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Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Master Recherche « Histoire des sociétés occidentales contemporaines, XIXe-XXIe siècles »


Bruno Champagne de Labriolle

LE FÉMINISME DE
MARIE MAUGERET,
CHRÉTIENNE
Le lent cheminement d’une idée, 1896-1910.

Sous la direction de Philippe Boutry


Le féminisme de Marie Maugeret, chrétienne.

3

Sommaire

Introduction………………………………………………………………………….. 6

Première partie : la marche du mouvement féministe depuis 1868………………….12

Deuxième partie : Marie Maugeret, féministe chrétienne et nationaliste……………28

Troisième partie : Marie Maugeret, Janus et les Congrès Jeanne d’Arc…………….74

Conclusion…………………………………………………………………………..131

4

Remerciements

À l’heure de mettre un point final à ce travail de recherche, je souhaite adresser


mes sincères remerciements à M. Boutry, qui, répondant au pied-levé, a accepté à la fin
de l’été dernier de m’accueillir à Paris I et de diriger mes recherches. Sans cette main
tendue, Dieu seul sait ce qu’il serait advenu. Son attitude compréhensive, ses conseils
clairs et précis m’ont permis d’envisager sereinement ce travail pour lequel j’étais peu
préparé. Que Mme Houbre, qui a contribué à ma maigre formation d’historien, en soit
également remerciée.
En dernier lieu, je tiens également à signaler ma gratitude pour Mme Gomez
qui n’a jamais manqué de patience à mon égard, et dont la connaissance des arcanes
administratifs est si large que c’est avec un grand regret que je devrai désormais me
passer de ses éclaircissements.

5

Introduction

« Les catholiques suivent attentivement le mouvement féministe de France. Ils


sont assez inquiets de voir leur échapper, petit à petit, l’élément féminin.
Ils ont appris que l’on faisait des efforts pour attirer de plus en plus les
femmes dans la franc-maçonnerie et ils vont de leur côté former des groupes
de femmes qui auront pour mission d’enrayer ce mouvement »1.
Note des Renseignements généraux, datée du 5 février 1896.

Qui connaît aujourd’hui le nom de Marie Maugeret (1844-1928) ? Membre de


l’avant-garde du mouvement féministe en France, initiatrice du suffragisme catholique,
véritable personnage dont la singularité n’est pas moins grande que celle de Madeleine
Pelletier, Marie Maugeret contemplera au crépuscule de sa vie l’engouement qu’elle a
inspiré chez ses coreligionnaires. Pourtant, les historiens qui sont venus après elle ont
tendance à l’esquiver. Simone de Beauvoir l’omet totalement dans Le Deuxième sexe,
et défend l’absence de tout soutien catholique au vote des femmes avant l’année 19192.
Théodore Zeldin, dans sa monumentale Histoire des passions françaises, l’escamote
tout à fait3. Ce n’est qu’au cours des années 1980 que deux historiens américains,
Steven Hause et Anne Kenney, l’exhument et lui font une place de choix dans la genèse
du suffragisme catholique4. Ils mettent au jour que l’agitation féministe de la fin du
XIXe pénètre les rangs de l’Église, lesquels n’y réagissent pas de façon monolithique.
Soulignant qu’à partir de 1919, le « second ralliement »5 des catholiques au droit de
vote des femmes donnera le gros de ses troupes au mouvement suffragiste, Hause et
Kenney insistent sur la tentative de Maugeret de faire émerger une conversation
féministe au sein de l’Église dès l’année 1900, sur l’apogée de son influence et sa
tombée dans l’oubli.
Ce travail a fait entrer Maugeret dans la sphère historiographique ; mais au lieu
de mettre le pied des historiens ultérieurs à l’étrier, il a corseté leurs recherches. En
effet, nous défendons que ceux6 qui se sont saisis du cas Maugeret ont suivi le récit de


1
APP Ba 1651, note du 5 février 1896.
2
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Gallimard, 1986, vol. 1, 119.
3
Theodore Zeldin, Histoire des passions françaises, Editions Recherche, 1978, vol. 1, 343-362.
4
Steven Hause et Anne Kenney, « The Development of the Catholic Women’s Suffrage Movement in
France, 1896-1922 », Catholic Historical Review, n°67, 1981, 11-30.
5
Magali Della Sudda, « Discours conservateurs, pratiques novatrices », Sociétés & Représentations,
2007/2 (n° 24), 218.
6
Nous faisons ici référence, par ordre chronologique, à Laurence Klejman et Florence Rochefort,
L'égalité en Marche: Le Féminisme Sous la Troisième République, Paris, 1989 ; Sylvie Fayet-Scribe,
Associations féminines et catholicisme, les Éd. Ouvrières, 1990 ; Christine Bard, Les Filles de Marianne,
Fayard, 1995 ; J. McMillan, « Marie Maugeret and Christian feminism », dans Clarissa Campbell (dir.),

6

Hause et Kenney. Ce terme de récit, nous l’employons comme charriant le sens de
l’anglais « narrative » : le premier compte-rendu influent creuse un sillon dont il est
difficile de sortir. Aussi présomptueux qu’il soit de commencer par une telle remarque,
c’est précisément la raison qui nous a conduit à entamer ce travail et nous avons cent-
vingt pages pour convaincre les lecteur·ice·s.
Le contenu de ce récit repose sur une périodisation schématique en trois temps.
Entre 1896 et 1898, Maugeret cherche à rejoindre le mouvement féministe. Partisane
de l’amélioration du sort de la femme mais respectueuse de la tradition de l’Église, elle
a fondé le groupe du Féminisme chrétien aux environs du congrès féministe
international de 1896 où elle est bien accueillie. Nonobstant leur anticléricalisme, les
militantes acceptent de travailler avec ce personnage singulier, dont elles ne se
détacheront qu’à l’occasion de l’affaire Dreyfus. En effet, à partir de 1898, les
vociférations antisémites de Maugeret sont le chant du cygne de sa collaboration avec
le mouvement, et ce n’est qu’une fois 1900 et la crise passés qu’elle retourne aux sujets
féministes. Alors, se restreignant aux interlocuteurs nationalistes, Maugeret tente en
vain d’amorcer un débat suffragiste, et organise un Congrès annuel des œuvres
féminines. Elle tente ouvertement, en 1906, d’y faire voter une résolution qui rangerait
les congressistes derrière ses idées, mais la maigre victoire qu’elle remporte n’est pas
suivie d’effet et sonne le glas de sa campagne. Ainsi, à sa gauche, on s’est passé de son
antisémitisme ; à sa droite, on ostracise son suffragisme. L’échec est cinglant pour une
femme de soixante-six ans, qui prend sa retraite en 19107.
Nous aurons donc l’occasion de montrer les nombreuses lacunes de ce récit.

Marie Maugeret jusqu’au Féminisme chrétien


Wollstonecraft's Daughters: Womanhood in England and France 1780-1820, Manchester University
Press, 1996 ; F. Rochefort, « La prostituée et l’ouvrière », dans Françoise Lautman (dir.), Ni Ève ni
Marie, luttes et incertitudes des héritières de la Bible, Labor et Fides, 1997 ; Anne Cova, Au service de
l’Église, de la patrie et de la famille, Paris, 2000 ; Bruno Dumons, « Les Congrès Jeanne-d’Arc ou la
vitrine d’un “féminisme chrétien” », dans Claude Langlois et Denis Sorel, Le catholicisme en congrès,
Éd. RESEA, 2009 ; Anne Cova et Bruno Dumons, Destins de femmes : religion, culture et société,
Letouzey et Ané, 2010 ; Christine Bard, Dictionnaire des féministes. France - XVIIIe-XXIe siècle,
Paris, 2017.
7
La brièveté de ce compte-rendu le fait ressembler de très près à l’entrée « Maugeret » du Dictionnaire
de C. Bard, op. cit.

7

Marie Leonne Maugeret est née le 25 juin 1844, au Lude, dans la Sarthe (74)8.
Son père, Auguste Charles Maugeret (1813-1886), était médecin de la Compagnie
d’Orléans, lui-même descendant d’une longue lignée de chirurgiens à l’exception de
son propre père, François Marie Maugeret (1772-1840), ancien militaire marié avec
6000 autres par Napoléon en 18109, et devenu libraire à Paris. Sa mère, née Olide
Malgrange (1804-1862), est également issue d’une vieille famille du Perche, où les
hommes sont notaires. À l’adolescence de ses quatre filles, Auguste Maugeret s’installe
à Tours et les confie aux Ursulines10, où Marie et ses sœurs passent leur brevet
supérieur, c’est-à-dire l’examen de fin de lycée de jeunes filles. Marie Maugeret devient
ensuite institutrice dans la Sarthe, notamment à la Ferté-Bernard (74) jusqu’en 1885.
Elle s’engage comme infirmière aux côtés de son père pendant la guerre de 1870. C’est
en 1883, à trente-neuf ans, qu’elle fonde son premier journal, le mensuel Écho littéraire
de l’Ouest, qui se spécialise dans les nouveautés littéraires, artistiques et scientifiques.
Elle publie également un certain nombre d’ouvrages, dont des essais – La Science à
travers les champs (1880), L’attaque et la défense, Luther et Loyola (1881), etc. –, des
romans – Le château des Ravenelles (1886), Le Couvent des carmes et ses martyrs
(1890), etc. –, et de la musique – Ce que je voudrais être (1879), Les Gouttes de rosée
(1892), etc.
En septembre 1885, Maugeret quitte le Mans pour Paris, où elle renomme son
mensuel Écho littéraire de France. Aux rubriques scientifiques et littéraires, elle en
ajoute alors une nouvelle, qu’elle intitule « À bâtons rompus », et dans laquelle elle
commente l’actualité politique autant intérieure qu’internationale. Entrée dans une
imprimerie « pour rendre service à des amis »11, elle prend goût à la profession et fonde
une école professionnelle d’imprimerie pour jeunes filles, sise d’abord au 120 rue
Lafayette, puis au 123 rue Montmartre, et définitivement au 19 rue Bonaparte à partir
de 1892. Logée elle-même au 143 rue de Rennes, elle y tient un petit salon.


8
Ces informations sont issues d’un échange de mails avec une généalogiste de la Sarthe, Dominique
Morin, et du numéro nécrologique de Questions féminines et questions féministes, juillet-août 1929.
9
Par décret du 25 mars 1810, l’empereur accorda en effet une dot aux filles de leur commune
qu’épouseraient, le 22 avril 1810, 6 000 de ses anciens soldats.
10
Maugeret le mentionne dans son roman Vieilles Gens, vieilles choses, 1925 ; voir aussi M. Maugeret,
« Protestation de MM en faveur de l’enseignement donné par la congrégation de Sainte-Ursule », Journal
d’Indre-et-Loire, 21 décembre 1880.
11
Questions féminines…, op. cit.

8

Nos sources primaires

Les données biographiques que nous avons sont très parcellaires. Beaucoup
d’incertitude règne sur la première partie de la vie de Maugeret, pour plusieurs raisons.
D’abord, n’ayant jamais été mariée, elle n’a pas donné vie à une descendance qui aurait
pu nous fournir une correspondance, voire même, pain bénit du chercheur, un journal
intime ; il manque, aux archives départementales de Paris, les actes de décès
correspondant précisément à la date de sa mort, c’est-à-dire ceux du deuxième semestre
de l’année 1928, dans le 6e arrondissement – l’acte de décès nous aurait indiqué un
potentiel héritier ; enfin, comble de malchance, la Bibliothèque Historique de la Ville
de Paris (BHVP) est en travaux depuis de nombreux mois et le dossier 523 du fonds
Bouglé, précieux de renseignements, est justement situé dans une zone absolument
inaccessible. À cela s’ajoute la pudeur personnelle de Maugeret, en raison de laquelle
ses proches amis, à sa mort, admettront en ignorer quasiment autant que nous12.
Ceci ne nous a pas retenu, bien entendu, mais ces lacunes signifient que
l’essentiel de nos informations est tiré du Féminisme chrétien, dont nous avons pu
accéder à l’intégralité des numéros entre 1896 et 1904, et dont la conservation est plus
aléatoire à partir de 1905, jusqu’à l’arrêt de la publication en 1907. Autrement dit, c’est
d’abord par le prisme public des écrits diffusés par Maugeret que nous pourrons établir
une étude de l’évolution de sa pensée féministe – ce qui n’est pas idéal. Pourtant, la
position de Maugeret ayant d’abord été celle d’une stratège, d’une apôtre tacticienne,
l’écart que nous pourrons relever entre les propos qu’elle tient selon l’auditoire visé
constituera une ouverture qui n’est pas négligeable. Nous avons également procédé à
un dépouillement systématique des principaux quotidiens catholiques ou non – la
numérisation des journaux féministes n’étant encore qu’ébauchée – : L’Univers, La
Croix, Le Figaro, Le Temps, Le Journal, L’Intransigeant, Le Gaulois ; ainsi que Le
Devoir des Femmes françaises, auquel Maugeret collabore à partir de 1902.

Délimitations chronologiques et thématiques

Nous avons choisi d’étudier l’évolution de la pensée féministe de Maugeret


entre 1896 et 1910. 1896 s’est imposé naturellement parce que cette année correspond


12
Questions féminines…, op. cit.

9

à la fondation du Féminisme chrétien, et à l’omniprésence ultérieure de la question
égalitaire dans les écrits de Maugeret. Quant à 1910, c’est l’année de la dernière
offensive de Maugeret sur le droit de vote des femmes, ce qui nous gardait de choisir
la borne de 1907 et l’arrêt de la publication du Féminisme chrétien ; mais par
conséquent, l’absence même du journal nous empêchait d’aller plus loin que 1910, car
nous n’aurions disposé alors que des actes des Congrès que Maugeret organisait
annuellement, et c’eût été cheminer à l’aveugle.
Un débat sémantique entoure également le travail de Maugeret, quant à la
qualification féministe de son travail13. Dans L’Égalité en marche, Laurence Klejman
et Florence Rochefort écrivent :
« Aucun texte fondateur ne garantit l’orthodoxie du féminisme. Le mot lui-même est,
rappelons-le, de création récente. Néologisme fondé dans les années 1830, il releva d’abord du
discours médical et désignait la présence de caractères physiologiques féminins chez certains
hommes. En 1872, Alexandre Dumas fils utilise l’adjectif et lui confère un sens psychologique
en l’attribuant aux hommes qui, renonçant à leur “virilité”, prennent le parti des femmes,
notamment en cas d’adultère. Qu’on pût trouver anormal qu’un mari venge son honneur bafoué
en tuant sa femme adultère, voilà qui dénotait certainement une perversion morale ! Dix ans plus
tard [en 1882], le mot reparaît dans son sens actuel, sous la plume d’une militante pour le droit
des femmes, Hubertine Auclert. Il faudra attendre dix ans encore pour qu’il se diffuse parmi les
propagandistes comme parmi les commentateurs. Au tournant du siècle, il connut une telle vague
de popularité qu’il fut appliqué à des phénomènes fort disparates et que toutes sortes d’épithètes
lui furent attribués »14.

Dans ces conditions, il nous a semblé légitime de reprendre le terme quand les
acteur·ice·s des premières années s’en affublaient – ce qui n’était pas le cas de tout le
monde, bien au contraire. Ainsi, c’était notamment le cas de celui ou celle qui
préconisait une révision du Code civil afin d’améliorer le sort de la femme, sans
toutefois nécessairement adhérer à la doctrine égalitaire. Nous verrons d’ailleurs que
Maugeret revendique l’égalité des sexes dès le premier numéro de son journal. Nous
aurons l’occasion de revenir plus précisément sur ce problème de définition.

Il s’agira donc de voir comment la maturation du féminisme de Marie Maugeret


éclaire son fondement et justifie son influence. Notre travail se divisera donc en trois
parties. Nous tenterons d’abord de brosser un panorama de la situation du mouvement
féministe en 1896. C’est seulement ensuite que nous pénètrerons au cœur de notre
travail, en nous focalisant sur la période 1896-1899, au cours de laquelle Maugeret


13
14
L. Klejman et F. Rochefort, op. cit.

10

procède à une combinaison de son féminisme et de son nationalisme. Enfin, nous nous
attacherons aux Congrès catholiques auxquels Maugeret participe, et ceux qu’elle
institue, pour tenter de mettre au jour la spécificité de son action et l'écho qu’elle
rencontre chez les catholiques.

11

PREMIÈRE PARTIE

La marche du mouvement féministe


depuis la fin du Second Empire

12

13

–I–

Féminismes et République

Avant d’entamer le compte-rendu de notre recherche, il importe que le lecteur


ait présent à l’esprit le contexte dans lequel notre travail s’inscrit. Les rapports entre le
mouvement féministe et les multiples acteurs qu’il trouve sur son chemin structurent la
façon dont Marie Maugeret le considèrera, et le parti catholique avec elle. C’est la
raison pour laquelle nous allons procéder à un bref panorama de la relation entre les
féminismes et les trois grandes idéologies de la période : République, socialisme,
christianisme.

L’avènement de la République en 1870 suscite chez les féministes15 un espoir


immense. Dans les dernières années du Second Empire, Napoléon III ayant élargi la
liberté de la presse et celle de se réunir, une conversation féministe avait pu émerger.
Parmi ceux qui la tenaient : Maria Deraismes, qu’avait fait connaître un cycle de
conférences organisé au Grand Orient de France. Elle y avait élaboré une philosophie
morale qui provoquait la jonction entre les idéaux féministes et républicains, lesquels
étaient tous deux, à son avis, issus de la Révolution française.
« La société serait organisée en deux sphères spécifiques, privée et publique, où la place
et le rôle sont fixés en fonction du sexe et non selon la volonté ou la capacité des individus,
explique-t-elle. Cette division, qui prétend s’appuyer sur une différence de nature, cantonne la
femme dans l’espace privé, la famille. Elle n’a aucun droit et reste soumise au pouvoir de son
père ou de son mari. Elle n’a pas davantage prise sur l’organisation sociale qui relève du domaine
public, bien qu’elle participe depuis toujours à sa vie économique »16.

Le ton était donné, et l’on s’était pressé pour écouter « l’oratrice » – un


néologisme pour l’époque. Deraismes, accompagnée de Léon Richer, l’organisateur
des conférences, lui-même radical et franc-maçon, avait alors fondé en 1869 le premier
groupe militant de ce renouveau féministe : la Société pour la revendication des droits
civils des femmes – ajournant volontairement la question des droits politiques. Mais le
bruissement était aussi venu du socialisme : André Léo, Louise Michel et quelques
autres avait lancé une campagne de levée de fonds pour permettre aux jeunes filles de


15
Le mot n’existe pas encore, nous l’avons dit, mais c’est pour privilégier la clarté de lecture que nous
l’adoptons avec une quinzaine d’années d’avance.
16
L. Klejman et F. Rochefort, op. cit., 36.

14

recevoir une instruction publique17, afin de réduire la mainmise des congrégations
religieuses qui s’en chargeaient jusqu’alors. Leur propre groupe avait pris le nom de La
Ligue des femmes, et naviguait parallèlement à celui de Richer, qui s’était doté du
premier journal féministe à paraître depuis le coup d’État de 1851 : Droit des femmes.
La déclaration de guerre ayant mis un point d’arrêt à cette agitation, la
proclamation de la République le 4 septembre 1870 fut donc, nous l’avons dit,
accueillie avec joie. Mais immédiatement, le rôle joué par la Commune a tout d’une
tragédie : non seulement les nombreuses femmes qui se joignent à l’insurrection
n’obtiennent pas des leaders qu’ils prêtent l’oreille à leurs revendications, mais cette
implication même leur vaudra une très grande sévérité lors de la répression
républicaine, qui déporte les militantes les plus révolutionnaires, et favorise
l’assimilation par la presse de chacune des femmes à une pétroleuse en puissance18. Par
conséquent, en 1871, la prudence est de mise dans les rangs féministes ; Deraismes et
Richer dotent leur groupe d’un nouveau nom moins subversif – l’Avenir des femmes –
attendent l’année suivante pour organiser un banquet qui réunisse les personnalités que
les desiderata égalitaires préoccupent19. La lettre qu’envoie Victor Hugo à Richer à cette
occasion fait un tabac dans la presse :
« Il est douloureux de le dire : dans la civilisation actuelle, il y a une esclave. La loi a des
euphémismes ; ce que j’appelle une esclave, elle l’appelle une mineure ; cette mineure selon la
loi, cette esclave selon la réalité, c’est la femme. (…) Dans votre législation telle qu’elle est, la
femme ne possède pas, elle n’este pas en justice, elle ne vote pas, elle ne compte pas, elle n’est
pas. Il y a des citoyens, il n’y a pas de citoyennes. C’est là un état violent : il faut qu’il cesse »20.

La réaction au banquet est unanimement hostile21. En guise de réponse, le


ministre de l’Intérieur interdit au groupe de se réunir et à Richer d’organiser un congrès
féministe en 1873. En 1875, le groupe l’Avenir des femmes lui-même est interdit22.
Mais si l’on pouvait s’attendre à cette réaction de la part du gouvernement d’Ordre
Moral, il est frappant de constater qu’à gauche, le silence règne aussi. À Richer qui lui
a proposé de devenir membre de l’Avenir en 1872, Gambetta répond :
« Nous atteindrons ce but [les droits politiques], Monsieur, si nous maintenons fermement
la constitution républicaine et si nous étendons l’éducation à flots aux nouvelles générations. C’est


17
Charlotte Cosset et Gilles Malandain, « André Léo journaliste. Engagement et témoignage (1866-
1871) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 132 | 2016, 139-154.
18
Gay Gullickson, Unruly Women of Paris : Images of the Paris Commune, Cornell University Press,
1996.
19
Le banquet a lieu au restaurant Corazza, dans le Palais Royal. Cf. Patrick Bidelman, Pariahs stand up
! The founding of the liberal feminist movement in France, 1858-1889, Greenwood Press, 1982, 97.
20
« [Lettre de Victor Hugo] À Monsieur Léon Richer », L’Avenir des femmes, 7 juillet 1872, 2.
21
Un exemple parmi d’autres : Albert Wolff, « Gazette de Paris », Le Figaro, 14 juin 1872, 1
22
Steven Hause, Hubertine Auclert : the French suffragette, Yale University Press, 1987, 19.

15

pour cela que j’ai consenti à devenir membre de la Ligue de l’Enseignement »23.

Autrement dit, la gauche républicaine est favorable à l’éducation des femmes,


mais pas à l’octroi de leurs droits. Cette position peut s’expliquer par la stratégie de la
gauche, à cette période, de s’accommoder avec Thiers afin de donner au régime une
constitution républicaine. Mais dix ans plus tard, fort d’une majorité au Parlement, les
républicains ne se raviseront pas. Entretemps, leurs arguments sur les lacunes
d’éducation politique des femmes ont fini par convaincre Richer qui, moins de cinq ans
après le banquet, se présente comme un adversaire du suffrage féminin en raison du
danger clérical, entraînant Deraismes avec lui dans son inquiétude. Il écrit ainsi en
1877 :
« Parmi neuf millions de femmes […], il n’y en a que quelques milliers qui voteraient
librement ; les autres accepteraient les conseils de leur confesseur »24.

L’année suivante, le régime républicain autorise Deraismes et Richer à mettre


en place le congrès féministe international dont ils ont rêvé depuis 1872 ; cependant,
les premiers désaccords se manifestent. Une jeune militante, Hubertine Auclert, que la
lettre d’Hugo avait enthousiasmée et qui s’était fait engager comme secrétaire de
rédaction au sein de L’Avenir des femmes, cherche à adopter une posture plus offensive
au sujet du suffrage, et propose à ses mentors un rapport dans ce sens ; mais on lui
refuse l’estrade. Elle claque alors la porte, publie une brochure assassine sous le titre
de Le droit politique des femmes, ou question qui n’est pas traitée au Congrès
international des femmes25, et part rejoindre les rangs socialistes. Il est possible
d’expliquer ce désaccord par la jeunesse d’Auclert, aux yeux de qui la République –
pour laquelle elle n’a pas eu à se battre – a une dimension immanente, pouvant
supporter le grabuge qu’elle lui inflige26.
« Mesdames, il faut bien nous le dire, l’arme du vote sera pour nous ce qu’elle est pour
l’homme, le seul moyen d’obtenir les réformes que nous désirons. Pendant que nous serons
exclues de la vie civique, les hommes songeront à leurs intérêts plutôt qu’aux nôtres. Le prolétaire
comprit cela, lorsqu’en 1848 il revendiqua le suffrage comme le seul moyen de conquérir d’autres
franchises (…).
Républicains, qui vous croyez radicaux, socialistes, qui niez le droit politique de la

23
Cité en anglais dans John Bury, Gambetta and the making of the Third Republic, Longman, 1973, 46,
traduit par Charles Sowerwine dans « La politique, « cet élément dans lequel j’aurais voulu vivre » :
l’exclusion des femmes est-elle inhérente au républicanisme de la Troisième République ? », Clio.
Histoire‚ femmes et sociétés, 24 | 2006, 171-194.
24
Léon Richer, La femme libre, E. Dentu, 1877, 238.
25
Hubertine Auclert, Le droit politique des femmes, 1878.
26
En 1881 et en 1885, Auclert et ses camarades exigent d’être inscrites sur les listes électorales, et
préviennent que dans le cas contraire, elles ne paieront pas leurs impôts ; cette initiative est grandement
relayée par les journaux. En 1908, un jour d’élection, Auclert se rendra dans un bureau de vote où elle
renversera une urne.

16

femme : vous êtes des autocrates, vous niez la liberté, vous niez l’égalité. Pensez-vous pouvoir
établir sérieusement un gouvernement républicain en conservant des esclaves qui feront de la
France un pays continuellement en état de fermentation ? »27.

Dans ce texte, Auclert attaque frontalement une des principales inquiétudes du


féminisme opportuniste : l’influence cléricale sur les femmes28.
« Vous refusez le vote aux femmes sous prétexte qu’elles voteraient pour les prêtres et les
jésuites – ce qui n'est pas prouvé –, et vous ne craignez pas de permettre aux jésuites et aux prêtres
de voter. Supposez-vous donc que les prêtres et les jésuites ne votent pas pour eux-mêmes ? »29

Dans ces conditions, les deux stratégies qui se font jour peuvent être lues en
regard de l’intensité d’anticléricalisme : il est plus fort chez ceux qui adoptent la
stratégie des petits pas, et qui, faisant du suffrage l’ultime revendication, espèrent que
l’échelonnement des réformes permettra l’éducation politique des femmes ; il l’est
moins chez ceux qui, en revanche, placent le droit de vote en première position, et
considèrent que les verrous civiques et religieux qui emprisonnent la femme sauteront
d’eux-mêmes une fois que celle-ci aura mis le pied à l’Assemblée nationale. Dans cette
deuxième posture, nous reconnaissons Auclert et le groupe qu’elle fonde en 1876, Droit
des femmes.
Cependant, Carole Pateman30 et Charles Sowerwine31 défendent l’hypothèse que
l’anticléricalisme n’était pas le seul facteur conduisant les républicains à se montrer
hostile à toute forme de suffragisme. Notant que « [dans les débats qui amènent la
constitution de 1875,] personne ne soulève la question du suffrage féminin, comme
certains l’ont fait en 1848 »32, Sowerwine déclare que l’exclusion des femmes est
inhérente au républicanisme de la IIIe République, puisque le modèle social qui
s’enracine chez ses représentants demeure profondément familial – le lexique seul les
distinguant des conservateurs. Le député Eugène Pelletan, qu’il qualifie « d’archétype
du républicain radical »33, écrit ainsi en 1869 :
« Quant à la femme, sa place est au foyer : à elle la direction, l’administration de la maison,
et surtout la création continuelle de ces jeunes âmes […], pour en faire un jour des citoyens dignes
de leur pays. Ainsi, pour définir le mariage, […] je l’appellerai un gouvernement constitutionnel.
Le mari ministre des Affaires étrangères, la femme ministre de l’intérieur, et toutes les questions
du ménage décidées en conseil des ministres »34.


27
H. Auclert, op. cit.
28
Sur la prégnance du catholicisme chez les femmes, voir Ralph Gibson, « Le catholicisme et les femmes
en France au XIXe siècle », Revue d’histoire de l’Église de France, t. LXXIX, 1993, p. 64.
29
H. Auclert, op. cit.
30
Carole Pateman, The Sexual Contract, Polity, 1988.
31
C. Sowerwine, op. cit.
32
C. Sowerwine, France since 1870 : culture, politics and society, Palgrave, 2001, 31.
33
C. Sowerwine, « La politique… », op. cit., §15.
34
Eugène Pelletan, La femme au XIXe siècle, Pagnerre, 1869, 29.

17

Prenant l’exemple de la femme de lettres Juliette Adam, épouse d’un proche de
Gambetta nommé Edmond Adam, et de Léonie Léon, elle-même maîtresse de
Gambetta, Sowerwine montre que pas une fois, la question d’une participation autre
qu’indirecte des femmes à la politique ne se pose entre ces femmes et leurs conjoints.
L’historienne Carole Pateman, quant à elle, convoque même une explication
psychanalytique : à ses yeux, la République a substitué au patriarcat monarchique la
fraternité républicaine, constituant une « bande de frères », qui ont chacun le pouvoir
de remplir le rôle du père qu’ils ont tué parce qu’ils sont tous déjà chefs de famille, rois
du ménage35. Ceci expliquerait que l’exclusion des femmes de la citoyenneté a perduré
jusqu’en 1944, alors que les Néo-zélandaises acquirent le suffrage en 1893, les
Australiennes en 1901, les Américaines en 1919 et les Britanniques en deux temps,
1918 et 1928 pour les plus jeunes.
Quoiqu’il en soit, à la période où nous nous situons, les deux branches –
suffragiste ou non – du mouvement féministe remportent un succès extrêmement limité,
même sous la République républicaine. La loi Camille Sée de décembre 1880, qui veut
mettre en place l’instruction secondaire publique pour les jeunes filles, ne prévoit ni
latin, ni grec, ni philosophie, empêchant effectivement la préparation du baccalauréat.
Quand Auclert veut s’allier à la Société de la libre pensée, découvrant que celle-ci n’est
pas du tout favorable au principe de l’égalité des sexes, elle joue la provocation et se
présente à la fin d’un mariage civil, décorée des insignes de la Société, déclarant : « La
femme étant l’égale de l’homme ne lui doit pas obéissance » ; elle est désavouée par
ses chefs36. Deraismes, qui s’est tournée vers la franc-maçonnerie, n’arrive pas à
infléchir la traditionnelle exclusion des femmes, malgré des tentatives répétées ; elle en
est réduite à fonder sa propre loge, le Droit humain, en 1893.
1893 est également l’année de la fondation d’un nouveau groupe féministe,
l’Avant-Courrière, qui veut adopter une position modérée et ne reprend pas la
rhétorique égalitaire de ses prédécesseurs. Sa présidente, Jeanne Schmahl, veut
focaliser l’attention de l’opinion publique sur des réformes précises, au moyen d’une
campagne de communication très étudiée qui rejette toute connotation subversive. Ses
deux objectifs sont bientôt remplis : l’autorisation pour les femmes d’être témoins dans


35
C. Pateman, op. cit., chap. 4. On trouve une argumentation similaire dans Christine Fauré, La
démocratie sans les femmes : essai sur le libéralisme en France, PUF, 1985 ; ainsi que dans Geneviève
Fraisse, Muse de la raison : la démocratie exclusive et la différence des sexes, Alinea, 1989, chap. 4 ; et
dans G. Fraisse, Les femmes et leur histoire, Gallimard, 1998, chap. 4-6.
36
L. Klejman et F. Rochefort, op. cit., 63.

18

les actes civils et privés passe à la Chambre en 1896, au Sénat en 1897 ; celle pour les
travailleuses mariées de disposer de leur salaire est votée à la Chambre en 1897, mais
par le Sénat seulement en 1907, à une époque où le féminisme a largement conquis son
droit de cité dans les journaux. Les premières victoires notables sont donc obtenues par
des féministes qui refusent de menacer l’équilibre des rapports de sexe – au point que,
tant que son projet de loi n’était pas passé, Schmahl refusait de se ranger derrière un
autre combat, à commencer par le suffragisme37.
Le mouvement féministe n’emportera pas plus de soutien de la part des
dirigeants socialistes.

– II –

Féminismes et socialisme

En 1914, la SFIO compte moins de 3% de femmes parmi ses adhérents ; le


chiffre restera le même en 1936. En effet, aux difficultés des féministes à motiver les
républicains à agir dans leur sens, s’ajoute l’opposition philosophique des socialistes à
se joindre au mouvement féministe. Pourtant, les deux causes de l’émancipation
prolétarienne et de l’émancipation féminine ont pu, à certains moments, paraître
jumelles. C’est ce que nous allons rappeler brièvement.
Dans le dernier tiers du XIXe siècle, la part des femmes dans la population
active connaît une augmentation rapide, entraînant l’expansion de l’industrie française.
Entre 1866 et 1901, ce chiffre passe de 4 643 000 à 6 805 00038 ; pour la première fois


37
James McMillan, France and Women. 1789-1914, Routledge, 2002, 194.
38
Ces chiffres sont tirés de Charles Sowerwine, « Le groupe féministe socialiste, 1899-1902 », Le
mouvement social, janv.-mars 1975, pp. 87-120.

19

depuis de longues générations, les femmes de la classe moyenne entrent dans le salariat.
Le féminisme et le socialisme émergent donc partiellement en réponse à cette évolution
sociale, laquelle confère à leur critique structurelle une urgence et un écho plus
important.
Cependant, les deux idéologies ne vont pas main dans la main. À cette période,
l’influence proudhonienne marque encore l’esprit des militants du socialisme. En effet,
Pierre-Joseph Proudhon avait développé une vision très conservatrice du rôle de la
femme, dont la citation suivante, tirée de son programme révolutionnaire, en 1848,
fournit une illustration :
« Pour moi, plus j’y pense, et moins je puis me rendre compte, hors de la famille et du
ménage, de la destinée de la femme. Courtisane ou ménagère (ménagère, dis-je, et non pas
servante), je n’y vois pas de milieu (…). Je protesterais donc contre toute loi, civile ou fiscale, qui
aurait pour objet de restreindre ou limiter la puissance paternelle (…) ; je regarderais toute loi sur
le divorce comme un encouragement au libertinage et un pas rétrograde »39.

Les ouvriers français vivent en effet le travail des femmes comme une
concurrence directe et une destruction familiale – en somme, comme un drame. Ainsi,
les congrès syndicaux, au moins jusqu’en 1914, traduisent l’espérance que la révolution
sociale ramènera la femme au foyer40. Pourtant, « l’immortel congrès »41 de Marseille
de 1879, qui se déroule au moment même de l’installation des républicains dans la
République, et qui se prononce pour un collectivisme pur et dur, rompt avec la
conception proudhonienne. Sous l’impulsion d’Hubertine Auclert, qui rencontre ici un
accueil plus chaleureux qu’au congrès féministe de l’année précédente, il prend la
résolution suivante :
« Le congrès, considérant qu’un rôle, pour être rempli, doit relever du choix de l’individu
qui le remplit, n’assigne aucun rôle particulier à la femme : elle prendra dans la société le rôle et
la place que sa vocation lui assignera »42.

Un apport théorique viendra conforter Auclert et les féministes gravitant autour


du Parti Ouvrier Français (POF) : en 1893, la première traduction française du livre de
Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, est


39
Pierre-Joseph Proudhon, « Programme révolutionnaire », Mélanges, articles de journaux 1848-1852,
vol. 1, 44-45. Notons que son ouvrage De la justice dans la Révolution et dans l’Église, Garnier frères,
1858, contient des considérations qu’il est juste de qualifier de fortement misogynes. De plus, Juliette
Adam, dont nous avons parlé précédemment, s’était justement fait connaître en lui offrant une réponse
cinglante, dans Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage, Taride, 1858.
40
Voir à ce sujet notamment Madeleine Guibert, Les femmes et l’organisation syndicale avant 1914, Ed.
CNRS, 1966, et Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard Féminisme et syndicalisme en France, Ed.
Antropos, 1978.
41
L’expression est de Jules Guesde et sera souvent reprise par la suite, voir Jean-Numa Ducange, Jules
Guesde : l’anti-Jaurès ?, Armand Collin, 2017, 220.
42
Séances du congrès ouvrier socialiste de France, Troisième session, Doucet, 1879, 805.

20

publiée43. S’inspirant du traité de Lewis Morgan, La société archaïque44, l’ami endeuillé
de Karl Marx met au jour l’oppression ancestrale des femmes, et cherche à dater le
moment à partir duquel les hommes leur ont imposé la sujétion.
Cependant, pendant les quarante ans qui séparent le congrès de Marseille de
l’entrée en guerre mondiale de la France, les socialistes français, nonobstant leur relatif
soutien verbal, n’agissent que très peu en faveur du suffrage. Les modérés, menés par
Jaurès, adoptent une position opportuniste au sens politique du mot, c’est-à-dire qu’ils
ne voulaient pas imposer des réformes qui précédaient trop l’opinion publique ; quand
aux marxistes, ils considèrent qu’il faut d’abord travailler à la Révolution, laquelle peut
seule permettre une égalité réelle et totale ; les antiparlementaires enfin, conduits par
Gustave Hervé, ne voient pas l’intérêt d’être admis au sein d’un corps qu’ils cherchent
à détruire. En somme, le suffragisme rassemble trois principaux défauts aux yeux des
militants socialistes : il privilégie l’intérêt d’un sexe devant celui d’une classe, l’égalité
politique devant l’égalité économique, la réformation de la République radicale devant
l’établissement de la République sociale45.
Ainsi, les divers rapprochements qui sont tentés par les féministes se soldent
par des échecs : Léonie Rouzade, candidate en 1881 dans le 12e arrondissement, n’est
pas soutenue par Jules Guesde, et les militants socialistes dénoncent une opération qui
couvre le mouvement de ridicule46. De même, Paule Minck, candidate en 1893 dans le
5e arrondissement. En 1910, Madeleine Pelletier, dont le socialisme n’était plus à
prouver, propose au parti socialiste unifié (la SFIO) de concourir pour un siège à Paris
en son nom, afin de presser la question du suffrage et de l’éligibilité des femmes auprès
du gouvernement ; le parti accepte, à la condition qu’elle laisse de côté son projet
féministe et qu’elle se présente plutôt dans le 8e arrondissement, si monarchiste qu’elle
(ni aucun candidat de la SFIO) n’a aucune chance de l’emporter47. Au cours de la même
élection, Caroline Kauffmann se désole que le parti ne lui loue pas même une salle pour
organiser une réunion publique dans sa circonscription. Dans L’Humanité, les maigres
comptes-rendus de ces candidates ne laissent pas de place au doute :

43
Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Georges Carré, 1893.
44
Lewis Morgan, La société archaïque, Anthropos, 1971.
45
Nous devons ce panorama à Steven C. Hause et Anne R. Kenney, « The Limits of Suffragist Behavior :
Legalism and Militancy in France (1876-1922) », American Historical Review, vol. 86, n° 4, oct. 1981,
pp. 781-806.
46
C. Sowerwine, Les femmes et le socialisme, Presses de la fondation nationale de sciences politiques,
1978, pp. 20-24 et 70-75.
47
Madeleine Pelletier, « Ma candidature à la députation », Documents du progrès, juillet 1910, pp. 11-
19.

21

« VIIIe arrondissement : contre M. Denys Cochin, conservateur, député sortant (…). La
citoyenne Madeleine Pelletier propage dans ce quartier réactionnaire la doctrine socialiste et ses
idées féministes »48.

Une tentative d’explication noterait que la résolution prise au congrès de


Marseille avait manqué de clarté. Même si le principe de l’égalité des sexes y avait été
adopté, c’était
« considérant tout l’avantage qu’il y a pour le prolétariat à se ménager le concours des
femmes dans sa lutte contre les privilégiés »49.

Autrement dit, la question essentielle avait été éludée, celle des moyens de
réaliser l’égalité civique et politique : est-ce les prolétaires qui doivent apporter leur
concours à la lutte des femmes, ou bien la lutte des femmes qui doit concourir à
l’objectif révolutionnaire ? Or, pour Auclert, la réponse va de soi : les prolétaires
détenant à la fois la puissance du bulletin de vote et celle du nombre, c’est donc à eux
d’agir pour la cause féministe, sinon quoi
« ils imitent en cela les prêtres qui promettent aux déshérités de la terre des jouissances au
ciel »50.

Devant l’attitude des leaders socialistes, la question se pose aux féministes


socialistes dans les mêmes termes qu’elle se posera plus tard aux féministes
chrétiennes : sont-elles d’abord féministes, ou d’abord socialistes ? Pas d’hésitation
chez Maria Vérone et Marie Bonnevial, socialistes républicaines : elles répondent
qu’elles voteront socialistes le jour où elles auront le droit de glisser un bulletin dans
l’urne. Mais le champ est également occupé par le Groupe féministe socialiste (GFS),
mené par Louise Saumoneau, qui place le Parti avant tout, au motif que le féminisme,
opposant la solidarité de sexe à celle de classe, est un outil bourgeois. Dans l’esprit de
cette dernière, si une ouvrière et une bourgeoise prétendent pouvoir marcher main dans
la main, cela revient à dire que l’opposition des classes n’est pas si vive, et que la
Révolution perd de sa pertinence – ce qui est une erreur fondamentale. Or, l’accusation
de Saumoneau n’est pas infondée : quand, en 1897, à 21 ans, elle songe à s’engager en
politique, c’est d’abord au groupe La Solidarité des Femmes51 qu’elle pense, puisqu’il
revendique une inspiration socialiste. Or, se présentant à une de ses réunions – pour


48
« La bataille socialiste », L’Humanité, 19 avril 1910, 3.
49
Séances du congrès…, op. cit., 803.
50
Ce sont les paroles qu’elle prononce dans son rapport au congrès, citées dans Madeleine Rebérioux,
Christiane Dufrancatel, Béatrice Slama. Hubertine Auclert et la question des femmes à « l'immortel
congrès », dans Romantisme, 1976, n°13-14, 125.
51
Dirigé par Eugénie Potonié-Pierre, féministe appartenant au courant radical.

22

laquelle elle a dû renoncer à une après-midi de son salaire de couturière –, elle est
sévèrement désappointée :
« Eh bien ! On discuta plusieurs heures durant la question de savoir si on devait donner ou
non une dot aux jeunes filles en les mariant. Certes, c’est là une question d’un gros intérêt pour
les femmes de la classe moyenne, ainsi que la plupart des questions traitées dans les milieux
féministes - le mouvement féministe étant surtout un mouvement petit-bourgeois. Mais on
conviendra que ce n’était point une question palpitante pour moi, et je doute qu’elle le soit
davantage pour l’ensemble de mes camarades prolétaires (…). Je ne suis plus retournée, cela se
conçoit aisément, aux après-midi de la Solidarité des Femmes »52.

De plus, malgré les appels répétés de la part des socialistes, les militantes qui
assistèrent aux congrès du féminisme radical de 1900 et 1908 refusèrent de donner à
leurs bonnes un jour de congé payé pour les y rejoindre53. Dans ces conditions, c’est
naturellement la ligne la plus défiante du féminisme qui triomphe au sein du GFS :
Elisabeth Renaud, cofondatrice et féministe, quitte le groupe en 1902 sur fond de
tensions internes. Seulement, par refus de confrontation avec le Parti, le GFS lui
subordonnera ses revendications ; au lieu de servir de moteur de recrutement, on n’y
admettra plus que des femmes déjà membres de la SFIO. Madeleine Pelletier, qui
visitera l’URSS en 1921, en rapportera un constat similaire :
« En Russie comme ailleurs, on n’a que la liberté que l’on prend et l’émancipation
féminine restera la dernière bataille à gagner »54.

Si le mouvement féministe n’est pas soutenu par sa gauche, il ne le sera pas


vraiment non plus par sa droite.

– III –

Féminismes et christianisme

Quoique le mouvement féministe ne rencontre pas le même accueil chez les


protestants et chez les catholiques, chacune des deux confessions se penche sur les
arguments des militantes par le biais de la question sociale. Florence Rochefort
distingue dans les préoccupations protestantes le sort de la prostituée ; dans celles qui
agitent le monde catholique, le sort de l’ouvrière55.


52
Louise Saumoneau, « Pour les femmes du prolétariat », L’Internationale, n°12, 10 mai 1919.
53
C. Sowerwine, Les femmes et le socialisme, op. cit., 65-87.
54
Madeleine Pelletier, « Voyage aventureux en Russie communiste », La Voix des femmes, 27 octobre
1921.
55
F. Rochefort, « La prostituée… », op. cit., 217.

23

En effet, c’est sous le prisme de la moralité publique que les femmes
protestantes françaises ordonnent leurs premières actions collectives. Quand une
Britannique, Joséphine Butler, fonde la Fédération abolitionniste internationale contre
la prostitution (FAI) en 1875, elle rencontre un grand écho dans les milieux réformés56.
Pourtant, si l’abolitionnisme est une cause commune, Butler n’y est pas attachée au
nom d’une certaine idée de la liberté individuelle, mais bien plutôt parce que la
prostituée, dont la déchéance morale n’est pas à illustrer, est en cela une victime de la
loi de l’homme qui l’empêche de s’instruire et de gagner son pain dignement57. La
campagne qu’elle lance est imitée de la campagne abolitionniste aux Etats-Unis, qui
avait aboutie à la suppression de l’esclavage des Noirs, et dont elle reprend le lexique
en dénonçant la « traite des blanches » 58 ; elle n’en demeure pas moins une guerre
contre le vice59, et contre le réglementarisme français en matière de prostitution
« qui consiste à reconnaître la normalité, voire la nécessité des relations sexuelles extra-
conjugales de la part des jeunes et des célibataires encore verts »60.

Pourtant, l’abolitionnisme constitue bientôt un premier point de convergence


avec les féministes. L’antenne française de la FAI, l’Association internationale pour
l’abolition de la prostitution officielle, est fondée par Yves Guyot en 1879 et Maria
Deraismes et Émilie de Morsier, entre autres, l’intègrent61. Au Congrès féministe
international de 1878, qui évacue les droits politiques, l’abolitionnisme est partagé par
tous les participants – et le sera également de tous les membres du bureau du Conseil
national des femmes françaises (CNFF)62, première fédération féministe modérée de
France à partir de 190163.
Parallèlement, les intellectuels protestants ont également fait un pas vers le
mouvement féministe, avec les travaux du professeur de droit Louis Bridel64, du
philosophe Charles Secrétan65 et du pasteur Tommy Fallot66. Ceux-ci, inspirés par la
lecture de Stuart Mill et rassurés par l’origine protestante du féminisme américain et


56
L. Klejman et F. Rochefort, op. cit., 55.
57
Joséphine Butler, Souvenirs personnels d’une grande croisade, Fischbacher, 1900, 64 et suivants.
58
Ibid., 131. Voir aussi F. Tacussel, La Traite des blanches, Bonhoure, 1877.
59
Cf. Caroline de Barrau dans le Bulletin continental, n°12, 15 novembre 1876, 92.
60
Alain Corbin, Les filles de noce : misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle, Flammarion, 1978,
trouver page !!!
61
Ibid., trouver page !!!
62
À l’exception de Julie Siegfried.
63
Ibid., trouver page !!!
64
Louis Bridel, La Puissance maritale, thèse de droit, Bridel, 1879.
65
Charles Secrétan, Le Droit de la femme, Benda, 1886.
66
Tommy Fallot, La Femme esclave, Fédération britannique continentale et générale, 1884.

24

anglais, opèrent un saut qualitatif entre le champ moral et social de l’abolitionnisme et
le champ politique de l’égalité des droits67. Fallot, dont la trajectoire personnelle est
originale dans le milieu protestant, adhère ainsi en 1882 à l’Avenir des femmes de
Richer68. Cependant, les congrès féministes organisés à l’occasion de l’Exposition
universelle de 1889 mettent au jour la fissure qui divise le mouvement, donnant lieu à
deux réunions distinctes : le Congrès des œuvres, essentiellement philanthrope,
protestant, protectionniste69 et encore hostile à l’égalité des sexes ; il s’oppose au
Congrès des droits, plus précisément féministe70. La décennie 1890, qui est celle d’un
intense fleurissement féministe, se conclue par l’organisation annuelle des Conférences
de Versailles sous la direction de Sarah Monod, laquelle contribue à l’imprégnation
plus forte des idées égalitaires dans les milieux réformés et conduit à la fondation du
CNFF, qui, quoique modéré, est explicitement féministe.
Dans les milieux catholiques, où c’est le sort de l’ouvrière, nous l’avons dit, qui
constituera le point d’entrée dans la question des femmes, c’est le comte Albert de Mun
qui impulse le mouvement. En effet, il constate personnellement l’état de la condition
ouvrière au cours de la Commune de Paris, qui, en 1871, est l’occasion d’une guerre
civile71. Ainsi, la même année, il fonde l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers,
bientôt rejoint par le marquis René de la Tour du Pin ; tous deux, avec d’autres
promoteurs du catholicisme social, contribueront aux travaux de l’Union de Fribourg,
lesquels inspireront l’encyclique que le pape Léon XIII publie en 1891, fondatrice de
la doctrine sociale de l’Église72, Rerum Novarum. Or, le catholicisme social plongeant
ses racines dans le catholicisme intransigeant, ses représentants s’opposent à la
« société moderne » issue de la Révolution libérale et de la Révolution industrielle73.
Par conséquent, ils considèrent que la déchristianisation de la société s’explique parce
qu’ils ont failli la classe ouvrière, et que c’est en agissant pour une plus grande justice


67
Anne-Marie Käppelli, Sublime croisade. Ethique et politique du féminisme protestant, Ed. Zoé, 1990.
68
L. Klejman et F. Rochefort, op. cit., 69. Voir aussi : Jean Baubérot, « Le Protestantisme français et la
question sociale au début de la Troisième République : du pré-christianisme social au mouvement
chrétien social », actes du colloque, Les Protestants et les débuts de la Troisième République 1871-1885,
Société d’histoire du protestantisme, 1979.
69
C’est-à-dire non-libéral, favorable à une protection des femmes dans le travail. Les protectionnistes,
par exemple, préconisaient l’interdiction aux femmes de travailler la nuit.
70
F. Rochefort, op. cit., 224.
71
J. McMillan, « Women in social Catholicism in late XIXth and early XXth century France », dans W.
J. Sheils, Diana Wood (dir.), Women in the Church, London, Blackwell, 1990, 469.
72
Pierre Pierrard, Les laïcs dans l’Église de France, Éditions de l’Atelier, 1988, 115.
73
Jean-Marie Mayeur, « Catholicisme intransigeant, catholicisme social, démocratie chrétienne »,
Annales Économie Sociétés, n°2, mars-avril 1972, 484.

25

à son égard qu’ils inverseront la tendance74. Cela signifie par conséquent que les
intellectuels catholiques qui s’engagent dans la cité se soucient du sort de l’ouvrier pour
contrer les effets du libéralisme économique ; ils sont donc tout aussi méfiants à l’égard
du libéralisme politique et moral75. Rerum Novarum avait déjà adopté une position
familialiste, et protectionniste à l’égard des femmes :
« Il est des travaux moins adaptés à la femme que la nature destine plutôt aux ouvrages
domestiques; ouvrages d'ailleurs qui sauvegardent admirablement l'honneur de son sexe et
répondent mieux, par nature, à ce que demandent la bonne éducation des enfants et la prospérité
de la famille »76.

Nous aurons l’occasion de revenir pendant tout notre travail sur les liens
qu’entretinrent les catholiques avec le mouvement féministe et la question des femmes,
dont nous défendrons vigoureusement qu’ils sont protéiformes. Cependant, au regard
de ce panorama terriblement bref, force est de constater que Tocqueville ne s’était pas
trompé en soulignant le rôle des habitudes religieuses dans la perspective du
féminisme :
« Chez presque toutes les nations protestantes, les jeunes filles sont infiniment plus
maîtresses de leurs actions que chez les peuples catholiques. Cette indépendance est encore plus
grande dans les pays protestants qui, ainsi que l’Angleterre, ont conservé ou acquis le droit de se
gouverner eux-mêmes. La liberté pénètre alors dans la famille par les habitudes politiques »77.

Dans son étude sur l’Amérique, où le mouvement féministe est bien antérieur à
celui qui agite la France, Tocqueville souligne l’importance de la famille dans les
sociétés catholiques, lesquelles sont moins favorables à l’idée de droits individuels, à
la différence des sociétés protestantes, dont l’éthique principale fait porter l’accent sur
l’autonomie de l’individu et l’absence de médiation entre le sujet et Dieu. D’autres ont
remarqué qu’en pays catholique, s’étaient instituées des foyers pour femmes, sous la
forme de couvents ou d’organisations caritatives, qui n’avaient pas d’équivalent dans
les pays protestants et qui fournissaient à de nombreuses femmes catholiques un rôle
actif dans la société, une impression d’action politique un peu plus qu’indirecte, une
identité idéologique, une occupation reconnue78. Dans ces conditions, il a été établi une
forte corrélation entre la religion et l’émergence du suffragisme79 : la plupart des succès


74
J. McMillan, « Marie Maugeret… », op. cit., 188.
75
Jean-Marie Mayeur, op. cit., 488.
76
Léon XIII, Rerum Novarum, 15 mai 1891, §42.
77
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Gosselin, 1840, vol. 4, 71.
78
Steven C. Hause et Anne R. Kenney, « The Limits … », 795.
79
Voir notamment Aileen Kraditor, The Ideas of the Woman Suffrage Movement, 1890-1920, Columbia
University Press, 1965, ch. 4.

26

féministes de la première heure furent d’ailleurs obtenus dans les pays protestants80.
Ceci revient à souligner l’originalité de Marie Maugeret, sur laquelle nous allons
désormais nous pencher.


80
Il reste essentiel de garder à l’esprit que la comparaison des succès du féminisme entre les pays est une
entreprise très incertaine étant donné la quantité d’autres facteurs qui rentrent en compte. Notons par
exemple pour la France la perpétuation du droit romain sous la forme du Code Napoléon, dont le
centenaire fut célébré en 1904 ; la relative lenteur de l’industrialisation et de l’urbanisation, qui a conduit
à sauvegarder l’éthique traditionnelle ; la stagnation démographique pendant plus de quarante ans,
agitant la peur de la dépopulation, tandis que l’Allemagne, vieil ennemi, croissait ; et tant d’autres
facteurs encore. Voir Hause et Kenney, op. cit.

27

DEUXIÈME PARTIE

Marie Maugeret, féministe chrétienne et nationaliste.

28

29

–I–

UN ÉPITHÈTE INATTENDU

Le « féminisme chrétien » de Marie Maugeret présente, de toute évidence, une


association contre-intuitive au lecteur d’aujourd’hui ; mais celui de la fin du XIXe
siècle ne le trouvait pas plus ordinaire. L’écrasante majorité des militantes du
mouvement féministe, en effet, n’entretenaient pas de sentiments chaleureux pour
l’Église, qu’elles accusent de confiner la femme à la sphère privée : Maria Deraismes
consacra une large partie de son œuvre à critiquer la vision chrétienne du rôle de la
femme81.
« Le dogme religieux dans son ensemble est mis en cause dans ce qu’il véhicule
d’obscurantisme, de soumission aveugle, de renonciation à l’idéal de liberté individuelle. Si les
hommes ont pu accéder aux lumières de la Raison, les femmes, elles, ont été laissées dans
l’ignorance. La « doctrine sacrée » rend « irrémédiable » leur « situation infirme et subalterne »,
souligne-t-elle »82.

Léon Richer, son grand camarade de route, était un libre-penseur et un franc-


maçon de premier plan. À ses yeux, l’Église a fourni la matrice théologique de
l’assujettissement des femmes, que le récit de la Chute, le modèle de la Vierge Marie
et les épitres de Paul ont contribué à « éterniser »83. Autrement dit, l’Église est plutôt
une machine d’oppression qu’un vivier de partisans. En ceci, les catholiques ne
cherchent pas à les détromper : ils sont leurs adversaires84. Le féminisme est un
individualisme issu de l’Amérique protestante et de la Révolution française, dont
l’objectif est de saboter l’unité de la famille, cellule de base de la société.
Par conséquent, Marie Maugeret place une importance cruciale dans sa
définition du « féminisme chrétien », qu’elle est la première à concevoir, et qu’elle


81
Un exemple parmi tant d’autres : « Marie, désormais l’idéal de la femme dans le christianisme, est
l’incarnation de la nullité, de l’effacement ; elle est la négation de tout ce qui constitue l’individualité
supérieure : la volonté, la liberté, le caractère », Maria Deraismes, Ève dans l’humanité. La femme dans
le droit. Paris, 1891, p. 12. Cet ouvrage rassemble les conférences qu’elle donna à partir de 1868.
82
F. Rochefort, « La prostituée… », op. cit., 214.
83
Nous reprenons ici, de façon anachronique mais dans le but de clarifier notre propos, le concept
proposé par Pierre Bourdieu dans La domination masculine, Paris, 1998.
84
« Alors, en effet, le féminisme était considéré, par la plupart des cerveaux honnêtes et rassis, comme
une utopie insensée, quand ce n’était point un scandale : on y flairait la folie de revendications
extravagantes, l’anarchisme exalté d’opinions ultra révolutionnaires ou le cynisme impudent de théories
d’une repoussantes immoralités », écrit François Veuillot dans le très respectable Univers, « le
féminisme chrétien », 6 août 1897.

30

publie dans le numéro de janvier 1896 de l'Écho littéraire de France, inséré dans celui
de février du tout nouveau Féminisme chrétien.

Le premier numéro se présente comme un fer de lance bien aiguisé dans une bataille
qui oppose les deux moitiés de l’humanité

La décennie 1890 ayant été celle d’une popularité croissante du féminisme85,


Maugeret justifie la création de ce nouveau courant par son immense valeur-ajoutée,
que ne partagent aucune des dix-huit autres sociétés existantes. En effet, son groupe est
mené par
« des femmes chrétiennes, convaincues que l’idée chrétienne est le seul fanal qui puisse
éclairer d’une lumière sans ombre et sans défaillance l’humanité en marche vers le progrès
indéfini »86.

C’est dans ces conditions que le groupe peut considérer le féminisme avec
justice et assurance :
« Nous croyons que le moment est venu de reconnaître que l’ancien ordre des choses,
respectable en lui-même et quand il répondait aux besoins et aux mœurs du temps, n’est plus en
rapport avec les besoins et les mœurs de notre époque, et qu’il faut, non pas le détruire, mais le
modifier pour l’y adapter, comme on modifie un vêtement selon le développement du corps qu’il
doit couvrir »87.

Après cette déclaration de principes, Marie Maugeret en vient aux objectifs de


sa nouvelle société :
« Ce que nous voulons ? Précisément le droit d’être ce que nous sommes : des êtres doués
d’intelligence tout aussi bien que de cœur, non pas semblables, mais égaux à l’homme, capables
de remplir aussi bien que lui, quelque fois mieux, et en tout cas avec plus de conscience et de
sentiment du devoir, non plus les fonctions inférieures qu’il dédaigne, mais la plupart de celles
dont il s’est jusqu’à ce jour réservé le monopole »88.

Ce paragraphe est déjà très révélateur : Maugeret y insiste sur les qualités
intrinsèques de la femme, laquelle est égale à l’homme en principe, quoiqu’en pratique
elle ait l’honneur de mieux remplir son devoir et d’être victime d’un monopole
illégitime constitué par l’homme. Afin de rétablir la justice, le féminisme chrétien lutte
pour les droits suivants :
« Le droit de nous préparer à toutes les carrières compatibles avec nos facultés physiques
et morales, et cela par la participation dans une large mesure aux facilités d’instruction qui nous
ont été refusées jusqu’à ce moment. (…) [Mais aussi] nos droits économiques : dans les classes
qui travaillent, le droit pour la femme de toucher son salaire et d’en disposer, comme l’homme

85
« L’idée féministe sort enfin du ghetto militant où elle était confinée », disent L. Klejman et F.
Rochefort, op. cit., 116.
86
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien », l'Écho littéraire de France, janvier 1896, 2.
87
Ibid.
88
Ibid., 3.

31

dispose du sien ; nous ne craignons pas d’être démentie si nous disons qu’elle en fera
vraisemblablement meilleur usage89 ; dans les classes qui possèdent, le droit pour la femme de
conserver, en se mariant, la possession et la libre disposition de sa fortune, à charge,
nécessairement, dans l’un comme dans l’autre cas, de concourir aux frais du ménage dans la
proportion de leurs moyens respectifs »90.

Ces revendications économiques se fondent donc dans une critique du Code


civil, dont Maugeret demande la révision :
« Et si l’on nous objecte que la législation s’oppose à notre réclamation, nous répondons
que la législation a tort, qu’elle est mauvaise puisqu’elle consacre une injustice, et qu’il faut la
changer »91.

En cela, Maugeret se rapproche de la rhétorique du féminisme modéré, et


notamment des trois groupes les plus influents : l’Avant-courrière, fondée par Jeanne
Schmahl en 1893 ; le Groupe français d’études féministes, fondé en 1898 par Jeanne
Oddo-Deflou, et les Conférences de Versailles, présidées par la philanthrope
protestante Sarah Monod. Elle en partage également l’objectif : obtenir par la réforme
juridique une reconsidération de la femme, car si l’on s’y oppose encore, c’est parce
que
« on comprend – on comprend peut-être trop – combien sa position serait différente dans
la famille, et par suite dans la société »92.

Le lecteur n’aura pas manqué de noter la mesure dans laquelle Maugeret semble
désappointée du rôle que les hommes jouent, déclarant combien ces derniers ont
globalement failli à leur tâche – l’emploi qu’elle fait du singulier est à ce titre révélateur.
Cette critique est effectivement le nœud de son féminisme, dont elle se justifie un peu
plus loin, voulant
« répondre par avance à une objection que pourraient nous faire ceux dont l’approbation
et le concours nous sont le plus précieux »93

– entendez, les catholiques.


« En réclamant pour la femme, nous diront-ils peut-être, le droit de posséder sa fortune,
dot ou salaire, vous visez évidemment à l’émanciper du joug de l’homme, et en cela, vous allez à
l’encontre du principe initial sur lequel repose la famille, principe formulé par Dieu lui-même à
la mère du genre humain : « Tu seras assujettie à l’homme » »94.

C’est ici le gros morceau, le pivot, le nœud gordien du catholicisme et du


féminisme, que Maugeret aborde au bout de deux pages in-octavo. Viser à


89
Notons une nouvelle fois la pique directement adressée aux hommes.
90
Ibid.
91
Ibid., 4.
92
Ibid.
93
Ibid.
94
Ibid.

32

l’émancipation de la femme, c’est aller à l’encontre de la loi divine. En cela, la
catholique Maugeret valide les inquiétudes des féministes anticléricales. Mais c’est
aussi en cela qu’elle trouve toute son originalité : elle ne contredit pas du tout cette
objection, bien au contraire. Après avoir malicieusement rappelé que c’est bien la seule
loi divine dont l’homme s’est « religieusement souvenu »95, elle dit (nous soulignons) :
« Nous ne sommes pas des révoltées de parti pris, des insurgées quand même : nous
admettons, au nom du simple bon sens tout comme par respect pour l’histoire et le catéchisme,
que dans l’union de l’homme et de la femme, il est équitable, l’autorité étant par essence une, que
l’homme, qui a les charges de la famille, en ait aussi la direction. Mais c’est justement, c’est
exclusivement parce qu’il a le devoir d’en être le protecteur qu’il a le droit d’en être le maître.
Un contrat est forcément une chose synallagmatique : il ne peut donner de droits que dans la
proportion où il donne des devoirs, et la non-observation des devoirs entraîne fatalement,
irrémissiblement, la déchéance des droits qui ne seraient plus alors que d’injustifiables privilèges.
Or, nous en appelons à la bonne foi de ceux que n’aveugle pas l’égoïsme de sexe, l’homme
remplit-il ses devoirs à l’égard de la femme ? Est-il pour elle l’appui, le protecteur, l’ami ? ou
n’est-il pas plus souvent l’exploiteur, le tyran, l’ennemi ? »96

Marie Maugeret penche bien entendu vers la deuxième proposition, laquelle


mène logiquement à la conclusion suivante :
« C’est pourquoi nous croyons que ramener à une interprétation plus juste, plus loyale, le
contrat qui lie l’une à l’autre les deux moitiés de l’humanité, travailler à en extirper les conditions
inutilement vexatoires, et à rétablir une plus équitable proportion des droits et des devoirs
respectifs, c’est le meilleur, c’est actuellement le seul moyen d’en prévenir la rupture. (…) À la
mer, tous les abus qui menacent d’une ruine inévitable la grande institution du mariage
indissoluble ! »97

Ici, l’habileté dont fera toujours preuve Marie Maugeret se dévoile, et les mots
de « féminisme chrétien » prennent tout leur sens : par faute de l’égoïsme de l’homme,
qui s’est attribué le monopole des droits et dont le rôle d’exploiteur et de tyran fait
dangereusement balancer la barque du mariage, pierre d’angle de la famille, la femme
doit conquérir des droits nouveaux et une position nouvelle. Autrement dit, si Maugeret
prône l’émancipation de la femme, c’est pour que le couple puisse cheminer ensemble
« par une route déblayée d’inutiles et dangereuses embûches »98. D’ailleurs :
« Pour dire le fond de notre pensée, l’émancipation de la femme telle qu’on l’envisage
actuellement ne nous est jamais apparue comme une chose très désirable en soi. S’il était au
monde un pouvoir assez puissant pour ramener la famille, et par elle la société, à cet état de choses,
un peu chimérique peut-être, où l’homme remplirait en conscience tous ses devoirs d’époux, de
père, comme de citoyen, nous ne verrions aucun inconvénient à ce que la femme, tout en cultivant
son intelligence de façon à avoir un peu plus que des « clartés sur tout », se renfermât dans les
devoirs de la maison et ne songeât pas à quitter son foyer ; mais encore faudrait-il qu’elle en eût
un, puis qu’elle fût assurée d’y trouver ce que synthétise bien ce mot d’une poésie parfois si
menteuse, un peu de pain et un peu de bonheur. »99


95
Ibid.
96
Ibid., 5.
97
Ibid.
98
Ibid.
99
Ibid.

33

Marie Maugeret se place donc très clairement dans une perspective temporelle,
ne reniant pas les rôles traditionnels mais soutenant qu’ils appartiennent désormais au
passé, du fait de l’égoïsme de l’homme. « Ou réformer l’homme, ou transformer la
femme : telle nous apparaît la donnée du problème social actuel »100 – la seconde
proposition étant, ainsi, la plus facile. Elle résume donc son objectif en ces termes :
« Nous lui dirons [à la femme] que si l’organisation déformée, contrefaite, de nos sociétés
modernes l’oblige à prendre place dans la lutte pour la vie sociale aujourd’hui, peut-être de la vie
politique demain, elle doit envisager cette nécessité, non comme une distraction à la monotonie
de son rôle en ce monde, mais comme un nouveau et très grave devoir auquel elle doit se préparer
par un effort sérieux, par l’abandon de ces puérilités que l’homme, qui l’y confine par calcul, ne
craint pourtant pas de lui reprocher ».101

L’entrée du Féminisme chrétien dans le mouvement féministe rencontre peu


d’oppositions.

Marie Maugeret expose donc les mêmes revendications que les féministes
modérées, mais avec l’idée qu’elles permettront à la femme de mieux remplir le plan
de Dieu. C’est sur ce fil qu’elle passera son existence de féministe, un pied de chaque
côté, avec l’objectif
« de faire pénétrer les idées féministes dans les milieux chrétiens, et les idées chrétiennes
dans les milieux féministes »102.

Maugeret et son nouveau groupe sont donc relativement facilement accueillis


au sein du mouvement féministe. Dès le mois d’avril, en compagnie de Marie Duclos,
rédactrice-en-chef au Féminisme chrétien, Marie Maugeret est invitée au Congrès
féministe international – où leur présence provoque malgré tout quelques incidents103.
Elle en rendra longuement compte dans les numéros suivants, notamment pour
répondre aux catholiques qui lui font remarquer qu’elle a ainsi mis les pieds dans un
haut lieu de la libre-pensée et de la franc-maçonnerie :
« Mais cela même nous faisait une obligation de plus de nous y trouver, et non point parmi
la foule anonyme, mais ouvertement parmi les membres actifs, ayant le droit de prendre
légalement part au vote, pour protester comme pour approuver. Et vraiment nous aurions cru
manquer à un devoir sacré si nous n’avions pas été là quand, par exemple, l’immonde Robin [Paul

100
Ibid., 6.
101
Ibid.
102
M. Maugeret, « L’Union nationaliste des femmes françaises », le Féminisme chrétien, 20 janvier
1899, 52.
103
« Cinq de ces dames, qui feraient mieux de pratiquer la tolérance, ne fût-ce que pour encourager le
monde à la pratiquer envers elles, ont même, dit-on, quitté la place », dans « Congrès féministe », Le
Temps, 7 avril 1896, 1.

34

Robin, importateur français du néo-malthusianisme], le flétri de Cempuis, a proféré ce
blasphème : « Dieu, c’est le mal », pour donner, dans un élan d’indignation spontanée, le signal
d’une protestation véhémente dont nous revendiquons hautement l’initiative. Croyez-vous qu’il
n’a pas été heureux pour le parti féministe, voire même pour l’honneur de la France, que des
femmes chrétiennes fussent là pour couvrir d’une immense clameur d’opprobre le hideux
blasphémateur ! »104

Le Congrès lui rappelle donc non seulement sa mission,


« dégager l’or pur du principe féministe de toutes les scories auxquelles il était
mélangé »105,

mais initie également les liens avec les féministes. C’est d’ailleurs un bénéfice
mutuel d’après Maugeret, qui devrait faciliter leur entente, puisque
« nous sommes l’immense majorité, et tant que vous n’aurez pas les femmes chrétiennes
avec vous, vous n’arriverez à rien »106.

Les liens d’amitié que tissent Maugeret, quoique peu documentés, la lient avec
Jeanne Schmahl, la fondatrice de l’Avant-Courrière : au moment où celle-ci donne un
dernier coup de jarret afin d’obtenir du Sénat la capacité pour les femmes d’être témoins
dans les actes civils et privés, elle autorise la publication d’un de ses articles dans le
Féminisme chrétien107. La sympathie que ces deux femmes se portent est d’ailleurs
facilitée par la similarité de leurs stratégies : gagner le soutien de l’opinion publique en
demandant des mesures concrètes et précises au législateur108 – nous aurons l’occasion
de le préciser plus loin. Maugeret participe également aux Conférences de Versailles109,
aux réunions de la Ligue française pour le Droit des femmes « que préside et dirige
avec une si intelligente activité Mme Pognon »110. Elle fait partie de la délégation
française conviée au Congrès féministe international, qui se déroule du 4 au 7 août 1897
à Bruxelles, et qui est organisé par la Ligue belge du droit des femmes de Marie Popelin.
Cette dernière, devenue célèbre en France parce qu’elle se bat pour avoir le droit de
devenir avocate, remercie nommément Marie Maugeret dans une lettre publiée au
journal le 25 septembre 1897111. Quelques voix se font malgré tout entendre du côté
anticlérical : René Viviani, futur ministre du Travail, militant à la Ligue française pour


104
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien au congrès », Le Féminisme chrétien, 1 mai 1896, 51.
105
M. Maugeret, « À nos lecteurs », Le Féminisme chrétien, 5 juillet 1898, 2.
106
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien au congrès », op. cit., 53.
107
J. Schmahl, « Le mouvement féministe en France », Le Féminisme chrétien, 20 novembre 1896, 254.
108
M. Maugeret, « L’Avant-Courrière », Le Féminisme chrétien, 20 décembre 1896, 265.
109
« La conférence féministe de Versailles », Le Temps, 22 juin 1897, 3.
110
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, 15 juin 1897, 95.
111
M. Popelin, « À Mme la directrice du ‘Féminisme chrétien’ », Le Féminisme chrétien, 25 septembre
1897, 137 : « Je vous disais que la participation du Féminisme chrétien, si vaillamment et si brillamment
représenté à notre Congrès, a comblé mes plus chers désirs. – Et je le répète. »

35

le droit des femmes depuis 1888, publie un article très critique dans La Lanterne112 ;
Léopold Lacour, lui-même déjà connu pour ses opinions féministes, en publie un autre
pour Le Journal113. Quant à Eugénie Potonié-Pierre, secrétaire-générale de La Solidarité
des femmes, elle est beaucoup plus virulente :
« Au congrès bruxellois, le danger enveloppant, le flot perfide qui menace le féminisme, a
fait irruption en une de ses vagues, le Féminisme chrétien »114.

Ces voix dissidentes ne dissuadent par Marguerite Durand d’associer Maugeret


à la fondation de son nouveau journal, La Fronde, dont la postérité sera grande dans le
mouvement féministe. En effet, La Fronde se distingue notamment par le fait d’être
dirigé, rédigé, administré et composé exclusivement par des femmes. Cela est rendu
possible par l’École d’imprimerie pour jeunes filles, située au 123 rue Montmartre, que
Maugeret a fondée quelques années plus tôt et qui assure l’impression de plusieurs
revues115 - dont le bulletin paroissial de Saint-Germain-des-Prés116. Les liens semblent
chaleureux, d’après la maigre correspondance disponible, et dans le troisième numéro
du nouveau journal, Maugeret signe une longue tribune117.
Autrement dit, les années 1896 à 1897 se déroulent relativement paisiblement.
Maugeret a réussi à faire accepter sa présence au sein du mouvement féministe et sa
revue continue d’être publiée tous les quinze jours, accueillant des contributeurs variés.

Au Féminisme chrétien, on ne fait pas (encore) de politique

Une des raisons de la facilité de cette entente provient sans doute de la façon
dont Maugeret compartimentait le féminisme et la politique. En effet, jusqu’au
paroxysme de l’affaire Dreyfus, le Féminisme chrétien ne parlait pas de politique, il se
désintéressait totalement de la question. Non pas que Maugeret n’en ait que faire – au
contraire, elle réservait ses commentaires pour la rubrique « À bâtons rompus » de son
autre journal, l'Écho littéraire de France, dans laquelle elle ne se privait pas de
commenter longuement l’actualité politique, qu’elle soit intérieure ou extérieure.


112
R. Viviani, « Féminisme chrétien », La Lanterne, 16 septembre 1897, 1. « Combien de dégradations
successives l’Église a fait subir à ses dogmes, on le sait (…). C’est pour se mieux adapter à la pensée
moderne qu’elle l’entoure, lierre vivace et étouffant (…) Nous sommes bien tranquilles. La ruse est trop
vieille et l’ennemi trop connu. »
113
L. Lacour, « Le congrès féministe de Bruxelles », Le Journal, 3, 4, 9 et 10 août 1897.
114
Citée dans « Le congrès de Bruxelles et la presse », Le Féminisme chrétien, 25 septembre 1897, 146.
115
Sylvie Fayet-Scribe, Associations féminines, p. 57.
116
« À Mlle Maugeret », Bulletin paroissial de Saint-Germain-des-Prés, 7 novembre 1928.
117
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien », La Fronde, 11 décembre 1897, 1.

36

Simplement, Maugeret avait refusé d’évoquer la question des droits politiques dès
l’élaboration de son programme, en janvier 1896 :
« ce serait compromettre la cause féministe que de la mêler aux choses troublantes de la
politique »118.

Souhaitant restreindre ses revendications pour en favoriser le succès, elle


déclare un peu plus loin :
« L’homme attache à ce droit de suffrage plus d’importance qu’il ne vaut sûrement, car le
système électoral n’est qu’une chose transitoire, instable, comme toutes les choses de la politique ;
il n’est nullement inhérent à la vie sociale, car nous voyons nombre de pays qui s’en passent et ne
s’en portent pas plus mal. Mais dans l’état actuel des esprits chez nous, le droit de vote, et le droit
exclusif, est assurément le dernier que l’homme abandonnera, le dernier qu’il consentira à
partager avec la femme, car il le considère comme la preuve suprême de la supériorité que
s’attribue son incommensurable modestie. Or, il y a, selon nous, trop de sillons à défricher dans
le vaste champ du féminisme pour s’attarder à des efforts qui n’ont aucune chance d’aboutir »119.

Elle conclue sa position ainsi :


« Résumons : dans la pensée des féministes, les droits politiques sont un but, ou ils sont
un moyen. S’ils sont un but, il y aura nombre de personnes qui diront, selon la locution familière,
que le jeu n’en vaut pas la chandelle. S’ils ne sont vraiment qu’un moyen, nous croyons que le
calcul est mauvais, car plus on affirmera que les droits politiques sont la clef de voûte de l’édifice
des droits dont l’homme s’est réservé le monopole, plus il s’appliquera à défendre cette clef dont
les femmes proposent de faire un passe-partout à leur usage »120.

Au mois d’août 1897, pourtant, elle avait déjà fait évoluer sa position,
déclarant :
« Nous souhaiterions toutefois de voir établir chez nous le vote plural, dont la Belgique a
donné l’intelligent exemple, à condition, bien entendu, que ce système, qui reconnaît le droit de
la femme à être représentée, ne soit qu’un acheminement vers un système encore plus équitable,
plus perfectionné, qui lui confèrerait l’exercice personnel de ce droit dès maintenant reconnu »121.

Par conséquent, quoique non opposée en principe aux droits politiques,


Maugeret leur réserve une part très largement minoritaire au sein du Féminisme
chrétien, au motif que l’opinion publique,
« dont la sanction importe si fort au mouvement féministe, n’en est pas encore à ratifier
cette innovation »122.

Ceci explique également le maintien de ses deux journaux, le Féminisme


chrétien et l'Écho littéraire, bimensuels tous deux, qui représentent pourtant une
importante charge de travail à laquelle s’ajoute la gestion de son imprimerie et la
direction de l’école d’imprimerie pour jeunes filles. Par conséquent, quand cette charge


118
M. Maugeret, « Les droits politiques », Le Féminisme chrétien, novembre 1896, 228-229.
119
Ibid., 230.
120
Ibid., 231.
121
M. Maugeret, « Le Féminisme chrétien de France », Le Féminisme chrétien, 25 août 1897, 122-123.
122
Ibid.

37

devient trop lourde, en février 1897, la mise en sommeil de l'Écho est significative. À
ses lecteurs frustrés, elle écrit :
« Entre deux œuvres utiles, il importe, n’est-ce pas, de donner la préférence à celle que
l’on juge la plus utile ? (…) Dans l'Écho, nous travaillons pour la France, et nous y mettons toute
l’ardeur de notre brûlant patriotisme ; mais dans le Féminisme Chrétien, nous travaillons pour
l’humanité, convaincu d’ailleurs qu’en ce faisant, nous restons bien dans la tradition française,
car la France est la sœur aînée de l’humanité, et comme tous les aînés, elle doit à ceux qui la
suivent exemple, aide et protection »123.

Ceci revient à dire qu’à la veille de l’explosion de l’affaire Dreyfus, Maugeret


considère que le féminisme est un sujet plus capital que les folies du parlementarisme,
et un devoir plus urgent que celui, patriotique, de les condamner. Notons d’ailleurs que,
quoique la politique ait été absente des pages du Féminisme chrétien, ce n’est pas le cas
du patriotisme, qui, en tant que sentiment, imbibe souvent les pages de Maugeret. À
l’occasion de la visite de la famille du tsar en 1896, dont elle bénit le projet d’alliance
qui permet de garder pied contre l’empire allemand, elle écrit que
« si le Féminisme chrétien s’est rigoureusement interdit de faire de la politique, il ne s’est
point interdit de faire du patriotisme »124.

De plus, l’idée derrière la rubrique « Le féminisme à travers les âges et à travers


les peuples » était également empreinte de cette fierté nationale :
« Si, au cours de cette étude, il nous arrive d’avoir à constater que, sur nombre de
questions, la France est beaucoup plus en retard que ne le croit notre chauvinisme et que ne le
voudrait notre patriotisme, nous nous en consolerons et nous nous encouragerons en songeant
que, si nous n’avons pas fait la première besogne, nous tâcherons de faire la meilleure. »125

Ceci ne l’empêchait bien évidemment pas de couvrir d’éloges le mouvement


féministe belge ; mais ce patriotisme apolitique lui permit de travailler efficacement
avec ses confrères et consœurs libre-penseur : le féminisme, en effet, était « le droit de
tous et non le patrimoine exclusif de tel ou tel parti »126. Jusqu’au mois de février 1898,
dont le numéro suivant marquera l’entrée de l’affaire Dreyfus dans les colonnes du
Féminisme chrétien, Maugeret exhortait ses camarades féministes chrétiennes à
comprendre que :
« Il peut y avoir sous ce même drapeau du féminisme les pires libres-penseuses et les plus
ardentes chrétiennes, des protestantes de marque avec des catholiques militantes, des socialistes,
presque des anarchistes, avec des monarchistes invétérées, des matérialistes incorrigibles avec
des idéalistes infatigables… il y a une chose que l’on apprend au contact des esprits qui pensent,
c’est que ceux qui ne voient pas les choses comme nous peuvent être d’aussi bonne foi dans ce
que nous jugeons l’erreur, que nous le sommes nous-mêmes dans ce que nous croyons être la


123
M. Maugeret, « À Bâtons rompus », L’Écho littéraire de France, février 1897, 2-3.
124
M. Maugeret, « Hommage aux souverains russes », Le Féminisme chrétien, novembre 1896, 226.
125
M. Maugeret, « Notre journal », Le Féminisme chrétien, février 1896, 7-8.
126
M. Maugeret, « Le Féminisme chrétien au congrès », Le Féminisme chrétien, 1 mai 1896, 53-54.

38

vérité. »127

Cependant, la polarisation inouïe qu’opérera l’affaire Dreyfus va conduire la


bannière commune du nationalisme à se substituer à celle du féminisme.

– II –

UNE DÉCLINAISON INATTENDUE

Brève re-contextualisation historique.

Pour la poursuite de notre travail, il est indispensable de rappeler la chronologie


de l’affaire aussi brièvement que possible. En septembre 1894, le contre-espionnage
français prend connaissance d’un document (le « bordereau ») recueilli dans une
corbeille à papier de l’ambassade d’Allemagne à Paris, révélant au major
Schwartzkoppen plusieurs documents couverts par le secret militaire. L’enquête
diligentée aboutit à l’arrestation du capitaine Alfred Dreyfus, dont l’écriture ressemble
à celle du bordereau. Malgré un jugement à huis clos, la presse révèle l’affaire et nul ne
semble douter de la culpabilité du capitaine, qui est condamné à la déportation à vie en
décembre 1894. Le mois suivant, solennellement dégradé dans la cour de l’École
militaire, il est envoyé en Guyane. Mais en 1896, le nouveau chef du service de
renseignement, le lieutenant-colonel Picquart, découvre un pneumatique (« le petit
bleu ») qui met au jour les relations entre Schwartzkoppen et un autre officier
d’artillerie français, le commandant Esterhazy, dont l’écriture ressemble également à
celle du bordereau. L’État-major demande à Picquart de se taire, mais le frère du
capitaine a déjà réussi à mobiliser le journaliste Bernard Lazare et le soutien de
personnalités politiques. Le général Billot, nouveau ministre de la guerre, accepte la
demande d’Esterhazy d’être traduit en conseil de guerre pour répondre aux accusations
: il est acquitté le 11 janvier 1898. Accusé de faux, Picquart est alors interné. Deux jours
plus tard, la lettre de Zola au président de la république est publiée en première page de
l’Aurore, surplombée d’un énorme titre : « J’accuse…! ». En quelques heures, 200 000
exemplaires sont vendus : on y apprend que les juges militaires ont jugé Dreyfus sur la


127
M. Maugeret, « Un cercle d’études féministes à Lyon », Le Féminisme chrétien, 25 février 1898, 20.

39

base d’un dossier secret qui n’a pas été communiqué à ses avocats, et qu’ils ont acquitté
le coupable Esterhazy sur ordre. Le 20 janvier 1898, Zola est lui-même traduit en cour
d’assise pour diffamation envers le ministère, et condamné à la peine maximale : un an
de prison. Zola s’exile à Londres, Anatole France prend le relai. L’affaire est sur toutes
les lèvres. Au cours du mois de juillet, le nouveau ministre de la guerre, Cavaignac,
révèle l’existence du dossier secret à la Chambre. Le mois suivant, coup de théâtre
supplémentaire : un document accablant Dreyfus est un faux, fabriqué par le
commandant Henry, du service de renseignement. À la fin d’août, Henry se suicide,
Esterhazy fuit pour l’Angleterre. Après la démission du chef d’état major et la chute du
cabinet Brisson, le gouvernement consent à une révision. Le 1er juillet 1899, Dreyfus
est ramené en France, et jugé à Rennes devant le conseil de guerre. En septembre, le
capitaine est à nouveau déclaré coupable, quoiqu’avec circonstances atténuantes.
Waldeck-Rousseau, nouveau président du Conseil, lui obtient une grâce présidentielle.
Le jugement de Rennes sera annulé en 1906 par la Cour de cassation. L’identité du
véritable coupable reste à ce jour un mystère sur lequel se sont penchés de nombreux
historiens.

Marie Maugeret se range résolument derrière l’étendard antidreyfusiste.

Nous l’avons dit, aux yeux d’un certain nombre d’historiens, l’affaire Dreyfus,
et le paroxysme qu’elle atteint avec l’acquittement du commandant Esterhazy et la
condamnation d’Émile Zola, sonnent le glas pour l’œuvre de Marie Maugeret. Le
nationalisme de cette dernière, trempé d’antisémitisme, met fin à ses relations avec le
mouvement féministe qui prend majoritairement fait et cause pour l’ancien capitaine.
Les sentiments antidreyfusards de Maugeret éclipsent la cause des femmes, qu’elle
qualifiait pourtant de primordiale dans le dernier numéro de l'Écho littéraire, en février
1897. Coupée des féministes, elle demeure marginalisée par les catholiques que son
féminisme, même modéré, éloigne – et tout le reste n’est qu’une lente agonie. Emportée
par sa détestation des juifs, Maugeret fait donc le mauvais calcul et provoque son propre
ostracisme.
Cette lecture n’est qu’une demi-vérité, car elle manque un point crucial que
nous allons nous efforcer de mettre en lumière – mais pour l’heure, voyons sur quoi
elle se fonde. Dans le numéro du 25 mars 1898, Marie Maugeret rompt le silence qu’elle
s’était imposé dans les affaires politiques à l’occasion d’un article intitulé « Zola contre
40

l’Armée française »128. Elle s’y dit effondrée que l’affaire soit réveillée par la lettre de
« l’auteur de cette œuvre de boue qu’est la légende des Rougon-Macquart »129, et par
son procès en diffamation qui s’ensuivit :
« Si satisfaisant qu’en ait été le résultat pour tous les patriotes, ce procès n’en était pas
moins une dangereuse, une impardonnable maladresse »130.

Celui-ci, en effet, mettait en danger « l’honneur de l’armée, la sûreté de l’État,


le respect de la chose jugée »131, lesquelles sont
« si intimement lié[s] à la confiance du soldat en ses chefs. (…) Sans doute, en face de
l’ennemi, il faut des chefs habiles, mais qui ne sait qu’il faut aussi des soldats dociles ? »132.

À ce titre, Maugeret convoque l’exemple de la défaite de 1870, si cuisante dans


l’esprit des nationalistes, au cours de laquelle de vigoureuses rumeurs ont couru sur une
éventuelle trahison de l’état-major133, causant « la démoralisation de ces malheureux
soldats qui se croyaient trahis par leurs chefs »134. Mais Maugeret ne s’arrête pas là, car
elle ne veut pas oublier le dernier élément perturbateur :
« le procès Zola-Dreyfus, c’est, à proprement parler, le procès de l’argent. (…) Et à qui la
faute, si ce mot : argent éveille fatalement l’idée de juif ? »135.

Dans un langage qui n’a rien à envier aux journaux antisémites de son temps,
notamment la Libre Parole d’Édouard Drumont, et L’Antijuif de Jules Guérin, elle
déclare :
« Le plus grand mal qu’Israël ait fait à la France, ce n’est pas de l’avoir pillée, sucée, mise
en coupe réglée par ses agiotages, ses coups de Bourse, ses spéculations éhontées ; c’est d’avoir
appris aux Français que l’or est le souverain maître du monde, et qu’il légitime tout ; c’est moins
d’avoir ruiné par l’usure ceux qui possédaient le sol fertilisé par leurs ancêtres, que d’avoir attiré
dans leurs châteaux princiers les fils oublieux des pères dépossédés ; c’est moins d’avoir obtenu,
sans l’avoir méritée, la nationalisation française, que d’avoir infiltré dans nos mœurs le virus de
son mercantilisme et la névrose de son intellectualité rétive à toute infiltration de la nôtre ; c’est,
ne pouvant se former à notre image, d’avoir essayé – et trop souvent avec succès – de nous
déformer à la sienne »136.

En écrivant ces lignes, Maugeret rompt avec la ligne qu’elle s’était imposée, et
qui lui avait permis d’entretenir des relations à sa gauche comme à sa droite. À rebours


128
M. Maugeret, « Zola contre l’Armée française », Le Féminisme chrétien, 25 mars 1898, 33-41.
129
Ce que nous avons décidé de garder contre elle sans autre forme de procès.
130
M. Maugeret, « Zola… », ibidem, 38.
131
Ibid., 37.
132
Ibid.
133
Étaient accusés notamment le maréchal Bazaine de s’être rendu trop tôt aux Allemands, et Thiers
d’avoir saboté l’avancée de l’Armée de la Loire menée par Gambetta. Cf. Henri Guillemin, L’Affaire
Bazaine [vidéo en ligne]. Radio Télévision Suisse, 5 novembre 1962 [consulté le 12 juin 2017]. Trois
vidéos, une heure. https://www.rts.ch/archives/tv/culture/henri-guillemin-presente/7066504-l-affaire-
bazaine-1-.html
134
M. Maugeret, « Zola… », op. cit., 37.
135
Ibid., 39.
136
Ibid., 39-40.

41

de ce qu’elle déclarait dans l'Écho littéraire, la priorité éditoriale revient à la nation, et
non plus au féminisme. Ce volte-face est d’ailleurs entièrement assumé. Elle entame
son article en disant vouloir évoquer un sujet
« où la question féministe n’a rien à voir [;] nous nous placerons sur un terrain qui
appartient à tous, aux Françaises tout aussi bien qu’aux Français, et c’est à titre de patriote – un
joli mot qui, comme à dessein, n’a pas de sexe – que nous dirons notre sentiment de femme, notre
opinion de Française, sur un affaire qui est exclusivement une affaire nationale, quoiqu’on se soit
efforcé de la présenter comme une question religieuse »137.

Autrement dit, honorant son affirmation selon laquelle elle ne peut porter les
deux casquettes – politique et féministe –, elle se défait ici de la seconde. Un article du
5 juillet 1898 confirme ce changement : sous le titre « À nos lecteurs », qu’elle choisit
pour les communiqués structurels ou programmatiques, Maugeret affirme que l’objectif
du Féminisme chrétien est rempli et qu’elle peut donc élargir son contenu :
« Le succès qui a couronné nos efforts nous a prouvé que nous avions eu raison de croire,
raison d’espérer. (…) Et ils [ses amis catholiques] sont venus à nous, de jour en jour plus
convaincus, plus nombreux, plus résolus ; et aujourd’hui, c’est avec l’approbation des chefs les
plus autorisés du parti catholique que nous reprenons, sur un terrain agrandi, la lutte à laquelle,
plus que jamais, les uns et les autres, nous consacrerons tous les enthousiasmes de notre cœur (…).
Au lieu de nous cantonner comme nous avions dû le faire jusqu’ici dans l’étude exclusive du
féminisme, nous aborderons désormais tous les sujets où peut s’exercer l’intelligence et se
complaire l’esprit »138.

La fondation de l’Union nationaliste des femmes françaises entérine une position qui
semble n’être ni féministe, ni chrétienne.

Avec Marie Duclos, Maugeret fonde alors à cette époque l’Union nationaliste
des femmes françaises (UNFF), dont elle fait la publicité un an plus tard, dans le numéro
du 20 janvier 1899. On peut lire à l’article premier des statuts de ce nouveau groupe :
« L’UNFF a pour but de réveiller dans l’âme française les sentiments patriotiques par tous
les moyens moraux mis au pouvoir des femmes »139.

Ses moyens sont les conférences, où sont invités les adhérents. La première
d’entre ces réunions, donnée un peu plus tôt dans le mois à la Société de Géographie,
boulevard Saint-Germain, a été l’occasion d’un discours de Maugeret et d’un autre de
Duclos, qui donneraient à tout connaisseur amateur de l’histoire biblique une occasion
de grincer des dents. Le discours de Duclos, en effet, ne contient pas seulement des


137
Ibid., 33.
138
M. Maugeret, « À nos lecteurs », Le Féminisme chrétien, 5 juillet 1898, 2-3.
139
« Statuts de l’UNFF », Le Féminisme chrétien, 20 janvier 1899, 68.

42

déclarations tout à fait antisémites (« nous ne haïssons que l’instinct pillard de la race
juive, sa rapacité, la tenace persévérance de ses louches agissements »140), mais
également des approximations dont il est étrange qu’elles n’aient pas été relevées par
une assemblée ayant été au catéchisme. Nous souhaitons nous pencher plus précisément
sur le compte-rendu que Duclos fait de l’histoire de Joseph, fils de Jacob – un des
principaux récits de la Genèse, qui s’étend du chapitre 37 au chapitre 45.
« Rappelez-vous seulement l’histoire de Joseph vendu par ses frères, jaloux de l’affection
de leur père pour ce cadet, probablement plus intelligent qu’eux. Remarquez que pouvant le
supprimer à jamais en le tuant, ils le vendent, ce qui est tout profit puisque d’une part ils se
débarrassent de ce rêveur qui les gêne et que, de l’autre, ils font en famille une assez bonne affaire.
Joseph, emmené en Égypte, est revendu à un officier de la maison du Pharaon qui lui reconnaît
des capacités comme comptable et lui remet la gestion de ses affaires. Avez-vous remarqué que
partout où il y a un trésor, c’est un juif qui est nommé trésorier ?... Mais survient l’épreuve. Jeté
en prison sur un prétexte peu honnête, Joseph trouve moyen d’intéresser à son sort deux de ses
compagnons victimes d’un caprice du souverain. Doux et probablement fort aimable – il y a de
charmants israélites –, il est aussi plus savant que ses compagnons de captivité et comme, dans
ses courses avec les marchands ismaélites, il a beaucoup observé les choses et les gens, comme il
a probablement étudié les sciences occultes, il explique sans peine les songes du panetier et de
l’échanson. Celui-ci rentré en grâce auprès du Pharaon et voyant son maître, esprit un peu faible,
tourmenté du souvenir d’un songe plusieurs fois répété, se souvient de Joseph et parle de lui au
Pharaon. Non seulement Joseph explique le double rêve du prince, mais il lui suggère le moyen
de conjurer les maux à venir. Et ce moyen ?... l’accaparement des blés ! Il n’y a rien de neuf sous
le soleil. Le Pharaon émerveillé partage sa puissance avec cette homme avisé et Joseph, devenu
ministre de l’Intérieur, n’a rien de plus pressé que d’appeler en Égypte toute sa famille : onze
frères ! sans compter les sœurs et les neveux ! Israël s’installe, croît et multiplie, si bien qu’à sa
sortie d’Égypte, sous les successeurs du Pharaon, malgré la captivité, malgré les persécutions,
malgré les massacres, Moïse emmène avec lui six-cent mille hommes en état de porter les armes…
toujours sans compter les femmes et les enfants, quantité négligeable, paraît-il. »141

Ce récit est d’une malhonnêteté et d’une mauvaise foi originale ; il semble être
raconté par un incroyant qui prendrait en mot toutes les péripéties bibliques en
escamotant tout à fait le rôle de Yahvé, qui est pourtant le personnage principal de
l’Ancien Testament, comme de la Bible hébraïque. Nous voulons pointer les erreurs les
plus grossières pour donner la mesure dans laquelle l’antisémitisme de Duclos est en
contradiction avec la volonté raisonnable que les féministes chrétiennes veulent
déployer dans leur revue.
D’abord, Duclos déclare que c’est par intérêt du gain que Joseph n’est pas tué
mais vendu par ses frères ; c’est bien plutôt Juda, l’un d’entre eux, qui retient leurs
coups mortels et propose un pis-aller « car il est [leur] frère, [leur] chair »142. À son
arrivée en Égypte, si son maître lui reconnaît des capacités comme comptable, c’est
parce que
« Yahvé fut avec Joseph, qui faisait prospérer toutes choses (…) Joseph trouva donc grâce

140
« Discours de Marie Duclos », Le Féminisme chrétien, 20 janvier 1899, 61.
141
Ibid.
142
Bible de Jérusalem, Genèse, chapitre 37, verset 27.

43

aux yeux de son maître »143.

S’il est emprisonné, ce n’est pas sous un prétexte peu honnête mais par injustice
véritable, à tel point que cet événement-là garantirait presque de la probité de cet autre
Hippolyte :
« Un jour qu’il était entré dans la maison pour faire son service, sans qu’il y eût là aucun
des gens de la maison, [l’épouse de son maître] le saisit par son vêtement, en disant : « Couche
avec moi » [ceci se déroulant pour la deuxième fois]. Mais il lui laissa son vêtement dans la main,
et il s’enfuit au dehors. Quand elle vit qu’il lui avait laissé son vêtement dans la main et qu’il
s’était enfui dehors, elle appela les gens de sa maison et leur parla en disant : « Voyez, il nous a
amené un Hébreu pour folâtrer avec nous. Cet homme est venu vers moi pour coucher avec moi,
et j’ai appelé à grands cris. Et quand il a entendu que j’élevais la voix et que je criais, il a laissé
son vêtement à côté de moi et s’est enfui au dehors ».144

S’il explique sans peine les songes du panetier, c’est sans aucun rapport avec
les sciences occultes mais parce que
« Yahvé faisait réussir tout ce qu’il faisait (…) Et Joseph leur dit : ‘‘N’est-ce pas à Dieu
qu’appartiennent toutes les interprétations ?’’ »145.

Ceux de Pharaon ?
« Ce n’est pas moi, c’est Dieu qui donnera une réponse favorable à Pharaon »146.

L’accaparement des blés ? Joseph comprend seulement que


« le songe a été répété à Pharaon deux fois, c’est que la chose [ici, une famine de sept ans]
a été décidée de la part de Dieu, et que Dieu se hâtera de l’exécuter »147.

D’ailleurs, les réserves que Joseph conseille de constituer permettront


effectivement à l’Égypte de ne pas souffrir de la famine qui s’ensuivra, à la différences
des nations voisines. Duclos soutient qu’alors, Joseph n’a rien de plus pressé que
d’appeler en Égypte toute sa famille ; mais c’est à cette dernière que revient l’initiative
de faire le premier déplacement jusqu’en Égypte, dont les greniers sont remplis148.
Joseph les soumet à une épreuve149 : retournant chez eux avec une coupe d’argent
cachée à leur insu dans leurs bagages, ils sont arrêtés par les soldats qui menacent de
réduire en esclavage leur plus jeune frère, Benjamin150. Mais l’un d’entre eux, Juda, à
nouveau, offre de prendre la place de Benjamin dont son père ne pourrait supporter la
disparition151. En cela, ils se repentent d’avoir abandonné Joseph au début du récit :


143
Ibid., chapitre 39, versets 2-4.
144
Ibid., versets 11-15.
145
Ibid., chapitre 40, verset 8.
146
Ibid., chapitre 41, verset 16.
147
Ibid., verset 32.
148
Ibid., chapitre 42, verset 2.
149
Ibid., chapitre 44, verset 2.
150
Ibid., verset 10.
151
Ibid., verset 33.

44

alors seulement, Joseph se révèle à eux et les accueille en Égypte152. Il faut d’ailleurs
noter que dans l’exégèse chrétienne, Joseph est une figure du Christ, son histoire étant
celle du bouc-émissaire, de « la pierre rejetée par les bâtisseurs [qui] est devenue la
pierre d’angle »153, et qu’en cela elle est un précurseur de celle du Christ154. Plus encore,
le Christ descend lui-même de la tribu de Juda, celui qui était prêt à donner sa vie pour
Benjamin, l’innocent accusé injustement. En bref, considérer Joseph comme le
coupable, c’est aller à rebours de toutes les interprétations et de toutes les lectures qui
ont été faites de cette histoire, et il est d’autant plus surprenant qu’une féministe
chrétienne commette une pareille erreur – à supposer qu’elle soit involontaire.
Ainsi, pendant l’affaire Dreyfus, la revue s’est éloignée des sujets féministes, et
une rapide étude textométrique nous le confirme : dans ce numéro de janvier 1899, qui
contient trente-deux pages comme les autres, le mot « féminisme » est aussi présent
que celui de « Juif-Errant » (sept fois) ; les formes les plus fréquentes sont, dans l’ordre,
« nous », « son », « notre », « tout », « pour », « ! », « vous », « bien », « comme »,
« leur », « femme », « celui », « France », « je », « elle », « chrétien », « patrie »,
« français », « peuple », « étranger », « juif », « chez », « heure », « union »,
« guerre », « pays », « mesdames », « terre », « mère » – les formes suivantes sont trop
rares pour être pertinentes. Celles qui se manifestent révèlent un récit structuré autour
d’une opposition fondamentale entre le juif, singularisé, et la communauté de celles qui
subissent ses crimes, au sein d’un discours de meeting recourant aux habituels procédés
rhétoriques et à l’ordonnancement téléologique.
À ce titre, Maria Pognon, directrice de la Ligue française du droit des femmes
et présidente du Congrès international féministe de 1896, ne manque pas de le leur faire
remarquer dans un article qu’elle publie quelques jours plus tard dans La Fronde :
« En entrant dans la vie publique, nous voulons que notre sexe apporte aux hommes un
véritable esprit de fraternité, qui paraît vous manquer complètement ! (…) Vous vous êtes
plaintes, aussi, paraît-il, du temps consacré à l’affaire Dreyfus, et qui serait plus utilement
employé à la discussion des revendications féministes. Eh bien moi, féministe convaincue et
anxieuse de voir réformer le Code, je prétends que si nous ne demandons pas justice pour un
condamné que nous avons lieu de croire innocent, nous n’avons pas le droit de réclamer justice
pour nous. Celles qui acceptent l’injustice pour autrui, n’ont pas le droit de s’en plaindre pour
elles-mêmes ».155


152
Ibid., chapitre 45, verset 3.
153
Cette image est fondatrice dans la cohérence biblique ; on la trouve Gn., 49, 24 ; És., 28, 16 ; Ps. 118,
22 ; Mt., 21, 42 ; Mc, 12, 10 ; Lc, 20, 17 ; Act., 4, 11 ; Éph., 2, 20 ; I Pierre, 2, 7.
154
René Girard, Le Bouc-émissaire, Paris, 1982.
155
Maria Pognon, « Au féminisme chrétien », La Fronde, 24 janvier 1897, 1.

45

Maria Pognon dresse donc un lien explicite entre la cause de Dreyfus et la celle
des femmes, et interdit à ceux qui se désintéressent de la première de prétendre défendre
la seconde. Or, et c’est ça qui est frappant, Maugeret dresse également un parallèle tout
à fait renversé : son opposition à la révision du procès de Dreyfus est intimement liée à
la cause des femmes.

Comme son féminisme, le nationalisme de Maugeret se fonde dans une critique


anthropologique de la société.

Ce qui nous met sur la piste, c’est un petit fait très simple : dans le même numéro
où Maugeret déclare aux lecteurs qu’elle veut parler plus large, elle relance l'Écho
littéraire, mais elle l’insère au sein du Féminisme chrétien. L’Écho, ayant le privilège
de l’ancienneté, et dédié spécialement à la littérature et à la politique, aurait pu être
repris à part ; mais non, les deux sont désormais fondamentalement liés. En effet, à ses
yeux, c’est précisément la faute morale justifiant son féminisme qui est à la source de
l’affaire Dreyfus : l’égoïsme des hommes156. C’est lui qui conduit les hommes à se
comporter comme « l’exploiteur, le tyran, l’ennemi »157, et à mettre en danger le
mariage, et donc la société ; c’est également l’égoïsme qui conduit Zola et les autres
dreyfusards publics à sacrifier l’honneur de l’armée et la sûreté de l’État pour
l’innocence d’un traître condamné par les juges, sans qu’ils ne soient capables de
produire une seule preuve158.
Cette critique de l’individualisme (qu’elle nomme indifféremment de
l’égoïsme) est déjà au fondement de sa condamnation de la République. En effet, à
l’instar de nombreux catholiques militants, Maugeret n’a pas suivi la consigne de
Ralliement à la République159, et elle continue de nourrir une grande méfiance pour le
régime. Royaliste pour sa part, elle considère que le gouvernement républicain est, au
mieux, risible, au pire, dangereux.
« Si l’honneur et le bonheur de la France n’étaient pas si gravement compromis par les


156
Paule Vigneron, « La question féminine devant l’Église catholique », le Féminisme chrétien, 15 juillet
1898, 8-9.
157
M. Maugeret, « Le féminisme… », op. cit., 5.
158
M. Maugeret, « Zola… », op. cit., 34.
159
Émise par le pape Léon XIII dans son encyclique Inter Sollicitudines (« Au milieu des sollicitudes »),
parue en 1892. Un roman d’André Gide, Les caves du Vatican, met d’ailleurs en scène un habile escroc
dont l’entourloupe est d’assurer aux catholiques monarchistes que le vrai pape a été enlevé par les francs-
maçons et que, séquestré dans les caves du Vatican, il a été remplacé par un fantoche qui débite les pires
atrocités, à commencer par la consigne du ralliement.

46

turpitudes de la politique, ce serait véritablement très amusant d’assister à cette comédie du
parlementarisme, et les places ont beau être fort chères, on trouverait encore qu’on en a pour son
argent, tant le spectacle est varié, curieusement machiné, et vous mène, de surprise en surprise,
avec une désinvolture qui ne se dément pas un instant, vers un dénouement qui n’est pas lui-même
la moindre surprise de la représentation. »160

En cela, elle s’inscrit dans une des principales critiques que les monarchistes
contemporains de la IIIe République distillent161. L’égoïsme des républicains renforce
l’hybris dont il découle, la démesure de l’homme sans Dieu162. C’est pourquoi, dans le
numéro de juin 1896, elle appelle à la dissolution de la République, et « le plus tôt sera
le mieux »163 – d’ailleurs, le tempérament des Français est « incorrigiblement
monarchique »164. Partant, le suffrage universel est donc une chose « inepte (…), le juste
objet de la défiance et du mépris de tous les honnêtes gens »165. Par conséquent, il est
tout à fait logique que Maugeret n’ait pas appelé plus tôt aux droits politiques : quel
serait, à ses yeux, l’intérêt pour les femmes de participer à une institution qu’elle trouve
ridicule166 ?
Or, l’explosion de l’affaire Dreyfus fait suite au calme relatif du cabinet Méline
(1896-1898), et fait glisser la vision de Maugeret dans une grande inquiétude. La place
n’est plus à la critique amusée, la Patrie est en crise. On a livré les secrets militaires de
l’Armée française au vainqueur de la guerre de 1870, et ceux qui sont trop aveugles
pour être convaincus de la culpabilité du traître veulent encore saper le moral des
soldats. À l’origine de l’égoïsme de ceux qui n’ont aucun attachement à la Patrie (les
juifs tombent irrémissiblement dans le panier), les mêmes causes qui tiennent la femme
en esclavage. C’est bien la raison pour laquelle le pivot du féminisme de Maugeret se
joue dans le même numéro qui commençait par annoncer au lecteur que, désormais, la
revue s’attaquerait à des dossiers plus divers.
Ceci revient à dire qu’au lieu d’abandonner son féminisme chrétien pour le
nationalisme, Maugeret a inséré le second dans le premier. Ce faisant, Maugeret
radicalise son christianisme, puisqu’elle se range derrière un parti d’opposition actif,
qui la fait sortir de son anti-républicanisme jusqu’alors aussi théorique que personnel.

160
Marie Maugeret, « À bâtons rompus », L’Écho littéraire de France, 1 février 1895, 21.
161
Charles Maurras, Mes idées politiques, Paris, Fayard, 1937, p. 90 et suivant.
162
Une image parlante de cette position est donnée par Léon Bloy, qui écrit quasiment au même moment
dans Mon journal, t. I, 1935, 19 : « qu’est-ce que le suffrage universel ? C’est l’élection du père par les
enfants ».
163
Marie Maugeret, « À bâtons rompus », l'Écho littéraire de France, 1 juin 1896, 83.
164
Marie Maugeret, « À bâtons rompus », l'Écho littéraire de France, 1 septembre 1896, 115.
165
Marie Maugeret, « À bâtons rompus », l'Écho littéraire de France, 1 mai 1896, 66.
166
Et en cela, elle tient la même position que les hervéistes antiparlementaristes, qui appartiennent à la
gauche.

47

Mais également, cela la conduit à radicaliser son féminisme. En effet, aux grands maux
les grands remèdes : si la situation est urgente, la rédemption sociale permise par la
femme nécessite une préparation d’envergure. Il devient impératif que les lectrices se
forment intellectuellement de la façon la plus complète possible, et qu’elles s’engagent
en politique ; mais aussi, il faut qu’elles votent. Nous dirons même plus, l’obtention du
droit de vote devient désormais l’objectif prioritaire. Le vote familial qu’elle soutenait
en Belgique un an plus tôt ? Jeté d’un coup dans l’insuffisance. Autrement dit, ce
numéro de juillet 1898 est un véritable tournant.

Maugeret veut voter.

La rubrique « À bâtons rompus », traditionnellement le lieu de la politique dans


l'Écho littéraire, retrouve sa place. Maugeret reprend sa déclaration de début de
numéro, selon laquelle le féminisme n’est plus le combat clandestin qu’il était :
« Aujourd’hui, le Féminisme chrétien est un principe admis, il a droit de cité dans le
domaine des intérêts sociologiques. (…) Dans le milieu catholique, on commence à s’accoutumer
à un assemblage de mots qui, au premier abord, avaient paru éternellement inconciliable ; toute
la première partie de notre tâche est donc accomplie, ainsi que nous le disons plus haut, et nous
pouvons, et nous devons maintenant nous consacrer à d’autres sujets ».167

Mais cette déclaration n’est pas une parade, ce n’est pas une manœuvre habile
pour se consacrer à l’antisémitisme en laissant le féminisme sur la touche : en effet,
parmi les éléments qui retenaient Maugeret jusqu’ici dans sa revendications d’éventuels
droits politiques, la détestation de la République ne vient qu’en second ; le premier
facteur, c’est que
« l’opinion publique, dont la sanction importe si fort au mouvement féministe, n’en est pas
encore à ratifier cette innovation »168,

et qu’il ne faut pas


« la distancer de telle sorte qu’elle perde de vue ceux auxquels elle doit prêter le tout-
puissant appoint de son approbation »169.

Mais alors si la mission est remplie, si le Féminisme chrétien a droit de cité,


cette objection est levée ! Désormais, le journal qui revendiquera les droits politiques
pour la femme précèdera à peine l’opinion publique ! Aussitôt dit, aussitôt fait.
« C’est pourquoi le Féminisme chrétien a inscrit en bonne place les chroniques politiques
dans le liste des questions qu’il a l’intention de traiter désormais ; c’est pourquoi, dès aujourd’hui,


167
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, 15 juillet 1898, 24.
168
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien de France », Le Féminisme chrétien, 25 août 1897, 122.
169
Ibid.

48

cette nécessaire explication donnée, et comprise, nous l’espérons, nous reprenons ici (…) ces
Bâtons rompus qui nous avaient assuré ailleurs de si chères et de si fidèles sympathies.
La première question qui se présente à notre étude, non seulement par ordre chronologique,
mais encore et surtout par raison de capitale importance, c’est la question électorale. Que les
femmes votent ou ne votent pas, il est entendu, il est admis – et c’est même la consolation qu’on
offre à celles qui réclament le bulletin – que ce sont elles qui font voter. Nous ne voyons pas
pourquoi, alors, elles n’auraient pas le droit [de voter], le devoir même, et le devoir très rigoureux
de se rendre compte de ce qu’elles font faire »170.

La cohérence de la pensée implique ce lien permanent des droits aux devoirs :


le droit de vote permettra de remplir les devoirs politiques,
« car pour nous, la politique, c’est la synthèse de toutes les questions qui peuvent intéresser
le bonheur d’une société ; c’est la clef de voûte à laquelle viennent aboutir et se résumer toutes
les puissances et toutes les résistances dont l’ensemble maintient en équilibre l’édifice où s’abrite
une nation.
Ainsi envisagée, la politique peut-elle être indifférente à la femme, et la femme a-t-elle le
droit de se désintéresser de la politique ? Nous ne le croyons pas. Nous estimons au contraire
qu’elle a le devoir de s’en occuper, (…) non pas seulement comme épouse, comme mère, comme
reflet – toujours ! – mais comme femme, comme individu faisant partie de la nation au même titre
que l’homme, par son droit à elle, et non par sa grâce à lui »171.

Alors, l’homme
« pourra donc refuser plus ou moins longtemps encore à la femme les droits politiques
qu’elle-même a longtemps dédaigné, mais il ne peut la délivrer de ce que désormais elle considère
comme un devoir »172.

Par ce soutien au suffragisme qui demeure si méfiant du paradigme des droits


universels, Marie Maugeret échappe une nouvelle fois aux catégories : la première
proposition la fait sortir du féminisme modéré, la seconde ne la fait pas entrer dans le
féminisme radical.
En se faisant l’apôtre du suffragisme, Maugeret ne devient pas républicaine,
bien entendu. Toujours dans cet article, elle déclare que
« le suffrage universel est quelque chose de tellement et de si incorrigiblement absurde,
qu’on n’aura jamais fini d’en dénoncer les inepties »173 ;

et rappelle que la République est fondamentalement instable. Mais elle semble


accepter le statu quo, et demande :
« Qui donc sauvera la société, si tant est qu’elle puisse encore être sauvée ? Nous
répondons hardiment : la femme ! »174,

car celle-ci enrayera le mal qui,


« nul ne l’ignore, [est] l’égoïsme : égoïsme de l’individu, égoïsme de la famille, égoïsme
de la société. Or, la femme, c’est le dévouement, c’est l’amour, c’est, sous toutes ses formes, le
sentiment. Et quand nous entendons, parmi les inepties de tout genre que l’on oppose aux

170
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, 15 juillet 1898, 26.
171
Ibid., 25.
172
Ibid.
173
Ibid., 27.
174
Ibid., 30.

49

revendications politiques des femmes, cette exclamation dont le ton suffoqué n’a d’égal que la
douce pitié qu’elle nous inspire : Les femmes, faire de la politique !... De la politique de sentiment,
alors ? nous répondons par une question : La politique de sentiment, est-ce que ce ne serait pas,
par hasard, celle qui mettrait la justice avant l’intérêt, l’honneur avant le profit, la loyauté au-
dessus de l’habileté, l’amour à la place de la haine ? »175.

Or, à cette période, dans cette affaire Dreyfus où l’égoïsme le dispute à


l’honneur de l’armée et à la sûreté de l’État, un rebondissement vient d’avoir lieu. Les
élections législatives de mai 1898 ont été un succès pour les antidreyfusards. Cet
événement permet à Maugeret de concevoir la mesure dans laquelle le suffrage
universel pourrait, habilement mené, conduire à la rédemption nationale – tout en
continuant de critiquer la vision court-termiste auquel le vote incite, empêchant les
citoyens de placer le destin de la nation « entre des mains dignes »176.
« Il serait injuste (…) de ne pas reconnaître que si les victoires remportées par le parti que,
sans dénomination politique, nous appellerons le parti des honnêtes gens, n’ont pas été aussi
nombreuses qu’on s’était cru en droit de l’espérer, quelques-unes ont été assez éclatantes pour
que la qualité remplace la quantité (…). Drumont élu en Algérie avec une majorité et dans des
conditions sans précédent ; Cassagnac rentré presque malgré lui, en tout cas bien malgré le
gouvernement, dans l’arène parlementaire où personne ne l’avait remplacé ; Déroulède, le soldat-
poète ; Deschanel, l’homme bien élevé à la place du sectaire à tous crins qu’était Brisson ; Reinach
battu dans son fief électoral, Guesde et Jaurès laissés pour compte par leurs anciens clients : ce
sont là des victoires d’une importance capitale, car on peut espérer qu’autour de ces vaillants
champions se grouperont toutes les bonnes volontés auxquelles il ne manquait peut-être qu’une
direction pour s’affirmer dans la lutte et préparer la victoire »177.

La reconsidération de Maugeret est également due – sans doute – à un autre


facteur : le camp antidreyfusard était particulièrement hétérogène, et ses partisans
viennent des quatre coins de l’échiquier politique178. Henri Rochefort, communard,
socialiste, anticlérical, y côtoie l’abbé Garnier et les catholiques intransigeants de
l’Union nationale ; il y a bien entendu les antisémites de Drumont, mais aussi le
directeur du Gaulois, Arthur Meyer, juif converti, qui l’a provoqué en duel pour l’avoir
attaqué dans La France juive ; quant aux royalistes, ils protestent avec Déroulède,
fervent partisan du républicanisme plébiscitaire. Dans ces conditions, les principes
unificateurs du camp antidreyfusard sont peu nombreux, au-delà de l’opposition à la
révision du procès de Dreyfus : on y retrouve l’antiparlementarisme, l’insistance sur la
notion de devoir patriotique, et la soumission de l’individu aux intérêts de la nation. En
cela, le parti antidreyfusard résout les apparentes contradictions du féminisme de


175
Ibid., 31.
176
Ibid., 27.
177
Ibid.
178
Pour plus de détail, on pourra se référer à Bertrand Joly, Histoire politique de l’affaire Dreyfus,
Fayard, 2014, qui parle d’une « extrême diversité de l’antidreyfusisme, de ses mobiles et de ses degrés
de ferveur », 25.

50

Maugeret. Elle y entre donc avec d’autant plus de facilités que, ayant pu travailler
auparavant avec les féministes anticléricales, elle le peut également avec bien d’autres
figures inattendues : quelle inquiétude, en effet, aurait-elle à fréquenter Henri Rochefort
alors qu’elle s’est liée d’amitié depuis longtemps avec Eliska Vincent, ancienne
communarde et féministe ? Pourtant, le choix vers lequel elle se porte peut surprendre
le lecteur : au lieu de s’identifier aux membres royalistes, elle se tourne vers les
républicains.

Le républicanisme plébiscitaire a tout pour plaire à Marie Maugeret.

Nous l’avons dit, c’est à la suite de sa déclaration d’appartenance à


l’antidreyfusisme que Maugeret fonde l’UNFF179. Pour annoncer la création de cette
ligue patriotique, elle organise une conférence publique le 13 avril 1898, qui sera
donnée par un orateur invité, Georges Thiébaud, ancien boulangiste, antisémite et
antiprotestant, allié du nationaliste Déroulède, et républicain plébiscitaire. Thiébaud se
présentant aux élections législatives du mois de mai, on peut envisager qu’il ne
négligeait pas une occasion de faire campagne. Son discours semble être bien reçu, car
Marie Duclos écrit :
« Tour à tour passionné et puissant, puis finement ironiste, tantôt patriotiquement ému,
mais toujours logicien impeccable, dans un magnifique et clair langage, avec un tact et une sûreté
de mesure qui lui ont permis d’exprimer ses opinions et de toucher aux plus brûlantes questions
actuelles sans blesser aucune susceptibilité, le magique orateur qu’est M. Georges Thiébaud a
tenu son auditoire sous le charme pendant une heure et demie. »180

Citant Jeanne d’Arc, Napoléon et Boulanger, Thiébaud déclare que « le


sentiment nationaliste ne s’éveille que chez les peuples menacés »181, ce qui est le cas
de la France, « devenue le passage des nations et Paris l’auberge du monde ! »182 Pour
contrer « les influences étrangères, germaniques, protestantes ou judaïques »183, les
femmes doivent prendre le relais, et élever leurs enfants comme de bons Français, car
– c’est Duclos conclue :
« ce que vous n’avez pu faire tous seuls, nous voici, nous, les femmes, qui venons vous
aider à l’accomplir »184.


179
Marie Duclos, « L’Union nationale Jeanne d’Arc », Le Féminisme chrétien, 15 mai 1898, 74. Les
deux noms sont utilisés de façon interchangeable.
180
Ibid., 75.
181
Ibid.
182
Ibid.
183
Ibid.
184
Ibid., 78.

51

Des discours comme celui-ci permettent de retrouver l’analyse de Bruno
Dumons sur la « réalité d’une profonde souffrance collective »185 qui conduira les
femmes catholiques à repenser leur engagement dans le siècle.
« Souvent, l’engagement politique résulte de la prise de conscience d’une
souffrance collective, c’est-à-dire de l’atteinte à la dignité d’un groupe ou d’une
communauté. L’histoire sociale contemporaine a depuis longtemps mis en lumière
ce processus de l’action collective qui puise régulièrement ses ressources dans les
souffrances communes vécues par les hommes et les femmes d’une époque. Qu’il
s’agisse des milieux nobles de Claude-Isabelle Brelot, atteints par la disparition du
second ordre dans la France postrévolutionnaire, des ouvriers français de Michelle
Perrot et d’Yves Lequin, souvent contraints de vivre une existence chaotique, ou
des anciens combattants d’Antoine Prost que réunit l’expérience collective du feu,
le recours à l’action politique au moyen de différentes formes de participation
comme la société secrète, la violence, la grève, le syndicat, le parti ou la ligue,
provient fréquemment d’une conscience aiguë de souffrances collectives. »186

Nous l’avons dit, le choix de Thiébaud peut paraître surprenant, puisque


Maugeret demeure royaliste ; mais elle est, en fait, moins éloignée de ses positions
qu’on pourrait le supposer. En effet, le républicanisme plébiscitaire est une idéologie
politique qui veut corriger les insuffisances du parlementarisme, considéré comme un
régime bavard et inefficace. En proposant que le président de l’exécutif soit élu au
plébiscite et non plus par l’Assemblée nationale, celui qui s’en revendique peut être à
la fois républicain et antiparlementaire. Cette idéologie précède Thiébaud, bien
entendu, mais elle est stimulée par l’affaire Dreyfus, comme le souligne Bertrand Joly :
« Puisque l’affaire prouve les carences du régime et de l’autorité gouvernementale, il
convient de renforcer le pouvoir exécutif, sans qu’on sache s’il s’agit d’aller jusqu’à une véritable
dictature consulaire ou seulement à une république présidentielle à l’américaine »187.

Dans ces conditions, la Ligue des Patriotes, récemment refondée par Paul
Déroulède, constitue un allié tout trouvé, a fortiori parce que sa nouvelle formule est à
la fois plus autoritaire, plus hostile à la République, et plus religieuse que sa première
mouture. Joly décrit son membre moyen comme étant
« attaché à une République cocardière mais non belliqueuse, autoritaire tout en respectant
l’individualisme des Français, égalitaire mais défendant l’ordre social qui préserve les couches
moyennes de tout déclassement »188.

On comprend mieux la mesure dans laquelle ce mélange d’autoritarisme et


d’égalitarisme, de respect des traditions et de soumission au bien commun, peut plaire


185
Bruno Dumons, « Mobilisation politique et ligues féminines dans la France catholique du début du
siècle. La ligue des femmes françaises et la ligue patriotique des françaises (1901-1914) », Vingtième
Siècle. Revue d'histoire 2002/1 (n°73), 39-50.

186
Ibid., 41.
187
B. Joly, op. cit., 29.
188
B. Joly, Nationalistes et conservateurs en France, Les Indes Savantes, 2008, 144.

52

à une femme qui est à la fois féministe, catholique et royaliste. D’autant plus que la
Ligue est, à l’époque, de loin le groupe nationaliste le plus puissant du camp
antidreyfusard189 ; alors, s’en rapprocher peut relever d’une opération de légitimation.
C’est dans ce sens que l’on peut lire la juxtaposition qu’opère Jeanne Herter-Eymond
lors de son récit de la fondation de l’UNFF dans le Féminisme chrétien, écrivant en
janvier 1899 :
« Il y a un an, alors qu’on ne connaissait d’autre ligue que celle des Patriotes, Mmes
Maugeret et Duclos prenaient une initiative digne de leur grand cœur, et jetaient les bases d’une
association digne de prendre place auprès de leur premier œuvre, le Féminisme chrétien »190.

Cette interprétation peut être encore soutenue par le fait que la Ligue n’est
officiellement refondée qu’en septembre 1898, soit cinq mois après la conférence de
Thiébaud, alors même qu’en avril 1898, bien d’autres ligues étaient en activité, dont la
Ligue Antisémitique Française (LAF) de Jules Guérin.

Déroulède, pierre d’angle féministe et chrétienne.

Pourtant, la personne de Déroulède, le « soldat-poète » président de la Ligue,


l’intéresse peu jusqu’à ce qu’il soit arrêté pour une seconde fois, le 12 août 1899, au
motif qu’il complote contre la République. À cette occasion, la Cour veut se montrer
plus sévère, puisque la première arrestation de Déroulède remonte seulement au 23
février précédent : au cours des funérailles du président Félix Faure, qui
s’accompagnaient de troubles importants, Déroulède avait attrapé la bride du cheval du
général Roget dans le but de l’entraîner dans un coup d’État contre la République
parlementaire. Ce dernier l’avait plutôt conduit au poste. Mais l’échec de cette première
tentative et l’acquittement qui s’ensuivit ne l’avaient pas découragé, et parlant à
nouveau d’un prochain coup de force, il fut arrêté avec 66 autres leaders nationalistes
et monarchistes par le nouveau gouvernement « de défense républicaine » organisé par
Pierre Waldeck-Rousseau. Seul Jules Guérin parvient à se soustraire à cette arrestation,
et se retranche au siège de la LAF, rue de Chabrol à Paris, donnant lieu au « siège de
Fort Chabrol ». Ces évènements eurent un fort impact sur Marie Maugeret, qui rédige
sa rubrique « À bâtons rompus » avec encore plus de lyrisme qu’à l’habitude. Elle


189
Ibid., 117.
190
Herter-Eymond, « L’Union Nationaliste des Femmes Françaises, » Le Féminisme chrétien, 20 janvier
1899, 49.

53

déclare que le gouvernement se comporte comme les « bandits »191 de 1793, avec « un
seul changement : la soif de l’or à la place de la soif du sang »192.
« [18]99, c’est le dégoût, le mépris de cette même liberté [politique] si chèrement acquise
et si mal employée (…) ; c’est ce que nous appellerons d’un mot emprunté au vocabulaire des
sciences nouvelles : de l’auto-terrorisation »193.

Maugeret poursuit en dressant une liste très significative des « martyres


volontaires »194 du gouvernement :
« Mais enfin, quel crime ont-ils donc commis ces hommes si soigneusement gardés à vue
dans la demeure où les a murés ce qu’ils considèrent comme leur droit inviolable ? Ils ont attaqué,
en ce temps de libres opinions, un ministère qu’ils estiment être à la solde de Sa Majesté
Germanique. De ce crime-là, il y a des millions de Français qui sont coupables et qui s’en vantent :
mais comme ce serait difficile de mettre toute la France en prison, on fait un choix : Déroulède,
tout d’abord : c’est son droit ; puis Thiébaud qui, « aimant mieux brûler la politesse que la
cervelle » aux policiers trop matinaux à lui faire visite, s’en va par la route aérienne des
gouttières ; puis André Buffet, Sabran-Pontevès, la Jeunesse royaliste, la Ligue Antisémite, la
Patrie française, des bouchers de la Villette, tous impliqués dans un complot royaliste, dont seule
la Haute-Cour pourra connaître. Et tandis que Déroulède et ses complices, avec lesquels il pourra
faire connaissance devant leurs communs juges, est conduit, menottes aux mains, dans un cachot
où la sécurité de l’État exige qu’il mange avec ses doigts, Guérin et ses amis s’enferment
stoïquement dans leur demeure et répondent au mandat lancé contre eux qu’ils n’en sortiront que
morts ou libres »195.

Ainsi, le gouvernement de défense républicaine de Waldeck-Rousseau,


organisé selon le même principe que le Comité de salut public – quoiqu’il n’emploie
pas les mêmes méthodes : « affamer, oui ; mais guillotiner, non ; leur ‘humanité’ le leur
défend »196 – voudrait condamner toute la France. Et la première des victimes, c’est-à-
dire, le premier des Français, c’est Déroulède et tous les autres ne sont que ses
complices.
Six semaines plus tard, à la veille du procès devant le Sénat constitué en Haute-
Cour, elle singularise encore plus Déroulède. D’abord, elle corrobore en cela la défense
des accusés, lesquels déclaraient qu’ils ne se connaissaient qu’à peine les uns les autres,
surtout entre républicains et royalistes, et que, partant, ils ne pouvaient pas fomenter
quoi que ce soit ; mais également, le soldat-poète est en train de revêtir aux yeux de
Maugeret les habits de la victime expiatoire, du bouc-émissaire de la République :
« Le procès intenté par un gouvernement républicain à des citoyens qui ne voulaient même
pas changer la forme sacro sainte dudit gouvernement, mais seulement y introduire des
modifications indispensables, selon eux, à son existence même, ce procès est donc un contre-sens,
et il est vraiment trop facile de voir que les poursuites dirigées contre Déroulède et ses prétendus
complices ont pour but de venger les hommes bien plus que de sauvegarder les institutions. On


191
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, 5 septembre 1899, 626.
192
Ibid.
193
Ibid.
194
Ibid., 628.
195
Ibid., 629.
196
Ibid., 626.

54

a eu beau adjoindre à Déroulède quelques royalistes pour les besoins de la cause, le public ne s’est
pas laissé prendre à cette finesse cousue de fil blanc »197.

Autrement dit, Maugeret considère qu’il y a injustice caractérisée, car si la


République veut être cohérente avec son propre principe fondateur, c’est-à-dire qu’elle
n’a « d’autre point d’appui que l’opinion publique »198 – lequel demeure source
d’instabilité –, le système républicain est
« par le fait même de son origine, essentiellement discutable et révocable, puisque le
peuple qui l’a institué a toujours (…) le droit de le destituer »199.

Mais le gouvernement, en dépit de tout bien-fondé, ne ravisera pas sa course


inique, et même si le leader de la Ligue est naturellement acquitté au tribunal de
l’opinion publique,
« Déroulède, à moitié assassiné par les rigueurs de la prison préventive, pourra finir de
mourir à la Santé ou s’en aller remplacer le gracié de Loubet en quelque lointaine île du
Diable »200.

Mais cette injustice lui en coûtera, car l’illégitimité de cette condamnation


portera la crise à son comble ; et alors seulement la France aura été suffisamment émue,
et « l’heure viendra où la coupe d’iniquités pleine jusqu’aux bords débordera sans
même un choc »201, jusqu’à ce que « nous catholiques, nous surtout, femmes catholiques
et françaises »202 [entreprenions] « l’œuvre de rédemption nationale »203.
Pour quelle raison Déroulède serait-il le catalyseur d’une parousie venue d’en
bas, dans l’esprit de Maugeret ? Cette dernière était naturellement imbibée de la
téléologie catholique, d’après laquelle le rôle essentiel est toujours tenu par une victime
expiatoire – d’abord parce que la première de ces victimes, c’est le Christ, dont le
sacrifice a sauvé le genre humain ; mais aussi parce qu’elle donne sens à l’impasse dans
laquelle la théodicée, c’est-à-dire l’explication de la présence du mal dans une Création
bonne, semble parfois conduire. En effet, le processus salvateur, la résolution divine du
conflit humain perpétuel, est permis par la souffrance d’un innocent, qui rachète les
fautes des coupables :
« ne voit-on pas tous les jours dans les familles les fils innocents plaider la cause des fils
coupables ; et dans la société, des parents, des amis, payer les dettes de parents, d’amis coupables,
pour les sauver de la ruine ou du déshonneur ? Et le père pardonne au fils, et la société pardonne
au citoyen. Pourquoi dénier à Dieu le droit d’accepter, ou de prendre, la vie mortelle des uns pour

197
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, 5-20 décembre 1899, 775.
198
Ibid., 774.
199
Ibid.
200
Ibid., 775.
201
Ibid.
202
Ibid., 776.
203
Ibid.

55

sauver les autres de la mort éternelle ? »204

La souffrance de Déroulède, broyé par la République dont la folie la mène à


tuer son meilleur citoyen, pourra donc servir à stimuler la rédemption sociale : le
féminisme chrétien de Maugeret a gardé sa cohérence. Elle loue celui qui donne sa vie
pour le bien commun, celui qui n’a jamais fait preuve d’égoïsme et qui accomplit son
devoir.
Une nouvelle fois, cette interprétation n’est pas tirée du chapeau. Deux ans plus
tôt, l’incendie qui avait ravagé le Bazar de la Charité l’avait déjà conduite à réfléchir
au rôle de la victime expiatoire dans son combat. En effet, le 4 mai 1897, la vente de
bienfaisance organisée par l’aristocratie au profit des plus pauvres avait tourné à la
catastrophe, coûtant la vie, en une quinzaine de minutes, à 116 personnes, dont 110
femmes205. Deux évidences s’imposaient aux contemporains, deux seules évidences à
travers l’absurde du désastre : toutes ces femmes faisaient œuvre de charité, et parmi
les six corps d’hommes identifiés, on trouve un enfant, un groom de quatorze ans, trois
vieillards et un médecin volontaire. Dans le premier article que Maugeret y consacre,
elle cherche à donner sens à l’incendie :
« Et si l’on nous dit : Quel est ce Dieu qui châtie les innocents au lieu des coupables, qui
appesantit son bras chargé de foudres sur ceux qui passent en faisant le bien, tandis qu’il épargne
ceux qui passent en faisant le mal ? Nous répondrons : ce Dieu, c’est celui qui laissa mourir au
Golgotha le Juste par excellence, pour payer la rançon des coupables, nous enseignant ainsi que
seules les souffrances des justes peuvent apaiser sa colère »206.

Elle ajoute :
« Élever une chapelle commémorative au lieu même où les victimes sont tombées [comme
cela l’a été proposé], c’est bien ; continuer leur tâche inachevée, c’est bien encore ; mais il est une
œuvre sacrée entre toutes, celle-là même qui a été la cause de leur mort, tandis que les autres n’en
ont été que l’occasion, dont nous devons nous souvenir plus que toute autre, nous qui croyons que
si Dieu frappe pour châtier, il frappe aussi pour instruire : c’est l’œuvre de rédemption sociale »207.

Ainsi, si ce sont surtout des femmes qui ont succombé, c’est parce que
« seules elles étaient dignes de racheter le passé, de baptiser l’avenir, et Dieu qui les avait
choisies savait bien ce qu’il faisait »208.

Ces femmes qui accomplissaient le bien, et qui avaient renoncé à leur égoïsme
pour s’occuper des plus démunis, et rechristianiser la France, montrent le chemin aux
autres femmes françaises. Dans le second article, paru un mois plus tard, Maugeret


204
M. Maugeret, « La leçon du malheur », Le Féminisme chrétien, 25 juin 1897, 82.
205
Ces chiffres correspondent aux statistiques officielles publiées par Le Petit journal dans son édition
du 14 mai 1897. Le nombre exact de victimes est encore disputé.
206
M. Maugeret, « Victimes expiatoires », Le Féminisme chrétien, 25 mai 1897, 70.
207
Ibid., 71.
208
Ibid., 72.

56

prend à parti les hommes, dont la rumeur raconte qu’ils ont joué des coudes pour se
frayer un chemin au mépris de tout sens du devoir. Voilà un nouveau clou planté dans
le cercueil de la société française – ou plutôt, de la moitié qui s’est attribué tous les
droits sans ne jamais remplir ses devoirs – et qui se meurt de ne penser qu’à elle.
Maugeret ne craignait donc pas de constituer Déroulède en pierre d’angle
féministe, comme victime du même mal que les femmes, et cette récupération était
justifiée par une deuxième raison : c’est que les ajustements que Déroulède souhaitait
apporter à la République, et pour lesquels il était pourchassé, allaient probablement
bénéficier aux femmes. En effet, la vision politique de ce dernier était
fondamentalement inclusive, et Bertrand Joly permet cette déduction, car il dit de lui :
« L’unité nationale devient le premier de [ses] soucis et tout ce qui divise doit être
combattu. Les facteurs de discorde (religion, classe, race) sont bannis et Déroulède refusera
toujours d’exclure les juifs de la communauté nationale »209.

Par conséquent, si nous lisons Maugeret en regard de la place qu’occupent


Déroulède et la Ligue dans son esprit, nous pouvons comprendre ceci : son insistance
sur son identité de femme française, sur la justification de son antidreyfusisme par cette
même identité de femme française, c’est, dans un contexte nationaliste, une légitimation
de sa demande de droits politiques. Autrement dit, si c’est par l’unité nationale que le
pays se redressera, l’inscription dans cette unité nationale implique nécessairement
qu’on doive jouer un rôle pour le pays. Pour soutenir cette interprétation, nous voulons
convoquer une autre féministe de premier plan qui tire la même conclusion que
Maugeret de la citoyenneté nationale de Déroulède. Dans le brouillon d’une lettre
qu’Hubertine Auclert envoie au leader nationaliste, daté du 23 mai 1900, elle lui tient
franchement rigueur de ne pas s’être encore déclaré pour le féminisme :
« Avez vous réfléchi que vous ne pouviez traiter en inexistantes les vingt millions de
Françaises ? Lorsque vous dites : « il n’y a qu’une égalité possible, celle du bulletin de vote » ;
lorsque vous affirmez que le nationalisme, c’est la restitution de la part social de chaque citoyen
dans la direction et l’organisation de l’Etat, nous les femmes nous ne pouvons point croire que
vous ne reconnaissiez pas notre droit à l’égalité du bulletin de vote, notre droit à participer à la
direction et à l’organisation de l’Etat, puisque d’après les statistiques nous formons la majorité de
la nation que vous parlez de soumettre réellement à la loi du nombre. La consultation de la seule
minorité masculine, ce ne serait pas là un véritable plébiscite. Vous voulez la République, eh bien,
pour qu’à la res hominum que nous avons succède la res publica, il est indispensable que les
femmes votent. »210


209
B. Joly, Déroulède, l’inventeur du nationalisme, Perrin, 1998, 209.
210
Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, collection Bouglé, fonds Auclert, boîte 12.

57

Ce qu’Auclert cherche à prouver, c’est qu’à la différence du régime
parlementaire, le républicanisme plébiscitaire ne peut logiquement exclure les femmes
du suffrage. L’invitant à déduire cela de lui-même, elle le prévient :
« les patriotes ne regretteront-ils point un jour de s’être désintéressés du sort des Françaises
et d’avoir laissé les seuls Dreyfusistes et collectivistes s’occuper de leur affranchissement ? »211.

Ce à quoi elle ajoute qu’en exil, Déroulède aurait tout à gagner de surmonter sa
pusillanimité. Plus tard, ayant reçu sa réponse négative, Auclert prépare un article dont
les notes sont conservées :
« M. Paul Déroulède déclare qu’il respect et aime trop les femmes pour vouloir les jeter
dans la mêlée politique (sic) ; il pense que en France surtout, leur influence vaudra et pourra
toujours plus que leurs droits. Cette révélation est pour les femmes réfrigérante »212.

Marie Maugeret, pour sa part, n’aura pas l’occasion de correspondre avec lui en
ces termes. Dix ans plus tard, seulement, elle fait appel au camarade patriote : à la fin
de l’année 1911, elle lui envoie deux lettres dans lesquelles elle lui demande de bien
vouloir donner un discours devant l’assemblée de la Fédération Jeanne d’Arc, qu’elle
a fondé un peu plus tôt, et qui rassemble des groupes de femmes catholiques : l’occasion
est le projet d’entente entre la France et l’Allemagne, contre lequel elle veut protester.
Elle écrit :
« Pour flétrir comme ils les méritent ceux qui l’ont préparé, accepté, signé, pour dire les
paroles vengeresses qui bouillonnent au fond de tous les cœurs français, qui serait plus désigné
que le vibrant Patriote que vous êtes ? »213

Elle ajoute qu’elle prend l’audace de le remercier d’avance, puisqu’il ne


refuserait pas une demande faite au nom de la nation française. Quoiqu’il soit
impossible de confirmer s’il a effectivement donner ce discours – la seconde lettre,
répondant à un oui provisionnel, suggère qu’il est difficile d’établir une date convenable
–, sa décision de s’adresser à lui parle de la mémoire que Maugeret entretient de
l’affaire Dreyfus et de la persistance du nationalisme de son féminisme.

Ces remarques nous permettent de faire un premier état des lieux du féminisme de
Marie Maugeret, chrétienne.

En fondant l’UNFF, en 1898, Maugeret tissait un lien explicite entre ces deux
moteurs de son existence : « l’idée de Patrie est essentiellement féminine et


211
Ibid.
212
Ibid., boîte 11.
213
AN 401 AP 25, 22 décembre 1911.

58

chrétienne »214. Féminine parce que les patriotes déclarent d’un cœur vrai : « c’est ma
mère ! »215 ; chrétienne,
« car si la Patrie est la mère de tout notre être, l’Église est la mère de notre âme, et ces
deux mères s’entendent à merveille »216.

Cette vision sexuée de la patrie est un topos de la pensée de Maugeret : en


négligeant leurs devoirs, les hommes ont rompu le contrat social qui les lie aux femmes,
et ont donné naissance à un système dont le déséquilibre ne peut être rectifié que par
l’attribution du droit de vote aux femmes. Ce qu’il ne faut pas manquer ici, c’est que
dans un tel système, les hommes sont quasiment hors-la-loi, ce sont des individus dont
le comportement asocial les a placé au ban de la société. Ils se sont absentés de leurs
familles, cellule de base de la société, et même de la société productive, du fait de leur
égoïsme. La société ne sera rachetée que par les femmes – d’où l’affirmation répétée
par Maugeret et Duclos que les femmes sauveront la France. Mais dans le milieu
antidreyfusard, cette considération va encore plus loin : la société y étant comprise
comme la nation, l’exclusion des hommes est encore plus justifiée par leur association
à l’individualisme égoïste, associé aux dreyfusards ; la vraie nation, dans l’esprit de
Maugeret, est donc composée de femmes, tandis que les hommes sont les disrupteurs
du bien-être social. Il y a donc un parallèle très clair entre l’homme égoïste et le
cosmopolite, entre la femme nourricière et la nation ; entre celui qui met autrui en
danger et celle qui veut rétablir l’équilibre.
Dans cet orbe, le féminisme de Marie Maugeret semble difficilement trouver sa
place dans le spectre du mouvement féministe du 19e siècle – et de fait, il est
généralement traité en marge dans les œuvres d’historiens, faisant l’objet d’un chapitre
ou d’un sous-chapitre particulier. Si l’on reprend la distinction entre la tendance
relationnelle et la tendance individualiste du féminisme, posée par Karen Offen217,
quoiqu’il ne soit certainement pas individualiste, il ne peut pas non plus être considéré
comme relationnel. En effet, quoique Maugeret insiste régulièrement sur la différence
entre les hommes et les femmes, sur la complémentarité des sexes, et sur la nature


214
M. Maugeret, « Discours », Le Féminisme chrétien, 20 janvier 1899, 52.
215
Ibid.
216
Ibid., 53.
217
Karen Offen, « Defining Feminism: A Comparative Historical Approach », Signs: Journal of
Women in Culture and Society, vol. XIV, n°1, 1988, repris partiellement dans « Définir le
féminisme : une approche historique comparative », Bulletin d’information des Études féminines, BIEF,
n°20-21, décembre 1989.

59

d’abord domestique des femmes, elle exprime une véritable hostilité à l’encontre des
hommes :
« C’est peut-être, c’est sûrement du mal dont souffre la femme que toute la société est
malade. Et ce mal qui provient de l’égoïsme de l’homme, s’aggrave encore de la maladresse des
remèdes qu’il prétend y apporter »218.

Autrement dit, les femmes doivent s’aider, et alors le ciel les aidera. Victimes,
elles sont également rédemptrices, et donc christiques. La boucle est bouclée. L’est-elle
aux yeux de ses camarades antidreyfusards ?

– III –

UN ACCUEIL INATTENDU

Le mouvement antidreyfusard n’était pas l’ami des féministes.

En effet, il serait logique que Maugeret ait été accueillie avec circonspection
puisque le mouvement antidreyfusard était, au fondement de son idéologie,
antiféministe, étant donné que ses membres considéraient la stabilité des rôles
traditionnels de genres comme un outil crucial contre la décadence de la société
française219 ; les « cervelines » amènent la désolation dans leurs foyers220. À l’époque,
le symbole le plus grand de cette virilité qui allait remettre la France sur pied se
nommait Jules Guérin, le fondateur de la LAF, dont les recours à la violence politique
entachaient tant les écrits de son journal, L’Antijuif, que les coups d’éclats de sa Ligue.
Sa personnalité propre, qu’il souhaitait rendre légendaire, était celle d’un colosse
méprisant la langue de bois et les Juifs autant qu’il aimait les Français. Son charisme
était tel que Joseph Reinach, son opposant politique, auteur d’une Histoire de l’affaire
Dreyfus peu après les évènements, dit de lui :
« Il avait mis en action l’idée antisémitique comme Déroulède l’idée patriotique. Une
certaine écorce de respectabilité gêne les mouvements violents. Rien ne le retenait. Il ne parlait
que d’assommade, de pillage et de massacre et, brave, d’une force de taureau, ne se ménageait


218
M. Maugeret, « Lettre ouverte aux démocrates chrétiens », Le Féminisme chrétien, 25 janvier 1898,
4.
219
Voir Helen Harden Chenut, « L'esprit antiféministe et la campagne pour le suffrage en France, 1880-
1914 », Cahiers du Genre 2012/1 (n° 52), p. 51-73 ; Christine Bard, Un siècle d’antiféminisme, Fayard,
1999, 56-58 ; Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Seuil, 1982, 22-23 :
« le nationalisme conservateur, invariablement pessimiste, joue dans une chapelle ardente aux
dimensions hexagonales le grand air de la décadence ».
220
Annelise Maugue, L’identité masculine en crise au tournant du siècle, 1871-1914, Rivages, 1987.

60

pas. Il s’était fait payer rubis sur ongle les coups qu’il avait donnés ou reçus pour l’État-major au
Palais de justice et pour Drumont à Alger. On ne le voyait qu’entouré d’une dizaine de bouchers
de la Villette, armés de gourdins, de barres de fer dans une gaine de bois, pesant au moins un kilo.
Ils se seraient fait tuer pour lui. Sa popularité, d’un maillotin en plein Paris du dix-neuvième
siècle, était faite de la peur qu’il inspirait. On le croyait capable de tout. Au sens très vif de l’action
brutale et immédiate, il joignait de la finesse et, quand il le fallait, de la prudence »221.

Cette description, largement partagée à l’époque222, n’est pas seulement


indicatrice du physique de Guérin, mais de sa virilité, et par extension, de celle de la
Ligue et de ses ligueurs. Les historiens du tournant du siècle ayant noté une obsession
culturelle pour la force physique et la puissance sexuelle trouvent ici un cas d’école223.
Or, il se trouve que bien des femmes ont joué un rôle au sein de la LAF – un rôle qui
contrevenait donc à leur restriction à la sphère privée224. Certains contemporains n’y
virent que l’effet de l’excitation sexuelle inspirée par la réputation violente de la
Ligue225, mais nous ne nous arrêterons pas à cette explication évidemment simpliste et
réductrice, et qui n’explique pas la proportion de la présence, de l’engagement, de la
diversité et du recrutement des femmes (qui représentaient, d’après des renseignements
de la police, 10% des membres de la LAF226). Le rôle que celles-ci y jouaient n’étaient
pas pour autant indifférencié de celui des hommes : elles y remplissaient une fonction
distincte et complémentaire, évitant l’action publique, et a fortiori les manifestations et
les empoignades qui tournaient souvent à l’affrontement avec les forces de l’ordre. Ceci
ne doit pas nous faire oublier la spécificité de la LAF, puisque d’autres ligues invitaient
régulièrement les femmes à rejoindre leurs marches publiques. Mais il y a pourtant une
occurrence – une seule – au cours de laquelle des femmes participèrent à une action
publique de la LAF, dans des circonstances exceptionnelles, et ce fut Maugeret la
responsable.


221
Joseph Reinach, Histoire de l’affaire Dreyfus, vol. 4, Fasquelle, 1904, 304.
222
L’Antijuif, 26 novembre 1899.
223
Cf. note 206.
224
Elizabeth Everton, « “Toutes les femmes de France” : Female Political Mobilization and the Ligue
Antisémitique Française, 1899 », UCLA, Thinking Gender Papers, 2009 [en ligne], disponible sur :
https://www.academia.edu/18162176/Toutes_les_femmes_de_France_Female_Political_Mobilization_
and_the_Ligue_Antisémitique_Française_1899
225
Raphaël Viau, Vingt Ans d’Antisémitisme, Fasquelle, 1910, cité par Stephen Wilson, Ideology and
Experience, 1982, 190 ; les rapports de police décrivaient également les femmes comme étant
« fanatiques de Guérin », APP Ba 1108, 6 juillet 1900.
226
APP Ba 1108, 23 octobre 1900. Ces chiffres restent à prendre avec des pincettes, parce que le nombre
de membres des ligues est particulièrement difficile à estimer avec précision, et Guérin avait la réputation
d’exagérer son succès, d’après S. Wilson, op. cit., 188.

61

Maugeret trouve sa place dans la plus antiféministe des ligues.

Pendant quarante jours, qui s’étalèrent d’août à septembre 1899, Guérin s’était
réfugié, nous l’avons dit, dans son quartier général rue de Chabrol, pour échapper à son
arrestation. Il s’était barricadé avec 13 de ses compagnons, et la police avait établi un
blocus qui donnait aux passants l’impression d’un siège un peu grotesque. Les parisiens
réagirent alors avec une grande indifférence à cet événement qu’ils baptisèrent
ironiquement « le siège de Fort Chabrol », et les autres groupes nationalistes et
antisémites manifestèrent une certaine hostilité à ce comble de ridicule227. Malgré tout,
les membres et amis de la Ligue firent leur possible pour soulager les assiégés.
Nous avons dit que Maugeret avait vécu le début du siège avec un grand
accablement :
« Des larmes ! ah ! des larmes !... qui donc, parmi les Français de France, n’en a plein le
cœur en contemplant ce spectacle sans précédents auquel il nous est donné d’assister ? Oui, sans
précédents, car l’horrible et à jamais maudite période de 93 échappa du moins à la honte suprême
qu’il nous faut subir, nous : la France d’alors ne fut pas traînée par ses maîtres aux pieds de
l’étranger. Les hommes de 93 étaient des bêtes fauves altérées de sang, repues de carnage ; mais
ils ne se vendaient pas à prix d’argent comme de vulgaires animaux domestiques »228.

Elle prit donc la décision de porter secours aux hommes de Fort Chabrol – ce
qu’elle raconte elle-même dans le Féminisme chrétien, au motif que
« la Presse a trop parlé de notre action dans les affaires actuelles pour que nous puissions
garder le silence »229.

Elle écrit :
« Les ligueurs de M. Jules Guérin ont-ils tort, ont-ils raison ? Sur ce point nous avons,
naturellement, une opinion personnelle bien arrêtée, et nous la dirons tout à l’heure, mais en tant
que femmes, nous, et toutes les femmes qui se sont groupées autour de nous, nous n’avions qu’une
chose à savoir : des hommes étaient condamné à mourir de faim pour un délit qui, quel qu’il fût,
ne pouvait être plus odieux que ceux qui aboutissent à la guillotine. Or, aux pires assassins, on ne
refuse, dans la prison, ni le pain, ni l’eau, ni les choses indispensables à la conservation d’une vie
condamnée au nom des justes lois. (…) Au nom du seul principe de l’humanité qui, banni du cœur
des hommes, doit se réfugier dans celui des femmes, le Féminisme chrétien prit l’initiative d’une
pétition au Ministre de l’Intérieur et d’une démarche auprès de Mme Loubet. Aux termes d’une
Constitution où le président de la République est si peu de chose, sa femme n’est rien ; mais c’est
précisément parce que la femme du Président n’est rien, rien de rien officiellement, qu’il lui est
plus facile d’intervenir dans un conflit et de parler humanité, puisqu’elle n’a aucun droit à parler
politique. Ainsi en ont toujours jugé les femmes qui se sont succédé à l’Élysée, se léguant les unes
aux autres une tradition de bienveillance qui leur donna une auréole, à défaut d’une couronne »230.


227
AN F7 12462, 25 août 1899; AN F7 12462, 14 septembre 1899; APP Ba 1109, 31 août 1899.
228
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, 5 septembre 1899, 625.
229
Ibid., 630.
230
Ibid., 631.

62

La pétition est retranscrite dans le numéro du 26 août 1899 de L’Intransigeant,
le journal d’Henri Rochefort :
« Monsieur le Ministre,
Des femmes qui, en cette douloureuse circonstance, ne veulent être que des femmes, sans
distinction de partis, de religion, de classes, vous supplient, au nom de l’humanité, de mettre fin
au drame qui s’accomplit rue de Chabrol.
Il est impossible qu’en pleine civilisation, des Français traitent des Français comme les
Prussiens de Bismarck ont traité les Parisiens en l’an de malheur 1871. Ceux qui, par un sentiment
dont nous n’avons pas à nous faire juges, défendent derrière les portes de leur domicile ce qui est,
ou ce qu’ils jugent être leur honneur, ne peuvent être condamnés à mourir de faim par ce qui est
peut-être la Loi.
Au-dessus de la Loi, il y a l’Humanité, et c’est au nom de l’Humanité que toutes les
femmes de France vous supplient de ne pas laisser accomplir un acte – suicide ou assassinat – qui
serait la honte éternelle de notre siècle et de notre pays »231.

Dans le même numéro, plusieurs colonnes sont consacrées aux autres actions
des femmes, toutes bien acceptées et saluées. Dans ce texte de pétition, nous retrouvons
les topoï de Maugeret : toutes les femmes de France s’unissent pour mettre un terme à
la barbarie des hommes, au nom de l’Humanité (terme qui est ici employé dans le sens
des devoirs chrétiens de venir en aide aux affligés, mais Maugeret évite cette
explicitation dans sa correspondance avec le ministre), afin de ne pas se comporter
comme l’étranger. Quant à la rencontre avec Mme Loubet, le journal en rend compte
quelques jours plus tard : on y apprend d’ailleurs que le quartier général des « femmes
françaises » se tient au 19 rue Bonaparte, au siège du Féminisme chrétien ; que
Maugeret n’a pas accompagné Duclos à Rambouillet, où se trouvait la femme du
président ; que cette dernière ne les a pas reçues et qu’elle ne s’engagera à aucun
moment à soutenir leur pétition auprès de Waldeck-Rousseau232. Au cours d’une
réunion suivante, à laquelle participent les membres de l’UNFF et au moins une
membre de la LAF, une proposition de manifestation est rapidement rejetée ; celle de
se rendre au ministère de l’Intérieur en cas de non réponse est préférée233.
Le rôle que joua Maugeret dans cette affaire est relativement unique. Certes, les
actions qu’elle mit au point demeurent conventionnelles : les pétitions et l’envoi de
lettres ouvertes ne sapaient pas l’ordre social, moins encore d’appeler la bienveillance
de la femme du président. À ce titre, l’entreprise des « dames de la Halle », qui tentèrent
de ravitailler par la force les assiégés du Fort Chabrol, semblait empreinte d’une plus
grande propension à la violence – mais ce fut sans doute une des raisons de son échec :


231
« Le blocus du Fort Chabrol », L’Intransigeant, 26 août 1899, 1.
232
L’Intransigeant, 27 août 1899, 2 ; 28 août 1899, 2 ; 29 août 1899, 2 ; 30 août 1899, 2 ; AN F7 12462,
27 août 1899 ; APP Ba 1108, 29 août 1899.
233
APP Ba 1108, 29 août 1899.

63

malgré le battage de L’Intransigeant qui prévoyait que 2 000 femmes s’y joindraient,
seulement 600 hommes et une douzaine de femmes y participèrent, sans parvenir
d’ailleurs à remplir leur mission234. Cet événement nous rappelle que Maugeret,
quoiqu’active et audacieuse, n’a jamais cherché à saper l’ordre social – autrement dit,
elle n’a jamais penché pour une transformation par la Révolution. La révision du Code
civil et l’obtention des droits politiques lui semblaient devoir se faire pacifiquement, ce
en quoi elle prend place dans les débats internes au mouvement féministe235.
Pourtant, par son action et par l’exemple qu’elle donne, Maugeret correspond
au paradoxe soulevé par Magali Della Sudda :
« Le paradoxe que je souhaite analyser ici réside dans l’apparente contradiction entre,
d’une part, des discours conservateurs sur le plan politique, un attachement à l’autorité dans
l’Église catholique, la défense d’une séparation des sphères privé et publique, et, d’autre part, les
pratiques parfois novatrices de certaines Catholiques »236.

Et quoique l’historienne songe d’abord ici à l’objet de son travail, la Ligue


patriotique des françaises, fondée en 1902 et qui ne s’alliera jamais vraiment aux
féministes chrétiennes, elle donne à ce paradoxe une résolution très proche de celle de
Maugeret : c’est que la crise l’exige237. Or, ce nouveau rôle assumé par Maugeret au
nom de cette nouvelle justification sera bientôt accepté par une part encore plus
importante du camp antidreyfusard, et pour cela, nous devons convoquer deux
évènements.

Deux affaires dans l’Affaire expliquent l’évolution morale à laquelle Maugeret par-
ticipe.

La première affaire, c’est celle du Monument Henry, du nom des dix-huit listes
d’individus publiées dans La Libre Parole, énumérant les souscripteurs prêts à soutenir
financièrement la veuve du lieutenant-colonel Henry. Ce dernier, après avoir confessé
la fabrication d’un faux accusant Dreyfus, s’est suicidé en prison ; Joseph Reinach, le
journaliste dreyfusard, l’a alors accusé alors de complicité avec Esterhazy, et de
trahison. Après un vigoureux échange de lettres238, Mme Henry a écrit au bâtonnier de


234
Le Matin, 25 août 1899.
235
Steven C. Hause et Anne R. Kenney, « The Limits… », op. cit.
236
M. Della Sudda, « Discours conservateurs… », op. cit., 211.
237
M. Della Sudda, « Une activité politique féminine conservatrice avant le droit de suffrage en France
et en Italie. La ligue patriotique des Françaises (1902-1933) et l’Unione fra le donne cattoliche d’Italia
(1909-1919) », thèse de doctorat d’histoire, Paris/Rome, EHESS/La Sapienza, 2007.
238
Bibliothèque nationale, Nouvelles acquisitions françaises, 13574, f. 187-191.

64

Paris Edmond Ployer en lui déclarant que, son mari ayant été diffamé par Reinach, et
ses moyens étant trop limités pour engager un procès, elle se place sous sa protection239.
C’est à ce moment-là que Marie-Anne de Bovet, célèbre journaliste et romancière240,
publie un article dans le numéro du 13 décembre 1898 de La Libre Parole, intitulé
« Aux braves gens », dans lequel elle conjugue les termes « honneur » et « devoir »
pour défendre la cause de Mme Henry : elle rappelle aux lecteurs aisés que c’est leur
devoir de défendre l’honneur de la veuve du colonel ; ce dernier, qui avait rempli son
devoir241 jusque dans la plus grande pauvreté, était déshonoré dans la mort par ses lâches
ennemis ; que sa veuve était la seule personne en mesure de défendre son honneur, et
qu’elle accomplissait en cela son devoir, avec courage et détermination242. Enfin, Bovet
déclare que les lecteurs doivent « armer » la veuve pour qu’elle puisse mieux « lutter » ;
en cela, elle reprend un vocabulaire proche de celui d’Emile de Saint-Auban, qui sera
l’avocat de Mme Henry, et qui déclarera : « Allait-elle abandonner la bataille après
avoir été défiée ? »243 : ces termes sont violents, et relèvent quasiment du lexique du
duel. Mme Henry elle-même, dont les propos sont rapportés par Bovet dans son article,
déclare :
« Si j’étais seule au monde, je n’en aurais eu besoin de personne pour me faire justice.
Mais j’ai mon enfant, qui n’a que moi, et même pour venger son père, je ne puis risquer la prison,
qui me séparerait de lui »244.

La volonté de la veuve de venger l’honneur de son mari est dépeint sous un jour
héroïque, et le portrait que fera d’elle Saint-Auban reste dans la même veine.
Alors, le lecteur ne manquera pas d’être surpris que Bovet assimile à un duel
légitime l’acte somme toute fort civil d’intenter un procès ; dans ce duel, le lecteur
pourra encore s’étonner que les journalistes et les souscripteurs admettent tous si
facilement qu’il oppose Reinach à une veuve. Pour aplanir cette stupéfaction, il nous
faut mettre en lumière un événement qui se déroula un peu plus tôt, trois semaines après
le suicide d’Henry, et trois mois avant la souscription publique. Cet événement est le

239
La Revue des grands procès contemporains, 1902, 350.
240
Nous pouvons noter que Bovet a fait partie des premières contributrices régulières de La Fronde, dont
elle se sépara au moment de l’affaire Dreyfus.
241
Si la presse antidreyfusarde ne savait trop comment considérer Henry après son arrestation et son
suicide, elle put le représenter sous des traits héroïques à partir de la conceptualisation par Charles
Maurras des « faux patriotiques », dans ses articles « Le premier sang », La Gazette de France, publiés
à partir du 6 septembre 1898. Selon Maurras, si Henry avait constitué un faux, c’était pour transcrire des
informations verbales, car les documents incriminant Dreyfus précisément contenaient bien évidemment
d’autres secrets militaires qui ne devaient pas être dévoilés au public.
242
M.-A. de Bovet, « Aux braves gens », La Libre parole, 13 décembre 1898, 1.
243
La Gazette des tribunaux, 27 janvier 1899, 1.
244
M.-A. de Bovet, ibid.

65

suivant : la presse antidreyfusarde avait applaudi à tout rompre une femme qui avait
revendiqué le rôle de défenseuse de l’honneur familial, et qui s’y était employée
violemment.
Le 23 septembre 1898, Mme Valentine Paulmier, femme du député
antidreyfusard du Calvados, se présenta au bureau du journal dreyfusard La Lanterne,
et demanda à être reçue par le rédacteur en chef, Alexandre Millerand245. Quand on lui
répondit qu’il n’était pas disponible, elle déclara qu’elle ne s’en irait pas sans avoir
parlé à quelqu’un ; on la conduisit alors dans le bureau du journaliste Louis Olivier.
Elle lui dit :
« J’ai demandé à voir votre rédacteur en chef, il ne m’a pas reçue. Vous êtes tous des
lâches ! Tenez !… »246

et fit feu deux fois. Comme personne n’avait entendu les détonations, elle vida
ensuite son chargeur sur le plancher afin d’attirer l’attention, et attendit calmement la
police. Quand on lui demanda qui elle était, elle répondit :
« Je suis madame Paulmier que vous avez insultée ce matin. Je me suis vengée ! »247

Et en effet, dans l’édition du matin, le journal avait publié un article sous


pseudonyme dans lequel on raillait son mari, qui s’était récemment déclaré
antidreyfusard, et où l’on insinuait que sa femme le trompait au vu et su de tous. Elle
déclara donc aux enquêteurs :
« Quand, ce matin, j’ai vu que j’étais prise à partie, qu’on me désignait, moi qui n’ai rien
à voir dans l’affaire Dreyfus, j’ai résolu de me venger. C’est M. Millerand, rédacteur en chef,
responsable à mes yeux de l’article qui a été publié dans son journal, que j’avais l’intention de
tuer. N’ayant pu être admise auprès de lui, j’ai frappé le premier rédacteur à qui l’on m’a
présentée. Je regrette mon acte, mais je voulais venger mon honneur de femme et de mère. Ma
fille n’aura pas à rougir de moi ; on ne m’aura pas insultée impunément »248.

La presse antidreyfusarde se saisit immédiatement de l’affaire, couvrant Mme


Paulmier de louange et les journalistes d’injures. En moins de 24h, Mme Paulmier, la
femme qui avait riposté, était devenue une héroïne antidreyfusarde. Un article paru le
24 septembre 1898 dans La Libre parole illustre très bien la réaction de la presse dans
les jours qui suivirent. L’auteur commence par regretter qu’Olivier, qui n’avait rien à
voir avec l’affaire, ait été blessé, et émet des vœux de rétablissement rapide.249
Cependant, continue l’auteur, l’article lui-même est bien digne de mépris, constituant


245
« Un drame dans un journal », Le Petit journal, 24 septembre 1898, 1.
246
Ibid.
247
Ibid.
248
Ibid.
249
La Libre parole, 24 septembre 1898, 1.

66

une nouvelle salve dans cette guerre de plus en plus cruelle qui fait rage autour de
Dreyfus ; ce coup avait clairement manqué sa cible, touchant, finalement, une femme
innocente, épouse et mère d’une jeune fille. Quoique cette mousqueterie honteuse
n’excuse pas la balle tirée sur M. Olivier, elle permet de comprendre Mme Paulmier et
de lui accorder les circonstances atténuantes. À travers la presse antidreyfusarde, ces
éléments – la condamnation de polémiques indignes, la justification de la riposte de
l’épouse crapuleusement attaquée (tempérée par les bons vœux pour l’innocent
Olivier), et l’inscription du crime et de ses conséquences dans le cadre de l’affaire
Dreyfus – formèrent un récit cohérent dans lequel Mme Paulmier n’était pas décrite
comme l’auteur hystérique d’un crime passionnel, mais la vengeresse pleine de sang-
froid de l’honneur de sa famille, sali par une attaque politique indigne.
Ceci revient à dire qu’un événement qui, en d’autres temps, eût été plus
facilement constitué en crime passionnel était devenu un duel politique par l’intensité
de la crise dreyfusienne. La crise avait permis que les rôles évoluent. L’honneur en effet
était une caractéristique masculine et sa défense était le devoir du chef de famille. Et
pourtant, dans les derniers mois de 1898, la presse antidreyfusarde et ses lecteurs
acceptèrent et même encouragèrent deux femmes qui revendiquaient de prendre pour
elles-mêmes la charge de ce devoir, en l’absence de leurs maris – puisque Henry était
mort et M. Paulmier, rentré dans sa circonscription au moment du drame, n’avait pas
répondu aux télégrammes que lui avait envoyé sa femme avant de sortir de chez elle.
Ce dernier facteur est essentiel : les antidreyfusards n’étaient pas prêts à admettre qu’en
règle générale, les femmes soient en mesure de se battre en duel pour l’honneur de leur
nom. C’est du fait des circonstances exceptionnelles que les deux femmes en étaient
justifiées. D’ailleurs, quand M. Paulmier fut rentré, il se provoqua l’auteur de l’article
en duel et la couverture médiatique que leur combat reçut devint bientôt plus importante
encore que celle causée par l’audace de sa femme. Cette dernière avait donc assuré la
suppléance du devoir masculin, rendue caduque par le retour de son mari.
En conséquence, nous pouvons dire que Maugeret, féministe chrétienne, fut
bien acceptée par le parti antidreyfusard, dont la rhétorique avait déjà admis que la crise
élargit le rôle de la femme. Seulement, Maugeret va plus loin : à ses yeux, il n’y a pas
de retour en ville. L’absence du mari étant morale, elle ne peut se résoudre en une après-
midi de chemin de fer. C’est l’honneur de la France chrétienne qui est en jeu, et les
maris sont présents – simplement, ils sont défectueux. C’est la raison pour laquelle il
est légitime et urgent que les femmes prennent les commandes, et se rangent sous la
67

bannière de Jeanne d’Arc, ou de sainte Geneviève : en temps troublés, où nul homme
n’est capable de prendre la relève, c’est sur inspiration divine que les femmes se
dressent pour restaurer la dignité du pays. Ainsi, Maugeret, dont l’UNFF portait déjà le
nom d’Union nationale Jeanne d’Arc, fondera bientôt le Congrès d’études sociales, ou
Congrès Jeanne d’Arc (CJA), témoignant de la continuité de sa pensée.

68

69

TROISIÈME PARTIE

Marie Maugeret, Janus et les Congrès Jeanne d’Arc

70

71

–I–

L’INVITÉE DU CONGRÈS

Il n’était pas gagné d’avance que Marie Maugeret y mette les pieds.

Un peu plus de quatre ans après la fondation après la fondation de son journal,
Marie Maugeret se targue d’avoir totalement rempli son premier objectif. Ayant
souhaité
« faire pénétrer les idées féministes dans les milieux chrétiens et les idées chrétiennes dans
les milieux féministes »250,

elle peut s’honorer d’avoir accompli la moitié de son pari : elle est invitée avec
son groupe au Congrès international des Œuvres catholiques, qui se tient à Paris du 3
au 10 juin 1900, sous le patronage du cardinal Richard, archevêque de Paris. En effet,
ce congrès, issu de l’Union des œuvres catholiques de France, avait accepté d’organiser
une section dédiée aux œuvres des femmes ; au sein de cette section, on discutait
notamment des œuvres sociales et ouvrières ; et au sein de cette discussion, était prévu
un rapport sur la « Situation légale de la femme envisagée au point de vue chrétien ».
Grande première pour cette grande première. Ce n’était pas gagné d’avance : pas plus
de deux ans plus tôt, on avait refusé aux féministes chrétiennes le micro et le droit
d’assister au Congrès :
« C’est hier, en effet, que nous demandions, au nom de notre groupe, à assister aux séances
d’un Congrès catholique, et à y présenter un vœu qui n’avait pourtant rien de subversif : Que
toutes les mères chrétiennes fussent invitées à signer une pétition pour demander le rétablissement
officiel de la prière dans les écoles communales. Avec toutes les précautions oratoires usitées en
pareil cas, on nous fit savoir que ce n’était pas l’usage d’admettre des femmes dans ces réunions,
et surtout de leur donner la parole. Un ami de notre œuvre proposa de faire des démarches pour
nous obtenir l’autorisation au moins d’assister aux séances. Nous refusâmes. Le Féminisme
chrétien est peut-être fier ; mais, que voulez-vous ? Où qu’il se présente, il prétend n’entrer que
par la grande porte »251.

Malgré le pas franchi entre 1898 et 1900, les autorités catholiques semblaient
demeurer anxieuses quant au déroulement de ces journées de réunions, car elles avaient
fait si peu de publicité que, jusqu’au dernier jour, Maugeret et ses amies crurent que


250
M. Maugeret, « L’Union nationaliste… », op. cit.
251
M. Maugeret, « Congrès catholique des œuvres de femmes », Le Féminisme chrétien, mai 1900,
132.

72

l’accès aux réunions était strictement contrôlé. Les raisons invoquées ne sont d’ailleurs
pas pour rassurer Maugeret.
« Dans l’allocution qu’il nous adressa à la dernière réunion, M. l’abbé Odelin [président
du Congrès et futur archevêque de Paris] nous l’expliqua avec la franchise qui est le trait
caractéristique de son caractère : on avait eu peur. Peur de quoi ? Eh ! mon Dieu, de voir se vérifier
les pronostics des innombrables fâcheux qui s’en allaient répétant à qui voulait les entendre que
c’était chose insensée de faire un congrès de femmes, qu’on courant à un échec certain, qu’on se
couvrirait de ridicule, que ce serait un vain bavardage »252.

Autrement dit, l’affaire paraissait justifiée mais audacieuse aux autorités


ecclésiastiques ; combien plus justifiée, et combien plus audacieuse aux yeux de
Maugeret ! Elle n’émet qu’un regret : que l’assistance n’ait pas été plus nombreuse.
Pourtant, ce premier congrès des œuvres de femmes est un formidable événement, car
si Maugeret avait été déboutée deux ans plus tôt,
« Voici que deux ans après, un congrès de femmes se réunit sous les auspices de
l’archevêque de Paris, sous la direction d’un de ses vicaires généraux, sous la présidence du plus
vaillamment épiscopal des évêques (…) et que, pendant six journées représentant plus de trente
heures de séances, des femmes appartenant à toutes les classes de la société (…) ont exposé, en
des rapports d’une précision et d’une concision inattendues de leurs académiques détracteurs,
l’œuvre immense, infinie, presque invraisemblable qu’ont réalisée par le monde le cœur et
l’intelligence des femmes »253.

Au sein de ces six journées, la quatrième était consacrée aux questions sociales
et ouvrières, dont il est signifiant que le rapport de Maugeret, sur la situation légale de
la femme, y figure254.

Rapport sur la situation légale de la femme envisagée d’un point de vue chrétien

À ce titre, Maugeret emploiera la tactique qu’elle a mise au point depuis


plusieurs années pour parler du Féminisme chrétien aux catholiques : elle déclare que
le féminisme, dénué de ses scories libres-penseuses, est un principe fondamentalement
évangélique, pratiqué par l’Église depuis dix-neuf siècles jusqu’à ce que la Révolution
ne réduise à nouveau la femme au rang d’éternelle mineure.
« Le Féminisme, Mesdames, c’est l’ensemble des doctrines qui ont pour but d’améliorer
la condition de la femme dans la famille et dans la société. C’est, sous un nom nouveau, une chose
très ancienne, puisqu’elle ne compte pas moins de dix-neuf cents ans d’âge, car elle est née le jour
où le Fils de Dieu, qui n’eut point de père ici-bas, appela à l’incomparable honneur d’être sa mère
l’humble Vierge de Nazareth. À dater de ce jour, en effet, la femme, jusque là vouée par le
paganisme à toutes les ignominies, à toutes les douleurs d’un asservissement cinquante fois
séculaire, reprenait auprès de l’homme la place que le Créateur lui avait assignée : d’esclave elle


252
Ibid., 130.
253
Ibid., 132.
254
Ceci semble en effet aller dans le sens de la distinction opérée par F. Rochefort entre la prostituée et
l’ouvrière, dont nous avons parlé dans notre première partie.

73

redevenait compagne, et son influence bienfaisante projetait, en grandissant de jour en jour, un
peu de douceur, un peu de bonté, un peu de grâce, à travers les brutalités de ces âges barbares où
la force primait si naturellement le droit qu’on n’avait pas encore eu besoin de réduire en formule
cet état d’âme des sociétés naissantes »255.

On remarque ici une des piques dont Maugeret ne manque pas, rappelant que le
Fils de Dieu n’a eu qu’une mère pour éducatrice, et pas de père256 – et, plus encore,
qu’il n’a pas si mal tourné. Cette influence bienfaisante de la femme met en relief toute
l’histoire morale de l’humanité, dont les trois grands moments sont : l’Église naissante,
la Chevalerie, la Révolution. Maugeret rappelle qu’au cours du premier moment, les
femmes, restant au pied de la Croix et ayant le privilège de voir les premières le Christ
ressuscité, ont fait preuve d’un courage que n’ont pas eu les apôtres257 ; que la période
de la Chevalerie est activée par des reines incontestées qui transforment les barbares en
preux chevaliers ; et que c’est la Révolution, chaos honni de l’oratrice et de son
auditoire, qui a renversé la machine en répartissant « tous les droits à bâbord, tous les
devoirs à tribord »258. Elle poursuit en couplant son féminisme à la théorie organiciste
du catholicisme :
« Mesdames, si l’inégalité est l’inexorable loi de l’humanité, l’égalité est le rêve qui la
hante incessamment. Cela sans doute est permis par Dieu en vue de maintenir une certaine dose
d’équilibre qui empêche les grands de grandir indéfiniment et les petits de diminuer jusqu’à
l’anéantissement »259.

Or, l’Église, d’après laquelle


« le principe de l’autorité et le principe de la liberté, opposés en apparence, sont en réalité
étroitement, indissolublement liés l’un à l’autre »260,

ne peut qu’adouber le féminisme de Maugeret, qui lie également de façon


indissoluble les droits et les devoirs – ce qui revient au même. De même que les droits
permettent d’accomplir ses devoirs, l’autorité est conférée à celui qui a la charge de
sauvegarder les justes libertés.
« Et c’est pourquoi nous, les femmes chrétiennes, qui sentons, en ce siècle finissant,
chanceler les bases de l’ancien ordre social et sourdre des profondeurs de l’avenir une société
nouvelle, mystérieuse, inquiétante comme tout mystère, nous venons avec confiance demander à
l’Église des institutions nouvelles pour ces temps nouveaux »261.


255
M. Maugeret, « Rapport sur la situation légale de la femme », Le Féminisme chrétien, mai 1900, 140.
256
La pique ne lui fait pas oublier la figure de Joseph, père nourricier, mais dont la légende tient qu’il est
mort quand Jésus était encore jeune.
257
À l’exception de saint Jean, mais auquel Da Vinci n’attribue pas des traits particulièrement masculins.
258
Ibid., 140.
259
Ibid., 141.
260
Ibid., 142.
261
Ibid.

74

Le mot est lâché devant tous : il faut des institutions nouvelles. La vie conjugale
telle qu’elle était conçue n’apporte plus les garanties nécessaires à l’équilibre de la
société ; les temps nouveaux exigent que l’Église promeuve un nouveau modèle
familial. Dans ces conditions, même si Maugeret ne mentionne pas le droit de vote262,
elle fait un compte-rendu fidèle de son féminisme, elle ne coupe pas son vin avec de
l’eau. Elle rentre immédiatement dans le corps du sujet et convoque l’article 340 du
Code civil, celui qui est relatif à la Recherche de la paternité, « et que nous appellerons
ici le préjugé de la double morale »263. Choisissant habilement ses mots, Maugeret
n’accuse pas moins son auditoire d’être aveuglé par ses œillères :
« Votre monde, notre monde catholique pratiquant n’est pas, malheureusement, tout le
monde. Et quand vous sortez de ce milieu où l’atmosphère est tout imprégnée du parfum des
vertus dont vous êtes les gardiennes vigilantes, pour aller porter, dans d’autres milieux si
cruellement différents, l’or de votre bourse et, plus précieux encore, l’or sans alliage de votre
charité d’âme à âme, ne les avez-vous pas trouvées par centaines ces malheureuses victimes de
l’article 340 et du préjugé païen, inique et cynique de la double morale ? »264.

Elle recourt également à l’argument du sentiment patriotique en notant que les


pays scandinaves et anglo-saxons (c’est-à-dire, protestants), se sont déjà débarrassés de
cet article 340, et que
« Nous en sommes réduits, en cette France qui fut le foyer de tant de lumière projetée sur
le monde, à envier, sous ce rapport, un rayon de celle qui brille au mélancolique pays du soleil de
minuit »265.

Par conséquent, Maugeret demande solennellement trois choses :


« Une plus grande publicité [du Congrès] qui eût fait éclater aux yeux de nos adversaires
la splendeur des efforts et aussi des résultats obtenus par un parti qu’ils affectent de traiter en
moribond, et dont la vitalité s’est si merveilleusement affirmée au cours de ces réunions ; et aussi
la fusion avec le Congrès des hommes ».

Et troisième chose, que soient institués des cours de droit pour les jeunes filles,
au motif que :
« La loi française ne protège pas la femme : elle la désarme dans la vie économique ; elle
l’ignore dans la vie civile ; elle l’asservit dans la vie conjugale »266.

Par conséquent, celle qui connaît la loi mesurera l’étendue de l’injustice dont
elle est la victime, et pourra la contester, devenant, comme les rapporteuses du congrès,
avocates sans le savoir, plaidant les causes les plus justes. Rappelons qu’en 1900,
l’affaire Chauvin, du nom de la femme à laquelle le barreau de Paris avait refusé qu’elle


262
À la différence de ce que prétendent S. Hause et A. Kenney, « The development… », op. cit., 15.
263
Ibid., 143.
264
Ibid.
265
Ibid.
266
Ibid.

75

prête le serment d’avocate, battait son plein, aboutissant à un jugement en faveur de
Mme Chauvin au mois de décembre. Maugeret n’est pas sans ignorer que la thèse de
cette dernière, intitulée « Étude historique sur les professions accessibles aux
femmes », célèbre le rôle du Christ dont toute la doctrine est « en faveur de la
femme »267, et loue la condition de la femme mise en place par le christianisme jusqu’au
13e siècle où des conciles sous influence judaïque viennent contrecarrer les progrès
accomplis268.
Son audace va plus loin : devant cette assemblée de femmes catholiques pour
partie aristocratiques et d’ecclésiastiques qui craignait de faire la publicité du Congrès
par peur des critiques, Maugeret salue les féministes qui sont venues avant elle.
« Si les partis s’honorent en rendant justice à leurs adversaires, vous me laisserez,
Mesdames, moi à qui Dieu a fait la grâce d’être une croyante ardemment convaincue, rendre
hommage à ces femmes qui, n’attendant rien de la justice de Dieu et de son règne en ce monde,
ont cru à la possibilité d’une justice humaine et ont dévoué leur existence à en préparer
l’avènement. Nous pouvons désapprouver leur symbole, blâmer plus d’un article de leur
programme, déplorer les tendances irréligieuses de leurs doctrines ; nous ne pouvons pas oublier
que les premières elles sont descendues dans l’arène, qu’elles ont eu le courage de prendre corps
à corps les préjugés et de braver jusqu’au ridicule cette puissance si redoutée en France. Et c’est
pourquoi, Mesdames, je vous demande la permission de les saluer avant de les combattre »269.

Cette précision, qu’elle ne manquera jamais de faire, vient nuancer la


schématisation de son combat entre une période tolérante des libres-penseuses, et une
autre où elle ne leur adresse plus la parole270 et privilégie les interlocuteurs catholiques.

Le congrès constitue pour Maugeret un sauf-conduit royal.

Maugeret célèbre en ce mois de juin 1900 son entrée dans les milieux autorisés
de l’Église :
« Mesdames, le Féminisme Chrétien est ici : c’est la réponse de l’Église »271.

Autrement dit, sa présence au Congrès est l’admission par l’Église que le


Féminisme Chrétien est non seulement entendable, mais qu’il peut également


267
J. Chauvin, Étude historique sur les professions accessibles aux femmes : influence du sémitisme sur
l’évolution de la position économique de la femme dans la société, Giard et Brière, 1892, 95 et suivants .
268
Contrairement à ce qu’on peut lire dans C. Bard, Dictionnaire des féministes, op. cit., page.
269
M. Maugeret, « Rapport… », op. cit., 146.
270
Comme on peut en trouver la remarque chez Elizabeth Everton, « Christian Feminist and Nationalist :
Marie Maugeret, Le Féminisme chrétien and La Ligue des Patriotes », conférence au colloque annuel de
la Western Society for French History, octobre 2009, disponible sur :
https://www.academia.edu/18162217/Christian_Feminist_and_Nationalist_Marie_Maugeret_Le_Fémi
nisme_chrétien_and_the_Ligue_des_Patriotes
271
M. Maugeret, « Rapport… », op. cit., 146.

76

contribuer à affronter la situation nouvelle. Maugeret fera constamment référence au
Congrès, considérant cet événement comme fondateur. En février 1901, elle écrit au
sujet du Congrès que
« le parti catholique [y] a si loyalement abjuré certaines de ses préventions en apprenant
ce que pouvait être le féminisme »272.

En novembre 1901, opérant un récapitulatif de l’histoire du Féminisme chrétien,


elle écrit :
« Au mois de Février de l’an de grâce 1897273, lorsque le groupe naissant du Féminisme
Chrétien formulait pour la première fois son programme, soigneusement élaboré, amis et
adversaires l’accueillirent avec un égal étonnement, les uns ne croyant pas qu’on pût être chrétien
étant féministe, les autres n’admettant pas qu’on pût être féministe étant chrétien. Or, nous nous
étions donné précisément pour mission de prouver que, loin d’être incompatibles, les
enseignements de l’Évangile et les théories féministes – certaines, du moins – s’accordaient sur
nombre de points, et que pour constater l’entente des deux doctrines, il suffisait que les partisans
de l’une consentissent à ne pas juger l’autre sans l’avoir étudiée. Avons-nous obtenu que les
féministes d’avant-garde se mettent en mesure de juger en connaissance de cause de la doctrine
évangélique au sujet de la femme ? Si nous nous étions jamais bercées de cette illusion, le récent
Congrès de l’Humanité, proclamant que toutes les religions ont infériorisé la femme, nous l’aurait
enlevé. Nous avons été plus heureuse avec le parti catholique : il a étudié le féminisme, et
lentement, très lentement, mais très loyalement, il a abjuré ses préventions274 et son hostilité. Le
Congrès Catholique de 1900 a été la première victoire, victoire d’une importance capitale, d’abord
parce qu’elle était la première, ensuite parce que les forces respectives étaient tellement
disproportionnées qu’il ne fallut rien moins que la toute-puissance de l’idée de justice contenue
dans le féminisme, pour en assurer le triomphe. À partir de cette date mémorable, le féminisme a
eu droit de cité dans le monde religieux ; chacun a compris la nécessité d’exploiter pour le plus
grand bien de la cause sociale cette mine d’or d’où l’on avait craint, au début, de ne voir sortir
que des coups de grisou révolutionnaires »275.

Et de citer les conférences qui s’organisent désormais un peu partout ; le


Parlement qui daigne enfin
« se souvenir de temps en temps qu’il y avait dans l’humanité des êtres communément
désignés sous le nom de femmes »276 ;

et la société d’Économie Sociale, au premier plan de l’élite catholique, faisant


du féminisme le thème exclusif de son congrès annuel de 1901277.
Cette assurance que le Congrès a donnée à Maugeret278 n’est pas une
affabulation. Tout d’abord, l’existence même d’un Congrès catholique des œuvres de


272
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, février 1901, 63.
273
Maugeret désigne bien sûr 1896, c’est ici une erreur typographique.
274
Nous ne pouvons nous empêcher de noter ici qu’elle emploie une seconde fois cette formulation, dont
le terme « abjurer » a une connotation terriblement négative et accuse frontalement la position antérieure
du parti catholique.
275
M. Maugeret, « La femme et les élections », Le Féminisme chrétien, novembre 1901, 321-322.
276
Ibid.
277
Maugeret les remercie d’ailleurs officiellement à la fin du congrès, voir « La société d’économie
sociale », L’Univers, 14 juin 1901, 5.
278
Qu’elle déploiera également à ce sujet dans « À nous les femmes ! », Le Féminisme chrétien, mars
1902 ; dans « Rapport présenté à la conférence de Bruxelles », Le Féminisme chrétien, septembre 1902 ;
dans « La femme et le clergé », Le Féminisme chrétien, novembre 1902.

77

femmes est le fruit d’une longue lutte menée par Maugeret et ses amies, qu’elle retraçait
quelques mois plus tôt : ayant été déboutées du comité chargé de l’organisation du
Congrès des œuvres et institutions féminines, issu des Conférences de Versailles, elle
avait obtenue du Cardinal Richard la tenue d’un congrès autonome, qui ne devait
cependant pas arborer le terme féministe,
« encore si mal jugé par beaucoup, en France (…). Mais nous aurions d’autant plus
mauvaise grâce à ne pas acquiescer au vœu de notre vénéré Pasteur que si nous n’avons pas le
mot, nous aurons la chose. En effet, il est acquis d’ores et déjà qu’il y aura une commission
spécialement chargée d’étudier la situation légale de la femme. Or, la situation légale de la femme,
mais c’est tout le féminisme ! En effet, que veulent donc tous les groupes féministes, sinon une
modification à la situation légale de la femme ? Sans doute, chaque groupe rêve et poursuit cette
modification selon des vues bien différentes et par des moyens bien divers, mais tous sont
d’accord pour reconnaître qu’il y a lieu d’en apporter une, et même plusieurs. Le congrès
catholique, en inscrivant dans son programme l’étude de la situation légale de la femme, fera donc
bel et bien œuvre féministe »279.

C’est d’ailleurs ce que considère la presse. Un journaliste sous le pseudonyme


de Colomba écrit dans L'Écho de Paris :
« Ce qui me frappe dans ce congrès de femmes catholiques, ce n’est pas seulement
l’intéressante tentative de constituer une espèce d’Internationale des œuvres charitables. C’est
ceci : que, sitôt réunies, ces femmes nobles, de tradition conservatrice, n’ont pu se dispenser et se
défendre de s’occuper de questions féminines dont se sont également occupés d’autres congrès
de femmes dont quelques-uns sont animés d’un esprit essentiellement laïque et même quelque
peu révolutionnaire. Là sont la nouveauté et le grand intérêt de la réunion protégée par
l’archevêque de Paris. À l’ombre de la cathédrale comme à l’ombre de l’Hôtel de Ville, la même
fleur a germé dans des cœurs de femmes. Et ceci, je le note avec une joie profonde »280.

Ce sauf-conduit est également vécu comme promettant le succès futur du féminisme.

Maugeret a donc tout lieu de se voir comme le fer féministe de la lance


catholique. À tel point que quand, au mois d’août 1900, May Wright Sewall, présidente
du Congrès International des Femmes, lui demande de rejoindre le comité d’une
antenne française, le futur Conseil national des femmes françaises (CNFF), Maugeret
répond par une lettre ouverte publiée en première page du Féminisme chrétien, et dans
laquelle elle écrit :
« Espérer que les femmes catholiques françaises se rallieront à une organisation provoquée
par des étrangères, par des protestantes, et qui, jusqu’à ce moment, n’a encore été adoptée, en
Europe, que par des nations protestantes, et en France, que dans les milieux protestants ou libres-
penseurs, ce serait folie, et si ardent que puisse être notre féminisme, il ne nous entraînera jamais
à une pareille chimère. Pourtant, vous l’avez très bien compris, notre groupe était le seul qui eût
put tenter ce rapprochement. Mais ce qu’il aurait pu faire en son nom personnel il y a trois mois,
au cas où il l’aurait jugé nécessaire, il estime ne plus pouvoir le faire maintenant que le Congrès
catholique, en lui donnant officiellement droit de cité dans le parti, lui a donné du même coup le


279
M. Maugeret, « Congrès catholique des œuvres de femmes », Le Féminisme chrétien, 5 juillet 1899,
499.
280
Colomba, « Chronique », L’Écho de Paris, 21 juin 1900, 1.

78

droit de parler en son nom, mais lui a imposé aussi l’obligation morale de ne parler qu’avec son
assentiment. Or, je vois mal les membres d’un Congrès assemblé sous les auspices de
l’archevêque de Paris, spécialement béni par le Souverain Pontife, adhérant à une organisation
protestante, et s’il plaisait à quelques uns d’y participer à titre individuel, ce qui est le droit
indéniable de chacun, personne n’est autorisé à y figurer comme représentant le parti
catholique »281.

Nous remarquons dans cette justification que Maugeret emploie le terme de


« chimère » : cela signifie qu’il n’est pas honteux ou immoral de s’allier avec des
protestants, mais, simplement, c’est une « folie ». En quel sens ? C’est une folie au sens
tactique. En effet, Maugeret inscrit son anthropologie dans la théorie des tempéraments,
d’après laquelle il faut une solution particulière à chaque tempérament singulier.
Maugeret l’avait déjà mise en avant à l’occasion de la mort du père Didon, dominicain
et théoricien de l’enseignement :
« Pour nous, qui ne croyons à l’absolu en rien d’humain, et qui estimons que tout système
vaut surtout par celui qui l’applique et par celui à qui il est appliqué, nous pensons que les deux
systèmes [d’enseignement jésuite et dominicain] sont bons précisément parce qu’ils sont
différents et que, comme tels, ils conviennent à des tempéraments divers, à des besoins différents,
à des situations particulières »282.

Ainsi, quand elle refuse la main tendue par Mme Sewall, Maugeret se justifie
en ces termes :
« Comment des pays qui n’ont ni les mêmes mœurs, ni la même législation pourraient-ils
exercer l’un sur l’autre une influence quelconque ? Ainsi, pour ne parler que de l’Amérique, quel
rapport y a-t-il entre votre législation et la nôtre, et surtout entre vos mœurs et les nôtres ? L’écart
est si grand, l’opposition est si nettement accusée, qu’il en résulte, chez nous, une certaine
défiance à l’endroit de tout ce qui vient de chez vous. (…) En effet, telles institutions, telles
conditions d’existence qui, en elles-mêmes, ne sont ni bonnes ni mauvaises, la co-éducation, par
exemple, peuvent donner de bons résultats chez vous et de mauvais chez nous. C’est une question
de tempérament, et les questions de cette nature-là ne se tranchent pas par des solutions
empiriques »283.

Cette théorie des tempéraments empêche, par conséquent, la France (qui « n’est
pas une nation comme une autre »284, et dont « la raison d’être providentielle, c’est
d’être dans le monde le soldat de Dieu »285) de bénéficier des apports du féminisme
anglo-saxon et libre-penseur ; s’ajoutent le fait qu’à la réunion publique organisée par
Mme Sewall, qui avait été nommée représentante des Etats-Unis à l’Exposition
universelle par le président McKinley, un certain nombre de voix anticléricales se sont
fait entendre, et cela semble insensé à Maugeret – ce qu’elle fait d’ailleurs savoir à son
interlocutrice :


281
M. Maugeret, « Le Conseil international des femmes », Le Féminisme chrétien, août 1900, 228.
282
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, mars 1900, 70-71.
283
M. Maugeret, « Le conseil… », op. cit., 226.
284
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, décembre 1905, 7.
285
Ibid.

79

« Qu’ils [les protestants du CIF] ouvrent à deux battants leurs portes et leurs cœurs à tous
les renégats, à tous les déserteurs du parti catholique, et qu’après cela ils invitent le parti
catholique à s’unir à eux, c’est une chose que je n’arrive pas à comprendre »286.

Mais cette seconde raison n’est pas invoquée pour éponger la sensibilité blessée
de Maugeret ; au contraire, celle-ci précise :
« C’est un grand tort (…) [pour les protestants du CIF] de ne pas s’appliquer à discerner
les alliés qui pourraient les servir de ceux qui ne peuvent que leur nuire »287.

Cette remarque prend tout son sens quand on la met en parallèle avec le terme
de « chimère », cité plus haut, et avec la stratégie plus globale que Maugeret suit afin
de conquérir l’adhésion du parti catholique. En effet, il lui semble essentiel que les
milieux catholiques admettent le féminisme pour une raison bien simple : c’est que
« sur trente-huit millions d’habitants, [la France] compte trente-sept millions et demi de
catholiques »288.

Par conséquent, ce n’est qu’en faisant la conquête de l’opinion publique, donc


catholique, que le féminisme pourra faire avancer son programme. En effet, en février
1901, après avoir cité Marie Popelin289 qui aboutit à la même conclusion, elle déclare :
« Il est en effet de toute évidence que si le parti catholique, qui a si loyalement abjuré
certaines de ses préventions en apprenant ce que pouvait être le féminisme, avait dû, par suite
d’une entente boiteuse, entendre soutenir certaines théories dites féministes et coudoyer certaines
personnalités également dites féministes, ce n’est pas seulement l’accord [d’union entre les
groupes féministes] qui aurait été retardé, c’est la cause même du féminisme qui eût été
irrémissiblement condamnée par un parti qui est, en somme, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse,
presque toute la France »290.

Le soutien du Congrès a doublé ses alliances plutôt qu’il ne les a entravées.

Si Maugeret inféode les victoires féministes à l’adhésion du parti catholique au


mouvement, elle ne rompt pas pour autant ses liens avec les féministes républicaines,
quoiqu’ils soient plus ténus puisque certaines ne lui pardonnent pas son
antidreyfusisme. En mars 1900, avec la majorité des groupes actifs à cette période, elle
est cosignataire d’une pétition adressée au Sénat dans laquelle elle demande que


286
M. Maugeret, « Le conseil… », op. cit., 229.
287
Ibid.
288
M. Duclos, « Parole d’argent, silence d’or ! », Le Féminisme chrétien, août 1902, 156.
289
Cette féministe belge a fondé la Ligue belge pour le droit des femmes ; elle a accédé à la notoriété en
vivant une affaire digne de celle de Mme Chauvin : diplômée de droit, mais interdite de plaider. Voir
notamment Françoise De Bueger-Van Lierde, « À l'origine du mouvement féministe en Belgique.
L'Affaire Popelin », Revue belge de philologie et d'histoire, tome 50, fasc. 4, 1972, 1128-1137.
290
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, février 1901, 63.

80

l’enseignement secondaire des jeunes filles prépare véritablement à l’enseignement
supérieur291. Les liens sont les plus forts avec celles qui privilégient son mode d’action :
tacticien, précis, exigeant une réforme après l’autre. Le renouveau du courant
opportuniste était justement le fait de l’Avant-Courrière, le groupe fondé par Jeanne
Schmahl en 1893, qui cherchait « à parer au plus urgent par des réformes ponctuelles
et réalistes »292, et dont les camarades n’étaient pas tenus de partager les mêmes
convictions. « C’est une vraie stratège à laquelle le féminisme devra beaucoup »293,
commentent Klejman et Rochefort, et Maugeret partage leur avis. Dès l’année 1896,
cette dernière déclare approuver « hautement la ligne de conduite de l’Avant-Courrière,
et lui [envoie] l’adhésion de [son] parti »294, célébrant sa
« tactique [qui lui] semble avoir l’habileté particulière des choses extrêmement loyales,
car elle permet aux partisans des opinions les plus diverses de concentrer leurs efforts sur une
question où tous peuvent tomber d’accord, quitte à se retrouver le lendemain comme la veille,
adversaires irréconciliables sur le terrain des principes »295.

Elle demande même à ce que le projet de loi pour la capacité des femmes à être
témoins soit non plus désigné sous le nom de Loi Goirand, selon le patronyme de son
rapporteur à la Chambre, mais Loi Schmahl, du nom de celle qui en a été « la véritable
instigatrice »296. Parmi les féministes qui limitent volontairement leur programme dans
le but d’attirer de nouveaux adhérents, Jeanne Oddo-Deflou cheminera également
longtemps aux côtés de Maugeret. Fondatrice du Groupe français d’Études féministes
(GFEF), elle se spécialise dans les aspects juridiques du statut de la femme mariée.
Républicaine et libre-penseuse, comme Schmahl, elle est pourtant présente le jour de
l’inauguration de l’Union nationaliste des femmes françaises, en janvier 1898, au cours
de laquelle elle donne même un discours297. Sa présence est mentionnée à un certain
nombre de reprises, et pendant la seule période 1900-1902 nous comptons : en juillet
1900, le GFEF félicite le Féminisme Chrétien de son rapport au Congrès des Œuvres
catholiques298 ; en mai et novembre 1901 dans les colonnes du Féminisme chrétien ; et
en avril 1902, comme oratrice au cours d’une discussion contradictoire organisée par


291
M. Maugeret, « Pétition au Sénat », Le Féminisme chrétien, mars 1900, 82.
292
Citation !!! dans Klejman et Rochefort
293
Ibid.
294
M. Maugeret, « L’Avant-Courrière », Le Féminisme chrétien, décembre 1896, 269.
295
Ibid., 266.
296
Ibid., 268.
297
J. Herter-Eymond, « L’Union nationaliste des femmes françaises », Le Féminisme chrétien, 20 janvier
1899, 50.
298
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, juillet 1900, 178.

81

Maugeret sur la recherche de paternité299. Cette dernière est d’ailleurs à nouveau invitée
à la conférence internationale de Bruxelles en à la fin du mois d’août 1902300. Elle y
retrouve Eliska Vincent, cofondatrice de la première société féministe en 1866, la
Société pour la revendication du droit des femmes : elle est de longue date amie avec
Maugeret qui célèbre régulièrement son travail sur le droit des femmes sous l’Ancien
Régime pour sa rigueur301. Il est frappant de noter que Oddo et Vincent faisaient toutes
deux partie de la première loge maçonnique mixte, le Droit Humain, depuis sa
fondation en 1893302.

Le libéralisme économique de Maugeret est une chose rare en pays catholique.

La raison pour laquelle le travail de Vincent sur la condition féminine sous


l’Ancien Régime est utilisé relève précisément de la stratégie de Maugeret. En effet,
elle cherche en permanence à fonder ses idées dans la vie du Christ et celle des figures
de la Contre-Révolution. Ceci se manifeste explicitement à l’ouverture de sa rubrique
« Le livre d’or des femmes », dans laquelle sont publiées des citations issues des Pères
de l’Église, d’évêques et d’auteurs contre-révolutionnaires303. Saint Jérôme y côtoie
Mgr Dupanloup et Joseph de Maistre pour prophétiser que dans les temps troublés, la
rédemption est toujours permise par une femme. Les temps nouveaux nécessitent des
institutions nouvelles, mais qui sont identiques à celles de l’âge d’or. Les mêmes droits
politiques que pendant la Chevalerie, la même liberté de travail que celle du Christ
charpentier304.
Le constant adoubement qu’exigent ses idées est justifié par leur hardiesse,
puisqu’il semble qu’elles relèvent d’une forme de libéralisme conservateur. Maugeret
a en effet commencé par demander les droits économiques :
« Dans les classes qui travaillent, le droit pour la femme de toucher son salaire et d’en
disposer, comme l’homme dispose du sien (…) ; dans les classes qui possèdent, le droit pour la
femme de conserver, en se mariant, la possession et la libre disposition de sa fortune »305.

Cette revendication, qui constitue


299
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, avril-mai 1902, 109.
300
Pour rappel, elle l’était déjà à la conférence précédente, tenue en 1897.
301
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, février 1901, 61.
302
C. Bard, Dictionnaire, trouver page !!
303
« Le livre d’or des femmes », Le Féminisme chrétien, juillet 1901, 210 ; et octobre 1901, 301.
304
M. Maugeret, « Rapport sur la liberté de travail », juillet 1900, 216.
305
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien », L'Écho littéraire de France, janvier 1896, 3.

82

« la plus importante, la plus juste, et en même temps la plus inéluctable de toutes »306

est du premier ordre pour Maugeret au nom d’une raison simple :


« l’insuffisance des ressources pécuniaires est la cause la plus puissante qui pousse à
l’immoralité et à la débauche »307.

Autrement dit, la liberté de gagner son pain est celle qui doit venir en premier.
En cela, Maugeret s’oppose donc à toutes les lois protectionnistes qui limitent, voire
empêchent le travail de la femme, ce qui s’avère dommageable pour la femme non
mariée, et pour celle dont le mari n’assume pas ses devoirs familiaux ; Maugeret en est
d’ailleurs très concrètement touchée puisque les lois protectionnistes affectent
directement le milieu de l’imprimerie, qui est sa propre source de revenus : les femmes
n’ont en effet pas le droit de travailler de nuit dans les secteurs manufacturiers dont font
partie les imprimeries, ce qui gêne considérablement la tenue d’un journal308. Elle s’en
plaint d’ailleurs de vive voix au Congrès, où pourtant les dames charitables s’opposent
majoritairement à la liberté de travail pour les femmes309 ; de sorte qu’elle veut être
prudente :
« J’éprouve à traiter ce sujet un scrupule que vous allez comprendre. Dans le groupe que
j’ai l’honneur de représenter ici, nous sommes toutes et tous partisans de la liberté du travail, sans
autre règlementation que les forces, le courage, les besoins du travailleur, toutes choses dont lui
seul est le juge compétent. Je sais que cette opinion n’est pas, du moins dans une aussi large
mesure, celle de la majorité du parti catholique, et c’est pourquoi, je le répète, j’éprouve quelque
scrupule à traiter ce sujet devant vous »310.

À ses yeux, la loi ne protège pas la femme, bien au contraire : elle l’empêche de
se rendre autonome. Le prétexte hygiénique au nom duquel il est défendu à la femme
de compromettre sa santé à l’atelier est rendu caduc par l’organisation sociale qui fait
de la femme le seul responsable de la vie au foyer.
« Ainsi, par exemple, tu [dit la Loi s’adressant à la femme] ne pourras composer un journal
de neuf heures du soir à minuit, mais tu pourras le plier, de deux à quatre heures du matin, et tu
rentreras chez toi avec quarante sous dans ta poche, au moment où d’autres songent à se lever »311.

Elle justifie sa position un peu plus loin :


« C’est pourquoi, au Féminisme Chrétien, nous blâmons toutes les lois d’exception qui
mettent l’ouvrière en état d’infériorité en face de l’ouvrier ; qui, sous prétexte de ménager sa
faiblesse, lui enlève ses armes défensives, et en lui rationnant le travail, lui rationnent du même
coup le pain, et souvent l’honneur. Quand on nous aura constitué un état social où le travail d’un
seul homme pourra suffire à l’entretien d’une famille que les nécessités patriotiques, d’accord


306
M. Maugeret, « L’œuvre des œuvres », Le Féminisme chrétien, janvier 1900, 14.
307
M. Maugeret, « Pétition… », op. cit.
308
Rappelons-nous que l’imprimerie de Maugeret ne se chargeait pas uniquement du Féminisme
chrétien. Nous citons ici la loi du 2 novembre 1892.
309
J. Leroy, « Les remplaçantes », Le Féminisme chrétien, avril 1901, 113.
310
M. Maugeret, « Rapport sur la liberté… », op. cit., 211.
311
Ibid., 212.

83

avec les lois divines, voudraient nombreuse ; quand on aura trouvé moyen d’empêcher le père de
détourner le fruit de son travail de sa destination légitime ; quand on l’aura mis à l’abri lui-même
du chômage, de la maladie, des infirmités, de la mort, alors, mais seulement alors, la thèse
moderne, douloureuse mais fatale, de la femme à l’atelier aura vécu, parce qu’elle aura perdu sa
raison d’être, et la femme pourra reprendre sa place naturelle au foyer, sans être exposée à y
mourir de faim »312.

Ainsi, quoiqu’elle ne nie pas que la place naturelle de la femme soit au foyer,
Maugeret la renvoie pourtant aux calendes grecques – et c’est ce qu’elle laisse parfois
entrevoir. Dans un échange de lettres ouvertes avec l’abbé Gayraud, un député qu’elle
qualifie de démocrate chrétien313 et même de socialiste chrétien314, et qui avait consacré
un chapitre au féminisme dans son livre Les démocrates chrétiens, elle décrit les deux
positions – libérales et protectionnistes – dans un lexique qui ne laisse pas de place au
doute :
« En fait, nous sommes d’accord sur presque tous les points ; ce qui nous divise
exclusivement, mais profondément, c’est que M. l’abbé Gayraud croit possible un retour en
arrière qui supprimerait « la nécessité monstrueuse de la femme ouvrière » et, en conséquence, il
ne veut pas « légaliser » ce qu’il considère comme un mal temporaire et guérissable ; tandis que
nous, nous croyons à l’impossibilité d’un mouvement rétrograde, et nous cherchons à nous
arranger le moins de mal possible d’un état de choses que nous croyons définitif. La femme au
foyer nous semble une légende touchante du passé, non une espérance de l’avenir, et entre ce qui
devrait être et ce qui peut être, nous optons résolument. Au lieu de nous évertuer à améliorer la
mort, nous nous employons à améliorer la vie »315.

Le lecteur constatera qu’un glissement s’opère progressivement : de même que


la lutte pour les droits économiques avait précédé celle pour les droits politiques,
nécessités par la crise, le libéralisme économique s’accompagne bientôt du libéralisme
politique – autrement dit, tout en restant non-démocrate, tout en continuant de mépriser
le suffrage universel source d’instabilité, elle étend sa défiance de l’approche top-down
au domaine politique. Le planificateur et le tyran sont tout un.

Son libéralisme économique entraîne Maugeret vers le libéralisme politique.

Cette évolution progressive se lit dès le mois de janvier 1900, au cours duquel
Maugeret lâche le projet de république plébiscitaire. Dans un article qu’elle lui consacre
largement, elle écrit :
« Sur quels renseignements s’appuierait l’immense majorité des électeurs pour choisir en
connaissance de cause l’homme capable de présider souverainement aux destinées de la nation ?
Et combien une erreur serait plus grave qu’en toute autre circonstance ! Car les mandats législatifs

312
Ibid., 213.
313
M. Maugeret, « Le féminisme des démocrates chrétiens », Le Féminisme chrétien, mai 1899, 321.
314
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, avril 1901, 103.
315
M. Maugeret, « Le féminisme chez les démocrates chrétiens », Le Féminisme chrétien, 20 juin 1899,
446.

84

sont multiples ; ils peuvent, par cela même, se corriger, se neutraliser les uns par les autres ; mais
le mandat présidentiel, unique et doté d’une telle puissance [dans le cas de la république
plébiscitaire], qui donc en contrebalancerait les abus s’il tombait en des mains indignes, qui donc,
surtout, en contiendrait les inévitables ambitions ! Car l’Histoire est là pour prouver que du
mandat présidentiel à la dictature il n’y a qu’un pas. Avons-nous donc rêvé qu’un président de
république ayant eu un jour l’idée de se faire plébisciter, trouva au fond des urnes électorales une
couronne impériale ? »316

Le mélange de cet antidémocratisme avec la revendication du droit de vote des


femmes pour rééquilibrer la nation n’a rien d’une incohérence et Jean-Marie Mayeur a
montré la proximité de la démocratie chrétienne avec le socialisme317. Maugeret s’en
rend compte et critique bien son adversaire à deux faces. S’appuyant sur l’encyclique
Graves de Communi Re du 18 janvier 1901, elle déclare :
« Ainsi démocratie chrétienne et socialisme chrétien sont une seule et même chose, en
dépit des subtilités de certains démocrates qui rejettent l’épithète de socialistes »318.

C’est pourquoi, un peu plus tard, elle attaque « cette pieuvre aux mille
tentacules qu’est l’État »319, qui
« empiète incessamment sur les droits de la famille, sapant l’autorité du père par les lois
relatives à l’héritage, par le divorce, et enfin par la monopolisation de l’enseignement »320.

Or, cette réflexion sur la tyrannie, de même que l’origine de son libéralisme
politique, est liée à l’abus de pouvoir de celui qui ne remplit pas ses devoirs : l’homme.
S’adressant à M. Doumic, qui avait donné une conférence au sein de l’Action sociale
de la femme, et au sujet de laquelle Maugeret est particulièrement insatisfaite, elle lui
écrit :
« Vous nous dites : l’État est l’ennemi de la famille, et vous nous le démontrez d’une façon
péremptoire qui nous eût converties si nous ne l’eussions pas été d’avance. Nous voilà donc bien
d’accord sur ce point, et par conséquent sur la nécessité de la lutte contre l’État. Eh bien,
Monsieur, qu’est-ce donc que l’État ? L’État !... quand on descend des hauteurs de l’abstraction
dans le domaine des réalités tangibles, mais c’est la volonté expresse, formelle, exclusive des
hommes. Et la famille ? La famille, c’est le dévouement incessant de la femme, c’est l’œuvre
essentielle de la femme, c’est à proprement parler la femme elle-même. De sorte que le titre de
votre conférence : « l’État contre la famille » aurait pu se traduire ainsi : « l’homme contre la
femme » ; de sorte encore que recommander aux femmes de fortifier l’autorité du père de famille
[la seule prescription de M. Doumic], c’est leur recommander de fortifier la puissance de l’État
contre la famille »321.

Toutes ces réflexions amènent Maugeret à une nouvelle étape de sa pensée,


qu’on retrouve pour la première fois de façon explicite dans un nouveau numéro pivot,
celui de juin-juillet 1902. Il nous faut pourtant re-contextualiser la situation.


316
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, janvier 1900, 5.
317
Citation.
318
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, février 1901, 41.
319
M. Maugeret, « Lettre ouverte à M. R. Doumic », janvier 1902, 2.
320
Ibid., 1.
321
Ibid., 4.

85

Rappel chronologique de la lutte de la République contre l’influence de l’Église.

Le 22 juin 1899, Émile Loubet ayant été élu par l’Assemblée pour succéder à
Félix Faure décédé, contre Jules Méline des républicains modérés ; la Cour de
Cassation ayant récemment demandé la révision du procès d’Alfred Dreyfus ;
Déroulède ayant tenté son putsch avant d’être relâché, Pierre Waldeck-Rousseau est
nommé président du Conseil et constitue un gouvernement de « défense républicaine »
pour donner une issue aux temps troublés. Trois ans plus tard, Le Bloc des Gauches,
qui lui avait donné sa confiance, remporte une nouvelle victoire aux élections
législatives de mai 1902, toujours contre le bloc modéré de Méline, dans une France
sujette à une bipolarisation très intense. Ce succès signale aux catholiques que la lutte
menée par les radicaux depuis trois ans déjà contre l’influence de l’Église va reprendre
de plus belle. Waldeck-Rousseau et son successeur Émile Combes, jouissant tous deux
d’une majorité stable, souhaitent notamment parachever l’œuvre de Ferry en
soustrayant l’enseignement aux congrégations. Combes, lui-même ancien séminariste
et auteur d’une thèse sur Saint Thomas d’Aquin, est issu des rangs catholiques qui ont
fleuri pendant le 19ème siècle : on compte 36 000 prêtres en 1814, et 56 000 en 1870 ;
un ou une religieuse pour 950 personnes en 1851, un ou une pour 250 en 1877322. Vers
1870, les congréganistes entretiennent 13 000 écoles, 124 collèges, deux universités,
304 orphelinats et des dizaines d’hôpitaux. En 1877, les collèges congréganistes
scolarisent 70 000 jeunes gens, contre 79 000 pour l’enseignement d’État. Ils ont
également le quasi-monopole de l’enseignement féminin. Or, l’État possède certes un
droit de regard sur le clergé diocésain, mais dans les termes du Concordat, les
congrégations relèvent seulement de l’autorité de leur supérieur français, et de Rome.
L’offensive avait donc été lancée à partir de mars 1880, par l’entremise de deux décrets
expulsant les jésuites du territoire français et exigeant des autres congrégations qu’elles
demandent une autorisation d’enseignement dans les trois mois, sous peine de
dispersion. La loi Sée et la fondation de l’École Normale Supérieure de Sèvres retirèrent
à l’Église l’exclusivité de l’enseignement des jeunes filles ; les lois Ferry de 1880
(gratuité de l’enseignement primaire public) et 1882 (obligation d’une instruction,
laïcité de l’enseignement primaire public) furent suivies par celle de 1886 qui ordonne
le remplacement par des maîtres laïcs du personnel congréganiste des écoles publiques.


322
Gérard Cholvy (dir.), Histoire religieuse de la France, 1800-1880, Privat, 2000, 39.

86

En 1900, Waldeck-Rousseau a dissout les Assomptionnistes, propriétaires de La Croix,
dont Maugeret se désole particulièrement puisque, ces derniers ayant suivi les
« directions pontificales » demandant le ralliement, leur dissolution est une nouvelle
preuve que la République n’épargne pas même ceux qui la haïssent le moins323. La loi
sur les associations de 1901 établit un régime d’exception pour les congrégations, et
dispose, au titre III, qu’une autorisation est indispensable à leur création, ainsi qu’à
l’ouverture de tout nouvel établissement ; un simple décret rendu en conseil des
ministres pouvant provoquer leur dissolution. Dès le mois de septembre 1901, 30 000
religieux (sur 160 000) qui refusent de se soumettre partent en exil. Combes, qui
remplace Waldeck-Rousseau à la suite des élections législatives de 1902, n’attend pas
plus de quinze jours avant d’ordonner la fermeture de tout établissement ouvert par des
congrégations non autorisées ; la mesure concerne 125 écoles, la plupart de filles. À
l’été, malgré les protestations du nonce Lorenzelli, du protestant Gabriel Monod, et
celles de René Goblet324, auteur de la loi scolaire de 1886, Combes fait fermer 3000
établissements non autorisés fondés avant la loi par des congrégations autorisées.

Le numéro de juillet 1902 illustre une nouvelle étape dans la pensée de Maugeret.

Les élections législatives, dont Maugeret espérait tant325, ont conduit à la


défaite ; Combes a durci la position de Waldeck-Rousseau qui avait affirmé, avant la
promulgation de la loi, qu’elle ne concernerait pas les congrégations, et qui proteste en
vain depuis qu’il a quitté la présidence du Conseil ; la situation semble n’avoir
qu’empiré depuis l’affaire Dreyfus. Maugeret réagit donc avec force.
« « Ça ne durera pas ! Ça ne peut pas durer ! » Quel est celui d’entre nous qui, depuis un
long quart de siècle, n’a pas entendu répéter, n’a pas répété lui-même cette déclaration d’allure
prophétique et ne s’est efforcé inconsciemment d’y trouver une consolation à sa peine, un
apaisement à son indignation, une excuse, osons le dire, à sa lâcheté ? »326

Ce sont les premiers mots du numéro. Elle enchaîne :


« À la vérité, nous sommes tous d’accord pour convenir qu’il faut faire quelque chose.
(…) Qui cela, « il » ? (…) Mais faites-le donc vous-mêmes, vous les êtres personnels, les êtres en
chair et en os, ce « quelque chose » qui doit enrayer le mal et arracher à la mort ce malheureux
pays qui agonise sous nos yeux ! »327


323
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, février 1900.
324
Jean-Louis Ormières, Politique et religion en France, 142.
325
M. Maugeret, « À nous les femmes ! », Le Féminisme chrétien, mars 1902.
326
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, juin-juillet 1902, 113.
327
Ibid., 114.

87

Elle tempère cette accusation franche en recourant à un lexique qui ne lui est
pas habituel :
« Ce ne sont pas les bonnes volontés qui manquent, c’est l’entente sur l’acte à faire, sur les
moyens à prendre pour l’exécuter ; c’est peut-être aussi l’effroi du remède que, d’instinct, on sent
être le seul efficace. Quand on a dans son organisme un mal qui le ronge, si, au lieu de le combattre
dès sa première manifestation, on l’a laissé s’y installer en maître, un jour vient où, ne pouvant
plus vivre côte à côte avec lui, il faut recourir, pour l’expulser, aux moyens désespérés, à la
chirurgie, qui tranche, qui rogne, qui coud, recoud, et quelque fois si bien découd que le patient
reste entre les mains de l’opérateur. Qu’on en convienne ou non, la France en est là, à la période
de la chirurgie forcée, et peut-être déjà trop tardive »328.

S’interrogeant sur les raisons pour lesquelles l’action si nécessaire est ainsi
retardée, elle dénonce l’absence d’organisation : « Soldats, où sont nos chefs ? Chefs,
où sont nos soldats ? »329. En cause, le manque d’abnégation (une caractéristique toute
féminine dans l’esprit de Maugeret), empêchant de réaliser,
« grâce à des concessions réciproques, l’accord sans lequel les plus généreux efforts
individuels seraient condamnés à l’éternelle impuissance »330.

Cette accusation est assez claire dans l’esprit des lecteurs et lectrices du
Féminisme chrétien. Quelques semaines plus tôt en effet, les deux leaders de la Ligue
de la Patrie Française, Jules Lemaître – son président – et François Coppée – son
président d’honneur – se sont écharpés au point de manquer de peu l’implosion de la
Ligue. L’orage semble avoir passé mais ne rassure pas Maugeret.
« Fut-il jamais groupement plus magnifique, et par le but, et par les moyens, et par le
nombre des adhérents, et par la valeur des chefs, que celui de la Patrie Française ? Sans doute,
l’accolade des deux grands frères d’armes, si malheureusement séparés un moment, a cimenté,
aux acclamations frénétiques des spectateurs, une réconciliation que rien ne pourra plus ébranler
désormais ; pourtant le fait seul que de tels hommes aient pu rompre une telle union, même
momentanément, n’est-il pas de nature à prouver combien ces alliances, si difficiles à constituer,
sont plus difficiles encore à maintenir ? »331

Conséquence toute logique :


« L’accord est un contrat qui doit donner à chacun des parties contractantes une dose à peu
près égale de satisfactions légitimes, faute de quoi il constitue une duperie de l’une au profit de
l’autre. Pour constituer de semblables alliances entre les partis politiques, il faut tellement de
loyauté, de désintéressement, d’abnégation, qu’il semble vraiment chimérique d’attendre tout cela
des hommes politiques en particulier et – qu’on nous permette de le dire – des hommes en
général »332.

C’est la raison pour laquelle Maugeret déclare :


« Après un tel exemple, est-il téméraire de dire que l’accord, le nécessaire accord, c’est à


328
Ibid.
329
Ibid., 115.
330
Ibid.
331
Ibid.
332
Ibid.

88

nous, les femmes, qu’incombe le devoir et que reviendra l’honneur de le réaliser ? »333.

Alors, elle appelle de ses vœux la création de groupements de femmes qui


reprennent la situation en main : des groupements d’étude, d’action, de protestation, et
de prière. L’élément déclencheur qui lui prouve que les femmes sont sorties de leur
torpeur et qu’elles envisagent cette mission avec sérieux, c’est, grande première334, la
manifestation du 27 juillet 1902. Sous la direction de la baronne Reille, présidente de
la Ligue Patriotique des Françaises (LPDF), une cohorte majoritairement féminine
souhaite déposer une pétition au ministère de l’Intérieur, empêchée seulement par le
cordon policier. Maugeret en était, et elle se rend bien compte que cette audace, si peu
partagée par les féministes républicaines335, peut donner naissance à quelque chose de
plus grand. Le motif est d’importance : « on assassine la France »336. Sans même
prendre la peine de relever les moqueries dont les dames ont fait l’objet dans leurs
propres rangs, elle attaque plutôt la rhétorique selon laquelle la loi s’impose même à
ceux qui la désapprouvent – rhétorique utilisée par le baron Cochin, de l’Action libérale
populaire, qu’elle accuse nommément.
« Sous le régime parlementaire – cette belle invention ! – les lois sont faites par un certain
nombre de gens plus ou moins incompétents, et dont l’incompétence native s’aggrave, dans toutes
les questions qui touchent précisément aux plus chers intérêts des peuples, de tout l’aveuglement
qu’engendre le sectarisme le plus étroit et le plus haineux. Or, parce que des faiseurs de lois de
cette encolure se seront trouvés plus nombreux – fût-ce d’une unité – que ceux qui défendaient le
droit contre eux, il s’ensuivra que la loi ainsi votée engagera notre conscience de citoyens ? Ainsi,
par exemple, la circulaire Combes qui devait être tenue pour nulle et non avenue parce qu’elle
était illégale au dernier chef, deviendrait obligatoire parce que Ponce-Pilate, en y apposant sa
signature, l’a transformée en un décret d’apparence légale, qu’à son tour le Parlement
s’empressera de transformer en une loi réellement légale ! Mais c’est là une théorie
philosophiquement inacceptable, et il semble bien que c’est en prévision de semblables conflits
que la Déclaration des droits de l’homme a décrété “le droit à l’insurrection” »337.

Le mot est lâché. Maugeret précise :


« Donc, une loi qui viole le sentiment inné du droit ne sera jamais une loi aux yeux des
honnêtes gens ; ils la subiront comme on subit les voleurs et les assassins, ils ne la reconnaîtront
jamais. Mais la circulaire ministérielle n’a même pas le prétexte de la légalité, elle constitue une
si flagrante violation, non seulement du droit, mais encore de la légalité elle-même, que les
citoyens ont, plus et mieux que le droit, le devoir indéniable d’en entraver l’exécution par tous les
moyens en leur pouvoir, moyens légaux d’abord, moyens violents ensuite, si les premiers sont
impuissants. Un homme qu’on assassine au coin d’un bois ne s’amuse pas à débiter à son
agresseur les textes de lois qui prohibent et châtient l’assassinat ; il défend sa vie par tous les
moyens en son pouvoir, car si l’un des deux doit rester sur le terrain, il aime autant que ce soit
l’autre plutôt que lui-même. Nous sommes les assassinés, nous les catholiques. Défendons-


333
Ibid.
334
M. Della Sudda, « 1902, les catholiques sont dans la rue », L’Histoire, 27 avril 2017, 26.
335
S. Hause et A. Kenney, « The limits… », op. cit.
336
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, juin-juillet 1902, 116.
337
Ibid., 117.

89

nous ! »338

Elle qui se désolait depuis plusieurs années que le parti des honnêtes gens
supporte sans broncher l’offensive de leurs adversaires, elle se réjouit des « conseils
municipaux qui réclament par voie légale le maintien des Sœurs »339, des « maires qui
se refusent à prêter leur ministère aux mesures illégales qu’on exige d’eux »340, des
« milliers de citoyens frémissant de colère »341, des « paysans qui s’arment de fourches
pour monter la garde autour des maisons des Sœurs »342.
« Voici que la victime, si dépecée qu’elle soit, “bouge” comme depuis longtemps elle ne
savait plus le faire, elle se cabre violemment parce que le coup, cette fois, l’a touchée au cœur »343.

Alors, puisque « l’heure est aux femmes »344, ces dernières doivent être les
agents de l’union, laquelle a pu être accomplie brièvement pendant la manifestation du
27 juillet. Seulement, c’est désormais une union de grande envergure qu’il faut
envisager.

– II –

L’ANIMATRICE DU CONGRÈS

Maugeret, nous l’avons dit, commençait à avoir relativement pignon sur rue
dans le monde catholique. Membre éminent de la Société des Gens de Lettres, ayant
manqué d’être la première femme élue à son Comité en 1900345 après avoir été soutenue
par ses quatre-vingts sociétaires féminins346, nous ne mentionnons jamais que la moitié
de chaque numéro du Féminisme chrétien est consacrée à la littérature, et que Maugeret
a reçu plusieurs prix pour ses œuvres347 – ce qui se sent dans son style.


338
Ibid., 118.
339
Ibid., 124.
340
Ibid.
341
Ibid.
342
Ibid.
343
Ibid.
344
Ibid., 127.
345
« À la société des gens de lettres », La Presse, 3 avril 1900,6.
346
« Échos », Le Journal, 1 mars 1900, 1 ; notons que ce suffrage lui attire la foudre de Séverine, voir
« Question littéraire », Le Journal, 3 mars 1900.
347
Notamment, le prix Balzac de la Société des Gens de Lettres, voir « Lettres, Sciences et Art »,
L’Univers, 20 décembre 1906, 6 ; le prix Colonel Fix de la Société des Gens de Lettres, voir « Nos
informations », Le Gaulois, 17 décembre 1895, 3 ; le prix Véron de la Société des Gens de Lettres, voir
« À la société des gens de lettres », Le Journal, 15 décembre 1903, 5.

90

Le Cercle catholique de Dames constitue une première initiative dédiée à la question
féminine.

Dans le domaine des idées, elle a fondé au mois de mars 1901 le Cercle
catholique de Dames, qu’elle envisage comme « une école mutuelle de sociologie »348
attirant des femmes aisées qui, quoique ne revendiquant pas le nom de féministe,
veulent poursuivre l’œuvre légitimée au Congrès de 1900 : la rédemption sociale. Si
d’ailleurs elle a choisi le terme de Cercle, c’est précisément parce que, « jusqu’ici
appliqué aux seules réunions d’hommes »349, c’est un mot nouveau approprié à « une
chose nouvelle »350.
« Jusqu’ici, en effet, les groupements de femmes n’ont guère eu d’autre but que des œuvres
de prière, d’enseignement ou de charité. Toute la sociologie des femmes consistait à remédier par
les dévouements les plus ingénieux, les plus infatigables, aux misères accumulées par la
sociologie exclusive des hommes. L’évolution actuelle tend à modifier cet état de choses : les
femmes commencent à comprendre que pour combattre victorieusement le mal, il ne suffit pas de
l’attaquer dans ses effets, qu’il faudra l’atteindre dans ses causes, et que l’heure est venue pour
elles de faire à l’égard de cette éternelle malade qu’est l’humanité, non plus seulement de la
médecine curative, mais encore et surtout de la médecine préventive »351.

Si la femme obtient les droits de l’homme pour accomplir les devoirs qu’il
néglige, tout ira pour le mieux. L’intention semble claire, et neuve, Maugeret en a
convenu : « À chose nouvelle, nom nouveau »352. Le résumé qu’elle donne de son
objectif, « hausser la mentalité de la femme au niveau du rôle agrandi que lui assigne
l’évolution sociale »353, ne laisse pas de doute à celui ou celle qui connaît sa pensée,
mais les termes restent suffisamment équivoques pour n’inquiéter personne. À tel point
que le succès semble être au rendez-vous : le premier anniversaire est célébré à
l’Athénée-Saint Germain354, aujourd’hui théâtre du Vieux-Colombier, dont la capacité
est de trois cents places. S’y produisent des artistes en vue, devant un auditoire aisé et
ravi355, ainsi qu’une allocution rappelant sans fard le but du Cercle :
« Élevée jusqu’ici en vue des devoirs exclusifs de la famille, la femme n’est pas prête pour
jouer le rôle nouveau que lui imposent très impérieusement des circonstances nouvelles »356.


348
M. Maugeret, « Rapport présenté à la conférence de Bruxelles », Le Féminisme chrétien, septembre
1902, 187.
349
M. Maugeret, « Cercle catholique de Dames », Le Féminisme chrétien, 66.
350
Ibid., 67.
351
Ibid.
352
Ibid.
353
M. Maugeret, « Le cercle catholique en province », Le Féminisme chrétien, mai 1901, 132.
354
Noémi de Saint-Martin, « Notre soirée de famille », Le Féminisme chrétien, février 1902.
355
« Cercle catholique de dames », L’Univers, 30 janvier 1902, 3.
356
« Allocution de Mlle M. Maugeret », Le Féminisme chrétien, février 1902, 22.

91

Seulement, le Cercle est à la fois encore trop confidentiel, et trop lié à la
personnalité de Maugeret, dont chacun connaît bien le titre de sa revue. Il lui faut s’allier
à une femme moins controversée, qui conduise celles que la grande union
n’enthousiasme pas à se laisser convaincre. Elle choisit Françoise Dorive, qui a publié
au mois d’avril 1902 le premier numéro de la revue de son nouveau groupe, Le Devoir
des femmes françaises. De son vrai nom Marie Anna Guillaume (1863-1920)357,
Françoise Dorive est l’épouse d’Emmanuel-Léon Labruyer (1853-1911), référendaire
au sceau de France. Son journal se spécialise dans la critique de la franc-maçonnerie,
et les numéros contiennent, au début, autant d’articles de Maugeret sur le travail que de
contributions de Paul Copin-Albancelli, un ancien franc-maçon devenu essayiste
antimaçonnique de premier plan. Maugeret elle-même ne manque pas d’accusations
très directes à l’encontre de la Franc-maçonnerie, mais de même que c’est pour elle un
sujet périphérique autour de la question féministe, comme un des maux que le
féminisme déracinera, Dorive a construit sa revue en miroir : le féminisme est un sujet
périphérique autour de la question maçonnique, comme un auxiliaire dans la lutte
contre les francs-maçons. Quoiqu’il en soit, il semble que Maugeret n’ait pas manqué
son coup : les deux grandes ligues féminines, la LPDF et la LFF, qui ne revendiqueront
jamais l’étiquette de féministe, font bientôt l’éloge de Dorive et de son travail358.

La préparation du premier Congrès Jeanne d’Arc de 1904 tient désormais une place
primordiale dans l’esprit de Marie Maugeret.

Alors, l’idée d’un Congrès de femmes qui aille progressivement dans un sens
féministe se concrétise dans l’esprit de Maugeret. Elle annonce donc, au mois de janvier
1903, la réunion du Congrès d’Études sociales à Paris, pour la fin mai359, dont la devise
se veut particulièrement consensuelle : « Pour Dieu et pour la France ». Au programme,
quatre sections :
1° La femme dans la famille, dont le premier rapport concernera sa situation
légale. On note ici la volonté de reprendre là où le Congrès de 1900 avait terminé.


357
« Congrès Jeanne d’Arc », Le Journal de Roubaix, 2 juin 1907, 2.
358
A. Cova, « Femmes et catholicisme social », dans Jean-Dominique Durand et Bernard Comte (dir.),
Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes, Éditions de l’atelier, 1992, 314.
359
M. Maugeret, « Congrès d’études sociales », Le Féminisme chrétien, janvier 1903, 1.

92

2° La femme dans la société ; à l’occasion de cette section, son rôle
professionnel est étudié avant celui qu’elle exerce dans les œuvres caritatives.
3° La femme dans la patrie, dont le premier rapport concerne les droits
politiques. Pour tempérer cette précision, le rapport qui suit immédiatement est intitulé :
« Conservation des mœurs et des traditions nationales » ; puis « Glorification des
héroïnes du patriotisme, notamment de Jeanne d’Arc ».
4° La femme dans la religion, luttant contre l’enseignement sans Dieu.
Le recours à la figure de Jeanne d’Arc correspond à la fois aux intentions de
Maugeret, et au Zeitgeist. En effet, le procès pour sa béatification a été ouvert en 1897,
cinquante ans après la publication pour la première fois des volumineux comptes-
rendus de son procès par l’archiviste Jules Quicherat, élève de Michelet360. Ces minutes
mettent au jour la force d’âme de la jeune paysanne, et la solidité de sa foi simple.
Chacun y lit une raison d’être ébahi par cette adolescente qui a changé le cours de la
guerre de Cent Ans : Michelet honore la fille du peuple qui sauve son pays361 ; Mgr
Dupanloup veut en faire le pont entre la France libérale et la foi chrétienne362 ; les
anticléricaux célèbrent l’héroïne condamnée par un tribunal ecclésiastique363 ; et
Maugeret y voit la femme qui, inspirée par Dieu, quitte son foyer pour aller sauver la
France. À la même époque, les ralliés tentent également de s’approprier la bonne image
de la future sainte364. Par conséquent, quand Maugeret met son Congrès sous le
patronage de Jeanne d’Arc, c’est à la fois conciliateur et révélateur.
En raison du décès d’un ou d’une proche de Maugeret, dont nous n’avons pas
réussi à retrouver l’identité, le Congrès est finalement repoussé365, une première fois
jusqu’en novembre, puis définitivement au mois de mai 1904, pour coïncider avec
l’anniversaire de la mort de Jeanne d’Arc, le 30 mai 1431. La mouture du programme
qui est présentée au public au mois de février 1904 coïncide avec la publication en
première page du motu proprio du pape Pie X sur le règlement fondamental de l’Action

360
Jules Quicherat, Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, 5 vol., 1841-1849.
361
Jules Michelet, Jeanne d’Arc, Hachette, 1863.
362
Mgr Dupanloup, Panégyrique de Jeanne d’Arc prononcé par Mgr l’évêque d’Orléans dans la
cathédrale Sainte-Croix, le 8 mai 1855, Gatineau, 1855.
363
À ce titre, on peut citer Gambetta qui déclara lui-même : « Je suis un dévot de Jeanne », voir Michel
Winock, « Jeanne d’Arc », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de Mémoire, t. III, Les France, 3, De
l’archive à l’emblème, Paris, Gallimard, 1992, p. 707.
364
Notamment par la création d’une Ligue Jeanne d’Arc dédiée à sa mémoire, par l’amiral de Cuverville,
rejoint ensuite par d’autres grands noms du ralliement. Voir par exemple « La ligue de Jeanne d’Arc »,
L’Univers, 14 juin 1901, 3.
365
Contrairement à ce qu’on peut lire dans B. Dumons, « Les Congrès… », op. cit., et dans S. Fayet-
Scribe, Associations…, op. cit.,

93

populaire chrétienne. Certes, les journaux catholiques étaient tenus de le faire366, mais
cela rappelle aux lecteurs que le pape admet que les temps changent et que les règles
qu’ils donnent sont connues des rédactrices. Maugeret reprend en exergue la devise de
Pie X, « Restaurer toutes choses dans le Christ »367. De même, alors que le Congrès de
1903 était prévu au 54 rue de Seine368, dans les locaux de la Société d’Économie Sociale,
il est désormais accueilli par l’Institut Catholique de Paris lui-même. Le programme est
le suivant369 :
1° Condition personnelle de la Femme : les rapports s’attacheront à démontrer
les lacunes d’instruction de la femme, et à préciser le rôle qu’elle est appelée à tenir
dans la famille et la société.
2° Condition économique : les professions féminines sont à l’honneur, de même
que les œuvres sociales.
3° Condition juridique : cette section est sous-titrée : « Le Code civil contre la
femme ».
4° Condition politique : droit de suffrage et de pétition.
À nouveau, la volonté finale est la « fédération de toutes les ligues de
femmes »370. Maugeret précise :
« L’œuvre des Congrès Jeanne d’Arc n’a point la prétention de centraliser ces multiples
efforts à son profit, encore moins de leur imposer une direction quelconque. (…) Il ne s’agit pour
aucun groupe – qu’on veuille bien le comprendre – d’abandonner quoi que ce soit de ses moyens
d’action personnels, de renoncer à son autonomie, d’aliéner si peu que ce soit son indépendance.
Nous qui n’avons jamais cessé de prêcher l’union, qui nous efforçons de la pratiquer en prêtant
notre concours à toutes les œuvres qui nous font l’amitié de nous le demander, nous nous gardons
bien de confondre l’union avec l’unité. Et quand nous entendons ceux qui ne seront jamais que
les théoriciens de l’union, ceux qui en prônent d’autant plus les bienfaits qu’ils n’en remplissent
aucun des devoirs, fulminer contre la multiplicité des ligues et associations, nous nous permettons
de leur dire très poliment qu’ils n’ont pas la plus petite idée de la situation sur laquelle ils pérorent
précisément avec le bel aplomb de l’ignorance. Le champ est vaste, tout le monde ne peut pas
labourer le même sillon ».371

Ces remarques préliminaires étant faites, il ne reste plus à Maugeret que


d’espérer qu’un grand nombre d’auditeurs se joindront à elle. Le battage médiatique
qu’elle organise passe par la publication, le mois suivant, des bulletins du Grand-Orient
de 1899 et 1900, qui sont censés révéler les intentions secrètes des francs-maçons, et


366
Pie X, Motu proprio Fin Dalla Prima, 18 décembre 1903.
367
M. Maugeret, « Congrès Jeanne d’Arc pour l’étude des questions sociales », Le Féminisme chrétien,
février 1904, 31.
368
« Congrès Jeanne d’Arc », L’Univers, 24 mai 1903, 3.
369
M. Maugeret, « Congrès… », op. cit.
370
Ibid.
371
Ibid., 29.

94

parmi lesquelles le lecteur ou la lectrice du Féminisme chrétien reconnaît certaines lois
ayant été votées depuis372. Maugeret souhaite d’autant plus marquer un coup qu’elle
convoque un argument d’autorité recevable :
« Après Clément XII, après Benoît XIV, Pie VII, Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI, Pie
IX, Léon XIII, voici à son tour Pie X qui dénonce le péril et demande aux catholiques en des
termes que tous doivent prendre pour des ordres formels de faire enfin trêve à toutes leurs
divisions et de s’unir énergiquement, loyalement, contre l’ennemi commun en ce qui se
concentrent toutes les haines et se résument tous les dangers : le franc-maçon »373.

Puis, dans le numéro du mois d’avril, le premier article, orné non pas d’un titre
mais d’un frontispice, note comme un affront du dernier degré le fait que le jour du
Vendredi Saint, Combes a ordonné que les crucifix soient enlevés des prétoires ; elle
dessine un parallèle des plus accablants entre la foule juive qui criait « Tolle
eum ! » dans le prétoire de Pilate et « les Juifs des loges maçonniques »374. La coupe est
pleine, semble-t-il.

L’amélioration du sort de la femme aura chez Maugeret un fondement sociologique.

Mais avant de nous pencher sur le déroulement et le contenu du Congrès, qui


s’annonce électrique, il nous faut former cette hypothèse : il est possible que l’intérêt
qu’il suscite chez ses contemporains soit notamment stimulé par son approche
sociologique. Comme le lecteur d’aujourd’hui, Maugeret et ses contemporains
entendent sous ce terme l’étude des faits sociaux et celle des groupes sociaux, en tant
que ces derniers sont une réalité distincte de la somme des individus qui les composent.
Autrement dit, la sociologie au service du féminisme revient, aux yeux de Maugeret, à
tenter de répondre scientifiquement à la question : « Quel est le rôle de la femme
d’aujourd’hui ? »375. Scientifiquement s’entend ici comme ayant recours autant que
possible à la méthode scientifique, c’est-à-dire à des expériences renouvelées qui
doivent permettre à l’observateur d’en tirer des lois. Ce sont ainsi les enquêtes de
terrain, les monographies qui sont privilégiées376. En cela, Maugeret s’inspire de
Frédéric Le Play, à « l’indiscutable autorité »377, fondateur de la Société d’Économie


372
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, mars 1904, 67.
373
Ibid., 68.
374
M. Maugeret, Le Féminisme chrétien, avril 1904, 78.
375
M. Maugeret, « Suite du compte-rendu », Le Féminisme chrétien, juillet 1906, 100 ; mais aussi M.
Maugeret, « Le féminisme chrétien », L’Univers, 20 février 1905, 3.
376
Sylvie Fayet-Scribe, situer la page précise !!!
377
M. Maugeret, « Suite… », op. cit.

95

Sociale, dont l’approche est popularisée par l’université d’Angers de Mgr Freppel. Le
libéralisme économique de ce dernier, et son refus de l’intervention de l’État,
l’opposent à l’École de Fribourg, qui est celle du comte Albert de Mun, dont les théories
protectionnistes ont largement inspiré Rerum Novarum378 ; mais cette position
rapprochent Le Play de Maugeret, qui voit également dans ses monographies une façon
de conduire, avec prudence, à une réalité dont elle est convaincue depuis longtemps
que les femmes sont capables : celle d’une assomption par les femmes des devoirs que
les hommes négligent.
Or, la méthode leplaysienne ne remporte pas tous les suffrages. Un exemple de
désaccord nous est donné par Joseph Burnichon :
« Le plan de Monsieur Le Play, consistant en une enquête perpétuelle, ne peut lui convenir.
Le Père [jésuite] Alet ne croit pas à son efficacité, parce qu’à son avis il y a trois points qui
suffisent aux gens de bonne foi :
1) la prospérité sociale est liée à la pratique du décalogue ;
2) la pratique du décalogue n’a de garantie que dans une religion positivité ;
3) cette religion positive ne peut être que le catholicisme.
(…) Le Play veut asseoir la société idéale sur les fondements mélangés du bien et du mal,
du vrai et du faux ; c’est la thèse du libéralisme ; le prêtre, le religieux, le jésuite se souvient de
la parole de l’Évangile »379.

De même, Henri Lorin, à la Semaine Sociale de Marseille en 1909, déclare :


« Le sociologue chrétien étudiera les faits sociaux à la manière d’un juge, par référence à
son code qui est la vérité révélée, complétée par les enseignements de l’Église. S’il relève une
contradiction entre ce qui est et ce qui doit être, il la circonscrira pour voir si elle est réformable
et de quelle manière »380.

Malgré ces résistances, l’enquête et l’observation des faits sociaux fait son
chemin dans les associations féminines catholiques. Maugeret y voit bien une manière
de faire plier le dogmatisme par la puissance du réel, sans y tomber elle-même ; René
Rémond note d’ailleurs :
« Le triptyque “voir, juger et agir” inculque aux militants et aussi à leurs aumôniers une
pédagogie concrète fondée sur l’observation des faits, qui imprègne leur réflexion. C’est un
renversement de la démarche habituelle aux catholiques traditionnellement plus enclins à énoncer
ce qui devrait être qu’à examiner ce qui est »381.

Ainsi, la pratique des sciences sociales permettra de faire entendre des


réflexions nouvelles, et de se placer sous la bannière du catholicisme social, davantage
recevable par la hiérarchie et les élites catholiques.

378
Pierre Pierrard, Les laïcs…, op. cit., 115.
379
Joseph Burnichon, La compagnie de Jésus en France, Beauchesne, 1914, 575.
380
Henri Rollet, Sur le chantier social. L’action sociale des catholiques en France (1870-1940), Lyon,
La Chronique Sociale de France, 1955, 59. Cité par Fayet-Scribe, 91.
381
A. Latreille, René Rémond, Histoire du catholicisme en France, Tome 3 : la période contemporaine
du XVIIIe à nos jours, Paris, Spes, 1962, 596.

96

Le CJA de 1904, qui « pratique le féminisme »382, ouvre la voie à une discussion
suffragiste.

Le congrès s’étale sur trois jours, du mardi 24 au jeudi 26 mai. Une bénédiction
spéciale est accordée par le pape, et le discours d’ouverture, précédé par une messe qui
accueille les trois cents congressistes, est prononcé par le dominicain Antonin
Sertillanges, professeur de philosophie morale à l’Institut. Celui-ci, qui n’est pas très
éloigné des positions de Maugeret, déclare :
« J’ai adopté tout à l’heure la formule : la femme d’abord au foyer ; mais la femme d’abord
au foyer, cela veut dire que la femme doit aller ailleurs ensuite »383.

En cela, il illustre bien le mot d’ordre qui se généralise depuis la loi sur les
associations et les élections de 1902, et qui a conduit à la fondation des ligues féminines
qui militent pour le financement des bonnes œuvres et des bons partis, et notamment
l’Action libérale populaire (ALP) de Jacques Piou, très fortement liée à la LPDF384. La
femme doit s’instruire pour exercer une influence positive (quoique indirecte) sur la
société, puisque pour l’instant
« on l’élève trop exclusivement pour l’homme, pour plaire à l’homme, comme un bibelot
d’art, comme un être subordonné, comme si elle ne comptait point pour elle-même »385.

Une trentaine de rapports, élaborés et présentés principalement par des femmes,


se font ensuite entendre devant le recteur, Mgr Péchenard, et le président d’honneur,
Mgr Foucault, « évêque du berceau »386 puisqu’il a la charge du diocèse de Saint-Dié
où se situe Domrémy, et qui sera amené à diriger le procès de canonisation de Jeanne
d’Arc. La majorité des oratrices sont des responsables d’œuvres parisiennes. Cette
tribune offerte à la prise de parole féminine donne également lieu, sur le terrain
politique et social, à la présentation des ligues : Mme Brame représente la LFF au nom
de la comtesse de Saint-Laurent ; la LPDF cependant n’a pas répondu à l’invitation de
Maugeret ; en revanche, Mme Klobb de la nouvelle Ligue sociale d’acheteurs est
présente. D’après Bruno Dumons, les noms patronymiques des congressistes sont en
partie ceux de l’armorial de France,
« comme les Castries, les Las Cases, les Montgolfier, mais aussi des noms qui ont été
associés à l’histoire politique et religieuse de la France comme ceux de Mac-Mahon et de

382
M. Maugeret, « Compte-rendu du Congrès », Le Féminisme chrétien, mai-juin 1904, 116.
383
« Discours d’ouverture du Père Sertillanges », Le Féminisme chrétien, mai-juin 1904, 124.
384
M. Della Sudda, « Les femmes catholiques à l’épreuve de la laïcité », in Patrick Weil (dir.), Politiques
de la Laïcité au XXe Siècle, PUF, 2007.
385
« Discours… », op. cit., 130.
386
Edouard Alexandre, « Mgr Foucault et les CJA », L’Univers, 8 février 1904, 4.

97

Mun »387.

C’est seulement à la fin du Congrès, au soir du troisième jour, qu’est abordée la


question politique et qu’on entend prononcer les termes de « féminisme chrétien »388.
Ce n’est pas Maugeret qui s’en charge : sans doute pour ne pas « griller ses cartes »,
comme on dit ? Elle a présenté dans l’après-midi un rapport très apprécié sur les
traditions nationales, dans lequel elle prône de remplacer « décédé » par « enlevé à
Dieu » dans les faire-part, de porter un crucifix autour du cou en hommage à ceux qui
ont été ôtés des prétoires, de dire le bénédicité avant les repas et de prendre l’habitude
de la prière du soir en famille. C’est par un autre que les droits politiques seront
présentés : non pas Anatole Leroy-Beaulieu, président de la SES, finalement retenu en
Amérique, mais Paul Boyer de Bouillane qui s’est proposé. Ce dernier, de la Revue
catholique des institutions et du droit, proche de l’intransigeance, est le gendre de La
Tour du Pin, et son intervention semble donner lieu à des lectures divergentes, puisque
Maugeret en dit :
« M. Boyer de Bouillane fait une rapide incursion sur ce terrain, et l’on voit tout de suite
qu’il est hostile aux droits politiques des femmes. Un murmure de surprise, de protestation peut-
être, court dans l’assemblée, prouvant que les femmes ne sont pas si hostiles qu’on le prétend à
l’idée de réclamer un droit qu’elles se sentent aussi dignes d’exercer que les hommes »389.

Dans quelle mesure Maugeret ne lit-elle pas ici ce qu’elle veut y lire ? C’est
difficile à dire, d’autant plus que les motions prises à l’issue de cette journée sont
particulièrement timides390. Maugeret le soutient pourtant, convoquant à son appui un
argument avec lequel ses abonnés sont familiers :
« Si le Congrès Jeanne d’Arc n’a point discuté la théorie du féminisme, il est juste de dire
qu’il l’a pratiquée, ce qui est bien encore la meilleure manière de lui assurer la place qui lui
convient et les sympathies éclairées dont elle a besoin »391.

Quant à la volonté d’union qu’elle portait à travers ce congrès, Maugeret


reconnaît qu’elle ne fut pas si fructueuse.
« Sur le premier point de notre programme, la vérité nous oblige à reconnaître que nous
n’avons réussi que très partiellement. Pourquoi telle ou telle Ligue à laquelle nous avions adressé
et réitéré notre appel, n’ont-elles pas accepté la place qui leur était si fraternellement réservée
dans cette revue des œuvres où chacune conservait son autonomie, sa pleine et entière
dépendance ? Nous en sommes réduites aux conjectures, car elles ne nous ont point fait connaître
les raisons de leur abstention. Est-il vrai qu’on nous ait trouvées trop catholiques ? (…) Est-il vrai
que si le Congrès n’était pas féministe, il aurait pu l’être, et que c’était un motif suffisant pour en
éloigner les attardés qui ont encore peur d’un mot accepté par le Pape ? Pour ces attardés qui
croient que nier le mouvement c’est l’arrêter, nous avions soigneusement éliminé du programme

387
B. Dumons, op. cit., page !!!
388
Premier Congrès Jeanne d’Arc, 24-26 mai 1904, Paris, 1904, 213.
389
Ibid., 413.
390
S. Hause et A. Kenney, « The development… », op. cit., 18.
391
M. Maugeret, « Compte-rendu… », op. cit., 116.

98

tout ce qui pouvait éveiller leurs inquiétudes et fournir à leur abstention une raison, voire même
un prétexte. Est-ce à dire que nous ayons quelque amertume contre les Ligues qui n’ont pas cru
devoir venir à nous ? À Dieu ne plaise ! Elles ne sont pas venues cette année ; eh bien, elles
viendront l’année prochaine, et nous les accueillerons comme des amis qui ont manqué le premier
train, mais qui n’en sont pas moins bien reçus quand ils arrivent par le second »392.

Et en effet, la LPDF, grande absente, participe au congrès de l’année 1905, ainsi


que la récente Ligue des femmes lorraines.

La crise de la Séparation favorise la naissance à la Fédération Jeanne d’Arc au CJA


de 1905.

Le contexte est favorable à ce regroupement des forces parce que l’exil des
congrégations a été intensifié par la loi de juillet 1904, qui a étendu l’interdiction
d’enseigner à toutes les congrégations, autorisées ou non. Depuis 1901, l’exil
congréganiste s’estime à 30 000 religieux et religieuses393, soit 1 sur 5. De même, le
processus de Séparation de l’Église et de l’État est en train de se mettre en place. Par
conséquent, dans son allocution d’ouverture, Maugeret affirme que l’engagement des
femmes dans la bataille politique constitue une absolue nécessité pour sauver l’Église.
« Autres temps, autres mœurs ! Si les principes sont immuables, l’application en est
différente, selon les circonstances auxquelles ils doivent s’adapter. Les femmes ne sont pas, par
destination de nature, chefs d’armée : Jeanne d’Arc fut une exception. Or, nous sommes
actuellement dans une période d’exception : il ne faut pas craindre de faire des choses
exceptionnelles, car celles-là seulement sont adéquates aux temps qui les réclament.
Incontestablement nous les laïques, nous les femmes, nous sommes appelées à faire des choses
nouvelles, transitoires probablement, mais auxquelles nous ne pouvons pas nous refuser, car il
faut qu’elles soient faites, et nous serons peut-être seules désormais à pouvoir les faire »394.

Son objectif, au cours de ce deuxième congrès, est de faire accepter son projet
de Fédération des congrès Jeanne d’Arc, dont les statuts sont présentés à la fin des
travaux395. Ils stipulent :
« La “Fédération Jeanne d’Arc” a pour but de resserrer ou de créer un lien de cordiale
fraternité entre tous les groupements de femmes catholiques qui se consacrent à l’étude ou à la
pratique des œuvres sociales, en dehors de toute préoccupation politique. Tout discussion
politique est donc rigoureusement interdite au cours des séances. »396

C’est une réussite, et pas moins de vingt-cinq groupes adhèrent à la Fédération :


la LFF, la LPDF, le Foyer, l’Action sociale, la Ligue des femmes rémoises, la Ligue


392
Ibid., 113.
393
Patrick Cabanel et Jean-Dominique Durand, Le grand exil des congrégations religieuses françaises :
1901-1914, Éditions du Cerf, 2005, 11.
394
Deuxième Congrès Jeanne d’Arc, 11-13 mai 1905, Paris, 1905, 13.
395
Ibid., 244.
396
« La fédération Jeanne d’Arc », L’Univers, 7 juillet 1905, 2.

99

des femmes lorraines, l’Ouvroir paroissial d’Issoire, l’Œuvre de la presse pour tous,
Notre-Dame de France, l’Enseignement normal ménager, le Patronage sainte Clotilde,
l’Œuvre de l’assistance aux enfants pauvres des catéchismes, la Mutualité des
travailleuses de Bordeaux, l’Œuvre catholique internationale de la protection de la
jeune fille, l’Œuvre des jardins ouvriers, le Devoir des femmes françaises, le Syndicat
des travailleuses du Mans, le CCD, le Féminisme chrétien, l’Union Jeanne d’Arc de
Rouen, le Dispensaire des enfants scrofuleux, le Syndicat des institutrices libres, le
Guide des patronages de jeunes filles, l’Œuvre du patronage des jeunes filles, et les
Dames de l’action catholique française.
Devant ce succès, Mgr Péchenard déclare alors une phrase que Maugeret
répètera souvent en guise de légitimation : « Nous avons vécu aujourd’hui une journée
historique dans la vie de nos œuvres »397. Les journaux catholiques se réjouissent
également de cette union, à commencer par L’Univers :
« Nous avons salué, avec Mgr Péchenard, du nom de « journée historique », l’alliance
longtemps rêvée de tous les groupements féminins qui a marqué la clôture du congrès Jeanne
d’Arc de 1905 »398.

Il était sans doute nécessaire, pour obtenir l’adhésion de la LPDF notamment,


que Maugeret insiste sur le fait que la Fédération ne fait pas de politique. La Ligue
revendique en effet près de 320 000 membres en 1906, et constitue un allié de poids399.
Pourtant, l’urgence de la crise conduit à une évolution qui les rapproche un peu de
Maugeret. En effet, dans son discours du 18 décembre 1905 aux dames de la LPDF,
Jacques Piou, fondateur de l’ALP que seconde la Ligue, propose une réflexion que
Maugeret ne renierait pas :
« Vous dites et vous avez raison de dire “Nous ne faisons pas de politique” en ce sens qu’il
y a parmi vous des femmes appartenant à des opinions très diverses et qui comptent, tout en
collaborant à l’œuvre de la Ligue patriotique, garder intacts et leurs regrets et leurs espérances.
En ce sens, vous ne faites pas de politique, mais laissez-moi vous dire qu’en ce sens, si je puis
ainsi parler, les élections prochaines ne seront pas des élections politiques ; il ne s’agit pas de
savoir si la France sera républicaine, royaliste ou impérialiste, ce n’est pas là la question qui se
pose ; le jour où elle se posera, chacun la résoudra suivant ses convictions et ses préférences. Ce
n’est pas celle qui va être débattue dans quelques mois ; celle qui va être débattue dans quelques
mois est celle-ci : la persécution religieuse va-t-elle s’aggraver au point de devenir plus tyrannique
et plus odieuse ? La France va-t-elle être le théâtre d’une guerre civile et de la plus redoutable des
guerres civiles, celle qui a pour enjeu l’indépendance de la conscience humaine ? »400


397
M. Maugeret, « Compte-rendu du troisième congrès », Le Féminisme chrétien, mai-juin 1906, 87.
398
« La fédération… », op. cit.
399
Au sujet de la LPDF, on apprendra tout ce qu’on souhaite dans la thèse de Magali Della Sudda à
laquelle nous avons déjà renvoyé : « Une activité politique… », op. cit.
400
Écho de la LPDF (ELPDF), n°37, janvier 1906, p. 759.


100

À ce sujet, on aurait tort de croire que cette position surgit pour la première fois
dans l’esprit des dames de la LPDF. Comme le montre Magali Della Sudda401, c’est en
dépolitisant les questions politiques qu’on rend acceptables les nouvelles pratiques des
femmes catholiques : puisque le système partisan implique nécessairement la division,
on résout la difficulté en considérant que l’action politique des femmes n’est qu’un
prolongement de leur devoir domestique : sans jeu de mot, faire le ménage dans la
maison commune. Dès 1903, à la suite de la défaite des candidats catholiques, l'Écho
de la LPDF publie une lettre adressée par la baronne Reille, présidente, à une
responsable locale ; l’article s’intitule « Pas de politique », et la ligne de la Ligue y est
clairement définie :
« Nous n’avons jamais voulu fonder une ligue de politique, mais uniquement de défense
religieuse et sociale. Nous ne sommes ni des Ralliées, ni des Bonapartistes, ni des Royalistes,
nous sommes des catholiques convaincues, décidées à nous unir dans toute la France, pour
défendre nos libertés, et pour favoriser, dans la mesure de nos forces, les champions de la liberté
d’enseignement »402.

Dans cet orbe, il faut que la compétition électorale soit dépolitisée, afin que son
enjeu repose dans l’élection de défenseurs de la cause religieuse à la Chambre, peu
importe leur couleur politique. Si Maugeret part de principes plus radicaux, et y ajoute
les revendications féministes, c’est pourtant à la même conclusion qu’elle arrive. Cette
conjonction de volonté facilite donc l’entente entre les deux organisations.

Maugeret presse avec une intensité croissante pour le suffragisme.

Cependant, la question suffragiste continuait d’être évitée au CJA, quoique


Maugeret la voit comme la suite logique de ces considérations. Un léger incident au
cours du Congrès de 1905 va pourtant permettre de préparer encore la voie. En effet, la
baronne Reille ayant déclaré que la vanité des femmes était parfois la cause des duels,
l’auditoire assiste à l’échange suivant, qui est un des rares à avoir été consigné par
Maugeret qui imprime les actes :
« Une congressiste : Vous dites beaucoup de mal des femmes, ici ; mais vous paraissez
oublier que si les femmes sont ce que vous leur reprochez d’être, la faute en est à l’homme : c’est
lui qui les a faites ce qu’elles sont. Si les femmes avaient dans la société des droits…
Mlle Maugeret : Nous sommes ici pour étudier nos devoirs, non pour réclamer des droits.
Mgr Péchenard : Il y a cependant des droits que la femme est fondée à réclamer.


401
Magali Della Sudda, « Une activité politique… », op. cit., 120 et suivant.
402
« Pas de politique ! », Lettre de la baronne René Reille à Mme de Laubourgère, du comité d’Ille-et
Vilaine, le 21 janvier 1903, citée par la baronne de Brigode, ELPDF, n°1, janvier 1903, 1e année, p. 8-9.

101

Mlle Maugeret : Oui, sans doute, Monseigneur, et je suis particulièrement heureuse de
vous l’entendre dire. Mais ici, nous ne nous occupons que de nos devoirs. C’est une féministe
convaincue, c’est une militante du féminisme qui vous tient ce langage, Mesdames. Nous
réclamerons des droits plus tard : il y a un temps pour tout, et c’est déjà les conquérir que de s’en
montrer digne. »403

Dans cet échange, Maugeret remporte le triple succès de rappeler qu’elle


privilégie les devoirs des femmes (ce qui, à ses yeux, revient exactement à réclamer des
droits), à obtenir une ouverture de la part de Mgr Péchenard, et à se désigner
ouvertement militante du féminisme. Par conséquent, le congrès suivant devra être le
théâtre d’une discussion plus poussée.
Entretemps est votée et mise en place la loi de Séparation, que Maugeret
renomme « plan d’assassinat de l’Église et de la France »404, qui « rend inévitable la
plus épouvantable des guerres civiles, la guerre de religion »405. Quoiqu’elle reprenne à
nouveau la théorie maurrassienne de l’opposition entre le pays réel et le pays légal,
entre ce qu’elle nomme la « France française et la France parlementaire » 406, Maugeret
reconnaît que cela revient à admettre
« l’hypothèse qu’il y a encore en France des Français vivants, capables de faire respecter
leur droit imprescriptible de pratiquer librement leur religion »407.

Or,
« il y a si longtemps que les catholiques se sont abandonnées eux-mêmes, endurant tout,
tendant les mains à toutes les menottes, le cou à tous les jougs, tellement hypnotisés par la peur
de passer pour sectaires qu’ils cédaient les unes après les autres toutes leurs positions, prenant
pour l’héroïsme de la patience ce qui n’était en réalité que la lâcheté de l’indifférence »408.

À la réunion du CCD du 16 décembre, suivant de sept jours l’adoption de la loi


de Séparation, la question électorale est qualifiée « d’œuvre pressante entre toutes »409,
à laquelle
« les femmes doivent consacrer toute leur énergie et toute l’influence dont elles peuvent
disposer »410.

Maugeret déclare :
« C’est en effet un devoir rigoureux pour les femmes de prendre activement part à la lutte,
et de ne pas se laisser arrêter par le préjugé suranné qui interdit la politique aux femmes »411.


403
Deuxième Congrès…, op. cit., 148.
404
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, décembre 1905, 3.
405
Ibid.
406
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, février 1904, 36.
407
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, décembre 1905, 5.
408
Ibid, 7.
409
« Cercle catholique de Dames », Le Féminisme chrétien, décembre 1905, 27.
410
Ibid.
411
Ibid.

102

Une nouvelle fois, elle justifie son audace : l’interdiction pour la femme de faire
de la politique n’est pas intrinsèquement absurde, elle est simplement dépassée. De
même, Maugeret la re-contextualise :
« Elle rappelle que l’Institut Catholique est comme la paroisse des Congrès Jeanne d’Arc,
auxquels il a prêté l’appui de sa haute protection, qui était bien utile à notre œuvre naissante. Un
congrès de femmes ! il ne fallait pas moins qu’une si indiscutable autorité pour rassurer les esprits
timorés. Nous avons donc une dette de reconnaissance envers l’Institut Catholique »412.

C’est dans ces conditions que Maugeret aborde la réunion de la Fédération qui
se tient deux jours plus tard, le 18 décembre. Ainsi, comme Mme Changeux, de la Ligue
des femmes rémoises, vient de suggérer d’adresser, au nom de la Fédération, une
requête auprès de l’épiscopat afin que les femmes aient le droit de prendre part à la
direction des associations cultuelles en passe d’être constituées, ajoutant que « la
Fédération aura là une belle occasion de faire œuvre féminine, non pas féministe », la
réponse de Maugeret ne se fait pas attendre.
« Mlle Maugeret répond que cette distinction tend à s’effacer de jour en jour. “Toutefois,
dit-elle, sans vous imposer le nom, puisque vous faites la chose, je ne peux pas m’empêcher de
vous dire que vous êtes bien ingrates envers le féminisme, car c’est lui qui est à l’origine de tout
ce que font actuellement les femmes chrétiennes, et qu’elles n’auraient jamais eu l’idée de faire
si les libres-penseuses, en sortant de leurs habitudes de femmes d’intérieur pour faire ce que nous
appelons le mal, ne nous avaient pas enseigné à en sortir aussi, nous, pour faire ce que nous
appelons le bien. Si les femmes sont actuellement partout, si ce sont bien elles qui font tout en ce
moment, nous n’avons pas le droit d’oublier que ce sont les autres, les libres-penseuses, qui nous
ont donné l’exemple. N’arborez pas le mot s’il vous choque encore ; pour moi, je l’ai pris et je le
garde, et d’autant plus volontiers que le clergé l’adopte et l’emploie couramment” »413.

Si Maugeret se montre un peu plus sèche et franche qu’auparavant, ce n’est pas


qu’elle perde de son sens tactique ; c’est plutôt que le vent a l’air de tourner dans le
monde catholique.

Elle est soutenue en cela par une part croissante d’intellectuels catholiques.

En effet, depuis quelques années, l’intelligentsia catholique s’était emparée de


la question féministe. Si nous tentions de les classer depuis l’auteur le moins favorable
aux revendications féministes à celui qui l’est le plus, nous mettrions d’abord le
dominicain Antonin Sertillanges, de l’Institut, qui donna un cycle de conférences sur le
sujet, qui sera plus tard publié sous le titre Féminisme et christianisme414, et dans lequel
il


412
Ibid., 29.
413
« Compte-rendu de la Réunion du 18 décembre », Le Féminisme chrétien, décembre 1905, 30.
414
Antonin Sertillanges, Féminisme et christianisme, Gabalda, 1908.

103

« réinterprète la problématique féministe bien plus qu’il ne se laisse interpeller par
elle »415.

Il considère que le suffrage doit être ultérieur à une éducation de la femme, dont
la durée n’est pas spécifiée. Il écrit notamment :
« Entre l’homme et la femme dans le mariage, la règle supérieure est celle-ci : égalité de
principe, partage d’attributions. Gouvernement par le mari en ce qui concerne le dehors : mais
avec la collaboration de la femme. Gouvernement par la femme en ce qui concerne l’intérieur :
mais avec la collaboration du mari. Pour garder l’unité, on restreindra ainsi les capacités de l’un
et de l’autre »416.

Puis, un peu moins inamovible, Étienne Lamy, dont l’influence fut la plus
grande et dont La femme de demain417 connut plus de vingt rééditions jusque dans les
années 30, devenant le plus grand succès livresque sur le féminisme français avant
Simone de Beauvoir418. Il admet que les femmes seront le fer de lance de la rédemption
sociale, mais reste modéré dans ses positions :
« La déférence que lui aura value son aptitude à traiter d’égale à égal avec l’homme des
choses de la raison, assurera à la femme la place qui doit être la sienne au foyer ».

De même, l’abbé Jean Lagardère, fondateur de la revue La femme


contemporaine, qui paraît à partir de 1903, veut mettre en avant un féminisme chrétien,
dont la principale caractéristique n’est pas qu’il profère les mêmes revendications que
Maugeret, mais qu’il n’a rien du féminisme libre-penseur. Sa position est timide sur le
suffrage, mais l’admet quand même : sous son pseudonyme de Mano, « il estime, avec
d’autres, que [le suffrage des femmes] serait peut-être à souhaiter »419.
Ensuite, l’académicien Ferdinand Brunetière, directeur de la Revue des deux
mondes, auteur d’une conférence intitulée « Les deux féminismes », donnée en 1903 à
l’Action sociale de la femme, puis dans les salons de la baronne Piérard420, et publiée
l’année suivante dans La femme contemporaine. Reprenant la distinction en faveur du
féminisme chrétien, il considère que le suffrage des femmes est inévitable, et qu’en
conséquence les femmes doivent s’y préparer aussi vite que possible421.
Procédant à la même distinction, la comtesse belge Marie de Villermont est
l’auteur en 1900 du Mouvement féministe422, dans lequel, après avoir considéré que le


415
Florence Rochefort, « La prostituée… », op. cit.,228..
416
A. Sertillanges, op. cit., 107.
417
Étienne Lamy, La femme de demain, Dent et fils, 1901.
418
S. Hause et A. Kenney, « The development… », op. cit., 18.
419
C. Mano, « Bulletin bibliographique », La femme contemporaine, décembre 1903, 76.
420
Journal des débats, 11 décembre 1903.
421
« Les deux féminismes », La femme contemporaine, février 1904, 8-11.
422
Marie de Villermont, Le mouvement féministe, Bloud, 1900, vol. 1, 30.

104

droit de vote, légitimant aux yeux des hommes leur supériorité, doit être conquis, elle
écrit :
« Le bon accomplissement de la mission de la femme, voilà la grande question féministe :
qu’elle vote, qu’elle fasse de la médecine, ou des mathématiques, mais qu’elle soit avant tout
bonne fille, et bonne mère, tout est là. De la femme dépend l’avenir de la société. Si la société
souffre en ce moment, si la morale défaille dans les hautes classes et si le socialisme grandit en
bas, c’est la faute de la femme, elle a été inférieure à son devoir ».

Ce sont les abbés démocrates, naturellement, qui sont les plus favorables au
droit de vote des femmes : l’abbé Henri Bolo, auteur de La femme et le clergé423 ; l’abbé
Naudet, auteur de Pour la femme424 ; l’abbé Faguet, auteur de Le féminisme425. Enfin,
des laïcs de renom se déclarent également en accord avec la majeure partie des
revendications de Maugeret : Jules Lemaître, président de la Ligue de la Patrie
Française426 ; Charles Turgeon, professeur d’économie politique à Rennes427 (ce qui
conduit Maugeret, après avoir loué son livre428, à l’engager comme chroniqueur au
Féminisme chrétien429) ; ainsi que Max Turmann, professeur à l’université de Fribourg,
dans Initiatives féminines430.
Par conséquent, forte de ce soutien croissant, Maugeret décide d’aborder
franchement le sujet du droit de vote pendant le congrès de 1906, qui se tient les 28, 29
et 30 mai, après les élections législatives qui ont encore une fois conduit la droite
conservatrice à un échec cuisant. Elle y consacre la troisième journée du congrès, qui
s’intitule « La femme et la politique ».

La troisième journée du CJA de 1906 donne lieu à une discussion suffragiste.

Ce congrès marque l’apogée de l’œuvre : le public a doublé en trois ans. Les


noms prestigieux des élites catholiques côtoient toujours autant ceux de l’armorial de
France. Le discours d’ouverture est confié à l’abbé Bernard Gaudeau, proche de
l’intégrisme431. Maugeret fait ensuite le compte-rendu de l’exercice 1905-1906 de la


423
Henri Bolo, La femme et le clergé, Haton, 1902.
424
Paul Naudet, Pour la femme : études féministes, Fontemoing, 1903. À noter que l’abbé Naudet
privilégie, à titre personnel, le suffrage indirect.
425
Émile Faguet, Le féminisme, Société française d’imprimerie, 1910.
426
« Conférence de Jules Lemaître sur l’Égalité », Le Féminisme chrétien, avril 1904, 97.
427
Charles Turgeon, Le féminisme français, Larose, 1902.
428
M. Maugeret, « Lettre ouverte à M. Turgeon à propos de son livre », Le Féminisme chrétien, décembre
1901.
429
C. Turgeon, « Mortalité infantile », Le Féminisme chrétien, janvier 1903.
430
Max Turmann, Initiatives féminines, Lecoffre, 1905.
431
Bruno Dumons, « Les Congrès Jeanne d’Arc… », op. cit., page !!!

105

Fédération, durant lequel on a notamment envoyé au pape une pétition au sujet de la loi
de Séparation, signée par plus de 700 000 personnes432. Après avoir rappelé que l’organe
de la Fédération, c’est le Féminisme chrétien, elle souligne une parole du Pape, qui
semble tant aller dans son sens :
« Ce sont les femmes qui sauveront la France. Dieu se servira des femmes (…) parce
qu’elles valent mieux que les hommes, qui sont beaucoup trop prudents »433.

Quand le troisième jour arrive, les deux précédents ont été consacrés à la revue
des œuvres féminines, toujours plus nombreuses depuis que leurs objectifs ne peuvent
plus être remplis par les congrégations. Immédiatement, Maugeret se veut rassurante :
« Mgr Péchenard rappelle énergiquement que toute discussion de politique de parti doit
être rigoureusement écartée.
Mlle Maugeret rassure Mgr Péchenard : elle se porte garante du maintien de la discussion
sur le terrain du principe exclusivement, où l’accord sera déjà assez difficile pour qu’il soit inutile
de le compliquer des querelles de partis. (…) Il faut remarquer d’ailleurs que le mot de “vote”
n’est pas inscrit au programme. “J’ai eu soin de l’éliminer, dit Mlle Maugeret, car tandis qu’il eût
paru à quelques unes d’une témérité inquiétante, moi j’aurais estimé qu’il rapetissait la question
en la réduisant à l’étude, non plus d’un principe, mais d’un simple fait. Le principe que nous vous
proposons d’étudier se formule ainsi : la femme a-t-elle, oui ou non, le droit d’intervenir dans
cette partie de la vie nationale qu’on désigne sous le nom de politique, et dont le vote n’est qu’un
des rouages ?”
Mgr Péchenard se déclare satisfait par cette explication. »434

Cinq intervenants sont programmés, et bien entendu, Maugeret s’est assurée


qu’ils soient tous en faveur du droit de vote. Mme Gouthéraud assimile l’intervention
de la femme en politique à l’action de Jeanne d’Arc ou de Blanche de Castille435. Il est
intéressant de lire en parallèle le compte-rendu des congrès dans la revue de Maugeret,
où elle ne recourt pas à la même prudence qu’en public :
« Ce robuste bon sens [de Mme Gouthéraud] qui exprime des idées si judicieuses sous une
forme d’une si savoureuse originalité, rassure les plus timorés, et quand, sa lecture terminée, aux
applaudissements répétés de l’auditoire, elle dit tout simplement : « La politique, ce n’est pas plus
méchant que ça ! », la salle tout entière, y compris notre président, part d’un immense éclat de
rire qui est le plus spontané et, dans l’espèce, le plus probant des applaudissements »436.

Le débat étant reporté à la fin des rapports, c’est ensuite Mme Delas qui parle.
« Avec Mme Delas, la note change ; c’est dans un langage extrêmement châtié qu’elle
expose ses vues sur la question, ou plutôt à côté de la question, car elle s’abstient de nous dire son
opinion sur le point particulier du vote des femmes. Mais à la façon dont elle s’était exprimée
touchant la politique d’une part, et la valeur sociale de la femme d’autre part, tout le monde avait
conclu qu’elle était favorable aux droits politiques ; ce fut donc un étonnement général de
l’entendre, à la réunion du Cercle Catholique qui suivit le Congrès, se déclarer hostile au droit de


432
« Compte-rendu de l’exercice 1905-1906 de la Fédération », Le Féminisme chrétien, mai-juin 1906,
87.
433
Ibid., 88.
434
Troisième congrès Jeanne d’Arc, 28-29-30 mai 1906, Paris, 1906, 179.
435
Ibid., 184.
436
M. Maugeret, « Compte-rendu du 3e CJA », Le Féminisme chrétien, juillet 1906, 103.

106

vote »437.

La parole est ensuite confiée au chanoine Lagardère, qui « expose sans parti pris
le pour et le contre de la thèse en discussion »438, ce dont Maugeret se contente tout à
fait au motif qu’un prêtre est naturellement tenu à la réserve.
« Nous estimons que le seul fait d’étudier la question avec intérêt au lieu de la trancher
sans examen et de la condamner sans appel, c’est de la part d’un homme d’Église une preuve de
sympathie dont il serait sage de se contenter »439.

L’intervenant suivant est aussi prêtre, puisqu’il faut bien marquer un grand
coup.
« Pour M. l’abbé Bordron, il n’y a pas l’ombre d’un doute : la femme a le droit de voter,
c’est une nécessité pour elle, et ce serait un bien pour la société. À la bonne heure ! Voilà qui est
parler net »440.

Le dernier rapport étant fait par Maugeret, « nos lecteurs se doutent bien qu’il
concluait nettement au vote des femmes »441. En effet, le ton de son allocution rejoint
celui du Féminisme chrétien :
« Le résultat de cette étude [du suffrage par le parti catholique], tardive sans doute, mais
consciencieuse et loyale, ce fut l’hostilité faisant place à la neutralité bienveillante, la neutralité
bienveillante à l’adhésion déclarée hautement ; c’est enfin, couronnant l’évolution de l’opinion,
la parole du Pape, que vous ne m’en voudrez pas de citer encore une fois : “Ce sont les femmes
qui sauveront la France !...”
Sera-ce par le bulletin de vote ?... À vrai dire, j’ai un trop profond mépris pour le suffrage
universel pour le croire capable d’opérer à lui tout seul un si difficile miracle ; mais puisqu’il est
la synthèse des droits politiques, je le réclame à ce titre pour la femme jusqu’au jour, appelé de
tous les vœux des sages, où il sera supprimé pour tout le monde »442.

Puis, après avoir vertement critiqué le vote familial et celui accordé uniquement
aux célibataires et aux veuves, Maugeret conclut en ces termes :
« Nous n’avons pas le droit de nous désintéresser d’un droit qui nous permettrait de remplir
le plus cher de nos devoirs : rendre la France à Dieu et Dieu à la France ! »443

La parole est ensuite donnée à l’assemblée. Mme Bazin se prononce


uniquement, mais « volontiers »444, pour le droit de vote professionnel ; Mme Changeux
pour le suffrage aux élections municipales. Eliska Vincent, cependant, convoque à
nouveau son argument massue :
« De 1302 à 1789, les femmes ont exercé le droit de vote au même titre que les hommes
et dans les mêmes conditions. Et si l’on objecte que toutes les femmes ne votaient pas, nous

437
Ibid.
438
Ibid., 104.
439
Ibid.
440
Ibid.
441
Ibid.
442
Troisième congrès…, op. cit., 216.
443
Ibid., 218.
444
Ibid.

107

répondrons que tous les hommes non plus ne votaient pas »445.

Et l’ancienne communarde poursuit longuement sur la mesure dans laquelle la


Révolution a dépouillé la femme de ses droits ; son discours est chaudement applaudi.
Ensuite, c’est Maugeret elle-même qui répond à chaque intervention trouvant à redire
au suffrage des femmes, déconstruisant brièvement leurs arguments. Enfin, plusieurs
motions sont proposées au vote à main levée :
« Êtes-vous d’avis que les femmes soient électrices :
I. Dans les questions professionnelles ?
Oui, (à l’unanimité).
II. Dans la commune ?
Oui, (grande majorité).
III. Dans les conseils généraux ?
Oui, (majorité).
IV. Aux élections législatives ?
On sent que cette dernière question est le point culminant de la discussion, la position
chaudement disputée par les deux partis. Le vote [à main levée] donne la majorité aux partisans
du vote politique. Les adversaires soutiennent qu’il y a erreur. Dérogeant par condescendance à
la règle qui interdit de revenir sur un vote acquis, le bureau fait recommencer jusqu’à trois fois
l’épreuve. Mgr Péchenard et M. l’abbé Bordron comptent les voix, et le résultat définitif donne
une majorité de 32 voix. La moitié à peine des congressistes avait pris part au vote ; les autres, ne
se trouvant pas suffisamment éclairées sur la question, s’étaient abstenues. Mlle Maugeret dit
qu’elle approuve cette réserve, et qu’elle réunira prochainement, sur un terrain plus indépendant
que celui de l’Institut Catholique, les personnes désireuses d’approfondir cette importante
question. »446

À vrai dire, les personnes que Maugeret allait devoir inviter étaient bien plus
nombreuses que ce compte-rendu le laisse suggérer. La Croix avait beau rapporter que
Mgr Péchenard s’était lui-même prononcé en faveur de l’extension des droits civils et
politiques de la femme447, il n’en demeure pas moins que les 32 voix de majorité
portaient les suffrages favorables à 83448, sur plus de 500 congressistes. Maugeret
considéra malgré tout ce vote comme une victoire remportée à la loyale, frappant un
grand coup.

Cette discussion entérine l’avant-gardisme de Marie Maugeret.

En mai 1906, la plupart des groupes féminins français, même féministes, étaient
encore réticents à l’idée d’accorder le droit de vote aux femmes. Le CNFF, dominé par
les protestants de Sarah Monod, et qui collaborait régulièrement avec les militantes, ne


445
Ibid., 219.
446
Ibid., 220-221.
447
« Le congrès Jeanne d’Arc », La Croix, 2 juin 1906, 3.
448
Ce chiffre est avancé par S. Hause et A. Kenney, « The development… », op. cit., 21.

108

s’était toujours pas prononcé en sa faveur. Pas plus que Jane Misme449, directrice de la
revue La Française et future co-fondatrice de la plus importante ligue suffragiste,
L’Union française pour le suffrage des femmes, au motif que l’opinion publique le
trouvait encore « terriblement subversif »450. À ce titre, il n’est pas invraisemblable
d’envisager que cette résolution a favorisé le suffragisme dans les groupes catholiques
et non catholiques, dans la mesure où L’Univers publia deux éditoriaux explicitement
suffragistes dans les jours qui suivirent le Congrès451, où la question fut débattue avec
vigueur dans d’autres journaux452, et où le CNFF inscrivit le droit de vote à l’ordre du
jour de son assemblée générale deux semaines après la clôture du CJA, le 17 juin
suivant453.
Le jour où l’on apprenait que le CNFF allait se saisir de la question, La Croix
rendait compte d’une réunion que Maugeret avait organisée au CCD pour poursuivre
l’approfondissement de la question454. On s’y presse, « car la question du vote des
femmes passionne également adversaires et partisans »455.
« Mlle Maugeret dit que cette question, dont on peut dire qu’elle est à l’ordre du jour de
l’opinion publique, devait de toute nécessité être abordée au Congrès de cette année, mais qu’elle
n’a pu y être qu’effleurée, en raison du temps et plus encore du lieu »456.

En effet, l’Institut catholique n’a pas le droit de faire de la politique de parti, sur
ordre explicite du Pape.
« Mlle Maugeret dit qu’en revenant aujourd’hui sur cette question si grave, elle répare une
faute dont elle se reconnaît coupable. “J’ai eu peur que vous ayez peur de mon féminisme, et nous
n’avons pas suffisamment étudié dans nos réunions mensuelles cette question des droits politiques
qui semble à beaucoup le summum des revendications, voire même de ce qu’on appelle les
exagérations du féminisme” »457.

Comme pour confirmer cette parole, la baronne de Boury, dirigeante du comité


du Nord de la LPDF, demande à émettre une protestation au nom de sa Ligue.
« Permettez-nous, dit-elle, de revenir sur une grave décision au sujet du vote politique des
femmes, prise dans des conditions qui pour beaucoup ont été une surprise. C’est ce qui explique


449
« Notre enquête sur le vote féminin », Le Journal, 22 mars 1914.
450
Ibid.
451
Gabriel d’Azambuja, « Soyons galants par prévoyance », L’Univers, 12 juin 1906, 1 ; Yves Le
Querdec, « L’électorat féminin », L’Univers, 16 juin 1906, 1.
452
À la réunion suivante du CCD, on vote même l’envoi de remerciements à la Presse, au motif qu’elle
a si bien réagi au vœu émis par le Congrès. Voir aussi : Mme Levé, « La femme électeur », La Vérité
française, 24 juin 1906.
453
« La femme doit-elle voter ? », La Croix, 15 juin 1906.
454
Ibid.
455
« Cercle catholique de dames », Le Féminisme chrétien, juillet 1906, 121.
456
Ibid., 122.
457
Ibid.

109

le nombre considérable d’abstentionnistes (un grand tiers de la salle)458.
Il nous a donc paru qu’il était nécessaire de noter cette particularité dans le compte-rendu
du Congrès pour respecter l’opinion des opposantes comme aussi des abstentionnistes, étant
donné surtout le retentissement qu’a déjà eu et que peut avoir le vœu exprimé par le Congrès »459.

Par conséquent, elle se prononce contre le droit de vote politique des femmes
au motif suivant :
« Nous considérons qu’étant donné l’organisation actuelle du suffrage universel, toute
adjonction des femmes ne pourrait que fausser davantage son fonctionnement.
Même en admettant un succès électoral transitoire, ce serait une nouvelle brèche faite dans
la constitution de la famille et une déviation du rôle de la femme tel qu’il a été compris par la
civilisation chrétienne »460.

Maugeret proteste, et attribue la part de l’abstention à une juste réserve qui avait
tout du courage de la réflexion en chemin, et rien de la défiance. L’auditoire semble
pencher du côté du suffrage, si l’on en croit ce que Maugeret publie ; la parole est
régulièrement prise par Camille Bélilon et Eliska Vincent, dont la déclaration suivante
lui mérite une ovation :
« Vous êtes toutes ici des traditionnalistes. Eh bien, si j’étais une de vous, si j’étais née
dans vos rangs, si j’avais la foi comme vous, avec cette question-là, qui est une question de justice
et de tradition, je soulèverais le monde ! »461

Pourtant, malgré l’habileté de Maugeret, rappelant que pour les féministes


chrétiennes,
« catholiques avant tout, les droits politiques ne sont qu’une arme destinée à combattre
quiconque attaque la religion et la patrie »462,

la réserve de la baronne de Boury est largement partagée par les femmes


catholiques. La LFF et la LPDF ne firent pas mention du vœu exprimé par le Congrès
dans leurs comptes-rendus, et n’abordèrent pas même la question au cours de leur
convention annuelle. L’argument qui les assurait de l’invalidité des réflexions de
Maugeret consistait dans l’opposition personnelle du Pape.


458
Ici, nous admettons que les chiffres divergent sur la proportion de l’abstention, à moins qu’on y trouve
la résolution suivante : entre le « gros tiers » de la baronne et la « grosse moitié » de Maugeret, cela
signifie que, sur les 150 suffrages exprimés comptabilisés par Hause et Kenney, l’estimation de la
baronne place le nombre de congressistes présents au moment du vote à 230-240, celle de Maugeret à un
peu plus de 300. Dans tous les cas, sur les 600 congressistes enregistrés, cela corrobore l’affirmation de
Hause et Kenney selon laquelle des congressistes ont dû partir plus tôt pour rejoindre la province, et que
d’autres ont boycotté la session en connaissance de cause.
459
Ibid.
460
Ibid.
461
Ibid., 126.
462
Ibid., 123.

110

La position personnelle du Pape est au centre des arguments catholiques.

En effet, une interview que Pie X avait donnée au mois d’avril 1906 à une
écrivaine féministe autrichienne, Camilla Theimer, avait été envoyée par Rome au
grand journal viennois Neues Wiener Tagblatt. Largement diffusé dans les cercles
catholiques en Europe463, elle fut recensée en France par le très sérieux Le Temps.
« [Mlle Theimer] a demandé au souverain pontife s’il approuvait le mouvement féministe.
– Mais certainement, certainement, aurait répondu Pie X, je l’approuve, en tant qu’il n’est
pas en contradiction avec la morale chrétienne.
– Votre Sainteté n’a-t-elle rien à redire non plus à ce que les femmes étudient ?
– Mais pourquoi, pourquoi ? Bien au contraire, il faut qu’elles étudient ; à l’exception de
la théologie naturellement, elles peuvent tout étudier avec confiance ! C’est ma manière de voir.
Elles doivent devenir avocates et doctoresses. Cette dernière profession leur convient
particulièrement. La femme médecin a, dans les soins à donner aux femmes et aux enfants, un
champ d’action considérable ; elle peut y faire beaucoup de bien. Il en est de même pour
l’enseignement. La femme n’est-elle pas la première éducatrice de l’enfant, et par suite de
l’humanité ?
Mais le pape a insisté particulièrement sur la vocation la plus naturelle à la femme, c’est-
à-dire la charité publique, le soin des pauvres. Arrivant à la participation des femmes à la vie
politique, le pape la condamne purement et simplement d’un ton très péremptoire :
– Elettrici, deputatesse, o no ! Les femmes dans les Parlements, il ne manquerait plus que
cela ! Les hommes seuls y font déjà bien assez de gâchis. Pas de femmes politiciennes… »464

Cette opposition du pape fut brandie par les groupements féminins opposés au
droit de vote. En Italie, c’est la féministe chrétienne ultramontaine Elena da Persico,
qui rapporte son audience pontificale dans sa revue L’Azione Muliebre (nous
traduisons) :
« Il m’a confirmé ce qu’une femme de lettres allemande avait largement diffusé dans les
journaux, le mois précédent : il approuve la femme cultivée, celle qui connaît le latin, celle même
qui veut être docteur, mais dans les conditions actuelles, il n’approuve pas la femme électrice »465.

Seulement, Maugeret n’y croit pas. Dans son rapport au Congrès, elle avait
directement attaqué ces comptes-rendus d’audiences privées, qu’elle qualifie de
« racontars de journal »466. Au sein du numéro d’avril-mai 1906, elle met en place
l’organisation d’un pèlerinage à Rome, au nom de la Fédération, avec le but officiel de
réparer les outrages commis par la République, et le but officieux d’en avoir le cœur
net. Ce voyage se déroule du 25 septembre au 9 octobre 1906, et Maugeret y obtient
une audience privée dont elle fait le récit dans le numéro de février 1907. Malgré
l’ambiguïté de son ultramontanisme – puisqu’elle n’a jamais cessé de dire tout le mal


463
Par exemple, aux Pays-Bas, dans le De Amsterdammer, 24 juin 1906, 5.
464
« Une interview du pape Pie X », Le Temps, 1 mai 1906, 2.
465
Citée dans Helen Dawes, Catholic Women’s Movement in Liberal Fascist Italy, Springer, 2014, 111.
466
Troisième Congrès…, op. cit., 216.

111

qu’elle pensait du Ralliement467 –, cette rencontre la marque énormément468 : elle vit
« la minute culminante de [sa] vie »469, et obtient même que la Fédération soit érigée en
association pieuse, avec fête patronale et indulgences470. Par conséquent, quand elle
apprend que Jacques Piou, le président-fondateur de l’Action libérale populaire, fait
courir que le pape l’y a tancée pour son suffragisme, elle y consacre une lettre ouverte.
« Donc, Monsieur, d’après vous, quelques féministes s’étant trouvées à l’audience du
Pèlerinage français471, la présidente de ce groupe aurait demandé au Souverain Pontife s’il
approuverait un mouvement en faveur du droit de vote des femmes, et le Souverain Pontife se
serait écrié : « Oh ! cela, non ! Qu’elles ne soient ni électeurs, ni éligibles ; qu’elles ne fassent pas
de politique directe, qu’elles n’en fassent qu’en usant de leur influence… »472.

Maugeret s’insurge contre ce « récit absolument fantaisiste »473.


« Mettons les choses au point : Les adhérentes de la Fédération, qu’il vous est loisible
d’intituler féministes, car aucune ne s’en défendra, étaient au nombre de cinquante-neuf, et le
Saint-Père a voulu, non seulement leur donner une audience particulière, mais n’y admettre que
les femmes. C’était, nous a-t-on dit au Vatican, la première fois que le cas se produisait ; on nous
pardonnera bien d’en avoir tiré quelques déductions. Le Saint-Père nous a félicitées de travailler
au salut de la France sous l’égide de Jeanne d’Arc, “que j’espère bien, nous a-t-il dit, avec la
permission de Dieu, pouvoir placer bientôt sur les autels” »474.

Quant à la question que Maugeret avait posée explicitement au pape à propos


du vote des femmes, Piou fait référence à ce qui est en vérité un exposé que Maugeret
avait envoyé à Rome au début du mois de septembre. En effet, réagissant à l’interview
de Theimer, « authentique ou non »475,
« [elle] résolut d’en avoir le cœur net, et de soumettre [elle-même] la question au
Souverain Pontife, non point, [elle] le répète, au hasard de la conversation, même dans un
entretien particulier que complique la différence de langue, mais en lui envoyant à l’avance un
Mémoire (…). »476.

Par conséquent, dans l’attente de la réponse du pape, qui lui a rappelé pendant
leur entrevue qu’il allait s’atteler à l’écrire, elle intime à Piou de revenir sur ses paroles :
« Je me permets même de vous faire observer que si vous avez toujours pleine et entière
liberté de traiter en votre nom personnel la question du vote des femmes, vous n’avez plus le droit
de faire intervenir le Souverain Pontife dans une question sur laquelle il ne s’est pas encore
prononcé »477.


467
Voir notamment M. Maugeret, « Non possumus », Le Féminisme chrétien, avril 1901.
468
M. Maugeret, « Pèlerinage à Rome », Le Féminisme chrétien, février-mars 1907, 35-46.
469
Ibid., 38.
470
Ibid., 39.
471
Maugeret ayant rappelé précédemment que la soixantaine de membres de la Fédération constituait le
gros tiers du Pèlerinage national.
472
M. Maugeret, « Lettre ouverte à M. Piou », Le devoir des femmes françaises, janvier 1907, 18.
473
Ibid.
474
Ibid.
475
Ibid., 18.
476
Ibid.
477
Ibid.

112

Ce n’est pas la première fois que Maugeret se montre extrêmement prudente à
l’égard de l’intervention du clergé dans le domaine – à vrai dire, a fortiori quand le
clergé ne lui était pas favorable. À la réunion du CCD du mois de juin 1906, Mme de
Rumford avait répondu à la question « la société a-t-elle intérêt à ce que la femme vote »
en déclarant qu’il fallait se laisser guider par le clergé.
« Mlle Maugeret combat résolument cette opinion. Il ne faut pas mêler le prêtre à des
questions sur lesquelles nos consciences éclairées par l’étude et la réflexion peuvent se décider
elles-mêmes. Ce sont là des choses humaines, lors mêmes qu’elles ont et doivent toujours avoir
pour nous chrétiennes une face orientée du côté du ciel. Il importe de ne pas compromettre le
clergé, parce que lui, il n’a pas le droit de se tromper, tandis que de notre part à nous, une erreur
ne tire pas à conséquence. Ce n’est pas à dire que nous devions négliger l’opinion du clergé en
cette matière. Beaucoup l’ont déjà donnée spontanément et se sont déclarés nettement favorables
au vote des femmes ; témoin cette lettre d’un prêtre éminent du diocèse de Versailles (…) »478.

À cela s’ajoutait le fait que, depuis juillet 1904, les relations diplomatiques entre
le Saint-Siège et la France ont été rompues à l’initiative du président Loubet. Le nonce
apostolique ayant été officiellement renvoyé chez lui en 1906, nul ne joue plus le rôle
d’interprète, de médiateur omniprésent entre le pape et les fidèles. Par conséquent, les
audiences étant privées, chacun peut bien en sortir en se déclarant justifié par le pape.
C’est sans aucun doute la position que Maugeret continue de tenir au sujet de l’audience
de Theimer, mais elle sera fortement fragilisée en 1909.
Le 21 avril, trois jours après la béatification de Jeanne d’Arc, la princesse
Giustiniani de l’Union des femmes catholiques italiennes est reçue en audience auprès
du pape, et elle obtient que des déléguées de la LFF et de la LPDF se joignent à elle.
Cette fois-ci, le compte-rendu de cette entrevue est publié par L’Osservatore Romano,
l’organe du Vatican, et il est très largement diffusé, notamment par L'Écho de la Ligue
patriotique des françaises479, mais aussi par L’Univers d’où nous tirons cette
transcription des paroles de Pie X :
« Le récit biblique de la création de la femme montre que Dieu a voulu qu’elle fut la
compagne de l’homme ; et les leçons de Saint-Paul disent qu’elle doit lui être soumise. Ils sont
donc dans l’erreur ceux qui veulent mettre les droits et la fonction sociale de la femme sur le
même pied que ceux de l’homme. Mais il ne faut pas en déduire que la femme soit la serve ou
l’esclave de l’homme. Elle est : sa compagne, son aide, son associée, non son esclave ou sa
servante. Les fonctions sont différentes mais également nobles et elles concourent à l’unique but
qui est d’élever les enfants et de former la famille.
À l’homme le devoir de pourvoir par son travail aux moyens de soutenir et d’élever la
famille. À la femme les soins de l’économie domestique et principalement de l’éducation des
enfants »480.


478
« Cercle catholique de dames », op. cit., 127.
479
« Audience pontificale accordée à l’union des femmes catholiques d’Italie, à la LFF et à la LPDF »,
ELPDF, n°7, 1909, 2-3.
480
« L’action des femmes chrétiennes à Rome », L’Univers, 26 avril 1909, 1.

113

Les paroles du pape confirmeront donc dans leur choix celles et ceux qui
s’opposaient au vote des femmes. Mais on aurait tort de suggérer que c’est le premier
élément qui les décide à s’opposer aux idées de Maugeret.

Il y a bien longtemps que Maugeret entretient une ambiguïté sur le sens de son
féminisme.

La radicalité de Maugeret, qui la tempérait selon son auditoire, était tout de


même très visible. À propos du livre de Turgeon, en décembre 1901, elle minimise les
passages controversés de saint Paul :
« L’autorité maritale relève de la doctrine chrétienne ; le vote politique ne relève que de la
politique, et la simple raison suffit pour en décider. La question dogmatique n’a rien à y voir, n’en
déplaise à ceux qui, pour les besoins d’une cause, invoquent à tout propos saint Paul pour prouver
que l’Église s’est appliquée systématiquement à « inférioriser » la femme. En sa qualité de
Romain, saint Paul a professé pour la femme le dédain naturel à ce peuple brutal qui ne respectait
que la force. Mais saint Paul n’est pas l’Évangile, ce n’est même pas un Évangéliste, c’est un
soldat du Christ comme c’eût été, sans le chemin de Damas, un soldat de César, et les soldats font
la guerre, mais non pas les lois »481.

S’ajoutait à cette position pour le moins hétérodoxe une ambivalence


permanente que Maugeret entretenait (volontairement ?) au sujet de son féminisme : ce
qu’elle présentait toujours comme une stratégie en vue de la rédemption nationale,
laissait parfois entrevoir une question de principes. Autrement dit, elle présentait le
féminisme tantôt comme un moyen, tantôt comme une fin. Quand, en 1905, les Veuillot
lui confient une tribune dans L’Univers, cette équivocité transparaît fortement. Elle
commence par faire l’histoire du féminisme, qui remonte à la Création de la femme
pour qu’elle soit la compagne de l’homme, engendrant une lutte d’intérêts entre ces
deux êtres.
« Le féminisme moderne a cru, non sans raison, voir la cause de cette lutte dans l’égoïsme
de l’homme s’arrogeant tous les droits et laissant à la femme tous les devoirs, et il a cru, non sans
raison encore, qu’une plus équitable répartition des droits et des devoirs aurait seule quelque
chance de ramener la paix avec l’équilibre »482.

Jusqu’ici, c’est du Maugeret dans le texte, sa position mêlant des inspirations


du mouvement féministe à une conception organiciste et chrétienne de la société.
Pourtant, elle note qu’à sa gauche comme à sa droite, on s’est montré inquiet et défiant,
jusqu’à ce que l’Église enfin fasse le premier pas et l’invite au congrès de 1900. Là, les


481
M. Maugeret, « Lettre ouverte à M. Turgeon », op. cit., 356.
482
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien », L’Univers, 20 février 1905, 2.

114

femmes chrétiennes ont prêté l’oreille et se sont laissées convaincre. De quoi ? De
s’engager dans de nouvelles œuvres sociales, certes.
« Mais la plus étonnante de toutes les transformations que le féminisme ait apportées dans
les conditions de la vie de la femme, ce n’est pas, à notre sens, celle qui a consisté à changer la
forme et le nom des institutions charitables dont elle a été de tout temps le merveilleux instrument,
c’est bien plutôt celle qui l’a transformée elle-même, qui lui a fait prendre conscience d’elle-
même, de sa nouvelle mission, qui lui a inculqué une mentalité nouvelle et diamétralement
opposée, sur certains points, à celle que lui avaient façonnée les longs siècles écoulés »483.

Ce que Maugeret salue dans le féminisme, c’est bien la « nouvelle femme »


qu’il a fait advenir, celle qui était
« réduite jusqu’ici à n’être, dans le domaine intellectuel, qu’un reflet de l’homme, et dans
le domaine familial, qu’un être inférieur destiné à toutes les servitudes d’une éternelle minorité,
[la femme] a compris, un beau jour, qu’elle était, par essence, un être libre, conscient, responsable,
un être-force enfin »484.

Par conséquent, si la femme a toujours vécu dans une condition d’éternelle


minorité, alors même que l’enseignement du Christ, réactivé par le féminisme, l’a
libérée des chaînes païennes, cela signifie bien qu’entretemps, la Chrétienté a failli à sa
mission auprès de la femme. Les rois très-chrétiens n’étaient pas épargnés par leur
égoïsme de sexe.
« Le monde a mis six mille ans à s’apercevoir que la femme pouvait être dans la société
autre chose encore que l’épouse et la mère étroitement confinée dans la stricte intimité du foyer,
d’où elle ne devait sortir que pour aller à l’église ou à la mansarde du pauvre »485.

Il y a donc une injustice, qui ne date pas de la Révolution, qu’il s’agit de réparer.
Au sein du Devoir des femmes françaises, la revue éditée par Françoise Dorive dont le
lectorat, fasciné par la franc-maçonnerie, est autrement plus conservateur, on ne s’y
trompe pas. À un article que Maugeret y a écrit486, une lectrice répond :
« La lecture de ces lignes m’a plongée dans un profond étonnement : j’avais cru, en effet,
jusqu’ici, que le féminisme, selon l’interprétation raisonnable du mot, avait pour but d’obtenir
l’amélioration du sort de la femme isolée, besogneuse, ou mal mariée, dont il est utile et nécessaire
d’affirmer et de protéger les droits (…). Mais j’étais loin de me douter que, depuis la révolution
jusqu’au XXe siècle, la “puissance sociale” de la femme eût cessé d’exister !... »487

À ses yeux, Maugeret oublie que depuis 1789, les femmes n’ont pas cessé
d’avoir des enfants et de les élever, ce qui est bien
« l’œuvre sociale par excellence, toutes les autres n’étant devenues utiles et parfois
nécessaires que parce que, depuis trop longtemps, des épouses et des mères chrétiennes ont
méconnu la grandeur et la puissance de leur rôle, et qu’elles ont traité comme devoir secondaire


483
Ibid., 3.
484
Ibid.
485
Ibid.
486
M. Maugeret, « Les Étapes d’une idée », Le Devoir des femmes françaises, mars 1907.
487
Une mère de famille, « À propos de l’article de Mlle Maugeret », mai 1907, 175.

115

ce qui était devoir primordial et social au premier chef »488.

Cette négligence des mères chrétiennes a un origine fondamentalement simple :


dans une grande ville, et a fortiori à Paris, « où la multiplicité des réunions et la
longueur des trajets dévorent tant d’heures »489, il est impossible à une femme épouse
et mère
« de mener de front, en évitant toutes les lacunes, la vie familiale et la vie de femmes
d’œuvres »490.

À cette femme qui accuse les autres femmes, Maugeret répond dans le même
numéro que si le féminisme avait pour seul but d’améliorer le sort de « la femme isolée,
besogneuse, mal mariée » 491,
« il eût certainement été digne de la sympathie des âmes compatissantes, mais il n’eût
accompli qu’une partie de sa tâche, il fût resté une œuvre de charité, non une œuvre de justice à
la fois individuelle et sociale »492.

Elle fait voir une position encore plus radicale dans un numéro suivant : une
lectrice avait demandé à Maugeret si, d’après son suffragisme, la femme d’un militaire,
c’est-à-dire l’épouse d’un homme qui ne vote pas, allait être autorisée à voter. Maugeret
répond (nous soulignons) :
« La question n’est pas pour nous embarrasser, car lorsqu’on raisonne en vertu d’un
principe bien net, bien déterminé, les conséquences en découlent si naturellement qu’elles se
présentent pour ainsi dire toutes seules. Or, le principe au nom duquel les féministes demandent
le droit de vote, c’est le principe d’égalité, et en vertu de ce principe, dont la logique les oblige,
selon nous, à accepter toutes les conséquences, les militantes ne votant pas, les femmes de
militaires ne voteraient pas davantage »493.

Dans ces conditions, Dorive, qui s’était progressivement refroidie sur le


suffragisme494, publie un petit communiqué dans le numéro du mois suivant :
« Nous tenons à déclarer à nos lectrices que cette question du vote des femmes est
maintenant définitivement close dans ce Bulletin. Nous avons pendant dix mois, sous forme de
“tribune ouverte”, contribué à l’étude de ce sujet ; nous avons, nous-mêmes, donné notre avis.
Aujourd’hui, il y a lieu de s’occuper de questions plus pressantes »495.


488
Ibid., 177.
489
Ibid., 176.
490
Ibid.
491
M. Maugeret, « Réponse à une mère de famille », Le Devoir des femmes françaises, mai 1907, 178.
492
Ibid.
493
M. Maugeret, « Deux mots de réponse », Le Devoir des femmes françaises, juin 1907, 211.
494
Ayant soutenu le suffragisme de Maugeret dès 1904, elle publie différents articles favorables au droit
de vote pendant l’année 1906, notamment de Drumont, du chanoine Lagardère, et plusieurs de Maugeret,
mais elle conclut en 1907 que c’est une « question inopportune », et que « l’action de la femme doit
s’exercer principalement dans la famille », voir F. Dorive, « Sur le vote des femmes », Le Devoir des
femmes, avril 1907, 126.
495
La Rédaction, « À propos du vote des femmes », Le Devoir des femmes françaises, juillet-août 1907.

116

Il y avait, en effet, lieu de trouver Maugeret trop téméraire, notamment quand
elle tance vertement et publiquement des orateurs catholiques de premier plan pour leur
ignorance du féminisme – dont Drumont496, le comte de Las Cases497, Lamy498,
Doumic499, Ollivier500 ; quand elle prend la défense des prostituées au motif que
« tous les hommes, sans exception, à une heure quelconque de leur existence, sont des
prostitués »501 ;

quand elle se réjouit qu’un fils, ayant tiré sur son père qui abusait de sa mère et
de lui-même, a été acquitté par le tribunal, écrivant :
« Tant qu’il y aura des tribunaux pour prononcer des sentences en désaveu de paternité
alors qu’il n’y en a pas pour rechercher cette même paternité, nous continuerons à vivre sur une
équivoque et une hypocrisie monstrueuse. Et il ne faudra pas s’étonner si des fils trop malmenés
tirent sur leur père, et s’il se trouve des juges pour les absoudre, c’est-à-dire pour déclarer qu’après
tout, ce père n’a reçu que ce qu’il méritait »502 ;

ou quand elle écrit qu’en cas de désaccord parental, c’est à la mère que l’enfant
doit obéir503.

Il y a, entre le féminisme de Maugeret et l’anthropologie de l’Église, un décalage


croissant.

C’est, en effet, la posture anthropologique de Maugeret qui marque le


changement progressif de paradigme. En effet, ceux que l’exégèse américaine désigne
sous le nom de papes léonins504 ont conceptualisé une doctrine sociale fondée sur les
« trois sociétés nécessaires »505 :
« Deux sont d'ordre naturel: la famille et la société civile; la troisième, l'Eglise, est d'ordre
surnaturel »506.

Autrement dit, nous sommes des animaux familiaux, politiques, et ecclésiaux,


et nous accédons au bonheur ici-bas en reconnaissant et en respectant les prérogatives


496
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, avril 1901.
497
M. Maugeret, « Congrès de la condition de la femme », Le Féminisme chrétien, juin 1901.
498
M. Maugeret, « La femme de demain », Le Féminisme chrétien, septembre 1901.
499
M. Maugeret, « Lettre ouverte à M. Doumic à propos de sa conférence », Le Féminisme chrétien,
janvier 1902 ; M. Maugeret, « Lettre ouverte à René Doumic », Le Féminisme chrétien, novembre 1902.
500
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, avril-mai 1902.
501
M. Duclos, « Vieux dogme », Le Féminisme chrétien, avril 1901, 111.
502
M. Duclos, « Père indigne, fils coupable », Le Féminisme chrétien, février-mars 1903, 44.
503
M. Maugeret, « Lettre ouverte à M. Doumic… », op. cit.
504
Cette désignation concerne Léon XIII, Pie X, Benoit XV et Pie XI, et trouve son origine, à notre
connaissance, dans Michael Schuck, That They be One : The social teachings of the papal encyclicals,
1740-1989, Georgetown University Press, 1991.
505
Pie XI, Divini Illius Magistri, 31 décembre 1929, §11.
506
Ibid., §12.

117

de chacune de ces sociétés nécessaires, que nous habitons simultanément : par cette
« complémentarité hiérarchique »507, nous sommes à la fois fils ou fille d’une société
familiale, citoyens de la République française et membre de notre paroisse. Il importe
donc par-dessus tout de maintenir l’équilibre de subsidiarité entre chacune des sociétés,
en évitant les empiètements de l’État dans la famille, et réciproquement. C’est la raison
pour laquelle la lutte fit tant rage sur l’enseignement : l’école est précisément le lieu de
confrontation entre les droits des parents, ceux de l’Église et ceux de l’État.
Or, deux types de calamités pouvaient mettre en péril l’équilibre et conduire à
la catastrophe sociale : l’un vient d’en haut, l’autre d’en bas. Le premier est celui que
vivaient avec une grande intensité les contemporains de Léon XIII et de ses
successeurs : la lutte de l’État contre l’influence de l’Église et la stabilité de la famille.
Le second est issu de l’utopie libérale, dont Léon XIII considère qu’elle veut réduire
les trois sociétés à n’être
« qu’une variété de l’espèce des contrats, pouvant être légitimement dissout à la volonté
des contractants »508.

Cette « illusion libérale »509 est dénoncée par le catholicisme intransigeant


depuis déjà la moitié du XIXe siècle, qui assimile la condamnation de l’ordre politique
et religieux né de la Révolution et celle de l’ordre économique et social nouveau :
« Qui ne voit et ne sent parfaitement qu'une société dégagée des liens de la religion et de
la vraie justice, ne peut plus se proposer aucun autre but que d'amasser et d'accumuler des
richesses, ni suivre d'autre loi dans ses actes que l'indomptable désir de l'âme d'être esclave de ses
propres passions et intérêts ? »510.

Autrement dit, le libéralisme économique et politique ne font qu’un, car ils


assimilent l’inscription des êtres humains dans la société familiale, politique et
ecclésiale à des contrats – et ceci pour une raison anthropologique : le libéralisme
considère des individus et non pas des familles. Dans ces conditions, il découle
naturellement que Maugeret, professant avec ferveur le libéralisme économique
(comme un moyen permettant une juste fin, certes, mais le professant tout de même),
finit par professer le libéralisme politique, et qu’elle se confronte aux papes sur son
chemin.
Il a été défendu que le Vatican, ayant d’abord dû se défendre des ingérences
étatiques dans les droits de ses fidèles, et même dans ses propres possessions terrestres,


507
Russell Hittinger, « The three necessary societies », First Things, juin 2017.
508
Léon XIII, Humanum Genus, 20 avril 1884, §21.
509
Louis Veuillot, L’Illusion libérale, Lyon, 1866.
510
Pie IX, Quanta Cura, 8 décembre 1864, §7.

118

a fait passer la critique du libéralisme, la calamité venue d’en bas, au second plan511. Le
fait est qu’au congrès Jeanne d’Arc de 1910, quand Maugeret revient à la charge en
prévoyant une journée à l’étude de « la femme et la politique », elle obtient un relatif
succès. Les intervenants programmés sont naturellement, une fois encore, favorable au
droit de vote. Henri Joly déclare que
« la représentation nationale sera incomplète aussi longtemps que les femmes ne voteront
pas (…). M. Laurentie démontre que la morale et le dogme catholique ne s’opposent pas à
l’exercice du droit de suffrage par les femmes » ; (…) M. Paul Parsy, rédacteur à la Croix et
membre de l’Action Libérale, raconte ce qu’il a vu aux élections de Norvège. Les femmes étaient
admises au vote pour la première fois et tout s’est passé dans l’ordre. (…) Après ce discours, Mlle
Maugeret fait remarquer, avec son tact habituel, que le féminisme chrétien, tel qu’elle le conçoit,
a surtout pour objet la défense religieuse. (…) Elle lit une lettre du supérieur du petit séminaire
de Versailles, approuvant le vote des femmes »512.

Le verdict de L’Univers est identique à celui que fait Mme Pierre Froment pour
le Devoir des femmes françaises :
« Discussion ? Pas même. L’assistance était conquise aux thèses brillamment développées
et le montrait par les applaudissements qui saluèrent [les rapports]. (…) L’assistance était gagnée
et chacune songeant au bon combat pour l’Église et la France, se répétait dans son cœur le mot de
Jeanne d’Arc : « En avant, tout sera nôtre ! ». »513.

Quoique le congrès n’adopte pas de motion définitive, l’auditoire est autrement


plus favorable qu’en 1906. Maugeret se retire pourtant des affaires ; âgée de soixante-
six ans, elle ne fait plus paraître Le Féminisme chrétien depuis 1907, l’année du décès
de celle qui l’aidait à faire tourner la boutique, Marie Duclos514. Elle demeure secrétaire
générale jusqu’à sa mort, le 25 juillet 1928515, mais elle n’y pressera plus la question
suffragiste – a fortiori pendant le quasi-silence féministe de la première guerre
mondiale – jusqu’au « second ralliement »516. Une conjonction de facteurs fit alors
diminuer la crainte inspirée par le libéralisme : l’émergence du bolchevisme, qui
conduit au retrait de la Russie des forces alliées, et fait entrevoir à la droite non ralliée
un danger plus grand que le régime républicain ; le déportement des suffragistes vers
des sujets de prédilection du parti catholique, à savoir l’alcoolisme et la dépopulation,


511
Russell Hittinger, op. cit.
512
Louis Saint-Hilaire, « Congrès de la Fédération Jeanne d’Arc », L’Univers, 3 juin 1910, 3.
513
Pierre Froment, « VIIe Congrès Jeanne d’Arc », Le Devoir des femmes françaises, juin 1910, 485.
514
Dont nous savons très peu de choses, finalement, hormis la certitude de la date de sa mort, donnée par
celle que Duclos avait converti au féminisme, la fondatrice du Féminisme Chrétien en Belgique, Louise
Van den Plas. Voir « In memoriam », La Ligue. Organe belge du droit des femmes, 1907, 15e année, 89.
Un dépouillement des actes de décès du 6e arrondissement sur l’année 1907 n’a rien donné. Nous savons
qu’elle publiait des ouvrages sous le nom de Mme Paul Georges, parfois Paule Georges, mais quel est le
nom véritable ?
515
« Nos amis défunts », La Croix, 28 juillet 1928, 2. Voir aussi Questions féminines et Questions
féministes, juillet-août 1929.
516
Magali Della Sudda, « Discours conservateurs… », op. cit., 218.

119

favorisant un rapprochement des deux mouvements ; et également, l’habitude que les
femmes avaient prises de vivre en l’absence des maris – absence ayant conduit même
à un ajustement du Code Civil – ainsi que, sans doute, l’habitude du suffrage qui
s’ancrait progressivement dans les nouvelles générations517. Dès 1919, la Chambre vote
l’intégralité des droits politiques à 359 voix contre 95. Ce retournement est sans doute
permis par l’acceptation définitive du suffrage par les femmes catholiques, qui furent
plus d’un million à s’engager à la nouvelle Commission d’éducation sociale civique de
la femme, dès sa fondation en 1919 par Jeanne Chenu, de L’Action sociale de la femme.
Un autre élément récent fut déterminant : en juillet 1919, dans une interview
accordée à Annie Christich, une journaliste suffragiste catholique, le pape Benoit XV a
incité les femmes catholiques à se saisir du vote comme d’une arme518. Dans un discours
à la jeunesse féminine catholique la même année, le pape développe ce thème de
l’élargissement des devoirs religieux féminins au domaine civique et politique519. Par
conséquent, les dernières digues qui s’étaient dressées contre Maugeret ont cédé : à
l’automne 1920, Jeanne Chenu, Mme Levert-Chotard et la marquise de Moustier
fondent L’Union nationale pour le vote des femmes, bientôt reprise par la duchesse
Edmée de la Rochefoucauld, épouse du président de l’Action Libérale, Jean de la
Rochefoucauld. Son objectif est de faire passer le vote des femmes avant toute autre
considération, et elle surprendra même en s’opposant au suffrage familial au motif que
la femme doit voter en son nom : « La femme est un être humain, mariée ou non »520.
L’adhésion au libéralisme politique était désormais le fait de la majorité des
catholiques, neuf ans après le départ en relative retraite de Marie Maugeret.


517
L. Klejman et F. Rochefort, op. cit., chapitre VIII.
518
« “Yes We Approve”, Interview of Benedict XV by Annie Christich », The Catholic Citizen. Organ
of the Catholic Women Suffrage Society, 1919, n° 7, p. 1-2.
519
« Sono avventurati », discorso di Benedetto XV, Bollettino d’organizzazione dell’Unione femminile
cattolica italiana, n° 7, 1919, p. 1.
520
Cité dans Hause et Kenney, op. cit., 29.

120

Conclusion

Nous nous étions demandé en introduction comment la maturation du


féminisme de Marie Maugeret éclairait son fondement et justifiait son influence. À
partir d’une étude approfondie des écrits de Maugeret, nous avons pu établir trois
phases d’évolution. La première s’étend de 1896 à juillet 1898 et correspond au
saisissement, par Maugeret, de la question féministe. Partisane de l’égalité des sexes
dès le premier numéro de sa revue, et d’une refonte totale du Code civil, Maugeret
s’inscrit malgré tout dans la tradition anthropologique de l’Église, quoique son refus du
Ralliement la place déjà dans la position de celle qui privilégie ce qui lui semble vrai,
devant les « directions pontificales ». Malgré des réticences de la part des militantes les
plus anticléricales, le mouvement féministe lui ouvre ses portes.
La deuxième période s’étend de juillet 1898 à juillet 1902 : le féminisme de
Maugeret devient la matrice de son nationalisme, car l’affaire Dreyfus lui fait trouver
les mêmes causes à des maux apparemment divers : l’égoïsme de l’homme. En
assimilant le sentiment du devoir à son antidreyfusisme, Maugeret assimile également
la volonté de révision du procès de Dreyfus à un individualisme profond,
impardonnable alors que l’Allemagne demeure si menaçante. Par conséquent, les
hommes antidreyfusards qui, quoiqu’aux commandes, mènent au naufrage le navire
familial et le navire national doivent être remplacés. Les devoirs qu’ils négligent à
l’Assemblée comme au foyer doivent être assurés par la femme, qui nécessite pour ce
faire de nouveaux droits. Le suffragisme, qu’elle soutenait depuis longtemps mais
qu’elle refusait de prôner pour ne pas s’aliéner l’opinion publique, est désormais justifié
par l’urgence de la crise. Pourtant, l’affaire Dreyfus a conduit un certain nombre de
féministes à couper les ponts avec elle ; ceci ne la chagrine pas trop puisqu’elle
considère que ce sont les catholiques, formant l’écrasante majorité du pays, qui
pourront garantir les victoires féministes. À ce titre, elle commence à piloter son idée
dans leurs rangs, consciente de sa distance idéologique avec eux ; elle remporte
pourtant de relatifs succès : invitée au Congrès des œuvres de femmes en 1900, elle
tient deux tribunes qui sont audacieuses pour l’orthodoxie catholique : l’une, sur la
situation légale de la femme, l’autre, sur le travail d’un point de vue libéral.
La troisième période s’étend de juillet 1902 à 1910. L’évolution est ici suscitée
par la lutte du gouvernement de « défense républicaine » contre l’influence des
congrégations religieuses. Maugeret, royaliste depuis toujours, est amenée à grande
121

vitesse par la loi de 1901 et les échecs électoraux à réfléchir sur la tyrannie. Laissant de
côté le républicanisme plébiscitaire dont elle s’était provisoirement rapprochée, elle se
range derrière le libéralisme politique, que l’on pouvait déjà sentir dans son libéralisme
économique : contre le tyran, il y a le bulletin de vote ou l’insurrection. Les Congrès
qu’elle organise alors pour tenter d’en convaincre les femmes catholiques, mais aussi
la Fédération Jeanne d’Arc qu’elle institue, et qui sera forte en 1905 de 350 000
adhérents521, témoignent de cet apostolat. Quoiqu’elle n’emporte pas l’adhésion de tous
les catholiques, la noblesse et l’intelligentsia s’y pressent, et la troisième journée du 3e
Congrès est unique en son genre. En cela, Maugeret précède et accompagne l’évolution
du paradigme anthropologique catholique, progressivement conquis au libéralisme
alors même que les papes s’y opposaient. En 1910, les digues ont presque l’air de céder.
Mais si le catalyseur final est la Grande guerre, Maugeret n’en aura pas moins battu la
campagne pendant quatorze ans, correspondant avec des femmes qui, dès 1919,
revinrent tout à fait sur leur opposition d’antan. De sa naissance à sa mort, Maugeret a
été le témoin et l’agent d’un profond changement de paradigme, et au dernier Congrès
qu’elle anima, en 1928, les Éminences se bousculaient pour intégrer le Comité
d’honneur522.


521
Ce chiffre est avancé par S. Hause et A. Kenney, dans Women’s suffrage and social politics in the
French Third Republic, Princeton, Princeton University Press, 1984.
522
Questions féminines…, op. cit. Nous pouvons citer le cardinal Dubois, archevêque de Paris ; le
cardinal Luçon, archevêque de Reims ; Mgr Foucault, évêque de St-Dié ; Mgr Gibier, évêque de
Versailles ; Mgr Ginisti, évêque de Verdun ; Mgr Tissier, évêque de Châlons-sur-Marne ; Mgr
Baudrillart, évêque d’Himéria, recteur de l’Institut catholique ; Mgr Odelin, directeur général des Œuvres
diocésaines ; S. A. R. la duchesse de Vendôme ; et parmi d’autres comtesses, la comtesse Bertrand de
Mun.

122

Sources

Archives

Archives de la préfecture de police, sous-série BA, concernant les Affaires


générales du Cabinet du préfet de police entre 1869 et 1970. Ces documents émanent
du Bureau de renseignement de la 2e division, renommé Direction générale des
renseignements généraux en 1907, et de la Sûreté.
APP BA 1108 et 1109, sur la Ligue Antisémitique Française.
APP BA 1651, sur le mouvement féministe – qui concerne primordialement la
Ligue française du droit des femmes.

Archives nationales, sous-série F7, dite Police générale, accueillant les dossiers
des autorités chargées des affaires de police au niveau national.
AN F7 12462, sur le voyage des dames de l’UNFF à Rambouillet où se trouvait
Mme Loubet.

Archives nationales, sous-série AP, dite Personnes et familles.


AN 401AP, sur Paul Déroulède.

Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, collection Bouglé. Fonds réalisé


par Marie-Louise Bouglé, qui consacra ses revenus à constituer une documentation
féministe, héritant notamment des archives de Léon Richer.
Fonds Auclert, boîte 12.

Bibliothèque nationale française, nouvelles acquisitions françaises. On y trouve


notamment un immense fonds de correspondance.
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littéraire de l’Ouest, L'Écho littéraire de France, L'Écho de Paris, Le Féminisme

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Journal, Le Journal des débats, La Lanterne, Le Matin, Le Petit journal, La Presse,
Questions féminines et questions féministes, La Revue des grands procès
contemporains, L’Univers.
Ces journaux sont disponibles dans leur intégralité en format numérisé sur
Gallica.

Sondages : L’Antijuif, L’Avenir des femmes, Bollettino d’organizzazione


dell’Unione femminile cattolica italiana, Bulletin continental, The Catholic citizen, De
Amsterdammer, Les Documents du progrès, L’Écho de la ligue patriotique des
françaises, La Femme contemporaine, La Fronde, La Gazette de France,
L’Internationale, Journal d’Indre-et-Loire, La Libre parole, Organe de la ligue belge
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131

Table des matières

Sommaire……………………………………………………………………………. 4
Remerciements………………………………………………………………………. 5
Introduction……………………..……..……..…..……..………………….............. 6
Première partie : la marche du mouvement féministe depuis 1868……..………... 12

Deuxième partie : Marie Maugeret, féministe chrétienne et nationaliste……......... 28

Troisième partie : Marie Maugeret, Janus et les Congrès Jeanne d’Arc………….. 74


I. L’invitée du Congrès…………………………………………………………….. 74
Il n’était pas gagné que Maugeret y mette les pieds…………………………………………………. 74

Rapport sur la situation légale de la femme envisagée d’un point de vue chrétien………………….. 77

Le congrès constitue pour Maugeret un sauf-conduit royal…………………………………………. 81

Ce sauf-conduit est également vécu comme promettant le succès futur du féminisme…………….. 83

Le soutien du Congrès a doublé ses alliances plutôt qu’il ne les a entravées……………………….. 86

Le libéralisme économique de Maugeret est une chose rare en pays catholique……………………. 87

Son libéralisme économique entraîne Maugeret vers le libéralisme politique………………………. 90

Rappel chronologique de la lutte de la République contre l’influence de l’Église………………….. 91

Le numéro de juillet 1902 illustre une nouvelle étape dans la pensée de Maugeret………………… 93

II. L’animatrice du Congrès………………………………………………………... 96


Le Cercle catholique de Dames constitue une première initiative dédiée à la question féminine……97
La préparation du premier Congrès Jeanne d’Arc de 1904 tient désormais une place primordiale
dans l’esprit de Marie Maugeret……………………………………………...……………………... 99

L’amélioration du sort de la femme aura chez Maugeret un fondement sociologique……………..102

Le CJA de 1904, qui « pratique le féminisme », ouvre la voie à une discussion suffragiste……… 103

La crise de la Séparation favorise la naissance à la Fédération Jeanne d’Arc au CJA de 1905…… 106

Maugeret presse avec une intensité croissante pour le suffragisme……………………………….. 108

Elle est soutenue en cela par une part croissante d’intellectuels catholiques……………………… 111

La troisième journée du CJA de 1906 donne lieu à une discussion suffragiste…………………….113

Cette discussion entérine l’avant-gardisme de Marie Maugeret…………………………………… 117

La position personnelle du Pape est au centre des arguments catholiques………………………… 119

Il y a bien longtemps que Maugeret entretient une ambiguïté sur le sens de son féminisme……… 123

Il y a, entre le féminisme de Maugeret et l’anthropologie de l’Église, un décalage croissant……. 127

132

Conclusion…………………………………………………………...…………... 131
Sources…………………………………………………………………………… 133
Bibliographie……………………………………………………………………... 137
Table des matières………………………………………………………………... 142

133

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