Sie sind auf Seite 1von 318

INFORMATION TO U SER S

This manuscript has been reproduced from the microfilm master. UMI films
th e text directly from the original or copy submitted. Thus, som e thesis and
dissertation copies are in typewriter face, while others may be from an y type of
com puter printer.

T he quality of this reproduction is d ép en d en t upon th e quality o f th e


c o p y subm itted. Broken or indistinct print, colored or poor quality illustrations
and photographs, print bleedthrough, substandard margins, and improper
alignment can adversely affect reproduction.

In the unlikely event that the author did not send UMI a complété manuscript
an d there are missing pages, these will be noted. Also, if unauthorized
copyright material had to be removed, a note will indicate the deletion.

Oversize materials (e.g., maps, drawings, charts) are reproduced by


sectioning the original, beginning a t the upper left-hand corner and continuing
from left to right in equal sections with small overiaps.

Photographs included in the original manuscript have been reproduced


xerographically in this copy. Higher quality 6” x 9” black and white
photographie prints are available for any photographs or illustrations appearing
in this copy for an additional charge. Contact UMI directly to order.

Bell & Howell Information and Leaming


300 North Zeeb Road, Ann Arbor, Ml 48106-1346 USA
800-521-0600

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
CHRISTIAN MORIN

FONCTIONNEMENT DU DISCOURS HUM ORISTIQUE ET


SUPERCHERIE LITTÉRAIRE CHEZ GARY/AJAR
ANALYSE SÉM IOTIQUE

Thèse
présentée
à la Faculté des études supérieures
de l'Université Laval
pour l'obtention
du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.)

Département des littératures


FACULTÉ DES LETTRES
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC

JUIN 2000

© Christian Morin, 2000

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
National Library Bibliothèque nationale
M of Canada du Canada
Acquisitions and Acquisitions et
Bibliographie Services services bibliographiques
395 Wellington Street 395. me Wellington
Ottawa ON K1A0N4 Ottawa ON K1A0N4
Canada Canada
Your file Votre référence

Ourfile Notre référence

The author has granted a non- L’auteur a accordé une licence non
exclusive licence allowing the exclusive permettant à la
National Library o f Canada to Bibliothèque nationale du Canada de
reproduce, loan, distribute or sell reproduire, prêter, distribuer ou
copies o f this thesis in microform, vendre des copies de cette thèse sous
paper or electronic formats. la forme de microfiche/film, de
reproduction sur papier ou sur format
électronique.

The author retains ownership of the L’auteur conserve la propriété du


copyright in this thesis. Neither the droit d’auteur qui protège cette thèse.
thesis nor substantial extracts from it Ni la thèse ni des extraits substantiels
may be printed or otherwise de celle-ci ne doivent être imprimés
reproduced without the author’s ou autrement reproduits sans son
permission. autorisation.

0-612-54024-3

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
UNIVERSITÉ
ATTESTATION
Faculté d es études supérieures

Ce jour du mois d^_ _____i S o o , les personnes soussignées , en


leur qualité de membres du jury de la thèse de U. QU h -t bl Otn'Uv__________ f
ont assisté à la soutenance de cette thèse.

NOMS UNIVERSITE SIGNATURE

$3 tJ t \ l «/ m - j ;kl f s Iw te k u k i^ Ÿ
V ................
ls( Ufistjr_s.'l%~ IjXuaJ

K
o
f
^ / L a U i lUrrJ^ t^ *\/ vuri ïh—1-CuuaJ L /

li .__A ic -L e u -J S>aluL-Cldlaîi h! v t h ! L Lajjcd

3 C i^.

.
o n a t u ik ou m C a c x N T o e i a a o u n iM N c e

renamiv-mt

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Fonctionnem ent du discours hum oristique et supercherie littéraire chez
Gary/Ajar — résum é court

Les œuvres de Romain Gary signées du pseudonyme d'Emile Ajar font montre de
particularités d'écriture que nous avons d'emblée associées à l'humour, tant pour leur
aspect formel que pour leur signification. À partir de cette observation, nous voulions
démontrer que ces particularités du plan de l'expression du langage trouvent des
correspondances sur le plan du contenu et dans la composante énonciative, pour en
arriver à proposer une définition sémiotique et discursive de l'humour qui rende compte
de sa valeur structurante. Ainsi, après un examen critique des principales définitions de
l'humour et en prenant appui sur la sémiotique de l'École de Paris, nous avons tenté de
préciser d'un point de vue théorique les lieux de manifestation de ce type de discours.
L'analyse sémiotique du corpus a ensuite permis de confirm er que l'humour se
manifeste dans toutes les couches du discours (les trois niveaux de la forme du contenu,
la forme de l'expression et la composante énonciative), avec quelques variations selon
les couches et selon les œuvres. À la lumière de cette analyse, nous proposons enfin
une lecture qui apporte un nouvel éclairage sur l'affaire Ajar, dans la mesure où, par sa
duplicité, l'humour inscrit la supercherie dans les textes mêmes de ce corpus.

<\T )y u L

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Fonctionnem ent du discours hum oristique et supercherie littéraire chez
Gary/Ajar — résum é long

Gros-Câlin, La Vie devant soi, Pseudo et L'Angoisse du roi Salomon, œuvres de Romain
Gary signées du pseudonyme dÉ m ile Ajar, font montre de particularités d'écriture que nous
avons d'emblée associées à l'humour. Les jeux de langage, qui touchent notamment la
syntaxe et le lexique, induisent un dédoublement de la signification des phrases sur fond de
critique et de tristesse qui expliquent cette association. À partir de cette observation, nous
posons que ces particularités du plan de l'expression du langage trouvent des
correspondances sur le plan du contenu — par exemple dans l'action et chez les personnages
— et dans la composante énonciative. Un examen critique des définitions de l'humour
d'Henri Bergson, de Robert Escarpit, de Dominique Noguez et de Denis Bertrand nous a
conduit, en prenant appui sur la sémiotique de l'École de Paris, à préciser théoriquement les
lieux de manifestation de ce type de discours afin de pouvoir vérifier notre hypothèse
concernant la valeur structurante de l'humour.
L'analyse sémiotique du corpus a en effet révélé que l'humour se manifeste aux trois niveaux
de la forme du contenu (discursif, narratif et profond), dans la forme de l'expression et dans
la composante énonciative, avec quelques variations selon les couches et selon les œuvres.
Au niveau de la forme du contenu, le sujet aux prises avec une passion raconte avec une
grande imagination, en déformant les figures et en prenant des détours, ses aventures et ses
états d'âme, toutes caractéristiques propres au discours humoristique. Tant sa façon de
raconter que son récit lui-même lui perm ettent de surmonter la passion, à l'origine de son
discours. À l'occasion de cette analyse, nous désirions mettre au jo u r des liens systématiques
entre le plan de l'expression et le plan du contenu, ce que l'examen des passions a permis. La
pathémisation rend compte, d'une part, de l'effet de tristesse qui se dégage de l'humour et,
traversant tout le discours, établit, d'autre part, des liens entre les deux plans du langage.
Ainsi, l'expression humoristique se révèle passion linguistique idiolectale du sujet humoriste.
L ’analyse de la composante énonciative a confirmé les dédoublements constitutifs de
l'humour qui se dégagent du contenu et de l'expression de même que le caractère proprement
discursif de cette forme du comique.
L'humour se manifestant ainsi partout dans le discours, nous proposons enfin une lecture qui
apporte un nouvel éclairage sur l'affaire Ajar, dans la mesure où, par sa duplicité, le discours
humoristique inscrit la supercherie dans les textes mêmes de ce corpus. L'ensemble des
œuvres, par l'humour qu'elles contiennent et chacune en lien avec son contexte littéraire,
forme un véritable récit de la supercherie.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
Notre recherche apporte donc, d’un point de vue théorique, des précisions sur les lieux de
manifestation de l'humour dans le discours, précisions qui tiennent compte de la forme de
l'expression en lien avec celle du contenu. Ces précisions nous ont permis de proposer une
lecture du corpus Ajar qui rend compte de ses particularités d'écriture et de la supercherie
qu’il constituait.

C*-
<CT )y ^ -

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
AVANT-PROPOS

Si l'angoisse, celle-là même du roi Salomon, m 'a en quelque sorte épargné tout au long
de cette recherche, c'est grâce, d'abord, à Denise Jardon, directrice de mon mémoire de
maîtrise, qui continue après toutes ces années à être pour moi une source d'inspiration.
Ensuite, à Lucie-Marie Magnan, collègue et amie, qui m'a donné des conseils éclairés.
Enfin et surtout, à Andrée Mercier qui, par sa rigueur et sa gentillesse, s'est révélée une
accompagnatrice sans pareille dans l'élaboration d'un tel travail.

Qu'elles soient sincèrement et chaleureusement remerciées.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
T a ble d e s m a t iè r e s

AVANT-PROPOS ü

TABLE DES MATIÈRES üi

INTRODUCTION : AJARISMES, HUMOUR ET SUPERCHERIE 1

CHAPITRE I : HUMOUR ET SÉMIOTIQUE 15


I. De l’humour 15
A. Henri Bergson 16
B. Robert Escarpit 18
C. Dominique Noguez 21
1. La structure formelle de l’humour 21
2. La structure matérielle de l’humour 23
D. Denis Bertrand 24
ü . Vers une définition sémiotique du discours humoristique 26
A. La forme du contenu 27
1. Niveaux sémantiques du discours 27
1.1 Les figures sont-elles humoristiques ? 27
1.2 Le figuratif, le thématique e t l’axiologique 31
2. Niveau sémio-narratif de surface 33
2.1 La performance 34
2.2 La compétence 34
2.3 La manipulation 35
2.4 La sanction 35
2.5 La polémique 35
2.6 Schéma narratif et humour 36
3. Carré sémiotique et structures profondes 38
B. La forme de l’expression 40
C. L ’énonciation 42
D. Fonctionnement et fonction de l’humour 44
IH. De l’humour à la supercherie littéraire 44

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
iv
CHAPITRE E : FORMES SÉMANTIQUES 48
A. Gros-Câlin 48
1. Les figures de l’écriture 49
2. Les figures d’acteurs et la configuration amoureuse 51
2.1 Cousin et Gros-Câlin : entre le je et le nous 51
2.2 Cousin et Mlle Dreyfus : l’amour à sens unique 53
3. Les figures d’espace 55
4. Les figures de temps 57
5. Du figuratif au thématique 58
B. La Vie devant soi 61
1. Les figures d’acteurs 61
1.1 Amour et humour 64
2. Les figures d’espace 66
3. Les figures de temps 68
4. Du figuratif au thématique 71
C. Pseudo 74
1. Les figures d’acteurs 74
1.1 Acteurs, humour et littérature 77
2. Les figures d’espace 78
3. Les figures de temps 80
4. Du figuratif au thématique 82
D. L ’Angoisse du roi Salomon 85
1. Les figures d ’acteurs 85
1.1 Acteurs et humour 92
2. Les figures d’espace 93
3. Les figures de temps 95
4. Du figuratif au thématique 97
E. Formes sémantiques et humour 99
1. Un style tensif excessif 99
2. Un être exceptionnel 100
3. Espace, temps et humour 102
4. Le langage en question 103
5. Synthèse sur l’humour dans les formes sémantiques 104

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
V

CHAPITRE D! : STRUCTURES NARRATIVES DE SURFACE 107


A. Gros-Câlin 107
Un programme narratif d’écriture 107
Le programme narratif principal 109
1. La performance 109
2. La polémique 111
3. La manipulation 112
3.1 L ’état pathémique du sujet manipulé 112
4. La compétence 115
5. La sanction 118
6. Structures narratives et humour 119
B. La Vie devant soi 121
Un programme narratif de récit 121
Le programme narratif principal 123
1. La performance 123
2. La polémique 124
3. La manipulation 124
3 .1 L ’état pathémique du sujet manipulé 125
4. La compétence 126
5. Sanctions : rencontre du récit enchâssant et du récit enchâssé 128
6. L ’humour en filigrane 129
C. Pseudo 130
Un programme narratif d’écriture ? 130
Le programme narratif principal 133
1. La performance 133
2. La polémique 134
3. La manipulation 134
3.1 L ’état pathémique du sujet manipulé : de la folie 135
4. La compétence 136
5. La sanction 137
6. Structures narratives et humour 138
D. L ’Angoisse du roi Salomon 139
Un programme narratif de récit ? 139
Le programme narratif principal 140
1. La performance 140
2. La polémique 140

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
vi

3. La manipulation 141
3.1 L ’état pathémique du sujet manipulateur et du sujet manipulé 142
4. La compétence 143
5. La sanction, le PN de récit et le PN principal 144
6. Structures narratives et humour 145
E. Structures narratives de surface et humour 146
1. Pathémisation du sujet et polémique 146
2. Programme principal et programme de récit 147
3. Synthèse sur l’humour dans les structures narratives de surface 150

CHAPITRE IV : STRUCTURES PROFONDES 152


A. Gros-Câlin 152
1. Mise en œuvre du carré sémiotique 152
2. Structures profondes et humour 156
B. La Vie devant soi 157
1. Mise en œuvre du carré sémiotique 157
2. Structures profondes et humour 159
C. Pseudo 161
1. Mise en œuvre du carré sémiotique 161
2. Structures profondes et humour 163
D. L ’Angoisse du roi Salomon 164
1. Mise en œuvre du carré sémiotique 164
2. Structures profondes et humour 166
E. De l’humour jusqu’aux structures profondes 167
1. Un cas à part : Gros-Câlin 167
2. Le sémantique et l’humour 168
3. Le syntaxique, le thymique et l’humour 169
4. Les résultats du travail de l’humour 170
4.1 Une passion exprimée de façon extraordinaire : l’humour 170
4.2 «L’humour : parole de sage» 171

CHAPITRE V : FORME DE L ’EXPRESSION 175


A. Gros-Câlin ou les détours de l’expression 176
B. La Vie devant soi : une expression naïve ? 185
C. Pseudo : la forme de l’expression est-elle «folle» ? 192
D. L ’Angoisse du roi Salomon ou l’expression de l’humour... «juif» 200

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
vit

E. Forme de l’expression, forme du contenu et humour 206


1. De l’humour comme idiolecte jusqu’au style sémiotique 206
2. L a passion dans l ’expression humoristique 209
2.1 Gros-Câlin 209
2.2 La Vie devant soi 210
2 3 Pseudo 211
2.4 L'Angoisse du roi Salomon 212
3. Synthèse : de la passion à l’humour 213

CHAPITRE VI : ÉNONCIATION 219


A. Gros-Câlin 220
1. «Programme» énonciatif, formes narratives et formes sémantiques : écrire un
«traité autobiographique» 220
2. Énonciation et expression 221
3. Les actants de l’énonciation 222
B. La Vie devant soi 225
1. «Programme» énonciatif, formes narratives et formes sémantiques : dire/écrire
les misérables 225
2. Énonciation et expression 226
3. Les actants de l’énonciation 227
C. Pseudo 230
1. «Programme» énonciatif, formes narratives et formes sémantiques : écrire
sa folie 230
2. Énonciation et expression 231
3. Les actants de l’énonciation 232
D. L'Angoisse du roi Salomon 235
1. «Programme» énonciatif, formes narratives et formes sémantiques : la bonne
nouvelle selon Jean 235
2. Énonciation et expression 236
3. Les actants de l’énonciation 238
E. Énonciation et humour 240
1. Parcours énonciatif : de la passion à l’humour 240
2. Le sujet énonciateur humoriste et son énonciataire 242
3. De l'énonciataire au lecteur 244
3.1 Formes sémantiques 246
3.2 Structures narratives de surface 247

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
viii

3.3 Structures profondes 248


3.4 Forme de l'expression 249
3.5 Énonciation 252
3.6 L a passion 252
3.7 Le lecteur et la saisie de l'humour 254
4. Synthèse sur rénonciation et l'humour 256

CHAPITRE VU : DE L’HUMOUR À LA SUPERCHERIE 257


A. Mise en situation 257
B. Une supercherie littéraire 259
1. Perspective générale 259
2. Supercherie et humour 261
3. Les textes à l’épreuve 263
Gros-Câlin 263
La Vie devant soi 264
Pseudo 266
L ’Angoisse du roi Salomon 267
C. Synthèse 269

CONCLUSION 273

BIBLIOGRAPHIE 292

RÉSUMÉS 299
Gros-Câlin 299
La Vie devant soi 300
Pseudo 301
L'Angoisse du roi Salomon 302

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
in t r o d u c t io n

AJARISM ES, HUMOUR E T SUPERCHERIE

«Il s'habillait d'humour. C'était une tenue qui le couvrait bien.»1

En 1974, paraissait au Mercure de France un roman qui fit rapidement beaucoup de


bruit : Gros-Câlin2. On remarqua d'emblée le style d'écriture nouveau et particulier de cette
œuvre — qui semble fait d'erreurs de langue — et le milieu littéraire parisien s'interrogea
sur son auteur, inconnu et introuvable. La Vie devant soi, deuxième roman d'Emile Ajar,
ne passa pas non plus inaperçu, l'attribution du prix Goncourt n'étant pas étrangère à cette
situation. C'est à ce moment que Paul Pavlowitch devint pour le public Émile Ajar. On mit
peu de temps à découvrir qu'il s'agissait du petit-cousin de Romain Gary et pas davantage à
faire l'hypothèse que l'auteur des Ajar pouvait être ce dernier. Pseudo, qui brouille toutes
les pistes entre Gary et Ajar, «marque la victoire de la littérature sur le réel»3, écrit
Dominique Bona, auteure d'une biographie de Romain Gary. Cette troisième publication
mit fin à toutes les rumeurs : Pavlowitch est reconnu comme le véritable auteur des œuvres
publiées sous le nom d'Émile Ajar. À la sortie de la dernière œuvre, L'Angoisse du roi
Salomon, l'affaire était déjà close, croyait-on.

1 GARY, Romain, Europa, Paris, Gallimard, p. 21.


2 On trouvera en annexe un résumé de chacune des œuvres composant notre corpus.
3 BONA, Dominique, Romain Gary, Paris/Montréal, Mercure de France/Lacombe, 1987, p. 367.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
2

On le saura par la suite, tant l'oeuvre que l'écrivain étaient des créations on ne peut
plus originales de Romain Gary. E lles étaient à leur façon dignes de l’intérêt qu'on leur
portait et, d'une manière différente, elles le demeurent encore aujourd'hui. Cette histoire est
à l'image des œuvres dÉmile Ajar : triste et comique. Comique par tout ce qu'elle met en
place de jeux légaux, chassés-croisés, quiproquos. Triste par sa fin : dans Uarc-en-ciel des
humours, Dominique Noguez n'hésite pas à faire le lien entre le suicide de Romain Gary et
l'humour des textes signés Ajar, m êm e si, dans son texte posthume Vie et m ort d'Émile
Ajar, Gary avoue que cette histoire l'a bien amusé. C'est également une réussite. La
supercherie ne sera dévoilée qu'après la mort de Romain Gary. On saura alors qu'un
écrivain a mérité deux fois le tant convoité prix Goncourt. Quant au corpus Ajar, dans son
article «Émile Ajar ou la vie derrière soi», Michel Toum ier le qualifie de chef-d’œuvre en
marquant sa différence par rapport aux autres œuvres de Romain Gary, précisément par
son humour en partie redevable à cette écriture si particulière. Si la situation se révèle
complexe, encore une fois elle est à l'image de ce corpus, sur lequel nous allons porter
notre attention.

En lecteur séduit et intrigué p a r cette écriture originale, nous nous demanderons de


quoi elle est faite et ce qu'elle produit du point de vue de la signification. Ces questions
peuvent paraître simples, mais elles n e le sont qu'en apparence. Les romans d'Émile Ajar
ne manquent pas de faire rire, ou du m oins sourire, un lecteur le moindrement compétent. E
y a, pour paraphraser Denise Jardon, «du comique dans le texte littéraire». E s'en dégage
également une certaine tristesse. C 'est l'une des raisons pour lesquelles nous ne parlerons
pas simplement de comique, mais plus exactement d'humour. Si trop souvent les deux
vocables sont employés l'un pour l'autre, ils ne recouvrent pas les mêmes réalités. E est
généralement reconnu que le comique regroupe toutes les formes du risible, de la blague la
plus grossière à l'ironie la plus subtile, en passant par le m ot d'esprit, la satire, la parodie et
l'humour. E y a environ un siècle déjà, selon des points de vue passablement différents,
Bergson et Freud faisaient une distinction entre comique et humour, distinction que
d'autres, comme Robert Escarpit, se sont employés à préciser.

L'humour se manifeste d'abord, par un rapport particulier au langage à travers un


signifiant qui s'écarte de la norm e, en cela il ne diffère pas encore d'autres formes
comiques. Les jeux de langage useront donc de procédés destinés à créer un effet
inhabituel. Denis Bertrand suggère q ue le discours humoristique convoque une forme figée

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
3

pour la révoquer aussitôt. Lorsque dans L'Angoisse du roi Salomon le narrateur-acteur dit
que les Algériens «se rendent coupables de non-assistance aux personnes dans leurs
opinions»4, il est aisé de reconnaître l'expression «non-assistance aux personnes en
danger». C'est par ce genre de jeu, impliquant une langue surcodée et sa déformation
partielle, que l'on pourra parler de signifiant inhabituel. Il va de soi qu'une multitude de
procédés — métaphore, ellipse et autres figures de rhétorique — sont susceptibles de
participer à la manifestation de ce type de signifiant dans le discours. Mais là où on ne
pourrait voir que jeux de langage, un rapport également particulier avec le signifié, le plus
souvent des signifiés, intervient dans l’élaboration de l'humour. En effet, et l'on pourra
ainsi distinguer humour et ironie, le signifiant inhabituel convoque généralement deux
signifiés ou un signifié enrichi par rapport à l'usage normatif. Comme le précise Denise
Jardon5, l'humoriste dit A et veut faire entendre A+x alors que l'ironiste dit A et veut faire
entendre A', c'est-à-dire l'inverse6. Il est important d'ajouter que le signifié attaché à une
forme humoristique est généralement connoté négativement et comporte une part de
critique, ce qui nous renvoie à la définition de Robert Escarpit. Selon celle-ci, l'humoriste
constate que quelque chose ne va pas chez lui ou autour de lui, c'est alors qu'il se sert du
langage pour dépasser cet état des choses qui affecte son état d'âme.

L'humour implique donc un sujet passionné dysphoriquement, par son rapport avec
ce qui l'entoure, d'où la présence d'une certaine tristesse dans ce type de discours. Le sujet
exprimera cette passion à travers un langage particulier qui rejoint ainsi le comique. La
relative complexité du discours humoristique ne saurait mieux définir la situation dans
laquelle se retrouve les personnages principaux et narrateurs de chacune des quatre œuvres
signées Ajar. L'humour serait donc également repérable à travers l'attitude du sujet ou à
travers son action. Le narrateur-acteur de Gros-Câlin garde dans son deux-pièces situé en
plein cœur de Paris un python de 2,20 mètres. Dans La Vie devant soi, le jeune Arabe
Momo, élevé par une ancienne prostituée juive, finit par prendre soin de celle-ci. Pseudo
met en scène un jeune écrivain qui s'invente une folie qui l'amènera dans une clinique
psychiatrique, le tout afin d'écrire un nouveau livre. Un jeune homme de vingt-cinq ans
aime en général, sans l'aimer personnellement, dit-il, une chanteuse de près de quarante ans
son aînée afin de combattre la mauvaise marche du monde. Telle est l'histoire de

4 GARY, Romain, L'Angoisse du roi Salomon, Paris, Mercure de France, 1979, p. 91.
6 Dans Du comique dans le texte littéraire, Bruxelles/Paris-Gembloux, D e Boeck/Duculot, 1988, p. 145.
6 II va sans dire qu'il existe d'autres distinctions entre ces deux formes du comique. Par exemple, dans le
processus humoristique, s'il y a une victime, elle en vient à s'élever au-dessus de ce qui la frappe, ce qui
n'est habituellement pas le cas avec l'ironie.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
4
L'Angoisse du roi Salomon. On le constate, l'humour peut s'inscrire à différents lieux dans
le discours. C'est donc à une analyse des œuvres de notre corpus dans leur globalité que
l'humour nous convie : passion, état, action, expression et énonciation.

Pour continuer dans cette direction, nous poserons comme hypothèse que l'humour
dans le corpus Gary/Ajar est un phénomène structurant ou, en d'autres mots, qu'il existe
des liens entre la forme du contenu, c'est-à-dire les personnages ou l’organisation narrative,
et le style d'écriture. Ainsi, nous voulons en arriver à une lecture qui rende compte à la fois
des particularités humoristiques de notre corpus à ces deux plans du discours, des liens qui
les unissent et des fonctions de ce style dans la production du sens. D'un point de vue
théorique, ce travail se voudrait une contribution à la définition sémiotique et discursive
de l'humour. Enfin, à la lumière des résultats de ces analyses, nous nous demanderons si
l'une des spécificités du discours humoristique ne serait pas de brouiller les pistes de
lecture, comme Jean-Marc Defays le propose dans son article consacré à Alphonse Allais7,
ce qui pourrait apporter une explication à ce que constituait notre corpus, c'est-à-dire une
supercherie.

Par son processus langagier général — étant composé simultanément de lieux


communs et d’inventions — et par son caractère particulier — fait de comique et de
tristesse —, l'humour installe une duplicité. Le sujet humoriste ne dit pas directement les
choses, il peut même en cacher une partie. «Elle [Madame Rosa] disait qu'un jour elle allait
mourir dans l'escalier, et tous les mômes se mettaient à pleurer parce que c'est toujours ce
qu'on fait quand quelqu'un meurt»8 dit Momo, le narrateur-acteur de La Vie devant soi.
Sous cette motivation à caractère social — «c'est toujours ce qu'on fait» — , on pourrait lire
également la peur des enfants de perdre celle qui s'occupe d'eux. Plus globalement, on
remarquera que la plupart du temps les sujets font quelque chose en voulant ou en croyant
(en voulant faire croire ?) en faire une autre. Dès les première lignes de Gros-Câlin,
Cousin, le narrateur-acteur, prétend écrire un traité sur les pythons, alors que le reptile qu'il
garde chez lui se révèle une compensation à son manque d'amour. Quant au jeune
narrateur-acteur de L'Angoisse du roi Salomon, il joue les chevaliers servants auprès d'une
vieille chanteuse, à cause, dit-il, des goélands englués dans la m arée noire, image qui

7 «Pour une pragmatique du discours comique : à propos d'Alphonse Allais» in Revue romane, vol. 27,
n° 2, Copenhague, 1992, p. 250-265.
8 GARY, Romain, La Vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975, p. 9.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
5
illustre les malheurs de la planète. C'est ce double processus général qui nous intéressera
pour traiter la supercherie en rapport avec le corpus Ajar.

En effet, par cette duplicité qui n'est pas destinée à cacher complètement une certaine
réalité, l'humour pourrait constituer en quelque sorte un camouflage qui correspondrait à la
situation qui nous occupe. En m ettant en place ce camouflage im parfait qui lui est
spécifique, l'humour exprimerait justement ce qu'est notre corpus : une œuvre de Romain
Gary, sans l'être tout à fait ou en l'étant autrement. D'autres avant nous ont fait ressortir les
ressemblances entre les «deux corpus» et Gary a dit lui-même dans son testament littéraire
Vie et mort d'Émile Ajar : «Tout Émile Ajar est déjà dans Tulipe» 9. Toutefois, comme nous
l'avons annoncé, ce sont les différences qui auront notre attention — celles introduites par
«l'épaisseur de l'humour», selon M ichel T oum ier — , ceci afin d'apporter un autre
éclairage sur cette affaire. En d'autres mots, nous tenterons de voir comment le discours
construit la supercherie à travers l'humour, lui-même un discours double.

L'une des raisons qui ont poussé Gary à inventer Ajar — l’intérêt alors de plus en
plus distrait porté à ses œuvres — se manifeste en quelque sorte dans les études garyennes.
Jusqu'à aujourd'hui, on ne recensait que peu d'études élaborées, consacrées à son œuvre.
Celles qui existent sont relativement récentes et adoptent des perspectives différentes de la
nôtre. Quant au corpus Ajar lui-même, à part quelques articles et quelques études portant
sur un roman en particulier, il a été à toutes fins utiles laissé de côté. Deux ouvrages récents
s'intéressent à l'œuvre de Romain Gary dans son entier. Mentionnons en premier lieu celui
de Dominique Rosse : Romain Gary et la modernité. Cet ouvrage pénétrant expose, comme
son titre l'indique, les rapports entre l'œuvre de Romain Gary et les composantes de la
modernité, cette dernière étant prise dans un sens global et faisant référence à l'ensemble
des innovations littéraires du XXe siècle. Par une approche en bonne partie lacanienne par
laquelle les rapports entre langage et réalité sont abordés, Dominique Rosse montre que si
les romans de Gary s'inscrivent dans une certaine modernité, ils ne sont pas pour autant
dénués de traditionalisme. Le titre du premier chapitre en dit d'ailleurs long sur l'ouvrage :
«Une poétique "réactionnaire" ?». Même si nous ne sommes pas toujours d'accord avec
cette mise en doute de la modernité de Romain Gary, l'ouvrage demeure le plus riche et le
plus intéressant publié à ce jour. On s'en doutera, la question du langage en général et du
comique en particulier y est traitée par le biais de la parodie. Nous ne sommes pas d'accord

® GARY, Romain, Vie et mort d'Émile Ajar, Paris, Gallimard, 1981, p. 18.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
6
avec toutes les thèses de Dominique Rosse entre autres parce qu'un autre critique, Jom
Boisen, n'hésite pas à parler de postmodemisme en ce qui concerne Romain Gary. Dans
Un picaro métaphysique, Jom Boisen fait une présentation analytique de l'ensemble de
l'œuvre de Gary, présentation qui tente de faire ressortir la dominante des œuvres, au sens
où l’entend Roman Jacobson10. En raison de leur projet, on comprendra que ces deux
ouvrages s'attardent peu sur le corpus Ajar et encore moins sur son humour.

Par contre, Anne-Charlotte Ôstman, dans L'Utopie et l'ironie. Étude sur Gros-Câlin
et sa place dans l'œuvre de Romain Gary, étudie la part de comique de Gros-Câlin. Si cet
ouvrage a le mérite de s'attarder aux spécificités du texte, il ne manque pas de soulever
certaines questions. Il présente l'analyse il est vrai de procédés comiques — et pas
seulement ou nécessairement ironiques — , mais sans proposer d'approche systématique. À
partir de l'étude d'un seul procédé, Anne-Charlotte Ôstm an tire des conclusions d'ordre
thématique qui nous paraissent trop hâtives. De façon impressionniste, l'œuvre de Gary est
finalement comparée à celle d'autres écrivains français qui lui sont contemporains. Même
s'il y a peu à tirer de cet ouvrage, il ouvre la voie à l'étude des particularités de langage du
corpus Ajar.

Le mémoire de maîtrise de Madeleine Godin, À double détour : pour une analyse


sémiotique du roman Gros-Câlin d'Émile Ajar, s'approche de notre perspective d'analyse.
En effet, à l'aide d'une méthode critique qui privilégie le texte — la sémiotique de l'École
de Paris — , ce travail établit des rapports entre la form e de l'expression et la forme du
contenu, ce à quoi nous nous emploierons en partie. Il s'agit pour nous en quelque sorte
d'un point de départ pour aborder l'humour, redevable à la forme de l'expression, dans
l'ensemble du corpus Ajar.

Deux autres ouvrages méritent d’être mentionnés ici. H s’agit de Romain Gary/Emile
A ja r de Jean-Marie Catonné et de II était deux fois Rom ain Gary de Pierre Bayard. Le
premier, selon une démarche à la fois philosophique et impressionniste, propose une
V

lecture personnelle et intéressante de l'ensemble de l'œuvre de Romain Gary. A travers


cette lecture, sont notamment mises au jour les ressemblances entre le corpus Gary et le
corpus Ajar. Dans un tout autre registre, Pierre Bayard compare à son tour les «deux»

10 «La dominante peut se définir comme l'élément focal d'une œuvre d'art : elle gouverne, détermine et
transforme les autres éléments. C'est elle qui garantit la cohésion de la structure.» dans Huit questions de
poétique, Paris, Seuil, 1977, p. 77-83.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
7
corpus dans une brève étude, selon une approche psychanalytique. Ces différentes
publications apportent certes leur contribution aux études garyennes. On remarquera
cependant que la plupart du temps elles sont plutôt éloignées de nos préoccupations. En
effet, aucune étude systématique et proprement discursive n’a été entreprise à ce jour sur le
corpus Ajar et, a fortiori, sur son humour.

Nous faisons par ailleurs état de quelques articles dignes d'intérêt, qui vont au-delà
des recensions de parution. L 'article de M ichel T oum ier est à différents titres
particulièrement intéressant. Dans «Émile Ajar ou la vie derrière soi», le célèbre écrivain
propose une lecture personnelle et pertinente du corpus Ajar. S'ajoute à cet article, publié
avant la mort de Romain Gary, un «post-scriptum» écrit, celui-là, après le suicide de Gary
et la publication par Paul Pavlowitch de L'homme que l'on croyait, dans lequel ce dernier
raconte sa version de l'affaire Ajar. Ce post-scriptum s'achève ainsi : « [...] Émile Ajar
restera l'avatar final et éblouissant d'une carrière littéraire qui semblait forte et de vaste
horizon, mais à laquelle manquait l'épaisseur et l'humour qu'il nous apporte pour notre joie
et notre ém otion»11. Cet énoncé pourrait constituer une riche synthèse de toute l'affaire
Gary-Ajar. M ichel Toum ier reconnaît d'une part la valeur littéraire du corpus Ajar — il
parle quelques lignes plus haut de quatre chefs-d'œuvre — et d'autre part son humour.
Mieux, «l'épaisseur et l'humour» semblent associés, ce qui rejoint notre point de vue selon
lequel ce type de comique ne se manifeste pas qu'en superficie, mais à partir de toutes les
couches du discours. Enfin, au sujet de la supercherie, Michel Toumier mentionne bien que
la «création consiste précisément à rendre réel ce qui est a priori impossible»12, c'est-à-dire
que d'un nom — littéralement de mots — est né un auteur. Son article nous permettra
d'aborder le traitement de la supercherie par le biais de l'humour.

Deux articles montrent l'intérêt de s'attarder aux détails du texte. Leroy T. Day, dans
«Gary-Ajar and the Rhethoric of Non-Communication», propose que les ajarismes révèlent
la difficulté d'être des narrateurs-acteurs, dans une perspective sociologique, voire de
rapports de force entre les classes sociales. Selon une approche davantage linguistique,
l'article d'Alexandre Lorian, «Les raisonnements déraisonnables d'Émile Ajar», s'attarde à
certaines conjonctions utilisées fréquemment et de façon souvent inhabituelle — car, parce
que, à cause de — dans Gros-Câlin et La Vie devant soi et sur leurs effets de sens. Étant

11 TOURNER, Michel, «Émile Ajar ou la vie derrière soi» in Le Vol du vampire, Paris, Mercure de
France, 1981, p. 355.
12 Ibid., p. 352.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
8
donné leur cadre d'analyse, ces articles n'apportent qu'un éclairage restreint au corpus
Ajar, mais ils ont le mérite d'établir des liens entre son écriture et la signification globale
des œuvres, chemin sur lequel nous nous engageons.

On peut dire que l'œuvre de Romain Gary, et plus particulièrement les quatre romans
signés Ajar, e st somme toute peu étudiée13, par com paraison aux œuvres de ses
contemporains, ce qui n'est pas le cas de l'humour. Comme nous l'avons vu ci-dessus,
l'humour est une form e particulière du comique : ils sont parfois traités l’un en
comparaison avec l'autre et parfois, malheureusement, pris l'un pour l'autre, même dans
des articles qui se veulent sérieux. Si Bergson dans Le rire n’y consacre que quelques
pages, sa définition constitue souvent un point de départ que d'autres après lui ont utilisée
pour la préciser. Il y est déjà question d'un mode d'énonciation particulier — que l'on peut
associer au signifiant inhabituel — et d'une attitude feinte chez l'énonciateur. Dans Le mot
d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, Freud s'emploie pour sa part à distinguer
l'humour du m ot d'esprit, ce dernier retenant toutefois davantage son attention. Selon
Freud, les jeux de langage font triompher le principe de plaisir sur les affects négatifs du
sujet, ce que le m ot d'esprit n'opère pas. Il est à noter qu'il n'est pas toujours aisé de s'y
retrouver entre ces deux formes du comique selon l'approche psychanalytique, ce dont
témoigne un récent article de Paul-Laurent Assoun, «L'inconscient humoriste» : la théorie
relative au mot d'esprit y est sans cesse convoquée pour traiter l'humour.

Après ces précurseurs, nombreux sont ceux qui se sont attardés aux phénomènes
complexes que sont le comique et l'humour et pas toujours avec un égal bonheur. Nous
faisons état ici seulement des articles et des ouvrages reconnus et encore pertinents de nos
jours. L'humour de Robert Escarpit demeure aujourd'hui une référence. Publié en 1960,
dans la collection «Que sais-je ?», l'ouvrage fait une synthèse pénétrante de toute la
question du discours humoristique, à travers une approche à la fois sociologique et
esthétique. Selon Escarpit, l'humour se manifeste en un processus comportant deux
phases. Dans la première, le sujet humoriste pose un regard critique sur une réalité qui
l'entoure et dont il est le plus souvent partie prenante : il constate que quelque chose ne va
pas. Le risible prend alors son élan puisqu'une suspension d'évidence s'effectue par la
même occasion. Nous reprenons la célèbre proposition de Swift à titre d'exemple. La
famine sévit en Irlande. Swift élabore une «théorie» selon laquelle ce problème sera résolu

13 La quatrième de couverture de l'ouvrage de Dominique Rosse mentionne que «la critique a jusqu’ici
[1995] boudé un écrivain qui a reçu à deux reprises le prix Goncourt.»

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
9
si l'on mange les enfants pauvres. Cette proposition suspend une évidence : on ne mange
pas les enfants, pauvres ou non14. Pour reconnaître l'humour, il faut comprendre le signal
de l'énonciateur, repérable par l'énormité de la proposition. L'humour entretient un rapport
particulier avec la réalité, il la minimise et la nie presque. Escarpit nomme la deuxième
phase du processus humoristique le rebondissement. Le rire doit pouvoir s'installer
franchement et c'est alors que l'aspect langagier de l'humour entre en jeu. Pour revenir à
notre exemple, la proposition de Swift se présente telle une imitation du discours
scientifique, avec force détails. Malgré quelques zones grises — ce qui demeure une
caractéristique de l'humour — , la définition de Robert Escarpit est toujours digne d'intérêt
et nous verrons plus précisément en quoi au cours d e notre travail.

Il convient ensuite de mentionner les contributions de Dominique Noguez. En 1969,


il fait paraître un article intitulé «Structure du langage humoristique» sur lequel il s'appuiera
pour l'écriture d'un ouvrage beaucoup plus élaboré, L'arc-en-ciel des humours, historique
et analytique, paru en 1996. D'après Noguez, l'hum our comporte deux structures : l’une
formelle et l’autre matérielle. La structure formelle signale l'utilisation particulière de la
langue par le sujet humoriste. On peut alors parler de signifiant inhabituel comme nous
l'avons fait plus haut : il s'agit d'une langue sur-codée, d'un idiolecte. Si la deuxième
structure, matérielle, est plus difficile à cerner, on pourrait dire qu'elle se définit par un
rapport de rupture entre le signifiant et le signifié. Dans Gros-Câlin, les expressions
propres au discours didactique qui s'infiltrent dans le discours autobiographique seraient
des exemples de cette rupture. Cette structure matérielle se présente en un certain nombre de
catégories : quatre dans la définition de 1969 et sept dans celle de 1996, catégories classées
dans cette dernière par couleur, d'où le titre de l'ouvrage. Ici tout est une question de degré.
Les différentes couleurs de l'humour sont repérables selon qu'elles contiennent plus ou
moins de tristesse, de naïveté, d'agressivité ou d'ironie. On le comprendra, cette typologie
relève d'une observation toute en nuances des manifestations humoristiques, qui n'est pas
toujours aisée à effectuer. Les propositions de N oguez ont ceci d’intéressant qu'elles
rejoignent avec celles de Robert Escarpit.

Quant à lui, le dorénavant classique Du comique dans le texte littéraire de Denise


Jardon propose une synthèse originale des différentes études portant sur les formes de
comique, dont l'humour. Y sont reprises, notamment, les contributions d'Escarpit et de

14 C'est ainsi que le présente Denise Jardon, op. cit., p. 136. Il faudrait sans doute préciser qu'il s'agit
davantage d'une suspension d'un interdit idéologique ou anthropologique.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
10
Noguez. Cette synthèse montre l'utilité de ces contributions dans l'analyse de l'humour.
Nous reprenons ici les formules citées ci-dessus qui, sans en faire le tour, permettent de
distinguer humour et ironie : l'humoriste dit A, pense A+x et veut faire entendre A+x alors
que l'ironiste dit A, pense non-A et veut faire entendre non-A. Dans cette formulation de
l'humour, nous pouvons retrouver le rôle du signifiant et du/des signifié/s : comme nous
l'avons dit, il y a une valeur ajoutée au signifié qui crée une rupture entre ce dernier et le
signifiant.

Soulignons un numéro de la revue Autrement, datant de 1992, portant sur l'humour.


Selon notre point de vue, les articles sont d'un intérêt inégal, cependant quelques-uns
perm ettent de préciser certains aspects de l'élaboration du discours humoristique.
Globalement, au fil des articles est rappelée la complexité de ce type de discours et ses
différents aspects. Dans «En un tournemain, le tour des mots», René Louis explique bien
que l'humour recourt à plusieurs formes de jeux de langage : ce qu'il importe de retenir
c'est bien le jeu. Mais il ne s'agit-là que de l'une des caractéristiques de l'humour. Quant à
Anne Ubersfeld, elle mentionne que le rôle de l'humour consiste à «rendre acceptables les
réalités insupportables»15. Encore une fois, on le voit, par un rapport particulier au
langage, l'humour permet au sujet de dépasser une situation dysphorique qui l’affecte.

On pourrait s'étonner du fait que tous ces travaux s'attardent peu ou pas aux lieux de
manifestation de l'humour dans le discours. Sans doute est-ce attribuable à son caractère
tentaculaire. Un dossier de la revue Humoresques marque cependant un point tournant dans
les études sur l'humour. En effet, ce dossier intitulé «Sémiotique et humour» propose des
articles qui viennent préciser de façon notable le fonctionnement du discours humoristique.
Mentionnons celui de Denis Bertrand qui établit à son tour une distinction entre ironie et
humour. Selon lui, la première se caractériserait par un fonctionnement paradigmatique
particulier, tandis que le second relèverait davantage de la logique des enchaînements, c'est-
à-dire de l'axe syntagmatique. Ainsi, les lieux de m anifestation de l'humour sont-ils
abordés. L a syntaxe discursive autant que narrative participent aux effets humoristiques
dans le discours, l'humour venant renverser l'habituel et l'attendu. C’est la raison pour
laquelle Bertrand parle de convocation et de révocation de formes figées dans un autre
article, «L'Impersonnel de l'énonciation». On le voit une fois de plus, l'humour présente

15 UBERSFELD, Anne, «Le jeu de l'universelle vanité» dans L'humour. Un état d'esprit, Paris, Série
Mutations, no 131, Éditions Autrement, septembre 1992, p. 121.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
11
un fonctionnement complexe et impose une étude de toutes les couches du discours pour
être cerné adéquatement.

C'est précisément pour cette raison que nous privilégions une approche sémiotique —
celle de l'École de Paris — pour aborder notre corpus et son humour. Cette approche
envisage le discours dans son ensemble comme processus signifiant, sans compter son
importante contribution à la lecture des oeuvres littéraires. On l'a vu, l'humour peut se
manifester de différentes façons dans un texte, d'où le recours nécessaire à une théorie qui
propose une analyse du discours, du contenu vers l'expression. De plus, comme l'écrit
Denis Bertrand : «La question des genres de discours [étant] à l'horizon de la recherche
sémiotique [...] » 16, ce choix nous est apparu d'autant plus approprié pour cerner la
spécificité du discours humoristique.

En nous appuyant et en posant un regard critique sur quelques-unes des définitions


les plus marquantes dont nous avons fait mention ci-dessus, nous tenterons d'abord de
dégager une définition sémiotique et discursive de l'hum our qui pourra guider nos
analyses.

D ésirant apporter un éclairage sur l'ensemble de notre corpus, précisons que nous
procéderons ensuite à une analyse sémiotique assez classique, dite de l'action, des
structures discursives aux structures élémentaires de la signification, en passant par les
structures sémio-narratives de surface. Comme nous l'avons déjà esquissé, la théorie
sémiotique des passions pourra nous aider à cerner la «tristesse» du discours humoristique.
Afin de bien montrer que l'humour peut se manifester dans toutes les couches du discours,
notre travail présentera l'analyse de chacune d'elles pour l ’ensemble du corpus. Pour ce
faire, nous examinerons notamment les figures d'acteurs, de temps et d'espace, qui,
s'organisant en parcours, mettent en place leur valeur thématique et s'articulent ensuite aux
transformations narratives. Cette lecture sera représentée par le modèle des structures
élémentaires de la signification : le carré sémiotique, lequel rend compte du fonctionnement
syntagmatique des isotopies thématiques du récit. Dans un texte, la valeur /liberté/, de
niveau profond, pourra se manifester aux niveaux de surface principalement par une action
dont l'objet de quête est une forme de liberté revêtant des figures qui la disent. Par exemple,
des figures d'espace vaste pourront signifier cette liberté. L'organisation même de ces trois

16 Humoresques, no 4, «Sémiotique et humour», janvier 1993, Nice, Z’éditions, p. 7.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
12
niveaux de structures du contenu devrait nous permettre d’expliquer en quoi ils participent à
la mise en place du discours humoristique. À cette occasion, nous essaierons de voir si les
lieux d'inscription de l’humour varient d'une œuvre à l'autre ou, au contraire, s'ils sont
redondants.

Nous le savons, l'hum our est synonyme d'une complexité certaine et semble
s’infiltrer dans l'ensemble du discours. Pour en saisir toute la spécificité, il nous faudra
donc exam iner égalem ent la forme de l'expression17. Nous l'aborderons de façon
relativem ent traditionnelle par un examen des différents procédés langagiers. Nous
tenterons d'établir des liens entre leur fonctionnement e t celui de la forme du contenu, afin
de voir le rôle de ces jeux de langage dans la production du sens. Ce travail nous entraînera
également vers la sémiotique des passions. Se situant au niveau des préconditions du sens,
la passion est susceptible de traverser tout le discours et, théoriquement, de nous donner les
moyens d'établir des liens entre ses différentes couches et ses deux plans.

Plus largement, il est bien clair que l'ensemble de l'analyse sera englobé par la
problématique de rénonciation. Puisque l'humour a partie liée avec l'acte de langage, il y a
fort à parier que les deux pôles du sujet de rénonciation, l'énonciateur et l'énonciataire,
auront un rôle déterminant à jouer dans la manifestation du discours humoristique. Comme
le veut notre approche méthodologique, précisons que nous nous arrêterons principalement
aux marques d'énonciation explicitement présentes dans les textes. Dans les différentes
définitions de l'humour, un caractère hors norme est souvent attribué à l'énonciateur par le
biais de son discours. Chez Bergson, il est question de décrire «minutieusement et
méticuleusement»18, alors que Dominique Noguez a recours au concept d'idiolecte. Nous
croyons que l’examen des actants de l'énonciation sera fructueux, d'autant plus que notre
corpus ne présente que des narrateurs «je» qui ne m anquent pas de s'expliquer sur
l'utilisation particulière qu'ils font de la langue et du discours. Le rôle d'énonciataire n'est
pas non plus à négliger. Si l'humour appelle un lecteur ayant une compétence définie —
linguistique et culturelle — , il faudra voir quels liens entretient avec lui le narrataire, son
représentant dans le discours. Par ailleurs, la question de la réception doit également être
posée. Alors que le lecteur vient en principe sanctionner par son rire ou son sourire les
procédés humoristiques présents dans le texte, cette sanction pourrait également ne pas se

17 Rappelons que l'expression et le contenu sont les deux plans du langage dégagés par Hjelmslev, chacun
ayant sa forme et sa substance.
18 BERGSON, Henri, Le rire, Paris, PUF, 1940, p. 97.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
13
manifester. Bien que notre approche théorique ait comme postulat l'immanence du texte,
nous nous proposons d'examiner les possibles interprétatifs, dans les limites des résultats
de notre analyse et tout en sachant qu'ils y sont en quelque sorte soumis.

En effet, l'analyse du comique en général et peut-être encore davantage celle de


l'humour demandent prudence et circonspection. Différents facteurs entrent en jeu dans la
production du comique et l'on sait que son impact est parfois fugitif et qu'il s'émousse dans
certains cas très facilement. Nous sommes bien conscient que nous allons proposer une
analyse de l'humour influencée par ces facteurs. Nous espérons que la rigueur de notre
approche pourra du moins donner des assises solides à nos propositions.

Comme le fait lui-même souvent le discours humoristique, nous faisons un détour du


côté de la notion de littérarité telle qu'elle a été mise de l'avant par les travaux de Louise
Milot et Fem and Roy19 pour expliquer la façon dont nous allons aborder la supercherie.
Selon eux, une œuvre montre sa littérarité lorsqu'une figure de l'écrit jo u e un rôle
déterminant dans l'action, elle y est ainsi inscrite. Mentionnons à titre d'exemple le cas d'un
exemplaire des Mille et une nuits, dans Le vieux chagrin de Jacques Poulin. Cet exemplaire
retrouvé par le narrateur-acteur le conduit à rechercher la propriétaire de l'ouvrage — un
prénom féminin y apparaissant sur la page de garde — , relançant de cette façon l'action.
S'il est vrai que la littérarité est inscrite dans le discours par le biais de figures de l'écrit,
nous croyons, quant à nous, que la supercherie pourrait être inscrite dans les textes et donc
y être lisible par le biais de l'humour, notamment parce que ce dernier met en place un
discours double. L'une des fonctions de l'humour serait donc de cacher une réalité en en
faisant croire une autre : l'écriture humoristique cacherait qu'il s'agit d'œuvres de Romain
Gary en faisant croire que leur auteur est Émile Ajar. Nous nous emploierons à préciser les
liens entre humour et supercherie, afin d'apporter un nouvel éclairage sur «l'affaire Ajar» à
partir du fonctionnement des textes eux-mêmes.

Traces et manifestations d'humour, les particularités langagières des œuvres signées


Ajar — les ajarismes — devraient nous conduire à une lecture rendant compte du
fonctionnement, des lieux d'inscription de l'humour et en définitive de son rôle dans toutes
les couches du discours. Comme nous l'avons mentionné ci-dessus, la form ation du
discours humoristique inscrivant sa spécificité au plan syntagmatique, nous désirons en

19 Travaux dont on retrouve la synthèse et l'illustration dans Les figures de l'écrit, Québec, Nuit Blanche
éditeur, 1993.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
14

arriver à proposer non pas un schém a narratif humoristique, mais, plus modestement, une
organisation narrative tout de m ême particulière à ce type de discours. Cette organisation
devrait avoir des échos tant aux niveaux de surface qu'au niveau profond. En outre, ce
parcours narratif trouverait son corollaire dans la forme de l'expression, c'est-à-dire un
parcours régissant l’émergence des particularités de l'écriture. Liée à la tristesse de
l'humour, une passion qui traverse le discours, assurant une cohésion à la production du
sens, serait responsable de la rencontre des deux plans du langage. C'est par le concept de
passion associé à celui de style sémiotique — mode particulier d'accès à la signification
pour le sujet — que nous croyons donc pouvoir aller plus loin d'un point de vue théorique.
Le discours humoristique pourrait manifester sa spécificité par la conjonction de sa
signification dans les deux plans du langage — le contenu et l'expression.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
C h a p it r e i

H UM OUR ET SÉM IOTIQUE

I. DE L'HUMOUR

Les formes du risible semblent caractérisées par leur complexité et parvenir à leur
description signifie souvent emprunter des chemins sinueux. Dans Du comique dans le
texte littéraire, Denise Jardon convoque les approches tant psychanalytique, philosophique,
sociologique que linguistique (sémiotique), afin de les cerner avec le plus de rigueur et de
précision possibles. De ce point de vue, l'humour ne se distingue pas de l'ensemble du
comique. Le titre paradoxal de l'essai de définition de Louis Cazamian — «Pourquoi nous
ne pouvons définir l'humour»1 — rend d'ailleurs compte de la complexité du discours
humoristique et de la difficulté de le décrire. Si cette difficulté nous a privé jusqu'à
m aintenant d'une définition en quelque sorte intégrée de sa structure multiforme —
constituant sa richesse — , il continue, par là, d'intéresser.

Avant d'arriver à proposer une définition de l'humour qui puisse rendre compte de
ses manifestations dans toutes les couches du discours, nous passerons en revue celles de
quelques théoriciens. Leurs définitions, qui constituent des références, serviront d'assises à
notre réflexion. Ce faisant, nous esquisserons des liens entre celles-ci et les différents
aspects du discours tels que les conçoit la sémiotique. Ces liens permettront d'illustrer la

1 Dans Revue germanique, Paris, 1906, p. 601-634.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
16
complexité discursive de l'humour, complexité qui m arque la nécessité de recourir à une
théorie du discours pour le cerner le mieux possible. Plus précisément, ce recours permettra
de réunir au sein d'une même théorie et d’une m êm e démarche d'analyse les diverses
facettes de l'humour. Nous mettons délibérément de côté toute approche psychanalytique
qui nécessite l'exposition de notions qui dépasserait p ar trop le cadre de cette étude. Ceci
étant, l'analyse pourra également se baser sur la théorie sémiotique des passions et ainsi
nous amener à côtoyer le champ de l’approche psychanalytique dont nous ne doutons pas
de l’intérêt, Freud ayant apporté une contribution toujours valable à l'étude du comique en
général et de l'humour en particulier.

A. Henri Bergson

Selon Robert Escarpit, Henri Bergson consacre l'humour comme objet d'étude en
lui donnant la définition suivante dans son «Essai su r la signification du comique», Le
rire : «[...] on décrira minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de croire
que c'est bien là ce que les choses devraient être : ainsi procède souvent l'humour»2.
Ainsi, l'humoriste expose les choses de façon feinte afin de laisser entendre qu'elles ne
vont pas comme elles le devraient. La description avec force détails perm et également
d'attirer l'attention sur un mauvais fonctionnement. Dans Le mariage de Figaro, le
personnage principal raconte ses mésaventures en recourant à de tels procédés dans la
longue et célèbre tirade du quatrième acte. Selon Figaro, toute la société, dont il est la
victime, est malade. Malgré son apparente simplicité, la définition de Bergson nous conduit
à faire différentes observations en relation avec les niveaux de discours.

Globalement, bien qu'ils mettent davantage en cause l'énonciation, les adverbes


«minutieusement» et «méticuleusement» renvoient à différents aspects du discours. Ces
adverbes semblent tout d'abord signaler des caractéristiques du sujet énonciateur et, ce
faisant, de l'acteur, notamment dans le cas de notre corpus qui présente un syncrétisme des
rôles — le narrateur-acteur «je». L'humour se voit dès lors associé à une attitude
déterminée qui révèle la propension de l'énonciateur ou de l'acteur à donner de nombreux
détails. Ces adverbes tendent à dégager un autre aspect de l'humour, discursif celui-là : le
développement minutieux et méticuleux laisse entendre en effet un phénomène qui déborde

2 BERGSON, Henri, Le rire, Paris, PUF, 1940, p. 97.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
17

les jeux de mots. Es pourraient entraîner, au niveau des structures narratives de surface, un
foisonnement de programmes narratifs d'usage : ce semble être le cas dans Gros-Câlin où
par exemple le narrateur, en plus des digressions, raconte en long et en large comment il en
est venu à trouver un moyen de nourrir son python. Cette façon d'énoncer confère un
rythme lent au récit et affecte la forme de l'expression en se traduisant par des
accumulations de procédés rhétoriques (énumérations, répétitions...) dans le «détail» du
texte.

Opposant «ce qui est» et «ce que les choses devraient être», la deuxième partie de
la définition du philosophe pourrait donner lieu à tout un jeu d'illusions inscrit tant dans les
figures que dans les structures narratives de surface, voire dans les structures profondes —
impliquant ainsi les valeurs en jeu dans le texte — , et soulève l'importante question dans
l'humour entre réalité et invention. Dans Pseudo, la folie du narrateur-acteur, qui le
détermine et provoque chez lui des «hallucinations», renvoie au titre de l'œuvre et se révèle
donc plus ou moins fausse, semant ainsi le doute dans son entourage et chez l'énonciataire
implicite. Le sujet énonciateur participe évidemment à ce jeu d'illusions, puisqu'il feint —
«en affectant de croire» — : son faire énonciatif est double, le paraître différant de l'être.

Bergson souligne en outre «que l'humour a quelque chose de [...] scientifique» et


qu'il «affectionne les termes concrets, les détails techniques, les faits précis»3, ce qui n'est
pas sans rappeler la forme scientifique sous laquelle se présente Gros-Câlin — un traité sur
le python — et les noms savants de médicaments utilisés dans Pseudo. Cette caractéristique
peut entraîner une rupture entre l’énonciation et l'énoncé — le discours scientifique
s'imposant dans le discours littéraire — , rupture responsable en partie de la production de
l'humour et dont parle Dominique Noguez dans son ouvrage L'arc-en-ciel des humours.

L'examen de la définition de Bergson révèle le rôle central de l'énonciation dans la


manifestation de l'humour et que ce dernier pourrait se manifester dans toutes les couches
du discours, les explications du philosophe convoquant tant le personnage, la situation
narrative que l'énonciataire (non abordé cependant en ce qui concerne précisément
l'humour). En quelque sorte fondateur des recherches sur le comique, l'essai de Bergson
est encore utile dans les études littéraires, cependant, pour nous, cet essai demeure souvent
imprécis et implicite en ce qui concerne les lieux de manifestation de l'humour. Escarpit

3 Ibid.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
18
souligne d'ailleurs le caractère allusif du traitement de l'humour par Bergson. Étant donné
le cadre d'analyse mis en place par ce dernier — les procédés de fabrication du comique en
général4 — , on peut difficilement lui reprocher de ne pas toucher la fonction de l'humour,
ou même du comique en général. Quant à nous, pour mieux le définir, il nous importera de
dégager le rôle de l'humour dans le processus de signification, de le traiter dans une
perspective pragmatique.

B. Robert Escarpit

Dans L'humour, Robert Escarpit cerne ce type de discours à l'aide d'un processus
en deux phases qu'il explique longuement, apportant ainsi les nuances nécessaires à un
phénomène qu'il juge lui-même complexe. La première phase, appelée critique, consiste à
«déceler dans le monde qui nous entoure l'ironie des situations que nous vivons
quotidiennement»5 et se réalise grâce à un arrêt volontaire d'une partie du jugement : une
suspension d'évidence. Selon Escarpit, l'évidence est assimilable à une convention partagée
par le plus grand nombre dans une société donnée et qui, dans la plupart des circonstances,
n'a nul besoin d’être rappelée. L'humoriste fait donc fi de cette convention. Revenons à
l'exemple que donne Escarpit au sujet de Swift qui proposait dans un traité sociologique6
de manger les nouveau-nés afin d'endiguer la famine en Irlande. La phase critique porte sur
un problème grave et la solution suspend une évidence : on ne mange pas les enfants. Si,
d'une part, cette première phase faite d'ironie explique la confusion persistante entre celle-ci
et l'humour, d'autre part, il nous apparaît que la notion d'ironie, employée par Escarpit,
l'est dans un sens très large. Dans La Vie devant soi, Momo dit : «Pendant longtemps, je
n'ai pas su que j'étais arabe parce que personne ne m'insultait»7. Le texte critique le sort
réservé aux Arabes en France, triste réalité où être Arabe c'est être objet d'insultes. Mais où
se trouve donc l’ironie qui consiste à laisser entendre Yinverse de ce qu'on dit ? Dans le fait
que Momo soit renseigné sur ses origines de cette désagréable façon ? Il s'agirait plutôt de
la suspension d'évidence : on n'apprend habituellement pas ainsi son identité nationale.

4 Bergson applique la loi générale du comique qu'il a proposée, le mécanique plaqué sur du vivant,
notamment aux caractères et aux situations. Selon lui, le caractère d'Harpagon est mécanique, prévisible,
parce que toute sa vie est orientée en fonction de l'argent — la célèbre cassette. Le comique surgit lorsque
cette mécanique est accolée au personnage, qui, lui, rappelle au moins partiellement un être vivant, ici un
être humain. Bergson ne recourt que de façon indirecte à cette loi pour décrire l'humour.
5 JARDON, Denise, Du comique dans le texte littéraire, Bruxelles-Paris, De Bœck-Duculot, 1988, p. 135.
6 On retrouve là l'aspect scientifique de l'humour signalé par Bergson.
7 GARY, Romain, La Vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975, p. 12.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
19
Momo donne une explication inattendue — l'attendu étant tributaire de la convention — de
son ignorance qui ne relève pas de l'opposition sémantique propre à l'ironie. S'il est vrai
que le point de départ de l'humour se trouve souvent dans ce type de discours, il nous
semble plus juste de dire qu’il s'agit d'une axiologisation dysphorique de l'objet ou de la
situation en cause. Robert Escarpit précise d'ailleurs que la portion d'ironie dans l'humour
peut être variable et, à la limite, inexistante. L'humoriste opère une suspension d'évidence à
partir d'une situation qu'il juge «absurde», «invivable»8, pour reprendre les termes
d'Escarpit, mais pas obligatoirement ironique.

Par le regard critique qu'il pose sur le monde, qui devient axiologisé
dysphoriquement, et l'insécurité qu'il risque ainsi de faire naître chez son destinataire, le
discours humoristique mettrait en place un processus énonciatif pathémique affectant les
deux pôles de rénonciation : l'énonciateur, qui se n t que quelque chose ne va pas, et
l'énonciataire. Ce processus se réalise grâce à une suspension d'évidence, une «réduction à
l'absurde»9 qui correspond à un programme narratif double : une transformation s'opère
du point de vue de l'énonciateur, mais doit être différente, voire fausse, ou à la limite ne pas
exister pour l'énonciataire. Au niveau discursif, cette opposition pourrait se manifester par
des parcours figuratifs contradictoires relatifs à cette situation narrative double. Dans Gros-
Câlin, Cousin dit vivre une histoire d'amour avec M lle Dreyfus et affirme qu'il est sur le
point de l'épouser. Or, il devient rapidement clair pour l'énonciataire implicite que tel est
loin d'être le cas : il ne lui a même jamais adressé la parole. L'«ironie» réside dans le fait
que Cousin est on ne peut plus seul, évidence qu'il suspend par son discours. On peut
parler d'inquiétude chez l'énonciataire dans la mesure où ce dernier risque de ranger ce
narrateur dans la catégorie de la folie, aussi douce soit-elle, plutôt que de le voir comme un
futur marié.

La suspension d'évidence rend ensuite possible l'impossible, telle est la deuxième


phase de l'humour : le rebondissement vers le rire. L'humoriste qui ébranle le monde de
référence de son destinataire doit ensuite sécuriser ce dernier par «des indications plus ou
moins «ubtiles, parfois implicites, mais qui, créant une complicité [...], ne sont intelligibles
que dans un groupe social donné.»10 Escarpit ne donne pas plus de précisions sur la façon
de mettre en place le rebondissement, même si l'on peut déduire qu'il doit se produire par le

8 ESCARPIT, Robert, L'humour, Paris, Coll. «Que sais-je ?» no 877, PUF, 1960 et 1981, p. 110.
9 Ibid., p. 90.
10 Ibid., p. 92.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
20

biais de jeux de signifiés impliquant la forme de l'expression et installant l'inhabituel,


l'inattendu dans le discours. Dans le passage suivant de Gros-Câlin où il est toujours
question de la solitude de Cousin, l'expression se charge de dédramatiser la situation, du
moins en partie :

Lorsqu'un python s'enroule autour de vous et vous serre bien fort,


la taille, les épaules, et appuie sa tête contre votre cou, vous n'avez
qu'à fermer les yeux pour vous sentir tendrement aimé. C'est la fin
de l'impossible, à quoi j'aspire de tout mon être. Moi, il faut dire,
j'ai toujours manqué de bras. Deux bras, les miens, c'est du vide.
Il m'en faudrait deux autres autour. C'est ce qu'on appelle chez les
vitamines l'état de manque.11

Parce que sémantiquement et syntaxiquement inhabituels, les jeux avec «bras», «manque»
qui se poursuivent jusque «chez les vitamines» permettent le rebondissement humoristique.
Cette rupture pourrait également être observable dans la trame narrative dans les cas où,
précisément, on parle de rebondissement dans l'action. Enfin, Escarpit nous renseigne sur
l'énonciataire qui doit donc posséder des caractéristiques déterminées pour saisir les
allusions relatives à l'humour et faire l'objet d'un parcours pathémique de l'instabilité
indésirable au bien-être affectif.

Comme celle de Bergson, la définition d'Escarpit demeure générale et permet


d'extrapoler que l'humour se manifeste dans toutes les couches du discours, sur le plan du
contenu et celui de l'expression. Cependant, on peut voir plus précisément qu’elle signale
une caractérisation particulière du sujet énonciateur. Par la suspension d'évidence qu'il
opère, il peut entraîner tout un jeu entre lui, la réalité et l'illusion, jeu qui devra toutefois
laisser transparaître une forme de critique et, ce faisant, conjoindre le sujet à un état
pathémique, puisque ce dernier observe par là ce qui, autour de lui ou chez lui, se révèle
problématique. Cette caractérisation est susceptible, dans notre corpus, d'être reportée sur
le narrateur-acteur. Par ailleurs, le processus en deux phases entretient par définition des
liens avec la narrativité et, comme on vient de l'esquisser, pourra donc se manifester à
travers la suite d'états et de transformations du niveau sémio-narratif de surface du
discours.

«Un art d'exister» : tel est le titre de la conclusion de l'ouvrage dEscarpit. Si cette
conclusion nous ramène surtout aux difficultés de définir l'humour, étant donné sa nature

11 GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p. 21.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
21
complexe, parfois insaisissable, son titre, par contre, s'ouvre sur une voie dans laquelle
nous nous engagerons plus loin. Soulignons cependant que nous voyons dans cet «art
d'exister» l'aspect intégrateur et globalisant de l'humour qui rejoindra peut-être la notion de
style sémiotique qui, elle-même, détermine l'ensemble du discours et révèle la façon dont le
sujet perçoit et sent fondamentalement le monde.

C. D o m in iq u e Noguez

D ans l'article qu'il fa isa it paraître en 1969, «Structure du langage


hu m o ristiq u e» 12, Dominique Noguez aborde l'hum our selon deux structures : l'une
formelle et l'autre matérielle.

1. L a structure formelle de l'humour


Le point de vue général à partir duquel Bergson et Escarpit se placent pour décrire
l'humour ne les a pas conduits à l'aborder dans son aspect linguistique, alors que c'est par
ce biais que Dominique Noguez s'attarde à la complexité du discours humoristique. Il élève
ainsi l'hum our au rang d'idiolecte : pour lui c'est un «langage retors et dévoyé [qui]
apparaît donc une fois de plus comme quelque chose de mixte»13. On peut mieux saisir
cette affirmation lorsqu'il élabore la relation entre le signifiant et les signifiés. Ainsi le
signifiant inhabituel — donc opposé à une manifestation habituelle en langue, «normative»,
pourrions-nous dire — entraîne avec lui deux signifiés : l'un habituel, littéral, l'autre dit
intentionnel, véritable, bref entraînant un surplus de sens. Le narrateur-acteur de Gros-
Câlin dit : «[...] j'avais une femme de ménage portugaise, à cause de l'augmentation du
niveau de vie en Espagne»14. Ici, on se serait attendu à plus de précisions sur les
travailleurs étrangers en France, ceux venus d'Espagne qui, manifestement, sont rentrés
dans leur pays «à cause de l'augmentation du niveau de vie». De cette façon, le fait que la
bonne soit portugaise plutôt qu'espagnole aurait été véritablement expliqué. Cependant,
l'humour ne l'entend pas ainsi. La «cause», elliptique, s'articulant difficilement avec le
donné risque de surprendre : il s'agit d'un signifiant inhabituel. Cette formulation
inattendue évoque donc le phénomène des travailleurs étrangers en France. La femme de
ménage est ensuite désignée par «la main-d'œuvre étrangère» ; on peut donc aller jusqu'à

12 NOGUEZ, Dominique, «Structure du langage humoristique» dans Revue d'esthétique, t.22, fasc.l, Paris,
PUF, Janvier-mars 1969, p. 37 à 54.
13 Ibid., p. 41.
14 GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p. 35.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
22

dire que le signifiant inhabituel installe également une critique de ce phénomène (peu
importe le point de vue, sur lequel nous ne nous attardons pas ici, puisqu'il implique la
signification globale de l'œuvre). Sur les rapports entre le signifiant et les signifiés, comme
nous l'avons déjà vu, Denise Jardon propose la synthèse suivante : l'humoriste dit A,
pense A+x et veut faire entendre A+x. Enfin, Dominique Noguez précise que l'humour se
signale par l'énormité de son signifié, énormité pouvant présenter toute une gamme de
nuances allant de la fine allusion jusqu'à l'absurde. Dans un passage de P seu d o , le
narrateur raconte qu'à l'occasion de son heure de sortie quotidienne, de Copenhague où il
se trouve, il a fait un saut jusqu'à Barcelone pour ensuite revenir «en courant à la
clinique»15. Nous sommes ici devant un cas où le signal est on ne peut plus clair : même
en Concorde, l'aller-retour Copenhague-Barcelone-Copenhague est inimaginable en si peu
de temps et relève ainsi de l'absurde. Ce signal indique qu'il y autre chose derrière le sens
littéral. Dans cet exemple, «l'autre chose» nous renvoie au comportement taxé de folie du
narrateur-acteur.

Cette première partie des propositions de Dominique Noguez a le mérite d'être


précise, en ce sens qu'elles rendent compte de façon détaillée, au point de vue linguistique,
des manifestations de l'humour. Ainsi ces propositions devraient nous être utiles lors de
l'examen de la forme de l'expression. L'humour s'oppose à un usage norm atif de la
langue, ce que nous pouvons d'em blée reconnaître dans notre corpus. Nous croyons
également que cette formalisation puisse être reportée sur des catégories plus englobantes.
L'exemple le plus probant se retrouve une fois encore dans Gros-Câlin : le narrateur-acteur
raconte son histoire d'amour — qui occupe un espace discursif considérable — , qui est
inhabituelle de bien des façons, pour laisser entendre qu'il vit dans la plus grande des
solitudes. L'inhabituel, le hors-norm e pourraient donc affecter non seulem ent la
formulation linguistique du récit mais également les niveaux de surface du discours, c'est-à-
dire les figures16 et la situation narrative.

15 GARY, Romain, Pseudo, Paris, Mercure de France, 1976, p. 101.


16 Le concept sémiotique de figure renvoie à une unité de contenu qui se distingue ainsi de la figure de
rhétorique qui, elle, relève de la forme de l’expression.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
23
2. La structure matérielle de l'humour
Dans la deuxième partie de son article, Dominique Noguez parle de structure
m atérielle17, c'est-à-dire de types définis de rapprochements entre signifiant et signifiés
dans l'humour ; il en distingue quatre : 1. ce qui ne va pas de soi présenté comme allant de
soi ; 2. la fausse naïveté qui représente ce qui va de soi comme n'allant pas de soi ; 3. la
chose triste présentée non tristement ou la chose gaie non gaiement ; 4. l’amabilité présentée
comme méchanceté, la louange comme reproche ou réciproquement. D ans un ouvrage plus
récent, L'arc-en-ciel des humoursI8, il raffine encore sa typologie en alliant des couleurs ou
des groupes de couleurs — d’où le titre de l’ouvrage en question — à chacun des types
d’humour : le jaune ; le noir, le violet et le gris ; le rouge et le rose ; le vert ; le bleu ; le
caméléon ; le blanc. Ces couleurs servent à préciser davantage que dans les quatre premiers
types le rapport qu’entretiennent les signifiés avec le signifiant, c'est-à-dire la nature de la
rupture entre énoncé et énonciation ou entre ce qui est présenté et la manière de le faire.
Chacun de ces types vient nuancer le dosage des ingrédients de l'hum our. À titre
d'illustration, disons que, par rapport au rose ou même aux autres couleurs, le rouge
comporte une part plus grande d'agressivité, généralement dirigée vers soi — à rapprocher
de l'ironie ou plutôt de la dysphorie c o m m e point de départ de l'humour chez Escarpit. Si
l'on prend maintenant l'exemple du vert, il renvoie à la naïveté sur laquelle prend assise
notamment les Lettres persanes ou le regard de Momo sur la HLM «qui est le nom de
l'héroïne chez nous, à cause de cette région de la France où elle est cultivée»19. Si les
différentes couleurs traduisent généralement une attitude de l'énonciateur, elles ne
l'impliquent pas toujours de la même façon dans le processus humoristique. Noguez
rappelle que l’humoriste est toujours conjoint à son objet — à ce qui le préoccupe — , qu'il
y a peu de distance entre eux ; on pourrait dire que l'intensité de cette conjonction varie
selon les couleurs.

On ne peut qu'apprécier ce fin travail de classement des types d'humour qui rejoint
en partie un certain usage en langue — «l'humour noir» — , classement avec lequel Noguez
lui-même prend ses distances en revenant au caractère mixte du discours humoristique par
le biais du «caméléon» et du «blanc», lieux où les couleurs se confondent. Pour notre part,
cette typologie pourra bien sûr nous être utile à l'occasion. Cependant, il nous importe

17 Bien que cela apparaisse de façon plus ou moins claire, l’acception de «matérielle» semble ici associée au
contenu, à la matière de l'humour.
^ Paris, Hatier, 1996.
19 Op. cit., p. 91.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
24

davantage de cerner la globalité discursive de l'humour20 — ce qui nous semble toujours


être une lacune — et, ainsi, son rôle dans le processus de signification. Du point de vue de
la structure m atérielle de l'humour, nous retiendrons donc cette caractéristique globale
relative à la rupture entre énoncé et énonciation.

D. Denis Bertrand

Sémioticien associé à l'École de Paris, Denis Bertrand s'intéresse au discours


humoristique dans deux articles : «L'im personnel de l'énonciation»21 et «Ironie et
l'humour : le discours renversant»22. Le titre du premier article nous fait entrer de plain-
pied dans une problématique récurrente relativement à l'humour : l'énonciation. L e sujet
humoriste convoque des formes figées, fait appel à des «schémas» — ce qui touche tant la
langue que le discours — , pour les révoquer aussitôt. Si le narrateur de Gros-Câlin affirme
écrire un traité sur les pythons ou celui de Pseudo un «document», en quelque sorte un
journal de ses séjours à la clinique, l'énonciataire implicite a tôt fait de se rendre compte
qu'il n'en va pas exactement ainsi. C'est par ce processus de saisie simultanée que se
caractérise le discours humoristique. Le sujet énonciateur produit un discours double fait de
stéréotypes langagiers (qui peuvent bien sûr eux-mêmes contenir des stéréotypes socio­
culturels) que l'énonciataire implicite doit saisir en même temps que leur déformation.

A la différence de l'ironie, qui relève d'un travail paradigmatique où un signifié


appelle son opposé, la déformation propre à l'humour réside dans le bouleversement de la
logique des enchaînements syntagmatiques, tant discursifs que narratifs23, bouleversement
perceptible par la saisie simultanée dont nous venons de parler. Dans La Vie devant soi, les
figures d'opposition entre Juifs et Arabes, culturellement codées et présentes dans le texte,
débouchent sur des figures d'entente, d'amour entre Momo, le jeune Arabe, et Madame
Rosa, la vieille Juive. Cette opposition est donc modifiée, voire carrément renversée. Dans

20 C'est pour cette même raison que, d’un point de vue théorique, nous ne traiterons pas du caractère
national de l'humour — «l’humour juif», «l'humour anglais» — , bien que nous nous attarderons à la
recatégorisation dont fait l'objet l'humour juif dans L'Angoisse du roi Salomon, manifestation qui,
précisément, n'est peut-être pas tout à fait juive.
21 Dans Protée, vol. 21, no 1, p. 25 à 32.
22 Dans Humoresques, no 4, 1993, p. 27 à 41. Précisons que le dossier de ce numéro s'intitule «Sémiotique
et humour».
23 On peut déjà ici établir un lien entre cette proposition et le «rebondissement humoristique» présenté par
Robert Escarpit ; le rebondissement pouvant être défini par un enchaînement en rupture.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
25
Gros-Câlin, Cousin se qualifie pour obtenir son objet amoureux, M lle Dreyfus, qu'il désire
épouser, pour se contenter d'un substitut, une nuit avec elle ; c'est, de plus, un bien mince
substitut, puisqu’il doit la payer — elle est prostituée — et qu'il décide ensuite de ne plus la
revoir. La quête initiale trouve ainsi un aboutissement imprévu. Selon Denis Bertrand, le
discours humoristique renverse les schémas comme il renverse les valeurs.

Le sujet énonciateur se signalant par son discours risque ainsi d'être lui-même
renversé, l'identité du sujet étant tributaire de la cohérence des formes discursives et
syntaxiques. «L'implacable logique déformante de l'humour nous projette ainsi en amont
des catégorisations, des segmentations et des transformations narratives qui déterminent la
discontinuité ordonnée des significations. Elle nous renvoie, comme en un espace
imaginaire, dans l'en-deçà des formes établies par l’usage qui déterminent la lisibilité du
monde et l'identification du sujet.»24 Puisqu'il est constitué par son discours, en
déformant, le sujet humoriste se déforme, se renverse. Dans Gros-Câlin ou encore dans
Pseudo, le narrateur-acteur ébranle par son faire énonciatif la confiance de l'énonciataire
implicite et indique ainsi une clé de lecture : le «traité» ou le «document» annoncés peuvent
être également autre chose. Une autre chose qui, précisément, amène un dédoublement
producteur d'humour. Par ailleurs, «l'en-deça» dont parle Bertrand, c'est-à-dire les
préconditions du sens, entrouvre la porte aux passions, porte en quelque sorte déjà ouverte
puisque, comme nous l'avons vu avec Escarpit, le processus humoristique entraîne une
pathémisation tant de l'énonciateur que de l'énonciataire.

Dans son deuxième article, Denis B ertrand explore les notions d'ironie et
d'hum our en les appliquant à la théorie sém iotique. Il m ontre bien que le discours
humoristique relève de la logique des enchaînements syntagmatiques, et ce, à différents
niveaux du discours : énonciation, structures de surface et profonde (puisque les valeurs
sont en jeu) et passions. Concrètement, nous nous proposons donc de préciser et de
développer ce qu'il juge comme des «possibilités de description».

24 Op. cit., p. 40.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
26
II. VERS UNE D ÉFINITIO N SÉM IO TIQ U E DU DISCOURS
HUMORISTIQUE

Les différentes définitions examinées montrent des constantes — son caractère


double notamment — et dressent un tableau riche de l'humour. Elles n'abordent cependant
pas systématiquement ce qu'elles laissent entendre : sa globalité discursive et, pour parler
de façon imagée, son aspect tentaculaire. Lorsque Denis Bertrand dit que l'humour renverse
les valeurs et, ce faisant, jusqu'à l'identité sémiotique du sujet énonciateur lui-même, on
comprend bien que ce type de discours n'est pas qu'un effet de jeux de mots isolés. Il
s'avère, par exemple, que les structures narratives de surface d'un récit sont affectées par le
travail de l'humour, impliquant ainsi le processus m êm e de transformation responsable
d'une partie de la signification. Dans Gros-Câlin, le protagoniste est engagé dans une quête
amoureuse (dont l'analyse pourra révéler l'humour) qui n'existe que dans son imagination
et qui, pourtant, occupe la majeure partie du récit.

Par les différents aspects qu'elles traitent avec différentes approches, les
définitions de l'humour indiquent par la bande qu'il s'insinue dans toutes les couches du
discours. Cependant, aucune formalisation n'a été entreprise à ce jour pour en rendre
compte, ce qui, encore une fois, risque d’empêcher une analyse satisfaisante de ce type de
discours. Conformément à notre hypothèse de travail qui pose le caractère structurant et
discursif de l'humour, c'est donc à cette tâche que nous nous attaquons en proposant une
formalisation sémiotique des définitions existantes. Celles-ci, malgré leur caractère parfois
trop général, ne manquent cependant pas d'intérêt : il nous apparaît que ce caractère
indique, précisément, la voie à suivre. Comme nous l'avons dit, la sémiotique devrait nous
permettre cette formalisation, puisqu'il s'agit d'une théorie qui appréhende le discours à
travers trois niveaux, deux niveaux de surface et un niveau profond, et divise le langage en
deux plans : l'expression et le contenu. Nous pourrons, d'une part, préciser ce caractère
englobant en examinant les différents lieux de sa manifestation et, d'autre part, ces lieux
étant précisés, nous pourrons voir son rôle dans la production du sens, c'est-à-dire si se
dégage en définitive des textes humoristiques une vision du monde ou, comme le disait
Escarpit, un «art d'exister».

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
27

A. La form e d u contenu

Des deux plans du langage dégagés par Louis Hjelmslev, l'expression et le


contenu, qui com portent chacun une form e et une substance, la sémiotique s’est
longuement attardée à définir et à analyser la forme du contenu qu'elle ramène à trois
niveaux de discours. Une lecture d'une œuvre littéraire à partir de ces trois niveaux permet
de cerner, entre antres, les personnages, les figures spatiales et temporelles (structures
discursives, niveau sémantique du discours), l'«action», prise dans son sens le plus large,
dans laquelle les personnages sont engagés (structures sémio-narratives de surface) et les
valeurs en jeu dans le texte (structures profondes). C'est précisément par ces trois types de
structures que nous aborderons l'analyse du discours humoristique, que nous voulons
globale. Nous pourrons ainsi dégager ses premières caractéristiques. Nous tenterons par la
suite une percée d u côté de la forme de l'expression.

1. Niveaux sémantiques du discours

1.1 Les figures sont-elles humoristiques?


Inscrites dans les structures profondes du discours, les valeurs sémantiques
fondamentales ou le contenu conceptuel d'un texte se manifestent au niveau de surface par
les figures d'acteurs, de temps, d'espace ou encore par d'autres types de figures25. Le
thème de T/amour/, par exemple, pourrait se m anifester chez un personnage dont on
reconnaîtrait le comportement amoureux : anxiété suivie d'exaltation, déclaration par une
nuit étoilée dans u n parc tranquille. Mises en relation les unes avec les autres, on peut voir
que les figures d'acteur, de temps et d'espace convergent, de façon stéréotypée ici, vers la
même thématique. Ajoutons, comme le précise Courtés, que le niveau thématique se
distingue du niveau figuratif «par son aspect proprement conceptuel»26. L'analyse
discursive, la prem ière partie de l'analyse sémiotique du discours, s'emploiera à décrire la
prise en charge des figures — ce que le texte donne à voir — par son organisation
thématique, à un niveau plus profond.

H convient de se demander si ces figures repérables tout au long du récit et qui


s'articulent ainsi e n parcours, associées à l'organisation thématique, ne pourraient être

25 Voir note 16.


26 COURTÉS, Joseph, Analyse sémiotique du discours, Paris, Hachette, 1991, p. 163.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
28
porteuses d'humour. Autrement dit, il s'agit de voir si l'analyse discursive, telle que menée
par la sémiotique, ne permettrait pas de définir et de préciser un lieu de manifestation de
l'humour. Afin de cerner cette question, nous revenons d'abord sur la définition d'Henri
Bergson : « [...] on décrira minutieusement et méticuleusement ce qui est, en affectant de
croire que c'est bien là ce que les choses devraient être : ainsi procède souvent
l'humour.»2'1 Certains éléments de cette définition nous intéresseront au moment de traiter
l'énonciation ; nous en retenons cependant un premier trait : un état de fait dont la valeur
est mise en doute. Avant de tirer d'autres conclusions, voyons comment Jean Fourastié
aborde l'invention opposée au réel :

L'humour se distingue nettement du reste du risible par un accent


très intense placé sur la pure invention conceptuelle (néocéphale),
et en retour par sa sensibilité au réel sensible, soit pour le
découvrir, l'introduire dans la pensée claire, soit pour l'accuser de
réduire le plaisir et la liberté de l'homme, soit pour le rejeter
violemment, le nier absolument28.

En faisant une synthèse de Bergson et Fourastié, on pourrait dire que l'humour invente,
pouvant ainsi nier le réel, et se signale par la mise en doute — «en affectant de croire» — ,
de cette invention. L a présence simultanée de deux parcours figuratifs contradictoires du
même type, l'un correspondant au paraître et l'autre à l'être, pourrait jouer ce rôle de mise
en doute. Le parcours selon le paraître, étant entremêlé à celui de l'être et étant ainsi rendu
visible, n'aurait plus pour fonction de tromper et pourrait constituer un déploiement
discursif producteur d'humour. On peut parler en ce sens d'un bouleversement de la
syntaxe discursive : un parcours figuratif vient en bousculer un autre. Le texte
humoristique donne à lire une représentation figurative tant du réel (de l'univers fictif) que
de l'invention comme cela semble être le cas dans Gros-Câlin où le narrateur raconte sa
relation amoureuse avec Mlle Dreyfus. Cette relation se révèle rapidement inexistante par la
réalité mise en place dans le récit et trahit, en s’y opposant régulièrement dans le texte, la
solitude du narrateur. De même, le dédoublement de l'organisation du temps, de l'espace
ou d'autres types de figures pourra jo u er des tours au lecteur.

La présence de parcours figuratifs contradictoires, mettant en place le doute et


l'invention (l'un des deux parcours sera «inventé», mais lequel ?), rejoint la première phase
qu'opère l'humour telle qu'elle est définie par Robert Escarpit (nous aurons l'occasion de

2^ Op. cit.
28 FOURASTIE, Jean, Le rire, suite, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 159.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
29
traiter la deuxième phase plus loin). Cette première phase contient un paradoxe ironique et
une suspension d'évidence ; paradoxe ironique : logiquement, les deux parcours figuratifs
ne peuvent cohabiter — on ne peut être ici et ailleurs en même temps — et suspension
d'évidence : le texte présente ces parcours comme s'ils pouvaient cohabiter. À toutes fins
utiles, c'est ce que nous avons déjà souligné dans le passage de Pseudo que nous avons
cité où le narrateur-acteur prétend faire un aller-retour de Copenhague à Barcelone en une
heure. Nous faisons remarquer que la traditionnelle difficulté à distinguer humour et ironie
pourrait venir, en partie, de ce fait : l'humour contient de l'ironie, bien que, comme nous
l'avons vu, «ironie» soit employé par Escarpit dans une acception plutôt large.

C'est bien sûr par un développement figuratif semblable, qui touche ici l'espace et
le temps, que pourra émerger une signification humoristique. Globalement, en ce qui
concerne cet exemple puisé dans Pseudo, le narrateur, par l'acte de langage décrivant-
écrivant sa (pseudo) folie, c'est-à-dire, ici, ce qu'il aurait vécu à Barcelone lors de ce
«saut», laisse également paraître une réelle lucidité : ainsi se met en place l'humour. On
remarque une fois de plus son caractère double où le possible et l’impossible de l'univers
fictif se côtoient de même que la folie et la lucidité.

L'humour, quand il traverse un discours et en occupe presque toute la surface, est


souvent lié à un type donné de narrateur. Ces types ou attitudes, pour être saisis, doivent
faire l'objet d'un parcours figuratif qui définira l'être du narrateur-acteur comme «naïf»,
«inventif», «idéaliste», «chimérique», etc. D'une manière ou d'une autre, s'établira une
dualité entre la réalité mise en place par le texte et celle que décrit ce narrateur, dualité qui
pourra être saisie différemment selon ces types d'acteur. Ainsi, le naïf n'a pas conscience
de la réalité, tel Momo, lorsque, dans La Vie devant soi, il dit que les autochtones viennent
tous d'Afrique, «comme ce nom l'indique»29. Alors que le chimérique, fleuretant avec la
folie, représente le degré le plus fort de la négation de ce qui l'entoure et l'idéaliste un degré
moindre. Enfin, l'inventif, comme le chimérique et l'idéaliste, recherche la dualité ;
toutefois ses rapports avec la réalité pourront varier selon le contexte. D. va de soi que ces
manières d'être, qui peuvent teinter l'ensemble du texte, ne se présenteront sans doute pas
toujours de façon monolithique chez un acteur, d'autant plus que, si l'humour se nourrit
d'invention, il le fait en même temps qu'un clin d'œil lucide. Ces caractéristiques
rejoignent celles de l’humour et disent une vision du monde qui lui est propre, laquelle a

29 Op,. cit., p. 33.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
30
besoin de son double pour être saisie, c'est-à-dire d'une réalité autre qui lui donne son
sens, tout autant que d'un langage particulier.

En plus de cette dualité figurative, c'est dire qu'un parcours figuratif de


verbalisation pourrait aussi être dégagé et devrait nous donner des indices sur le rapport
entre le narrateur-acteur et le langage, parcours chargé de traduire la vision du monde —
dont il vient d'être question — de l'énonciateur. Toutes les définitions de l'humour
examinées précédemment donnent un rôle particulier au langage d'une manière ou d'une
autre, Dom inique Noguez allant jusqu'à lui attribuer le titre d'idiolecte. Par une
détermination particulière — «Il me serait très pénible si on me demandait avec sommation
d'employer des mots et des formes qui ont déjà beaucoup couru [...] »30 précise le
narrateur de Gros-Câlin — , une distinction pourrait ressortir entre le parcours figuratif de
verbalisation et l'usage commun. Peut-être se trouverait ainsi placé le cadre de la
problématique de l'humour dans un texte donné. Si la façon de s'exprimer du narrateur-
acteur s'écarte de la norme, il se pourrait que cet écart ouvre la porte ou attribue un
fonctionnement marqué du sceau de l'humour à d'autres éléments du texte (figures,
syntaxe narrative de surface...). Nous tenterons plus loin d'inclure cette question à celle,
plus générale, de l'énonciation. Par ce type de parcours figuratif, on voit que l'humour
s'élabore dans le discours et non pas simplement par d'éventuels jeux de mots et montre
son caractère englobant. Les caractéristiques du langage et ses fonctions habituelles
risquent ainsi d'être mises ou remises en cause, d'être critiquées, à travers le discours
humoristique.

Autrement dit, il ne s'agit pas, dans cette perspective, d'étudier comme tels les
procédés linguistiques de l'humour, mais de dégager un parcours figuratif de la langue,
c'est-à-dire de voir comment les figures du langage sont chargées de signification, quel rôle
on leur reconnaît, etc. On peut étudier l'humour par les jeux de mots (plan de l'expression)
et on peut également le faire par le biais d'un discours sur la langue transmis par les figures
du texte.

3(3 Op. cit., p. 9.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
31
1.2 Le figuratif, le thématique et l'axiologique
L'examen des différents types de figures, organisées en parcours (acteur, temps,
espace ou autres), nous amène à mettre en place des isotopies31 figuratives qui s'expriment
par couples oppositionnels et qui regroupent l'ensemble des parcours figuratifs. Par
exem ple, dans L a Vie devant soi, les figures comm e «Arabe», «Juif», «Noir»,
s'organisent en parcours d'acteurs «étrangers» opposé à des figures qui installent un
parcours «Français». À partir de ces parcours figuratifs, on peut mettre en place l'isotopie
/français/ vs /étranger/32 ; dans le texte, cette isotopie peut également regrouper d'autres
parcours. Toujours dans La Vie devant soi, l'opposition des parcours figuratifs relatifs à
l'espace conduit à dégager une isotopie du type : /ouvert/ vs /fermé/. Le passage au niveau
thématique, plus profond, se fait alors par le regroupement des isotopies figuratives en
isotopie thématique. Habituellement, une isotopie thématique subsume quelques isotopies
figuratives et, parfois, une seule. Ainsi, les isotopies /français/ vs /étranger/ et /ouvert/ vs
/fermé/ pourraient se traduire, au niveau thématique, par l'opposition /vie/ vs /mort/. Le
choix des lexèmes qui désignent les isotopies thématiques tente d'être à la fois englobant,
comme l'exige leur fonction, et précis, afin de leur assurer la meilleure signification
possible. On peut déjà dire que l'isotopie thématique, d'ailleurs reprise au niveau le plus
profond du discours, est un indicateur des enjeux fondamentaux du texte. En somme,
l'analyse de la composante discursive s'effectue par un «repérage de l'articulation
figuratif/thématique, c'est-à-dire des figures manifestées avec les valeurs de sens qui les
sous-tendent»33 dans un texte donné.

Un parcours figuratif qui se donne à lire sur deux isotopies figuratives


simultanément pourra produire un effet humoristique, car le discours humoristique veut
faire entendre plus que ce qu'il dit, comme le rapporte Denise Jardon34 ; ce qui rejoint le
dédoublement de la lecture du sens dont parle Denis Bertrand35. Par exemple, toute une
série de figures qui relèvent du comportement affectueux ou amoureux dans Gros-Câlin,
comme «attachants» et «étreindre», s'inscrivent également sur l'isotopie du comportement

31 Le concept d'isotopie «se définit comme la récurrence de catégories sémiques». GREIMAS, A. J. et


J. COURTÉS, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, article
«isotopie», p. 197.
32 Les barres obliques indiquent que le lexème qu'elles contiennent renvoie à un concpet abstrait, s'opposant
ainsi au niveau figuratif du discours.
33 GIROUD, J.-C. et PANIER, Louis, «Sémiotique, une pratique de lecture et d'analyse des textes
bibliques» dans Cahiers Évangile no 59, Paris, Éditions du Cerf, 1987, p. 17.
34 Op. cit., p. 145.
35 Dans «Ironie et humour : le discours renversant», Humoresques, no 4, 1993, p. 27 à 41.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
32

du python. En contexte, ces figures sont toujours lisibles sur les deux isotopies en même
temps, fonctionnement qui dévoile en définitive la solitude du narrateur, ce dernier prenant
pour de l'affection ce qui n'est que le comportement naturel de la bête. Si ce dédoublement
n'est pas exclusif au discours humoristique, il lui est toutefois nécessaire.

De niveau plus profond, les valeurs exprim ées par l'isotopie thém atique,
subsumant les oppositions du niveau figuratif, ne sauraient théoriquement être porteuses
d'humour, étant précisém ent chargées de désambiguïser le texte et, dans le cas de
l'humour, de m ettre à plat le dédoublement du sens. Ainsi, dans G ro s-C â lin , le
déploiement figuratif amoureux et celui de la solitude, auquel il s'oppose, s'expriment à
travers la même isotopie. Si toutefois la dualité spécifique à l’humour persistait jusqu'au
niveau profond, on se retrouverait alors devant des enjeux fondamentaux qui en seraient
porteurs. Cela renforcerait notre hypothèse de départ selon laquelle ce type de discours
s'insinue au-delà des couches superficielles du texte. Par ailleurs, la présence nécessaire de
l'invention dans l'humour, comme nous l'avons vu ci-dessus, pourrait se manifester dans
les figures d'acteur, celles-ci dégageant une propension à l'invention, ou encore dans
l'action, laquelle pourrait être, toujours à l'intérieur de l'univers fictif, imaginée. Ces
manifestations se traduiraient au niveau thématique par des isotopies qui seraient
caractéristiques de l'humour, sans l'être exclusivement. O n peut penser, par exemple, à
une isotopie du type /imaginaire/ vs /réalité/, également relative à la vision du monde de
l'énonciateur.

L'axiologie rend compte de la connotation positive ou négative des valeurs


thématiques — ou même des figures — posées par le texte. Ainsi la /solitude/ pourra être
de nature dysphorique et l'/amour/ s'inscrire sous le signe de l'euphorie. Précisons qu’un
texte n'axiologise pas nécessairement les valeurs de la même façon que le fait un contexte
socio-culturel donné ; par exemple, dans YAntigone de Jean Anouilh, la m ort est
euphorique et la vie dysphorique, ce qui peut sem bler contraire à l'usage commun.
Puisque, lorsqu'il est question d'hum our, il est égalem ent souvent question de
renversement des valeurs, il faut s'attendre à ce que l'axiologie ait un rôle important à jouer
dans l'explication de son fonctionnement, ce que nous aurons l'occasion d'observer plus
attentivement dans les structures profondes. Toutefois, c'est dans le rapport entre
l'axiologie et l'énonciation que semble se trouver la clé de ce renversement, la façon de
présenter l'énoncé étant habituellem ent en cause, com m e nous l'avons vu dans le

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
33
classement des types d'humour selon Dominique Noguez (rupture énoncé/énonciation).
Nous reviendrons donc plus loin sur cette question.

2. Niveau sémio-narratif de surface

Nous avons déjà esquissé des liens entre la narrativité, décrite comme une suite
d'états et de transformations, et l'humour. Pour Robert Escarpit, l'humour s'élabore en
deux phases ; se dégage donc une nécessaire successivité et une rupture, puisqu'un
rebondissement en constitue la seconde phase. Quant à Denis Bertrand, il propose de saisir
l'humour à travers le bouleversement des enchaînements syntagmatiques. Il semble donc
que ce soit dans un rapport particulier entre les états et les transformations que se manifeste
l'humour au niveau narratif de surface. Il concerne donc globalement la narrativité. Afin de
pouvoir préciser ces liens, nous présentons d'abord les éléments de sémiotique narrative.

Celle-ci nous permet de mettre au jour l'organisation d'un récit à l'aide des quatre
phases du schéma narratif canonique : manipulation, compétence, performance, sanction.
Chacune des phases peut être développée de façon plus ou moins complexe selon les récits,
l'ensemble des quatre phases formant le programme narratif principal. En corrélation avec
celui-ci, se développe un anti-programme, plus ou moins complexe également selon les
récits, révélant la structure polémique du texte.

L'analyse narrative procède habituellement à rebours, c'est-à-dire en identifiant


d'abord le dénouement de l'action : la performance. Ensuite, elle s'emploie à décrire la
compétence puis la manipulation qui sont logiquement présupposées à la performance ; le
sujet de l'action doit d'abord acquérir une compétence avant de performer, tandis qu'un
sujet compétent peut ne pas pouvoir performer. Auparavant, le sujet est manipulé, le
mettant en quête de l’objet de valeur qu'il atteint lors de la performance. Enfin, l'évaluation
de cette acquisition se fait lors de la sanction, la dernière phase du schéma narratif à laquelle
l'analyse s'attarde. Précisons que le déploiement de chacune des phases peut varier selon
les textes et que, dans certains cas, l'une d'elles pourrait être implicite.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
34

2.1 La performance
La narrativité étant définie comme une succession d'états et de transformations,
inscrite dans le discours et responsable de la production du sens, la performance
correspond dans un récit à la transformation principale opérée par le sujet de l'action
(nommé aussi sujet du faire). On distingue deux types de transformation : la conjonction et
la disjonction du sujet d'état avec l'objet. Plus précisément, la performance sera accomplie
lorsque le sujet du faire aura réalisé la conjonction ou la disjonction d’un sujet d'état avec
l'objet de valeur. Courtés ajoute que : «Pour qu'il y ait performance, il faut tout d'abord
qu'il y ait syncrétisme actoriel des deux sujets : autrement dit, les deux rôles syntaxiques de
S 1 (comme sujet de faire) e t de S2 (comme sujet d'état) doivent être pris en charge par un
même et seul acteur»36. Pour prendre l'exemple d’une oeuvre connue, Cyrano de Bergerac,
disons que le héros opère lui-même une conjonction avec son objet de valeur, l'amour de la
belle Roxane, à la toute fin de la pièce et après m oult péripéties ; ainsi, il performe.
Cependant, Courtés ne dit m ot sur la façon de considérer les cas où la transformation ne
remplit pas cette condition. S'il y a lieu, nous nous pencherons sur ce problème théorique
lors des analyses, en supposant que l'absence de ce syncrétisme pourra être signifiante
dans un contexte donné.

2.2 La compétence
Afin de pouvoir opérer la transformation principale, le sujet du faire doit d'abord
acquérir une compétence qui se traduit par la conjonction ou la disjonction — la
compétence peut être positive ou négative — avec des objets modaux : le /devoir/ et le
/vouloir faire/, les modalités virtualisantes, et le /pouvoir/ et le /savoir faire/, les modalités
actualisantes. L'acquisition des modalités virtualisantes correspond à l'instauration du sujet
et celle des modalités actualisantes à sa qualification. Plus concrètement, on repérera dans
le texte des programmes narratifs37 d'usage, plus ou moins déployés, où le sujet acquerra
ou se verra attribuer les objets modaux nécessaires à sa performance.

Ainsi, dans Le Cid, l'honneur conjoint à Rodrigue, qui a du cœur, un /devoir


faire/, sans lequel la vengeance n'a plus le même sens. Plus près de nous, dans la première
partie de Jésus de M ontréal, Daniel Coulombe, le personnage principal, acquiert un
/vouloir faire/ lorsque le père Leclerc lui demande de moderniser Le chemin de la croix, la

36 COURTÉS, Joseph, Analyse sémiotique du discours, Paris, Hachette, 1991, p. 103.


37 Nous désignerons dorénavant «programme narratif» par «PN».

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
35
nouvelle version de cette pièce devenant l'objet de valeur. Puis, en s'alliant d'autres
comédiens, il acquiert un /pouvoir faire/ et, enfin, un /savoir faire/ lorsqu'il rencontre un
théologien qui lui donne des informations sur Jésus.

2.3 La manipulation
Lors de la phase de manipulation, un sujet manipulateur fait en sorte que le sujet
du faire de la performance — ou, ici, le sujet manipulé — accomplisse telle ou telle action ;
on dit que l'opération en cause est un /faire faire/. Sujet manipulateur et sujet manipulé
peuvent se retrouver en syncrétisme chez un même acteur, lorsque par exem ple un
personnage se doit de passer à l’action, ou encore être assumés par deux acteurs différents.
C ’est le cas de figures que l'on retrouve dans l'exemple énoncé ci-dessus de Jésus de
Montréal : le père Leclerc agit comme sujet manipulateur auprès de Daniel qui, lui, devient
sujet du faire. La manipulation correspond en quelque sorte à l'établissement d'un contrat
entre sujet manipulateur et sujet manipulé.

2 A La sanction
L a sanction se définit comme l'évaluation des états transformés, de ce qui a été
accompli lors de la performance. Généralement, c'est le sujet manipulateur qui procède à
cette évaluation assumant alors le rôle de destinateur-judicateur ; il vérifie si les termes du
«contrat» ont été respectés. Cependant, d’autres actants peuvent également intervenir : le
sujet du faire, si ce rôle est assumé par un autre acteur que le sujet manipulateur, l'anti-
sujet ou même l'instance d'énonciation. Du point de vue pragmatique, le sujet du faire est
récompensé, par exemple, lorsque après avoir tué le dragon, le héros de conte reçoit en
m ariage la princesse ; par ce biais, un jugem ent est alors posé sur son action.
Corrélativement, un jugement sur l'être de l'acteur peut être posé, au point de vue cognitif ;
ainsi, on dira que le héros a fait preuve de courage, de force, etc. : il est l'objet d'une
reconnaissance.

2.5 La polémique
Le caractère polémique d'un récit se m anifeste par la mise en place d'un
programme narratif opposé au PN principal, appelé anti-programme, dans lequel le sujet du
faire, l'anti-sujet, vient entraver la quête du sujet du PN principal ou vise le même objet de

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
36

valeur. Cet anti-programme est plus ou moins élaboré selon les récits. Dans les contes, où
les stéréotypes abondent, on ne m anquera pas de retrouver le rôle du méchant qui, en
désirant le même objet que lui, risque de nuire au héros. Dans d'autres types de récit,
l'anti-sujet pourrait être par exemple l'adversité ou même un aspect du sujet du faire du PN
principal figurativisé comme une faiblesse à surmonter. Lors de l'analyse, il faudra peut-
être apporter des nuances au caractère tranché de ces définitions, des programmes pourront
sans doute être plus ou moins réussis ou plus ou moins mis en échec : l'humour jaillit
souvent des zones grises.

2.6 Schéma narratif et humour


D ifférents textes narratifs sont considérés comme étant hum oristiques.
L'organisation narrative peut-elle contribuer à créer cet effet38 ? Nous revenons aux
différentes définitions déjà présentées afin de répondre à cette question. Nous avons déjà
noté que la notion de successivité est au cœur de la saisie du discours humoristique :
Robert Escarpit39 en dégage deux phases nécessaires. La première est constituée du
paradoxe ironique et la seconde par le rebondissement humoristique. Nous avons déjà
signalé que les deux phases en succession établissent un lien avec la narrativité vue comme
une suite d'états et de transformations : le discours humoristique ne pourrait donc être
considéré autrement que comme un récit minimal. Par exemple, dans Pseudo, Alex fait part
de sa culpabilité causée par les problèmes mondiaux (famine, pauvreté, totalitarisme...) :
pour lui, il s'agit d'une situation insupportable (première phase de l'humour). C'est
lorsque cette culpabilité est mise en relation avec le moyen auquel il recourt pour s'en
soulager — la folie, une invention de son cru — qu'il y a rebondissement et que le récit
devient humoristique. Il est intéressant de noter que, pour une part, ce rebondissement
constitue une invention narrative dans l’univers fictif, c'est-à-dire qu'il sort de
l'imagination du narrateur-acteur.

Le rapport entre ces phases s'établit donc en rupture, puisqu'il est question de
rebondissement, ceci rejoignant le dérèglement de la rationalité syntagmatique que

38 Dans son article «Comment lire un texte de fiction ?» (dans Le risque de lire, H.-J. Greif (dir.), Coll.
«Littératures», Université Laval/Nuit Blanche éditeur, Québec, 1988, p. 13 à 35), Louise Milot montre
bien, en analysant un court texte, Double sens, que le comique (mais non l'humour ici) est tributaire de
l'organisation narrative. Dans ce court récit, les précisions données dans la situation initiale permettent
un dénouement comique, inattendu, voire un rebondissement.
39 Op. cit.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
37

mentionne Denis Bertrand40. Partant de là, nous poserons comme hypothèse que la
spécificité narrative du discours humoristique pourrait se manifester dans le rapport entre
les quatre phases du schéma narratif. Ainsi, on peut imaginer plusieurs possibilités. Le
caractère logique de la présupposition du schéma narratif pourra être atteint, que ce soit
entre la compétence et la manipulation ou entre la performance et la compétence : un sujet
pourrait performer sans s'être dûment qualifié au préalable. Cela semble le cas dans le Don
Juan de Molière lorsque Sganarelle s'engage dans un discours où à peu près toute la société
se voit régler son compte pour terminer, sans aucune conséquence logique, en disant que
Don Juan sera damné. Le valet n'accumule donc pas les arguments contre son maître qui
lui permettraient d'en arriver à cette conclusion : la compétence qu'il met en place n'a rien à
voir avec la performance. Le discours de Sganarelle contient autre chose que ce dont il est
question — le comportement jugé inadmissible de Don Juan. Ce discours est constitué
d'invention pour distraire l'énonciateur ou l'énonciataire de la réalité déplaisante, ce qui,
comme on l'a vu, est propre à l'humour. Enfin, la sanction pourra également s’inscrire en
rupture avec la performance.

Nous vérifierons par ailleurs si le foisonnement des événements, voire le mélange


ou la confrontation, qui s'exprimerait en autant de programmes narratifs d'usage ne serait
pas propre à rendre compte de la duplicité du discours humoristique. Ainsi, une action
complexe, faite par exemple de digressions, donnerait à l'humour un espace discursif
suffisant pour y inscrire cette duplicité.

Polémique et humour semblent se rejoindre sur un point particulier et du même


coup établir ce lien spécifique entre le faire énonciatif et la trame narrative ou, si l'on veut,
entre les deux niveaux de récit. Si le caractère polémique d'un récit se manifeste lorsque un
anti-PN vient s'opposer au PN principal, dans l'humour, le rapport conflictuel entre le
sujet humoriste et le réel apparaît déterminant. Revenons ici à Robert Escarpit. Pour lui, la
première phase de l'humour consiste à poser un regard critique sur le monde afin de
montrer l'absurdité des ironies de situations qu'il m et en place. Précisons que c'est
l'humoriste lui-même qui doit mettre en évidence cette absurdité. Il fait donc voir que
quelque chose ne va pas. Suit la deuxième phase : le rebondissement humoristique.

La situation créée par la réduction à l'absurde obtenue au moyen du


paradoxe humoristique [ou phase critique] est invivable et appelle un

40 Dans «Ironie et humour : le discours renversant», Op. cit.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
38

deuxième temps de l'hum our qui fasse succéder l'affirm ation à la


négation [~.].41

De même, Jean Fourastié42, que ce soit dans l'une ou l’autre de ses formules, montre ce
rapport conflictuel entre la réalité et l'humoriste, notamment lorsqu'il s'agit de m inim iser le
réel ou carrément de le nier. Transposés en termes de sémiotique narrative, ces aspects de
l'humour pourraient être envisagés comme suit : la problématique réalité pourrait s'inscrire
dans l'anti-programme de la trame événementielle et sa négation dans le faire énonciatif.
Autrement dit, en prenant le point de vue du narrateur-acteur-humoriste, la réalité qu'il
constate et qui ne lui convient guère — elle est pour lui «invivable» — pourrait constituer
l'anti-programme, une sorte d'adversité. Celle-ci l'amènerait à «faire l'humour», l'anti-
programme devenant la manipulation pour le programme de récit humoristique.

D'une part, «l'histoire» — propre au discours narratif et peu importe le traitement


qu'on peut lui faire subir — devrait ainsi être englobée dans le discours humoristique par
un faire énonciatif, c’est-à-dire que cette histoire constituera la ou une performance du
narrateur-acteur. Tel est le cas dans Pseudo où l'on pousse Alex à écrire afin qu'il se libère
du poids de la réalité qui l'entoure. D'autre part, cette action liée au programme de récit
viendrait s'inscrire en rupture à l'action racontée, ce qui rejoint la typologie de l'humour de
Dominique Noguez («la chose triste présentée non tristement»). Ce rapport de rupture entre
les deux actions, qui se manifeste par un décalage entre la façon de raconter et ce qui est
raconté, serait donc spécifique à ce type de discours. Le narrateur de Gros-Câlin ne
prétend-il pas rédiger un traité sur les pythons alors qu'en réalité il se raconte ? Bien
qu'elles touchent la narrativité, ces dernières observations concernent davantage la
composante énonciative ; nous aurons donc le loisir d'y revenir plus loin.

3. Carré sémiotique et structures profondes

L a ou les isotopies thématiques mises au jour par l'analyse discursive sont


reportées sur le carré sémiotique, qui représente les relations entre les valeurs investies
dans l'organisation narrative de surface. De ce fait, le carré sémiotique constitue une

41 Synthèse de Denise Jardon, op. cit, p. 138.


42 Comme le rapporte Denise Jardon, op. cit., p. 135, les propositions de Jean Fourastié convergent avec
celles d'André Breton et de Freud.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
39

représentation des structures profondes d'un discours ou des structures élémentaires de la


signification. Plus simplement, il illustre les principaux enjeux du discours par les relations
entre les valeurs qui s'y trouvent. Par exemple, dans La Vie devant soi, le sujet lutte contre
l'adversité, qui se manifeste par différentes figures associées à la misère, adversité dont il
vient à bout. Selon cette lecture, au niveau profond, le récit pourrait mettre en place le
couple oppositionnel — l'isotopie thématique — /vie/ vs /mort/ qui s'actualiserait dans une
transformation narrative où le sujet opère la conjonction avec l'objet de valeur /vie/. Le
carré sémiotique pourrait donc être mis en œuvre de la façon suivante :

/vie/ /mort/

/non mort/ /non vie/

En plus d'illustrer par cette syntaxe fondamentale les rapports d’opposition logique entre
les termes d'une catégorie sémantique donnée, le carré sémiotique signale les étapes d'un
parcours : le texte pose la valeur/vie/ et délaisse celle de la /mort/. H permet également de
voir comment s'organise l'axiologie par la catégorie thymique /euphorie/ vs /dysphorie/.
Ainsi, pour prendre le schéma le plus courant, les termes du côté gauche du carré, /vie/ et
/non mort/, pourraient représenter la connotation positive des valeurs mises en place par le
texte et, inversement, le côté droit les valeurs connotées négativement43. Selon la logique
de l'humour, le réel, dysphorique, est nié par l'invention proprement humoristique, celle-là
euphorique. Si cette invention s'inscrit jusqu'au niveau profond du discours, la ou les
valeurs dysphoriques, caractérisées par l'/être/, devraient y être niées et les valeurs
euphoriques, caractérisées par le /paraître/, posées.

Comme on l'a vu pour les autres niveaux du discours, le fonctionnement


syntaxique des structures élémentaires de la signification pourra être affecté par le travail de
l'humour. Plus d'un parcours serait ainsi possible entre les valeurs ou, encore, ce/ces

43 On parle généralement de deixis euphorique et dysphorique.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
40
parcours pourrai/en/t être marqué/s par I'indécidable. En d'autres termes, le dédoublement
du sens pourrait se retrouver jusque dans les structures profondes, m êm e si,
théoriquement, le carré sémiotique désambiguïse la lecture. On retrouverait à nouveau, par
là, le double simultané nécessaire à l'effet humoristique. L'un des rôles de l'humour ne
serait-il pas de mettre en doute les valeurs que le texte pose lui-même ?

B. LA FORME DE L'EXPRESSION

Comme nous l'avons dit précédemment, la sémiotique a longtemps concentré ses


efforts sur la forme du contenu, délaissant dans un premier temps les manifestations de la
forme de l'expression. Comme l'explique Manar Hammad dans son article «La primauté
heuristique du contenu»44, ce choix méthodologique a permis à la sémiotique de s'inscrire
à un grand niveau de généralité et de toucher ainsi une variété de domaines allant des arts
plastiques aux communications de masse. Par des poussées de plus en plus fréquentes,
venant à la fois des domaines artistique et littéraire, la situation est en voie d’être
considérablement modifiée. Différents chercheurs ont déjà montré que le style, par exemple
les particularités langagières, a quelque chose à voir, littéralement à faire, dans le processus
global de signification d’une œuvre donnée. Notre hypothèse de départ fait de l’humour un
phénomène structurant, en ce sens qu’il permet la création de liens entre les différents
niveaux de discours, de la forme du contenu à la forme de l’expression et de l’énoncé à
l’énonciation. S’il est un domaine où l’on sent, voit et entend, l'utilisation particulière qui
est faite du langage, c’est bien celui du comique et plus spécifiquement de l’humour. Dans
cette perspective, il nous importera encore plus de saisir la forme de l’expression et de
l’articuler à la forme du contenu.

Le texte humoristique joue avec le langage — c ’est là où semble d’ailleurs se


trouver sa manifestation la plus évidente — , comme il se joue des valeurs. En d'autres
termes, il affecte le choix des mots et leur organisation dans la phrase. Que l'expression
humoristique se caractérise par l'ellipse comme le propose Dominique Noguez ou selon
Bergson par l'excès, elle fait appel aux formes figées du langage ou à des référents
culturels qu'elle déforme à l'envi. Il va de soi qu'une forme que l'on pourrait qualifier

44 HAMMAD, Manar, «La primauté heuristique du contenu» in Exigences et perspectives de la sémiotique.


Recueil d'hommages pou r Algirdas Julien Greimas, Herman Parret et Hans-Georges Ruprecht (dir.),
Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins, 1985, 2 vo!, p. 229 à 240.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
4-1

d'«inhabitueUe» ne peut être reconnue comm e telle que dans la mesure où l'énonciataire
peut lire le sous-texte «habituel» : le «nouveau» doit se superposer à «l'ancien», l'inconnu
au connu.

Dans trois des quatre œuvres de notre corpus, une nouveauté dans l’usage de la
langue est revendiquée par les narrateurs comme une ouverture vers autre chose qu’ils
n’arrivent pas toujours à bien définir. H s'agit d'une sorte d'espoir plutôt général. En effet,
pour le narrateur de Gros-Câlin, «[1]'espoir exige que le vocabulaire ne soit pas condamné
au définitif pour cause d'échec»45 tandis que, dans Pseudo, Alex se méfie des mots qu'il
tente de déjouer. Si dans La Vie devant soi l'expression particulière est davantage naïve que
recherchée, elle n'en est pas moins manifeste et également thématisée. Ces considérations
sur le langage pourront constituer notre porte d'entrée pour l'analyse de la forme de
l'expression.

En partant de ce qu'on en dit, nous examinerons ce qu'on fait du langage. Afin


d'en mieux saisir les enjeux, notre analyse s'attardera donc à un certain nombre de ces
manifestations qui semblent s'attaquer littéralement à la syntaxe et au lexique. Nous nous
emploierons d'abord à caractériser cette expression. Nous nous demanderons quelles en
sont les marques formelles récurrentes. On pourrait ainsi retrouver les procédés relatifs à
l'humour tels que la substitution, l'ellipse et l'excès de détails, procédés responsables du
caractère inhabituel du signifiant. Puis, nous tenterons de mettre au jo u r une organisation
de ces procédés permettant de dégager des isotopies de l'expression en lien avec la forme
du contenu. Ainsi l'excès de détails pourrait être relié aux digressions narratives, aux
«sinuosités» dans Gros-Câlin, l'ellipse à ce qui ne peut être dit ou à ce qui ne peut être que
difficilement révélé par le narrateur, tels les blancs typographiques laissés dans Pseudo,
pour prendre un exemple spectaculaire.

Plus globalement, on pourra égalem ent remarquer que le caractère inventif du


langage semble s'allier à celui de différents aspects des textes. Dans Gros-Câlin et dans
Pseudo, une bonne partie de la situation narrative relève de l'invention, étant entendu que
celle-ci s'oppose à la réalité de l'univers fictif. Ces types d'invention, repérables tant dans
la forme de l'expression que dans la forme du contenu, sont susceptibles de s'inscrire dans
le processus humoristique.

45 GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p. 10.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
42

C . L 'é n o n c ia t io n

Comme nous avons pu nous en rendre compte à quelques reprises, la position du


sujet énonciateur, ou plutôt de son simulacre, celui de l'énonciation énoncée — le narrateur
«je» — , s'avère déterminante dans le fonctionnement du discours humoristique. Ainsi le
sujet naïf présentera sa vision des choses en altérant ou en occultant une partie de celle que
peut se construire I'énonciataire. Dans La Vie devant soi, Momo nous apprend que l'on
appelle l'héroïne HLM «à cause de la région de la France où. elle est cultivée»46.
L'énonciataire doit ici saisir la connotation reliée à HLM — qui n'est pas, évidemment, à
proprement parler une région — , connotation vaste qui renvoie notamment aux classes
défavorisées de la société où, selon le lieu commun, il est courant de recourir aux drogues.
Nous pouvons remarquer dans ce passage la référence à une réalité dysphorique habillée
d'un signifiant inhabituel, qui porte à sourire. L'énonciataire doit donc être capable de lire
sous une forme altérée une forme qu'il connaît afin qu'il comprenne qu'il s’agit bien là
d'humour. Les contradictions ou les «anomalies» présentes dans le texte — une HLM
n'est pas une région — et dont parlent Bergson et Noguez pourront servir de signal à
l'énonciataire. Cette autre caractéristique propre au faire énonciatif du sujet m et en doute ce
qui est énoncé et indique ainsi qu'à un signifiant A correspond un signifié A+ x. Le faire
persuasif de l'énonciateur est donc en quelque sorte affecté d'un /ne pas savoir faire croire/
— pour le naïf — ou plus généralement d'un /vouloir ne pas faire croire/ — il met lui-
même en doute d'une façon ou d'une autre son énoncé. Cette modalisation traduit l'attitude
feinte, dont parle Bergson, qu’adopte généralement le sujet humoriste. Quant au faire
interprétatif de l’énonciataire, il consiste à voir ce qui est en plus sous le paraître. Dans
l'humour, l'être et le paraître ne se recoupent pas parfaitement, mais ne sont pas non plus
totalement différents.

A travers l'être et la focalisation du narrateur-acteur, le faire énonciatif est mis en


cause. Le rapport au langage du narrateur, révélé dans le discours par un parcours figuratif
de verbalisation, sera caractérisé de façon particulière doublée d'une modalisation de ce
faire énonciatif. Ainsi le texte qualifiera, par exemple d'étrange, l'usage de la langue par le
sujet, lequel pourra être doté d'un /vouloir énoncer/ différent — l'inventif — ou d'un /ne

46 Op. cit., p. 91.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
43

pas savoir énoncer/ «comme tout le monde» — le naïf. Ces différentes modélisations du
faire énonciatif rejoignent la définition de l'humour d'Henri Bergson, lorsqu'il parle de
description minutieuse et méticuleuse, et celle de Dominique Noguez, lorsqu'il présente les
types de ruptures entre énoncé et énonciation.

On s'en doutera, cette particularité du narrateur ne se fera pas sentir uniquement au


plan de la forme de l'expression, mais également dans la forme du contenu. Comme nous
l'avons vu, le déploiement narratif de son récit, la logique des enchaînements, sera donc
affecté et la compétence de l'énonciataire à reconnaître un schém a narratif sous ce
bouleversem ent sera ainsi convoquée. Pour reprendre l'exem ple de G ros-C âlin, le
narrateur annonce le programme d'écriture — donc, ici, de narration — d'un traité sur les
pythons alors qu'on a tôt fait de se rendre compte qu'il s'agit d'un récit autobiographique.
M ême si la manifestation de la rupture est aisément repérable, ce qui constitue encore un
signal de l'humour, l'énonciataire devra saisir la présence du double discours et son
passage de l'un à l'autre, voire leur mélange — dans l'exemple retenu, du discours
scientifique et du discours littéraire — , pour déceler le travail de l'humour.

Comme pour les autres formes du comique, ce travail de l'humour comporte des
risques, c'est-à-dire qu'il faut envisager que le lecteur puisse ne pas le saisir, en raison
d'un certain nom bre de facteurs. A fin de proposer une explication de ce registre
interprétatif, nous examinerons le degré de transgression des codes discursifs et sociaux
que peut présenter l'humour dans les différentes couches du discours. Selon Umberto
Eco47, le lecteur doit connaître et reconnaître la règle qu'un texte met à mal pour pouvoir
rire. 13 se pourrait qu'une audace discursive trop transgressive ou une ignorance des codes
mis à mal empêche le lecteur de sanctionner l'humour d'un texte.

D'un point de vue plus global, une question sur l'instance d'énonciation semble se
poser, surtout en rapport avec le narrateur-acteur naïf. Étant donné les significations qui se
dégagent de son expression particulière, le lecteur peut en arriver à se demander s'il n'y
aurait pas un autre énonciateur derrière ce narrateur manifesté. Pour reprendre l'exemple
cité ci-dessus de La Vie devant soi, il est difficile d'attribuer à Momo la critique sociale
relative à «la EDLM». C'est pourquoi ce point de vue critique serait redevable à une
deuxièm e instance d'énonciation. À l'im age des autres com posantes du discours

47 Dans La guerre du faux, Paris, Grasset et Fasquelle, 1995, p. 267-274.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
44

humoristique, dans certains cas, l'énonciateur se dédoublerait donc. Toujours afin de


mieux décrire les différents aspects de son fonctionnement, il conviendra de porter une
attention, lors de l’analyse, à ce mécanisme propre à l'humour.

D. FONCTIONNEMENT ET FONCTION DE L'HUMOUR

Par la présence du double dans les deux plans du discours et à tous les niveaux de
la forme du contenu, le discours humoristique met en place simultanément des réalités non
pas nécessairement opposées mais du moins différentes. La saisie de ces manifestations
nous permettra de montrer l'étendue de l'humour dans un texte et ainsi, nous l’espérons,
son caractère structurant. Partant de là, on en viendra à s'interroger sur sa fonction. Ne
conduirait-il pas notamment à signaler l'ambiguïté relative au corpus Ajar, c'est-à-dire la
supercherie ? Le dédoublement généralisé du discours contribue à y semer le doute. Si
s'entremêlent deux projets de récit dans Gros-Câlin, l'un des deux vient opposer la réalité à
l'autre. Ce dédoublement nécessaire au fonctionnement de l'hum our pourrait servir
également la supercherie, celle-ci convoquant une figure auctoriale double. Il nous tarde
donc de voir plus précisément les liens qu'il est possible d'établir entre l'humour et
«l'affaire Ajar».

m . D E L'H U M O U R À L A SU PE R C H E R IE L IT T É R A IR E

«Émile Ajar restera l'avatar final et éblouissant d'une carrière littéraire qui semblait
forte et de vaste horizon, mais à laquelle manquait l'épaisseur et l'humour qu'il nous
apporte pour notre joie et notre émotion.» Michel Toum ier termine ainsi un article48 qu'il
consacrait d'abord aux romans d'Emile Ajar et auquel il ajoute, après la découverte de la
supercherie, un post-scriptum qui compare l'œuvre proprement dite de Romain Gary et
celle dÉmile Ajar. Comme le suggère en quelque sorte Michel Toumier, la différence entre
le corpus Ajar et le corpus Gary relèverait de l’humour. La porte étant entrouverte sur cette
problématique, nous nous proposons donc, après avoir tenté de cerner l’humour dans les

48 TOURNER, Michel, «Emile Ajar ou la vie derrière soi» dans Le vol du vampire, Paris, Mercure de
France, 1981, p. 340 à 355.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
45
quatre romans signés Émile Ajar, d'établir des liens entre ce type de discours et la
supercherie.

La question qui se pose depuis le début de cette «affaire» pourrait se formuler


comme suit : Gary est-il lisible à travers Ajar ? Pour Romain Gary lui-même, même si de
son point de vue la réponse peut sembler facile, elle ne fait pas de doute : «Tout Émile Ajar
est déjà dans Tulipe»*9 écrit-il dans son testament littéraire, Vie et m ort d'Émile Ajar.
Quelques démonstrations ont permis de mettre au jour, en effet, des liens de parenté entre
les deux corpus, surtout thématiques si l'on en croit, par exemple, l'ouvrage de Jean-Marie
Catonné intitulé judicieusement Gary/Ajar. Bien que la démarche de Michel Toumier, qui
procède par comparaisons, ne soit pas différente de celle d'autres critiques, elle a le mérite
d'aboutir, nous semble-t-il, à la meilleure synthèse sur «l’affaire Ajar». Sans mettre de côté
les parentés thématiques, Michel Toum ier fait bien valoir qu'au corpus Gary manquait
l'humour présent dans celui d'Ajar, ce qui évidemment rejoint l'axe central de notre travail.
Aussi n'entendons-nous pas répondre directement à la question posée, mais la déplacer
vers un autre champ pour y apporter, non pas la, mais une réponse d'un autre ordre en
établissant, comme nous venons de le dire, une homologie entre l'humour et la supercherie.
Nous la reformulerons donc : étant donné l'humour présent dans le corpus Ajar, ne serait-
il pas de nature à y inscrire la supercherie ? Cette dernière aurait-elle un rôle à jouer dans la
production du sens ? Globalement, les œuvres elles-m êm es installeraient-elles une
tromperie et se donneraient-elles à lire de cette façon ?

Ce qui caractérise le corpus Ajar, c'est manifestement un style particulier que nous
tenterons de cerner par la problématique de l'humour. Rappelons qu'à l'aide de l'approche
sémiotique nous avons défini l'humour non pas par quelques traits comiques se trouvant ici
et là dans le discours mais comme un phénomène qui se manifeste à tous les niveaux. On
vient de le voir, l’humour dédouble le sens et entraîne ainsi un déploiement discursif qui lui
est propre. Par sa nature doublement sémantique, par sa forme déployée, le discours
humoristique pourrait instituer l'espace nécessaire à l'inscription de la supercherie. Si la
simple lecture nous fait croire que le style particulier crée une différence, voire un
camouflage, par rapport à un autre corpus, le fonctionnement même de ce dernier pourrait
confirmer ce rôle.

*9 GARY, Romain, Vie et mort d'Émile Ajar, Paris, Gallimard, 1981, p. 18.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
46
Le discours humoristique dit deux choses différentes et du même ordre, parfois
même opposées mais pas nécessairement, les deux étant déployées, narrativisées : Cousin
déclare dès les premières pages de G ros-Câlin que «c'est d'un moment à l'autre et à la
première occasion qui se présente» qu'il va se marier avec Mlle Dreyfus et, toujours par ce
qu'il dit, on comprend rapidement que tel n'est pas exactement le cas. Ces deux parcours
narratifs pratiquement opposés ne connaîtront leur dénouement qu'à la transformation
principale. C 'est par l'hom ologie suivante entre le fonctionnem ent du discours
humoristique et la supercherie que nous tenterons de donner une explication de cette
dernière : ceci n'est pas un texte de Romain Gary, mais l'est en même temps. D e là
pourrait venir toute l'ambiguïté de la situation. Bien sûr, il y a des ressemblances entre le
corpus Gary et le corpus Ajar, mais il y a e/z même temps des différences, et selon nous ce
sont ces différences qui sont significatives, comme l'a bien vu Michel Toum ier. Le
déploiement discursif caractéristique du discours humoristique serait nécessaire à la mise en
place de ce système du double. Comme on l'a vu plus tôt, le dédoublement affecterait
jusqu'à l'instance d'énonciation, ce qui n'est pas sans rappeler le fonctionnement de la
supercherie : un nom se cache derrière un autre. Par cette présence de I'indécidable qu'il
tend à installer, l'humour installerait du même coup le jeu de cache-cache qui donne lieu à
une supercherie proprement littéraire ou, si l'on préfère, discursive.

On pourra parler d'inscription50 du double dans la mesure où il joue un rôle


déterminant dans la production du sens, ce qui nous conduira à préciser les parentés
syntaxique et sémantique entre l'humour et la supercherie. Le passage de G ros-C âlin
auquel nous avons fait allusion ci-dessus nous montre des figures qui mettent en place un
parcours amoureux qui trouve en quelque sorte son démenti dans les mêmes unités spatio-
temporelles par d'autres figures. On pourrait voir ici une manifestation de ce double dans
les structures discursives. Un personnage s'engageant dans un programme narratif
d'écriture et qui doit, en même temps, éviter toute littérature (!), comme c'est le cas de
Cousin toujours dans Gros-Câlin, nous offre une autre occasion de constater la présence du
double, cette fois, au niveau de la composante narrative et énonciative. De plus, comme
nous l'avons vu relativement à cette dernière, l'instance d'énonciation semble également
révéler une dualité, ce qui n’est pas sans rappeler le statut ambigu de toute l'affaire Ajar.
Les exemples de la présence de l'humour dans les textes amènent cependant avec eux des
questions. Ce discours est-il tout simplement ludique ? Nous répondons par la négative.

5° À la manière dont Louise Milot et Femand Roy parlent d'inscription des figures de l'écrit dans la mise en
place de la «littérarité» dans Les figures de l'écrit, Québec, Nuit Blanche Éditeur, 1993.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
47
Formellement, rappelons-le, c'est le caractère systématique de cette structure qui nous
intéresse et, par ailleurs, tel n'est pas le seul but de l'humour, comme nous l'avons vu avec
les différents théoriciens. Si, par exemple, ce double ludique cache quelque chose de
terrible, c'est précisément par sa fonction, parce qu'il cache systématiquement, que nous
dirons que la supercherie est inscrite dans le discours.

D'une part, nous tenterons donc d'établir une homologie entre l'humour de
chacune des œuvres et la supercherie. D'autre part, nous entendons faire une lecture du
corpus Ajar comme une supercherie : chacun des romans pourra constituer chacune des
quatre phases du schéma narratif se déployant à la manière d'un récit de cette supercherie. Il
ne s'agira donc pas simplement de voir comment les œuvres participent de façon isolée à la
supercherie, mais bien comment l’ensemble est lisible comme tel.

ü va de soi que la réponse que nous voulons donner à la question posée par
l'affaire Ajar pourra se nourrir de tous les aspects humoristiques du notre corpus. Si
l'homologie entre l'humour et la supercherie s'avère opératoire, on peut faire l'hypothèse
que si le premier se manifeste dans la plupart des couches du discours, la seconde y sera
d'autant plus ancrée. Le point de vue adopté pour traiter la supercherie peut paraître quelque
peu inhabituel, nous croyons cependant qu'il a le mérite d'apporter un éclairage proprement
discursif à ce qui est constitué, précisément, par du discours. Il s'agit, ni plus, ni moins,
d'un point du vue qui vient s'ajouter aux autres pour les compléter.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
C h a p it r e n

FORMES SÉM ANTIQUES

Ayant cerné une définition du discours humoristique, nous nous efforcerons


évidemment de confronter cette définition à notre corpus. Dans ce chapitre, nous tenterons
de voir si l'analyse sémiotique de l'organisation discursive et thématique est susceptible de
révéler un fonctionnement propre à l'humour des œuvres de Gary/Ajar. Nous vérifierons
notamment si les figures d'acteurs, mettant en place des rôles thématiques déterminés, tels le
naïf et le chimérique, peuvent en effet introduire l’hum our dans les œuvres de Gary/Ajar.
Comme nous l'avons vu, les autres types de figures (espace, temps...) ne sont cependant
pas à écarter dans l'examen du fonctionnement humoristique du discours.

A. G r o s - C â l i n

Roman où le dédoublement des figures est aisément observable, Gros-Câlin semble


manifester clairement son humour, tant par la diégèse que par le langage. Les figures
d'acteur, de l'écriture, d'espace et de temps devraient, dans un prem ier temps, nous
permettre de faire ressortir les caractéristiques du discours humoristique attachées aux
niveaux sémantiques du discours dans ce récit sur «la solitude du python à Paris1».

1 GARY, Romain, G ros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p.89. Les indications de page entre
parenthèses que l'on retrouvera par la suite se référeront à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
49
1. Les figures de l'écriture

Le texte s’ouvrant sur un projet d'écriture, nous allons d'abord suivre les figures de
cette configuration. Ce projet d'écriture passe par «l'expérience vécue et l'observation
directe» (p.9), se veut un écrit scientifique d'ailleurs nommé «traité». Selon Le Petit Robert,
un traité est un ouvrage didactique, où. est exposé d'une manière systématique un sujet ou un
ensemble de sujets concernant une matière. Or, l'aspect systématique de la démarche est nié,
ce dont il est aisé de se rendre compte, le fait étant expliqué et justifié de cette façon :
[...] [J]e suis, dans ce présent traité, la démarche naturelle des pythons,
pour mieux coller à mon sujet. Cette démarche ne s'effectue pas en ligne
droite m ais par contorsions, sinuosités, spirales, enroulem ents et
déroulements successifs, form ant parfois des anneaux et de véritables
noeuds et qu'il est important donc de procéder ici de la même façon, avec
sympathie et compréhension (p. 17).
On comprend bien cette démarche, mais notons ici que, n'étant plus systématique, elle fait
une brèche dans le caractère scientifique du projet. Apparaissent tout au long du récit des
figures qui se rapportent à l'écriture en général, comme «je note» (p. 17), «[c]'est moi qui
souligne» (p.45), ou à l'écriture de type scientifique : «Je précise immédiatement par souci
de clarté [...]» (p. 17). Selon Greimas2, le discours scientifique se veut objectif et met en
place cette objectivité par des références à d'autres discours qui lui serviront de support
comme c'est le cas dans Gros-Câlin : «[...] ainsi que le dit le docteur Trôhne dans son
manuel sur les pythons [...]» (p. 19), «Le professeur Fischer, dans son ouvrage sur les
pythons [...]» (p.59) et par une dépersonnalisation actantielle, c'est-à-dire l'emploi du
«nous» d'autorité. Or, c'est ici que le bât blesse. Certes, on retrouve à maintes reprises cette
forme, mais elle ne dépersonnalise pas, bien au contraire, puisqu'elle renvoie à Gros-Câlin et
à Cousin, c'est-à-dire à l'énonciateur et à son objet d'étude. D e plus, il n'y a pas dans le texte
que ce «nous» personnalisé, mais égalem ent un «je» (Cousin) qui parle de lui-même :
«Continuant à décrire mes habitudes et mon mode de vie chez moi [...]» (nous soulignons)
(p.29) et qui donne une version tout à fait personnelle, donc subjective, et non conforme à la
réalité mise en place dans cet univers fictif : «Je suis mué ici uniquement par un souci
scientifique de rendre compte de la vie d'un python à Paris dans son cadre démographique et
avec ses besoins» (p.26), alors qu'il avoue plus loin : «Je ne veux pas qu'on s'imagine
pourtant que j'ai pris un reptile universellement réprouvé et rejeté pour me protéger. Je l'ai
fait pour avoir quelqu'un à... Je vous demande pardon. Cela sort de mon propos, ici, qui est
l'histoire naturelle» (p.65). Le narrateur suspend le cours de sa phrase — il avoue s'être
égaré — , mais il a déjà mentionné son besoin quelques lignes plus haut, aussi est-il clair
qu'il s'agit de «quelqu'un à aimer». Ce passage est très intéressant ; on y voit les deux types

2 GREIMAS, A.J., Du sens II, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p.I83.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
50

de discours : le scientifique qui se veut objectif et le subjectif qu'on pourrait peut-être


nommer littéraire, puisque l'Assistant du Jardin d'Acclimatation, alors qu'il incite Cousin à
rédiger son traité, oppose les deux types de discours : «Évitez surtout toute littérature [...]»
(p.9), conseil que Cousin ne semble pas vraiment suivre. Force est de constater que la figure
du narrateur-scripteur est loin d'être seulement objective et scientifique, mais est également
littéraire puisque Cousin nourrit son traité d'apports personnels et est qualifié de «poète»
(p.202) ; aussi sa vision des choses sera-t-elle sans doute de cette nature, c'est-à-dire qu’elle
aura tendance à basculer du côté de l’imaginaire en délaissant la réalité de l'univers fictif vue
par les autres acteurs et l'énonciataire implicite.

À l'exemple de la figure du narrateur, celle du narrataire se dédouble. Dans certains


cas, on retrouve le narrataire du discours scientifique : «Je puis en tout cas assurer l'amateur
éclairé qui hésite encore à acquérir un python [...]» (p.88), alors qu'ailleurs le texte met en
place un narrataire non plus amateur de python mais simplement «lecteur» (p. 144) (un lecteur
de romans ?). À quelques reprises, le narrateur répète «pour la dernière fois» (p.32 et 78)
que, si on ne le croit pas, il va se fâcher, investissant ainsi le narrataire d'un aspect pour le
moins incrédule face au récit personnel de Cousin. Lui indique-t-il ainsi, indirectement, qu'il
ne faut pas croire tout ce qu'il rapporte ? C'est par ce biais que l'humour pourrait être
signalé. Il s'agirait d'une sorte de mise en garde : «Attention lecteur, humour en vue ! » On
retrouve bel et bien deux types de narrataire qui nous renseignent un peu plus sur le
narrateur-acteur : celui-ci joue sur deux tableaux, donnant au texte lui-même un caractère
ambigu, propre à l'éclosion de l'humour.

À travers ces parcours figuratifs d'écriture, l'humour a déjà commencé son travail.
Le dédoublement des genres, qui sont entremêlés — dédoublement qui trahit la détresse du
personnage central —, est en quelque sorte confirmé par la figure du narrateur et celle du
narrataire, également doubles. On assiste ainsi à un bouleversement de la syntaxe discursive.
Ce qui paraît être un discours scientifique n'arrive pas à cacher le récit autobiographique, en
définitive, ce qu'il est. Le littéraire déformant le scientifique révèle également ce travail de
l'humour, se signalant ainsi à l'énonciataire implicite. Les figures d'écriture mettent par
ailleurs en place un parcours de verbalisation se caractérisant comm e hors norme par un /ne
pas pouvoir faire/ exprimé par le narrateur-scripteur lui-même :

Je dois donc m'excuser de certaines mutilations, mal-emplois, sauts de


carpe, entorses, refus d'obéissance, crabismes, strabismes et immigrations
sauvages du langage, syntaxe et vocabulaire. [...] Il me serait très pénible
si on me demandait avec sommation d'employer des mots et des formes
qui ont déjà beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie
(p.9).

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
51
On se trouve devant la description du processus d'invention d'une forme de langage, une
autre caractéristique de l'humour, surdéterminée par une pathémisation dysphorique : «il me
serait très pénible». On l'a vu, le discours humoristique prend généralement sa source dans la
difficulté. Par ailleurs, l'humour, redevable à ce mélange des genres, pourrait ainsi rejoindre
les stratégies discursives propres à la modemité/postmodemité, stratégies dont le rôle est
précisément la remise en question tant des discours que des valeurs3.

2. Les figures d'acteurs et la configuration amoureuse

2.1 Cousin et Gros-Câlin : entre le je et le nous


Les figures d'acteurs de Cousin et de Gros-Câlin, dominantes, traversent tout le
récit, entrant en scène dès les premières lignes du texte et le fermant4. Pour mieux définir le
premier acteur, il semble qu'il soit nécessaire de suivre le parcours du second, puisqu'il
s'établit entre les deux un rapport de «mutualité» (p. 11) que l’on peut saisir, entre autres, par
l'emploi du «nous», sans compter que les autres personnages n'hésitent pas à appeler Cousin
Gros-Câlin.

La solitude est commune aux deux acteurs, Cousin vit «assez seul» (p.20) et son
traité porte notamment sur le problème de la solitude des pythons à Paris. Comme on l'a déjà
souligné, le narrateur du traité n'est pas vraiment objectif. Cette solitude est également
figurât!visée pour Cousin par le «manque de bras» : «Deux bras, les miens, c'est du vide. Il
m'en faudrait deux autres autour.» (p.21), dit-il. Il s'agit bien sûr d'un manque littéral pour
Gros-Câlin. Il semble que cette «communion» opère de façon systématique. Celle-ci se
manifeste tout d'abord par une métaphore filée qui, semant la confusion, fait prendre Gros-
Câlin, alors nommé simplement «python», pour le sexe de Cousin aux yeux d'autres
personnages lorsque la bonne portugaise traite Cousin de sadique et d'exhibitionniste5. Cette
confusion sera toutefois assez rapidement dissipée. Ailleurs, Cousin associe ses besoins et
ceux du python. H prétend que les pythons rêvent de quelqu'un à aimer et il le dit aussi à son
propre sujet, soulignant ce qu'ils représentent l'un pour l'autre : «Quand je suis tombé sur
lui [Gros-Câlin], j'a i tout de suite compris que mes problèmes affectifs étaient résolus»

3 On retrouve une bonne synthèse de ces questions dans l'ouvrage de Janet M. Paterson, M oments
postmodernes dans le roman québécois, Ottawa, Presses de l'Université d'Ottawa, 1993, p. 1 à 39.
4 En ce qui concerne Gros-Câlin, il faudra apporter quelques nuances quant à sa présence à la fin du récit.
5 «Quand elle [la bonne] reprit son état, elle a couru tout droit à la police et leur a dit que j'étais un sadique et
un exhibitionniste. Je dus passer deux heures au poste. La Portugaise ne parlait presque pas le français, à
cause de l'immigration sauvage, elle criait «monsieur sadista, monsieur exhibitionnista», et lorsque je dis
aux policiers que tout ce que je lui avais montré c'était mon python et je l'avais même fait venir exprès
pour ça, pour qu’elle puisse s'habituer, ils se sont tordus de rire, je n'arrivais pas à placer un mot, c'étaient
des hi! hi! h i! et des ho! ho! ho!, à cause de l'esprit gaulois» (p.36).

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
52

(p.57). Il utilise l'expression «besoin naturel» pour parler de ces problèm es affectifs,
permettant ainsi le glissement entre les siens et ceux de Gros-Câlin qui se résument à manger.
Cette subsistance assurée par Cousin n’ira toutefois pas sans difficulté puisqu'il se prendra
d'affection pour la souris destinée à servir de repas au python. On voit ici que les «besoins
naturels» ne s'inscrivent pas sur la même isotopie : il s'agit d'amour pour Cousin et de
nourriture, au sens propre, pour Gros-Câlin, la figure de la souris venant surdéterminer cette
organisation. En réalité, les besoins affectifs seront plus ou moins comblés par le serpent,
l'absence de réciprocité ressort lorsque C ousin va porter Gros-Câlin au Jardin
d'Acclimatation à la fin du récit : «Il [Gros-Câlin] me quitta avec la plus grande indifférence
et alla s'enrouler autour d'un arbre comme si c'était du pareil au même» (p.209). Il y a un
autre hic, du moins du point de vue de Cousin, puisque ce dernier considère que le python
peut combler ses «besoins naturels», mais «seulement en attendant» (p. 15) et ce n'est pas
quelqu'un à aimer. C'est sans doute la raison pour laquelle Gros-Câlin, comm e objet
figuratif d'amour, disparaît à la fin du récit, étant en partie remplacé bel et bien par quelqu'un
à aimer, c'est-à-dire Mlle Dreyfus, mais il demeure d'une certaine manière présent, le
narrateur utilisant toujours le «nous» et un vocabulaire se rapportant aux reptiles («Je rampe,
je me noue, je me tords [...]» p.214). Ainsi, une ressemblance est établie entre Gros-Câlin et
Cousin par le narrateur subjectif, ressemblance peu fondée en réalité.

Cousin est seul et ressent un besoin d'amour qu'il tente de combler en gardant un
python qui ne le lui rend pas du tout. D e ce fait se dégage de cet acteur un aspect marginal,
d'autant plus que les autres personnages le traitent de «pauvre mec» (p. 126 et 171), lui disent
qu'il a «des ennuis de santé» (p.72) et qu'il utilise un «français très curieux» (p. 131). Jean
Moulin et Pierre Brossolette, les célèbres résistants de la Seconde Guerre mondiale, dont
Cousin garde chez lui les portraits qu'il brûle à la fin du récit pour les cacher dans son «fort
intérieur» (p.213), vont sans doute s'inscrire dans cette configuration de la marginalité par la
figure de clandestinité à laquelle ils se rattachent : ils ne font pas ou ne sont pas comme tout
le monde. On remarque ici le mouvement de l'extérieur vers l'intérieur qui pourrait être
associé à la marginalité de Cousin et à son problème de solitude. Pendant presque tout le
récit, cette marginalité est affichée, est très, voire trop visible. À la fin, elle devient, par ce
mouvement, en quelque sorte intériorisée : Cousin rejoint ainsi une certaine normalité, toute
relative il est vrai.

Il serait intéressant d'examiner à ce titre la citation placée en exergue de l'œuvre :


... Le Conseil National de l'Ordre des Médecins réaffirme son hostilité à
l'avortem ent libre, estim ant que si le législateur l'autorisait, cette
«besogne» devrait être pratiquée par un «personnel d'exécution particulier»
et dans des «lieux spécialement affectés : les AVORTOIRS.»

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
53

Journaux du 8 avril 1973.

On rem arque que les figures qui se rapportent à l'avortement — étant associé ici à une
certaine clandestinité et dévalorisé par le terme «besogne» — s'opposent à ce qui est de
l'ordre du général : «personnel d'exécution particulier» et «lieux spécialement affectés : les
AVORTOIRS» (nous soulignons), particularités renforcées par la création d'un néologisme
— pourquoi ne pas utiliser clinique d'avortement, par exemple ? On voit bien par ces figures
qu'il s’agit de quelque chose de marginal, comme l'est Cousin, et qu'il y a invention verbale,
comme ce narrateur-acteur en fera tout au long du récit. Il se m et donc en place une
homologie figurative entre le personnage principal et le traitement de l'avortement dans le
passage cité par leur différence et leur rapport au langage, le deuxième aspect venant
surdéterminer le premier.

Globalement, pour Cousin, la solitude constitue la base dysphorique de l'humour


— une passion qu'il sera intéressant de cerner de plus près dans la suite de notre travail. Sa
façon de la contrer, qu'il s'agisse de son discours ou de son comportement, par son caractère
inhabituel marque le rebondissement humoristique, la deuxième phase du processus.

2.2 Cousin et Mlle Dreyfus : l'amour à sens unique


La vision des rapports que Cousin entretient avec Gros-Câlin sera peu différente de
celle qu'il a de sa relation avec Mlle Dreyfus, c'est-à-dire quelque peu décalée de la réalité.
Ainsi, la première fois qu'il est question d'elle dans le texte, le narrateur dit : «J'ai l'intention
d'épouser Mlle Dreyfus, une collègue de bureau [...]» (p. 15), alors qu'il ne lui a même
jam ais adressé la parole, tandis que sa presque dernière apparition est plus conforme à la
réalité : «Je ne suis pas revenu voir Mlle Dreyfus au bordel, je ne vois pas ce que j'ai à offrir
à une jeune femme libre et indépendante» (p.213). On voit très bien l’opposition dans la
relation qu'établit le narrateur entre lui et M lle Dreyfus entre le début et la fin du récit, entre
l'im aginaire et la réalité. Toutefois, pendant la majeure partie du récit, ces relations
s ’inscrivent plutôt sous le signe de l'imaginaire. Précisons qu'il est question ici de la réalité
de l'univers fictif, telle qu'elle se manifeste à travers les réactions des autres personnages,
réactions qui font bien voir la vision du monde particulière de Cousin.

De cette façon se met en place un faux parcours amoureux, c’est-à-dire que Cousin
met tout en œuvre pour séduire Mlle Dreyfus, ce qu'elle ne voit pas ou ne veut pas voir. Il
s’arrange pour prendre l'ascenseur en m ême temps qu'elle, tous les matins pour «nous
connaître un peu mieux» (p.63), dit-il, toutefois sans jamais lui parler. C'est elle qui le fera,

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
54
p ar politesse, le laissant sur un «au plaisir» (p.65), figure par excellence d'un non-
engagement. Il va même jusqu'à acheter un lit à deux places «à cause de M lle Dreyfus»
(p.89). Enfin, après onze mois «d'ascenseur commun», pourrions-nous dire, Mlle Dreyfus
demande à Cousin s'il est possible d'aller voir Gros-Câlin et une rencontre est aménagée.
Cousin se comporte alors comme un amoureux typique «foudroyé» (p. 147), faisant des
préparatifs, se tenant prêt trois heures avant l'arrivée de sa «bien-aimée». Elle arrive
accompagnée de trois collègues de bureau ; on voit bien par là que ses intentions ne sont pas
du tout semblables à celles de Cousin. Ne se laissant pas abattre par cette déception, se disant
que tout est de la faute de ses collègues, dès qu'il revoit Mlle Dreyfus, il lui demande si elle
aime le cinéma, figure encore ici typique du parcours amoureux, question à laquelle elle
répond très vaguement en ajoutant : «Il faut vraiment se sentir sans personne pour vivre avec
un python... Allez, à un de ces jours, peut-être» (p. 184). Le «à un de ces jours»
surdéterminé par le «peut-être» nie la relation que Cousin continue de s'imaginer. Néanmoins
continue-t-il de se comporter en amoureux. Le lendemain de cette charmante conversation, il
décide de lui apporter des fleurs, mais elle ne se présente pas au bureau : elle a démissionné.
En amoureux transi, il l'attend chez elle, en vain. Finalement, errant dans Paris, le hasard le
conduit à la réalité : il retrouve Mlle Dreyfus dans une maison close. Elle est prostituée, aime
son métier, n'est pas du tout intéressée à aller vivre avec lui, pas plus qu'elle n'est timide ;
elle est plutôt, comme on l'a vu, libre et indépendante. Bien que Cousin reçoive le «gros
câlin» (p.204) qu'il désire, le parcours amoureux s'arrête ici puisque ce gros câlin doit être
payé : il ne s'agit pas d'un échange de même nature, comme ce serait le cas dans le mariage.

En plus de la relation Cousin/Mlle Dreyfus, se développe un autre parcours


amoureux que l'on pourrait qualifier de théorique ou de philosophique, puisqu’il est
composé de différentes considérations sur l'amour, sur sa mauvaise circulation, le peu de cas
dont il est l'objet : «Le jour où on en sortira [des dictionnaires, semble-t-il], on verra qu'être
sous-entend et signifie être aimé. C'est la même chose» (p. 100). Par cet aspect, ce parcours
pourrait relever du traité, non plus sur les pythons, figure de solitude, mais sur ce sentiment
dont il est souvent question. Il vient accentuer le mélange des genres et constitue ainsi un
détour proprement humoristique, semblable à celui introduit par les figures de l'écriture,
encore une fois destiné à cacher une triste situation, mais qui marque lui aussi l'opposition
avec la solitude. Gros-Câlin serait bel et bien une m étaphore (concrète) de ce manque
d'amour dont il est question ici de façon théorique (abstraite).

Le narrateur-acteur a une vision des choses qui s'oppose à la réalité mise en place
dans le récit. Surdéterminée par la marginalité, on pourrait donc qualifier cette figure
exceptionnelle d'esprit de chimères qui, alliée au parcours d'écriture, fait voir le parcours de

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
55

solitude, dysphorique, sous celui de l'amour. Les sentiments éprouvés p a r Cousin et sa


perception de Mlle Dreyfus ou de Gros-Câlin, comme sa «fusion» avec ce dernier, tout en
étant décrits ou racontés, sont inventés et n'arrivent pas davantage à m asquer la solitude qui,
en fin de compte, se dégage du personnage de Cousin, que l'indifférence d u python et de la
prostituée. La qualification déterminante du narrateur-acteur entraîne l'invention et, par le fait
même, la contradiction dans les parcours figuratifs. Le processus humoristique est mis en
branle par le choc des visions. Le lecteur peut aisément se rendre compte de l'indifférence de
Gros-Câlin et de Mlle Dreyfus à l'égard de Cousin, tandis que ce dernier nie cet état de faits
déplaisant. Il s'agit, encore une fois, d'une réaction inhabituelle face à une triste situation.
S'il n'était des autres traits humoristiques, notamment l’optimisme qui se dégage de l'esprit
de chimères de Cousin, et la forme de l'expression, cette situation, prise isolément, pourrait
devenir grave. Robert Escarpit parle «d'art d'exister» en ce qui concerne l'humour, cet art
pourrait bien se conjuguer à une vision du monde particulière.

3. Les figures d'espace

Autour de Paris et de la France (français, francophone) se regroupent des figures


d'habitude et d'usage6 qui renvoient à quelque chose de passé, figé et conformiste, ce à quoi
s'oppose Cousin, comme il le fait en utilisant «un français curieux» — p a r le langage — :
«L'espoir exige que le vocabulaire ne soit pas condamné au définitif pour cause d'échec»
(p.10). Un peu de la même manière, les grands nombres, c'est-à-dire Paris avec ses dix
millions d'habitants, sont pour Cousin tout autant d'absents, d'où son sentiment de solitude,
solitude d'ailleurs associée à «l'agglomération parisienne», sauf à la toute fin où il dira :
«Dans une grande ville comme Paris, on ne risque pas de manquer» (p.215).

Aussi ne sera-t-il pas étonnant de voir Cousin rechercher ce qui n'est pas français :
«Quand c'est l'angoisse, j'essaye d'imaginer que je suis anglais et que rien ne peut me
toucher [...]» (p.72), de même, son fauteuil anglais lui est «sympathique» (p.88). Bien sûr,
les deux acteurs importants à ses yeux viennent d’ailleurs : Gros-Câlin d'Afrique et Mlle
Dreyfus de Guyane. Mais, même Tailleurs est récupéré par la France : «une grande partie de
l'Afrique est francophone» (p.9) et la «Guyane [est] française» (p. 15) ; aussi les relations
qu'entretient Cousin avec ces acteurs ne seront-elles pas plus fructueuses, en regard de son
objet, qu'avec les dix millions «d'usagés» de l'agglomération parisienne.

6 Telles «habitude» (p.42 et 159), «usagé», utilisé au lieu d’usager dans «l'agglomération urbaine compte dix
millions d'usagés» (p. 16), «vieil-ouvrier-de-France» (p.85), en ce qui concerne le garçon de bureau qui
travaille avec Cousin, «[...] il est très important de faire comme il faut et de présenter des apparences
démographiques habituelles [...]» (p.20).

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
56

L'ascenseur dans lequel Cousin s'imagine voyager en passant par Bangkok,


Singapore, Mandalay et Hong Kong, lorsqu'il le prend avec Mlle Dreyfus, est une autre
figure reliée à Tailleurs et au mouvement. Cet ascenseur constitue donc un lieu de
rapprochement, non pas simplement parce qu’il s'agit d'un lieu clos, intime, mais également
parce que «[l]orsqu'on voyage ensemble, on apprend des tas de choses les uns sur les
autres, on se découvre» (p.64). Associés à l'amour, le mouvement et Tailleurs participent du
même imaginaire et s'opposent à l'ici et à l'immobilisme parisiens, figures de solitude. Le
jour où Cousin décide d'attendre Mlle Dreyfus au neuvième étage au lieu de «voyager» avec
elle est le jour où il la verra pour la dernière fois. La fin du mouvement entraîne donc la fin de
la relation amoureuse ou du moins de ce qui était vu comme tel !

L'ailleurs et le mouvement sont en quelque sorte inventés tandis que l'ici-Paris et


l'immobilisme sont plutôt associés à la réalité. Du rapport entre les deux se dégage une
critique politique de la France en général et du colonialisme en particulier qui crée également
un effet humoristique : «Je ne lis pas l'anglais, étant francophone de culture et d'origine, et
fier de l'être, compte tenu de l'apport de la France au passé, dont elle continue à s'acquitter»
(p.25). La phase critique propre à l'humour s'installe dans le discours par le biais des figures
«francophones» opposées à celles de Tailleurs et le rebondissement se manifeste par le
langage, c'est-à-dire par la façon de présenter les choses ou le regard posé sur elles, comme
on peut le voir avec la sympathie suscitée par le fauteuil anglais. Une fois de plus, ces figures
montrent qu'il ne s'agit pas d'un traité d'histoire naturelle. Si le discours scientifique
s'accorde mal en effet avec la critique sociale et politique, de même qu'avec l'humour dont
cette critique est issue, il introduit cependant une rupture entre énoncé et énonciation qui
participe à leur manifestation. Cette rupture en constitue en quelque sorte le signal.

Il apparaît donc que le narrateur-acteur tend vers l'extérieur pendant presque tout le
récit, d'abord, en choisissant un sujet d'écriture autre que lui, en l'occurrence Gros-Câlin,
ensuite, en s'intéressant à ce python et à Mlle Dreyfus qui viennent de l'extérieur de la
France, finalement, en affichant sa marginalité représentée par les portraits de Jean Moulin et
Pierre Brossolette et par sa «relation» avec Gros-Câlin. Il pourrait s'agir pour lui d'un moyen
hors du commun de combler le vide qu'il ressent face à l'immensité parisienne et qui
l'envahit malgré lui : son chef de bureau ne dit-il pas de Cousin : «C'est un homme avec
personne dedans» (p. 13). Ce dernier opère cependant le mouvement inverse à la fin du
récit : il ne parle (écrit) plus que de lui-même, cache les deux résistants en son «fort
intérieur», ce faisant, il intériorise sa marginalité comme il le fait en se débarrassant de Gros-
Câlin et, toujours selon ce mouvement allant vers l'intérieur, vers soi, vers l'ici, il déclare :

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
57
«Dans une grande ville comme Paris, on ne risque pas de manquer» (p.215). Du coup,
l'intérieur n'est plus caché par des apparences, c'est-à-dire que Cousin n'invente plus ou
invente moins pour masquer l'angoisse qui le ronge et il peut ainsi se livrer davantage tel
qu'il est. En fin de compte, le mouvement, plus général, serait sans doute du paraître vers
l'être, ce qui est contraire à celui de l'humour. En prenant le point de vue du narrateur-acteur,
il semblerait qu'une fois les problèmes personnels résolus, l'humour ne soit plus nécessaire.
Cependant, les figures d'espace subissent le même sort que les figures d'acteurs pendant la
majeure partie du récit. En effet, Cousin les affuble de propriétés niées par les autres acteurs
— comme peut le faire l'énonciataire implicite — , introduisant une fois de plus le processus
humoristique de négation-invention qui ne fait pas disparaître pour autant la triste réalité.
Serait-ce que le langage permettrait de s'opposer à l'espace jugé hostile ? Nous reviendrons
plus loin sur cette piste.

4. Les figures de temps

Le texte s'ouvre par l'usage d'un présent que l'on peut qualifier d'atemporel,
caractéristique du discours scientifique. Ce présent accompagne, de façon générale, les
figures d'écriture, mais cède la place au passé lorsque le discours narratif est convoqué, ce
qui correspond à la majorité du texte. El se termine comme il commence, c'est-à-dire par
l'usage du présent : un retour au temps de la narration.

On en arrive à déduire que la diégèse dure environ un an. Vingt jours après avoir
acquis Gros-Câlin, Cousin consulte le père Joseph parce qu'il n'arrive pas à nourrir le
python ; c'est à ce moment qu'il pense à Mlle Dreyfus qui lui a adressé la parole «l'autre
jour» (p.21), c'est-à-dire lors d'une rencontre un dimanche sur les Champs-Elysées. Ce
dimanche ne peut être qu'un des vingt jours précédant la consultation, puisque les premiers
échanges entre Mlle Dreyfus et Cousin se font autour de Gros-Câlin sur le mode phatique,
par politesse. «Peu de temps après [leur] rencontre sur les Champs-Elysées» (p.63), Cousin
décide d'attendre tous les matins la dame de ses rêves pour prendre l’ascenseur avec elle et ce
n'est qu'après onze mois de ce petit jeu qu'elle lui demande si elle peut aller voir Gros-Câlin.
Après cette rencontre, comme le dit le narrateur, «les événements se précipit[...]ent»
(p. 184) : Cousin aboutit dans une maison close où travaille Mlle Dreyfus, fait alors l'amour
avec elle, se débarrasse ensuite de Gros-Câlin et le tout s'achève en quelques jours. Toute
cette histoire semble remonter à il y a quatre ans par rapport au temps de la narration : «J'ai
fait appel à son art, il y a quatre ans [...]» (p.88), moment où il est question des cours de
ventriloquie que Cousin a suivis avec M. Parisi, période pendant laquelle il gardait Gros-

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
58
Câlin et était en relation, si l'on peut dire, avec M lle Dreyfus. Cependant, comme il fallait
s'en douter avec le narrateur que l'on connaît, ce dispositif temporel est fragile, ce dont on se
rend compte lorsqu'on arrive à ce passage : «Je dois noter ici qu'aujourd'hui Gros-Câlin a
commencé une nouvelle mue» (p.101). Quelques lignes plus loin, le narrateur nous apprend
qu’il a raté deux cours avec M. Parisi, cours qu'il suivait il y a quatre ans pendant cette mue
qui a commencé «aujourd'hui». Il n'est pas aisé de démêler temps de la fiction et temps de la
narration. Cet «aujourd'hui» pourrait renvoyer au personnage tout autant qu'au narrateur. Le
narrateur sème ainsi la confusion — parce qu'il continue à coller à son sujet ? — même dans
l'organisation temporelle. À sa décharge, on peut dire que cette confusion ajoutée à des
marques temporelles floues, «une fois» (p.34 et 52), «un matin» (p.53), nous ramènent du
côté du discours scientifique caractérisé par son atemporalité.

Quoi qu’il en soit, il se met en place une similitude entre les événements du passé
alors racontés (temps de la narration) et la narration devenue également événement : «Je note
cela profitant du moment de page blanche dans lequel Mlle Dreyfus m'avait laissé» (p. 147).
L'événement n'émeut donc pas simplement l'acteur mais également le narrateur ; les deux
niveaux de récit se retrouvent donc en étroite relation, en fait, il s'y passe la même chose. Se
produit une abolition de la distance temporelle entre les événements racontés et la narration et
par ce fait une mise en évidence du processus d'écriture. Prenant son origine dans l'émotion,
une incongruité signale ainsi l'humour : les figures de temps en se bousculant mettent en
place une forme inhabituelle qui marque l'intensité de la situation et sert, une fois de plus, à
détendre l'atmosphère. En brisant l'illusion référentielle de façon évidente, ces voyages dans
le temps aident le narrateur à reprendre son souffle, bien qu'ils se produisent par des détours
narratifs, et peuvent à tout le moins surprendre l'énonciataire implicite.

5. Du figuratif au thématique

On retiendra de l'examen de la composante discursive les oppositions suivantes qui


permettent de rendre compte des diverses manifestations figuratives :
/écriture scientifique/ vs /écriture littéraire/
/solitude/ vs /amour/
/présent/ vs /passé/
/ici/(Paris & France) vs /ailleurs/
/immobile/ vs /mobile/
/intérieur/ vs /extérieur/.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
59
L'écriture scientifique regroupe les figures relatives à l'écrit qui lui sont propres, celles qui
renvoient à l'expérience vécue et à l'observation directe, garantes en principe et en partie de
l'objectivité du texte, ainsi que les citations qui lui servent de support. Le présent atemporel
renvoie également à ce type d'écriture. Quant à l'écriture que nous nommons littéraire, elle
est surtout mise en place par la figure du narrateur qui présente un point de vue pour le moins
subjectif, introduit entre autres par l'invention de ce qu'il raconte, mettant ainsi en doute
l'existence même de l'écriture scientifique.

L'acteur principal, Cousin, traîne autour de lui tout au long du récit des figures de
solitude, lesquelles lui sont attribuées aussi bien par lui-même que par les autres, figures qui
se situent principalement dans un espace immobile, français et parisien. À ce parcours de
solitude vient naturellement s'opposer un parcours amoureux qui regroupe des figures de
l'amour en général, bâties autour de la relation entre Cousin et Gros-Câlin et entre Cousin et
Mlle Dreyfus, relations qui sont placées sous le signe du mouvement.De plus, lesfigures
d'objet amoureux viennent d'ailleurs, du moins en apparence.

Globalement, le présent atemporel, comme on l'a vu, se rapporte certes à l'écriture


scientifique — et à Gros-Câlin lorsqu'il est pris en charge par cette dernière — de même qu'à
la solitude en général, tandis que le passé associé à l'écriture littéraire se rapporte à Mlle
Dreyfus et à Gros-Câlin sur l'isotopie amoureuse. Et même si l'on remplace les termes de
l'opposition par le duratif pour le présent atemporel et l'inchoatif pour le passé, il n'en reste
pas moins une confusion dans le temps qui, en s'opposant à l'aspect systématique du traité,
de l'écriture scientifique, fait basculer le tout du côté du littéraire.

Le discours littéraire donne accès à l'intériorité des personnages et, corrélativement,


le scientifique se limite à l'observation, donc à l'extériorité. Se superpose à ce mouvement de
l'extériorité vers l'intériorité celui du paraître vers l'être. Gros-Câlin et Mlle Dreyfus viennent
de l'extérieur de la France et ce sont eux qui sont objets apparents de quête amoureuse pour
Cousin, tandis que lui est bien à Paris et seul.

Il nous apparaît nécessaire de retenir deux isotopies thématiques qui subsumeront


ces oppositions figuratives, c'est-à-dire :
/réalité/ vs /imaginaire/
/normalité/ vs /marginalité/.
Ainsi, la /réalité/, que tente de se cacher Cousin, s'investit dans la solitude du personnage
principal vivant à Paris (ici). Le narrateur-acteur maquille également cette réalité par les
relations «amoureuses» qu'il entretient avec Gros-Câlin et M lle Dreyfus, qui, elles, se

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
60
placent sous le signe de /l'imaginaire/. Ces acteurs représentent un /ailleurs/ illusoire comme
le sont les mouvements : les mues de Gros-Câlin à la fin desquelles il ne fait que redevenir
lui-même et les «voyages» en Asie mais en réalité en ascenseur avec Mlle Dreyfus. Etant
associé à la solitude — l’absence de mouvement vers les autres — et à Paris qui «ne tient que
par habitude» (p. 159), l’immobilité ou l’immobilisme correspond également à la /réalité/. Le
récit installe une temporalité aux contours parfois flous, propice à l’éclosion de l’humour, qui
tend donc à s'inscrire sur l'isotopie de T/imaginaire/. Globalement toutefois, le présent
demeure relatif à la narration et le passé à la diégèse, une organisation traditionnelle.

En ce qui concerne l'écriture, au niveau figuratif, le littéraire s'oppose au


scientifique. Cependant, au niveau thématique, l'un comme l'autre servent de dérivatif à la
solitude de Cousin qui, elle, est toujours associée à la /réalité/. Autrement dit, les éléments du
traité, comme les autres «événements» racontés, se nourrissent d'imaginaire, ce qui pourrait
expliquer la transformation qui mène du scientifique au littéraire. Si le traité constitue une
forme inhabituelle pour se confier, ce procédé est d'autant plus humoristique qu'il sert
également à masquer la solitude de Cousin.

Le deuxième couple oppositionnel (normalité vs marginalité) entretient certes des


liens avec le prem ier (réalité vs imaginaire), puisqu'il peut être vu comme marginal, par
exemple, de s'imaginer qu'on va épouser une jeune femme à qui on n'a même jamais parlé,
et de le dire, mais l'un et l’autre ne se recoupent pas totalement. Ainsi, Cousin est considéré
comme marginal par les autres personnages, entre autres parce qu'il garde Gros-Câlin ; d'une
part, Cousin imagine ce qui le lie au python et, d'autre part, la solitude qu'il représente est
bien réelle. Aussi, l'opposition /normalité/ vs /marginalité/ permet-elle de rendre compte du
rapport entre Cousin et l'univers construit par le texte de même que la prise en charge de
d'intérieur/ et de /l'extérieur/. Comme on l'a vu lors de l'analyse des figures d'espace, ce qui
va vers l'intérieur rejoint la /normalité/ tandis que l'extérieur est associé à la /marginalité/.

Au niveau figuratif, l'/amour/ cachant en partie, mais pas totalement la/solitude/ —


faisant même peut-être apparaître cette dernière plus cruellement au lecteur — , nous amène à
proposer que cet amour imaginé peut se lire comme une figure de solitude, il peut donc se lire
sur les deux isotopies. Celles-ci, qui ont des liens avec une bonne partie des autres, se
superposant, relèvent d'un fonctionnement humoristique, l'amour, créé grâce au langage,
constituant le rebondissement de la malheureuse solitude. Les isotopies thématiques, quant à
elles, sont en concordance avec ce fonctionnement. L'/imaginaire/ nous ramène au processus
langagier inventif propre à l’humour : il s'agit bien de littérature, ce qui, paradoxalement,

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
61
rappelons-le, devait être évité et par le fait même devient humoristique ! Il y a invention,
précisément, pour cacher tout en laissant voir une réalité plutôt triste.

Tout autant que la présence d'/imaginaire/, la /marginalité/ converge également vers


le fonctionnement de l'humour. En effet, le processus qui vient d'être décrit s'accompagne
nécessairement d'une forme inhabituelle. H est intéressant de souligner que Cousin tente
d'oublier sa solitude de façon marginale et que son utilisation particulière de la langue y
contribue. Les éléments défînitoires de l'humour se retrouvent donc dans les valeurs
sémantiques en jeu dans G ros-C âlin. Il convient toutefois de noter que la présence de
l'/imaginaire/ et de la /marginalité/ est atténuée à la fin du récit. L'humour ayant accompli sa
tâche tendrait-il à disparaître ? Il serait ainsi davantage un moyen qu'une fin. Nous pourrons
sans doute mieux répondre à cette question à la lumière de l'analyse des autres œuvres.

B. L a V i e devant so i

Alors qu'au premier abord Gros-Câlin surprend tant par sa narration sinueuse que
par ses «immigrations sauvages du langage, syntaxe et vocabulaire» (p.9), dans La Vie
devant soi, c'est davantage l'étrange juxtaposition des figures qui attire l'attention. Si Momo,
le personnage principal et narrateur, et Madame Rosa habitent au sixième «à pied»7 et que
cette dernière «aurait mérité un ascenseur» (p.9), c'est parce qu'elle «port[ej» (p.9) ses kilos
sur elle et qu'elle a «seulem ent deux jambes» (p.9). On apprend qu'«elle n'était pas
française» (p. 14) parce qu'elle se permet de traiter Momo de «cul d'Arabe» (p. 14). Il semble
que la détermination des figures par le texte souffre, pour le moins, d'un certain illogisme.
On peut en effet se demander en quoi le fait que Madame Rosa ne soit pas française lui
permet de proférer des injures racistes ou encore pourquoi la «fraternité» (p.53) conduit les
Arabes et les Juifs à «se casse[r] la gueule» (p.52). C'est sans doute par cette brèche que
l'humour pourra se glisser dans le discours.

1. Les figures d'acteur

De l'acteur principal se dégage d'emblée un parcours de marginalité, comme ce sera


d'ailleurs le cas pour la plupart des personnages. Son statut familial est caractérisé par le fait
qu'il n'a pas de mère alors que, dit-il, «[i]l me semblait que tout le monde en avait une sauf

7 GARY, Romain, La Vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975, p.9. Dorénavant et jusqu’à avis
contraire, les indications de page entre parenthèses renverront à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
62
moi» (p. 13). De ce point de vue, il est donc marginal parmi les marginaux, bien que ses
compagnons, chez Madame Rosa, soient à peu près dans la même situation que lui. Ce trait
est surdéterminé quand se présente son père, un autre personnage extraordinaire : souteneur,
violent, il a tué la mère de Momo, elle-même prostituée, crime pour lequel il a fait un séjour
dans un institut psychiatrique. L'âge du garçon, «je n'ai pas été daté» (p. 11), son origine
arabe et son état de pensionnaire chez Madame Rosa, une ancienne prostituée, achèvent le
portrait, hors du commun, de cet acteur.

Madame Rosa, quant à elle, n'apparaît pas moins sortir de la norme. Depuis qu'elle
s'est «retirée», elle garde chez elle des enfants de prostituées. Ces activités, bien
évidemment, se déroulent dans l’illégalité. Aussi fait-elle un grand usage de faux papiers,
«que personne ne pouvait dire, tellement ils étaient authentiques» (p.28). Autre triste coup du
sort : étant Juive, elle a été déportée au camp de concentration d'Auschwitz pendant la
Seconde Guerre mondiale. Ajoutons à cela qu'elle fait quatre-vingt-quinze kilos e t qu'elle
souffre de différentes maladies, mais pas du cancer, ce qu'elle redoute le plus.

Enfin, d'autres personnages, tous plus pittoresques les uns que les autres,
complètent cette fabuleuse galerie, qu'il s'agisse de Monsieur Hamil, le vieux sage qui ne
veut pas perdre la mémoire, dont le vœu ne sera pas exaucé, de Monsieur N D a Amédée, qui
fait croire à ses parents restés en Afrique qu'il poursuit ses études alors qu'il est souteneur,
ou de Madame Lola, travesti sénégalais ancien boxeur ! En ce qui concerne cette dernière,
Momo fait d'ailleurs souvent remarquer qu'elle ne ressemble à rien ni personne.

Nous pourrons préciser le rôle actantiel de ces personnages à l'étape de l'analyse


narrative. Pour le moment, c'est bien sûr leur caractère exceptionnel et ce à quoi il s'oppose
qui semblent devenir significatifs. La gentille petite famille chez qui Momo aboutira, dont la
mère, Nadine, et les enfants sont blonds, ce qui l'impressionne grandement, marque
doublement cette opposition. Si, globalement, par différentes qualifications, le texte creuse le
fossé entre ces deux groupes d'acteurs, les réactions vives de Nadine («elle faisait même un
geste comme pour se boucher les oreilles», p.217) et de son époux face au récit de la vie de
Momo confirment bien l'extraordinaire de ce récit et des personnages qui y sont mis en
scène. D 'un côté, les étrangers et, de l'autre, les Français, les «marginaux» et les
«normaux». Momo dit que «les lois de la nature [il n'a] rien à en foutre» (p.267), il entend
par «lois de la nature» ce qui est admis et valorisé socialement. Pour lui, le naturel semble se
conjoindre à la norme. Il n'en reste pas moins que c'est vers ce type de normalité qu'il se
dirige. Momo ne vend-il pas son chien, qu'il adore, à une dame riche afin de lui assurer un

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
63

meilleur sort ? «Un jour, j'écrirai les misérables8, moi aussi [...]» (p. 153); de nouveaux
Misérables qui, comme leurs aînés, finiront par s'en sortir, malgré tout.

Malgré l'opposition entre exception et normalité, ou grâce à elle, ce roman met donc
en scène de nombreux stéréotypes, des stéréotypes qui se m ontrent mais qui, tout à la fois,
sont ébréchés. L a déformation du stéréotype bouleverse la syntaxe discursive et permet à
l'humour de s'introduire dans le texte. Si l'on prend en exemple Madame Rosa, le parcours
figuratif qui la définit ne manque pas de camper le portrait type de la vieille Juive avec la
panoplie de figures qui s'y rattachent, telles «Auschwitz», son comportement surprotecteur
envers Momo, son vocabulaire truffé de yiddish. Ceci étant, elle agit également de façon à
transcender ce stéréotype : cette Juive en vient à faire du petit Arabe qu'est Momo sa raison
de vivre, tout en l'éduquant comme un bon musulman. Quant aux figures des personnages
secondaires, elles sortent peu du stéréotype et rejoignent en cela le traditionnel comique de
caractère ; le souteneur africain suivra un parcours presque tracé d'avance : on le retrouvera
mort dans les eaux de la Seine. S'appuient sur eux les personnages centraux, puisque les
personnages secondaires mettent en évidence le fait que, par exemple, Momo et Madame
Rosa brisent le stéréotype tout en conservant certains de ses aspects. Es deviennent ainsi
humoristiques puisqu'il est possible de reconnaître à travers ces principales figures d'acteur
la norme, ici l'aspect figé du stéréotype — qui est déjà comique parce que reconnaissable et
sans nuance — , dont ils tendent, en même temps, à s'écarter. Ces figures d'acteurs installent
donc le dédoublement caractéristique de l'humour.

Si le personnage de Momo relève du même fonctionnement que celui de Madame


Rosa — sa culture arabe s'accommodant, par exemple, fort bien des plats juifs que
l'ancienne prostituée prépare — , il est toutefois encore plus complexe. C'est bien sûr à
travers son parcours figuratif de verbalisation que nous pourrons saisir cette complexité.
Comme les autres narrateurs chez Ajar, il utilise un français «curieux» : «Madame Rosa était
dans son état d'habitude. Oui, d'hébétude, merci, je m'en souviendrai la prochaine fois. J'ai
pris quatre ans d'un coup et c'est pas facile. Un jour, je parlerai sûrement comme tout le
monde, c'est fait pour ça» (p.264). Nous préciserons les termes de cette énonciation
particulière plus loin ; pour le moment, nous nous attarderons à ce qui s'en dégage pour le
personnage. À première vue, on n'hésite pas à qualifier ce langage de naïf, d'autant plus que
Momo est relativem ent jeune et qu'il n'est pas scolarisé : «Si vous connaissez le coin
[Belleville], vous savez que c'est toujours plein d'autochtones qui nous viennent d'Afrique,
comme ce nom l'indique» (p.33). Si cette vision naïve laisse, mine de rien, transparaître une

8 Dans le texte, les «misérables» apparaissent toujours ainsi, sans signe typographique particulier ; nous
traiterons ce trait inhabituel avec la forme de l’expression.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
64

critique du traitement réservé à certains étrangers en France, il arrive également que Momo
fasse preuve d'une grande conscience des difficultés de la vie : «Avant, on n'a pas de
mémoire et on vit dans l'ignorance. J’ai cessé d'ignorer à l'âge de trois ou quatre ans et
parfois ça me manque» (p.9). Plus loin, on lui dit d'ailleurs qu'il sait beaucoup de choses
pour son âge. Si l'utilisation de la langue m et en place une vision passablement naïve des
choses, elle laisse transparaître une sensibilité. L'une et l'autre sont présentes simultanément
comme dans l'humour et l'un de ses types selon Dominique Noguez : la fausse naïveté qui
représente ce qui va de soi comme n'allant pas de soi. En fait, la façon de dire de Momo est
naïve, cependant ce qu'il dit ne l'est pas. On rejoint ici l'écart entre le signifié et le signifiant,
qui est en effet inhabituel, propre à l'humour. Le narrateur-acteur peut donc être en partie
défini comme humoristique par sa relation au langage.

1.1 Amour et humour


Comme dans Gros-Câlin, la détermination des acteurs m et en place des figures
exceptionnelles, acteurs qui trouvent leur raison d'être dans l'amour. Toutefois, Momo et les
autres ne sont pas exceptionnels à la manière de Cousin : pour son entourage immédiat,
Momo, mise à part sa sensibilité, est tout ce qu'il y a de normal. En outre, pour le jeune
Arabe, l'amour devient une réalité, contrairement au propriétaire du python. Ainsi, dans La
Vie devant soi, les figures des états d'âme s'opposent à celles des états de choses, ce qui leur
confère une organisation propice à l'humour. Le crime, la folie, la maladie se trouvent
condamnés par le texte : Monsieur N D a Amédée, le (supposé) père de Momo et Madame
Rosa elle-même meurent. Encore ici, les personnages secondaires connaissent un triste sort
sans espoir d'amélioration tandis que Madame Rosa joue le rôle de médiatrice entre cet
univers, en réalité sombre, et Momo : malgré certains aspects qui la relient à cet univers, elle
s'en détache, en partie, en s'attachant sincèrement à Momo qui le lui rend bien et apprend
ainsi, grâce à la vieille Juive, ce qu'est aimer. Il s'agit là en quelque sorte d'un résumé des
transformations du récit, puisque, au début, les liens entre M omo et Madame Rosa sont,
croit-il, motivés par l'argent qu'elle reçoit pour le garder. Aussi rejette-t-il l'amour de
l'ancienne prostituée et tente-t-il par tous les moyens de faire venir sa mère, biologique
s'entend. Ce que Momo refuse, c'est la relation amour-argent propre au monde de la
prostitution dont il est issu. Il se rendra compte peu à peu que Madame Rosa l'aime, mandat
ou pas, et sa dévotion envers elle ira croissant. Ses dernières paroles seront d'ailleurs : «il
faut aim er» (p.270), paroles qui s'opposent, notamment, à celles de Monsieur Hamil
lorsqu’il avoue au début du récit, résigné, qu'on peut vivre sans amour. Le mouvement dans
les figures d'amour va donc du vide au plein. On peut bien connaître toute la misère du
monde, qui semble concentrée autour de Momo, mais du moment qu'on aime, on peut vivre.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
65

On peut vivre, d'autant plus, lorsque l'on a, comme Momo, la vie devant soi. En
effet, les figures du vieillissement des personnages, comme la «détérioration» de Madame
Rosa ou la perte de mémoire de Monsieur Hamil, rejoignent celles de l'univers sombre
auquel ils appartiennent. L'âge oppose les personnages, cependant il n'empêche pas l'amour
de se transmettre et de se développer. Momo le reçoit en héritage de sa mère adoptive et peut
ainsi muni envisager l'avenir, devant lui, avec espoir.

La triste réalité est dépassée par l'amour, en définitive par la perspective d'une
grande fraternité, mais elle l'est d'abord par l'humour. Ceci semble correspondre à la phase
critique de l'humour suivie de son rebondissement. L'humour serait ici plus exactement un
moyen et l'amour une fin. Si ce dernier est en effet une fin, le manque d'amour, associé à
l'hypersensibilité de Momo, serait ici la base du processus humoristique. L'attention sur la
triste réalité du jeune garçon est détournée lorsque des figures entrent en collision avec
d'autres figures, brisant ainsi la logique de la syntaxe discursive : «Elle [Madame Rosa]
disait qu'un jour elle allait mourir dans l'escalier, et tous les mômes se mettaient à pleurer
parce c'est toujours ce qu'on fait quand quelqu'un meurt» (p.9). Dans cette phrase, on aurait
pu s'attendre à une finale dysphorique comme «parce qu'on avait peur de la perdre». Une
fois le négatif mis en déroute par le discours, reste au positif à s'installer, telle est la tâche qui
revient à l'humour tout au long du récit. Ainsi, par son discours, comme Momo le dit, il veut
«mettre un peu de bonne humeur»9 (p.55) dans sa narration, pour pallier les différents
événements malheureux qui l'affectent. Globalement, le texte semble fonctionner de la même
façon : malgré les difficultés qui composent la majeure partie du récit, pour Momo, les
choses finissent par s'arranger.

Cependant, comme nous l'avons esquissé plus haut, le rapport de Momo au langage
est ambigu en raison de sa naïveté. Aussi, pourrait-on dire qu'il possède une pré-conscience
de son humour. Par exemple, dans le passage que nous venons de citer, Momo use
sciemment de la digression avant de livrer un événement pénible. Par ailleurs, on ne peut
évidemment lui attribuer une volonté constante de ce point de vue. Il semble donc que,
globalement, la «bonne humeur» soit davantage destinée à l'énonciataire implicite. Plus
précisément, lorsque Momo use consciemment d'un procédé humoristique à l'intention du
narrataire, il s'agirait d'une synecdoque et en même temps d'un signal de l'ensemble de
l'humour décodable pour l'énonciataire implicite. Dans cette perspective où l'humour est en
partie naïf, il servirait donc à dorer la pilule plutôt à l'énonciataire qu'au personnage.

9 Ici peut-être encore plus qu'ailleurs, le rapprochement entre les lexèmes «humour» et «humeur» apparaît
significatif.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
66

2. Les figures d'espace

Les figures d'espace qui constituent l'univers de Momo sont marquées par une
caractéristique nationale ou religieuse et s'opposent à ce qui est français : «Il y a beaucoup
d'autres tribus [d'Africains] rue Bisson mais je n'ai pas le temps de vous les nommer toutes.
Le reste de la me et du boulevard de Belleville est surtout juif et arabe. Ça continue comme ça
jusqu'à la Goutte d'Or et après c'est les quartiers français qui commencent» (p.12-13). Cette
opposition spatiale est semblable à celle des acteurs, qui sont «étrangers» ou «Français».
D'ailleurs, si Momo effectue un parcours d'un groupe à l'autre, il en sera de même, on s'en
doutera, dans l'espace. L a présence d'un Français, monsieur Charmette, dans l'immeuble de
Madame Rosa, vient surdéterminer cette opposition. Ce dernier, dans cet immeuble et ce
quartier «d'étrangers», Belleville, n'a jamais dénoncé personne malgré tout ce qu'il a pu voir
d'illicite et d'illégal, nous laisse entendre Momo, et «se conduisait comme s'il n'était pas
chez lui du tout. [...] et vivait là sans se faire remarquer» (p. 142). Dans son propre pays,
mais dans ce quartier marginal, le Français se comporte comme un étranger qui se fait
discret. Cette organisation des figures d'espace propose une vision inversée, encore ici, des
stéréotypes socialement admis.

Le stéréotype, la figure figée, consiste à considérer, de façon péjorative, Belleville


comme un quartier à part, pas aussi français que les autres quartiers de Paris. Les lieux du
renversement se situent, d'abord, dans la banalisation de cet état de fait : le point de vue de
Momo nous montre «l'étranger» comme habituel, naturel et à part des quartiers français dans
lesquels il ne s'aventure que rarement. Alors qu'il avait décidé de partir pour Nice, comme
un enfant peut le faire, arrivé à Pigalle, il a peur parce qu'il se sent loin de chez lui. Ce
renversement se manifeste également dans l'attitude qu'adopte Momo face aux Français,
comme on vient de le voir avec monsieur Charmette. Un autre extrait nous montre Momo
traitant un Français tel un étranger : «H y avait de passage Antoine [chez Madame Rosa] qui
était un vrai Français et le seul d'origine et on le regardait tous attentivement pour voir
comment c'est fait» (p.27). Les structures spatiales deviennent humoristiques dans la mesure
où l'énonciataire implicite peut saisir à la fois le stéréotype social et son renversement.
Précisons que si ce stéréotype — la marginalisation de Belleville — est d'abord absent du
texte, il se trouve par la suite convoqué lorsque Momo raconte son histoire à Nadine et
Ramon. Ceux-ci y réagissent vivement : pour eux, les aventures de Momo sortent du
commun. On se rend bien compte que ce renversement fait entrer en scène une critique du
stéréotype et que le point de vue dans ce processus est déterminant, aspect sur lequel nous
reviendrons plus loin.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
67

En plus de l'opposition entre Belleville et les quartiers français, un troisième espace


est mis en place dans le récit. Rejoignant l'ouverture, Nice, citée à quelques reprises,
constitue pour Momo la figure de l'espace rêvé avec ses clowns qui dansent, ses palmiers,
ses forêts de mimosas et ses oiseaux blancs «qui battent des ailes pour applaudir tellement ils
sont heureux» (p.44). Lorsque M onsieur Hamil lui en parle, c'est son «récit préféré».
Comme nous venons de le voir, il décide un jour de partir pour cette ville, mais n'ira pas plus
loin que la place Pigalle. Il ne pourra en effet sortir de son espace fermé qu’à la toute fin du
récit.

Le travail de l'humour consiste à cacher la réalité, m ais seulement en partie. La


vision différente de Momo rend le texte humoristique, ce qui ne l'empêche pas de laisser voir
une certaine réalité. Même si notre jeune narrateur la trouve presque naturelle, c'est une
certaine misère qu'il dépeint ; on s'en rappellera, il désire écrire «les misérables, [lui] aussi»
(p .153). Drogue, prostitution et maladie constituent le lot de son univers spatial et affectif.
Tel un ghetto, cet espace revêt un aspect fermé — Momo arrive difficilement à s'en éloigner
— mais pas complètement étanche — puisqu'il finira par en sortir — , ce qui n'est pas du
tout le cas de Madame Rosa qui mourra dans son «trou juif» (p.62), figure par excellence de
l'enfermement. Momo, qui est alors avec elle, se retrouvera ensuite à la campagne, ce qui
ouvre définitivement l'espace. Encore ici, il y a un passage du négatif au positif. Sans qu'il
s'agisse là à proprement parler d'humour, ce passage installe un terrain cependant propice à
son rebondissement et évoque son caractère libérateur.

Dans ce concert des nations, les figures d'espace relatives, notamment, aux ethnies
et aux religions tiennent évidemment une place importante. Sur elles également, Momo jette
un regard inhabituel. Si, d'un côté, il en est constamment question et que Momo précise :
«Si Madame Rosa savait que j'étais Mohammed et musulman, c'est que j'avais des origines
et je n'étais pas sans rien. [...] Elle avait quand même pas inventé ça pour me faire plaisir»
(p.40-41), de l'autre, les rapports que tissent Momo entre Africains (Noirs), Maghrébins,
Allemands, Juifs, Arabes ne sont pas ceux véhiculés habituellement par le discours social.
Même lorsque Momo refait le lien traditionnel entre Juifs et lamentations, quelque chose se
passe : «Merde, merde et merde, les Juifs pleurent toujours entre eux, Madame Rosa, vous
devriez le savoir. On leur a même fait un m ur pour ça. Merde» (p. 165). Ce lieu commun sur
les Juifs, introduit sur un ton banal, voire trivial — «merde» — , devient ainsi un fait classé
et non plus un reproche raciste. Ce traitement montre le stéréotype, l'exhibe, et le démonte en
même temps. La révocation du lieu commun, sur lequel on jette un éclairage différent, relève
du processus humoristique. Ailleurs, cette révocation va plus loin : «Elle [Madame Rosa]

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
68
disait aussi que pour elle, ça ne comptait pas, tout le monde était égaux quand on est dans la
merde, et si les Juifs et les Arabes se cassent la gueule, c'est parce qu'il ne faut pas croire
que les Juifs et les Arabes sont différents des autres, et c'est justem ent la fraternité qui fait
ça, sauf peut-être chez les Allemands où c'est encore plus» (p.52-53). Les Allemands qui
deviennent «encore plus» fraternels échappent ainsi à leur image de tortionnaire : le lieu
comm un comme stratégie d'identité sociale est ici carrément inversé. L a même situation
sociale rend égaux : il y a donc une neutralisation des effets de ce type de caractéristiques,
puis vient le renversement, il n'est alors plus question des conflits récents ou anciens, mais
bien de fraternité, exacerbée, aux dires de Momo, en ce qui concerne les Allemands ! On
reconnaît ici le processus humoristique de deux façons. L'énonciataire implicite doit d'abord
saisir la forme figée et ensuite sa déformation. Rappelons-le, c'est à travers cette saisie
simultanée que l'humour jaillit. La façon de voir et de dire des choses graves, naïvement, ici,
constitue en soi l'une des manifestations de l'humour, toujours selon Dominique Noguez.

Plus globalement pour ce point, comme nous l'avons vu pour les autres, l'humour
montre, dénonce, une situation quelconque, jugée alors négativement, puis la présente sous
un mode positif. Ainsi, dans La Vie devant soi, la syntaxe discursive spatiale remet en cause
les conflits raciaux, ethniques ou religieux par un mouvement propre à l'humour pour finir
par proposer une réelle fraternité, malgré les différences dont il est question. Momo donne
un autre bel exemple de ce phénomène lorsqu'il parle du docteur Katz : «Le docteur Katz
était bien connu de tous les Juifs et Arabes autour de la me Bisson pour sa charité chrétienne
[...]» (nous soulignons) (p.30). Non seulement le médecin ju if considère tout autant ses
coreligionnaires que les Arabes, mais il adopte également, aux dires de Momo, les valeurs
chrétiennes. Peut-on souhaiter meilleure entente, à tout le moins discursive ?

3. Les figures de temps

Dans ce roman, les verbes de rénonciation énoncée sont au présent — «La première
chose que je peux vous dire [...]» (p.9) — , tandis que ceux de l'énoncé énoncé sont à
l'imparfait ou au passé composé, selon qu'il s'agit d’événements habituels ou ponctuels. Cet
usage est systématique et courant, sauf en ce qui concerne le passé composé qui remplace ici
le passé simple. Le passé composé, comparativement au passé simple, tend vers un niveau
de langue moins soutenu, ce qui surdétermine le jeune âge du narrateur et sa quasi-absence
de scolarisation. L'usage de ce temps de verbe peut également constituer une marque
d'oralité : Momo dit son histoire, il ne l'écrit pas.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
69
À la fin du récit, le temps de l'énoncé rejoint celui de l'énonciation, posant ainsi
l'importance du présent, voire de l'avenir et de l'espoir, le narrateur-acteur a la vie devant
soi. Auparavant sont racontés des événements qui couvrent une période d'une dizaine
d'années, à partir du moment où Momo «cesse d’ignorer», c'est-à-dire trois ou quatre ans,
jusqu'à ses quatorze ans. Bien que le récit s'attache souvent à des faits du quotidien, des
habitudes, l'essentiel de l'écoulement du temps concerne la dégradation physique et mentale
de Madame Rosa, qu'il est difficile de mesurer. Cette dégradation pourrait s'étendre sur
quelques années ou quelques mois.

Même si le cadre temporel est clairement rétabli au deux tiers du récit — Momo
arrive chez Madame Rosa en 1956 et il a 14 ans à la fin du récit, ce qui situe le présent de ce
dernier en 1970 — , il demeure général et flou. Les figures de temps sont affectées d'un
certain anachronisme. Pour le garder le plus longtemps auprès d'elle, Madame Rosa a fait
croire à Momo qu'il avait quatre ans de moins. Ce n'est que lorsque intervient son père qu'il
apprend la vérité sur son âge. Ceci provoque un tel enchevêtrement de chiffres, quant à l'âge
de Momo, que lui-même dans les dernières pages du récit a encore du mal à s’y retrouver :
«J'ai pris quatre ans d'un coup et c'est pas facile» (p.264). Il est intéressant de constater le
travail du discours ici. C'est bien lui qui permet ce mélange, organisé d'abord, puis
persistant dans la narration. Comment Momo peut-il avoir en même temps six et dix ans, dix
et quatorze ? Si le temps qui passe s'avère le plus souvent néfaste pour les personnages, ce
jeu discursif le transcende en relativisant en quelque sorte son importance. Il s'agit
évidemment de la vision de Momo. Celle-ci ne change pas la réalité, mais permet de
composer avec elle. La négation du réel par une invention discursive constitue bien là l'un
des procédés de l'humour.

Nous pouvons encore constater ce travail dans le traitement des événements


historiques. Les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale présentes dans ce roman y sont
amenées d'une façon bien particulière. Madame Rosa, qui a été déportée à Auschwitz, est
toujours hantée vingt-cinq ans plus tard par cette douloureuse expérience. Le point de vue de
Momo est cependant tout autre :

La seule chose qui pouvait rem uer Madame Rosa quand elle était
tranquillisée c'était si on sonnait à la porte. Elle avait une peur bleue des
Allemands. C'est une vieille histoire et c'était dans tous les journaux et je
ne vais pas entrer dans les détails mais Madame Rosa n'en est jamais
revenue. Elle croyait parfois que c'était toujours valable, surtout au milieu
de la nuit, c'est une personne qui vivait sur ses souvenirs. Vous pensez si
c'est complètement idiot de nos jours, quand tout ça est mort et enterré,
mais les Juifs sont très accrocheurs surtout quand ils ont été exterminés, ce
sont ceux qui reviennent le plus. Elle me parlait souvent des nazis et des
S.S. et je regrette un peu d'être né trop tard pour connaître les nazis et les

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
70
S.S. avec armes et bagages, parce qu'au moins on savait pourquoi.
M aintenant on ne sait pas (p.59-60).
Mises de côté les considérations morales, les figures liées au nazisme subissent ici une
banalisation. Les Allemands, c'est de la «vieille histoire et c'était dans tous les journaux». Le
caractère ancien affecté aux Allemands casse le moule habituel dont ils sortent. «C'est de
l'histoire ancienne», tel est le cliché qui signifie que c'est dépassé, que cela n'a plus
d'importance. Momo renchérit : «c'est complètement idiot de nos jours, quand tout ça est
mort et enterré». «C’était dans tous les journaux» montre que les événements auxquels il est
fait allusion ont bel et bien eu une certaine importance que le garçon ne leur reconnaît plus.
D'ailleurs, le signifié du lexème «histoire» suit ce mouvement réducteur, rejoignant ici plutôt
le fait divers que le récit des événements du passé. Enfin, ce qui peut paraître un comble,
Momo regrette un peu de ne pas avoir connu les nazis et les S.S. «avec armes et bagages».
Nuançant de beaucoup la connotation négative de ces figures, cette expression, réductrice elle
aussi, donne le dernier coup aux souvenirs de Madame R osa : les nazis et les S.S. ne sont
plus ce qu'ils étaient, leurs liens avec les horreurs de la Deuxièm e Guerre mondiale étant,
pour le moins, relâchés. Cette vision inhabituelle de l'histoire traverse tout le récit.

En disant des choses terribles de façon naïve et en les réduisant à des proportions
inhabituelles, Momo fait certes de l'humour. Il ne s'agit pas de nier leur importance, mais
bien de la relativiser par ce processus humoristique en regard du temps. L'organisation des
figures se rapportant à l'histoire confirme le mouvement vers l'avant observé précédemment.
Le portrait de H itler qu'elle garde ne parvenant plus, aux dires de Momo, à la rassurer,
Madame Rosa, dont les souvenirs arrivent dans ses mauvais moments à la rattraper, meurt
dans une déchéance totale. Momo, lui, grâce à l'humour, à la distance qu'il crée ainsi entre
lui et les choses, a, nous revenons encore au titre, la vie devant soi. On peut voir cependant
qu'il ne s'agit pas d'une panacée. L a dernière partie de la citation «au moins on savait
pourquoi. Maintenant on ne sait pas» évoque les difficultés de la vie toujours présentes10.

La période couverte dans ce roman, 1956-1970, correspond pour la France à celle


de la décolonisation et à tout ce qui s'en est suivi. D'ailleurs, les principales régions du globe
colonisées jusqu'au XXe siècle sont représentées par les personnages : Maghreb, Afrique
noire, Indochine. On pourrait y voir une ironie de situation : les anciens colonisés se
retrouvent en France et, comme on l'a vu, le texte met bien en opposition ces «étrangers» et

10 Ce passage est à rapprocher avec un autre de Gros-Câlin : «Au moins dans un État policier, on n'est pas
libre, on sait pourquoi, on n’y est pour rien. Mais ce qu’il y a de dégueulasse en France, c'est qu'ils vous
donnent même pas d'excuses. H n'y a rien de plus vachard, de plus calculé et de plus traître que les pays où
l'on a tout pour être heureux» (p.79). Selon ce point de vue, lorsque les malheurs sont extérieurs à soi, ils
sont plus faciles à identifier, alors qu'autrement «on ne sait pas» pourquoi on est malheureux. L'opposant
est sans doute dans ce cas intérieur ou intériorisé.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
71

les Français. Dans un premier temps, les différences ethniques et nationales entre étrangers
sont neutralisées, on s'en souviendra, parce qu'ils connaissent tous le même sort peu
enviable. Puis, Momo, se percevant lui-même comme étranger, domine cette opposition en
allant vivre avec une famille française à la fin du récit. H en ressort que l'appartenance
affective devient plus importante qu'une quelconque appartenance ethnique. La relation entre
Momo et M adame Rosa, l'Arabe et la Juive, en est déjà une figurativisation annonciatrice du
sort qui attend notre jeune héros. Après que M onsieur Hamil lui a dit que son père est un
héros de l'indépendance d'Algérie, ce qu'il répond confirme cette organisation des figures :
« — M onsieur Hamil, moi j'aurais préféré avoir un père et ne pas avoir de héros» (p.42).
Les conséquences des événements historiques perdent de leur importance à partir du moment
où des liens affectifs se tissent.

Du point vue de la temporalisation, la période historique dont il est question est peu
manifestée dans le récit mais, par la neutralisation de ses effets négatifs, montre tout de même
une structure de nature humoristique. Quoi qu'il en soit, elle vient confirmer l'organisation
générale des figures de temps. Celles relevant du passé sont floues, réduites à des
proportions inhabituelles et, tout en demeurant connotées négativement, elles laissent la place
au présent qui, lui, s'avère plus prometteur. De façon générale, la vision de Momo lui permet
de mettre un baume sur les marques infligées par le temps. H s'agit alors de la phase critique
de l'humour ; leur traitement amorce le rebondissement qui met en place l'ouverture au
présent et peut-être au futur, où régnent amour et fraternité. Dans ce processus humoristique,
si le présent s'oppose au passé, le premier a tout de même besoin du second pour s'affirmer.

Il est intéressant de noter ici que cette vision du monde rejoint un leitmotiv de
l'ensemble de l'œuvre de Romain Gary : l'homme est à naître, c'est-à-dire que l'être doté de
tolérance, de compréhension et de fraternité n'est pas encore de ce monde. Cette vision
présuppose que les choses vont mal, mais promet un avenir meilleur. A u regard du corpus
Ajar, cette naissance tant attendue pourrait se produire grâce à l'humour.

4. Du figuratif au thématique

De l'univers des acteurs de La Vie devant soi se dégage une opposition qui semble
prendre en charge la plupart des parcours figuratifs qui les définissent :
/marginalité/ vs /normalité/.
Cette opposition fonctionne d'une façon bien particulière. Au point de départ, ce que Momo
considère normal peut être perçu comme marginal par l'énonciataire implicite, représenté

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
72
dans le texte par la figure du narrataire, et inversement. Ensuite, c'est comme si le jeune
Arabe se rendait compte de sa situation pour enfin rejoindre les valeurs rattachées à la
/normalité/, un peu à la manière de Cousin dans Gros-Câlin. L e rapport au langage de Momo
ne fonctionne pas autrement : à la fin du récit, il sait que son expression diffère de la norme et
il annonce qu'un jour il parlera comme tout le monde, même si ce n'est pas encore tout à fait
le cas. Un autre exemple illustre bien ce parcours : pour Momo, la valeur d'échange normale
est l'argent. Aussi croit-il pendant un certain temps que M adam e Rosa s'occupe de lui parce
qu'elle reçoit des mandats. Puis, lorsque Nadine, la jeune dame française, s'intéresse à lui,
en tout bien tout honneur, il décode la situation selon des règles associées à la prostitution.
D'ailleurs, il affuble tous les personnages féminins, quels qu’ils soient, du caractéristique
«Madame». Peu à peu, la figure de l'amour viendra remplacer celle de l'argent comme valeur
d'échange. L’opposition /argent/ vs /amour/ suit donc le déplacement de la /marginalité/ à la
/normalité/. Il convient toutefois de préciser que si la marginalité de Momo est tant affective
que sociale, la normalité à laquelle il est finalement conjoint — ou la stabilité —, quant à elle,
est davantage perçue comme affective. Il ne renie donc pas son milieu d’origine et, par
conséquent, Madame Rosa, ce qu’il ne manque pas de souligner à la fin du récit.

Pour ce qui est des figures d’espace, elles s'organisent de façon semblable à celles
des acteurs, impliquant toujours les points de vue différents du narrateur et du narrataire-
énonciataire implicite. Momo affirme ne pas être Français et les quartiers français sont au-
delà de sa portée. Avec ses caractéristiques envisagées selon le code social habituel,
Belleville revêt pour Momo un caractère familier, tandis que le reste de Paris est à part et qu'il
ne peut s'y aventurer aisément. Puis, le jeune Arabe ira rejoindre l'espace qui lui était
d'abord étranger. L'opposition /fermé/ vs /ouvert/ rend également compte de l'organisation
des structures spatiales, dans la mesure où, une fois que M omo sera passé du côté français, il
ira ensuite à la campagne. C'est un espace ouvert sur d'autres.

De son côté, si le fonctionnement des structures temporelles présente des similitudes


avec celui des acteurs et de l'espace, le double renversement des valeurs qu'elles opèrent se
réduirait ici à un seul. Autrement dit, ce qui est présenté comme inhabituel aurait tendance à le
rester. C'est par un processus de banalisation et de réduction que le passé et les événements
historiques qui y ont pris place perdent de leur importance et s'opposent au présent. Le temps
subit donc aussi un traitement inhabituel : la vision des événements historiques ne
correspond pas à celle de l'histoire officielle. Contrairement à Madame Rosa, Momo refuse
de se laisser influencer par le passé et n'y attache que peu d'intérêt, s'inscrivant résolument
dans le présent. Ainsi, du point de vue de la vieille Juive, le renversement n'a pas lieu. Au
contraire, même trente ans plus tard, le souvenir du cam p de concentration est parfois

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
73
omniprésent, ce qui renforce l'opposition observée. À la fin du récit, on ne peut noter un
retour à la normale de la vision de Momo des événements historiques, c'est en ce sens qu'il
ne s'opère qu'un seul renversement dans les structures temporelles.

Nous préciserons les rapports entre ces différentes oppositions au moment de passer
aux structures profondes, e t à la lumière de l'analyse narrative. Pour le moment, nous
rappelons les points essentiels se rapportant à l'humour dans les structures discursives. Dans
un univers qui convoque des stéréotypes sociaux, certains acteurs se détachent en partie de ce
moule. Telle la vieille Juive qui, aux dires de Momo, comme tous les Juifs, se lamente, mais
qui ne fait par contre aucun cas des différences nationales ou religieuses, de façon évidente
en ce qui concerne son jeu n e protégé musulman. Tel est également le cas de Momo qui, de
plus, fait un usage inhabituel de la langue. L'hum our vient du fait que le lecteur peut
reconnaître le stéréotype et simultanément les brèches qui y sont faites. Comme le dit le
docteur Katz à Momo : «C 'est la première fois qu'un Arabe envoie un Ju if en Israël»
(p.249) et «Tu dois être le seul Arabe au monde à parler yiddish» (p.251). On peut dire que
le fonctionnement de l'opposition thématique se dédouble et devient ainsi humoristique en ce
sens que les acteurs sont marginaux parmi les marginaux. De plus, ils sont présentés comme
normaux. Dans les deux cas, il s'effectue un déplacement des valeurs thématiques inscrites
dans le code social : ce qui e st connu de l'énonciataire implicite est démonté par le traitement
qui en est fait.

Ce fonctionnement est également observable dans les structures temporelles et


spatiales. Elles mettent en place des valeurs thématiques d'une façon qui ne va pas de soi
comme si cela allait de soi ; c'est-à-dire qu'ici le code social, reconnaissable par le lecteur, est
nié ou renversé et un n o u v el ordre des choses est ainsi instauré. On a pu en voir des
exemples frappants au sujet de la Deuxième Guerre mondiale et de la ville de Paris. Dans
tous les cas, des valeurs opposées sont convoquées, parfois de façon implicite. Plus
exactement, ces valeurs sont simultanément présentes dans le texte et doivent être reconnues
par l'énonciataire implicite pour qu'en jaillisse l'humour. Comme c'est le cas dans Gros-
Câlin, il semble que la fin du récit s'accompagne de la disparition de l'humour, en ce sens
que le dédoublement tend à s'aplatir, sauf en ce qui concerne l'organisation temporelle.

Dans les deux romans, une base dysphorique comme fondement de l’humour est
présente : la solitude dans un cas et la misère dans l'autre. Toutefois, les rebondissements ne
recourent pas aux même procédés. Dans Gros-Câlin, Cousin recherche l'inhabituel, l'inédit,
tant dans son comportement que dans son utilisation de la langue ; tandis que, dans La Vie
devant soi, si la langue de M omo est également particulière, on peut l'expliquer par des

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
74
considérations sociales, d'ailleurs il vise à parler un jour comme tout le monde. Il en est de
même pour le comportement des personnages. Rappelons-le, ils deviennent humoristiques
parce que le moule social est ébréché par la convocation accompagnée d'une révocation de
stéréotypes.

C. P S E U D O

Pseudo apparaît comme la plus déroutante des œuvres du corpus Ajar et son analyse
ne peut rendre compte parfois que de l'indécidable, comme c'est d'ailleurs le cas pour
l'humour. Ceci étant, notre recherche exige que nous fassions certains choix. Notre analyse
relève donc davantage d'une lecture que d'une description qui se veut générale sans être
absolue.

1. Les figures d'acteur

Étant donné le caractère déroutant de Pseudo, perceptible tant par l'histoire racontée
que par la narration, il est peu étonnant que le narrateur — et acteur principal — montre des
signes de folie, aussi douce soit-elle. Les «troubles authentiques de la personnalité»11, le
côté «irresponsable» (p. 11), les «hallucinations» (p. 13) répétées sont des figures la
constituant, sans parler de certains comportements comme se prendre pour un python12 (!)
ou faire des crises de violence. Des noms de médicaments, plus ou moins savants —
«penthotal» (p.38) fie sérum de vérité !), «halopéridol» (p. 101) — et dont l'utilisation est
plus ou moins appropriée (indices de supercherie ?), apparaissant régulièrement dans le texte
intensifient tout de même cette ambiance de folie. Pourtant, à côté de cela, le narrateur avoue
être «frappé de lucidité» (p.41). On pourrait même aller jusqu'à parler d'hyper-lucidité et
d'hypersensibilité, étant donné la culpabilité qu'il ressent à cause de tous les malheurs du
monde : Pinochet, Amin Dada, la guerre du Vietnam, la famine en Afrique... la liste est
longue. D 'où en réalité le refuge dans la folie : il précise d'ailleurs : «J'ai tout essayé pour
me fuir» (p .II). La variation des noms et prénoms du narrateur — Gégène, Émile Ajar, Paul
Pavlowitch, Alex... — confirme son caractère dérangé, cette fuite, et crée un premier lien
avec le titre.

11 GARY, Romain, Pseudo, Paris, Mercure de France, 1976, p. 10. À partir de maintenant, les indications de
page entre parenthèses renverront à cet ouvrage.
12 Si l'on veut bien croire Pseudo (mais est-ce possible ?), notre lecture de G ros-C âlin se trouverait
confirmée tant d'un point de vue général que du point de vue de l'humour, en ce sens que le rapport entre
Cousin et le python est inventé afin de surmonter une situation difficile.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
75

Un autre groupe de figures définit l'acteur principal : celles liées au littéraire et au


parcours de verbalisation. Elles présentent un personnage-écrivain qui raconte/écrit sa
culpabilité e t sa folie pour enfin s'accepter et accepter cette réalité, selon lui, remplie
d'horreurs, grâce à l'écriture. Il existe en fait des rapports plus étroits entre les différents
types de figures, n s'agit d'une écriture de fiction, le narrateur se disant lui-même «sans
doute fictif» (p. 14), comme l’est d'ailleurs sa folie qu'il présente ainsi : «[...] je me suis mis
peu à peu à élaborer [...] mon système de défense [...]» (p.13). Les lexèmes «élaborer» et
«système» mettent en évidence le caractère programmé de ces dérèglements de l'esprit. La
verbalisation montre également, par des digressions et des anachronismes avoués, des signes
d'un dérangement plus ou moins léger.

Par contre, si cette écriture finit par s'avérer rédemptrice, elle n'est pas toujours vue
de cette façon. Alex la tient d'abord en horreur, parce que les malheurs du monde peuvent
donner des chefs-d'œuvre littéraires : «Je préfère qu'il n'y ait pas Pinochet plutôt qu'il y ait
des chefs-d'œuvre [...] Le prix de revient de Guerre e t Paix, c'est beaucoup trop cher»
(p.34). Encore une fois, réalité et écriture sont étroitement liées et entraînent toutes les deux
de vives réactions chez Alex. Dans cette foulée, il se méfie des mots qui sont de mèche avec
l'ordre établi :

J'écrivais dans la peur : les mots ont des oreilles. Es sont aux écoutes,
et il y a du monde derrière, Es vous entourent, vous cernent, vous
prodiguent leurs faveurs et au moment où vous commencez à leur faire
confiance, ciac! Es vous tombent dessus et vous voilà comme Tonton
Macoute, à leur service. A plat ventre devant eux, caresseur et domestique,
propagateur du pareil au même. J'ai déjà rencontré des mots de toute
beauté qui ont mangé à de tels râteliers et touché, toute honte bue, de tels
jetons de présence, que je dus subir la cure de Sakel, des injections de 50
cg de bromure d’acétylcoline et de folliculine, parce que je n’osais plus
parler (p.39).
On voit que ce conflit entre le narrateur et l'écriture vient aussi d'une autre figure d’écrivain :
Tonton Macoute13.

En effet, c'est un rapport d'opposition qui s'établit d'entrée de jeu entre le neveu (?)
et l'oncle, celui-ci étant qualifié de «salaud» (p. 10) qui «avait toujours su tirer de la
souffrance et de l'horreur un joli capital littéraire» (p. 17) — le narrateur ne manque pas lui-
même de récupérer son propre dossier médical aux mêmes fins — et qui persécutait son

13 L’allusion à Romain Gary est ici très claire. À la sortie de l'ouvrage en 1976, du point de vue d’Ajar —
Paul Pavlowitch, le cousin/neveu de Romain Gary — , le texte pouvait faire croire (et y est arrivé) à une
distinction définitive entre Gary et Ajar et pouvait donc sembler comporter une bonne part
d'autobiographie. Après la découverte de la supercherie, l'entreprise reste la même, mais le point de vue
change. C'est Gary qui voulait définitivement brouiller les pistes par cette double fiction.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
76
neveu de son indifférence. Le surnom, référant évidemment à la police de tortionnaires
haïtienne, complète le portrait. Le narrateur veut croire ce dernier son père, ce que Tonton
Macoute réfute absolument. Malgré le parti pris flagrant, ou à cause de lui, on en vient à
saisir qu'il en est tout autrement. Tonton paie notamment les séjours du neveu dans une
clinique psychiatrique, semble se montrer plutôt patient et compréhensif à l'égard de ce
parent pour le moins instable. Tout cela met en place, en ce qui le concerne, une figure de
bouc émissaire. Quoi qu'il en soit, lorsque le narrateur se sera réconcilié avec le monde,
l'écriture et lui-même, il en fera tout autant avec son oncle.

À l'inverse, Alex apprécie grandement le docteur Hans Christianssen. Puisque tout


semble se ramener à la littérature dans cette œuvre, ce patronyme ne manque pas de rappeler
Hans Christian Andersen, Alex le dit d'ailleurs son auteur favori. Le psychiatre danois se
présente sous les traits du nordique typique, de «géant blond avec une barbe blonde» (p.35)
et assume simplement son rôle thématique de psychiatre bienveillant : il tranquillise,
conseille, rassure. Sur Alex, il agit un peu à la manière du conte merveilleux où le héros,
auquel peut s'identifier le lecteur, se tire toujours des mauvais coups du sort. Une exception
à cette règle cependant : «Le docteur Christianssen s'est révélé donc un salaud à son tour
quand il refusa de me garder à la clinique, en octobre 1975» (p. 157). Aussi, le docteur
Christianssen affirme-t-il vouloir entretenir l'angoisse, puisqu'il ne saurait y avoir de création
sans elle. Malgré tout, et à ce titre, il sera sans doute institué adjuvant par les structures
narratives. Cette figure se révèle donc doublement littéraire, d'autant plus que sa dernière
intervention dans le récit est qualifiée d'apparition : il rejoint la fiction.

La figure de la compagne du personnage principal est près de représenter la femme


idéale pour lui. Il la dit belle. Elle partage par moments sa folie, se voit elle aussi attribuer des
prénoms différents et est également liée à la littérature par ses études, mais se garde bien
d'écrire, invoquant qu'elle voulait parler de choses vraies, mais que cela s'avère impossible
puisqu'elles constituent des sujets tabous. «Et ce n'est pas nouveau» (p.61) (souligné dans le
texte), dit-elle. Ce passage attaque-t-il le Nouveau Roman ? Sans doute, ce qui peut paraître
paradoxal, cette œuvre ayant bien peu à voir avec la tradition (nous reviendrons plus loin sur
cette question). Encore ici, le littéraire semble tout attirer à lui. Se montrant douce et
compréhensive, Alyette/Agnès/Annie (A comme amour ?) constitue en définitive pour le
narrateur un double en plus raisonnable.

D'autres acteurs qui traversent le récit se contentent pour la plupart de jouer leur rôle
social. Cependant, on remarque que, plus souvent qu'autrement, ils font partie du milieu
littéraire : éditeur, directeur littéraire, journaliste chargée de la chronique littéraire... Ou alors

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
77
ils s'intégrent à une fiction, comme la mère du narrateur, morte de la sclérose cérébrale, qui
devient Madame Rosa dans La Vie devant soi. Par ces effets de réel, le texte référentialise
donc d'autres fictions, elles-mêmes traitées comme des transpositions du réel. On remarque
que ce «réfèrent» est lié à l'écriture, au littéraire et y trouve là sa fin, comme c'est le cas de la
folie qui deviendra sujet de livre.

Des pronoms qui demeurent indéterminés — des «ils» et des «on» — sont très
présents dans le récit : «Es m'ont expertisé, analysé, testé, percé à jour, et mon système de
défense s'est écroulé» (p.9), «J'ai donc refusé le prix [Goncourt], mais ça n ’a fait
qu'aggraver m a visibilité. On a dit que j'étais publicitaire» (p. 15). Il peut s'agir de
psychiatres ou de journalistes ou même de toute la société. É tant donné le système qui se
dessine, seraient condamnées à l'indétermination les figures qui ne sont pas liées directement
au littéraire. L'œuvre irait-elle jusqu'à poser le littéraire comme condition d'existence ? Peut-
être, puisque c'est même le cas du personnage principal : «Émile Ajar.Ue m'étais incamé.
[...] J'étais, quoi» (p.76) (passages soulignés dans le texte), et des différentes figures du
malheur humain qui font l'objet d'une récupération par la littérature. Nous aurons l'occasion
de développer davantage cette question intéressante dans la suite de l'analyse.

1.1 Acteurs, humour et littérature


Par sa duplicité, Alex se révèle humoristique. Sa folie programmée en témoigne. E
n'est pas fou, mais les autres acteurs le considèrent comme tel à certains moments, ce qui ne
manque pas de semer le doute autour de lui et chez l'énonciataire implicite. Cette confusion
est surdéterminée par la narration eUe-même, qui ne respecte pas, entre autres, la règle de
non-contradiction, de même que par certains comportements, tels ceux donnés en exemple ci-
dessus. Ses rapports avec l'écriture résident également à cette enseigne : «Tout cela me
permettait en même temps de m'utiliser astucieusement pour filer à reculons dans la bonne
direction : devenir écrivain, ce que je ne voulais à aucun prix, car c'était là mon plus cher
désir» (p.41). Qu'en est-il au juste ? Rendue possible par le discours, la coexistence des
deux termes de cette contradiction met en place un doute générateur d'humour, bien qu'elle
illustre un conflit chez le narrateur-acteur lui-même. Comme dans Gros-Câlin, il s'agit d ’une
invention qui masque la difficulté d’être.

L’excès de la culpabilité du narrateur rejoint aussi un des procédés humoristiques.


Cette culpabilité est souvent partagée par les habitants de l'Occident dit riche et aussi souvent
endormie par quelque aumône. On peut donc reconnaître un comportement social, une forme
figée, mais, au contraire de plusieurs, notre personnage n'en dort plus et se réfugie dans la
folie et, bien que ce refuge soit illusoire, ce sentiment et ce comportement excessif constituent

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
78
la déformation de la forme figée. Évidemment, l'articulation de ces figures aux autres
niveaux du discours compléteront sans doute le travail de l'humour amorcé ici.

Com me tout bon double, la figure de la com pagne du personnage principal


fonctionne de façon semblable à ce dernier : sa folie est également organisée. Annie devient
d'autant plus humoristique qu'elle en arrive à proposer soudainement de suivre un parcours
plus conventionnel : «Tu sais, Paul, on devrait peut-être se ranger [...]» (p.94). Encore une
fois, la coexistence des deux états contradictoires chez un même personnage et le passage
subit de l'un à l'autre font jaillir l’humour. Quant aux autres acteurs, on l'a déjà vu, ils sont
plutôt «normaux» et mettent ainsi en évidence le caractère exceptionnel de Émile/Alex/Paul et
de Alyette/Agnès/Annie. Ces autres acteurs ne changent d'ailleurs pas de nom.

Si les figures de folie et d'écriture sont intimement liées, elles ont égalem ent un
fonctionnement humoristique. La folie constitue un refuge parce que la marche du monde est
oppressante et qu'il reste bien peu de choses qui ne rendent pas Alex coupable : «[...]
Pinochet et Am in Dada, c'est vous et moi» (p.20), lance le narrateur. Après cette phase
critique suit la folie, qui se révèle rebondissement humoristique parce que fausse — et peut
être perçue ainsi grâce à l'acte narratif — , autrement on risquerait de tomber dans le drame.
Les dérèglements de l'esprit, sans doute précisément parce qu'ils sont faux, ne peuvent agir
qu'à titre de dérivatif temporaire. Reste l'écriture qui devient la seule forme de thérapie
possible : «Le docteur Christianssen m'encourageait à écrire neuf à dix heures par jour, pour
diminuer les doses de réalité en les évacuant. Il disait que la littérature était pour moi une
défécation salutaire. Je l'ai fait et il arrêta peu à peu toute autre médication» (p.l 13). Ainsi, la
réalité culpabilisatrice et jugée insupportable peut être transcendée grâce à l'écriture, et
pourquoi pas, précisément, grâce à la production de ce discours humoristique ? T out n'est
que chanson, discours, fiction.

2. Les figures d'espace

L'action se situe principalement à la clinique du docteur Christianssen, à


Copenhague, et à Cahors, dans le Lot. Le Danemark semble constituer pour le narrateur une
terre d'élection, parce qu'on y pratique l'altruisme :
Lorsque les nazis ont exigé le port de l’étoile jaune des Juifs danois car
ils sont partout, le roi Christian leur a annoncé qu'il allait lui-même
s'affubler d'une étoile jaune et parcourir ainsi Copenhague à cheval.
C'est une des raisons pour lesquelles je me fais soigner au Danemark
(p.138).

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
79
Cette figure se voit axiologisée positivement peut-être aussi grâce à la grande présence du
lexème «Christ» : le docteur Cfcrârianssen, le roi Christian, Hans Christian Andersen. C'est
d'ailleurs là que le Christ se manifeste sous forme d'apparition à Alex en même temps que le
Momo de La Vie devant soi. Bien caractérisé comme Juif, il se trouve, c'est le cas de le dire,
désacralisé ; après avoir parié avec Momo qui a perdu, il réclame : «Tu me dois le canif ! dit
le Christ, car pour un Juif raciste et antisémite, il n'y a pas de petits bénéfices» (p.82),
laissant ainsi paraître une qualification négative habituellement attribuée aux Juifs. Il demeure
donc une figure ambiguë puisqu'il est toujours associé à l'amour et à l'espoir. Quoi qu'il en
soit, l'ambiance réellem ent chrétienne régnant au Danemark l'oppose à la plupart des
nombreuses autres figures d'espace où résident les horreurs du monde : Cambodge,
Vietnam, Afrique du sud, Chili...

Il va donc presque de soi que la clinique du docteur Christianssen devienne le refuge


du personnage principal, l'acteur et l'espace lui procurant le même bien-être. Ce lieu est
désirable pour lui, et à l'image de la folie : il s'arrange pour y prolonger ses séjours, malgré
les coûts élevés défrayés par Tonton Macoute. Le narrateur-acteur souhaite avec ardeur cet
enfermement, c'est pourquoi la clinique ne se présente pas vraiment comme un lieu clos —
d'ailleurs on l'en fait sortir presque de force — mais bien plutôt comme le lieu de la
guérison, du changement, de l'acceptation. Si la clinique revêt pour Alex un caractère
euphorique, elle demeure toutefois un lieu de transition. En effet, comme le montre la fin du
récit, Alex s'accomplit dans le monde et non hors de lui.

Sans avoir toutes les qualifications du Danemark, Cahors, dans le Lot, avec son
hôpital où le narrateur séjourne également, semble jouer un temps le même rôle : «J'ai envie
de retourner dans le Lot, loin du monde» (nous soulignons) (p. 117) et s'oppose ainsi à
Paris : «Cahors est une ville tranquille. Allez faire ça chez les dingues à Paris [...]» (p.56).
Pour étayer l'analyse de l'espace, il convient ici de revenir sur cette folie, puisque les dingues
sont à Paris ! Pour le narrateur, tout le monde fait semblant, ce qui constitue un autre
justificatif au titre. Lui, il n'y arrive pas. C'est la raison pour laquelle il se fait interner, puis
en vient à désirer, voire provoquer, l'internement jusqu'à ce qu'il accepte lui aussi, toutefois
avec lucidité, de faire semblant par amour, pour la fraternité, par la littérature. Ce pivot du
récit se déroule à la gare de Cahors, en partance pour Paris. Il quitte donc la «ville tranquille»
et rejoint la Ville lumière où il assume son rôle d'écrivain, dans le monde et non plus «loin»
de lui. Paradoxalement, c'est au moment où il se résigne à feindre — de façon générale,
pourrait-on dire, plutôt que la folie — , comme tout le monde, qu'il se retrouve parmi les
autres «dingues à Paris». Peut-être est-ce là, selon Alex, le véritable dérèglement ? N'y
aurait-il ainsi de salut que dans le «pseudo» ? Sans doute plutôt dans le juste milieu comme

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
80
nous aurons l'occasion de le voir dans L'Angoisse du roi Salomon. Quoi qu'il en soit, il
s'opère donc un renversement. La clinique est associée à la fausse folie et Paris à la vraie.
Cette organisation tend à confirmer la vision qu'adopte Alex : le monde est là où rien ne va.
Jusqu'à sa guérison, il s'en tient donc loin volontairement, ce qui rejoint les figures
d'enfermement et de fausse folie. On remarque que, comme dans Gros-Câlin, Paris subit une
recatégorisation. Cet espace, d'abord ju g é hostile, finit p ar être accepté tel qu'il est, tant par
Alex que par Cousin.

Des signes avant-coureurs d u retour d'Alex à la normalité se manifestent lorsque


l'envoyée spéciale du M o n d e , m adam e Yvonne B aby, se rend à Copenhague pour
interviewer Ajar. Cet interview ne se déroule pas à la clinique, «ce n'était pas possible»
(p.68), dit-il, la femme du docteur Christianssen lui prête donc sa maison. Lorsqu'il accepte
son rôle d'écrivain, comme il viendra à le faire à la fin du récit, se produit un mouvement
vers la normalité reflété dans l'espace.

Les figures d'espace peuvent montrer, à leur tour, un caractère instable :

J'étais autorisé à quitter la clinique pendant une heure chaque après-midi


et j'en ai profité pour faire un saut à Barcelone [...], mais j'ai eu un choc
en arrivant parce que des éléments incontrôlés avaient déterré les momies
des religieuses dans le cimetière d'un couvent et les promenaient sur des
chars de carnaval pour démystifier l'athéisme. Je m'attendais si peu à un tel
accueil que je me suis mis à hurler et je suis revenu en hurlant à la clinique
(p.101).
La clinique étant située à Copenhague, on comprend que ce déplacement fait partie des
hallucinations du personnage. Ce jeu nous renvoie à sa (fausse) folie et introduit de l’humour
dans le texte, non pas simplement parce qu'il est impossible de faire un saut de Copenhague
à Barcelone en une heure et de rentrer en courant — situation absurde signal de l'humour — ,
mais bien parce que ce passage contribue à maintenir la duplicité du narrateur. On sait qu'il
n'est pas fou, mais, devant ce genre de passage, peut-on en être si sûr ? La coexistence de ce
qui est et ce qui n'est pas caractérise le discours humoristique. C'est toujours la difficile
réalité qui, de cette façon, est niée e t qui, par cet intermédiaire discursif, finira par être
acceptée.

3. Les figures de temps

D'un côté, des dates bien déterminées — 1974, 1975, 1976 — jalonnent le récit et
inscrivent dans l'histoire les différents événements, qualifiés de «malheurs de l'homme»
(p.40), auxquels le personnage principal fait référence. D e l'autre, qu'il s'agisse du temps de

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
81
la narration ou de celui de la fiction, le cadre temporel demeure flou, le narrateur précise : «Je
n'observe pas la chronologie, l'ordre et les règles dans ce docum ent [—]» (p.18) et «J'avais
aussi des difficultés chronologiques que l'on aura remarquées [...]» (p. 100). On peut poser
l'hypothèse que la narration s'échelonne sur environ trois semaines puisque Alex a droit à
cette période à la clinique du docteur Christianssen chaque année, que c'est ce dernier qui le
pousse à écrire et qu'il a profité de ce séjour pour rédiger un autre livre. Mais cette hypothèse
s'avère difficile à vérifier, il pourrait être alors question de ses autres ouvrages. D'ailleurs,
on trouve : «J'ajoute que Tonton Macoute s'est déclaré convaincu que cette confession que
j'écris ici dans le Lot ou enfin quelque part à ma connaissance [...]» (p.43), ce qui confirme
qu’on peut être n ’importe où, n’importe quand.

Quant au temps de la fiction, qui met en place l'histoire d'une guérison, il semble
correspondre à quelques années, environ trois, principalem ent aux années d'écriture
thérapeutique. On retrouve également tout le processus institutionnel qui suit l'écriture —
édition, critique, prix, entrevue — situé dans le temps : il est notamment question du
G oncourt de 1975. Les retours en arrière, le va-et-vient entre les dates, confirm ent les
difficultés «chronologiques» du narrateur. À la mesure de la lourdeur de la culpabilité causée
par les innombrables malheurs de l'homme et du monde, la guérison est longue : il aura fallu
trois ouvrages qui correspondent aux trois années les plus récentes citées dans le texte.

Ce trio pourrait instituer, bien qu'imparfaitement, les trois étapes de l'épreuve


manifestées au niveau discursif : confrontation, domination, conséquence. La confrontation
avec la folie et ses causes seraient mises en scène à travers ce qui est dit du premier ouvrage
du narrateur : «S'est imaginé à plusieurs reprises être un python afin d'échapper à son
caractère humain et se soustraire ainsi aux responsabilités, obligations et culpabilités qu’il
comporte. A tiré de son état de python un roman, Gros-Câlin [...]» (p-15). L a domination
pourrait être illustrée par La Vie devant soi, où il n'est plus question de folie mais de la mère
d'Alex (toujours en tenant seulement compte de ce qui en est dit dans Pseudo) ; cependant
l'écriture de l'œuvre n'amène pas la domination de la folie. P ar contre, l'épisode
annonciateur du retour à la normalité, l'entrevue avec la journaliste du M onde, suit la
publication de La Vie devant soi. Enfin, la conséquence serait «ceci» (p.214), l'œuvre qui
simule l’écriture sous nos yeux, d’autant plus qu’elle reprend les étapes précédentes et finit
par liquider la folie. Encore une fois, la vérité du narrateur-acteur se trouve davantage dans
les livres qu’ailleurs, selon un rythme à trois temps14.

14 Étant donné la présence du Christ dans cette œuvre et cette récurrence du nombre trois dans l’organisation
temporelle, nous ne pouvons nous empêcher de faire le lien avec ses trois années de vie publique. Alex,
quant à lui, cherche à vivre de façon cachée sa vie publique (reconnaissance par l’institution littéraire qui
dure depuis trois ans).

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
82

Les tem ps des verbes fo n t montre, quant à eux, d'un fonctionnem ent
conventionnel : le présent est utilisé pour les «événements» de la narration et les temps du
passé le sont pour ceux de l'histoire racontée. Un peu à la manière des acteurs et de l'espace,
le temps se dérobe à toute règle, mais de façon programmée, voulue et organisée par le
narrateur. Ce temps déréglé rejoint donc sa folie et le fonctionnement humoristique de cette
dernière. Il peut égalem ent servir à montrer que les «malheurs de l'homme» s'installent
partout, tout le temps : le narrateur fait bien remarquer qu'ils existent depuis longtemps,
sinon depuis toujours. De plus, la narration qui s'arroge le pouvoir de jouer avec le temps
marque l'omnipotence de l'écriture qui, ainsi, défie et déjoue ces malheurs.

4. Du figuratif au thématique

Malgré l'attaque contre le Nouveau Roman ou précisément peut-être parce qu'il le


parodie, on pourrait associer Pseudo à ce mouvement, dans la mesure où il s'agit, en effet,
beaucoup plus de l'aventure d'une écriture que de l'écriture d'une aventure. Dans ce
contexte, on remarque que les figures lexicales et discursives elles-mêmes prennent le pas sur
la spatialisation ou la temporalisation. Quoi qu'il en soit, l'organisation thématique ne devrait
pas manquer de cerner davantage ces particularités.

De façon générale, les figures de folie s'opposent aux figures de normalité. Les
premières forment une isotopie figurative qui regroupe les états d'âme d'Alex et Annie, dont
la culpabilité. Les secondes mettent en place une isotopie qui rassemble «les malheurs de
l'homme» tout autant que l'écriture — celle-ci collaborant à ceux-là — et que les autres
acteurs, sauf le docteur Christianssen. Cette normalité se présente d’ailleurs comme une
pseudo réalité, une simulation qui rend supportables ces malheurs, mais qui n'arrange en rien
la situation.

Cependant, la folie se révèle autant pseudo que le reste, puisqu'elle est factice.
Demeure tout de même la lucidité entraînant la culpabilité, les deux étant, rappelons-le,
excessives. Elles exigent donc un vrai remède, c'est pourquoi I'axiologisation de l'écriture
subit une transformation : d'abord complice des malheurs du monde, selon le narrateur, elle
devient ensuite rédem ptrice pour lui. D'ailleurs, le docteur Christianssen remplace la
médication par cette activité. Il fait ainsi passer Alex de la folie à l'écriture, plus exactement,
il l'amène à accepter cette dernière. Il constitue donc une figure à part parmi les autres
acteurs, en ce qu'elle serait, comme on l'a vu, doublement littéraire.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
83

Le Danemark et le Lot, figures de refuge, s'opposent, quant à eux, au monde où est


installé le malheur, c'est-à-dire aux nombreuses autres figures d'espace. Pour le narrateur,
l'écriture est liée à ces refuges et lui permettra de rejoindre le monde. On le voit, l'activité
littéraire joue le rôle de médiatrice. Le tout nous amène à poser l'hypothèse que la
transformation de l'être de l'acteur, de sa vision des choses, sera au cœur des structures
narratives de surface, ce que nous vérifierons dans le prochain chapitre.

On l'a dit, les figures de temps ont plus ou moins d'importance dans cette œuvre,
mais cette atemporalité est significative : les malheurs sont de tous les temps et l'écriture se
joue du temps. Aussi, le présent de la narration s'oppose-t-il au passé des événements
malheureux de la diégèse inscrits dans l'histoire. De ce point de vue également, l'écriture
livre littéralement combat à ces malheurs, ce qui confirme que le regard posé sur elle a
changé.

Ce sont principalement les figures de folie rattachées aux acteurs qui introduisent de
l'humour dans le récit, influençant notamment le parcours de verbalisation. Leur nature,
inventée, et leur fonction, qui est de minimiser ou de nier la difficile réalité, en révèlent le
processus humoristique. L a culpabilité ressentie par Alex constitue la phase critique : une
dure prise de conscience s'effectue à travers elle. Nous avons vu lors du traitement des
acteurs que le caractère excessif de cette culpabilité relevait déjà de l'humour. Quoi qu'il en
soit, on le constate encore, le sujet humoriste est d'abord un sujet sentant. La folie inventée,
reconnaissable comme telle par l'énonciataire et pour cette raison, et ses répercussions,
observables notamment dans l'espace, le temps et même les rapports entre le narrateur et
l'activité littéraire, assurent le rebondissement. En définitive, la folie n'est que discours et
rejoint par là l'écriture, ce qui expliquerait qu’elle en est un substitut, les deux étant des
façons de survivre, hiérarchisées toutefois. En somme, l'analyse des structures discursives
nous montre que le résumé de cette œuvre est homologable à la définition de l'humour : le
sujet, constatant les malheurs de l'homme et se sentant ainsi coupable, s'invente une folie,
laquelle sera mise par écrit. Cette écriture agissant à la m anière du rebondissement
humoristique permet de dépasser le malaise à l'origine du processus. D'ailleurs, Simone
Gallimard, l'éditeur, n'attribue-t-elle pas à Alex le sens de l'humour ?

Ces oppositions peuvent être subsumées par l'isotopie thématique :


/réalité/ vs /invention/15.

15 Nous préférons «invention» à «fiction» ou «imaginaire», parce qu'il s'agit d'un concept plus général et
qu'ainsi il convient mieux aux différentes manifestations du niveau figuratif. Ici les inventions donnent lieu
à des actions dans la réalité de l'univers fictif alors que dans Gros-Câlin ce qui est inventé se passe davantage

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
84

Le comportement adapté aux malheurs de l'homme, «pseudo», associé à la plupart des


figures d'acteurs relève de la /normalité/. Ce comportement adapté est à prendre dans un sens
très large, puisque, selon le texte, agents ou patients, tous en sont responsables. Les
malheurs se retrouvent partout dans le /monde/ et se situent dans le temps, sinon depuis
toujours, du moins depuis longtemps. Tout ceci constitue la/réalité/.

/Réalité/ qu'Alex refuse par un comportement perçu partiellement par les autres
comme inadapté, exception faite d’Annie : la /folie/. Il cherche donc des refuges, spatialisés
par des instituts psychiatriques loin du monde, et place sa narration en dehors du temps.
Comme on l'a vu, sa folie est inventée et les refuges sont illusoires. Revenons sur la
perception des autres acteurs : ils considèrent Alex, disons, à moitié fou. De la même manière
qu'ils acceptent de faire «pseudo», ils ferment les yeux sur ce qu'ils savent faux. C'est la
raison pour laquelle ses séjours à la clinique sont limités, comme le sont ses dérèglements.
L a déchronologisation devenant possible par l'écriture relève également de l'/invention/. Les
figures d'hallucinations, qui traversent une bonne partie du récit, rejoignent naturellement
cette isotopie.

Il convient de préciser le mouvement particulier qui s'opère entre les valeurs


thématiques, mouvement en partie semblable à celui observé entre le /normal/ et le /marginal/
dans La Vie devant soi. Pour Alex, la véritable folie est d'une certaine façon associable à la
/réalité/. C'est la raison pour laquelle il invente la sienne propre. Le point de vue des autres
acteurs est évidemment inverse à celui d'Alex. À la fin du récit, il renonce à sa folie pour
réintégrer le monde qu'il jugeait d'abord fou. Autrement dit, il finit par adopter en bonne
partie le point de vue des autres acteurs. Ceci étant dit, la réalité pour ce dernier n'est pas
aussi folle que le normal est marginal pour Momo. Dans P seudo, malgré toutes ces
inventions, le narrateur-acteur fait en même temps preuve de lucidité.

Ajoutons que le caractère dérangé du personnage principal, avec la clinique, les


psychiatres, les médicaments, pourrait paraître plus inquiétant et plus excessif que celui de
Gros-Câlin. Or, la lucidité d'Alex est plus grande que celle de Cousin, bien que ce dernier
reconnaisse la nécessité de faire «pseudo-pseudo»16 ! Dans un cas comme dans l'autre, le
dosage de l'exceptionnel et du réel (du récit) permet de demeurer dans les limites sinon du
vraisemblable, du moins dans celles de l'humour. Il sem ble donc que la lucidité des
personnages principaux aille en grandissant au fil des romans, ce qui laisse place à un type
d'humour de plus en plus volontaire, moins naïf.

dans la tête de Cousin. C'est la raison pour laquelle le terme /imaginaire/ a été retenu pour cette dernière
œuvre.
16 GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p.213.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
85

D. L ’AN G O IS S E DU ROI S A L O M O N

Dans le corpus Ajar, L'Angoisse du roi Salomon semble ne pas détenir par hasard la
dernière position selon l'ordre de parution. Les figures déterminantes des autres œuvres y
sont reprises : la solitude, l'amour, les malheurs du m onde, le langage... Il y est même
question d'humour.

1. Les figures d'acteur

Un peu à la manière du personnage central de Pseudo, le narrateur-acteur de


L'Angoisse du roi Salomon, en plus du sien propre, se voit affubler de deux autres noms —
on peut même parler de surnoms — : Jeannot Lapin fie sien étant Jean) et Marcel Kermody,
ce qui pose d'emblée la problématique de l'identité, de l'être de l'acteur. Cette problématique
se manifeste également dans le rapport entre l'être et le paraître de ce personnage. «Vous
savez, je ne me ressemble pas du tout»17, dit-il au roi Salomon. Il a un physique de voyou,
trait plusieurs fois réitéré, mais le cœ ur tendre, trop tendre. Ce physique particulier
(d'ailleurs, on le verra, déclencheur de l'action) est relié, d'une part, à la boxe : il la pratique
lui-même de temps en temps et le texte fait allusion à Marcel Cerdan ; d'autre part,
Mademoiselle Cora, une sexagénaire avec qui il aura une liaison, veut faire de lui un acteur
dans la tradition des durs comme Jean Gabin et Lino Ventura, et il devra éventuellement
adopter un nom d'artiste : Marcel Kermody, ou «cœur maudit» comme les personnages
s'amusent à le prononcer. Marcel et «cœur maudit» illustreraient à la fois l'apparence et
l'intériorité de Jean. Jeannot Lapin lui vient évidemment de son côté tendre et aussi comique.
Il n'apprécie guère ces deux surnoms. On peut sans doute y voir l'annonce d'une précision
de son identité, précision qui lui fait défaut : « [...] je manque d'identité» (p.256), avoue-t-il,
problém atique contemporaine — postm odem e — , s'il en est une. Une utilisation très
personnelle de la langue constitue une autre caractéristique importante de cet acteur.

En effet, comme c'est toujours le cas des narrateurs-acteurs chez Ajar, on fait
remarquer à Jean qu'il a une curieuse façon de s'exprimer. Le roi Salomon lui dit même :
« — Laissez la langue française tranquille, Jeannot. N'essayez pas de la sauter, elle aussi.
Vous ne lui ferez pas un enfant dans le dos, je vous assure. Les plus grands écrivains ont
essayé, vous savez, et ils sont tous morts, comme les derniers des analphabètes. H n'y a pas
moyen de passer au travers. La grammaire est impitoyable et la ponctuation aussi» (p.213).

17 GARY, Romain, L'Angoisse du roi Salomon, Paris, Mercure de France, 1979, p.19. Dorénavant, les
indications de page entre parenthèses renverront à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
86

E t pourtant le texte tend à dire le contraire. L'explication que donne le narrateur à sa


compagne est fort semblable à celle de Cousin dans Gros-Câlin et c’est à ce moment que la
figure du Québec apparaît : « — Je suis des Buttes-Chaumont, mais c’est quand même un
autre langage au Québec. Va voir Eau chaude, eaufrette à la Pagode, rue de Babylone, ça se
donne en ce moment, tu verras qu’il y a encore des possibilités. On peut encore parler
autrement» (p.202). En renouvelant la langue, le parcours de verbalisation ouvre des
possibilités, il se charge donc d’introduire de l’espoir dans la vie de Jean.

Paradoxalement, ce dernier fait un usage quasi immodoré des dictionnaires qui,


ainsi, font l’objet d’une axiologisation opposée à celle de Gros-Câlin. Il passe des heures à
les consulter, de préférence les grands en douze volumes, dans une librairie ou dans des
bibliothèques et il s'achète le Petit Robert : «J'avais quitté l'école après la communale et
depuis je m'instruisais tout seul, surtout dans les dictionnaires, qui sont ce qu'il y a de plus
complet, puisque ce qui ne s'y trouve pas ne se trouve pas ailleurs» (p. 14). Lorsque le roi
Salomon lui demande pourquoi il cherche toujours les définitions dans le dictionnaire, il
répond : « — Parce que ça fait foi» (p. 183). Pour Jean, c'est comme si les mots pouvaient
attester la réalité. Ailleurs, il dit, au sujet du mot «immortel» : «[...] il est bon de savoir que
c'est là, dans le dictionnaire» (p.65). On se doutera que les mots sur lesquels Jean s'arrête
sont en lien avec des problématiques du texte, comme c'est le cas avec «amour», et que la
consultation se fait dans des moments critiques. Les dictionnaires montrent donc un caractère
rassurant — ils contiennent tout et font foi, ce qui procure un sentiment de bien-être — pour
quelqu'un qui se pose des questions sur la vie et plus particulièrement sur sa vie.

Nous le disions, le fait que la volonté de renouvellement de la langue — qui traduit


une volonté de changer la réalité — et l'usage des dictionnaire se côtoient risque de paraître
paradoxal. Les dictionnaires répertorient ce qui existe déjà, en cela, ils s'opposent au
renouvellement. D'ailleurs, le roi Salomon signifie bien à Jean qu’il ne pourra pas changer la
langue française dont la grammaire et la ponctuation sont «impitoyables» — comme la vie ?
Il nous apparaît donc que les rapports qu'entretient le narrateur-acteur avec le langage
s'inscrivent sous le signe de la contradiction, comme le font ses différentes caractéristiques.
Il faut cependant noter que Jean avoue qu'il n'y a pas de mot pour exprimer le bien-être
suprême — le bonheur ? — , et qu'il dit au sujet de la dernière citation d'une définition à
apparaître dans le texte qu'il n'a pas consulté le dictionnaire, qu'il savait déjà. Quant à son
expression, elle accuse un retour à la normale à la fin du récit. L a disparition des
manifestations exceptionnelles liées au langage consituerait-elle un indice de la domination
des oppositions ? La poursuite de l'analyse nous permettra sans doute de le vérifier.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
87
Nous parlions du côté tendre de Jean, en fait, tendre est trop peu dire : «Chuck
[l'un des copains de Jean] doit avoir raison lorsqu’il dit que j'ai une sensibilité qui a la folie
des grandeurs» (p.245), avoue-t-il. Il faut donc parler d'hypersensibilité, caractéristique dont
sont affectés les autres narrateurs-acteurs d'Ajar. Si les images des malheurs du monde sont
moins nombreuses dans L'Angoisse du roi Salom on que dans Pseudo, elles y sont tout de
même très présentes. Il y est encore question, p a r exemple, des massacres au Cambodge.
Cependant, l'image la plus obsédante demeure celle des goélands englués dans la marée noire
en Bretagne. Ainsi, Jean, un peu à la manière d'Alex, se trouve envahi par ces malheurs et la
culpabilité qu'ils provoquent : «Quand on a fini de se répéter ce n'est pas moi, ce sont les
nazis, les Cambodgiens, ce sont les... je ne sais pas, moi, on finit quand même par
comprendre que c'est de nous qu'il s'agit. D e nous-mêmes, toujours, partout. D'où
culpabilité» (p.22). Cependant, contrairement à Aiex, Jean pose des gestes plus concrets afin
de combattre le malheur et l'injustice.

C'est la raison pour laquelle il entretient une relation avec Cora Lamenaire, de
quarante ans son aînée. Il s'agit d'une ancienne chanteuse tombée dans l'oubli depuis la fin
de la Deuxième Guerre mondiale. Elle a chanté sous l'Occupation et on ne lui a pas
pardonné. Jean, envoyé en quelque sorte par le roi Salomon, fait tout ce qu'il peut, et même
davantage, pour l'aider à être encore, parce que : «C'est regrettable de laisser passer ce qui
fut sans le retenir un peu...» (p.206) (paroles rapportées comme celles de la comédienne
Arletty dans le texte). C'est sa façon, bien personnelle il est vrai, d'améliorer la marche du
monde. Jean dit d'ailleurs qu'il ne l'aime pas personnellement, «mais en général» (p.212), ce
qui n'ira pas sans lui occasionner certains ennuis. Pour lui, mademoiselle Cora représente
l'un des malheurs qui affectent la planète, sem blable aux goélands englués qui essaient
encore de battre des ailes. Il garde une photo de journal de l'un d'eux qu’il appelle «photo de
mademoiselle Cora en goéland» (p.292).

De façon un peu plus pragmatique, Salom on Rubinstein est un autre acteur qui
distribue ses bienfaits. D'ailleurs, selon Jean, «[...] le m ot aider est celui que le roi Salomon
préfère, vu que c'est celui qui manque le plus» (p.14)18. D'après Chuck, le roi Salomon aide
pour montrer à quelqu'un qu'il ne fait pas bien son travail, ce quelqu'un étant Dieu, et parce
qu'il veut être aimé. En plus d'abriter un standard téléphonique chez lui pour les personnes
en détresse, S.O.S. Bénévoles, il fait parvenir à plusieurs d'entre elles toutes sortes de
gâteries. Ce sont généralement des personnes âgées, oubliées, un peu comme lui-même qui a
quatre-vingt-quatre ans. Sa situation financière lu i permet d'être généreux : il a fait fortune

18 On remarque une fois de plus ici l’équivalence entre l e mot et ce qu'il désigne. Pour le roi Salomon,
préférer le mot «aider» veut dire aider. Il semble que c e roman mette en place un univers où le langage
entraîne l'action concrète, plutôt que l'invention, comme c’est le cas dans Gros-Câlin et Pseudo.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
88

dans le commerce du vêtement. Le surnom de «roi» que lui attribue Jean vient du métier qu'il
exerçait alors qu'il était roi du pantalon. Il va donc presque de soi que sa très élégante tenue
vestimentaire fasse l'objet de nombreux commentaires de la part du narrateur. Ce dernier
estime que le roi Salomon défie ainsi le temps :

On ne se commande pas une nouvelle garde-robe pour le peu de temps


qui vous reste, ce n'est pas économique. M ais monsieur Salomon [...] était
habillé tout neuf des pieds à la tête, avec défi et confiance, un costume
princier de Galles avec un papillon bleu à petits pois, un œillet rose à la
boutonnière, un chapeau gris à bords solides, il tenait sur ses genoux des
gants en cuir crème et une canne à pommeau d'argent en tête de cheval, il
respirait l'élégance de la dernière heure et on sentait tout de suite que ce
n'était pas un homme à se laisser mourir facilement (p. 10).
Il n'y a pas que ses vêtements qui ont fière allure. Sa personne est «très digne» (p.9), il se
tient «très droit même assis» (p.9), il a une «expression sévère» (p.9) et «un air résolu et
implacable» (p.9), le tout surdéterminant ce qualificatif de «roi».

On aura remarqué l'usage de l'adverbe «très» relié à sa personne, ce qui le définit


très bien. Il se révèle excessif presque en tout : «[...] il a encore des passions, des intensités,
des colères noires» (p.241). Ailleurs, l'image forte du volcan lui est associée : «Il était
volcanique à l'intérieur, il bouillonnait et fulminait avec passion, et alors, allez savoir»
(p.20). Malgré son grand âge, il n'hésite pas à se rendre «chez les putes» (p.307) le jour de
son quatre-vingt-cinquième anniversaire, au grand désespoir de son entourage. Cependant,
rien n'égale la rancune qu'il entretient envers mademoiselle Cora. Il était/est passionnément
amoureux d'elle et n'arrive pas à lui pardonner son silence alors qu'il est resté caché quatre
ans «comme Juif» (p.225) dans une cave sous l'Occupation. Cora était tombée amoureuse
d'un autre homme et n'a pas rendu visite une seule fois à monsieur Salomon dans sa cave.
En amour, elle aussi est entière. La rancune du roi du pantalon perdure depuis. Ce n'est
qu'après force négociations que Jean finira par arranger les choses entre eux. La
détermination inébranlable de Salomon Rubinstein lui permet d'accomplir plein de choses, de
grandes choses, pourrait-on dire, mais en engendrant cette rancune elle l'empêche également
de se réaliser totalement.

Le prénom «Salomon» installe un parcours religieux et pas uniquement parce que


l'acteur qui le porte se fait justicier, à l’exemple de son homonyme biblique. Jean le compare
physiquement au M oïse des D ix commandements de Cecil B. de Mille et se déclare «pas
croyant» (p. 17) lorsque monsieur Salomon lui signe un chèque pour rembourser la dette
qu'il a contractée pour payer sa voiture de taxi. Ses copains ne le sont pas davantage lors du
récit de cette aventure et pensent plutôt que Jean a des «visions religieuses» (p. 16). Puis ce
parcours religieux sera associé au langage. À la réponse de Jean sur son usage constant des

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
89
dictionnaires qui «font foi», le roi Salomon réplique : « — C'est bien, dit-il. H faut garder
sa foi intacte. On ne peut pas vivre sans cela. E t le Robert nous est là d’un grand secours»
(p.183). Il semble donc qu'il faille croire si l'on veut arriver à quelque chose — ou à vivre
tout simplement — et plus particulièrement croire au langage. Ajoutons que le traitement des
figures liées à la religion sera davantage développé lors de l'analyse des formes narratives et
de la composante énonciative ; on pourra alors voir com m ent L ’A ngoisse du roi Salomon
instaure un dialogue avec le discours religieux.

L'humour se constitue comme un autre leitmotiv dans le récit — en ce sens, on peut


déjà dire qu'il est davantage volontaire que dans les trois autres romans— , exerçant ainsi sa
fonction d’«arme d'autodéfense» pour répondre aux goélands qui sont en train de mourir.
Précisons que, heureusement et contrairement à ce qu'on voit trop souvent, le terme
«humour» est bien employé dans le texte : il n'est pas confondu avec le comique en général
ou une autre de ses formes. Il est question de sa manifestation juive, puisque : «Moi je pense
que la meilleure chose que les exterminations ont laissé aux Juifs, c'est l'humour» (p.72)
affirme Jean. L'humour anglais y trouve aussi sa place :
Chuck dit qu'avec l'humour juif, on peut même se faire arracher les dents
sans douleur, c'est pourquoi les meilleurs dentistes sont juifs en Amérique.
Selon lui, l'hum our anglais n'est pas mal non plus comme arme
d'autodéfense, c'est ce qu'on appelle les armes froides. L'humour anglais
vous permet de rester un gentleman jusqu'au bout quand on vous coupe les
bras et les jam bes, et que tout ce qui reste de vous c'est un gentleman.
Chuck peut parler de l'humour pendant des heures parce que c'est un
angoissé, lui aussi. Il dit que l'humour ju if est un produit de première
nécessité pour les angoissés et que peut-être m onsieur Tapu n'est pas sans
avoir raison quand il dit que je me suis enjuivé, parce que j'ai attrapé du roi
Salomon cette angoisse qui me fait riie tout le temps (p.97).
Malgré son caractère coloré et imagé ou grâce à lui, peut-on trouver meilleure définition de
l'humour ? D'autant plus que ce passage ne se contente pas d’en parler, il en fait en même
temps. L e «juif» et «l'anglais», même s'ils font allusion à des traits culturels stéréotypés,
constituent davantage des influences linguistiques, la convocation de formes figées, comme
la «charité chrétienne» de La Vie devant soi, qu'une quelconque «nationalisation» de
l'humour. En réalité, Jean a plutôt attrapé l'humour de m onsieur Salomon qu'il ne s'est
enjuivé (passage qui, lui aussi, se révèle humoristique). Ce «produit de première nécessité»
peut cependant venir à manquer si le rapport d'équilibre qu'il entretient avec l'angoisse est
rompu. L'humour semble donc avoir pour fonction d'aider à affronter la vie. Nous pourrons
préciser ce rôle lors de l'analyse de la trame narrative.

Mademoiselle Cora ne se montre pas moins entêtée que le roi Salomon et, parce
qu'elle a sa dignité de femme, ne veut pas lui demander d'effacer les malentendus du passé et

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
90

de poursuivre leur vie ensemble. Cette dignité féminine l'amène à retenir tout ce qu'elle a
été : jeune, belle et adulée ; le texte, en soulignant l'usage de l'imparfait — «[...] il paraît
qu'elle était jolie, il paraît qu'elle était connue, il paraît qu’elle était quelqu'un» (p.74) —
surdétermine le caractère révolu de cette période de sa vie et, en utilisant une modalisation —
«il paraît» — , laisse même planer le doute sur ce qu'elle a été. Elle en devient donc
pathétique — on l'a vu, à l'image du goéland englué dans la marée noire — , ce qui pousse
de plus en plus Jean, à mesure que le récit avance, à s'occuper d’elle. C'est ce qui explique
aussi qu'elle s'habille avec recherche, recherche dont, au contraire de monsieur Salomon,
Jean met le bon goût en doute. On retrouve dans le texte de nombreuses références aux
chansons réalistes qui constituaient le répertoire de Mademoiselle Cora. Ces chansons sont
fortement caractérisées par les malheurs qu’elles racontent. Aussi l'entêtement et la tentative
de suicide de la chanteuse se moulent-ils à ce répertoire, comme s'il fallait que tout finisse
mal, très mal. Mais, nous dit Jean, ce n'est pas ce qui se produit : «Je pensais qu'on avait de
la chance, elle ne s'était pas jetée sous le métro ou dans la Seine, elle n'avait pas fini comme
dans ses chansons réalistes. Elle avait seulement pris trop de médicaments contre le
désespoir, grâce à quoi on a pu la sauver» (p.327). Tout finira donc bien.

La récurrence des chansons réalistes nous amène à traiter l’espèce de combat que se
livrent dans ce roman les cultures dites populaire et savante. D'un côté, en plus des figures
reliées à ces chansons de l'entre-deux-guerres, on retrouve dans le roman de nombreuses
références au cinéma. De l'autre, il y a, on l'a vu, les dictionnaires et surtout les citations et
les allusions à des écrivains et des peintres : Balzac, Le Greco, Ronsard, Vinci, Voltaire...
apparaissent ici et là dans le récit19. L a culture savante semble sortir victorieuse de ce
combat. Les héros de cinéma ne tiennent pas le coup : «Il n'y a qu'à voir Bruce Lee qui était
le plus fort et qui n'a pas pu s'empêcher de mourir» (p. 174). Tandis que l'autoportrait de
Léonard de Vinci défie le temps, et ce, doublement : c'est bien sûr le cas pour le tableau lui-
même et également pour le peintre qui, selon le texte, y apparaît à un âge fort avancé. Pour
Jean, ce qui se passe dans les films ne peut être reporté sur la vie : «J'ai fermé les yeux et
j'ai presque prié. J'ai dit presque, parce que je ne l'ai pas fait, je suis cinéphile mais pas à ce
point» (p.328), alors que la littérature peut l'être. Les célèbres vers de Ronsard, quelque peu
remaniés, constituent la dernière citation du texte : « — Courage, monsieur Salomon !
Vivez, si m’en croyez, n'attendez pas à demain, cueillez-les dès aujourd'hui, les roses de la
vie !» (p.341), cette finale s'opposant, on l'a vu, à celle des chansons réalistes. Ainsi, la
culture populaire peut certes divertir, mais ne saurait prodiguer quelque enseignement que ce
soit. L'autodidacte qu'est Jean a besoin de ces enseignements et fera donc en quelque sorte
pencher la balance du côté de la culture savante, incluant le littéraire, et, ce faisant, du

19 On sait bien qu'il est parfois difficile d'établir la ligne de démarcation entre cultures populaire et savante.
Nous tentons ici d'être fidèle à celle qui est mise en place dans le texte.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
91
renouvellement du langage. On peut d'ailleurs rem arquer que, d'un rom an à l'autre, le
langage acquiert davantage de pouvoir, ici il est riche d'enseignements alors que dans Pseudo
il perm et à Alex de vaincre ses angoisses. Son rôle est certes semblable dans Gros-Câlin,
cependant ses effets y sont moins tangibles.

L a compagne de Jean, Aline, ressemble beaucoup, folie en moins, à celle du


narrateur-acteur dans P seudo. En plus de leur beauté, les deux sont des figures du
raisonnable, celle d'Aline encore plus que celle d'Annie/Alyette/Agnès. Aline introduit dans
le texte la notion du «juste milieu» (p.303), l'idéal à atteindre pour Jean. Elle travaille dans
une librairie, c'est là que le narrateur la rencontre, et devient ainsi celle qui donne accès aux
livres, à la culture savante. Comme cette dernière, Aline est porteuse d’enseignements. Ses
réactions provoquées par la relation de Jean avec mademoiselle Cora, qui demeurent dans les
limites du raisonnable, arrivent à lui faire comprendre que c'est un moyen excessif d’aider à
la bonne marche du monde, un moyen au-dessus de ses moyens.

Les copains de Jean représentent les différentes attitudes, quelque peu stéréotypées,
qu'il est possible d'adopter face à l'angoisse. On retrouve d'abord Yoko, venant d'Afrique et
très peu présent dans le récit, associé à la simplicité du bon sens. Peut-être, précisément, est-
ce trop simple, aussi apporte-t-il peu aux personnages centraux et au récit en général. Tong,
le Cambodgien, introduit dans le texte la sagesse orientale. Cette dernière reçoit une
axiologisation positive, mais se révèle parfois inapplicable face à certaines situations. Pour
monsieur Salomon, Tong est celui qui possède des souvenirs de sa famille, l'ayant perdue
dans les massacres au Cambodge, alors que lui n'en a pas puisqu'aucun de ses parents n'a
été exterminé dans les camps de concentration pendant la guerre — ils sont morts avant.
Chuck, l'intellectuel américain, a une explication pour tout, ce qui, d'un point de vue
pratique, n'arrange pas toujours les choses. Cependant, sa grande présence dans le récit nous
amène à dire que ses explications ne sont pas dénuées d'intérêt et sont au contraire plutôt
clairvoyantes : «Chuck affirme que monsieur Salomon utilise la futilité et la dérision pour
minimiser l'imminence» (p. 173), c'est-à-dire son angoisse. Sans doute y a-t-il quelques
enseignements à tirer de chacun d'eux.

Ce qui n'est pas tout à fait le cas du dernier personnage présenté ici : monsieur
Tapu, le roi de la Connerie, avec un grand «C», concierge de son état de l'immeuble du roi
Salomon, qui est évidemment le pendant négatif de ce dernier qu'il appelle le «roi des Juifs»
(p.169). Tissu de préjugés, il représente, on s'en doutera, le comportement à éviter à tout
prix, un autre extrême : celui qui n'a pas assez d'angoisses ou, si l'on préfère, de sensibilité.
Ce dernier jubile quand, de son point de vue, les choses vont mal : «La dernière fois que je

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
92

l'ai vu heureux, c'était lorsque la gauche allait gagner les élections et ça devait finir comme
ça, il l'avait toujours dit, on était foutus et c'était bien fait pour notre gueule» (p. 169). Jean
tente d'abord d'être aimable à son égard mais, voyant que ses gentillesses ne l'atteignent en
aucune façon, il décide ensuite de se comporter exactement comme monsieur Tapu s'y attend
et l'encourage volontairement dans ses préjugés. Le traitement ironique de cet acteur — «un
brave homme» (p. 186), lance à son sujet m onsieur Salomon — constitue bien sûr une
attaque et une dénonciation de ce genre d'attitudes. Traitement ironique ? Il convient de
nuancer. «L'encouragement» que lui prodigue Jean et qu'il faut prendre au deuxième degré
n'est-il pas une tentative pour lui, en même temps, de s'accommoder de la Connerie ? On
nage en pleine zone grise entre ironie et humour et, quoi qu'il en soit, le personnage n ’en
devient pas vraiment plus sympathique. S'il y a humour, il se rapporte seulement à Jean et
n'atteint pas le concierge. Il semble que l'axiologisation nettement négative dont fait l'objet ce
personnage empêche le discours humoristique de se déployer complètement, ce pourquoi le
traitement ironique, pris comme base de l'humour, semble l'emporter. H y a bel et bien ici
une dénonciation avec laquelle l'hum our s'accorde mal. En effet, il n'y a pas de
réconciliation entre Jean et m onsieur Tapu, ce qu'aurait pu permettre un traitem ent
humoristique. En d'autres mots, selon le texte, il est difficile de faire bon ménage avec la
Connerie.

1.1 Acteurs et humour


L'humour dont il est régulièrement question dans ce roman s'étend-il jusqu'aux
traits caractéristiques, aux comportements des acteurs eux-mêmes ? Cet humour est surtout
rattaché à monsieur Salomon et, s'il est vrai qu'on dit de lui qu'il en manifeste, son être ne se
révèle pas nécessairement humoristique. Ce personnage entier possède certes une façon bien
personnelle d'affronter la vie. Il la prend positivement et fait le bien autour de lui, mais son
côté humain révèle plutôt sa solitude qu'autre chose. Ses excès, rendant en quelque sorte
prévisible son imprévisibilité, m ettraient davantage en place un comique de caractère
traditionnel20. Alors que l'humour permet de relativiser les situations — et l'angoisse — , le
discours du roi du pantalon de même que son comportement tendent à les accentuer. Il
gronde, râle, gueule, par exemple lors des premières tentatives de Jean pour le réconcilier
avec Mademoiselle Cora. Peut-être en sera-t-il autrement à travers son faire ou d'autres
figures ?

Quant à Jean, son parcours de verbalisation et son amour des dictionnaires font
effectivement de lui un acteur humoristique. Il faut préciser que ce n'est pas simplement sa

20 C'est simplement une tendance que l'on peut identifier pour le roi Salomon. On ne peut lui attribuer un
caractère systématique à la manière d'un Harpagon — il finira tout de même par changer d'idée sur certaines
choses.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
93

narration qui est particulière, curieuse, mais également sa façon de parler (dans les
dialogues). On a pu reconnaître chez lui l'angoisse, la sienne propre en plus de celle de
monsieur Salomon. Il le dit lui-même : en s'exprimant ainsi, il cherche à créer une ouverture
vers l'espoir, pour contrer les malheurs du monde. Il s'agit donc d'un rebondissement
humoristique. De la même manière, la fréquentation des dictionnaires le rassure. Une
distance s'établit ainsi entre lui et ses angoisses, ce qui constitue une façon pour le moins
inhabituelle de les calmer.

Le langage n'est pas seul en cause dans la construction humoristique de cet acteur, il
convient de parler également de sa vision particulière des choses, en quoi il se rapproche du
personnage de Cousin. Ainsi est traitée l'incompréhension : «Au moins, lorsqu'on ne
comprend pas, il y a mystère, on peut croire qu'il y a quelque chose de caché derrière et au
fond, qui peut soudain sortir et tout changer, mais quand on a l'explication, il ne reste plus
rien, que des pièces détachées. Pour moi, l’explication, c'est le pire ennemi de l'ignorance»
(p. 17). Par rapport aux autres personnages et même à la réalité, cette vision inhabituelle —
une sorte de naïveté ? — situe le narrateur-acteur de façon différente, ce qui amène
l'énonciataire implicite, effectivement, à voir les choses autrem ent ; c'est-à-dire, ici,
l'explication comme une menace et l'ignorance — une certaine ignorance — comme un
bienfait. On assiste à une multiplication de la signification.

Enfin, les théories de Chuck sont à mettre au compte de l'humour. On a déjà vu


que : «Chuck peut parler de l'humour pendant des heures parce que c'est un angoissé, lui
aussi» (p.97). Cette angoisse l'amène à intellectualiser par la production d’explications —
«Chuck peut tout expliquer» (p. 17) — pour le moins originales : «[...] il a même réussi à
empêcher une fille de se suicider, en lui prouvant que ce serait encore pire après» (p.33). On
reconnaît bien là le processus humoristique qui, ici comme ailleurs, en vient à surmonter cette
fameuse angoisse grâce au langage. On a pu reconnaître un processus similaire dans Gros-
Câlin et Pseudo.

2. Les figures d'espace

Comme dans ces deux derniers romans, Paris21, dans L'Angoisse du roi Salomon,
est un espace problématique, où «on n'est jamais tranquille» (p.248). Pour le protagoniste,
c'est un endroit parmi d'autres où les malheurs du monde qui, selon monsieur Salomon,
«devient chaque jour plus lourd à porter» (p .ll), peuvent l'atteindre. Dans l'un de ses

21 Dans La Vie devant soi, Paris révèle également une problématique, mais elle ne fonctionne pas de la
même façon que dans les trois autres romans. Rappelons-le, le Paris «français» s'y oppose à Belleville.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
94

moments difficiles, il songe à fuir à la M artinique, «le paradis terrestre» (p.248), qui,
précisément, renferme encore des coins tranquilles «qu'il faut connaître ou alors on n'a
aucune chance de le[s] trouver» (p.253). Mais la principale figure qui s'oppose à Paris, c'est
Nice. Un peu comme dans La Vie devant so i, il en est souvent question et c'est là que
monsieur Salomon et mademoiselle Cora, après leur réconciliation, vont vivre : c'est un
espace de rêve. À ces rares oasis répondent plusieurs figures d'espace : la Bretagne et sa
marée noire, les brigades rouges en Italie, le Cambodge avec ses massacres, comme dans
Pseudo, qui rappellent les difficultés que connaît la planète.

Une métaphore spatiale caractérise Jean : «C'est Chuck qui a raison lorsqu’il dit
que j'ai la névrose des autres, je ne suis jamais chez moi, toujours chez eux» (p.280), dit-il,
ce qui renvoie tout autant à son angoisse existentielle qu'à ses déplacements dans l'espace. Il
a bien son appartement qu'il partage avec ses copains — ce n'est donc pas complètement
chez lui —, mais peu à peu il s'installe chez Aline. Malgré cela, à certains moments, il ne sait
plus où aller et échoue dans un café ou un bar. Toutes ces figures, auxquelles s'ajoute celle
de la mobilité du taxi, surdéterminent son instabilité affective et identitaire. «Aline est venue
aussi. Elle était dans son troisième mois» (p.340) ; à la fin du récit, le bébé à naître laisse
entendre que Jean s'est fixé. D'ailleurs, il délaisse le taxi pour faire des dépannages de
plomberie, de chauffage et d'électricité, domaines du domestique. Sans doute a-t-il pu arriver
à se fixer notamment grâce aux lieux de savoir qu'il fréquente : les bibliothèques et les
librairies.

Si ces derniers et le taxi traduisent un mal de vivre chez Jean, ils sont également des
figures de lieux sociaux : il y fait des rencontres déterminantes. C'est en prenant monsieur
Salomon dans sa voiture qu'il fait sa connaissance et c'est dans une librairie où Aline travaille
qu'il prend peu à peu contact avec elle. Les figures spatiales d'instabilité constitueraient donc
le chemin obligé qui permet d'accéder à une situation meilleure, les acteurs qui y sont
associés agissant comme adjuvants auprès de Jean. Son salut ne vient donc pas de lieux
retirés, comme la Martinique où il souhaite par moments se rendre.

Monsieur Salomon habite un imm euble à son image : «L'appartement était


boulevard Haussmann sur rue, dans un immeuble qui n'était pas neuf mais faisait encore une
bonne impression de solidité» (p.21). Peut-on voir dans l'utilisation de «Haussmann» (un
nom juif), le revitalisateur de Paris, que le roi du pantalon cherche à l'imiter à sa façon ?
Étant donné les bienfaits qu'il prodigue, nous nous permettons de répondre par l'affirmative.
Quant à l'appartement lui-même, sa configuration confirme doublement la générosité de
monsieur Salomon, puisqu'il abrite le standard téléphonique de S.O.S. Bénévoles : non

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
95
seulement l'accueil de cet organisme s'avère-t-il généreux, mais la vocation de ce dernier l'est
également.

Lors de leur p rem ière sortie ensemble, Jean amène m ademoiselle Cora au Slush,
une discothèque. Il s'agit d'un lieu public «musical» et m ademoiselle Cora, aidée par le
champagne, semble y replonger dans ses souvenirs et insiste pour chanter devant la jeune
clientèle qui ne la connaît «ni d'Eve ni d'Adam» (p. 16), comme dit Jean. En fait, elle s'y
ridiculise. Le salut de l'ancienne chanteuse ne lui viendra donc pas du passé qui,
manifestement, ne cadre plus du tout avec l'espace «musical» du présent.

Une autre com m otion se produit lorsque mademoiselle Cora demande à Jean d'aller
canoter au Bois de Boulogne. Elle déclenche chez lui et son entourage une véritable petite
révolution : ils se croient revenus au temps des Impressionnistes. N e reculant devant rien
pour lui faire plaisir, Jean finit par accepter, mais c'est lors de cette excursion qu'il décide de
rompre avec elle. Ce qui détonne cette fois dans cette scène rétro, c'est Jean lui-même habillé
à la mode du temps des Impressionnistes : se retire-t-il pour laisser la place au roi
Salomon ? En effet, la réconciliation entre celui-ci et mademoiselle Cora aura lieu lors d'une
autre séance de canotage. Chacun est alors à sa place, l'harmonie revient et tout finit bien. On
remarque donc que les figures spatiales et temporelles sont étroitement liées : c'est dans des
espaces susceptibles de rappeler le passé que se produit le choc de deux temporalités. Par
ailleurs, on ne saurait parler de manifestations humoristiques dans l’organisation de l'espace,
sans doute en raison du fait qu'il s'agit du roman qui paraît le plus près de la réalité. On l'a
vu, si l'humour a besoin de cette dernière pour se déployer, il la minimise, la nie.

3. Les figures de temps

S'il est clairement dit dans le texte que l'action se situe en 1978, par contre, le cadre
temporel demeure plutôt flou. À partir de quelques indications, on suppose que la diégèse
dure environ un an, sans pouvoir le vérifier formellement. Représentant celui de la vie, on
peut y voir un cycle dans lequel le personnage central traverse une série d'épreuves pour
renaître à la fin. La naissance qui s'annonce de l'enfant de Jean et Aline tend à le confirmer.
Ainsi, comme c'est souvent le cas dans les romans d'apprentissage, les transformations que
subit l'être de l'acteur nécessitent une maturation redevable au temps, mais sans s'y inscrire
avec précision.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
96
On l'a déjà vu poindre lors de l'analyse de l'espace, les figures de temps révèlent
toute leur importance à travers le combat que se livrent le passé et le présent, les souvenirs et
le temps qui défile implacablement. Monsieur Salomon est prêt à tout pour le défier. Malgré
ses quatre-vingts et quelques années, il agit comme s'il allait vivre, selon le narrateur, encore
vingt ans : sa garde-robe est constamment renouvelée, il va consulter une voyante pour
connaître son avenir, il fait de l'exercice physique... Il ira jusqu'à faire durer pendant plus de
trente ans sa rancune à l'égard de mademoiselle Cora. Quant à cette dernière, elle tente
désespérément, avec ses chansons réalistes et son canotage, de faire vivre le passé dans le
présent, ce qui, on s'en doutera, ne s'avère guère possible et la couvre de ridicule. «[...] on a
changé de chansons, maintenant on ne chante plus les mêmes» (p.203), rappelle Jean.

Ainsi, en plus des chansons réalistes, le texte est émaillé de figures relatives au
passé rattachées au cinéma, puis à la peinture. Face à elles, les acteurs jeunes ont deux
réactions : ou ils ne connaissent pas ou ils n'en reviennent pas d'assister à leur manifestation
aujourd'hui, comme c'est le cas du canotage. Ces réactions rendent ces manifestations
anachroniques, terme défini dans le texte grâce au secours du dictionnaire : «Anachronique :
qui est déplacé à son époque, qui est d'un autre âge» (p.315). L a narration se charge
d'illustrer, en quelque sorte, l'anachronisme : «[...] déjà sous la Haute-Égypte le peuple était
descendu dans les rues et avait organisé un Mai 68 [...]» (p.315) !

Anachroniques également sont les relations amoureuses, ou ce qui en tient lieu, des
deux acteurs âgés. Jean, tout comme monsieur Tapu — ce qui n'est pas peu dire — réagit
fortement lorsque monsieur Salomon regarde les messages personnels dans les petites
annonces, d'autant plus que les annonces marquées au rouge concernent des femmes de
moins de trente-cinq ans. On a vu aussi le branle-bas déclenché lorsque l'auguste vieillard
décide d'aller visiter les prostituées. La liaison de mademoiselle Cora et de Jean se révèle non
moins problématique. Ainsi, la réconciliation de cette dernière et monsieur Salomon liquide
l'anachronisme, c'est-à-dire les problèmes du passé qui n'en finissent plus d'envahir le
présent, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes et chacun peut enfin profiter
pleinement du présent, comme le montrent les fameux vers de Ronsard. Les nouveaux
amoureux s'en trouvent même rajeunis : «Mademoiselle Cora paraissait beaucoup plus jeune
et monsieur Salomon un peu moins vieux» (p.337).

À l'image des contradictions de Jean, le passé et le présent s'entrechoquent et ne


manquent pas ainsi de créer des difficultés aux différents personnages. Encore ici, ce sont les
extrêmes qui sont problématiques : l'oubli dont sont victimes les personnes âgées ou

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
l'attachement trop grand au passé, d'ailleurs bousculé par le présent. C'est donc dans la juste
mesure de souvenirs et de réalités actuelles que la vie devient supportable et même agréable.

Quant à l’humour, on peut en retrouver dans le comportement de monsieur Salomon


face au temps. Le narrateur ne manque pas de présenter ce com portem ent comme
exceptionnel, signal de l’humour, tant en ce qui concerne sa garde-robe, la voyante que la
sexualité, qui constituent des rebondissements humoristiques à l’angoisse du roi Salomon,
processus dont il est parfaitement conscient. Ces rebondissements ne se manifestent
cependant pas de façon systématique. Dans certains cas, monsieur Salomon exprime en
quelque sorte directement son angoisse, sans détour humoristique. Quoi qu’il en soit, il est
intéressant de souligner que le passage sur l’humour que nous avons cité lors du traitement
des acteurs (voir p.88) survient dans le texte au moment où le roi Salomon lance l’un de ces
défis au temps.

4. Du figuratif au thématique

Les différentes figures de contradiction et d’instabilité, surtout associées au


narrateur-acteur, mettent en place l’isotopie figurative de la /dualité/. Celle-ci se manifeste
notamment lorsque Jean, affecté par les malheurs du monde, s'engage dans une relation
amoureuse avec mademoiselle Cora, qu'il compare, on s'en rappellera, à un goéland englué
dans la marée noire. Alors qu’il tente de s'aider en aidant les autres, cette relation le rend
davantage malheureux. La /dualité/ s'oppose à l'/unité/, retrouvée à la fin du récit. Les /excès/
de Jean, comme ceux de monsieur Salomon, appellent un /juste milieu/22. À l'/angoisse/, qui
regroupe toutes les figures du malheur humain, répond le /langage/. L'humour, les
dictionnaires et la curieuse façon de s'exprimer de Jean — qui vise, on l'a vu, à renouveler
ou modifier la réalité — constituent des moyens de la calmer. La figure du standard
téléphonique ne fonctionne pas autrement : les personnes en détresse, angoissées se libèrent
en parlant avec les bénévoles. L'espace que réserve le roi du pantalon dans son appartement à
ce standard rejoint la /générosité/ qui vient combattre l'/oubli/, dont se rend coupable Dieu,
selon Chuck.

On l'a vu, le /populaire/ et le /savant/ se livrent aussi un combat dont les principaux
antagonistes sont, respectivement, les chansons réalistes, aux fins malheureuses, et la
littérature, riche d'enseignements. Le texte montre une culture populaire qui anesthésie,
empêche de voir le vrai, tandis que la culture savante révèle les vérités de la vie. La figure de

22 Symboliquement, le juste milieu, c'est-à-dire le centre, représente l'identité également retrouvée du


personnage central.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
98
monsieur Tapu, imbibé de croyances populaires, rejoindrait ainsi la première isotopie. Bien
que les figures associées au langage soient nombreuses et de tous ordres, on pourrait voir ici
une forme d'auto-légitimation du discours littéraire, celui-ci étant axiologisé de façon
positive.

Les figures d'espace opposent la /tranquillité/, associée à des endroits situés loin des
grands centres, et l'/envahissement/ des malheurs du monde qui atteint les acteurs. Espace et
temps mettent en place les isotopies /anachronisme/ vs /synchronisme/. Les acteurs âgés
deviennent «anachroniques» lorsqu'ils se com m ettent avec des jeunes ou lorsqu'ils
fréquentent des endroits qui ne conviennent pas à leur âge. De même, Jean est déplacé dans
la scène très XIXe siècle du canotage. Le texte ne met cependant pas au rancart les aînés. H
pose au contraire la valeur et les possibilités de réalisation de cette période de la vie si elle est
vécue pour ce qu'elle est, au présent, c'est-à-dire sans se perdre dans un passé à jam ais
révolu. Le conflit des temporalités se trouve ainsi résolu, et revient le /synchronisme/.

L'opposition /excès/ vs /mesure/ est à même de subsumer toutes les autres et devient
ainsi indicatrice de l'isotopie thématique. Tant les comportements de Jean, du roi Salomon
que l'/angoisse/ dont ils sont affectés représentent des figures de l'/excès/. Il en est de même
pour l’/anachronisme/, notamment par l'opiniâtreté dont font montre mademoiselle Cora et le
roi Salomon dans leur volonté de se souvenir du passé, et les malheurs qui envahissent
l'espace des acteurs et sévissent dans les chansons réalistes. L'/oubli/ constitue également
une figure d'/excès/, à un point tel que les personnes qui en sont victimes n'en reviennent pas
lorsque, soudainement, monsieur Salomon s'occupe d'eux, la /générosité/ dont il fait montre
venant tempérer la situation.

Nos acteurs excessifs, revenant à de plus ju stes proportions dans leurs réactions
face à ce qu'ils vivent, grâce notamment aux différentes manifestations du /langage/, et plus
généralement à la culture savante, rejoignent donc la /mesure/. U n comportement adapté à
l'âge, «synchronique», s’inscrit également sous la thématique du «juste milieu». D ’un côté,
Jean subit des pressions de toutes parts : on le pousse à mettre un terme à sa liaison avec
mademoiselle Cora. De l'autre, on supplie le roi Salomon de pardonner à cette dernière. La
résolution de ces intrigues les fait passer de l'/excès/ à la /mesure/, ce que devrait nous
permettre de vérifier l'analyse des structures narratives, et leur fait connaître la /tranquillité/.
Puisque Jean reste à Paris, sa perception de l'espace ayant changé, ceci nous donne un indice
de la transformation de son être.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
99
Le texte a beau faire de l'humour, e t du langage en général, une de ses figures
priviligiées comme moyen de combattre l'angoisse, on ne peut cependant aller jusqu'à dire
que les structures thématiques sont elles-mêmes humoristiques. Contrairement à ce que l'on a
pu observer dans les autres romans où dem eurent des ambiguïtés — génératrices de
dédoublements — quant aux valeurs thématiques posées, dans L'Angoisse du roi Salomon,
la neutralisation des oppositions est manifeste. Ce n'est pas en montrant l'humour à l'oeuvre
que l'on en fait nécessairement, du moins à ce niveau du discours. Cependant, comme c'était
le cas dans les autres œuvres, l'humour ayant accompli sa tâche, peut-être peut-on en voir,
paradigmatiquement, le résultat : une forme d'euphorie. Nous tenterons d'élaborer davantage
sur cette question lors de l'analyse des structures profondes et de rénonciation.

E. FORMES SÉMANTIQUES ET HUMOUR

1. Un style tensif excessif

À la lumière de la lecture des romans signés Ajar, nous allons maintenant dégager
les caractéristiques déterminantes des form es sémantiques du discours en regard de
l'humour. Les narrateurs-acteurs de chacune des quatre œuvres de notre corpus sont affectés
d'une hypersensibilité m ettant en place leur style tensif23 excessif. Celui-ci agit dans la
première phase de l'humour, où le sujet humoriste prend conscience des réalités difficiles,
voire insupportables, qui l'entourent. Révélant un manque profond d'amour, Cousin se
prend immédiatement d'affection pour la souris qui devait servir de repas à Gros-Câlin. En
ce qui concerne Momo, cette sensibilité est figurativisée notamment par l'attention qu'il porte
à M adam e Rosa. Par ailleurs, d'autres acteurs se chargent de lui attribuer cette
caractéristique. Alex et Jean réagissent de manière excessive aux différents malheurs du
monde. Par cet excès même, le style tensif de ces deux acteurs frôle l'absurde et ouvre ainsi
la voie à l'humour.

Le style tensif de ces quatre personnages entraîne dans son sillage des figures de
culpabilité et d'angoisse, de façon peut-être moins évidente pour Momo, cela étant sans doute
explicable par son jeune âge : sa sensibilité n'a pas la même étendue que celle des acteurs
adultes, plus au fait des difficultés de la vie. Ce style tensif fait également en sorte d'inclure
les personnages dans le m alheur : ils n'en sont pas simplement des témoins, m ais en
deviennent des acteurs, comme on l'a vu dans L'Angoisse du roi Salomon : «Quand on a

On peut définir le style tensif comme la manière, pour le sujet, de sentir le monde.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
100

fini de se répéter ce n'est pas moi, ce sont les nazis, les Cambodgiens, ce sont les... je ne
sais pas, moi, on finit quand même par comprendre que c'est de nous qu'il s'agit. De nous-
mêmes, toujours, partout» (souligné dans le texte) (p.22). Il convient d'apporter des nuances
selon qu'il s'agisse de l'un ou l'autre de ces personnages. Il est vrai que c'est davantage leur
situation propre qui affecte Cousin et Momo. Dans les deux cas, les œuvres n'expriment pas
simplement une difficulté d'être, mais aussi un problème social associé aux grandes villes
dans Gros-Câlin et au milieu dans La Vie devant soi. Quoi qu'il en soit, le style tensif des
narrateurs-acteurs les place au centre d'une difficulté qu'ils devront, d'une manière ou d'une
autre, surmonter. Si, dans L'Angoisse du roi Salomon, nous avons pu reconnaître des
caractéristiques humoristiques au roi du pantalon, comme à Jean, c'est d'abord parce que lui
aussi souffre de cette fameuse angoisse qui, en ce qui le concerne, est liée à l'âge.

2. Un être exceptionnel

On retiendra ensuite le caractère hors du commun de ces figures d'acteurs.


Précisons que, s'ils sont certes exceptionnels par rapport à la norme sociale, ils sont institués
comme tels par le texte de façon plus ou moins marquée selon les cas. Ne serait-ce que parce
qu'il garde un python chez lui, Cousin devient le centre d'attraction et la risée de tous. Pour
Nadine et Ramon, le récit de son mode de vie place Momo dans une situation extraordinaire.
De plus, comme on l'a vu, différents traits le font figurer comme l'exception parmi les
exceptions. Quant à Alex et Jean, leur style tensif les entraîne l'un dans une fausse folie et
l'autre dans une voie sans issue : l'amour «en général». Cette caractéristique constitue en
partie le signifiant inhabituel indispensable à l'humour et à son rebondissement, en ce sens
qu'il entraîne une réponse inattendue — et potentiellement risible — à une situation
problématique.

Cousin et Alex se ressemblent à ce point de vue puisque les deux réagissent par
l'invention : ils sont affectés par l'esprit de chimères. Le propriétaire du python invente ce
qui lui manque : l'amour, qu'il mette en cause Gros-Câlin ou Mlle Dreyfus. Le narrateur de
Pseudo se réfugie dans une fausse folie. On a pu remarquer que, dans les deux cas, ces
inventions tiennent une place importante dans le récit. On peut parler d'humour dans la
mesure où il devient clair pour I'énonciataire implicite qu'il s'agit bien là d'inventions : ces
figures sont lisibles sur deux isotopies. Le dédoublement devient manifeste par les indices de
lucidité que laisse le narrateur-acteur face à ses inventions. S'ils sont peu nombreux dans
Gros-Câlin, ils le sont davantage dans Pseudo. La réaction des autres acteurs vient confirmer
ces indices. Ainsi, Gros-Câlin représente, selon l'être, la solitude et, selon le paraître,

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
101
l'amour. Dans Pseudo, la folie en est une selon le paraître, mais devient sujet de livre selon
l'être. On le voit donc, le rebondissement humoristique s'effectue à travers le langage : il est
question de ce qui n'existe pas comme si cela était. Le tout permet de minimiser, voire de
cacher, et finalement de surmonter la passion première.

Chez Momo, l'invention, plus subtile, se situe dans le regard. Il est humoristique
parce qu'il présente ce qui ne va pas de soi comme allant de soi grâce à sa naïveté et ses
caractéristiques exceptionnelles. Par son entremise, on assiste à un autre procédé relevant de
l'humour : la déformation de formes figées, de stéréotypes. Ici aussi, l'énonciataire doit
pouvoir reconnaître le dédoublement qui s'opère. Puisque l'amour peut naître entre le jeune
Arabe et la vieille Juive, il brise l'image convenue, convoquée par le texte, de l'opposition
séculaire qui leur est habituellement attachée et laisse place à l'espoir. Cette mise à mal du
stéréotype est surtout visible chez Momo qui parle le yiddish et désire envoyer Madame Rosa
en Israël. Le texte prend bien soin de faire remarquer qu'il s’agit là de comportements
extraordinaires. Ainsi, les lieux communs relatifs à la misère et même aux guerres sont
révoqués par le biais de la caractérisation exceptionnelle de l'être de l'acteur, caractérisation
donc, ici, humoristique par les procédés qu'elle entraîne avec elle.

Quant à Jean, c'est surtout par son style tensif, qui se manifeste souvent dans le
texte, qu'il fait figure d'exception, aussi paraît-il moins exceptionnel que les autres
narrateurs-acteurs du corpus Ajar. Rappelons-le, semblable à Momo, il est peu scolarisé, ce
qui lui attribue une vision des choses à la limite de la naïveté. Sans cette vision et son rapport
au langage particuliers, son être ne s'avérerait pas humoristique, d'autant plus que, on s'en
doutera, son style tensif met en évidence, plutôt qu'il ne cache, sa difficulté d'être. Par le défi
que le roi Salomon lance au temps à travers différentes figures afin de calmer son angoisse, il
se construit un statut hors du commun.

Contrairement à Gros-Câlin et à. La vie devant soi, dans Pseudo et L'Angoisse du


roi Salomon, le style tensif est au cœ ur des préoccupations des personnages centraux et,
ainsi, à force d'être excessif, il en devient humoristique. Il met en place une caricature de la
culpabilité. Il est toujours bel et bien question d'humour puisque le risible se manifeste sur
un fond d'angoisse. Cette démesure peut ainsi constituer le rebondissement humoristique,
mais on ne peut oublier qu'elle est faite de la passion dysphorique du sujet. Aussi, sans les
autres composantes du discours, l'hum our ne trouverait sans doute pas de bases
suffisamment stables.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
102

3. Espace, temps et humour

On ne sera pas étonné que les figures de narrateurs-acteurs ainsi définies entraînent
des répercussions sur l'organisation temporelle et spatiale. Rappelons-en quelques exemples.
Dans Gros-Câlin, l'invention du narrateur se signale à travers la confusion temporelle
observable entre la narration et la diégèse, révélant son émoi. L'opposition dans les figures
d'espace entre la France et Tailleurs, c'est-à-dire essentiellement ses anciennes colonies,
figures que l'on retrouvera dans La Vie devant soi et L'Angoisse du roi Salomon, m et en
place une critique du colonialisme, Cousin étant fier d'être Français, «compte tenu de
l'apport de la France au passé, dont elle continue à s'acquitter.»24 (nous soulignons).

Dans La Vie devant soi, l'action prenant place à Belleville dont le narrateur est issu,
les étrangers sont présentés comme des autochtones et les Français sont considérés étrangers.
On se souviendra du traitement réservé aux nazis qui, pour le narrateur, ne sont que de
l'histoire ancienne, mais qui font l'objet de bien des souvenirs de Madame Rosa, à tel point
que Momo «regrette un peu d'être né trop tard pour connaître les nazis et S.S. avec armes et
bagages»25. Comme on l'a dit, Momo présente ce qui ne va pas de soi comme allant de soi,
ce qui installe la critique, ici un peu à la manière de Gros-Câlin, ou relativise un contenu
dysphorique.

Pour ce qui est de Pseudo et L'Angoisse du roi Salomon, l'humour y affecte moins
les figures de temps et d'espace. Il n'en reste pas moins que c'est à travers lui que des
obstacles spatiaux ou temporels peuvent être contournés, voire levés, comme c’est surtout le
cas dans L'Angoisse du roi Salomon. Ce qui nous ramène toujours au langage ou, plus
précisément, au discours. C’est grâce à sa manifestation humoristique que les marques que
laisse l’histoire sont minimisées dans La Vie devant soi, laissant ainsi place à l’amour. Dans
Pseudo, la narration qui, sciemment, ne tient pas compte du temps contribue à libérer Alex
des malheurs que le passé lui a laissés en héritage. L'exception que nous avons relevée pour
L'Angoisse du roi Salomon fonctionne également pour les figures de temps et d'espace : si
le discours ne les rend pas humoristiques, le comportement de monsieur Salomon face à elles
Test.

24 Ibid., p.25.
25 GARY, Romain, La Vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975, p.60.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
103
4. Le langage en question

Dans les quatre romans, les narrateurs-acteurs reprennent à leur façon la grande
problématique du langage commune à bien des œuvres du XX e siècle par un usage de la
langue souvent qualifié de «curieux», problématique qui n'est d ’ailleurs pas étrangère à celle
de l’identité des sujets révélée par leur discours. Nous pourrons voir plus loin si le parcours
de verbalisation des narrateurs-acteurs ainsi caractérisé m et en place une réelle expression
humoristique, mais nous établirons d’abord dans quelle mesure ce cadre lui-même peut être
considéré comme tel. Cet examen nous conduit à traiter non plus les manifestations de
l’hum our mais sa fonction, à travers le langage, dans le processus de signification. Le rôle
attribué à cette langue particulière par les narrateurs de Gros-Câlin et de L'Angoisse du roi
Salomon — l’œuvre qui ouvre et celle qui ferme le corpus A jar — converge vers celui de
l’humour. Parce que, face à des situations difficiles, cette expression hors du commun
constitue un appel à l’espoir, il est bien clair qu’elle agit et qu’elle est voulue comme
rebondissement humoristique. Si cette création à laquelle on assiste ne manque pas de mettre
en évidence certaines réalités, globalement, elle critique la langue, c'est-à-dire son usage
convenu qui risque d'assujettir la pensée, plutôt que d'en être le véhicule : «Il ne faut pas se
fier aux dictionnaires, parce qu'ils sont fait exprès pour vous. C'est le prêt-à-porter, pour
aller avec l'environnement»26, affirme Cousin. En revanche, pour Jean, les dictionnaires se
font rassurants. Ils participent néanmoins à son rapport particulier au langage par
l'intégration de définitions à la narration. Révélant les propres contradictions du protagoniste,
la consultation des dictionnaires et le désir de renouvellem ent de la langue jouent, en
définitive, le même rôle.

Dans La Vie devant soi, la langue du narrateur constitue la marque de sa naïveté et


de son manque d'éducation formelle. Si son expression n'est pas sciemment un pas vers
l’espoir, son récit, quant à lui, agit de la sorte. Il se dit libéré lorsqu’il peut raconter sa vie.
C'est en bonne partie ce qui se produit dans Pseudo. Parce que le narrateur est un écrivain
reconnu, on n'y retrouve pas d'incorrections lexicales ou syntaxiques, seule la logique des
phrases est atteinte par son expression particulière. Dans ces deux derniers cas, au niveau
figuratif, c'est davantage le discours que la langue qui m et en place le rebondissement
humoristique. La figure de récit (action de raconter) se révèle thérapeutique, comme le dit le
narrateur de Pseudo, ce qui lui attribue clairement son rôle dans le processus humoristique.

Si ce rôle n'est pas tout à fait le même dans Gros-Câlin, le projet d'écriture, par son
caractère double, est aussi une figure qui présente un fonctionnem ent humoristique. Le

26 GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p. 100.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
104

narrateur prétend écrire un traité sur la solitude des pythons à Paris, alors qu'il s'agit en
réalité d'un ouvrage autobiographique sur sa solitude. Cette façon pour le moins inhabituelle
de se raconter cache, toujours en partie, le drame réel et permet de faire jaillir l'humour.

Dans les trois premières œuvres, la figure de l'acte narratif lui-même, assortie d'une
expression particulière, rebondit vers l'hum our en perm ettant aux sujets de dépasser la
passion qui les affecte. L'Angoisse du roi Salomon, par contre, fait très peu montre de
figures de récit et ce dernier y est à peine thématisé. Cependant, l'humour l'est. Nous
avancerons donc que les figures de récit agissent comme rebondissement humoristique et que
leur disparition dans la quatrième œuvre laisse place à la figure même de l'humour, qui fait
déjà une brève apparition dans Pseudo, ce qui pourrait constituer une confirmation du
fonctionnement des trois premières, une clé de lecture de l'ensemble du corpus Ajar, en
quelque sorte. Nous tenterons d'étoffer cette hypothèse lors de l'analyse des autres niveaux
du discours.

5. Synthèse sur l'humour dans les formes sémantiques

Dans notre première étape de la définition sémiotique de l'humour, nous nous


demandions si les figures étaient humoristiques. Nous avons alors présenté quelques
possibilités qui se sont avérées justes, aussi pouvons-nous répondre à cette question par
l'affirmative et même apporter quelques précisions. Le style tensif excessif mis en place par
les figures d'acteurs a d'abord retenu notre attention. En effet, ces acteurs trop sensibles se
trouvent du coup aptes à saisir en eux et autour d'eux ce qui ne va pas. On peut même aller
jusqu'à dire que la passion nettement dysphorique ressentie par le sujet est à l'origine de
l'humour. Ainsi s'opère sa première phase. Nous pourrons davantage cerner les contours de
cet état pathémique lors de l'analyse des structures narratives de surface et de l'action qu'il
génère.

Le caractère exceptionnel de l'être de l'acteur constitue à la fois la poursuite de la


première phase du processus humoristique de même que le début de la deuxième. Si l'acteur
se voit attribuer un statut hors du commun, il est vrai que c'est en partie en raison de son
style tensif. Cependant, sa réponse à ce qui ne va pas sera elle aussi exceptionnelle. Par
ailleurs, le dédoublement des figures, tout en continuant la critique amorcée lors de la
première phase, entraîne le rebondissement propre à l'humour. Pour calmer leurs angoisses,
Cousin et Alex inventent, respectivement, l'amour et la folie, mais révèlent la solitude et
l’écriture. Momo, tout bon musulman qu'il soit, parle le yiddish, signe de l'amour qu'il a

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
105
reçu de Madame Rosa. Nous avons déjà souligné la situation particulière de L'Angoisse du
roi Salomon et de son narrateur qui sont peut-être moins humoristiques, mais qui disent avoir
recours à l'humour.

On a également pu observer que l'organisation temporelle et spatiale était affectée


p ar l'humour, venant surdéterminer celle des autres types de figures. Cousin, faisant des
nœuds dans sa narration, en fait également dans le temps et l'espace. La naïveté de Momo
influence sa façon de les présenter qui casse l'image qu'ils véhiculent traditionnellement. Par
la narration dans Pseudo et l'attitude de Salomon Rubinstein dans L'Angoisse du roi
Salomon notamment face au temps, l'humour en arrive à défier ces types de figures.

On ne s'étonnera pas que les figures de langage et généralement de discours aient un


rôle à jouer dans le processus humoristique. À l'image des narrateurs-acteurs, leurs rapports
avec le langage et le discours sont également définis comme exceptionnels par le texte lui-
même. Ils se constituent en rebondissements humoristiques par cette qualification et parce
qu'ils se veulent ainsi un moyen de dire la passion pour la contrer. Leur fonctionnement
même montre ce dédoublement. Gros-Câlin et Pseudo en sont les exemples les plus
achevés : Cousin et Alex annoncent clairement leur désir de changement à travers leur usage
de la langue et de l'écriture. Pour La Vie devant soi, on ne peut pour le moment attribuer ce
fonctionnement qu'aux figures de récit. Si Momo en racontant avoue se libérer de son trop-
plein de peines, son expression particulière ne constitue pas une recherche en soi, il dit même
qu'un jour il parlera comme tout le monde. Il n'en reste pas moins que le lecteur peut
percevoir cette expression comme un moyen amusant de dire des choses terribles. Quant à
L'Angoisse du roi Salomon, de façon semblable à Gros-Câlin et à Pseudo, l'expression de
son narrateur révèle le processus humoristique, confirmé en quelque sorte par la présence de
la figure même de l'humour dans le texte, alors que les figures de récit y sont très peu
fréquentes.

Au niveau thématique, on a pu observer dans certains cas un dédoublement, propice


à l'introduction de l'humour, en ce sens que le texte n'arrivait pas à poser clairement ses
valeurs à la fin du récit. Leur articulation syntaxique nous permettra sans doute de mieux
cerner, s'il y a lieu, leur fonctionnement humoristique. Il est toutefois intéressant de noter
que les œuvres mettent en place des valeurs thématiques compatibles avec l'humour, telles
l'/invention/ et la /marginalité/ s'opposant respectivement à la /réalité/ et à la /normalité/. Par
définition également, l'humour, parce que différent de la réalité, est une invention qui rejoint
la marginalité. De façon générale, nous avons pu voir que plusieurs figures étaient ainsi
définies par le texte. Cependant, dans La Vie devant soi, Momo, comme marginal, s'oppose

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
106
non seulement à la /normalité/, mais également aux autres marginaux et c'est ainsi qu'il
devient humoristique : par le dédoublement de l'isotopie.

Ainsi, l'analyse des niveaux sémantiques du discours a permis de mettre au jour des
éléments centraux de l'humour : passion et langage particulier du narrateur. Il s'agit là des
premiers traits de ce type de discours. L'analyse des autres niveaux de la forme du contenu et
celle de la forme de l'expression nous permettra de voir comment ces traits s'y redéploient, y
sont précisés et complétés.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
C h a p it r e m

STRUCTURES NARRATIVES D E SURFACE

Étant donné le processus en deux étapes de l'humour, tel que le décrit Robert Escarpit,
et les bouleversements d'ordre syntaxique dont parle Denis Bertrand à son sujet, en bref, son
rapport étroit avec la narrativité, l'analyse des structures narratives de surface de notre corpus
devrait permettre de préciser des points importants du fonctionnement du discours humoristique.
Cette analyse s'attardera, comme il se doit, aux quatre phases de la séquence narrative, incluant
l'état pathémique du ou des sujets de même que la dimension polémique du récit.

A. G r o s - C â l i n

Un p r o g r a m m e n a r r a tif d 'é c r it u r e

«Je vais entrer ici dans le vif du sujet, sans autre forme de procès»1, tels sont les
premiers mots du texte avec lesquels le narrateur-acteur s'engage dans l'écriture d'un «traité sur
les pythons», traité que le lecteur semble avoir sous les yeux, étant donné les nombreuses figures
d'écriture qui, comme on l'a vu plus haut, apparaissent presque jusqu'à la fin du récit. Il est vrai
que «je note» (p. 17) et «je rédige» (p.33) pourraient renvoyer à un autre texte, mais «présent

* GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p.9. Les indications de page entre parenthèses qui
apparaîtront par la suite renverront à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
108
ouvrage» (p.33) ou encore «c'est moi qui souligne» (p.47), avec les marques typographiques
d'usage, éliminent cette deuxième possibilité. Donc, on pourrait croire qu'un programme narratif
d'écriture se met en place dans le passage suivant : « — Je vous encourage fermement à
continuer, Cousin. Mettez tout cela par écrit, sans rien cacher, car rien n'est plus émouvant que
l'expérience vécue et l'observation directe. Évitez surtout toute littérature, car le sujet en vaut la
peine» (p.9). Nous avons déjà vu les rapports qu'entretiennent l'écriture scientifique et l'écriture
littéraire qui, pour le moins, intriguent encore, mais pour le moment nous nous arrêtons sur la
manipulation. Ici, le «je» G'Assistant du Jardin d'Acclimatation), sujet manipulateur, fait en sorte
(faire du sujet manipulateur) que le sujet manipulé, Cousin, le narrateur-acteur, réalise la
conjonction entre un sujet d'état, qui serait, ici, lui-même, et un objet de valeur, le traité sur les
pythons. Par la même opération, le sujet manipulé se trouve investi d'un /vouloir faire/, le sujet
manipulateur opérant un faire persuasif qu'il est aisé de repérer par l'usage d'un im pératif —
«mettez» —, ce qui constitue une modalité virtualisante pour la compétence du sujet manipulé.
Le «Je vous encourage à continuer» semble du même ordre, cependant on comprend qu'il n'est
pas question ici d'écriture mais bien de «l'observation directe» — du python — qui se révèle être
plutôt un /pouvoir faire/, donc une modalité actualisante. Il va sans dire que cette observation est
nécessaire, sinon indispensable, à l’écriture, surtout qu'il s'agit d'un «traité», genre à prétention
scientifique, qui semble s'opposer à «toute littérature» qui, elle, relèverait plutôt de l'imaginaire,
comme nous l'avons déjà vu. Il reste à cerner une autre modalité actualisante : le /savoir faire/.
Étant donné l'univers socio-culturel mis en place par le récit dans lequel Cousin, l'acteur-sujet,
évolue, défini entre autres comme /français/, ce qui renvoie à un pays où l'instruction est
obligatoire, et étant donné que cet acteur est scolarisé, comme nous l'indique son rôle figuratif
professionnel de statisticien, on peut conclure qu'il possède déjà un /savoir écrire/, d'ailleurs
manifesté, en quelque sorte, par le texte lui-même. Il faut bien évidemment préciser que ce
/savoir écrire/ est lui-même modalisé par un «vouloir écrire différemment».

La manipulation, la compétence et l'objet de quête étant clairement identifiés, on


s'attendrait à ce qu'il y ait effectivement performance ; or, rien n'est moins certain. Après que le
personnage principal a rencontré Mlle Dreyfus dans une maison close et qu'il se soit retrouvé au
lit avec elle, il se débarrasse de Gros-Câlin en le confiant au Jardin d'Acclimatation, là où on
l'avait engagé à écrire le traité. Ces deux épisodes sont cruciaux. En ce qui concerne le
programme narratif d'écriture, le sujet passe alors d'un /pouvoir faire/ à un /ne pas pouvoir
faire/ : l'observation directe nécessaire à la rédaction du traité, selon l'Assistant du Jardin
d'Acclimatation, n'est plus possible. C'est la raison pour laquelle il est difficile de conclure que
ce programme est réalisé, bien que nous ayons, si l'on peut dire, le texte devant nous. Même si

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
109
Cousin rédige une lettre destinée à des éditeurs «triés sur le volet» (p.69) — l'envoie-t-il ? — , il
n'y a aucune manifestation qui pourrait être reliée d'une manière ou d’une autre à la fin de
l'écriture de ce traité. Quoi qu'il en soit, l'objet «traité sur les pythons» est également à mettre en
doute. Le traité qui devrait être le fruit d'observations sur G ros-Câlin devient un genre
d'autobiographie, c'est-à-dire que le narrateur-acteur raconte tout autant ses activités — en
somme, sa vie — que celles du python. On remarque donc, au niveau narratif également, le
caractère ambigu du texte lui-même oscillant entre un genre scientifique et un genre plus littéraire
qui, d'ailleurs, comme nous l'avons vu, aurait dû être évité. Cependant, cet espèce d'échange
(Gros-Câlin <-> une nuit avec Mlle Dreyfus) nous permet d'établir le programme narratif
principal.

Notons auparavant que le mélange des genres est de nature à installer un fonctionnement
humoristique. S'il est vrai que la convocation et la révocation simultanées constituent l'un des
procédés de l'humour, comme le propose Denis Bertrand, nous serions donc face à l'une de ses
manifestations. Comme nous venons de le voir, le narrateur prétend faire une chose alors qu'il
en fait en même temps une autre : le cadre narratif du récit se révélerait donc ainsi humoristique.
Nous aurons l'occasion de développer davantage cette importante question de l'écriture lors de
l'analyse de rénonciation.

LE PROGRAMME NARRATIF PRINCIPAL

1. La perform ance

Dans une performance qui s'opère par substitution, les deux objets en cause, ici Gros-
Câlin et M lle Dreyfus, doivent être considérés comme des occurrences de la même classe
d'objets, ce qui nous apparaît assez clairement. L a classe d'objet en question pourrait s'intituler
«quelqu'un à aimer», comme le dit lui-même Cousin, et en effet Gros-Câlin ne peut être qu'un
substitut de ce «quelqu'un», n'étant pas reconnu par le texte comme un être humain. Dans le
même ordre d'idées, si les épisodes que nous évoquions ci-dessus amènent une situation à
caractère définitif— Cousin ne reverra plus Gros-Câlin, ni Mlle Dreyfus d'ailleurs — , il est tout
de même intéressant de constater que c'est au moment précis où Mlle Dreyfus annonce sa visite
chez Cousin que Gros-Câlin en profite, en quelque sorte, pour faire une fugue. Non seulement
les deux objets se substituent-ils l'un à l'autre pour le sujet, mais la narration, qui passe du récit
d'un événement à l'autre sans d'abord savoir sur lequel s'arrêter, se voit également obligée

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
110
d’opérer une substitution. Finalement, on peut dire que Cousin a échangé Gros-Câlin contre «un
gros câlin» (p.204), comme nous le dit le texte ; il y a donc un passage du déterminé vers
l'indéterminé, du marginal vers le normal, comme nous avons d'ailleurs pu l'observer lors de
l'analyse des structures thématiques. On peut donc exprimer de cette façon la performance du PN
de base par laquelle le sujet d'état SI, assumé par Cousin, d'abord conjoint avec l'objet O l,
Gros-Câlin, et disjoint avec l'objet 02, un gros câlin ou une nuit avec Mlle Dreyfus, se retrouve
conjoint avec l'objet 0 2 et disjoint avec l'objet O l :
F(S1) => [(01 Q. S2 U 0 2 ) -> (O l U S2 Q 02)].

Comme nous venons de le voir, les deux objets sont bel et bien substituables, toutefois
la conjonction entre le sujet S2 et chacun des deux objets ne semble pas de même nature,
notamment parce que Cousin garde chez lui assez longtemps Gros-Câlin tandis qu'il ne passe
que quelques instants avec Mlle Dreyfus. Nous est-il permis de mettre de côté cette donnée
temporelle ? La différence à ce point de vue est très claire, même si elle n'est cependant pas mise
en évidence par le récit où les marques de temps sont plutôt floues, comme l'a mis au jour
l'analyse de l'organisation temporelle. De la même façon, la classe de l'objet de valeur étant de
l'ordre du «quelqu'un à aimer», il serait possible d'établir la conjonction entre le sujet d'état et
l'objet qui se rapporte à Mlle Dreyfus, puisqu'ils passent une nuit ensemble (de façon particulière
il est vrai, mais tout de même cette nuit, du point de vue de Cousin, est plutôt amoureuse que
simplement sexuelle), sans qu'il faille tenir compte de cette considération temporelle. Cette
différence nous amène à faire quelques considérations sur la performance elle-même. Rappelons
ce que dit Courtés à son sujet : «Pour qu'il y ait p e rfo rm a n c e , il faut d'abord qu'il y ait
syncrétisme actoriel des deux sujets : autrement dit, les deux rôles syntaxiques de S I (comme
sujet de faire) et de S2 (comme sujet d'état) doivent être pris en charge par un même et seul
acteur»2. Or, la transformation (la substitution des objets de valeur : Gros-Câlin -> Mlle
Dreyfus) se produit à la suite d'une rencontre qui se fait par hasard. Cousin reste sujet du faire
puisqu'il cherche Mlle Dreyfus, mais n'est pas le seul acteur qui assume ce rôle : il n'y a donc
pas le syncrétisme parfait qui permettrait à une réelle performance de s'opérer. L'examen des
modalités nous expliquera sans doute mieux pourquoi survient cette performance mitigée. Ce
point nous permet maintenant d'établir une symétrie opposée entre les deux objets O l et 0 2 :
Cousin garde relativement longtemps Gros-Câlin, mais n’a pratiquement pas le temps de le
désirer, il s'agit presque d'une conjonction magique, à l'inverse, si Cousin passe peu de temps
avec Mlle Dreyfus, il en aura d'autant plus pour la désirer. La plupart des codes amoureux

2 COURTÉS, Joseph, Analyse sémiotique du discours. D e l'énoncé à l'énonciation, Paris, Hachette, 1991, p.103.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
111
occidentaux nous le disent : cette longue période d'attente avant l'obtention de l'objet du désir ne
lui donne que plus de valeur ; on pourrait en déduire que l'objet 0 2 , par cette détermination,
prend de plus en plus de valeur pour le sujet au fur et à mesure que le temps passe et que le récit
avance. Pour conclure sur cette question, nous posons l'hypothèse que le passage, dont nous
avons parlé plus haut, de Gros-Câlin à un gros câlin, du déterminé vers l'indéterminé, aura un
écho dans les structures profondes et que c'est donc ce passage qu'il importe de retenir à cette
étape de l'analyse.

2. La polémique

Dans un premier temps, on serait porté à croire que l'anti-programme n'est pas
manifesté dans Gros-Câlin. Puis, à y regarder de plus près, on voit bien que le /ne pas pouvoir
faire/ du sujet est associé à la figure de «l'agglomérat du grand Paris» qui «compte dix millions
d'usagés» (p. 16) — on pense bien sûr ici à l'anonymat des grandes villes — et qui joue donc le
rôle d'anti-sujet. Cet anti-sujet cherche à imposer un objet opposé à celui que le sujet recherche,
c'est-à-dire la solitude plutôt que «quelqu'un à aimer». On peut bien cerner ce parcours dans le
passage suivant : «[...] c'est normal de se sentir seul dans une grande agglomération, lorsqu'on
a dix millions de personnes qui vivent autour de vous» (p.52-53). À la fin du récit, il est très
clair qu'il y a eu un renversement de situation, que le sujet n'est plus dominé par l'anti-sujet et
que le /ne pas pouvoir faire/ s'est transformé en /pouvoir faire/ : «Dans un grande ville comme
Paris, on ne risque pas de manquer» (p.215). Il est à remarquer que ce risque de ne pas manquer
demeure indéterminé, un peu à la manière d'un gros câlin qui remplace Gros-Câlin.

Il convient de préciser que l'anti-sujet revêt également un caractère conformiste : «Dans


un grand agglomérat comme Paris, avec dix millions au bas mot il est très important de faire
comme il faut et de présenter des apparences démographiques habituelles, pour ne pas causer
d'attroupements» (p.20). On voit que l'action de cet anti-sujet a tout de même de l'influence
puisque Cousin se conforme, du moins au point de vue du paraître, mais tel n’est pas le cas en ce
qui concerne l'être, ne serait-ce que par le fait qu'il garde un python. Cependant, pour les autres
personnages, qui jugent son comportement bizarre, même le paraître n'arrive pas à donner le
change. Ceci nous amène à préciser le rôle du garçon de bureau, syndicaliste convaincu, qui
travaille avec Cousin. Ce garçon de bureau s'allie à l'anti-sujet de par son rôle thématique de
syndicaliste parce qu'il veut, à maintes reprises, faire participer Cousin à des réunions et des
manifestations pour soi-disant l'aider, ce à quoi il n'arrivera pas. On voit par là que Cousin en

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
112

vient à dominer l'anti-sujet, du m oins en partie, d'autant plus que le garçon de bureau sera
congédié.

Il y a un autre acteur important qui assume également le rôle d’anti-sujet et c'est Gros-
Câlin lui-même, malgré son rôle d'objet «en attendant» pour le programme narratif principal,
puisqu'il est un obstacle pour Cousin dans sa quête de «quelqu'un à aimer», comme ne manque
pas de lui dire son chef de bureau : «Mais vous aurez du mal à faire accepter un python par votre
femme» (p. 15). On constate évidem m ent que Gros-Câlin assume des rôles contradictoires :
selon le paraître, il se situe dans la classe de l'objet de valeur, mais, cela étant illusoire, selon
l'être, il risque d’empêcher le sujet d’acquérir ce même objet, ce qui mènerait ce dernier à une
plus grande solitude, associée à l’anti-programme. La conjonction du sujet avec cet objet révèle
donc, en réalité, son isolement et la domination de l'anti-sujet — la ville de Paris n'étant alors
plus vue comme génératrice du manque d'amour — , même relative, se produit lorsque Cousin se
débarrasse de Gros-Câlin.

3. La manipulation

«Vous savez, dans l'agglomération parisienne, il faut quelqu'un à aimer [...]» (p.64).
On l'a vu, l'agglomération parisienne est associée à la solitude, donc à un état de manque,
d'ailleurs lexicalisé dans le récit : «Moi, il faut dire, j'ai toujours manqué de bras. Deux bras, les
miens, c'est du vide. Il m'en faudrait deux autres autour. C'est ce qu'on appelle chez les
vitamines l'état de manque» (p.21). Ce manque de bras, c'est-à-dire le manque d'amour,
correspond à l'état initial du sujet puisqu'il est conjoint à Gros-Câlin et disjoint de Mlle Dreyfus,
le python n'ayant évidemment pas de bras, ce qui surdétermine son rôle d'anti-sujet. Ici, le sujet
du faire agit lui-même comme sujet manipulateur qui fait en sorte que le sujet acquiert les
modalités virtualisantes, le /devoir faire/ («il faut») et surtout le /vouloir faire/, ici vouloir
«quelqu'un à aimer», cette opération mettant en place le programme narratif principal où, comme
on le sait, le sujet liquidera d’une certaine manière ce manque. La modalité du /vouloir faire/ peut
être associée au désir qui, bien sûr, doit précéder le parcours amoureux que nous verrons de
façon détaillée dans la phase de qualification du sujet.

3.1 L'état pathémique du sujet manipulé


On peut se demander pourquoi le sujet manipulé veut-il lui-même être conjoint à l'objet
«quelqu'un à aimer». C'est par une incursion du côté des passions, en esquissant un schéma

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
113
pathémique du sujet manipulateur, que nous pourrons cerner cette question. Précisons que ce
schéma, tel qu'il est présenté par Jacques Fontanille3, com porte cinq phases : constitution,
disposition, pathémisation, émotion et moralisation. C'est à l'aide du passage suivant que nous
pourrons voir comment la passion se manifeste dans Gros-Câlin :

Ainsi qu'on l'a remarqué sans cesse dans ce texte, il y a dix millions d'usagés
dans la région parisienne et on les sent bien, qui ne sont pas là, mais moi, j'ai
parfois l'impression qu'ils sont cent millions qui ne sont pas là, et c'est
l'angoisse, une telle quantité d'absence. J'en attrape des sueurs d'inexistence
mais mon médecin me dit que ce n'est rien, la peur du vide, ça fait partie des
grands nombres [...] (p.63).
Le sujet est ici mis en état de connaître une passion — l'angoisse — par le fait qu'il se trouve
dans la région parisienne avec ses dix millions d'habitants «absents», il est ainsi constitué comme
sujet pathémique par ce qu'il ressent de son environnement. Étonnam m ent, on retrouve un
phénomène fort semblable à celui qu'a noté Jacques Fontanille chez Ionesco : «Chez Ionesco, à
en croire Notes et contre-notes, la constitution des sujets passionnés repose [...] sur le sentiment
du vide et de la déliquescence (l'évanescence des contenus) [...]»*.

La disposition qui vient déterminer le type de passion que le sujet va éprouver précède
logiquement la transformation passionnelle de la même manière que la compétence narrative est
indispensable à la performance du sujet. Cousin se trouve d isp o sé à l'angoisse par une
surenchère de l'absence : «[...] j'ai parfois l'impression qu'il sont cent millions qui ne sont pas
là [...]» (p.63). Cette disposition vaut pour ce contexte précis, mais, de façon plus générale, le
sujet angoissé, à la manière de l'asthmatique5, est ici au coeur d'un conflit entre le /vouloir/ et le
/pouvoir/ : il voudrait prendre contact, être conjoint, avec tous ces gens, mais cela lui est
impossible, étant donné, précisément, leur absence.

«[...] [E]t c'est l'angoisse [...]» : une fois le sujet disposé, la pathém isation semble
survenir automatiquement. En principe, lors de cette phase, le sujet passionné découvre la raison
de son trouble, ce que le narrateur cerne et exprime dans notre exemple. Il semble ici que la
pathémisation englobe d'une certaine manière les deux premières phases du schéma pathémique.
Par ailleurs, si, comme le propose Fontanille, la pathémisation trouve son pendant narratif dans
la performance, il serait normal que celle-là se produise de la même manière que celle-ci, c'est-à-

3 Dans «Le schéma des passions», Protée, vol.21, no 1, hiver 1993, p.33 à 41.
4 Ibid., p.35.
5 Ibid.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
114
dire lorsque tout le nécessaire est mis en place dans les phases qui les précèdent, ce qui est bien
le cas ici.

U émotion se manifeste par un phénomène de somatisation, comme on peut le voir ci-


dessus : «J'en attrape des sueurs d'inexistence [...]» ; évidemment, accolé à «sueurs», le terme
«inexistence» peut produire un effet de sens figuré, cependant, ailleurs dans le récit, on retrouve
bel et bien le froid, figurativisé de différentes façons, ce qui nous ramène au registre somatique,
d'autant plus que la figure du médecin qui suit immédiatement apparaît comme une conséquence
de ces sueurs.

L a moralisation , phase d'évaluation de l'événement passionnel, est justement faite par


ce médecin : «ce n'est rien». Contrairement à d'autres passions, l'angoisse ne semble pas
nécessairement observable, cependant, comme c'est le cas ici, elle peut être communiquée. De ce
fait, l'existence de l'angoisse est reconnue en même temps que son absence de valeur ou sa
valeur tout à fait commune, autrement dit cette angoisse serait normale dans une grande ville, à la
limite sans importance, aux dires du sujet moralisateur. Cette évaluation reprend un discours
social fort répandu selon lequel ce genre de maladie est peu prise au sérieux, étant considérée
carrément comme imaginaire. Ce discours confirme donc en quelque sorte la propension de
Cousin à s'imaginer des choses.

Comme nous l'avons précisé, il ne s'agit que d'une esquisse de schéma pathémique,
mais il nous renseigne tout de même sur la passion qui joue un rôle déterminant, puisqu'en
définitive l'angoisse constitue la manipulation, derrière la manipulation factitive, qui met en place
le programme narratif principal, sans compter qu'elle se manifeste tout au long du récit. Le sujet
est angoissé par l'«absence» (pathémisation) des Parisiens et le «manque de bras»
(manipulation), ce qui l'installe sur un programme amoureux : il cherche quelqu'un à aimer et,
on peut ajouter, quelqu'un qui l'aime. D'ailleurs, c'est immédiatement après l'expression de cette
passion qu'il tente de se rapprocher de Mlle Dreyfus dans l'ascenseur, on l'a vu plus haut, le
texte créant le lien de cause à effet entre l'agglomération parisienne et la nécessité d'avoir
«quelqu'un à aimer».

On remarque donc que la passion dysphorique, l'angoisse, est à l'origine de l'action.


Cette séquence est à mettre en parallèle avec celle de l'humour. En effet, selon Robert Escarpit,
sa première phase est constituée par une prise de conscience par le sujet humoriste de ce qui ne
va pas chez lui ou autour de lui. S'ensuit un rebondissem ent composé notamment par

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
115

l'invention, le déni du réel. Cousin ne semble pas agir autrement : l'histoire d'amour avec Mlle
Dreyfus constitue ce déni, il s'invente ainsi une passion euphorique. Par ailleurs, l'angoisse de
Cousin nous fait bien sûr penser au titre du dernier roman du cycle A jar : L'Angoisse du roi
Salomon. Nous pourrons voir plus loin si des similitudes se dégagent entre ces deux œuvres,
tant d'un point de vue général que de celui de l'humour.

4. La compétence ou le récit détaillé

La performance s'opère donc par une subsitution entre deux objets, Gros-Câlin et Mlle
Dreyfus. Pour contrer la solitude, associée à l'anti-programme, de quelque façon que ce soit, la
conjonction avec l'un ou l'autre de ces deux objets s'avère donc indispensable. Dans un premier
temps, se déploie un programme narratif d'usage lorsque Cousin, trop sensible pour donner lui-
même à manger au python des souris vivantes, cherche comment il arrivera à le nourrir, ce qui
correspond à l'acquisition d'un /pouvoir faire/, c'est-à-dire garder Gros-Câlin qui constitue
l'objet «en attendant».

Ce programme d'usage en subsume lui-même deux autres. Ce /pouvoir faire/ sera


réalisé par un /savoir faire/ communiqué au sujet par un autre acteur, le père Joseph, sujet
modalisateur de ce deuxième p ro g ram m e d'usage, qui donne la solution à Cousin : le faire
nourrir par quelqu'un d'autre, en l'occurrence la femme de ménage. Ce /faire faire/ constituant le
troisième programme d'usage qui permettra à Cousin de garder Gros-Câlin. Corrélativement,
comme nous l'a révélé le caractère polémique du récit, ce /pouvoir faire/ entraîne avec lui un /ne
pas pouvoir faire/, Gros-Câlin étant un obstacle dans l'acquisition de l'objet de valeur quelqu'un
à aimer.

Malgré cette ambiguïté, une fois la sauvegarde du premier objet assurée, le sujet peut
s'occuper de celui qui l'intéresse plus encore : Mlle Dreyfus (on se rappellera ici que l'emploi du
mot «objet» ne renvoie à aucun jugement d'ordre moral). Il s'engage alors résolument sur le
programme narratif de quête amoureuse ou plus précisément de séduction. La première étape de
ce parcours amoureux est bien sûr la prise de contact. Pour ce faire, Cousin s'arrange donc pour
prendre tous les matins avec Mlle Dreyfus l'ascenseur qui les conduit à leur bureau, toutefois
sans d'abord chercher à lui adresser la parole ; c'est elle qui le fera et nullement dans le but de le
séduire. Il se décidera à lui parler au bout de onze mois de ce petit manège et, malheureusement
pour lui, sans succès. Dans ce genre de quête, il ne peut y avoir performance que par

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
116
rapprochement, ce dernier pouvant être plus ou moins étalé dans le temps. Ce prem ier
rapprochement dans l'ascenseur entre Cousin et M lle Dreyfus s'inscrit dans un programme
d'usage qui, comme nous l'avons esquissé, pourrait s'intituler «séduction», programme qui
permettra au sujet d'acquérir le /pouvoir faire/ nécessaire à sa performance, ce qui est d'ailleurs
clairem ent exprimé dans le texte : «[...] chaque voyage [en ascenseur] que nous faisons
ensemble nous rapproche davantage e t nous fait la plus rassurante des promesses : celle de 2 =
1» (p.82), ce «2 = 1» traduisant de façon imagée et éloquente l'éventuelle conjonction.
Cependant, nous n'y sommes pas encore.

Après ce premier rapprochement, ce qui pourrait paraître bizarre, Cousin s'inscrit à des
cours de ventriloquie donnés par un certain monsieur Parisi. Mais puisque cet exercice consiste à
faire croire que ce qui est extérieur à soi parle, on peut tout de m êm e faire un lien avec le
programme de séduction. Selon la logique du parcours amoureux, Cousin devrait maintenant
tenter un rapprochement par la parole avec M lle Dreyfus ; par ces cours de ventriloquie qui
impliquent la parole — il est vrai de façon bien particulière ! — , on peut voir ici une tentative
d'acquisition d’un /savoir faire/. Cependant, étant donné que la ventriloquie vise à faire croire
que la parole est extérieure à soi, il s'agit bien d'une tentative, d’une illusion définie par la
conjonction du paraître et du non être. Aussi, cette tentative ne sera guère utile au program ma de
séduction et ne débouchera sur rien de concret, donc un /ne pas savoir faire/. Quand on y regarde
de plus près, il n’y a rien d'étonnant à cet état de choses. Le professeur, M. Parisi, précisément
par son patronyme, peut être associé à l'anti-sujet, la ville de Paris qui tient elle-même son nom
des Parisii, une peuplade celte, d'autant plus que les cours sont donnés en groupe, ce qui déplaît
à Cousin de la même façon qu'il voit les dix millions d'habitants de Paris comme une menace.
Toute cette histoire est d'ailleurs associée à «l'artificiel» (p. 112), au «truquage» (p. 113), donc
toujours à l'illusoire, comme peut l'être ici la ventriloquie, qui ne saurait faire avancer quoi que
ce soit.

Un autre coup d'essai suit cet apprentissage raté. Cette fois, Cousin tente d’entrer en
contact avec un voisin célèbre, le professeur Tsourès. Il s'y prend à peu près de la même manière
qu'avec Mlle Dreyfus, c'est-à-dire qu'il attend, jour après jour, le professeur devant sa porte en
souriant, sans rien dire. Le voisin en question finit par exploser. Il y a alors bel et bien prise de
contact, mais celle-ci se solde par une promesse de visite, que le professeur fait par politesse,
sans plus. Fait amusant à souligner, «tsourès» en yiddish signifie «problème», ce qui,
pourrions-nous inférer, ne promet rien de positif. Ainsi, cette tentative de prise de contact
pourrait se voir comme une acquisition de /savoir faire/, cependant on se demande ici ce qu'il

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
117

pourrait bien y avoir d'acquis puisque les essais du sujet n'aboutissent à aucun résultat. H semble
plutôt se dégager de ces tentatives une conjonction avec un /ne pas savoir faire/, traduisant la
maladresse de Cousin dans ses relations avec les autres. Dans le même ordre d’idées, on note la
mise en œuvre d’une action de la part du sujet, action qui demeure toutefois teintée de passivité.
Il attend ce /savoir faire/ d’autres acteurs. Mais, n'aurait-il pas lieu, malgré tout, de voir ces
échecs comme un apprentissage ? L'échec lui-même peut constituer un lieu d'apprentissage
privilégié surtout que ce parcours va tout de même mener à la performance.

Alors «se produisit l'événement tant attendu» (p. 138). Un réel rapprochement se fait,
opéré par Mlle Dreyfus, ici sujet modalisateur, qui demande à Cousin : « — Ce python, est-ce
qu'on peut venir le voir ?» (p. 146) La visite a bel et bien lieu. Mais, à la grande déception du
propriétaire du python, Mlle Dreyfus se présente chez lui avec deux collègues de bureau, servant
complaisamment d'instrument à leur curiosité. Elle ne partage donc pas les visées de son hôte :
un tête-à-tête avec lui ne l'intéresse guère. Cette dernière se rend compte de la déception de
Cousin, ce qui la pousse à s'excuser de ce malentendu. On s'en doutera, il s'agit ici d'une demi-
réussite ou d'un demi-échec. Du point de vue de Cousin, on peut tout de même dire qu'il y a eu
progression. Aussi inscrira-t-on cet épisode dans le programme de séduction puisqu'il permet
l'acquisition de /pouvoir faire/ : bien que décevante pour lui, il s’agit d’une réelle prise de
contact. Il est à noter également que cet épisode comprend une préparation typique des
rencontres amoureuses (table soigneusement dressée pour deux avec entre autres des serviettes
en forme de cœur).

D ’échec en demi-échec, deux jours après cette visite, le rapprochement, comme le veut
le parcours amoureux, se poursuit par une invitation toute classique : Cousin propose à Mlle
Dreyfus, de façon voilée, d’aller au cinéma avec lui. Cette dernière décline l'invitation. Cousin
ne se sent pas battu pour autant. Le lendemain, il l'attend au bureau avec des fleurs — des
violettes. L'heure avance et la destinataire de ce bouquet n'arrive toujours pas. Cousin finit par
apprendre que Mlle Dreyfus ne viendra plus travailler à la STAT : elle a donné sa démission. E
décide d'abord de l’attendre chez elle. L'attente se faisant longue, il va chez les «bonnes putes»,
comme il les appelle ; n'y trouvant pas son compte, il continue à errer dans Paris jusqu'à ce qu'il
aboutisse dans un maison close où la «responsable» des lieux lui propose Mlle Dreyfus. C'est
bien sûr à ce moment que se produit la performance, le rapprochement final, par l'échange. Du
moins, c'est à ce moment que Cousin décide de se débarrasser de Gros-Câlin, c'est-à-dire
lorsqu'il fait l'amour avec Mlle Dreyfus — on pourrait presque dire p en d a n t — ou plus
précisément, comme nous l'avons mentionné ci-dessus, lorsqu'il reçoit un gros câlin. Avant que

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
118
se produise cette performance, on reconnaît bien le parcours amoureux classique : le cinéma, les
fleurs, l'amoureux qui poursuit sa bien-aimée dans toute la ville, tout ceci constituant
l’acquisition ultime mais nécessaire du /pouvoir faire/.

Si on reconnaît un parcours amoureux classique lors de l'acquisition de la compétence,


même les tentatives maladroites — mais charmantes, pourrions-nous dire ! — peuvent prendre
part à ce parcours, il faut bien avouer cependant que la performance et la sanction, quant à elles,
n'ont rien de classique, bien au contraire ! On se serait attendu à un mariage ou à quelque chose
d'équivalent que Cousin d'ailleurs propose à M lle Dreyfus et que, bien sûr, comme tout ce qu'il
lui a proposé, elle refuse, mais pas à ce que Cousin renonce à Mlle Dreyfus après avoir
découvert qu'elle est prostituée et après avoir fait l’amour avec elle. Aussi examinerons-nous
plus loin les enjeux de cette distorsion entre la compétence et la performance. On peut déjà dire
cependant que cette séquence en rupture n'est pas sans rappeler celle de l'humour dont la
deuxième phase s'effectue par un rebondissement.

5. La sanction

On ne peut être plus explicite sur la liquidation du manque : «Dans une grande ville
comme Paris, on ne risque pas de manquer», surtout que cette phrase est la dernière du texte
(p.215). Mais que se passe-t-il au juste après la performance ? La figure du python correspond
au problème de solitude de Cousin, problème anthropomorphisé prenant ainsi beaucoup, sinon
toute la place. Le «nous» désignant conjointement Cousin et Gros-Câlin apparaît tout au long du
récit, ce qui marque le lien étroit entre Cousin et son problème. Ce «nous» revient cependant
après que Cousin ait donné le python au Jardin d'Acclimatation, comme si le problème était alors
intériorisé. Ainsi, le sujet ayant performé, sa solitude prend moins de place. Le même
phénomène se produit lorsqu'il décide de brûler les portraits de Jean M oulin et de Pierre
Brossolette qui représentent la clandestinité sur la configuration de la marginalité. Ce faisant et
les gardant en son «fort intérieur», il se détache de sa marginalité extérieure qui pouvait
également être associée à Gros-Câlin. Toujours selon le même mouvement, Cousin s'achète une
montre, figure de compensation, d'autant plus qu'elle coûte le même prix — 150 francs —
qu'une nuit avec Mlle Dreyfus !

En définitive, selon le paraître, l'anti-sujet semble avoir marqué des points, puisque le
sujet est allé vers le conformisme. Toutefois, il faut surtout voir là une réduction du problème de

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
119

solitude de Cousin, puisqu'il ne paraît plus. Au point de vue de l'être, l'anti-sujet, Paris avec ses
dix millions d'habitants, est bel est bien dominé, devenant même adjuvant : «Dans une grande
ville comme Paris, on ne risque pas de manquer» (p.215). On ne risque pas de manquer de bras,
d'amour. Le sujet n'est pas conjoint avec l'objet de valeur «amour», mais plutôt avec un espoir.

6. Structures narratives et humour

L 'acteur Cousin envahi par une solitude om niprésente qui l'angoisse, solitude
figurativisée par Gros-Câlin, voulant avoir «quelqu'un à aimer», se constitue ainsi en sujet
manipulateur et sujet du faire. Cette solitude, figurativisée cette fois par la grande et conformiste
ville de Paris, se révèle également comme étant l'anti-sujet, accompagnée du garçon de bureau,
pouvant représenter la société en général, qui poussent, eux aussi, vers le conformisme. On
remarquera que le sujet du faire engagé dans un programme narratif d'usage de séduction s'avère
en réalité incompétent, n'étant pas sujet modalisateur en ce qui concerne le programme d'usage
de rapprochement et n'arrivant pas à acquérir de /savoir faire/. De plus, il est certain que Cousin
cherche Mlle D reyfus, mais c'est par hasard, en ne la cherchant plus, qu'il la trouve. On
comprend alors pourquoi il y a, en apparence, distorsion entre la compétence et la performance ;
mais, en réalité, m algré la domination de l'anti-sujet, la deuxième est à l'image de la première,
c'est-à-dire qu'elle peut paraître mitigée pour le lecteur. L a sanction confirme ce parcours : le
sujet est moins seul, «avec espoir», le problème est moins grand, mais il persiste.

La structure humoristique de cette organisation narrative se révèle d'abord par la


présence d’un passion dysphorique ressentie par le sujet et manifestée dans les structures
discursives notamment par les figures de solitude et d'angoisse, passion qui l'engage dans une
action. Il est à noter que le rapport entre l'objet de valeur «en attendant», Gros-Câlin, destiné à
meubler la solitude de Cousin et le véritable objet, M lle Dreyfus, peut présenter un
fonctionnement humoristique. En effet, les deux objets semblent avoir bien peu de choses en
commun. L'hum our jaillit par cette façon inattendue de combler un manque bien réel. Cela
n’étant sans doute pas suffisant, une action se met donc en place, caractérisée par un passage en
rupture d'une phase à l'autre du schéma narratif canonique. Le même phénomène se produit pour
les différents PN d'usage de la phase de compétence. Le sujet désire un objet, mais ne s'y prend
pas de la bonne manière pour l'obtenir : ce pourquoi on a tendance à le juger incompétent. On
constate alors des détours narratifs propres à créer un effet humoristique par l'écart entre le
moyen pris et le but visé. Ainsi en est-il de la ventriloquie qui ne peut faire parler Gros-Câlin que

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
120
de façon illusoire ou encore du long mutisme de Cousin face à Mlle Dreyfus dans l'ascenseur.
Puis survient une performance qui pourrait être vue ici comme un succédané de ce qui est attendu
(le sexuel par rapport à l'amour, ce qui montre tout de même une certaine logique puisque le sujet
n ’est pas compétent). Pourtant, il s'agit bien de la transformation principale qui permet
d'élim iner la figure dominante de solitude : Gros-Câlin. On le voit, les grandes articulations du
récit brisent la logique narrative, ce qui peut constituer autant de rebondissements humoristiques.
Si on regarde, du point de vue de l’humour, l’organisation narrative en général, la première
phase se constitue comme suit : afin de combler sa solitude qui l’angoisse, Cousin désire aimer
et être aim é ; la deuxième, le rebondissement, se m anifeste ainsi : il adopte des moyens
inefficaces, inhabituels, pour y arriver. Cette structure relève de l'humour, ce qui n’empêche pas
le texte de laisser en même temps un goût amer, étant donné qu’il demeure difficile de statuer sur
la situation de Cousin à la fin du récit. Comme le dit Dominique Noguez : «l’humour est une
machine à changer le malheur en plaisir, mais le malheur se venge»6 !

Qu’en est-il donc du programme d’écriture ? Nous avons remarqué que l’écriture du
«traité sur la solitude des pythons à Paris» n’arrivait pas à son terme. En réalité, ce programme
se confond avec le programme principal. En fait, on pourrait paraphraser le titre du traité par
«récit de la solitude de Cousin à Paris». Ainsi, les sujets fusionnent, ce que confirme la figure de
Gros-Câlin qui est en fait une matérialisation de la solitude de Cousin. La confusion se fait aussi
remarquer dans la narration elle-même lorsque, par exemple, le narrateur d it qu'il ne peut plus
raconter parce qu’il vit une grande tension, il est dans un «moment de page blanche» (p. 147). On
se rappellera également que le sujet-scripteur était doté d’un /vouloir écrire/ différemment «dans
un but d’espoir». Comme on vient de le voir, c’est bien sur quelque chose de l’ordre de l’espoir
que s'achève le récit, ce qui achève du même coup de fondre l'un dans l'autre les deux
programmes : l'écriture et l'amour.

L a contradiction entre le programme narratif annoncé et le programme réalisé crée un


paradoxe ironique propre à l'humour. Le rebondissement viendrait du fait que l’un est en même
temps l’autre : le premier raconte de manière détournée la même chose que le deuxième. Si le
narrateur voulant coller à son sujet multiplie les digressions, il crée en même temps l'espace
textuel générateur d'humour. En définitive, la solitude — associée à la dimension polémique du
récit — serait dominée grâce à la production d'un discours humoristique, ce qui conduirait à
l'espoir.

6 NOGUEZ, Dominique, L'Arc-en-ciel des humours, Paris, Hatier, 1996, p.20.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
121

B. LA VIE D E V A N T SO I

Un p r o g r a m m e n a r r a t if d e r é c it

La Vie devant soi met en place dès la première phrase du texte un programme narratif de
récit : «La prem ière chose que je peux vous dire [,..]»7 . Momo raconte sa vie, et plus
particulièrement sa relation avec Madame Rosa, à ceux qui l'ont recueilli. Encadrant le
programme narratif principal, il s'agit d'un programme où le sujet opérateur et le prem ier sujet
d'état sont assumés par Momo — le je — , le deuxième sujet d'état est constitué de Madame
Nadine et du docteur Ramon — ses bienfaiteurs — et où l'objet de valeur est le récit :
F(S) => [(SI a O U S2) -> (SI Q. O a S2)].
ü ne devient clair qu'à la toute fin que le sujet S2 est composé de ces acteurs, puisqu'au cours du
récit ils sont cités à la troisième personne, si bien que le narrataire-vous peut être également
associé au lecteur. Nous pourrons sans doute expliquer ce fait à la lumière de l’analyse du
programme principal. Quoi qu'il en soit, ce programme de récit se voit confirmé par plusieurs
marques qui jalonnent l'ensemble du texte : «com m e vous allez voir» (p. 11), «Je vous dis ça
tout de suite pour vous épargner les émotions plus tard» (p.45)...

Aux trois quarts du récit environ, Momo se retrouve pour la première fois chez Madame
Nadine et le docteur Ramon. 13 leur fait alors une récapitulation de sa vie. Ceux-ci l'écoutent et
enregistrent en même temps les propos de Momo à l'aide d'un magnétophone. Il s'agit bien
d'une récapitulation narrative, d'un résumé, on peut donc comprendre que l'ensemble du récit
leur est destiné. Il raconte qu'il a raconté. C'est à ce moment que s'effectue la manipulation.
Momo se met à parler parce qu'il se sent bien, parce que parler lui fait du bien et qu'il est
heureux de l'importance qu'on lui accorde. H ajoute : «Ça me faisait vraiment du bien de leur
parler parce qu'il me semblait que c’était arrivé moins, une fois que je l'avais sorti» (p.2L3).
Ainsi, le simple bien-être d'abord, puis celui ressenti par l'expression même, le libérant du poids
qu'il porte, et enfin le sentiment d'être important agissent en tant que sujet manipulateur sur
Momo l'amenant au /vouloir raconter/, l'objet modal. Il semble que plus le récit avance, plus
Momo ait envie de parler et plus ses interlocuteurs soient intéressés par ses propos : la narration,
avec ses deux pôles, le narrateur et le narrataire, se nourrit d'elle-même.

7 GARY, Romain, La Vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975, p.9. Dorénavant, les indications de page
entre parenthèses renverront à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
122

La vie de Momo, c'est-à-dire le programme principal, constitue l’essentiel de son


/pouvoir faire/. Selon Momo, son vouloir «tout sortir» est cependant entravé par un manque de
/savoir faire/, un /ne pas savoir faire/ :«[...] c’est pas possible parce que je ne suis pas Monsieur
Victor Hugo, je ne suis pas encore équipé pour ça» (p.212). Pourtant, à la réaction parfois vive
de ses interlocuteurs et, disons-le, face à l’ensemble du récit, on a bien l’impression qu’il s’agit
là de nouveaux Misérables8, et comme le dit Momo : «c'est ce qu’on écrit toujours quand on a
quelque chose à dire» (p.215).

Hormis cette entrave selon le paraître — «je ne suis pas encore équipé pour ça» — qui
ne tient pas au point de vue de l’être, la polémique, dans ce roman, ne se manifeste pas par
rapport au programme narratif de récit. Momo laisse bien entendre que la poursuite de son récit
dépend de l’intérêt de son interlocuteur — «[...] si vous trouvez que ça vaut la peine» (p.12) — ,
mais, on vient de le voir, cet intérêt est bien présent, aussi cette condition, voire cette crainte,
n’apparaît pas ailleurs dans le texte.

Comme l’énonciation énoncée rejoint l’énoncé énoncé à la toute fin du récit, nous
croyons que des rapports étroits s’établiront entre les programmes enchâssant et enchâssé. C’est
pourquoi nous reviendrons sur la sanction du premier au moment de traiter celle du deuxième.
Du point de vue de l’humour, deux éléments sont cependant à noter. Les «misérables» dont il est
question pourraient bien révéler une déformation propre au processus humoristique. Autrement
dit, le récit de La Vie devant soi convoquerait la figure de l’œuvre de Victor Hugo et constituerait
lui-même sa révocation. Ce roman présente de nouveaux misérables en gardant en arrière-plan
les anciens. D ’autre part, on peut remarquer que l’action de raconter rejoint la fonction de
l’humour. En effet, Momo est soulagé de sa peine par sa narration de la même manière que
l’hum our invente par le langage pour faire oublier une passion dysphorique, au moins
momentanément.

8 Rappelons que «les misérables» apparaît dans le texte sans aucune majuscule et sans indication typographique
qu’il s'agit d'un titre.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
123
Le pr o g r a m m e n a r r a t if p r i n c i p a l

1. La performance

L'amour, celui entre Madame Rosa et Momo, les nombreuses figures de fraternité,
l'am our «en général», ainsi nommé par le narrateur de L'Angoisse du roi Salomon, apparaît
comme l'enjeu principal du récit. La citation placée en exergue — «Us ont dit : "Tu es devenu fou
à cause de celui que tu aimes." J'ai dit : 'L a saveur de la vie n'est que pour les fous." » — et les
derniers mots du texte — «il faut aimer» — le concernent. L'am our semble bien l'objet de
valeur. De plus, à travers les différentes aventures vécues par Momo, c'est son apprentissage
qu'il fait. Au début du récit, il ne voit pas que Madame Rosa l'aime «pour rien» (p. 10), comme il
dit. Il se met alors à réclamer sa mère ; Madame Rosa ne veut pas lui avouer qu'elle est morte. Il
recherche ensuite des substituts, si l'on peut dire. Il adopte un chien, se fabrique un ami d'un
parapluie qu'il baptise Arthur et tente de nouer des liens avec des femmes dans la m e. Momo
désire trouver l'amour, mais, plus souvent qu'autrement, à travers une figure maternelle. C'est
ainsi qu'il finira par rencontrer Madame Nadine dont il se méfie d'abord, avec qui il se sent bien
ensuite et chez/avec qui il finira par habiter. Auparavant, il en vient à comprendre que Madame
Rosa l'aime sincèrement, qu'elle a tout fait pour le garder auprès d'elle ; il se sent alors
responsable d'elle, cet amour devient réciproque : «On était tout ce qu'on avait au monde [...]»
(p.200). Cependant, Madame Rosa se «détériore» de plus en plus, il s'agit donc d'un amour
sans avenir. Une fois cet objet de valeur acquis — l'amour réciproque — , il peut donc aimer et
être aimé. Comme le laissent entendre les romans d'Ajar, sauf peut-être Pseudo — et encore...
— , on a toujours besoin de quelqu'un qui a besoin de nous. La transformation principale
instaure cet amour réciproque, puisqu'au début, Momo est aimé sans le voir ou aim e sans
recevoir en retour. Le tout se met en place avec le temps, avec différentes expériences, permettant
la maturation de l'adolescent.

Nous exprimerons donc la transformation principale comme suit :


F(S) => [(SI Q O U S2) -> (SI Q O Q, S2)]
F(S) => [(SI U O Û S 2 ) -> (S 1 Û O Û S2)]
Nous doublons la formulation puisque le sujet d'état S I (assumé par Momo) est parfois conjoint
avec l'objet de valeur alors que le sujet d'état S2 (assumé principalement par Madame Rosa et
Madame Nadine) ne l'est pas, comme au début lorsque Momo ne voit pas l'amour que Madame
Rosa lui porte, et inversement lorsque Momo s'occupe de son chien Super. Le sujet opérateur est
assumé par Momo : il a des désirs au sujet de cet amour et pose des actions pour l'atteindre. Il

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
124

faut préciser que la transformation concerne également l'être du sujet, en définitive, c'est un
savoir aimer et être aimé qu'il acquiert.

2. La polémique

Comme c'est souvent le cas dans les romans d’apprentissage, dans La Vie devant soi, la
polémique demeure abstraite. La maladie, l'argent réglant les relations affectives, le manque de
sensibilité et d'amour dans le monde peuvent se constituer comme anti-sujet, comme obstacles à
la recherche d'amour de Momo : «La sensibilité, ce n'est pas ce qui tue les gens aujourd'hui»
(p.43), dit-il. Cependant la domination de ces obstacles est nécessaire à son évolution. Comme
nous le verrons plus en détail lors de l'analyse de la compétence, ces épreuves permettent au
sujet d'atteindre son objet. C'est pourquoi, constitutifs de l'anti-sujet en apparence, elles
deviennent sujet modalisateur. Même problématique, la misère nourrit la quête du sujet.

3. La manipulation

Deux événements mettent en train le programme narratif principal. El y a d'abord la


découverte par Momo des mandats que Madame Rosa reçoit pour le garder ; «c'était mon premier
grand chagrin» (p. 12), dit-il. Bien qu'il ne s'agisse que d'un leurre — Madame Rosa l'aime
vraiment — , ce fait s'avère important, étant donné l’objet de valeur en jeu. Comme par voie de
conséquences, il se rend ensuite compte qu'il n'a pas de mère alors que ses camarades en ont
une : «C'est comme ça que j'ai commencé à avoir des ennuis avec ma mère» (p. 13). Momo
rejette l'argent comme valeur d'échange. La recherche de la m ère devient alors l'objet figuratif
dans la quête de l'amour partagé. Par le biais de ces deux événements, le sujet manipulateur est
donc constitué d'un état de manque, d'ailleurs lexicalisé dans le texte (comme dans Gros-Câlin),
d'un manque d'amour partagé qui l'amène à acquérir un vouloir aimer et être aimé, l'objet
modal. I^a transformation concernant à la fois le faire et l'être du sujet, comme nous venons de le
dire, s'exprime comme suit :
Sman => [(SI U O m od) -> (SI Si Omod)].

Un autre événement peut être associé au manque ressenti par l'absence de la mère. Il
s'agit de la crise de violence que fait Momo lors de la visite de Monsieur NT>a Amédée, un
souteneur analphabète pour qui Madame Rosa écrit des lettres. Ce dernier lui parle de son fils qui

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
125
séjourne à Nice avec sa mère et qui recevra le lendemain une bicyclette pour son anniversaire.
Momo raconte : «Je ne sais pas du tout ce qui m ’a pris mais il y avait des années que j'avais ni
mère ni père même sans bicyclette, et celui-là qui venait me faire chier. [...] Ça m 'a remué et j'ai
été pris de violence, quelque chose de terrible» (p.56). Il tentera donc de combler ce manque par
différents moyens.

3.1 L'état pathémique du sujet manipulé


Les événements relatifs à la manipulation sont également susceptibles de faire vivre une
passion au sujet manipulé. L'analyse de cette passion, selon le schéma pathémique canonique,
nous amènera à mieux cerner le point de départ du programme principal, à décrire plus finement
la manipulation, de même que l'être du sujet en cause.

La vérité quant aux mandats que M ad am e Rosa reçoit pour Momo lui fait connaître une
déception. Il dit bien qu'il s'agit de son premier grand chagrin. L a précision cardinale — puisque
premier, on peut supposer qu'il sera suivi par d'autres — et son apparition tôt dans le récit
révèlent l'étape de la constitution du sujet pathémique. Comme le précise Jacques Fontanille, il y
a «un avant» et un «après», une rupture s'est produite dans le parcours habituel du sujet. Ainsi
constitué, le sujet est prêt à connaître des passions.

Momo se voit ensuite disposé en tant que sujet passionné lorsqu'il se rend compte qu'il
n'a pas de mère et que les autres en ont une. Lors de la phase précédente, un manque d'amour en
général, pourrait-on dire, était ressenti, ici la nature du manque est circonscrite.

L'épisode de la visite de Monsieur NT)a Amédée va donner lieu à la pathémisation


proprement dite. Momo ressent alors de façon plus aiguë sa différence par la comparaison avec le
fils du souteneur, «ça m'a remué» (p.56), dit-il. Puis éclate la crise de violence, l'émotion,
caractérisée par une réaction somatique : «Je suis pris de hurlements, je me jette par terre, je me
cogne la tête [...]» (p.56). En même temps que sa nature se précise, la passion subit une montée
chez le sujet.

Suit la moralisation qui, pour Momo, est de deux ordres. Madame Rosa a peur de cette
violence et croit qu'il en a hérité de son père. Quant au Docteur Katz, il ne veut rien entendre à ce
sujet et dit que Momo est «doux comme un agneau» (p.57). Madame Rosa amplifie l'état de
Momo, tandis que le médecin nie l'importance de cette passion.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
126

La quête du sujet, la recherche d'amour, se révèle une façon de surmonter cette passion
ressentie comme un manque. La pathémisation du sujet l'amène clairement à sa constitution
comme sujet de l'action, ce qui donnera raison au docteur Katz.

La prise de conscience de quelque chose de difficilement supportable constitue la


première phase de l’humour. Le sujet humoriste est d'abord un sujet passionné. Nous pouvons
voir ici que ce qui suit cette passion est l'action et le récit : «Ça me fait du bien d'en parler, tiens,
c’est comme si ça sortait un peu» (p.56). Bien que le processus soit amorcé dans L a Vie devant
soi de façon semblable à Gros-Câlin, on ne peut y identifier de rebondissement. Nous croyons
qu'il aura lieu à travers l'énonciation — l'acte énonciatif apportant un bien-être — et la forme de
l'expression du discours, ce que nous vérifierons lors de leur analyse.

4. La compétence

Bien que la recherche de la mèTe ait mené rapidement Momo à une déception, elle
l'engage résolument dans sa quête. L a figure maternelle se verra substituée par un chien qu'il
nomme Super : «J'avais en moi des excès accumulés et j'ai tout donné à Super» (p.25).
Remarquons au passage que ces «excès accumulés» demeurent indéterminés : l'ellipse de
l'amour peut paradoxalement attirer l'attention sur lui. Momo va même jusqu'à dire que, sans
Super, il aurait fini en prison, tellement il avait besoin d'un dérivatif. Momo aime à un point tel
ce chien qu'il décide de le vendre afin de lui «faire une vie» (p.26), dit-il, c'est-à-dire lui assurer
un meilleur sort. Il le vend cher — cinq cents francs — pour vérifier que l'acheteuse a les
moyens financiers de bien s'en occuper. M omo donne beaucoup d'amour — le fait qu'il détruise
cet argent peut montrer la valeur essentiellement sentimentale du chien pour lui — , mais n'en
reçoit pas. Selon l'objet de valeur recherché, il est donc logique qu'il se défasse du chien.

Un peu plus tard, Momo décide de se fabriquer un ami d'un parapluie. Il lui
confectionne une tête d'un chiffon, le maquille, l'habille et le baptise Arthur. Encore ici, il s'agit
d'un substitut à l'amour. Certes, il le garde avec lui tout le long du récit, Arthur a acquis une
«valeur sentimentale» (p.270), comme le dit Momo, mais ce n'est pas lui qui lui éviterait
l'Assistance publique si Madame Rosa venait à mourir. C'est d'ailleurs tout de suite après la
fabrication de cet ami que Momo déclare : «H faut vous dire qu'on était dans une sale situation.
Madame Rosa allait bientôt être atteinte p ar la limite d’âge et elle le savait elle-même» (p.79). On
l’a dit, le chien et le parapluie ne sont que des substituts à l’objet de valeur recherché, cependant

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
127
ils jouent un rôle dans l'apprentissage de Momo. Ces épisodes correspondent donc à
l'acquisition d'un /pouvoir/ et d'un /savoir aimer/. Même avec eux, cet apprentissage est
toutefois loin d'être terminé.

Plus le récit avance, plus les liens unissant Momo et M adame Rosa deviennent forts et
plus la maladie malmène cette dernière. Avec le temps, Momo découvre combien Madame Rosa
tient à lui et lui à elle. Il se sent responsable de la vieille Juive malade. Lorsqu'il fait la rencontre
de Nadine et de sa famille et va chez eux, il a l’impression de trom per Madame Rosa. On lui
offre de rester, mais il répond qu'il doit aller s'en occuper. La Juive qui élève l'Arabe comme
son fils, malgré toutes les difficultés et les peurs qu'elle connaît, donne ainsi une leçon d'amour.
Madame Rosa, ayant magnifiquement rempli sa fonction narrative, peut mourir. L a longue durée
de sa maladie de même que l'intervention de son père sont là pour mettre Momo à l'épreuve.
Cette intervention révèle à Momo ses origines, mais, lors de cet épisode, le jeune Arabe et la
vieille Juive rejettent le père biologique, affirmant ainsi la force des sentiments qu’ils éprouvent
l'un pour l’autre. Momo saura surmonter ces épreuves avec brio et restera avec Madame Rosa
jusqu'à la fin, dans le trou juif, et même au-delà, ce qui rappelle son importance tandis que sa
mort symbolise le terme de l'apprentissage de l’adolescent et la renaissance de ce dernier à une
vie nouvelle.

Dans la mesure où Momo tente, de sa propre initiative, de nouer divers liens affectifs,
on peut dire qu'il agit comme sujet modalisateur. Il semble cependant que ce rôle revient
davantage à M adam e Rosa qui donne de l'amour et en attend en retour. Dans ce contexte
d'acquisition d'une compétence affective, il est peu aisé de dém êler la nature exacte de l'objet
modal, le /savoir/ du /pouvoir faire/. On pourrait dire que le /savoir/ précède le /pouvoir/,
d'autant plus qu'il est question d'apprentissage. Dans ce roman, on pourrait également avancer
que le prem ier perm et d'accéder presque automatiquement au second. Le tout se déroule
graduellement et, une fois l'apprentissage terminé, le jeune héros a déjà manifesté, du moins en
partie, un /pouvoir aimer/. Ainsi, on dira que Momo, com m e sujet de faire, acquiert
simultanément deux objets modaux, le /savoir/ et le /pouvoir faire/.

Il n'en va pas autrement de sa rencontre avec Nadine et sa famille. Chez eux, on lui
porte de l'attention et il s'y sent bien. Si Momo n'accepte pas alors de rester avec eux, c'est qu'il
n'est pas encore prêt. Mais il y apprend tout de même qu'il existe un bonheur simple et des gens
aimants qui l'attendent et qu'il finira d'ailleurs par rejoindre. Encore ici, on peut penser aux
Misérables. C'est grâce à ce que Momo reçoit qu’il sera ensuite prêt à donner. L'entraide et la

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
128

fraternité régnant à Belleville participent également et de la m ême façon à l'apprentissage de


Momo. Mais, si d'un côté il y a là de quoi donner des leçons de vie, de l'autre, ce milieu est
associé à la prostitution, à la drogue, aux déchéances de toutes sortes, bref, à la misère, ce dont
Momo est conscient et perçoit comme une entrave.

En résumé, les événements que Momo rapporte, les joies, les souffrances, les peines,
sont autant d'étapes nécessaires à son apprentissage de l'amour, dont le principal maître est
Madame Rosa.

5. Sanctions : rencontre du récit enchâssant et du récit enchâssé

Le récit se clôt sur «il faut aimer» (p.270) et quelques lignes auparavant, alors qu'il
devient clair que le vous-narrataire est bien Madame Nadine et le docteur Ramon, il leur dit :
Je pense que Monsieur Hamil avait raison quand il avait encore sa tête et qu'on
ne peut pas vivre sans quelqu’un à aimer, mais je ne vous promets rien, il faut
voir. Moi j'ai aimé Madame Rosa et je vais continuer à la voir. Mais je veux
bien rester chez vous un bout de temps, puisque vos mômes me le demandent.
C'est Madame Nadine qui m'a montré comment on peut faire reculer le monde
et je suis très intéressé et le souhaite de tout cœur (p.269-270).
On l'a vu, Nadine et le docteur Ramon ainsi que leurs enfants manifestent un sincère intérêt pour
Momo, en définitive de l'amour. Venant tout juste de perdre Madame Rosa et rappelant son
souvenir, il y répond en mettant quelques bémols, peut-être tout simplement pour éviter de trop
montrer ses sentiments comme l'adolescent qu'il est devenu. Quoi qu'il en soit, «on ne peut pas
vivre sans quelqu'un à aimer» et il est «très intéressé e t le souhaite de tout cœur». Le récit
s'achève bel et bien sur une scène d'amour partagé, la concentration des figures s'y rapportant le
confirme.

Comme son amour, on comprend rétrospectivement que son récit est destiné à Nadine et
à sa famille. Les transformations du programme enchâssant et du programme enchâssé se
manifestent principalement dans la détermination du sujet d'état S2. Puisque c'est avec Nadine,
le docteur Ramon et leurs enfants que Momo vivra un amour partagé, il peut, dès lors, partager
avec eux le récit de sa vie, l'épisode de la récapitulation l'annonçant et étant qualifié de «coup
heureux». La nouvelle famille de Momo, d'abord citée dans le récit à la troisième personne,
accède ainsi au statut de narrataire. Le passage de la troisième à la deuxième personne constitue
une forme d'acceptation, un rapprochement : un partage. À ce titre, il est intéressant de noter que

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
129
la transformation des deux programmes narratifs s'opère sur le même mode : la communication
participative, le type de transformation où les deux sujets sont conjoints à l'objet de valeur, ce
qui confirme bien l'inscription du partage et de la réciprocité dans le récit.

6. L'humour en filigrane

La Vie devant soi présente un cas où le niveau figuratif du discours et sans doute
l'énonciation comportent des caractéristiques de l'humour, mais où les structures narratives de
surface en font peu montre. On n'y repère pas de réelle rupture dans la logique narrative, rupture
susceptible de créer un rebondissement, comme c'est le cas dans Gros-Câlin notamment entre la
compétence et la performance. Par l'état pathémique du sujet manipulé et, de façon générale, par
la misère dont il est question dans le récit, les structures narratives instaurent la phase critique de
l'hum our et constituent ainsi un terrain propice à son éclosion. Il y a tout de même des
interactions entre le programme énoncif et le programme énonciatif à observer de plus près.
L'épisode de la visite de Monsieur N D a Amédée, pendant laquelle Momo fait une crise de
violence, est révélateur à ce sujet. Ainsi, avant d'en arriver au fait, la narration passe par des
digressions, racontant des détails qui servent surtout à distraire tant le narrateur que le narrataire
et surtout l'énonciataire implicite. À la fin d'un paragraphe qui a très peu à voir avec le cours du
récit, Momo ajoute : «Je raconte ça pour mettre un peu de bonne humeur» (p.55). Devant la
gravité de l'événement de l'énoncé, le programme énonciatif prend, en quelque sorte, des
précautions, créant ainsi une plus grand distance entre les deux niveaux de récit. Il s’agit bien là
d'une manifestation de l'humour. La prise de conscience du pénible de la situation, pénible
surdéterminé par la passion, constitue la première phase de l'humour et intervient sur la façon de
la raconter, mettant en place le rebondissement humoristique, sa deuxième phase, ce qui permet
de minimiser, d'alléger ou de «mettre un peu de bonne humeur» — d'humour — , comme le dit
Momo lui-même. Cette passion est susceptible de faire naître des rebondissements dans les
autres composantes du discours.

On peut également relever la substitution de la mère par un chien dans la mesure où cette
résolution, momentanée il faut bien le dire, de la quête de la figure maternelle se manifeste de
façon inattendue : «[...] pour ma mère je sais bien que c’est pas possible, mais est-ce qu’on
pourrait avoir un chien à la place ?» (p.22). Il y a bien une rupture ici — un rebondissement —
dans l’enchaînement narratif par la soudaineté de l’échange et la démesure entre les deux objets.
Mais, elle n'est que superficielle, comme on l'a vu, la quête demeure la même.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
130

Plus globalement, le désir de Momo d'écrire les misérables donne à l'ensemble du récit
une structure humoristique. Le niveau narratif participe à cette élaboration parce que le
programme principal se révèle comme de nouveaux misérables constituant la phase critique de
l'humour. Mais, comme c'est le cas pour la passion, il ne trouvera sans doute son complément,
son rebondissement, que dans la composante énonciative et la forme de l'expression.

C. P S E U D O

Un pr o g ra m m e NARRATIF D'ÉCRITURE ?

Contrairement à Gros-Câlin et La Vie devant soi, dans Pseudo, l'acte narratif, oral ou
écrit, ne s'exhibe pas clairement dès la première phrase du texte. Mais, très tôt, le narrateur-
acteur établit la relation entre les événements et leur mise en discours : «J'ai réussi à voler
quelques fiches dans mon dossier médical, pour voir s'il n'y avait rien à tirer du point de vue
littéraire, si je ne pouvais pas me récupérer»9. Ainsi, les bases du programme encadrant et du
programme encadré sont jetées. Cependant, avec ce roman, rien n'est simple. Le texte lui-même
constitue-t-il une récupération littéraire ? Le doute s'installe d'abord : «Au cours de mon dernier
séjour en clinique, j'ai même écrit un troisième livre» (p. 15). L'usage du passé composé et du
déterminant indéfini laisse croire qu'il ne s'agit pas de ce récit. Toutefois, plus loin, on trouve :
«J'ajoute que Tonton Macoute s'est déclaré convaincu que cette confession que j'écris ici dans le
Lot ou enfin quelque part à ma connaissance [...]» (nous soulignons) (p.43). D'autres passages
contenant des figures d'énonciation tendent à désigner la mise en scène de l'écriture comme
récupération littéraire du dossier médical, de la folie. Enfin, la dernière phrase du texte est
claire : «Ceci est mon dernier livre» (p.214), la confusion du début étant sans doute attribuable à
la nature quelque peu dérangée du narrateur, qui contamine son récit. Nous énoncerons donc la
performance du programme d'écriture comme suit :
F(S) => [(Ol Q. S I U 0 2 ) -> (O l U S I £2 02)]
où Alex/Emile/Paul, le narrateur-acteur, assume les rôles de sujet opérateur et de sujet d'état,
tandis que la folie constitue l'objet de valeur O l et le livre l'objet de valeur 0 2 . Le sujet, d'abord

9 GARY, Romain, Pseudo, Paris, Mercure de France, 1976, p.9. À partir d'ici, les indications de page entre
parenthèses renverront à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
131

conjoint à la folie, s'en disjoint (il s'agit bien d'une opération réfléchie ici) par la conjonction à
l'écriture, au livre.

Cette opération réfléchie institue le sujet d'état assumé par Alex comme premier
destinataire de son récit. Le fait que le sujet écrive d'abord pour lui-même surdétermine le
caractère thérapeutique de cette activité : «[...] Tonton Macoute s'est déclaré convaincu que cette
confession que j'écris ici [...] je vais m 'em presser d'en faire un livre et publier mes tripes, en
quelque sorte, ce que je ne ferai jam ais» (p.43). Cependant, on note l'usage de la deuxième
personne du singulier, l'annonce de la lecture de «ces lignes» par Tonton M acoute et de leur
publication. L e narrataire pourrait donc être également assimilable au lecteur éventuel. Le tout
consacre socialement le sujet écrivain : l'écriture ne relève donc pas que de la thérapie, bien
qu'on lui dise que la publication en fait partie : « — Publiez. C'est thérapeutique» (p.47). Nous
reviendrons sur ce point au moment de traiter L'énonciation.

Avant d'aller plus loin, il convient de distinguer les programmes d'écriture. Lorsque
nous parlons ici du programme encadrant, il s'agit de l’écriture de ce texte, du troisième livre. Il
y est aussi question de la rédaction de deux autres ouvrages qui devraient constituer des
programmes d'usage au programme narratif principal. Nous tenterons de toujours bien indiquer
le processus scriptural en cause.

Dans le programme encadrant, le docteur Christianssen agit à titre de sujet


manipulateur ; il instaure le sujet opérateur en lui faisant acquérir un /vouloir écrire/ : «Le
docteur Christianssen m'encourageait à écrire neuf à dix heures par jour, pour diminuer les doses
de réalité en les évacuant. Il disait que la littérature était pour moi une défécation salutaire. Je l'ai
fait et il arrêta peu à peu toute autre médication. [...] J'écrivais. J'écris. Je suis à la page 77 du
manuscrit» (p. 113). La manipulation est à l’image de la performance : l'écriture remplace la
médication comme elle récupère la folie. En même temps, il semble que la manipulation induise
la compétence, puisque l'acte d'écriture suit immédiatement, on en serait déjà à la performance.
Avant d'aller plus loin sur cette question, il convient d'observer les complexifications dont cette
manipulation fait l'objet.

Alex le dit, il en est à la page 77 de son manuscrit, c'est-à-dire à la moitié du récit.


Pourquoi la phase de manipulation se manifeste-t-elle à ce moment ? Même si le narrateur avoue,
dès le début du texte, chercher des sujets à exploiter, la manipulation se révèle, en regard de
l'objet de valeur /écriture/, à un certain m oment, polémique. En effet, en tant que sujet

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
132

manipulateur, le docteur Christianssen performe aisément, ce qui n'est guère le cas de Tonton
Macoute. Celui-ci prédit à son neveu qu’il n’arrivera pas «à ne pas écrire» (p.33), qu'il sera
«écrivain e t un vrai» (p.33). «Comme moi» (p.33), ajoute-t-il. Puis, il l’enjoint à écrire. Ce à
quoi Alex a déjà répondu : «Tant que je t’aurai sous les yeux, je n ’écrirai jamais une ligne [...]»
(p.334). E n fait, Alex acquiert alors un /vouloir ne pas faire/. Que se passe-t-il donc entre les
deux manipulations ? Il y a pourtant bien écriture. On pourrait prendre Alex au pied de la lettre et
croire qu’il écrit lorsqu'il n'a pas Tonton Macoute sous les yeux ! Il faut dire que l'organisation
temporelle10 n'arrange rien : comme le précise le narrateur lui-même, on peut difficilement situer
les événements les uns par rapport aux autres dans le temps. Nous proposons donc une autre
explication. L'écriture étant thérapeutique, puis littéraire, le sujet manipulateur doit donc assumer
des rôles thématiques relevant à la fois du médical et du littéraire, tel le docteur Christianssen que
l'on a déjà pu associer à Hans Christian Andersen, pour accomplir son faire, c'est-à-dire
conjoindre Alex au /vouloir écrire/. Autrement, ce dernier pourrait mettre sa menace à exécution.

Se pose donc ensuite cette question de la qualification du sujet. On vient de le voir, le


docteur Christianssen pousse Alex à écrire et il écrit. Il est donc alors déjà qualifié. Son /pouvoir
faire/ lui viendrait tout simplement de sa vie, il parle d'ailleurs de «document» (p. 18) et de
«confession» (p.43) en ce qui concerne son/ce texte. Ce qui est confirmé lorsqu'il cherche à faire
une récupération littéraire de son dossier médical, comme il l'a fait pour sa mère, devenue
Madame Rosa dans La Vie devant soi, et son état de python, relaté dans G ro s-C â lin n .
L'expérience disponible peut donc en effet rendre aisée l'acquisition de la compétence. Le style
tensif du narrateur, sa sensibilité, semble lui attribuer un autre /pouvoir faire/ : lorsque son oncle
lui dit qu'il n'arrivera pas à ne pas être écrivain, il lui parle alors de son côté humain qui conduit
obligatoirement à l'écriture. Cette caractéristique se détecte évidemment à sa façon de réagir aux
malheurs du monde.

La dernière phrase du texte — «Ceci est mon dernier livre» (p.214) — constitue
évidemment une forme de sanction du sujet lui-même du programme d'écriture. Celle-ci est
précédée de la bénédiction du docteur Christianssen, le sujet manipulateur assumant alors son
rôle de judicateur : «Vous pouvez être fier de votre œuvre» (p.209). Les conditions du contrat
sont bel et bien remplies. Quoi qu'il en soit, il nous tarde d'observer les interactions de ce
programme d'écriture avec le PN principal qui se révéleront sans doute significatives.

10 C'est donc surtout l'organisation temporelle du récit qui est ici responsable de l'effet humoristique. Même si le
narrateur affirme vouloir ne pas écrire et qu’il écrit, on peut parler ici de simultanéité grâce aux figures de
temps, mais difficilement dans l'action elle-même.
11 En ce qui concerne ces autres «œuvres», nous ne retenons toujours que ce qui en est dit dans Pseudo.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
133

Notons auparavant que l'acte narratif assume un rôle semblable à celui de l'humour, au
même titre que dans La Vie devant soi. En effet, cet acte de langage permet de libérer le sujet
d'une passion qui l'affecte, en recourant à l'invention, cette fois, comme dans Gros-Câlin.

Le program m e n a r r a t if p r in c ip a l

1. La performance

Si la folie et l'écriture prennent beaucoup de place dans ce récit, on le verra en détail


plus loin, c'est qu'elles conduisent à la guérison du sujet qui se manifeste par l'acceptation de soi
et du monde, on remarquera d'ailleurs la récurrence du verbe «accepter» :
— Adieu, ami Christianssen. Mais je vais prendre un risque et vous
indiquer quand m êm e les limites de ma guérison. Ici demeure et demeurera
toujours pour moi la caricature déchue d'un ailleurs. Grâce à vos excellents
soins, si persuasifs, mais aussi parce que j'ai une femme que j'aim e plus que le
reste du monde, j'accepte néanmoins vos conditions, j'accepte notre état. Oui,
je v soussigné Paul Pavlowitch accepte par la présente d'être une caricature
d'Emile Ajar, une caricature d'homme dans une caricature de vie dans une
caricature de monde : je choisis la fraternité, même à ce prix. Oh, je sais, je
sais, à qui le dites-vous : je serai accusé de lâcheté, de capitulation par ceux qui
luttent pour sortir du toc et de la caricature, mais je n'y peux rien, je vous l'ai
déjà expliqué : je suis incapable d'un choix de victimes. J’accepte donc de me
caricaturer et de m'autodafer et je n'irai plus jamais brûler les chefs-d'œuvre
dans les musées au nom de la vie, pour qu'elle prenne corps... (p.212).
Cette acceptation constitue donc l’objet de valeur 0 1 que le sujet acquiert par lui-même au terme
d'un long cheminement :
F(S) => [(SI U O l) -> (S I Q. 01)].
Mais, on le voit, des bémols assortissent cet objet qui peut être modalisé par un /ne pas pouvoir
ne pas être/, comme inéluctable12. Alex dit : «[...] je n'y peux rien [...] je suis incapable d'un
choix de victimes». Greimas précise que les modalités de /pouvoir-/ sont actualisantes et
déterminent le statut de l'objet de valeur, ce qui est bien le cas ici. De plus, cette acceptation se
fait dans la lucidité — «je sais, je sais» — , caractéristique que l'on a déjà pu attribuer à l'être de
l'acteur. Lors du traitement de la supercherie, nous aurons l'occasion de revenir sur le lien entre
Paul Pavlowitch et la caricature d'Émile Ajar dont il est question dans le passage cité ci-dessus.

12 Greimas propose lui-même ce terme pour lexicaliser cette modalisation de l'être, dans Du sens II, Paris,
Éditions du Seuil, 1983, p.99.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
134

2. La polémique

Caractéristiques des romans d'apprentissage, les rapports entre l'anti-sujet et le sujet


mettent en place l'épreuve nécessaire à cet apprentissage, à l’acceptation dans Pseudo. Les
problèmes de la planète conduisent Alex à un dysfonctionnement personnel et social, ce que nous
définissons comme opposé à l'objet de valeur : il ne peut supporter sa responsabilité que son
style tensif rend excessive et refuse le monde tel qu'il est. Ainsi se manifeste la dimension
polémique du récit. Rappelons brièvement ce que nous avons déjà pu observer lors de l'analyse
des structures discursives. La confrontation entre le narrateur et les malheurs de l'homme lui fait
ressentir une culpabilité difficile à supporter qui l'amène à chercher un refuge. Il le trouvera dans
l'un ou l'autre des instituts psychiatriques. Là, on tente de le guérir. À travers les différents
médicaments, c'est surtout l'écriture qui permettra au sujet de d o m in e r l'anti-sujet. La
conséquence : Alex s'accepte, accepte le monde et on reconnaît son œuvre.

3. La manipulation

Les malheurs dont il vient d'être question, omniprésents dans le texte, agissent
également à titre de sujet manipulateur, en ce sens qu'ils instaurent le sujet en lui faisant acquérir
un /vouloir faire/, l'objet modal, c'est-à-dire la culpabilité :
Sman => [(S U Omod) -> (S Q. Omod)].
Ce sentiment l'amène à agir, car il lui est indésirable, étant modalisé par le /ne pas vouloir être/.
Alex cherche d'abord un refuge qui lui permettra de supporter les malheurs de l'homme. L'action
qui démarre constitue bien une réponse au sujet manipulateur et a ceci de particulier qu’elle
aboutit à un objet cognitif : l'acceptation, ce qui confirm e qu'il s'agit bien d'un roman
d'apprentissage. Dans ce cas-ci, tant les modalités virtualisantes que les modalités actualisantes
— /vouloir/ et /pouvoir accepter/ — ne seront acquises qu'au terme du cheminement du sujet. On
ne peut le déduire qu'au moment où il performe. C'est donc beaucoup plus ce cheminement qui
le conduit à la performance qui a des chances de se révéler déterminant. Mais avant d'aller plus
loin dans la phase de compétence qui s'annonce, il convient d'examiner les sentiments du sujet
qui semblent jouer un rôle de premier plan.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
135

3.1 L'état pathémique du sujet manipulé : de la folie


J'ignore à quel m om ent o n t com m encé les «signes cliniques»
d'appartenance, mes «symptômes», comme ils disent. Je ne sais plus de quel
massacre précis il s'agissait, mais je m'étais soudain senti entouré d'index
pointeurs, en proie à une visibilité inouïe. C'est lui, saisissez-le. Je me
découvrais planétaire, d'une responsabilité inimitée. C'est d'ailleurs pourquoi
les psychiatres m'ont déclaré irresponsable. À partir du moment où. vous vous
sentez persécuteur d'un bout du m onde à l'autre, vous êtes diagnostiqué
comme un persécuté» (p .ll).
Les événements susceptibles de provoquer une passion chez le sujet sont légion. Il se
découvre «planétaire», «d'une responsabilité illimitée» et «persécuteur d'un bout à l'autre du
monde» : les «malheurs de l'homme», comme il les appelle, en eux-mêmes et étant donné
leur grande quantité, constituent le sujet pathémique. On remarque également la grande
intensité du sentiment ressenti.

Le cas qui nous occupe montre une particularité : les malheurs étant nombreux, aussi y
aura-t-il différentes situations qui disposeront le sujet. Nous examinerons l'épisode du python. Il
faut d’abord dire qu'il s'agit d'une invention, mais des plus convaincantes. Alex se promène
donc dans Cahors avec son python qui n'existe pas. Il se comporte ainsi précisément parce que
les malheurs dont il vient d'être question l'affectent. Il se dispose alors lui-même à vivre une
passion. Suit la pathémisation : un policier lui rappelle simplement qu'il n'y a pas de python, ce
qu'il perçoit comme une provocation.

«Je ne suis pas violent mais quand les sifflets se mettent à nier l'existence des pythons à
Cahors, c'est un comportement tellement aberrant, avec insinuation de démence à votre égard,
qu'il y a de quoi se foutre en rogne» (p.55). C'est l'ém otion m anifestée par la colère et
somatiquement par la violence, observable par les coups donnés au policier. La moralisation ne
tarde pas à venir. Le commissaire tente de raisonner Alex, en vain. Il se retrouve à la clinique13.

Chez Alex, la culpabilité provoque autant la passion que l'action. Le schéma pathémique
nous a permis de mieux décrire son parcours passionnel et a mis en évidence la corrélation entre
l'état pathémique et le faire du sujet. Ce parcours confirme la structure humoristique de la folie
déjà mise au jour lors de l'analyse de la composante discursive : la prise de conscience de la
situation du monde, difficilement supportable, entraîne une invention de la part du sujet, la

13 Cet épisode n'est pas sans en rappeler un autre qui se déroule à l'aéroport de Copenhague. Alex se met alors à
parler en hongro-finnois, dit-il, les réactions des autres le conduisent à des actes violents et les forces de l'ordre
doivent intervenir afin de rétablir le calme.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
136
fausse folie, le rebondissement, d'où l'action surgissant du parcours passionnel, permettant de
s'accommoder de cette situation. Notons enfin que l'introduction de l'hum our dans le texte
nécessite ici la participation conjuguée tant de l'action proprement dite que du faire énonciatif—
l'écriture — : encore une fois, ce type de discours se réalise à travers le langage.

4. La compétence

Cette phase de qualification du sujet nous perm ettra d'exam iner en détail son
cheminement jusqu'à l'acceptation. On l'a vu, la modalité virtualisante acquise par le sujet, la
culpabilité, fait également l'objet d'une modalisation de l'être : elle est indésirable, ce qui
l'amène donc à chercher un refuge dans une pseudo folie. Il s'agit de l'acquisition d'un /pouvoir
faire/ qu'il s'attribue lui-même, par exemple, en s'inventant un python. Ces événements
constituent des programmes d'usage de la compétence principale : l'écriture thérapeutique.

L a folie et l’écriture semblent donc faire partie d’une même classe d’objets modaux, les
deux surdéterminées par le «pseudo» : «[...] madame Simone Gallimard voulait savoir quel titre
j'entendais donner à mon nouveau livre. Quand je lui dis que le titre était PSEUDO, elle garda
longtemps le silence [...]» (p. 154). Cependant, la folie a beau être inventée, elle montre tous les
signes extérieurs de la réalité. L'inventeur est pris à son propre jeu : elle n'est pas suffisamment
ou pas vraiment pseudo, puisqu'on tente de le guérir. Pour Alex, il s'agit d'une position
intenable, modalisée comme un /ne pas pouvoir être/. Il subit des pressions de toutes parts ;
Tonton Macoute commence à trouver les séjours à la clinique trop coûteux et, une fois rendu là,
Alex est menacé de «chimiothérapie» : «Je me suis quand même remis à écrire, parce que c'était
ça ou la chimiothérapie. Des injections de je ne sais quelle merde pour me normaliser» (p.39). La
folie se révèle en définitive un /ne pas pouvoir ne pas faire/ en regard de l'écriture. Cette dernière
modalisation est donc plus déterminante, plus forte en quelque sorte, que le /vouloir ne pas
écrire/ acquis dans le programme encadrant et plus forte aussi que l'axiologisation négative dont
fait l'objet l'écriture, mise au jour lors de l'analyse des structures discursives. Quoi qu'il dise,
quoi qu'il fasse, Alex n'a d'autre choix que d'écrire.

Il écrit donc (on remarquera dans le passage suivant la présence de figures qui le
constituent bel et bien comme sujet du faire) :

Gros-Câlin fut mon premier effort d'autothérapie. C'est le self-service, comme


on dit lorsqu'on peut se servir soi-même. Dès les premières pages, mon

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
137

python a commencé à s'effacer et quand j'a i fini le livre, il avait disparu


complètement.
H me fallait un autre sujet pour me défendre et évacuer (p.58-59).
Cet autre sujet sera sa mère, morte à la suite d'une longue maladie : «J'étais bien. J'avais fini ma
mère, je l'avais tapée et remise à l’éditeur» (p.66). Les liens qui unissent le sujet de livre et
l'écriture sont on ne peut plus intimes : c'est la mère qui est «tapée et remise à l'éditeur». Quoi
qu'il en soit, l'écriture génère des bienfaits, mais qui ne durent pas. Après, Alex se retrouve
encore à la clinique du docteur Christianssen. On en vient donc à la conclusion que, pour être
liquidée, la folie doit faire l'objet de l'écriture, se transformer en texte, à son tour «être tapée et
remise à l'éditeur», d'où ce troisième ouvrage. On ne doit pas considérer les deux premiers
comme des tentatives ratées, puisque, d'une part, ils procurent un mieux-être et, d'autre part, ils
constituent des étapes dans l’apprentissage d'Alex. Ce que nous avons d'abord identifié comme
un programme encadrant devient également un program m e d'usage au programme narratif
principal. Il s'agit d'un récit d'acceptation, et l'acceptation se nourrit du récit.

5. La sanction

Les états transformés font l'objet de diverses évaluations qui m ontrent qu'Alex est
guéri : on l'a dit, il s'accepte, comm e écrivain et com m e faisant partie du monde avec ses
malheurs. D'abord, le docteur Christianssen l'interpelle en des term es clairs, pour la
circonstance : «écrivain Ajar» (p.209), ...«triomphant Ajar» (p.209), ...«guéri Ajar» (p.212). Il
est intéressant de noter que la série de qualificatifs attribués à Alex/Émile/Paul débute par
«écrivain» et se termine par «guéri», ce qui vient confirm er l'organisation des structures
narratives : A lex devait d'abord écrire avant de pouvoir guérir. D 'ailleurs, le docteur
Christianssen n'utilise que le patronyme Ajar, le nom de plume du personnage principal,
surdéterminant ainsi, encore une fois, la valeur de l'activité littéraire. Le destinateur manipulateur
se fait donc destinateur judicateur et remplit son rôle en évaluant les états transformés.

Alex en fait autant. De son côté, il appelle le psychiatre «ami Christianssen» (p.212) en
soulignant qu'il n'a plus besoin du «docteur». Dans le passage cité lors de l'analyse de la
performance, nous avons pu constater la guérison et l'acceptation, les deux étant toutefois
délimitées. Il y est beaucoup question de «caricature» (p.212) et de «toc» (p.212). On peut donc
dire qu'Alex accepte de rejoindre le «pseudo», il accepte de faire semblant pour continuer à
vivre, mais de façon lucide. Lui et le monde n'ont pas changé, c'est son regard qui est nouveau,

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
138

malgré une pointe de cynisme. Comme nous l'avions supposé, c'est surtout l'être de l'acteur qui
subit une transformation. L'excès de culpabilité, engendrant la folie, est liquidé grâce à l'écriture.
«Ceci est mon dernier livre» (p.214), confie-t-il à la toute fin du récit. Puisqu'il est guéri, il n'a
donc plus besoin d'écrire.

La scène qui se termine par cette dernière phrase est révélatrice à cet égard. Elle marque
d'abord la réconciliation d'Alex avec Tonton Macoute, la figure d'écrivain problématique, qui se
rendent aux «Assises Mondiales de la Prostitution», se tenant à Paris. «On va y aller ensemble,
pour faire la paix» (p.213) dit Alex. Puis, lorsqu'il dem ande à une prostituée : « — Qu'est-ce
qu'on peut faire pour vous ?» (p.214), elle répond : «Continuez à écrire [...]» (p.214), c'est là
qu'il déclare qu'il s'agit de son dernier livre. H ne se sent plus responsable, ni coupable, d'un
problème en particulier. Il ne se réfugiera donc plus dans la folie et ne se verra plus imposer
l'écriture comme thérapie : «Ceci est mon dernier livre» (p.214).

6. Structures narratives et humour

On l'a vu, la folie, étant le symptôme d'une passion chez le sujet, constitue l'un des
pivots du récit. O n a déjà dit aussi qu'elle avait un fonctionnem ent humoristique au niveau
figuratif. Nous allons maintenant préciser ce fonctionnem ent en ce qui concerne son rôle
actantiel. Comme figure de refuge, cette folie inventée semble constituer de prime abord un objet
de valeur pour le sujet. Mais, très tôt, Alex doit se rendre à l'évidence, il ne s'agit que d'un objet
modal, un /ne pas pouvoir ne pas écrire/. Ainsi, le faux qui a toutes les apparences du vrai, le
sujet devant en assum er les conséquences, installe le processus humoristique. O n sait bien
qu'Alex n’est pas fou et pourtant tout s'enchaîne com m e si c'était le cas, ce qui révèle une
organisation syntagmatique en rupture.

Au niveau narratif, la recherche d'un refuge pour se disjoindre d'un état pathémique
dysphorique, la culpabilité, entraîne cette confusion sur la nature de l'objet et lui donne pour un
temps un double statut, si l'on prend en compte l'être et le paraître. À la manière du processus
humoristique, une figure inhabituelle, la folie, joue donc deux rôles actantiels. Ce programme
d'usage relève à la fois du factitif, ce qu'il fait, et de l'énonciatif, ce qu’il dit, et met en place des
opérations réfléchies. Le sujet humoriste cherche à se sortir d'un mauvais pas. Puis, un autre
programme d'usage se met en place et il y a rebondissement au sens propre : ce n'est pas par
l'écriture qu’il comptait le faire. Il s'y résout cependant, la folie change de statut actantiel et c'est

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
139

ainsi que l'humour complète son travail à ce niveau du discours. Nous pourrons sans doute voir
comment ce rebondissement atteint son sommet lors de l'analyse de l'énonciation, puisque
l'ensemble du texte se constituant en discours humoristique semble également lui-même en
cause, d'autant plus que l'écriture y est mise en scène et thématisée de différentes façons,
notamment par l'intégration de plusieurs figures associées au littéraire.

D. L ' A n g o i s s e du roi Sa l o m o n

Un program m e n a r r a tif d e r é c it ?

Des quatre œuvres du corpus Ajar, L'Angoisse du roi Salomon est celle où les marques
d'énonciation de récit se font les plus discrètes. On en retrouve bien quelques-unes : «Je dis «le
roi Salomon» sans expliquer, mais ça va venir, on ne peut pas être partout à la fois»14, «Chuck,
qu'on n'a pas encore rencontré ici, vu que chacun son tour [...]» (p. 15) et «[...] mais alors là
vous n’allez pas me croire [...]» (p.29). Après la scène du départ pour la Côte d'Azur de
mademoiselle Cora et monsieur Salomon, le texte se clôt par cette phrase : «Us sont partis depuis
longtemps, nous sommes allés deux fois à Nice, notre fils crie et pleure déjà, c'est le prêt-à-
porter qui commence, je lui parlerai un jour du roi Salomon que j'entends rire parfois, penché
sur nous de ses hauteurs augustes» (p.343).

Étant donné la présence de la figure du fils, on pourrait avancer que l'histoire du roi
Salomon mérite d'être révélée à la postérité pour des fins d’édification, un peu comme le font les
textes bibliques. Ce qui pourrait expliquer également le «vous» assimilable à n'importe quel
V

lecteur éventuel. A partir de là, on peut faire quelques hypothèses. Le caractère édifiant de la vie
de monsieur Salomon manipulerait Jean en vue d'un faire énonciatif. Sa qualité de témoin de
cette vie lui permet d'être conjoint à un /pouvoir faire/. Enfin, la dernière phrase du texte citée ci-
dessus constituerait une forme de sanction où l'annonce du récit assure sa transmission aux
générations futures.

Sans doute que le programme principal et peut-être davantage l'énonciation pourront


apporter quelque éclairage sur cette esquisse de programme de récit. La présence de nombreuses

14 GARY, Romain, L'Angoisse du roi Salomon, Paris, Mercure de France, 1979, p.14. Dorénavant, les
indications de page entre parenthèses renverront à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
140
figures religieuses et bibliques nous conduit à nous demander si L'Angoisse du roi Salomon, à
l'instar du N ouveau Testament, instaure une nouvelle ère à l'aide, notamment, du
renouvellement du langage dont il fait montre.

LE PROGRAMME NARRATIF PRINCIPAL

1. La performance

L a transformation principale, dans ce roman, s'inscrit sous le signe de la réconciliation.


Au terme d'un long processus, Jean réconcilie mademoiselle Cora e t monsieur Salomon,
brouillés depuis trente ans, et, en même temps, les composantes en conflit de son identité. Nous
serions donc en présence d'un double programme narratif, en ce sens que la transformation
opérée par Jean comme sujet du faire implique un sujet d'état assumé par lui-même et d'autres
acteurs, ce qui confirmerait ce que le texte ne cesse de répéter : agir pour les autres, c'est aussi
agir pour soi. On exprimera donc la performance comme suit :
F(S) => [(SI U O l) -> (SI £2 O l)]
où l'objet de valeur O l est la réconciliation et où le sujet d'état S I recouvre à la fois Jean,
mademoiselle Cora et monsieur Salomon. En réconciliant ses deux amis, le jeune homme liquide
du même coup son excès de sensibilité, représenté comme on l'a vu au chapitre précédent par sa
relation avec mademoiselle Cora, ce qui le ramène à un juste milieu. On assiste donc, également,
comme dans Pseudo, à une transformation de l'être de l'acteur. Si l'on se réfère à la fonction de
l'humour, qui est énoncée de façon imagée dans L ’A ngoisse du roi Salomon comme un «produit
de première nécessité» — un moyen d'aider à vivre — , il ne serait pas étonnant que le sujet qui
le côtoie se transforme.

2. La polémique

Par le biais de la polémique, on peut observer une autre similitude entre L ’A ngoisse du
roi Salomon et Pseudo. En effet, les obstacles à la réalisation du sujet se manifestent par les
malheurs du monde qui causent l'angoisse. Encore une fois, l'apprentissage du sujet doit passer
par la domination non pas de ces obstacles, mais de l'angoisse. En apparence, les malheurs
empêchent le sujet d’être heureux, mais ils le poussent à agir, se révélant ainsi /vouloir/ et
/pouvoir faire/. Sa relation avec mademoiselle Cora plonge Jean dans le désespoir, mais le

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
141

conduit également à acquérir la modalité virtualisante, le /vouloir réconcilier/, pour le programme


principal.

Puisque l'on assiste, notamment, à une transformation de l'être de l'acteur, son style
tensif agit également à titre d'anti-sujet. La confrontation est longue et montre le combat intérieur
de l'acteur. Il y a un problèm e de perspective : «l'am our en général», que Jean ne peut
s'empêcher de manifester, multiplie les difficultés au lieu de les atténuer. C'est en restreignant
son action, en passant de cet «amour en général» au particulier, et la «folie des grandeurs» de sa
sensibilité que le sujet peut dominer I'anti-sujet.

3. La manipulation

On identifie l'acquisition d'un /vouloir réconcilier/ lorsque Jean ne peut plus supporter
sa liaison avec mademoiselle Cora, c'est dire que le programme narratif qui instaure le sujet du
faire se décompose lui-même en d'autres programmes dont cette fameuse liaison. D'un point de
vue strictement pragmatique, sous prétexte de lui apporter quelques gâteries et de la divertir un
peu, c'est le roi Salomon qui envoie Jean chez l’ancienne chanteuse. Par ailleurs, ce dernier
accepte d’aider mademoiselle Cora en lui faisant croire qu’il l'aime, parce qu'il s'agit d'une façon
pour lui d'améliorer l'état du monde qui en a bien besoin. Ainsi, dans un premier temps, Jean est
manipulé par le roi Salomon qui, en quelque sorte, organise la rencontre entre le jeune homme et
mademoiselle Cora. Il acquiert alors un /vouloir aider/. Auparavant, monsieur Salomon est lui-
même manipulé par le physique de Jean qui le conjoint à un /vouloir faire/ : «[...] vous avez un
genre qui ne pouvait pas manquer de lui plaire et lui faire perdre la tête» (p.213), avoue l'homme
âgé à son jeune envoyé. Ensuite, le roi du pantalon acquiert un /pouvoir faire/ en gagnant la
confiance de Jean, notamment en lui prêtant/donnant de l'argent pour rembourser la dette
contractée lors de l'achat de la voiture de taxi, qu'il partage avec ses copains.

Monsieur Salomon ayant fait sa part, comme dans P seudo, les malheurs du monde,
dont, on l'a bien vu lors de l'analyse discursive, mademoiselle Cora est une représentation,
agissent égalem ent comme sujet manipulateur. C'est com m e si on assistait à une forte
quantification du /vouloir faire/ qui accentue la détermination de Jean. Son style tensif, c'est-à-
dire son hypersensibilité, lui attribuera son /ne pas pouvoir ne pas faire/ en regard de «l'aide»
qu'il apporte à l'ancienne chanteuse. On retrouve alors la contradiction observée chez cet acteur :
plus la relation avance, plus il a du mal à la supporter et moins il trouve de solution pour y mettre

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
142
un terme. Cet exercice de l'aide l'amène tout de m êm e, peu à peu, à un /vouloir ne pas faire/ qui
lui fait acquérir la modalité virtualisante pour le programme principal : le /vouloir réconcilier/,
presque un /devoir/. Pour quitter mademoiselle Cora en s'assurant un minimum de paix
intérieure, Jean doit pouvoir la racommoder avec monsieur Salomon. On hésite entre /vouloir/ et
/devoir/ puisque, pour Jean, cette réconciliation revêt une importance capitale, mais, surtout dans
cette œuvre qui enseigne la mesure, ce serait sans doute trop dire qu'il s'agit à proprement parler
d'une réelle obligation. Quoi qu'il en soit, la rupture entre lui et mademoiselle Cora survient
avant la réconciliation entre elle et le roi du pantalon.

3.1 L'état pathémique du sujet manipulateur et du suiet manipulé


Comme c'est le cas de Cousin dans G ros-C âlin, l'angoisse affecte plusieurs acteurs
dans L'Angoisse du roi Salomon et sa présence dans le titre nous amène à tenter de la cerner
d'un peu plus près. Comme le fait Jean, consultons le Petit Robert qui la définit comme suit :
«Malaise psychique et physique, né du sentiment de l'imminence d'un danger, caractérisé par
une crainte diffuse pouvant aller de l'inquiétude à la panique et par des sensations pénibles de
constriction épigastrique ou laryngée». Le monde qui «devient chaque jo u r plus lourd à porter»
(p. 11) associable au «sentiment de l'imminence d'un danger» constitue le sujet, ici tant Jean que
m onsieur Salomon. On reconnaît bien le caractère général de la prem ière phase du schéma
pathémique : tous les malheurs du monde sont susceptibles de faire connaître une passion aux
sujets.

Pour ce qui est du roi Salomon, selon Jean, son angoisse est surtout rattachée à la peur
de vieillir dans la solitude : une crainte. Ainsi son âge et le temps qui passe le disposent à
l'angoisse. L a pathém isation survient lorsqu'il rencontre des personnes âgées délaissées —
donc, dans une situation semblable à la sienne — ou encore dans des moments précis où il se
rend compte de l'inéluctable, constituant «une représentation de la scène redoutée»15. Étant
donné son style tensif excessif, Yémotion se manifeste généralement par la colère ou par quelque
autre comportement extravagant, presque de la panique, l'une des extrémités du spectre de
l'angoisse selon le Petit Robert. Jean agit à titre de sujet moralisateur, soit par ses commentaires,
soit en tentant de ramener le roi du pantalon à la raison. Plus exactement, il l'enjoint à profiter de
ce temps, mais pas en feignant de croire qu'il n'avance pas.

15 II s'agit d’une caractéristique de l'angoisse selon Jacques Fontanille in «Le schéma des passions», Protée, vol.
21 no I, hiver 1993.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
143

Sa rencontre avec mademoiselle Cora, et plus particulièrement la détresse de cette


dernière, met en place la disposition de Jean. Autrement dit, c'est à partir de ce moment que les
choses se mettent à aller plus mal pour lui. E ne peut pas ne pas l'aider et en même temps cet
amour qui n'en est pas un lui est insupportable. La crainte de se perdre complètement, d’en venir
à ne plus rien pouvoir faire ni pour lui, ni pour les autres, constitue la pathém isation, ce qui
provoque Yémotion qui se manifeste notamment par une envie de pleurer.

L'angoisse a sans doute ceci de particulier qu'elle n'entraîne pas nécessairement de


somatisation, cependant Jean fait comprendre de bien des façons qu'il se sent mal : sa situation
devient «moche, moche, moche» (p.208) et «trop minable» (p.245). L a moralisation vient
d'Aline et de monsieur Salomon : il doit se sortir lui-même de ce guêpier. On le voit, c'est le
style tensif excessif de Jean, qui prend trop à cœur les malheurs du monde, qui est au centre de
cette passion.

Comme on l'a vu également, différents moyens sont à la disposition des acteurs pour
calmer ces angoisses, dont l'humour et, plus généralement, le langage. Mais cette passion ne
pourra être dominée que par l'action qu'elle provoque. À cause, précisément, de cette angoisse,
le roi Salomon n'est-il pas le grand chef d'orchestre de toute cette histoire ? Faisant croire à Jean
qu'il connaît à peine mademoiselle Cora, n'envoie-t-il pas le jeune homme chez elle dans le but,
plus ou moins avoué et détourné, que ce dernier arrange les choses entre eux ? Si tel est bien le
cas, le récit manifesterait alors toute sa dimension humoristique. Afin de transcender sa passion,
le sujet manipulateur instaure une action à laquelle il feint de s'intéresser seulement de loin.
L'action tout autant que la feinte sont inhabituelles et partiellement contradictoires face au but
visé : le roi Salomon est toujours très amoureux de mademoiselle Cora, qu'il connaît très bien,
mais pousse Jean dans les bras de cette dernière. Cependant, la manœuvre révèle tout de même
l'angoisse première bien compréhensible pour un homme de 85 ans : la peur de vieillir seul.
L'apparition fréquente de la figure de l'hum our dans le texte trouverait ainsi sa pleine
justification.

4. La compétence

Qu'est-ce qui permettra donc au sujet de performer ? Plusieurs aspects du récit sont à
considérer pour la qualification du sujet qui s'effectuera graduellement. On vient de le dire, c'est
en limitant son action que le sujet en arrive à opérer la transformation principale. En rapport avec

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
144
cette restriction bénéfique, la rencontre et la vie commune avec Aline se révèlent déterminantes.
Celle-ci assume un rôle de sujet modalisateur et le conjoint à un /savoir faire/, parce qu’elle lui
fait voir qu'il exagère et que ces excès l’empêchent d’atteindre le bonheur : « — Le juste milieu.
Quelque part entre s’en foutre et en crever. Entre s’enfermer à double tour et laisser entrer le
monde entier. Ne pas se durcir et ne pas se laisser détruire non plus. Très difficile» (p.303). En
effet, il mettra du temps avant d’y arriver. Aline entre dans la vie de Jean presque en même temps
que mademoiselle Cora, ce qui illustre la lutte entre l’excès et la mesure. Ainsi, peu à peu, il en
vient à savoir ce qui est à sa portée et ce qui ne l’est pas, c’est presque un /savoir vivre/ qu’il
acquiert. Jean est aussi sujet modalisateur en regard de son propre faire, ce qui converge avec la
figure d’autodidacte qu’il s'attribue : à partir d'expériences difficiles, il apprend, notamment à
travers les différentes figures de langage dont l'humour, et se débrouille par lui-même, comme
l'avaient presque forcé à le faire Aline et le roi Salomon.

Plus concrètement, par ces nombreux programmes d’usage, on peut observer le


caractère laborieux de son apprentissage au terme duquel il se rend finalement compte qu’il a sa
vie à lui et dit que : «[...] Jeannot Lapin est m ort écrasé» (p.282), c ’est-à-dire son côté
exagérément tendre. Il cesse alors de s'attaquer à une tâche insurmontable : aimer quelqu'un
qu'il n'aime pas, pour en entreprendre une autre plus ajustée à ses capacités. Il met donc en
branle le processus de réconciliation entre le roi Salomon et mademoiselle Cora, processus
égalem ent difficile qui connaîtra un dénouement heureux après plusieurs péripéties et
discussions.

5. La sanction, le PN de récit et le PN principal

Plusieurs passages de la fin du texte viennent sanctionner les états transformés. En ce


qui concerne l'être de Jean, celui-ci dit : «Je continuais mes dépannages, mais seulement les
autres, plomberie, chauffage et électricité» (p.336). Il a réconcilié ses contradictions, il ne prend
donc plus sur ses épaules tous les maux de la planète. Il s’occupe de lui-même : il s'est vraiment
installé chez Aline et un enfant de leur union va naître, comme on l'a déjà dit, il s'est fixé. Du
point de vue de cet acteur, le texte semble poser le proverbe : «Charité bien ordonnée commence
par soi-même» ou, plus simplement, qu'il faut viser le juste milieu.

Quant à l'autre réconciliation, elle a égalem ent des conséquences bénéfiques :


«Mademoiselle Cora paraissait beaucoup plus jeune et monsieur Salomon un peu moins vieux»

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
145

(p.337). Es vont vivre à Nice, l'espace de rêve. Pour le roi Salomon, c'est un autre défi : «E va
à Nice pour prouver qu'il n'a peur de rien» (p.341). Son angoisse est bel et bien envolée.

Le dernier épisode s'achève dans les rires et les encouragements, montrant un


optimisme à toute épreuve. On a bien l'impression qu'il s'agit là d'une leçon de vie, d'autant
plus que monsieur Salomon, assum ant alors un rôle de destinateur judicateur à l'égard de
l'apprentissage de Jean, lui dit : « — C'est bien, Jeannot ! Continue à te défendre et à
t'instruire toi-même par tous les moyens dont la vie dispose et tu deviendras une encyclopédie
vivante» (p.342). Cet apprentissage pourrait être reporté sur le programme de récit, ce qui
rejoindrait notre hypothèse quant à son caractère biblique, c'est-à-dire didactique.

De cette façon, monsieur Salomon serait bel et bien le sujet manipulateur qui a amené
Jean, presque à son insu, à un apprentissage de la vie. Le texte précise que l'apprentissage doit
se poursuivre, mais c'est comme si Jean avait franchi une étape importante et, maintenant qu'il
sait, il peut raconter aux autres. Ainsi, le récit d'une partie de la vie du roi Salomon, tout autant
que celui de son apprentissage, peuvent servir d'exemple, d'enseignement, à la manière des
textes bibliques. Ajoutons qu'il est question de transmission orale — Jean parlera un jour à son
fils du roi Salomon — et non pas d'écriture, comme le confirment les marques dénonciation : il
p rêche plutôt qu'il n'écrit la «bonne nouveEe». Nous préciserons le fonctionnement de ce
programme de récit lors de l'étude de l'énonciation.

6. Structures narratives et humour

On l'a déjà signalé plus haut, la structure narrative globale de L ’A ngoisse du roi
Salom on se révèle humoristique. À la lumière de l'analyse de l'état pathémique du sujet
manipulateur et du sujet manipulé, on a pu voir que l'action avait son origine dans l'angoisse.
Les sujets prennent alors conscience que quelque chose ne va pas. C'est en quelque sorte pour
corriger cette situation que le sujet manipulateur instaure une action double : elle permettra
d'améliorer tant son sort que celui du sujet manipulé. On peut la qualifier d'humoristique puisque
la réconciliation de mademoiseEe Cora et du roi Salomon, après bien des détours développant un
espace discursif propice lui aussi à l'éclosion de l'humour, cache, partiellement, toujours à la
manière de ce type de discours, l'apprentissage de Jean. Dans le présent de la narration, Jean se
demande s’il a bien compris les desseins de son m entor (comme peut le faire l'énonciataire

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
146

implicite), mais la sanction de ce dernier laisse peu de doutes quant à ses intentions, de même
que l'apothéose dans laquelle se termine le récit16.

En mettant en place cette action double, d'une part avouée et d'autre part en bonne partie
cachée, c'est le sujet manipulateur qui devient sujet humoriste plutôt que le narrateur-acteur — le
je. Il faut se rappeler que monsieur Salomon possède l'art de l'humour (juif) et que ce type de
discours s'inscrit fondamentalement dans une narrativité, une action, même énonciative, en ce
sens qu'elle vise un objet : transcender la souffrance, telle est la quête du roi du pantalon.
Puisque Jean a acquis un savoir à la fin du récit, peut-être se révèlera-t-il à son tour humoriste —
possédant un savoir-vivre, «l'art d'exister» dont parle Robert Escarpit — à d'autres niveaux du
discours, comme on a d'ailleurs déjà pu l'observer dans les structures discursives.

E. Structures n a r r a t iv e s de su r fa c e et h u m o u r

Entre passion et action, l'analyse de la composante narrative nous a permis de cerner


des manifestations déterminantes du discours humoristique dans notre corpus, comme nous en
avions fait l'hypothèse au début de ce chapitre. Ces manifestations nous ont également conduit à
dégager la fonction de ce type de discours dans le récit. Nous présentons maintenant les
différentes convergences entre l'humour et l'action observées dans les quatre romans.

1. Pathémisation du sujet et polémique

L'analyse narrative nous a permis de voir que les figures connotées dysphoriquement au
niveau des structures discursives sont prises en charge par la pathémisation du sujet. De la même
manière que, théoriquement, la passion puisse être à l'origine de l'action17, cette même passion
initie le processus humoristique. Précisons que le sujet manipulé, qui deviendra donc sujet
opérateur de la performance, fait toujours l'objet d'une pathémisation ; ce peut être aussi le cas
d'autres sujets. De ce point de vue, définitions de l'humour et de l'action concordent. On l'a dit,

16 On ne peut s'empêcher d'établir des liens entre la phrase de Pascal, reprise dans le roman de Jean Giono, Un roi
sans divertissement : «Un roi sans divertissement est un homme plein de misères» et le roi Salomon. Ce
dernier s’est donc offert un divertissement qui profite à tous et élimine les misères.
17 Telle est la proposition de Jean-Claude Tietcheu dans le deuxième tome du Dictionnaire : la passion manipule
les actants de la manipulation (article «manipulation», p.135 à 137).

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
147
l'humour est action, il reste à voir si l'organisation narrative de notre corpus en relève. On a pu
mettre au jour une autre concordance : la passion dont est affecté le sujet agit également à titre
d'anti-sujet. Sa domination sera le fait de toute l'action. Si le sujet se trouve au centre de la
passion, les transformations du récit, quant à elles, prennent place au centre du sujet, de l'être de
l'acteur. Ainsi, la domination de l'anti-sujet, donc de la passion, amène le sujet à apprendre à
vivre avec elle et non pas à l'éliminer. Nous pourrons apporter davantage de précisions sur ce
processus au point suivant. Notons enfin que, dans deux des quatre romans, la passion y est
figurativisée par l'angoisse et que, dans les deux autres, les figures de la passion peuvent y être
associées. Cette situation confirmerait l'état pathémique dans lequel se trouve le sujet lors de la
première phase de l'humour.

Dans G ros-C âlin, la solitude de Cousin, créant chez lui de l'angoisse, l’amène à
inventer pour combler son «état de manque» : deux programmes narratifs se m ettent ainsi en
place, l'un d'écriture et l'autre amoureux. En définitive, ces deux programmes visent le même
objet : dominer cette solitude, l'anti-sujet. Momo, pour sa part, ressent un manque affectif,
semblable à celui de Cousin. Différentes figures, connotées négativement et affichant en quelque
sorte une certaine misère, se joignent à ce manque affectif pour composer l'anti-sujet. Encore ici,
cette situation engage l'adolescent dans un parcours dont les épreuves vont lui permettre de voir
que l'amour qu'il recherche se trouve déjà à sa portée. Pseudo et L'Angoisse du roi Salomon
montrent des pathémisations fort semblables. Alex et Jean, se sentant coupables des malheurs de
la planète, réagissent, le premier par une pseudo folie, le deuxième par un amour pour le moins
hors du commun. S'ils se retrouvent en mauvaise posture, ils arriveront tout de même au fil du
récit à accepter ce qui les rongeait et, ainsi, à dominer l'anti-sujet, ces malheurs dont nous avons
souvent parlé, affectant ces sujets de vives passions.

2. Programme principal et programme de récit

La passion entraîne donc le sujet dans l'action, le force presque à réagir face à elle. Il
reste à savoir si l'organisation narrative se révèle humoristique et si l'être exceptionnel du sujet
entraîne une action de même nature. Nous avons pu établir que, pour trois des quatre œuvres qui
nous occupent, tel était le cas, et ce, de différentes façons. Cependant, nous avons pu voir que
les structures narratives devenaient humoristiques par un dédoublement de l'un ou l'autre de
leurs aspects et par le biais d'un programme de récit.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
148
Dans Gros-Câlin, les deux programmes narratifs sont dédoublés : l'écriture du traité
laisse transparaître l'autobiographie et le parcours amoureux dévoile la solitude. C'est par ce
dédoublement qu'ils se rejoignent : il est, d'une manière ou d'une autre, toujours question de
cette solitude. Nous pouvons déjà identifier ici un procédé humoristique : faire quelque chose en
feignant de faire autre chose. La structure narrative d'ensem ble se caractérise donc par son
invention et ses détours repérables à travers les nombreux programmes d'usage. En outre, le
récit porte atteinte à la logique narrative. Par ces caractéristiques, l’organisation narrative prend
en quelque sorte en charge l'être exceptionnel du narrateur-acteur. La qualification du sujet
demeure douteuse. O n en arrive à déduire qu'il acquiert un /pouvoir faire/, alors qu'il semble
toujours conjoint à un /ne pas savoir faire/. Puis, la performance s'opère par hasard. Dans ce cas
précis et sans doute pour cette raison, l'action, si elle ne perm et pas la liquidation de l'anti-sujet
et de la passion, diminue leur portée et peut être qualifiée d'humoristique. En réponse à cette
passion, le sujet invente, ce qui constitue le rebondissement humoristique. L'invention se trouve
surdéterminée par le recours à l'écriture, qu'il s'agisse du traité ou de l'autobiographie :
l'humour est créé par le langage et le texte lui-même établit un rapport inhabituel entre le sujet et
le langage dans le même but, c'est-à-dire surmonter l'angoisse.

Si La Vie devant soi met en scène des personnages et des aventures exceptionnels, on
ne peut cependant parler de dédoublement au niveau narratif. On assiste bien à quelques
rebondissements, à quelques détours isolés, sans plus. Ici aussi, toutefois, le sujet subit une
passion et c'est pourquoi nous avons posé que, en instaurant sa phase critique, les structures
narratives de surface constituaient un terrain propice à l'éclosion de l'humour, susceptible
d'entraîner des rebondissements repérables dans la forme de l'expression et dans la composante
énonciative. D'ailleurs, le programme de récit, surdéterminé encore une fois par un rapport
particulier du sujet au langage, met en place tous les ingrédients nécessaires. Lorsque Momo
raconte, il se sent délesté du poids qui l'accable. Si l'acte narratif n'est pas humoristique, son
effet rejoint la fonction de l'humour, d'autant plus que son récit s'adresse à ceux qui, finalement,
viendront combler son manque affectif à l'origine de la passion.

Dans Pseudo, il y est très clair que le programme de récit, qui passe par l'écriture, sert à
dominer la passion ressentie par le sujet : la culpabilité. Celle-ci, on l'a vu, le conduit à chercher
refuge dans une fausse folie, un des programmes d'usage qui fait écho à l'être exceptionnel du
narrateur-acteur. Figure lisible sur deux isotopies et responsable de la production de l'humour
dans le récit, la folie montre un fonctionnement actantiel semblable. Le sujet la voit d'abord
comme un objet de valeur, mais, puisqu'elle est fausse, là ne sera pas son véritable rôle. Cette

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
149

folie agit finalement comm e objet modal, un /ne pas pouvoir ne pas faire/, en regard du
programme d'écriture et met ainsi en place un rebondissement au sein des structures narratives.
En outre, c'est par l'écriture, thérapeutique, que le sujet en vient à surmonter son angoisse. Le
programme de récit, ainsi thématisé, voit donc sa fonction humoristique confirmée.

A toutes fins utiles, c'est la même passion que dans Pseudo qui provoque l'action dans
L'Angoisse du roi Salomon. Culpabilité et angoisse y affectent tant le sujet manipulé, Jean, que
le sujet manipulateur, Salomon Rubinstein. Aussi, dans ce roman, les structures narratives se
révèlent humoristiques à double titre. Pour pallier son angoisse, il semble que le roi Salomon
propose simplement à Jean de s'occuper de mademoiselle Cora. Or, cette manipulation initie en
réalité trois programmes narratifs. Il est juste de dire que Jean prend soin de l'ancienne
chanteuse. Cependant, on comprend que le roi du pantalon vise par ce biais et cette feinte une
réconciliation avec elle : «Mademoiselle Cora va peut-être finir par trouver quelqu'un de moins
jeune»18, annonce-t-il à Jean alors que nous en sommes à peine à un peu plus de la moitié du
récit. À travers cette aventure jugée extraordinaire par les autres personnages, le narrateur-acteur
poursuit un apprentissage auquel monsieur Salomon n'est pas étranger, puisqu'il vient le
sanctionner. La manipulation et son sujet se trouvent donc humoristiques : sous couvert d'une
action, elle en met deux autres en place qui constituent autant de rebondissements face à
l'angoisse du roi Salomon. Globalement et compte tenu de cette manipulation, le programme
principal, ainsi dédoublé, révèle également une structure humoristique. Comme on vient de le
voir, Jean opère deux réconciliations : celle des deux personnages âgés et une autre qui le
concerne intimement qui, elle aussi, lui permet de surmonter son angoisse. On a pu remarquer la
simultanéité de cette double performance et c'est pour cette raison qu'elle devient humoristique.
Par ailleurs, ajoutons que le sujet agit de la sorte de façon mi-consciente, ce qui nous amène à
voir chez lui une relative naïveté.

Nous avons déjà noté que, contrairement aux trois autres œuvres, L'Angoisse du roi
Salomon ne met pas en place de façon claire un programme de récit chargé à son tour de calmer
l'angoisse. Cependant, le sujet y entretient toujours un rapport particulier au langage et l'humour
y est thématisé. Si le programme de récit n'en relève pas, les sujets agissent avec humour et le
disent. Il semble une fois de plus que la figure de l'humour vienne remplacer dans ce roman,
voire chapeauter, la structure narrative observée dans les autres œuvres de notre corpus,
structure qui établit des liens avec le discours humoristique.

18 GARY, Romain, L'Angoisse du roi Salomon, Paris, Mercure de France, 1979, p.213.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
150

3. Synthèse sur l'humour dans les structures narratives de surface

Dans les quatre œuvres de notre corpus, des figures connotées dysphoriquement sont
prises en charges dans les structures narratives par l'état pathémique du sujet, révélant une
passion à l'origine de l'action et responsable de la mise en place de la première phase du
processus humoristique. Soulignons le rapport étroit qui unit cette passion et la première phase
de l'humour : les deux sont certes de même nature, indiquant que quelque chose ne va pas, en
plus, elles initient un parcours. Dans L'Angoisse du roi Salomon, et le sujet manipulé et le sujet
manipulateur sont l'objet d'une pathémisation, ce qui, compte tenu du titre, n'a rien d'étonnant.

Cette première phase en appelle une deuxième, le rebondissement humoristique,


repérable dans trois des quatre œuvres de notre corpus, qui s'opère par un dédoublement de
l'une ou l'autre des structures narratives : le sujet fait une chose en croyant en faire une autre. En
outre, dans Gros-Câlin, la logique de la présupposition narrative est également mise en déroute.
Exception faite de La Vie devant soi, on peut établir une homologie entre la qualification
exceptionnelle du narrateur-acteur et ce dédoublement. D'ailleurs, dans les quatre œuvres cette
fois, l'action du sujet humoriste est perçue de cette façon par d'autres acteurs du récit.

Le programme de récit, exception faite de celui de L'Angoisse du roi Salomon, révèle


quant à lui la fonction de l'humour dans la mesure où l'acte narratif permet au sujet de se libérer
de la passion qui l'affecte. De plus, dans Gros-Câlin et Pseudo, par le dédoublement, voire la
confusion, dont elles font montre, les structures narratives de ce programme ont également un
fonctionnement humoristique. Dans ces deux cas, les liens particuliers qu'entretient le narrateur-
acteur avec le langage se répercutent donc jusque dans son faire énonciatif.

Enfin, il est intéressant de noter que, pour une bonne part, les caractéristiques
humoristiques des structures discursives sont prises en charge par les structures narratives ou du
moins y trouvent un écho. Il est toutefois vrai que le niveau narratif du discours laisse pendre
encore des fils en ce qui concerne l'humour ; nous espérons pouvoir les rattacher les uns aux
autres dans la suite de notre travail. Quoi qu'il en soit, ceci nous permet de commencer à
confirmer notre hypothèse selon laquelle l'humour constitue un phénomène repérable à tous les
niveaux du discours et pas seulement dans la forme de l'expression. Par ailleurs, même par les
détours qu'il met en place, le processus humoristique se révèle de plus en plus comme moyen

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
151
que comme fin, un moyen qui n'est pas qu’un simple jeu. Globalement, le sujet recourt à
l’humour qui est donc un passage nécessaire à la transformation de son être : s’agirait-il d’un
grand /savoir faire/, d’une super-compétence ? L’analyse nous a en effet souvent conduit à
constater que le sujet faisait un apprentissage : celui de vivre avec certaines contingences plutôt
que de les liquider.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
C h a p it r e iv

STRUCTURES PRO FO N D ES

Les structures profondes, ou structures élémentaires de la signification, articulent les


valeurs sémantiques, mises au jour par l'analyse discursive, et leur parcours syntaxique, que
révèle celle des structures narratives de surface, tout en montrant l'axiologisation de cette
articulation. En d'autres mots, elles permettent d'en arriver à une synthèse des enjeux
fondamentaux du récit. Le carré sémiotique est chargé d'illustrer l'ensemble du processus de
signification de l'énoncé repérable au niveau profond. À travers lui, nous nous demanderons
dans quelle mesure l'humour des niveaux de surface du discours se manifeste dans les
structures profondes des romans composant notre corpus.

A. G r o s - C â l i n

1. Mise en œuvre du carré sémiotique


L'analyse discursive avait mis en place les oppositions figuratives suivantes
/écriture scientifique/ vs /écriture littéraire/
/solitude/ vs /amour/
/présent/ vs /passé/
/ici/ (Paris & France) vs /ailleurs/

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
153
/immobile/ vs /mobile/
/intérieur/ vs /extérieur/.
Celles-ci étaient subsumées par les isotopies thématiques :
/réalité/ vs /imaginaire/
/normalité/ vs /marginalité/.
Prenant appui sur les structures narratives de surface, le carré sémiotique va donc montrer
l'articulation syntaxique de ces valeurs sémantiques et permettre d'enrichir notre lecture de
Gros-Câlin.

/réalité/ /imaginaire/
/normalité/ /marginalité/

/non imaginaire/ /non réalité/


/non marginalité/ /non normalité/

Si, au niveau de surface, la transformation principale opère l'échange entre deux


objets d'amour posés comme faisant partie de la même classe — Gros-Câlin et Mlle Dreyfus
— , la sanction nous fait bien voir que l'acteur n'est pas conjoint avec ce type d'objet, mais
bien avec l'espoir de l'atteindre : «Dans une grande ville comme Paris, on ne risque pas de
m a n q u e r» 1... d'amour, peut-on comprendre. Au niveau des structures profondes, la
transformation se ferait de l'/imaginaire/ vers la /réalité/. Ainsi, les «relations» amoureuses,
qu'il s'agisse de Gros-Câlin, l'objet «en attendant», ou de Mlle Dreyfus, se placent sous le
signe de l'/imaginaire/ et la visite à la maison close de Cousin fera en sorte de nier cet
/imaginaire/. Lors de cet épisode, un point tournant, ce dernier prend contact avec la réalité et
se rend compte de ce que sont réellement Gros-Câlin et Mlle Dreyfus. Le python devient à ses
yeux «quelqu'un d’autre» (p.205) et non plus «quelqu'un à aimer», tandis qu'il avoue au

* GARY, Romain, G ros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p.215. Les indications de page entre
parenthèses renverront à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
154
sujet de Mlle Dreyfus : «[...] je ne vois pas ce que j'ai à offrir à une jeune femme libre et
indépendante» (p.213). Si le mouvement vers la /réalité/ par la négation de l'/imaginaire/ est
amorcé, on ne peut affirmer qu'il se rend à son terme. Les dernières pages du roman montrent
le narrateur-acteur faisant preuve de lucidité, «C'est notre imagination qui nous joue des
tours» (p.209) dit-il, mais cette lucidité est relative. Il avoue m anger des souris et il utilise
encore le vocabulaire propre aux serpents pour parler de lui. Comme nous l’avons dit, son
problème est intériorisé «avec espoir» comme le sont les figures de Jean Moulin et Pierre
Brossolette, toutefois il demeure. H s'attache à une montre qui lui coûte le même prix que sa
«rencontre» avec Mlle Dreyfus. Si cet attachement semble étrange, on ne peut cependant
s'empêcher de le voir comme une compensation matérielle à laquelle s'adonnent les gens dits
normaux.

L'/imaginaire/ pourra ainsi subsumer l'isotopie amoureuse, de même que celles qui
concernent l'/ailleurs/ — Gros-Câlin et Mlle Dreyfus en étant des figures — et la /mobilité/ —
les faux voyages en ascenseur et les mues du python. Leurs contraires seront bien sûr
subsumés par la /réalité/. Ce mouvement, /imaginaire/ -> /non imaginaire/ -> /réalité/, de
même que l'isotopie /extérieur/ vs /intérieur/ seront eux-mêmes pris en charge par une
transformation /marginalité/ -> /normalité/2, ce qui nous fait voir que c'est beaucoup plus
l’être du narrateur-acteur qui se transforme, sa vision des choses, et, ce faisant, l’axiologie
mise en place par le texte. Bien évidemment, le réel est présent tout au long du texte et se
trouve en partie caché par l’imaginaire, ce qui peut être associé au comportement marginal de
Cousin. En définitive, le réel axiologisé comme dysphorique deviendra euphorique, sans
toutefois oublier que le mouvement vers ce réel euphorique doit être tracé, au sens propre
comme au sens figuré, en pointillé. Le texte met donc en place des valeurs qui tendent vers la
normalité, délaissant la marginalité qui risquerait sans doute de glisser, quant à elle, vers la
folie, laissant ainsi entrevoir l'espoir sans nier les difficulté inhérentes au réel et à la normalité.

Au niveau profond toujours, le programme d'écriture semble être pris en charge par
une structure plus complexe que le programme amoureux, programmes qui entretiennent tout
de même des rapports de similitude. Dès le tout début du texte, le caractère littéraire de
l’écriture est nié — «Évitez surtout toute littérature» (p.9) — et le scientifique ou le
didactique, par la figure du traité, est posé. Plusieurs caractéristiques de l'écriture scientifique
sont présentes, cependant, comme on l'a vu, l'autobiographie s'installe rapidement dans le

2 Les termes «normalité» et «marginalité» renvoient à des valeurs sémantiques mises en place par le texte et ne
doivent pas être pris comme des jugements sur ces valeurs.

l ^ Z c e r H v I p e m i s s i o n of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission


155
texte, la négation du scientifique commence donc alors. En fait, les deux genres s'entremêlent
et les marques de l'écriture scientifique se raréfient, laissant ainsi place à l'autobiographique et
à l'invention, au littéraire pouirait-on dire : ce qui paraît scientifique est de plus en plus
littéraire.

L'opposition /scientifique/ vs /littéraire/ devrait logiquement être subsum ée


respectivement par le réel et l'imaginaire, ce qui peut être difficilement le cas ici. Le discours
autobiographique relate tant l'imaginé que le réel et le scientifique fait de même. Le
mouvement du scientifique ou didactique vers le littéraire serait en fait plus près de celui de la
/marginalité/ vers la /normalité/, surtout si on se rappelle que Gros-Câlin est un objet modal
pour le programme narratif d'écriture du traité et que c'est en bonne partie parce qu'il le garde
chez lui que Cousin passe pour un marginal. On peut aller plus loin en disant que Cousin, à la
fin du récit, devenu un peu plus normal, n'a plus besoin d'un prétexte pour parler de lui.
Dans ces conditions, ce qu'il appelle la démarche des pythons qui s'effectue par «contorsions,
sinuosités, spirales» (p. 17) devient alors encore plus significatif. Non seulement s'agit-il de la
démarche des pythons, mais également de la sienne propre parce qu'il n'est pas capable de se
livrer directement, étant donné justement l'angoisse qu'il éprouve face à la solitude du grand
Paris, angoisse qui le noue et l'am ène à faire des nœuds dans son écriture. C et état
pathémique étant en partie liquidé, on observe en effet que le dernier chapitre est narré sans
digression.

L'opposition /présent/ vs /passé/ arbore également un fonctionnement complexe. En


réalité, l'opposition serait plus de l'ordre : /atem poralité/ vs /temporalité/, en ce sens que,
pendant la majeure partie du récit, le mélange des marques rend difficile, voire impossible,
l'établissement d'un cadre temporel, tandis qu'à la fin, le passé et le présent, le temps de la
diégèse et celui de la narration, ne semblent plus emmêlés. Un peu à l'image des autres
isotopies, ce retour à un ordre temporel demeure précaire, d'ailleurs le dernier chapitre
commence ainsi : «Le matin d'un des jours suivants sans pouvoir préciser au juste [...]»
(p.209). Ce mouvement confirme celui plus général qui tend vers la /normalité/, sans
l'atteindre complètement.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
156
2. Structures profondes et humour

Comme nous l'avons dit, théoriquement, la mise au jour des structures profondes
d'une œuvre devrait permettre sa désambiguïsation, une liquidation des dédoublements, et
laisser ainsi peu de marge de manœuvre à l'humour. G ros-C âlin semble résister à cette
tentative. C'est la raison pour laquelle nous croyons que l'humour vient s'inscrire jusqu'à ces
structures élémentaires de la signification. Le mouvement syntaxique le plus important investi
par l'opposition sémantique /normalité/ vs-/marginalité/ serait marqué du sceau de l’humour
du fait qu’il n'arrive pas tout à fait à son terme. Le texte montre un mouvement général vers la
normalité tout en laissant planer un certain doute sur cette même normalité. Du point de vue
des autres acteurs, Cousin semble adopter un comportement qu'ils jugent normal, toutefois
ses confidences, surdéterminées par l'usage de lexèmes propres au python pour parler de lui,
maintiennent la contradiction chez l'être de l'acteur. Comme nous le disions ci-dessus, Cousin
percevrait ainsi la réalité qui demeure difficile — la solitude qu'il tentait de ne pas voir
auparavant — et la présence simultanée de normalité et de marginalité constituerait le
rebondissement permettant de supporter cette réalité. C'est par cette simultanéité qui lui est
propre que se manifeste l'humour.

Ce qui se révèle encore plus caractéristique de ce type de discours, c'est l'importante


place que prend l'imaginaire dans le roman ou plus précisément l'imaginaire et la réalité. Les
deux sont présents et visibles en même temps presque tout au long du récit : c'est bien ce qui
le rend humoristique. L'humour doit être signalé à l’énonciataire implicite, ce qui est rendu
possible si le processus de négation de la réalité est suffisamment explicite. Dans Gros-Câlin,
l'achèvem ent du parcours /imaginaire/ -> /réalité/ aurait tendance à diminuer la place de
l'humour, sans toutefois l'éliminer complètement, comme c'est le cas pour la marginalité.

Par ailleurs, si, au niveau profond, le programme narratif de récit se confond en


partie au programme principal, au niveau de surface, la disparition de ses marques s'explique
sans doute par la diminution de l'intensité de l’état pathémique du sujet. La transformation de
cet état porte le sujet à moins recourir à l'imaginaire, à l'invention — il en a moins besoin — ,
dont se nourrissaient à la fois l'humour et le récit, et le conduit finalement à mettre un point
final à ses confidences.

En définitive, la réalité dysphorique serait en partie cachée par l'im aginaire


euphorique. On reconnaîtrait par là le rôle fondamental de l'humour. Le texte opère

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
157

principalement une transformation de l'axiologie. Formellement, la présence de l'humour est


moindre, tandis que l'espoir, lisible sur l’isotopie de la réalité, est plus grand, ce qu'ont sans
doute permis de faire éclore les procédés humoristiques.

B. L a V i e devant soi

1. Mise en œuvre du carré sémiotique

L'analyse des formes sémantiques a permis de dégager les oppositions figuratives


suivantes :
/marginalité/ vs /normalité/
/étranger/ vs /français/
(parler)/différemment/ vs /comme tout le monde/
/fermé/ vs /ouvert/
/passé/ vs /présent/
/amour «payé»/ vs /amour réciproque/.
Nous retenons le couple oppositionnel /marginalité/ vs /normalité/ comme indicateur de
l’isotopie thématique qui subsume les isotopies figuratives, parce que Momo accède à une vie
davantage normale, d'un point de vue social et affectif, principalement en acquérant des
connaissances et une nouvelle vision de l'amour, ces acquisitions s'articulant respectivement à
la compétence et à la performance du programme narratif principal. Le récit instaure un nouvel
ordre des choses où le sujet reçoit et perçoit l'amour qui règne autour de lui, indiquant la
transformation de son être. Voyons maintenant com m ent les différents investissements
sémantiques s'inscrivent dans cette syntaxe fondamentale.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited w ithout permission.
158

_______________/norm alitéA t-Z m arginalifé/_____________ (


| «Momo, Français+étranger» *
/normalité/ /marginalité/

/non marginalité/ /non normalité/


Ainsi Momo, marginal parmi les marginaux, parce que sans parents, conjoint à
l'amour de figures parentales à la fin du récit, rejoint une certaine /normalité/ quant à son statut
familial. Ce mouvement s'effectue en coordination avec d'autres : lui qui n'est pas Français
se retrouve chez des acteurs identifiés comme tels ; à la fraternité déjà observée entre
étrangers, s'ajoute, formellement, celle pouvant e x ister entre tous les types ethniques,
nationaux ou religieux. Il s'opère donc une neutralisation — et non pas une disparition
puisqu'il en est question jusqu'à la fin du récit — des différences comme potentialité de
discorde. Le terme complexe du carré sémiotique exprim e sans doute le mieux ce qui se
produit à ce point de vue. En devenant en quelque sorte à la fois Français et étranger, Momo
atteindrait la plénitude affective associée à la neutralisation des différences ethniques et
religieuses. Bien qu'il s'opère un passage de la /m arg in alité/ vers la /normalité/, la
/marginalité/ n'est pas reniée mais en réalité s'amalgame à la /normalité/, la première nourrit la
seconde. C'est également ce qu'on observe en ce qui concerne la transformation de Momo :
l'amour que Madame Rosa lui transmet, ce qui correspond pour lui à une acquisition de
compétence, transformera sa vision du sentiment am oureux qu'il considérait auparavant
comme «payé». Momo précise à la toute fin du récit : «M oi j'ai aimé Madame Rosa et je vais
continuer à la voir»3. Le garçon enchaîne en disant qu'il veut bien rester avec ceux qui l'ont
recueilli. Ne font-ils pas figure de parents normaux ?

Toujours en suivant ce même mouvement de la /marginalité/ vers la /normalité/,


Momo quitte le milieu fermé qu'est Belleville pour a lle r vers un milieu plus ouvert, chez
Nadine et Ramon, à la campagne. L'importance des événem ents historiques du passé est
minimisée, niant l'ordre ancien et mettant en évidence les désirs de Momo qui, eux, sont bien
présents. Rappelons qu'à ce point de vue la transformation est moins évidente. En effet, pour

3 GARY, Romain, La Vie devant soi, Paris, Mercure de France, 19T5, p.269.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
159
Madame Rosa, tant les événements historiques que le temps qui passe sont destructeurs. Situé
sous la catégorie de la /marginalité/, l'amour qu'on obtient contre de l'argent, propre au
monde de la prostitution, celui-là même que Momo croit recevoir de Madame Rosa, est rejeté
par lui au début du récit. Il fait ensuite différentes expériences de l'amour à sens unique que
l'on peut relier à la /non marginalité/, ce qui s'articule, une fois de plus, à une acquisition de
compétence. Ce n'est que peu à peu que Momo verra et connaîtra l'amour réciproque : le
normal.

En ce qui concerne le langage, Momo dit qu'il finira, «un jour», par parler comme
tout le monde, norm alem ent. À cet égard, les m isérables4 occuperaient une position
particulière. En effet, on peut associer le texte de Victor Hugo à certaine normalité, si on
accepte de le voir comme un classique tandis que le récit de Momo qui s'y superpose serait
marginal par sa langue. En ce sens, les nouveaux misérables rejoindraient la terme complexe,
la même position que Momo à la fin du récit, toutefois par un parcours syntaxique inversé,
comme si la misère quelle qu'elle soit ne pouvait être que marginale et dysphorique. Par
ailleurs, la transformation de la figure du narrataire, le sujet d'état S2 dans le programme
narratif de récit, s'inscrit également dans le passage de la /marginalité/ vers la /normalité/. La
première figure demeure indéterminée — en marge, pourrait-on dire — , le rapprochement
entre Momo et ses bienfaiteurs n'étant pas encore accompli, tandis que la seconde se précise à
partir du moment où l'amour peut être partagé et réciproque — normal. Au niveau profond,
les liens sont donc bien marqués entre le programme de récit et le programme principal, les
deux faisant montre d'un fonctionnement semblable.

2. Structures profondes et humour

La catégorisation thymique permet de voir que le côté gauche du carré sémiotique est
euphorique et le côté droit dysphorique. Les valeurs posées par le texte rejoignent donc la
deixis positive /non m arginalité/ et /normalité/. Comme pour les structures narratives de
surface qui mettent en place un terrain propice à éclosion de l'humour, cette axiologisation
peut y faire écho. En effet, le parcours thymique correspond à celui général du discours
humoristique, ce dernier délaissant les valeurs connotées négativement, sa première phase,
pour ensuite rebondir vers le positif.

4 Rappelons que «misérables» apparaît toujours ainsi dans le texte, sans majuscule et sans aucune marque
typographique particulière.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
160

Si l'oscillation thématique que l'on a pu observer en rapport avec la temporalisation


ne relève pas à proprement parler de l'humour, elle rappelle toutefois son fonctionnement. En
effet, bien que Momo nie ou minimise la vision de Madame Rosa par exemple de la Seconde
Guerre m ondiale, on comprend bien en même temps que sa catégorisation dysphorique
demeure. Au niveau des structures profondes, la coexistence des deux temporalités se
révélerait donc parfois ou en partie humoristique, le parcours syntaxique fondamental y ayant
trait ne pouvant être clairement défini. Ce processus serait seulement en partie humoristique
puisque globalement il semble qu'autre chose s’opère.

Ainsi, la coexistence de la /marginalité/ et de la /normalité/ n'est pas sans rappeler le


dédoublement propre au discours humoristique. On vient de le voir, à la fin du récit, Momo
est à la fois étranger et Français, il est accueilli par une famille normale mais il n'oublie pas
Madame Rosa. En réalité, comme l'indique le terme complexe du carré sémiotique, il nous
semble qu'il se dégage ici beaucoup plus une synthèse qu'une coexistence, ce qui a pour effet
de liquider les oppositions et les incompatibilités qui, elles, produisaient l'humour. C’est tout
de même par le biais du terme complexe que l'on peut reconnaître au niveau profond la dualité
manifestée au niveau de surface — Momo, l'Arabe qui parle le yiddish — et dont l'humour
est tributaire. Sans doute en est-il de même pour la figure des misérables. On peut voir
globalement l'humour du récit par la marginalité de son expression en perspective avec le texte
de Victor Hugo qui, lui, relèverait d'une certaine norme, comme nous l'avons indiqué.

Ceci étant, sans doute nous trouvons-nous devant le résultat du travail de l'humour,
travail qui change le malheur en plaisir, pour reprendre les termes de Dominique Noguez ; il
ne s'agit donc pas d'un plaisir qui suit un malheur, mais le malheur lui-même qui est changé :
bien que transformé, il demeure. Les expériences difficiles qu'a vécues Momo font partie de
lui au m ême titre que sa nouvelle vie, qui s'annonce plus douce. Ceci nous rappelle que
l'humour est un processus. Une fois achevé, ce n'est plus lui-même qui est observable, c'est
son produit, ce à quoi nous associons principalem ent le point d'arrivée de la syntaxe
fondam entale de La Vie devant soi. Il reste une form e de plaisir, ce que confirme la
catégorisation thymique. Sans manifester elle-même d'humour, par son mouvement du
/dysphorique/ vers l'/euphorique/ qui lui est com parable, l'organisation des structures
profondes peut donc permettre son déploiement aux niveaux de surface.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
161

C. PSEUDO

1. Mise en œuvre du carré sémiotique

Nous reprenons brièvement l’organisation thématique dégagée lors de l’analyse des


formes sémantiques que nous articulons à celle des structures narratives de surface du récit,
pour en arriver résolument aux structures profondes. Nous avions donc mis au jour les
isotopies figuratives suivantes :
/normalité/ vs /folie/
/monde/ vs /refuge/
(événement) /daté/ vs (narration) /achronologique/.
Ces couples oppositionnels peuvent être subsumés par l'isotopie thématique :
/réalité/ vs /invention/.
La plupart des acteurs font montre d'un comportement adapté aux malheurs de l'homme,
«pseudo», ce qui relève de la /normalité/ qu'Alex rejoindra, en l'acceptant, au terme de son
parcours narratif : il performera alors. Ces malheurs qui peuplent le /m onde/ et qui
s'inscrivent dans le temps, tout en assumant le rôle actantiel d'anti-sujet, font connaître au
sujet une passion dysphorique et instaurent ainsi la phase de manipulation, ils le poussent,
l'obligent presque, à agir ou réagir. Alex acquiert de cette façon un /vouloir faire/. Comme on
l’a vu, tout ceci constitue la /réalité/.

Alex tente d’abord de rejeter cette /réalité/ en se comportant de façon inadaptée aux
yeux des autres acteurs : ainsi se manifeste la /folie/, mais seulement selon le paraître, n’étant
perçue que partiellement comme telle. La quête de refuges du protagoniste, spatialisés par des
cliniques psychiatriques loin du monde, institue un programme d’usage à la compétence du
programme narratif principal. Puisque sa folie est inventée et que les refuges sont illusoires,
les autres acteurs considérant Alex, comme on l’a dit, à moitié fou, cette position se révèle
pour lui intenable, modalisée par /ne pas pouvoir être/. Il ne lui reste qu’une seule possibilité :
l’écriture qui, en liquidant peu à peu sa folie, nie l’/invention/ et devient /réalité/ par le biais du
livre. Ce processus correspond à l’acquisition proprement dite de la compétence. La
déchronologisation rendue possible par cette écriture occupe la même position, entre
/invention/ et /réalité/, d’autant plus que cette organisation temporelle pour le moins
particulière est voulue et montrée par la narration.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
162
Nous allons maintenant reporter le tout sur le carré sémiotique qui illustre une
organisation originale et complexe des structures élémentaires de la signification, organisation
qui pourrait constituer une explication du caractère déroutant de cette œuvre. Nous pourrons
ensuite préciser certains points de notre lecture.

/réalité/ /invention/

/non invention/ /non réalité/

Comme nous l'avons esquissé, ce carré situe bien l'écriture comme /non invention/ qui, par
son caractère thérapeutique, perm et de surm onter la folie, un peu à la manière des
médicaments. Le fonctionnement de la syntaxe fondamentale montre bien le rôle médiateur de
l'activité scripturale : il s'agit d'un moyen de passer de la folie inventée à la /réalité/. À la fin,
Alex accepte de faire, lui aussi, «pseudo».

En ce qui concerne la catégorie thymique, Pseudo met en place une axiologie très
particulière. On assiste en réalité à une réaxiologisation. Ce qui était dans un premier temps
connoté comme dysphorique devient euphorique : il s'agit bien d'un récit d'acceptation qui
montre une transformation de l'être de l'acteur. En fait, il est possible de distinguer une
double syntaxe fondamentale. Alex, d'abord dans la /réalité/, la nie, parce qu'il la trouve
insupportable, en inventant sa folie. Puis, ces refuges dévoilant leurs limites, il effectue un
retour à cette /réalité/ grâce à l'écriture. Globalement, il n'en va pas autrement du point de vue
du programme narratif de récit. D'abord axiologisée dysphoriquement, l'écriture se nourrit de
l'/invention/ de la folie, liquide cette dernière, pour aboutir à la /réalité/ du livre et à une
position connotée euphoriquement.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
163
2. Structures profondes et humour

Cette syntaxe fondamentale établit des liens avec le fonctionnement de l'humour. En


effet, une bonne part de ce récit repose sur l'invention et, par définition, l'humour e st
invention, discursive cependant. C'est là qu'entre en scène le programme d'écriture qui,
rappelons-le, s'inscrit à deux niveaux diégétiques. H englobe tout : en se nourrissant de cette
création, un récit s'écrit qui raconte l'acceptation qui elle-même s'effectue par l'écriture, d'où
son insertion dans le récit enchâssé. Étant dédoublé, le parcours syntaxique fondamental
devient un reflet du parcours narratif de surface, lui-même humoristique, dans la mesure où le
sujet, s'engageant dans la négation de la réalité, se voit obligé d'y revenir. L a catégorie
thym ique fonctionne de façon semblable. On n'assiste pas tant à un mouvement du
dysphorique vers l'euphorique qu'à une transformation de ce qui était négatif en positif et
l'invention en est le pivot. Comme l'écriture, l'humour est un moyen d'arriver à surmonter un
état pathémique et il s'inscrit dans le premier mouvement du récit : celui qui nie la réalité
dysphorique. Ici, le processus humoristique, l'/invention/, rebondissement précédé d'une
phase critique, relève d'un parcours syntagmatique comparable à une partie de l'action.

Si l'on peut observer des similitudes entre le fonctionnement de Pseudo et de celui de


Gros-Câlin au point de vue de l'invention qui nie la réalité dysphorique, il existe toutefois des
différences. Alex invente sa folie qui a des répercussions dans la réalité de l'univers fictif, tels
ses séjours en clinique. Dans le cas de Cousin, ses inventions n'ont pas les mêmes
conséquences. Bien qu'il dise qu'il est sur le point de se marier avec M lle Dreyfus, la réalité
est tout autre. C'est la raison pour laquelle nous avons défini les valeurs sémantiques de façon
différente, celles de Gros-Câlin relevant de l'/imaginaire/ e t celles de Pseudo davantage de
l'/invention/. Cette distinction permet également de marquer une autre différence entre Cousin
et Alex. Le premier semble avoir des moments fugitifs de lucidité, en avouant à demi-mot que
ce qu'il raconte sort de son imagination. Pour le second, il en va autrement. En effet, Alex est
victime de sa trop grande lucidité. Nous aurons l'occasion d'approfondir cette question lors
de l'analyse de la composante énonciative.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
164

D . L ’ANG O ISSE D U R O I S A L O M O N

1. Mise en œuvre du carré sémiotique

L'analyse discursive a permis de dégager les isotopies figuratives suivantes :


/langage/ vs /angoisse/
/unité/ vs /dualité/
/culture savante/ vs /culture populaire/
/générosité/ vs /oubli/
/synchronisme/ vs /anachronisme/
/tranquillité/ vs /dérangement/
/mesure/ vs /excès/
Le dernier couple oppositionnel pouvant subsumer tous les autres, il devient donc indicateur
de l'isotopie thématique. Comme nous allons le voir en détail, l'analyse narrative nous permet
d'orienter le parcours syntaxique fondamental de 17excès/, en passant par sa négation, à la
/mesure/.

/mesure/ /excès/

/non excès/ /non mesure/

Si l'isotopie figurative /langage/ vs /angoisse/ paraît inattendue et ne correspond pas à


une opposition en langue, il n'en reste pas moins qu'elle rend bien compte de l'organisation
du niveau figuratif du discours dans L'Angoisse du roi Salomon, étant entendu que le
/langage/ est vu comme un moyen de calmer l'/angoisse/. Les manifestations langagières
comprenant les dictionnaires et la façon curieuse de s'exprimer de Jean constituent des
moyens de nier l'angoisse : elles sont donc à mi-chemin entre l'/excès/ et la /mesure/. Au
niveau narratif de surface, elles correspondent à l'acquisition d'un /savoir faire/ et donnent

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
165
ainsi une explication de la figure d'autodidacte rattachée à Jean. L'atteinte de la /mesure/ fera
délaisser à Jean les dictionnaires, qui rassuraient sans régler le problème à sa source, de même
que son expression particulière ; monsieur Salomon l'avait prévenu : «Il n'y a pas moyen de
passer au travers. La grammaire est impitoyable et la ponctuation aussi»5. À ce niveau
également, le standard téléphonique, S.O.S. Bénévoles, tout comme la générosité du roi du
pantalon, fonctionnent de la même façon : c'est un moyen, non pas une fin. Le texte insiste
d'ailleurs beaucoup sur le fait que certains bénévoles le sont «sur le dos des autres» (p.175),
c'est-à-dire qu’ils donnent du temps pour oublier leur propre détresse. En réalité, le roi
Salomon n'agissait pas autrement puisqu'il tentait de maîtriser son angoisse en se préoccupant
de celle des autres. À la fin du récit, il se débarrasse du standard, parce que cette angoisse
s'est envolée : il ne risque plus d'être lui-même oublié. Quant à l'humour, nous y reviendrons
un peu plus loin.

Il est très clair que la dualité, les contradictions de Jean relèvent de l'/excès/. Aline lui
fait comprendre qu’il exagère en ce qui concerne cet amour sans amour pour mademoiselle
Cora et, ainsi, le conjoint à un /savoir faire/. Précisons que tous les programmes d'usage de la
compétence permettent l'apprentissage du jeune homme qui l'amène à restreindre son action,
c’est pourquoi on peut envisager globalement sa qualification comme sujet de faire. On l'a vu
lors de l'analyse narrative, il performe en atteignant le «juste milieu», la /mesure/, par le biais
des réconciliations : celle de ses contradictions et celle de mademoiselle Cora et du roi
Salomon, qui, eux également, doivent alors faire des compromis.

Avec tous leurs malheurs, les chansons réalistes font montre d'un /excès/ évident.
Chuck prétend au sujet de mademoiselle Cora : « — Il est vrai qu'une femme qui aime la
mauvaise littérature, c'est dangereux [...]» (p.264). Cette dernière va elle-même rejeter cette
démesure en ratant son suicide, c'est-à-dire qu'elle ne meurt pas comme dans ses chansons.
La culture savante fait bonne figure tout au long du récit, non seulem ent par son
axiologisation positive, mais bien parce qu'elle est source d'enseignements. Les chansons
réalistes finissent toujours mal. Les vers de Ronsard encouragent à cueillir les roses de la vie,
comme le texte. On peut voir la culture savante sortir victorieuse du combat qui l'opposait à la
culture populaire lors de la phase de sanction où ces vers sont repris par Jean lui-même.

5 GARY, Romain, L ’A ngoisse du roi Salomon, Paris, Mercure de France, 1979. p.213. Les indications de
page entre parenthèses renverront dorénavant à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
166

On l'a vu également, toutes les figures d'/anachronisme/ constituent des /excès/.


Grâce à la transformation principale, chacun rejoint la place qui lui convient, la /mesure/. Par
ailleurs, si Jean ressent de manière excessive les m alheurs du monde et subit ainsi le
dérangem ent associé aux grandes villes, ce n'est pas en les quittant qu'il connaîtra la
tranquillité. Ceci nous indique que la transformation concerne l'être de l'acteur, sa vision des
choses. El peut donc rester à Paris, en toute quiétude, parce qu'il a acquis un minimum de paix
intérieure.

On s'en doutera, le côté gauche du carré fait l'objet d'une axiologisation euphorique
tandis que le côté droit revêt un aspect dysphorique. Le passage de celui-ci à celui-là constitue
un écho du parcours propre à l’humour qui, toujours, nie le réel négatif et angoissant pour
rebondir vers le positif.

2. Structures profondes et humour

Si, aux niveaux discursif et narratif, l'humour tient une grande place dans ce roman,
qu’en est-il des structures profondes ? Il est bien évident qu'on observe par l'opposition entre
l'angoisse et le langage et le passage de l'un à l'autre un mouvement humoristique. Mais,
comme nous l'avions vu au niveau thématique, ce n'est pas parce que le texte pose l'humour
com m e m oyen de contrer l'angoisse qu’il est lui-m êm e hum oristique. L a double
transformation observée dans les structures narratives de surface est englobée par le même
parcours au niveau fondamental, ce qui n'est guère étonnant puisqu'elles articulent les mêmes
valeurs sémantiques. Comme les autres manifestations du langage, l'hum our perm et le
passage de l'/excès/, connoté dysphoriquement, à la /m esure/, connotée euphoriquement.
D'une manière générale, n'est-ce pas là son premier rôle ? Ce qui se révèle intéressant, c'est
que le texte lui-même le dit. De ce point de vue, et de façon plus déterminante que dans
Pseudo, on pourrait avancer que cette dernière œuvre du corpus Ajar vient confirmer à tout le
moins le fonctionnement des niveaux de surface des trois premières, tout en le reprenant.
Gros-Câlin, La Vie devant soi et Pseudo font de l'humour, L'Angoisse du roi Salomon dit
qu'il en fait.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
167

E . DE l 'h u m o u r j u s q u 'a u x str u c tu r es pro fo ndes

L'analyse sémiotique du discours permet, théoriquement, en arrivant au niveau


profond, de dégager les enjeux sémantiques et syntaxiques fondamentaux d'un texte et même
de clarifier des points de la lecture restés jusque-là obscurs. Aussi, le fonctionnement des
structures profondes semble-t-il incom patible avec celui de l'humour, qui se nourrit de
dédoublements et d'invention, en bref, d'ambiguïté, cette caractéristique étant responsable,
selon plusieurs6, de la difficulté de sa description.

Malgré cela, il ne nous apparaît pas impossible que l'humour laisse des traces, par
l’un ou l'autre de ses aspects, jusqu'aux structures profondes, que ce lieu puisse servir de
base à l'éclosion des procédés humoristiques. Il pourrait également en être de même pour la
fonction globale d'adjuvant ou de super-compétence de l'humour, vu comme un «art de
vivre» selon le mot de Robert Escarpit. L a synthèse qui suit tentera donc d'établir des liens
entre les structures profondes et ce type de discours.

1. Un cas à part : G r o s -C â lin

L a première œuvre du corpus A jar vient cependant infirmer dans son ensemble ce
que nous venons de proposer. En effet, l'analyse montre que l'ambiguïté propre à l'humour
demeure présente jusque dans les structures profondes, ce qui rejoint une lecture intuitive. À
la fin du roman, on ne manque pas de s'interroger sur l'état de Cousin : sa situation s'est-elle
améliorée ou est-ce plutôt le contraire ? Jusqu'à maintenant, nous n'avons pu répondre qu'en
partie à cette question.

Aussi nous sommes-nous permis de tracer en pointillé le parcours syntaxique


fondamental qui va de la /marginalité/ à la /normalité/. Cette hésitation, cet entre-deux, nous
semble caractéristique de l'humour. On l'a vu de bien des façons, il se manifeste par la
présence du double : une forme nouvelle révoquant une forme ancienne, l'invention niant la
réalité, sans la liquider. Malgré la quête d'un objet amoureux, Cousin est toujours seul à la fin
du récit. Les états transformés montrent une certaine acceptation de cette solitude. Selon le

6 À titre d'exemple, rappelons le titre significatif mais paradoxal de l’article de Louis Cazamian (il arrive tout
de même à définir l'humour) : «Pourquoi nous ne pouvons définir l'humour», Revue germanique, Paris,
1906, p.601-634.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
168

paraître, sa marginalité s'amenuise, mais, selon l'être, il n'en va pas de même, ce pourquoi
nous avons parlé d'intériorisation de son problème. Comme nous l'avons dit, le caractère
double de la situation la rend humoristique et pallie l'état pathémique dont l'intensité a
diminué, mais qui persiste toujours. On observe donc un mouvement de la /marginalité/ vers
la /normalité/, mouvement qui ne se rend pas vraiment à son terme. C'est la raison pour
laquelle le double sémantique se maintient. L'humour se répercute également jusqu'aux
structures profondes en instaurant une syntaxe fondamentale instable. À ce titre, Gros-Câlin
serait la plus humoristique des œuvres du corpus Ajar, les autres ne fonctionnant pas de cette
façon au niveau profond, bien que La Vie devant soi présente quelques similitudes avec cette
dernière au point de vue de la prise en charge de la temporalité par les structures élémentaires
de la signification.

2. Le sémantique et l'humour

De façon générale, chacun des romans de notre corpus oppose des valeurs
sémantiques que nous définirons, faute de mieux, d'une part, d'/ordinaire/ et, d'autre part,
d'/extraordinaire/. Aux niveaux de surface, par le biais de la marginalité, de la folie ou de
l'excès, le texte distingue Cousin, Momo, Alex et Jean des autres acteurs (l'acteur principal
n'est pas toujours le seul à être ainsi déterminé). Différents traits les placent dans une
catégorie à part et toujours le parcours figuratif de verbalisation en fait partie : ceci rappelant,
une fois de plus, que l’humour se réalise à travers le langage, un langage qui s'écarte de la
norme. Niant la réalité par l'invention, il s'accorde en effet difficilement à une quelconque
organisation stéréotypée des valeurs. Au contraire, comme on l’a vu à maintes reprises, ce
type de discours met souvent à mal les formes figées de tous ordres. Cependant, celles-ci
nourrissent celui-là : ce chemin obligé trace donc un trait entre l'humour et l'opposition
/ordinaire/ vs /extraordinaire/ que nous dégageons de notre corpus. Cette opposition
distinguerait le discours humoristique du conte merveilleux où 1'/extraordinaire/ —
précisément le merveilleux — n'est pas perçu comme tel dans l'univers de la fiction.

Dans Gros-Câlin et Pseudo, la thématisation de l'/invention/, de l'/imaginaire/ et de


leurs contraires établit une correspondance avec le processus humoristique, s'effectuant lui-
même par l'invention. Cette correspondance est surdéterminée par le fait qu'au niveau de
surface les figures de langage sont lisibles sur ces isotopies, l'humour étant surtout création
langagière. Dans La Vie devant soi et L ’A ngoisse du roi Salomon, la /marginalité/ et l'/excès/,

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
169
opposés à leurs contraires, peuvent révéler le même type de liens, bien qu'ils soient tissés de
façon moins serrée, avec la sémantique de l'humour qui toujours convoque l'exceptionnel. Se
dégage de ces correspondances, non pas une caractérisation hum oristique des valeurs
sémantiques posées par le texte, mais simplement une convergence entre elles et les éléments
définitoires de l'humour, convergence susceptible d'offrir à ce dernier un terrain propice à son
déploiement.

3. Le syntaxique, le thymique et l'humour

C'est principalement à travers la catégorisation thymique que la syntaxe fondamentale


est homologable au processus humoristique. Même si cela semble un truisme, le mouvement
du dysphorique vers l'euphorique, plus ou moins complexe selon les œuvres, correspond à
celui de l'humour et révèle le rôle de premier plan que joue, dans son élaboration, la catégorie
thymique, prise en charge par tous les niveaux de discours. Sans passion, sans état
pathémique dysphorique à la base, il ne saurait y avoir d'humour.

Si les structures élémentaires de la signification ne sont pas humoristiques, elles


pointent en quelque sorte, toujours à travers la catégorie thymique, le rôle que l'humour peut
jouer dans le discours. Comme l'analyse des autres niveaux l'indiquait déjà, il s'agirait d'un
moyen de passer du négatif au positif. La première étape du parcours syntaxique nie le
dysphorique et la deuxième va — tel le rebondissement humoristique — vers l'euphorique, ce
qui, de plus, s'accorde aux valeurs sémantiques de deux œuvres de notre corpus. Dans
Pseudo, la folie, que nous avons pu définir comme humoristique — il s'agit d'une invention
qui masque la réalité — , se trouve au centre du parcours syntaxique et, dans L'Angoisse du
roi Salomon, la figure de l'humour qui participe au passage de l'/excès/ vers la /mesure/
occupe la même position. Toutefois, on ne peut en dire autant des deux autres œuvres où,
d'un point de vue sémantique, l'humour serait plutôt — cela ne pouvant être défini de façon
absolue — associé au début du parcours syntaxique fondamental par l'isotopie de la
/marginalité/ de même que par celle de /l'imaginaire/, dans Gros-Câlin, et encore par la
/marginalité/ dans La Vie devant soi. Comme on vient de le voir, ces valeurs peuvent être
subsumées par un /extraordinaire/, caractéristique de l'humour. Cela s'explique peut-être par
la situation particulière de Gros-Câlin sur laquelle nous nous sommes arrêté ci-dessus et par le
fait que, jusqu'à maintenant, La Vie devant soi s'est révélé moins humoristique que les autres
œuvres. Quoi qu'il en soit, globalement, la syntaxe fondamentale de chacune des œuvres de

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
170
notre corpus, selon la catégorie thymique, opère le même m ouvem ent que le processus
humoristique.

Sauf pour L'Angoisse du roi Salomon, il est intéressant de noter qu’au niveau
profond les programmes narratifs de récit e t les programmes principaux sont pris en charge
par la même syntaxe fondamentale et donc le même parcours thymique. Ce fonctionnement
attribue au langage un rôle dans le processus de transformation : c'est également en racontant
à travers un parcours homologable à celui de l'humour que le sujet opère son passage du
dysphorique vers l’euphorique. Cousin, Momo et Alex se libèrent et se transforment par la
narration de leur vie. Encore ici, c'est, si l'on veut, un autre écho de l'humour, son
élaboration faisant appel à la création proprement discursive. Comme nous avons déjà eu
l'occasion de le préciser, en ce qui concerne L'Angoisse du roi Salomon, la figure même de
l'humour, celles de l'expression de Jean et plus généralement celles du littéraire viennent à
leur façon suppléer le rôle qu'assumait le programme de récit dans les autres œuvres. Il va
sans dire que l'analyse de l'énonciation pourra nous en révéler davantage sur cette question.

4. Les résultats du travail de l'humour

À cette étape-ci de notre travail, il nous apparaît opportun de faire en quelque sorte le
point sur l'humour, en guise de synthèse de son fonctionnement dans le discours, des
structures discursives jusqu'aux structures profondes — de l'énoncé — , que nous
articulerons autour de trois axes : passion, /extraordinaire/ et langage. Cette synthèse nous
amènera à discuter des effets de l'humour ou de sa contribution au discours.

4.1 Une passion exprimée de façon extraordinaire : l'humour


Si une passion, nécessairement dysphorique, est toujours à l’origine de l'humour —
un aspect qui le distingue des autres formes du comique — , elle semble laisser des traces à
tous les niveaux du discours et subir des transformations dans les form es narratives. Au
niveau des structures discursives, des figures attribuent un style tensif excessif au sujet. Ce
dernier est toujours très, voire trop sensible dans sa façon de réagir au monde. Dans les
structures narratives de surface, l'état pathémique du sujet vient préciser le processus de
manifestation de cette passion liée au style tensif excessif de l'acteur. Poussant le sujet à agir,
cet état pathémique constitue en quelque sorte la manipulation qui se situe en amont de la
manipulation qui initie l'action : ce processus syntaxique est homologable aux deux étapes de

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
171

l'humour. Au niveau profond, la catégorie thymique prend en charge ce qui, aux niveaux de
surface, relève de la passion et axiologise la syntaxe fondamentale du dysphorique vers
l'euphorique, conformément au mouvement même de l'humour.

L'analyse des formes sémantiques a mis au jour des valeurs que nous avons définies
comm e /extraordinaires/ s'opposant à l'/ordinaire/. Encore une fois, précisons que
l'extraordinaire est ainsi déterminé par le texte lui-même et non par rapport au hors-texte, ce
qui y inscrit le processus humoristique : bien que ce dernier installe nécessairement un
énonciataire implicite (sur lequel nous nous attarderons plus loin), il ne s'élabore donc pas
dans un dialogue avec la réalité de l'éventuel lecteur. Ces valeurs sémantiques rejoignent la
plupart des définitions de l'humour qui notent toujours un décalage par rapport à la réalité.
Bergson parle de description de ce qui est par rapport à ce qui devrait être. Pour Jean
Fourastié, l'humour nie la réalité par l'invention. Par cette présence de l'/extraordinaire/
opposée à l'/ordinaire/ dans le texte même, comme nous l'avons dit, une convergence est mise
en place entre l'organisation sémantique de notre corpus et le processus humoristique.

L'importance de la problématique du langage, repérable à tous les niveaux du


discours, vient nous rappeler que l’hum our ne saurait en être détaché. Les parcours de
verbalisation au niveau discursif sont pris en charge au niveau profond par cet /extraordinaire/
dont nous venons de parler. Quant aux programmes narratifs de récit — sauf dans
L'Angoisse du roi Salomon, toujours en regard des considérations que nous avons évoquées
ci-dessus — , ils participent au passage du dysphorique vers l'euphorique. Au niveau des
structures narratives de surface, les transformations des programmes principaux sont liées à
celles des programmes de récit et révèlent ainsi un même processus de signification dans les
structures profondes. Si, comme cela semble être de plus en plus le cas, on peut établir des
liens entre les manifestations humoristiques et toutes les composantes du discours, le
fonctionnement de la problématique du langage viendrait en quelque sorte confirmer celui de
l’humour.

4.2 «L'humour : parole de sage»


Même si, nous en convenons, au niveau des structures profondes, les liens entre
l'humour et le discours demeurent généraux, il n'en reste pas moins que tous les aspects du
discours humoristique — passionnel, sémantique, syntaxique — y trouvent un écho. Aussi
tenterons-nous d'apporter des éléments de réponse aux questions de base qui, en définitive,
nous occupent : que signifie l'humour ? à quoi sert-il ? C'est encore ici à travers le sujet

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
172

humoriste que nous aborderons ces questions. L'une des transformations importantes que
révélaient les structures narratives, confirmée par les structures profondes, concerne l'être de
l’acteur, plus précisément ici le sujet humoriste. L'hum our ne serait-il pas en partie
responsable de cette transformation ?

Dans Gros-Câlin, poussé par l'angoisse de la solitude, Cousin s'engage dans deux
parcours narratifs dédoublés. C'est à travers eux qu'il en viendra à voir la réalité avec espoir.
À la fin du récit, il estime qu'il «ne risque pas de manquer»7 — d'amour, peut-on comprendre
— ce qu'il était incapable de considérer auparavant au point d'imaginer que le python et peut-
être même sa collègue de bureau l'avaient pris en affection. Repris au niveau profond, ce
parcours, dont l'origine est une passion, s'est révélé humoristique. D ans la mesure où la
transformation principale est tributaire de la qualification du sujet, il nous apparaît que
l'humour constitue ici le passage obligé de cette transformation, surtout que le sujet ne semble
pas compétent d'un point de vue pragmatique. De la même façon que l'acteur recourt à
l'humour pour pallier un manque, l'humour viendrait suppléer un manque de qualification.
Cousin de même que Jean, le narrateur-acteur de L'Angoisse du roi Salomon, revendiquent
d'ailleurs l'expression particulière qui leur est propre, que nous pouvons déjà considérer en
partie humoristique8, comme une ouverture conduisant à l'espoir. Il s'agit en somme pour
eux d'un recours qui les aide à vivre. C'est donc en faisant de l'humour, même de façon plus
ou moins naïve, que le sujet transforme sa vision des choses9 : on l'a vu, la réalité autour de
lui ne change pas, c'est lui qui s'y adapte ; ce qu'il voyait comme dysphorique devient à ses
yeux euphorique, avec quelques nuances il est vrai.

Il n'en va pas exactement de même dans La Vie devant soi. S'il nous est possible de
reconnaître une passion comme point de départ d e l'action et des caractéristiques
«extraordinaires» humoristiques à des figures d'acteurs, de temps et d'espace, nous n'avons
pu qualifier ainsi l'ensemble de l'action. Cependant, l'acte narratif apporte un bien-être à
Momo, acquisition repérable par le mouvement du dysphorique vers l'euphorique dans les
structures profondes et qui esquisse la fonction de l'humour. Nous croyons que, dans ce

7 GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p.2L5.


8 Nous entendons ici «expression» dans un sens très global. Nous avons déjà pu identifier des manifestations
de l'humour dans la forme du contenu. Nous vérifierons si l'expression comme telle est humoristique dans
notre prochain chapitre.
9 C'est ce que suggère Anne-Charlotte Ôstman dans son essai sur Gros-Câlin. Selon cette auteure, dans les
quatre romans signés Ajar, l'humour y serait «un instrument utilisé par le narrateur dans un effort de
maîtriser son angoisse existentielle». L'Utopie et l'ironie, Stockholm, Almqvist & Wiskell International,
1994, p.3.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
173
roman, l'énoncé comporte une partie des composantes de l'humour et que la partie manquante
se retrouvera à travers la forme de l'expression e t l'énonciation, d'autant plus que, ici comme
ailleurs, la problématique du langage y est présente.

Pseudo est l'œuvre qui montre de façon la plus achevée le processus humoristique de
l'énoncé. L a réalité qu'Alex ne peut supporter l'amène à y réagir fortement et à se réfugier
dans la folie. Ne pouvant soutenir cette position, il n'a d'autre choix que d’écrire, avec
humour, suggère la figure — littéraire — de l'éditeur. On se rappellera d'ailleurs que le texte
détermine l'écriture comme étant thérapeutique, une fonction semblable à celle qu'assume
l'humour. L a passion engage donc le sujet d'abord dans l'extraordinaire de la folie, puis dans
l'activité scripturale, que nous avons pu qualifier toutes deux d'humoristiques, tant du point
de vue thématique que syntaxique. L a fin du récit nous laisse sur un sujet acceptant la réalité
qu'il refusait au départ. Encore ici, le sujet est transformé. Par le biais des manifestations
humoristiques de son discours, il en arrive à voir différemment cette réalité, entraînant, au
niveau profond, une recatégorisation thymique de cette valeur sém antique passant du
dysphorique à l'euphorique.

Dans L'Angoisse du roi Salomon, le travail de l'humour est également clairement


posé. Une passion négative, l’angoisse, est vivement ressentie tant par le sujet manipulateur,
Salomon Rubinstein, que par le sujet manipulé, Jean. Ici, la solution est donnée : «l'humour
[...] est un produit de première nécessité»10 pour combattre l'angoisse hors du commun du
roi Salomon autant que celle de Jean. Contrairement aux autres œuvres et bien qu'on y
retrouve encore la problématique du langage, c'est à travers un apprentissage de la vie plutôt
qu'un acte narratif (ce qui reste tout de même à préciser par l'étude de l'énonciation) que Jean
se transforme et en vient, comme Alex, à accepter la difficile réalité. Comme on l'a vu, les
figures de langage en général et celle de l'hum our en particulier prennent part à cet
apprentissage, constituant une des compétences du sujet, qui s'inscrit de façon humoristique
dans les structures narratives de surface. Au niveau profond, la catégorie thymique fonctionne
de façon semblable aux autres œuvres.

Pour paraphraser Denise Jardon qui intitulait une conférence «L'humour : parole de
sage», il semble donc que l'humour guide le sujet dans l'apprentissage de la vie, le conduise
peu à peu vers la lucidité et la sagesse. D'ailleurs dans L'Angoisse du roi Salomon, Jean

10 GARY, Romain, L'Angoisse du roi Salomon, Paris, Mercure de France, 1979, p.97.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
174

n'hésite pas à associer humour et sagesse. L'analyse rend d'autant plus perceptible ce travail
qu'elle nous a permis de mettre au jour un processus de transformation du sujet lui-même.
M anifesté d'une façon ou d'une autre par le langage, l'humour l'amène à maîtriser ses
passions en changeant le malheur en plaisir ou plus exactement en lui faisant voir des couleurs
là où il ne voyait que du noir. Ainsi, contrairement à tout récit d'action, le récit humoristique
transforme bien davantage la vision qu'a le sujet de sa réalité que cette réalité elle-même. Le
manque initial — lié à une difficulté d'être — n'est pas nécessairement liquidé à la fin du récit,
mais n'est plus perçu comme tel. Si l'humour semble participer à un mouvement vers le
conventionnel, la normalité, c'est davantage selon cette problématique : le retour à la normale
observée à la fin des œuvres constitue davantage une stabilité thymique pour le sujet, une
synthèse des contradictions habitant son être, qu'une entrée dans un quelconque
conformisme. Il nous tarde maintenant de voir com m ent la forme de l’expression pourra
participer à ce travail de l'humour, si elle peut se révéler, à son tour, «parole de sage».

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
C h a p it r e v

FORM E D E L'EXPRESSION

Si l'analyse de la forme du contenu nous a permis d'en arriver à une lecture


relativement satisfaisante du corpus Ajar, il n'en reste pas moins que les particularités de
l'écriture n'ont pu être saisies que très partiellement. On sent bien que cette écriture, le style
ou, plus précisément en ce qui concerne notre corpus, les jeux de langage ne viennent pas
simplement rendre le texte amusant, mais qu'ils participent au processus de signification,
d'autant plus que c'est souvent par le style que l'on caractérise une œuvre ou l'ensemble des
œuvres d'un écrivain. Si l'expression humoristique — l'analyse nous permettra également de
vérifier si elle est bel et bien humoristique ou si elle demeure simplement comique1 — est la
plus immédiatement perceptible, elle est paradoxalement la plus difficile à décrire comme fait
global signifiant dans un texte. La question se pose alors : comment ? Du point de vue
théorique, lorsqu'on veut s'attarder au détail du texte surgissent des problèmes de définition2

1 Dans un article intitulé «Les raisonnements déraisonnables d’Emile Ajar» (Études en art et littérature,
Université hébraïque de Jérusalem, Institut des Langues, Littératures et Arts, 1.14, printemps 1987, p. 120-
145), Alexandre Lorian procède à une étude minutieuse de quelques particularités syntaxiques du corpus
Ajar, concernant surtout «car», «parce que» et «à cause de», n en vient ainsi à proposer que ces entorses à la
syntaxe servent de déclencheur comique. Il faudra voir, quant à nous, s’il s'agit des marques d'une expression
plus fondamentalement humoristique.
2 À titre d'exemple, le collectif Qu'est-ce que le style ?, publié par les PUF, en 1994, sous la direction de
Georges MOLINIE et Pierre CAHNÉ, réunit des articles fort intéressants dont la plupart avouent (peut-être
trop modestement) ne pouvoir, selon de nouvelles approches, que reposer cette question que les études
littéraires avaient pendant un bon moment délaissée.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
176

et, du point de vue pratique, on en arrive, au mieux, à des approximations entre l'expression
et la signification, comme le montre souvent l'analyse traditionnelle des figures de style.

Afin d'améliorer cette situation, même modestement, dans un premier temps, nous
examinerons quelques jeux de langage tirés de chacune des œuvres de notre corpus. Ainsi,
nous identifierons les caractéristiques form elles de l'organisation syntagmatique et
paradigmatique des procédés linguistiques auxquels les textes recourent. Puis, étant donné le
fonctionnement de ces procédés que nous prendrons comme appui, nous tenterons d'établir
entre la forme de l'expression e t la forme du contenu des liens qui, nous l'espérons, puissent
rendre compte du rôle des particularités de l'écriture dans la production du sens. C'est par la
figure du narrateur que nous aborderons cet aspect du discours, figure dont le rapport
particulier au langage est problématisé dans chacune des œuvres de notre corpus.

A. G r o s -C â lin ou les déto urs de l 'e x p r e s s i o n

L'élaboration du discours humoristique nous amène à observer une transformation.


Il convoque une forme connue qu'il déforme littéralement. Nous l'avons dit, c'est la présence
simultanée des deux formes reconnaissables par l’énonciataire qui crée l’effet humoristique.
Dans Gros-Câlin, on peut dire sans trop exagérer que chaque phrase du texte met en place ce
type de transformation. Nous nous proposons donc d'examiner de plus près certaines figures
que l'analyse sémiotique a permis de classer comme importantes et de voir le traitement que le
texte leur fait subir.

La langue et l'écriture constituent un lieu narrativisé de la problématique de l'œuvre.


Le caractère particulier que nous avons attribué à l'usage de la langue est revendiqué par le
narrateur lui-même. Plusieurs passages le relèvent dont celui-ci tiré du tout début du texte :
Je dois donc m'excuser de certaines mutilations, mal-emplois, sauts de
carpe, entorses, refus d'obéissance, crabismes, strabismes et immigrations
sauvages du langage, syntaxe et vocabulaire. Il se pose là une question
d'espoir, d'autre chose et d'ailleurs, à des cris défiant toute concurrence. Il
me serait très pénible si on me demandait avec sommation d’employer des
mots et des formes qui ont déjà beaucoup couru, dans le sens courant, sans
trouver de sortie3.

3 GARY, Romain, G ros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p.9. Les indications de pages entre
parenthèses qui apparaissent par la suite dans le texte renvoient à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
177

Le narrateur établit donc un lien entre l'espoir et cet espèce de renouvellement de la langue —
«syntaxe et vocabulaire» — qu'il oppose aux «formes qui ont déjà beaucoup couru» qui elles
annihileraient l'espoir : «sans trouver de sortie». Quelques lignes plus loin, il réaffirme ce lien
: «L’espoir exige que le vocabulaire ne soit pas condamné au définitif pour cause d'échec»
(p. 10). Le lecteur est prévenu : l'invention verbale est destinée à raviver l'espoir et concernera
surtout la «syntaxe» et le «vocabulaire». Si l'on admet que l'espoir est invoqué à cause d'un
manque quelconque, il s'agirait à toutes fins utiles de la définition de l'humour : une situation
dysphorique se voit niée ou minimisée par un rebondissement caractérisé par un signifiant
inhabituel, par un travail sur la langue (en opposition à son usage normatif).

Dans plusieurs passages où il est question précisément de la langue, un procédé


humoristique s'élabore et se dit simultanément. Pour le narrateur, la langue usuelle serait
porteuse de désespoir. Dans ces passages, l'usage est malmené : des expressions courantes
sont intégrées à des phrases où elles n'ont pas vraiment leur place. C'est le cas dans l'extrait
cité ci-dessus où l'on peut reconnaître sous «pour cause d’échec» l'expression «pour cause de
maladie ou de mortalité», expression déformée et utilisée dans un contexte plutôt incongru et
qui semble venir surdéterminer le «condamné au définitif». En fait, l'ensemble de la phrase
avec notamment «le vocabulaire» qui ne doit pas être «condamné au définitif» laisse, pour le
moins, songeur, ce qui ne l'empêche pas de faire sens. Cette phrase demeure certes
grammaticalement correcte, mais il s'y produit un choc des mots auquel participent tant la
syntaxe que le lexique, comme l'a annoncé le narrateur. On pourrait dire en effet que la
composition inattendue de la phrase instaure une forme de renouvellement de la langue où le
«détournement» sémantique d'expressions figées remet en cause les attentes syntaxiques du
lecteur. Comme nous venons de le voir, ce procédé correspond au processus d'élaboration du
discours humoristique. Un autre passage montre le caractère figé, voire encarcanant des
mots : «Notre garçon de bureau dit que les mots ont été dressés spécialement pour préserver
l'environnement» (p. 131). Dans cette autre phrase, des procédés semblables sont à l'œuvre.
Les «m ots [...] dressés» relèvent d'un processus analogique qui fait intervenir une
figurativisation iconique — le lexème «dressés» pourrait être remplacé par exemple par
«programmés» — tout autant qu'une juxtaposition inattendue. D'autre part, le syntagme
«préserver l'environnement» apparaît dans un contexte incongru et semble renvoyer au
maintien de l'ordre établi, à l'environnement social, donc, plutôt que naturel. Soulignons que
ce passage est précédé d'une remarque que l'on fait au narrateur sur son français curieux,
remarque à laquelle il répond : «Je cherche à faire une percée, c'est tout» (p. 131). Bien que la
réponse demeure allusive, cette «percée» semble toujours renvoyer à une forme d'espoir.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
178

Dans un autre extrait du texte, l'«habitude», le caractère vieilli et figé du langage, est associée
au fait français : «Les armes à la main, c'est une expression du langage, une vieille locution
francophone avec habitude» (p.42). L ’expression est d'autant plus «habituelle» que le
narrateur la dit en quelque sorte sans le vouloir : «Ça m'est venu comme ça, tout seul [.„]».
Relevons un dernier passage qui exprime à toutes fins pratiques la même problématique reliant
langage, «habitude» et ordre établi : «Il ne faut pas se fier aux dictionnaires, parce qu'ils sont
faits exprès pour vous. C'est le prêt-à-porter, pour aller avec l'environnement» (p. 100). Les
dictionnaires qui répertorient les formes linguistiques déjà existantes indiquent en quelque
sorte la voie à suivre prévue — «C'est le prêt-à-porter» — par les institutions politiques et
sociales. C'est la raison pour laquelle il ne faut pas s'y fier : pour Cousin, l'espoir ne peut
être engendré que par la nouveauté, on le comprend, opposée ici à tout un parcours figuratif
de la consécration par l'usage. Par les signifiants inhabituels, le caractère figé — habituel —
du langage lui-même est remis en question. Ce qui est dit est fait : le narrateur se plaint de
l'usage linguistique comme reflet social et le détourne. Il s'agit d'un détournement
humoristique qui peut distraire d'un aspect dysphorique de l'ordre établi et de la langue qui le
dit et peut resém antiser les mots qui, à force d'être trop utilisés, perdent de leur sens, les
faisant ainsi signifier autrement : c’est la nouveauté.

Nous examinerons maintenant com m ent se comportent les figures non plus
simplement associées aux mots mais bien au discours. Le narrateur utilise souvent des verbes
dénonciation comme «je note» (p. 17), «je précise» (p. 17), «C'est moi qui souligne» (p.47)
et des locutions plus propres au discours scientifique telles «Il convient également de
rappeler» (p.9), «par souci de clarté» (p. 17), «le cadre de cette étude» (p.29), «au présent
ouvrage» (p.76)... de même que des citations d'ouvrages savants qui, en principe, sont
chargées de légimiter le discours qui les englobe. Contrairement à ce qui est annoncé au début
du texte, on retrouve ici précisément des formes figées. Ce qui est inhabituel, c'est leur
contexte dénonciation plutôt que leur signifiant. Cette distorsion peut certes créer un effet
humoristique, puisque l'énonciataire reconnaît ces expressions qui sont en quelque sorte
révoquées par leur contexte : elles s'inscrivent en rupture avec lui. Encore ici, elles ont leur
signifié propre et veulent également dire autre chose qui, comme nous le savons, ne concerne
pas, en définitive, le traité sur les pythons qui n’en est pas un. Ces expressions ainsi énoncées
participent à l'instauration des détours narratifs, aux «nœuds», qui veulent masquer, tout en
l'accusant, le récit autobiographique et l'état pathémique dysphorique du sujet.

Le narrateur justifie ainsi cette «démarche» :

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
179

Je précise immédiatement par souci de clarté que je ne fais pas de


digressions, alors que je m'étais rendu au R am sès pour consulter l'abbé
Joseph, mais que je suis, dans ce présent traité, la démarche naturelle des
pythons, pour mieux coller à mon sujet. Cette démarche ne s'effectue pas
en ligne droite mais par contorsions, sinuosités, spirales, enroulements et
déroulements successifs, formant parfois des anneaux et de véritables
nœuds et qu'il est important de procéder ici de la même façon, avec
sympathie et compréhension. Il faut qu'il se sente chez lui [Gros-Câlin],
dans ces pages (p. 17).
Si le justificatif qui concerne la langue relève de l'espoir et se constitue par opposition au
définitif, à l'échec, celui du discours renvoie à un certain bien-être, il y est question de se
sentir chez soi, de sympathie et de compréhension. Ce passage rappellerait à son tour le
fonctionnement et la fonction de l'humour : cette démarche discursive, s'opposant à la ligne
droite — l'usuel — , fait des détours inhabituels pour apporter un bien-être. Il convient
maintenant de vérifier si l'approche linguistique et discursive préconisée et semblable à
l'humour agit de la sorte, si formellement elle marque une nouveauté dans l'expression qui
conduit à un état euphorique.

Nous nous attarderons au traitement des figures relatives à l'amour et à la solitude


qui traduisent une problématique majeure de l'œuvre. «[...] [I]l y a dix millions d'usagés
dans la région parisienne et on les sent bien, qui ne sont pas là, mais moi, j'ai parfois
l'impression qu'ils sont cent millions qui ne sont pas là, e t c'est l'angoisse, une telle quantité
d'absence» (p.63). Par jeu homophonique et orthographique, «usagés» remplace «usagers» et
attribue un aspect passé, voire dépassé aux Parisiens : ils ont déjà servi et le texte met très
sérieusement en doute leur capacité de servir encore. Dans le contexte général du roman, on
pourrait dire que, malgré la quantité, il n'y a rien ou plutôt personne qui puisse sortir ou servir
à sortir Cousin de sa solitude — les Parisiens ne peuvent pas/plus, ils sont usagés —, d'où
l'angoisse, cette quantité en étant une «d'absence». Cette présence d'absence, antithétique et
hyperbolique4, à travers laquelle le trop devient trop peu, peut faire penser à l'anonymat des
grandes villes et à la solitude qu'il entraîne. Ici, seul le caractère inhabituel du signifiant
permettrait de distraire de ce signifié dysphorique, puisque l'état pathémique de l'acteur est
clairement exprimé : «c'est l'angoisse».

«[...] [J]'ai toujours manqué de bras. Deux bras, les miens, c'est du vide. Il m'en
faudrait deux autres autour. C'est ce qu'on appelle chez les vitamines l'état de manque»

4 Rappelons que la surenchère — ici cent millions au lieu de dix millions — est propre à l'émergence de la
passion chez le sujet.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
180

(p.21). Le «manque de bras» constitue évidemment une image pour désigner la solitude,
solitude d'ailleurs surdéterminée par le «vide». On pourrait dire que le signifiant inhabituel
distrait, au moins momentanément, du signifié dysphorique, d'autant plus que ce manque est
ensuite attribué aux vitamines, l'expression «manquer de vitamines» pouvant renvoyer elle-
même à un cliché, reconnaissable par l'énonciataire, utilisé dans un contexte incongru.
L'intervention de ce cliché peut également distraire de l'isotopie dysphorique de la solitude.
On remarque que la mise en place du signifiant inhabituel se fait par un passage du figuratif
abstrait — si on avait retrouvé «je me suis toujours senti, seul» — au figuratif iconique ; on
reconnaît ici le fonctionnement du processus analogique. Les liens sémantiques établis par le
biais de ce processus ne manquent pas de faire sens, mais ils sont inhabituels, notamment
parce que le narrateur ramène le «manque de bras» à lui plutôt que de l’associer à l'absence
d'un autre acteur humain.

«Je souffre toujours, lorsque je suis couché, de mon absence de bras autour de moi
[...]» (p.212). Ici «Absence» est venu remplacer «manque» — le processus analogique est
donc moins poussé — , mais il serait difficile de décider lequel des deux termes est le plus
dysphorique. Quoi qu’il en soit, on aurait pu lire : «je souffre toujours de Ga) solitude». Le
contexte est plus nettement dysphorique, le narrateur-acteur souffre et il dit tout de suite après
qu’il a «très mal à Mlle Dreyfus». Ce passage se situe à la fin du récit, ce qui confirmerait
l’acceptation de son état et l’acquisition d’une certaine lucidité. Le fait qu’il dise directement
— en prenant moins de détours — les choses est signe d'une transformation, cependant celle-
ci demeure bien relative. Aussi, l’usage de la langue manifeste-t-il un tout aussi relatif
changement : il apparaît moins inhabituel sans toutefois intégrer complètement la norme
prescriptive. La diminution des détours de l'expression correspond donc au type de
transformation que nous avons pu observer dans les structures du contenu.

Le «manque» qui pousse Cousin à combler sa solitude en s'intéressant à Gros-Câlin


se répercute jusque dans la forme de l'expression qui associe de près les deux acteurs. Dans
certaines phrases, le «je-Cousin» devrait se lire «Gros-Câlin/python» et vice versa, comme
dans «la solitude du python à Paris» ou «Une fois, alors que Gros-Câlin avait encore plus que
d'habitude besoin de donner sa tendresse et son amitié à quelqu'un, je m'étais mis ainsi
debout sur la moquette, les bras étroitement enlacés autour de moi-même [...]» (p.34) et
«Continuant à décrire mes habitudes et mon mode de vie chez moi [...]» (nous soulignons)
(p.29), alors qu'il devrait s'agir d'un traité sur les pythons. Ailleurs, le narrateur-acteur utilise
carrément le lexique propre aux pythons précisément pour décrire ce qu'il fait : «j'ai rampé»

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
181
(p.75), «je me noue» (p.214)... Saisies localement, ces déformations se comportent comme
d'autres que nous avons déjà observées, c'est-à-dire qu'elles se manifestent par un signifiant
inhabituel, qui distrait d'un signifié dysphorique, et par une figurativisation iconique. Plus
globalement, certes la «distraction» demeure, mais, tissant un réseau, les déformations
auraient tendance en fin de compte à souligner le signifié dysphorique en attirant l'attention
par leur caractère exceptionnel et répétitif. La confusion entre le je et le nous confirme ce qu'a
déjà révélé l’analyse de la forme du contenu : Cousin cache sa solitude derrière Gros-Câlin ou
mieux en écrivant — en feignant d'écrire — sur le python sans vraiment y parvenir. Vues
sous ce jour, les figures d'écriture et les inversions Cousin/Gros-Câlin nous apparaissent
comme l'un des pivots importants de l'œuvre que nous développerons davantage lors de
l'analyse de l'énonciation.

Voyons maintenant si les figures d'espace subissent un traitement semblable à celles


des acteurs. «Il convient également de rappeler qu'une grande partie de l’Afrique est
francophone et que les travaux illustres des savants ont montré que les pythons sont venus de
là» (p.9). On remarque évidemment que la coordination des deux parties de la phrase présente
un problème de logique, dirions-nous (et que les travaux sont illustres plutôt que les
savants !). Qu'a à voir le fait que l'Afrique soit francophone et que les pythons soient
originaires de ce continent ? Rien, en apparence. Dans le contexte du récit où, comme on le
sait, se met en place l'écriture d'un traité sur les pythons, on pourrait dire que l'intervention
«francophone» est agressive, bousculant la logique de la phrase. Par son caractère illogique,
ce n'est plus simplement le signifiant qui est inhabituel, mais bien l'énoncé au complet. Afin
de poursuivre notre réflexion sur ce type de figure, examinons un autre passage qui suit de
près le précédent où «l'agglomérat du grand Paris» est associé au problème des pythons.
L'utilisation d'agglomérat au lieu d'agglomération m et en évidence le sens, disons, imposant
de ce champ lexical. L'article «agglomérer» du Petit Robert donne «masse compacte» et «bloc
cohérent» comme éléments de définition. Allons tout de suite observer un autre extrait : «J'en
conclus sans autre forme de procès de Jeanne d'Arc — je dis cela par souci de francophonie et
pour donner les révérences nécessaires — que je suis maintenant dans le vif du sujet» (p. 10).
«Jeanne d'Arc» s'introduit dans une forme où elle n'a logiquement pas sa place et introduit du
même coup l'allusion à son procès truqué, un coup de force politique. La figure de Jeanne
d'Arc est surdéterminée par le «souci de francophonie». On comprend ici que le signifié
auquel le «francophonie» renvoie pourrait être «patriotique», cependant il y a, pour le moins,
une nuance de sens. Le «souci de francophonie» et les «révérences nécessaires» instaurent le
paradoxe ironique, base de l'humour, qui permet au sujet humoriste de prendre conscience de

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
182
ce qui, selon lui, ne tourne pas rond dans son «environnement». Le paradoxe qui contribue à
introduire la critique vient de la contradiction entre le signifié des expressions — connoté
positivement — et leur comportement syntaxique. Dans ces trois citations, les entorses à la
syntaxe et au lexique semblent parfaitement inutiles au propos : il s'agit donc d'un détour et
on pourrait aller jusqu'à dire qu'il se produit un envahissement francophone dans l'espace du
texte.

Les figures d'espace liées au fait français s'imposent en quelque sorte par la force
dans le discours et revêtent ainsi un caractère dysphorique en partie masqué par le signifiant
inhabituel bousculant la syntaxe et responsable du rebondissement humoristique. On a déjà vu
à quelques reprises la connotation négative attribuée à la ville de Paris, figure des conventions
sociales5. Plusieurs autres passages peuvent confirm er le comportement «agressif» de
l'expression de ces figures, exception faite de la toute dernière phrase du texte, ce qui peut
devenir indicatif de la transformation principale de l'œuvre : il n'y est plus question
«d'agglomérat» ou même «d'agglomération», mais bien de la «ville» de Paris qui est alors
vue comme positive.

L'expression des figures associées à l'«ailleurs» aura-t-elle un comportement


opposé ? «[...] [Jj'avais une femme de ménage portugaise, à cause de l'augmentation du
niveau de vie en Espagne» (p.35). Cette femme de ménage portugaise est par la suite désignée
par «[l]a main-d'œuvre étrangère» (p.36) puis par «[1]'immigration sauvage» (p.38).
L'implicite de la phrase elliptique amène évidemment un commentaire au sujet des étrangers
de pays plutôt pauvres qui viennent travailler en France. L'usage déformant du vocabulaire
institutionnel — renvoyant à son tour à des formes figées — le mettant à mal et attirant
l'attention sur la problématique nous laisse croire qu'il s'agirait en fait encore ici d'un signifié
dysphorique — le triste sort réservé à ces travailleurs — , lequel est brouillé, littéralement
caché par la forme elliptique. Dans la même séquence d'événements, la peur suscitée par
Gros-Câlin chez la femme de ménage portugaise ayant conduit Cousin au commissariat de
police, le commissaire demande à Cousin au sujet d’un de ses collègues de travail : «C'est un
Français, au moins ?» (p.42). Cette condensation dans l'expression des figures reliées à
l'espace semble instaurer un rapport conflictuel entre le «français» et l’«ailleurs» — comme

5 Cela est particulièrement marqué dans le passage suivant : «Dans un grand agglomérat comme Paris, avec
dix millions au bas mot, il est important de faire comme il faut et de présenter des apparences
démographiques habituelles [...] » (p.20).

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
183

c'est le cas dans les structures discursives — et laisserait poindre la critique d'une forme de
racisme.

Par ailleurs, le surplus ressenti par Cousin est américain : «Je pense que ce curé a
raison et que je souffre de surplus américain. Je suis atteint d'excédent. Je pense que c'est en
général, et que le monde souffre d'un excès d'amour qu'il n'arrive pas à écouler [...] »
(p.80). On comprend donc que cette expression figée6 renvoie au surplus/manque d'amour.
Comme le fait français, l’«américain» intervient ici sans logique apparente — surtout qu'il
n'est rattaché à aucun objet — et fait passer ce manque d'amour de l'abstrait à l'iconique. Cet
ajout permet sans doute de surdéterminer le surplus si l'on admet la connotation de grandeur
des États-Unis. L'intervention non justifiée, du point de vue de la langue, pourrait mettre en
place une critique de l'impérialisme, comme c'est le cas pour ce qui est français.

Ce qui est qualifié d'«anglais» par Cousin semble posséder pour sa part des attributs
rassurants :

Le fauteuil, surtout, m'est sympathique, avec son air décontracté, qui fume
la pipe, en tweed anglais ; ü semblait se reposer après de longs voyages et
on sentait qu'il avait beaucoup de choses à raconter. Moi j'ai toujours
choisi mes fauteuils parmi les Anglais. Ce sont de grands globe-trotters. Je
m'asseyais sur le lit en face de lui, je prenais une tasse de thé et j'aim ais
cette présence tranquille, confortable, qui déteste l'agitation (p.88-89).
On assiste ici à une personnification, procédé qui relève également du processus analogique.
La présence «tranquille» et «confortable» du fauteuil «Anglais» l’est d'autant plus qu'elle
survient «après de longs voyages» et «déteste l'agitation». L'«Anglais» serait donc de nature
à calmer — grâce à son flegme légendaire ? — dans un monde qui bouge beaucoup pour rien
(«l'agitation»). Malgré cette présence apaisante, le problèm e de «[l]a solitude du python à
Paris» (p.89) suit de près ce passage et «vous apparaît alors dans toute sa mesure et se met à
grandir et à grandir». Le signifiant relevant de la personnification distrait de la présence
illusoire du fauteuil, aussi choisi «parmi les Anglais» soit-il — le stéréotype est présenté tel
quel, mais n'arrive pas vraiment à opérer — , qui laisse place en réalité, encore et toujours, à
la solitude qui est d'ailleurs clairement rappelée quelques lignes plus loin et est cette fois
associée à Paris. Globalement, le traitement humoristique de la forme de l'expression des
figures d'espace confirme l'opposition mise en place dans les structures discursives entre l'ici
et l'ailleurs.

6 Donnée en exemple à l'article «surplus» dans Le Petit Robert : «Surplus américains, stocks de matériel
militaire écoulés après la guerre 1939-45».

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
184

Dans Gros-Câlin, l'expression humoristique se signale d’abord par ce que l'on a


appelé un signifiant inhabituel, c'est-à-dire que l'énonciataire implicite doit pouvoir le lire
comme étant un usage déformé ou décalé par rapport à l'usage normatif de la langue. Cette
déformation s'attaque ici tant à la composante syntaxique que sémantique. L'aspect inhabituel
du signifiant entraîne avec lui un surplus de signification tout en laissant comprendre le
signifié du signifiant habituel7. À ce sujet, Fontanille et Zilberberg remarquent que :
[...] le praxème, même potentialisé [ici, le signifié habituel], continue à
faire son effet en arrière-plan comme si le discours gardait, en chaque point
de la chaîne, la m émoire des opérations dont il n'affiche au plan de
l'expression que le résultat final. De sorte que la figure convoquée est dotée
d'une profondeur énonciative [...].8
Si on reprend l'exemple de «l'immigration sauvage», on voit que le syntagme désigne bien la
femme de ménage portugaise, mais il laisse entendre en plus une critique de la problématique
de l'immigration. Ce signifié rejoint l'organisation générale des figures d'espace où l'«ici»
s'oppose à l'«ailleurs». Généralem ent, le signifiant inhabituel distrait d'un signifié
dysphorique, qui pourrait à la limite être aphorique. Précisons que, s'il y a dans un premier
temps distraction, il peut finalement ressortir, peut-être par cet ajout de signification, qui serait
alors elle aussi double, quelque chose de nettement dysphorique. De façon générale, l'humour
se manifeste formellement par un passage d'une figurativisation abstraite à une figurativisation
iconique — un processus analogique. Cette figurativisation remplit parfois un espace textuel
plus grand que le signifiant habituel, d'où viendrait, du moins en partie, sa capacité de
distraire, dans les deux sens du mot. Ainsi, l'expression humoristique ne dit pas les choses
directement, elle prend des détours... ou des raccourcis, puisqu'elle peut également être
elliptique. Globalement, c'est donc par la différence perceptible par l'énonciataire entre le
signifiant inhabituel et une forme connue qu'opère l'effet humoristique, procédé qui installe
un signifié dysphorique et qui doit nécessairement en distraire tout à la fois, à défaut de quoi il
y aurait présence de comique — par le jeu de langage — mais non d'humour.

Plus concrètement, dans Gros-Câlin, la «valeur ajoutée» de sens semble s'articuler à


la signification des formes sémantiques du discours, et ainsi la confirmer. La déformation des
figures de solitude, par exemple, ne change pas leur organisation discursive et thématique.
C'est au niveau de l'axiologie et de l'énonciation que cette déformation semble laisser plus de

7 Rappelons la définition de Denise Jardon : «L'humoriste dit A, pense A+x et veut faire entendre A+x». Du
comique dans le texte littéraire, Bruxelles/Paris-Gembloux, De Bceck/Duculot, 1988, p.145.
8 FONTANILLE, Jacques et Claude ZILBERBERG, Tension et signification, Liège, Pierre Mardaga éditeur,
1998, p.131.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
185
traces. Si, d'un côté, l'énonciataire implicite peut être amusé p ar un signifiant inhabituel, du
même coup, en attirant l'attention, ce signifiant surdétermine le sens qui, lui, est souvent
axiologisé dysphoriquement, autrement dit il ajoute de l'intensité à la catégorie thymique. Tel
est le paradoxe de l'humour, comme l'avait déjà relevé Robert Escarpit.

L'hum our convoque souvent le processus analogique et met ainsi en évidence la


nouveauté de l’expression, étant entendu, par exemple, que la métaphore — le nouveau —
s'oppose au cliché — l'ancien. Cette nouveauté est notamment redevable à une parenté
sémantique poussée à bout entre comparant et comparé. Dans Gros-Câlin, l'expression que
l'on peut certes qualifier de différente par rapport à l'usage normatif, et même de nouvelle, se
nourrit également de formes figées, donc anciennes, bien qu'elles soient employées dans un
contexte incongru, ce qui les rend humoristiques. Dans ces conditions, on peut se demander
si la recherche linguistique et discursive du narrateur atteint son but. Autrement dit, si
l'expression nouvelle, qui devait susciter l'espoir, aux dires du narrateur, est faite d'ancien,
peut-elle conduire à l'état euphorique désiré ? Cette nouveauté relative est peut-être à relier à
la transformation narrative principale, une transformation mitigée qui laisse le lecteur dans le
doute quant à l'amélioration de la situation du personnage central. Cette question pose celle,
plus vaste,, des limites de l'invention verbale. Le code linguistique doit être au moins en partie
respecté à défaut de quoi l'invention ne demeure que je u x phonétiques sans autre
signification, ce qui risque de rompre toute communication. E n définitive, dans Gros-Câlin,
Cousin ne tente-t-il pas désespérément de communiquer avec son entourage ?

B . L a Vie d evant so i : une e x p r e s s io n n a ïv e ?

De façon générale, les particularités linguistiques de L a Vie devant soi font croire à
l'expression d'un enfant qui répète ce qu'il entend sans toujours bien comprendre de quoi il
s'agit, un peu à la manière du «presbytère» de la jeune Colette de La Maison de Claudine9
qu'elle avait pris de la bouche de sa mère Sido pour en faire un insecte ! Tel est le cas de
l'usage de «proxynète» dans le passage suivant : «Pourtant, ça m'était égal de savoir que ma
mère se défendait et si je la connaissais, je l'aurais aimée, je me serais occupé d'elle et j'aurais

9 COLETTE, «Le curé sur le mur» dans La Maison de Claudine, Paris, Hachette, 1960, p.31-34.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
186

été pour elle un bon proxynète [...]»l°. Cet usage hors de commun de la langue et cette
atteinte à l'orthographe surdéterminent le jeune âge du narrateur de même que son peu de
scolarisation et tend à mettre en place un effet de sens de naïveté. Quelques marques d'oralité
font leur apparition ici et là dans le texte, comme le gommage, non systématique, de la
négation — du «ne» — , ce que confirme le mode énoncé de transmission du récit : sur
magnétophone. Contrairement à ce qui se passe dans Gros-Câlin, où le narrateur effectue une
véritable recherche linguistique qu'il prend la peine de signaler, dans La Vie devant soi,
Momo devient conscient de ses «erreurs» à la fin du récit et annonce alors qu'il parlera un jour
comme tout le monde — selon la norme donc — , ce qui n’est cependant pas manifesté dans le
texte. Les «ajarismes» sont présents tout au long du texte et ne manquent pas d'attirer
l'attention, tout autant que dans Gros-Câlin.

Souvent, la syntaxe de la phrase subit des bouleversements, soit par des ellipses ou
par des atteintes à sa logique, le tout accompagné d'un lexique parfois inattendu. «Elle
[Madame Rosa] nous le rappelait [la difficulté d'habituer au sixième d’un immeuble sans
ascenseur] chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle était également juive»
(p.9). Attardons-nous d'abord à la particularité lexicale concernant «d'autre part». C ette
expression peut signifier ici «pour d'autres raisons». Ce genre de substitution, où l'on
observe des sèmes communs entre le substituant et le substitué mais que n'admet pas la norme
prescriptive, se produit à maintes reprises dans le texte. Nous pouvons l'expliquer p a r les
considérations générales évoquées ci-dessus sur l'âge et la scolarisation du narrateur-acteur.
En outre, le procédé humoristique montre un signifiant inhabituel pour un signifié habituel.
On a bien du mal ici à voir le signifié inhabituel, sauf peut-être que «part» est plus général que
«raison», surtout avec le commentaire sur les Juifs qui suit — «car elle était également juive»
— qui nous fait comprendre qu'ils se plaignent sans cesse ; Momo rappellera d'ailleurs ce trait
caractéristique plus loin dans son récit : «[...] les Juifs pleurent toujours entre eux, Madame
Rosa, vous devriez le savoir. On leur a même fait un mur pour ça» (p. 165). Dans le contexte
dysphorique de la plainte où l'on peut percevoir la critique concernant les Israélites tout autant
que la détresse de Madame Rosa, le signifiant inhabituel vient alléger — «mettre un peu de
bonne humeur» (p.55), comme le dit lui-même Momo — la situation. La fin de la phrase
procède par ellipse et sous-entend que les Juifs ont une forte tendance à la lamentation. La
critique contre les Juifs demeure présente, mais elle est atténuée, d'une part, parce qu'elle est
sous-entendue et, d'autre part, par son traitement humoristique. Il ne faut pas oublier que

10 GARY, Romain, La Vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975, p.40. Dorénavant, les indications de
page entre parenthèses renverront à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
187

l'humour amène d'abord une prise de conscience d'un phénomène détestable et qu'il propose
ensuite, par le langage, un moyen de s'en accommoder. Donc ici, grâce au travail de
l'humour, nous nous retrouvons davantage devant un clin d'œil qu'une attaque. On pourrait y
voir un lien avec le contexte d'amour universel présent dans le récit et révélé par l'analyse de
la forme du contenu.

C'est une autre atteinte à la syntaxe que l'on peut observer dans ce passage : «Elle
[Madame Rosa] disait qu'un jour elle allait mourir dans l'escalier, et tous les mômes se
mettaient à pleurer parce que c'est toujours ce qu'on fait quand quelqu'un meurt» (p.9). Dans
la deuxième partie de la phrase, on aurait pu s'attendre à quelque chose comme «parce qu'on
avait peur de se retrouver seuls». Dans son article11 sur l'usage des expressions causales
(«car», «parce que» et «à cause de») dans Gros-Câlin et La Vie devant soi, Alexandre Lorian
note que celles-ci servent de déclencheur comique étant donné qu'elles déforment la relation
causale entre les deux parties de la phrase, ce que l'on peut observer dans le dernier passage
cité comme dans le précédent. Ici, la logique syntaxique mise à m al allège le contexte
dysphorique — la maladie de Madame Rosa et la peur de la perdre — et s'en prend ainsi à un
code social, voire à l'hypocrisie : on pleure parce que la situation l'exige. Il s'agit donc bien
d'une forme humoristique — et non pas simplement comique — qui permet d'atténuer une
situation difficile et d'introduire une critique du phénomène en cause. On l'a vu, la vie
misérable de Momo l'amène essentiellement à un apprentissage de l'amour. L a distance ainsi
créée face à différentes situations et la critique qui en est faite participent sans doute à
l'avancement de sa quête, un peu à la manière de sa narration qui lui procure un mieux-être.

Plusieurs syntagmes qui ont beaucoup servi, comme le dit le narrateur de Gros-
Câlin, se retrouvent dans La Vie devant soi dans un contexte incongru, ce qui introduit une
fois de plus de l'humour dans le texte. Tel est le cas de la «charité chrétienne» (p.30) du
docteur Katz, lui-même juif, qui soigne tout autant les Juifs que les Arabes. Arabe, chrétien et
ju if mis ensemble dans une phrase instaurent, de fait, une réelle charité et font voir en même
temps que la charité, précisément, n'est pas que chrétienne. Cette concentration de lexèmes
renvoyant à des figures qui, culturellement, s'opposent tend encore une fois à mettre en place
une certaine fraternité. Par ailleurs, le deuxième signifié constitue peut-être une critique de ce
qu'est la charité, mais plus vraisemblablement une critique du caractère parfois trop figé du
langage qui risque dès lors de brimer l'expression. E n effet, pourquoi «chrétienne» devrait

11 Op. cit.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
188

toujours suivre «charité» ? Dans ce cas précis, l'expression révèle également le hiatus entre le
locuteur et sa langue d'adoption. En «français catholique» (p.145), la charité ne peut être que
chrétienne, mais qu'en est-il d'un point de vue arabe ? Momo précise d'ailleurs que certains
faits linguistiques sont intraduisibles de l'arabe au français.

D'autres commentaires émaillant le texte soulèvent la problématique du langage : «Je


m e suis assis dans l'escalier et j'ai pleuré comme un veau. Les veaux ne pleurent jamais mais
c'est l'expression qui veut ça» (p. 130). L'expression humoristique malmenant et critiquant le
lexique et la syntaxe ne nous conduit-elle pas à comprendre qu’un usage figé perd de plus en
plus de sens et que le renouvellem ent enrichit la signification ? Précisons qu'il s'agit
beaucoup plus, dans La Vie devant soi, d'un usage inusité de ce qui existe déjà que
d'invention à proprement parler, ce qui n'est pas étranger à l'effet humoristique, puisqu'il est
essentiel de reconnaître l'ancien pour saisir le jeu créé par le nouveau. Un lien peut donc
s'établir entre ce renouvellement et la syntaxe fondamentale, qui opère un mouvement de
l'/ancien/ vers le /nouveau/, dans la mesure où l'expression enrichit la signification et où
Momo s'enrichit peu à peu pour enfin accéder à une vie nouvelle. Qu'il s'agisse de
l'expression ou des structures profondes, la catégorie thymique nous amène à observer un
passage de la dysphorie à l'euphorie, mouvement qui correspond au processus humoristique.

Soulignant quant à elle la dysphorie, une particularité linguistique graphique ne


manque pas de surprendre : l'orthographe des Misérables. En effet, à quelques reprises dans
le récit, Momo annonce qu'il écrira lui «aussi les misérables» (p.215), le lexème se présentant
toutes les fois ainsi, sans marque typographique signalant qu'il s'agit d'un titre. Cela est
d'autant plus étonnant que la figure de Victor Hugo apparaît elle aussi régulièrement dans le
texte. Momo est donc bien conscient qu'il fait une citation. L'absence de toute marque
typographique tend donc à instaurer une généralisation, ce qui ne manque pas de rappeler ce
que dit Madame Rosa : « [...] tout le monde était égaux quand on est dans la merde [...] »
(p.52). Les «misérables» subissent cette égalité du traitement par la forme de l'expression.
Par ailleurs, la généralisation peut également valoir pour la fraternité dont font montre les
misérables mis en scène dans La Vie devant soi. Enfin, le jeu typographique attire d'autant
plus l'attention sur cette référence à Victor Hugo que pour Momo il est question d'écrire,
«parce que c'est ce [les «misérables»] qu'on écrit toujours quand on a quelque chose à dire»
(p.215). Or, Momo a bien quelque chose à dire : le récit qu'il nous livre.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
189

Nous nous attarderons maintenant à l'expression des figures liées plus directement
aux enjeux fondamentaux du récit : l'am our et ce qui s'y rapporte. En lien avec cette
thématique, on observe dans certaines phrases un sujet inattendu, comme dans ce passage :
«Madame Rosa les [les enfants] plaçait parfois dans des familles qui se sentaient seules et qui
étaient dans le besoin [...]» (p.18-19). C'est principalement le «qui étaient dans le besoin» qui
nous intéresse ici. Ce sont surtout les enfants qui sont dans le besoin tel qu'on l'entend
habituellement. Dans le contexte du roman, il peut en effet s'agir dans un premier temps de
besoin matériel. Mais on a tôt fait de se rendre compte qu'il est plutôt question d'amour. Le
sujet de «être dans le besoin» est reporté sur les familles adoptives. Ce signifiant inhabituel
laisse bien sûr entendre le signifié habituel, toutefois l'inversion observée nous amène à
considérer la quasi obligatoire réciprocité, moins apparente dans l'usage courant : les adoptifs
ont également besoin d'amour. L a phrase suivante introduit le même phénomène : «Quand je
le [Super, le chien de Momo] promenais, je me sentais quelqu'un parce que j'étais tout ce
qu'il avait au monde» (p.25). En fait, et Momo et son chien sont mutuellement tout ce qu'ils
ont au monde. Ici, la syntaxe se bat contre la solitude, le contenu dysphorique, et le
dérèglement humoristique permet de marquer des points tout en enrichissant son signifié. Ce
dérèglement rejoint l'organisation de la thématique de l'amour dans la forme du contenu : le
besoin d'en donner et d'en recevoir.

Un autre exemple de ce changement de sujet se produit lorsque Momo vend l'animal.


Il dit alors que le chien, et non l'acheteuse, fait une affaire. Une fois de plus, le traitement
inhabituel de cette expression laisse entendre que les deux acteurs en cause font une affaire :
le chien, parce que sa nouvelle propriétaire est riche, et cette dernière, parce que c'est un chien
charmant — un caniche — , caractéristique lexicalisée par «beau petit» (p.26). Si le signifiant
inhabituel, responsable du rebondissement humoristique, n'amène pas nécessairement un
nouveau signifié, il ajoute à son intensité, le signifié brillant par son absence, en quelque
sorte. Paradoxalement, les ellipses mettent en évidence ce que, formellement, elles occultent.
Ainsi en est-il du «besoin» (p. 19) et des «excès accumulés» (p.25) — semblables au «surplus
américain» de Cousin dans Gros-Câlin — où on comprend toujours qu'il s'agit d'amour. Les
atteintes au lexique et à la syntaxe des derniers passages cités instaurant une réciprocité du
sentiment amoureux, le traitement humoristique de l'expression nous amène à comprendre
qu'il est nécessaire d'aimer et d'être aimé, que l'on a besoin de quelqu'un qui a besoin de soi,
comme le répètent souvent les œuvres du corpus Ajar. On peut également avancer que
l'ellipse syntaxique correspond à un manque au niveau du contenu : le mot amour non
manifesté dans la phrase rappelle la quête de Momo.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
190

Nous l'avons déjà souligné lors de l'analyse des structures discursives, dans ce
roman, les stéréotypes sont mis à mal et la forme de l'expression semble poursuivre ce travail.
«[...] [C]e n'est pas vrai que les Noirs sont tous pareils [...] lorsqu'on s'est habitué à
l'obscurité» (p.34). Ici, le propos concerne précisément la négation d'un stéréotype. L'usage
de «obscurité» surprend et c'est bien par ce signifiant inhabituel que se produit le
rebondissement humoristique. Ce jeu lexical est rendu possible par la parenté sémantique
entre «obscurité» et «Noirs». L'expression humoristique attire l'attention par ce jeu qui
consiste à s'écarter de la norme prescriptive et qui met ainsi en évidence le signifié.
Elle [M adame Rosa] disait aussi que pour elle, ça ne comptait pas, tout le
monde était égaux quand on est dans la merde, et si les Juifs et les Arabes
se cassent la gueule, c'est parce qu'il ne faut pas croire que les Juifs et les
Arabes sont différents des autres, et c'est justement la fraternité qui fait ça,
sauf peut-être chez les Allemands où c'est encore plus (p.52-53).
Le caractère vindicatif ou hostile changé par le travail de l'antithèse en «fraternité» crée un
choc — le rebondissement humoristique — , altère cette habituelle spécificité attribuée aux
Allemands et oblige à la voir sous un autre jour : «il ne faut pas croire qu'[ils] sont différents
des autres». Le signifiant inhabituel accentue la neutralisation des différences — on pourrait
dire que l'antithèse renverse l'image convenue — et situe ainsi cette problématique dans le
parcours relatif à l'am our révélé par les structures de surface du récit. Dans les deux cas
observés, l'expression humoristique en vient finalem ent à critiquer, voire attaquer les
stéréotypes, se conform ant ainsi au fonctionnement des structures discursives. En d'autres
mots, cette expression particulière manifeste le contenu qu’elle véhicule.

Contrairement à ce que l'on a pu observer dans Gros-Câlin, dans La Vie devant soi,
si les jeux de langage portent atteinte tant à la syntaxe qu'au lexique, ils font rarement appel au
processus analogique. C'est davantage des expressions figées — que Momo reconnaît
d'ailleurs parfois comm e telles — utilisées dans un contexte incongru que l'on y retrouve. Il
n'est pas impossible d 'y voir une similitude avec la situation hors du commun de Momo,
d’autant plus que lui-m êm e comme son usage de la langue font l'objet de remarques le
soulignant. Par ailleurs, son annonce d'un retour à une langue normative s'accorde avec la fin
du récit alors qu'il est accueilli par une famille traditionnelle, «normale».

Les différents procédés linguistiques observés participent au travail de l'humour dans


le texte. Comme dans Gros-Câlin, le signifiant inhabituel introduit un signifié double, voire
triple. Un premier est relié à l'usage normatif, un second critique une réalité ou encore distrait

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
191
du premier signifié dysphorique et parfois interroge le langage lui-même. Ainsi, la langue est
mise à mal comme le sont les idées reçues. Lorsque le jeu linguistique ne permet pas la mise
en place d'un second signifié, le sens se trouve accentué, mis en valeur par le signifiant
inhabituel qui attire l'attention. Comme on a pu le constater, si les signifiés, et plus
particulièrement celui qui intensifie le sens, rejoignent les enjeux qui se dégagent de la forme
du contenu, les procédés linguistiques n'y sont pas étrangers non plus.

En fait, l'ensemble du processus humoristique mis au jour ici reprend ou complète la


signification de la forme du contenu. La première phase, par la critique, voire l'attaque, amène
une prise de conscience sur une situation dysphorique, rappelons-nous que Momo désire
écrire ou raconte déjà les «misérables». Lors de la deuxième, le signifiant inhabituel crée une
distance entre le sujet de rénonciation (énonciateur et énonciataire) et le signifié dysphorique,
distance nécessaire à la réussite de la plupart des formes du risible. On parle de distance dans
la mesure où le sujet ne doit alors pas être passionné, au moins pendant un court laps de
temps. Parmi les formes comiques, l'humour est celle où cette distance est la plus ténue. On le
comprend aisément étant donné tous les processus mis en place simultanément — ou peu s'en
faut — et sa nature particulière à la fois dysphorique et euphorique. Cette distance, créée par
le langage, participe également à la prise de conscience par la critique qu'elle pose sur les
situations observées. Dans La Vie devant soi, comique et prise de conscience faite plus ou
moins naïvement permettent au sujet de surmonter ces situations souvent dysphoriques et
rejoignent ainsi le processus global d'apprentissage de la vie et surtout de l'amour, le second
étant, précisément, un moyen de vivre.

Il convient de faire une mise au point sur la naïveté de Momo. Évidemment cet effet
de sens se manifeste notamment parce qu'on ne peut attribuer à Momo la multiplication des
signifiés qu'entraîne son expression particulière. Toutefois, la situation se révèle davantage
complexe. D'une part, l'expression naïve installe dans le discours un autre énonciateur
responsable celui-là des différents signifiés que produisent les jeux de langage — ce que nous
pourrons examiner dans le prochain chapitre — et l'amusement qu'elle provoque serait
surtout destiné à l'énonciataire implicite. D'autre part, on ne peut toujours taxer Momo de naïf
face à certains événements et certains commentaires, qui concernent notamment la langue : «
[...] c'est l'expression qui veut ça» (p. 130), dit-il au sujet du syntagme «pleurer comme un
veau». La diminution, au fil du récit, de la naïveté relative à l'expression, bien qu'elle ne soit
pas systématique, pourrait faire écho à l'organisation narrative qui révèle l'apprentissage de
Momo. On peut donc établir un autre lien — général, il est vrai — entre l'expression et le

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
192

contenu. Nous examinerons davantage cette question à la fin de ce chapitre à la lumière de


l'ensemble de l'analyse du corpus.

Forme du contenu et forme de l’expression se complètent à un autre point de vue. À


l'instar de certains signifiés, les structures du contenu mettent en place la phase critique de
l'humour, phase qui connaît son rebondissement dans la forme de l'expression. On pourrait
dire que la forme du contenu met bel et bien en scène des «misérables». Ce premier plan du
langage se révèle donc critique et dysphorique, tout en amorçant une remontée vers l'humour,
on le voit par les valeurs posées par le texte et sa syntaxe qui trace un mouvement du
dysphorique vers l'euphorique. En d'autres mots, il s'agit d'une histoire qui se termine bien.
Globalement, ce rom an devient hum oristique grâce à une expression qui, par son
renouvellement du langage, achève le mouvement amorcé dans la forme du contenu.

C. P S E U D O : LA FORME DE L'EXPRESSION EST-ELLE «FOLLE» ?

Dans Pseudo, la forme de l'expression est certes particulière, mais, à prime abord,
elle semble plus près de la norme, sans s'y conformer complètement, que celle des autres
œuvres du corpus Ajar. Son caractère déroutant tient donc davantage de la forme du contenu,
comme nous avons pu le constater dans les chapitres précédents. Peut-on y trouver une autre
confirmation du statut médian, entre normalité et folie, du narrateur-acteur ? Celui-ci avoue
qu'il «n'observe pas la chronologie, l'ordre et les règles, dans ce document [...] » 12, pour la
bonne raison qu'il ne veut pas être repéré, ce qui rejoint les figures de refuge et
conséquemment de la folie. L'annonce qui en est faite démonte en partie cette folie ; on assiste
donc à un dérèglement organisé. Par ailleurs, le narrateur se méfie des mots :

J'écrivais dans la peur : les mots ont des oreilles. Us sont aux écoutes, et il
y a du monde derrière. Ils vous entourent, vous prodiguent leurs faveurs et
au moment où vous commencez à leur faire confiance, ciac ! Us vous
tombent dessus et vous voilà comme Tonton M acoute, à leur service
(p.39).
11 dit également à leur sujet : « [...] s'il y a une chose dont les mots ont horreur, c'est les jeux
de mots : ça les débusque. Enlevez aux mots leur sérieux, leur creux et leur pseudo-pseudo et
ils sont menacés de santé et de bonnes joues fraîches» (p.44). Alex prévient qu'il ne suit pas

12 GARY, Romain, Pseudo, Paris, Mercure de France, 1976, p.18. Les indications de page entre parenthèses
renverront dorénavant à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
193
les règles dans l'écriture de son «document» et laisse entendre qu’il ne veut pas être au service
des mots. Sans que cela soit aussi explicite que dans Gros-Câlin, la nouveauté du langage par
le je u est tout de même recherchée, ce que nous fait comprendre la métaphore des «bonnes
joues fraîches». Globalement, le narrateur semble vouloir éviter de servir l’ordre établi,
responsable selon lui du m alheur humain. Pour ce faire, on l'a vu, il simule la folie.
L'expression présenterait des particularités à la mesure de cette folie, voulue et consciente. On
aurait là une explication générale de cet usage de la langue. Comme pour les autres œuvres, il
nous importe d'examiner de plus près la forme de l'expression afin de saisir, s'il y a lieu, son
fonctionnement humoristique et ses rapports avec la forme du contenu.

Si, dans ce roman, les phrases sont grammaticalement correctes, leur logique, par
contre, ne manque pas de faire sourciller. «Et cependant je continue à chercher quelqu'un qui
ne me comprendrait pas et que je ne comprendrais pas, car j'ai un besoin effrayant de
fraternité» (p. 12). Ouvrons une parenthèse pour préciser qu'il s'agit d'une «métaphore
obsédante»13 qui traverse une bonne partie du corpus Gary, selon laquelle les mésententes
viendraient de l'intercompréhension. Quoi qu'il en soit, nous nous trouvons devant un
signifiant inhabituel, une antithèse, où l'incompréhension amène la fraternité. Un premier
signifié met simplement en place l'inverse : un paradoxe ironique. Nous nous appuyons sur
un autre passage du texte pour mettre au jour le second signifié. Une modalisation de la
compréhension, semble-t-il, risquerait de créer des problèmes :
Je peux vous assurer que j'ai fait mon discours aux Danois en hongro-
finnois, en mon âme et conscience. Il est également bien connu que les
Danois ne parlent pas le hongro-finnois. Et pourtant, j'ai été compris et,
ainsi que je vous l'ai dit, dès qu'il y a com préhension, il y a
incompréhension, fureur, indignation, outrage, scandale. Les flics sont
arrivés, ils voulaient m'ôter du comptoir d'Air France d'où je gueulais en
hongro-finnois, je me suis défendu (p.32).
L'excès et le manque se rejoignent pour, semble-t-il, nuire à la fraternité. Si le discours
d'Alex n’est en effet pas compris — «les Danois ne parlent pas le hongro-finnois» — , son
intention — son comportement excessif — semble l'être trop bien, entraînant, comme on le
voit, des débordements de toutes sortes. Donc, le signifiant inhabituel distrait, évidemment
sans les faire complètement oublier, à la fois de la situation dysphorique, il est question d'un
«besoin effrayant de fraternité», d'un manque, et du second signifié également dysphorique :
il y a un problème de compréhension dans le monde, ce qui n'est pas sans rapport avec la
signification des structures discursives et narratives où les malheurs du monde jouent un rôle

13On nous pardonnera cet emploi sans doute abusif tiré du vocabulaire de la psychocritique de Charles Mauron,
mais l'occasion était trop belle !

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
194

important. On reconnaît, d'une part, le fonctionnement propre à l'hum our et, d'autre part,
l'illogism e am ené p ar l'antithèse dans l'expression qui souligne le problèm e de
compréhension et renvoie au statut du narrateur : ce qu’il dit n'a pas ou peu de sens, en
apparence seulement.

Une rem arque sur le «hongro-finnois»14 s'impose ici. Il s'agit d'une invention
lexicale faite sur le modèle des adjectifs qui désignent deux nations, tel «franco-italien». À ce
titre, il est déjà humoristique, une forme figée reconnaissable par l'énonciataire est cachée par
sa révocation. Mais il y a plus. Évidemment, le hongro-finnois n'existe pas, mais le finnois et
le hongrois appartiennent à la même famille de langues nommée finno-ougrienne. On voit
d'abord que, comme pour le reste, le narrateur invente, toutefois à demi, pourrait-on dire :
ici, le modèle est prêt à servir et le hongrois et le finnois entretiennent déjà, en quelque sorte,
des rapports étroits. En outre, l'invention est encore reliée à cette question de compréhension
de soi, des autres. N e serait-ce pas une autre figure de refuge ? On se retrouve une fois de
plus dans un entre-deux. Le néologisme opère un rapprochement entre deux langues déjà
parentes et l'invention en propre devait servir au sujet à ne pas être compris afin de combler
un «état de manque» (p.31) ! Le signifiant inhabituel se comporte comme Alex et initie le
processus humoristique en recouvrant une réalité dysphorique, toujours ce problème de
compréhension et, disons-le, d'acceptation, et emmêlant (doublant) les signifiés desquels
ressort en définitive l'état instable du sujet. Il cherche un refuge pour se protéger de soi et des
autres, «des sources d'agression intérieures et extérieures» (p.31), mais on a l'impression
qu'il lance en même temps des appels au secours.

Relevons un autre exemple d'atteinte à la logique, voire carrément de contradiction :


«[...] devenir écrivain, ce que je ne voulais à aucun prix, car c'était là mon plus cher désir»
(p.41). On pourrait en déduire que le narrateur ne sait pas ce qu'il veut. Ce passage nous
indique-t-il autre chose que son dérangem ent ? Malgré les quantifications somme toute
équivalentes («à aucun prix» vs «mon plus cher») des deux termes de la contradiction et en
tenant compte du contexte général du récit, on peut comprendre, en effet, qu'Alex désire
devenir écrivain, mais que cela ne va pas de soi, qu'il y voit ou qu'il se pose des entraves, ce
qui fait référence à la double axiologisation dont fait l'objet l'écriture dans le texte, ici
téléscopée. Le procédé relève donc de l'ellipse. De nouveau, le désordre syntaxique cache, en

14 On ne peut s'empêcher ici de faire un lien avec le «néo-espagnol» que le professeur oblige à apprendre à
l’élève dans La leçon d'Eugène Ionesco. Tout comme le hongro-finnois, il s'agit bien sûr d'une invention. Si
l’on veut bien accepter cette référence hors-texte, il y aurait surdétermination du caractère fictif du hongro-
finnois.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
195

partie, un double problème qui m arque, d’abord, les dérèglem ents d ’Alex et, plus
précisément, ses rapports conflictuels avec l'écriture.

Nous allons donc nous pencher de plus près sur l'expression des figures reliées à
l'écriture et à la folie, lesquelles entretiennent des liens étroits. «Je suis resté jusqu'au petit
matin au bout du fil. Ça venait dinde, du Bengladesh, du Cambodge, d'Afrique. Ce sont
surtout les morts qui m'appelaient. Les morts, quand on les a au téléphone, ça n'arrête pas de
parler» (p.23). Ce passage, constituant une des hallucinations d'Alex, présente une
suspension d'évidence, un autre illogisme, le signifiant inhabituel : les différentes victimes
auxquelles il est fait allusion ne téléphonent pas tout bonnement en France à un inconnu pour
quelque raison que ce soit et les morts encore moins. Deux signifiés principaux en ressortent.
Sont d'abord mises en place les figures des problèmes dans le monde et l'énumération, quant
à elle, se charge de montrer leur grande quantification : «ça» vient de partout, plus exactement
ici du Tiers Monde. Cette quantification surdéterm ine ensuite l'excès de culpabilité
qu'éprouve Alex. On l'appelle des quatre coins du monde et «ça n'arrête pas». L'image du
téléphone, de la communication directe, souligne également le lien étroit qu'Alex entretient
avec les malheurs du monde. Le signifiant inhabituel procède également par ellipse. Il s'agit
d'allusions et l'énonciataire implicite doit saisir les réalités graves que représentent les figures
d'espace, bien que le procédé elliptique puisse en partie cacher ces réalités. À la suite de cet
assaut téléphonique, Alex se prend au pied de la lettre et décide de se procurer un répondeur
automatique, ce qui, on s'en doutera, ne résout en rien son problème : il ne s'agissait bien
que d'un procédé littéraire. Cette image du téléphone rend donc compte, encore une fois, de la
folie — littéraire ? — du narrateur-acteur.

On ne manque pas de repérer à nouveau cette folie dans le passage suivant :


Tonton avait interrompu sa cure de désintoxication pour venir
m 'accueillir à l'aéroport. C ette insinuation m e parut profondém ent
hum iliante. Insinuer que j'ai un caractère no cif et qu'une cure de
désintoxication est automatiquement interrompue par ma présence, ça n'a
pas de nom, comme sous-entendu. J'ai horreur de la misanthropie. Me
considérer comme une sorte de polluant qui détruit la vie sur terre et menace
jusqu'à la couche d'ozone qui vous protège contre les excès ultra-violets,
c'est de la misanthropie la plus pure, ou je ne m'y connais pas (p.30).
Le changement de sujet (Tonton -> je) rend ici le raisonnem ent illogique et engendre la
suspension d'évidence : ce n'est pas Alex qui interrompt et qui pollue. Cette particularité
syntaxique nous renvoie une fois de plus à la façon qu'a Alex de tout prendre sur ses épaules,
d'autant plus qu'il introduit, ici, un autre problème planétaire : la pollution. Notons que les

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
196

rayons ultra-violets deviennent des «excès» tout comme en sont les manifestations de la
culpabilité d'Alex, celles-là même qui lui attribuent son caractère dérangé. L'expression
humoristique qui accompagne les dérèglements d'Alex distrait tout en faisant voir ses
sentiments dysphoriques excessifs, causés par des situations malheureuses.

En ce qui concerne l’écriture, on remarque à quelques reprises le lien on ne peut plus


étroit tissé par l'expression entre celle-ci, ou plus précisément les faits littéraires en général, et
la réalité installée par le texte, c'est-à-dire entre le je-écrivain et le sujet des livres15. La vie
devient livre, la vie est livre : «On a même supposé que j'étais un ouvrage collectif» (p. 14).
Le narrateur fait ainsi allusion à Gros-Câlin et h La Vie devant soi : «[...] le python m'avait
suivi à la clinique. [...] J’ai dû l'écrire pour m'en débarrasser» (p.58), «J'avais fini ma mère
[allusion à Madame Rosa], je l'avais tapée et je l'avais remise à l'éditeur» (p.66). L ’ellipse ou
plutôt le téléscopage est à l'œuvre et souligne la récupération littéraire de la vie. Par ce
procédé, la réalité et l'écriture sont l'une dans l'autre : ce qui constitue en quelque sorte un
résumé de Pseudo. Dans tous les cas, cette expression particulière cache un problème.
L’ouvrage collectif dont il est question est, d'une part, un roman et, d'autre part, le narrateur
lui-même. Le deuxième signifié renvoie encore et toujours à la culpabilité «collective» d'Alex,
parce qu'il en a hérité, comme il a hérité des malheurs du monde depuis la «source originelle»
(p. 14). Dans les deux autres exemples, le python et la mère font aussi référence à des
situations dysphoriques devenant obsessions pour Alex. Il s'en débarrasse, c'est bien le
lexème connoté négativement utilisé dans les deux cas (pour la mère, on le retrouve dans un
autre passage), par l'écriture. L'expression fonctionne ici de façon semblable aux structures
narratives. L'hum our se présente toujours sous des dehors inhabituels, produit un
dédoublement (minimalement) de la signification, la première phase de ce processus distrayant
de la seconde en partie ou en tout dysphorique, où il est question, ici, une fois de plus des
sentiments coupables d'Alex.

Un paragraphe contenant des blancs typographiques mérite qu'on s'y attarde :


J'écrivais. J'écris. Je suis à la page 77 du manuscrit. Certes, je ruse. Je
ne parle ici ni de ni de et surtout pas de car ce serait
du langage articulé, avoué, qui perpétue et colmate les issues et les sorties
de secours, met à l'absence des fenêtres des barreaux qu'on appelle
certitudes (p. 113-114).

15 On peut avancer que ce «je-écrivain» et le sujet des livres auraient tous les deux un statut fictif, renvoyant
ainsi à la supercherie.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
197
On ne peut imaginer signifiant plus inhabituel, car il s'agit bien de signifiants : au théâtre, les
silences sont signes. Ces blancs pourraient mettre en place l'absence de tout, au pire ne pas
signifier, mais on voit bien qu'ils cachent, on ne peut mieux dire ici, des réalités dysphoriques
dont le narrateur évite de parler. D'ailleurs, Alex précise : «Je finirai mon livre parce que les
blancs entre les mots me laissent une chance» (p. 114). Formellement, le narrateur élimine de
son texte ce qui est pour lui problématique dans la vie. Se glisse également à travers ces
blancs une critique du langage figé, véhiculant des «certitudes», comme c'est le cas dans les
autres œuvres de notre corpus. Dans le même ordre d'idées, on l'a vu, Alex ne mâche pas ses
mots à l'égard des mots : il les accuse de servir l'ordre établi, d'où la nécessité de recourir à
un langage renouvelé et, pourquoi pas, à l'hum our. Celui-ci correspond à ce qui est
recherché : une forme nouvelle qui multiplie le sens et qui s'oppose donc au «colmat[age]
[d]es issues et [d]es sorties de secours».

De la même manière que l’écriture est incontournable pour Alex, toute réalité est non
seulement récupérée par la littérature, mieux, elle est davantage envisageable comme sujet de
livre que comme illusion référentielle. L a folie n'est pas de la folie, elle se révèle manœuvre
littéraire constitutive de l'humour et, comme Alex le dit : «Entre la vie et la mort, c'est la lutte
des procédés littéraires» (p.121). Le texte devient doublement fictif. La logique du réel des
personnages cède sa place à la logique du discours. Dans le récit, ce qui devrait instaurer
l'illusion référentielle ne prend son sens que dans la mesure où celle-ci sert à écrire un livre.
L’humour ne fonctionne pas autrement : il part de la réalité, mais crée un discours sur elle qui
l'en distance. Ainsi, on peut observer une fois de plus que le texte esquisse un lien entre son
fonctionnement et celui de l'humour.

Arrêtons-nous, précisément, sur la seule évocation de l'humour dans le récit.


Lorsque l'éditeur, madame Simone Gallimard16, demande à Alex s'il a reçu de l’aide pour la
rédaction de son premier ouvrage, il répond :

— Personne ne m'a aidé. Gros-Câlin est entièrement autobiographique.


Mon éditeur sourit.
— Vous avez vraiment le sens de l'humour.
Je t'en fous. Essayez d'être un python à Paris pendant six mois et parlez-
moi d'humour (p.69-70).

16 Malgré le double jeu de la fiction dans Pseudo, avec ce patronyme, on assiste tout de même à une forte
référentialisation. Le double faux, ne dit-il pas le vrai ? Quoi qu'il en soit, le procédé met en place un pacte
de lecture assorti d'une forte quantification du faire-croire.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
198
Le narrateur fait rem arquer qu'il ne saurait être question d'humour. Pourtant, son
commentaire en relève. L'image du python à Paris constitue le signifiant inhabituel, d'autant
plus que «G ros-Câlin» désigne l'acteur et non l'ouvrage, qui e st tout de m êm e
autobiographique17 ! Cette image peut faire allusion à des problèmes psychologiques — liés
à la folie — , lecture permise par certains épisodes du texte, et peut renvoyer à la réalité du
personnage tout autant qu'au processus d'écriture, bien que, on l’a vu à quelques reprises, la
deuxième possibilité englobe la première. Ces deux signifiés désignent des situations
dysphoriques, Alex le dit lui-même, ce qui n’empêche pas le texte d'être humoristique. On
peut remarquer par ailleurs que la référence à Gros-Câlin se trouve en quelque sorte renforcée
par le procédé métaphorique. Le python constitue une image pour le moins inusitée pour
désigner un problème d'ordre psychologique, de la m êm e façon que le narrateur de Gros-
Câlin recourt à une langue renouvelée, à «des mots et des formes qui [n'jont [pas] déjà
beaucoup couru»18. L a référence à l'humour ne constituerait-elle pas une clé de lecture pour
ce récit ? L'éditeur, une figure littéraire, interprète ainsi, c'est-à-dire un effet produit par le
langage, ce qui pourrait être pris et a déjà été pris pour de la folie, elle-même responsable de
l'introduction de l'humour dans le texte. En d'autres mots, on pourrait comprendre, comme
Madame Gallimard, que l'apparence de folie est bien de l'humour : elle donne aux choses et
aux mots une forme inhabituelle — ce qui constitue un travail littéraire — destinée à
s'accommoder des difficultés de la vie. Malgré la rem arque d'Alex, son discours dit le
contraire et le passage qui suit celui cité ci-dessus donne la primauté au littéraire : «On voit
que pour vous il n'y a que la littérature qui compte, dit Madame Gallimard» (p.70), ce
qu'Alex confirme.

Dans Pseudo, l’expression humoristique se manifeste donc principalement par des


atteintes à la logique sémantique des phrases, ce qui surdétermine la folie du narrateur-acteur.
Toutefois, devant ces entorses, on ne peut se contenter de taxer d'insensée cette expression,
comme on pourrait le faire devant de purs jeux de langage où le plaisir n'est que pour les yeux
ou les oreilles. Au contraire, en plus de renvoyer au dérèglement du personnage principal, les
particularités sémantiques des phrases tendent, comme on l'a vu, à intensifier, doubler, leur
signification. Telle la pseudo folie d'Alex, l'expression n'est insensée qu'en apparence. Au
moins une partie de cette signification se révèle isotope à la forme du contenu. Son
axiologisation plus souvent qu'autrement dysphorique rejoint également le plan du contenu,

17 Une fois de plus se met en place une équivalence entre la vie et l'écriture.
18 GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p.9.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
199

dysphorie dont l'énonciataire implicite (et probablement l'énonciateur, ce que nous vérifierons
plus loin) est distrait par la forme amusante.

Ici comme dans La Vie devant soi, le procédé dominant sem ble épouser les
caractéristiques du narrateur-acteur. Momo utilise des clichés dans des contextes incongrus,
comme l'enfant non scolarisé et marginal qu'il est, et Alex recourt aux illogismes, laissant
ainsi paraître une certaine folie. Précisons enfin que la forme de l'expression des trois
dernières pages de Pseudo est sans aucun doute celle qui, de tout le texte, respecte le plus la
norme prescriptive. Le lexique, la syntaxe ou la logique y sont, si l'on peut dire, intacts. Alex
est guéri et son texte s'en ressent.

D'autres procédés linguistiques se chargent de rendre inhabituels les signifiants. Si,


en regard du processus général de l'humour, leurs fonctionnements sont semblables — ces
procédés s'installant dans l'espace du texte — , certains comportent des particularités
intéressantes. Nous avons vu l'ellipse à l'œuvre, notamment dans le cas où les blancs
typographiques occultent ce qui précisément déplaît à Alex. Il peut paraître étonnant que
l'humour dont la spécificité est de faire entendre plus que ce qu'il dit, puisqu'il multiplie les
signifiés, procède ainsi. Mais il faut bien se rendre à l'évidence que, par définition, l'humour
est ellipse, même si cette dernière n'est pas toujours formellement inscrite dans le discours.
On a également remarqué que le signifiant inhabituel est introduit par ce que nous avons
appelé une figurativisation (opposée à abstraction), soit, plus sim plem ent, une
métaphorisation. D e manière générale, on le sait, la métaphore n'est pas en soi humoristique
ou même comique. Cependant, elle s'oppose nécessairement au degré zéro de l'écriture et aux
lieux communs, créant ainsi un lien avec l'expression humoristique. D e plus, le processus
humoristique présente ici un fonctionnement particulier : à travers lui se produisent des
glissements sémantiques inattendus. Comme on l'a vu à quelques reprises, l'expression
humoristique jo u e sur les deux pôles, l'ancien et le nouveau, ou recourt en même temps à
d'autres procédés comme l'illogisme : dans l’exemple du téléphone, celui-ci constitue une
image référant à la culpabilité d'Alex, mais les morts n'appellent pas ! L'ensemble de ces
procédés permet à celui-ci de s'éloigner de ses problèmes : ils agissent littéralement comme
refuges et c'est bien ainsi qu'Alex les voit. Puis l'écriture l'amène à dépasser ses difficultés,
rôle qui revient à l'humour qu'il manifeste, selon l’éditeur madame Simone Gallimard.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
200

D. L ' A n g o is s e d u r o i S a l o m o n o u l ’e x p r e s s i o n d e l ' h u m o u r . . . « ju if»

Un peu comme celui de Gros-Câlin, le narrateur de L'Angoisse du roi Salomon


utilise sciemment la langue en s’opposant à la norme prescriptive. On ne manque d’ailleurs
pas de lui en faire la remarque à quelques reprises. Pour s'expliquer, il invoque les
possibilités d'ouverture, en un mot l'espoir. On l'a déjà souligné, un paradoxe s'installe en
raison de la consultation démesurée des dictionnaires — qui répertorient l'usage existant — ,
ce paradoxe révélant le fonctionnement de l'être de l'acteur. Mais, au niveau de la forme de
l'expression, l'intégration de définitions dans la narration participe elle aussi au
renouvellement du langage. Comme on le dit communément, le narrateur-acteur se cherche, se
pose des questions et tente de trouver des réponses tant par la transformation de la langue que
dans les dictionnaires. Si ceux-ci ne résolvent pas ses problèmes, ils lui permettent tout de
même finalement d'accéder à une nouvelle vision de la vie. On pourrait donc voir là un
procédé humoristique, dans la mesure où ces jeux de langage servent, on l'a déjà vu, à calmer
les angoisses. Comme pour les autres œuvres, nous allons concentrer notre attention sur la
forme de l'expression des figures liées aux enjeux fondamentaux du texte, à commencer par le
langage.

Examinons un exemple d'intégration d'une définition du début du récit : «Il


[monsieur Salomon] a même eu un haut-le-corps, mouvement brusque et involontaire
marquant un vif étonnement»19. Soulignons qu'ici, contrairement à ce qui est souvent le cas
dans le texte, il s'agit d'une réelle fusion de la définition à la narration. Nous assistons alors à
un moment crucial du récit où le contact va s'établir entre monsieur Salomon et Jean, ce
dernier précise d'ailleurs un peu avant : «[...] c'est là que c'est arrivé [...]» (p. 13). Cette
intrusion dans le discours dit bien ce qu'elle a à dire, tout en étant inutile, et signale le désarroi
de même que la surprise du narrateur-acteur, comme s'il déversait sa nervosité à travers ce flot
de paroles. On ne saurait parler de contexte dysphorique ici, cependant le processus
humoristique intensifie le signifié de ce passage.

Jean explique ainsi son grand usage des dictionnaires :

Ça m'a vraiment démoralisé de ne pas pouvoir rattraper mademoiselle


Cora et de penser qu'elle ne pouvait plus redevenir. [...] j'ai été à la
bibliothèque m unicipale d'Ivry où je m e suis fait donner un gros
dictionnaire. J'ai passé quatre bonnes heures à lire des mots pleins de sens.

19 GARY, Romain, L'Angoisse du roi Salomon, Paris, Mercure de France, 1979, p.13. Les indications de
page entre parenthèses renverront dorénavant à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited w ithout permission.
201

Je suis un fana des dictionnaires. C'est le seul endroit au m onde où tout est
expliqué et où ils ont la tranquillité d'esprit. Us sont complètement sûrs de
tout, là-dedans. Vous cherchez Dieu et vous le trouvez avec des exemples à
l'appui, pour moins de doute [...] (p.64).
On remarque bien sûr le contexte dysphorique dans lequel se fait la consultation et le
commentaire sur les dictionnaires. Jean est démoralisé et, «là-dedans», «ils ont la tranquillité
d’esprit» et «sont complètement sûrs de tout», ce qui ne va pas de soi : une suspension
d'évidence s'opère donc. Si le «ils» peut renvoyer aux lexicographes, on comprend cependant
que l'antécédent absent peut être beaucoup plus général et demeure difficile à cerner. Entre ce
général et le particulier, une opposition semble se mettre en place. Ainsi le «je» auquel sont
liées les angoisses qui le touchent intimement tenterait de noyer celles-ci, en quelque sorte,
dans cette vastitude, ce qui expliquerait la figure de la «tranquillité d'esprit» associée au «ils».
Si Jean a cette capacité de ramener à lui le malheur des autres, il semble opérer un mouvement
égal et inversé en tentant de se rassurer par ce qui extérieur à lui et applicable à tous. Parce que
peu réaliste, il s’agit donc d'une vision humoristique du narrateur, qui cherche à calmer ses
angoisses. Par cette vision tributaire d'un paradoxe ironique, on peut sans doute également
voir une critique d'une croyance en la toute-puissance des dictionnaires, qui, il faut bien le
dire, ne font pas la langue, mais répertorient l'usage et n'expliquent pas tout. Lorsqu'il s'agit
d'amour, Jean a d'ailleurs du mal à trouver une définition qui lui convienne.

L'opposition entre l'usage de la langue par le narrateur et celui qu'il fait des
dictionnaires est observable à travers différentes particularités linguistiques. Malgré la
fascination de Jean pour la langue commune des dictionnaires, il ne s'exprime pas lui-même
selon l'usage syntaxique courant dans des phrases comme : «M onsieur Salomon était ce
qu'on appelle mal éteint, chez les volcans» (p.20) et «[...] c'est ce qu'on appelle "la jeunesse
du cœur" chez les clichés !» (p.85). «Ce qu'on appelle chez» appelle différentes remarques.
De façon générale, le «chez» est inhabituel et ne pourrait être remplacé sans un remaniement
de la phrase. «Ce qu'on appelle» fait référence à une expression figée du discours théorique
ou didactique. Dans la première phrase, bien que courante — presque un cliché ! — ,
l'analogie avec le volcan est rendue inattendue par cette expression : sans elle, cette analogie
réintégrerait aisément l'usage normatif de la langue. Cette intrusion du discours didactique —
peut-on y voir un lien avec l'apprentissage du narrateur-acteur ? — , toujours dans la mesure
où elle est reconnaissable par l'énonciataire implicite, prend place, encore ici, dans une
situation difficile pour le narrateur et initie le processus humoristique. Bien qu'ils soient
amusants, les désordres syntaxiques constituent un reflet des troubles émotifs de Jean.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
202

Ailleurs, on retrouve une expression connue déformée dans un contexte incongru où


il est question de monsieur Tapu, un homme imbibé de préjugés que Jean appelle d'ailleurs le
roi de la Connerie, voisin de monsieur Salomon : «[...] c'était un peu comme les ouvriers
algériens qui sont doux et gentils et refusent de violer et qui se rendent ainsi coupables de
non-assistance aux personnes dans leurs opinions» (p.91). On reconnaît le syntagme
«coupable de non-assistance aux personnes en danger» en même temps qu'une suspension
d’évidence : ces ouvriers algériens ne sont pas coupables de quoi que ce soit ou, s'ils le sont,
c'est de ne pas appuyer les préjugés de monsieur Tapu. Cette suspension d'évidence alliée à la
déformation du syntagme en question rendent ce passage humoristique. L'incongruité dans
laquelle se manifeste l'expression peut venir dénoncer le caractère déplacé des opinions de
monsieur Tapu.

D'autres procédés semblables font surface, la plupart du tem ps lorsque Jean est
troublé. Alors que monsieur Salomon vient de lui demander s'il a déjà fait de la prison, Jean
maudit son allure de voyou et comme elle ne lui vient ni de sa mère ni de son père, il déclare :
«Je dois tenir ça de quelqu'un parmi mes ancêtres les Gaulois» (p. 19). On ne peut s'empêcher
de se dire qu'il va chercher loin son hérédité. En fait, c'est l'expression figée qui s'impose
dans un contexte où elle n’a guère sa place en soulignant le hiatus entre la douceur de Jean et
son physique. Elle installe la suspension d'évidence — une invraisemblable hérédité — et
constitue le rebondissement humoristique face à une situation déplaisante. Peu après, Jean
n'en revient pas du chèque que le roi du pantalon lui a signé : «Mais j'étais trop remué pour
me poser des questions. Je tenais à la main un chèque de un million et demi, pour parler
comme les anciens [...]» (p.20). «[P]our parler comme les anciens» se lit sur deux isotopies,
celle de l'humain âgé et celle des devises (le franc). Ici comme ailleurs, le signifiant inhabituel
multiplie le sens et trahit l'émotion du jeune homme tout en la faisant oublier un moment.

Ce dernier passage du texte nous conduit à examiner l'expression des figures


relatives à l'âge, une problématique importante de ce récit. «[...] c'étaient aussi des jeunes qui
appelaient [5.O.S. Bénévoles], car les vieux s'étaient habitués» (p.12). On pourrait combler
l'ellipse par quelque chose comme «aux difficultés de la vie» : le procédé permet d’éliminer
littéralement une dure réalité, tant pour le narrateur que pour l'énonciataire. Ici, non seulement
le contexte est-il clairement dysphorique, mais le signifié occulté l'est donc également. Le
signifiant inhabituel met en place un signifié plus large que si on le retrouvait explicitement
dans le discours et permet de distraire et d'attirer simultanément l'attention sur lui.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
203

Dans «C'était un homme en chair et en os et qui tirait à sa fin [...]» (p. 16), on
retrouve une expression imagée connue dans un contexte incongru, puisqu'elle n'est
habituellement pas associée à des êtres humains. En outre, elle s’avère plus figurative (vs
abstraite) que l'un ou l'autre des signifiants attendus dans cette phrase. Dans «Nous avons
parlé des espèces en voie d'extinction, ce qui était normal, vu qu'à son âge il [monsieur
Salomon] était le premier menacé» (p. 11), «espèces en voie d'extinction» fonctionne, à toutes
fins pratiques, de la même façon. Ce procédé surprend, dans la mesure où l’énonciataire
implicite peut le saisir, et, s'il n'ajoute pas à proprem ent parler de signification
supplémentaire, il joue toujours ce même rôle de distraction-attraction d'un signifié connoté
dysphoriquement. Le processus analogique peut se manifester grâce à une parenté sémantique
poussée à bout et produit ainsi un effet de nouveauté qui rejoint le projet énonciatif du
narrateur. Quant à elle, l’incongruité de l’expression peut être à rapprocher des réactions non
conformistes de monsieur Salomon face au temps qui passe.

L'âge est à nouveau au centre de la problématique lorsque le narrateur transforme la


portée du syntagme «personne de qualité» dans le passage suivant : «Monsieur Salomon
mettait donc Esq. après son nom pour indiquer qu'il était encore de bonne qualité» (p. 18). Par
l'ajout surtout du «encore», mais également de «bonne», l'expression relative au statut social
subit un glissement sémantique et se trouve ainsi à qualifier l'état physique de monsieur
Salomon. Cet ajout du «encore» laisse aussi entendre «malgré l'âge» ; paradoxalement, cette
déformation, le rebondissement20, entraîne donc l'ellipse d'un signifié dysphorique. Par une
surenchère de mots, le processus humoristique est une fois de plus à l'œuvre en venant en
quelque sorte contrer les effets négatifs du temps tout en ramenant sans cesse à cet enjeu
important du texte.

D'autres types de difficultés font également l'objet d'une expression particulière.


«[...] Tong, un Cambodgien qui avait réussi à se sauver grâce à la frontière thaïlandaise»
(p. 13-14). Ici, la phrase prend des raccourcis. De quoi Tong s'est-il donc sauvé, si ce n'est
des massacres des Khmers rouges ? Il a pu le faire «grâce à la frontière thaïlandaise» : ceci
nous laisse imaginer la fuite et le camp de réfugiés. Le signifiant inhabituel et elliptique en
cachant partiellement ces horreurs rebondit vers l'humour tout en les pointant.

20 Le rebondissement est accentué par le fait que l'expression «de bonne qualité», qui s'applique ordinairement
aux objets, est appliquée ici à une personne.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
204
Bien que le récit semble toujours retenir à de graves réalités, il offre des moyens de
contrebalancer leurs effets. «[...] il faut savoir que le mot aider est celui que le roi Salomon
préfère, vu que c'est celui qui manque le plus» (p. 14). Nous sommes placés devant une
suspension d'évidence : on comprend aisément que ce n'est pas sim plem ent le mot qui
manque, mais bien la chose. 13 y a ainsi ajout d'un signifié. L'expression est rendue
particulière par un fonctionnement semblable à la métonymie et «m et un peu de bonne
humeur» face à une réalité difficile pour les acteurs. La question de l'aide étant introduite par
le «mot» nous rappelle également que c'est par le langage que Jean désire faire jaillir l'espoir.
Le procédé métonymique ne fonctionne pas autrement ici. Le langage renouvelé qui dit la vie
est chargé de renouveler celle-ci, de la rendre meilleure.

Il convient de voir si l'humour est traité... avec humour. Comme c'est souvent le cas
dans ce roman, cette forme particulière du comique est généralement considérée comme un
moyen de dépasser ses souffrances morales, une «arme d'autodéfense» (p.97). Or, dans un
long passage21 sur l'humour, il se produit un déplacement de la souffrance du moral vers le
physique. L'humour ju if permet des arrachages de dents sans douleur, puis l'humour anglais
préserve la qualité de gentlemen — une attitude digne — , malgré l'amputation de membres.
L'inhabituel est introduit dans le signifiant grâce à ces images. Le processus analogique
apporte, encore ici, une vision différente et décalée des choses. Pour cruelles qu'elles soient,
ces images n'en constituent pas moins le rebondissement humoristique et révèlent en même
temps l'origine toujours difficile de l'humour : «Moi je pense que la meilleure chose que les
exterminations ont laissée aux Juifs, c'est l'humour» (p.72), dit Jean. Est-ce que les
exterminations peuvent laisser de bonnes choses ? Quelles qu'elles soient, et ici elles sont
terribles, il faut savoir tirer le bon du mauvais, ce qui est possible, précisément, grâce au
discours humoristique qui se manifeste en disant autrement les difficultés. N'est-ce pas ce
qu'atteindra Jean à la fin du récit : une nouvelle vision de la vie ?

On peut enfin établir quelques liens entre la forme de l'expression et la forme du


contenu. De façon générale, le caractère particulier de cette expression est redevable à la quête
et à l'émoi du narrateur-acteur. Face aux malheurs, il entame une recherche qui passe par le
langage... humoristique, notamment. Quête de l'espoir et expression humoristique prennent
leur origine dans les différentes difficultés et autres goélands englués dans la marée noire22.

21 Voir p.89.
22 On se rappellera que Jean garde une photo découpée dans un journal de ces goélands qu'il appelle «photo de
mademoiselle Cora en goéland». Voir p.87.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
205

Dans L'Angoisse du roi Salomon, le dérèglement de la forme de l'expression convoque


différents procédés que nous avons déjà vus à l'œuvre dans les autres romans, un peu comme
si, le cycle Ajar s'achevant, il en faisait une synthèse. L'ellipse, le processus analogique,
l'incongruité, le glissement de sens ou la déformation syntagmatique, fonctionnent presque
toujours de façon semblable. Le signifiant distrait d'un contexte dysphorique, ou du moins
troublant, avec lequel il est lié et il attire simultanément l'attention sur le/s signifié/s en cause.
Rappelons, à titre d'exemple, que l'ellipse cache littéralement une difficulté au niveau du
contenu. L'énonciataire peut difficilement faire autrement que de voir de façon différente cette
difficulté ainsi énoncée. Chaque manifestation humoristique de l'expression semble suivre le
même mouvement que la forme du contenu en traduisant la quête de sens (de la vie) à travers
le renouvellement du langage. Jean déclare : «[...] j'ai attrapé du roi Salomon cette angoisse
qui me fait rire tout le temps» (p.97). L'humour constitue donc bel et bien un moyen de
dépasser ces angoisses, de les assumer en s'en distanciant, de nier ces excès, pour en arriver
à la tranquillité, la mesure. Aussi, une fois cette mesure atteinte, l'expression accuse-t-elle un
retour à la normale, comme dans Pseudo. De toutes les façons, la quête est terminée.

Ajoutons que, à l'image du narrateur, la forme de l'expression de L ’A ngoisse du roi


Salomon est la moins éloignée de l'usage normatif du corpus Ajar. Jean a beau s'inscrire sur
l'isotopie de l'/excès/, il n'a pas l'imagination débridée de Cousin, les caractéristiques hors du
commun de Momo ou la (pseudo) folie d’Alex, qui ne manquent pas de se refléter dans leur
façon d'utiliser la langue. On pourrait dire que l'expression de L Angoisse du roi Salomon
traduit ainsi un certain réalisme de la diégèse, toujours en opposition aux autres œuvres. D'un
autre côté, cette expression particulière est la plus régulièrement manifestée avec celle de
Gros-Câlin, sans doute parce que, dans ces deux cas, la recherche langagière est voulue et se
trouve la plus étroitement liée à la quête du sujet23. Pour les quatre œuvres cependant, la
forme de l'expression, d'une manière ou d'une autre, tient un rôle plus significatif que le
simple amusement, rôle qui trouve des échos dans les structures du contenu et sur lequel nous
allons maintenant nous attarder.

23 Dans Pseudo, la recherche, tout aussi consciente, concerne globalement le discours et non pas seulement la
langue.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
206

E. F orm e d e l 'e x p r e s s i o n , f o r m e d u c o n t e n u e t h u m o u r

II nous a été relativement aisé de décrire les liens entre les figures de l'expression et
les manifestations de l'humour et même d'établir certaines «correspondances» entre ces
figures et la form e du contenu. Il nous im porte à présent de nous engager vers une
formalisation de ces correspondances qui permettrait en quelque sorte de rendre compte de
façon intégrée de la production du sens des structures élémentaires de la signification jusqu'à
la forme de l'expression. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les avancées en ce domaine
que l'on retrouve dans quelques articles. D ans l'approche sém iotique que nous avons
adoptée, on peut dire d'ores et déjà que la dimension passionnelle du discours se dégage de
ces articles comme champ privilégié d'investigation.

1. De l'humour com m e idiolecte jusqu 'au style sém iotique

Dans le domaine des études littéraires, on s'en doutera, on fait appel à la forme de
l'expression pour désigner l'écriture ou le style, notions qui, on l'a souligné, ne manquent
pas de poser des problèmes de définition d'un point de vue théorique, problèmes qui vont
jusqu'à pratiquement évacuer cette préoccupation de la recherche des dernières décennies.
Cependant, on le sait, ces notions, aussi problématiques soient-elles, reviennent au galop
quand on s'intéresse au domaine artistique en général et littéraire en particulier. Ce sont bel et
bien les jeux de langage qui caractérisent le corpus Ajar, qu'on le veuille ou non. De façon
générale en littérature et plus spécifiquement dans l'humour, la forme de l'expression renvoie
en définitive à l'émergence d'un idiolecte repérable en opposition avec un sociolecte. On se
demandera donc quelle part prend cette émergence dans le processus de signification.

Dans son article «Le style et sa théorisation ou les nouveaux aspects de la


sémiotique»24, Andrée Mercier dresse l'historique du traitement de la notion de style par la
sémiotique de l'École de Paris. D'abord écartée comme objet théorisable dans le premier tome
du Dictionnaire, parce que l'état de la théorie ne permettait pas de décrire cette notion de style,
elle fait un véritable retour dans l'ouvrage de Greimas et Fontanille : Sémiotique des
passions. Il faut préciser qu'il n'y est pas question de la notion traditionnelle de style, comme
dans les deux tomes du Dictionnaire, mais bien de style sémiotique. Il ressort cependant que

24 Dans Protée, Vol. 23, no 2, printemps 1995, p.7 à 15.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
207

cette nouvelle notion serait à même de rendre compte de l’ancienne en l'abordant d'un
nouveau point de vue : celui des passions. En effet, le style sémiotique, défini comme «un
certain mode d'accès à la signification»25, se situerait dans le parcours génératif de la
signification à un niveau fondamental, celui des préconditions du sens, ce qui rend possible sa
prise en charge par les différents niveaux du discours de la forme du contenu et même par la
forme de l'expression. Ainsi remanié fle niveau des préconditions du sens n'apparaît pas dans
son état original), le parcours génératif articule tant l'aspect sociolectal qu'idiolectal du style
puisque le sujet de rénonciation peut convoquer des formes figées et les révoquer, les
déformer selon, précisément, son style sémiotique, son m ode particulier d'accès à la
signification en opposition aux contraintes de l'usage.

À l'issue du son article, afin de rendre compte du style par la rencontre du plan du
contenu et de celui de l'expression, Andrée M ercier propose l'étude des modes de
construction du sujet énonciateur, en impliquant la théorie des passions. Il est sans doute
possible de le faire en s'inspirant des procédures d'analyse de la dimension passionnelle de
l'énoncé et de les ajuster au besoin au nouvel objet qu'elles sont chargées de décrire. Selon
Greimas et Fontanilîe, la passion se manifeste dans le discours tel un idiolecte ou un
sociolecte et :
[l]a «spécificité» de l'idiolecte passionnel se traduira plus particulièrement
par : (1) la surarticulation de certaines passions [...] ; (2) la domination
isotopique ou fonctionnelle de certaines m odalisations [...] ; (3) les
orientations axiologiques, la valorisation ou la dévalorisation de certaines
passions [...] ; (4) la recatégorisation des passions empruntées aux univers
sociolectaux et qui, dans l'idiolecte, ne correspondent plus à la définition
«en langue»26.
À partir de là et à la lumière de notre analyse de la forme de l'expression, nous proposons que
l'humour est une «passion linguistique idiolectale», en ce sens que, dans le processus
humoristique, le sujet passionné est amené à énoncer d'une façon qui s'oppose à l'usage
normatif de la langue. Il nous faut donc transposer au niveau de l'expression les spécificités
de l'idiolecte passionnel. On pourrait retrouver (1) la surarticulation de certains procédés,
l'humour en privilégierait certains au détriment d'autres créant ainsi l'effet de signifiant
inhabituel chargé de distraire, de cacher et, par cette présence dans l’espace du texte, attribuant
à cette étendue des procédés une caractérisation proprement humoristique ; (2) la domination
isotopique de certains signifiés en lien avec les procédés qui font l’objet d'une surarticulation,

25 GREIMAS, A. J. et FONTANELLE, Jacques, Sémiotique des passions, Paris, Éditions du Seuil, 1991,
p.38.
26 Ibid., p. 100.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
208

la «signification ajoutée» étant un aspect im portant du discours hum oristique ; (3) les
orientations axiologiques, puisqu'avec l'humour, il est question de plaisir et de malheur selon
Dom inique Noguez ; (4) la recatégorisation linguistique, créant un effet-discours de
nouveauté en opposition à l'usage sociolectal ; selon Fontanille, l'innovation linguistique
traduit d'ailleurs une attitude stylistique qu'il qualifie d’audace, toujours en rapport avec une
norme. L'articulation entre les deux plans du langage s'opérerait par la passion du sujet
énonciateur, étant donné que l'idiolecte linguistique constituerait une manifestation de son
idiolecte passionnel. Nous avons d'ailleurs pu observer qu'un trouble ou un émoi est presque
toujours à la base de l'expression humoristique.

Dans son article sur La N uit de Maupassant, «La Nuit défigurée», Denis Bertrand
s'orientait déjà vers une synthèse entre sujet de l’énoncé, sujet de l'énonciation (en relation
avec le plan de l'expression) et sujet passionnel et voulait «montrer que le statut du sujet,
comme figure de contenu, est corrélé à la fluctuation sur le plan de l'expression des
formations discursives. Ce double parcours [lui] paraît lié à la structure m êm e du sujet
passionnel»27. Il termine cet article ainsi :
L e syncrétisme des sujets et celui des figures dans le texte de
Maupassant nous invitent à intégrer le double rapport, entre sujet et figure
du monde d'une part — c'est une problématique de la perception — , entre
sujet et figure du langage d'autre part — c'est une problématique de
l'expression. La forme du sujet énoncé résulte de l'agencement des figures
du contenu, celle du sujet énonçant est structurée par les figures de
l'expression : comment désolidariser ces deux instances ?28
À la lumière de ces quelques pistes, nous allons maintenant revoir les résultats de l'analyse de
l'expression et en partie ceux du contenu de notre corpus. Nous nous livrons donc à un
véritable bricolage, pour reprendre le terme de Lévi-Strauss, en suivant tout de même comme
guide le sujet énonciateur passionné — le sujet hum oriste ? — , bricolage qui, nous
l'espérons, nous permettra ensuite de proposer une avancée théorique, même modeste, sur le
mode de signification de la forme de l'expression toujours en regard de celui de la forme du
contenu.

27 Dans Espace du texte. Recueil d'hommages pour Jacques Geninasca, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière,
1990, p.115.
28 Ibid. p.121.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
209

2. La passion dans l'expression humoristique

2.1 Gros-Câlin
Le rôle de sujet énonciateur dans Gros-Câlin est assumé par l'acteur principal,
Cousin. Rappelons que si une distance temporelle est repérable entre les deux rôles, nous
avons également pu observer des interférences entre l'énoncé et l'énonciation, par exemple
lorsque Cousin dit ne pas pouvoir raconter parce qu'il est émotionnellement troublé. Nous
essaierons de voir dans quelle mesure la passion de ce sujet s'introduit jusque dans la forme
humoristique de l'expression en soulignant certains liens entre les deux plans du langage.

Cette passion est figurativisée dans le texte comm e de l'angoisse causée par la
solitude et manifestée chez le sujet par des «nœuds», aux niveaux figuratif et narratif, eux-
mêmes repris par les figures de l'expression. En effet, l'expression humoristique convoque
principalement des procédés qui relèvent de l'ellipse et du déploiement textuel identifiable à
une sur-fïgurativisation iconique, procédés qui cachent autant qu'ils laissent voir l'angoisse
du sujet. Ils permettent également de créer l'effet de nouveauté qui, selon le narrateur, devrait
apporter de l'espoir. Cette angoisse qui s'inscrit dans le processus humoristique entraîne le
sujet notamment vers un faire énonciatif, ce qui, dans Gros-Câlin, serait repérable par le
programme narratif de récit qui se confond avec le programme principal qui, lui, vise à
combattre la solitude. La passion a donc des répercussions dans le langage aux deux plans du
discours, lesquels manifesteraient en quelque sorte deux programmes semblables.

Dans G ros-C âlin, plus souvent qu'autrement, on a pu voir que les procédés
linguistiques en venaient à montrer la solitude du sujet à l'origine de sa passion et les «effets
secondaires» de cette passion, ce qui rejoignait le contenu sémantique du texte. Ce processus
correspondait au surplus de signification caractéristique du discours humoristique introduit
par le signifiant inhabituel.

L'humour appelle une orientation axiologique bien précise : le rebondissement


euphorique s'appuie sur un signifié dysphorique, ce mouvement trouvant un écho dans le
parcours thymique de la syntaxe fondamentale. Dans Gros-Câlin, cependant, le trait de
Dominique Noguez sur l'humour serait presque vrai. En effet, celui-ci y change le malheur en
plaisir et le malheur se venge, puisque les procédés humoristiques des deux plans du langage
laissent toujours voir un signifié connoté dysphoriquement, ce qui se trouve confirmé par la
syntaxe fondamentale puisque son parcours n'atteint pas tout à fait le pôle euphorique.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
210
L'humour amuse tout en opérant des transformations, mais finit ici par pointer le malheur. À
ce sujet, nous croyons que la nouveauté de l'expression, faite d'ancien — par exemple les
expressions figées utilisées dans un contexte incongru — , empêche ainsi la conjonction
complète entre le sujet et son objet.

Nous associons l'«écrire différem m ent» de Cousin à une recatégorisation


linguistique qui est, comme il le laisse entendre, un appel à l'espoir, différence ou marginalité
d'ailleurs inscrite dans la forme du contenu. En ce sens, l'expression participerait bel et bien à
la transformation du sujet puisqu'il est conjoint à une forme d'espoir à la fin du récit, d'autant
plus que cette marginalité linguistique est nettement recherchée par lui — il s'agit d'une
opération réfléchie, donc davantage accentuée d'un point de vue sémiotique — , ce qui n'est
pas toujours le cas de ses autres comportements inhabituels. Bien que cette écriture «nouée»
puisse en effet être un reflet de son angoisse, elle devient donc réellement humoristique :
l'invention de l'expression signale le processus de transformation dans lequel le sujet est
engagé, ce qui constitue une confirmation du rôle de l’humour tel que nous l'avons défini
dans les chapitres précédents : une façon de s'accommoder des difficultés de la vie. Par
ailleurs, l'écriture opère elle-même des transformations : des formes figées se voient par elle
renouvelées. Le sujet énonciateur passionné transforme la langue pour pouvoir se transformer
lui-même et, puisque une passion est à l'origine de ces transformations, que le parcours
syntaxique fondamental effectue un passage du dysphorique vers l'euphorique, les deux
plans du langage participeraient au processus humoristique. Un style sém iotique
humoristique se dégage donc du sujet dans la mesure où une passion qui traverse tout le
discours amène dans les deux plans du langage des transformations qui s'effectuent à travers
lui selon une axiologisation /dysphorique/ -> /euphorique/.

2.2 La Vie devant soi


Comme dans Gros-Câlin, l'acteur principal, Momo, assume également le rôle de
sujet énonciateur29. Sa passion est assimilable à un manque d'amour, pour ne pas dire à un
manque généralisé : la misère. Les procédés linguistiques — du même ordre que dans Gros-
Câlin — auxquels recourt le texte renvoient à cette misère et constituent en même temps un

29 Ce narrateur-acteur dépourvu d'éducation formelle crée un effet de naïveté par son expression même. Ainsi,
comme nous l'avons déjà proposé, le lecteur peut avoir l’impression qu'un autre énonciateur se met en place
derrière l'énonciateur naïf. Nous aurons l’occasion de nous attarder davantage sur cette question au prochain
chapitre. En outre, si cet effet de naïveté est évident en ce qui concerne Momo, dans une moindre mesure, il
pourrait également se manifester par le biais des narrateurs de Gros-Câlin et de L'Angoisse du roi Salomon.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
211

rebondissement, une invention orientée axiologiquement qui nie le malheur pour poser un
certain plaisir.

Cependant, le p laisir issu de l'expression naïve est davantage destiné à


l'énonciataire. Que peut-elle donc apporter au sujet énonciateur ? Puisque la transformation
narrative s'effectue sur le m ode de l'échange, le plaisir de l'énonciataire, manifesté dans le
texte par les figures de narrataire, serait rendu au narrateur-acteur par le biais de ces figures.
En échange de son discours humoristique — du moins perçu dans le texte comme hors du
commun — , Ramon et Nadine donnent une sécurité affective et matérielle à Momo, cet
échange étant à même de liquider son manque passionnel.

Les expressions connues qui se retrouvent dans un contexte incongru constituent un


procédé important du discours humoristique dans La Vie devant soi et sont comparables à la
situation marginale de Momo. L ’usage idiolectal de la langue témoigne donc de sa passion,
comme, dans la forme du contenu, cette dernière l’incite à raconter. Comme nous venons de
le voir, au niveau narratif, la réception d ’un destinataire pour son récit indique la
transformation du sujet, sa conjonction avec l'objet : l'amour devient réciproque par ce récit.
L'ébrèchement des stéréotypes au niveau figuratif s'articule à cet usage particulier de la
langue, ils fonctionnent tous deux de façon semblable (par un processus de convocation-
révocation de formes figées) et le premier est tributaire du second. L e sujet opère donc des
transformations dans les deux plans du discours, transformations qui sont motivées par sa
passion et qui se réalisent à travers le langage. On peut donc attribuer un style sémiotique
humoristique naïf au sujet énonciateur passionné.

Ainsi, contrairement aux autres œuvres du corpus Ajar où les narrateurs effectuent
une recherche langagière, dans L a Vie devant soi, l'expression idiolectale est davantage subie
et produite par la misère. Pour Momo, accéder à une vie normale signifie également accéder à
la langue de tout le monde, ce qu'il annonce. Si l'expression fait montre d'un fonctionnement
semblable à celui des autres œuvres, du point de vue énonciatif, elle n ’est donc pas orientée
de la même façon.

2.3 Pseudo
L'acteur principal, Alex, est écrivain et écrit ce livre. Encore une fois, le même
acteur assume les rôles de sujet passionné, de sujet du faire et de sujet énonciateur. Dans

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
212

Pseudo, la passion se manifeste par la folie causée par la culpabilité face aux malheurs de
l'hom m e, m odalisant l'être du sujet par un /ne pas vouloir être coupable/. En plus de
reprendre ceux des deux autres œuvres, l'expression utilise des procédés linguistiques liés à
cette folie apparente et programmée (illogismes). Les procédés traduisent donc la passion du
sujet provoquée par les malheurs de l'homme, eux-mêmes axiologisés dysphoriquement. Le
rebondissement humoristique qui s'opère notamment par la forme de l'expression oriente le
m ouvem ent vers l'euphorique. Encore une fois, indice de la passion idiolectale, la
transformation de la langue est superposable par son désordre au programme narratif de récit
au plan du contenu et s'articule ainsi à la transformation de l'être du sujet. Contrairement aux
deux autres romans, les transformations sont ici dédoublées : elles se produisent tant au plan
du contenu qu'au plan de l'expression. Alex nie la réalité par la folie pour revenir à cette
réalité. L'expression présente un idiolecte pour revenir finalement au sociolecte : la passion
du narrateur-acteur est liquidée, mais, par sa façon de le faire, le discours ne lui attribue pas
moins un style sémiotique humoristique.

2.4 L'Angoisse du roi Salomon


Dans ce roman, l'acteur principal est également sujet énonciateur, ce syncrétisme
semble différent des trois autres puisqu'on note une distance tem porelle marquée entre
l'énoncé et l'énonciation. Cependant, la form e de l'expression nie en quelque sorte cette
distance puisque le vouloir écrire différemment manifeste, comme celui de Cousin dans Gros-
Câlin, s'inscrit tant dans le programme narratif de récit que dans le programme principal. La
passion du sujet est ici semblable à celle d'Alex dans Pseudo, toutefois elle pousse Jean non
pas dans la folie, mais bien dans l'humour. On retrouve dans ce roman les mêmes procédés
linguistiques que 'dans les autres — presque une synthèse30, comme nous l'avons déjà
suggéré — , procédés qui dévoilent, eux également, la passion du sujet tout en créant le
m ouvem ent axiologique du dysphorique vers l'euphorique. Comme dans P seudo, la
recatégorisation de la langue perceptible presque tout au long du récit semble disparaître à la
fin. Prenant son origine dans la passion, elle se superpose à la quête du sujet, y participe :
une fois de plus, l'expression transformée transforme l'être du sujet. Son style sémiotique
humoristique est en quelque sorte lexicalisé dans le texte lorsqu'il est question d'«arme
d'autodéfense» et de «produit de première nécessité» pour définir l'hum our qui agit contre
l'angoisse, ce qui nous a amené à proposer que le processus humoristique se donnait comme

30 II semble qu’il s'agisse là d’un autre moyen de marquer la fin du cycle Ajar, au même titre que la présence de
la figure de l'humour dans cette quatrième et dernière œuvre.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
213
clé de lecture pour chacune des œuvres du corpus Ajar, en raison notamment de la présence
de la figure de l'angoisse dans Gros-Câlin et Pseudo, La Vie devant soi présentant un «état de
manque» encore plus général.

3. Synthèse : de la passion à l'hum our

Nous nous sommes arrêté plus longuement sur G ros-C âlin que sur les autres
œuvres, le fonctionnement des secondes convergeant vers celui de la première. À la lumière
de ce retour sur l'analyse de la forme de l'expression de notre corpus, le choix de la passion
comme mode d'articulation des deux plans de langage nous semble opératoire à différents
titres, du moins pour ce qui touche l'humour. Les définitions de cette forme du comique
placent la passion au point de départ de sa manifestation. Si ces définitions ne précisent pas le
lieu de son déploiement, c'est peut-être, précisément, en raison de son caractère tentaculaire,
pouvant affecter toutes les couches du discours. De fait, la passion du sujet a pu être repérée
comme initiatrice du processus humoristique tant dans la forme du contenu que dans la forme
de l'expression. Traditionnellement, et toutefois sans qu'ait été établi à ce sujet de fondement
théorique, les figures de l'expression du discours littéraire ont souvent été associées à l'état
d'âme du sujet énonciateur, ce que m ontre Denis Bertrand dans son article «La Nuit
défigurée» et ce qu'a confirmé l'analyse de notre corpus.

En effet, selon les œuvres, les procédés humoristiques de l'expression ont toujours
reflété l'être du sujet, son état pathémique et son style tensif excessif, liés à son idiolecte
passionnel. Par ailleurs, l'ensemble des procédés analysés présentent des liens avec le
fonctionnement de l'hum our et s'allient avec la volonté du sujet de renouveler la langue.
Globalement, il est à remarquer que les jeux de langage touchent le lexique ou la syntaxe —
les fondements de la langue — et très peu les sons, par exemple. Pour Robert Escarpit, avec
son processus en deux phases, et Denis Bertrand, qui posait comme spécificité du discours
humoristique le bouleversement des enchaînements syntagmatiques, l'humour s'en prend en
effet à l'ordre syntaxique.

Nous avons vu à maintes reprises dans notre corpus le processus analogique à


l'œuvre. Les images devenaient humoristiques lorsque la parenté sémantique établie entre
comparé et comparant était inhabituelle. S'il est aisé de comprendre la problématique de l'âge
du roi Salomon derrière l'expression «espèce en voie d'extinction», l'usage normatif de la

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
214

langue ne permet pas d'accoler cette expression à T/humain/. L'énoncé devient humoristique
dans la mesure où il fait référence à une situation dysphorique — une passion — , puis
pousse et dépasse les limites de l'usage. D'un point de vue strictement linguistique, on
reconnaît donc le caractère subversif de l'humour. C'est en créant cet effet de nouveauté
particulier que le processus analogique participe à celui du discours humoristique.

Quand elle n'était pas manifestée carrément par des blancs typographiques (dans
Pseudo), l'ellipse venait bouleverser la syntaxe des phrases. Ce procédé occulte littéralement
un contenu dysphorique. Il est également à souligner que l'humour est ellipse. Rappelons la
définition de Denise Jardon : «L'humoriste dit A, pense A+x et et veut faire entendre A+x»31.
Si, dans certains cas, le déploiement textuel permettait au sujet de se détourner d'une situation
dysphorique — c'était notamment le cas dans Gros-Câlin et La Vie devant soi — , l'inverse
est également vrai. Quoi qu'il en soit, le déploiement comme l'ellipse s'inscrivent dans
l'espace du texte et attirent ainsi l'attention.

Les expressions connues utilisés dans un contexte incongru constituent un autre


procédé récurrent dans notre corpus qui, à son tour, malmène la syntaxe de la phrase. Selon
Denis Bertrand32, il s'agit d'un procédé privilégié par l'humour. Selon les contextes, il
permet de marquer, précisément, l'incongruité d'une situation ou d'un personnage ; il permet
en outre d'amener une réflexion sur la langue. Cousin et Momo font remarquer que certains
syntagmes n'ont pas ou n'ont plus la signification qu'ils devraient avoir, mais que «c'est
l'expression qui veut ça»33. Par définition, l'humour joue avec la langue, la déjoue même, il
n'est pas étonnant que se glisse à travers lui cette réflexion, d'ailleurs la plupart du temps
problématisée en relation avec la quête d'espoir dans notre corpus. Les sujets suggèrent en
quelque sorte que l'habitude conduit la langue, comme toute institution sociale34, à
fonctionner à vide, si on n'y prend garde. C'est la raison pour laquelle, selon eux, il faut la
renouveler.

Quelques autres procédés, telle la personnification, se chargent de rendre le


signifiant inhabituel et d'assurer le rebondissement humoristique. Quoi qu'il en soit, il est

31 Op. cit..
32 II est question de convocation et de révocation simultanées de formes figées dans «L'impersonnel de
I'énonciation», Protée, vol. 21, no 1, p.25 à 32, et dans «Ironie et humour : le discours renversant»,
Humoresques, no 4, 1993, p.27 à 41.
33 GARY, Romain, La Vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975, p. 130.
34 Dans Gros-Câlin, Cousin prétend d’ailleurs que la langue va avec «l'environnement», ils se conditionnent
l'un l'autre en quelque sorte.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
215
remarquable de noter la quantité et la régularité de la manifestion des procédés qui participent
au processus humoristique — pour désigner ce phénomène, Jacques Fontanille parle de
persévérance de l'attitude stylistique audacieuse. Ces procédés produisent donc un effet-
discours de nouveauté mettant en place un véritable idiolecte linguistique que l'on peut
associer à l'objet de quête du sujet. Est-il besoin de le rappeler, c'est par cette volonté de
renouvellement de la langue que Cousin, Alex et Jean, la situation de Momo étant particulière,
croient pouvoir atteindre une forme d'espoir.

Pour sa part, le signifié auquel les figures de l'expression renvoient semble présenter
un fonctionnement isotope à la passion du sujet et assurer sa jonction sémantique avec la
forme du contenu. En d'autres mots, les jeux de langage finissent, d'une manière ou d'une
autre, par pointer la solitude de Cousin, le manque d'am our et la misère de Momo, la
culpabilité et les excès d'Alex et Jean (rappelons que les passions que connaissent ces
derniers acteurs sont fort semblables).

Au risque de nous répéter, l'orientation axiologique du processus humoristique est


toujours la même aux deux plans du langage : quelles que soient les valeurs sémantiques en
cause, elle part du /dysphorique/ pour aller rejoindre l'/euphorique/. Selon les textes, il
convient d'apporter des nuances. Dans Pseudo et L'Angoisse du roi Salomon, il est clair que
le sujet surmonte sa passion, aussi l'expression accuse-t-elle un retour à la norme et le
mouvement axiologique est-il complété. Dans G ros-C âlin, comme nous l'avons déjà
expliqué, l'entre-deux se maintient à tous les points de vue de même que les particularités de
l'expression. Pour le Momo de La Vie devant soi, si le parcours axiologique arrive à son
terme, on comprend, pour des raisons touchant à la vraisemblance, que son usage de la
langue ne puisse changer radicalement de façon soudaine ; il annonce toutefois qu'un jour il
parlera comme tout le monde.

La recatégorisation linguistique permet enfin de saisir le fonctionnement de la forme


de l'expression dans sa globalité et en relation avec la forme du contenu. Il s'agit donc d'une
transformation de l'usage normatif de la langue, du sociolecte ; dans notre corpus, sauf pour
La Vie devant soi où le sujet énonciateur est un enfant, cette transformation se fait de façon
consciente par le sujet énonciateur un peu à la manière dont la performance est tributaire des
phases qui la précèdent. Dans les deux cas, la passion est à la source de la séquence
«transformatrice» et amène l'acquisition d'un /vouloir faire/. Au niveau de l'expression,
l'exercice de cet idiolecte constitue la compétence du sujet énonciateur, d'autant plus que cette

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
216
compétence est sanctionnée par les autres acteurs. Il n'y aurait performance de l'expression
qu'à travers la transformation principale du niveau narratif : cette expression doit servir à
quelque chose, par exemple, à acquérir l'espoir pour Cousin ou Jean, fonction qu'ils lui
attribuent eux-mêmes. La sanction viendrait, comme il se doit, confirmer les états transformés
aux deux plans du langage. Nous proposerions donc le schéma suivant (ne figurent dans ce
schéma que les objets modaux rendant le mieux com pte de ce qui se produit dans notre
corpus ; il va de soi qu'une complexification incluant les autres objets modaux demeure
possible35) :

vouloir s'exprimer savoir s exprimer


différemment différemment
Passion manipulation - compétence performance- sanction
‘ vouloir faire pouvoir/savoir
faire

Ainsi, une passion initie les parcours narratif et expressif, ce dernier se révélant une
modalisation en regard de la transformation narrative principale. C'est donc à titre de
compétence que pourrait signifier la forme de l'expression et qu'elle pourrait s'articuler à la
forme du contenu. A partir de là, comme on l'a vu, d'autres liens peuvent s'établir entre les
deux plans du discours. Cette représentation a l'avantage de confirmer l'étude traditionnelle
des figures de l'expression qui se voyaient prises en charge, en bout de course, par la forme
du contenu.

Après leur application aux textes, les quatre spécificités de l'idiolecte de l’expression
hum oristique, inspirées de celles de l'idiolecte passionnel, nous sem blent toujours
satisfaisantes pour rendre compte de son fonctionnement, l'articuler à la forme du contenu et
définir le style sémiotique humoristique du sujet énonciateur. La passion du sujet se
manifestant tant dans la forme du contenu que dans la forme de l'expression entraîne des
transformations qui s'effectuent par le langage selon l'orientation axiologique dont nous
avons maintes fois parlé.

Si, comme le propose Denise Jardon, l'humour est parole de sage, il ne serait donc
pas étonnant que son exercice attribue une forme de savoir au sujet. Il a d'ailleurs souvent été

35 Ainsi, Momo se trouve conjoint à un d evo ir s'exprimer différemment, ce qui lui attribue une
compétence linguistique dont il n’est pas conscient — naïve — , compétence qui lui permet à lui
aussi de performer.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
217

question au cours de notre analyse d'apprentissages qui conduisaient à une forme de lucidité,
un attribut possible de la sagesse. Si le sujet, par l'humour, apprend à vivre avec ce qui ne va
pas, plutôt qu'à le changer, il ne manque pas, au passage, comme nous l'avons vu, de
pointer cette mauvaise marche du monde, instaurant une critique par la multiplication des
signifiés à travers la forme de l'expression ou par les figures au niveau du contenu. Le sujet
énonciateur acquiert un savoir et en transmet un, ce qui révélerait la dimension cognitive du
discours humoristique. Il s'agirait d'un effet de son déploiement — c'est pourquoi cette
dimension ne serait pas toujours aisément repérable — , sa fonction première se ramenant
toujours à l'être du sujet.

D'un point de vue théorique, il semble que l'hum our pourrait être associé à une
«forme de vie», tant pour les raisons que nous venons d'évoquer que pour l'«art d'exister»
dont parle Robert Escarpit et que nous avons déjà cité. Pour le philosophe Wittgenstein, les
jeux de langage déformant l'usage représenteraient une condensation d'une forme de vie.
C'est à partir de cette donnée que Fontanille et Zilberberg élaborent leurs définitions des
formes de vie qui «se présentent comme la négation esthétisée des formes figées sur le fond
dont elles se détachent»36, caractérisation à laquelle nous avons fait appel pour décrire une
partie du fonctionnement du discours humoristique. Enfin, à la suite de Denis Bertrand, ils en
viennent à faire un rapprochement entre style37 et forme de vie :

[...] le style obéit aux mêmes règles qu'une forme de vie, l'un plutôt
comme style de l'expression, l'autre plutôt comme «style du contenu», si
on veut : mais surtout, il est réglé de la m êm e manière par la praxis
énonciative : comme les formes de vie, les styles naissent, surprennent,
caractérisent par leur récurrence un texte, une œuvre, une école ou une
époque, et bientôt se figent en figures, et finalem ent meurent, en se
confondant avec les formes les plus usées de la norme.38
Ainsi, à un style de l'expression humoristique pourrait correspondre une forme de vie
homonyme. De plus, la notion de forme de vie permettrait d'organiser ensemble les différents
rôles (actantiel, modal, thématique, passionnel, figuratif) qu'assume un acteur, tous des rôles
qui, on l'a vu, interviennent dans le discours humoristique. Ceci étant, si un style peut
s'user, on voit mal pour le moment comment il pourrait en être de même pour une forme de
vie humoristique. Si la proposition de Swift (manger les enfants afin d'enrayer la famine) n'a

36 FONTANILLE, J. et C. Zilberberg, Tension et signification, Liège, Pierre Mardaga éditeur, 1998, p. 167.
37 Us définissent le style comme « (i) une corrélation de corrélations, susceptible de rendre sensible la
cohérence d'un ensemble de "procédés", et (ii) une motivation iconique et esthétique de l'intentionnalité
sous-jacente à cet ensemble de procédés». Ibid., p.166. Globalement, on pourrait dire que c'est par leur
fonctionnement semblable que les différents procédés s'articulent à un style sémiotique humoristique.
38 Ibid.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
218

plus de pertinence référentielle, son discours n'en demeure pas moins humoristique, encore
aujourd'hui. Peut-être cela rejoint-il le défi que ne cesse d e lancer le discours littéraire au
temps ? Serait-ce le propre du l'humour — comme le fait le roi Salomon — d'agir également
de la sorte ? En transcendant les malheurs, reporte-t-il son action sur le temps ? Quoi qu'il en
soit, si «[u]ne forme de vie se présente toujours en discours comme une cohérence naissante
élevée contre l'incohérence établie»39, c'est bien ainsi que nous est apparu l'humour tout au
long de l'analyse des œuvres de notre corpus.

39 Ibid., p. 167.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
C H A PITR E VI

ÉNONCIATION

Bien qu'il ait été question dénonciation presque tout au long de ce travail, en
raison des caractéristiques de notre corpus — notamment du narrateur «je» — et de la
nature même de l'humour, c'était plus ou moins par la bande. Cet aspect déterminant du
discours devrait venir englober les deux plans du langage : la forme du contenu et celle de
l'expression. Autrem ent dit, en plus des élém ents qui lui sont propres, l'étude de
l'énonciation reprend et devrait confirm er celle de l'énoncé et, nous l'espérons, de
l'expression. Mieux, elle pourrait également éclairer des points de la lecture laissés parfois
en suspens, tant du point de vue de l'humour que de celui, général, de la signification des
œuvres. Nous nous attarderons principalement dans un premier temps à ce qu'on appelle
en sémiotique greimassienne l'énonciation énoncée, c'est-à-dire aux marques énonciatives
explicitement présentes dans le texte. Puis, à partir de la notion d'énonciataire, nous
aborderons la question de la saisie de l'humour par le lecteur.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
220

A. G RO S-C ÂLIN

1. «Programme» énonciatif, formes narratives et formes sémantiques :


écrire un «traité autobiographique»

Dans Gros-Câlin, comme on l'a vu, on retrouve en quelque sorte un programme


énonciatif explicite, c'est-à-dire l'écriture par le narrateur-acteur d'un traité sur les pythons.
Dès les premières pages du roman, l'écriture annoncée comme didactique ou scientifique se
confond avec une écriture de type autobiographique, le texte présentant des caractéristiques
des deux types de discours. Très tôt, on se rend compte que l'autobiographique prend le
pas sur le scientifique et les marques de ce dernier se raréfient pour finalement disparaître,
ce qui est confirmé par la liquidation de l'objet d'étude «scientifique», Gros-Câlin. Le
python constitue une figure d'amour selon le paraître, mais seulement en partie puisqu'il est
là «en attendant», et une figure de solitude selon l'être. L'énonciation prend en charge
l'organisation discursive et narrative puisque l'écriture est un traité selon le paraître et une
autobiographie selon l'être. Comme Gros-Câlin est un objet en attendant qui cache un autre
objet, le traité est un paravent, bien transparent il est vrai, au travers duquel le narrateur
confie sa solitude. À la fin, il n'est plus question de Gros-Câlin ni de traité, ce qui
sanctionne la transformation de l'être de l'acteur de la /marginalité/ vers la /normalité/, ces
deux pôles regroupant la plupart des autres isotopies.

Seule l'opposition /présent/ vs /passé/ n'a pu être subsumée par ces valeurs
sémantiques. Il n'est pas possible de faire de rapprochement systématique entre passé et
autobiographie et entre présent et écritu re scientifique, tem ps respectivem ent
caractéristiques de l'un et de l'autre type de discours. Il en ressort davantage un brouillage
temporel. Ceci n'a rien d’étonnant puisque les deux genres se confondent dès le début du
récit et qu'en définitive le traité est une autobiographie. Les liens que l'on peut faire se
situent entre passé et temps de la diégèse et présent et temps de la narration. Cependant,
encore ici, la confusion s'installe : certains événements de la diégèse laissent le narrateur
dans un «moment de page blanche»1. Il s'introduit donc un illogisme dans l'organisation
temporelle, un mélange des temps semblable au mélange des genres. En opposition, le
présent atemporel domine largement le dernier chapitre, ce qui peut confirmer qu'il s'est
passé quelque chose d'important, que la transformation principale a bel et bien eu lieu.

1 GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p. 147. Les indications de page entre
parenthèses qui apparaissent par la suite dans le texte renvoient à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
221

Le mélange des genres et le mélange des temps ou du temps seraient


caractéristiques de l’énonciation humoristique. Nous nous référons d'abord à la figure
«coller à son sujet» (p.40) pour expliquer ce mélange. Le narrateur prétend, à plusieurs
reprises, que, non, il ne fait pas de digression et qu'il colle simplement à son sujet. Comme
c'est le cas pour d’autres éléments observés, c'est en même temps faux et vrai. Les
digressions sont aisément repérables dans l'organisation narrative et s'y traduisent par de
nombreux programmes d'usage. Il reste cependant que le narrateur suit la démarche des
pythons, c'est-à-dire que suivre cette démarche, c’est faire des digressions. De plus, cette
démarche se superpose à l'articulation entre énonciation énoncée et énoncé énoncé. Ainsi,
le narrateur dit faire quelque chose, écrire un traité sur les pythons, et il fait en même temps
autre chose qu'il n'annonce pas ou qu'il prétend ne pas faire. On retrouve aux différents
niveaux du discours les marques de ce double, ce qui le rend humoristique. On voit bien
que G ros-C âlin n'est pas un traité sur les pythons, mais il en possède pourtant des
marques, insuffisantes toutefois pour tromper réellement à la manière du roman d'énigme.
Le discours humoristique joue et montre son jeu.

A la fin du roman, la narration est au présent et le narrateur parle directement de


lui-même et non plus de la «solitude du python à Paris». On pourrait dire finalement que les
détours de l'écriture humoristique, cette dernière agissant une fois de plus à titre d'hyper-
compétence, permettent à Cousin d'accéder à une acceptation de sa réalité, ce qui
correspond à la transformation principale, celle de l'être de l'acteur.

2. Énonciation et expression humoristique

On l'a vu, Cousin explique et justifie son recours à un langage particulier pour
suivre, encore ici, la démarche des pythons. De son point de vue, le renouvellement du
langage s'allie avec l'espoir, l'espoir d'aimer et d'être aimé, de ne plus être seul. Les
détours humoristiques, narratifs et sémantiques, constituent un moyen d'expression pour
dire sa triste réalité. On pourrait donc établir l'homologie suivante entre la forme de
l'expression et la forme du contenu :

signifiant inhabituel ~ /imaginaire/ et /marginalité/


signifié dysphorique /réalité/ et /normalité/

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
222

Comme les procédés linguistiques auxquels recourt l'expression — le signifiant inhabituel


— , ce que Cousin s'imagine distrait de ce qu'il raconte en réalité : sa solitude. Pour être
plus exact, il se distrait lui-même de son triste sort. Il fait de l'humour pour surmonter une
réalité difficile. Ce processus est tout à fait conforme à l'un des aspects de l'humour
d'après Jean Fourastié. La réalité est niée ou minimisée grâce au langage. Rappelons
qu'elle ne disparaît pas pour autant, il s'agirait plutôt là d'une façon d'en prendre
conscience, pour l'énonciateur ou l'énonciataire, voire de l'accepter.

Comme nous l'avons montré au chapitre précédent, l'expression humoristique


devient une modalisation tant du parcours énoncif que du parcours énonciatif. L a passion
ressentie par le sujet l'amène à se constituer en sujet énonciateur — et en sujet de faire —
avec un /vouloir énoncer/ qui implique l'expression. Cousin juge nécessaire de s'exprimer
différemment — avec humour, pouvons-nous maintenant affirmer — dans son «ouvrage»
sur la solitude des pythons à Paris, étant donné l'objet de sa quête : la «fin de
l'impossible», en d'autres mots, la fin de sa propre solitude. On peut donc dire que le
parcours expressif fonctionne de façon semblable à celui de l'énonciation : tant l'acte
narratif lui-même que son expression permettent au sujet de performer. L'humour s'insinue
dans toutes les couches du discours en niant le réel dysphorique, cause d'angoisse, par
l'invention et en rebondissant par l'inhabituel pour m ieux liquider cette passion. Notons
que la réalité du sujet change peu ou même pas du tout, c'est bien sa façon de voir et de
sentir qui évolue, il est donc on ne peut plus juste de parler de transformation au point de
vue du parcours passionnel. Dans la production de l'humour, dont l'origine se situe au
niveau des préconditions du sens, énoncé, énonciation et expression interagissent donc les
uns avec les autres et permettent l'émergence d'un style sémiotique humoristique défini par
tous les aspects du discours. Cousin sent, raconte, voit, existe et agit de façon
humoristique.

3. Les actants de l'énonciation

Tout au long de notre analyse, le rôle déterminant du sujet de l'énonciation,


énonciateur et énonciataire, n'a cessé d'être convoqué. Le discours double et inhabituel met
en place un énonciateur, ici le narrateur-acteur, à son image. Les différentes définitions de
l'humour nous avaient amené à postuler un narrateur-acteur naïf ou chimérique, ce qui est

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
223

bien le cas de Cousin dans Gros-Câlin. Cependant, certains passages font des brèches dans
son esprit de chimère : «Je ne veux pas qu’on s’imagine pourtant que j'ai pris un reptile
universellement réprouvé et rejeté pour me protéger. Je l'ai fait pour avoir quelqu'un à...»
(p.64). Il ne termine pas sa phrase, ce qui est déjà éloquent, m ais on comprend bien qu’il
s'agit de «quelqu'un à aimer», puisque cette expression revient comme un leitmotiv tout au
long du récit et elle est d'ailleurs présente quelques lignes avant le passage cité. En rapport
avec cette question, un autre passage s'avère intéressant : «Je ferai également remarquer
pour la dernière fois sans me fâcher sérieusement, [...], que je ne dévie nullement de ma
direction de marche, dans le présent ouvrage sur les pythons [...]» Cp.32). Cette insistance
nous amène à dire qu'il est conscient qu'il fait des digressions. Que ce soit à travers le
programme d'écriture ou à travers le programme de quête amoureuse, il se produit en même
temps un désaveu : une certaine lucidité se manifeste. L'énonciateur-acteur est ainsi
double, lui aussi. Il est assez chim érique pour développer un récit dans lequel les
principaux événements ne se déroulent que dans sa tête, tout en étant suffisamment lucide
pour laisser entendre que c'est ainsi que sont les choses. Il se cache donc à lui-même une
réalité difficile à supporter et il en est du moins en partie conscient.

Le narrateur est double à un autre titre. Force nous est de constater qu'il y a le
narrateur du traité et celui de l'autobiographie, bien que ces rôles soient assumés par le
même acteur. Comme c'est le cas pour tout ce qui se rapporte à ces deux types d'écriture, le
deuxième finit par se débarrasser du premier en se débarrassant de Gros-Câlin. En réalité,
le narrateur du traité est le narrateur de l'autobiographie. Si le discours scientifique cache
l'autre discours, il en est en même temps le véhicule. Le python sert de prétexte à Cousin
pour parler de sa solitude. Les deux narrateurs se recoupent et le tout nous ramène au
dédoublement humoristique que nous avons déjà identifié.

Dans les définitions de l'humour, le rôle de la focalisation est souvent convoqué


puisqu’il y est question de présenter la réalité de façon décalée, voire de présenter autre
chose que la réalité. Dans Gros-Câlin, comme on peut le voir à travers la réaction des
différents acteurs, le narrateur-focalisateur — Cousin — présente en quelque sorte une
réalité réfléchie à travers un miroir déformant. Prenons en exemple l’épisode du professeur
Tsourès. À quelques reprises, Cousin se tient sur le palier, sans dire un mot, en attendant
son voisin — le professeur en question — afin de faire plus ample connaissance avec lui ;
le discours rapporté nous montre que, pour ce dernier, il s'agit de harcèlement. Le texte fait
donc cohabiter deux visions différentes d'une même situation — l'une produit un effet de

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
224

réel et l'autre d'invention — et le choc des deux y introduit de l'humour (il va de soi que le
comportement de l'acteur intervient égalem ent dans ce processus). Le lecteur peut être
étonné des agissements de Cousin (comme les autres personnages) et en sourire tout en en
comprenant la triste motivation : sa solitude. On voit que le fonctionnement du discours
humoristique est souvent le même. Ce caractère répétitif, d’une part, valide l'analyse et,
d’autre part, tend à confirmer notre hypothèse selon laquelle l'hum our s'introduit dans
toutes les couches du discours.

Dans Gros-Câlin, on retrouve un narrataire, c'est-à-dire un énonciataire présent


dans l'énoncé, identifié comme étant le lecteur du traité sur les pythons, lequel pourrait être
qualifié d'incrédule, étant donné l'insistance du narrateur dans ses justifications, que nous
avons vue ci-dessus. Ce narrataire subit le même sort que les marques énonciatives
relatives au traité : sa présence se raréfie, puis disparaît. Ceci confirme la transformation du
type d'écriture qui s'effectue tout au long du récit. En effet, par sa nature même, le discours
scientifique ou didactique implique davantage son énonciataire que le discours
autobiographique, plus intimiste. Le caractère incrédule du narrataire confirmerait, quant à
lui, qu'il ne faut pas prendre le discours comme argent comptant ; il répond en quelque
sorte à Yimaginé du récit et montre que c'est bien ainsi qu'il faut le considérer.

L'hum our malmenant le discours, voire les valeurs qu’il véhicule, son décodage
requiert donc un énonciataire implicite capable de saisir ce processus. Même si notre
approche théorique s'intéresse essentiellement aux marques explicites de l'énonciation, la
problématique de l'humour nous oblige donc à tenter de cerner son énonciataire implicite.
Les formes sémantiques et narratives du discours ont tendance à m ettre elles-mêmes en
place une certaine duplicité génératrice d'humour. En ce qui concerne la forme de
l'expression, il en va tout autrement. Pour que le signifiant soit qualifié d'inhabituel, il doit
être reconnu comme tel par l'énonciataire. Ce dernier doit faire appel à une autre forme de
l'expression, souvent qualifiée de lieu commun ou de stéréotype, qui puisse vouloir dire la
même chose en bonne partie. L'énonciataire, pour saisir l'écart entre les deux formes, doit
donc recourir à sa compétence linguistique. Ensuite, le supplém ent de signification
qu'entraîne la déformation se met en place grâce à des références culturelles. L'énonciataire
compétent pour décoder le discours humoristique est également celui qui doit pouvoir
puiser dans des connaissances encyclopédiques. Cette caractéristique n'est évidemment pas
propre au discours humoristique, cependant elle lui est nécessaire. Sans ces connaissances
linguistiques et culturelles, il ne saurait y avoir d'humour. Le passage suivant illustre le

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
225

recours nécessaire à un bagage linguistique et encyclopédique : «La tragédie grecque. Je


me demande même parfois si je n'ai pas des origines grecques. C'est toujours quelqu'un
d'autre qui rencontre quelqu'un d'autre, ça fait partie du baccalauréat qui va justement être
supprimé à cause de ça» (p.39-40). En plus des référents culturels relatifs à la tragédie
grecque et sans doute classique, le discours critique portant sur ce genre théâtral est ici
convoqué2. Cette convocation accompagnée de leur révocation ou déformation constitue
l'humour. Comme le texte humoristique laisse entendre plus qu'il ne dit, son énonciataire
doit faire plus pour le saisir.

B. L a V i e devant so i

1. «Programme» énonciatif, formes narratives et formes sémantiques :


dire/écrire les misérables

Dans ce roman, l'analyse discursive et narrative a révélé le passage d'une forme


d'amour à une autre, d'une ancienne à une nouvelle. Comment donc ce fonctionnement de
l'énoncé s'articule-t-il à l'énonciation ? L'état pathémique du sujet causé par une vie
misérable l'amène à raconter cette vie, lui procurant ainsi un mieux-être. On l'a vu,
l'apprentissage de l'amour partagé est homologable au partage du récit, la transformation de
l'énonciataire en faisant foi. Le faire énonciatif agit donc comme médiateur tant entre les
actants de l'énoncé qu'entre ceux de l'énonciation. Momo raconte sa vie à Nadine et Ramon
parce qu'ils se montrent intéressés, attentifs, voire aimants, et c'est ce récit qui les constitue
comme tels en nourrissant leur intérêt : se dessine bien un mouvement circulaire à l'image
du partage. De même, Momo s'attache à eux grâce à l'attention qu'ils lui portent. Si l'action
d'aimer est désirable et s'érige même en devoir — «il faut aimer»3 — , raconter permet dans
ce roman d'atteindre l'objet de valeur qui passe par la domination de l'état passionné négatif
pour aller vers un mieux-être confondant énoncé et énonciation. Ceci est d'autant plus vrai,
on l'a vu, que les transformations narratives des parcours énoncif et énonciatif s'opèrent de

2 On peut reconnaître la célèbre formule de Roland Barthes sous sa déformation : «A qui aime B qui aime
C...», formule issue de son analyse du théâtre de Racine, de même que la récupération scolaire — «ça fait
partie du baccalauréat» — dont elle est l'objet.
3 GARY, Romain, La Vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975, p.270. Les indications de pages
entre parenthèses renverront dorénavant à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
226

la même façon : par la communication participative, les deux termes de ce type de


transformation s'alliant à merveille à cette œuvre.

Momo dit qu'il écrira «les misérables parce que c’est toujours ce qu'on écrit quand
on a quelque chose à dire» (p.215). Or, s'il s'attribue un /ne pas savoir faire/ — «[...] je ne
suis pas Monsieur Victor Hugo, je ne suis pas équipé pour ça» (p.212) — , il a pourtant
bien des choses à dire — comme pour l'amour, on pourrait d'ailleurs parler d'«excès
accumulés» (p.25) — et, la réaction de ses interlocuteurs le montrant, ce sont des choses
dignes d'intérêt. La comparaison entre Les Misérables et ces misérables est aisée à faire. Le
salut tant pour Momo que pour Jean Valjean viendra par la générosité et l'amour, bref, le
partage. Comme nous l'avons vu au chapitre précédent, si «misérables» apparaît dans le
texte sans majuscule et sans signe typographique particulier, c'est sans doute pour marquer
le caractère universel de cette figure et l'égalité dans la misère évoquée par Madame Rosa,
misère, on s'en rappellera, susceptible de neutraliser les différences et de participer à
l'instauration de valeurs liées à l'amour. Pour les raisons qui viennent d'être mentionnées,
le dialogisme entre les deux œuvres est manifeste, cependant il reste un aspect essentiel à
considérer : l'expression renouvelée, qui rejoint les structures profondes, consacrant ainsi
le caractère nouveau de La Vie devant soi.

2. Énonciation et expression

Visiblement, au niveau de l'énoncé, le texte fait passer le sujet d'un ancien à un


nouvel état ou plus précisément l'amène à une vision et une connaissance renouvelées de
l'amour, mais qu'en est-il au point de vue de l'énonciation ? Si le narrateur avoue utiliser
une langue différente de l'usage commun, il ne s'agit pourtant pas d'une recherche comme
pour le narrateur de Gros-Câlin. Momo dit même qu'il finira par parler comme tout le
monde. Quoi qu'il en soit, l'explication semble bien se trouver du côté de cette expression
particulière.

Bien qu'elle soit davantage un résultat qu'une élaboration en cours, de façon


indirecte cette fois, l'expression humoristique a tout de même ses assises dans la passion.
Momo se sent mal-aimé et à partir de là raconte sa misère. Son expression témoigne de cette
misère — on pourrait parler ici d’erreurs de langue — et constitue également un /savoir
faire/ en ce qui concerne son parcours énonciatif des misérables. Comme nous l'avons déjà

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
227
expliqué, l'atteinte d'un nouvel état passe p ar l'acte narratif qui se renouvelle à travers
l'expression, le tout permettant de surmonter la passion à l’origine du récit. Les liens entre
les deux plans du langage sont certes moins marqués que dans G ros-Câlin, toutefois,
M om o, le sujet énonciateur passionné, livre son récit de façon humoristique à un
énonciataire qui le reçoit comme tel, ce qui lui permet d'atteindre son objet de quête et de
liquider son état pathémique dysphorique. Il s'agit d'un échange marquant une réciprocité :
le récit pour de l'amour. Le fonctionnement de l'expression vient confirmer ce processus de
transformation, fonctionnem ent repérable à travers les procédés linguistiques — le
signifiant inhabituel — responsables du rebondissem ent face à un/des signifié/s
dysphorique/s et qui signalent la situation particulière du narrateur-acteur. C'est donc par le
langage, aux deux plans du discours, et grâce à celui-ci que se réalisent les enjeux
fondamentaux du récit. C'est en examinant les actants de l'énonciation que l'on pourra voir
si l'acte de langage est également un acte d'amour.

3. Les actants de l'énonciation

L'énonciateur, plus précisément le narrateur-acteur ici, on le sait, constitue un


maillon déterminant dans la chaîne de l’humour. Dans La Vie devant soi, nous pouvons le
définir comme jeune et peu scolarisé, c'est-à-dire qu'il ne possède pas les savoirs transmis
par l'institution scolaire, se révélant ainsi naïf. Comme dans Gros-Câlin, sa focalisation en
est affectée, ce que confirme la réaction des autres acteurs, notamment de ses énonciataires
privilégiés : Nadine et Ramon. Momo interprète les situations selon les règles en vigueur
dans son univers, par exemple, pour lui, les jeunes femmes sont, plus souvent
qu'autrement, des prostituées, affublées du caractéristique «Madame». Parce que parfois en
rupture avec la réalité de son environnement, la vision du narrateur entre donc dans le jeu
de l'humour. À cela s'ajoute une connaissance avancée de la vie pour son âge, en raison de
la dureté du milieu social dans lequel il évolue. Lorsque Madame Rosa lui demande s'il sait
ce qu'est une putain, il répond : «C'est des personnes qui se défendent avec leur cul»
(p.23). Et elle d'ajouter : «Je me demande où tu as appris des horreurs pareilles, mais il y a
beaucoup de vérité dans ce que tu dis» (p.23). Ailleurs, on lui dit qu'il sait beaucoup de
choses pour son âge et lorsqu'un jeune médecin se présente pour soigner Madame Rosa et
que ce dernier n'en revient pas de l'état des lieux et de l'état de la malade, Momo conclut :
«[...] c'était un jeune mec de trente ans qui avait encore tout à apprendre» (p.92), des
difficultés de la vie, s’entend, difficultés que l'adolescent connaît bien.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
228

Naïveté, m anifestée par la vision et le langage, et connaissance sont des


caractéristiques propres au sujet humoriste. La première rend possible le rebondissement et
la deuxième la phase critique qui, en quelque sorte, le précède. L'inverse est également
vrai. La naïveté peut laisser poindre une critique, à l'insu du narrateur, comme dans ce
passage : «Madame Rosa disait que le cul c'est ce qu’ils ont de plus important en France
avec Louis XIV et c'est pourquoi les prostituées, comme on les appelle, sont persécutées
car les honnêtes femmes veulent l'avoir uniquement pour elles» (p.28). Une connaissance
excessive risque de s'inscrire en rupture à l’âge du narrateur, comme dans la remarque sur
le jeune médecin, et le rebondissement humoristique surgit alors de cette rupture. Le
narrateur humoriste présente deux catégories différentes de traits pertinents, lesquelles
fonctionnent de deux façons. Nous retrouvons donc le double caractéristique de l'humour.
Momo critique sans toujours en avoir l'air et sa vision naïve ne manque pas de soulever des
questions sérieuses. Le tout se déroule simultanément, dans un espace discursif restreint.

Bien que relative, cette naïveté nous amène à poser l'hypothèse de la présence
d’un autre énonciateur derrière le narrateur-acteur dans la mesure où l'on ne peut attribuer à
Momo tous les signifiés de son discours. Si communément on associe cet énonciateur à
l'auteur, ce trait ne devient pertinent, d'un point de vue linguistique ou discursif, en effet
que si le lecteur lui attribue une intention, comme le propose Catherine Kerbrat-
Orecchioni :« [...] le texte veut dire ce que A Q'allocutaire] suppose que L [le locuteur] a
voulu dire dans (par) ce texte»4. Ainsi, en ce qui concerne l'humour naïf, l'énonciateur
serait dédoublé. Ce dispositif donnerait donc l'impression que c'est la deuxième instance
qui tire les ficelles5. Toutefois, ce dispositif énonciatif ne peut opérer sans son autre pôle :
l'énonciataire.

Rappelons brièvement ce que l'on a déjà pu dégager de l'analyse du programme


narratif de récit en ce qui concerne l'énonciataire présent dans le texte, c'est-à-dire le
narrataire. H se manifeste dans le récit d'abord par un «vous» associé à des verbes
d'énonciation : «La première chose que je peux vous dire [...]» (p.9), «Vous me direz que

4 KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, L'Énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Armand


Colin, 1980, p.181.
5 Dans une moindre mesure, cet effet se manifeste également dans G ros-Câlin et L'Angoisse du roi
Salomon, mais pas vraiment dans Pseudo, notamment parce que le narrateur est doté d'une grande
compétence discursive (voir la prochaine section de ce chapitre). Quoi qu'il en soit, ce fonctionnement
double de l'instance énonciatrice n'est pas sans rappeler celui de la supercherie.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
229

[...]» (p.22), «Je vous dis ça tout de suite [...]» (p.45). Pendant la majeure du récit, en fait
jusqu'à l'avant-demière page, ce «vous» semble assimilable au lecteur, ce qui n'est plus
guère le cas à la toute fin où il devient clair qu'il s'agit de Nadine et du docteur Ramon,
désignés auparavant par la troisième personne. L a transformation du narrataire rejoint le
fonctionnement de l'ensemble du récit, en ce sens qu'elle établit un rapprochement entre les
actants de l'énonciation comme cela se produit entre les acteurs de l'énoncé. On peut donc
dire que l'acte de langage devient bel et bien un acte d'amour, Momo partage le récit de sa
vie avec ses bienfaiteurs. On pourrait avancer que le «vous» indéterminé marque la période
de familiarisation des acteurs de l'énoncé et de l'énonciation. Une fois cette familiarisation
accomplie, l'ancien narrataire ne convient donc plus à la situation, d’où l'instauration d'un
nouveau.

A l'instar de celui de Gros-Câlin, le discours humoristique de La Vie devant soi


met aussi en place un énonciataire implicite capable notamment de saisir le fonctionnement
de son expression. Il lui faut donc posséder une compétence linguistique et encyclopédique
afin d'apprécier le travail de l'humour. En ce qui concerne la première, nous l'avons vu,
l'énonciataire doit reconnaître la forme habituelle sous sa déformation. Par exemple, dans
cette phrase : «Plus Madame Rosa avait du mal à m onter les six étages et plus elle
s'asseyait après, et plus je me sentais moins et j'avais peur» (p.35), le «moins» pourrait se
lire «petit» dans son acception figurée (on remarque égalem ent un contraste entre ce
«moins» et les «plus»). L’humour déforme, mais ne devient significatif que dans le rapport
entre l'habituel et l'inhabituel. Ce m ême processus agit dans les cas où l'on retrouve une
expression connue dans un contexte incongru : «Ils [Africains] ont plusieurs foyers qu'on
appelle taudis où ils n'ont pas les produits de première nécessité, comme l'hygiène et le
chauffage par la Ville de Paris, qui ne va pas jusque-là» (p.33). Compte tenu de la finale de
la phrase, «produits» ne devrait pas être adjoint à «de première nécessité». L'énonciataire
doit être capable de voir que quelque chose ne va pas, sans quoi, il n'y a pas d'humour
possible.

Dans un passage déjà cité sur le rôle des Allemands dans la Seconde Guerre
mondiale6, on se rappellera que Momo parle à leur sujet de fraternité et ajoute que tout cela
est mort et enterré. On ne peut alors saisir l'humour qu'à la condition de connaître les
horreurs de cette guerre et notamment l'holocauste puisqu'il est en même temps question

6 Passage cité à la page 69.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
230
des souvenirs d'Auschwitz de Madame Rosa. Notons que, particulièrement dans ce cas-ci,
un lecteur réel pourrait ne pas décoder l'humour et trouver déplacée cette façon de voir
précisément parce qu'il connaît très bien ces faits historiques. On le comprendrait, mais il
s'agirait d'une lecture partielle, voire carrément mauvaise, puisqu'elle serait faite sans tenir
compte de la vision naïve du narrateur et du traitem ent linguistique et discursif de ces
situations. L'énonciataire implicite convoqué par le texte humoristique est donc conjoint à
un savoir de type encyclopédique, mais sa pathémisation doit être restreinte : elle ne doit
pas l’empêcher de procéder à tous les décodages requis.

C. P s e u d o

1. «Programme» énonciatif, formes narratives et formes sémantiques :


écrire sa folie

Puisqu'il est question dans Pseudo, littéralement, de l'écriture du python (Gros-


C âlin) et de la mère (Madame Rosa dans La Vie devant soi), peut-on parler dans cette
œuvre d'un «programme» énonciatif de la folie qui, comme c'est le cas pour les difficultés
auxquelles font référence les autres œuvres7, serait chargé de la liquider ? Sans doute. Au
début du récit, la folie se manifeste d'abord sous forme de texte. En effet, Alex consulte
son dossier médical dont certains passages apparaissent en italique — ils sont cités —
précisém ent «pour voir s'il n'y avait rien à en tirer du point de vue littéraire, si je ne
pouvais pas me récupérer»8. L'analyse narrative a déjà montré les liens étroits qui unissent
le programme narratif principal et les programmes d'écriture. Malgré certaines ambiguïtés
— un autre trait littéraire du narrateur, selon lui, à la mode — , il devient clair à la fin du
récit que la performance du texte est de raconter la folie et finalement la guérison. La phrase
«Ceci est mon dernier livre» (p.214), rappelons-le, clôt le texte : une fois la folie liquidée,
l'écriture n'est plus utile. Nous irons plus loin. L e programme narratif principal ne

7 Ces référentialisations font montre d'un jeu complexe entre réalité et fiction. Ainsi, dans la fiction A
{Pseudo), on fait référence à des œuvres qui ont été publiées, donc réelles, mais qui sont des fictions,
œuvres qui, selon le narrateur, ont opéré le changement de la vie, de diverses réalités (le python pouvant
être vu comme une métaphore d'un problème psychologique) en texte. Ces transformations rapportées
dans Pseudo peuvent en constituer des mises en abyme. D'autre part, elles marquent la tension entre la
réalité et le littéraire, puisque de forts effets de réel prennent place dans un récit où le processus d'écriture
est thématisé et dans lequel on retrouve de nombreuses références littéraires.
8 GARY, Romain, Pseudo, Paris, Mercure de France, 1976, p.9. Les indications de page entre parenthèses
renverront dorénavant à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
231

constitue pas tant un récit de la folie qu'un récit de l'invention de la folie, c'est-à-dire la
recherche d'un sujet de livre, plusieurs indices rendant faux ce dérèglement de l'esprit,
dont, et ce n'est pas le moindre, le titre. L'écriture se trouve d'ailleurs partout : elle
englobe et est englobée par l'action, elle l'entoure et la traverse. On vient de le voir, la folie
elle-même émerge d'abord dans le récit par du texte — le dossier médical9 — commenté et
intégré à la narration. Si on suit le parcours des structures élémentaires de la signification,
on doit passer par l'/invention/ de l'écriture pour en arriver à la /réalité/ du livre. La
guérison et l'acceptation épuisent le sujet : le livre s'achève.

Ce fonctionnement se révèle éminemment humoristique. Au point de départ, le


sujet sentant se trouve aux prises avec une passion dysphorique difficilement supportable,
ce qui correspond à la phase critique de l'humour, d'où fuite dans l'imaginaire ou plutôt
dans l'invention. Encore là, il ne s'agit pas de n'importe quelle invention. C ’en est une qui
est redevable à l'humour : Simone Gallimard, l'éditeur, dit à Alex qu'il a le sens de
l'humour lorsqu'il lui parle du python. Le sujet a besoin d'écrire pour dominer cette
passion, c'est-à-dire pour la nier ou la minimiser, voire la surmonter. Il invente donc ce sur
quoi il écrit. L'invention est si bien réussie qu'elle fait à la fois figure d'invention et figure
de réalité, un peu à la m anière de n'importe quelle œuvre de fiction qui absorbe
complètement le récepteur (lecteur ou spectateur). Le discours est double : d'une part, il
installe la folie et, d'autre part, les indices du faux installent sa récupération littéraire et sa
mise en discours. D'ailleurs ce processus devient humoristique dans la mesure où, malgré
tout, les deux parcours se maintiennent, sont lisibles, presque jusqu'à la fin du récit. En
d'autres mots, la folie se donne à lire comme telle et en même temps le texte fournit des
indices de son caractère pseudo ou, si l'on veut, de sa constitution en sujet de livre. Le tout
est rendu possible par l'invention discursive caractéristique de l'humour.

2. Énonciation et expression

L'expression «folle» semble à première vue s'allier aux structures discursives, en


ce sens qu'elle ne cesse de rappeler l'état plus ou moins dérangé du personnage central.
Plus globalement, son fonctionnement humoristique se moule à celui du programme
narratif principal : par des signifiants inhabituels, principalement des atteintes à la logique

9 Ce dossier médical, instaurant un dédoublement des voix narratives, pourrait en quelque sorte annoncer la
vision double d'Alex, toujours entre réalité et invention.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
232

sémantique des phrases, elle tente de couvrir l'aspect négatif des différents signifiés. Elle
agit alors au même titre que l'écriture, chargée de liquider l'angoisse d'Alex, comme
programme d'usage au programme principal, l'une comme l'autre trouvant leur origine
dans la passion dysphorique du sujet qui modalise tant son expression que son énonciation.
Par ailleurs, comme on l'a dit, l'expression de Pseudo est la moins hors norme en
comparaison avec les autres œuvres du corpus Ajar et finit même par ne plus recourir aux
procédés repérables dans la majeure partie du texte. Elle rejoint de cette façon la syntaxe
fondamentale en passant de l'/invention/ à la /réalité/, cette dernière isotopie thématique
englobant l'isotopie figurative de /normalité/.

On pourrait donc dire que l'expression est aussi double et c'est là qu'elle s'allie au
programme énonciatif comme récit d'invention d'un sujet de livre. L'expression normative
y côtoie presque tout au long l'expression humoristique, jusqu’à ce que la première en
vienne à avoir le dessus sur la seconde, le texte revenant, en quelque sorte, à la normale.
L'expression humoristique se donne donc autant à voir, sinon plus, comme invention
discursive thématisée que comme reflet du narrateur ou d'autres valeurs sémantiques.
D'ailleurs, le narrateur met en évidence le processus d'invention en avouant qu'il tente de
déjouer les mots en leur ôtant leur sérieux : «Ici, j'éclate d'un rire maniaque — hit hi! hi!
— parce que s'il y a une chose dont les mots ont horreur, c'est les jeux de mots : ça les
débusque. Enlevez aux mots leur sérieux, leur creux et leur pseudo-pseudo et ils sont
menacés de santé et de bonnes joues fraîches» (p.44). Il ne peut donc plus s'agir seulement
d'expression humoristique, ou simplement comique, à un premier degré. Cette expression
sert un discours sur les (jeux de) mots, un méta-discours, comme le texte en est un sur la
folie.

3. Les actants de l'énonciation

Si le narrateur est certes quelque peu dérangé, son discours en témoigne de bien
des façons, il est également écrivain. Il s'agit donc d'un narrateur doté d'une compétence
discursive reconnue par l'institution littéraire. Ses livres sont lus et critiqués : « [...] votre
premier livre a été très remarqué et [...] quinze mille lecteurs vous ont suivi...» (p.73) et
une journaliste du Monde l'interviewe. De plus, il est sans cesse question de l'attribution
du prix Goncourt. Comme on l'a observé à maintes reprises, presque tout dans ce roman se
ramène à la littérature, sans compter les allusions à d'autres œuvres littéraires et les

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
233

citations : « — M on cul, dis-je en pensant à Zazie dans le métro, de Raymond Queneau


[...] » (p.33). L a vision du nairateur-focalisateur est donc celle d'un écrivain. Ajoutons que
l'objet de valeur /acceptation/ du programme narratif principal comprend l'acceptation d'être
Émile Ajar, l'écrivain. Cette caractéristique déterminante explique en partie pourquoi ce
récit porte sur l'activité d'écriture et que la réalité ne peut y avoir d'existence qu'à travers
elle.

Cette compétence discursive reconnue jouera également un rôle important en ce qui


concerne l'hum our. D ans Pseudo, le sujet écrivain est, au mêm e titre que le sujet
humoriste, d'abord un sujet passionné. Les deux produisent du discours après avoir pris
conscience de difficultés — figurativisées par les «malheurs de l'homme» dans le récit
— dans lesquelles ils s'incluent, ce qui, précisément, les amènent à connaître une passion.
Comme on l'a vu ci-dessus, le caractère double de ce discours constitue le rebondissement
humoristique et fait en sorte que notre sujet écrivain devienne également sujet humoriste. Ils
se confondent donc à travers ce texte que l'on pourrait presque qualifier de savant. En effet,
il arrive à /faire croire/ et à /faire ne pas croire/ en même temps, à sem er le doute, ce qui
surdétermine la grande compétence discursive du narrateur, sans parler des connaissances
littéraires dont il fait montre. L'énonciateur-écrivain fait également en sorte que l'humour
s'introduise davantage par la verbalisation que la focalisation ; c'est-à-dire que la «vision»
humoristique du narrateur-acteur est redevable, par exemple, aux images, au travail sur la
langue plutôt qu'à une représentation du monde particulière. Rappelons-le, l'invention
humoristique dont il use à pleines pages revêt, en définitive, un caractère proprement
littéraire ou, si l'on préfère discursif : il invente pour pouvoir écrire. Cet énonciateur
convoquera donc un énonciataire à sa mesure.

On a dit que le premier destinataire du récit était le narrateur lui-même, puisqu'il


s'agit d'une écriture thérapeutique dont il ne veut pas publier les fruits, ses «tripes» (p.42),
dit-il. Mais, selon les psychiatres, la thérapie doit être poussée jusqu'à la publication. Le
texte accède alors à un statut littéraire et comme le dit Alex : «Il y aura peut-être lecteur
[...]» (p. 149). Sûrement, puisqu'on repère comme autre figure de narrataire notamment
Tonton Macoute... un écrivain. L'énonciataire implicite devra être à cette image, c'est-à-
dire qu'il doit pouvoir saisir le jeu entre le vrai-faux et le faux-vrai, tant en ce qui concerne

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
234

le récit en général que les nombreux et très efficaces effets de réel qu'il contient10, que
l'invention discursive, génératrice d'humour, qui s'insinue dans tous les niveaux du texte.
Si, dans les autres œuvres de notre corpus, l'énonciataire avait une compétence langagière
et encyclopédique, ici, elle doit donc relever davantage du langage et l'aspect
encyclopédique correspond surtout à des connaissances littéraires. Bref, l'énonciataire
implicite peut être défini comme un bon lecteur d'œuvres littéraires, ce qui confirme, une
fois de plus, l'importance des activités se rapportant à celles-ci dans ce roman.

Ceci nous amène à traiter la forme d'inscription du Nouveau Roman dans cette
œuvre. On y retrouve une allusion claire où les choses vraies dans la littérature s'opposent
au «nouveau» (p.61) (souligné dans le texte). Or, ce passage nous paraissait paradoxal,
étant donné que Pseudo, s'il ne s'inscrit pas résolument dans la modernité11, est loin de se
rattacher à la tradition romanesque du XIXe siècle. En outre, l'analyse de ses différentes
composantes nous conduit à le décrire de plus en plus comme une aventure d'une écriture
où même la pseudo illusion référentielle doit surtout être vue comm e la création d'un sujet
de livre. S'ajoutent à cela, évidemment, la mise en scène de l'écriture et, comme on vient de
le dire, les nombreuses allusions et citations littéraires destinées à rappeler son
fonctionnement. Mais, on s'en doutera, il s'agirait plutôt d'une parodie12 de Nouveau
Roman — un pseudo Nouveau Roman — , d'un jeu que l'humour serait chargé de signaler,
notam m ent par la distance qu'il instaure entre énoncé et énonciation. D'une part et
formellement, on aurait un Nouveau Roman où, comme il se doit, il est surtout question
d'écriture. D'autre part, l'écriture s'invente un autre sujet qu'elle-même, la folie, en faisant
voir qu'il ne s'agit que d'un sujet de livre. En définitive, le texte en vient à poser et à
m aintenir la question sur son sujet : folie ou écriture, révélant ainsi une partie de son
fonctionnement double, humoristique.

Le texte lui-même demeure humoristique, mais en convoquant un énonciataire


implicite capable de reconnaître la parodie au sens large, il risque d'atteindre l'attaque. La

10 Paradoxalement peut-être, Pseudo est l’œuvre du cycle Ajar qui élimine les doutes quant à la possibilité
que Romain Gary soit le véritable auteur des autres œuvres signées Ajar. Dans le prochain chapitre, on
parlera de performance de la supercherie en ce qui concerne Pseudo.
11 Pour Pseudo, on pourrait parler plus aisément de postmodemisme, étant donné qu’il pose la problématique
de l'identité. Quoi qu'il en soit, les œuvres du Nouveau Roman s'inscrivent tantôt dans le modernisme,
tantôt dans le postmodemisme, selon Janet M. Paterson dans Moments postmodernes dans le roman
québécois, Ottawa, Presses de l’Université d'Ottawa, 1993.
On prend quelque licence avec ce terme, puisque l'hypotexte ici n'est pas une œuvre, mais bien toute une
série.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
235

parodie pourrait être en partie faite d'humour parce qu'elle est convocation et révocation
d'une forme connue. Révélant ainsi son caractère ludique, elle peut déjà faire rire ou
sourire. Toutefois, dans certaines de ses manifestations, on y observe généralement la
caricature d'éléments de l'œuvre de départ qui installe la moquerie, l'attaque. Selon Denise
Ja rd o n 13, la parodie peut jouer sur deux registres relevant du comique : ludique et
satirique, et un troisième relevant du sérieux. Dans P seu do , on assiste à une attaque directe
— une charge — et l'insistance dans le dédoublement du processus d'écriture pourrait bien
constituer une caricature surtout que le narrateur, qui dit se nommer Paul Pavlowitch à la
fin du récit, accepte d'être une caricature d'Emile Ajar. Le grossissement de certains traits
du Nouveau Roman — notamment la réflexion sur l'écriture elle-même — associé au
caractère globalement déroutant de l'œuvre pourraient vouloir dire littéralement que : «le
Nouveau Roman, c'est de la folie»14 ! Quoi qu'il en soit, l'énonciataire compétent doit
sans doute décoder la parodie tant dans son aspect ludique que dans son aspect satirique.

D. L ' A n g o is s e d u r o i Sa l o m o n

1. «Program m e énonciatif», form es narratives et form es sém antiques : la


bonne nouvelle selon Jean

Si le programme narratif de récit se fait discret dans L'Angoisse du roi Salomon, il


n'en reste pas moins que l'on y retrouve des marques explicites dénonciation et que la
transmission de la diégèse — l'histoire du roi Salomon — y est annoncée. Nous reprenons
notre hypothèse qui concernait ce programme de récit, que nous tenterons d'étoffer, pour
montrer que ce roman fait en quelque sorte figure d'évangile. Le prénom du narrateur-
acteur peut renvoyer à l'apôtre et évangéliste que Jésus aimait, ce qui présente des
similitudes avec le roman. Ainsi, monsieur Salomon, d'ailleurs surnommé, quoique
ironiquement, le «roi des Juifs», fait appel à Jean, comme à un disciple, et ce dernier ne
cesse de (pro)clamer son affection pour son patron. Pareil au disciple de Jésus, Jean
racontera ce dont il a été témoin un certain laps de temps après que ces événements se sont

13 JARDON, Denise, Du comique dans le texte littéraire, Bruxelles/Paris-Gembloux, De Bœck/Duculot,


1988, p.183.
14 D’autant plus que dans son essai sur le roman. Pour Sganarelle, Romain Gary n'est pas tendre envers les
Nouveaux Romanciers.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
236
produits : «Évidemment, je ne pouvais pas savoir ce qu'il avait en tête [temps de la
fiction : au moment de leur rencontre], et même maintenant [temps de la narration] qu'il est
depuis longtemps à Nice [...]»15. On l'a déjà dit, sa qualité de témoin attribue à Jean un
/pouvoir faire/ pour le PN de récit On sait également que, selon Chuck, monsieur Salomon
tente de suppléer Dieu par l'aide qu'il accorde à différentes personnes et le texte ne manque
pas de lui associer de nombreuses figures relatives à la Bible, dont Jean fait la lecture,
moins fréquemment que les dictionnaires cependant. À la fin du récit, on le retrouve sur
«ses hauteurs augustes» (p.34-2), au ciel, en quelque sorte. Enfin, le texte instaure une
nouvelle loi : le règne de la /mesure/ par le biais de l'apprentissage. N'est-ce pas ce que
font les Évangiles par leur enseignement et la nouvelle ère qu'ils fondent ? Par la figure de
l'enfant à naître, le notion de futur est présente dans ce contexte. Si le caractère
exceptionnel — édifiant — du roi Salomon et de sa vie agit à titre de sujet manipulateur,
Jean se trouve alors conjoint à un /vouloir transmettre/ à celui (ceux) qui viendra(ont) après
lui, cette volonté constituant du même coup une forme de sanction anticipée au programme
de récit.

Vu de cette façon, le roman, tout en réaffirmant le même type de valeurs que le


texte de départ, révèle son jeu parodique. Comme on l'a vu au sujet de Pseudo, la parodie
relève de l'humour dans la mesure où la déformation opérée par le texte d'arrivée sur le
texte de départ est reconnaissable par l'énonciataire implicite. À travers le processus
humoristique, le programme énonciatif rejoint alors le programme énoncif : Jean a reçu un
enseignement qui permet de transcender l'angoisse, enseignement que vise à transmettre
aux générations futures le texte lui-même, ceci étant surdéterminé par ce nouvel évangile
que constitue le récit. Puisqu'il en est ainsi, il est donc susceptible de calmer bien d'autres
angoisses. À l'image du discours religieux, on peut donc reconnaître une portée vers
l'universel au programme énonciatif de L'Angoisse du roi Salomon.

2. Énonciation et expression

Comme le disait le narrateur de Gros-Câlin, «[l]'espoir exige que le vocabulaire ne


soit pas condamné au définitif pour cause d'échec»16, ce que Jean reprend à son compte en

16 GARY, Romain, L'Angoisse du roi Salomon, Paris, Mercure de France, 1979, p.19. Les indications de
page entre parenthèses renverront dorénavant à cet ouvrage.
16 GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p.10.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
237

s'exprimant d’une «curieuse façon» (p. 196), expression destinée en effet à lui donner de
l'espoir. Par définition, le discours hum oristique opère un travail sur la langue,
caractéristique que nous avons reconnue d'emblée à toutes les œuvres du corpus Ajar. Ce
renouveau peut être qualifié d'humoristique par sa fonction bien déterminée : faire passer
un contenu dysphorique. Dans L'Angoisse du roi Salom on, l'expression devient
humoristique, à l'instar des parcours narratifs énoncif et énonciatif, parce que les choses
vont mal : les goélands meurent englués dans la marée noire, les anciennes chanteuses
réalistes se suicident... c’est l'angoisse, et pas seulement du roi Salomon. Le contenu
thématique du texte le dit : dans ces circonstances, il faut recourir à l'humour.

Conditionné par cette passion de l'angoisse, le sujet énonciateur m et donc en


pratique ce précepte, cet enseignem ent. Sont alors convoqués différents procédés de
langage, responsables du rebondissement humoristique, qui déforment le discours, rendent
le signifiant inhabituel. Même si, encore par définition, l'humour dit moins que ce qu'il
laisse entendre, l'ellipse qui élimine littéralement les difficultés n'est qu'un des procédés
auxquels il a recours. Différents jeux de langage sont susceptibles de le servir, mais tout jeu
de langage n'est pas humour. Dans un premier temps, le signifiant inhabituel et inattendu
surprend et amène à rire, ou du moins à sourire, l'énonciataire implicite. Ensuite,
précisément par ces caractéristiques, il l'oblige à s'arrêter sur lui. Si ce signifiant inhabituel
permet donc de faire passer un signifié dysphorique, on l'a dit, il distrait, dans les deux
sens du terme, il attire en même temps l’attention. C'est la raison pour laquelle il cache un
supplément de signification : ou bien à travers cette mise en évidence ou bien, par exemple,
à travers la critique qu'il entraîne.

Si, d'un point de vue énonciatif, ce roman constitue en quelque sorte un texte
didactique et que l'humour est un moyen d'apprentissage, on peut dire que, grâce à son
expression, entre autres par les définitions provenant de dictionnaires intégrées à la
narration, il se révèle un exercice réussi. Ceci étant dit, il convient d'insister sur le fait qu'il
s'agit bien d'un moyen, d'une modalité : le texte ne pose pas l'amusement comme valeur,
mais plutôt la mesure, ce qui, au niveau figuratif, peut être associé à une forme d'espoir, à
l'amour... ce que désirait atteindre le narrateur par un renouvellement du langage. Pour
performer, le sujet recourt à l'humour, qui s'inscrit tant dans la forme de l'expression que
la forme du contenu, dans l'énoncé que dans l'énonciation.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
238

3. Les actants de renonciation

Quelles sont les caractéristiques de l'énonciateur-narrateur-acteur qui sont


susceptibles d’intervenir dans le parcours énonciatif, globalement et en ce qui concerne
l’hum our ? On a pu noter, chez le narrateur, la dualité et l’instabilité m ettant en place une
quête au sens large : il cherche et se cherche, ceci révélant, entre autres, l’importance de la
figure des dictionnaires. En ce qui concerne les structures narratives, l’aspect laborieux de
cette quête est mis en évidence par les nombreux programmes d’usage nécessaires à
l’acquisition de la compétence. En prenant appui sur ces données, on pourrait dire que le
narrateur apprend à voir, autant qu’il apprend à vivre. À titre de focalisateur, sa vision
s'arrête souvent sur les malheurs du monde : le contact entre Jean et monsieur Salomon
s'établit par le biais de l'une de ces figures, ceci relevant, au niveau des structures
profondes, de l'/excès/ et mettant en lumière la lourde tâche qui les attend. Cependant,
grâce notamment à l'expression humoristique, Jean arrive à les dépasser : dans l’un de ses
moments critiques, il dit qu'il s'envoie des tartes à la crème. En réalité, on n'assiste pas tant
à un combat entre le malheur et le bonheur qu'entre deux visions : l'une pessimiste, l'autre
optim iste, celle-ci prenant peu à peu le pas sur celle-là. Si le narrateur est tém oin de
l'histoire édifiante du roi Salomon, il est égalem ent sujet de sa propre quête, c'est un
énonciateur-apprenant, les deux fonctions du narrateur participant à la construction
didactique du texte. Ainsi, le fonctionnement de l'énoncé se traduit dans l'énonciation dans
la mesure où, l'apprentissage de la vision optimiste, mais mesurée, étant complété, le
narrateur nous renvoie, à la fin du récit, une image de rires et de bonheur, et ce, même si
les malheurs du monde continuent leurs ravages.

L'énonciateur-narrateur peut donc être qualifié de sujet humoriste. Précisons que


c'est le fonctionnement global du discours qui l'institue comme tel. Il le devient peu à peu,
apprend à l'être, dans un processus équivalent à celui de l'humour. Cette transformation est
attribuable au passage, repérable à tous les niveaux du discours, du dysphorique à
l'euphorique. Le sujet humoriste est d'abord un sujet passionné, ici, angoissé. Plus
spécifiquement, on retrouvera, selon ces niveaux, soit une structure propice à l'éclosion de
l'hum our, comme c'est surtout le cas des structures discursives, soit une structure
proprement humoristique, on pense notamment au dédoublement des structures narratives
de surface. Enfin, puisque l'humour rebondit à travers le langage, c'est dans l'expression
et la focalisation particulières que nous avons définies qu'il se réalisera pleinement, celles-ci
étant un moyen pour le sujet de vaincre son angoisse.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
239

Comme on le sait, l'humour met également en place un énonciataire implicite tout


aussi particulier. Toutefois, attardons-nous d'abord sur le narrataire, l'énonciataire présent
dans l’énoncé. Cette présence se fait rare et il n'est désigné que par le «vous». Quelques
passages laissent croire qu'il s’agit d'un narrataire intéressé, qui désire vraiment connaître
tout ce que le texte a à lui offrir, le narrateur, prévenant ses questions, explique à deux
reprises qu'il ne peut tout dire à la fois, mais que «ça va venir» (p. 14). Cet intérêt et ce
caractère général attribués au narrataire peuvent surdéterminer le texte comme édifiant et
universel. L'énonciataire présent dans l'énoncé est donc semblable à celui des textes
bibliques, destinés à instruire le plus grand nombre.

On l'a déjà vu pour les autres œuvres, le discours humoristique appelle un


énonciataire implicite capable de saisir les dédoublements qu'il installe. Comme toujours,
son prem ier attribut est une connaissance de la langue, notamment de ses expressions
figées qui doivent être reconnues par lui à travers leur déformation. Dans L ’A ngoisse du roi
Salomon, l'énonciataire doit évidemment être en mesure de saisir les références culturelles
auxquelles il est fait allusion, comme les différentes figures des malheurs de la planète,
d'autant plus que, mise à part la déformation, le discours procède parfois par l'ellipse. Par
exemple, la situation politique italienne de la fin des années 1970 permet au narrateur
d'exprimer une pensée toute personnelle sur les raisons de vivre, si l'on peut dire, traduite
de façon humoristique à l'aide de la figure du «remplaçant» :
J'ai lu des bouquins sur la résistance et je me suis toujours demandé
qu'est-ce qu'ils ont bien pu faire après, les résistants, et contre quoi ils
ont vécu depuis. Là où ça devient dur, c'est quand on ne peut plus être
antifasciste. On trouve des remplaçants, mais c'est jamais aussi valable.
En Italie, ils ont même tué Aldo Moro, tellement ils ont besoin de
remplaçants (p.247).17
Toutefois, l'énonciataire implicite doit surtout posséder une culture religieuse judéo-
chrétienne, le texte se superposant à la Bible, et plus spécifiquement aux Évangiles, et
révélant ainsi son dédoublement humoristique.

17 Ce passage peut renvoyer à ceux contenus dans Gros-Câlin et La Vie devant soi où l’on connaît les
raisons de la mauvaise marche du monde, c'est-à-dire le fascisme qui y est respectivement figurativisé par
l'État policier et les Allemands. Là aussi, lorsque cet anti-sujet disparaît, on ne sait plus pourquoi on est
malheureux.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
240

E . ÉNONCIATION ET HUMOUR

En guise de conclusion, nous nous attarderons essentiellement à faire ressortir en


quoi la problématique de l'énonciation participe à la mise place d'un discours que l'on peut
qualifier d'humoristique. Si, dans l'énoncé, la question humoristique se rapporte le plus
souvent au sujet, dans l'énonciation, c'est certes toujours le cas, mais elle implique
également les différents aspects du langage, en quelque sorte thématisés. Nous terminerons
en abordant la question de l'interprétation, puisque, comme pour les autres formes du
comique, c'est le rire ou le sourire du lecteur qui vient confirmer la présence de l'humour
dans un texte.

1. Parcours énonciatif : de la passion à l'humour

Il convient d'abord de noter le peu de distance temporelle, parfois une distance


zéro, que nous avons observé dans notre corpus entre l’énoncé et l'énonciation, même,
com m e nous l'avons expliqué, dans L'Angoisse du roi Salomon où la forme de
l'expression vient réduire, sinon annuler, la distance qui semble se mettre en place. Cette
caractéristique tend à confirmer que le discours humoristique se réalise à travers le langage.
Conformément aux différentes définitions de l'humour, l'illusion référentielle de l'énoncé,
la réalité de l'univers fictif, est toujours filtrée — niée, minimisée — par l'invention rendue
possible par les opérations de la mise en discours — l’énonciation énoncée. L a passion qui
affecte le sujet de l'énoncé se répercute, par le syncrétism e des rôles, sur le sujet
énonciateur, cette passion étant, comme on l'a vu, à la base du processus humoristique
dans toutes les couches du discours. Ainsi, le lien formel étroit qui se tisse dans notre
corpus entre énoncé et énonciation, s'il n'est pas proprem ent humoristique, assure du
moins un lieu de nature à favoriser le déploiement de l'humour.

Avant que tout parcours ne se mette en place, le sujet émerge dans le discours à
partir d'une passion dysphorique, manifestée le plus souvent par l'angoisse à laquelle
répond en bout de course une forme de sagesse. Cette passion entraîne la constitution du
sujet en sujet de faire et en sujet énonciateur. Pour surmonter son angoisse, il recherche
l'amour ou l'un de ses dérivés, même Alex pour qui la quête s'avère un peu plus complexe.
Toutefois, bien qu'il le trouve généralement, il arrive davantage à une acceptation ou à une
meilleure vision de ce qui l'entoure, précisément de ce qui était au point de départ cause

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
241

d'angoisse. Comme nous l'avons souvent répété, le sujet lui-même se transform e, grâce
notamment à l'humour.

C'est ici que le rôle déterminant de l'énonciation entre enjeu. Puisque la réalité du
sujet lui est difficilem ent supportable, il la traite avec humour, d'où sa nécessaire
constitution en sujet énonciateur. L'humour, une invention langagière, convoque un
dispositif énonciatif particulier. Ses différentes définitions comprennent d'ailleurs des
verbes dénonciation, eux-mêmes modalisés. Pour Bergson, il s'agit de «décrire
minutieusement [...] ce qui est, en affectant de croire [ ]»1S; quant à Dominique Noguez,
ses quatre catégories consistent à présenter les choses différemment de ce qu'elles sont,
comme on l'a déjà vu. À ce titre, la forme de l'expression participe également à la quête du
sujet, énonciation et expression servant à minimiser ou même nier la réalité qui lui donne
bien du mal. Ce processus est double et par là devient humoristique : à travers lui, le sujet
a des moments de lucidité — il feint, c o m m e le précise judicieusement Bergson — , il sait
qu'il invente. En d'autres mots, il énonce avec humour, qui fait cohabiter invention et
réalité, pour arriver à ses fins.

Plus précisém ent, le parcours énonciatif se révèle hum oristique par un


dédoublement, relevant soit de la confusion, soit de la parodie — surtout de son caractère
ludique — ou même des deux à la fois. Gros-Câlin en constitue l'exemple le plus achevé,
le traité sur la solitude des pythons à Paris se lisant comme une autobiographie où, en
définitive, Cousin confie sa solitude. Bien que la deuxième en vienne à prendre à toutes
fins utiles toute la place, les marques énonciatives du premier, un paravent donc de plus en
plus transparent à mesure que le récit avance, demeurent présentes presque jusqu'à la fin.
Momo, l'énonciateur naïf de La Vie devant soi, raconte les misérables sans en être vraiment
conscient, sans le pouvoir, croit-il. Pourtant, par le contenu de son récit, il est aisé de se
rendre compte qu'il s'agit bien de nouveaux misérables, ce caractère leur étant attribué
notamment grâce à l'expression. De plus, la vive réaction des interlocuteurs de l'adolescent
nie le /ne pas savoir faire/ qu'il semble s'attribuer ; il se révèle donc un bon conteur. C'est
par ce renouvellement, qui s'inscrit en référence à l'œuvre de Victor Hugo, renouvellement
redevable aux différents aspects du discours, que l'énonciation devient humoristique. Dans
Pseudo, le parcours énonciatif met en place un récit de la folie chargé de la liquider, mais,
cette folie étant une invention, elle constitue davantage un sujet de livre, le sujet de ce livre.

18 BERGSON, Henri, Le rire, Paris, PUF, 1940, p.97.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
242

L'humour s'introduit ici par le jeu d'illusions qui affecte tant l'énoncé — par la folie — ,
l'énonciation — par l'activité scripturale — que les rapports entre les deux. Rappelons par
ailleurs que Pseudo est humoristique également par l'inscription au caractère parodique du
Nouveau Roman. L'Angoisse du roi Salomon, quant à lui, se révèle humoristique par un
dispositif énonciatif plus subtil pouvant faire allusion à un évangile ou, plus globalement,
au discours religieux judéo-chrétien. L'énonciation humoristique m et en place un récit
double qui se présente donc en partie différemment de ce qu'il est.

Le sujet sentant, aux prises avec une passion, se constitue/est constitué en sujet
énonciateur et énonce de façon humoristique, c'est-à-dire qu'il prend différents détours
installant le double, voire le triple, au sein des formes énonciatives. Ce processus, bien que
théoriquement englobant, sert la quête du sujet au niveau de l'énoncé : il en arrive ainsi à se
transformer. Comme on l'a vu, le parcours de l'expression non seulement se moule à celui
du contenu mais agit comme une compétence par rapport aux parcours narratifs, tant
énoncif qu'énonciatif. En définitive, c'est grâce aux actes de langage — toujours
humoristiques — que les transformations s'opèrent. Le discours humoristique, notamment
tributaire du fonctionnement des formes énonciatives, devrait donc mettre en place un sujet
de l'énonciation bien défini.

2. Le sujet énonciateur humoriste et son énonciataire

Comme on l'a vu, le sujet énonciateur humoriste est d'abord un sujet sentant, la
passion même l'amenant, le forçant presque, à l'acte de langage. La relation entre lui et la
passion, la conjonction entre le sujet et un état pathémique indésirable, fera l'objet du
traitement humoristique du discours : «[...] l'humoriste fait toujours un peu partie de
l'objet de son humour, comme on fait partie d'un cercle ou d'un couple ; quoi qu’il dise ou
fasse, il lui reste lié»19, nous dit Dominique Noguez. Si la passion est responsable de
l'expression idiolectale du sujet, elle l'est tout autant de son énonciation qui la révèle. Le
narrateur de Gros-Câlin transpose dans son récit les nœuds de l'angoisse qui affecte son
être. Par des digressions, Momo met un peu de bonne humeur dans sa narration, dit-il, au
moment où il sait qu’il a à raconter un événement difficile qui le concerne. On peut dire
sans tomber dans l'excès que la passion ressentie par Alex bouscule l'ensemble de l'ordre

19 NOGUEZ, Dominique, L'arc-en-ciel des humours, Paris, Hatier, 1996, p.153.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
243

de son livre. Dans L'Angoisse du roi Salomon, les marques de l'énonciation étant plus
discrètes, c’est davantage par la focalisation que Jean se constitue en sujet humoriste,
focalisation impliquant souvent l'expression. Par exemple, étant donné l'angoisse qui
l'habite, le jeune homme cherche à se rassurer par la fréquentation des dictionnaires «où
tout est expliqué et où ils ont la tranquillité d'esprit. Ils sont complètement sûrs de tout, là-
dedans»20.

Puisqu'il a souvent été question, précisément, de vision, il convient donc de faire


le point sur la focalisation. Comme on l'a vu au cours de l'analyse, le narrateur-acteur joue
son rôle de focalisateur selon sa façon de percevoir le monde, son style sémiotique. Il
présente donc une vision de l'univers fictif qui diffère, parfois de façon très marquée, de
celle des autres acteurs. Encore ici, c'est à travers ce rapport — la cohabitation de deux
points de vue — que l’humour trace son chemin. Dans G ros-C âlin, rappelons-nous
l'épisode entre Cousin et le professeur Tsourès, montrant deux interprétations de cette
situation fort éloignées l'une de l'autre. Comme c'est le cas égalem ent dans d'autres
passages du récit, le discours rapporté est chargé d'interroger le point de vue de Cousin qui
diffère de celui des autres acteurs. Dans La Vie devant soi, l'émotion des destinataires du
récit de Momo qui, pour le moins, les étonne, marque la distance entre deux visions, entre
l'exception et la norme et indique que la vision présentée sera également exceptionnelle. Il
en va de même dans Pseudo. La réaction de l'entourage d'Alex face à sa folie et cette folie
même révèlent que la réalité de l'univers fictif sera malmenée. Quant à L'Angoisse du roi
Salomon, comme on vient d'en voir un exemple, la vision de Jean sera concurrencée une
fois de plus par celle des autres acteurs qui le jugent excessif en tout. On constate que c'est
la focalisation principale qui est catégorisée comme exceptionnelle ou hors norme, toujours
à l'image de celui qui l'assume. Cette focalisation devient humoristique dans la mesure où
elle est confrontée à celle des autres acteurs et, étant dominante, elle contribue à donner à
l'ensemble du récit son caractère humoristique. Dans la situation inverse, on se retrouverait
devant un texte avec simplement des touches d'humour. Ainsi, une fois de plus, le discours
humoristique montre son jeu, donne lui-même une clé de lecture : l'énonciataire implicite
doit embrasser cette vision double pour le décoder correctement.

Nous l'avons vu tout au long de ce chapitre, du discours humoristique se dégage


un énonciataire implicite doté d'une compétence bien circonscrite. Nous en rappelons donc

20 GARY, Romain, L'Angoisse du roi Salomon, Paris, Mercure de France, 1979, p.64.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
244

les aspects déterminants, mais nous revenons d'abord sur le narrataire. Pour les quatre
œuvres de notre corpus, le narrataire s'allie aux enjeux fondamentaux du récit. Figure
relative à l'amour dans La Vie devant soi, il devient simplement «lecteur» dans Pseudo où
une œuvre littéraire s'écrit. Il est beaucoup moins défini dans L'Angoisse du roi Salomon,
semblable en cela aux destinataires du discours religieux, discours qui vise le plus grand
nombre. Celui ou ceux de Gros-Câlin sont un peu plus complexes et participent au travail
de l'humour. La figure du lecteur de traité s'inscrit dans le jeu d'illusions de l'énonciation
dont nous avons eu souvent l'occasion de parler. Ce qui est beaucoup plus révélateur, c'est
la présence du narrataire incrédule auquel Cousin s'adresse. Il marque le double
humoristique en surdéterminant le démontage de l'illusion en ce sens que son incrédulité
indique bien qu'il ne faut pas être dupe du discours de Cousin, même si, paradoxalement
(mais pas du point de vue de l'humour), ce dernier dévoile ainsi son jeu, laisse poindre une
parcelle de lucidité qui renvoie une fois de plus à l'humour. Le sujet humoriste invente et le
laisse savoir.

L'hum our est invention langagière qui s'insinue tan t dans les structures
discursives, narratives, parfois même jusqu'aux structures profondes, que dans les formes
énonciatives qu'il bouscule à l'envi. Il convoque donc un énonciataire implicite possédant
une connaissance de la langue et du discours, plus particulièrement de leurs formes figées,
et capable de saisir leurs déformations, par le rapport entre la convocation et la révocation
de ces formes. C'est à cette condition que l'humour peut être reconnu. À cela s'ajoute un
savoir encyclopédique qui varie selon les œuvres, lequel se voit lui aussi déformé à travers
l'humour. Si, pour l'ensemble de notre corpus, des références culturelles participent
toujours à la mise en place de l'énonciataire implicite, dans Gros-Câlin, il devra également
reconnaître la déformation du discours scientifique, dans La Vie devant soi, Les Misérables
de Victor Hugo, le Nouveau Roman, dans Pseudo, et la Bible dans L ’A ngoisse du roi
Salomon. Le fonctionnement complexe du discours humoristique ne peut qu'installer un
énonciataire implicite de même nature.

3. De l'énonciataire au lecteur

D'un point de vue sémiotique, l'analyse de l'énonciataire — implicite ou narrataire


présent dans l'énoncé — mis en place par le texte donne une information sur le lecteur, qui,
en bout de ligne, sanctionne par son rire et son sourire le processus humoristique. En ce qui

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
245

concerne le corpus Ajar, on pourrait reporter les caractéristiques de l'énonciataire sur le


lecteur et avancer que celui-ci doit, par exemple, reconnaître les formes figées du langage
sous leur déformation pour saisir l'humour qui s'en dégage. Or, il va de soi que ce lecteur
peut ne pas toujours saisir, peut ne pas entrer dans le jeu : la sanction prévue à cet humour,
pourtant repérable dans le texte, n'a pas lieu. S'il ne nous appartient pas dans le cadre de
cette étude de décrire la situation de réception du lecteur, il nous est cependant possible
d'examiner un registre d'effets que peut produire le texte sur lui.

Bergson expliquait que le rire constitue une réponse à un écart de comportement


dans le cas où. cet écart n'est qu'une légère transgression au code social. On rira d'une
personne portant des vêtements d'hiver en plein mois de juillet parce qu'elle n'est pas
menaçante. Cependant si cet écart de comportement s'agrandit — on peut penser aux fous
ou aux criminels — la sanction est d'un tout autre ordre. Afin de proposer une explication
des possibilités d'interprétation de l'humour, nous reporterons ces quelques observations
sur le discours. D'ailleurs, selon Denis Bertrand : «D'où qu'ils viennent, rire et sourire
sanctionnent une transgression de l'univocité du langage»21. Pour sa part, Umberto Eco
dans «Le comique et la règle»22 précise que la règle transgressée doit être connue et
reconnue par le récepteur pour que le rire jaillisse. Ainsi, le discours humoristique
renversant l'ordre syntagmatique s'en prend à l'identité des sujets sémiotiques : elle s'en
trouve menacée et peut devenir difficile à reconnaître. Une transgression trop grande des
codes discursifs — et sans doute sociaux — ou une ignorance de ceux-ci risque donc
d'entraîner le lecteur dans l'inquiétude et l'incompréhension plutôt que vers le rire. Pour
s'en convaincre, on peut rappeler l'échec de La cantatrice chauve d'Eugène Ionesco lors de
sa création : dans un prem ier temps, l'audace trop grande a peut-être empêché la
reconnaissance du code mis à mal (celui du théâtre naturaliste). On pourrait dire ici que
l'intensité de l'audace s'est atténuée avec le temps : il aura fallu quelques années avant que
le rire et le succès ne la sanctionnent.

A la lumière de notre analyse de l'humour du corpus Ajar, nous proposons donc


maintenant une évaluation relative des transgressions dans les différentes couches du
discours afin de mesurer les impacts possibles que cet humour peut avoir sur le lecteur.

21 BERTRAND, Denis, «Ironie et humour : le discours renversant» dans Humoresques n° 4, «Sémiotique


et humour», janvier 1993, Nice, Z'éditions, p. 32.
22 Dans La guerre du faux, Paris, Grasset et Fasquelle, 1995, p. 267-274.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
246

3.1 Formes sémantiques


C'est notamment par leur caractère exceptionnel reconnu par le texte que les
personnages principaux des quatre œuvres signées Ajar sont définis comme humoristiques.
Il est possible que de l'un à l’autre le degré d'exception soit variable et qu'ainsi un lecteur
puisse interpréter de façon différente leurs caractéristiques. D'emblée, on peut dire que
Cousin et Alex transgressent davantage le code social que Momo et Jean. Si les narrateurs-
acteurs respectifs de Gros-Câlin et de Pseudo peuvent faire sourire, ils peuvent également
déranger, ce que ne manque pas d'ailleurs de souligner le texte par la réaction des autres
personnages. Il est vrai que garder un python chez soi, faire du harcèlement «passif»
(Cousin) ou inventer la folie (Alex) risque de paraître plus étrange que la vision du monde,
bien qu'exceptionnelle, des personnages principaux et narrateurs de La Vie devant soi et de
L'Angoisse du roi Salomon. Une fois le cadre de vie de Momo mis en place — aussi
misérable soit-il — , on peut dire qu'il s'établit une sorte de cohérence dans l'enchaînement
des situations qu'il décrit, cohérence reconnaissable par le lecteur : pauvreté, drogue,
prostitution et banditisme vont de pair dans le discours social, alors que le fonctionnement
des attitudes et des comportements de Cousin et Alex semble précisément relever de
l'inattendu et de l'imprévisible. Pour ce qui est de L'Angoisse du roi Salomon, nous avons
déjà eu l'occasion de préciser qu'il s'agissait de l'œuvre la plus réaliste du corpus. Malgré
ses excès, Jean a aussi des comportements qui relèvent de la vie quotidienne, de la norme
sociale. On peut en dire autant du roi Salomon : son refus de voir passer le temps n’a rien
d'extraordinaire en soi chez une personne âgée. Sa façon de l'exprimer l'est un peu plus ;
on peut penser ici à la visite d'une prostituée qu'il s'offfe pour son quatre-vingt-cinquième
anniversaire.

Des transgressions sont également perceptibles dans la temporalisation et la


spatialisation. Dans Gros-Câlin, La Vie devant soi et Pseudo, le cadre temporel du récit est
soit flou, soit impossible à reconstituer. Dans Gros-Câlin, le temps de la narration est dans
certains passages inextricablement m êlé au temps de la fiction, affectant ainsi la
vraisemblance. Si on remarque quelques brèches dans l'organisation temporelle de La Vie
devant soi, le lecteur peut cependant se les expliquer, d'une part, par le jeune âge du
narrateur et son manque de scolarisation et, d'autre part, par le mensonge de Madame Rosa
sur l'âge de Momo, qui a parfois du mal à s'y retrouver lorsque qu'il se raconte. Il en va
tout autrement dans Pseudo. La signification de la temporalité relève du brouillage en raison
de la volonté du narrateur de ne pas respecter la chronologie. Celui qui voudrait en

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
247

reconstituer une se met en quelque lui-même sorte hors-jeu. De plus, certains déplacements
tournent à l'absurde et les figures d'espace telles les cliniques psychiatriques peuvent
paraître inquiétantes, entre autres parce que le personnage désire s'y retrouver. Dans
L'Angoisse du roi Salomon, des chocs temporels se manifestent à travers la vision de
certains personnages et non pas dans le cadre du récit lui-même : ils risquent donc peu
d'être déroutants pour le lecteur.

Le processus humoristique inscrit dans les formes sémantiques du discours peut


donc être reçu en fonction de son degré d'écart, toujours relatif cependant, au code social.
D e façon générale, dans Gros-Câlin et Pseudo, cet écart semble être plus grand que dans La
Vie devant soi et L'Angoisse du roi Salomon. Il est plus facile de s'expliquer l'exceptionnel
caractéristique des formes sémantiques des seconds que des premiers. En d'autres mots,
po u r ces derniers, l'énoncé fournit des inform ations que le lecteur peut traiter
rationnellem ent alors que pour les autres l'exceptionnel ne trouve sa justification — et
encore elle ne peut toujours être complète — que par l'analyse. Selon nous, ce raffinement
discursif — voire ce flou — est producteur d'humour. Il est toutefois vrai qu'en s'éloignant
trop du code social il risque d'être difficile à repérer et ainsi gommer la sanction attendue :
le rire ou le sourire.

3.2 Structures narratives de surface


Les structures naixatives de surface participent à leur tour à l'intensité de l'audace
dans le discours. Les ruptures dans la logique des enchaînements des événements, plus ou
moins importantes, produisent cet effet. Dans G ros-C âlin, nous avons pu observer à
maintes reprises ce type de ruptures. Le sujet performe alors que sa compétence est plus ou
moins acquise, elle-même procédant en quelque sorte par tâtonnements : pensons aux
cours de ventriloquie que suit Cousin, aux contacts sans parole qu'il tente d'établir avec son
voisin le professeur Tsourès ou encore avec Mlle Dreyfus dans l'ascenseur qui les conduit à
leur lieu de travail. Non seulement ces événements peuvent sembler avoir peu de choses à
faire les uns avec les autres, mais ils sont également assortis de nombreuses digressions,
associées dans le texte à la démarche des pythons. Le lecteur peut donc avoir l'impression
de se retouver en présence d'une désorganisation narrative. Pseudo reprend à sa manière
cette façon de faire en l'intensifiant, puisque le narrateur mélange les cartes volontairement,
ce qui peut être interprété comme un signe de folie, qui elle-même s'inscrit dans le
processus humoristique. Dans les deux cas, les particularités humoristiques des structures

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
248
narratives dont la logique des enchaînements est difficile à reconnaître peuvent conduire le
lecteur à juger ces textes en partie illisibles, l'humour ne trouvant pas ainsi sa sanction.

À part celui présent dans quelques digressions, d'ailleurs justifiées par le


narrateur, les structures narratives de La Vie devant soi contiennent peu d'humour. Quant à
L'Angoisse du roi Salomon, ce n'est pas en s'en prenant à la logique des enchaînements
qu'il marque son humour au plan narratif, mais bien par une ironie à la base de l'action,
c'est-à-dire dans la phase de manipulation, ironie qui trouvera son rebondissement
humoristique dans les autres phases. Ce dernier roman de même que La Vie devant soi
présentent donc une organisation narrative davantage traditionnelle que Gros-Câlin ou
Pseudo, une organisation moins déroutante qui peut permettre au lecteur de goûter plus
aisém ent l'hum our des autres composantes du discours. Dans cette perspective, on
remarque ainsi que l'opposition mise au jo u r dans les structures discursives se confirme
dans les structures narratives entre, d'une part, Gros-Câlin et Pseudo et, d'autre part, La
Vie devant soi et L'Angoisse du roi Salomon.

3.3 Structures profondes


Si les niveaux de surface du discours sont évidemment davantage perceptibles
pour le lecteur que les structures profondes, il n'empêche que ces dernières par leur plus ou
moins grande complexité ou par leur plus ou moins grande conformité aux codes discursifs
existant peuvent nous aider à cerner la réception de l'humour. Nous l'avons vu, en théorie,
le niveau profond du discours permet de désambiguïser le texte. Or, notre corpus résiste en
partie à cet exercice, ce qui nous a amené à conclure précisément que l'hum our pouvait
laisser des traces jusqu'aux enjeux fondamentaux du récit. C'est, de l’ensemble de notre
corpus, dans G ros-Câlin que les valeurs sémantiques se dérobent le plus. L a syntaxe
fondamentale illustre un processus de normalisation qui se rend difficilement à terme. Il en
résulte un flou qui, comme nous venons de le dire, laisse une place à l'humour. Cependant,
ce flou entraîne avec lui des questions notamment sur la situation du personnage à la fin du
récit : le lecteur doit-il se réjouir, s'attendrir, sourire ou croire que Cousin est
irrécupérable ? Autant de questions et autant de réponses qui laissent place à
l'interprétation. Par ailleurs, le questionnement même risque de gommer l'humour, bien
qu'il s'agisse d'une forme du comique qui introduise la réflexion. Ainsi, cette particularité
de Gros-Câlin rend compte d'une transgression discursive plutôt rare : le texte ne pose pas

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
249
clairement ses valeurs, ce qui, pour le lecteur, pourrait relever davantage du bizarre que du
risible.

Il en va tout autrement avec La Vie devant soi et L'Angoisse du roi Salomon. Si,
de façon générale, leur syntaxe fondamentale reprend le parcours humoristique par le biais
de la catégorie thymique, du dysphorique vers l'euphorique, cette syntaxe est tout à fait
conventionnelle, posant clairement les valeurs du texte. Elle permet ainsi au lecteur de
partager cette euphorie dans laquelle se terminent les deux romans, bien que la finale de
L'Angoisse du roi Salomon soit davantage heureuse que celle de La Vie devant soi. Dans ce
cas-ci, demeure une certaine amertume, mais le lecteur peut voir que Momo a les chances de
«la vie devant soi». Dans ces deux romans, il n'y a pas — ou bien peu — de transgression
au niveau profond qui pourrait déstabiliser le lecteur, il peut donc plus aisément sourire des
autres déformations du discours.

Pseudo présente quant à lui une situation particulière par la complexité de sa


syntaxe fondamentale. Ce parcours syntaxique dédoublé, dont est redevable une partie de
l'humour comme invention discursive, affirme le rôle-clé de l'écriture dans ce récit. Ce rôle
peut également représenter un risque pour l'humour. En effet, com m e nous l'avons vu, le
jeu vient s'inscrire dans ce récit en partie par la parodie du Nouveau roman. En plus du
caractère globalement déroutant du texte repérable à travers les structures de surface, ce jeu
et donc son humour pourraient ne pas être saisis pour un lecteur qui ne connaît pas ou
n'apprécie guère le code implicite — malgré certaines allusions — du Nouveau roman.
Paradoxalement, ce récit pourrait sembler s'adresser à des initiés comme le genre qu'il
parodie.

3.4 Forme de l'expression


Les œuvres du corpus Ajar se sont distinguées dans le champ littéraire d'abord et
avant tout par leur écriture ou ce que l'on appelle habituellement le style. Nous avons pu
démontrer que cette langue particulière s'articule aux autres composantes du discours et
s'inscrit tant dans le processus de signification que dans le processus humoristique. Nous
avons proposé une analyse de la forme de l'expression qui s'appuie sur les écarts entre
l'usage normatif de la langue et l'usage particulier qu'en font les narrateurs. Si cette analyse
du détail du texte rend compte précisément de transgressions, il n'est pas aisé d'en mesurer
l'impact global qu'elles sont susceptibles d'opérer. Par exemple, la langue d'Alex dans

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
250
Pseudo est sans doute celle qui se rapproche le plus de la norme prescriptive de tout le
corpus, en raison notamment du statut d'écrivain du narrateur-acteur. Il s'agit pourtant de
l’œuvre qui présente une facture des moins traditionnelles. Les transgressions repérables
dans la forme de l'expression ne peuvent donc à elles seules permettre de mesurer les
possibles interprétatifs. C'est donc en tenant compte des autres composantes du discours,
puisque la forme de l'expression y est liée, que nous allons examiner cet aspect.

Le narrateur de Gros-Câlin annonce d'entrée de jeu ses couleurs. Il n'entend pas


respecter le code linguistique précisément parce qu'il s’agit selon lui d'un code qui prend un
caractère contraignant, annulant tout espoir de changement. C'est l'une des raisons pour
lesquelles cette langue participe au processus de transformation : elle se constitue en facteur
de changement. Elle fait ainsi m ontre d'une audace stylistique à forte intensité. Elle
convoque plusieurs procédés de langage se m anifestant d'un bout à l'autre du récit
pratiquement dans chacune de ses phrases. Nous avons vu que ces procédés multiplient la
signification des phrases, y inscrivant l'humour. Cette audace pourrait cependant paraître
globalement similaire à celle des œuvres d'une esthétique d'avant-garde ou moderne
poussée à bout où la fonction principale des jeux de langage est ludique. Ils seraient alors
reçus comme tels : des jeux phoniques, voire orthographiques, qui ont peu de signification
pris un à un. Si, de notre point de vue, cette forte quantification de l'usage des procédés,
associée à ceux utilisés par la narration et par les différents niveaux de l'énoncé —
structures discursives, narratives de surface et profondes — montrent aussi une forte
quantification de l'humour qui, rappelons-le, se manifeste par ces transgressions de
différentes natures, cette audace donc peut également attribuer une facture déroutante à
l'œuvre et ainsi la faire juger davantage bizarre qu'humoristique, jugement par lequel le rire
ou le sourire diminue. Il nous apparaît dès lors encore plus clairement que la perception de
la transgression dans la forme de l'expression sera tributaire des autres composantes du
discours.

Si, dans L'Angoisse du roi Salomon, le narrateur se justifie de la même façon de


son emploi curieux de la langue que celui de Gros-Câlin — comme un appel à l'espoir— ,
l'univers fictif y est cependant davantage vraisemblable tant par ses formes sémantiques —
les personnages, l'espace, la temporalité — que narratives. En outre, la perception de
l'aspect conventionnel de la langue diverge dans les deux romans. Jean trouve un réconfort
dans la consultation des dictionnaires tandis que Cousin rejette leurs définitions. Elles
constituent pour lui du prêt-à-porter, figure connotée dysphoriquement qui renvoie à son

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
251
«environnement» qu'il juge contraignant. Dans un cas, la référence sociale que sont les
dictionnaires est survalorisée tandis que dans l'autre elle est mise en doute. Donc, malgré
une présentation au départ semblable de l'usage de la langue dans Gros-Câlin et dans
L'Angoisse du roi Salomon, la lecture peut comporter plus de risques pour l'humour dans
le premier que dans le second, étant donné cette mise en doute d'une référence sociale. Cela
est d'autant plus vrai que Jean atteint l'espoir qu’il cherche par son usage de la langue —
non pas simplement de cette façon, toutefois — , ce qui est passablement moins évident
dans le cas de Cousin.

Dans La Vie devant soi, comme nous l'avons vu pour les autres composantes du
discours, une fois mis en place le cadre linguistique particulier, le récit poursuit dans sa
logique. Le narrateur est un enfant peu scolarisé et son expression transgressante trouve
ainsi son explication23, ce qui laisse une large place à la sanction de l'humour : le sourire
— attendri ? — du lecteur. S'ajoute à cela le fait que Momo annonce qu'il parlera un jour
comme tout le monde. Bien que mis à mal, le caractère conventionnel et social de la langue
est peu menacé. Il demeure implicitement présent et est donc plus aisément perceptible,
condition essentielle au jaillissement du rire par la saisie d'une forme connue du lecteur
sous sa déformation.

Pseudo présente certes des transgressions linguistiques, mais beaucoup moins que
les autres œuvres du corpus Ajar. La construction des phrases à travers lesquelles se
glissent tout de même des jeux de langage respecte généralement la norme prescriptive.
Comme nous l'avons déjà dit, ce fait peut s'expliquer en bonne partie par le statut
d'écrivain reconnu du narrateur. Ceci étant, il n'en reste pas moins que Pseudo passe
habituellement pour l'œuvre la plus déroutante du corpus Ajar, une œuvre donc à l'humour
peut-être plus difficile à saisir pour le lecteur. S'il en est ainsi, on ne peut l'expliquer que
par les caractéristiques des autres composantes du discours qui, on l'a vu, sont
déterminantes dans la perception de l'humour de la forme de l'expression. U n lecteur qui
n'entre pas dans le jeu proposé par le récit risque peu d'apprécier l'humour contenu dans
une phrase en particulier, humour qui, le plus souvent, se superpose d'ailleurs à celui des
autres composantes du discours.

23 Comme nous l'avons déjà dit, ce fait n'explique pas tout l'humour. En effet, nous avons vu que Momo
est souvent un sujet humoriste naïf, c'est-à-dire qu'on ne peut lui attribuer la multiplication des signifiés
rendue possible par son expression. De ce point de vue, le texte met donc en place une autre instance
énonciative — qui peut être assimilable à l’auteur — , celle avec qui le lecteur peut ainsi établir une
connivence.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
252

3.5 Énonciation
Certaines caractéristiques de la composante énonciative peuvent également être
interprétées de façon plus ou m oins risible dans une œuvre. La Vie devant soi et
L'Angoisse du roi Salom on livrent des histoires au sens traditionnel du terme et se
présentent comme telles. De plus, les jeux intertextuels auxquels ces romans donnent lieu et
qui participent au processus humoristique vont dans la m ême voie. La Vie devant soi
convoque clairement la figure des Misérables de Victor Hugo. L'Angoisse du roi Salomon
dialogue quant à lui avec les récits bibliques. Si ces récits n'ont pas le même statut discursif
qu'un roman du XEXe siècle, il n'en reste pas moins que les références judéo-chrétiennes
installées sont souvent présentes dans le roman occidental. Ces deux romans présentent
donc un cadre énonciatif que le lecteur s'attend habituellement à retrouver dans ce type
discours, cadre qui risque peu de gommer la sanction de l'humour qu'il propose.

Il n'en va pas exactement ainsi dans Gros-Câlin et dans Pseudo. Le premier


s'annonce comme un traité sur les pythons et emploie des figures du discours scientifique.
Si ce jeu énonciatif produit de l'humour, il est toutefois plus ou moins habituel dans le pacte
de lecture des œuvres de fiction. Quant à lui, Pseudo se présente comme un document, un
journal de clinique psychiatrique. Autre complexité, il comporte des caractéristiques en
partie parodiées du Nouveau Roman. Le cadre énonciatif de ces deux œuvres, bien
qu’humoristique, transgresse davantage le code romanesque que La Vie devant soi et
L'Angoisse du roi Salomon. Cette situation exige du lecteur qu'il reconnaisse comme un
écart à la norme un autre type de discours que celui auquel il s'attend en principe pour
pouvoir sanctionner l'humour ainsi produit.

3.6 La passion
La passion ressentie par le sujet humoriste qui est à l'origine de son discours a-t-
elle un rôle à jouer dans la réaction du lecteur face à cet humour ? Cette passion,
dysphorique, entretient un rapport particulier avec le rire. En principe, elle s’y oppose.
Pourtant, comme on le sait, dans l'humour, elle l'accompagne, le distinguant des autres
formes du comique et lui laissant parfois un goût amer. Il s'établit donc entre eux un
équilibre fragile qui pourrait être brisé, comme lorsque Swift a proposé de manger les
enfants pauvres pour enrayer la famine en Irlande.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
253

C'est un goût amer que l’on semble en effet retrouver dans G ros-C âlin. Les
mêmes questions se posent au sujet de la solitude qu'éprouve Cousin qu'au sujet des
transformations qu'opère le récit. Cette passion est-elle vraiment liquidée ? On l’a vu, si
l'on peut par quelques indices — notamment la différence dans la vision de la ville de Paris
de Cousin — observer que la solitude est surmontée, elle ne l'est pas indéniablement. En
corrélation, la passion linguistique idiolectale du sujet se manifeste — l'usage de cette
langue hors-norme — jusqu'à la fin du récit, ce qui tendrait à confirmer que le sentiment de
solitude demeure. Ainsi, bien que les procédés humoristiques soient repérables d'un bout à
l'autre du récit et dans toutes les couches du discours, l’interrogation que le lecteur peut
avoir sur la passion comme sur les autres composantes peuvent gommer la sanction de
l'humour. Si celui-ci se nourrit de flou, en trop grande mesure, il peut empêcher le lecteur
d’y reconnaître ses codes.

Dans La Vie devant soi, à la fin du récit, le narrateur-acteur conserve une nostalgie
de celle qu'il a perdue, Madame Rosa, mais le manque généralisé — la misère — est
nettement comblé. De plus, Momo annonce la fin de sa passion linguistique idiolectale24.
Le lecteur est en quelque sorte doublement rassuré sur le sort de l'adolescent La liquidation
de la passion ne fait pas non plus de doute dans L'Angoisse du roi Salomon. La culpabilité
qu'éprouvait Jean, ce sentiment de porter le monde sur ses épaules, il s'est bel et bien
employé par son action à la surmonter. Les réconciliations que le sujet opère ont de bonnes
chances d'entraîner le lecteur dans la même joie que les personnages, ce qui constitue
évidemment un facteur qui facilite l'éclosion du rire. Quant à la passion linguistique
idiolectale du sujet, nous l'avons déjà dit, elle tend à s'estomper. Quoi qu'il en soit, elle se
situait dans un registre nettement comique, étant moins audacieuse, par exemple, que dans
Gros-Câlin, et exigeant un moins grand travail de reconnaissance de la part du lecteur.

Une fois du plus, Pseudo présente un cas à part. Même si la passion du sujet est
liquidée à la fin du récit et si sa manifestation dans la forme de l'expression suit un chemin
semblable, ce récit ne peut devenir soudainement risible dans les dernières pages. En
d'autres mots, ce qui peut être pris pour un jeu plus bizarre que comique par le lecteur,
comme nous l'avons vu à travers les autres composantes du discours, ne peut être racheté

24 D'un point de vue sociologique, on pourrait dire que la misère dans laquelle a vécu Momo l'a empêché de
s'exprimer comme tout le monde. Â est donc logique qu'en ayant une sécurité affective et matérielle, sa
langue puisse devenir normale.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
254

par sa finale. Alex s'est réconcilié avec lui-même et avec Tonton Macoute, sa narration et
son expression sont plus conformes aux codes discursifs que dans le reste du texte, mais
c'est trop peu, trop tard pour un lecteur dérouté, d'autant plus que les deux compères se
rendent alors aux «Assises Mondiales de la Prostitution». Cette dernière boutade risque,
aux yeux du lecteur, de rejoindre les dérèglements qu'Alex manifeste tout au long du récit.

3.7 Le lecteur et la saisie de l'humour


Les différentes couches du discours que traverse l'humour permettent donc de jeter
un éclairage sur l'accueil que peut réserver le lecteur à cet humour présent dans le texte.
C'est en quelque sorte l'intensité de l'audace dans la transgression des codes discursifs et
sociaux, dont le discours humoristique fait montre, qui nous donne des indices sur les
possibles interprétatifs et la sanction que ce discours appelle : le rire. À ce titre, notre
corpus présente différents cas de figure.

La Vie devant soi et L'Angoisse du roi Salomon apparaissent comme les deux
romans qui transgressent le moins les différents codes, ceci étant vrai pour toutes les
composantes du discours. Dans ces deux cas, une fois la trangression de départ installée,
elle établit une sorte de cohérence dans la suite du récit. On peut donc avancer qu’il est
relativement aisé pour le lecteur de reconnaître les codes sous leur déformation, condition
essentielle à la sanction de l'humour.

La démarche des pythons qui exprime de façon imagée, par ses nœuds et ses
détours, la passion du narrateur-acteur de Gros-Câlin s'insinue partout dans le discours en
même temps que l'humour et relance sans cesse la transgression. Si, pour cette raison, ce
roman nous semble le plus achevé du point de vue de l'humour, on peut également voir par
là une audace qui rende moins perceptibles pour le lecteur les codes mis à mal et qui
empêcherait ainsi le rire de jaillir.

De façon assez semblable à ce qui se passe dans G ros-C âlin, le volonté du


narrateur-acteur de Pseudo de ne pas respecter les codes, discursifs et sociaux, imprime sa
marque dans toutes les composantes du discours, dans une moindre mesure ici, comme
nous l'avons vu, dans la forme de l'expression. A u nom bre de ces transgressions se
signale une mise à mal du Nouveau Roman. Puisqu'il s'agit d'une catégorie qui s'en prend
déjà au code romanesque traditionnel, nous nous retrouvons en quelque sorte en présence

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
255
d'une transgression au second degré. On peut comprendre qu’un lecteur soit dérouté face à
cette audace d'une grande intensité et qu'il sanctionne peu ou pas l’humour pourtant présent
dans le texte.

Ces considérations sont de nature à relancer la question des catégories


traditionnelles de l'humour — rose ou noir — auxquelles on peut ajouter celles que propose
Dominique Noguez dans L'Arc-en-ciel des humours. Ce ne serait donc pas tant la quantité
d'humour qui est en cause dans sa sanction, mais peut-être le type qui pourrait être défini en
relation avec l'intensité de l’audace qu’il propose. Par exemple, l’humour naïf — le vert,
selon Noguez — que contient La Vie devant soi serait davantage risible que l’humour plus
sombre de G ros-Câlin, parce qu’il trangresse moins les codes discursifs et sociaux.
Question intéressante qui mériterait une étude plus approfondie et que nous devons donc
laisser ouverte.

Le comique et l ’hum our se nourrissent de transgressions qui peuvent être


mesurées, toujours de façon relative et avec les nuances qui s'imposent, par l'intensité de
l'audace que présente le discours. Celle-ci permet à son tour de mesurer l'impact que les
procédés humoristiques peuvent avoir sur le lecteur25. Ainsi, dans Gros-Câlin et Pseudo,
les transgressions sont davantage marquées, tant au point de vue du code social que
discursif, que dans La Vie devant soi et L'Angoisse du roi Salomon. Dans les premiers, les
valeurs s'y dérobent donc davantage que dans les seconds, ce qui peut dérouter le lecteur
plutôt que de le faire rire, puisque les codes — la règle, comme dit Umberto Eco — y
subissent une plus grande déformation et deviennent ainsi moins perceptibles. Le lecteur
peut alors refuser le jeu qui lui est proposé et l'humour pourtant présent dans le texte tombe
à plat. Le résultat est semblable si le lecteur ignore la règle transgressée. Dans un cas
comme dans l’autre, le lecteur ne peut saisir l'humour que par la reconnaissance du double
processus de convocation et de révocation. Il convient donc de se rappeler que le comique,
quel qu’il soit, s'exerce toujours sur un terrain étroit, que même si son pouvoir discursif est
fort, le rire, sa sanction, demeure fragile.

25 Si le lecteur pour sanctionner l'humour ou toute forme de comique doit reconnaître une règle déformée, la
reconnaissance d'une règle qui s'institue d'une œuvre à l'autre d'un corpus, par exemple un style, peut
installer non pas du comique à proprement parler mais une connivence entre le lecteur et ce corpus, un
climat propice à l'éclosion du rire.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
256
4. Synthèse sur l'énonciation et l'hum our

Par définition, l'humour est un processus qui relève de l'énonciation énoncée : il


s'élabore à travers un acte de langage qui décrit ou présente la réalité26 selon une certaine
modalisation (lubie, folie, excès...) tout en laissant voir cette m êm e réalité. Son
déploiement nécessitera donc le recours aux différentes opérations de la mise en discours.
Le parcours énonciatif particulier, double, instauré par le sujet énonciateur humoriste lui
permet, globalement, de surmonter la passion dysphorique qui l’habite, en définitive à
l'origine de tous les parcours (pathémique, énoncif, énonciatif et expressif), ce qui montre
bien le rôle structurant de l'humour pour l'ensemble du discours. Les différents parcours
placent le sujet en leur centre : il est le sujet et l'objet de son discours comme il l'est donc
au niveau de l'énoncé, ces deux processus de transformations ne visant que lui-même. Ces
processus rejoignent les définitions plus philosophiques de l'humour où le sujet, par sa
vision et son discours, installe une distance entre lui et une réalité difficile, distance qui lui
permet de s'accommoder de cette réalité, voire de la dépasser27. Comme nous l'avons
souvent souligné, l'humour est un moyen, une hyper-compétence, pour arriver à cette fin,
faite de lucidité et de savoir : une forme de sagesse ?

Cet humour cependant ne trouve son déploiement complet et sa sanction que dans
le rire. Celui-ci est soumis à un certain nombre de facteurs (d'ordre sociologique,
psychologique...) qu'il ne nous appartenait pas d'aborder dans le cadre de cette étude.
Toutefois, nous avons pu observer le degré, toujours relatif, de transgression des codes
discursifs et sociaux à travers les différentes couches du discours des œuvres de notre
corpus. Le distance qu'installe le sujet humoriste entre lui et la réalité et qui l'aide à
surmonter ses épreuves, cette distance donc peut être de nature à susciter le rire mais, si elle
devient trop grande ou impossible à repérer pour le lecteur, elle risque de gommer cette
sanction qu'appelle l'humour.

26 II s'agit toujours ici de la réalité construite par le texte, celle de l’univers fictif.
27 Nous proposons une forme de synthèse : l'humour se définit difficilement en une phrase. Les théoriciens
prennent soin d'apporter les nuances et les distinctions qui s'imposent. Quoi qu'il en soit, nous donnons à
titre d’exemple de définition l'idée de Jean Fourastié résumée par Denise Jardon : «L'humoriste tente la
réconciliation de la pensée avec la réalité [...]» dans Du comique dans le texte littéraire, Bruxelles/Paris-
Gembloux, De Bœck/Duculot, 1988, p.135.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
CH APITRE VII

D E L'HUM OUR À LA SUPERCHERIE

A . M is e e n s it u a t io n

Lassé du regard distrait que les critiques portaient sur ses œuvres depuis quelque
temps, en raison notamment de son image d'écrivain consacré, par jeu également, Romain
Gary termine d'ailleurs son testament littéraire, Vie et mort d'Émile Ajar, par un «je me suis
bien amusé», il décide, en 1974, de faire publier Gros-Câlin sous un pseudonyme. Il n'en est
pas à son premier. Pour ménager les susceptibilités du ministère des Affaires étrangères,
alors qu'il est encore diplomate, il fait paraître, en 1956, son récit-pamphlet, L'Homme à la
colombe, portant sur l'Organisation des Nations Unies, sous le nom de Fosco Sinibaldi. Un
autre roman, Les têtes de Stéphanie, est publié en 1974 par un certain Shatan Bogat. Quoi
qu'il en soit, ces deux tromperies demeurent des coups d'essai. Il n'en sera pas de même
avec les Ajar. Non satisfait d'im aginer des histoires, c'est un auteur que Romain Gary
s'apprête à inventer.

L'invention est lancée lorsqu'il fait transiter le manuscrit de Gros-Câlin par Rio de
Janeiro ; l'intermédiaire, qui n'en sait d'ailleurs pas beaucoup, a pour mission d'en révéler le
moins possible sur l'auteur, Émile Ajar. On reconnaît d'emblée la valeur du manuscrit arrivé
chez Gallimard, mais déjà des questions surgissent : qui est donc ce mystérieux Émile Ajar ?
Ne cacherait-il pas un autre nom, déjà célèbre ? Aussi, Claude Gallimard préfère-t-il remettre

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
258
cette œuvre à laquelle on croit, mais qui suscite trop d'interrogations dans la vénérable
maison d’édition, au Mercure de France dirigé par son épouse Simone. Dès sa sortie, Gros-
Câlin est remarqué et on songe à le couronner. Pour éviter différentes complications, mais
surtout le dévoilement de la supercherie, Romain Gary écrit des lettres de désistement qu'il
signe A jar et qu'il envoie à des membres du ju ry du Prix Renaudot et de l'Académie
Goncourt.

Pendant ce temps, le milieu littéraire cherche à qui mieux mieux qui pourrait bien se
cacher sous ce nom de plume. On m ise sur Louis Aragon, Raymond Queneau, mais pas
encore sur Romain Gary. Pour m ettre un terme à tous ces soupçons, Gary croit quÉmile
Ajar doit s'incarner : il fait alors appel à son petit-cousin, Paul Pavlowitch, il a le physique
de l'emploi. Peu avant la publication de La Vie devant soi, ce dernier rencontre le directeur
littéraire au Mercure de France, Michel Coumot, et un peu plus tard la directrice de cette
maison d'édition, Simone Gallimard. Ils sortent tous les deux convaincus de ces entretiens
que Paul Pavlowitch est bien l'auteur des livres qu'ils publient, Émile Ajar, d'autant plus
qu'il joue son rôle à merveille. Le milieu littéraire est donc rassuré et même si les critiques ne
sont pas unanimes1, La Vie devant soi est encore un ouvrage remarqué et le prix Goncourt lui
est décerné.

Romain Gary prend alors toutes les précautions qui, selon lui, s'imposent. Il fait
faire de faux papiers pour son petit-cousin, tandis qu'il consulte avocats et fiscalistes. La
machine est minutieusement mise au point. Malgré tout, on continue de s'interroger, surtout
qu'un journaliste du P oint, Jacques Bouzerand, découvre qu'Émile Ajar, c'est Paul
Pavlowitch. On m et peu de temps à faire le lien entre lui et Romain Gary. Ce dernier dément
sur tous les tons. Jacqueline Piatier, du Monde, connaît bien l'œuvre de Gary et est gagnée
par la certitude qu'il est l'auteur des ouvrages d'Émile Ajar. Gary la reçoit chez lui et finit par
la persuader du contraire. Il lui signe même un document pour la rassurer. Le contenu de
Pseudo où Gary apparaît en Tonton Macoute et où toutes les pistes sont brouillées lui fait
gagner la partie : la supercherie est réussie et à la sortie du dernier Ajar, L ’A ngoisse du roi
Salomon, plus personne ne se pose de questions. Or, l'épilogue de cette aventure ne vient
qu'avec la mort de Romain Gary, survenue le 2 décembre 1980, et plus précisément par la

1 À plus de vingt ans de distance, l'une d’elles demeure particulièrement étonnante : celle de Claude Michel
Cluny publiée dans Le Magazine littéraire et rapportée par Dominique Bona dans sa biographie Romain
Gary, n y est question de «racisme féroce». Nous nous permettons de faire remarquer, comme nous l'avons
expliqué précédemment, qu'une lecture trop superficielle qui, précisément, ne tiendrait pas compte de
l’humour risque de mener à des contresens semblables.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
259
révélation que fait Paul Pavlowitch à. Apostrophes, sept m ois plus tard. Peu après, Gallimard
publie Vie et mort d'Émile Ajar, qui confirme le tout. Selon François Caradec, qui consacre
un article aux supercheries dans le numéro de novem bre 1982 du M agazine littéraire,
«l'affaire Ajar» est la plus achevée de toute l'histoire littéraire française.

B. U n e s u p e r c h e r i e l it t é r a ir e

Si, dans cette mise en situation, nous avons peu parlé des œuvres elles-mêmes, nous
entendons à partir de maintenant en faire le centre de cette problématique. Nous posons donc
la question suivante : comment les œuvres, dans une certaine mesure et d'un certain point de
vue, participent-elles à la mise en place et à la réussite de la supercherie2 ? Nous convenons
que cette question demeure vague, aussi nous emploierons-nous dans les prochaines lignes à
la préciser. Par la suite, pour y répondre, nous nous appuierons sur le fonctionnement de
l'humour mis au jo u r par l'analyse sémiotique de notre corpus, qui, pour nous, constitue la
principale pièce à conviction dans cette «affaire».

1. Perspective générale

Les travaux de Louise Milot et Femand Roy3 sur les figures de l'écrit proposaient de
définir la littérarité à partir de leur inscription dans le discours. On peut parler d'inscription
dans la mesure où ces figures jouent un rôle actantiel déterminant, que révèle l'analyse
sémiotique, dans l'organisation narrative du récit. T el est le cas, par exemple, d'un
exemplaire des M ille et une nuits que le narrateur du Vieux Chagrin de Jacques Poulin
découvre dans une caverne près de chez lui. Cette découverte l’amène à s'interroger et à
désirer la rencontre avec la propriétaire de cet exem plaire des contes arabes : Marie K.,
prénom et initiale apparaissant sur la page de garde. Ces deux figures parcourant le récit et
relançant l'action, il est aisé de se rendre compte de l'importance de leur rôle dans l'anecdote.
À travers cette figure littéraire, le livre parle de lui-même, de son processus de signification et
indique ainsi une piste de lecture.

2 En ce qui nous concerne, l'emploi du terme «supercherie» n'est jamais connoté de façon péjorative.
3 Travaux dont on trouvera la synthèse dans MILOT, Louise et ROY, Femand, Les figures de l'écrit, Québec,
Nuit blanche éditeur, 1993.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
260

Quant à nous, nous allons transposer cette démarche à la supercherie. De cette façon,
son inscription dans le discours procéderait, non pas par un type de figure — bien que cela
puisse être le cas avec la figure de l'humour dans Pseudo et surtout dans L ’A ngoisse du roi
Salomon — , mais bien par le fonctionnement de l'humour dans notre corpus, tout de même à
la manière des figures de l'écrit qui mettent en place la littérarité. Mieux, le premier, comme
les secondes, pourrait même permettre une lecture plus riche des œuvres, justement par la
reconnaissance de son rôle dans le récit et, plus globalement, dans la production du sens.
Sans évidemment mettre totalement de côté le contexte socio-littéraire de la surpercherie et son
histoire, c'est toutefois à partir d'une nouvelle perspective, proprement discursive ou, si l'on
veut, littéraire, que nous entendons la traiter.

Romain Gary l'a lui-même affirmé : «Tout Émile A jar est déjà dans Tulipe»4. On
vient de le voir, des critiques avertis avaient déjà reconnu la plume de Gary à travers Gros-
Câlin et La Vie devant soi. D'autres encore, comme Jean-Marie Catonné5, ont bien montré,
après les révélations de Gary et Pavlowitch, les liens de parenté entre les «deux» corpus.
Nous venons de le dire, nous traiterons cette question dans une nouvelle perspective et c’est
Michel Toumier qui nous a en quelque sorte ouvert la voie. Selon lui : «Émile Ajar restera
l'avatar final et éblouissant d’une carrière littéraire qui semblait forte et de vaste horizon [celle
de Romain Gary], mais à laquelle manquait l'épaisseur et l'humour qu'il nous apporte pour
notre joie et notre émotion»6. Si Michel Toumier n'hésite pas à parler de «quatre chefs-
d'œuvre» en ce qui concerne les quatre Ajar, c'est précisément grâce, notamment, à l'humour
qu'ils contiennent. Il préfère maintenir ainsi la démarcation entre l'œuvre proprement dite de
Romain Gary et celle dÉm ile Ajar. Selon notre hypothèse, dans le corpus Ajar, l'humour est
non seulement une caractéristique récurrente d'un roman à l'autre, mais est nécessaire à la
supercherie qui revêt ainsi un caractère littéraire. En d’autres mots, l'humour permet à la
supercherie de s'inscrire dans le discours, d'y jouer un rôle dans le processus de signification
et d’y révéler son fonctionnement : elle y parlerait donc d'elle-même.

4 GARY, Romain, Vie et mort d'Émile Ajar, Paris, Gallimard, 1981, p. 18.
5 CATONNE, Jean-Marie, Romain Gary/Émile Ajar, Paris, Belfond, 1990.
6 TOURN1ER, Michel, Le Vol du vampire, Paris, Mercure de France, 1981, p. 355. Soulignons au
passage la «joie» et l'«émotion» que Tournier associe à l'humour. Ces deux passions font partie de
l'humour : nous pouvons remarquer une fois de plus qu'il ne relève pas que du ludique.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
261

2. Supercherie et humour

Même si, pour Michel Toumier, il est clair que l'humour est une caractéristique du
corpus Ajar qui le distingue des autres œuvres de Romain Gary, il nous importe évidemment
de vérifier s'il est possible d'établir des liens davantage solides entre cet humour et la
supercherie. D'après le P etit Robert, la supercherie est une «tromperie qui implique
généralement la substitution du faux à l'authentique». Pour Umberto Eco7, les cas de
pseudonymie ne sauraient relever de l'usage de faux, puisque seul le nom de l'auteur est
faux, tandis que l'œuvre demeure authentique. L a conjugaison de ces deux énoncés
indiquerait que seul le pseudonyme suffit à installer la supercherie. Malheureusement, de cette
façon, d'un point de vue discursif, ils ne nous permettent pas de la décrire.

Or, c'est en déplaçant la définition du P etit Robert de ce niveau général vers les
œuvres que nous pourrons établir des liens entre humour et supercherie. Ainsi, ces œuvres,
en substituant le faux à l'authentique, c'est-à-dire l'invention de tout type à la réalité définie
par le texte lui-même, révéleraient le travail de la supercherie, ce qui correspond en bonne
partie à celui de l'humour. D'ailleurs, sur le carré sémiotique de la véridiction, les deux
occupent la même place : celle de l'illusoire, alliant le /paraître/ et le /non être/.

vrai

/être/ /paraître/

illusoire

/non paraître/ /non être/ ___

faux

7 ECO, Umberto, Les limites de l ’interprétation, Paris, Grasset & Fasquelle, 1992, p. 184.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
262

C’est donc par leur fonctionnement sémantique et syntaxique semblable que nous établissons
le rapprochement entre la supercherie e t l'humour. Dans l’un comm e dans l’autre, s’instaure
le règne du double, de ce qui n’est pas simultanément à ce qui paraît. Gros-Câlin, La Vie
devant soi, Pseudo et L'Angoisse du roi Salomon p a ra isse n t des œuvres d'Emile Ajar, ce
qui n 'e st pas le cas, cette illusion s’opposant à ce qui est. L'hum our invente — «c'est la
fin de l'impossible» dit le narrateur de Gros-Câlin — , par le langage, pour minimiser ou nier
une difficile réalité, sans toutefois la faire disparaître : nous sommes bien dans le domaine de
l'/illusoire/. Romain Gary n'invente-t-il pas un auteur, c'est-à-dire un nom, du texte, afin de
contrer un état pathémique dysphorique ? Il y a bien là quelque chose qui relève de l'humour,
d'autant plus qu'il a avoué s’être bien amusé, ce qui constitue une sanction au processus
humoristique. La supercherie oppose également l'illusoire et le secret — qui correspond au
point de vue de l'auteur, alliant l'/être/ et le /non paraître/ — , ce dernier devant être gardé, du
moins un certain temps, pour assurer la réussite de la tromperie. L e discours humoristique le
fait aussi, mais imparfaitement. On l'a vu à maintes reprises, il laisse paraître ce qu'il tente à
la fois de cacher. Encore ici, nous nous permettons de faire le lien avec l'anecdote de l'affaire
Ajar : Romain Gary a été démasqué, comme on l'a vu, notamment par Jacqueline Piatier, ce
qui, selon lui, pouvait arriver par une observation le moindrement attentive de son œuvre. Si,
malgré tout, l'humour se maintient dans les textes et la supercherie dans la vie, c'est sans
doute pour atteindre un même objet : s'amuser ou «mettre un peu de bonne humeur», comme
le dit Momo, pour continuer à vivre. Ce rapport étant établi de m êm e que le fonctionnement
de l'humour dans les textes, en rappelant ses principaux traits, nous tenterons donc de cerner
comment la supercherie s'y inscrit à travers eux.

Sur cette lancée, afin de pouvoir en arriver à une lecture de l’ensemble du corpus
comme supercherie, nous proposons de l'approcher à travers les quatre phases de la séquence
narrative : manipulation, compétence, performance, sanction. Cette narrativisation confronte
nécessairement textes et contexte socio-littéraire8.

8 Les fondements théoriques de cette approche — la lecture de la situation littéraire, impliquant texte et
contexte, comme un texte — ont été posés par Louise Milot et Josias Semujanga dans leur article
«Narrativisation de la situation littéraire» dans Protée, volume 21, numéro 1, hiver 1993, p. 57 à 64.
Précisons que nous transposons cette proposition à la situation qui nous occupe : la supercherie.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
263
3. L es textes à l'ép reu v e

G ro s-C â lin
Se déploient notamment dans ce roman un parcours figuratif d'écriture et un autre
amoureux, chacun étant pris en charge par un programme narratif. Agissant comme un voile,
tout ce dispositif, qui contamine également les figures de temps et d'espace, finit par laisser
voir essentiellement la solitude du narrateur-acteur, Cousin. L'organisation thématique
articulée aux structures profondes y oppose /réalité/ et /imaginaire/. Ici, comme dans
l'ensemble du corpus Ajar, le travestissement amusant de la forme de l'expression cache tout
en mettant en évidence un contenu dysphorique. On le voit, c'est un texte qui prend des
détours pour dire ce qu'il a à dire et c'est par là que l'on peut reconnaître le processus
humoristique.

Cousin écrit un traité sur les pythons, métaphore de solitude, pour parler de lui. Il
s'invente une histoire d'amour parce que, comme il le dit, «2 est le seul 1 concevable»9, en
d'autres termes, il se sent affreusement seul. Ces confidences alliées au langage si particulier
constituent une bonne part de l'intérêt de l'œuvre. Non seulement les détours, la forme
humoristique, permettent-ils de raconter une situation grave en mettant un peu de bonne
humeur, ce qui, déjà, constitue une réussite de l'humour, mais ils permettent également au
sujet d'améliorer son sort — de façon toute relative il est vrai — comme nous le dit
littéralement L'Angoisse du roi Salomon.

Ce processus se caractérise par l'invention qui nie le réel, tout en finissant par le
faire accepter, d'où l'installation du double, du paraître qui s'oppose à l'être. Il est
surdéterminé par l'utilisation particulière de la langue et de l'écriture, un habit amusant destiné
à la fois à distraire de son contenu dysphorique et à attirer l'attention sur lui, le tout inscrivant
la supercherie dans l'œuvre. Bien qu'en définitive l'énonciataire implicite sache de quoi il en
retourne — le narrateur-acteur se cache la réalité davantage à lui-même qu'aux autres,
personnages et énonciataire compris — , souvent, le doute risque de s'insinuer chez lui, ce
que confirme la figure du narrataire, double elle aussi. Il est, d'une part, le lecteur du traité et,
d'autre part, un lecteur moins circonscrit quant à son statut, mais résolument incrédule. Le
texte installe le doute également dans cette structure. Toute l'affaire Ajar est à cette image : on
voyait bien que se cachait un écrivain expérimenté sous cette plume, mais le dispositif

9 GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p. 214.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
264

minutieusement mis en place empêchait de le démasquer. On peut se demander si, pour


Romain Gary, là ne résidait pas la part de jeu. Selon lui, on pouvait reconnaître son écriture à
travers celle d’Ajar — ce qui s'est d’ailleurs produit — , quoi qu’il en soit, le paravent qu’il a
installé était suffisamment opaque pour faire durer la partie longtemps.

Un nouveau nom fait irruption dans le champ littéraire et en changeant la


configuration crée en soi une rupture et une nouveauté. De plus, la critique a reconnu Gros-
Câlin pour le renouvellement du langage — en lien avec l’humour — dont il fait montre. Par
ailleurs, du point de vue de l’humour, comme de celui de la supercherie, il s'agit bien de la
mise en place d'un programme. En effet, dans l'anecdote, l’acteur parvient à se transformer
grâce à l'humour, toutefois de façon moins évidente que dans les autres œuvres. Cette
relativité, voire cette ambiguïté, quant à la fin de Gros-Câlin peut être mise en rapport avec
l'inscription de la supercherie, fin qui risque de laisser, encore ici, le lecteur dans le doute. Le
pouvoir de l'humour semble donc connaître des limites qui seront dépassées dans les autres
romans du corpus. Mise en place également en ce qui concerne l'aspect contextuel de la
supercherie : Gros-Câlin est l'œuvre qui commence à susciter des questions dans le milieu
littéraire sur l'identité de son auteur. Pour arriver à performer, le programme de supercherie
doit établir une mystification complète. Pour ces différentes raisons relatives à l'instauration
d'un début, on peut reconnaître que Gros-Câlin constitue la manipulation de ce programme.

L a Vie devant soi


Dans cette œuvre, ce sont principalement les deux plans du langage qui s'opposent,
lui attribuant de cette façon un fonctionnement humoristique. La forme du contenu, à tous les
niveaux du discours, raconte la misère et sa domination, point de départ de ce
fonctionnem ent. C 'est surtout dans la form e de l'expression que s'y trouve le
rebondissement, l'invention, qui aide à faire passer et à dominer cette misère, tant pour
l'énonciataire implicite que pour le narrateur-acteur. Cette structure est englobée au niveau de
l'énonciation : l'acte narratif allège la misère ressentie par Momo. Il revient donc à la forme
de l'expression, aidée des structures discursives par la mise à mal des stéréotypes qu'elles
opèrent, de jouer le rôle d'écran au malheur, un écran presque transparent, il faut bien le dire.
Même si le texte, pris dans son ensemble, révèle son processus humoristique, c’est celui où,
de tout le corpus Ajar, il y est le moins ancré. D'ailleurs, il n'est plus question de l'écriture
d'un traité, comme dans Gros-Câlin, mais bien des «misérables», le second étant plus près de
la réalité mise en place par le texte que le premier. Si les structures profondes confirment

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
265
l'am élioration de la situation du sujet, elles m ontrent cependant un rapport ténu avec
l'hum our.

Comme nous venons de le dire, seules les structures discursives, montrant sous un
nouveau jour des stéréotypes socio-culturels, la forme de l'expression, renouvelant l'usage
prescriptif de la langue, en cachant partiellement la misère, et dans une moindre mesure la
com posante énonciative inscrivent la supercherie dans L a Vie devant soi par leur
fonctionnement humoristique. La supercherie y est donc en quelque sorte moins inscrite que
dans les autres œuvres du corpus. Curieusement, c'est à la suite de sa parution que les
soupçons ont pesé le plus lourdement sur Romain Gary. Même si le texte finit par poser le
nouveau comme valeur sémantique, rappelons qu'il cache seulement en partie l'ancien, ce qui
opère, encore une fois, un dédoublement dans le discours.

La confrontation entre Romain Gary et le milieu littéraire — véritable guerre donnant


lieu à un bon nombre de batailles —, confrontation impliquant également Paul Pavlowitch,
qui risquait d'entraîner la divulgation de toute l'affaire, a permis sa consolidation. Dans le
roman, cette confrontation peut être m ise en relation avec le combat entre Momo et
l'adversité, celle-ci étant incamée plus particulièrement par la maladie de Madame Rosa.
Quant à elle, la consolidation de la supercherie pourrait correspondre à l'apprentissage que
Momo retire de ce combat et à l'amélioration de sa situation affective et matérielle. Si
l'amertume est moins tangible à la fin de La Vie devant soit que dans Gros-Câlin, nous n'en
sommes pas encore aux triomphes que l'on peut observer dans Pseudo et L'Angoisse du roi
Salomon. Le pouvoir de l'humour semble donc se développer, mais la partie n'est pas encore
gagnée, tant du point de vue de l'anecdote que de la supercherie. Ces confrontations nous
permettent donc d'associer La Vie devant soi à la phase d'acquisition de compétence10 du
programme de supercherie, d'autant plus que ce roman s'est vu décerné le prix Goncourt : il
s'agit là d'une véritable qualification.

En rapport avec la supercherie, il convient de mentionner un autre aspect particulier


de La Vie devant soi : la naïveté de Momo, le narrateur-acteur. Bien qu'elle soit plus ou
moins systématique, l'adolescent faisant de temps à autre preuve d'une lucidité déconcertante,
cette naïveté nous a amené à poser l'hypothèse du dédoublement de l'instance dénonciation.
En effet, comme dans ce passage : «Ils [les Africains] ont plusieurs foyers qu'on appelle

10 Dans le schéma narratif, la confrontation se manifeste à travers la phase de compétence.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
266

taudis où ils n'ont pas les produits de première nécessité comme l'hygiène et le chauffage par
la Ville de Paris, qui ne va pas jusque-là»11, on ne peut vraisemblablement attribuer à Momo
tous les jeux de sens que permettent les jeux de langage. Un second énonciateur, bien
conscient celui-là, se met donc en place derrière le narrateur présent dans l'énoncé. On peut
esquisser un lien entre cette structure et le fonctionnement de la supercherie : derrière le nom
d’Émile Ajar se cache un écrivain qui tire les ficelles. D'un point de vue comme de l'autre, la
deuxième instance est difficile à cerner. Sans doute entend-elle qu'il en demeure ainsi pour se
qualifier davantage : la réussite de la supercherie exige un bon paravent afin que la révélation
soit le plus possible retardée.

P seu d o
On l'a déjà dit, cette œuvre apparaît comme la plus embrouillée et la plus déroutante
du corpus Ajar, alors qu'elle est sans doute la plus travaillée. Parodie du Nouveau Roman,
elle cache un sous-texte repérable pour un énonciataire averti. On y assiste par ailleurs à une
double invention qui amène tant l'énonciataire que les personnages à se poser bien des
questions sur les comportements du narrateur-acteur. Il s'invente une folie, en apparence
pour se protéger des malheurs de l'homme qui l'atteignent au plus haut point. Cette invention
en engendrera une autre : l'écriture d'un livre et seule cette écriture s'avérera efficace pour
surmonter les angoisses qui affectent le sujet. Un peu à la manière de G ros-C âlin, les
structures profondes, articulant l’organisation des niveaux de surface, mettent en concurrence
l'/invention/ et la /réalité/. Encore ici, le faux est nécessaire à la domination de l'anti-sujet —
les malheurs de l'homme — qui, lui, demeure bien réel. Ce programme narratif énonciatif
global se répercute à tous les niveaux du discours, aux deux plans du langage.

Donc, afin de liquider son état pathémique dysphorique, le narrateur-acteur se


projette dans une action dans laquelle le /paraître/, son invention étant rendue possible surtout
par le langage, brouille les pistes de /l'être/. C'est le roman où l'invention se fait la plus
persuasive. Son humour ainsi infiltré dans les deux plans du langage y inscrit la supercherie,
d'autant plus, pourrait-on dire, que la figure littéraire de l'éditeur attribue au narrateur un sens
de l'humour en lien avec le processus d'écriture, d'invention. Qu'il s'agisse de la figure de la
folie inventée par le biais d'un programme d'usage, des figures de temps et d'espace qui en
sont affectées, de sa récupération par l'écriture — la fausse folie n'est donc pas seulement

11 GARY, Romain, La Vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975, p. 33.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
267

une figure de refuge — , des structures profondes ou de l'utilisation de la langue qui confond
toute logique, ce systèm e en révélant son fonctionnement hum oristique agit tel un
camouflage.

L'humour instaure une fois de plus le règne du double et parfois de façon très
convaincante. En effet, non seulement ce roman contient-il des forts effets de réel, notamment
par les références à Gros-Câlin, à La Vie devant soi et à tout l'appareil littéraire — édition,
critique et prix — , qui ne font qu'alimenter la fiction, mais il semble également vouloir dire la
vérité sur l'affaire Ajar alors que c'est finalement un brouillage complet qui en ressort. «Je
parle à l'envers pour essayer de dire quelque chose d'authentique...»12, confie le narrateur.
Ces propos peuvent d'une part être associés à l'humour, par l'exhibition d'un travail sur le
langage portant sur le signifiant et ayant des répercussions sur le signifié. D'autre part, ils
peuvent constituer une allusion à la supercherie, l'envers cachant l'authentique, le vrai,
allusion en quelque sorte surdéterminée par les points de suspension : tout n'est pas dit.
Précisément par son aspect fouillé, ce savant jeu de cache-cache humoristique entre réalité et
fiction — double lui aussi : il se retrouve tant dans le texte lui-même qu’entre le texte et le
contexte — met en place la performance de la tromperie : les critiques n'ont d'ailleurs pu s'y
retrouver.

Plus globalement, Pseudo n'est pas seulement le point tournant de la supercherie,


grâce notamment aux différentes allusions dont nous venons de parler, c'est l'œuvre du
corpus où, de toutes les manières, l'activité littéraire connaît son plus grand déploiement.
Cette situation peut servir à nous rappeler que la supercherie est une construction scripturale
associée à l'activité littéraire, elle-même étant vue comme une condition d'existence. Cette
affaire a également eu des répercussions dans le milieu littéraire parisien, aspect contextuel
mis en scène dans Pseudo. S'il en était besoin, on le constate encore une fois, la complexité
de ce roman n'a d'égal que son intérêt et sa richesse, tant pour lui-même que pour la
supercherie.

L 'A ngoisse du roi Salom on


H s'agit d'un roman où l'humour trouve une place de choix, puisqu'il se déploie
dans les structures discursives et narratives, la forme de l'expression et l'énonciation. L'état

12 GARY, Romain, Pseudo, Paris, Mercure de France, 1976, p. 123.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
268
pathémique du sujet manipulateur et du sujet manipulé, fîgurativisé par l'angoisse, ne manque
pas non plus de revenir tout au long du récit, tel un leitmotiv, comme si l'un ne pouvait aller
sans l'autre, ce qui ressort d'ailleurs de la définition de l'humour. Pour surmonter cette
angoisse, le sujet manipulateur et le sujet manipulé, respectivement Salomon Rubinstein et
Jean, introduisent ce «produit de première nécessité»13 qu'est l'humour dans les structures
discursives et narratives. Contrairement à Pseudo, peut-être justement par l'intégration de la
figure de l'humour, L ’A ngoisse du roi Salomon montre son jeu. On y retrouve certes le
processus humoristique, mais on l'exhibe également. L'organisation particulière des figures
de langage, de temps, voire d’espace, a en effet pour mission de tromper l'état pathémique
des sujets. La forme de l'expression n'agit pas autrement, fonction lui étant d'ailleurs
attribuée par le narrateur lui-même. De plus, en opposition à la culture populaire, la création,
de tous ordres, assimilable à l'invention, y est valorisée, ce qui peut être reporté sur la langue
et le discours. Comme on l'a vu, grâce à leur dédoublement, les structures narratives mettent
en place un fonctionnement éminement humoristique : Jean est engagé, presque sans s'en
rendre compte, dans un processus d’apprentissage et il réalise également une réconciliation.
Le roi Salomon, quant à lui, feignant de vouloir simplement distraire mademoiselle Cora, met
en place ces deux actions. On voit l'équivalence quasi parfaite, ici, entre humour et
supercherie, ce qui rejoint notre hypothèse.

H est tellement question, dans ce roman, de l'un et de l'autre, qu'il s'agit en quelque
sorte d'une révélation sur l'ensemble du corpus. D'une part, on peut voir par là une
confirmation du fonctionnement humoristique des autres œuvres, puisque en cas de malheur
et d'angoisse l'humour est un «produit de première nécessité». Les difficultés que vivent l'un
ou l'autre des narrateurs-acteurs les amènent, précisément, à produire ce type de discours.
D ’autre part, la supercherie du roi Salomon révèle son humour, invitant à lire l'inscription de
celui-ci à travers celle-là. Enfin, cette lecture permet de voir L ’A ngoisse du roi Salomon
comme une sanction à la tromperie, puisque pour pouvoir affirm er sa réussite, il faut
nécessairement la rendre publique. C'est d'autant plus vrai que le processus humoristique,
chargé de porter la supercherie, y est pointé. L'objectif étant atteint, cette dernière n'a plus sa
raison d'être, comme c'était le cas de l'écriture dans Pseudo. L'examen de I'énonciation a
posé le caractère à la fois parodique et didactique de ce texte, en référence aux Évangiles. À
l'instar de ces derniers qui révèlent les mystères de la vie de Jésus, L ’A ngoisse du roi
Salomon ne montrerait-il pas également par cet aspect son rôle de révélation ? L'opposition

13 GARY, Romain, L’A ngoisse du roi Salomon, Paris, Mercure de France, 1979, p. 97.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
269

thématique /excès/ vs /mesure/ que l'analyse sémiotique a mis au jour rejoindrait le parcours
syntaxique de la supercherie, si on accepte de la voir comme une démesure, un fait
exceptionnel : la révélation amène un retour à la normale, à un «juste milieu».

C . Sy nth èse

Chacune des étapes de l'analyse de l'humour dans notre corpus nous a amené à
confirmer le rôle déterminant du sujet énonciateur dans ce type de discours. Comme on le
sait, nous parlons plus particulièrement de l'énonciateur présent dans l'énoncé, c'est-à-dire le
narrateur-acteur. H n'est pas indifférent que l'on retrouve ici ce type de narrateur plutôt qu'un
autre, bien qu'il soit dominant dans le roman contemporain. Le premier destinataire de son
humour, c'est le sujet lui-même. Même s'il convoque un énonciataire qui lui est spécifique, il
est le point de départ, le centre et le point d'arrivée de cette problématique, de
problématique. Les différentes théories sur l'humour ne le définissent pas autrement. C'est
donc d'abord par le biais de ce sujet humoriste que nous procéderons à la synthèse entre
humour et supercherie.

Tout commence par l'angoisse. Cousin se sent seul, Momo croit manquer d'amour
et observe la misère autour de lui, Alex et Jean réagissent par une culpabilité excessive face
aux malheurs de la planète. Il s'agit, pour reprendre les termes de Robert Escarpit, de la
phase critique de l'humour pendant laquelle le sujet prend conscience des paradoxes
ironiques14 qui l'entourent ; en d'autres mots, il se rend compte que les choses vont mal
pour lui, qu'il soit directement impliqué ou non. Il va donc faire quelque chose : inventer,
rendre possible l'impossible. Il se trouve alors résolument engagé dans le processus
humoristique. Et pourquoi pas dans la folie pure ? Non puisque, malgré tout, à des degrés
divers selon les œuvres, il demeure lucide. Le sujet humoriste se signale de cette façon :
«j'invente, mais je ne suis pas fou, je sais ce que je fais». Même Momo, le sujet humoriste
naïf de La Vie devant soi, fait preuve de lucidité et finit par être conscient de son usage hors
norme de la langue. Pour le confirmer, les procédés humoristiques, qui appartiennent à la
grande famille des formes du comique, pourront se déployer partout dans le discours et se
verront toujours opposés à une réalité installée dans l'univers fictif en question. Dans le

14 Rappelons-le, l'ironie ne s'oppose pas nécessairement à l'humour, ici, elle est plutôt englobée par ce
dernier.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
270

domaine du comique, même si on retrouvait la folie, elle ne devrait pas en principe être
menaçante.

Nous avons établi un rapprochement entre l'humour et la supercherie notamment par


ce qu'ils comprennent d'invention, d'illusion face à une réalité que l'un et l'autre cherchent à
cacher. Cette réalité passe nécessairement par le filtre du rapport entre le sujet et le langage et
plus largement le discours. Dans chacune des quatre œuvres, ces derniers y sont thématisés.
Cousin parle un français curieux, feint d'écrire un traité sur les pythons dans lequel il raconte
l'histoire d'amour qu'il s'imagine avec sa collègue de bureau M lle Dreyfus. La langue de
Momo sort elle aussi de la norme prescriptive et il propose une vision nouvelle de son milieu
qu'il consignera un jo u r par écrit : des nouveaux «misérables» ; comme on l'a vu, c'est en
quelque sorte déjà fait. Alex invente une folie, qui se répercute dans l'ensemble de son
discours, pour écrire un ouvrage de fiction. Jean reprend à son compte les motivations de
Cousin qui le font «parler autrement». Sa vision lui fait attribuer aux dictionnaires des vertus
régulatrices d'angoisse et inventer «l'amour en général». La machination du roi Salomon,
repérable par le rôle de sujet manipulateur qu'assume ce dernier, si elle ne passe pas par le
discours, elle est caractérisée par l'humour du texte lui-même. C'est grâce à toutes ces
inventions, que les textes rendent redevables au langage et qui, davantage encore de cette
façon, relèvent du processus humoristique, que la supercherie devient lisible dans les
œuvres. Plus précisément, on peut dire que celle-ci, une duplicité, recourt au caractère double
particulier de l'humour, en ce qu'il oppose réalité et invention, le plus souvent discursif, pour
s’inscrire dans le texte.

Comme on l'a vu, l'humour ne permet pas seulement de distraire, de minimiser ou


de nier le réel, mais surtout de transformer l'être de l’acteur, plus spécifiquement sa vision
sur ce réel et, ainsi, de surmonter l'état pathémique dans lequel le sujet se trouvait. Cette
transformation s'opère donc parce que celui-ci produit un discours humoristique. Si cela
ressort clairement des trois premières œuvres du corpus Ajar et moins de la dernière, c'est
que l'humour, contrairem ent aux autres romans, y est thém atisé. Ce processus de
transformation qui fait intervenir l'humour, reporté au fonctionnement de la supercherie prise
comme invention langagière, contribue à l'émergence de cette dernière, un peu à la manière de
l'écriture dans P seudo où celle-ci devient une condition globale d'existence, donc pas
seulement pour le narrateur-acteur.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
271

Notons que si l'invention humoristique fait l'objet d’une quantification variable


selon les œuvres, la forme de l'expression, à ce point de vue, est systématique dans
l'ensemble du corpus, devenant ainsi sa marque distinctive. Rappelons, cependant, qu'elle ne
prend tout son sens qu'en regard de la forme du contenu qui révèle l'angoisse des sujets : les
«ajarismes», qui en constituent une des réponses, sont donc beaucoup plus qu'un jeu qui
n'affecterait que la surface du discours. Par son humour systématique et ses liens avec la
forme du contenu, la forme de l'expression assure à la supercherie des assises tant
syntagmatiques (l'ensemble des quatre œuvres) que paradigmatiques (de l'expression au
contenu pour chacune des œuvres).

La narrativisation du corpus Ajar comme supercherie donne un autre indice de son


inscription dans le discours par le biais de l'humour. À la manière de l'analyse sémiotique qui
procède à rebours, la thématisation de l'humour dans L'Angoisse du roi Salomon, déjà
annoncée dans Pseudo et créant ainsi le lien narratif entre les deux, éclaire le fonctionnement
des quatre œuvres. Dans le mesure où ce dernier roman constitue une sanction de l'ensemble
du corpus, cette phase en étant une, théoriquement, d'évaluation, voire de révélation15, il
révèle littéralement, en en faisant une figure privilégiée, l'importance de la lecture de
l'humour qui inscrit la supercherie, d'autant plus que l'anecdote elle-même humoristique a
comme point de départ une tromperie. Si les figures de l'écrit permettent une lecture de la
littérarité dans les œuvres, c'est par son inscription dans le discours que la supercherie peut
être qualifiée à son tour de littéraire ou de proprement discursive.

Pour M ichel Toumier, la naissance d'Émile Ajar «constitue l'un des aspects
essentiels de la fin de Romain Gary»16, ce qui pourrait très bien être confirm é par la synthèse
de Dominique Noguez sur l'humour, que nous avons déjà citée : «l'humour est une machine
à transformer le malheur en plaisir, mais le malheur se venge»17. Noguez n'hésite d'ailleurs
pas à conclure toute cette affaire par son lien avec l'humour : «Pseudonymes, anonymat,
suicide — parfois les trois successivement (Gary-Ajar) : l'humoriste, au fond, n'aime rien
tant que disparaître»18. Plus modestement, et aussi en accord avec Michel Toumier, nous
dirons qu'une œuvre distincte a vu le jour grâce à l'invention propre à l'humour. D'ailleurs,
sur la couverture des romans, dans la collection Folio, de même que sur celles de certains

15 La terminologie sémiotique a nommé également la sanction «épreuve glorifiante» à travers laquelle,


nécessairement, les exploits du héros étaient rendus publics.
16 TOURNIER, Michel, Le Vol du vampire, Paris, Mercure de France, 1981, p. 351.
17 NOGUEZ, Dominique, L'arc-en-ciel des humours, Paris, Hatier, 1996, p. 20.
18 Ibid., p. 212.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
272

ouvrages critiques et sans doute dans les esprits, le nom d'Emile A jar existe toujours à côté
de celui de Romain Gary.

Signalons enfin une autre réussite de la supercherie. Romain Gary était déçu du peu
de cas que le milieu littéraire faisait de ses œuvres au moment où il imagina toute cette affaire.
Selon Greimas : « [...] tout élan vers l'esthésie est m enacé d'une rechute dans I'anesthésie,
dans «l'usage et l'usure» comme le dit succinctement Michel Toumier»19. Le renouvellement
du langage observable dans le corpus Ajar et associé à l'hum our n'a pas manqué d'attirer
l'attention et a donc en quelque sorte contrer cette «anesthésie» dont Romain Gary se sentait
victime. En effet, s'il est des œuvres dont on a beaucoup parlé à leur sortie, en raison
notamment de leur style particulier, c'est bien le cas de Gros-Câlin et de La Vie devant soi10.
Romain Gary a alors atteint son but : il a avoué, rappelons-le, s'être bien amusé. Nous
parlions de réussite : elle sera même double (comme l'humour). D'un point du vue plus
globalement littéraire ou langagier, l'usure qui menace toute nouveauté n'a pas encore affecté
le corpus Ajar : on le trouve toujours original. En ce sens, et même s'il est peut-être trop tôt,
après vingt-cinq ans, pour parler de durée, on peut dire que Michel Toum ier ne s'est pas
trompé en qualifiant ce corpus de chef-d'œuvre.

19 GREIMAS, A.-J., De l'imperfection, Périgueux, Pierre Fanlac, 1987, p. 86. Greimas reprend ici un
passage de Vendredi ou les limbes du Pacifique dont il fait l'analyse.
10 La Vie devant soi, en plus du prix Goncourt, a fait l'objet d'un autre type de reconnaissance : il fut
porté au grand écran par Moshe Mishari, production qui obtint l'Oscar du meilleur film étranger en
L977.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
C o n c l u s io n

Un serpent de 2,20 m dans un deux-pièces à Paris, un ancienne prostituée juive qui


élève un jeune Arabe, un pseudo fou écrivain et un jeune homme qui aime «en général» une
vieille chanteuse sont des figures de nature à révéler, tant par leur caractère exceptionnel que
leur expression, un potentiel humoristique. Au début de notre travail, de bien des manières et
étant donné les différentes définitions de l'humour, celui-ci semblait résister aux descriptions
précises, situation à laquelle nous désirions rem édier, m êm e partiellem ent, m ême
modestement. Si l'humour est ambigu, difficile à saisir, s'il se manifeste tel un véritable
idiolecte — il ne cesse en quelque sorte de s'inventer un langage — , d'une part, c'est, comme
nous en faisions l'hypothèse, qu'il s'infiltre partout dans le discours et, d'autre part, qu'il peut
ainsi être propice à l'inscription de la supercherie dans le corpus Ajar.

Le sujet humoriste est d'abord un sujet sentant ou passionné : la passion est à


l'origine de l'action double par laquelle le sujet en vient à la dominer, passion qui se manifeste
à tous les niveaux du discours. Elle émerge lorsque le sujet est conjoint à un /ne pas vouloir
être/ ou un /ne pas pouvoir être/, une situation non désirable ou impossible1. Dans Gros-Câlin,
Cousin confie d'ailleurs : «C'est la fin de l'impossible, à quoi j'aspire de tout mon être [être
aimé en ce qui le concerne] »2. Cette modalisation de l'être est associée à une surquantification
d'un sentiment indésirable. Celui-ci est figurativisé par une angoisse liée intimement à la
solitude dans Gros-Câlin. Pour Cousin, les dix millions de Parisiens sont autant d'absents qui
lui paraissent dix fois plus nombreux. Ces grands nombres, figure redondante dans le texte,
marquent la grande quantité qui rend impossible tout contact : on peut penser bien sûr ici à

1 Greimas propose ces lexicalisations dans Du sens II, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 99.
2 GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p. 21.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
274

l'anonym at des grandes villes précisém ent générateur de solitude. L ’occupation


professionnelle de Cousin — il est statisticien, donc toujours aux prises avec les grands
nombres — vient surdéterminer cette grande quantité d'absence qui cause en définitive sa
difficulté d'être. Aussi aspire-t-il au nombre minimal que pourrait lui procurer l'amour, «la
plus douce et la plus rassurante des promesses, celle de 2 = l»3, qui s'oppose évidemment aux
millions de Parisiens absents. Dans La Vie devant soi, la passion de Momo est associable à un
manque d'amour, presque à un manque généralisé, bref, à la m isère. Cette passion se
manifeste par de violentes crises au moment où le garçon se rend compte qu'il n'a pas de mère,
alors que les autres enfants que garde Madame Rosa en ont une, ou lorsqu'il apprend que le
fils de Monsieur N'da Amédée — le souteneur pour qui Madame R osa écrit des lettres —
recevra en cadeau un vélo alors que lui est bien conscient qu'il a à peine de quoi subvenir à
l'essentiel. L'intensité du manque apparaît donc à Momo lorsqu'il est en mesure de comparer
sa situation à celle des autres. Dans P seudo, les malheurs de la planète, figurativisés
notamment par les guerres, le fascisme et la famine, font ressentir à Alex une culpabilité
excessive qui l'angoisse. H se réfugie dans une folie qu'il invente, laquelle le mettra à son tour
dans une situation intenable. Une passion semblable à celle d'Alex affecte Jean, le narrateur-
acteur de L'Angoisse du roi Salomon. Cette passion également causée par les malheurs de la
planète se singularise cependant et s'incarne dans la figure de Mademoiselle Cora, une vieille
chanteuse oubliée. En aimant celle-ci «en général» — il veut faire le bien autour de lui, mais il
n'est pas amoureux d'elle — , il en arrive à se sentir perdu et son angoisse ne fait
qu'augmenter.

Le sujet humoriste émerge donc dans le discours d'abord par son rôle pathémique
d'angoissé, ou de misérable dans le cas de Momo. Nous pouvons ainsi transposer la prise de
conscience de la mauvaise marche du monde qui, selon Robert Escarpit4, constitue la première
phase de l'humour. La manifestation de la passion vient confirmer la modalisation dysphorique
de l'être du sujet : il est en quelque sorte inclus dans le malheur, il le ressent en lui-même. La
somatisation des sujets vient nous en convaincre : les sueurs froides d'angoisse de Cousin, les
crises de Momo, la comportement parfois violent d'Alex ou l'envie de pleurer de Jean.

Au niveau des structures discursives, la sensibilité des acteurs prend en charge de


façon parfois très spectaculaire la passion qui les affecte et qui est à l'origine du processus

3 Ibid., p. 82.
4 Dans L'humour, Paris, Coll. «Que sais-je» n° 877, PUF, 1960, 127 p. Les autres références à Robert
Escarpit renvoient toujours à cet ouvrage.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
275
humoristique : c'est la raison pour laquelle nous avons caractérisé ces acteurs par un style
tensif excessif. Robert Escarpit indique d'ailleurs que l'humour, s'il est affectif, est une
manière d'être pour l'humoriste. D*un point de vue général, c'est ce qui permet à la première
phase de l'humour d'être critique : l'excès signale ce qui ne va pas et qui, autrement, risque
d'être banalisé. Cela se produit régulièrement de nos jours : les médias surexploitent les
guerres, la famine, les catastrophes naturelles, bref la misère humaine, si bien qu'elles ont tôt
fait de perdre leur pouvoir d'émotion. S'installe alors l'anesthésie causée par l'usage et le
temps dont parle Greimas dans De l'imperfection5. L'humour tente de la déjouer.

En plus de leur style tensif excessif, le texte définit globalement les acteurs centraux
comme des figures d'exception. C ette caractérisation constitue une partie du signifiant
inhabituel chargé du rebondissement potentiellement risible face à la passion dysphorique qui
affecte ces acteurs — sans elle, ceux>ci auraient un caractère simplement comique, tel le naïf ou
le chimérique. Si l'on admet que la passion est repérable à tous les niveaux du discours, on
peut voir qu'il s'installe un rapport syntagmatique entre elle et l'ensemble des figures, du point
de vue de l'humour, l'exceptionnel étant une réponse au malheur. Cette observation nous
permet de préciser la définition de Robert Escarpit : les deux phases de l'humour peuvent se
manifester notamment au niveau des structures discursives. D'ailleurs, dans une moindre
mesure toutefois, les figures de temps et d'espace ne fonctionnent pas autrement que les
figures d'acteur. La passion ébranle donc la figurativisation, la rend hors du commun, et est
ainsi perçue dans le texte même. C e dernier aspect signale l'humour, dont l'invention qui
s'oppose à la réalité est caractéristique, invention rendue possible par le langage6, et permet sa
saisie.

Les figures du langage fo n t montre à leur tour de com plexité, tant par leur
fonctionnement que par leur fonction. Si, par définition, l'humour assigne un rôle particulier
au langage, relevant en partie du je u comme c'est le cas pour d'autres formes du comique, il
est intéressant de constater qu'il exhibe cette fonction. Ainsi, on ne manquera de faire
remarquer à tous les narrateurs-acteurs du corpus Ajar qu'ils s'expriment curieusement. Dans
la plupart des cas, ils s’expliquent en. convoquant la fonction principale de l'humour : jouer par
l'invention et l'innovation pour ne pas désespérer ou plus exactement jouer pour dépasser le
désespoir. D'une part, le langue des narrateurs participe à la caractérisation de ceux-ci comme
figures d'exception et, d'autre part, cette caractérisation se voit justifiée par le langage en

5 GREIMAS, A. J., De l'imperfection, Périgueux, Pierre Fanlac, 1987, p. 86.


6 Par «langage», nous entendons ici tant la langue que le discours.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
276
réaction à la passion à l'origine du processus humoristique. À travers ce jeu — tout de même
sérieux — la langue en elle-même et comme reflet des rapports sociaux se trouve critiquée et
constitue en quelque sorte une mise en abyme du processus humoristique. Une langue
particulière est utilisée par le sujet parce que les choses vont mal, langue qui est chargée
d'attirer l'attention sur cette mauvaise marche du monde. Par là également se glisse la critique
et l'aspect ludique permet un mouvement vers l'euphorique, le rebondissement. Cette langue,
étant celle du narrateur, marque bien la place centrale du sujet dans ce processus : il est au cœur
de la passion et responsable de l'énonciation qui la liquidera.

Au niveau thématique du discours, plus profond, si on peut difficilement parler de


fonctionnement humoristique, il demeure que les valeurs sémantiques posées par le texte
viennent en quelque sorte donner un appui à l'humour. Ainsi, l'invention, l'imaginaire et la
marginalité viennent s'opposer à la réalité et à la normalité, ce qui reprend d'une certaine
manière le processus humoristique. Selon Jean Fourastié7, l'humour nie ou minimise la réalité
par l'invention, langagière pourrions-nous ajouter. Il est intéressant de signaler que les œuvres
du corpus Ajar reprennent ce processus dans son entier. L'extravagance des narrateurs-
acteurs, de quelque nature qu'elle soit, révoque la réalité toujours bien présente dans le texte.
S'il va de soi que cette réalité peut interférer avec celle du lecteur — qui peut, par exemple, lui
aussi éprouver la même chose que Ramon et Nadine face au récit de Momo — , le texte ne s'en
remet pas seulement à elle dans l'élaboration du discours humoristique, ce qui y marque bien
son ancrage et le processus de déformation tant des formes figées du langage que des
stéréotypes socio-culturels.

Le thème de l'amour semble revêtir une importance certaine dans le corpus Ajar.
Cousin et Momo le recherchent. Si Alex liquide sa folie grâce à l'écriture, l'amour n ’est pas
étranger à cette rédemption. Quant à Jean, il est aux prises avec l'amour « en général » : il
devra trouver celui qui lui convient, à sa mesure, pour se libérer de ses angoisses. Pourtant,
l'analyse n'a pas directement mis en évidence ce thème. Toutefois, notre travail a permis de
bien signaler le manque d'amour, de fraternité, ou sa mauvaise distribution, manque à partir
duquel le processus humoristique se mettait en branle. Nous avons maintes fois eu l'occasion
de souligner que l'humour constituait un moyen ; l'espoir — l'euphorie — auquel il
conduisait révèle sans doute la fin du processus, espoir comprenant l'amour, sauf pour
Cousin. Cette particularité constitue une autre confirmation de notre lecture de Gros-Câlin :

7 Dans Le rire, suite, Paris, Denoël/Gonthier, 1983, p. 156.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
277

l'humour y semble davantage persistant à la fin du récit que dans les autres œuvres. Le moyen
n'y a pas encore trouvé sa fin.

La passion dont nous parlions plus haut s'articule aux structures narratives de surface
en mettant en place la phase de manipulation, une manipulation derrière la manipulation en
quelque sorte. De la même m anière que cette passion est à l'origine du processus
humoristique, elle est également à l'origine de l'action, ce qui nous permet de confirmer la part
importante du syntaxique dans l'humour, comme le proposaient Robert Escarpit — lorsqu'il
parle de ses deux phases — et Denis Bertrand8 — selon lui, l'humour relève de l'ordre
syntagmatique. Le sujet humoriste est d'abord un sujet passionné dont la modalisation de l'être
le conduit ensuite à agir, l'y oblige même, cette m odalisation rendant compte d'un état
indésirable ou intenable figurativisé par les figures de solitude, de misère ou du malheur. Ce
point de départ est important parce qu'il distingue bien l'action humoristique de l'action
comique. Les deux se caractérisent par une certaine complexité — des digressions, des détours
— , mais l'histoire comique ne prend pas nécessairement, voire pas du tout, son origine dans
une passion dysphorique.

Le sujet humoriste s'engage donc dans une action aux nombreux détours dont on
reconnaît le caractère comique par leur apparente inutilité dans la logique de l'action. Leur rôle
se situe donc ailleurs. Ces détours illustrent en réalité le combat que mène le sujet contre la
passion qui l'affecte, combat dans lequel sa principale arme est précisément le discours et qui
révèle la dimension polémique du récit. L'action humoristique prend donc sa source dans le
malheur et s'y frotte continuellement jusqu'à sa fin. Mais elle n'est pas que malheur. C'est ici
qu'entrent en jeu les digressions : l'action humoristique sera donc également caractérisée par
des ruptures, elle portera atteinte à la logique des enchaînements, comme le dit Denis Bertrand.
Cela est particulièrement vrai dans Gros-Câlin et Pseudo dont les narrateurs-acteurs sont ceux
qui recourent le plus à l'imagination, comme nous le confirment les formes sémantiques du
discours. Les nœuds du reptile et de l'angoisse dans l'un et le décousu de la folie dans l'autre,
s'ils sont en partie destinés à distraire le sujet comme son énonciataire, constituent aussi un
moyen pour lui de composer avec l'adversité. La complexité de l'action est moins évidente
dans L'Angoisse du roi Salomon. Toutefois, c'est bien par un détour que Jean fait
l'apprentissage de la vie, un apprentissage qui lui permettra finalement d'être lui-même, de
revenir à une certaine mesure après quelques excès, bref d'être heureux. Les détours, bien que

8 Dans «Ironie et humour : le discours renversant», Humoresques n° 4, janvier 1993, Nice, Z'éditions, p. 27 à
41.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
278

présents, se font beaucoup plus rares dans La Vie devant soi. Nous ne pouvons que conclure
que le niveau narratif y prend en charge la passion à l'origine de l'humour mais que son
rebondissement — la part proprement comique de l'hum our— ne s'y manifeste que très peu.

Le sujet passionné n'est pas simplement sujet du faire de l'action principale, il sera
également sujet énonciateur, puisqu'il raconte cette action. On assiste donc à un dédoublement
des programmes narratifs. Le programme de récit, dont la composante énonciative précise la
nature, ne vient pas simplement prendre en charge celui de l’action principale, il y intervient
également, marquant une fois de plus la complexité du récit humoristique. L'acte narratif
participe donc au combat, à la liquidation de la passion, ce qui correspond parfaitement au rôle
du discours humoristique. Si c'est bien le cas dans les quatre œuvres de notre corpus, cette
manifestation du rôle de l'acte narratif dans l'humour est particulièrement remarquable dans La
Vie devant soi et Pseudo. Dans le premier cas, Momo avoue se sentir mieux après avoir livré
une partie de son histoire. Dans le second, les événements racontés deviennent sujet de livre,
nourrissent l'écriture — thérapeutique — seule capable d'amener Alex à surmonter ses
angoisses, à laisser de côté sa pseudo folie. Le projet de Cousin dans Gros-Câlin est d'écrire
un traité sur les pythons, ce qui n'est qu'une façon détournée de confier sa solitude et, pour lui
aussi, de s'en accommoder, jusqu'à un certain point. L'acte narratif se fait beaucoup plus
discret dans L'Angoisse du roi Salomon ; nous ne pouvons donc déterminer son rôle que par
le biais de la composante énonciative. Rappelons toutefois que la présence continue de la figure
de l'humour dans ce roman met en quelque sorte en place une synthèse de ce qui se produit
dans les autres œuvres.

En effet, le sujet prenant conscience de la situation difficile dans laquelle il se trouve


n'a d'autre choix que de s'engager à la fois dans une action et un récit qui lui permettront,
d'une part, d'apaiser la passion liée à cette situation et, d'autre part, d'accepter cette dernière.
Comme nous l'avons dit et comme cela est clairem ent énoncé dans L'Angoisse du roi
Salomon, l'humour est une arme d'autodéfense, c'est-à-dire un moyen de vivre malgré les
difficultés que le sujet rencontre, en somme une compétence. En définitive en ce qui concerne
notre corpus, l'action humoristique participe nécessairement à l'apprentissage du sujet. En cela
l'application confirme la théorie : l'humour transforme plutôt son être que son univers, lui
donne une nouvelle vision du monde, lui apprend à composer avec lui.

Si le rôle de la composante narrative est déterminant dans la saisie du discours


hum oristique, celui des structures élém entaires de la signification est davantage

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
279
complémentaire que révélateur, celles-ci venant valider l'analyse des niveaux de surface. Cela
n'est guère étonnant puisque le niveau profond du discours perm et théoriquem ent de
désambiguiser le texte alors que l'humour se nourrit de flou, de dédoublements, donc ici
logiquement moins perceptibles. Ceci étant, il est tout de même intéressant de constater que,
même si c'est de façon générale, tous les aspects du discours humoristique relevés dans les
structures de surface laissent des traces dans les structures profondes. Ainsi, nous avons défini
globalem ent les valeurs sémantiques dans notre corpus par le couple oppositionnel
/extraordinaire/ vs /ordinaire/. Ces valeurs marquent la détermination exceptionnelle tant des
figures, de l'action que du programme narratif de récit par la qualification qu'ils y reçoivent
dans le texte même.

Comme nous avons maintes fois eu l’occasion de le dire, les narrateurs-acteurs sont
généralement perçus par leur entourage comme des marginaux, notamment pour leur utilisation
particulière de la langue. En raison de désordres passionnels, ces figures d'exception entrent
généralement en collision avec des figures quant à elles davantage conventionnelles associées à
la réalité de l'univers fictif : de là surgit habituellement l'humour. Cousin annonce son mariage
imminent avec Mlle Dreyfus alors qu'il avoue, presque dans le même souffle, ne lui avoir
jamais adressé la parole. Le lecteur a tôt fait de comprendre que la belle ne partage aucunement
les intentions du propriétaire du python. On comprend également que la solitude qui affecte
Cousin le fait basculer dans un monde imaginé. Dans La Vie devant soi, l'énonciataire
implicite se rend compte rapidement de la marginalité de Momo et de son entourage, de leur
misère ressentie de façon aiguë par l'adolescent. Cependant, c'est par la réaction de Nadine et
Ramon à son récit que le texte marque cette marginalité. La vision en quelque sorte inversée de
Momo qui fait des Français à Belleville, donc à Paris, des étrangers, constitue l'un des intérêts
de l'œuvre en attirant l'attention avec humanité sur des réalités souvent banalisées ou que les
bien-pensants — qu'il peut arriver à chacun de devenir — préfèrent ignorer. L a sensibilité
démesurée d'Alex et de Jean les conduit, face aux malheurs de la planète, à adopter des
attitudes et des comportements que leurs proches jugent excessifs.

Extraordinaire apparaîtra à son tour l'action dans laquelle s'inscrivent ces acteurs,
détermination repérable au niveau profond. Annoncer un mariage sans en avoir parlé avec la
principale intéressée, simuler la folie et aimer «en général» ne sont que quelques exemples qui
donnent lieu à une action généralement faite de détours et de ruptures. Rappelons encore une
fois, cependant, que l'action de La Vie devant soi est la moins humoristique du corpus Ajar.
Tant par la langue qualifiée de curieuse par l'entourage des narrateurs que par le programme

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
280
narratif de récit qui intervient dans le program m e principal, le langage relève également de
l'isotopie de T/extraordinaire/ en signalant de cette façon que l'humour est un discours qui
s'oppose à toute norme.

Les valeurs sémantiques posées par le texte correspondent donc bien à des éléments
nécessaires à la mise en place du discours humoristique. Toutefois, c'est par la syntaxe
fondamentale et la catégorie thymique que les structures profondes rendent le mieux compte du
processus humoristique. Ainsi, dans tous les romans de notre corpus, le parcours syntaxique
profond révèle le passage de la dysphorie vers l’euphorie, de la même manière que l'humour
prend sa source dans le malheur pour ensuite rebondir vers un comique associable à une forme
de plaisir : L'euphorie. Le parcours syntaxique fo n d a m e n ta l que nous avons tracé en pointillés
confirme le doute que le lecteur peut avoir au sujet de l'euphorie dans la finale de Gros-Câlin.
Autre fait intéressant : tant le programme principal que le programme de récit sont pris en
charge au niveau profond par la même syntaxe, ce qui confirme le rôle de l'acte narratif dans la
transformation du sujet qui se fait donc à travers le discours humoristique. Nous avons vu par
ailleurs dans Pseudo que le parcours syntaxique est dédoublé. Cette particularité est celle qui
illustre sans doute le mieux le rôle de la syntaxe fondamentale dans la saisie de l'humour en
montrant la recatégorisation dont fait l'objet la réalité, d'abord dysphorique et finalement
euphorique. Elle place égalem ent l'humour associé surtout à l'invention à mi-chemin du
parcours qui peut être vu, encore ici, comme un moyen d’arriver à ses fins : une compétence.

On notera l'effet de redondance que peut créer l'examen des structures profondes. Si
cette redondance est agaçante tant pour l’analyste que pour son lecteur, elle demeure nécessaire
précisément parce qu'elle vient ainsi valider la lecture des niveaux de surface. Dans le corpus
Ajar, l'analyse de l'énoncé nous permet donc de confirm er la part importante qu'y prend
l'humour. On y perçoit déjà par l'implication de la problématique du langage que cette analyse
demeure évidemment incomplète sans celle de l'expression et de l'énonciation.

On a maintes fois relevé les difficultés, tant d'ordre théorique que d'ordre pratique, de
traiter la forme de l'expression. Pourtant, une part non négligeable de l'intérêt des œuvres
littéraires y réside, a fortiori si celles-ci comportent des jeu x de langage. Ce sont en effet ces
derniers qui ont d'abord attiré notre attention sur le corpus Ajar. Il demeurait possible de se
satisfaire d'une analyse fragmentaire de ceux-ci, mais nous avions l'intuition que leur rôle
dépassait celui d'ornement agréable ou ludique. Nous tenions donc à considérer ce rôle à
l'intérieur de l'ensemble des composantes du discours e t les récents développements de la

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
281

sémiotique de l'École de Paris indiquaient que c'était du côté des passions qu'il fallait pousser
les recherches. Cette voie nous a semblé d’autant plus appropriée que l'humour prend sa
source dans une passion dysphorique, selon ses différentes définitions et comme le confirme
l'analyse de l'énoncé de notre corpus.

Un examen plutôt traditionnel d'un certain nombre de figures de l'expression nous a


perm is, d'une part, de les identifier comme procédés hum oristiques et, d'autre part,
d'esquisser des liens généraux entre ces figures et la forme du contenu. En prenant appui sur
les propositions d'Andrée Mercier9 et de Denis Bertrand10, c'est encore et toujours par le biais
de la dimension passionnelle du discours que nous avons pu systématiser ces liens entre
expression et contenu. Comme on l'a vu, le sujet passionné au style tensif excessif, défini
comme acteur exceptionnel, s'engage dans une action qui ne l'est pas moins afin de pallier sa
passion dysphorique. Ici, action veut dire également récit et recours à une langue jugée
curieuse dans notre corpus par l'entourage des narrateurs-acteurs. En raison même de son état
pathémique, le sujet est conjoint à un vouloir dire ou écrire différemment — un devoir dire
attribué par le contexte social dans le cas de Momo — et son expression humoristique se
comporte tel un idiolecte passionnel11, il s'agit en partie d'une autre manifestation de sa
passion. Dans trois des quatre œuvres de notre corpus, le sujet énonciateur n'explique pas
autrement son usage de la langue, ce que l'on peut saisir intuitivement et qui se confirme donc
théoriquement.

En effet, l'expression humoristique, que nous avons nommée «passion linguistique


idiolectale», privilégie certains procédés de langage qui ont par définition des liens de structure
avec elle, telles l'ellipse et l'analogie, et qui s'installent dans l'espace du texte pour créer le
signifiant inhabituel et ainsi distraire par son aspect comique ce sur quoi, paradoxalement, ils
sont chargés d'attirer l'attention : on notera une fois de plus le fonctionnement double de
l'humour. Ces procédés permettent également le dédoublement, voire le triplement, du
signifié, caractéristique de l'humour. De cette façon, se glissent dans le texte la critique à la
base du discours humoristique, le jeu et surtout, globalement, le fonctionnement isotopique
des signifiés qui ainsi rejoignent les structures du contenu. Le plus souvent, les jeux de

9 Dans «Le style et sa théorisation ou les nouveaux aspects de la sémiotique», Protée, volume 23, n° 2, hiver
1995, p. 7-15.
10 Dans «La Nuit défigurée». Espaces du texte. Recueil d'hommages pour Jacques Geninasca, Boudry-
Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1990, p. 113-122.
11 Selon la proposition de Greimas et Fontanilïe dans Sémiotique des passions, Paris, Éditions du Seuil, 1991,
p. 38.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
282

langage disaient à leur manière la difficulté de vivre des acteurs centraux. D e la forme du
contenu ressort une orientation axiologique qui va du dysphorique vers l'euphorique. Dans la
forme de l'expression, ce processus se retrouve également dans la mesure où le malheur est
changé en plaisir par les jeux de langage, en ce sens que des choses graves sont énoncées de
façon inhabituelle, potentiellement risible. Enfin, on peut parler de recatégorisation linguistique
puisque l'ensemble de ces procédés crée un effet-discours de nouveauté qui s'oppose au
sociolecte, opposition mise en évidence à l'intérieur même des quatre œuvres de notre corpus.

Ainsi se trouve confirmé le rôle que veulent faire jouer Cousin, Alex et Jean — le cas
de Momo étant particulier — à l'usage hors-norme de la langue. Comme il l'est pour les autres
composantes du discours humoristique, un état pathémique est donc à la base de l'expression
humoristique qui se manifeste dans le discours de façon semblable à une passion. En effet,
généralement, le retour à une langue davantage normative correspond à la liquidation de cette
passion. La jonction entre forme du contenu et forme de l'expression ne s'opère pas seulement
en amont avec la passion, mais également en aval avec la transformation principale à laquelle
cette expression apporte son concours et qui, on l'a vu, correspond principalement à la
transformation de l'être du sujet, de sa vision du monde. Encore au point de vue de
l'expression, l'humour est un moyen associable à une compétence, ce qui établit un autre lien
avec le fonctionnement du contenu de même qu'avec les différentes définitions de l'humour.

Le recours à la dimension passionnelle du discours pour saisir l'expression


humoristique convoque, à son tour, la composante énonciative, la langue particulière dont le
sujet sentant ou passionné fait usage pour surmonter ses angoisses s'inscrivant globalement
dans l'acte énonciatif. Si ces angoisses en constituent la base, le déploiement de son discours
devient humoristique par un dédoublement des parcours énonciatifs : le sujet énonciateur se
raconte alors qu'il semble avoir un autre projet de récit. Ces deux parcours en viennent à se
confondre et à jouer le même rôle ; plus exactement, le programme de récit intervient telle une
compétence dans le programme principal. Dans notre corpus, le dédoublement est plus ou
moins marqué selon les œuvres. Ainsi, dans Gros-Câlin et Pseudo, deux parcours énonciatifs
cohabitent presque tout au long du récit alors que dans La Vie devant soi et L'Angoisse du roi
Salomon le second parcours n'est composé que de quelques marques, voire d'allusions. Dans
tous les cas cependant, le jeu de l'énonciation révèle sa dimension humoristique. Au risque de
nous répéter, la nécessité pour le sujet de raconter lui vient d'une passion dysphorique, puis ce
dernier s'engage dans un récit qui prend généralement des moyens détournés pour dire ce qu'il
a à dire. Pour le sujet humoriste, la seule façon possible de vaincre son mal de vivre — il y est

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
283
parfois carrément obligé — , c'est à travers cet acte de langage qui prend des détours. L'espace
du texte devient le lieu de sa transformation.

À cette particularité de l'énonciation humoristique, s'ajoute la vision — ou la


focalisation — , elle aussi particulière, du sujet énonciateur. Cette vision est en quelque sorte
filtrée par l'imagination ou la naïveté, toutefois celles des autres acteurs vient s'y opposer,
notamment par le biais du discours rapporté. Cette opposition crée un choc qui perm et à
l'humour de se glisser dans le récit. Il est à souligner que le sujet énonciateur, même dans les
cas où sa vision semble la plus éloignée de celle des autres acteurs, est parfois conscient de
celle-ci d'une manière ou d'une autre. Il fait donc preuve de lucidité, même Momo qui est le
plus naïf, même Cousin qui semble aller le plus loin dans l'imagination. Le sujet humoriste
invente, il le sait et le fait parce que la réalité qui l'entoure ne lui convient guère. Mais sa
capacité d'invention lui permettra en bout de course d'accepter cette réalité qu'il percevait
d'abord comme désagréable. La focalisation intervient donc dans l'élaboration du discours
humoristique par un autre dédoublement : celui des visions à l'intérieur même du texte.

Puisqu'il est question de vision particulière, de dédoublements et de jeux subtils avec


la réalité, le rôle de l'énonciataire s'avère déterminant dans l'humour. D'une certaine manière,
on pourrait dire que le discours humoristique lui attribue son rôle, le lui dicte presque. La
figure du narrataire montre bien dans l'un ou l'autre des romans de notre corpus le
dédoublement de focalisation dont il vient d'être question. Le narrataire agit presque en
médiateur entre le narrateur et l'éventuel lecteur, en ce sens qu'il vient indiquer que la vision de
ce narrateur lui paraît invraisemblable ou simplement difficile à croire — véritable signal de
l'humour — , ce que ce dernier s'empresse généralement de nier, assumant encore de cette
façon son rôle de sujet humoriste.

Plus globalement, l'énonciataire implicite du discours humoristique est celui qui en


reconnaît les procédés à tous les niveaux. Si, toujours, le sujet humoriste montre son jeu, il le
fait parfois de façon subtile — le caractère ténu du signal de l'humour pouvant être une marque
de sa qualité. L'énonciataire devra donc pouvoir le déjouer. Il va de soi que des connaissances
encyclopédiques sont convoquées pour n'im porte quelle lecture, mais celle de l'humour
nécesssite davantage une connaissance du discours, révélant une fois de plus les rapports
étroits entre le langage et cette forme du comique. Sans ce savoir donc, une partie plus ou
moins importante de ses effets tombe à plat. Dans notre corpus s'entremêle au récit des
narrateurs le discours scentifique, religieux et littéraire. C'est à travers le savant mariage de

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
284

deux types de discours que peut jaillir l'humour. Cela est également vrai en ce qui concerne les
procédés langagiers que l'humour emprunte à la langue courante — des formes figées — pour
les déformer. L'énonciataire im plicite reconnaît l’ancien sous le nouveau et apprécie la
déformation qu'opère l'humour du premier par le second.

Il est cependant tout à fait envisageable que le lecteur puisse ne pas se superposer à cet
énonciataire implicite. L'humour transgresse des codes discursifs et sociaux qui doivent être
connus et reconnus par le lecteur pour qu'il puisse sanctionner cet humour par le rire. Dans le
cas contraire, le discours humoristique risque de ne pas produire son effet. Nous avons pu
observer que Gros-Câlin et Pseudo pouvaient être perçus comme davantage transgressifs que
La Vie devant soi et L'Angoisse du roi Salomon. Si l'analyse a révélé l'humour tant des uns
que des autres, celui des premiers peut donc être plus difficilement repérable pour le lecteur
que celui des seconds. Cela est sans compter les facteurs d'autres ordres qui interviennent dans
le domaine du risible et que nous n'avons pu aborder dans le cadre de cette étude. D'un côté, il
est donc possible par une analyse rigoureuse du texte d'en mettre au jo u r les procédés
humoristiques, de l'autre, il faut se rappeler que les résultats de cette analyse demeurent en
quelque sorte des potentialités soumises à la sanction du lecteur et à tous les facteurs qui le
concernent.

Ceci étant, la lecture sémiotique de l'hum our dans notre corpus nous a permis d'en
saisir la complexité et la richesse. Non seulement l'humour rend-il compte à la fois du sérieux
et du comique, mais, parce qu’il s'installe partout dans le discours, par le biais d'une passion,
il participe au processus de signification. Cette lecture donne donc une explication — qui
pourrait évidemment être complétée par d'autres types de lecture — de ce qui paraît bizarre,
voire insensé, dans les œuvres et m ontre une intégration signifiante de la plupart des
particularités, de tous les aspects du discours, et notamment des ajarismes, point de départ de
notre recherche.

Dans Gros-Câlin, la figure du python est intéressante à plus d'un titre. Selon le point
de vue du narrateur, Gros-Câlin est d'un naturel affectueux alors que le fait de garder un
serpent suscite à tout le moins la curiosité des autres acteurs qui jugent le reptile dégoûtant
plutôt qu'affectueux. Le choc des visions dans cette situation révèle l'imagination du narrateur-
acteur et installe déjà l'humour dans le récit, car il s'agit bien d'humour. À quelques reprises,
Cousin signale qu'il sait bien ce qu'il fait : l'énonciataire est prévenu. D convient donc de ne
pas prendre cet énonciateur avec tout le sérieux que lui-même manifeste généralement. La

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
285

figure du python imprime également à la narration et à l'expression les mouvements sinueux


du reptile qui créent, comme on l'a vu, un espace textuel inhabituel qui sert d'exutoire au sujet
énonciateur passionné. Malgré les différents jeux dont fait montre le texte, il n'en laisse pas
moins voir la solitude de Cousin, sa difficulté d'être. On reconnaît bien là le paradoxe propre à
l'énonciation humoristique : elle feint le plaisir, mais cette feinte devient perceptible et dit toute
la gravité de la situation, qui n'est que partiellement dissipée dans ce roman.

A la lumière de l'analyse, La Vie devant soi apparaît comme une œuvre moins
complexe que les autres Ajar12. L a vision inversée et l’expression particulière n ’en sont pas
moins riches : elles permettent à Momo d’évoquer sa misère de façon comique. L ’humour naïf
qui se glisse à travers elles n’agit pas autrement que dans Gros-Câlin : elles créent un choc,
présentent drôlement de tristes réalités. Bien que la forme du contenu demeure un lieu de
déploiement du discours humoristique, c'est davantage l'expression qui assume le rôle du
rebondissement. Ainsi, le roman devient de nouveaux «misérables». Momo le confie : « [...]
c'est ce qu'on écrit toujours quand on a quelque chose à dire»13. On voit par là tout le sérieux
du propos : la misère demeure, on peut simplement la dire autrement. Pour Momo, cependant,
le récit humoristique participe à son apprentissage de l'amour comme de la vie et améliore sa
situation affective et matérielle.

Dans P seudo, l'hum our perm et de saisir le méta-discours littéraire, les jeux
intertextuels n’étant pas que ludiques : ils s'intégrent aux valeurs posées par le texte. Si la
lecture fait ressortir une certaine folie de toutes les composantes, le rapport entre cette dernière
et l'écriture révèle l'humour qui, encore ici, sera rédempteur pour le sujet. La folie dit son mal
de vivre en niant la réalité et l'écriture qui prend des détours devient ainsi humoristique et
guérit le mal. Rappelons que la figure littéraire de l'éditrice interprète comme de l'humour les
extravagances des agissements et de l'écriture d'Alex. Il s'agit de la seule œuvre du corpus où
le dédoublement parodique de la composante énonciative, non dénué d'humour, renvoie à une
forme littéraire qui n'est pas sans rappeler le Nouveau Roman, auquel il est d'ailleurs fait
allusion.

Non seulement l'humour s'inscrit-il égalem ent dans toutes les composantes du
discours de L'Angoisse du roi Salomon, mais il en devient une figure privilégiée, sa définition
dont il fait l'objet dans cette œuvre correspondant à son fonctionnement dans les autres œuvres

12 Un point de vue sociologique expliquerait sans doute ainsi une partie de son succès.
13 GARY, Romain, La Vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975, p. 215.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
286

du corpus. L'humour est un moyen de continuer à vivre lorsque les choses vont mal et
entraînent l'angoisse — une arme d'autodéfense, selon le narrateur — , comme si le texte
constituait une réponse au titre de ce rom an qui clôt le cycle. L a volonté d'énoncer
différemment pour contrer cette angoisse et générer une forme d'espoir y est reprise de la
même manière que dans Gros-Câlin. E n outre, la composante énonciative nous indique que ce
roman est en quelque sorte un évangile14 qui n'oppose pas les religions mais les réconcilie : ce
sont bien des valeurs liées à l'entraide et à la fraternité — toutes les races, tous les continents et
plusieurs religions y sont représentés — qui permettent d'arriver à l'optimisme débordant sur
lequel s'achève le roman. L'humour en est le chemin obligé, un humour fait de connaissances,
notamment figurativisées par les dictionnaires. Dans l'acte énonciatif humoristique, ces
connaissances permettent sans doute au sujet de prendre une distance face aux mauvais coups
du sort qui l'affectent. Dans les dernières lignes du roman, le roi Salomon encourage d'ailleurs
Jean à continuer à s'instruire.

Notre lecture nous a conduit à vérifier notre hypothèse de départ : nous avons pu
montrer que l'humour est repérable à tous les niveaux du discours et dans les deux plans du
langage ou y laisse des traces. Le discours humoristique ainsi constitué participe aux enjeux du
récit dans notre corpus et attribue au sujet un style sémiotique humoristique. Situé au niveau
des préconditions du sens dans le parcours génératif de la signification, il laisse sa marque
dans toutes les composantes du discours.

On peut d'abord saisir le style sémiotique du sujet par la façon dont il sera affecté par
une passion. Dans l'humour, il ressent de façon aiguë une passion dysphorique, aussi les
structures discursives lui attribuent-elles un style tensif excessif. P ar le biais de son
imagination et de sa vision particulière, décalée de la réalité inscrite dans le texte — réalité
dysphorique et ainsi liée à la passion du sujet — , la figurativisation sera faite de
dédoublements, de cohabitations inhabituelles, de renversem ents, lesquels s'inscrivent
toujours dans l'espace de son discours.

Le style sémiotique humoristique continue à se construire à travers les structures


narratives de surface par leur dédoublement. Logiquement repérable en amont de la
manipulation et ayant partie liée avec l'anti-sujet — lui-même associé à la réalité dysphorique
— , le parcours passionnel du sujet vient bousculer à leur tour les structures narratives. Ce

14 Selon Robert Escarpit, le discours humoristique peut dans certains cas se faire didactique.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
287

parcours va jusqu'à porter atteinte à leur logique et les complexifie, laissant ainsi l'espace
textuel propice au déploiement et au rebondissement humoristiques. Le dédoublement des
programmes narratifs permet au sujet de raconter une histoire, la sienne — ce qui marque bien
qu'il en est également l'objet —, et de le faire à travers un autre discours ou en racontant une
autre histoire. Ce deuxième discours surdétermine le prem ier : il distrait de la passion qui
affecte le sujet, tout en la mettant en évidence, passion qui le conjoint à la nécessité d'énoncer
autrement.

Au niveau thématique, si parfois un dédoublement isotopique participe au travail de


l'humour, c'est davantage par le type de valeurs posées par le texte qu'il en rend compte.
Ainsi, la m arginalité, l'imagination, l'invention et la dém esure viennent s'opposer à la
norm alité, la réalité et la mesure. Ces valeurs s'accordent aux éléments définitoires de
l'humour, qui toujours nie ou minimise la réalité grâce à l'invention, et l'écart entre elles
contribue à son déploiement par leur présence continue dans le texte qui prend en charge le
choc des visions. Il est à noter que le langage s’inscrit à l'intérieur de ces valeurs comme il est
partie prenante de l'humour.

Ce type de discours va également parfois jusqu'à affecter la syntaxe fondamentale,


mais il est surtout perceptible à travers la catégorie thymique par le passage du dysphorique
vers l'euphorique, rendant ainsi lisible le parcours passionnel du sujet. Si cette donnée semble
bien générale, elle n'en demeure pas moins importante : c'est le mouvement même qu'opère
l'humour qui prend son départ nécessairement dans le malheur, puis rebondit vers une forme
de plaisir.

La présence de l'humour tant dans les structures de surface que dans les structures
profondes de la forme du contenu nous a donc permis d'affirmer que ce type de discours n'est
pas qu'un procédé de l'expression. Il nous importait cependant d'établir une jonction
théoriquem ent valable entre les deux plans du langage. L'expression humoristique se
comportant à la manière d'un idiolecte passionnel, nous avons proposé qu'elle constitue pour
le sujet une manifestation linguistique de son état pathémique. La passion étant à l'origine de
son vouloir énoncer différem m ent agit à titre de com pétence dans le processus
transform ationnel de son être, de sa vision du monde. Cette compétence s'établit et se
manifeste tout au long du récit dans l'expression par différents procédés qui révèlent eux-
mêmes leur fonctionnement humoristique jusqu'à ce que le sujet se libère de sa passion. Sur
cette question, soulignons que l'expression humoristique se nourrit de procédés variés qui ont

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
288
certains liens formels avec l'humour, procédés qui renvoient habituellement au contenu et à la
passion : s’établit également ainsi une systématisation.

Un processus particulier de transformation est donc repérable dans la forme du


contenu, auquel se superpose un parcours de l'expression. Quant à lui, le parcours passionnel
englobe le tout et a donc partie liée avec la composante énonciative. C'est lorsque le sujet
assume le rôle dénonciateur qu'il produit un discours humoristique. Globalement donc, la
passion est à l'origine de son désir d'énoncer différemment, énonciation particulière qui se
manifeste tant dans l'expression que dans le contenu. Cette façon d’énoncer, dans la mesure
où l'on peut repérer son fonctionnement humoristique dans toutes les couches du discours, lui
confère un style sémiotique homonyme. Enfin, par la compétence — une forme de savoir —
qu'il attribue au sujet, le discours humoristique révèle sa dimension cognitive.

Selon Denis Bertrand, le sujet humoriste «accepte de voir le principe même de son
identité menacé»15. Si, comme nous le proposons, l'humour inscrit la supercherie littéraire
dans le discours, il convoque en effet une problématique de l'identité de l'instance auctoriale.
Toutefois, nous avons voulu traiter cette problématique par le biais des textes, afin de mettre au
jour le caractère proprement littéraire ou discursif de la supercherie pour ainsi apporter un
éclairage différent sur l'affaire Ajar. Nous avons m ontré le fonctionnement syntaxique
similaire alliant le /paraître/ et /non être/ de la supercherie et de l'humour, mettant en lumière la
duplicité de ce dernier qu'il manifeste à différents lieux dans le discours, duplicité susceptible
d'opérer une forme de camouflage. En examinant à la fois le corpus et la situation littéraire —
le contexte — , nous avons pu observer que l'humour contenu dans les textes, notamment par
ce qu'il comprend d'invention langagière, confirme le jeu qu'est la supercherie, sur fond de
tristesse. Mieux, le corpus peut être lu comme un récit de supercherie. Autre similitude à
signaler : selon Romain Gary, les particularités du corpus Ajar étaient repérables dans au
moins une des œuvres — Tulipe — signée de son nom officiel, de la même façon que
l'humour montre le double jeu auquel il s'adonne.

L'écrivain consacré voulait s'inventer une autre identité et c'est grâce en bonne partie
aux ajarismes — un style de l'expression qui s'intégre à un style sémiotique humoristique —
qu'il y est arrivé. L'invention discursive a pallié la dysphorie que représentait la réalité pour
Gary, comme c'est le cas pour le sujet dans l'humour. Après plusieurs événements qui font

15 Dans «Ironie et humour : le discours renversant», op. cit., p. 40.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
289
presque de cette affaire un récit d'aventures, Rom ain Gary avoue dans son testament littéraire,
Vie et m ort d'Émïle Ajar, s'être bien amusé16. D ouble réussite donc : l'énonciateur invente
une œuvre et en retire du plaisir, réussite égalem ent sanctionnée par la critique. Michel
Toum ier17 qualifie de chef-d'œuvre le corpus A ja r et parle de l'épaisseur de son humour —
épaisseur ou déploiement du discours qui, en effet, permet de cacher quelque chose —
apportant plaisir et émotion au lecteur. L'humour e s t bien fait de l'un et de l'autre.

On dit souvent que la ligne est mince entre le comique et le sérieux. Dans l'humour,
elle est tracée en pointillés. C’est la raison pour laquelle ce type de com ique ne provoque
généralement pas de grands rires et qu'il demande une savante organisation discursive pour
continuer à faire sourire lorsque le sujet est toujours aux prises avec des difficultés qui le
troublent. C'est sans doute à partir de ce mélange particulier que se dégage une compétence
cognitive pouvant conférer une forme de sagesse a u sujet humoriste. Sous des dehors souvent
bizarres, lorsqu'on s'y arrête un peu, ce qu'il d it renferme des vérités, tels les millions de
Parisiens qui sont autant d'absents pour Cousin dans Gros-Câlin ou telle l'explication qui,
selon Jean dans L'Angoisse du roi Salomon, se résum e à réduire à rien ce qu'elle est chargée
de clarifier. Le sujet, par son discours, ne s'apitoie pas sur son sort, il manifeste plutôt une
certaine lucidité, comme si celle-ci avait besoin d'imagination et d'invention pour émerger.

Dans un autre ordre d'idées, les spécialistes de la lettre pourraient dire que de
l'humour à l'amour il n'y a qu'un phonème. A m our de soi d'abord, puis amour des autres :
chacune des œuvres de notre corpus finit toujours par l'affirmer. D 'ailleurs, on l'a vu,
l'humour ne saurait aller sans sensibilité. H com porte également une part de subversion. Le
sujet humoriste n’attaque pas — ce qui revient plutôt à l'ironiste — , mais il ne manque pas de
faire remarquer, parfois sans en avoir l'air, la m auvaise marche du monde. Il le fait tant en
malmenant les formes figées de la langue — «Les armes à la main, c'est une expression du
langage, une vieille locution francophone avec habitude»18 nous dit Cousin — que de la
société — «Elle avait une télé dans un coin, pour le programme de variétés. Les variétés, c'est

16 Ce que confirme Lesley Blanch, la première épouse d e Gary, dans un témoignage récemment publié,
Romain, un regard particulier, Arles, Actes Sud, 1998, p . 21.
17 Dans «Émile Ajar ou la vie derrière soi». Le Vol du vampire, Paris, Mercure de France, 1981, p. 340-355.
18 GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, p. 42.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
290

bien, ça. On avait la veille montré le cadavre d'Aldo M oro et les corps expéditionnaires au
Liban et partout, avec celui du gosse massacré au premier plan à Kolwezi»19.

Comme l'indiquent l'une ou l'autre des com posantes du discours, l'humour est
certainement une compétence qui permet au sujet de traverser les difficultés de la vie avec
honneur et sourire, mais est-il bien un art d'exister comme le suggère Robert Escarpit ? Nous
nous contenterons de poser la question à travers la notion de forme de vie telle que la
présentent Fontanille et Zilberberg dans Tension et signification20 et à laquelle nous avons eu
recours dans le chapitre portant sur la forme de l'expression. L'intérêt de cette notion réside
dans son caractère intégrateur. Elle aurait pour particularité de schématiser les schémas connus.
En d'autres mots, comme c'est le cas pour l'humour, la forme de vie est définie par les
différents schémas auxquels on peut associer les différentes composantes du discours : les
schémas discursif, narratif, modal, aspectuel, tensif et celui des structures élémentaires de la
signification. La construction d'une forme de vie prend en charge également par une visée
esthétique le plan de l'expression. Les deux auteurs terminent ainsi leur article :

[...] elles [les formes de vie] ne sont reconnues que comme formes de vie
authentiques que parce qu'elles se présentent comme la négation esthétisée
des formes figées sur le fond dont elles se détachent. Une forme de vie se
présente toujours en discours comme une cohérence naissante élevée contre
l'incohérence établie21.
Ces quelques lignes semblent correspondre à une définition générale de l'humour. Le sujet
humoriste tente en effet de trouver un moyen de vivre — une cohérence — dans un univers qui
selon lui ne tourne pas rond — l'incohérence. Nous avons eu maintes fois l'occasion de le
dire, l'humour déforme les formes figées par une invention langagière qui correspond
certainement à leur négation esthétisée, dans la mesure où celle-ci combat l'anesthésie qui
sévit, la banalisation qui fait que, précisément, on ne se rend plus compte de la mauvaise
marche du monde. Ce rapprochement semble prometteur : il permettrait sans doute d'en arriver
à une saisie encore meilleure du discours humoristique.

Nous avons donc pu apporter aux définitions générales de l'humour une proposition
de définition sémiotique qui précise les lieux de déploiement de l'humour dans les différents
niveaux du discours de même que son rôle. Cette proposition permet également d'articuler les

f L'Angoisse du roi Salomon, Paris, Mercure de France, 1979, p. 196.


2® FONTANILLE, J., et C. ZILBERBERG, Tension et signification, Liège, Pierre Mardaga éditeur, 1998,
p. 151 à 168.
21 Ibid., p. 167.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
291

deux plans du langage, de saisir la signification de l'expression en lien avec celle du contenu.
Ceci étant, nous sommes bien conscient que ce qui s’est dégagé de notre corpus m ériterait
d'être confronté à d'autres textes.

Dans une perspective plus englobante, au début de notre travail, nous nous opposions
à la mise en doute de la modernité de Romain Gary que fait Dominique Rosse22. En ce qui
concerne le corpus Ajar, il nous semble que son humour est susceptible de l'inscrire sinon
dans la modernité proprement dite, du moins dans la postmodemité23. Sans entrer dans tous
les détails24, précisons que l’humour, comme jeu langagier qui remet en cause les valeurs
établies — les grands récits, dit-on d'un point de vue postmodeme — , s'inscrit parfaitement
dans cette esthétique. Dans l'humour comme dans celle-ci, le jeu n'est pas que ludique — ce
qui serait une caractéristique proprement moderne — , il s'allie nécessairement au contenu
thématique. Par ailleurs, l'humour du corpus Ajar pourrait être doublement postmodeme du
point de vue de la quête d'identité. En effet, non seulement le narrateur-acteur fait-il un
apprentissage par le biais de son discours — lui-même double, intégrant ainsi une stratégie
intertextuelle — , mais ce discours construit par ses particularités — dont les ajarismes — une
identité qui lui est propre. Les œuvres du corpus Ajar dont l'intérêt repose sur l'originalité de
l’écriture et sur l'humour contribuent ainsi à l'évolution des formes littéraires.

22 Dans Romain Gary et la modernité, Paris et Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa et Nizet, 1995,
196 p.
23 Nous rappelons les propos éclairants de John Barth sur la distinction entre modernité et postmodemité :
« Mon auteur postmodemiste idéal ne répudie pas et n’imite pas simplement ses parents, les modernistes du
XXe siècle, et ses grands-parents, les prémodemistes du XDCe siècle. E a pris sur ses épaules la première
moitié de notre siècle sans que celui ne lui soit devenu un fardeau. [...] il aspire néanmoins à une fiction
plus démocratique que ne le sont les merveilles de la dernière période du modernisme [...] ». Dans «La
littérature du renouvellement. La fiction postmodemiste », Poétique, n° 48, novembre 1981, p. 403.
24 On retrouve une bonne synthèse des caractéristiques littéraires de la postmodemité dans l'ouvrage de Janet M.
Paterson, Moments postmodernes dans le roman québécois, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa,
1993, 142 p.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
BIBLIOGRAPHIE

1. Œuvres étudiées
GARY, Romain, Gros-Câlin, Paris, Mercure de France, 1974, 215 p.
, La Vie devant soi, Paris, Mercure de France, 1975, 270 p.
, Pseudo, Paris, Mercure de France, 1976, 214 p.
, L'Angoisse du roi Salomon, Paris, Mercure de France, 1979, 343 p.

2. Autres œuvres de Romain Gary


GARY, Romain, Adieu Gary Cooper, Paris, Gallimard, 1969, 278 p.
, Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable, Paris, Gallimard, 1975,
259 p.

, La bonne moitié, Paris, Gallimard, 1979, 160 p.


, Les cerfs-volants, Paris, Gallimard, 1980, 368 p.
, Charge d'âme, Paris, Gallimard, 1977, 310 p.
, Chien blanc, Paris, Gallimard, 1970, 256 p.

, Les clowns lyriques, Paris, Gallimard, 1979, 252 p.


, Clair de fem m e, Paris, Gallimard, 1977, 167 p.

, La danse de Gengis Cohn, Paris, Gallimard, 1967, 276 p.


, Éducation européenne, Paris, Gallimard, 1956, 281 p.
, Les enchanteurs, Paris, Gallimard, 1973, 394 p.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
293

, Europa, Paris, Gallimard, 1972, 373 p.

, Le grand vestiaire, Paris, Gallimard, 1949, 340 p.

, L'homme à la colombe, Paris, Gallimard, 1984 (1958), 166 p.


, Lady L., Paris, Gallimard, 1963, 251 p.

, Les mangeurs d'étoiles, Paris, Gallimard, 1966, 439 p.


, La nuit sera calme, Paris, Gallimard, 1974, 260 p.

, Les oiseaux vont mourir au Pérou, Paris, Gallimard, 1962, 277 p.


, Pour Sganarelle, Paris, Gallimard, 1965,476 p.

, La promesse de l'aube, Paris, Gallimard, 1960 et 1980, 390 p.


, Les racines du ciel, Paris, Gallimard, 1956, 506 p.
, La tête coupable, Paris, Gallimard, 1968 et 1980, 375 p.
, Les trésors de la Mer Rouge, Paris, Gallimard, 1971,115 p.
, Tulipe, Paris, Gallimard, 1970, 175 p.

, Vie et m ort d ’Émïle Ajar, Paris, Gallimard, 1981, 42 p.

3. Sur Romain Gary et son œuvre


BAYARD, Pierre, Il était deux fo is Romain Gary, Paris, PUF, 1990, 127 p.

BELLE-ISLE, Francine, «Autobiographie et analyse : là où le rêve prend corps», Études


littéraires, vol. 17, n° 2, automne 1984, p. 371-380.

BLANCH, Lesley, Romain, un regard particulier, Arles, Actes Sud, 1998, 169 p.
BOISEN, Jom, Un picaro métaphysique. Romain Gary et l’a rt du roman, Odense, Odense
University Press, 1996, 353 p.
BONA, Dominique, Romain Gary, Paris/Montréal, Mercure de France/Lacombe, 1987,
408 p.

CARADEC, François, «Les supercheries littéraires», Le magazine littéraire, n° 189,


Novembre 1992, p. 96-105.

DAY, Leroy T., «Gary-Ajar and the rhetoric of non-communication» in French Review,
vol. 65, n° 1, Champaign, October 1991, p. 75-83.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
294

CATONNE, Jean-Marie, Romain Gary/Émüe Ajar, Paris, Belfond, 1990, 255 p.


GODIN, Madeleine, À double détour : p our une analyse sémiotique du roman Gros-Câlin
d'Emile Ajar, Thèse (M. A.), Université Laval, 1987, 90 f.
HUSTON, Nancy, Tombeau de Romain Gary, Arles/Montréal, Actes Sud/Leméac, 1995,
113 p.
KAUFFMANN, Judith, «La danse de Romain Gary ou Gengis Cohn et la valse-horà des
mythes de l'Occident», Études littéraires, vol. 17, n° 1, avril 1984, p. 71-94.
LORIAN, Alexandre, «Les raisonnements déraisonnables d'Emile Ajar», Études, A rt et
Littérature, Université de Jérusalem, t. 14, Printemps 1987, p. 120-145.

LUSTING, B ette H ., «Emile A jar D em ystified», F rench R eview , vol. 57, n° 2,


Champaign, December 1983, p. 203-212.
ÔSTMAN, Anne-Charlotte, L'Utopie et l'ironie. Étude sur Gros-Câlin et sa place dans
l'œuvre de Romain Gary, Stockholm, Almqvist & Wiksell International, 1994, 203 p.
PAVLOWITCH, Paul, L'homme que l'on croyait, Paris, Fayard, 1981, 313 p.

ROSSE, D om inique, Romain Gary et la modernité, Paris et Ottawa, Les Presses de


l'Université d'Ottawa et Nizet, 1995, 196 p.
T O U R N E R , M ichel, «Émile Ajar ou la vie derrière soi», Le Vol du vampire, Paris,
Mercure de France, 1981, p. 340-355.

4. Sémiotique et linguistique
BERTRAND, Denis, «L'impersonnel de l'énonciation», Protée, vol. 21, n° 1, «Schémas»,
Hiver 1993, Chicoutimi, p. 25-32.
, «La Nuit défigurée», Espaces du texte. R ecueil d'hommage p o u r Jacques
Geninasca, Boudry-Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1990, p. 113-122.
, «Remarques sur la notion de style», PARRET, Herm an et Hans-George
RUPRECHT (dir.), Exigences et perspectives de la sémiotique. Recueil d'hommages
pour Algirdas Julien Greimas, tome 1, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins
Publishing Company, 1985, p. 407-421.
Cahiers Évangile, «Sémiotique : une pratique de lecture et d'analyse des textes bibliques»,
n° 59, Cerf, 1986, 65 p.

Collectif, Espaces du texte. Recueil d'hommages p o u r Jacques Geninasca, Boudry-


Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1990, 421 p.
Collectif, Sémiotique, L'École de Paris, Paris, Hachette, 1982, 207 p.
COQUET, Jean-Claude, La quête du sens, Paris, PUF, 1997, 262 p.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
295

COURTES, Joseph, Analyse sémiotique du discours : de l'énoncé à Vénonciation, Paris,


Hachette, 1991, 302 p.

, Du lisible au visible, Bruxelles, De Boeck Université, 1995, 284 p.


, Sémantique de l'énoncé : applications pratiques, Paris, Hachette, 1989, 286 p.
ECO, Umberto, Les limites de l'interprétation, Paris, Grasset, 1992,413 p.
, Lector in fabula, Paris, Grasset et Fasquelle, 1985, 315 p.
EVERAERT-DESMEDT, N., Sémiotique du récit, Bruxelles, De Boeck, 1987, 241 p.

FONTANILLE, Jacques, «L'absurde comme forme de vie», RSSI, Vol. 13, nos 1-2,
1993, p.95-116.
, «Dérobade d'amour. Sémiotique des passions : exercice pratique» dans Le roman
sentimental, tome 2, Centre de recherches sur les littératures populaires, PULIM,
1991, p.97-115.
, Les espaces subjectifs. Introduction à la sémiotique de l'observateur, Paris,
Hachette, 1989, 200 p.

, «Le schéma des passions», P rotée, vol. 21, n° 1, «Schémas», H iver 1993,
Chicoutimi, p. 33-41.
, Le savoir partagé. Sémiotique et théorie de la connaissance chez Marcel Proust,
Paris/Amsterdam/Philadelphia, Hadès-Benjamin, 1987, 227 p.
, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1998, 291 p.
, Sémiotique et littérature, Paris, PUF, 1999, 260 p.
FONTANILLE, J. et C. ZILBERBERG, Tension et signification, Liège, Pierre Mardaga
éditeur, 1998, 251 p.

GENINASCA, J. «Pour une sémiotique littéraire», Actes sémiotiques - Documents, n° 83,


1987.

, «Le discours en perspective», Nouveaux actes sémiotiques, PULIM, 1990, n° 10-


11.

GREIMAS, A J., Sémantique structurale, Paris, Librairie Larousse, 1966, 262 p.


, Maupassant. La sémiotique du texte, Paris, Editions du Seuil, 1976, 276 p.
, Du sens II, Paris, Éditions du Seuil, 1983, 246 p.
, De l'imperfection, Périgueux, Pierre Fanlac, 1987, 99 p.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
296

GREIMAS, A.J. et J. COURTES, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du


langage, tomes 1 et 2, Paris, Hachette, 1979 et 1986.
GREIMAS, A.J. et J. FONTANILLE, Sémiotique des passions, Paris, Éditions du Seuil,
1991, 330 p.

HAMMAD, Manar, «Primauté heuristique du contenu» dans PARRET, Herman et Hans-


George RUPRECHT (dir.), Exigences et perspectives de la sémiotique. Recueil
d'hommages pour Algirdas Julien Greimas, tome 1, Amsterdam/Philadelphie, John
Benjamins Publishing Company, 1985, p. 229-240.

HÉNAULT, Anne, Histoire de la sémiotique, Coll. «Que sais-je ?» n° 2691, PUF, 1992,
127 p.

KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, L'énonciation. De la subjectivité dans le langage,


Paris, Armand Colin, 1980, 290 p.
, L'implicite, Paris, Armand Colin, 1986, 404 p.

LAMY, Catherine, «De Victor Hugo à Jacques Ferron : le parcours d'une interaction»,
Tangence, n° 41, octobre 1993, p. 86-94.
LANDOWSKI, Éric (dir.), Lire Greimas, Limoges, PULIM, 1997, 259 p.
MERCIER, Andrée, «Le style et sa théorisation ou les nouveaux aspects de la sémiotique»,
Protée, volume 23, n° 2, hiver 1995, p. 7-15.
, L'incertitude narrative dans quatre contes de Jacques Ferron. Étude sémiotique,
Québec, Éditions NotaBene, 1998,171 p.

MILOT, Louise, «Les voyageries de Victor-Lévy Beaulieu : un voyage dans la fiction»


dans DORION, G. et M. VOISIN (dir.), Littérature québécoise. Voix d'un peuple,
voies d'une autonomie, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1985,
p .103-117.
MILOT, Louise et Fem and ROY, «Des Mille et une nuits au V ieux Chagrin», Louise
MILOT et Jaap LINTVELT (dir.), Le roman québécois depuis 1960, Sainte-Foy, Les
Presses de l'Université Laval, 1992, p. 119-132.
MILOT, Louise et Femand ROY (dir.), Les figures de l'écrit, Québec, N uit blanche Éditeur,
1993, 284 p.

MILOT, Louise et Josias SEMUJANGA, «Pour une narrativisation de la situation


littéraire», Protée, vol. 21, n° 1, «Schémas», Hiver 1993, Chicoutimi, p.57-64.
OUELLET, Pierre (dir.), Action, passion, cognition d'après A. J. Greimas, Québec et
Limoges, Nuit blanche éditeur et PULIM, 1997, 379 p.

Protée, vol. 21, n° 1, «Schémas», hiver 1993, n° 2, «Sémiotique de l'affect», printemps


1993, vol. 22, n° 2, «Le lieu commun», printemps 1994 et vol. 23, n° 2, «Style et
sémiosis», printemps 1995, Chicoutimi.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
297

RIFFATERRE, Michael, La production du texte, Paris, Éditions du Seuil, 1979,285 p.

5. Comique et humour
BERGSON, Henri, Le rire, Paris, PUF, 1940, 157 p.

BERTRAND, Denis, «Ironie et humour : le discours renversant», Humoresques, n° 4,


«Sémiotique et humour», janvier 1993, Nice, Z'éditions, p. 27-41.

CAHEN, Gérald (dir.), L'humour, Paris, Éditions Autrement, Série Mutations, n° 131,
septembre 1992, 230 p.
CAZAMIAN, Louis, «Pourquoi nous ne pouvons définir l'humour», Revue germanique,
Paris, 1906, p. 601-634.
CORTEN-GUALTJLERI, P. et A. M. HUYNEN, «Au carrefour du génie génétique et de
l'hum our», Protée, vol. 21, n° 2, «Sém iotique de l'affect», printemps 1993,
Chicoutimi.
DEFAYS, Jean-M arc, Jeux et enjeux du texte comique. Stratégies discursives chez
Alphonse Allais, Tübingen, Niemeyer, 1992, 268 p.
, «Pour une pragmatique du discours comique : à propos d'Alphonse Allais» in
Revue romane, vol. 27, n° 2, Copenhague, 1992, p. 250-265.
ECO, Umberto, «Le comique et la règle», La guerre du faux, Paris, Grasset et Fasquelle,
1985, p. 267-274.

ESCARPIT, Robert, L'humour, Coll. «Que sais-je?» n° 877, Paris, PUF, 1960, 128 p.
FOURASTIÉ, Jean, «L'humour, les humours», Le rire, suite, Paris, Denoël/Gonthier,
1983, p. 151-159.
FREUD, Sigmund, Le mot d'esprit et ses rapports ccvec l'inconscient, Paris, Gallimard,
1930, 408 p.

Humoresques, no 4, «Sémiotique et humour», janvier 1993, Nice, Z'éditions.


JANKELEVITCH, Vladimir, L'ironie, Paris, Flammarion, 1964, 186 p.
JARDON, Denise, Du comique dans le texte littéraire, Bruxelles/Paris-Gembloux, De
Boeck/Duculot, 1988, 304 p.

JOUBERT, Lucie, Le carquois de velours. L'ironie au fém inin dans la littérature


québécoise 1960-1980, Montréal, L'Hexagone, 1998, 221 p.

KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, «L'ironie comme trope», Poétique, n°41, février


1980, p. 108-127.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
298

MORIN, Violette, «L'histoire drôle», Communications, n° 8, Paris, Seuil, 1966, pp.102-


119.
NOGUEZ, Dominique, «Structure du langage humoristique», Revue d'esthétique, t.22,
fasc.l, Paris, PUF, janvier-mars 1969, pp.37-54.
— , L'arc-en-ciel des humours, Paris, Hatier, 1996, 237 p.

Tangence, n° 53, décembre 1996, «L'humour de la poésie».


SAREIL, Jean, L'écriture comique, Paris, PUF, 1984, 186 p.
STORA-S ANDOR, Judith, L'Humour j u i f dans la littérature de Job à Woody Allen, Paris,
PUF, 1984, 349 p.

6. A u tres ouvrages
B A R T H , John, «La littérature du renouvellement. La fiction postmodemiste », Poétique,
n° 48, novembre 1981, p. 395-405.
COLETTE, La maison de Claudine, Paris, Hachette, 1960, 177 p.
COMPAGNON, Antoine, Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris,
Éditions du Seuil, 1998, 307 p.

GIONO, Jean, Un roi sans divertissement, Paris, Coll. «Folio» n° 220, Gallimard, 1948,
244 p .
IONESCO, Eugène, Théâtre I, Paris, Gallimard, 1954, 309 p.
MELOT, Louise, «Comment lire un texte de fiction ?», Le risque de lire, GREIF, H.-J.
(dir.), Coll. «Littératures», Université Laval/Nuit Blanche éditeur, Québec, 1988,
p. 13-35.
MOLINIE, G. et P. CAHNE (dir.), Qu'est-ce que le style ?, Paris, PUF, 1994, 354 p.
MOLINIE, G. ET A. VIALA, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique
de Le Clézio, Paris, PUF, 1993, 306 p.
PATERSON, Janet M., Moments postm odem es dans le roman québécois, Ottawa, Les
Presses de l'Université d'Ottawa, 1993, 142 p.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
RÉSUMÉS

G ro s-C â lin

Cousin, propriétaire depuis peu d'un python de 2,20 m, nommé Gros-Câlin, qu'il garde dans
son deux-pièces en plein Paris, s'engage, dit-il, dans la rédaction d'un traité sur les pythons,
en usant d'une langue qu’il annonce dès le départ hors-norme. Dans les premières pages de
cet ouvrage, Cousin dit être sur le point d'épouser Mlle Dreyfus, une collègue du bureau où il
exerce sa profession de statisticien et où il est la risée de tous — on le surnomme lui-même
Gros-Câlin. Il n'a cependant encore jam ais adressé la parole à cette collègue. Bien que
Cousin prétende presque jusqu'à la fin du récit écrire un traité sur les pythons, son ouvrage
se révèle rapidement un lieu pour confier sa solitude et faire diverses considérations générales
sur l'espoir et l'amour.

D'un côté, Cousin raconte les aventures qu'il vit avec Gros-Câlin. Il doit notamment régler le
problème de l'alimentation du python. Ce dernier se nourrit de souris vivantes : Cousin se
prend d'affection pour les petites bêtes blanches et est donc incapable de le nourrir lui-même.
Sur les conseils d'un prêtre de sa paroisse, l'abbé Joseph, il confie cette tâche à sa femme de
ménage. Racontées de façon récurrente, les mues du serpent, annonçant un renouveau, sont
pour Cousin des moments d'espoir qui n'aboutissent à rien : Gros-Câlin redevient tel qu'il
était.

De l'autre, Cousin raconte ses tentatives de rapprochement avec Mlle Dreyfus. Pendant onze
mois, il s'arrange pour prendre l'ascenseur en même temps qu'elle le matin : il s'imagine
alors faire des voyages avec la dame de ses rêves dans des contrées exotiques. Enfin, c'est
elle qui lui demande si elle peut venir voir le python. Cousin croit qu'il s'agit d'une
proposition amoureuse déguisée, aussi se prépare-t-il soigneusement à la recevoir tandis que
Gros-Câlin en profite pour disparaître. Il finit par le retrouver chez des voisins au-dessous de
chez lui dans un moment de grand émoi pour les uns et pour les autres : Cousin craignait la
mort de son animal de compagnie tandis que ses voisins ont eu la peur de leur vie lorsque le
python est apparu chez eux.

A l'heure convenue, M lle Dreyfus arrive chez Cousin accompagnée de deux collègues de
bureau : le rendez-vous n'était qu'une autre façon de se moquer du statisticien. À la suite de
cette rencontre ratée, Cousin décide d'apporter des fleurs à Mlle Dreyfus. Elle ne rentre pas
au bureau ce matin-là : il apprend qu'elle a démissionné. Il la cherche partout dans Paris et

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
300

finit par la retrouver dans une maison close : elle est prostituée. Il passe un moment avec elle
— il reçoit un gros-câlin — et décide alors de se débarrasser du python. Le récit s'achève sur
un Cousin qui prétend se sentir bien dans sa peau alors que son comportement se confond
toujours en partie avec celui d'un reptile.

L a Vie d eva n t soi

Mohammed, surnommé Momo, vit depuis son plus jeune âge chez Madame Rosa, une vieille
juive et ancienne prostituée qui a été déportée à Auschwitz pendant la Seconde Guerre
mondiale. Momo a quatorze ans, mais Madame Rosa lui fait croire depuis longtemps qu'il a
quatre ans de moins. Elle garde des enfants de femmes qui exercent encore le même métier
qu'elle. Ils habitent un appartement dans un immeuble de Belleville : leur voisinage est
essentiellement constitué de Juifs, d'Arabes et d'Africains. Dans une langue qui semble trahir
son âge et son manque d'éducation formelle, Momo raconte sa vie, sa relation avec Madame
Rosa et diverses aventures exprimant la misère qui les affecte, lui et la vieille femme atteinte
de sclérose cérébrale.

Alors que ses camarades ont une mère, Momo se rend compte qu'il n'en a pas. Il la réclame
en menant une véritable guerre des nerfs à Madame Rosa. Celle-ci parvient en inventant des
histoires à lui faire comprendre que sa mère est dans l'impossibilité de lui rendre visite, et
pour cause : elle est morte. Momo l'apprendra plus tard. Il se prend ensuite d'une grande
amitié pour un chien qu'il a volé. Pour lui assurer un meilleur avenir, dit-il, il le vend à une
dame riche et jette l'argent dans les égoûts. Apprenant cela et craignant qu'il soit dérangé,
Madame Rosa court avec lui chez le docteur Katz, un médecin juif. Ce dernier la rassure,
Momo est parfaitement normal ; en réalité, il manifeste simplement une grande sensibilité. Il
se fait ensuite un ami d'un parapluie qu'il nomme Arthur, ami qu'il gardera jusqu'à la fin du
récit. Momo constate que les choses vont de plus en plus mal : Madame Rosa est de plus en
plus malade — elle a des «absences» — et l'argent se fait rare. Tentant le sort, se cherchant
en quelque sorte à nouveau une mère, il fait des promenades dans le quartier et en vient à
rencontrer une dame, Nadine, qui l'emmène chez elle. Il lui confiera à elle et son époux,
Ramon, sa vie de misère. Il leur dit d'ailleurs qu'un jour il écrira les «misérables». Nadine et
Ramon n'en reviennent pas de tout ce que Momo leur raconte. Il doit cependant retrouver
Madame Rosa : il se sent responsable de la malade. Peu de temps avant sa confession, un
homme du nom de Kadir Yoûssef s'est présenté chez Madame Rosa, désirant voir son fils.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
301

C'est le père de Momo qui n'a pas donné signe de vie depuis onze ans et dont le garçon
ignore l'existence. Dans un de ses derniers bons moments, profitant de la présence d'un autre
enfant qu'elle a déjà gardé, Moïse, Madame Rosa lui fait croire qu'elle s’est trompée, qu'elle
a élevé un enfant arabe en ju if et vice versa. Le père ne l'accepte pas et, déjà malade, en meurt
sur place. Momo apprend à cette occasion qu'il a quatorze ans et non dix et que Madame
Rosa a tout mis en œuvre pour le garder le plus longtemps, parce qu'elle l'aime comme son
fils alors que lui-même a appris à l'aimer com m e sa mère. La m aladie est cependant
implacable. Le docteur Katz dit qu'il faut de toute urgence envoyer Madame Rosa à l'hôpital,
ce qu'elle refuse absolument. Voyant sa fin proche et pour lui éviter l'hôpital, Momo
l'emmène à la cave dans son «trou juif» où elle se réfugie lorsque ses souvenirs l'envahissent
par trop. On mettra trois semaines avant de les retrouver. Momo sortait de temps en temps
pour manger un peu et voler du parfum dont il aspergeait la morte. Alertés grâce aux
coordonnées qu’ils lui avaient laissées, Nadine et Ram on recueillent Momo qui semble
accepter ces nouveaux parents à qui, on le comprend à la fin, tout son récit est destiné.

P se u d o

Dans un récit aux nombreuses références littéraires1 qui défie à la fois le temps, la logique
narrative et même la langue, Alex, qui se fait égalem ent appelé Paul, raconte la folie qu'il
s'invente et la façon dont il devient écrivain. En effet, dans ce qu'il appelle ce document,
récupération de son dossier médical, il explique que, se sentant responsable de tous les
malheurs de la planète, il a élaboré un système de défense : se faire passer pour fou. Ce
système lui vaut quelques séjours dans des cliniques psychiatriques, de Cahors, où il habite,
à Copenhague, cliniques où le rejoint sa compagne qui partage sa folie. Si Alex semble avoir
parfois de véritables hallucinations, tant le lecteur que son entourage comprennent rapidement
de quoi il en retourne.

Alex supportant mal les médicaments, son psychiatre, le docteur Christianssen, le pousse à
écrire, pour des raisons thérapeutiques. Cependant, ce pseudo fou a des rapports conflictuels
avec l'écriture, à l'image de ceux qu'il entretient avec son oncle écrivain qu'il surnomme
Tonton Macoute. Ce dernier est pourtant celui qui se charge des frais de clinique. Pseudo
constitue le troisième livre d'Alex. Il y raconte qu'il a déjà couché d’autres obsessions sur

1 Dont celles qui renvoient à l'affaire Ajar. En effet, les lecteurs qui ont lu ce récit à forte référentialisation
avant les révélations de Paul Pavlowitch et de Romain Gary ont pu avoir l'impression que Pseudo disait la
vérité sur cette affaire.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
302

papier : le python, une de ses inventions, a donné Gros-Câlin alors que la maladie de sa
mère a été transposée dans La Vie devant soi. Ses relations sont également tendues, voire
bizarres, avec la presse et le milieu littéraire : il refuse d'abord le prix Goncourt, puis se
résout à l'accepter, et il finit par recevoir une journaliste, Yvonne Baby du Monde, et par
s'entretenir avec son éditeur, Simone Gallimard. Après toutes ces inventions, dont celle
d'une langue, le hongrois-finnois, qui lui permet de n'être pas compris et donc, selon lui, de
s'entendre avec son entourage, il en vient à accepter sa condition, acceptation qui s'assortit
d'une réconciliation avec Tonton Macoute. Il s'agit certes de sa condition d'écrivain, mais
surtout de sa condition d'homme.

L 'A n g o isse du roi Salom on

Jean, chauffeur de taxi de vingt-cinq ans, raconte comment Salomon Rubinstein, roi du
pantalon retraité âgé de quatre-vingt-cinq ans, l'a poussé à s'occuper de Cora Lamenaire,
vieille chanteuse tombée dans l'oubli dont il a été amoureux pendant la Seconde Guerre
mondiale et avec qui il est pourtant brouillé.

Lors de l'une de ses courses dans Paris, le chauffeur de taxi fait la rencontre le roi du
pantalon. L'angoisse du roi Salomon est celle de m ourir trop tôt et dans la solitude. Aussi
tente-t-il par tous les moyens de défier le temps, par exemple en s'achetant régulièrement de
nouveaux vêtements, bien que cela ne soit pas économique à son âge, selon Jean. Le roi
Salomon offre à ce dernier de payer sa voiture de taxi tout en repoussant de plusieurs années
le remboursement de cette dette. Le jeune homme n'en revient pas de la proposition, mais il
accepte tout de même ce «prêt» et aide Salomon Rubinstein à s'occuper de personnes
délaissées en leur rendant visite et en leur apportant de petites gâteries, activité connexe au
standard téléphonique d'écoute que le vieil homme loge chez lui. L'une de ces visites conduit
Jean chez Cora Lamenaire qui, bien qu'elle s'en défende, tombe amoureuse de lui. Jean
l'aime «en général», ce qui, dit-il, constitue sa contribution à la bonne marche du monde. Il
ne l'aime donc pas personnellement et se trouve malheureux de cette situation d'autant plus
qu'il vient de rencontrer une jeune femme, Aline, qui travaille dans une librairie. Lorsque
Jean se sent angoissé, il se rend dans les librairies et les bibliothèques et consulte les
dictionnaires qui sont pour lui un moyen de se rassurer. Il entretient en effet des rapports
particuliers avec la langue. D'un côté, il a une confiance aveugle dans les dictionnaires, de
l'autre, il use d'une langue différente qui selon lui introduit de l'espoir dans la vie. C'est
donc lors de l'une de ces consultations qu'il fait la connaissance d'Aline. Se sentant de plus

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.
303

en plus mal et n'arrivant pas à se dépêtrer de sa relation avec la vieille chanteuse, Jean croit
qu'il doit réconcilier cette dernière avec le roi Salomon, afin de se sortir de cette situation
malheureuse. Chacun demeure cependant sur ses positions. Cora Lamenaire a sa fierté
féminine et refuse de s'excuser de ne pas avoir rendu visite au roi Salomon dans la cave où,
étant Juif, il a dû se cacher pendant la guerre — elle en aimait un autre — e t ce dernier, bien
qu'il lui ait assuré une vie confortable, refuse de lui pardonner. Jean finit tout de même par
rompre avec Mademoiselle Cora. Peu de temps après, cette dernière fait une tentative de
suicide ratée. Cet événement va enfin fournir l'occasion à Jean, après de nombreuses
démarches auprès de l'un et de l'autre, de réconcilier la chanteuse et le roi du pantalon. Le
récit s'achève dans l'allégresse alors que Cora Lamenaire et Salomon Rubinstein s'en vont
vivre à Nice et qu'Aline attend le fils auquel Jean se promet de parler du roi Salomon.

Reproduced with permission of the copyright owner. Further reproduction prohibited without permission.

Das könnte Ihnen auch gefallen