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LE FÉMINISME DE
MARIE MAUGERET,
CHRÉTIENNE
Le lent cheminement d’une idée, 1896-1910.
3
Sommaire
Introduction………………………………………………………………………….. 6
Conclusion…………………………………………………………………………..131
4
Remerciements
5
Introduction
1
APP Ba 1651, note du 5 février 1896.
2
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Gallimard, 1986, vol. 1, 119.
3
Theodore Zeldin, Histoire des passions françaises, Editions Recherche, 1978, vol. 1, 343-362.
4
Steven Hause et Anne Kenney, « The Development of the Catholic Women’s Suffrage Movement in
France, 1896-1922 », Catholic Historical Review, n°67, 1981, 11-30.
5
Magali Della Sudda, « Discours conservateurs, pratiques novatrices », Sociétés & Représentations,
2007/2 (n° 24), 218.
6
Nous faisons ici référence, par ordre chronologique, à Laurence Klejman et Florence Rochefort,
L'égalité en Marche: Le Féminisme Sous la Troisième République, Paris, 1989 ; Sylvie Fayet-Scribe,
Associations féminines et catholicisme, les Éd. Ouvrières, 1990 ; Christine Bard, Les Filles de Marianne,
Fayard, 1995 ; J. McMillan, « Marie Maugeret and Christian feminism », dans Clarissa Campbell (dir.),
6
Hause et Kenney. Ce terme de récit, nous l’employons comme charriant le sens de
l’anglais « narrative » : le premier compte-rendu influent creuse un sillon dont il est
difficile de sortir. Aussi présomptueux qu’il soit de commencer par une telle remarque,
c’est précisément la raison qui nous a conduit à entamer ce travail et nous avons cent-
vingt pages pour convaincre les lecteur·ice·s.
Le contenu de ce récit repose sur une périodisation schématique en trois temps.
Entre 1896 et 1898, Maugeret cherche à rejoindre le mouvement féministe. Partisane
de l’amélioration du sort de la femme mais respectueuse de la tradition de l’Église, elle
a fondé le groupe du Féminisme chrétien aux environs du congrès féministe
international de 1896 où elle est bien accueillie. Nonobstant leur anticléricalisme, les
militantes acceptent de travailler avec ce personnage singulier, dont elles ne se
détacheront qu’à l’occasion de l’affaire Dreyfus. En effet, à partir de 1898, les
vociférations antisémites de Maugeret sont le chant du cygne de sa collaboration avec
le mouvement, et ce n’est qu’une fois 1900 et la crise passés qu’elle retourne aux sujets
féministes. Alors, se restreignant aux interlocuteurs nationalistes, Maugeret tente en
vain d’amorcer un débat suffragiste, et organise un Congrès annuel des œuvres
féminines. Elle tente ouvertement, en 1906, d’y faire voter une résolution qui rangerait
les congressistes derrière ses idées, mais la maigre victoire qu’elle remporte n’est pas
suivie d’effet et sonne le glas de sa campagne. Ainsi, à sa gauche, on s’est passé de son
antisémitisme ; à sa droite, on ostracise son suffragisme. L’échec est cinglant pour une
femme de soixante-six ans, qui prend sa retraite en 19107.
Nous aurons donc l’occasion de montrer les nombreuses lacunes de ce récit.
Wollstonecraft's Daughters: Womanhood in England and France 1780-1820, Manchester University
Press, 1996 ; F. Rochefort, « La prostituée et l’ouvrière », dans Françoise Lautman (dir.), Ni Ève ni
Marie, luttes et incertitudes des héritières de la Bible, Labor et Fides, 1997 ; Anne Cova, Au service de
l’Église, de la patrie et de la famille, Paris, 2000 ; Bruno Dumons, « Les Congrès Jeanne-d’Arc ou la
vitrine d’un “féminisme chrétien” », dans Claude Langlois et Denis Sorel, Le catholicisme en congrès,
Éd. RESEA, 2009 ; Anne Cova et Bruno Dumons, Destins de femmes : religion, culture et société,
Letouzey et Ané, 2010 ; Christine Bard, Dictionnaire des féministes. France - XVIIIe-XXIe siècle,
Paris, 2017.
7
La brièveté de ce compte-rendu le fait ressembler de très près à l’entrée « Maugeret » du Dictionnaire
de C. Bard, op. cit.
7
Marie Leonne Maugeret est née le 25 juin 1844, au Lude, dans la Sarthe (74)8.
Son père, Auguste Charles Maugeret (1813-1886), était médecin de la Compagnie
d’Orléans, lui-même descendant d’une longue lignée de chirurgiens à l’exception de
son propre père, François Marie Maugeret (1772-1840), ancien militaire marié avec
6000 autres par Napoléon en 18109, et devenu libraire à Paris. Sa mère, née Olide
Malgrange (1804-1862), est également issue d’une vieille famille du Perche, où les
hommes sont notaires. À l’adolescence de ses quatre filles, Auguste Maugeret s’installe
à Tours et les confie aux Ursulines10, où Marie et ses sœurs passent leur brevet
supérieur, c’est-à-dire l’examen de fin de lycée de jeunes filles. Marie Maugeret devient
ensuite institutrice dans la Sarthe, notamment à la Ferté-Bernard (74) jusqu’en 1885.
Elle s’engage comme infirmière aux côtés de son père pendant la guerre de 1870. C’est
en 1883, à trente-neuf ans, qu’elle fonde son premier journal, le mensuel Écho littéraire
de l’Ouest, qui se spécialise dans les nouveautés littéraires, artistiques et scientifiques.
Elle publie également un certain nombre d’ouvrages, dont des essais – La Science à
travers les champs (1880), L’attaque et la défense, Luther et Loyola (1881), etc. –, des
romans – Le château des Ravenelles (1886), Le Couvent des carmes et ses martyrs
(1890), etc. –, et de la musique – Ce que je voudrais être (1879), Les Gouttes de rosée
(1892), etc.
En septembre 1885, Maugeret quitte le Mans pour Paris, où elle renomme son
mensuel Écho littéraire de France. Aux rubriques scientifiques et littéraires, elle en
ajoute alors une nouvelle, qu’elle intitule « À bâtons rompus », et dans laquelle elle
commente l’actualité politique autant intérieure qu’internationale. Entrée dans une
imprimerie « pour rendre service à des amis »11, elle prend goût à la profession et fonde
une école professionnelle d’imprimerie pour jeunes filles, sise d’abord au 120 rue
Lafayette, puis au 123 rue Montmartre, et définitivement au 19 rue Bonaparte à partir
de 1892. Logée elle-même au 143 rue de Rennes, elle y tient un petit salon.
8
Ces informations sont issues d’un échange de mails avec une généalogiste de la Sarthe, Dominique
Morin, et du numéro nécrologique de Questions féminines et questions féministes, juillet-août 1929.
9
Par décret du 25 mars 1810, l’empereur accorda en effet une dot aux filles de leur commune
qu’épouseraient, le 22 avril 1810, 6 000 de ses anciens soldats.
10
Maugeret le mentionne dans son roman Vieilles Gens, vieilles choses, 1925 ; voir aussi M. Maugeret,
« Protestation de MM en faveur de l’enseignement donné par la congrégation de Sainte-Ursule », Journal
d’Indre-et-Loire, 21 décembre 1880.
11
Questions féminines…, op. cit.
8
Nos sources primaires
Les données biographiques que nous avons sont très parcellaires. Beaucoup
d’incertitude règne sur la première partie de la vie de Maugeret, pour plusieurs raisons.
D’abord, n’ayant jamais été mariée, elle n’a pas donné vie à une descendance qui aurait
pu nous fournir une correspondance, voire même, pain bénit du chercheur, un journal
intime ; il manque, aux archives départementales de Paris, les actes de décès
correspondant précisément à la date de sa mort, c’est-à-dire ceux du deuxième semestre
de l’année 1928, dans le 6e arrondissement – l’acte de décès nous aurait indiqué un
potentiel héritier ; enfin, comble de malchance, la Bibliothèque Historique de la Ville
de Paris (BHVP) est en travaux depuis de nombreux mois et le dossier 523 du fonds
Bouglé, précieux de renseignements, est justement situé dans une zone absolument
inaccessible. À cela s’ajoute la pudeur personnelle de Maugeret, en raison de laquelle
ses proches amis, à sa mort, admettront en ignorer quasiment autant que nous12.
Ceci ne nous a pas retenu, bien entendu, mais ces lacunes signifient que
l’essentiel de nos informations est tiré du Féminisme chrétien, dont nous avons pu
accéder à l’intégralité des numéros entre 1896 et 1904, et dont la conservation est plus
aléatoire à partir de 1905, jusqu’à l’arrêt de la publication en 1907. Autrement dit, c’est
d’abord par le prisme public des écrits diffusés par Maugeret que nous pourrons établir
une étude de l’évolution de sa pensée féministe – ce qui n’est pas idéal. Pourtant, la
position de Maugeret ayant d’abord été celle d’une stratège, d’une apôtre tacticienne,
l’écart que nous pourrons relever entre les propos qu’elle tient selon l’auditoire visé
constituera une ouverture qui n’est pas négligeable. Nous avons également procédé à
un dépouillement systématique des principaux quotidiens catholiques ou non – la
numérisation des journaux féministes n’étant encore qu’ébauchée – : L’Univers, La
Croix, Le Figaro, Le Temps, Le Journal, L’Intransigeant, Le Gaulois ; ainsi que Le
Devoir des Femmes françaises, auquel Maugeret collabore à partir de 1902.
12
Questions féminines…, op. cit.
9
à la fondation du Féminisme chrétien, et à l’omniprésence ultérieure de la question
égalitaire dans les écrits de Maugeret. Quant à 1910, c’est l’année de la dernière
offensive de Maugeret sur le droit de vote des femmes, ce qui nous gardait de choisir
la borne de 1907 et l’arrêt de la publication du Féminisme chrétien ; mais par
conséquent, l’absence même du journal nous empêchait d’aller plus loin que 1910, car
nous n’aurions disposé alors que des actes des Congrès que Maugeret organisait
annuellement, et c’eût été cheminer à l’aveugle.
Un débat sémantique entoure également le travail de Maugeret, quant à la
qualification féministe de son travail13. Dans L’Égalité en marche, Laurence Klejman
et Florence Rochefort écrivent :
« Aucun texte fondateur ne garantit l’orthodoxie du féminisme. Le mot lui-même est,
rappelons-le, de création récente. Néologisme fondé dans les années 1830, il releva d’abord du
discours médical et désignait la présence de caractères physiologiques féminins chez certains
hommes. En 1872, Alexandre Dumas fils utilise l’adjectif et lui confère un sens psychologique
en l’attribuant aux hommes qui, renonçant à leur “virilité”, prennent le parti des femmes,
notamment en cas d’adultère. Qu’on pût trouver anormal qu’un mari venge son honneur bafoué
en tuant sa femme adultère, voilà qui dénotait certainement une perversion morale ! Dix ans plus
tard [en 1882], le mot reparaît dans son sens actuel, sous la plume d’une militante pour le droit
des femmes, Hubertine Auclert. Il faudra attendre dix ans encore pour qu’il se diffuse parmi les
propagandistes comme parmi les commentateurs. Au tournant du siècle, il connut une telle vague
de popularité qu’il fut appliqué à des phénomènes fort disparates et que toutes sortes d’épithètes
lui furent attribués »14.
Dans ces conditions, il nous a semblé légitime de reprendre le terme quand les
acteur·ice·s des premières années s’en affublaient – ce qui n’était pas le cas de tout le
monde, bien au contraire. Ainsi, c’était notamment le cas de celui ou celle qui
préconisait une révision du Code civil afin d’améliorer le sort de la femme, sans
toutefois nécessairement adhérer à la doctrine égalitaire. Nous verrons d’ailleurs que
Maugeret revendique l’égalité des sexes dès le premier numéro de son journal. Nous
aurons l’occasion de revenir plus précisément sur ce problème de définition.
13
14
L. Klejman et F. Rochefort, op. cit.
10
procède à une combinaison de son féminisme et de son nationalisme. Enfin, nous nous
attacherons aux Congrès catholiques auxquels Maugeret participe, et ceux qu’elle
institue, pour tenter de mettre au jour la spécificité de son action et l'écho qu’elle
rencontre chez les catholiques.
11
PREMIÈRE PARTIE
12
13
–I–
Féminismes et République
15
Le mot n’existe pas encore, nous l’avons dit, mais c’est pour privilégier la clarté de lecture que nous
l’adoptons avec une quinzaine d’années d’avance.
16
L. Klejman et F. Rochefort, op. cit., 36.
14
recevoir une instruction publique17, afin de réduire la mainmise des congrégations
religieuses qui s’en chargeaient jusqu’alors. Leur propre groupe avait pris le nom de La
Ligue des femmes, et naviguait parallèlement à celui de Richer, qui s’était doté du
premier journal féministe à paraître depuis le coup d’État de 1851 : Droit des femmes.
La déclaration de guerre ayant mis un point d’arrêt à cette agitation, la
proclamation de la République le 4 septembre 1870 fut donc, nous l’avons dit,
accueillie avec joie. Mais immédiatement, le rôle joué par la Commune a tout d’une
tragédie : non seulement les nombreuses femmes qui se joignent à l’insurrection
n’obtiennent pas des leaders qu’ils prêtent l’oreille à leurs revendications, mais cette
implication même leur vaudra une très grande sévérité lors de la répression
républicaine, qui déporte les militantes les plus révolutionnaires, et favorise
l’assimilation par la presse de chacune des femmes à une pétroleuse en puissance18. Par
conséquent, en 1871, la prudence est de mise dans les rangs féministes ; Deraismes et
Richer dotent leur groupe d’un nouveau nom moins subversif – l’Avenir des femmes –
attendent l’année suivante pour organiser un banquet qui réunisse les personnalités que
les desiderata égalitaires préoccupent19. La lettre qu’envoie Victor Hugo à Richer à cette
occasion fait un tabac dans la presse :
« Il est douloureux de le dire : dans la civilisation actuelle, il y a une esclave. La loi a des
euphémismes ; ce que j’appelle une esclave, elle l’appelle une mineure ; cette mineure selon la
loi, cette esclave selon la réalité, c’est la femme. (…) Dans votre législation telle qu’elle est, la
femme ne possède pas, elle n’este pas en justice, elle ne vote pas, elle ne compte pas, elle n’est
pas. Il y a des citoyens, il n’y a pas de citoyennes. C’est là un état violent : il faut qu’il cesse »20.
17
Charlotte Cosset et Gilles Malandain, « André Léo journaliste. Engagement et témoignage (1866-
1871) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 132 | 2016, 139-154.
18
Gay Gullickson, Unruly Women of Paris : Images of the Paris Commune, Cornell University Press,
1996.
19
Le banquet a lieu au restaurant Corazza, dans le Palais Royal. Cf. Patrick Bidelman, Pariahs stand up
! The founding of the liberal feminist movement in France, 1858-1889, Greenwood Press, 1982, 97.
20
« [Lettre de Victor Hugo] À Monsieur Léon Richer », L’Avenir des femmes, 7 juillet 1872, 2.
21
Un exemple parmi d’autres : Albert Wolff, « Gazette de Paris », Le Figaro, 14 juin 1872, 1
22
Steven Hause, Hubertine Auclert : the French suffragette, Yale University Press, 1987, 19.
15
pour cela que j’ai consenti à devenir membre de la Ligue de l’Enseignement »23.
16
femme : vous êtes des autocrates, vous niez la liberté, vous niez l’égalité. Pensez-vous pouvoir
établir sérieusement un gouvernement républicain en conservant des esclaves qui feront de la
France un pays continuellement en état de fermentation ? »27.
Dans ces conditions, les deux stratégies qui se font jour peuvent être lues en
regard de l’intensité d’anticléricalisme : il est plus fort chez ceux qui adoptent la
stratégie des petits pas, et qui, faisant du suffrage l’ultime revendication, espèrent que
l’échelonnement des réformes permettra l’éducation politique des femmes ; il l’est
moins chez ceux qui, en revanche, placent le droit de vote en première position, et
considèrent que les verrous civiques et religieux qui emprisonnent la femme sauteront
d’eux-mêmes une fois que celle-ci aura mis le pied à l’Assemblée nationale. Dans cette
deuxième posture, nous reconnaissons Auclert et le groupe qu’elle fonde en 1876, Droit
des femmes.
Cependant, Carole Pateman30 et Charles Sowerwine31 défendent l’hypothèse que
l’anticléricalisme n’était pas le seul facteur conduisant les républicains à se montrer
hostile à toute forme de suffragisme. Notant que « [dans les débats qui amènent la
constitution de 1875,] personne ne soulève la question du suffrage féminin, comme
certains l’ont fait en 1848 »32, Sowerwine déclare que l’exclusion des femmes est
inhérente au républicanisme de la IIIe République, puisque le modèle social qui
s’enracine chez ses représentants demeure profondément familial – le lexique seul les
distinguant des conservateurs. Le député Eugène Pelletan, qu’il qualifie « d’archétype
du républicain radical »33, écrit ainsi en 1869 :
« Quant à la femme, sa place est au foyer : à elle la direction, l’administration de la maison,
et surtout la création continuelle de ces jeunes âmes […], pour en faire un jour des citoyens dignes
de leur pays. Ainsi, pour définir le mariage, […] je l’appellerai un gouvernement constitutionnel.
Le mari ministre des Affaires étrangères, la femme ministre de l’intérieur, et toutes les questions
du ménage décidées en conseil des ministres »34.
27
H. Auclert, op. cit.
28
Sur la prégnance du catholicisme chez les femmes, voir Ralph Gibson, « Le catholicisme et les femmes
en France au XIXe siècle », Revue d’histoire de l’Église de France, t. LXXIX, 1993, p. 64.
29
H. Auclert, op. cit.
30
Carole Pateman, The Sexual Contract, Polity, 1988.
31
C. Sowerwine, op. cit.
32
C. Sowerwine, France since 1870 : culture, politics and society, Palgrave, 2001, 31.
33
C. Sowerwine, « La politique… », op. cit., §15.
34
Eugène Pelletan, La femme au XIXe siècle, Pagnerre, 1869, 29.
17
Prenant l’exemple de la femme de lettres Juliette Adam, épouse d’un proche de
Gambetta nommé Edmond Adam, et de Léonie Léon, elle-même maîtresse de
Gambetta, Sowerwine montre que pas une fois, la question d’une participation autre
qu’indirecte des femmes à la politique ne se pose entre ces femmes et leurs conjoints.
L’historienne Carole Pateman, quant à elle, convoque même une explication
psychanalytique : à ses yeux, la République a substitué au patriarcat monarchique la
fraternité républicaine, constituant une « bande de frères », qui ont chacun le pouvoir
de remplir le rôle du père qu’ils ont tué parce qu’ils sont tous déjà chefs de famille, rois
du ménage35. Ceci expliquerait que l’exclusion des femmes de la citoyenneté a perduré
jusqu’en 1944, alors que les Néo-zélandaises acquirent le suffrage en 1893, les
Australiennes en 1901, les Américaines en 1919 et les Britanniques en deux temps,
1918 et 1928 pour les plus jeunes.
Quoiqu’il en soit, à la période où nous nous situons, les deux branches –
suffragiste ou non – du mouvement féministe remportent un succès extrêmement limité,
même sous la République républicaine. La loi Camille Sée de décembre 1880, qui veut
mettre en place l’instruction secondaire publique pour les jeunes filles, ne prévoit ni
latin, ni grec, ni philosophie, empêchant effectivement la préparation du baccalauréat.
Quand Auclert veut s’allier à la Société de la libre pensée, découvrant que celle-ci n’est
pas du tout favorable au principe de l’égalité des sexes, elle joue la provocation et se
présente à la fin d’un mariage civil, décorée des insignes de la Société, déclarant : « La
femme étant l’égale de l’homme ne lui doit pas obéissance » ; elle est désavouée par
ses chefs36. Deraismes, qui s’est tournée vers la franc-maçonnerie, n’arrive pas à
infléchir la traditionnelle exclusion des femmes, malgré des tentatives répétées ; elle en
est réduite à fonder sa propre loge, le Droit humain, en 1893.
1893 est également l’année de la fondation d’un nouveau groupe féministe,
l’Avant-Courrière, qui veut adopter une position modérée et ne reprend pas la
rhétorique égalitaire de ses prédécesseurs. Sa présidente, Jeanne Schmahl, veut
focaliser l’attention de l’opinion publique sur des réformes précises, au moyen d’une
campagne de communication très étudiée qui rejette toute connotation subversive. Ses
deux objectifs sont bientôt remplis : l’autorisation pour les femmes d’être témoins dans
35
C. Pateman, op. cit., chap. 4. On trouve une argumentation similaire dans Christine Fauré, La
démocratie sans les femmes : essai sur le libéralisme en France, PUF, 1985 ; ainsi que dans Geneviève
Fraisse, Muse de la raison : la démocratie exclusive et la différence des sexes, Alinea, 1989, chap. 4 ; et
dans G. Fraisse, Les femmes et leur histoire, Gallimard, 1998, chap. 4-6.
36
L. Klejman et F. Rochefort, op. cit., 63.
18
les actes civils et privés passe à la Chambre en 1896, au Sénat en 1897 ; celle pour les
travailleuses mariées de disposer de leur salaire est votée à la Chambre en 1897, mais
par le Sénat seulement en 1907, à une époque où le féminisme a largement conquis son
droit de cité dans les journaux. Les premières victoires notables sont donc obtenues par
des féministes qui refusent de menacer l’équilibre des rapports de sexe – au point que,
tant que son projet de loi n’était pas passé, Schmahl refusait de se ranger derrière un
autre combat, à commencer par le suffragisme37.
Le mouvement féministe n’emportera pas plus de soutien de la part des
dirigeants socialistes.
– II –
Féminismes et socialisme
37
James McMillan, France and Women. 1789-1914, Routledge, 2002, 194.
38
Ces chiffres sont tirés de Charles Sowerwine, « Le groupe féministe socialiste, 1899-1902 », Le
mouvement social, janv.-mars 1975, pp. 87-120.
19
depuis de longues générations, les femmes de la classe moyenne entrent dans le salariat.
Le féminisme et le socialisme émergent donc partiellement en réponse à cette évolution
sociale, laquelle confère à leur critique structurelle une urgence et un écho plus
important.
Cependant, les deux idéologies ne vont pas main dans la main. À cette période,
l’influence proudhonienne marque encore l’esprit des militants du socialisme. En effet,
Pierre-Joseph Proudhon avait développé une vision très conservatrice du rôle de la
femme, dont la citation suivante, tirée de son programme révolutionnaire, en 1848,
fournit une illustration :
« Pour moi, plus j’y pense, et moins je puis me rendre compte, hors de la famille et du
ménage, de la destinée de la femme. Courtisane ou ménagère (ménagère, dis-je, et non pas
servante), je n’y vois pas de milieu (…). Je protesterais donc contre toute loi, civile ou fiscale, qui
aurait pour objet de restreindre ou limiter la puissance paternelle (…) ; je regarderais toute loi sur
le divorce comme un encouragement au libertinage et un pas rétrograde »39.
Les ouvriers français vivent en effet le travail des femmes comme une
concurrence directe et une destruction familiale – en somme, comme un drame. Ainsi,
les congrès syndicaux, au moins jusqu’en 1914, traduisent l’espérance que la révolution
sociale ramènera la femme au foyer40. Pourtant, « l’immortel congrès »41 de Marseille
de 1879, qui se déroule au moment même de l’installation des républicains dans la
République, et qui se prononce pour un collectivisme pur et dur, rompt avec la
conception proudhonienne. Sous l’impulsion d’Hubertine Auclert, qui rencontre ici un
accueil plus chaleureux qu’au congrès féministe de l’année précédente, il prend la
résolution suivante :
« Le congrès, considérant qu’un rôle, pour être rempli, doit relever du choix de l’individu
qui le remplit, n’assigne aucun rôle particulier à la femme : elle prendra dans la société le rôle et
la place que sa vocation lui assignera »42.
39
Pierre-Joseph Proudhon, « Programme révolutionnaire », Mélanges, articles de journaux 1848-1852,
vol. 1, 44-45. Notons que son ouvrage De la justice dans la Révolution et dans l’Église, Garnier frères,
1858, contient des considérations qu’il est juste de qualifier de fortement misogynes. De plus, Juliette
Adam, dont nous avons parlé précédemment, s’était justement fait connaître en lui offrant une réponse
cinglante, dans Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage, Taride, 1858.
40
Voir à ce sujet notamment Madeleine Guibert, Les femmes et l’organisation syndicale avant 1914, Ed.
CNRS, 1966, et Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard Féminisme et syndicalisme en France, Ed.
Antropos, 1978.
41
L’expression est de Jules Guesde et sera souvent reprise par la suite, voir Jean-Numa Ducange, Jules
Guesde : l’anti-Jaurès ?, Armand Collin, 2017, 220.
42
Séances du congrès ouvrier socialiste de France, Troisième session, Doucet, 1879, 805.
20
publiée43. S’inspirant du traité de Lewis Morgan, La société archaïque44, l’ami endeuillé
de Karl Marx met au jour l’oppression ancestrale des femmes, et cherche à dater le
moment à partir duquel les hommes leur ont imposé la sujétion.
Cependant, pendant les quarante ans qui séparent le congrès de Marseille de
l’entrée en guerre mondiale de la France, les socialistes français, nonobstant leur relatif
soutien verbal, n’agissent que très peu en faveur du suffrage. Les modérés, menés par
Jaurès, adoptent une position opportuniste au sens politique du mot, c’est-à-dire qu’ils
ne voulaient pas imposer des réformes qui précédaient trop l’opinion publique ; quand
aux marxistes, ils considèrent qu’il faut d’abord travailler à la Révolution, laquelle peut
seule permettre une égalité réelle et totale ; les antiparlementaires enfin, conduits par
Gustave Hervé, ne voient pas l’intérêt d’être admis au sein d’un corps qu’ils cherchent
à détruire. En somme, le suffragisme rassemble trois principaux défauts aux yeux des
militants socialistes : il privilégie l’intérêt d’un sexe devant celui d’une classe, l’égalité
politique devant l’égalité économique, la réformation de la République radicale devant
l’établissement de la République sociale45.
Ainsi, les divers rapprochements qui sont tentés par les féministes se soldent
par des échecs : Léonie Rouzade, candidate en 1881 dans le 12e arrondissement, n’est
pas soutenue par Jules Guesde, et les militants socialistes dénoncent une opération qui
couvre le mouvement de ridicule46. De même, Paule Minck, candidate en 1893 dans le
5e arrondissement. En 1910, Madeleine Pelletier, dont le socialisme n’était plus à
prouver, propose au parti socialiste unifié (la SFIO) de concourir pour un siège à Paris
en son nom, afin de presser la question du suffrage et de l’éligibilité des femmes auprès
du gouvernement ; le parti accepte, à la condition qu’elle laisse de côté son projet
féministe et qu’elle se présente plutôt dans le 8e arrondissement, si monarchiste qu’elle
(ni aucun candidat de la SFIO) n’a aucune chance de l’emporter47. Au cours de la même
élection, Caroline Kauffmann se désole que le parti ne lui loue pas même une salle pour
organiser une réunion publique dans sa circonscription. Dans L’Humanité, les maigres
comptes-rendus de ces candidates ne laissent pas de place au doute :
43
Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Georges Carré, 1893.
44
Lewis Morgan, La société archaïque, Anthropos, 1971.
45
Nous devons ce panorama à Steven C. Hause et Anne R. Kenney, « The Limits of Suffragist Behavior :
Legalism and Militancy in France (1876-1922) », American Historical Review, vol. 86, n° 4, oct. 1981,
pp. 781-806.
46
C. Sowerwine, Les femmes et le socialisme, Presses de la fondation nationale de sciences politiques,
1978, pp. 20-24 et 70-75.
47
Madeleine Pelletier, « Ma candidature à la députation », Documents du progrès, juillet 1910, pp. 11-
19.
21
« VIIIe arrondissement : contre M. Denys Cochin, conservateur, député sortant (…). La
citoyenne Madeleine Pelletier propage dans ce quartier réactionnaire la doctrine socialiste et ses
idées féministes »48.
Autrement dit, la question essentielle avait été éludée, celle des moyens de
réaliser l’égalité civique et politique : est-ce les prolétaires qui doivent apporter leur
concours à la lutte des femmes, ou bien la lutte des femmes qui doit concourir à
l’objectif révolutionnaire ? Or, pour Auclert, la réponse va de soi : les prolétaires
détenant à la fois la puissance du bulletin de vote et celle du nombre, c’est donc à eux
d’agir pour la cause féministe, sinon quoi
« ils imitent en cela les prêtres qui promettent aux déshérités de la terre des jouissances au
ciel »50.
48
« La bataille socialiste », L’Humanité, 19 avril 1910, 3.
49
Séances du congrès…, op. cit., 803.
50
Ce sont les paroles qu’elle prononce dans son rapport au congrès, citées dans Madeleine Rebérioux,
Christiane Dufrancatel, Béatrice Slama. Hubertine Auclert et la question des femmes à « l'immortel
congrès », dans Romantisme, 1976, n°13-14, 125.
51
Dirigé par Eugénie Potonié-Pierre, féministe appartenant au courant radical.
22
laquelle elle a dû renoncer à une après-midi de son salaire de couturière –, elle est
sévèrement désappointée :
« Eh bien ! On discuta plusieurs heures durant la question de savoir si on devait donner ou
non une dot aux jeunes filles en les mariant. Certes, c’est là une question d’un gros intérêt pour
les femmes de la classe moyenne, ainsi que la plupart des questions traitées dans les milieux
féministes - le mouvement féministe étant surtout un mouvement petit-bourgeois. Mais on
conviendra que ce n’était point une question palpitante pour moi, et je doute qu’elle le soit
davantage pour l’ensemble de mes camarades prolétaires (…). Je ne suis plus retournée, cela se
conçoit aisément, aux après-midi de la Solidarité des Femmes »52.
De plus, malgré les appels répétés de la part des socialistes, les militantes qui
assistèrent aux congrès du féminisme radical de 1900 et 1908 refusèrent de donner à
leurs bonnes un jour de congé payé pour les y rejoindre53. Dans ces conditions, c’est
naturellement la ligne la plus défiante du féminisme qui triomphe au sein du GFS :
Elisabeth Renaud, cofondatrice et féministe, quitte le groupe en 1902 sur fond de
tensions internes. Seulement, par refus de confrontation avec le Parti, le GFS lui
subordonnera ses revendications ; au lieu de servir de moteur de recrutement, on n’y
admettra plus que des femmes déjà membres de la SFIO. Madeleine Pelletier, qui
visitera l’URSS en 1921, en rapportera un constat similaire :
« En Russie comme ailleurs, on n’a que la liberté que l’on prend et l’émancipation
féminine restera la dernière bataille à gagner »54.
– III –
Féminismes et christianisme
52
Louise Saumoneau, « Pour les femmes du prolétariat », L’Internationale, n°12, 10 mai 1919.
53
C. Sowerwine, Les femmes et le socialisme, op. cit., 65-87.
54
Madeleine Pelletier, « Voyage aventureux en Russie communiste », La Voix des femmes, 27 octobre
1921.
55
F. Rochefort, « La prostituée… », op. cit., 217.
23
En effet, c’est sous le prisme de la moralité publique que les femmes
protestantes françaises ordonnent leurs premières actions collectives. Quand une
Britannique, Joséphine Butler, fonde la Fédération abolitionniste internationale contre
la prostitution (FAI) en 1875, elle rencontre un grand écho dans les milieux réformés56.
Pourtant, si l’abolitionnisme est une cause commune, Butler n’y est pas attachée au
nom d’une certaine idée de la liberté individuelle, mais bien plutôt parce que la
prostituée, dont la déchéance morale n’est pas à illustrer, est en cela une victime de la
loi de l’homme qui l’empêche de s’instruire et de gagner son pain dignement57. La
campagne qu’elle lance est imitée de la campagne abolitionniste aux Etats-Unis, qui
avait aboutie à la suppression de l’esclavage des Noirs, et dont elle reprend le lexique
en dénonçant la « traite des blanches » 58 ; elle n’en demeure pas moins une guerre
contre le vice59, et contre le réglementarisme français en matière de prostitution
« qui consiste à reconnaître la normalité, voire la nécessité des relations sexuelles extra-
conjugales de la part des jeunes et des célibataires encore verts »60.
56
L. Klejman et F. Rochefort, op. cit., 55.
57
Joséphine Butler, Souvenirs personnels d’une grande croisade, Fischbacher, 1900, 64 et suivants.
58
Ibid., 131. Voir aussi F. Tacussel, La Traite des blanches, Bonhoure, 1877.
59
Cf. Caroline de Barrau dans le Bulletin continental, n°12, 15 novembre 1876, 92.
60
Alain Corbin, Les filles de noce : misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle, Flammarion, 1978,
trouver page !!!
61
Ibid., trouver page !!!
62
À l’exception de Julie Siegfried.
63
Ibid., trouver page !!!
64
Louis Bridel, La Puissance maritale, thèse de droit, Bridel, 1879.
65
Charles Secrétan, Le Droit de la femme, Benda, 1886.
66
Tommy Fallot, La Femme esclave, Fédération britannique continentale et générale, 1884.
24
anglais, opèrent un saut qualitatif entre le champ moral et social de l’abolitionnisme et
le champ politique de l’égalité des droits67. Fallot, dont la trajectoire personnelle est
originale dans le milieu protestant, adhère ainsi en 1882 à l’Avenir des femmes de
Richer68. Cependant, les congrès féministes organisés à l’occasion de l’Exposition
universelle de 1889 mettent au jour la fissure qui divise le mouvement, donnant lieu à
deux réunions distinctes : le Congrès des œuvres, essentiellement philanthrope,
protestant, protectionniste69 et encore hostile à l’égalité des sexes ; il s’oppose au
Congrès des droits, plus précisément féministe70. La décennie 1890, qui est celle d’un
intense fleurissement féministe, se conclue par l’organisation annuelle des Conférences
de Versailles sous la direction de Sarah Monod, laquelle contribue à l’imprégnation
plus forte des idées égalitaires dans les milieux réformés et conduit à la fondation du
CNFF, qui, quoique modéré, est explicitement féministe.
Dans les milieux catholiques, où c’est le sort de l’ouvrière, nous l’avons dit, qui
constituera le point d’entrée dans la question des femmes, c’est le comte Albert de Mun
qui impulse le mouvement. En effet, il constate personnellement l’état de la condition
ouvrière au cours de la Commune de Paris, qui, en 1871, est l’occasion d’une guerre
civile71. Ainsi, la même année, il fonde l’Œuvre des cercles catholiques d’ouvriers,
bientôt rejoint par le marquis René de la Tour du Pin ; tous deux, avec d’autres
promoteurs du catholicisme social, contribueront aux travaux de l’Union de Fribourg,
lesquels inspireront l’encyclique que le pape Léon XIII publie en 1891, fondatrice de
la doctrine sociale de l’Église72, Rerum Novarum. Or, le catholicisme social plongeant
ses racines dans le catholicisme intransigeant, ses représentants s’opposent à la
« société moderne » issue de la Révolution libérale et de la Révolution industrielle73.
Par conséquent, ils considèrent que la déchristianisation de la société s’explique parce
qu’ils ont failli la classe ouvrière, et que c’est en agissant pour une plus grande justice
67
Anne-Marie Käppelli, Sublime croisade. Ethique et politique du féminisme protestant, Ed. Zoé, 1990.
68
L. Klejman et F. Rochefort, op. cit., 69. Voir aussi : Jean Baubérot, « Le Protestantisme français et la
question sociale au début de la Troisième République : du pré-christianisme social au mouvement
chrétien social », actes du colloque, Les Protestants et les débuts de la Troisième République 1871-1885,
Société d’histoire du protestantisme, 1979.
69
C’est-à-dire non-libéral, favorable à une protection des femmes dans le travail. Les protectionnistes,
par exemple, préconisaient l’interdiction aux femmes de travailler la nuit.
70
F. Rochefort, op. cit., 224.
71
J. McMillan, « Women in social Catholicism in late XIXth and early XXth century France », dans W.
J. Sheils, Diana Wood (dir.), Women in the Church, London, Blackwell, 1990, 469.
72
Pierre Pierrard, Les laïcs dans l’Église de France, Éditions de l’Atelier, 1988, 115.
73
Jean-Marie Mayeur, « Catholicisme intransigeant, catholicisme social, démocratie chrétienne »,
Annales Économie Sociétés, n°2, mars-avril 1972, 484.
25
à son égard qu’ils inverseront la tendance74. Cela signifie par conséquent que les
intellectuels catholiques qui s’engagent dans la cité se soucient du sort de l’ouvrier pour
contrer les effets du libéralisme économique ; ils sont donc tout aussi méfiants à l’égard
du libéralisme politique et moral75. Rerum Novarum avait déjà adopté une position
familialiste, et protectionniste à l’égard des femmes :
« Il est des travaux moins adaptés à la femme que la nature destine plutôt aux ouvrages
domestiques; ouvrages d'ailleurs qui sauvegardent admirablement l'honneur de son sexe et
répondent mieux, par nature, à ce que demandent la bonne éducation des enfants et la prospérité
de la famille »76.
Nous aurons l’occasion de revenir pendant tout notre travail sur les liens
qu’entretinrent les catholiques avec le mouvement féministe et la question des femmes,
dont nous défendrons vigoureusement qu’ils sont protéiformes. Cependant, au regard
de ce panorama terriblement bref, force est de constater que Tocqueville ne s’était pas
trompé en soulignant le rôle des habitudes religieuses dans la perspective du
féminisme :
« Chez presque toutes les nations protestantes, les jeunes filles sont infiniment plus
maîtresses de leurs actions que chez les peuples catholiques. Cette indépendance est encore plus
grande dans les pays protestants qui, ainsi que l’Angleterre, ont conservé ou acquis le droit de se
gouverner eux-mêmes. La liberté pénètre alors dans la famille par les habitudes politiques »77.
Dans son étude sur l’Amérique, où le mouvement féministe est bien antérieur à
celui qui agite la France, Tocqueville souligne l’importance de la famille dans les
sociétés catholiques, lesquelles sont moins favorables à l’idée de droits individuels, à
la différence des sociétés protestantes, dont l’éthique principale fait porter l’accent sur
l’autonomie de l’individu et l’absence de médiation entre le sujet et Dieu. D’autres ont
remarqué qu’en pays catholique, s’étaient instituées des foyers pour femmes, sous la
forme de couvents ou d’organisations caritatives, qui n’avaient pas d’équivalent dans
les pays protestants et qui fournissaient à de nombreuses femmes catholiques un rôle
actif dans la société, une impression d’action politique un peu plus qu’indirecte, une
identité idéologique, une occupation reconnue78. Dans ces conditions, il a été établi une
forte corrélation entre la religion et l’émergence du suffragisme79 : la plupart des succès
74
J. McMillan, « Marie Maugeret… », op. cit., 188.
75
Jean-Marie Mayeur, op. cit., 488.
76
Léon XIII, Rerum Novarum, 15 mai 1891, §42.
77
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Gosselin, 1840, vol. 4, 71.
78
Steven C. Hause et Anne R. Kenney, « The Limits … », 795.
79
Voir notamment Aileen Kraditor, The Ideas of the Woman Suffrage Movement, 1890-1920, Columbia
University Press, 1965, ch. 4.
26
féministes de la première heure furent d’ailleurs obtenus dans les pays protestants80.
Ceci revient à souligner l’originalité de Marie Maugeret, sur laquelle nous allons
désormais nous pencher.
80
Il reste essentiel de garder à l’esprit que la comparaison des succès du féminisme entre les pays est une
entreprise très incertaine étant donné la quantité d’autres facteurs qui rentrent en compte. Notons par
exemple pour la France la perpétuation du droit romain sous la forme du Code Napoléon, dont le
centenaire fut célébré en 1904 ; la relative lenteur de l’industrialisation et de l’urbanisation, qui a conduit
à sauvegarder l’éthique traditionnelle ; la stagnation démographique pendant plus de quarante ans,
agitant la peur de la dépopulation, tandis que l’Allemagne, vieil ennemi, croissait ; et tant d’autres
facteurs encore. Voir Hause et Kenney, op. cit.
27
DEUXIÈME PARTIE
28
29
–I–
UN ÉPITHÈTE INATTENDU
81
Un exemple parmi tant d’autres : « Marie, désormais l’idéal de la femme dans le christianisme, est
l’incarnation de la nullité, de l’effacement ; elle est la négation de tout ce qui constitue l’individualité
supérieure : la volonté, la liberté, le caractère », Maria Deraismes, Ève dans l’humanité. La femme dans
le droit. Paris, 1891, p. 12. Cet ouvrage rassemble les conférences qu’elle donna à partir de 1868.
82
F. Rochefort, « La prostituée… », op. cit., 214.
83
Nous reprenons ici, de façon anachronique mais dans le but de clarifier notre propos, le concept
proposé par Pierre Bourdieu dans La domination masculine, Paris, 1998.
84
« Alors, en effet, le féminisme était considéré, par la plupart des cerveaux honnêtes et rassis, comme
une utopie insensée, quand ce n’était point un scandale : on y flairait la folie de revendications
extravagantes, l’anarchisme exalté d’opinions ultra révolutionnaires ou le cynisme impudent de théories
d’une repoussantes immoralités », écrit François Veuillot dans le très respectable Univers, « le
féminisme chrétien », 6 août 1897.
30
publie dans le numéro de janvier 1896 de l'Écho littéraire de France, inséré dans celui
de février du tout nouveau Féminisme chrétien.
Le premier numéro se présente comme un fer de lance bien aiguisé dans une bataille
qui oppose les deux moitiés de l’humanité
C’est dans ces conditions que le groupe peut considérer le féminisme avec
justice et assurance :
« Nous croyons que le moment est venu de reconnaître que l’ancien ordre des choses,
respectable en lui-même et quand il répondait aux besoins et aux mœurs du temps, n’est plus en
rapport avec les besoins et les mœurs de notre époque, et qu’il faut, non pas le détruire, mais le
modifier pour l’y adapter, comme on modifie un vêtement selon le développement du corps qu’il
doit couvrir »87.
Ce paragraphe est déjà très révélateur : Maugeret y insiste sur les qualités
intrinsèques de la femme, laquelle est égale à l’homme en principe, quoiqu’en pratique
elle ait l’honneur de mieux remplir son devoir et d’être victime d’un monopole
illégitime constitué par l’homme. Afin de rétablir la justice, le féminisme chrétien lutte
pour les droits suivants :
« Le droit de nous préparer à toutes les carrières compatibles avec nos facultés physiques
et morales, et cela par la participation dans une large mesure aux facilités d’instruction qui nous
ont été refusées jusqu’à ce moment. (…) [Mais aussi] nos droits économiques : dans les classes
qui travaillent, le droit pour la femme de toucher son salaire et d’en disposer, comme l’homme
85
« L’idée féministe sort enfin du ghetto militant où elle était confinée », disent L. Klejman et F.
Rochefort, op. cit., 116.
86
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien », l'Écho littéraire de France, janvier 1896, 2.
87
Ibid.
88
Ibid., 3.
31
dispose du sien ; nous ne craignons pas d’être démentie si nous disons qu’elle en fera
vraisemblablement meilleur usage89 ; dans les classes qui possèdent, le droit pour la femme de
conserver, en se mariant, la possession et la libre disposition de sa fortune, à charge,
nécessairement, dans l’un comme dans l’autre cas, de concourir aux frais du ménage dans la
proportion de leurs moyens respectifs »90.
Le lecteur n’aura pas manqué de noter la mesure dans laquelle Maugeret semble
désappointée du rôle que les hommes jouent, déclarant combien ces derniers ont
globalement failli à leur tâche – l’emploi qu’elle fait du singulier est à ce titre révélateur.
Cette critique est effectivement le nœud de son féminisme, dont elle se justifie un peu
plus loin, voulant
« répondre par avance à une objection que pourraient nous faire ceux dont l’approbation
et le concours nous sont le plus précieux »93
89
Notons une nouvelle fois la pique directement adressée aux hommes.
90
Ibid.
91
Ibid., 4.
92
Ibid.
93
Ibid.
94
Ibid.
32
l’émancipation de la femme, c’est aller à l’encontre de la loi divine. En cela, la
catholique Maugeret valide les inquiétudes des féministes anticléricales. Mais c’est
aussi en cela qu’elle trouve toute son originalité : elle ne contredit pas du tout cette
objection, bien au contraire. Après avoir malicieusement rappelé que c’est bien la seule
loi divine dont l’homme s’est « religieusement souvenu »95, elle dit (nous soulignons) :
« Nous ne sommes pas des révoltées de parti pris, des insurgées quand même : nous
admettons, au nom du simple bon sens tout comme par respect pour l’histoire et le catéchisme,
que dans l’union de l’homme et de la femme, il est équitable, l’autorité étant par essence une, que
l’homme, qui a les charges de la famille, en ait aussi la direction. Mais c’est justement, c’est
exclusivement parce qu’il a le devoir d’en être le protecteur qu’il a le droit d’en être le maître.
Un contrat est forcément une chose synallagmatique : il ne peut donner de droits que dans la
proportion où il donne des devoirs, et la non-observation des devoirs entraîne fatalement,
irrémissiblement, la déchéance des droits qui ne seraient plus alors que d’injustifiables privilèges.
Or, nous en appelons à la bonne foi de ceux que n’aveugle pas l’égoïsme de sexe, l’homme
remplit-il ses devoirs à l’égard de la femme ? Est-il pour elle l’appui, le protecteur, l’ami ? ou
n’est-il pas plus souvent l’exploiteur, le tyran, l’ennemi ? »96
Ici, l’habileté dont fera toujours preuve Marie Maugeret se dévoile, et les mots
de « féminisme chrétien » prennent tout leur sens : par faute de l’égoïsme de l’homme,
qui s’est attribué le monopole des droits et dont le rôle d’exploiteur et de tyran fait
dangereusement balancer la barque du mariage, pierre d’angle de la famille, la femme
doit conquérir des droits nouveaux et une position nouvelle. Autrement dit, si Maugeret
prône l’émancipation de la femme, c’est pour que le couple puisse cheminer ensemble
« par une route déblayée d’inutiles et dangereuses embûches »98. D’ailleurs :
« Pour dire le fond de notre pensée, l’émancipation de la femme telle qu’on l’envisage
actuellement ne nous est jamais apparue comme une chose très désirable en soi. S’il était au
monde un pouvoir assez puissant pour ramener la famille, et par elle la société, à cet état de choses,
un peu chimérique peut-être, où l’homme remplirait en conscience tous ses devoirs d’époux, de
père, comme de citoyen, nous ne verrions aucun inconvénient à ce que la femme, tout en cultivant
son intelligence de façon à avoir un peu plus que des « clartés sur tout », se renfermât dans les
devoirs de la maison et ne songeât pas à quitter son foyer ; mais encore faudrait-il qu’elle en eût
un, puis qu’elle fût assurée d’y trouver ce que synthétise bien ce mot d’une poésie parfois si
menteuse, un peu de pain et un peu de bonheur. »99
95
Ibid.
96
Ibid., 5.
97
Ibid.
98
Ibid.
99
Ibid.
33
Marie Maugeret se place donc très clairement dans une perspective temporelle,
ne reniant pas les rôles traditionnels mais soutenant qu’ils appartiennent désormais au
passé, du fait de l’égoïsme de l’homme. « Ou réformer l’homme, ou transformer la
femme : telle nous apparaît la donnée du problème social actuel »100 – la seconde
proposition étant, ainsi, la plus facile. Elle résume donc son objectif en ces termes :
« Nous lui dirons [à la femme] que si l’organisation déformée, contrefaite, de nos sociétés
modernes l’oblige à prendre place dans la lutte pour la vie sociale aujourd’hui, peut-être de la vie
politique demain, elle doit envisager cette nécessité, non comme une distraction à la monotonie
de son rôle en ce monde, mais comme un nouveau et très grave devoir auquel elle doit se préparer
par un effort sérieux, par l’abandon de ces puérilités que l’homme, qui l’y confine par calcul, ne
craint pourtant pas de lui reprocher ».101
Marie Maugeret expose donc les mêmes revendications que les féministes
modérées, mais avec l’idée qu’elles permettront à la femme de mieux remplir le plan
de Dieu. C’est sur ce fil qu’elle passera son existence de féministe, un pied de chaque
côté, avec l’objectif
« de faire pénétrer les idées féministes dans les milieux chrétiens, et les idées chrétiennes
dans les milieux féministes »102.
34
Robin, importateur français du néo-malthusianisme], le flétri de Cempuis, a proféré ce
blasphème : « Dieu, c’est le mal », pour donner, dans un élan d’indignation spontanée, le signal
d’une protestation véhémente dont nous revendiquons hautement l’initiative. Croyez-vous qu’il
n’a pas été heureux pour le parti féministe, voire même pour l’honneur de la France, que des
femmes chrétiennes fussent là pour couvrir d’une immense clameur d’opprobre le hideux
blasphémateur ! »104
mais initie également les liens avec les féministes. C’est d’ailleurs un bénéfice
mutuel d’après Maugeret, qui devrait faciliter leur entente, puisque
« nous sommes l’immense majorité, et tant que vous n’aurez pas les femmes chrétiennes
avec vous, vous n’arriverez à rien »106.
Les liens d’amitié que tissent Maugeret, quoique peu documentés, la lient avec
Jeanne Schmahl, la fondatrice de l’Avant-Courrière : au moment où celle-ci donne un
dernier coup de jarret afin d’obtenir du Sénat la capacité pour les femmes d’être témoins
dans les actes civils et privés, elle autorise la publication d’un de ses articles dans le
Féminisme chrétien107. La sympathie que ces deux femmes se portent est d’ailleurs
facilitée par la similarité de leurs stratégies : gagner le soutien de l’opinion publique en
demandant des mesures concrètes et précises au législateur108 – nous aurons l’occasion
de le préciser plus loin. Maugeret participe également aux Conférences de Versailles109,
aux réunions de la Ligue française pour le Droit des femmes « que préside et dirige
avec une si intelligente activité Mme Pognon »110. Elle fait partie de la délégation
française conviée au Congrès féministe international, qui se déroule du 4 au 7 août 1897
à Bruxelles, et qui est organisé par la Ligue belge du droit des femmes de Marie Popelin.
Cette dernière, devenue célèbre en France parce qu’elle se bat pour avoir le droit de
devenir avocate, remercie nommément Marie Maugeret dans une lettre publiée au
journal le 25 septembre 1897111. Quelques voix se font malgré tout entendre du côté
anticlérical : René Viviani, futur ministre du Travail, militant à la Ligue française pour
104
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien au congrès », Le Féminisme chrétien, 1 mai 1896, 51.
105
M. Maugeret, « À nos lecteurs », Le Féminisme chrétien, 5 juillet 1898, 2.
106
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien au congrès », op. cit., 53.
107
J. Schmahl, « Le mouvement féministe en France », Le Féminisme chrétien, 20 novembre 1896, 254.
108
M. Maugeret, « L’Avant-Courrière », Le Féminisme chrétien, 20 décembre 1896, 265.
109
« La conférence féministe de Versailles », Le Temps, 22 juin 1897, 3.
110
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, 15 juin 1897, 95.
111
M. Popelin, « À Mme la directrice du ‘Féminisme chrétien’ », Le Féminisme chrétien, 25 septembre
1897, 137 : « Je vous disais que la participation du Féminisme chrétien, si vaillamment et si brillamment
représenté à notre Congrès, a comblé mes plus chers désirs. – Et je le répète. »
35
le droit des femmes depuis 1888, publie un article très critique dans La Lanterne112 ;
Léopold Lacour, lui-même déjà connu pour ses opinions féministes, en publie un autre
pour Le Journal113. Quant à Eugénie Potonié-Pierre, secrétaire-générale de La Solidarité
des femmes, elle est beaucoup plus virulente :
« Au congrès bruxellois, le danger enveloppant, le flot perfide qui menace le féminisme, a
fait irruption en une de ses vagues, le Féminisme chrétien »114.
Une des raisons de la facilité de cette entente provient sans doute de la façon
dont Maugeret compartimentait le féminisme et la politique. En effet, jusqu’au
paroxysme de l’affaire Dreyfus, le Féminisme chrétien ne parlait pas de politique, il se
désintéressait totalement de la question. Non pas que Maugeret n’en ait que faire – au
contraire, elle réservait ses commentaires pour la rubrique « À bâtons rompus » de son
autre journal, l'Écho littéraire de France, dans laquelle elle ne se privait pas de
commenter longuement l’actualité politique, qu’elle soit intérieure ou extérieure.
112
R. Viviani, « Féminisme chrétien », La Lanterne, 16 septembre 1897, 1. « Combien de dégradations
successives l’Église a fait subir à ses dogmes, on le sait (…). C’est pour se mieux adapter à la pensée
moderne qu’elle l’entoure, lierre vivace et étouffant (…) Nous sommes bien tranquilles. La ruse est trop
vieille et l’ennemi trop connu. »
113
L. Lacour, « Le congrès féministe de Bruxelles », Le Journal, 3, 4, 9 et 10 août 1897.
114
Citée dans « Le congrès de Bruxelles et la presse », Le Féminisme chrétien, 25 septembre 1897, 146.
115
Sylvie Fayet-Scribe, Associations féminines, p. 57.
116
« À Mlle Maugeret », Bulletin paroissial de Saint-Germain-des-Prés, 7 novembre 1928.
117
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien », La Fronde, 11 décembre 1897, 1.
36
Simplement, Maugeret avait refusé d’évoquer la question des droits politiques dès
l’élaboration de son programme, en janvier 1896 :
« ce serait compromettre la cause féministe que de la mêler aux choses troublantes de la
politique »118.
Au mois d’août 1897, pourtant, elle avait déjà fait évoluer sa position,
déclarant :
« Nous souhaiterions toutefois de voir établir chez nous le vote plural, dont la Belgique a
donné l’intelligent exemple, à condition, bien entendu, que ce système, qui reconnaît le droit de
la femme à être représentée, ne soit qu’un acheminement vers un système encore plus équitable,
plus perfectionné, qui lui confèrerait l’exercice personnel de ce droit dès maintenant reconnu »121.
118
M. Maugeret, « Les droits politiques », Le Féminisme chrétien, novembre 1896, 228-229.
119
Ibid., 230.
120
Ibid., 231.
121
M. Maugeret, « Le Féminisme chrétien de France », Le Féminisme chrétien, 25 août 1897, 122-123.
122
Ibid.
37
devient trop lourde, en février 1897, la mise en sommeil de l'Écho est significative. À
ses lecteurs frustrés, elle écrit :
« Entre deux œuvres utiles, il importe, n’est-ce pas, de donner la préférence à celle que
l’on juge la plus utile ? (…) Dans l'Écho, nous travaillons pour la France, et nous y mettons toute
l’ardeur de notre brûlant patriotisme ; mais dans le Féminisme Chrétien, nous travaillons pour
l’humanité, convaincu d’ailleurs qu’en ce faisant, nous restons bien dans la tradition française,
car la France est la sœur aînée de l’humanité, et comme tous les aînés, elle doit à ceux qui la
suivent exemple, aide et protection »123.
123
M. Maugeret, « À Bâtons rompus », L’Écho littéraire de France, février 1897, 2-3.
124
M. Maugeret, « Hommage aux souverains russes », Le Féminisme chrétien, novembre 1896, 226.
125
M. Maugeret, « Notre journal », Le Féminisme chrétien, février 1896, 7-8.
126
M. Maugeret, « Le Féminisme chrétien au congrès », Le Féminisme chrétien, 1 mai 1896, 53-54.
38
vérité. »127
– II –
127
M. Maugeret, « Un cercle d’études féministes à Lyon », Le Féminisme chrétien, 25 février 1898, 20.
39
base d’un dossier secret qui n’a pas été communiqué à ses avocats, et qu’ils ont acquitté
le coupable Esterhazy sur ordre. Le 20 janvier 1898, Zola est lui-même traduit en cour
d’assise pour diffamation envers le ministère, et condamné à la peine maximale : un an
de prison. Zola s’exile à Londres, Anatole France prend le relai. L’affaire est sur toutes
les lèvres. Au cours du mois de juillet, le nouveau ministre de la guerre, Cavaignac,
révèle l’existence du dossier secret à la Chambre. Le mois suivant, coup de théâtre
supplémentaire : un document accablant Dreyfus est un faux, fabriqué par le
commandant Henry, du service de renseignement. À la fin d’août, Henry se suicide,
Esterhazy fuit pour l’Angleterre. Après la démission du chef d’état major et la chute du
cabinet Brisson, le gouvernement consent à une révision. Le 1er juillet 1899, Dreyfus
est ramené en France, et jugé à Rennes devant le conseil de guerre. En septembre, le
capitaine est à nouveau déclaré coupable, quoiqu’avec circonstances atténuantes.
Waldeck-Rousseau, nouveau président du Conseil, lui obtient une grâce présidentielle.
Le jugement de Rennes sera annulé en 1906 par la Cour de cassation. L’identité du
véritable coupable reste à ce jour un mystère sur lequel se sont penchés de nombreux
historiens.
Nous l’avons dit, aux yeux d’un certain nombre d’historiens, l’affaire Dreyfus,
et le paroxysme qu’elle atteint avec l’acquittement du commandant Esterhazy et la
condamnation d’Émile Zola, sonnent le glas pour l’œuvre de Marie Maugeret. Le
nationalisme de cette dernière, trempé d’antisémitisme, met fin à ses relations avec le
mouvement féministe qui prend majoritairement fait et cause pour l’ancien capitaine.
Les sentiments antidreyfusards de Maugeret éclipsent la cause des femmes, qu’elle
qualifiait pourtant de primordiale dans le dernier numéro de l'Écho littéraire, en février
1897. Coupée des féministes, elle demeure marginalisée par les catholiques que son
féminisme, même modéré, éloigne – et tout le reste n’est qu’une lente agonie. Emportée
par sa détestation des juifs, Maugeret fait donc le mauvais calcul et provoque son propre
ostracisme.
Cette lecture n’est qu’une demi-vérité, car elle manque un point crucial que
nous allons nous efforcer de mettre en lumière – mais pour l’heure, voyons sur quoi
elle se fonde. Dans le numéro du 25 mars 1898, Marie Maugeret rompt le silence qu’elle
s’était imposé dans les affaires politiques à l’occasion d’un article intitulé « Zola contre
40
l’Armée française »128. Elle s’y dit effondrée que l’affaire soit réveillée par la lettre de
« l’auteur de cette œuvre de boue qu’est la légende des Rougon-Macquart »129, et par
son procès en diffamation qui s’ensuivit :
« Si satisfaisant qu’en ait été le résultat pour tous les patriotes, ce procès n’en était pas
moins une dangereuse, une impardonnable maladresse »130.
Dans un langage qui n’a rien à envier aux journaux antisémites de son temps,
notamment la Libre Parole d’Édouard Drumont, et L’Antijuif de Jules Guérin, elle
déclare :
« Le plus grand mal qu’Israël ait fait à la France, ce n’est pas de l’avoir pillée, sucée, mise
en coupe réglée par ses agiotages, ses coups de Bourse, ses spéculations éhontées ; c’est d’avoir
appris aux Français que l’or est le souverain maître du monde, et qu’il légitime tout ; c’est moins
d’avoir ruiné par l’usure ceux qui possédaient le sol fertilisé par leurs ancêtres, que d’avoir attiré
dans leurs châteaux princiers les fils oublieux des pères dépossédés ; c’est moins d’avoir obtenu,
sans l’avoir méritée, la nationalisation française, que d’avoir infiltré dans nos mœurs le virus de
son mercantilisme et la névrose de son intellectualité rétive à toute infiltration de la nôtre ; c’est,
ne pouvant se former à notre image, d’avoir essayé – et trop souvent avec succès – de nous
déformer à la sienne »136.
En écrivant ces lignes, Maugeret rompt avec la ligne qu’elle s’était imposée, et
qui lui avait permis d’entretenir des relations à sa gauche comme à sa droite. À rebours
128
M. Maugeret, « Zola contre l’Armée française », Le Féminisme chrétien, 25 mars 1898, 33-41.
129
Ce que nous avons décidé de garder contre elle sans autre forme de procès.
130
M. Maugeret, « Zola… », ibidem, 38.
131
Ibid., 37.
132
Ibid.
133
Étaient accusés notamment le maréchal Bazaine de s’être rendu trop tôt aux Allemands, et Thiers
d’avoir saboté l’avancée de l’Armée de la Loire menée par Gambetta. Cf. Henri Guillemin, L’Affaire
Bazaine [vidéo en ligne]. Radio Télévision Suisse, 5 novembre 1962 [consulté le 12 juin 2017]. Trois
vidéos, une heure. https://www.rts.ch/archives/tv/culture/henri-guillemin-presente/7066504-l-affaire-
bazaine-1-.html
134
M. Maugeret, « Zola… », op. cit., 37.
135
Ibid., 39.
136
Ibid., 39-40.
41
de ce qu’elle déclarait dans l'Écho littéraire, la priorité éditoriale revient à la nation, et
non plus au féminisme. Ce volte-face est d’ailleurs entièrement assumé. Elle entame
son article en disant vouloir évoquer un sujet
« où la question féministe n’a rien à voir [;] nous nous placerons sur un terrain qui
appartient à tous, aux Françaises tout aussi bien qu’aux Français, et c’est à titre de patriote – un
joli mot qui, comme à dessein, n’a pas de sexe – que nous dirons notre sentiment de femme, notre
opinion de Française, sur un affaire qui est exclusivement une affaire nationale, quoiqu’on se soit
efforcé de la présenter comme une question religieuse »137.
Autrement dit, honorant son affirmation selon laquelle elle ne peut porter les
deux casquettes – politique et féministe –, elle se défait ici de la seconde. Un article du
5 juillet 1898 confirme ce changement : sous le titre « À nos lecteurs », qu’elle choisit
pour les communiqués structurels ou programmatiques, Maugeret affirme que l’objectif
du Féminisme chrétien est rempli et qu’elle peut donc élargir son contenu :
« Le succès qui a couronné nos efforts nous a prouvé que nous avions eu raison de croire,
raison d’espérer. (…) Et ils [ses amis catholiques] sont venus à nous, de jour en jour plus
convaincus, plus nombreux, plus résolus ; et aujourd’hui, c’est avec l’approbation des chefs les
plus autorisés du parti catholique que nous reprenons, sur un terrain agrandi, la lutte à laquelle,
plus que jamais, les uns et les autres, nous consacrerons tous les enthousiasmes de notre cœur (…).
Au lieu de nous cantonner comme nous avions dû le faire jusqu’ici dans l’étude exclusive du
féminisme, nous aborderons désormais tous les sujets où peut s’exercer l’intelligence et se
complaire l’esprit »138.
La fondation de l’Union nationaliste des femmes françaises entérine une position qui
semble n’être ni féministe, ni chrétienne.
Avec Marie Duclos, Maugeret fonde alors à cette époque l’Union nationaliste
des femmes françaises (UNFF), dont elle fait la publicité un an plus tard, dans le numéro
du 20 janvier 1899. On peut lire à l’article premier des statuts de ce nouveau groupe :
« L’UNFF a pour but de réveiller dans l’âme française les sentiments patriotiques par tous
les moyens moraux mis au pouvoir des femmes »139.
Ses moyens sont les conférences, où sont invités les adhérents. La première
d’entre ces réunions, donnée un peu plus tôt dans le mois à la Société de Géographie,
boulevard Saint-Germain, a été l’occasion d’un discours de Maugeret et d’un autre de
Duclos, qui donneraient à tout connaisseur amateur de l’histoire biblique une occasion
de grincer des dents. Le discours de Duclos, en effet, ne contient pas seulement des
137
Ibid., 33.
138
M. Maugeret, « À nos lecteurs », Le Féminisme chrétien, 5 juillet 1898, 2-3.
139
« Statuts de l’UNFF », Le Féminisme chrétien, 20 janvier 1899, 68.
42
déclarations tout à fait antisémites (« nous ne haïssons que l’instinct pillard de la race
juive, sa rapacité, la tenace persévérance de ses louches agissements »140), mais
également des approximations dont il est étrange qu’elles n’aient pas été relevées par
une assemblée ayant été au catéchisme. Nous souhaitons nous pencher plus précisément
sur le compte-rendu que Duclos fait de l’histoire de Joseph, fils de Jacob – un des
principaux récits de la Genèse, qui s’étend du chapitre 37 au chapitre 45.
« Rappelez-vous seulement l’histoire de Joseph vendu par ses frères, jaloux de l’affection
de leur père pour ce cadet, probablement plus intelligent qu’eux. Remarquez que pouvant le
supprimer à jamais en le tuant, ils le vendent, ce qui est tout profit puisque d’une part ils se
débarrassent de ce rêveur qui les gêne et que, de l’autre, ils font en famille une assez bonne affaire.
Joseph, emmené en Égypte, est revendu à un officier de la maison du Pharaon qui lui reconnaît
des capacités comme comptable et lui remet la gestion de ses affaires. Avez-vous remarqué que
partout où il y a un trésor, c’est un juif qui est nommé trésorier ?... Mais survient l’épreuve. Jeté
en prison sur un prétexte peu honnête, Joseph trouve moyen d’intéresser à son sort deux de ses
compagnons victimes d’un caprice du souverain. Doux et probablement fort aimable – il y a de
charmants israélites –, il est aussi plus savant que ses compagnons de captivité et comme, dans
ses courses avec les marchands ismaélites, il a beaucoup observé les choses et les gens, comme il
a probablement étudié les sciences occultes, il explique sans peine les songes du panetier et de
l’échanson. Celui-ci rentré en grâce auprès du Pharaon et voyant son maître, esprit un peu faible,
tourmenté du souvenir d’un songe plusieurs fois répété, se souvient de Joseph et parle de lui au
Pharaon. Non seulement Joseph explique le double rêve du prince, mais il lui suggère le moyen
de conjurer les maux à venir. Et ce moyen ?... l’accaparement des blés ! Il n’y a rien de neuf sous
le soleil. Le Pharaon émerveillé partage sa puissance avec cette homme avisé et Joseph, devenu
ministre de l’Intérieur, n’a rien de plus pressé que d’appeler en Égypte toute sa famille : onze
frères ! sans compter les sœurs et les neveux ! Israël s’installe, croît et multiplie, si bien qu’à sa
sortie d’Égypte, sous les successeurs du Pharaon, malgré la captivité, malgré les persécutions,
malgré les massacres, Moïse emmène avec lui six-cent mille hommes en état de porter les armes…
toujours sans compter les femmes et les enfants, quantité négligeable, paraît-il. »141
Ce récit est d’une malhonnêteté et d’une mauvaise foi originale ; il semble être
raconté par un incroyant qui prendrait en mot toutes les péripéties bibliques en
escamotant tout à fait le rôle de Yahvé, qui est pourtant le personnage principal de
l’Ancien Testament, comme de la Bible hébraïque. Nous voulons pointer les erreurs les
plus grossières pour donner la mesure dans laquelle l’antisémitisme de Duclos est en
contradiction avec la volonté raisonnable que les féministes chrétiennes veulent
déployer dans leur revue.
D’abord, Duclos déclare que c’est par intérêt du gain que Joseph n’est pas tué
mais vendu par ses frères ; c’est bien plutôt Juda, l’un d’entre eux, qui retient leurs
coups mortels et propose un pis-aller « car il est [leur] frère, [leur] chair »142. À son
arrivée en Égypte, si son maître lui reconnaît des capacités comme comptable, c’est
parce que
« Yahvé fut avec Joseph, qui faisait prospérer toutes choses (…) Joseph trouva donc grâce
140
« Discours de Marie Duclos », Le Féminisme chrétien, 20 janvier 1899, 61.
141
Ibid.
142
Bible de Jérusalem, Genèse, chapitre 37, verset 27.
43
aux yeux de son maître »143.
S’il est emprisonné, ce n’est pas sous un prétexte peu honnête mais par injustice
véritable, à tel point que cet événement-là garantirait presque de la probité de cet autre
Hippolyte :
« Un jour qu’il était entré dans la maison pour faire son service, sans qu’il y eût là aucun
des gens de la maison, [l’épouse de son maître] le saisit par son vêtement, en disant : « Couche
avec moi » [ceci se déroulant pour la deuxième fois]. Mais il lui laissa son vêtement dans la main,
et il s’enfuit au dehors. Quand elle vit qu’il lui avait laissé son vêtement dans la main et qu’il
s’était enfui dehors, elle appela les gens de sa maison et leur parla en disant : « Voyez, il nous a
amené un Hébreu pour folâtrer avec nous. Cet homme est venu vers moi pour coucher avec moi,
et j’ai appelé à grands cris. Et quand il a entendu que j’élevais la voix et que je criais, il a laissé
son vêtement à côté de moi et s’est enfui au dehors ».144
S’il explique sans peine les songes du panetier, c’est sans aucun rapport avec
les sciences occultes mais parce que
« Yahvé faisait réussir tout ce qu’il faisait (…) Et Joseph leur dit : ‘‘N’est-ce pas à Dieu
qu’appartiennent toutes les interprétations ?’’ »145.
Ceux de Pharaon ?
« Ce n’est pas moi, c’est Dieu qui donnera une réponse favorable à Pharaon »146.
143
Ibid., chapitre 39, versets 2-4.
144
Ibid., versets 11-15.
145
Ibid., chapitre 40, verset 8.
146
Ibid., chapitre 41, verset 16.
147
Ibid., verset 32.
148
Ibid., chapitre 42, verset 2.
149
Ibid., chapitre 44, verset 2.
150
Ibid., verset 10.
151
Ibid., verset 33.
44
alors seulement, Joseph se révèle à eux et les accueille en Égypte152. Il faut d’ailleurs
noter que dans l’exégèse chrétienne, Joseph est une figure du Christ, son histoire étant
celle du bouc-émissaire, de « la pierre rejetée par les bâtisseurs [qui] est devenue la
pierre d’angle »153, et qu’en cela elle est un précurseur de celle du Christ154. Plus encore,
le Christ descend lui-même de la tribu de Juda, celui qui était prêt à donner sa vie pour
Benjamin, l’innocent accusé injustement. En bref, considérer Joseph comme le
coupable, c’est aller à rebours de toutes les interprétations et de toutes les lectures qui
ont été faites de cette histoire, et il est d’autant plus surprenant qu’une féministe
chrétienne commette une pareille erreur – à supposer qu’elle soit involontaire.
Ainsi, pendant l’affaire Dreyfus, la revue s’est éloignée des sujets féministes, et
une rapide étude textométrique nous le confirme : dans ce numéro de janvier 1899, qui
contient trente-deux pages comme les autres, le mot « féminisme » est aussi présent
que celui de « Juif-Errant » (sept fois) ; les formes les plus fréquentes sont, dans l’ordre,
« nous », « son », « notre », « tout », « pour », « ! », « vous », « bien », « comme »,
« leur », « femme », « celui », « France », « je », « elle », « chrétien », « patrie »,
« français », « peuple », « étranger », « juif », « chez », « heure », « union »,
« guerre », « pays », « mesdames », « terre », « mère » – les formes suivantes sont trop
rares pour être pertinentes. Celles qui se manifestent révèlent un récit structuré autour
d’une opposition fondamentale entre le juif, singularisé, et la communauté de celles qui
subissent ses crimes, au sein d’un discours de meeting recourant aux habituels procédés
rhétoriques et à l’ordonnancement téléologique.
À ce titre, Maria Pognon, directrice de la Ligue française du droit des femmes
et présidente du Congrès international féministe de 1896, ne manque pas de le leur faire
remarquer dans un article qu’elle publie quelques jours plus tard dans La Fronde :
« En entrant dans la vie publique, nous voulons que notre sexe apporte aux hommes un
véritable esprit de fraternité, qui paraît vous manquer complètement ! (…) Vous vous êtes
plaintes, aussi, paraît-il, du temps consacré à l’affaire Dreyfus, et qui serait plus utilement
employé à la discussion des revendications féministes. Eh bien moi, féministe convaincue et
anxieuse de voir réformer le Code, je prétends que si nous ne demandons pas justice pour un
condamné que nous avons lieu de croire innocent, nous n’avons pas le droit de réclamer justice
pour nous. Celles qui acceptent l’injustice pour autrui, n’ont pas le droit de s’en plaindre pour
elles-mêmes ».155
152
Ibid., chapitre 45, verset 3.
153
Cette image est fondatrice dans la cohérence biblique ; on la trouve Gn., 49, 24 ; És., 28, 16 ; Ps. 118,
22 ; Mt., 21, 42 ; Mc, 12, 10 ; Lc, 20, 17 ; Act., 4, 11 ; Éph., 2, 20 ; I Pierre, 2, 7.
154
René Girard, Le Bouc-émissaire, Paris, 1982.
155
Maria Pognon, « Au féminisme chrétien », La Fronde, 24 janvier 1897, 1.
45
Maria Pognon dresse donc un lien explicite entre la cause de Dreyfus et la celle
des femmes, et interdit à ceux qui se désintéressent de la première de prétendre défendre
la seconde. Or, et c’est ça qui est frappant, Maugeret dresse également un parallèle tout
à fait renversé : son opposition à la révision du procès de Dreyfus est intimement liée à
la cause des femmes.
Ce qui nous met sur la piste, c’est un petit fait très simple : dans le même numéro
où Maugeret déclare aux lecteurs qu’elle veut parler plus large, elle relance l'Écho
littéraire, mais elle l’insère au sein du Féminisme chrétien. L’Écho, ayant le privilège
de l’ancienneté, et dédié spécialement à la littérature et à la politique, aurait pu être
repris à part ; mais non, les deux sont désormais fondamentalement liés. En effet, à ses
yeux, c’est précisément la faute morale justifiant son féminisme qui est à la source de
l’affaire Dreyfus : l’égoïsme des hommes156. C’est lui qui conduit les hommes à se
comporter comme « l’exploiteur, le tyran, l’ennemi »157, et à mettre en danger le
mariage, et donc la société ; c’est également l’égoïsme qui conduit Zola et les autres
dreyfusards publics à sacrifier l’honneur de l’armée et la sûreté de l’État pour
l’innocence d’un traître condamné par les juges, sans qu’ils ne soient capables de
produire une seule preuve158.
Cette critique de l’individualisme (qu’elle nomme indifféremment de
l’égoïsme) est déjà au fondement de sa condamnation de la République. En effet, à
l’instar de nombreux catholiques militants, Maugeret n’a pas suivi la consigne de
Ralliement à la République159, et elle continue de nourrir une grande méfiance pour le
régime. Royaliste pour sa part, elle considère que le gouvernement républicain est, au
mieux, risible, au pire, dangereux.
« Si l’honneur et le bonheur de la France n’étaient pas si gravement compromis par les
156
Paule Vigneron, « La question féminine devant l’Église catholique », le Féminisme chrétien, 15 juillet
1898, 8-9.
157
M. Maugeret, « Le féminisme… », op. cit., 5.
158
M. Maugeret, « Zola… », op. cit., 34.
159
Émise par le pape Léon XIII dans son encyclique Inter Sollicitudines (« Au milieu des sollicitudes »),
parue en 1892. Un roman d’André Gide, Les caves du Vatican, met d’ailleurs en scène un habile escroc
dont l’entourloupe est d’assurer aux catholiques monarchistes que le vrai pape a été enlevé par les francs-
maçons et que, séquestré dans les caves du Vatican, il a été remplacé par un fantoche qui débite les pires
atrocités, à commencer par la consigne du ralliement.
46
turpitudes de la politique, ce serait véritablement très amusant d’assister à cette comédie du
parlementarisme, et les places ont beau être fort chères, on trouverait encore qu’on en a pour son
argent, tant le spectacle est varié, curieusement machiné, et vous mène, de surprise en surprise,
avec une désinvolture qui ne se dément pas un instant, vers un dénouement qui n’est pas lui-même
la moindre surprise de la représentation. »160
En cela, elle s’inscrit dans une des principales critiques que les monarchistes
contemporains de la IIIe République distillent161. L’égoïsme des républicains renforce
l’hybris dont il découle, la démesure de l’homme sans Dieu162. C’est pourquoi, dans le
numéro de juin 1896, elle appelle à la dissolution de la République, et « le plus tôt sera
le mieux »163 – d’ailleurs, le tempérament des Français est « incorrigiblement
monarchique »164. Partant, le suffrage universel est donc une chose « inepte (…), le juste
objet de la défiance et du mépris de tous les honnêtes gens »165. Par conséquent, il est
tout à fait logique que Maugeret n’ait pas appelé plus tôt aux droits politiques : quel
serait, à ses yeux, l’intérêt pour les femmes de participer à une institution qu’elle trouve
ridicule166 ?
Or, l’explosion de l’affaire Dreyfus fait suite au calme relatif du cabinet Méline
(1896-1898), et fait glisser la vision de Maugeret dans une grande inquiétude. La place
n’est plus à la critique amusée, la Patrie est en crise. On a livré les secrets militaires de
l’Armée française au vainqueur de la guerre de 1870, et ceux qui sont trop aveugles
pour être convaincus de la culpabilité du traître veulent encore saper le moral des
soldats. À l’origine de l’égoïsme de ceux qui n’ont aucun attachement à la Patrie (les
juifs tombent irrémissiblement dans le panier), les mêmes causes qui tiennent la femme
en esclavage. C’est bien la raison pour laquelle le pivot du féminisme de Maugeret se
joue dans le même numéro qui commençait par annoncer au lecteur que, désormais, la
revue s’attaquerait à des dossiers plus divers.
Ceci revient à dire qu’au lieu d’abandonner son féminisme chrétien pour le
nationalisme, Maugeret a inséré le second dans le premier. Ce faisant, Maugeret
radicalise son christianisme, puisqu’elle se range derrière un parti d’opposition actif,
qui la fait sortir de son anti-républicanisme jusqu’alors aussi théorique que personnel.
160
Marie Maugeret, « À bâtons rompus », L’Écho littéraire de France, 1 février 1895, 21.
161
Charles Maurras, Mes idées politiques, Paris, Fayard, 1937, p. 90 et suivant.
162
Une image parlante de cette position est donnée par Léon Bloy, qui écrit quasiment au même moment
dans Mon journal, t. I, 1935, 19 : « qu’est-ce que le suffrage universel ? C’est l’élection du père par les
enfants ».
163
Marie Maugeret, « À bâtons rompus », l'Écho littéraire de France, 1 juin 1896, 83.
164
Marie Maugeret, « À bâtons rompus », l'Écho littéraire de France, 1 septembre 1896, 115.
165
Marie Maugeret, « À bâtons rompus », l'Écho littéraire de France, 1 mai 1896, 66.
166
Et en cela, elle tient la même position que les hervéistes antiparlementaristes, qui appartiennent à la
gauche.
47
Mais également, cela la conduit à radicaliser son féminisme. En effet, aux grands maux
les grands remèdes : si la situation est urgente, la rédemption sociale permise par la
femme nécessite une préparation d’envergure. Il devient impératif que les lectrices se
forment intellectuellement de la façon la plus complète possible, et qu’elles s’engagent
en politique ; mais aussi, il faut qu’elles votent. Nous dirons même plus, l’obtention du
droit de vote devient désormais l’objectif prioritaire. Le vote familial qu’elle soutenait
en Belgique un an plus tôt ? Jeté d’un coup dans l’insuffisance. Autrement dit, ce
numéro de juillet 1898 est un véritable tournant.
Mais cette déclaration n’est pas une parade, ce n’est pas une manœuvre habile
pour se consacrer à l’antisémitisme en laissant le féminisme sur la touche : en effet,
parmi les éléments qui retenaient Maugeret jusqu’ici dans sa revendications d’éventuels
droits politiques, la détestation de la République ne vient qu’en second ; le premier
facteur, c’est que
« l’opinion publique, dont la sanction importe si fort au mouvement féministe, n’en est pas
encore à ratifier cette innovation »168,
167
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, 15 juillet 1898, 24.
168
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien de France », Le Féminisme chrétien, 25 août 1897, 122.
169
Ibid.
48
cette nécessaire explication donnée, et comprise, nous l’espérons, nous reprenons ici (…) ces
Bâtons rompus qui nous avaient assuré ailleurs de si chères et de si fidèles sympathies.
La première question qui se présente à notre étude, non seulement par ordre chronologique,
mais encore et surtout par raison de capitale importance, c’est la question électorale. Que les
femmes votent ou ne votent pas, il est entendu, il est admis – et c’est même la consolation qu’on
offre à celles qui réclament le bulletin – que ce sont elles qui font voter. Nous ne voyons pas
pourquoi, alors, elles n’auraient pas le droit [de voter], le devoir même, et le devoir très rigoureux
de se rendre compte de ce qu’elles font faire »170.
Alors, l’homme
« pourra donc refuser plus ou moins longtemps encore à la femme les droits politiques
qu’elle-même a longtemps dédaigné, mais il ne peut la délivrer de ce que désormais elle considère
comme un devoir »172.
49
revendications politiques des femmes, cette exclamation dont le ton suffoqué n’a d’égal que la
douce pitié qu’elle nous inspire : Les femmes, faire de la politique !... De la politique de sentiment,
alors ? nous répondons par une question : La politique de sentiment, est-ce que ce ne serait pas,
par hasard, celle qui mettrait la justice avant l’intérêt, l’honneur avant le profit, la loyauté au-
dessus de l’habileté, l’amour à la place de la haine ? »175.
175
Ibid., 31.
176
Ibid., 27.
177
Ibid.
178
Pour plus de détail, on pourra se référer à Bertrand Joly, Histoire politique de l’affaire Dreyfus,
Fayard, 2014, qui parle d’une « extrême diversité de l’antidreyfusisme, de ses mobiles et de ses degrés
de ferveur », 25.
50
Maugeret. Elle y entre donc avec d’autant plus de facilités que, ayant pu travailler
auparavant avec les féministes anticléricales, elle le peut également avec bien d’autres
figures inattendues : quelle inquiétude, en effet, aurait-elle à fréquenter Henri Rochefort
alors qu’elle s’est liée d’amitié depuis longtemps avec Eliska Vincent, ancienne
communarde et féministe ? Pourtant, le choix vers lequel elle se porte peut surprendre
le lecteur : au lieu de s’identifier aux membres royalistes, elle se tourne vers les
républicains.
179
Marie Duclos, « L’Union nationale Jeanne d’Arc », Le Féminisme chrétien, 15 mai 1898, 74. Les
deux noms sont utilisés de façon interchangeable.
180
Ibid., 75.
181
Ibid.
182
Ibid.
183
Ibid.
184
Ibid., 78.
51
Des discours comme celui-ci permettent de retrouver l’analyse de Bruno
Dumons sur la « réalité d’une profonde souffrance collective »185 qui conduira les
femmes catholiques à repenser leur engagement dans le siècle.
« Souvent, l’engagement politique résulte de la prise de conscience d’une
souffrance collective, c’est-à-dire de l’atteinte à la dignité d’un groupe ou d’une
communauté. L’histoire sociale contemporaine a depuis longtemps mis en lumière
ce processus de l’action collective qui puise régulièrement ses ressources dans les
souffrances communes vécues par les hommes et les femmes d’une époque. Qu’il
s’agisse des milieux nobles de Claude-Isabelle Brelot, atteints par la disparition du
second ordre dans la France postrévolutionnaire, des ouvriers français de Michelle
Perrot et d’Yves Lequin, souvent contraints de vivre une existence chaotique, ou
des anciens combattants d’Antoine Prost que réunit l’expérience collective du feu,
le recours à l’action politique au moyen de différentes formes de participation
comme la société secrète, la violence, la grève, le syndicat, le parti ou la ligue,
provient fréquemment d’une conscience aiguë de souffrances collectives. »186
Dans ces conditions, la Ligue des Patriotes, récemment refondée par Paul
Déroulède, constitue un allié tout trouvé, a fortiori parce que sa nouvelle formule est à
la fois plus autoritaire, plus hostile à la République, et plus religieuse que sa première
mouture. Joly décrit son membre moyen comme étant
« attaché à une République cocardière mais non belliqueuse, autoritaire tout en respectant
l’individualisme des Français, égalitaire mais défendant l’ordre social qui préserve les couches
moyennes de tout déclassement »188.
185
Bruno Dumons, « Mobilisation politique et ligues féminines dans la France catholique du début du
siècle. La ligue des femmes françaises et la ligue patriotique des françaises (1901-1914) », Vingtième
Siècle. Revue d'histoire 2002/1 (n°73), 39-50.
186
Ibid., 41.
187
B. Joly, op. cit., 29.
188
B. Joly, Nationalistes et conservateurs en France, Les Indes Savantes, 2008, 144.
52
à une femme qui est à la fois féministe, catholique et royaliste. D’autant plus que la
Ligue est, à l’époque, de loin le groupe nationaliste le plus puissant du camp
antidreyfusard189 ; alors, s’en rapprocher peut relever d’une opération de légitimation.
C’est dans ce sens que l’on peut lire la juxtaposition qu’opère Jeanne Herter-Eymond
lors de son récit de la fondation de l’UNFF dans le Féminisme chrétien, écrivant en
janvier 1899 :
« Il y a un an, alors qu’on ne connaissait d’autre ligue que celle des Patriotes, Mmes
Maugeret et Duclos prenaient une initiative digne de leur grand cœur, et jetaient les bases d’une
association digne de prendre place auprès de leur premier œuvre, le Féminisme chrétien »190.
Cette interprétation peut être encore soutenue par le fait que la Ligue n’est
officiellement refondée qu’en septembre 1898, soit cinq mois après la conférence de
Thiébaud, alors même qu’en avril 1898, bien d’autres ligues étaient en activité, dont la
Ligue Antisémitique Française (LAF) de Jules Guérin.
189
Ibid., 117.
190
Herter-Eymond, « L’Union Nationaliste des Femmes Françaises, » Le Féminisme chrétien, 20 janvier
1899, 49.
53
déclare que le gouvernement se comporte comme les « bandits »191 de 1793, avec « un
seul changement : la soif de l’or à la place de la soif du sang »192.
« [18]99, c’est le dégoût, le mépris de cette même liberté [politique] si chèrement acquise
et si mal employée (…) ; c’est ce que nous appellerons d’un mot emprunté au vocabulaire des
sciences nouvelles : de l’auto-terrorisation »193.
191
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, 5 septembre 1899, 626.
192
Ibid.
193
Ibid.
194
Ibid., 628.
195
Ibid., 629.
196
Ibid., 626.
54
a eu beau adjoindre à Déroulède quelques royalistes pour les besoins de la cause, le public ne s’est
pas laissé prendre à cette finesse cousue de fil blanc »197.
55
sauver les autres de la mort éternelle ? »204
Elle ajoute :
« Élever une chapelle commémorative au lieu même où les victimes sont tombées [comme
cela l’a été proposé], c’est bien ; continuer leur tâche inachevée, c’est bien encore ; mais il est une
œuvre sacrée entre toutes, celle-là même qui a été la cause de leur mort, tandis que les autres n’en
ont été que l’occasion, dont nous devons nous souvenir plus que toute autre, nous qui croyons que
si Dieu frappe pour châtier, il frappe aussi pour instruire : c’est l’œuvre de rédemption sociale »207.
Ainsi, si ce sont surtout des femmes qui ont succombé, c’est parce que
« seules elles étaient dignes de racheter le passé, de baptiser l’avenir, et Dieu qui les avait
choisies savait bien ce qu’il faisait »208.
Ces femmes qui accomplissaient le bien, et qui avaient renoncé à leur égoïsme
pour s’occuper des plus démunis, et rechristianiser la France, montrent le chemin aux
autres femmes françaises. Dans le second article, paru un mois plus tard, Maugeret
204
M. Maugeret, « La leçon du malheur », Le Féminisme chrétien, 25 juin 1897, 82.
205
Ces chiffres correspondent aux statistiques officielles publiées par Le Petit journal dans son édition
du 14 mai 1897. Le nombre exact de victimes est encore disputé.
206
M. Maugeret, « Victimes expiatoires », Le Féminisme chrétien, 25 mai 1897, 70.
207
Ibid., 71.
208
Ibid., 72.
56
prend à parti les hommes, dont la rumeur raconte qu’ils ont joué des coudes pour se
frayer un chemin au mépris de tout sens du devoir. Voilà un nouveau clou planté dans
le cercueil de la société française – ou plutôt, de la moitié qui s’est attribué tous les
droits sans ne jamais remplir ses devoirs – et qui se meurt de ne penser qu’à elle.
Maugeret ne craignait donc pas de constituer Déroulède en pierre d’angle
féministe, comme victime du même mal que les femmes, et cette récupération était
justifiée par une deuxième raison : c’est que les ajustements que Déroulède souhaitait
apporter à la République, et pour lesquels il était pourchassé, allaient probablement
bénéficier aux femmes. En effet, la vision politique de ce dernier était
fondamentalement inclusive, et Bertrand Joly permet cette déduction, car il dit de lui :
« L’unité nationale devient le premier de [ses] soucis et tout ce qui divise doit être
combattu. Les facteurs de discorde (religion, classe, race) sont bannis et Déroulède refusera
toujours d’exclure les juifs de la communauté nationale »209.
209
B. Joly, Déroulède, l’inventeur du nationalisme, Perrin, 1998, 209.
210
Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, collection Bouglé, fonds Auclert, boîte 12.
57
Ce qu’Auclert cherche à prouver, c’est qu’à la différence du régime
parlementaire, le républicanisme plébiscitaire ne peut logiquement exclure les femmes
du suffrage. L’invitant à déduire cela de lui-même, elle le prévient :
« les patriotes ne regretteront-ils point un jour de s’être désintéressés du sort des Françaises
et d’avoir laissé les seuls Dreyfusistes et collectivistes s’occuper de leur affranchissement ? »211.
Ce à quoi elle ajoute qu’en exil, Déroulède aurait tout à gagner de surmonter sa
pusillanimité. Plus tard, ayant reçu sa réponse négative, Auclert prépare un article dont
les notes sont conservées :
« M. Paul Déroulède déclare qu’il respect et aime trop les femmes pour vouloir les jeter
dans la mêlée politique (sic) ; il pense que en France surtout, leur influence vaudra et pourra
toujours plus que leurs droits. Cette révélation est pour les femmes réfrigérante »212.
Marie Maugeret, pour sa part, n’aura pas l’occasion de correspondre avec lui en
ces termes. Dix ans plus tard, seulement, elle fait appel au camarade patriote : à la fin
de l’année 1911, elle lui envoie deux lettres dans lesquelles elle lui demande de bien
vouloir donner un discours devant l’assemblée de la Fédération Jeanne d’Arc, qu’elle
a fondé un peu plus tôt, et qui rassemble des groupes de femmes catholiques : l’occasion
est le projet d’entente entre la France et l’Allemagne, contre lequel elle veut protester.
Elle écrit :
« Pour flétrir comme ils les méritent ceux qui l’ont préparé, accepté, signé, pour dire les
paroles vengeresses qui bouillonnent au fond de tous les cœurs français, qui serait plus désigné
que le vibrant Patriote que vous êtes ? »213
Ces remarques nous permettent de faire un premier état des lieux du féminisme de
Marie Maugeret, chrétienne.
En fondant l’UNFF, en 1898, Maugeret tissait un lien explicite entre ces deux
moteurs de son existence : « l’idée de Patrie est essentiellement féminine et
211
Ibid.
212
Ibid., boîte 11.
213
AN 401 AP 25, 22 décembre 1911.
58
chrétienne »214. Féminine parce que les patriotes déclarent d’un cœur vrai : « c’est ma
mère ! »215 ; chrétienne,
« car si la Patrie est la mère de tout notre être, l’Église est la mère de notre âme, et ces
deux mères s’entendent à merveille »216.
214
M. Maugeret, « Discours », Le Féminisme chrétien, 20 janvier 1899, 52.
215
Ibid.
216
Ibid., 53.
217
Karen Offen, « Defining Feminism: A Comparative Historical Approach », Signs: Journal of
Women in Culture and Society, vol. XIV, n°1, 1988, repris partiellement dans « Définir le
féminisme : une approche historique comparative », Bulletin d’information des Études féminines, BIEF,
n°20-21, décembre 1989.
59
d’abord domestique des femmes, elle exprime une véritable hostilité à l’encontre des
hommes :
« C’est peut-être, c’est sûrement du mal dont souffre la femme que toute la société est
malade. Et ce mal qui provient de l’égoïsme de l’homme, s’aggrave encore de la maladresse des
remèdes qu’il prétend y apporter »218.
Autrement dit, les femmes doivent s’aider, et alors le ciel les aidera. Victimes,
elles sont également rédemptrices, et donc christiques. La boucle est bouclée. L’est-elle
aux yeux de ses camarades antidreyfusards ?
– III –
UN ACCUEIL INATTENDU
En effet, il serait logique que Maugeret ait été accueillie avec circonspection
puisque le mouvement antidreyfusard était, au fondement de son idéologie,
antiféministe, étant donné que ses membres considéraient la stabilité des rôles
traditionnels de genres comme un outil crucial contre la décadence de la société
française219 ; les « cervelines » amènent la désolation dans leurs foyers220. À l’époque,
le symbole le plus grand de cette virilité qui allait remettre la France sur pied se
nommait Jules Guérin, le fondateur de la LAF, dont les recours à la violence politique
entachaient tant les écrits de son journal, L’Antijuif, que les coups d’éclats de sa Ligue.
Sa personnalité propre, qu’il souhaitait rendre légendaire, était celle d’un colosse
méprisant la langue de bois et les Juifs autant qu’il aimait les Français. Son charisme
était tel que Joseph Reinach, son opposant politique, auteur d’une Histoire de l’affaire
Dreyfus peu après les évènements, dit de lui :
« Il avait mis en action l’idée antisémitique comme Déroulède l’idée patriotique. Une
certaine écorce de respectabilité gêne les mouvements violents. Rien ne le retenait. Il ne parlait
que d’assommade, de pillage et de massacre et, brave, d’une force de taureau, ne se ménageait
218
M. Maugeret, « Lettre ouverte aux démocrates chrétiens », Le Féminisme chrétien, 25 janvier 1898,
4.
219
Voir Helen Harden Chenut, « L'esprit antiféministe et la campagne pour le suffrage en France, 1880-
1914 », Cahiers du Genre 2012/1 (n° 52), p. 51-73 ; Christine Bard, Un siècle d’antiféminisme, Fayard,
1999, 56-58 ; Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Seuil, 1982, 22-23 :
« le nationalisme conservateur, invariablement pessimiste, joue dans une chapelle ardente aux
dimensions hexagonales le grand air de la décadence ».
220
Annelise Maugue, L’identité masculine en crise au tournant du siècle, 1871-1914, Rivages, 1987.
60
pas. Il s’était fait payer rubis sur ongle les coups qu’il avait donnés ou reçus pour l’État-major au
Palais de justice et pour Drumont à Alger. On ne le voyait qu’entouré d’une dizaine de bouchers
de la Villette, armés de gourdins, de barres de fer dans une gaine de bois, pesant au moins un kilo.
Ils se seraient fait tuer pour lui. Sa popularité, d’un maillotin en plein Paris du dix-neuvième
siècle, était faite de la peur qu’il inspirait. On le croyait capable de tout. Au sens très vif de l’action
brutale et immédiate, il joignait de la finesse et, quand il le fallait, de la prudence »221.
221
Joseph Reinach, Histoire de l’affaire Dreyfus, vol. 4, Fasquelle, 1904, 304.
222
L’Antijuif, 26 novembre 1899.
223
Cf. note 206.
224
Elizabeth Everton, « “Toutes les femmes de France” : Female Political Mobilization and the Ligue
Antisémitique Française, 1899 », UCLA, Thinking Gender Papers, 2009 [en ligne], disponible sur :
https://www.academia.edu/18162176/Toutes_les_femmes_de_France_Female_Political_Mobilization_
and_the_Ligue_Antisémitique_Française_1899
225
Raphaël Viau, Vingt Ans d’Antisémitisme, Fasquelle, 1910, cité par Stephen Wilson, Ideology and
Experience, 1982, 190 ; les rapports de police décrivaient également les femmes comme étant
« fanatiques de Guérin », APP Ba 1108, 6 juillet 1900.
226
APP Ba 1108, 23 octobre 1900. Ces chiffres restent à prendre avec des pincettes, parce que le nombre
de membres des ligues est particulièrement difficile à estimer avec précision, et Guérin avait la réputation
d’exagérer son succès, d’après S. Wilson, op. cit., 188.
61
Maugeret trouve sa place dans la plus antiféministe des ligues.
Pendant quarante jours, qui s’étalèrent d’août à septembre 1899, Guérin s’était
réfugié, nous l’avons dit, dans son quartier général rue de Chabrol, pour échapper à son
arrestation. Il s’était barricadé avec 13 de ses compagnons, et la police avait établi un
blocus qui donnait aux passants l’impression d’un siège un peu grotesque. Les parisiens
réagirent alors avec une grande indifférence à cet événement qu’ils baptisèrent
ironiquement « le siège de Fort Chabrol », et les autres groupes nationalistes et
antisémites manifestèrent une certaine hostilité à ce comble de ridicule227. Malgré tout,
les membres et amis de la Ligue firent leur possible pour soulager les assiégés.
Nous avons dit que Maugeret avait vécu le début du siège avec un grand
accablement :
« Des larmes ! ah ! des larmes !... qui donc, parmi les Français de France, n’en a plein le
cœur en contemplant ce spectacle sans précédents auquel il nous est donné d’assister ? Oui, sans
précédents, car l’horrible et à jamais maudite période de 93 échappa du moins à la honte suprême
qu’il nous faut subir, nous : la France d’alors ne fut pas traînée par ses maîtres aux pieds de
l’étranger. Les hommes de 93 étaient des bêtes fauves altérées de sang, repues de carnage ; mais
ils ne se vendaient pas à prix d’argent comme de vulgaires animaux domestiques »228.
Elle prit donc la décision de porter secours aux hommes de Fort Chabrol – ce
qu’elle raconte elle-même dans le Féminisme chrétien, au motif que
« la Presse a trop parlé de notre action dans les affaires actuelles pour que nous puissions
garder le silence »229.
Elle écrit :
« Les ligueurs de M. Jules Guérin ont-ils tort, ont-ils raison ? Sur ce point nous avons,
naturellement, une opinion personnelle bien arrêtée, et nous la dirons tout à l’heure, mais en tant
que femmes, nous, et toutes les femmes qui se sont groupées autour de nous, nous n’avions qu’une
chose à savoir : des hommes étaient condamné à mourir de faim pour un délit qui, quel qu’il fût,
ne pouvait être plus odieux que ceux qui aboutissent à la guillotine. Or, aux pires assassins, on ne
refuse, dans la prison, ni le pain, ni l’eau, ni les choses indispensables à la conservation d’une vie
condamnée au nom des justes lois. (…) Au nom du seul principe de l’humanité qui, banni du cœur
des hommes, doit se réfugier dans celui des femmes, le Féminisme chrétien prit l’initiative d’une
pétition au Ministre de l’Intérieur et d’une démarche auprès de Mme Loubet. Aux termes d’une
Constitution où le président de la République est si peu de chose, sa femme n’est rien ; mais c’est
précisément parce que la femme du Président n’est rien, rien de rien officiellement, qu’il lui est
plus facile d’intervenir dans un conflit et de parler humanité, puisqu’elle n’a aucun droit à parler
politique. Ainsi en ont toujours jugé les femmes qui se sont succédé à l’Élysée, se léguant les unes
aux autres une tradition de bienveillance qui leur donna une auréole, à défaut d’une couronne »230.
227
AN F7 12462, 25 août 1899; AN F7 12462, 14 septembre 1899; APP Ba 1109, 31 août 1899.
228
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, 5 septembre 1899, 625.
229
Ibid., 630.
230
Ibid., 631.
62
La pétition est retranscrite dans le numéro du 26 août 1899 de L’Intransigeant,
le journal d’Henri Rochefort :
« Monsieur le Ministre,
Des femmes qui, en cette douloureuse circonstance, ne veulent être que des femmes, sans
distinction de partis, de religion, de classes, vous supplient, au nom de l’humanité, de mettre fin
au drame qui s’accomplit rue de Chabrol.
Il est impossible qu’en pleine civilisation, des Français traitent des Français comme les
Prussiens de Bismarck ont traité les Parisiens en l’an de malheur 1871. Ceux qui, par un sentiment
dont nous n’avons pas à nous faire juges, défendent derrière les portes de leur domicile ce qui est,
ou ce qu’ils jugent être leur honneur, ne peuvent être condamnés à mourir de faim par ce qui est
peut-être la Loi.
Au-dessus de la Loi, il y a l’Humanité, et c’est au nom de l’Humanité que toutes les
femmes de France vous supplient de ne pas laisser accomplir un acte – suicide ou assassinat – qui
serait la honte éternelle de notre siècle et de notre pays »231.
Dans le même numéro, plusieurs colonnes sont consacrées aux autres actions
des femmes, toutes bien acceptées et saluées. Dans ce texte de pétition, nous retrouvons
les topoï de Maugeret : toutes les femmes de France s’unissent pour mettre un terme à
la barbarie des hommes, au nom de l’Humanité (terme qui est ici employé dans le sens
des devoirs chrétiens de venir en aide aux affligés, mais Maugeret évite cette
explicitation dans sa correspondance avec le ministre), afin de ne pas se comporter
comme l’étranger. Quant à la rencontre avec Mme Loubet, le journal en rend compte
quelques jours plus tard : on y apprend d’ailleurs que le quartier général des « femmes
françaises » se tient au 19 rue Bonaparte, au siège du Féminisme chrétien ; que
Maugeret n’a pas accompagné Duclos à Rambouillet, où se trouvait la femme du
président ; que cette dernière ne les a pas reçues et qu’elle ne s’engagera à aucun
moment à soutenir leur pétition auprès de Waldeck-Rousseau232. Au cours d’une
réunion suivante, à laquelle participent les membres de l’UNFF et au moins une
membre de la LAF, une proposition de manifestation est rapidement rejetée ; celle de
se rendre au ministère de l’Intérieur en cas de non réponse est préférée233.
Le rôle que joua Maugeret dans cette affaire est relativement unique. Certes, les
actions qu’elle mit au point demeurent conventionnelles : les pétitions et l’envoi de
lettres ouvertes ne sapaient pas l’ordre social, moins encore d’appeler la bienveillance
de la femme du président. À ce titre, l’entreprise des « dames de la Halle », qui tentèrent
de ravitailler par la force les assiégés du Fort Chabrol, semblait empreinte d’une plus
grande propension à la violence – mais ce fut sans doute une des raisons de son échec :
231
« Le blocus du Fort Chabrol », L’Intransigeant, 26 août 1899, 1.
232
L’Intransigeant, 27 août 1899, 2 ; 28 août 1899, 2 ; 29 août 1899, 2 ; 30 août 1899, 2 ; AN F7 12462,
27 août 1899 ; APP Ba 1108, 29 août 1899.
233
APP Ba 1108, 29 août 1899.
63
malgré le battage de L’Intransigeant qui prévoyait que 2 000 femmes s’y joindraient,
seulement 600 hommes et une douzaine de femmes y participèrent, sans parvenir
d’ailleurs à remplir leur mission234. Cet événement nous rappelle que Maugeret,
quoiqu’active et audacieuse, n’a jamais cherché à saper l’ordre social – autrement dit,
elle n’a jamais penché pour une transformation par la Révolution. La révision du Code
civil et l’obtention des droits politiques lui semblaient devoir se faire pacifiquement, ce
en quoi elle prend place dans les débats internes au mouvement féministe235.
Pourtant, par son action et par l’exemple qu’elle donne, Maugeret correspond
au paradoxe soulevé par Magali Della Sudda :
« Le paradoxe que je souhaite analyser ici réside dans l’apparente contradiction entre,
d’une part, des discours conservateurs sur le plan politique, un attachement à l’autorité dans
l’Église catholique, la défense d’une séparation des sphères privé et publique, et, d’autre part, les
pratiques parfois novatrices de certaines Catholiques »236.
Deux affaires dans l’Affaire expliquent l’évolution morale à laquelle Maugeret par-
ticipe.
La première affaire, c’est celle du Monument Henry, du nom des dix-huit listes
d’individus publiées dans La Libre Parole, énumérant les souscripteurs prêts à soutenir
financièrement la veuve du lieutenant-colonel Henry. Ce dernier, après avoir confessé
la fabrication d’un faux accusant Dreyfus, s’est suicidé en prison ; Joseph Reinach, le
journaliste dreyfusard, l’a alors accusé alors de complicité avec Esterhazy, et de
trahison. Après un vigoureux échange de lettres238, Mme Henry a écrit au bâtonnier de
234
Le Matin, 25 août 1899.
235
Steven C. Hause et Anne R. Kenney, « The Limits… », op. cit.
236
M. Della Sudda, « Discours conservateurs… », op. cit., 211.
237
M. Della Sudda, « Une activité politique féminine conservatrice avant le droit de suffrage en France
et en Italie. La ligue patriotique des Françaises (1902-1933) et l’Unione fra le donne cattoliche d’Italia
(1909-1919) », thèse de doctorat d’histoire, Paris/Rome, EHESS/La Sapienza, 2007.
238
Bibliothèque nationale, Nouvelles acquisitions françaises, 13574, f. 187-191.
64
Paris Edmond Ployer en lui déclarant que, son mari ayant été diffamé par Reinach, et
ses moyens étant trop limités pour engager un procès, elle se place sous sa protection239.
C’est à ce moment-là que Marie-Anne de Bovet, célèbre journaliste et romancière240,
publie un article dans le numéro du 13 décembre 1898 de La Libre Parole, intitulé
« Aux braves gens », dans lequel elle conjugue les termes « honneur » et « devoir »
pour défendre la cause de Mme Henry : elle rappelle aux lecteurs aisés que c’est leur
devoir de défendre l’honneur de la veuve du colonel ; ce dernier, qui avait rempli son
devoir241 jusque dans la plus grande pauvreté, était déshonoré dans la mort par ses lâches
ennemis ; que sa veuve était la seule personne en mesure de défendre son honneur, et
qu’elle accomplissait en cela son devoir, avec courage et détermination242. Enfin, Bovet
déclare que les lecteurs doivent « armer » la veuve pour qu’elle puisse mieux « lutter » ;
en cela, elle reprend un vocabulaire proche de celui d’Emile de Saint-Auban, qui sera
l’avocat de Mme Henry, et qui déclarera : « Allait-elle abandonner la bataille après
avoir été défiée ? »243 : ces termes sont violents, et relèvent quasiment du lexique du
duel. Mme Henry elle-même, dont les propos sont rapportés par Bovet dans son article,
déclare :
« Si j’étais seule au monde, je n’en aurais eu besoin de personne pour me faire justice.
Mais j’ai mon enfant, qui n’a que moi, et même pour venger son père, je ne puis risquer la prison,
qui me séparerait de lui »244.
La volonté de la veuve de venger l’honneur de son mari est dépeint sous un jour
héroïque, et le portrait que fera d’elle Saint-Auban reste dans la même veine.
Alors, le lecteur ne manquera pas d’être surpris que Bovet assimile à un duel
légitime l’acte somme toute fort civil d’intenter un procès ; dans ce duel, le lecteur
pourra encore s’étonner que les journalistes et les souscripteurs admettent tous si
facilement qu’il oppose Reinach à une veuve. Pour aplanir cette stupéfaction, il nous
faut mettre en lumière un événement qui se déroula un peu plus tôt, trois semaines après
le suicide d’Henry, et trois mois avant la souscription publique. Cet événement est le
239
La Revue des grands procès contemporains, 1902, 350.
240
Nous pouvons noter que Bovet a fait partie des premières contributrices régulières de La Fronde, dont
elle se sépara au moment de l’affaire Dreyfus.
241
Si la presse antidreyfusarde ne savait trop comment considérer Henry après son arrestation et son
suicide, elle put le représenter sous des traits héroïques à partir de la conceptualisation par Charles
Maurras des « faux patriotiques », dans ses articles « Le premier sang », La Gazette de France, publiés
à partir du 6 septembre 1898. Selon Maurras, si Henry avait constitué un faux, c’était pour transcrire des
informations verbales, car les documents incriminant Dreyfus précisément contenaient bien évidemment
d’autres secrets militaires qui ne devaient pas être dévoilés au public.
242
M.-A. de Bovet, « Aux braves gens », La Libre parole, 13 décembre 1898, 1.
243
La Gazette des tribunaux, 27 janvier 1899, 1.
244
M.-A. de Bovet, ibid.
65
suivant : la presse antidreyfusarde avait applaudi à tout rompre une femme qui avait
revendiqué le rôle de défenseuse de l’honneur familial, et qui s’y était employée
violemment.
Le 23 septembre 1898, Mme Valentine Paulmier, femme du député
antidreyfusard du Calvados, se présenta au bureau du journal dreyfusard La Lanterne,
et demanda à être reçue par le rédacteur en chef, Alexandre Millerand245. Quand on lui
répondit qu’il n’était pas disponible, elle déclara qu’elle ne s’en irait pas sans avoir
parlé à quelqu’un ; on la conduisit alors dans le bureau du journaliste Louis Olivier.
Elle lui dit :
« J’ai demandé à voir votre rédacteur en chef, il ne m’a pas reçue. Vous êtes tous des
lâches ! Tenez !… »246
et fit feu deux fois. Comme personne n’avait entendu les détonations, elle vida
ensuite son chargeur sur le plancher afin d’attirer l’attention, et attendit calmement la
police. Quand on lui demanda qui elle était, elle répondit :
« Je suis madame Paulmier que vous avez insultée ce matin. Je me suis vengée ! »247
245
« Un drame dans un journal », Le Petit journal, 24 septembre 1898, 1.
246
Ibid.
247
Ibid.
248
Ibid.
249
La Libre parole, 24 septembre 1898, 1.
66
une nouvelle salve dans cette guerre de plus en plus cruelle qui fait rage autour de
Dreyfus ; ce coup avait clairement manqué sa cible, touchant, finalement, une femme
innocente, épouse et mère d’une jeune fille. Quoique cette mousqueterie honteuse
n’excuse pas la balle tirée sur M. Olivier, elle permet de comprendre Mme Paulmier et
de lui accorder les circonstances atténuantes. À travers la presse antidreyfusarde, ces
éléments – la condamnation de polémiques indignes, la justification de la riposte de
l’épouse crapuleusement attaquée (tempérée par les bons vœux pour l’innocent
Olivier), et l’inscription du crime et de ses conséquences dans le cadre de l’affaire
Dreyfus – formèrent un récit cohérent dans lequel Mme Paulmier n’était pas décrite
comme l’auteur hystérique d’un crime passionnel, mais la vengeresse pleine de sang-
froid de l’honneur de sa famille, sali par une attaque politique indigne.
Ceci revient à dire qu’un événement qui, en d’autres temps, eût été plus
facilement constitué en crime passionnel était devenu un duel politique par l’intensité
de la crise dreyfusienne. La crise avait permis que les rôles évoluent. L’honneur en effet
était une caractéristique masculine et sa défense était le devoir du chef de famille. Et
pourtant, dans les derniers mois de 1898, la presse antidreyfusarde et ses lecteurs
acceptèrent et même encouragèrent deux femmes qui revendiquaient de prendre pour
elles-mêmes la charge de ce devoir, en l’absence de leurs maris – puisque Henry était
mort et M. Paulmier, rentré dans sa circonscription au moment du drame, n’avait pas
répondu aux télégrammes que lui avait envoyé sa femme avant de sortir de chez elle.
Ce dernier facteur est essentiel : les antidreyfusards n’étaient pas prêts à admettre qu’en
règle générale, les femmes soient en mesure de se battre en duel pour l’honneur de leur
nom. C’est du fait des circonstances exceptionnelles que les deux femmes en étaient
justifiées. D’ailleurs, quand M. Paulmier fut rentré, il se provoqua l’auteur de l’article
en duel et la couverture médiatique que leur combat reçut devint bientôt plus importante
encore que celle causée par l’audace de sa femme. Cette dernière avait donc assuré la
suppléance du devoir masculin, rendue caduque par le retour de son mari.
En conséquence, nous pouvons dire que Maugeret, féministe chrétienne, fut
bien acceptée par le parti antidreyfusard, dont la rhétorique avait déjà admis que la crise
élargit le rôle de la femme. Seulement, Maugeret va plus loin : à ses yeux, il n’y a pas
de retour en ville. L’absence du mari étant morale, elle ne peut se résoudre en une après-
midi de chemin de fer. C’est l’honneur de la France chrétienne qui est en jeu, et les
maris sont présents – simplement, ils sont défectueux. C’est la raison pour laquelle il
est légitime et urgent que les femmes prennent les commandes, et se rangent sous la
67
bannière de Jeanne d’Arc, ou de sainte Geneviève : en temps troublés, où nul homme
n’est capable de prendre la relève, c’est sur inspiration divine que les femmes se
dressent pour restaurer la dignité du pays. Ainsi, Maugeret, dont l’UNFF portait déjà le
nom d’Union nationale Jeanne d’Arc, fondera bientôt le Congrès d’études sociales, ou
Congrès Jeanne d’Arc (CJA), témoignant de la continuité de sa pensée.
68
69
TROISIÈME PARTIE
70
71
–I–
L’INVITÉE DU CONGRÈS
Il n’était pas gagné d’avance que Marie Maugeret y mette les pieds.
Un peu plus de quatre ans après la fondation après la fondation de son journal,
Marie Maugeret se targue d’avoir totalement rempli son premier objectif. Ayant
souhaité
« faire pénétrer les idées féministes dans les milieux chrétiens et les idées chrétiennes dans
les milieux féministes »250,
elle peut s’honorer d’avoir accompli la moitié de son pari : elle est invitée avec
son groupe au Congrès international des Œuvres catholiques, qui se tient à Paris du 3
au 10 juin 1900, sous le patronage du cardinal Richard, archevêque de Paris. En effet,
ce congrès, issu de l’Union des œuvres catholiques de France, avait accepté d’organiser
une section dédiée aux œuvres des femmes ; au sein de cette section, on discutait
notamment des œuvres sociales et ouvrières ; et au sein de cette discussion, était prévu
un rapport sur la « Situation légale de la femme envisagée au point de vue chrétien ».
Grande première pour cette grande première. Ce n’était pas gagné d’avance : pas plus
de deux ans plus tôt, on avait refusé aux féministes chrétiennes le micro et le droit
d’assister au Congrès :
« C’est hier, en effet, que nous demandions, au nom de notre groupe, à assister aux séances
d’un Congrès catholique, et à y présenter un vœu qui n’avait pourtant rien de subversif : Que
toutes les mères chrétiennes fussent invitées à signer une pétition pour demander le rétablissement
officiel de la prière dans les écoles communales. Avec toutes les précautions oratoires usitées en
pareil cas, on nous fit savoir que ce n’était pas l’usage d’admettre des femmes dans ces réunions,
et surtout de leur donner la parole. Un ami de notre œuvre proposa de faire des démarches pour
nous obtenir l’autorisation au moins d’assister aux séances. Nous refusâmes. Le Féminisme
chrétien est peut-être fier ; mais, que voulez-vous ? Où qu’il se présente, il prétend n’entrer que
par la grande porte »251.
Malgré le pas franchi entre 1898 et 1900, les autorités catholiques semblaient
demeurer anxieuses quant au déroulement de ces journées de réunions, car elles avaient
fait si peu de publicité que, jusqu’au dernier jour, Maugeret et ses amies crurent que
250
M. Maugeret, « L’Union nationaliste… », op. cit.
251
M. Maugeret, « Congrès catholique des œuvres de femmes », Le Féminisme chrétien, mai 1900,
132.
72
l’accès aux réunions était strictement contrôlé. Les raisons invoquées ne sont d’ailleurs
pas pour rassurer Maugeret.
« Dans l’allocution qu’il nous adressa à la dernière réunion, M. l’abbé Odelin [président
du Congrès et futur archevêque de Paris] nous l’expliqua avec la franchise qui est le trait
caractéristique de son caractère : on avait eu peur. Peur de quoi ? Eh ! mon Dieu, de voir se vérifier
les pronostics des innombrables fâcheux qui s’en allaient répétant à qui voulait les entendre que
c’était chose insensée de faire un congrès de femmes, qu’on courant à un échec certain, qu’on se
couvrirait de ridicule, que ce serait un vain bavardage »252.
Au sein de ces six journées, la quatrième était consacrée aux questions sociales
et ouvrières, dont il est signifiant que le rapport de Maugeret, sur la situation légale de
la femme, y figure254.
Rapport sur la situation légale de la femme envisagée d’un point de vue chrétien
252
Ibid., 130.
253
Ibid., 132.
254
Ceci semble en effet aller dans le sens de la distinction opérée par F. Rochefort entre la prostituée et
l’ouvrière, dont nous avons parlé dans notre première partie.
73
redevenait compagne, et son influence bienfaisante projetait, en grandissant de jour en jour, un
peu de douceur, un peu de bonté, un peu de grâce, à travers les brutalités de ces âges barbares où
la force primait si naturellement le droit qu’on n’avait pas encore eu besoin de réduire en formule
cet état d’âme des sociétés naissantes »255.
On remarque ici une des piques dont Maugeret ne manque pas, rappelant que le
Fils de Dieu n’a eu qu’une mère pour éducatrice, et pas de père256 – et, plus encore,
qu’il n’a pas si mal tourné. Cette influence bienfaisante de la femme met en relief toute
l’histoire morale de l’humanité, dont les trois grands moments sont : l’Église naissante,
la Chevalerie, la Révolution. Maugeret rappelle qu’au cours du premier moment, les
femmes, restant au pied de la Croix et ayant le privilège de voir les premières le Christ
ressuscité, ont fait preuve d’un courage que n’ont pas eu les apôtres257 ; que la période
de la Chevalerie est activée par des reines incontestées qui transforment les barbares en
preux chevaliers ; et que c’est la Révolution, chaos honni de l’oratrice et de son
auditoire, qui a renversé la machine en répartissant « tous les droits à bâbord, tous les
devoirs à tribord »258. Elle poursuit en couplant son féminisme à la théorie organiciste
du catholicisme :
« Mesdames, si l’inégalité est l’inexorable loi de l’humanité, l’égalité est le rêve qui la
hante incessamment. Cela sans doute est permis par Dieu en vue de maintenir une certaine dose
d’équilibre qui empêche les grands de grandir indéfiniment et les petits de diminuer jusqu’à
l’anéantissement »259.
255
M. Maugeret, « Rapport sur la situation légale de la femme », Le Féminisme chrétien, mai 1900, 140.
256
La pique ne lui fait pas oublier la figure de Joseph, père nourricier, mais dont la légende tient qu’il est
mort quand Jésus était encore jeune.
257
À l’exception de saint Jean, mais auquel Da Vinci n’attribue pas des traits particulièrement masculins.
258
Ibid., 140.
259
Ibid., 141.
260
Ibid., 142.
261
Ibid.
74
Le mot est lâché devant tous : il faut des institutions nouvelles. La vie conjugale
telle qu’elle était conçue n’apporte plus les garanties nécessaires à l’équilibre de la
société ; les temps nouveaux exigent que l’Église promeuve un nouveau modèle
familial. Dans ces conditions, même si Maugeret ne mentionne pas le droit de vote262,
elle fait un compte-rendu fidèle de son féminisme, elle ne coupe pas son vin avec de
l’eau. Elle rentre immédiatement dans le corps du sujet et convoque l’article 340 du
Code civil, celui qui est relatif à la Recherche de la paternité, « et que nous appellerons
ici le préjugé de la double morale »263. Choisissant habilement ses mots, Maugeret
n’accuse pas moins son auditoire d’être aveuglé par ses œillères :
« Votre monde, notre monde catholique pratiquant n’est pas, malheureusement, tout le
monde. Et quand vous sortez de ce milieu où l’atmosphère est tout imprégnée du parfum des
vertus dont vous êtes les gardiennes vigilantes, pour aller porter, dans d’autres milieux si
cruellement différents, l’or de votre bourse et, plus précieux encore, l’or sans alliage de votre
charité d’âme à âme, ne les avez-vous pas trouvées par centaines ces malheureuses victimes de
l’article 340 et du préjugé païen, inique et cynique de la double morale ? »264.
Et troisième chose, que soient institués des cours de droit pour les jeunes filles,
au motif que :
« La loi française ne protège pas la femme : elle la désarme dans la vie économique ; elle
l’ignore dans la vie civile ; elle l’asservit dans la vie conjugale »266.
Par conséquent, celle qui connaît la loi mesurera l’étendue de l’injustice dont
elle est la victime, et pourra la contester, devenant, comme les rapporteuses du congrès,
avocates sans le savoir, plaidant les causes les plus justes. Rappelons qu’en 1900,
l’affaire Chauvin, du nom de la femme à laquelle le barreau de Paris avait refusé qu’elle
262
À la différence de ce que prétendent S. Hause et A. Kenney, « The development… », op. cit., 15.
263
Ibid., 143.
264
Ibid.
265
Ibid.
266
Ibid.
75
prête le serment d’avocate, battait son plein, aboutissant à un jugement en faveur de
Mme Chauvin au mois de décembre. Maugeret n’est pas sans ignorer que la thèse de
cette dernière, intitulée « Étude historique sur les professions accessibles aux
femmes », célèbre le rôle du Christ dont toute la doctrine est « en faveur de la
femme »267, et loue la condition de la femme mise en place par le christianisme jusqu’au
13e siècle où des conciles sous influence judaïque viennent contrecarrer les progrès
accomplis268.
Son audace va plus loin : devant cette assemblée de femmes catholiques pour
partie aristocratiques et d’ecclésiastiques qui craignait de faire la publicité du Congrès
par peur des critiques, Maugeret salue les féministes qui sont venues avant elle.
« Si les partis s’honorent en rendant justice à leurs adversaires, vous me laisserez,
Mesdames, moi à qui Dieu a fait la grâce d’être une croyante ardemment convaincue, rendre
hommage à ces femmes qui, n’attendant rien de la justice de Dieu et de son règne en ce monde,
ont cru à la possibilité d’une justice humaine et ont dévoué leur existence à en préparer
l’avènement. Nous pouvons désapprouver leur symbole, blâmer plus d’un article de leur
programme, déplorer les tendances irréligieuses de leurs doctrines ; nous ne pouvons pas oublier
que les premières elles sont descendues dans l’arène, qu’elles ont eu le courage de prendre corps
à corps les préjugés et de braver jusqu’au ridicule cette puissance si redoutée en France. Et c’est
pourquoi, Mesdames, je vous demande la permission de les saluer avant de les combattre »269.
Maugeret célèbre en ce mois de juin 1900 son entrée dans les milieux autorisés
de l’Église :
« Mesdames, le Féminisme Chrétien est ici : c’est la réponse de l’Église »271.
267
J. Chauvin, Étude historique sur les professions accessibles aux femmes : influence du sémitisme sur
l’évolution de la position économique de la femme dans la société, Giard et Brière, 1892, 95 et suivants .
268
Contrairement à ce qu’on peut lire dans C. Bard, Dictionnaire des féministes, op. cit., page.
269
M. Maugeret, « Rapport… », op. cit., 146.
270
Comme on peut en trouver la remarque chez Elizabeth Everton, « Christian Feminist and Nationalist :
Marie Maugeret, Le Féminisme chrétien and La Ligue des Patriotes », conférence au colloque annuel de
la Western Society for French History, octobre 2009, disponible sur :
https://www.academia.edu/18162217/Christian_Feminist_and_Nationalist_Marie_Maugeret_Le_Fémi
nisme_chrétien_and_the_Ligue_des_Patriotes
271
M. Maugeret, « Rapport… », op. cit., 146.
76
contribuer à affronter la situation nouvelle. Maugeret fera constamment référence au
Congrès, considérant cet événement comme fondateur. En février 1901, elle écrit au
sujet du Congrès que
« le parti catholique [y] a si loyalement abjuré certaines de ses préventions en apprenant
ce que pouvait être le féminisme »272.
272
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, février 1901, 63.
273
Maugeret désigne bien sûr 1896, c’est ici une erreur typographique.
274
Nous ne pouvons nous empêcher de noter ici qu’elle emploie une seconde fois cette formulation, dont
le terme « abjurer » a une connotation terriblement négative et accuse frontalement la position antérieure
du parti catholique.
275
M. Maugeret, « La femme et les élections », Le Féminisme chrétien, novembre 1901, 321-322.
276
Ibid.
277
Maugeret les remercie d’ailleurs officiellement à la fin du congrès, voir « La société d’économie
sociale », L’Univers, 14 juin 1901, 5.
278
Qu’elle déploiera également à ce sujet dans « À nous les femmes ! », Le Féminisme chrétien, mars
1902 ; dans « Rapport présenté à la conférence de Bruxelles », Le Féminisme chrétien, septembre 1902 ;
dans « La femme et le clergé », Le Féminisme chrétien, novembre 1902.
77
femmes est le fruit d’une longue lutte menée par Maugeret et ses amies, qu’elle retraçait
quelques mois plus tôt : ayant été déboutées du comité chargé de l’organisation du
Congrès des œuvres et institutions féminines, issu des Conférences de Versailles, elle
avait obtenue du Cardinal Richard la tenue d’un congrès autonome, qui ne devait
cependant pas arborer le terme féministe,
« encore si mal jugé par beaucoup, en France (…). Mais nous aurions d’autant plus
mauvaise grâce à ne pas acquiescer au vœu de notre vénéré Pasteur que si nous n’avons pas le
mot, nous aurons la chose. En effet, il est acquis d’ores et déjà qu’il y aura une commission
spécialement chargée d’étudier la situation légale de la femme. Or, la situation légale de la femme,
mais c’est tout le féminisme ! En effet, que veulent donc tous les groupes féministes, sinon une
modification à la situation légale de la femme ? Sans doute, chaque groupe rêve et poursuit cette
modification selon des vues bien différentes et par des moyens bien divers, mais tous sont
d’accord pour reconnaître qu’il y a lieu d’en apporter une, et même plusieurs. Le congrès
catholique, en inscrivant dans son programme l’étude de la situation légale de la femme, fera donc
bel et bien œuvre féministe »279.
279
M. Maugeret, « Congrès catholique des œuvres de femmes », Le Féminisme chrétien, 5 juillet 1899,
499.
280
Colomba, « Chronique », L’Écho de Paris, 21 juin 1900, 1.
78
droit de parler en son nom, mais lui a imposé aussi l’obligation morale de ne parler qu’avec son
assentiment. Or, je vois mal les membres d’un Congrès assemblé sous les auspices de
l’archevêque de Paris, spécialement béni par le Souverain Pontife, adhérant à une organisation
protestante, et s’il plaisait à quelques uns d’y participer à titre individuel, ce qui est le droit
indéniable de chacun, personne n’est autorisé à y figurer comme représentant le parti
catholique »281.
Ainsi, quand elle refuse la main tendue par Mme Sewall, Maugeret se justifie
en ces termes :
« Comment des pays qui n’ont ni les mêmes mœurs, ni la même législation pourraient-ils
exercer l’un sur l’autre une influence quelconque ? Ainsi, pour ne parler que de l’Amérique, quel
rapport y a-t-il entre votre législation et la nôtre, et surtout entre vos mœurs et les nôtres ? L’écart
est si grand, l’opposition est si nettement accusée, qu’il en résulte, chez nous, une certaine
défiance à l’endroit de tout ce qui vient de chez vous. (…) En effet, telles institutions, telles
conditions d’existence qui, en elles-mêmes, ne sont ni bonnes ni mauvaises, la co-éducation, par
exemple, peuvent donner de bons résultats chez vous et de mauvais chez nous. C’est une question
de tempérament, et les questions de cette nature-là ne se tranchent pas par des solutions
empiriques »283.
Cette théorie des tempéraments empêche, par conséquent, la France (qui « n’est
pas une nation comme une autre »284, et dont « la raison d’être providentielle, c’est
d’être dans le monde le soldat de Dieu »285) de bénéficier des apports du féminisme
anglo-saxon et libre-penseur ; s’ajoutent le fait qu’à la réunion publique organisée par
Mme Sewall, qui avait été nommée représentante des Etats-Unis à l’Exposition
universelle par le président McKinley, un certain nombre de voix anticléricales se sont
fait entendre, et cela semble insensé à Maugeret – ce qu’elle fait d’ailleurs savoir à son
interlocutrice :
281
M. Maugeret, « Le Conseil international des femmes », Le Féminisme chrétien, août 1900, 228.
282
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, mars 1900, 70-71.
283
M. Maugeret, « Le conseil… », op. cit., 226.
284
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, décembre 1905, 7.
285
Ibid.
79
« Qu’ils [les protestants du CIF] ouvrent à deux battants leurs portes et leurs cœurs à tous
les renégats, à tous les déserteurs du parti catholique, et qu’après cela ils invitent le parti
catholique à s’unir à eux, c’est une chose que je n’arrive pas à comprendre »286.
Mais cette seconde raison n’est pas invoquée pour éponger la sensibilité blessée
de Maugeret ; au contraire, celle-ci précise :
« C’est un grand tort (…) [pour les protestants du CIF] de ne pas s’appliquer à discerner
les alliés qui pourraient les servir de ceux qui ne peuvent que leur nuire »287.
Cette remarque prend tout son sens quand on la met en parallèle avec le terme
de « chimère », cité plus haut, et avec la stratégie plus globale que Maugeret suit afin
de conquérir l’adhésion du parti catholique. En effet, il lui semble essentiel que les
milieux catholiques admettent le féminisme pour une raison bien simple : c’est que
« sur trente-huit millions d’habitants, [la France] compte trente-sept millions et demi de
catholiques »288.
286
M. Maugeret, « Le conseil… », op. cit., 229.
287
Ibid.
288
M. Duclos, « Parole d’argent, silence d’or ! », Le Féminisme chrétien, août 1902, 156.
289
Cette féministe belge a fondé la Ligue belge pour le droit des femmes ; elle a accédé à la notoriété en
vivant une affaire digne de celle de Mme Chauvin : diplômée de droit, mais interdite de plaider. Voir
notamment Françoise De Bueger-Van Lierde, « À l'origine du mouvement féministe en Belgique.
L'Affaire Popelin », Revue belge de philologie et d'histoire, tome 50, fasc. 4, 1972, 1128-1137.
290
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, février 1901, 63.
80
l’enseignement secondaire des jeunes filles prépare véritablement à l’enseignement
supérieur291. Les liens sont les plus forts avec celles qui privilégient son mode d’action :
tacticien, précis, exigeant une réforme après l’autre. Le renouveau du courant
opportuniste était justement le fait de l’Avant-Courrière, le groupe fondé par Jeanne
Schmahl en 1893, qui cherchait « à parer au plus urgent par des réformes ponctuelles
et réalistes »292, et dont les camarades n’étaient pas tenus de partager les mêmes
convictions. « C’est une vraie stratège à laquelle le féminisme devra beaucoup »293,
commentent Klejman et Rochefort, et Maugeret partage leur avis. Dès l’année 1896,
cette dernière déclare approuver « hautement la ligne de conduite de l’Avant-Courrière,
et lui [envoie] l’adhésion de [son] parti »294, célébrant sa
« tactique [qui lui] semble avoir l’habileté particulière des choses extrêmement loyales,
car elle permet aux partisans des opinions les plus diverses de concentrer leurs efforts sur une
question où tous peuvent tomber d’accord, quitte à se retrouver le lendemain comme la veille,
adversaires irréconciliables sur le terrain des principes »295.
Elle demande même à ce que le projet de loi pour la capacité des femmes à être
témoins soit non plus désigné sous le nom de Loi Goirand, selon le patronyme de son
rapporteur à la Chambre, mais Loi Schmahl, du nom de celle qui en a été « la véritable
instigatrice »296. Parmi les féministes qui limitent volontairement leur programme dans
le but d’attirer de nouveaux adhérents, Jeanne Oddo-Deflou cheminera également
longtemps aux côtés de Maugeret. Fondatrice du Groupe français d’Études féministes
(GFEF), elle se spécialise dans les aspects juridiques du statut de la femme mariée.
Républicaine et libre-penseuse, comme Schmahl, elle est pourtant présente le jour de
l’inauguration de l’Union nationaliste des femmes françaises, en janvier 1898, au cours
de laquelle elle donne même un discours297. Sa présence est mentionnée à un certain
nombre de reprises, et pendant la seule période 1900-1902 nous comptons : en juillet
1900, le GFEF félicite le Féminisme Chrétien de son rapport au Congrès des Œuvres
catholiques298 ; en mai et novembre 1901 dans les colonnes du Féminisme chrétien ; et
en avril 1902, comme oratrice au cours d’une discussion contradictoire organisée par
291
M. Maugeret, « Pétition au Sénat », Le Féminisme chrétien, mars 1900, 82.
292
Citation !!! dans Klejman et Rochefort
293
Ibid.
294
M. Maugeret, « L’Avant-Courrière », Le Féminisme chrétien, décembre 1896, 269.
295
Ibid., 266.
296
Ibid., 268.
297
J. Herter-Eymond, « L’Union nationaliste des femmes françaises », Le Féminisme chrétien, 20 janvier
1899, 50.
298
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, juillet 1900, 178.
81
Maugeret sur la recherche de paternité299. Cette dernière est d’ailleurs à nouveau invitée
à la conférence internationale de Bruxelles en à la fin du mois d’août 1902300. Elle y
retrouve Eliska Vincent, cofondatrice de la première société féministe en 1866, la
Société pour la revendication du droit des femmes : elle est de longue date amie avec
Maugeret qui célèbre régulièrement son travail sur le droit des femmes sous l’Ancien
Régime pour sa rigueur301. Il est frappant de noter que Oddo et Vincent faisaient toutes
deux partie de la première loge maçonnique mixte, le Droit Humain, depuis sa
fondation en 1893302.
299
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, avril-mai 1902, 109.
300
Pour rappel, elle l’était déjà à la conférence précédente, tenue en 1897.
301
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, février 1901, 61.
302
C. Bard, Dictionnaire, trouver page !!
303
« Le livre d’or des femmes », Le Féminisme chrétien, juillet 1901, 210 ; et octobre 1901, 301.
304
M. Maugeret, « Rapport sur la liberté de travail », juillet 1900, 216.
305
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien », L'Écho littéraire de France, janvier 1896, 3.
82
« la plus importante, la plus juste, et en même temps la plus inéluctable de toutes »306
Autrement dit, la liberté de gagner son pain est celle qui doit venir en premier.
En cela, Maugeret s’oppose donc à toutes les lois protectionnistes qui limitent, voire
empêchent le travail de la femme, ce qui s’avère dommageable pour la femme non
mariée, et pour celle dont le mari n’assume pas ses devoirs familiaux ; Maugeret en est
d’ailleurs très concrètement touchée puisque les lois protectionnistes affectent
directement le milieu de l’imprimerie, qui est sa propre source de revenus : les femmes
n’ont en effet pas le droit de travailler de nuit dans les secteurs manufacturiers dont font
partie les imprimeries, ce qui gêne considérablement la tenue d’un journal308. Elle s’en
plaint d’ailleurs de vive voix au Congrès, où pourtant les dames charitables s’opposent
majoritairement à la liberté de travail pour les femmes309 ; de sorte qu’elle veut être
prudente :
« J’éprouve à traiter ce sujet un scrupule que vous allez comprendre. Dans le groupe que
j’ai l’honneur de représenter ici, nous sommes toutes et tous partisans de la liberté du travail, sans
autre règlementation que les forces, le courage, les besoins du travailleur, toutes choses dont lui
seul est le juge compétent. Je sais que cette opinion n’est pas, du moins dans une aussi large
mesure, celle de la majorité du parti catholique, et c’est pourquoi, je le répète, j’éprouve quelque
scrupule à traiter ce sujet devant vous »310.
À ses yeux, la loi ne protège pas la femme, bien au contraire : elle l’empêche de
se rendre autonome. Le prétexte hygiénique au nom duquel il est défendu à la femme
de compromettre sa santé à l’atelier est rendu caduc par l’organisation sociale qui fait
de la femme le seul responsable de la vie au foyer.
« Ainsi, par exemple, tu [dit la Loi s’adressant à la femme] ne pourras composer un journal
de neuf heures du soir à minuit, mais tu pourras le plier, de deux à quatre heures du matin, et tu
rentreras chez toi avec quarante sous dans ta poche, au moment où d’autres songent à se lever »311.
306
M. Maugeret, « L’œuvre des œuvres », Le Féminisme chrétien, janvier 1900, 14.
307
M. Maugeret, « Pétition… », op. cit.
308
Rappelons-nous que l’imprimerie de Maugeret ne se chargeait pas uniquement du Féminisme
chrétien. Nous citons ici la loi du 2 novembre 1892.
309
J. Leroy, « Les remplaçantes », Le Féminisme chrétien, avril 1901, 113.
310
M. Maugeret, « Rapport sur la liberté… », op. cit., 211.
311
Ibid., 212.
83
avec les lois divines, voudraient nombreuse ; quand on aura trouvé moyen d’empêcher le père de
détourner le fruit de son travail de sa destination légitime ; quand on l’aura mis à l’abri lui-même
du chômage, de la maladie, des infirmités, de la mort, alors, mais seulement alors, la thèse
moderne, douloureuse mais fatale, de la femme à l’atelier aura vécu, parce qu’elle aura perdu sa
raison d’être, et la femme pourra reprendre sa place naturelle au foyer, sans être exposée à y
mourir de faim »312.
Ainsi, quoiqu’elle ne nie pas que la place naturelle de la femme soit au foyer,
Maugeret la renvoie pourtant aux calendes grecques – et c’est ce qu’elle laisse parfois
entrevoir. Dans un échange de lettres ouvertes avec l’abbé Gayraud, un député qu’elle
qualifie de démocrate chrétien313 et même de socialiste chrétien314, et qui avait consacré
un chapitre au féminisme dans son livre Les démocrates chrétiens, elle décrit les deux
positions – libérales et protectionnistes – dans un lexique qui ne laisse pas de place au
doute :
« En fait, nous sommes d’accord sur presque tous les points ; ce qui nous divise
exclusivement, mais profondément, c’est que M. l’abbé Gayraud croit possible un retour en
arrière qui supprimerait « la nécessité monstrueuse de la femme ouvrière » et, en conséquence, il
ne veut pas « légaliser » ce qu’il considère comme un mal temporaire et guérissable ; tandis que
nous, nous croyons à l’impossibilité d’un mouvement rétrograde, et nous cherchons à nous
arranger le moins de mal possible d’un état de choses que nous croyons définitif. La femme au
foyer nous semble une légende touchante du passé, non une espérance de l’avenir, et entre ce qui
devrait être et ce qui peut être, nous optons résolument. Au lieu de nous évertuer à améliorer la
mort, nous nous employons à améliorer la vie »315.
Cette évolution progressive se lit dès le mois de janvier 1900, au cours duquel
Maugeret lâche le projet de république plébiscitaire. Dans un article qu’elle lui consacre
largement, elle écrit :
« Sur quels renseignements s’appuierait l’immense majorité des électeurs pour choisir en
connaissance de cause l’homme capable de présider souverainement aux destinées de la nation ?
Et combien une erreur serait plus grave qu’en toute autre circonstance ! Car les mandats législatifs
312
Ibid., 213.
313
M. Maugeret, « Le féminisme des démocrates chrétiens », Le Féminisme chrétien, mai 1899, 321.
314
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, avril 1901, 103.
315
M. Maugeret, « Le féminisme chez les démocrates chrétiens », Le Féminisme chrétien, 20 juin 1899,
446.
84
sont multiples ; ils peuvent, par cela même, se corriger, se neutraliser les uns par les autres ; mais
le mandat présidentiel, unique et doté d’une telle puissance [dans le cas de la république
plébiscitaire], qui donc en contrebalancerait les abus s’il tombait en des mains indignes, qui donc,
surtout, en contiendrait les inévitables ambitions ! Car l’Histoire est là pour prouver que du
mandat présidentiel à la dictature il n’y a qu’un pas. Avons-nous donc rêvé qu’un président de
république ayant eu un jour l’idée de se faire plébisciter, trouva au fond des urnes électorales une
couronne impériale ? »316
C’est pourquoi, un peu plus tard, elle attaque « cette pieuvre aux mille
tentacules qu’est l’État »319, qui
« empiète incessamment sur les droits de la famille, sapant l’autorité du père par les lois
relatives à l’héritage, par le divorce, et enfin par la monopolisation de l’enseignement »320.
Or, cette réflexion sur la tyrannie, de même que l’origine de son libéralisme
politique, est liée à l’abus de pouvoir de celui qui ne remplit pas ses devoirs : l’homme.
S’adressant à M. Doumic, qui avait donné une conférence au sein de l’Action sociale
de la femme, et au sujet de laquelle Maugeret est particulièrement insatisfaite, elle lui
écrit :
« Vous nous dites : l’État est l’ennemi de la famille, et vous nous le démontrez d’une façon
péremptoire qui nous eût converties si nous ne l’eussions pas été d’avance. Nous voilà donc bien
d’accord sur ce point, et par conséquent sur la nécessité de la lutte contre l’État. Eh bien,
Monsieur, qu’est-ce donc que l’État ? L’État !... quand on descend des hauteurs de l’abstraction
dans le domaine des réalités tangibles, mais c’est la volonté expresse, formelle, exclusive des
hommes. Et la famille ? La famille, c’est le dévouement incessant de la femme, c’est l’œuvre
essentielle de la femme, c’est à proprement parler la femme elle-même. De sorte que le titre de
votre conférence : « l’État contre la famille » aurait pu se traduire ainsi : « l’homme contre la
femme » ; de sorte encore que recommander aux femmes de fortifier l’autorité du père de famille
[la seule prescription de M. Doumic], c’est leur recommander de fortifier la puissance de l’État
contre la famille »321.
316
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, janvier 1900, 5.
317
Citation.
318
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, février 1901, 41.
319
M. Maugeret, « Lettre ouverte à M. R. Doumic », janvier 1902, 2.
320
Ibid., 1.
321
Ibid., 4.
85
Rappel chronologique de la lutte de la République contre l’influence de l’Église.
Le 22 juin 1899, Émile Loubet ayant été élu par l’Assemblée pour succéder à
Félix Faure décédé, contre Jules Méline des républicains modérés ; la Cour de
Cassation ayant récemment demandé la révision du procès d’Alfred Dreyfus ;
Déroulède ayant tenté son putsch avant d’être relâché, Pierre Waldeck-Rousseau est
nommé président du Conseil et constitue un gouvernement de « défense républicaine »
pour donner une issue aux temps troublés. Trois ans plus tard, Le Bloc des Gauches,
qui lui avait donné sa confiance, remporte une nouvelle victoire aux élections
législatives de mai 1902, toujours contre le bloc modéré de Méline, dans une France
sujette à une bipolarisation très intense. Ce succès signale aux catholiques que la lutte
menée par les radicaux depuis trois ans déjà contre l’influence de l’Église va reprendre
de plus belle. Waldeck-Rousseau et son successeur Émile Combes, jouissant tous deux
d’une majorité stable, souhaitent notamment parachever l’œuvre de Ferry en
soustrayant l’enseignement aux congrégations. Combes, lui-même ancien séminariste
et auteur d’une thèse sur Saint Thomas d’Aquin, est issu des rangs catholiques qui ont
fleuri pendant le 19ème siècle : on compte 36 000 prêtres en 1814, et 56 000 en 1870 ;
un ou une religieuse pour 950 personnes en 1851, un ou une pour 250 en 1877322. Vers
1870, les congréganistes entretiennent 13 000 écoles, 124 collèges, deux universités,
304 orphelinats et des dizaines d’hôpitaux. En 1877, les collèges congréganistes
scolarisent 70 000 jeunes gens, contre 79 000 pour l’enseignement d’État. Ils ont
également le quasi-monopole de l’enseignement féminin. Or, l’État possède certes un
droit de regard sur le clergé diocésain, mais dans les termes du Concordat, les
congrégations relèvent seulement de l’autorité de leur supérieur français, et de Rome.
L’offensive avait donc été lancée à partir de mars 1880, par l’entremise de deux décrets
expulsant les jésuites du territoire français et exigeant des autres congrégations qu’elles
demandent une autorisation d’enseignement dans les trois mois, sous peine de
dispersion. La loi Sée et la fondation de l’École Normale Supérieure de Sèvres retirèrent
à l’Église l’exclusivité de l’enseignement des jeunes filles ; les lois Ferry de 1880
(gratuité de l’enseignement primaire public) et 1882 (obligation d’une instruction,
laïcité de l’enseignement primaire public) furent suivies par celle de 1886 qui ordonne
le remplacement par des maîtres laïcs du personnel congréganiste des écoles publiques.
322
Gérard Cholvy (dir.), Histoire religieuse de la France, 1800-1880, Privat, 2000, 39.
86
En 1900, Waldeck-Rousseau a dissout les Assomptionnistes, propriétaires de La Croix,
dont Maugeret se désole particulièrement puisque, ces derniers ayant suivi les
« directions pontificales » demandant le ralliement, leur dissolution est une nouvelle
preuve que la République n’épargne pas même ceux qui la haïssent le moins323. La loi
sur les associations de 1901 établit un régime d’exception pour les congrégations, et
dispose, au titre III, qu’une autorisation est indispensable à leur création, ainsi qu’à
l’ouverture de tout nouvel établissement ; un simple décret rendu en conseil des
ministres pouvant provoquer leur dissolution. Dès le mois de septembre 1901, 30 000
religieux (sur 160 000) qui refusent de se soumettre partent en exil. Combes, qui
remplace Waldeck-Rousseau à la suite des élections législatives de 1902, n’attend pas
plus de quinze jours avant d’ordonner la fermeture de tout établissement ouvert par des
congrégations non autorisées ; la mesure concerne 125 écoles, la plupart de filles. À
l’été, malgré les protestations du nonce Lorenzelli, du protestant Gabriel Monod, et
celles de René Goblet324, auteur de la loi scolaire de 1886, Combes fait fermer 3000
établissements non autorisés fondés avant la loi par des congrégations autorisées.
Le numéro de juillet 1902 illustre une nouvelle étape dans la pensée de Maugeret.
323
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, février 1900.
324
Jean-Louis Ormières, Politique et religion en France, 142.
325
M. Maugeret, « À nous les femmes ! », Le Féminisme chrétien, mars 1902.
326
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, juin-juillet 1902, 113.
327
Ibid., 114.
87
Elle tempère cette accusation franche en recourant à un lexique qui ne lui est
pas habituel :
« Ce ne sont pas les bonnes volontés qui manquent, c’est l’entente sur l’acte à faire, sur les
moyens à prendre pour l’exécuter ; c’est peut-être aussi l’effroi du remède que, d’instinct, on sent
être le seul efficace. Quand on a dans son organisme un mal qui le ronge, si, au lieu de le combattre
dès sa première manifestation, on l’a laissé s’y installer en maître, un jour vient où, ne pouvant
plus vivre côte à côte avec lui, il faut recourir, pour l’expulser, aux moyens désespérés, à la
chirurgie, qui tranche, qui rogne, qui coud, recoud, et quelque fois si bien découd que le patient
reste entre les mains de l’opérateur. Qu’on en convienne ou non, la France en est là, à la période
de la chirurgie forcée, et peut-être déjà trop tardive »328.
S’interrogeant sur les raisons pour lesquelles l’action si nécessaire est ainsi
retardée, elle dénonce l’absence d’organisation : « Soldats, où sont nos chefs ? Chefs,
où sont nos soldats ? »329. En cause, le manque d’abnégation (une caractéristique toute
féminine dans l’esprit de Maugeret), empêchant de réaliser,
« grâce à des concessions réciproques, l’accord sans lequel les plus généreux efforts
individuels seraient condamnés à l’éternelle impuissance »330.
Cette accusation est assez claire dans l’esprit des lecteurs et lectrices du
Féminisme chrétien. Quelques semaines plus tôt en effet, les deux leaders de la Ligue
de la Patrie Française, Jules Lemaître – son président – et François Coppée – son
président d’honneur – se sont écharpés au point de manquer de peu l’implosion de la
Ligue. L’orage semble avoir passé mais ne rassure pas Maugeret.
« Fut-il jamais groupement plus magnifique, et par le but, et par les moyens, et par le
nombre des adhérents, et par la valeur des chefs, que celui de la Patrie Française ? Sans doute,
l’accolade des deux grands frères d’armes, si malheureusement séparés un moment, a cimenté,
aux acclamations frénétiques des spectateurs, une réconciliation que rien ne pourra plus ébranler
désormais ; pourtant le fait seul que de tels hommes aient pu rompre une telle union, même
momentanément, n’est-il pas de nature à prouver combien ces alliances, si difficiles à constituer,
sont plus difficiles encore à maintenir ? »331
328
Ibid.
329
Ibid., 115.
330
Ibid.
331
Ibid.
332
Ibid.
88
nous, les femmes, qu’incombe le devoir et que reviendra l’honneur de le réaliser ? »333.
333
Ibid.
334
M. Della Sudda, « 1902, les catholiques sont dans la rue », L’Histoire, 27 avril 2017, 26.
335
S. Hause et A. Kenney, « The limits… », op. cit.
336
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, juin-juillet 1902, 116.
337
Ibid., 117.
89
nous ! »338
Elle qui se désolait depuis plusieurs années que le parti des honnêtes gens
supporte sans broncher l’offensive de leurs adversaires, elle se réjouit des « conseils
municipaux qui réclament par voie légale le maintien des Sœurs »339, des « maires qui
se refusent à prêter leur ministère aux mesures illégales qu’on exige d’eux »340, des
« milliers de citoyens frémissant de colère »341, des « paysans qui s’arment de fourches
pour monter la garde autour des maisons des Sœurs »342.
« Voici que la victime, si dépecée qu’elle soit, “bouge” comme depuis longtemps elle ne
savait plus le faire, elle se cabre violemment parce que le coup, cette fois, l’a touchée au cœur »343.
Alors, puisque « l’heure est aux femmes »344, ces dernières doivent être les
agents de l’union, laquelle a pu être accomplie brièvement pendant la manifestation du
27 juillet. Seulement, c’est désormais une union de grande envergure qu’il faut
envisager.
– II –
L’ANIMATRICE DU CONGRÈS
Maugeret, nous l’avons dit, commençait à avoir relativement pignon sur rue
dans le monde catholique. Membre éminent de la Société des Gens de Lettres, ayant
manqué d’être la première femme élue à son Comité en 1900345 après avoir été soutenue
par ses quatre-vingts sociétaires féminins346, nous ne mentionnons jamais que la moitié
de chaque numéro du Féminisme chrétien est consacrée à la littérature, et que Maugeret
a reçu plusieurs prix pour ses œuvres347 – ce qui se sent dans son style.
338
Ibid., 118.
339
Ibid., 124.
340
Ibid.
341
Ibid.
342
Ibid.
343
Ibid.
344
Ibid., 127.
345
« À la société des gens de lettres », La Presse, 3 avril 1900,6.
346
« Échos », Le Journal, 1 mars 1900, 1 ; notons que ce suffrage lui attire la foudre de Séverine, voir
« Question littéraire », Le Journal, 3 mars 1900.
347
Notamment, le prix Balzac de la Société des Gens de Lettres, voir « Lettres, Sciences et Art »,
L’Univers, 20 décembre 1906, 6 ; le prix Colonel Fix de la Société des Gens de Lettres, voir « Nos
informations », Le Gaulois, 17 décembre 1895, 3 ; le prix Véron de la Société des Gens de Lettres, voir
« À la société des gens de lettres », Le Journal, 15 décembre 1903, 5.
90
Le Cercle catholique de Dames constitue une première initiative dédiée à la question
féminine.
Dans le domaine des idées, elle a fondé au mois de mars 1901 le Cercle
catholique de Dames, qu’elle envisage comme « une école mutuelle de sociologie »348
attirant des femmes aisées qui, quoique ne revendiquant pas le nom de féministe,
veulent poursuivre l’œuvre légitimée au Congrès de 1900 : la rédemption sociale. Si
d’ailleurs elle a choisi le terme de Cercle, c’est précisément parce que, « jusqu’ici
appliqué aux seules réunions d’hommes »349, c’est un mot nouveau approprié à « une
chose nouvelle »350.
« Jusqu’ici, en effet, les groupements de femmes n’ont guère eu d’autre but que des œuvres
de prière, d’enseignement ou de charité. Toute la sociologie des femmes consistait à remédier par
les dévouements les plus ingénieux, les plus infatigables, aux misères accumulées par la
sociologie exclusive des hommes. L’évolution actuelle tend à modifier cet état de choses : les
femmes commencent à comprendre que pour combattre victorieusement le mal, il ne suffit pas de
l’attaquer dans ses effets, qu’il faudra l’atteindre dans ses causes, et que l’heure est venue pour
elles de faire à l’égard de cette éternelle malade qu’est l’humanité, non plus seulement de la
médecine curative, mais encore et surtout de la médecine préventive »351.
Si la femme obtient les droits de l’homme pour accomplir les devoirs qu’il
néglige, tout ira pour le mieux. L’intention semble claire, et neuve, Maugeret en a
convenu : « À chose nouvelle, nom nouveau »352. Le résumé qu’elle donne de son
objectif, « hausser la mentalité de la femme au niveau du rôle agrandi que lui assigne
l’évolution sociale »353, ne laisse pas de doute à celui ou celle qui connaît sa pensée,
mais les termes restent suffisamment équivoques pour n’inquiéter personne. À tel point
que le succès semble être au rendez-vous : le premier anniversaire est célébré à
l’Athénée-Saint Germain354, aujourd’hui théâtre du Vieux-Colombier, dont la capacité
est de trois cents places. S’y produisent des artistes en vue, devant un auditoire aisé et
ravi355, ainsi qu’une allocution rappelant sans fard le but du Cercle :
« Élevée jusqu’ici en vue des devoirs exclusifs de la famille, la femme n’est pas prête pour
jouer le rôle nouveau que lui imposent très impérieusement des circonstances nouvelles »356.
348
M. Maugeret, « Rapport présenté à la conférence de Bruxelles », Le Féminisme chrétien, septembre
1902, 187.
349
M. Maugeret, « Cercle catholique de Dames », Le Féminisme chrétien, 66.
350
Ibid., 67.
351
Ibid.
352
Ibid.
353
M. Maugeret, « Le cercle catholique en province », Le Féminisme chrétien, mai 1901, 132.
354
Noémi de Saint-Martin, « Notre soirée de famille », Le Féminisme chrétien, février 1902.
355
« Cercle catholique de dames », L’Univers, 30 janvier 1902, 3.
356
« Allocution de Mlle M. Maugeret », Le Féminisme chrétien, février 1902, 22.
91
Seulement, le Cercle est à la fois encore trop confidentiel, et trop lié à la
personnalité de Maugeret, dont chacun connaît bien le titre de sa revue. Il lui faut s’allier
à une femme moins controversée, qui conduise celles que la grande union
n’enthousiasme pas à se laisser convaincre. Elle choisit Françoise Dorive, qui a publié
au mois d’avril 1902 le premier numéro de la revue de son nouveau groupe, Le Devoir
des femmes françaises. De son vrai nom Marie Anna Guillaume (1863-1920)357,
Françoise Dorive est l’épouse d’Emmanuel-Léon Labruyer (1853-1911), référendaire
au sceau de France. Son journal se spécialise dans la critique de la franc-maçonnerie,
et les numéros contiennent, au début, autant d’articles de Maugeret sur le travail que de
contributions de Paul Copin-Albancelli, un ancien franc-maçon devenu essayiste
antimaçonnique de premier plan. Maugeret elle-même ne manque pas d’accusations
très directes à l’encontre de la Franc-maçonnerie, mais de même que c’est pour elle un
sujet périphérique autour de la question féministe, comme un des maux que le
féminisme déracinera, Dorive a construit sa revue en miroir : le féminisme est un sujet
périphérique autour de la question maçonnique, comme un auxiliaire dans la lutte
contre les francs-maçons. Quoiqu’il en soit, il semble que Maugeret n’ait pas manqué
son coup : les deux grandes ligues féminines, la LPDF et la LFF, qui ne revendiqueront
jamais l’étiquette de féministe, font bientôt l’éloge de Dorive et de son travail358.
La préparation du premier Congrès Jeanne d’Arc de 1904 tient désormais une place
primordiale dans l’esprit de Marie Maugeret.
Alors, l’idée d’un Congrès de femmes qui aille progressivement dans un sens
féministe se concrétise dans l’esprit de Maugeret. Elle annonce donc, au mois de janvier
1903, la réunion du Congrès d’Études sociales à Paris, pour la fin mai359, dont la devise
se veut particulièrement consensuelle : « Pour Dieu et pour la France ». Au programme,
quatre sections :
1° La femme dans la famille, dont le premier rapport concernera sa situation
légale. On note ici la volonté de reprendre là où le Congrès de 1900 avait terminé.
357
« Congrès Jeanne d’Arc », Le Journal de Roubaix, 2 juin 1907, 2.
358
A. Cova, « Femmes et catholicisme social », dans Jean-Dominique Durand et Bernard Comte (dir.),
Cent ans de catholicisme social à Lyon et en Rhône-Alpes, Éditions de l’atelier, 1992, 314.
359
M. Maugeret, « Congrès d’études sociales », Le Féminisme chrétien, janvier 1903, 1.
92
2° La femme dans la société ; à l’occasion de cette section, son rôle
professionnel est étudié avant celui qu’elle exerce dans les œuvres caritatives.
3° La femme dans la patrie, dont le premier rapport concerne les droits
politiques. Pour tempérer cette précision, le rapport qui suit immédiatement est intitulé :
« Conservation des mœurs et des traditions nationales » ; puis « Glorification des
héroïnes du patriotisme, notamment de Jeanne d’Arc ».
4° La femme dans la religion, luttant contre l’enseignement sans Dieu.
Le recours à la figure de Jeanne d’Arc correspond à la fois aux intentions de
Maugeret, et au Zeitgeist. En effet, le procès pour sa béatification a été ouvert en 1897,
cinquante ans après la publication pour la première fois des volumineux comptes-
rendus de son procès par l’archiviste Jules Quicherat, élève de Michelet360. Ces minutes
mettent au jour la force d’âme de la jeune paysanne, et la solidité de sa foi simple.
Chacun y lit une raison d’être ébahi par cette adolescente qui a changé le cours de la
guerre de Cent Ans : Michelet honore la fille du peuple qui sauve son pays361 ; Mgr
Dupanloup veut en faire le pont entre la France libérale et la foi chrétienne362 ; les
anticléricaux célèbrent l’héroïne condamnée par un tribunal ecclésiastique363 ; et
Maugeret y voit la femme qui, inspirée par Dieu, quitte son foyer pour aller sauver la
France. À la même époque, les ralliés tentent également de s’approprier la bonne image
de la future sainte364. Par conséquent, quand Maugeret met son Congrès sous le
patronage de Jeanne d’Arc, c’est à la fois conciliateur et révélateur.
En raison du décès d’un ou d’une proche de Maugeret, dont nous n’avons pas
réussi à retrouver l’identité, le Congrès est finalement repoussé365, une première fois
jusqu’en novembre, puis définitivement au mois de mai 1904, pour coïncider avec
l’anniversaire de la mort de Jeanne d’Arc, le 30 mai 1431. La mouture du programme
qui est présentée au public au mois de février 1904 coïncide avec la publication en
première page du motu proprio du pape Pie X sur le règlement fondamental de l’Action
360
Jules Quicherat, Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, 5 vol., 1841-1849.
361
Jules Michelet, Jeanne d’Arc, Hachette, 1863.
362
Mgr Dupanloup, Panégyrique de Jeanne d’Arc prononcé par Mgr l’évêque d’Orléans dans la
cathédrale Sainte-Croix, le 8 mai 1855, Gatineau, 1855.
363
À ce titre, on peut citer Gambetta qui déclara lui-même : « Je suis un dévot de Jeanne », voir Michel
Winock, « Jeanne d’Arc », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de Mémoire, t. III, Les France, 3, De
l’archive à l’emblème, Paris, Gallimard, 1992, p. 707.
364
Notamment par la création d’une Ligue Jeanne d’Arc dédiée à sa mémoire, par l’amiral de Cuverville,
rejoint ensuite par d’autres grands noms du ralliement. Voir par exemple « La ligue de Jeanne d’Arc »,
L’Univers, 14 juin 1901, 3.
365
Contrairement à ce qu’on peut lire dans B. Dumons, « Les Congrès… », op. cit., et dans S. Fayet-
Scribe, Associations…, op. cit.,
93
populaire chrétienne. Certes, les journaux catholiques étaient tenus de le faire366, mais
cela rappelle aux lecteurs que le pape admet que les temps changent et que les règles
qu’ils donnent sont connues des rédactrices. Maugeret reprend en exergue la devise de
Pie X, « Restaurer toutes choses dans le Christ »367. De même, alors que le Congrès de
1903 était prévu au 54 rue de Seine368, dans les locaux de la Société d’Économie Sociale,
il est désormais accueilli par l’Institut Catholique de Paris lui-même. Le programme est
le suivant369 :
1° Condition personnelle de la Femme : les rapports s’attacheront à démontrer
les lacunes d’instruction de la femme, et à préciser le rôle qu’elle est appelée à tenir
dans la famille et la société.
2° Condition économique : les professions féminines sont à l’honneur, de même
que les œuvres sociales.
3° Condition juridique : cette section est sous-titrée : « Le Code civil contre la
femme ».
4° Condition politique : droit de suffrage et de pétition.
À nouveau, la volonté finale est la « fédération de toutes les ligues de
femmes »370. Maugeret précise :
« L’œuvre des Congrès Jeanne d’Arc n’a point la prétention de centraliser ces multiples
efforts à son profit, encore moins de leur imposer une direction quelconque. (…) Il ne s’agit pour
aucun groupe – qu’on veuille bien le comprendre – d’abandonner quoi que ce soit de ses moyens
d’action personnels, de renoncer à son autonomie, d’aliéner si peu que ce soit son indépendance.
Nous qui n’avons jamais cessé de prêcher l’union, qui nous efforçons de la pratiquer en prêtant
notre concours à toutes les œuvres qui nous font l’amitié de nous le demander, nous nous gardons
bien de confondre l’union avec l’unité. Et quand nous entendons ceux qui ne seront jamais que
les théoriciens de l’union, ceux qui en prônent d’autant plus les bienfaits qu’ils n’en remplissent
aucun des devoirs, fulminer contre la multiplicité des ligues et associations, nous nous permettons
de leur dire très poliment qu’ils n’ont pas la plus petite idée de la situation sur laquelle ils pérorent
précisément avec le bel aplomb de l’ignorance. Le champ est vaste, tout le monde ne peut pas
labourer le même sillon ».371
366
Pie X, Motu proprio Fin Dalla Prima, 18 décembre 1903.
367
M. Maugeret, « Congrès Jeanne d’Arc pour l’étude des questions sociales », Le Féminisme chrétien,
février 1904, 31.
368
« Congrès Jeanne d’Arc », L’Univers, 24 mai 1903, 3.
369
M. Maugeret, « Congrès… », op. cit.
370
Ibid.
371
Ibid., 29.
94
parmi lesquelles le lecteur ou la lectrice du Féminisme chrétien reconnaît certaines lois
ayant été votées depuis372. Maugeret souhaite d’autant plus marquer un coup qu’elle
convoque un argument d’autorité recevable :
« Après Clément XII, après Benoît XIV, Pie VII, Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI, Pie
IX, Léon XIII, voici à son tour Pie X qui dénonce le péril et demande aux catholiques en des
termes que tous doivent prendre pour des ordres formels de faire enfin trêve à toutes leurs
divisions et de s’unir énergiquement, loyalement, contre l’ennemi commun en ce qui se
concentrent toutes les haines et se résument tous les dangers : le franc-maçon »373.
Puis, dans le numéro du mois d’avril, le premier article, orné non pas d’un titre
mais d’un frontispice, note comme un affront du dernier degré le fait que le jour du
Vendredi Saint, Combes a ordonné que les crucifix soient enlevés des prétoires ; elle
dessine un parallèle des plus accablants entre la foule juive qui criait « Tolle
eum ! » dans le prétoire de Pilate et « les Juifs des loges maçonniques »374. La coupe est
pleine, semble-t-il.
372
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, mars 1904, 67.
373
Ibid., 68.
374
M. Maugeret, Le Féminisme chrétien, avril 1904, 78.
375
M. Maugeret, « Suite du compte-rendu », Le Féminisme chrétien, juillet 1906, 100 ; mais aussi M.
Maugeret, « Le féminisme chrétien », L’Univers, 20 février 1905, 3.
376
Sylvie Fayet-Scribe, situer la page précise !!!
377
M. Maugeret, « Suite… », op. cit.
95
Sociale, dont l’approche est popularisée par l’université d’Angers de Mgr Freppel. Le
libéralisme économique de ce dernier, et son refus de l’intervention de l’État,
l’opposent à l’École de Fribourg, qui est celle du comte Albert de Mun, dont les théories
protectionnistes ont largement inspiré Rerum Novarum378 ; mais cette position
rapprochent Le Play de Maugeret, qui voit également dans ses monographies une façon
de conduire, avec prudence, à une réalité dont elle est convaincue depuis longtemps
que les femmes sont capables : celle d’une assomption par les femmes des devoirs que
les hommes négligent.
Or, la méthode leplaysienne ne remporte pas tous les suffrages. Un exemple de
désaccord nous est donné par Joseph Burnichon :
« Le plan de Monsieur Le Play, consistant en une enquête perpétuelle, ne peut lui convenir.
Le Père [jésuite] Alet ne croit pas à son efficacité, parce qu’à son avis il y a trois points qui
suffisent aux gens de bonne foi :
1) la prospérité sociale est liée à la pratique du décalogue ;
2) la pratique du décalogue n’a de garantie que dans une religion positivité ;
3) cette religion positive ne peut être que le catholicisme.
(…) Le Play veut asseoir la société idéale sur les fondements mélangés du bien et du mal,
du vrai et du faux ; c’est la thèse du libéralisme ; le prêtre, le religieux, le jésuite se souvient de
la parole de l’Évangile »379.
Malgré ces résistances, l’enquête et l’observation des faits sociaux fait son
chemin dans les associations féminines catholiques. Maugeret y voit bien une manière
de faire plier le dogmatisme par la puissance du réel, sans y tomber elle-même ; René
Rémond note d’ailleurs :
« Le triptyque “voir, juger et agir” inculque aux militants et aussi à leurs aumôniers une
pédagogie concrète fondée sur l’observation des faits, qui imprègne leur réflexion. C’est un
renversement de la démarche habituelle aux catholiques traditionnellement plus enclins à énoncer
ce qui devrait être qu’à examiner ce qui est »381.
96
Le CJA de 1904, qui « pratique le féminisme »382, ouvre la voie à une discussion
suffragiste.
Le congrès s’étale sur trois jours, du mardi 24 au jeudi 26 mai. Une bénédiction
spéciale est accordée par le pape, et le discours d’ouverture, précédé par une messe qui
accueille les trois cents congressistes, est prononcé par le dominicain Antonin
Sertillanges, professeur de philosophie morale à l’Institut. Celui-ci, qui n’est pas très
éloigné des positions de Maugeret, déclare :
« J’ai adopté tout à l’heure la formule : la femme d’abord au foyer ; mais la femme d’abord
au foyer, cela veut dire que la femme doit aller ailleurs ensuite »383.
En cela, il illustre bien le mot d’ordre qui se généralise depuis la loi sur les
associations et les élections de 1902, et qui a conduit à la fondation des ligues féminines
qui militent pour le financement des bonnes œuvres et des bons partis, et notamment
l’Action libérale populaire (ALP) de Jacques Piou, très fortement liée à la LPDF384. La
femme doit s’instruire pour exercer une influence positive (quoique indirecte) sur la
société, puisque pour l’instant
« on l’élève trop exclusivement pour l’homme, pour plaire à l’homme, comme un bibelot
d’art, comme un être subordonné, comme si elle ne comptait point pour elle-même »385.
97
Mun »387.
Dans quelle mesure Maugeret ne lit-elle pas ici ce qu’elle veut y lire ? C’est
difficile à dire, d’autant plus que les motions prises à l’issue de cette journée sont
particulièrement timides390. Maugeret le soutient pourtant, convoquant à son appui un
argument avec lequel ses abonnés sont familiers :
« Si le Congrès Jeanne d’Arc n’a point discuté la théorie du féminisme, il est juste de dire
qu’il l’a pratiquée, ce qui est bien encore la meilleure manière de lui assurer la place qui lui
convient et les sympathies éclairées dont elle a besoin »391.
98
tout ce qui pouvait éveiller leurs inquiétudes et fournir à leur abstention une raison, voire même
un prétexte. Est-ce à dire que nous ayons quelque amertume contre les Ligues qui n’ont pas cru
devoir venir à nous ? À Dieu ne plaise ! Elles ne sont pas venues cette année ; eh bien, elles
viendront l’année prochaine, et nous les accueillerons comme des amis qui ont manqué le premier
train, mais qui n’en sont pas moins bien reçus quand ils arrivent par le second »392.
Le contexte est favorable à ce regroupement des forces parce que l’exil des
congrégations a été intensifié par la loi de juillet 1904, qui a étendu l’interdiction
d’enseigner à toutes les congrégations, autorisées ou non. Depuis 1901, l’exil
congréganiste s’estime à 30 000 religieux et religieuses393, soit 1 sur 5. De même, le
processus de Séparation de l’Église et de l’État est en train de se mettre en place. Par
conséquent, dans son allocution d’ouverture, Maugeret affirme que l’engagement des
femmes dans la bataille politique constitue une absolue nécessité pour sauver l’Église.
« Autres temps, autres mœurs ! Si les principes sont immuables, l’application en est
différente, selon les circonstances auxquelles ils doivent s’adapter. Les femmes ne sont pas, par
destination de nature, chefs d’armée : Jeanne d’Arc fut une exception. Or, nous sommes
actuellement dans une période d’exception : il ne faut pas craindre de faire des choses
exceptionnelles, car celles-là seulement sont adéquates aux temps qui les réclament.
Incontestablement nous les laïques, nous les femmes, nous sommes appelées à faire des choses
nouvelles, transitoires probablement, mais auxquelles nous ne pouvons pas nous refuser, car il
faut qu’elles soient faites, et nous serons peut-être seules désormais à pouvoir les faire »394.
Son objectif, au cours de ce deuxième congrès, est de faire accepter son projet
de Fédération des congrès Jeanne d’Arc, dont les statuts sont présentés à la fin des
travaux395. Ils stipulent :
« La “Fédération Jeanne d’Arc” a pour but de resserrer ou de créer un lien de cordiale
fraternité entre tous les groupements de femmes catholiques qui se consacrent à l’étude ou à la
pratique des œuvres sociales, en dehors de toute préoccupation politique. Tout discussion
politique est donc rigoureusement interdite au cours des séances. »396
392
Ibid., 113.
393
Patrick Cabanel et Jean-Dominique Durand, Le grand exil des congrégations religieuses françaises :
1901-1914, Éditions du Cerf, 2005, 11.
394
Deuxième Congrès Jeanne d’Arc, 11-13 mai 1905, Paris, 1905, 13.
395
Ibid., 244.
396
« La fédération Jeanne d’Arc », L’Univers, 7 juillet 1905, 2.
99
des femmes lorraines, l’Ouvroir paroissial d’Issoire, l’Œuvre de la presse pour tous,
Notre-Dame de France, l’Enseignement normal ménager, le Patronage sainte Clotilde,
l’Œuvre de l’assistance aux enfants pauvres des catéchismes, la Mutualité des
travailleuses de Bordeaux, l’Œuvre catholique internationale de la protection de la
jeune fille, l’Œuvre des jardins ouvriers, le Devoir des femmes françaises, le Syndicat
des travailleuses du Mans, le CCD, le Féminisme chrétien, l’Union Jeanne d’Arc de
Rouen, le Dispensaire des enfants scrofuleux, le Syndicat des institutrices libres, le
Guide des patronages de jeunes filles, l’Œuvre du patronage des jeunes filles, et les
Dames de l’action catholique française.
Devant ce succès, Mgr Péchenard déclare alors une phrase que Maugeret
répètera souvent en guise de légitimation : « Nous avons vécu aujourd’hui une journée
historique dans la vie de nos œuvres »397. Les journaux catholiques se réjouissent
également de cette union, à commencer par L’Univers :
« Nous avons salué, avec Mgr Péchenard, du nom de « journée historique », l’alliance
longtemps rêvée de tous les groupements féminins qui a marqué la clôture du congrès Jeanne
d’Arc de 1905 »398.
397
M. Maugeret, « Compte-rendu du troisième congrès », Le Féminisme chrétien, mai-juin 1906, 87.
398
« La fédération… », op. cit.
399
Au sujet de la LPDF, on apprendra tout ce qu’on souhaite dans la thèse de Magali Della Sudda à
laquelle nous avons déjà renvoyé : « Une activité politique… », op. cit.
400
Écho de la LPDF (ELPDF), n°37, janvier 1906, p. 759.
100
À ce sujet, on aurait tort de croire que cette position surgit pour la première fois
dans l’esprit des dames de la LPDF. Comme le montre Magali Della Sudda401, c’est en
dépolitisant les questions politiques qu’on rend acceptables les nouvelles pratiques des
femmes catholiques : puisque le système partisan implique nécessairement la division,
on résout la difficulté en considérant que l’action politique des femmes n’est qu’un
prolongement de leur devoir domestique : sans jeu de mot, faire le ménage dans la
maison commune. Dès 1903, à la suite de la défaite des candidats catholiques, l'Écho
de la LPDF publie une lettre adressée par la baronne Reille, présidente, à une
responsable locale ; l’article s’intitule « Pas de politique », et la ligne de la Ligue y est
clairement définie :
« Nous n’avons jamais voulu fonder une ligue de politique, mais uniquement de défense
religieuse et sociale. Nous ne sommes ni des Ralliées, ni des Bonapartistes, ni des Royalistes,
nous sommes des catholiques convaincues, décidées à nous unir dans toute la France, pour
défendre nos libertés, et pour favoriser, dans la mesure de nos forces, les champions de la liberté
d’enseignement »402.
Dans cet orbe, il faut que la compétition électorale soit dépolitisée, afin que son
enjeu repose dans l’élection de défenseurs de la cause religieuse à la Chambre, peu
importe leur couleur politique. Si Maugeret part de principes plus radicaux, et y ajoute
les revendications féministes, c’est pourtant à la même conclusion qu’elle arrive. Cette
conjonction de volonté facilite donc l’entente entre les deux organisations.
401
Magali Della Sudda, « Une activité politique… », op. cit., 120 et suivant.
402
« Pas de politique ! », Lettre de la baronne René Reille à Mme de Laubourgère, du comité d’Ille-et
Vilaine, le 21 janvier 1903, citée par la baronne de Brigode, ELPDF, n°1, janvier 1903, 1e année, p. 8-9.
101
Mlle Maugeret : Oui, sans doute, Monseigneur, et je suis particulièrement heureuse de
vous l’entendre dire. Mais ici, nous ne nous occupons que de nos devoirs. C’est une féministe
convaincue, c’est une militante du féminisme qui vous tient ce langage, Mesdames. Nous
réclamerons des droits plus tard : il y a un temps pour tout, et c’est déjà les conquérir que de s’en
montrer digne. »403
Or,
« il y a si longtemps que les catholiques se sont abandonnées eux-mêmes, endurant tout,
tendant les mains à toutes les menottes, le cou à tous les jougs, tellement hypnotisés par la peur
de passer pour sectaires qu’ils cédaient les unes après les autres toutes leurs positions, prenant
pour l’héroïsme de la patience ce qui n’était en réalité que la lâcheté de l’indifférence »408.
Maugeret déclare :
« C’est en effet un devoir rigoureux pour les femmes de prendre activement part à la lutte,
et de ne pas se laisser arrêter par le préjugé suranné qui interdit la politique aux femmes »411.
403
Deuxième Congrès…, op. cit., 148.
404
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, décembre 1905, 3.
405
Ibid.
406
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, février 1904, 36.
407
M. Maugeret, « À bâtons rompus », Le Féminisme chrétien, décembre 1905, 5.
408
Ibid, 7.
409
« Cercle catholique de Dames », Le Féminisme chrétien, décembre 1905, 27.
410
Ibid.
411
Ibid.
102
Une nouvelle fois, elle justifie son audace : l’interdiction pour la femme de faire
de la politique n’est pas intrinsèquement absurde, elle est simplement dépassée. De
même, Maugeret la re-contextualise :
« Elle rappelle que l’Institut Catholique est comme la paroisse des Congrès Jeanne d’Arc,
auxquels il a prêté l’appui de sa haute protection, qui était bien utile à notre œuvre naissante. Un
congrès de femmes ! il ne fallait pas moins qu’une si indiscutable autorité pour rassurer les esprits
timorés. Nous avons donc une dette de reconnaissance envers l’Institut Catholique »412.
C’est dans ces conditions que Maugeret aborde la réunion de la Fédération qui
se tient deux jours plus tard, le 18 décembre. Ainsi, comme Mme Changeux, de la Ligue
des femmes rémoises, vient de suggérer d’adresser, au nom de la Fédération, une
requête auprès de l’épiscopat afin que les femmes aient le droit de prendre part à la
direction des associations cultuelles en passe d’être constituées, ajoutant que « la
Fédération aura là une belle occasion de faire œuvre féminine, non pas féministe », la
réponse de Maugeret ne se fait pas attendre.
« Mlle Maugeret répond que cette distinction tend à s’effacer de jour en jour. “Toutefois,
dit-elle, sans vous imposer le nom, puisque vous faites la chose, je ne peux pas m’empêcher de
vous dire que vous êtes bien ingrates envers le féminisme, car c’est lui qui est à l’origine de tout
ce que font actuellement les femmes chrétiennes, et qu’elles n’auraient jamais eu l’idée de faire
si les libres-penseuses, en sortant de leurs habitudes de femmes d’intérieur pour faire ce que nous
appelons le mal, ne nous avaient pas enseigné à en sortir aussi, nous, pour faire ce que nous
appelons le bien. Si les femmes sont actuellement partout, si ce sont bien elles qui font tout en ce
moment, nous n’avons pas le droit d’oublier que ce sont les autres, les libres-penseuses, qui nous
ont donné l’exemple. N’arborez pas le mot s’il vous choque encore ; pour moi, je l’ai pris et je le
garde, et d’autant plus volontiers que le clergé l’adopte et l’emploie couramment” »413.
Elle est soutenue en cela par une part croissante d’intellectuels catholiques.
412
Ibid., 29.
413
« Compte-rendu de la Réunion du 18 décembre », Le Féminisme chrétien, décembre 1905, 30.
414
Antonin Sertillanges, Féminisme et christianisme, Gabalda, 1908.
103
« réinterprète la problématique féministe bien plus qu’il ne se laisse interpeller par
elle »415.
Il considère que le suffrage doit être ultérieur à une éducation de la femme, dont
la durée n’est pas spécifiée. Il écrit notamment :
« Entre l’homme et la femme dans le mariage, la règle supérieure est celle-ci : égalité de
principe, partage d’attributions. Gouvernement par le mari en ce qui concerne le dehors : mais
avec la collaboration de la femme. Gouvernement par la femme en ce qui concerne l’intérieur :
mais avec la collaboration du mari. Pour garder l’unité, on restreindra ainsi les capacités de l’un
et de l’autre »416.
Puis, un peu moins inamovible, Étienne Lamy, dont l’influence fut la plus
grande et dont La femme de demain417 connut plus de vingt rééditions jusque dans les
années 30, devenant le plus grand succès livresque sur le féminisme français avant
Simone de Beauvoir418. Il admet que les femmes seront le fer de lance de la rédemption
sociale, mais reste modéré dans ses positions :
« La déférence que lui aura value son aptitude à traiter d’égale à égal avec l’homme des
choses de la raison, assurera à la femme la place qui doit être la sienne au foyer ».
415
Florence Rochefort, « La prostituée… », op. cit.,228..
416
A. Sertillanges, op. cit., 107.
417
Étienne Lamy, La femme de demain, Dent et fils, 1901.
418
S. Hause et A. Kenney, « The development… », op. cit., 18.
419
C. Mano, « Bulletin bibliographique », La femme contemporaine, décembre 1903, 76.
420
Journal des débats, 11 décembre 1903.
421
« Les deux féminismes », La femme contemporaine, février 1904, 8-11.
422
Marie de Villermont, Le mouvement féministe, Bloud, 1900, vol. 1, 30.
104
droit de vote, légitimant aux yeux des hommes leur supériorité, doit être conquis, elle
écrit :
« Le bon accomplissement de la mission de la femme, voilà la grande question féministe :
qu’elle vote, qu’elle fasse de la médecine, ou des mathématiques, mais qu’elle soit avant tout
bonne fille, et bonne mère, tout est là. De la femme dépend l’avenir de la société. Si la société
souffre en ce moment, si la morale défaille dans les hautes classes et si le socialisme grandit en
bas, c’est la faute de la femme, elle a été inférieure à son devoir ».
Ce sont les abbés démocrates, naturellement, qui sont les plus favorables au
droit de vote des femmes : l’abbé Henri Bolo, auteur de La femme et le clergé423 ; l’abbé
Naudet, auteur de Pour la femme424 ; l’abbé Faguet, auteur de Le féminisme425. Enfin,
des laïcs de renom se déclarent également en accord avec la majeure partie des
revendications de Maugeret : Jules Lemaître, président de la Ligue de la Patrie
Française426 ; Charles Turgeon, professeur d’économie politique à Rennes427 (ce qui
conduit Maugeret, après avoir loué son livre428, à l’engager comme chroniqueur au
Féminisme chrétien429) ; ainsi que Max Turmann, professeur à l’université de Fribourg,
dans Initiatives féminines430.
Par conséquent, forte de ce soutien croissant, Maugeret décide d’aborder
franchement le sujet du droit de vote pendant le congrès de 1906, qui se tient les 28, 29
et 30 mai, après les élections législatives qui ont encore une fois conduit la droite
conservatrice à un échec cuisant. Elle y consacre la troisième journée du congrès, qui
s’intitule « La femme et la politique ».
423
Henri Bolo, La femme et le clergé, Haton, 1902.
424
Paul Naudet, Pour la femme : études féministes, Fontemoing, 1903. À noter que l’abbé Naudet
privilégie, à titre personnel, le suffrage indirect.
425
Émile Faguet, Le féminisme, Société française d’imprimerie, 1910.
426
« Conférence de Jules Lemaître sur l’Égalité », Le Féminisme chrétien, avril 1904, 97.
427
Charles Turgeon, Le féminisme français, Larose, 1902.
428
M. Maugeret, « Lettre ouverte à M. Turgeon à propos de son livre », Le Féminisme chrétien, décembre
1901.
429
C. Turgeon, « Mortalité infantile », Le Féminisme chrétien, janvier 1903.
430
Max Turmann, Initiatives féminines, Lecoffre, 1905.
431
Bruno Dumons, « Les Congrès Jeanne d’Arc… », op. cit., page !!!
105
Fédération, durant lequel on a notamment envoyé au pape une pétition au sujet de la loi
de Séparation, signée par plus de 700 000 personnes432. Après avoir rappelé que l’organe
de la Fédération, c’est le Féminisme chrétien, elle souligne une parole du Pape, qui
semble tant aller dans son sens :
« Ce sont les femmes qui sauveront la France. Dieu se servira des femmes (…) parce
qu’elles valent mieux que les hommes, qui sont beaucoup trop prudents »433.
Quand le troisième jour arrive, les deux précédents ont été consacrés à la revue
des œuvres féminines, toujours plus nombreuses depuis que leurs objectifs ne peuvent
plus être remplis par les congrégations. Immédiatement, Maugeret se veut rassurante :
« Mgr Péchenard rappelle énergiquement que toute discussion de politique de parti doit
être rigoureusement écartée.
Mlle Maugeret rassure Mgr Péchenard : elle se porte garante du maintien de la discussion
sur le terrain du principe exclusivement, où l’accord sera déjà assez difficile pour qu’il soit inutile
de le compliquer des querelles de partis. (…) Il faut remarquer d’ailleurs que le mot de “vote”
n’est pas inscrit au programme. “J’ai eu soin de l’éliminer, dit Mlle Maugeret, car tandis qu’il eût
paru à quelques unes d’une témérité inquiétante, moi j’aurais estimé qu’il rapetissait la question
en la réduisant à l’étude, non plus d’un principe, mais d’un simple fait. Le principe que nous vous
proposons d’étudier se formule ainsi : la femme a-t-elle, oui ou non, le droit d’intervenir dans
cette partie de la vie nationale qu’on désigne sous le nom de politique, et dont le vote n’est qu’un
des rouages ?”
Mgr Péchenard se déclare satisfait par cette explication. »434
Le débat étant reporté à la fin des rapports, c’est ensuite Mme Delas qui parle.
« Avec Mme Delas, la note change ; c’est dans un langage extrêmement châtié qu’elle
expose ses vues sur la question, ou plutôt à côté de la question, car elle s’abstient de nous dire son
opinion sur le point particulier du vote des femmes. Mais à la façon dont elle s’était exprimée
touchant la politique d’une part, et la valeur sociale de la femme d’autre part, tout le monde avait
conclu qu’elle était favorable aux droits politiques ; ce fut donc un étonnement général de
l’entendre, à la réunion du Cercle Catholique qui suivit le Congrès, se déclarer hostile au droit de
432
« Compte-rendu de l’exercice 1905-1906 de la Fédération », Le Féminisme chrétien, mai-juin 1906,
87.
433
Ibid., 88.
434
Troisième congrès Jeanne d’Arc, 28-29-30 mai 1906, Paris, 1906, 179.
435
Ibid., 184.
436
M. Maugeret, « Compte-rendu du 3e CJA », Le Féminisme chrétien, juillet 1906, 103.
106
vote »437.
La parole est ensuite confiée au chanoine Lagardère, qui « expose sans parti pris
le pour et le contre de la thèse en discussion »438, ce dont Maugeret se contente tout à
fait au motif qu’un prêtre est naturellement tenu à la réserve.
« Nous estimons que le seul fait d’étudier la question avec intérêt au lieu de la trancher
sans examen et de la condamner sans appel, c’est de la part d’un homme d’Église une preuve de
sympathie dont il serait sage de se contenter »439.
L’intervenant suivant est aussi prêtre, puisqu’il faut bien marquer un grand
coup.
« Pour M. l’abbé Bordron, il n’y a pas l’ombre d’un doute : la femme a le droit de voter,
c’est une nécessité pour elle, et ce serait un bien pour la société. À la bonne heure ! Voilà qui est
parler net »440.
Le dernier rapport étant fait par Maugeret, « nos lecteurs se doutent bien qu’il
concluait nettement au vote des femmes »441. En effet, le ton de son allocution rejoint
celui du Féminisme chrétien :
« Le résultat de cette étude [du suffrage par le parti catholique], tardive sans doute, mais
consciencieuse et loyale, ce fut l’hostilité faisant place à la neutralité bienveillante, la neutralité
bienveillante à l’adhésion déclarée hautement ; c’est enfin, couronnant l’évolution de l’opinion,
la parole du Pape, que vous ne m’en voudrez pas de citer encore une fois : “Ce sont les femmes
qui sauveront la France !...”
Sera-ce par le bulletin de vote ?... À vrai dire, j’ai un trop profond mépris pour le suffrage
universel pour le croire capable d’opérer à lui tout seul un si difficile miracle ; mais puisqu’il est
la synthèse des droits politiques, je le réclame à ce titre pour la femme jusqu’au jour, appelé de
tous les vœux des sages, où il sera supprimé pour tout le monde »442.
Puis, après avoir vertement critiqué le vote familial et celui accordé uniquement
aux célibataires et aux veuves, Maugeret conclut en ces termes :
« Nous n’avons pas le droit de nous désintéresser d’un droit qui nous permettrait de remplir
le plus cher de nos devoirs : rendre la France à Dieu et Dieu à la France ! »443
107
répondrons que tous les hommes non plus ne votaient pas »445.
À vrai dire, les personnes que Maugeret allait devoir inviter étaient bien plus
nombreuses que ce compte-rendu le laisse suggérer. La Croix avait beau rapporter que
Mgr Péchenard s’était lui-même prononcé en faveur de l’extension des droits civils et
politiques de la femme447, il n’en demeure pas moins que les 32 voix de majorité
portaient les suffrages favorables à 83448, sur plus de 500 congressistes. Maugeret
considéra malgré tout ce vote comme une victoire remportée à la loyale, frappant un
grand coup.
En mai 1906, la plupart des groupes féminins français, même féministes, étaient
encore réticents à l’idée d’accorder le droit de vote aux femmes. Le CNFF, dominé par
les protestants de Sarah Monod, et qui collaborait régulièrement avec les militantes, ne
445
Ibid., 219.
446
Ibid., 220-221.
447
« Le congrès Jeanne d’Arc », La Croix, 2 juin 1906, 3.
448
Ce chiffre est avancé par S. Hause et A. Kenney, « The development… », op. cit., 21.
108
s’était toujours pas prononcé en sa faveur. Pas plus que Jane Misme449, directrice de la
revue La Française et future co-fondatrice de la plus importante ligue suffragiste,
L’Union française pour le suffrage des femmes, au motif que l’opinion publique le
trouvait encore « terriblement subversif »450. À ce titre, il n’est pas invraisemblable
d’envisager que cette résolution a favorisé le suffragisme dans les groupes catholiques
et non catholiques, dans la mesure où L’Univers publia deux éditoriaux explicitement
suffragistes dans les jours qui suivirent le Congrès451, où la question fut débattue avec
vigueur dans d’autres journaux452, et où le CNFF inscrivit le droit de vote à l’ordre du
jour de son assemblée générale deux semaines après la clôture du CJA, le 17 juin
suivant453.
Le jour où l’on apprenait que le CNFF allait se saisir de la question, La Croix
rendait compte d’une réunion que Maugeret avait organisée au CCD pour poursuivre
l’approfondissement de la question454. On s’y presse, « car la question du vote des
femmes passionne également adversaires et partisans »455.
« Mlle Maugeret dit que cette question, dont on peut dire qu’elle est à l’ordre du jour de
l’opinion publique, devait de toute nécessité être abordée au Congrès de cette année, mais qu’elle
n’a pu y être qu’effleurée, en raison du temps et plus encore du lieu »456.
En effet, l’Institut catholique n’a pas le droit de faire de la politique de parti, sur
ordre explicite du Pape.
« Mlle Maugeret dit qu’en revenant aujourd’hui sur cette question si grave, elle répare une
faute dont elle se reconnaît coupable. “J’ai eu peur que vous ayez peur de mon féminisme, et nous
n’avons pas suffisamment étudié dans nos réunions mensuelles cette question des droits politiques
qui semble à beaucoup le summum des revendications, voire même de ce qu’on appelle les
exagérations du féminisme” »457.
449
« Notre enquête sur le vote féminin », Le Journal, 22 mars 1914.
450
Ibid.
451
Gabriel d’Azambuja, « Soyons galants par prévoyance », L’Univers, 12 juin 1906, 1 ; Yves Le
Querdec, « L’électorat féminin », L’Univers, 16 juin 1906, 1.
452
À la réunion suivante du CCD, on vote même l’envoi de remerciements à la Presse, au motif qu’elle
a si bien réagi au vœu émis par le Congrès. Voir aussi : Mme Levé, « La femme électeur », La Vérité
française, 24 juin 1906.
453
« La femme doit-elle voter ? », La Croix, 15 juin 1906.
454
Ibid.
455
« Cercle catholique de dames », Le Féminisme chrétien, juillet 1906, 121.
456
Ibid., 122.
457
Ibid.
109
le nombre considérable d’abstentionnistes (un grand tiers de la salle)458.
Il nous a donc paru qu’il était nécessaire de noter cette particularité dans le compte-rendu
du Congrès pour respecter l’opinion des opposantes comme aussi des abstentionnistes, étant
donné surtout le retentissement qu’a déjà eu et que peut avoir le vœu exprimé par le Congrès »459.
Par conséquent, elle se prononce contre le droit de vote politique des femmes
au motif suivant :
« Nous considérons qu’étant donné l’organisation actuelle du suffrage universel, toute
adjonction des femmes ne pourrait que fausser davantage son fonctionnement.
Même en admettant un succès électoral transitoire, ce serait une nouvelle brèche faite dans
la constitution de la famille et une déviation du rôle de la femme tel qu’il a été compris par la
civilisation chrétienne »460.
Maugeret proteste, et attribue la part de l’abstention à une juste réserve qui avait
tout du courage de la réflexion en chemin, et rien de la défiance. L’auditoire semble
pencher du côté du suffrage, si l’on en croit ce que Maugeret publie ; la parole est
régulièrement prise par Camille Bélilon et Eliska Vincent, dont la déclaration suivante
lui mérite une ovation :
« Vous êtes toutes ici des traditionnalistes. Eh bien, si j’étais une de vous, si j’étais née
dans vos rangs, si j’avais la foi comme vous, avec cette question-là, qui est une question de justice
et de tradition, je soulèverais le monde ! »461
458
Ici, nous admettons que les chiffres divergent sur la proportion de l’abstention, à moins qu’on y trouve
la résolution suivante : entre le « gros tiers » de la baronne et la « grosse moitié » de Maugeret, cela
signifie que, sur les 150 suffrages exprimés comptabilisés par Hause et Kenney, l’estimation de la
baronne place le nombre de congressistes présents au moment du vote à 230-240, celle de Maugeret à un
peu plus de 300. Dans tous les cas, sur les 600 congressistes enregistrés, cela corrobore l’affirmation de
Hause et Kenney selon laquelle des congressistes ont dû partir plus tôt pour rejoindre la province, et que
d’autres ont boycotté la session en connaissance de cause.
459
Ibid.
460
Ibid.
461
Ibid., 126.
462
Ibid., 123.
110
La position personnelle du Pape est au centre des arguments catholiques.
En effet, une interview que Pie X avait donnée au mois d’avril 1906 à une
écrivaine féministe autrichienne, Camilla Theimer, avait été envoyée par Rome au
grand journal viennois Neues Wiener Tagblatt. Largement diffusé dans les cercles
catholiques en Europe463, elle fut recensée en France par le très sérieux Le Temps.
« [Mlle Theimer] a demandé au souverain pontife s’il approuvait le mouvement féministe.
– Mais certainement, certainement, aurait répondu Pie X, je l’approuve, en tant qu’il n’est
pas en contradiction avec la morale chrétienne.
– Votre Sainteté n’a-t-elle rien à redire non plus à ce que les femmes étudient ?
– Mais pourquoi, pourquoi ? Bien au contraire, il faut qu’elles étudient ; à l’exception de
la théologie naturellement, elles peuvent tout étudier avec confiance ! C’est ma manière de voir.
Elles doivent devenir avocates et doctoresses. Cette dernière profession leur convient
particulièrement. La femme médecin a, dans les soins à donner aux femmes et aux enfants, un
champ d’action considérable ; elle peut y faire beaucoup de bien. Il en est de même pour
l’enseignement. La femme n’est-elle pas la première éducatrice de l’enfant, et par suite de
l’humanité ?
Mais le pape a insisté particulièrement sur la vocation la plus naturelle à la femme, c’est-
à-dire la charité publique, le soin des pauvres. Arrivant à la participation des femmes à la vie
politique, le pape la condamne purement et simplement d’un ton très péremptoire :
– Elettrici, deputatesse, o no ! Les femmes dans les Parlements, il ne manquerait plus que
cela ! Les hommes seuls y font déjà bien assez de gâchis. Pas de femmes politiciennes… »464
Cette opposition du pape fut brandie par les groupements féminins opposés au
droit de vote. En Italie, c’est la féministe chrétienne ultramontaine Elena da Persico,
qui rapporte son audience pontificale dans sa revue L’Azione Muliebre (nous
traduisons) :
« Il m’a confirmé ce qu’une femme de lettres allemande avait largement diffusé dans les
journaux, le mois précédent : il approuve la femme cultivée, celle qui connaît le latin, celle même
qui veut être docteur, mais dans les conditions actuelles, il n’approuve pas la femme électrice »465.
Seulement, Maugeret n’y croit pas. Dans son rapport au Congrès, elle avait
directement attaqué ces comptes-rendus d’audiences privées, qu’elle qualifie de
« racontars de journal »466. Au sein du numéro d’avril-mai 1906, elle met en place
l’organisation d’un pèlerinage à Rome, au nom de la Fédération, avec le but officiel de
réparer les outrages commis par la République, et le but officieux d’en avoir le cœur
net. Ce voyage se déroule du 25 septembre au 9 octobre 1906, et Maugeret y obtient
une audience privée dont elle fait le récit dans le numéro de février 1907. Malgré
l’ambiguïté de son ultramontanisme – puisqu’elle n’a jamais cessé de dire tout le mal
463
Par exemple, aux Pays-Bas, dans le De Amsterdammer, 24 juin 1906, 5.
464
« Une interview du pape Pie X », Le Temps, 1 mai 1906, 2.
465
Citée dans Helen Dawes, Catholic Women’s Movement in Liberal Fascist Italy, Springer, 2014, 111.
466
Troisième Congrès…, op. cit., 216.
111
qu’elle pensait du Ralliement467 –, cette rencontre la marque énormément468 : elle vit
« la minute culminante de [sa] vie »469, et obtient même que la Fédération soit érigée en
association pieuse, avec fête patronale et indulgences470. Par conséquent, quand elle
apprend que Jacques Piou, le président-fondateur de l’Action libérale populaire, fait
courir que le pape l’y a tancée pour son suffragisme, elle y consacre une lettre ouverte.
« Donc, Monsieur, d’après vous, quelques féministes s’étant trouvées à l’audience du
Pèlerinage français471, la présidente de ce groupe aurait demandé au Souverain Pontife s’il
approuverait un mouvement en faveur du droit de vote des femmes, et le Souverain Pontife se
serait écrié : « Oh ! cela, non ! Qu’elles ne soient ni électeurs, ni éligibles ; qu’elles ne fassent pas
de politique directe, qu’elles n’en fassent qu’en usant de leur influence… »472.
Par conséquent, dans l’attente de la réponse du pape, qui lui a rappelé pendant
leur entrevue qu’il allait s’atteler à l’écrire, elle intime à Piou de revenir sur ses paroles :
« Je me permets même de vous faire observer que si vous avez toujours pleine et entière
liberté de traiter en votre nom personnel la question du vote des femmes, vous n’avez plus le droit
de faire intervenir le Souverain Pontife dans une question sur laquelle il ne s’est pas encore
prononcé »477.
467
Voir notamment M. Maugeret, « Non possumus », Le Féminisme chrétien, avril 1901.
468
M. Maugeret, « Pèlerinage à Rome », Le Féminisme chrétien, février-mars 1907, 35-46.
469
Ibid., 38.
470
Ibid., 39.
471
Maugeret ayant rappelé précédemment que la soixantaine de membres de la Fédération constituait le
gros tiers du Pèlerinage national.
472
M. Maugeret, « Lettre ouverte à M. Piou », Le devoir des femmes françaises, janvier 1907, 18.
473
Ibid.
474
Ibid.
475
Ibid., 18.
476
Ibid.
477
Ibid.
112
Ce n’est pas la première fois que Maugeret se montre extrêmement prudente à
l’égard de l’intervention du clergé dans le domaine – à vrai dire, a fortiori quand le
clergé ne lui était pas favorable. À la réunion du CCD du mois de juin 1906, Mme de
Rumford avait répondu à la question « la société a-t-elle intérêt à ce que la femme vote »
en déclarant qu’il fallait se laisser guider par le clergé.
« Mlle Maugeret combat résolument cette opinion. Il ne faut pas mêler le prêtre à des
questions sur lesquelles nos consciences éclairées par l’étude et la réflexion peuvent se décider
elles-mêmes. Ce sont là des choses humaines, lors mêmes qu’elles ont et doivent toujours avoir
pour nous chrétiennes une face orientée du côté du ciel. Il importe de ne pas compromettre le
clergé, parce que lui, il n’a pas le droit de se tromper, tandis que de notre part à nous, une erreur
ne tire pas à conséquence. Ce n’est pas à dire que nous devions négliger l’opinion du clergé en
cette matière. Beaucoup l’ont déjà donnée spontanément et se sont déclarés nettement favorables
au vote des femmes ; témoin cette lettre d’un prêtre éminent du diocèse de Versailles (…) »478.
À cela s’ajoutait le fait que, depuis juillet 1904, les relations diplomatiques entre
le Saint-Siège et la France ont été rompues à l’initiative du président Loubet. Le nonce
apostolique ayant été officiellement renvoyé chez lui en 1906, nul ne joue plus le rôle
d’interprète, de médiateur omniprésent entre le pape et les fidèles. Par conséquent, les
audiences étant privées, chacun peut bien en sortir en se déclarant justifié par le pape.
C’est sans aucun doute la position que Maugeret continue de tenir au sujet de l’audience
de Theimer, mais elle sera fortement fragilisée en 1909.
Le 21 avril, trois jours après la béatification de Jeanne d’Arc, la princesse
Giustiniani de l’Union des femmes catholiques italiennes est reçue en audience auprès
du pape, et elle obtient que des déléguées de la LFF et de la LPDF se joignent à elle.
Cette fois-ci, le compte-rendu de cette entrevue est publié par L’Osservatore Romano,
l’organe du Vatican, et il est très largement diffusé, notamment par L'Écho de la Ligue
patriotique des françaises479, mais aussi par L’Univers d’où nous tirons cette
transcription des paroles de Pie X :
« Le récit biblique de la création de la femme montre que Dieu a voulu qu’elle fut la
compagne de l’homme ; et les leçons de Saint-Paul disent qu’elle doit lui être soumise. Ils sont
donc dans l’erreur ceux qui veulent mettre les droits et la fonction sociale de la femme sur le
même pied que ceux de l’homme. Mais il ne faut pas en déduire que la femme soit la serve ou
l’esclave de l’homme. Elle est : sa compagne, son aide, son associée, non son esclave ou sa
servante. Les fonctions sont différentes mais également nobles et elles concourent à l’unique but
qui est d’élever les enfants et de former la famille.
À l’homme le devoir de pourvoir par son travail aux moyens de soutenir et d’élever la
famille. À la femme les soins de l’économie domestique et principalement de l’éducation des
enfants »480.
478
« Cercle catholique de dames », op. cit., 127.
479
« Audience pontificale accordée à l’union des femmes catholiques d’Italie, à la LFF et à la LPDF »,
ELPDF, n°7, 1909, 2-3.
480
« L’action des femmes chrétiennes à Rome », L’Univers, 26 avril 1909, 1.
113
Les paroles du pape confirmeront donc dans leur choix celles et ceux qui
s’opposaient au vote des femmes. Mais on aurait tort de suggérer que c’est le premier
élément qui les décide à s’opposer aux idées de Maugeret.
Il y a bien longtemps que Maugeret entretient une ambiguïté sur le sens de son
féminisme.
481
M. Maugeret, « Lettre ouverte à M. Turgeon », op. cit., 356.
482
M. Maugeret, « Le féminisme chrétien », L’Univers, 20 février 1905, 2.
114
femmes chrétiennes ont prêté l’oreille et se sont laissées convaincre. De quoi ? De
s’engager dans de nouvelles œuvres sociales, certes.
« Mais la plus étonnante de toutes les transformations que le féminisme ait apportées dans
les conditions de la vie de la femme, ce n’est pas, à notre sens, celle qui a consisté à changer la
forme et le nom des institutions charitables dont elle a été de tout temps le merveilleux instrument,
c’est bien plutôt celle qui l’a transformée elle-même, qui lui a fait prendre conscience d’elle-
même, de sa nouvelle mission, qui lui a inculqué une mentalité nouvelle et diamétralement
opposée, sur certains points, à celle que lui avaient façonnée les longs siècles écoulés »483.
Il y a donc une injustice, qui ne date pas de la Révolution, qu’il s’agit de réparer.
Au sein du Devoir des femmes françaises, la revue éditée par Françoise Dorive dont le
lectorat, fasciné par la franc-maçonnerie, est autrement plus conservateur, on ne s’y
trompe pas. À un article que Maugeret y a écrit486, une lectrice répond :
« La lecture de ces lignes m’a plongée dans un profond étonnement : j’avais cru, en effet,
jusqu’ici, que le féminisme, selon l’interprétation raisonnable du mot, avait pour but d’obtenir
l’amélioration du sort de la femme isolée, besogneuse, ou mal mariée, dont il est utile et nécessaire
d’affirmer et de protéger les droits (…). Mais j’étais loin de me douter que, depuis la révolution
jusqu’au XXe siècle, la “puissance sociale” de la femme eût cessé d’exister !... »487
À ses yeux, Maugeret oublie que depuis 1789, les femmes n’ont pas cessé
d’avoir des enfants et de les élever, ce qui est bien
« l’œuvre sociale par excellence, toutes les autres n’étant devenues utiles et parfois
nécessaires que parce que, depuis trop longtemps, des épouses et des mères chrétiennes ont
méconnu la grandeur et la puissance de leur rôle, et qu’elles ont traité comme devoir secondaire
483
Ibid., 3.
484
Ibid.
485
Ibid.
486
M. Maugeret, « Les Étapes d’une idée », Le Devoir des femmes françaises, mars 1907.
487
Une mère de famille, « À propos de l’article de Mlle Maugeret », mai 1907, 175.
115
ce qui était devoir primordial et social au premier chef »488.
À cette femme qui accuse les autres femmes, Maugeret répond dans le même
numéro que si le féminisme avait pour seul but d’améliorer le sort de « la femme isolée,
besogneuse, mal mariée » 491,
« il eût certainement été digne de la sympathie des âmes compatissantes, mais il n’eût
accompli qu’une partie de sa tâche, il fût resté une œuvre de charité, non une œuvre de justice à
la fois individuelle et sociale »492.
Elle fait voir une position encore plus radicale dans un numéro suivant : une
lectrice avait demandé à Maugeret si, d’après son suffragisme, la femme d’un militaire,
c’est-à-dire l’épouse d’un homme qui ne vote pas, allait être autorisée à voter. Maugeret
répond (nous soulignons) :
« La question n’est pas pour nous embarrasser, car lorsqu’on raisonne en vertu d’un
principe bien net, bien déterminé, les conséquences en découlent si naturellement qu’elles se
présentent pour ainsi dire toutes seules. Or, le principe au nom duquel les féministes demandent
le droit de vote, c’est le principe d’égalité, et en vertu de ce principe, dont la logique les oblige,
selon nous, à accepter toutes les conséquences, les militantes ne votant pas, les femmes de
militaires ne voteraient pas davantage »493.
488
Ibid., 177.
489
Ibid., 176.
490
Ibid.
491
M. Maugeret, « Réponse à une mère de famille », Le Devoir des femmes françaises, mai 1907, 178.
492
Ibid.
493
M. Maugeret, « Deux mots de réponse », Le Devoir des femmes françaises, juin 1907, 211.
494
Ayant soutenu le suffragisme de Maugeret dès 1904, elle publie différents articles favorables au droit
de vote pendant l’année 1906, notamment de Drumont, du chanoine Lagardère, et plusieurs de Maugeret,
mais elle conclut en 1907 que c’est une « question inopportune », et que « l’action de la femme doit
s’exercer principalement dans la famille », voir F. Dorive, « Sur le vote des femmes », Le Devoir des
femmes, avril 1907, 126.
495
La Rédaction, « À propos du vote des femmes », Le Devoir des femmes françaises, juillet-août 1907.
116
Il y avait, en effet, lieu de trouver Maugeret trop téméraire, notamment quand
elle tance vertement et publiquement des orateurs catholiques de premier plan pour leur
ignorance du féminisme – dont Drumont496, le comte de Las Cases497, Lamy498,
Doumic499, Ollivier500 ; quand elle prend la défense des prostituées au motif que
« tous les hommes, sans exception, à une heure quelconque de leur existence, sont des
prostitués »501 ;
quand elle se réjouit qu’un fils, ayant tiré sur son père qui abusait de sa mère et
de lui-même, a été acquitté par le tribunal, écrivant :
« Tant qu’il y aura des tribunaux pour prononcer des sentences en désaveu de paternité
alors qu’il n’y en a pas pour rechercher cette même paternité, nous continuerons à vivre sur une
équivoque et une hypocrisie monstrueuse. Et il ne faudra pas s’étonner si des fils trop malmenés
tirent sur leur père, et s’il se trouve des juges pour les absoudre, c’est-à-dire pour déclarer qu’après
tout, ce père n’a reçu que ce qu’il méritait »502 ;
ou quand elle écrit qu’en cas de désaccord parental, c’est à la mère que l’enfant
doit obéir503.
496
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, avril 1901.
497
M. Maugeret, « Congrès de la condition de la femme », Le Féminisme chrétien, juin 1901.
498
M. Maugeret, « La femme de demain », Le Féminisme chrétien, septembre 1901.
499
M. Maugeret, « Lettre ouverte à M. Doumic à propos de sa conférence », Le Féminisme chrétien,
janvier 1902 ; M. Maugeret, « Lettre ouverte à René Doumic », Le Féminisme chrétien, novembre 1902.
500
M. Maugeret, « À travers le féminisme », Le Féminisme chrétien, avril-mai 1902.
501
M. Duclos, « Vieux dogme », Le Féminisme chrétien, avril 1901, 111.
502
M. Duclos, « Père indigne, fils coupable », Le Féminisme chrétien, février-mars 1903, 44.
503
M. Maugeret, « Lettre ouverte à M. Doumic… », op. cit.
504
Cette désignation concerne Léon XIII, Pie X, Benoit XV et Pie XI, et trouve son origine, à notre
connaissance, dans Michael Schuck, That They be One : The social teachings of the papal encyclicals,
1740-1989, Georgetown University Press, 1991.
505
Pie XI, Divini Illius Magistri, 31 décembre 1929, §11.
506
Ibid., §12.
117
de chacune de ces sociétés nécessaires, que nous habitons simultanément : par cette
« complémentarité hiérarchique »507, nous sommes à la fois fils ou fille d’une société
familiale, citoyens de la République française et membre de notre paroisse. Il importe
donc par-dessus tout de maintenir l’équilibre de subsidiarité entre chacune des sociétés,
en évitant les empiètements de l’État dans la famille, et réciproquement. C’est la raison
pour laquelle la lutte fit tant rage sur l’enseignement : l’école est précisément le lieu de
confrontation entre les droits des parents, ceux de l’Église et ceux de l’État.
Or, deux types de calamités pouvaient mettre en péril l’équilibre et conduire à
la catastrophe sociale : l’un vient d’en haut, l’autre d’en bas. Le premier est celui que
vivaient avec une grande intensité les contemporains de Léon XIII et de ses
successeurs : la lutte de l’État contre l’influence de l’Église et la stabilité de la famille.
Le second est issu de l’utopie libérale, dont Léon XIII considère qu’elle veut réduire
les trois sociétés à n’être
« qu’une variété de l’espèce des contrats, pouvant être légitimement dissout à la volonté
des contractants »508.
507
Russell Hittinger, « The three necessary societies », First Things, juin 2017.
508
Léon XIII, Humanum Genus, 20 avril 1884, §21.
509
Louis Veuillot, L’Illusion libérale, Lyon, 1866.
510
Pie IX, Quanta Cura, 8 décembre 1864, §7.
118
a fait passer la critique du libéralisme, la calamité venue d’en bas, au second plan511. Le
fait est qu’au congrès Jeanne d’Arc de 1910, quand Maugeret revient à la charge en
prévoyant une journée à l’étude de « la femme et la politique », elle obtient un relatif
succès. Les intervenants programmés sont naturellement, une fois encore, favorable au
droit de vote. Henri Joly déclare que
« la représentation nationale sera incomplète aussi longtemps que les femmes ne voteront
pas (…). M. Laurentie démontre que la morale et le dogme catholique ne s’opposent pas à
l’exercice du droit de suffrage par les femmes » ; (…) M. Paul Parsy, rédacteur à la Croix et
membre de l’Action Libérale, raconte ce qu’il a vu aux élections de Norvège. Les femmes étaient
admises au vote pour la première fois et tout s’est passé dans l’ordre. (…) Après ce discours, Mlle
Maugeret fait remarquer, avec son tact habituel, que le féminisme chrétien, tel qu’elle le conçoit,
a surtout pour objet la défense religieuse. (…) Elle lit une lettre du supérieur du petit séminaire
de Versailles, approuvant le vote des femmes »512.
Le verdict de L’Univers est identique à celui que fait Mme Pierre Froment pour
le Devoir des femmes françaises :
« Discussion ? Pas même. L’assistance était conquise aux thèses brillamment développées
et le montrait par les applaudissements qui saluèrent [les rapports]. (…) L’assistance était gagnée
et chacune songeant au bon combat pour l’Église et la France, se répétait dans son cœur le mot de
Jeanne d’Arc : « En avant, tout sera nôtre ! ». »513.
511
Russell Hittinger, op. cit.
512
Louis Saint-Hilaire, « Congrès de la Fédération Jeanne d’Arc », L’Univers, 3 juin 1910, 3.
513
Pierre Froment, « VIIe Congrès Jeanne d’Arc », Le Devoir des femmes françaises, juin 1910, 485.
514
Dont nous savons très peu de choses, finalement, hormis la certitude de la date de sa mort, donnée par
celle que Duclos avait converti au féminisme, la fondatrice du Féminisme Chrétien en Belgique, Louise
Van den Plas. Voir « In memoriam », La Ligue. Organe belge du droit des femmes, 1907, 15e année, 89.
Un dépouillement des actes de décès du 6e arrondissement sur l’année 1907 n’a rien donné. Nous savons
qu’elle publiait des ouvrages sous le nom de Mme Paul Georges, parfois Paule Georges, mais quel est le
nom véritable ?
515
« Nos amis défunts », La Croix, 28 juillet 1928, 2. Voir aussi Questions féminines et Questions
féministes, juillet-août 1929.
516
Magali Della Sudda, « Discours conservateurs… », op. cit., 218.
119
favorisant un rapprochement des deux mouvements ; et également, l’habitude que les
femmes avaient prises de vivre en l’absence des maris – absence ayant conduit même
à un ajustement du Code Civil – ainsi que, sans doute, l’habitude du suffrage qui
s’ancrait progressivement dans les nouvelles générations517. Dès 1919, la Chambre vote
l’intégralité des droits politiques à 359 voix contre 95. Ce retournement est sans doute
permis par l’acceptation définitive du suffrage par les femmes catholiques, qui furent
plus d’un million à s’engager à la nouvelle Commission d’éducation sociale civique de
la femme, dès sa fondation en 1919 par Jeanne Chenu, de L’Action sociale de la femme.
Un autre élément récent fut déterminant : en juillet 1919, dans une interview
accordée à Annie Christich, une journaliste suffragiste catholique, le pape Benoit XV a
incité les femmes catholiques à se saisir du vote comme d’une arme518. Dans un discours
à la jeunesse féminine catholique la même année, le pape développe ce thème de
l’élargissement des devoirs religieux féminins au domaine civique et politique519. Par
conséquent, les dernières digues qui s’étaient dressées contre Maugeret ont cédé : à
l’automne 1920, Jeanne Chenu, Mme Levert-Chotard et la marquise de Moustier
fondent L’Union nationale pour le vote des femmes, bientôt reprise par la duchesse
Edmée de la Rochefoucauld, épouse du président de l’Action Libérale, Jean de la
Rochefoucauld. Son objectif est de faire passer le vote des femmes avant toute autre
considération, et elle surprendra même en s’opposant au suffrage familial au motif que
la femme doit voter en son nom : « La femme est un être humain, mariée ou non »520.
L’adhésion au libéralisme politique était désormais le fait de la majorité des
catholiques, neuf ans après le départ en relative retraite de Marie Maugeret.
517
L. Klejman et F. Rochefort, op. cit., chapitre VIII.
518
« “Yes We Approve”, Interview of Benedict XV by Annie Christich », The Catholic Citizen. Organ
of the Catholic Women Suffrage Society, 1919, n° 7, p. 1-2.
519
« Sono avventurati », discorso di Benedetto XV, Bollettino d’organizzazione dell’Unione femminile
cattolica italiana, n° 7, 1919, p. 1.
520
Cité dans Hause et Kenney, op. cit., 29.
120
Conclusion
521
Ce chiffre est avancé par S. Hause et A. Kenney, dans Women’s suffrage and social politics in the
French Third Republic, Princeton, Princeton University Press, 1984.
522
Questions féminines…, op. cit. Nous pouvons citer le cardinal Dubois, archevêque de Paris ; le
cardinal Luçon, archevêque de Reims ; Mgr Foucault, évêque de St-Dié ; Mgr Gibier, évêque de
Versailles ; Mgr Ginisti, évêque de Verdun ; Mgr Tissier, évêque de Châlons-sur-Marne ; Mgr
Baudrillart, évêque d’Himéria, recteur de l’Institut catholique ; Mgr Odelin, directeur général des Œuvres
diocésaines ; S. A. R. la duchesse de Vendôme ; et parmi d’autres comtesses, la comtesse Bertrand de
Mun.
122
Sources
Archives
Archives nationales, sous-série F7, dite Police générale, accueillant les dossiers
des autorités chargées des affaires de police au niveau national.
AN F7 12462, sur le voyage des dames de l’UNFF à Rambouillet où se trouvait
Mme Loubet.
Presse
123
chrétien, Le Figaro, La Gazette des Tribunaux, L’Humanité, L’Intransigeant, Le
Journal, Le Journal des débats, La Lanterne, Le Matin, Le Petit journal, La Presse,
Questions féminines et questions féministes, La Revue des grands procès
contemporains, L’Univers.
Ces journaux sont disponibles dans leur intégralité en format numérisé sur
Gallica.
124
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Jeanne d’arc, 1905.
Troisième congrès Jeanne d’Arc, 28-29-30 mai 1906, Paris, Œuvre des Congrès
Jeanne d’arc, 1906.
126
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131
Table des matières
Sommaire……………………………………………………………………………. 4
Remerciements………………………………………………………………………. 5
Introduction……………………..……..……..…..……..………………….............. 6
Première partie : la marche du mouvement féministe depuis 1868……..………... 12
Rapport sur la situation légale de la femme envisagée d’un point de vue chrétien………………….. 77
Le numéro de juillet 1902 illustre une nouvelle étape dans la pensée de Maugeret………………… 93
Le CJA de 1904, qui « pratique le féminisme », ouvre la voie à une discussion suffragiste……… 103
La crise de la Séparation favorise la naissance à la Fédération Jeanne d’Arc au CJA de 1905…… 106
Elle est soutenue en cela par une part croissante d’intellectuels catholiques……………………… 111
Il y a bien longtemps que Maugeret entretient une ambiguïté sur le sens de son féminisme……… 123
132
Conclusion…………………………………………………………...…………... 131
Sources…………………………………………………………………………… 133
Bibliographie……………………………………………………………………... 137
Table des matières………………………………………………………………... 142
133