution, ne t’en fais pas. Tout le monde a
compris ?
Plusieurs hochements de tête s’ensuivirent. Ash avait toujours l’air de penser que nous
avions perdu l’esprit, mais Dawson réussit à la faire sortir du 4 × 4.
— J’ai quelque chose à te demander, lui dit-il. C’est très important.
Ash acquiesça avec sérieux.
— Quoi ?
— J’aimerais que tu restes avec Beth. Éloigne-la et protège-la en cas de pépin. Tu peux
faire ça pour moi ? Elle est toute ma vie. S’il lui arrive quelque chose, ça m’arrivera aussi. Tu
comprends ?
— Bien sûr, répondit Ash, le souffle court. Je la protégerai pendant que vous courrez
dans tous les sens comme une bande de lucioles.
Beth grimaça.
— Je peux aider, Dawson. Je ne suis pas…
— Je sais que tu en es capable, ma chérie. (Il prit son visage entre ses mains.) Je n’ai
pas dit que tu étais faible, mais tu dois te montrer prudente.
Elle eut l’air de vouloir protester. Je commençai à me sentir nerveux à la place de mon
frère. Je ne savais que trop bien combien sa position était délicate. J’avais moi-même perdu
beaucoup trop de temps à me disputer avec Kat pour ne pas qu’elle se place en première
ligne. D’ailleurs, à ce sujet…
— Tu n’as pas intérêt, me dit-elle sans me regarder.
Je ricanai.
— Tu me connais trop bien, Kitten.
Beth finit par accepter de suivre Ash. Heureusement, car les gens commençaient à nous
imiter et à sortir de leurs voitures. Un gars s’assit même sur son capot, une cannette de bière
à la main, pour regarder le coucher du soleil. J’aurais bien bu une bière, moi aussi.
— Prêt ? demandai-je à Andrew.
Il fit craquer sa nuque.
— Ça va être génial.
— Fais attention, le supplia Ash.
Il hocha la tête.
— Tout ira bien. (Il passa devant moi d’un pas assuré.) Causer une scène ? C’est pile
dans mes cordes !
Lorsque je me retournai, je ressentis le besoin de retenir ma respiration. On avait
atteint le point de non-retour. Du coin de l’œil, je vis Ash guider Beth vers le terre-plein
central, où elles se cachèrent dans l’ombre de palmiers.
— Reste près de moi, dis-je à Kat.
Elle hocha la tête tout en regardant Andrew qui slalomait entre les voitures.
— Je ne compte pas m’éloigner. (Elle marqua une pause et se mordit les lèvres.) Je
n’arrive pas à croire que vous allez le faire.
— Moi non plus.
Kat me dévisagea, puis éclata de rire.
— Tu regrettes déjà ta décision ?
Je souris.
— C’est un peu tard pour ça.
Andrew monta sur le trottoir et se dirigea vers un énorme bateau pirate. Des dizaines
de personnes le suivaient. La plupart d’entre elles portaient des appareils photo autour du
cou. Parfait.
— D’après toi, qu’est-ce qu’il va faire ? demanda Kat en mordillant sa lèvre inférieure.
Je voyais qu’elle faisait de son mieux pour rester calme, même si ses mains tremblaient
et qu’elle n’arrêtait pas de vérifier que l’équipe du Dédale n’arrivait pas vers nous. Elle était
tellement forte. Elle n’arrêtait pas de m’épater.
— Comment tu dis déjà ? lui demandai-je. Il va se transformer en torche humaine.
Un éclat amusé s’alluma dans ses yeux.
— Ça devrait être drôle.
Andrew monta sur le mur de soutènement de la piscine dans laquelle était posé le
bateau. Plusieurs humains se tournèrent vers lui. Je me crispai. L’espace d’un instant, le
temps sembla se figer. Puis, sans se départir de son sourire arrogant, Andrew ouvrit les bras.
Les contours de son corps se mirent à onduler.
À côté de moi, j’entendis Kat prendre une grande inspiration.
Au départ, personne ne remarqua la différence, puis son tee-shirt blanc devint flou,
ainsi que le reste de son corps.
Un murmure sourd parcourut la foule.
Alors, Andrew disparut. Pouf. Sans laisser de trace.
Des exclamations de surprise s’élevèrent, une symphonie de cris d’excitation et de sons
de confusion. À l’intérieur de leurs voitures, les gens regardaient la scène, bouche bée.
D’autres s’étaient arrêtés de marcher, créant un effet domino.
Andrew réapparut sous sa véritable forme. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, il
brillait plus fort que toutes les étoiles dans le ciel et toutes les enseignes du Strip. Sa lumière
blanche était légèrement teintée de bleu. Elle attirait l’œil, forçait toutes les personnes
présentes dans la rue à le regarder.
Silence.
C’était tellement silencieux qu’on aurait pu entendre une sauterelle faire une prise de
karaté à une mouche.
Soudain, un tonnerre d’applaudissements interrompit le fil de mes pensées. Andrew se
tenait là, devant un foutu bateau pirate, étincelant comme si on lui avait fourré une ogive
nucléaire dans le cul, et les gens applaudissaient ?
Paris s’approcha de moi en riant.
— Apparemment, ils ont vu des trucs plus bizarres que ça dans les rues de Vegas.
Merde. Il n’avait pas tort.
Des flashs d’appareils photo s’allumèrent dans la foule. Andrew qui, visiblement, était
une bête de scène dans l’âme, leur fit une révérence, avant de se mettre à danser.
Je levai les yeux au ciel. Il n’avait rien trouvé de mieux à faire ?
— Waouh, souffla Kat, les bras ballants. Dites-moi que je rêve.
— Bon, à moi d’entrer en scène ! déclara Paris en s’éloignant.
Il s’approcha d’une voiture sur la file voisine, une BMW rouge conduite par un homme
d’âge moyen, puis prit sa forme originelle.
L’homme sauta hors de sa voiture et recula.
— C’est quoi, ce bordel ? s’écria-t-il en observant Paris. Qu’est-ce qui se passe ici ?
Sous sa véritable apparence, Paris se fraya un chemin entre les voitures, en direction de
la foule rassemblée devant le bateau pirate et Andrew. Il s’arrêta juste derrière eux. Sa
lumière pulsa une fois, aveuglante, intense. Une vague de chaleur s’échappa alors de son
corps, forçant plusieurs spectateurs à s’éloigner vivement.
Dee sauta sur le capot d’une voiture, plusieurs mètres plus loin, et se redressa de toute
sa hauteur. Une légère brise souleva ses longs cheveux bruns. Quelques secondes plus tard,
elle avait pris sa vraie forme, elle aussi.
Le couple assis dans la voiture se précipita à l’extérieur, sur le trottoir. Ils se
retournèrent alors vers Dee pour l’observer avec de grands yeux.
Dawson fut le suivant. Il resta près de Beth et Ash, de l’autre côté de la route
congestionnée. Lorsqu’il se débarrassa de son apparence humaine, plusieurs personnes
crièrent de surprise.
— Reste près de moi, Kitten. Je ne plaisante pas.
Elle hocha de nouveau la tête.
Au loin, j’entendais l’hélicoptère s’approcher. Il ne faisait aucun doute qu’il allait
revenir inspecter le Boulevard. C’était le moment de vérité.
L’inquiétude commençait à gagner les humains. Elle alourdissait l’atmosphère. Je la
sentis s’infiltrer en moi, me chatouiller, et alors… je pris moi aussi ma véritable forme.
Autour de nous, les humains se figèrent, comme si quelqu’un avait appuyé sur le
bouton « pause ». Leurs mains se crispèrent sur leurs appareils photo ou sur leurs portables.
L’amusement se transforma en étonnement, puis en confusion. Bientôt, la peur les envahit.
Beaucoup échangèrent des regards nerveux. Certains commençaient à s’éloigner d’Andrew,
mais ils ne pouvaient pas aller bien loin.
Il faut qu’on passe à la vitesse supérieure. La voix de Dawson envahit mes pensées. Tu vois
le panneau Treasure Island ? Je vais le mettre hors service.
Fais attention de ne blesser personne, lui dis-je.
Dawson fit un pas en arrière. Le bras levé, il avait l’air d’essayer d’attraper une étoile
dans le ciel. L’énergie se répandit dans l’air, créant de l’électricité statique. La Source s’éleva
en lui et s’enroula autour de son bras comme un serpent. Tout à coup, un éclair s’échappa
de sa paume et traversa le ciel au-dessus des quatre voies. L’arc d’énergie contourna le
bateau pirate pour aller frapper l’enseigne lumineuse blanche.
Le panneau explosa. L’espace d’un instant, on se retrouva comme en plein jour. Une
pluie d’étincelles tomba de l’enseigne avant d’aller mourir dans les orbites d’un crâne géant.
De son côté, Andrew avait jeté son dévolu sur la Venetian Tower et son joli éclairage
doré. Il se tourna vers moi. Je fis appel à la Source. J’avais l’impression de respirer après
avoir passé plusieurs minutes sous l’eau. Un rai de lumière s’échappa de ma main et s’abattit
sur la tour. Les ampoules éclatèrent comme des feux d’artifice.
C’est à ce moment précis que les humains comprirent qu’il ne s’agissait pas d’un
spectacle ni d’une illusion d’optique. Ils ne savaient pas exactement à quoi ils assistaient,
mais leur instinct leur soufflait de s’enfuir.
Alors, plus rien ne compta à part leur survie. Il leur fallait s’éloigner à tout prix du
grand méchant inconnu… tout en prenant deux ou trois clichés de la scène.
Pourquoi les humains avaient-ils besoin de tout mettre sur film ?
Les gens couraient dans tous les sens, comme des fourmis, abandonnant leurs voitures
dans la précipitation. Une marée humaine composée d’individus de toutes les formes et de
toutes les tailles s’éloignait de la rue principale, en se poussant et en trébuchant. L’un
d’entre eux heurta Kat et l’éloigna du 4 × 4. Pendant un instant, je la perdis dans le chaos.
Je me précipitai en avant et ouvris la mer humaine en deux, comme Moïse. Leurs cris
commençaient à m’agacer.
Kat !
Sa réponse résonna dans ma tête et à mes oreilles.
— Ici !
Elle apparut derrière une femme qui s’était figée devant moi. Son expression choquée
éveilla un léger sentiment de culpabilité en moi. Puis Kat m’approcha, les yeux écarquillés.
— Je crois qu’on a réussi à avoir leur attention, dit-elle en respirant fort.
Tu crois ?
Je lui touchai le bras. Une décharge délicieuse passa de sa peau à la mienne.
Luc vint nous rejoindre, accompagné d’Archer.
— On devrait peut-être déplacer certaines voitures ?
Bonne idée. Gardez Kat avec vous.
Je portai mon attention sur la file de voitures devant nous. Il y avait quatre voies.
Certains véhicules étaient en fin de vie, d’autres, beaucoup plus luxueux, étaient à la pointe
de la technologie. Ça me faisait de la peine de les abîmer.
Archer se joignit à moi.
— Je vais t’aider.
Il se chargea d’une autre voie, tandis que je me concentrais sur celle où était garé le
Hummer. Repousser des objets était encore plus simple que les attirer à nous. Il suffisait de
libérer de l’énergie, comme une sorte d’onde de choc.
Les bras tendus, je regardai la voiture devant moi se mettre à trembler. Les jantes
vibrèrent. Les roues grincèrent. Puis le véhicule se renversa sur le côté. L’une après l’autre,
les voitures s’écartèrent du chemin, comme si un géant était passé par là. J’allai le plus loin
possible, sachant pertinemment que le Dédale avait compris ce qui se passait.
Je me tournai de nouveau vers Andrew. Il lançait des éclairs d’énergie avec frénésie.
Caché derrière un car de tourisme, un adolescent filmait toute la scène.
Une certaine tension m’emplit les veines. Cette vidéo allait se retrouver sur YouTube en
un rien de temps. Au loin, des sirènes retentissaient mais, avec les embouteillages, les
véhicules n’étaient pas près de nous atteindre.
— Regardez ! cria Kat en pointant un doigt vers le ciel.
Au-dessus de nous, un hélicoptère décrivait des cercles. Il dirigea son projecteur sur
Andrew. Ce n’était pas les militaires. Le logo d’une chaîne de télévision décorait le flanc de
l’appareil. Merde. Ils étaient arrivés avant la police.
— Ils vont diffuser en direct, dit Kat en reculant. (Elle avait les yeux écarquillés.) Ils
vont diffuser en direct ! Les images seront partout !
C’est alors que je pris pleinement conscience de la portée de notre geste. Je savais à
quoi nous nous exposions avant de nous élancer, mais voir cet hélicoptère de la télé tourner
autour du Boulevard rendait les choses bien réelles. Les images filmées allaient être
envoyées à travers tout le pays en l’espace de quelques secondes. Le gouvernement était
capable de faire disparaître quelques vidéos, peut-être une centaine… mais ça ?
Il ne pourrait rien y faire.
À l’heure qu’il était, les gens étaient sans doute assis devant leur télé, en train de
regarder le journal, sans vraiment comprendre ce qu’ils voyaient, mais ils comprenaient que
la situation était sérieuse.
— Sans précédent, même ! ajouta Luc, ce qui prouvait qu’il lisait dans mes pensées, cet
idiot ! Tu as réussi, mon pote. Ils ne pourront pas nier ce qui s’est passé. Le monde est en
train d’apprendre que les humains ne sont plus les seuls êtres vivants sur cette planète.
Oui, c’était… sans précédent.
Mon regard remonta le long de la rue. Il y avait encore des gens qui observaient
Andrew et Dawson. Ensemble, ils allaient et venaient sur la route, en sautant par-dessus les
voitures comme s’ils jouaient à saute-mouton.
Voilà ce que voyaient les gens à travers le monde.
Personne ne pourrait l’expliquer de façon rationnelle. Le Dédale devait fulminer.
— C’est ce que tu voulais, pas vrai ? (Archer fronça les sourcils en voyant un homme
traverser la rue.) Révéler votre existence. Tu…
Un hélicoptère noir apparut soudain entre deux hôtels gigantesques, comme un
énorme oiseau de proie. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre que, cette fois,
l’armée était arrivée. Il vola au-dessus de nous mais, contrairement à celui de la télé, il ne
braqua aucun projecteur sur les mouvements de Dawson et Andrew.
Il fit un tour au-dessus de Treasure Island avant de disparaître derrière le grand hôtel.
Mon inquiétude grandit. J’enroulai mes doigts autour du poignet de Kat tout en criant le
nom de mon frère.
Il s’arrêta sur le toit d’une BMW rouge et s’accroupit, toujours sous sa véritable forme.
Lorsqu’il comprit pourquoi je l’avais appelé, il descendit du véhicule, alla rejoindre Dee et la
fit revenir sur la chaussée, elle aussi.
Il était temps.
Car quelques secondes plus tard, l’oiseau noir remonta dans le ciel et se positionna sur
le côté, comme s’il se préparait à quelque chose…
— J’ai un mauvais pressentiment, dit Luc en reculant légèrement. Archer, tu ne crois
pas que…
Je fus le premier à remarquer un éclat anormal au bas de l’hélicoptère militaire. Ce
n’était pas grand-chose : une faible lumière qui n’aurait pas dû me glacer le sang ni me figer
sur place. Pourtant, un missile fendit l’air, trop rapide pour l’œil humain, et une fumée
blanche s’éleva soudain dans la nuit.
Me retournant vivement, je serrai Kat contre mon torse et nous fis tomber tous les deux
contre le bitume brûlant, où je recouvris son corps avec le mien.
Quand un énorme craquement résonna, elle sursauta entre mes bras. Je resserrai mon
étreinte.
La terreur pesait sur mon ventre comme un amas de pierres. La colère me brûlait les
veines comme de l’acide. De la fumée s’échappait de la queue de l’hélicoptère de la télé. Il
se mit à tournoyer en éclairant de façon erratique le bateau pirate. Il était en train de
tomber en flèche sur le Treasure Island.
L’explosion fit trembler les voitures. Kat hurla et se débattit entre mes bras pour voir ce
qui se passait, mais je ne voulais pas qu’elle assiste à cette scène de chaos. Je pressai son
visage contre mon torse. Je savais qu’elle devait avoir chaud et que rester en contact avec
moi aussi longtemps ne devait pas être agréable, mais je ne voulais pas qu’elle voie ça.
Seigneur… Les pensées de quelqu’un reflétaient les miennes. Dawson ? Dee ? Archer ?
Luc ? L’un des Thompson ? Je l’ignorais.
Des flammes s’élevèrent du centre de l’hôtel et engloutirent bientôt la structure
tremblante de leur lueur orange. D’épaisses volutes de fumée assombrirent le ciel.
À côté du Hummer, Archer paraissait paralysé.
— Ils l’ont fait. Putain de… Ils l’ont abattu. L’armée les a abattus !
CHAPITRE 29
Daemon
Un vent de panique souffla alors. Je n’avais jamais rien vu de tel. Des gens se
précipitèrent hors de l’hôtel, ceux qui avaient réussi à s’échapper à temps, et inondèrent les
rues.
Toujours sous ma véritable forme, j’éloignai Kat de la route. Elle tentait de me dire
quelque chose, mais sa voix se perdait dans les cris. Mon Dieu. Je ne m’étais pas attendu à
ça. Je n’aurais jamais cru qu’ils s’en prendraient aux humains. Visiblement, j’avais sous-
estimé leur volonté de garder notre existence secrète.
— Il est trop tard, déclara Luc en attrapant le bras d’une femme qui venait de tomber à
genoux. (Il l’aida à se relever. Son visage était brûlé, à vif.) Les gens en ont déjà trop vu. Et
puis, regardez.
Je me retournai, sans lâcher Kat. Elle fixait le visage de la femme mutilée avec un peu
trop d’insistance. L’homme qui était dans la voiture sur laquelle Dee avait sauté continuait
de tout filmer, de nous filmer nous, avec son téléphone.
Dissimulant Kat derrière moi, je reportai mon attention sur Luc. Il avait posé la main
sur le front de la femme qui se tenait droite comme une statue. Il la soignait.
— Fuyez, lui dit-il quand il eut terminé. (La femme le dévisagea, bouche bée. Elle
portait une sorte de déguisement : jupe et soutien-gorge en cuir.) Partez !
Elle ne demanda pas son reste.
Archer se tourna vers nous.
— Ils arrivent !
Des hommes portant l’uniforme du SWAT approchaient à pied. Ce n’était pas le SWAT
de Las Vegas. Il s’agissait d’agents du Dédale. Des militaires. Et ils avaient sorti l’artillerie
lourde.
Des PEP.
Ils tirèrent aussitôt sur Andrew. Un rayon de lumière rouge fendit l’air dans sa
direction.
Andrew réussit à l’éviter de justesse en passant par-dessus le mur de soutènement. Un
éclair d’énergie le quitta et vint s’écraser aux pieds du groupe armé. Le bitume se fendit et
se souleva, faisant tomber plusieurs hommes à terre. Des coups de feu retentirent. Un autre
rayon rouge fusa dans le ciel.
Il y avait des militaires en tenue de camouflage derrière eux !
— Putain, grogna Archer. On est dans la merde.
Merci pour l’info, Sherlock. Après avoir placé Kat derrière moi, j’abattis mon pied par
terre, créant une fissure dans la route. Puis je levai les bras au ciel et laissai la Source
m’envahir.
Je posai les mains sur le pare-chocs de la Mercedes devant moi pour électrifier la
carrosserie. Je la soulevai ensuite et la lançai comme un frisbee en direction des soldats qui
se dispersèrent comme des cafards. La voiture vola dans les airs en tournoyant jusqu’à aller
s’écraser sur un palmier qu’elle déracina.
Un rayon rouge passa au-dessus de nos têtes, entre Archer et moi. Il manqua Luc de
peu. Je me retournai lentement. Oh non, ce n’est pas vrai.
De l’énergie me quitta en vagues successives. Elles frappèrent cinq militaires qui se
retrouvèrent projetés contre le car de tourisme.
Un autre tir nous frôla à droite. J’attrapai Kat au moment où Paris courait devant moi.
Il se jeta sur Luc pour le pousser de la trajectoire d’un PEP.
Malheureusement, c’est lui qui fut touché.
Il se figea en plein mouvement et se mit à convulser. Son apparence n’arrêtait pas de
changer, passant d’humaine à Luxen. De l’électricité parcourait tout son corps, s’échappant
davantage au niveau de ses coudes et de ses genoux. Puis, tout à coup, il cessa de bouger et
sa lumière pâlit. Il s’effondra par terre. Du liquide bleu étincelant se répandit tout autour de
lui.
Il était mort.
Luc laissa échapper un son inhumain. Un halo lumineux l’enveloppa. Ses pieds
quittèrent le sol et il s’éleva de plusieurs mètres dans les airs. De l’électricité statique
crépitait sous lui. Sa lumière pulsa, aussi brillante que celle du soleil, puis il y eut des cris.
Une odeur de chair brûlée emplit l’air.
Des coups de feu retentirent, sifflèrent près de mes oreilles, et s’abattirent sur les
voitures. Apparemment, la cavalerie venait d’arriver avec de bonnes vieilles armes à feu.
Dawson apparut soudain à côté de moi. Ses doigts effleurèrent l’arrière d’une Sedan. Il
la jeta sur le car pour bloquer les militaires.
Reste derrière moi, avertis-je Kat quand je la sentis bouger.
Je peux vous aider.
Tu peux mourir, surtout. Alors, reste derrière moi.
Malgré la colère qui émanait d’elle, elle serra les dents et m’obéit. Nous avions de plus
gros problèmes. Le crissement de lourds pneus sur la route attira notre attention. Dégager
la route avait joué en notre défaveur. Une armada de Jeep sortit de la fumée, ainsi que… un
tank ?
— C’est une blague ! s’exclama Kat. Qu’est-ce qu’ils comptent faire avec ça ?
Le canon de l’engin se braqua sur nous. On brillait tellement qu’on aurait aussi bien pu
avoir une cible géante autour du cou.
— Merde, jura Archer.
Courant entre les voitures, Andrew abattit son poing sur le capot d’un camion puis le
souleva sans effort pour le jeter sur le tank dans une explosion de flammes. Des soldats en
sortirent en vitesse, juste avant que l’engin militaire explose à son tour. On aurait dit un feu
d’artifice. Il fut propulsé au-dessus du Boulevard, avant de retomber dans le jardin de la
Venetian où il roula en tonneaux jusqu’au parking.
Le cœur battant la chamade, je soulevai les morceaux de bitume fissuré du sol et les
lançai en direction des flics pour les obliger à reculer. Tout allait beaucoup trop vite. Des
militaires arrivaient de tous les côtés. Luc les attaquait les uns après les autres, les
empêchait de nous approcher. Des policiers descendaient le Boulevard à pied et tiraient sur
tout ce qui bougeait. Des gens, des innocents, se cachaient derrière les voitures et hurlaient.
Dee essayait de les aider à s’éloigner, pour les mettre à l’abri, mais la peur les paralysait.
Après tout, elle brillait comme une boule disco.
Dee reprit son apparence devant un homme et une femme qui serraient deux enfants
dans leurs bras.
— Allez-vous-en ! cria-t-elle. Fuyez !
Ils hésitèrent un instant, avant de soulever les enfants et de se précipiter vers le terre-
plein où Ash protégeait toujours Beth.
Un rayon rouge passa soudain devant mon visage. Je me retournai vivement, juste à
temps pour voir un éclair d’énergie blanche s’élever. Derrière moi, un corps s’effondra. Les
yeux de Kat brillaient. En me retournant complètement, je me rendis compte que c’était un
soldat qui gisait par terre avec une arme PEP dans les mains.
— Tu vois que je peux aider, dit-elle.
Tu m’as sauvé la vie, lui dis-je. C’est super sexy.
Elle secoua la tête, avant de relever le menton.
— Il faut qu’on… Oh, mon Dieu, Daemon ! Daemon !
La peur qui émanait de sa voix me serra le cœur. Alors que je m’approchais d’elle, tout
à coup, je compris le problème. Je le ressentis dans toutes les cellules de mon corps. Dawson
se figea. Andrew fit volte-face.
Au-dessus de l’enseigne lumineuse du Caesar’s Palace et du Bellagio, un nuage noir
avançait très vite, bloquant la lumière des étoiles. Ce n’était pas vraiment un nuage… ni un
vol de chauves-souris.
C’étaient des Arums.
*
* *
Katy
Les choses, qui n’étaient déjà pas idéales, empirèrent en moins de deux.
Quand Daemon avait expliqué son plan, jusqu’à ce que je voie l’armée descendre un
hélico rempli d’innocents, je ne m’étais jamais imaginé que ça finirait ainsi. Nous avions
simplement voulu les déstabiliser, créer une diversion pour nous échapper.
Nous n’avions pas eu l’intention de déclencher une guerre.
À présent, Paris était mort et des créatures bien plus dangereuses que les monstres qui
se tapissaient sous nos lits avançaient vers nous.
À mes yeux, l’apparition de ces ombres dans le ciel n’était pas un accident. Bien sûr, les
pouvoirs des Luxens étaient visibles de tous, mais les chances pour que des Arums
débarquent pile au bon moment, comme par hasard, étaient quasiment nulles.
Ils étaient là à cause du Dédale, parce qu’ils travaillaient avec eux.
Le nuage se dispersa, créant comme des coulées de pétrole à travers le ciel. Elles
disparurent derrière le Caesar’s Palace, avant de réapparaître dans une explosion sur le
côté de l’hôtel. Des éclats de verre et des débris volèrent dans tous les sens.
J’ouvris la bouche pour crier, mais aucun son n’en sortit.
Un Arum s’approchait du Boulevard. Il bougeait tellement vite que ce n’était même plus
une affaire de secondes avant qu’il atteigne sa cible.
Volant jusqu’au Hummer, il heurta Andrew de plein fouet et le souleva sur plusieurs
mètres. Le cri d’horreur d’Ash résonna en moi. L’Arum reprit sa forme naturelle en l’air. Sa
peau était noire et brillante comme de l’obsidienne. Il jeta Andrew par terre comme une
poupée de chiffon.
Un autre Arum se mit à descendre le Strip, slalomant entre les voitures. Puis il s’éleva
et rattrapa Andrew au vol. Ensemble, ils foncèrent tout droit vers la piscine du Treasure
Island.
Daemon réagit au quart de tour. Sa lumière se fit plus vive que jamais et il se précipita
vers l’autre Arum, pour l’empêcher d’accéder lui aussi à la piscine. Quand ils se percutèrent,
l’obscurité rencontrant la lumière, ils tourneboulèrent dans le ciel comme un boulet de
canon. Dawson entra dans la bagarre à son tour, évitant de justesse des rayons rouges.
L’Arum et Andrew remontèrent à la surface de la piscine. Après avoir pris de l’élan,
l’Arum frappa Andrew en pleine poitrine. Celui-ci recula sous la violence du coup et sa
lumière se mit à vaciller, comme celle d’une luciole.
Au moment où j’allais avancer aussi, je sentis des bras m’encercler la taille.
Ce n’était pas une étreinte amicale.
La panique m’envahit tandis que mes pieds quittaient le sol. Devant moi, l’Arum
souleva Andrew dans les airs. Un rayon rouge fulgura et Andrew… Oh, mon Dieu…
Le hurlement d’Ash confirma mes doutes. L’espace d’un instant, elle reprit sa véritable
apparence, comme si elle était incapable de se contrôler. Une vague d’énergie se déversa sur
la route.
Une seconde plus tard, je me retrouvai sur le dos, le souffle coupé. Un militaire avec un
casque intégral se tenait au-dessus de moi. Je ne savais pas quoi faire. J’étais paralysée,
figée entre l’incrédulité et la terreur. Paris était mort. Andrew aussi.
Le canon d’une arme étrange était pointé sur moi.
— N’essaie même pas de t’échapper, me dit une voix étouffée.
Mon cerveau avait cessé d’assimiler pleinement ce qui se déroulait autour de moi. Je
voyais le reflet de mes yeux écarquillés dans le casque. Alors, ma part d’humanité se mit en
veille. La rage m’envahit. Ça faisait du bien. Je ne ressentais plus la moindre peur, panique
ou tristesse. Il n’y avait plus que le pouvoir qui comptait.
Le cri que je n’avais pas réussi à expulser jusqu’à présent, le genre de cri qui vous
laissait une empreinte à vie, choisit ce moment pour sortir. J’ignore ce que je fis alors mais,
quand je repris mes esprits, le soldat et son pistolet n’étaient plus là. Tout autour de moi,
les véhicules tremblaient et se déplaçaient. Certains se retournaient carrément. Du verre se
fissura, puis explosa. La rue se retrouva couverte de bris de glace. La douleur qu’ils
m’infligèrent me parut ridicule.
Qui sait où était passé le soldat ? Le plus important, c’était qu’il avait disparu.
Je me relevai et jetai un coup d’œil alentour. Des flammes s’échappaient du Treasure
Island et du Caesar’s Palace. Le Mirage fumait. Les vitres des voitures étaient brisées. Des
corps jonchaient la rue. Je n’avais jamais vu un tel chaos, pas dans la vraie vie, en tout cas.
Je cherchai mes amis du regard, mais ce fut Daemon que je repérai en premier. Il se battait
contre un Arum. On ne distinguait d’eux que des éclairs noirs et blancs. Archer s’occupait de
l’Arum près de la piscine pendant que Dee en sortait le corps sans vie d’Andrew. L’eau
dégoulinait sur son visage et ses cheveux. Le tenant entre ses bras, elle le hissa au-dessus du
mur. La scène me brisa le cœur.
Je me tournai vers Ash qui continuait de protéger Beth. Elle avait gardé son apparence
humaine mais elle semblait tiraillée entre l’envie d’aller rejoindre son frère et tenir la
promesse qu’elle avait faite à Dawson. Je me rendis compte que je pouvais le faire à sa
place. Je pouvais surveiller Beth pendant qu’Ash irait où son cœur voulait être.
L’hélicoptère militaire revint soudain de notre côté et stoppa mon avancée. Archer
surgit alors de nulle part. La Source émana de lui comme une vague de lumière et il leva les
bras au ciel. Un éclair d’un blanc pur s’écrasa sous l’appareil et l’envoya valser contre les
casinos.
Le bruit de l’impact fut assourdissant et une boule de feu illumina soudain la nuit.
Je me tournai vers l’endroit où Archer s’était tenu un instant plus tôt, mais il était déjà
parti, rapide comme un ninja. Seigneur.
Les pieds plantés sur le bitume craquelé, j’observai l’espace qui me séparait de Beth et
Ash. Luc occupait les soldats. Ou du moins, ce qu’il en restait. Une odeur terrible me
retournait l’estomac. Je me souvins alors de ce dont les Origines étaient capables.
Apparemment, on pouvait ajouter « petits pyromanes diaboliques » à leur description. Je me
mis à courir, en me mettant à couvert d’un camion renversé.
Beth tourna la tête vers moi. Elle avait les bras croisés sur sa taille, comme pour se
protéger. Elle avait l’air terrifié. Je réussis à contourner un palmier déraciné. J’étais à deux
doigts d’y arriver.
Puis mes pieds quittèrent le sol et je fus propulsée en arrière.
Je heurtai un van ; le choc se répercuta dans mon corps tout entier. Ma tête partit en
arrière. Une douleur atroce descendit le long de ma colonne vertébrale. La vue trouble, je
glissai lentement sur le sol. Merde. Ça faisait mal. Je clignai les yeux pour essayer d’éclaircir
ma vision.
Avec un grognement, je roulai sur le côté et posai les mains sur la route déformée.
Quand j’essayai de me redresser, mon bras trembla. J’avais l’impression que mes organes
avaient été mélangés et qu’ils essayaient de reprendre leur place. Il fallait que je…
Une ombre passa devant moi. Il me fallut un instant pour comprendre que ce n’était
pas parce que j’étais sur le point de m’évanouir. De la chair de poule se forma sur mes bras.
Un courant d’air glacé me frôla.
Un Arum.
Me pressant par terre, je rampai sous le van pour tenter de gagner du temps et
récupérer un peu de force. L’odeur d’essence et de gaz d’échappement m’obstruait la gorge.
Je fermai les yeux le plus fort possible en avançant à plat ventre, sans me soucier de râper
ma peau contre le sol. Je réussis à atteindre l’autre côté et à passer sous une Sedan à
laquelle je m’agrippai pour me redresser.
Tout à coup, le van se mit à trembler, puis s’écarta vivement.
L’Arum se tenait là, sous sa forme humaine, magnifique et pâle, d’une beauté froide qui
me coupa le souffle et me répugna à la fois. Un sourire inquiétant étira lentement ses lèvres.
J’avais l’impression qu’un vent glacial venait de me frapper.
En silence, il leva les bras.
L’air vibra autour de moi et je tombai en arrière. Derrière moi, les palmiers tremblaient
et le métal grinçait. Le vent se fit de plus en plus fort. Je me cachai derrière la voiture. Les
arbres déracinés volèrent en direction de l’Arum. La Sedan s’éloigna également de moi,
comme si elle était aspirée. Un stand de brochures touristiques fendit l’air. Des morceaux de
route s’élevèrent, restèrent suspendus quelques secondes, avant d’être attirés à lui à leur
tour. Tout à coup, un cri me perça les tympans.
Une femme vola près de moi en se débattant dans les airs, avant de disparaître derrière
l’Arum. Son corps désarticulé alla rejoindre les autres sur le sol.
L’Arum était comme un trou noir. Il aspirait tout ce qui se trouvait sur son passage. Je
ne faisais pas exception. J’avais beau tenter d’ancrer mes pieds par terre, je glissais
inexorablement dans sa direction.
Des doigts glacés s’enroulèrent autour de ma gorge. Puis il baissa sa tête vers la
mienne. Je ne me souvenais pas d’avoir déjà vu les yeux d’un Arum. Ils étaient d’un bleu
très pâle, comme si la couleur en avait été drainée.
— Qu’est-ce que nous avons là ? demanda l’Arum à voix haute. (Il inspira
profondément, en fermant les yeux, comme s’il pouvait me goûter.) Une hybride. Miam
miam.
Il était hors de question que je serve de goûter intergalactique.
Je levai vivement les bras pour faire appel à la Source. Malheureusement, l’Arum saisit
mon poignet dans une prise de fer. Le cœur au bord des lèvres, je sentis sa joue froide
contre la mienne. Sa bouche remua près de mon oreille, me faisant frissonner de dégoût.
— Ça risque de faire mal. Un tout petit peu, dit-il avant de rire franchement. Bon,
d’accord. Ça va faire très mal.
Il comptait se nourrir.
Le coin de mon cerveau qui fonctionnait toujours se dit que c’était vraiment stupide de
mourir ainsi. Après tout ce qui s’était passé (le Dédale, les armes, les coups de feu…), j’allais
finir bouffée par un Arum.
Mon corps se crispa tout entier, et soudain, la peur, la colère, le dégoût et la panique
enflèrent en moi comme un ballon gonflé à l’hélium.
L’énergie m’envahit, affûta mes sens. Je sentis l’Arum contre moi. Je le sentis placer sa
bouche devant la mienne, à quelques millimètres d’écart. Je sentis son souffle, son frisson de
pouvoir. Puis une sensation de succion glaciale me prit aux tripes. On aurait dit qu’il avait
planté des crochets à l’intérieur de moi pour mieux absorber mon essence vitale.
Je plaquai une main sur le torse de l’Arum et l’énergie le frappa de plein fouet. À bout
portant, la puissance de mon coup en fut décuplée. L’éclair étincela entre nous et nous
propulsa dans des directions opposées.
Les étoiles tournoyèrent autour de moi.
Je tombai sur le trottoir, sur le côté, puis roulai sur le dos. L’Arum était suspendu dans
les airs, les bras et les jambes écartées. Son corps convulsa une fois, deux fois. Un point
lumineux, la marque laissée par la Source, grandit sur son torse, créant de petites fissures
blanches qui le recouvrirent bientôt entièrement.
Il explosa en milliers d’éclats.
Putain de merde…
Quand je me redressai et me retournai, je me retrouvai face à face avec un jeune
homme. Il marchait hébété, sans comprendre ce qu’il voyait. Je compatissais. J’avais
sûrement la même expression sur le visage lorsque Daemon avait arrêté ce camion devant
moi et que j’avais compris qu’il n’était pas humain.
Je l’avais peut-être en ce moment même.
Je baissai les yeux.
Il tenait son smartphone entre ses doigts crispés. Tout… Il avait tout filmé avec son
portable. Mon visage aussi. C’était sans doute idiot de s’inquiéter de ça pour le moment,
étant donné tout ce qu’il avait dû filmer, mais la seule chose à laquelle je pouvais penser,
c’était que si cette vidéo échouait sur Internet, elle allait devenir aussi populaire que celle
du Nyan Cat.
Je ne tenais pas à ce que ma mère découvre que j’étais vivante de cette façon. Je n’étais
pas au top de ma forme mais j’étais vivante.
Malheureusement, il était déjà trop tard.
Quand je fis un pas vers lui, le garçon sembla se réveiller de sa torpeur et s’enfuit.
J’aurais pu le pourchasser mais j’avais des problèmes plus importants.
Une odeur de fumée et de mort régnait tout autour. D’un pas mal assuré, je me dirigeai
vers l’endroit où j’avais aperçu les autres pour la dernière fois. Le car de touristes rouge me
servait de repère. Malgré la douleur que je ressentais dans toutes les cellules de mon corps,
j’examinai l’étendue des dégâts. Les armes du Dédale, les PEP, n’étaient pas seulement
dangereuses pour les Luxens et les hybrides. Les lampadaires étaient cassés en deux ou
avaient fondu. Des départs de feu menaçaient le Strip tout entier.
Des cadavres jonchaient la route.
Je me frayai un chemin parmi eux, grimaçant en voyant leurs vêtements brûlés, leurs
plaies béantes et leur peau écorchée. Tant d’innocents étaient morts pour rien ! Les Luxens
n’étaient pourtant pas durs à repérer, ils étincelaient comme des ampoules ambulantes.
Même les hybrides se distinguaient de la masse au premier coup d’œil. On aurait dit que
l’armée se moquait des pertes civiles et avait décidé de tirer à tout-va. Étaient-ils devenus
fous ?
Je savais très bien comment le gouvernement allait expliquer ce drame. Il raconterait
que tout était notre faute, qu’il fallait blâmer les Luxens, alors que c’était eux qui avaient
attaqué en premier et qui avaient pris la vie d’innocents.
Voir tous ces corps me retournait l’estomac. Pourtant, je continuai d’avancer, jusqu’à ce
que je sente une douce chaleur au niveau de ma nuque. Lorsque je levai la tête, je vis
Daemon qui se battait à mains nues avec un soldat, sous sa forme humaine. Mon cœur
bondit dans ma poitrine lorsque son adversaire réussit à lui assener un coup de poing, mais
Daemon encaissa sans broncher et l’assomma aussitôt.
Il se tourna alors vers moi et me regarda dans les yeux. Ses cheveux humides étaient
plaqués sur son front et ses tempes. Ses iris étincelaient comme des diamants. Je lus le
soulagement de me voir dans son expression. Puis il secoua la tête. La tristesse qui brillait
dans son regard était insupportable.
Un éclat rouge fusa plus loin, sur le Strip, me rappelant à quel point les rues étaient
dangereuses. Je fis un pas en avant. Ash et Beth contournaient une Jeep renversée. J’étais
contente de les voir saines et sauves, même si Ash pleurait à chaudes larmes. Son frère…
Je pris une grande inspiration. Nous avions tant…
— Kat ! rugit Daemon.
Des bras puissants m’attrapèrent par-derrière. J’eus le réflexe de me débattre, mais on
m’écarta vivement de la trajectoire d’un rayon rouge. Le tir de PEP nous frôla et fonça en
direction de Beth. Dawson hurla de colère et le temps sembla ralentir. L’étreinte se desserra
autour de moi. Archer criait dans mon oreille. Daemon, lui, se mit à courir en sautant sur
les voitures.
Ash se tourna vers Beth à une vitesse inhumaine, aussi vite qu’une balle. Elle prit alors
Beth dans ses bras et la poussa hors de la trajectoire pour la protéger.
Le rayon frappa Ash en plein dos.
De la lumière remonta le long de sa colonne vertébrale, suivant le réseau de ses veines.
La tête rejetée en arrière, elle tomba à genoux, puis s’effondra sans la grâce habituelle qui
la caractérisait.
Elle ne bougeait plus.
Je me libérai de l’étreinte d’Archer et arrivai vers elle en même temps que Daemon. Il la
saisit par les épaules et la retourna. Un liquide bleu brillant coulait hors de sa bouche et sa
tête dodelina contre le bras de Daemon.
Quelque part, au loin, le cri d’un homme fut interrompu par un craquement sordide.
— Ash, souffla Daemon en la secouant légèrement. Ash !
Ses yeux sans vie étaient fixés sur le ciel. Une partie de moi savait la vérité, mais mon
cerveau refusait de l’accepter. Ash et moi n’aurions jamais été amies. Nous aurions sans
doute toujours été rivales, mais elle était incroyablement forte et bornée. J’étais persuadée
qu’elle pouvait survivre à tout, même une attaque nucléaire.
Pourtant, sa magnifique apparence humaine, son si beau visage, disparaissait et sa
lumière s’éteignait peu à peu. Bientôt, ce ne fut plus Ash que Daemon tenait dans ses bras,
mais une enveloppe vide, avec une peau transparente et de fines veines.
— Non, murmurai-je en dévisageant Daemon.
Il frissonna.
— Putain ! s’écria Dawson en étreignant Beth. (Elle pleurait doucement.) Elle…
Beth déglutit difficilement.
— Elle m’a sauvé la vie.
Arrivant près de Dawson, Dee porta ses mains à sa bouche. Elle ne dit rien. Ce n’était
pas la peine. Ses émotions se lisaient clairement sur son visage.
— Hé, les gars, il faut vraiment qu’on… (Luc apparut derrière Daemon. Il s’arrêta, les
sourcils froncés.) Merde.
Je relevai la tête. Je ne savais pas quoi dire. De toute façon, ça n’aurait servi à rien. Une
voiture, ou quelque chose, explosa non loin.
— J’ai trouvé un gros 4 × 4 au bas de la rue. On rentre tous dedans, expliqua Luc. Il
faut qu’on parte pendant que la route est dégagée. D’autres soldats ne vont pas tarder à
arriver et je ne réussirai pas à tous les abattre. Vous non plus. On commence à manquer
d’énergie.
— On ne peut pas les abandonner ici, cracha Daemon.
— Nous n’avons pas le choix, intervint Archer. Si on reste une seconde de plus, on va
finir comme eux. Kat va finir comme eux.
La mâchoire de Daemon se crispa. Mon cœur se serra pour lui. Il avait grandi avec les
Thompson et, quelque part, je savais que Daemon aimait toujours Ash. Pas de la même
façon qu’il m’aimait, moi, mais c’était tout aussi important.
— Je ne veux pas laisser Paris ici, moi non plus, dit Luc en regardant Daemon dans les
yeux. Il ne mérite pas d’être abandonné, mais nous n’avons pas le choix.
Daemon eut sans doute un déclic, car il allongea tendrement Ash par terre avant de se
lever. Je l’imitai.
— Où est la voiture ? demanda-t-il d’une voix dure.
Luc désigna le bout de la rue.
Je tendis le bras vers Daemon et il me prit la main. Quelques minutes plus tôt, nous
étions dix. Mais seuls sept d’entre nous s’enfuyaient à travers les voitures calcinées, les
cadavres et les débris. Je m’efforçai d’avancer sans penser à tout ça.
Luc avait déniché un 4 × 4 et un pick-up mais, à présent, nous n’avions plus besoin
que d’une seule voiture. Cette pensée m’emplit de tristesse. Archer s’installa derrière le
volant du 4 × 4 et Luc s’assit à côté de lui.
— Dépêchez-vous ! nous pressa Luc. Il y a encore des voitures là-bas mais ça avance. Il
n’y a plus de barrage. Les gens quittent la ville. On devrait réussir à se perdre dans la
masse.
Dawson aida Beth à se hisser d’un côté pendant que Daemon et moi montions de
l’autre. On s’installa sur une deuxième banquette arrière, au fond. Dee, elle, s’assit sur celle
du milieu avec Dawson et Beth. Une fois les portières fermées, Archer fonça.
Le corps engourdi, je me tournai sur mon siège pour regarder à travers la vitre arrière.
Le 4 × 4 slalomait entre les voitures, évitait de justesse les civils apeurés qui couraient dans
les rues. Nous quittions la ville en laissant derrière nous Paris, Andrew et Ash.
Derrière la vitre, Vegas brûlait.
CHAPITRE 30
Katy
Le trajet se fit dans un silence tendu. On n’arrêtait pas de regarder derrière nous,
s’attendant à voir l’armée apparaître d’une seconde à l’autre sur nos traces, et personne ne
savait quoi dire. Qu’aurions-nous pu dire, d’ailleurs ?
Me retournant dans les bras de Daemon, je pressai mon visage contre son torse et
respirai son parfum boisé entêtant. L’odeur de la mort et de la destruction ne lui avait pas
collé à la peau. Heureusement. Si je fermais les yeux et que je retenais ma respiration
jusqu’à perdre un ou deux neurones, je pouvais presque imaginer que nous nous baladions
à travers le désert, sans but.
Je n’avais pas pris la peine de boucler ma ceinture. Au bout d’un moment, il m’avait
éloigné de la vitre arrière de la voiture pour m’asseoir entre ses jambes. Ça ne me
dérangeait pas. Au contraire, après tout ce que nous avions vécu, son étreinte me rassurait.
Et je crois qu’il en avait besoin, lui aussi. J’aurais voulu être dans sa tête pour savoir à quoi il
pensait.
Je passai mon pouce sur son cœur et me mis à tracer des formes indistinctes sur sa
poitrine. J’espérais que la culpabilité ne le rongeait pas. Rien de tout ça, aucune de ces
morts n’était sa faute. J’aurais voulu le lui dire, mais je n’osais pas briser le silence. Dans la
voiture, tout le monde pleurait quelqu’un.
Je n’avais jamais été proche d’Andrew et d’Ash. Je n’avais pas non plus connu Paris
intimement. Pourtant, leur disparition m’affectait. Chacun était mort en sauvant quelqu’un
d’autre et personne ne connaîtrait jamais leur sacrifice. À part nous. Leur perte nous
marquerait pendant un long moment, peut-être même pour l’éternité.
La main de Daemon remonta le long de mon dos, puis s’enfouit dans mes cheveux. Ses
doigts frôlèrent ma nuque. Il se déplaça légèrement pour déposer un baiser sur mon front.
Mon poing se referma sur son tee-shirt en même temps que mon cœur se serrait.
Je relevai la tête pour lui parler à l’oreille.
— Je t’aime tellement.
Il se crispa avant de se détendre.
— Merci.
Comme je n’étais pas sûre de savoir pourquoi il me remerciait, je me lovai de nouveau
contre lui et écoutai son cœur battre, fort et régulier. J’avais mal partout et la fatigue me
gagnait, mais il m’était impossible de dormir. Au bout de deux heures, Luc nous avait
annoncé qu’aller en Arizona serait trop risqué, en raison de sa proximité avec Las Vegas. Je
n’avais même pas regardé la direction qu’il prenait. Il connaissait une autre cachette, dans
une grande ville de l’Idaho, qui s’appelait Cœur d’Alene. À quinze heures de route de
l’endroit où nous nous trouvions.
Dee lui avait alors demandé comment il avait fait pour acquérir autant de propriétés
quand il n’avait qu’une quinzaine d’années. Pour ma part, je trouvais que c’était une très
bonne question.
— Le genre de club que je gère rapporte beaucoup d’argent… Et les faveurs que
j’accorde ne sont pas gratuites, répondit-il. J’aime avoir le choix, et pouvoir me cacher un
peu partout à travers le pays. On ne sait jamais quand on va en avoir besoin.
Dee sembla se contenter de cette réponse. De toute façon, on n’avait pas vraiment le
choix.
Le lendemain matin, on s’arrêta au nord de l’Utah pour faire le plein. Après avoir
changé d’apparence, Dawson et Daemon allèrent acheter à boire et à manger pendant que
nous restions assis dans la voiture, dissimulés par les vitres teintées. Archer se chargeait de
remplir le réservoir d’essence, une casquette vissée sur la tête.
Trop nerveuse pour rester en place, je me penchai en avant pour voir si Bethany allait
bien.
— Elle dort, me dit Dee d’une voix douce. Je ne sais pas comment elle fait. Moi, je crois
que je n’y arriverai plus jamais.
— Je suis désolée, dis-je en posant la main sur l’arrière de son siège. Je suis vraiment
désolée. Je sais que tu étais très proche d’eux. Si seulement… si seulement les choses
avaient été différentes.
— Je sais, répondit-elle en recouvrant ma main avec la sienne. (La joue pressée contre
le siège, elle cligna plusieurs fois les yeux. Des larmes les faisaient briller.) Tout paraît
tellement irréel… Tu ne trouves pas ?
— Oui, c’est vrai. (Je serrai sa main.) Je n’arrête pas de me dire que je vais me réveiller.
— Et on se retrouvera plusieurs mois en arrière, juste avant le bal de fin d’année ?
Je hochai la tête. Malheureusement, ce genre de pensées risquait de nous faire
déprimer plus qu’autre chose. Daemon et Dawson revinrent à la voiture avec des sacs plein
les bras.
Lorsque Archer se réinstalla derrière le volant, ils distribuèrent des boissons et des en-
cas à tout le monde. Daemon me tendit un petit paquet de chips aux oignons. J’allais avoir
une haleine d’enfer.
— Merci.
— Évite juste de m’embrasser pendant un petit moment, prévint-il.
Je souris. C’était bizarre de sourire après tout ce qui s’était passé, et en me voyant,
Daemon eut les larmes aux yeux. À mon avis, son interdiction de l’embrasser n’allait pas
durer longtemps. Il me regardait avec bien trop d’amour.
— Tu as entendu des trucs intéressants, dans la boutique ? lui demandai-je, curieuse.
Daemon consulta rapidement Dawson du regard. Ce simple geste me parut suspect et,
quand il secoua la tête, je ne pus m’empêcher de douter de sa bonne foi.
— Rien d’important.
Je plissai les yeux.
Il haussa un sourcil.
— Daemon…
Il soupira.
— Il y avait une télé derrière le comptoir qui diffusait des images de Las Vegas en
continu, mais le son était coupé. Je n’ai rien entendu.
— C’est tout ?
Il marqua une pause.
— À la caisse, des gens parlaient d’extraterrestres. Ils ont dit qu’ils savaient que le
gouvernement leur cachait des choses. Comme un OVNI qui se serait écrasé à Roswell dans
les années 1940. Très sincèrement, j’ai arrêté d’écouter après ça.
Je me détendis un peu. C’était une bonne nouvelle. Au moins, personne n’avait encore
organisé de chasse aux sorcières. On roula la plus grande partie de la journée, pourtant les
kilomètres que nous mettions entre Las Vegas et nous ne faisaient rien pour apaiser
l’atmosphère. Nous avions besoin de temps pour nous remettre de cette épreuve.
Les premières choses que je remarquai dans le nord de l’Idaho furent les grands sapins
et les sommets majestueux d’une chaîne de montagnes, au loin. Comparée à Vegas, la ville,
construite au bord du lac, était petite, mais elle était pleine de vie. On passa devant l’entrée
d’un village de vacances et je tentai de mémoriser les indications que Luc donnaient à
Archer, mais je n’avais pas le moindre sens de l’orientation. Il me perdit à « tourne à droite à
l’intersection. »
Au bout d’une quinzaine de minutes, on arriva à l’orée d’un parc national. Et moi qui
considérais que Petersburg était au milieu de nulle part ! Je n’avais encore rien vu.
Le 4 × 4 cahota sur un chemin de terre étroit bordé de sapins et d’autres arbres qui
auraient été parfaits à décorer pour Noël.
— Je crois qu’on va se faire manger par un ours, dit Daemon en regardant par la
fenêtre.
— Peut-être mais, au moins, vous n’avez rien à craindre en ce qui concerne les Arums,
répliqua Luc en se retournant sur son siège. (Il nous adressa un sourire fatigué.) Ce parc est
truffé de bêta-quartz et, à ce que j’en sais, il n’y a aucun Luxen dans les parages.
Daemon hocha la tête.
— Tant mieux.
— Au sujet des Arums… Vous pensez qu’ils étaient là par hasard ? demanda Dee.
— Pas du tout, répondit Archer en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur. (Il sourit
légèrement, sûrement pour Beth.) Le Dédale garde des Arums sous le coude, pour
neutraliser les Luxens qui… sortent du rang. Il y a eu une histoire comme ça dans le
Colorado, juste avant qu’ils vous attrapent au Mont Weather. Une femme qui était au
mauvais endroit, au mauvais moment. Ils ont fait appel à un Arum.
— Tu l’as rencontré, ajouta Luc en reportant son attention sur Daemon. Tu sais,
l’Arum, dans mon club, avec lequel tu voulais te la jouer Musclor ? Il a été appelé par la
Défense pour régler ce problème.
Je me tournai vers Daemon qui fronçait vivement les sourcils.
— Il n’avait pas vraiment l’air de régler le problème.
Le sourire de Luc se fit mystérieux, et un peu triste.
— Tout dépend de ce que tu entends par là. (Il s’arrêta, puis se rassit face à la route.)
C’est ce que Paris aurait dit.
Je me lovai de nouveau contre Daemon et me promis de lui poser des questions sur
cette rencontre plus tard. La voiture ralentit pour prendre un virage. Entre les sapins
apparut un énorme chalet en bois à un étage qui faisait bien la taille de deux maisons
réunies.
Le club de Luc devait vraiment lui rapporter une fortune.
On s’arrêta devant la porte d’un garage. Luc sortit et avança devant le véhicule. Là, il
souleva un cache qui dissimulait un petit clavier et entra un code. La porte s’ouvrit sans
encombre.
— Entrez ! dit-il en passant sous la porte.
J’avais hâte de sortir de la voiture. Je ne sentais plus les muscles de mes fesses et,
lorsque je posai enfin mes jambes sur le sol en béton, elles tremblèrent tellement que je dus
attendre de retrouver toutes mes sensations avant de me lever. Alors, je sortis du garage
pour me mettre au soleil. Il faisait beaucoup plus frais, sans doute dans les vingt degrés,
alors qu’on était au mois d’août. Ou étions-nous déjà en septembre ? Je n’avais pas la
moindre idée de la date.
Dans tous les cas, le cadre était très beau. Les seuls sons que l’on entendait, c’étaient le
chant des oiseaux et les animaux qui fourrageaient dans la forêt. Le ciel était d’un joli bleu.
Oui, c’était magnifique. Ça me rappelait… la maison.
Daemon apparut soudain derrière moi et passa ses bras autour de ma taille. Il posa son
menton sur ma tête.
— Ne t’enfuis pas comme ça.
— Je ne me suis pas enfuie. Je suis juste sortie du garage, répondis-je en plaçant mes
mains sur ses avant-bras musclés.
Quand il baissa la tête, sa barbe naissante me chatouilla la joue.
— C’est déjà trop loin.
D’habitude, je n’aurais pas hésité à lui rappeler que j’étais majeure et vaccinée, j’en
aurais même rajouté pour la forme mais, après tout ce qui s’était passé, je comprenais ce
qu’il ressentait.
Je me retournai dans ses bras et le serrai à mon tour contre moi.
— Les autres sont déjà en train de visiter la maison ?
— Oui. Luc a demandé à l’un d’entre nous d’aller en ville tout à l’heure pour acheter à
manger, avant qu’il ne soit trop tard. On dirait qu’on va rester coincés ici un bout de temps.
Je resserrai mon étreinte.
— Je ne veux pas que tu y ailles.
— Je sais. (Il porta une main à mon visage et recoiffa mes cheveux en arrière.) Mais
Dawson et moi, on est les seuls à pouvoir changer d’apparence. Et je ne le laisserai pas y
aller tout seul. Dee, encore moins.
Je pris une grande inspiration, avant de carrer les épaules. J’aurais voulu râler et me
plaindre.
— OK.
— OK ? Je n’ai pas le droit au regard de chaton en colère ?
Je secouai la tête, les yeux rivés sur son torse. L’émotion m’obstruait la gorge.
— Ça y est, les poules ont des dents ! (Ses doigts me caressèrent la joue.) Hé…
Me serrant davantage à lui, je posai la joue contre son torse et enfonçai mes doigts
dans ses flancs. Il passa un bras autour de ma taille pour me coller à lui.
— Pardon, lui dis-je, la gorge serrée.
— Il s’est passé beaucoup de choses, Kat. Pas la peine de t’excuser. On doit juste faire
de notre mieux pour avancer, c’est tout.
Je relevai la tête en chassant mes larmes.
— Et toi ? Ça va aller ?
Il me dévisagea en silence.
— Tu ne t’en veux pas pour ce qui s’est passé à Vegas, j’espère ? Parce que ce n’est pas
ta faute. Mais alors, pas du tout.
Daemon ne dit rien pendant un long moment.
— C’était mon idée.
Mon cœur se serra douloureusement.
— On a tous accepté de le faire.
— Il y avait peut-être une autre solution. (Gêné, il détourna les yeux, l’air abattu.) Je
n’ai pas arrêté d’y réfléchir pendant tout le trajet. Qu’est-ce qu’on aurait pu faire d’autre ?
— Rien du tout.
J’aurais voulu le protéger du monde extérieur, lui assurer que tout irait bien.
— Tu en es sûre ? me demanda-t-il d’une voix effacée. On n’a pas eu beaucoup de
temps pour réfléchir.
— On n’a pas eu de temps, tout court.
Daemon hocha lentement la tête, les yeux rivés sur la rangée d’arbres devant nous.
— Ash, Andrew, Paris… Ils ne méritaient pas ça. Je sais qu’ils étaient d’accord et qu’ils
connaissaient les risques, mais je n’arrive pas à me dire qu’ils sont…
Debout sur la pointe des pieds, je pris son visage entre mes mains. La peine que je
ressentais s’étendait à ma poitrine tout entière, m’oppressait.
— Je suis vraiment désolée, Daemon. J’aimerais pouvoir te dire quelque chose pour
t’aider. Je sais qu’ils étaient comme ta famille et je sais qu’ils étaient tout pour toi. Mais tu
n’es pas responsable de leur mort. Crois-moi, je t’en prie. Je ne pourrais pas…
Il me réduisit au silence avec un baiser, un baiser doux et tendre qui éclipsa tous les
mots.
— Il faut que je te dise quelque chose, reprit-il. Tu vas sûrement me détester.
— Quoi ? (Je reculai. Je ne m’étais pas attendue à un tel commentaire.) Je ne pourrai
jamais te détester.
Il pencha la tête sur le côté.
— Je t’ai pourtant donné des tas de raisons de le faire, au début.
— C’est vrai, mais c’était au début. Ce n’est plus le cas.
— Tu n’as pas encore entendu ce que j’ai à dire.
— Ça n’a pas d’importance.
J’aurais voulu lui donner une claque pour avoir pensé une chose pareille.
— Si. (Il prit une grande inspiration.) Tu sais, quand les choses ont commencé à partir
en vrille, à Vegas, j’ai douté. Et quand Paris a été abattu, puis Andrew, puis Ash, je me suis
demandé un instant si j’aurais agi de la même manière en sachant ce qui allait se produire.
— Daemon…
— La vérité, c’est que je savais ce qu’on risquait dès que je suis sorti de la voiture. Je
savais que des gens allaient mourir, et pourtant, ça ne m’a pas arrêté. Lorsque j’ai relevé la
tête et que je t’ai vue devant moi, vivante, en bonne santé, j’ai su… J’ai su que si c’était à
refaire, je recommencerais. (Ses yeux émeraude se posèrent sur moi.) Je recommencerais,
Kat. C’est super égoïste de ma part, tu ne trouves pas ? Je suis un monstre. Je mérite que tu
me détestes.
— Non ! m’écriai-je. Je comprends ce que tu veux dire, Daemon, mais je ne peux pas te
détester.
Il serra les dents.
— Tu devrais.
— Écoute. Je ne sais pas quoi te répondre. Est-ce que c’est noble de penser ce genre de
choses ? Sans doute pas. Mais je comprends. Je comprends même pourquoi Matthew a trahi
Dawson et Bethany, puis a essayé de nous livrer, nous aussi. On fait tous des choses terribles
pour protéger les gens qu’on aime. Ce n’est peut-être pas bien, mais… c’est comme ça.
Il continua de me dévisager.
— Et tu n’as pas le droit de t’en vouloir ! Je te rappelle que tu m’as interdit de
culpabiliser pour la mort d’Adam, pour des décisions que j’avais prises. (J’avais du mal à
respirer. Tout ce que je voulais, c’était effacer la douleur que je lisais dans ses yeux.) Je ne
peux pas te détester. Je ne le pourrai jamais. Je t’aimerai quoi qu’il arrive. Peu importe ce
qu’il se passera à l’avenir, ou ce que tu as fait par le passé. (Les larmes me brûlaient les
yeux.) Je t’aimerai toujours. Ça ne changera jamais. Et on traversera cette épreuve
ensemble. Tu comprends ?
Comme il ne disait toujours rien, je sentis mon cœur s’arrêter.
— Daemon ?
Il bougea tellement vite qu’il me fit sursauter de surprise. Alors, il m’embrassa encore
une fois. Ce n’était pas un baiser doux et tendre comme le précédent. Celui-ci était
fougueux, intense, puissant… plein de reconnaissance et de promesses. Ce baiser
m’anéantit, puis me délivra. Ce baiser… me rendit plus forte.
Daemon me rendait plus forte.
Et je savais que c’était réciproque. Ensemble, nous étions plus forts.
*
* *
Daemon
Étonnamment, il ne s’était absolument rien passé lorsque nous étions allés en ville avec
Dawson. Nous étions ressortis rapidement du supermarché. Bien sûr, nous n’avions pas pu
éviter les unes de journaux, avec des silhouettes lumineuses en photo, ni les conversations
dans la file d’attente. Il se disait beaucoup de bêtises, mais l’atmosphère était néanmoins
très tendue, alors que nous étions dans une petite ville lacustre, à des années-lumière de
Las Vegas.
D’après ce que nous avions entendu, le gouvernement n’avait pas fait d’annonce
officielle. Il s’était contenté de déclarer l’état d’urgence dans le Nevada et de qualifier les
« terribles événements » d’actes terroristes.
La situation allait empirer. Pour les humains, comme pour les Luxens. Beaucoup
d’entre eux aimaient vivre dans le secret. Nous venions de leur casser la baraque. Et puis, il
y avait ceux qui tireraient avantage du chaos, comme Luc nous l’avait dit. Je ne pouvais pas
m’empêcher de repenser à Ethan Smith et à ce qu’il m’avait dit.
Quand on retourna au chalet, il était déjà tard. Kat et Dee nous préparèrent des
spaghettis. Enfin, surtout Kat, car Dee avait l’habitude de cuire les aliments avec ses mains
et le résultat était souvent désastreux. Beth avait aidé à faire du pain à l’ail. Ça faisait plaisir
de la voir participer. Je me rappelais à peine comment elle était, avant le Dédale. Je savais
simplement qu’elle était plus bavarde.
Et qu’elle souriait davantage.
Après le repas, j’aidai Kat à faire la vaisselle. Elle lavait, je rinçais. Il y avait un lave-
vaisselle dans la cuisine. Luc nous l’avait répété plusieurs fois. Mais je crois que les gestes
répétitifs avaient un effet apaisant. On ne parlait pas. On se contentait d’apprécier la
proximité de l’autre, nos coudes et nos mains qui s’effleuraient.
À un moment donné, Kat reçut un peu de mousse sur le nez. Je la lui enlevai et elle
sourit. Mon Dieu, quand elle souriait, j’avais l’impression de sentir la chaleur du soleil sur
ma peau. Ça me faisait ressentir tout un tas de choses, dont certaines, d’une niaiserie
embarrassante, que je n’aurais jamais osé dire à voix haute.
Une fois qu’on eut terminé, elle avait du mal à garder les yeux ouverts. Je la poussai
jusque dans le salon où elle se laissa tomber sur un canapé.
— Où vas-tu ? me demanda-t-elle.
— Je vais terminer de nettoyer dans la cuisine, répondis-je en posant une couverture
ancienne en patchwork sur elle. Repose-toi. Je reviens tout de suite.
En traversant une salle de projection, j’entendis Archer et Dee discuter dans une pièce
voisine. J’étais sur le point d’aller les rejoindre quand je m’arrêtai. Je fermai les yeux et jurai
doucement. Dee avait besoin de parler à quelqu’un. J’aurais simplement préféré qu’elle ne le
choisisse pas, lui.
J’ignore combien de temps je restai planté là, dans le couloir sombre, à observer les
lambris devant moi, avant de me résigner à retourner dans la cuisine.
Il était hors de question que Dee l’emmène chez Pizza Del Arte. Il y avait des limites à
respecter.
À l’aide d’une éponge, je nettoyai la table, en particulier le côté de Luc. Ce gamin ne
savait pas manger des spaghettis. Une fois ma tâche terminée, je jetai un coup d’œil à
l’horloge. Il était presque minuit.
— Tu as menti à Kat.
En entendant la voix de mon frère, je me retournai. Je savais très bien de quoi il voulait
parler.
— Tu aurais fait la même chose.
— C’est vrai, mais, tôt ou tard, elle finira par l’apprendre.
J’attrapai une bouteille d’eau sur le plan de travail tout en réfléchissant soigneusement
à la façon dont j’allais lui répondre.
— Je ne veux surtout pas qu’elle sache que son visage fait la une de tous les journaux.
Au lieu de s’inquiéter pour elle-même, elle va se faire du souci au sujet de sa mère et… elle
ne peut rien y faire, pour le moment.
Dawson s’adossa au comptoir et croisa les bras. Quand il me dévisagea, je soutins son
regard. Je savais ce que signifiaient son air pensif et sa mâchoire crispée. Je soupirai.
— Quoi ? lui demandai-je.
— Je sais à quoi tu penses.
Je pianotai des doigts contre la bouteille d’eau.
— Ah bon ?
— C’est pour ça que tu t’amuses à jouer la fée du logis. Tu es en train de te demander
ce que tu as déclenché.
Je ne répondis pas pendant un long moment.
— Oui, c’est vrai.
— Ce n’était pas que toi. On était tous d’accord. C’est notre faute à tous. (Dawson
s’interrompit. Ses yeux se posèrent sur la vitre au-dessus de l’évier. De l’autre côté, tout était
noir.) Et s’il le fallait, je recommencerais.
— Tu en es sûr ? En sachant qu’Ash et Andrew mourraient ?
Prononcer leur nom me faisait l’effet d’un coup de couteau dans la poitrine.
Mon frère se passa une main dans les cheveux.
— Tu ne veux vraiment pas que je réponde à cette question.
Je hochai la tête. Je savais que nous avions la même réponse. Qu’est-ce que ça disait de
nous ?
Dawson souffla avec force.
— Mais, bordel, ça craint. Ils faisaient pratiquement partie de notre famille. Sans eux,
ça ne sera plus pareil. Ils ne méritaient pas de mourir ainsi.
Je me frottai la mâchoire.
— Et Matthew…
— Qu’il aille se faire voir, cracha-t-il, les yeux plissés.
Posant la bouteille sur le côté, j’observai mon frère.
— On a plus ou moins fait comme lui, frérot. On a risqué la vie d’autres personnes pour
protéger Dee et nos copines.
Il secoua la tête.
— C’est différent.
— En quoi ?
Dawson ne répondit pas immédiatement.
— Alors, qu’on aille se faire voir, nous aussi.
Je laissai échapper un rire sans joie.
— Qu’on aille se faire voir.
Il réprima un sourire tout en continuant de m’observer.
— Bon, qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ?
J’ouvris la bouche, avant de rire encore une fois.
— Qui sait ? Je suppose qu’on n’a plus qu’à attendre de voir ce qui se passe. Et il faut
que je trouve un moyen de faire passer Kat pour une victime innocente dans cette affaire.
Elle ne pourra pas se cacher toute sa vie.
— Aucun de nous n’en sera capable, dit-il avec gravité. Je paierais cher pour savoir ce
que les anciens en pensent.
— Oh, c’est facile. Ils veulent sûrement nos têtes.
Il hocha la tête. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’il reprenne la parole. Il était
clair qu’il voulait me dire quelque chose, mais qu’il ne savait pas comment s’y prendre. Il
remua plusieurs fois les lèvres sans qu’aucun son en sorte.
— Je sais que le moment est mal choisi pour te l’annoncer… Pour tout te dire, je ne suis
pas certain que le bon moment existe pour ce genre de choses, et après ce qui est arrivé à
Ash et Andrew, je devrais peut-être le garder pour moi.
Je me crispai.
— Lâche le morceau, Dawson.
— Bon, d’accord. Je te le dis parce que quelqu’un d’autre que nous doit être au
courant. (Le rouge lui monta aux joues. Je n’avais pas la moindre idée d’où il voulait en
venir.) Surtout qu’avec le temps…
— Dawson.
Il prit une grande inspiration, puis prononça trois mots auxquels je ne m’attendais
absolument pas.
— Beth est enceinte.
J’en restai littéralement bouche bée.
Dawson se mit alors à parler à toute vitesse.
— Oui, elle est enceinte. C’est pour ça qu’elle est aussi fatiguée et que je ne voulais pas
qu’elle nous aide à Vegas. C’était trop dangereux. Et le voyage l’a épuisée, mais… Mais oui,
on va voir un bébé.
Je le dévisageai.
— Putain…
— Je sais.
Son visage se fendit en un sourire.
— Putain, répétai-je en secouant la tête. Enfin, félicitations, je veux dire.
— Merci.
Il se dandina d’un pied sur l’autre.
Je faillis lui demander comment Beth avait pu tomber enceinte, mais me repris avant de
poser une question bête.
— Waouh. Vous… vous allez avoir un bébé ?
— Oui.
J’agrippai le bord du plan de travail. Je n’arrivais pas à y croire. La seule chose à
laquelle je pensais, c’était à ces gamins dans la base du Dédale, les Origines. Des enfants nés
d’un père Luxen et d’une mère hybride. Leur existence était si rare que si le Dédale
l’apprenait…
J’étais incapable de terminer cette pensée.
Dawson expira bruyamment, visiblement mal à l’aise.
— Je t’en prie. Dis quelque chose.
— Euh… Elle est enceinte de combien de mois ?
Était-ce ce que les gens demandaient, d’habitude ?
Dawson sembla se détendre.
— À peu près trois.
Eh bien. Leurs retrouvailles avaient dû être intenses.
— Tu m’en veux, c’est ça ? demanda-t-il.
— Quoi ? Non ! Je ne t’en veux pas. Je ne sais pas quoi dire, c’est tout.
Et je n’arrêtais pas de penser que, dans six mois, nous aurions sur les bras un bébé
capable de faire rôtir des neurones d’une seule pensée si on ne lui donnait pas son biberon
assez vite.
— Je ne m’y attendais pas.
— Moi non plus. Ni Beth. Ce n’était pas prévu. C’est… arrivé, c’est tout. (Son torse se
souleva violemment.) Je sais qu’avoir un enfant à notre âge n’est pas très intelligent mais,
maintenant qu’il est là, on va faire de notre mieux pour l’accueillir. Je… Je l’aime déjà plus
que tout au monde, ce petit bonhomme.
— Ce petit bonhomme ?
Dawson me fit un sourire amusé, et un peu gêné.
— Ça pourrait très bien être une fille, mais je n’arrête pas de faire comme si ça allait
être un garçon. Ça rend Beth complètement dingue.
Je m’efforçai de sourire. Il ne semblait pas au courant pour les Origines. Était-il possible
que Beth n’en sache rien non plus ? Dans ce cas-là, ils ignoraient tout de la créature qu’ils
allaient mettre au monde. Je décidai de ne pas le lui en parler tout de suite. Ce n’était pas
le bon moment.
— Je sais que ça va être difficile, poursuivit-il. On ne pourra pas aller voir un docteur
normal. J’en ai conscience. Et très franchement, ça me fout les jetons.
— Hé. (Je m’approchai de lui et posai la main sur son épaule.) Tout se passera bien.
Beth et… le bébé iront bien. On va trouver une solution.
Le soulagement de Dawson était palpable.
Je ne savais pas du tout quel genre de solutions nous allions trouver, mais les femmes
mettaient des enfants au monde depuis la nuit des temps sans l’aide d’un médecin. Ça ne
pouvait pas être si difficile que ça. Mouais. Des fois, j’avais envie de me frapper.
L’idée d’un accouchement me terrifiait.
On continua de discuter un moment et je lui promis de n’en parler à personne. Il n’était
pas encore prêt à l’annoncer et je le comprenais très bien. Kat et moi, nous ne leur avions
pas dit que nous étions plus ou moins mariés.
Un mariage.
Un bébé.
Des extraterrestres à Las Vegas.
Ça ressemblait beaucoup à la fin du monde.
Toujours en état de choc, je retournai dans le salon. Je m’arrêtai devant le canapé où
Kat était recroquevillée sur elle-même, la couverture coincée sous son menton. Elle dormait.
Je me baissai pour la soulever et l’installai entre mes jambes. Elle bougea et roula sur le
côté, mais ne se réveilla pas.
J’observai l’obscurité à travers la fenêtre pendant des heures.
Il fallait agir à tout prix. On ne pouvait pas se contenter de fuir et se cacher. Ce qui
paraissait de toute façon impossible. Le monde venait d’apprendre notre existence. La
situation allait devenir de plus en plus dangereuse.
Sans compter que, dans quelques mois, nous aurions également un bébé à protéger. Un
bébé capable de semer le chaos.
Oui, il fallait agir, monter au front pour changer le futur, au risque de n’en avoir
aucun.
Je fis remonter ma main le long du dos de Kat, puis la posai sur sa nuque. Baissant la
tête, je pressai mes lèvres contre son front. Elle murmura mon nom dans son sommeil et
mon cœur se gonfla. Je reportai alors mon attention sur la fenêtre, sur l’obscurité.
L’incertitude de nos lendemains planait au-dessus de nos têtes comme un nuage noir.
Pourtant, j’étais sûr que quelque chose de bien pire que l’inconnu nous attendait.
Les humains comme les Luxens allaient nous pourchasser.
Mais s’ils pensaient que montrer la vérité au monde était la chose la plus terrible dont
j’étais capable pour préserver les gens que j’aimais, ils n’avaient encore rien vu.
Ils n’avaient pas la moindre idée de ce dont j’étais vraiment capable.
CHAPITRE 31
Katy
Dans mon sommeil, j’avais senti Daemon me rejoindre sur le canapé et me serrer contre
lui, mais ce n’est pas ce qui m’avait réveillée plusieurs heures plus tard. Pendant la nuit, son
étreinte s’était raffermie, jusqu’à quasiment m’étouffer.
Et il avait repris sa véritable apparence.
Même s’il était très beau comme ça, il était aussi très chaud et aveuglant.
Me débattant, je me retournai dans ses bras et fermai les yeux pour ne pas le regarder.
— Daemon, réveille-toi. Tu…
Il se réveilla en sursaut et s’assit tellement vite que je faillis tomber par terre. Puis la
lumière diminua et il retrouva sa forme humaine. Il avait l’air stupéfait.
— Ça ne m’est pas arrivé depuis qu’on était enfants. Me transformer sans m’en rendre
compte, je veux dire.
Je lui caressai le bras.
— Le stress, peut-être ?
Il secoua la tête, le regard perdu derrière moi. Son expression se durcit.
— Je ne sais pas. On dirait…
Des bruits de pas précipités résonnèrent à l’étage. En quelques secondes, tout le monde
se retrouva au rez-de-chaussée, tous aussi perplexes que Daemon. Après m’être dégagée de
son étreinte, je repoussai la couverture et me levai.
— Il se passe quelque chose, c’est ça ?
Dee s’approcha de la fenêtre et écarta les rideaux.
— Je ne sais pas. Je sens…
— Je me suis réveillé avec l’impression que quelqu’un m’appelait. (Dawson passa un
bras autour des épaules de Beth.) Et je brillais.
— Moi aussi, dit Daemon en se levant.
Luc se passa une main dans les cheveux. Avec le pyjama qu’il portait, il faisait enfin son
âge.
— Je me sens bizarre.
— Moi aussi, confirma Archer d’une voix posée.
Il observait l’extérieur du chalet tout en se frottant la mâchoire.
Quand je jetai un coup d’œil à Beth, elle se contenta de hausser les épaules.
Visiblement, nous étions les deux seules à ne pas ressentir ce qui perturbait les Luxens et les
Origines.
Tout à coup, ils se crispèrent. Tous, sauf Beth et moi. L’un après l’autre, Daemon,
Dawson et Dee reprirent leur forme de Luxens, avant de retrouver leur apparence humaine.
C’était tellement rapide, tellement soudain qu’on aurait dit que le soleil avait envahi la pièce
pendant quelques secondes.
— Il se passe quelque chose, dit Luc en se retournant. (Il se dirigea vers la porte.)
Quelque chose de grave.
Quand il sortit, tout le monde le suivit. Dehors, je restai près de Daemon tandis qu’il
avançait sur l’allée en gravier, puis sur la pelouse. L’herbe fraîche était douce sous mes
pieds.
Une sensation étrange remonta le long de ma colonne vertébrale, puis se dispersa dans
la totalité de mes terminaisons nerveuses. Les muscles de mon cou se tendirent. Luc avança
dans l’espace dénué d’arbres. Derrière lui, la forêt paraissait plus sombre que jamais,
interminable, et surtout, à cette heure tardive, inhospitalière.
— Je sens quelque chose, dit Beth d’une voix à peine plus forte qu’un murmure. (Elle se
tourna vers moi.) Et toi ?
Même si je ne savais pas de quoi il s’agissait, je hochai la tête. Daemon se figea à côté
de moi et son cœur se mit à battre la chamade, entraînant le mien à sa suite.
— Non, murmura-t-il.
Au loin, un éclat lumineux apparut dans le ciel. Le souffle court, je le regardai
descendre, laissant derrière lui une traînée de fumée étincelante. La lumière disparut
derrière les Rocheuses. Une autre apparut dans le ciel. Puis une autre, et une autre, et une
autre. On aurait dit des étoiles filantes qui tombaient sur Terre. Le ciel en était rempli. Des
milliers de ces éclats lumineux entraient dans notre atmosphère et pleuvaient sur notre
planète. Il y en avait tellement que je n’arrivais pas à les compter. Bientôt, ils se fondirent
les uns aux autres et on y vit aussi clair qu’en plein jour.
Luc laissa échapper un rire rauque et étranglé.
— Oh, merde. E.T. a réussi à téléphoner à la maison, les enfants !
— Et il a amené des amis avec lui, dit Archer en reculant, lorsque des lumières
s’approchèrent d’un peu trop près et tombèrent parmi les sapins et les ormes.
Daemon me prit la main et entrelaça nos doigts. Mon cœur eut un soubresaut. Les
lumières continuaient de tomber devant nous. De petites explosions s’élevaient dans les
arbres, faisaient trembler le sol. Les sous-bois s’illuminaient alors, pendant quelques
secondes, avant de s’assombrir. Tout à coup, la lumière se fit plus intense, dura plus
longtemps, puis tout redevint noir.
C’était terminé. Le silence nous enveloppait. Plus aucun criquet, aucun oiseau, ni
aucun animal ne faisait le moindre bruit. Seuls le son de nos respirations et les battements
de mon cœur affolé résonnaient.
Une lueur apparut soudain, au loin, entre les ormes, suivie d’une deuxième, puis de
nombreuses autres. Elles surgissaient les unes après les autres. Il devait y en avoir des
centaines dans la forêt, autour de nous.
— On ne devrait pas s’enfuir ? demandai-je.
La main de Daemon se resserra sur la mienne et il me pressa contre lui. Il m’entoura de
ses bras. Quand il prit la parole, sa voix était rauque.
— Ça ne servirait à rien, Kitten.
Mon cœur s’emballa. Une terrible pression m’enserrait la poitrine.
— On n’arriverait pas à les semer, dit Archer en serrant les poings. Pas tous.
Alors que je comprenais la gravité de la situation, je regardai droit devant moi. Ils se
rapprochaient de l’orée de la forêt. On commençait à distinguer leurs silhouettes. Comme
Daemon et tous les Luxens que j’avais vus, ils possédaient une forme semblable à ceux des
humains, avec des bras et des jambes bien définis, et ils étaient tous très grands. Quand ils
s’arrêtèrent quelques mètres derrière les arbres, leur lumière créa des ombres par terre. L’un
d’eux continua d’avancer. Il brillait plus fort que le soleil en plein été et sa lumière était
teintée de rouge vif, comme Daemon quand il était sous sa véritable forme.
Le sergent Dasher et le Dédale m’avaient menti sur des tas de choses, mais ça… Mon
Dieu. Ça, c’était la vérité. Ils étaient venus, comme Dasher me l’avait prédit. Ils étaient des
centaines ici et sans doute des centaines de milliers en tout.
La lumière rouge de celui qui s’était avancé pulsa. La vague d’énergie balaya la
clairière, me donnant la chair de poule. Je tremblai, sans comprendre ce qu’il se passait
vraiment.
Dee fut la première à se débarrasser de sa forme humaine, puis vint Dawson. Je ne
savais pas si c’était à cause du choc, de la peur ou d’un instinct inné qui les faisait réagir à la
présence de leurs semblables. Quoi qu’il en soit, quelques secondes plus tard, je sentis les
bras de Daemon trembler autour de moi, et lui aussi reprit sa véritable apparence.
Il me lâcha et, sans sa chaleur, un froid glacial m’envahit. Dawson se détacha
également de Beth pour rejoindre Dee. Ensemble, tous les trois, ils s’éloignèrent de nous.
— Daemon, l’appelai-je, mais il ne m’entendit pas.
Il ne me répondit pas.
Alors, Archer s’approcha de moi, et Luc vint se poster près de Beth. On reculait, je le
savais, pourtant je ne sentais pas mes jambes bouger, ni mes muscles fonctionner. Mes yeux
restèrent posés sur Daemon jusqu’à ce que la lumière de ses semblables engouffre la sienne.
La terreur me laissait un goût amer dans la bouche, déversait son poison dans mes
veines. À cet instant, je ne pus m’empêcher de penser à ce que Dasher m’avait dit à propos
du jour où les Luxens débarqueraient sur Terre. Ce jour-là, Daemon devrait faire un choix
entre son peuple et le mien.
Le problème, c’était que je n’étais pas certaine qu’il ait vraiment le choix.
Et moi non plus.