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Le miracle d'être

Photographie de couverture : Charles Antoni


Couverture et mise en page : Yannick Baca
© Copyright Arkanorum 2012
Editions Charles Antoni / L'Originel
25 rue Saulnier - 75009 Paris
Tél. & Fax. : +33 (0)1 42 46 75 78
http://www.loriginel.com
editions@loriginel.com
Tous droits de reproduction réservés pour tous pays
Dépôt légal : 4e trimestre 2012
ISBN : 979-10-91413-49-7
Stephen Jourdain
Le miracle d'être
Entretiens réalisés par
Charles Antoni
(1992)

Collection Métaphilosophie
Ce qui va mal,
Ce n'est pas le monde,
C'est notre manière de le regarder.
Henry Miller
Sommaire
Préface
Eveil spontané et éveil recherché
Evacuer tous les dogmes
« Moi » est un verbe
Conscience infinie
L'incommensurable légèreté de « je suis »
Le continuum moi-monde
Le danger des extases
Quand « je » se dégrade en pensée de « je »
Arrêter de moudre
Connaissance consciente et connaissance pensante
Notre esprit est purement imaginaire
La vie est un jeu
Une seule éthique : être vivant
Un recul sans distance
Ne pas confondre perception et intelligence
Le déclic libérateur
Remonter à la source
La pensée première
Le placage affirmatif
Une valeur infinie
Jugement affirmatif
Séparation et différence
Préface
Alors que je me trouvais en Corse, un ami m'avait parlé d'un homme,
supposé éveillé, demeurant au Col de Vizzavona, qui sapait impitoyablement
tous les fondements mêmes de nos croyances, de notre héritage.
Malheureusement cet ami ne connaissait pas son nom.
Voulant absolument le rencontrer, je me mis aussitôt en quête de son
adresse et de son éventuel téléphone. Après quelques investigations je finis
par dénicher son numéro. Je l'appelai ; nous convînmes d'un rendez-vous
pour le surlendemain. Il se nommait Jourdain, mais cela ne me disait rien.
Jamais, je n'avais entendu parler de lui !
En moi-même je me dis : « Comment se peut-il qu'un éveillé se trouve ici,
en Corse, sans que je le sache ?» Se pourrait-il qu'ici même, dans mon propre
pays, il s'en trouvât un, et que je n'en eusse jamais entendu parler, moi, qui,
depuis plus de vingt ans avais bourlingué à travers le monde en quête de
gourous, sages et éveillés de toutes sortes et qui, certes, en avais rencontré un
certain nombre ? Cela se pourrait-il ?
Le jour venu, me voici roulant sur cette route qui s'étirait à travers la vallée
du Golo, d'où je pouvais apercevoir de loin Lentu, le village de ma mère, où
j'avais vécu jusqu'à l'âge de quatre ans. Arrivé à Corti, cité de Pascal Paoli, le
père de la Nation, cité qui depuis avait retrouvé son université, je sentais le
but proche. Après quelques kilomètres de route, traversant le petit village de
Vivariu, j'atteignis le Col de Vizzavona flanqué de sa petite gare atypique,
qui me faisait penser à ces « stations » en pleine montagne, lorsque je
parcourais la Sierra Mexicaine dans ces trains d'un autre âge, mais tellement
fascinants !
Me voici enfin devant ce que je supposais être la maison de ce personnage
étrange, une ancienne demeure forestière à l'aspect imposant. Après avoir
rangé ma voiture, je me dirigeai vers l'entrée. Au même instant, un homme
mince, élégant, âgé d'une soixantaine d'années, fit son apparition sur le
perron. En guise de salutation, je lève le bras et lui dis : « C'est lui-même !»
Aussitôt il me réplique : « Ah ! Si c'est lui-même, qu'il entre !» Ce fut notre
seule manière de nous présenter.
Je le suivis dans son salon tapissé dans un style écossais, agréablement
meublé d'objets disparates, au centre duquel un poêle à bois dégageait une
douce chaleur.
Nous nous assîmes, lui sur un fauteuil qui semblait être sa place attitrée, moi
sur un confortable canapé.
Après que je lui aie fait part très rapidement de mes origines corses, il se
mit aussitôt à me parler de tous les aspects de la Corse, son passé, son avenir,
son originalité, les lieux merveilleux inviolés, de cette terre sacrée et unique
au monde. Sur ce sujet il semblait intarissable.
Malgré son apparence extérieure quelque peu anglaise et qui dénotait une
certaine éducation, et bien que rien ne semblât le distinguer d'un quidam
quelconque, j'avais senti furtivement dans son regard, dès que je l'aperçus sur
le perron, et bien qu'il n'y eût là rien d'ostentatoire de sa part, ce « quelque
chose » qui était différent. Ce fut pour moi une perception immédiate.
Il n'y avait aucun doute que chez cet être quelque chose d'indescriptible
était advenu. Il s'agissait à présent de savoir quoi...
Charles Antoni
Vizzavona (Corse) Octobre 1992
Eveil spontané et éveil recherché
Charles Antoni : Un éveil brusque peut-il survenir sans suivre un
enseignement ?
Stephen Jourdain : En théorie tout le monde peut, à tout instant, s'éveiller.
Si on retient cette terminologie, il semblerait que l'éveil spontané soit rare.
Mais il est vrai que l'Eveil recherché et trouvé est rare également. C'est
extraordinairement facile quand on sait faire le geste, (très, très facile,
lumineux !), mais très difficile à mettre en place ; il y a un truc !
C'est vrai qu'il y a un truc ! Quand on est petit et qu'on apprend à monter à
bicyclette, on se dit que c'est impossible, qu'on ne tiendra jamais sur ce truc-
là, impossible ! Et puis on essaie, on se casse la gueule un certain nombre de
fois, et tout d'un coup on part sur son vélo. On a appris, on a compris. On ne
sait pas expliquer ce que l'on a compris, c'est très difficile mais, tout à coup,
on sait monter à vélo.
Là, on sait monter à Dieu, on sait monter à l'Eveil ; c'est pareil ; il y a un
truc. Le tout est de donner le truc, ce n'est pas vraiment évident.
Comment le donner et surtout comment le recevoir ?
La réponse, tout à fait classique, c'est de vous suggérer de retourner votre
question, de vous en servir comme d'un instrument pour prendre appui en
vous et reculer dans ce que vous êtes. La réponse à une question n'est jamais
au bout du doigt de la question, elle est exactement de l'autre côté. Il n'y a pas
de réponse de type intellectuel, il n'y a que des réponses existentielles. Et
l'existence, cette existence qu'on veut atteindre est l'origine de la question ; il
faut donc s'intéresser à l'origine de la question plutôt qu'aux supputations qui
se trouvent en aval.
Tu as dit par ailleurs qu'il est important d'être un bon rêveur. Est-ce
quelque chose qui procède d'une imagination fertile ? D'une faculté à rêver ?
Ou est-ce au-delà du rêve ?
C'est vrai qu'il est important, selon l'expression que j'emploie, de dormir
« droitement ». Dormir « droitement », cela impliquerait de n'avoir aucun
souci d'Eveil. Il faut y aller... mais il ne faut pas en faire un objet de
recherche. La plupart de ces personnes qu'on appelle « chercheurs spirituels »
– il n'y a plus que des chercheurs, tout le monde cherche – cela serait un acte
de sagesse de leur part, d'abord de ne pas dramatiser, de ne pas aller vers
quelque chose. Parce que si on va vers quelque chose, on va forcément aller
vers un appât, un gros objet, un monument. Il faudrait procéder très
simplement. Il y a toutes sortes de choses qu'on peut essayer de faire, des
choses très simples, qui relèvent plus de l'hygiène que de l'étude spirituelle,
des choses que nous devrions tous pratiquer, toutes ces choses qui tendent à
faire de nous un être vivant. C'est ça : au moins être vivant !
Il s'agit de trucs très simples, de recettes très simples. Ne pas se mentir à
soi-même, toujours être parfaitement clair. Mentir aux autres, faire toutes les
« saloperies » qu'on a envie de faire dans l'existence, mais ne jamais se les
cacher à soi-même. C'est une mesure d'hygiène élémentaire mais il semblerait
qu'elle ne soit pas toujours appliquée. Après ça, essayer de se dégager des
préjugés d'ordre social. Et puis des préjugés plus importants, métaphysiques.
Nous sommes des colliers de préjugés. Moi je n'ai rien contre les préjugés, ni
contre quoi que ce soit, je ne fais le procès d'absolument rien, mais encore
faut-il que ces préjugés ne nous réduisent pas à leur malheureuse teneur
intellectuelle. Or, en général, nous ne sommes qu'un paquet de préjugés : il
faut s'en décoller, prendre un peu de recul. Je fais cette suggestion, très
simple, que chacun devrait tous les jours, 5 minutes pas plus, avoir un cahier
où noter ses préjugés. Il n'est jamais trop tard pour bien faire, même un
moribond a intérêt à entreprendre ce type de travail. Je pense que si on arrive
à faire cela, ne pas se mentir à soi-même et constamment faire l'inventaire de
ses propres préjugés, (par exemple qu'il faut absolument atteindre l'Eveil), on
prendra de la distance.
Mais une distance qui ne sera pas suspecte, qui ne sera pas celle de
l'introspection. On ne s'examinera pas avec celle de l'introspection. On ne
s'examinera pas avec une paire de jumelles, simplement on décodera. Dans
l'état habituel on est collé ; on ne va pas parler d'adhésion mais d'adhérence,
au sens chirurgical du terme, « collé ». Nous avons nos attributs, nos
déterminations parmi lesquelles nos préjugés et nous y sommes collés. Nous
sommes comme des légumes qui attachent au fond d'une casserole : il faut
absolument libérer les malheureux légumes ou le malheureux fond de la
casserole. Petite mesure d'hygiène ! Normalement si on fait cela, on doit être
payé en gain de vie, on doit sentir rapidement qu'on est vivant. Mais on
risque d'être atterré en se rendant compte qu'on était mort depuis trente ans !
Il y a une petite chance pour que l'enfance revienne, que la vie frémisse à
nouveau en nous. A partir de là on est digne du nom d'être humain. C'est déjà
très bien, c'est l'essentiel. Et si par la suite, on a envie de creuser cette
intériorité qui a été remise en place, creuser ce mystère dont le sens a émergé
à nouveau, eh bien, on ira joyeusement ! Pas parce que untel l'a dit mais parce
que c'est l'appel de la vie. Parce que c'est passionnant et amusant. A partir de
là on pourra éventuellement essayer d'accomplir certains actes spécifiques, on
pourra essayer de s'éveiller, de se taper sur l'épaule pour tout d'un coup se
redresser en soi-même, les yeux grands ouverts alors qu'on croyait être en
train de veiller...
Ce qu'il est important de dire c'est que, dans le fond, l'Eveil c'est gai, ce
n'est pas triste, c'est vivant. Et c'est désobéissant, ce n'est pas bien-pensant du
tout.
C'est une bonne nouvelle !
Mais attention, il est des désobéissances convenues ; il faut beaucoup s'en
méfier ! En fait, ce n'est ni bien ni mal pensant. Je ne veux pas dire que ce
n'est pas pensant du tout, mais c'est un cri de vie qui fout en l'air, balance en
l'air toutes sortes d'idoles lamentables. L'Eveil, d'une certaine façon, est une
extraordinaire entreprise de déboulonnage des idoles qu'on a plantées en soi.
Mais ceci se fait dans la liesse, la joie et non pas dans la tristesse et la
componction.
Evacuer tous les dogmes
Il semble que tu es quelqu'un de très spontané et curieusement les
questions que l'on te pose, sont toujours d'ordre intellectuel, pourquoi ?
Je n'ai rien contre l'intellect, j'adore l'intellect, je trouve cela charmant ! Je
ne suis pas sectaire. De quoi s'agit-il ? De foutre en l'air tous les systèmes ! Il
existe un système qui est en place depuis assez longtemps qui consiste à
systématiser la nécessité de « foutre en l'air les systèmes ».
Il faut « foutre » ce système-là en l'air aussi ! Tous les maîtres, ou soi
disant tels, parlent de « mental », « d'intellect », toutes ces entités...
Systématisation, idéologie, dogme, doctrine, peu importe le terme qu'on
emploie, (ce ne sont pas des animaux bien méchants, ce sont de gentils petits
animaux) mais il faut que cela reste des petits animaux de compagnie, sans
prétention. Essayer d'évacuer les dogmes ! Tout ce qui est derrière ces mots :
dogme, doctrine, idéologie, systématisation, intellectualisation...
Mais déjà là, c'est plus ambigu, parce que quand on s'en prend aux
intellectualisations, on fait un procès à l'intelligence humaine. On n'a pas à
faire le procès de l'intelligence humaine car elle est consubstantielle à la
conscience ; c'est d'une imbécillité profonde et c'est un piège dans lequel il
est extraordinairement important de ne pas tomber. Ce n'est pas parce qu'un
type qui vient d'Orient, ou plus exactement l'exégète d'un type qui parle en
Orient nous dit : « Attention, ne pensez pas, l'intelligence est méprisable.. »
qu'il faut le croire. Conneries ! Ce n'est pas sérieux. La ronde infernale des
pensées obsessionnelles : mon découvert en banque, ma femme qui me
trompe ou alors moi qui trompe ma femme... Cette sarabande des pensées
obsessionnelles, ce n'est pas de la pensée ! Bien sûr qu'il faut s'en débarrasser,
c'est horrible, c'est très désagréable ces pensées qui tournent en rond autour
de soi. On gît au sein de son esprit comme un cavalier désarçonné, à moitié
assommé qui regarde avec épouvante le cheval sauvage et furieux courir
autour de lui. Cette situation n'est pas satisfaisante, il faut envoyer tout cela
en l'air. Mais attention est-ce qu'on peut parler de « pensée » au sens noble du
terme ? Bien sûr que non. Le niveau d'intellection de ces pensées
obsessionnelles est inexistant. Il ne faut pas confondre ces pensées avec
l'intelligence. Quand on parle de se débarrasser de la pensée à mon avis, on
dit une chose très dangereuse. Il faudrait d'abord préciser ce que l'on entend
par « pensée » et essayer d'être précis, dans la mesure du possible.
Est-ce à force de penser que tu as trouvé l'Eveil ?
D'une certaine façon, oui. Je ne l'ai même pas trouvé, cela s'est mis en
place avec une vitesse fulgurante. Il est évident que je mettais le paquet mais
cela ne relevait pas de la pensée psychologique habituelle. C'était une
empoignade, une activité intense de l'intelligence. En fait je me posais une
grande question métaphysique et j'essayais d'y répondre non pas comme on le
fait d'habitude en cherchant la réponse dans « le ciel de la pensée » mais en
essayant de comprendre directement l'objet de ma question. Cela a duré très
longtemps, des heures, je m'amusais beaucoup, je me passionnais. J'y allais
joyeusement. Et puis j'étais, au bout de quelques heures, intérieurement
mortellement fatigué. J'avais l'impression de me traîner sur des genoux
sanglants et je me disais : « Tu as perdu tous tes moyens, tu es au bord de
l'évanouissement, il faut être fou pour continuer ». Comme je suis fou, j'ai
continué et continué au-delà de toute raison. N'importe qui aurait dit : « Mais
tu vas te faire sauter la cervelle ». J'aurais pris en compte cet argument parce
que je croyais à l'époque qu'il y avait une cervelle. Maintenant je suis tout à
fait convaincu qu'il n'y en a pas. Je suis beaucoup plus fou que vous ne
pouvez le supposer. J'ai continué, j'ai continué... Et puis, tout d'un coup, je me
suis réveillé dans la pleine clarté de l'état dit « vigilant ». Je veillais et je
veillais intensément. Et puis, soudainement, au sein de cette clarté je me suis
éveillé comme s'il ne s'était agi que de sommeil et de rêve. Après cela, j'ai
tout su.
S'agit-il pour toi d'un évènement passé ?
Ce n'est pas un évènement passé, c'est un évènement datable. Cela m'est
arrivé quand j'avais 16 ans. On ne peut pas l'apprendre intellectuellement
mais on est obligé d'en parler de cette manière-là. C'est très difficile d'en
parler. Je ne peux pas ne pas m'adresser à cette chose-là comme ayant un
enracinement historique, c'est impossible ! Mais est-ce que l'essence de cette
chose est engagée dans cette date ? Sûrement pas, bien entendu. Est-ce que
cela signifie que cette chose est immortelle ? Immortelle, éternelle... Mais
c'est vrai que l'essence de cette chose n'est pas engagée dans cette date.
De plus, ce n'est pas une chose, c'est un acte, un geste. Je suppose que les
philosophes appelleraient cela un « acte pur ». C'est un peu prétentieux
comme terminologie mais cela cerne bien la chose ; un acte pur qui s'auto-
génère mais il n'y a pas de réactualisation, ce n'est pas engagé dans la durée.
C'est une récusation massive, absolue de la durée et ça pulvérise, consume la
durée comme d'ailleurs ça consume tous les concepts qui forment le fond de
l'entendement : tout est consumé.
Mais cette consomption se consume elle-même. C'est pour cela que je peux
en parler, sans cela je ne le pourrais pas. En fait il ne se passe rien mais tout
s'est passé, on est dans l'intégrité de soi et rien au monde ne pourra plus nous
en déloger. C'est tout de même enviable ! L'essence de cette chose n'est pas
engagée dans le moment où elle a jailli et en vérité on pourrait se demander si
véritablement elle a jailli, si véritablement il est convenable d'en parler
comme d'un évènement. D'une certaine façon, c'est l'évènement le plus
colossal qui puisse se produire ; l'explosion de mille soleils dans la galaxie
serait peu de chose à côté de cela, et d'un autre côté, il ne se passe absolument
rien. C'est un non évènement pur. Ce qui ne facilite pas la tâche du pauvre
type qui a décidé d'en rendre compte parce que tout de suite il va s'empêtrer
dans beaucoup de contradictions. Mais cela ne fait rien.
« Moi » est un verbe
Est-ce que tu peux revenir sur le geste de se consumer se consumant ?
Quand cette chose surgit, on va essayer de lui donner un sens, d'aller plus
loin. Quand cette conscience (c'est déjà un progrès) surgit, quand cette
conscience infinie et infiniment consciente d'elle-même surgit, ou se fait elle-
même surgir, déjà on commence à cerner un peu mieux la chose. C'est positif,
c'est le versant édificateur de ce que j'appelle l'Eveil. Immédiatement après, si
on ose employer cette expression, il y a la mise en place d'un fabuleux
dispositif guerrier et annihilateur. C'est à trois cent soixante degrés. Dans tout
le champ de l'expérience, c'est la destruction, c'est l'apocalypse joyeuse ; ce
n'est pas par devoir que l'on mitraille son champ de conscience, qu'on
anéantit tout ; c'est joyeusement et pour le salut de ce qui a jailli en soi. Il est
vrai que l'Eveil est une machine à édifier l'homme et que c'est une formidable
machine de guerre aussi, il y a les deux versants. Mais le versant négatif est
tout de même, à mon avis, second par rapport au versant positif. Dès que
cette chose est là, un sabre jaillit et étrangement on tue tout. Et on se tue soi-
même tuant tout. Il y a cette composante. En fait il n'y a rien du tout parce
que je ne suis pas là, je n'ai rien dit.
Un sabre jaillit, peux-tu m'expliquer cela ?
Le sabre jaillit de cette chose. Mais à mon avis, ce n'est pas l'acte de sabrer
qui va faire venir cette chose. Ce soleil métaphysique émerge, apparaît, et
aussitôt au sein de ce soleil jaillit un bras armé qui va tout tuer et se tuer lui-
même en train de tout tuer. Donc il y a une composante édificatrice et une
composante destructrice. Je parle d'un geste, c'est une métaphore. Ce n'est pas
une action temporelle mais tout de même, ce n'est pas pour rien si j'emploie le
mot geste. Grammaticalement, cette chose-là est un verbe, pas une chose.
C'est un renseignement qu'il est utile d'apporter. Il semble que tout le
monde se représente spontanément la vérité de soi comme une espèce d'objet
merveilleux, de monument enfoui dans le fond de soi et que l'on doit
atteindre ! Ce n'est pas une substance, grammaticalement ce n'est pas un
substantif, c'est fondamentalement actif. Ce n'est pas un trésor que l'on va
exhumer, c'est un geste que l'on va faire. Et s'il est vrai que dans le sein même
de cet acte, de ce verbe qui se conjugue lui-même, le trésor est là, encore
faut-il conjuguer le verbe. C'est essentiellement un verbe, un acte. On peut
essayer de dire à quoi ressemble cet acte, ce geste mais c'est très très difficile
et cela fait quarante ans que j'essaye.
C'est un regard de conscience infinie qui se croise lui-même. Ou une flèche
de conscience infinie qui se pénètre elle-même à l'envers et qui prend
l'initiative de cet accomplissement. Quand je parle d'une conscience infinie,
je ne parle pas d'une conscience qui serait comme si elle était infinie. Ce n'est
pas une métaphore, c'est purement descriptif. Il y a un infini patent d'active
conscience. Et cet infini est là. Et on le sait immédiatement, on est cet infini
et on le sait. On pourrait le décrire comme un absolu mais j'aime mieux le
mot « infini » plus descriptif. Je suis cette conscience infinie ; ma propre
initiative est d'accomplir l'acte qui va faire jaillir ce trait de conscience
infinie. On pourrait dire : « Vous n'êtes plus un être humain, on a décollé de
la terre, tout est méprisable... ». Pas du tout ! Au sein de cette conscience
infinie, je décris ce que je vis.
Quand tu dis : « Accomplir l'acte de faire jaillir la conscience infinie ».
Est-ce que cet acte est le cheminement ?
C'est un acte que chacun de vous est pratiquement capable d'accomplir. Il
se trouve que pour des raisons obscures, en tous cas très complexes et très
difficiles à déterminer, nous ne savons pas accomplir cet acte. Mais c'est ce
pourquoi nous sommes faits. Chaque fois que l'un de nous dit « moi » en
donnant un sens chaleureux à ce terme, il se réfère à cet acte, donc cet acte est
accessible à chacun. Mais il y a un déclic qui doit jouer et il semblerait que le
déclic joue rarement.
En quoi consiste cet acte ?
Est-ce que le mot « conscience » suggère quelque chose pour toi ? La
conscience de soi ? On va essayer de l'exprimer ainsi : chacun de nous – dans
l'état de conscience habituel pour autant qu'il ne soit pas abruti – chacun de
nous est conscient de lui-même. Si quelqu'un nous arrête dans la rue en nous
posant brutalement la question : « Mais êtes-vous conscient de vous-
mêmes ?», on va avoir envie de lui foutre une baffe. « Bien sûr que je suis
conscient de moi-même !» Dix minutes plus tard, peut-être la conscience
aura-t-elle un peu fléchi. En gros, cette conscience est là. Quelquefois, nous
avons du mal à la maintenir mais un homme bien portant est toujours présent
à lui-même.
La grande question est de savoir comment relier cette conscience de moi
ordinaire et je n'emploie pas du tout le mot « ordinaire » dans un sens
péjoratif, il ne s'agit pas de récuser la pureté et la valeur de cette conscience
mais de savoir quel est le lien entre cette conscience de soi ordinaire et cette
conscience de soi extraordinaire. ça c'est une bonne question ! Parce que
chacun de nous porte cette conscience de soi. Elle est, à mon avis,
authentique. Il serait imbécile de faire le procès de la qualité de cette lumière.
Elle est là, authentiquement là. Et en même temps elle est imparfaite ! On est
obligé de tenir des propos contradictoires ; d'une certaine façon elle est
parfaite et en même temps elle est effroyablement entachée d'imperfections,
elle est à naître. Mais en gros, elle est là. Alors posons-nous cette question :
« Quelle est la différence entre la conscience de soi ordinaire et la conscience
de soi dont je parle ? En précisant qu'entre ces deux consciences, il y a
vraiment la différence qu'il y a entre le fini et l'infini et que passer de l'une à
l'autre, c'est opérer un saut quantique. Posons-nous cette question.
Quand on se pose des questions le train se met en marche. Dans cet Eveil,
doit-on laisser cheminer son esprit ou bien faire appel à son intelligence ?
Le mot « éveil » est très ambigu. Moi je l'emploie toujours dans son sens
strict de vigilance. Ce n'est pas métaphorique. La chose dont je parle n'est pas
« comme » l'éveil ou l'éveil de quelque chose, c'est pris au sens propre. Je
parle d'une crue brusque et inimaginable de la faculté de conscience, de ce
que l'on appelle généralement la faculté de conscience et, bien sûr, de la
conscience de soi, parce que la conscience commence quand la conscience
darde ses feux en son propre sein. La conscience commence quand la
conscience n'est que conscience et consciente d'elle-même. Je suppose qu'on
est tous d'accord sur cette description.
Il y a une précision à apporter. Une chose est de s'éveiller en prenant le mot
dans son sens propre dans la vie courante, mais cela ne peut être qu'une lueur,
une faible lueur, une direction tout d'un coup révélée, et puis il y a cette chose
qui a un caractère décisif, qui n'a pas de retour possible. L'homme à qui la
chose dont je parle arrive, qui accomplit ce geste dont je parle, chez qui ce
geste s'accomplit tout d'un coup spontanément, cet homme devient un trou
noir.
D'une certaine façon la distance entre l'état de conscience habituelle et cette
chose-là est infinitésimale mais on franchit un infini. D'une seconde à l'autre,
quand cela vous arrivera, vous vous retrouverez au sein d'un trou noir. Une
des caractéristiques du trou noir c'est de violer toutes les lois physiques ; là
vous vous retrouverez dans le sein de vous-même en train de violer toutes les
lois qui régissent d'habitude l'existence intérieure et plus généralement le
monde. Il faut simplement faire cette discrimination entre des intuitions très
porteuses qu'il faut surtout suivre et puis ce déclic ultime.
Conscience infinie
Nous sommes tous conscients de nous-mêmes et cette conscience de nous-
mêmes nous savons très bien que ce n'est pas une sensation. On n'est pas à
l'école maternelle, on sait très bien ce que c'est. Peut-être intuitivement, le
situe-t-on derrière nos yeux, on donne une localisation. C'est un fait tout à fait
incongru puisque l'esprit n'est nulle part, c'est par essence de l'inétendue pure.
Cette localisation est quelque chose de surprenant mais après tout s'il y a
quelque chose d'incongru, l'important n'est pas de s'ébahir devant
l'incongruité du phénomène mais d'arriver à avoir une vision purement
pragmatique des choses. Nous sommes tous conscients de nous-mêmes. Cette
lumière, à mon avis est authentique. On ne peut pas en faire le procès et cela
serait dangereux d'en faire le procès. Très dangereux ! Pas pour moi, pour
ceux qui m'entendent. En quoi est-elle imparfaite ? Quelles remarques peut-
on faire contre cette conscience ? Elle est authentique mais d'une certaine
façon ce « je suis conscient » et ce « je suis » nous paraissent couler de
source. Cette lumière est là mais sa nature miraculeuse ne nous apparaît pas.
« Je suis conscient » : je sens très bien qu'en creusant dans cette direction je
vais m'enfoncer dans l'être, je vais atteindre à l'être. Mais cette lumière me
paraît couler de source. On ne s'étonne pas de cette lumière et c'est
précisément là où le bât blesse. C'est au moment précis où cette lumière va
s'étonner d'exister que cette lumière va véritablement jaillir. La question
qu'on peut se poser est de savoir pourquoi, nom de Dieu, nous ne nous
étonnons pas !
Voilà une bonne façon de caractériser l'état de conscience habituelle : nous
ne nous étonnons de rien, tout coule de source, tout va de soi. J'éprouve une
grande joie, je ne m'étonne pas ! J'ai l'impression d'être, je ne m'étonne pas
non plus, cela me paraît couler de source. Qu'est-ce qu'il y a derrière ce
phénomène très extraordinaire de non étonnement massif ? C'est qu'en douce,
on fournit une explication. Toujours ! A la vitesse de l'éclair. Pas
consciemment, ce n'est pas notre pensée consciente, organisée qui produit
l'explication, c'est notre raison, notre pensée qui à la vitesse de l'éclair, a déjà
introduit une explication et banalisé le phénomène. Nous sommes des
machines à banaliser tous les miracles. Nous sommes cernés par le miracle,
nous sommes nous-mêmes un miracle au milieu du miracle, et ce miracle
nous ne le percevons jamais. Ce en quoi nous sommes vicieux et dangereux
pour nous-mêmes, c'est que nous sommes des machines à banaliser, à tout
expliquer : « Je vois, quoi de plus naturel, j'ai des yeux...». Et hop, terminé !
Vous demandez à quelqu'un :
« Mais cela ne vous paraît pas extraordinaire d'être ?», il vous regarde comme
si vous étiez un fou.
« Pourquoi m'étonnerais-je, ma mère m'a mis au monde !»
Vous voyez les glissements de sens insidieux. Je suis là parce que ma mère
m'a mis au monde, c'est tout à fait naturel. Et le mystère fabuleux d'être, ce
miracle a été éludé de façon définitive !
Il y en a en nous ce dispositif vicieux qui tend à tout banaliser et à nous
interdire de nous étonner. Comment ce dispositif agit-il dans la conscience de
soi habituelle ? Voilà la description du phénomène. Quand nous accédons
tout à fait naturellement à la conscience de nous-mêmes, quand nous sommes
conscients de nous-mêmes au milieu de la rue, de nos affaires, nous nous
parlons intérieurement. La parole intérieure est là, donc c'est une
symbolisation. Il n'y a aucun mal à cela, il n'y a pas non plus à faire le procès
de cette auto-symbolisation. Mais c'est à travers le langage intérieur, par le
biais de cette symbolisation que nous parvenons à cette conscience de nous-
mêmes, ce qui ne permet pas de dire qu'elle est fausse ; elle est tout à fait
authentique, je n'ai rien à dire contre le phénomène lui-même. Mais il connaît
un dérapage. Tout se passe comme si cette parole intérieure, avec tous les
accompagnements symboliques de la conscience de soi, avait outrepassé sa
fonction première et constitué une espèce de base explicative aux
phénomènes. La conscience de soi nous apparaît dès cet instant comme un
phénomène ayant une assise : je me tiens debout, quoi de plus naturel, j'ai un
sol sous les pieds. Or, nous n'avons aucun sol sous nos pieds !
C'est au moment précis où la conscience de soi fait cette découverte
majeure à son propre propos, qu'elle est sans assise, qu'elle n'a aucune assise,
qu'elle est à elle-même sa propre assise, qu'elle n'a aucune espèce d'assise
extérieure que la conscience de soi se révèle à elle-même et connaît
l'infinitisation dont je parle. Il faut arriver à exorciser cette voix qui ne cesse
de se manifester en nous-mêmes et qui nous dit : « C'est banal, ce phénomène
a une assise, en fait, je suis conscient parce que...». Il n'y a pas de « parce
que » ! Il n'y a aucune explication ! La lumière de notre conscience est à
jamais inexplicable et mystérieuse et nous, nous l'expliquons...
Au niveau des relations que tu peux avoir avec tes amis intimes, y a-t-il une
sensation : « Ils sont là, ils ne sont pas là ?»
Il y a les gens que je vois et puis ceux que je ne vois pas. Il y a les
personnes concrètes que je vois avec mes yeux ou que j'ai l'impression de
voir avec mes yeux de façon concrète et puis ceux auxquels je me réfère
intérieurement comme à des êtres concrets. Et puis bien sûr, il y a les
généralités, il y a l'humanité avec un grand « H », cela n'existe pas, cela n'a
jamais existé !
Il y a les personnes humaines et elles ont une importance inouïe. Il y a la
personne humaine telle qu'on la vivait quand on avait quatre ans. C'était
quoi ? Maman, papa, c'était quoi ? Une impression qualitative. Je ne créditais
pas ma mère, à quatre ans, d'une conscience pareille à la mienne, ce réflexe
intellectuel ne s'était pas encore mis en place. Il y avait une perception
absolument spontanée, glorieuse de la personne humaine mais qui n'avait fait
l'objet d'aucune conceptualisation. Cette perception, saine et sacrée,
totalement naturelle et spontanée qui doit être à mon avis tenue pour la bonne
manière de percevoir l'être humain est très antérieure à cette idée
merveilleuse mais très tardive et dans le fond assez poussiéreuse de
l'universalité de l'âme humaine. C'est très beau l'universalité de l'âme
humaine et j'en suis un farouche partisan mais c'est un phénomène tardif, il y
a quelque chose d'autre avant cela, de plus précoce.
Référez-vous à la manière dont vous perceviez ceux que vous aimiez quand
vous étiez tout petit et vous aurez une idée de la manière dont devrait
percevoir l'être humain. C'est très difficile après de rectifier le tir, très, très
difficile. Mais à nouveau, il y a ce fait qui peut passer pour scandaleux mais
tant pis si le scandale est dans la réalité car ce qui est important c'est de dire
la vérité et tant pis si elle est scandaleuse, à savoir que votre premier devoir
est de sauver votre âme. Ce n'est pas d'aimer votre prochain ni même d'aimer
votre frère, votre mère... Votre premier devoir est de sauver votre âme, c'est
de veiller, de vous veiller vous-même.
L'incommensurable légèreté de «
je suis »
Dans l'Eveil qui est le tien, quel type de relation humaine, affective peut-on
avoir ?
Tu me demandes là des renseignements très intimes ; je ne sais même pas
si je suis capable de te les donner !
Question que je me pose.
C'est une question que tu te poses et que tu me poses tout de même ! On
peut faire deux remarques à propos de cette question assez perfide même si
elle est énoncée avec beaucoup d'innocence. La première c'est que la chose
dont je parle n'a aucune retombée. Ce changement radical, cette révolution
radicale est tellement radicale qu'elle n'a aucune retombée. C'est la vieille
parole : « Tout est changé, rien n'est changé ». Si cette chose-là pesait même
d'un milligramme sur ma vie, cela voudrait dire que j'ai perverti cette chose-là
et que j'ai pris « je » pour la pensée de « je », la pensée de l'Eveil pour l'Eveil.
Cette chose-là n'a aucune retombée, elle ne peut vous contraindre en aucune
espèce de manière, cela ne change absolument rien. Quand cette chose jaillit,
d'une certaine façon, descriptivement, on doit dire : « oui, c'est une
destruction tous azimuts, à 360° ». C'est le duplicata qui est éradiqué et non
pas l'original. Mais, fondamentalement, cette chose ne change absolument
rien, elle n'influe en rien. C'est le non-influent et le non-intervenant absolu,
elle ne pèse en aucune façon. Si tout d'un coup j'étais dans l'illusion que cette
chose pesait si peu que ce soit sur ma vie d'homme ou la déterminait si peu
que ce soit, je l'aurais trahie, j'en aurais fait une chose parmi les choses de la
vie ! Il ne s'agit pas d'une chose glorieuse parmi d'autres choses de la vie (à ce
moment-là, il pourrait y avoir contradiction et cette chose pourrait supprimer
d'autres choses, produire des effets. Cette chose c'est la vie elle-même et elle
ne pèse pas sur la vie, d'aucune façon. Elle est d'une légèreté absolue. Je
regrette de ne pas croire en Dieu parce que là je tomberais à genoux
immédiatement pour Le remercier de l'incommensurable légèreté de « je
suis » et de cette vérité. Cela ne pèse rien. C'est la non-contrainte absolue.
Cela fonctionne comme une source : une source génère le fleuve mais ne se
mêle jamais des affaires du fleuve.
N'est-ce pas Dieu ?
Si.
Dieu n'est-il pas ici, là... ?
Il est impossible de répondre à cette question. Ceci est l'objet d'une
intuition fondamentale : il existe une chose telle qu'un sujet pur, une première
personne pure qui est du non-objet, du non-ça, du non-là et toute la valeur du
monde, la valeur infinie se trouve dans cet arrière plan, dans cette profondeur
ultime, cet en-deçà ultime de soi-même, dans cet ici pur. Je ne peux pas vous
démontrer cela. Ce que je peux vous dire c'est que si l'on atteint cette partie
intérieure de soi-même et que l'on devient ce sujet pur, si l'on débarrasse le
sujet de tout caractère objectal, eh bien, à ce moment-là on va être au contact
d'une valeur infinie et cette valeur infinie va essaimer dans tous les azimuts
de la conscience !
Cette chose-là change tout, c'est l'évènement majeur d'une vie. Ce n'est pas
seulement l'évènement majeur d'une vie, mais pour autant qu'il existe une
chose telle qu'un cosmos, c'est l'évènement majeur du cosmos. Il n'y a rien de
plus important que cet évènement. « Je me deviens », c'est l'évènement
majeur, l'explosion de mille soleils. Mais, en même temps, il ne se passe
absolument rien. La chose dont je parle n'a fondamentalement aucune
retombée. Cela n'a aucune retombée idéologique, bien sûr aucune retombée
dogmatique, aucune retombée doctrinale, aucune retombée intellectuelle.
Cela ne change strictement rien. Et pourtant, je suis obligé de me contredire
dans la foulée, cela change tout !
On peut essayer d'y voir clair. Cette chose, dans son essence est spirituelle.
Cela est antérieur au monde perceptif, au monde terrestre, aux paysages
terrestres, à la vie humaine. Ce n'est pas dans le temps, ontologiquement,
antérieur à cela. En vérité, si on se situe dans le sein même de cette
conscience infinie, la question de la relation de cette conscience infinie et de
son influence possible sur ce qu'on appelle l'expérience, l'expérience de vivre,
cette question ne se pose pas puisque cette vie n'est pas encore là, elle sera
générée plus tard. Donc il est difficile de répondre sur le fond à cette
question. Et, d'un autre côté même quand cette vie, « La vie » se sera remise
en place, il est évident que la perception sera extraordinairement changée.
Mais d'une certaine façon, on sera aussi très embarrassé pour parler de ce
changement parce que tout restera à sa place.
L'objectif n'est-il pas de se positionner au sein de l'univers.
Non, non, non, sûrement pas ! Non, cette chose-là n'a aucun objectif. Cette
chose-là n'a strictement aucun objectif. C'est traverser à reculons, en soi-
même, tous les objectifs, toutes les fins, toutes les finalités, toutes les
intentions.
Permettre l'épanouissement de ses potentialités humaines.
Vu depuis cette chose, les potentialités humaines c'est juste une pensée, ce
n'est rien, on s'en moque à un degré ultime. Mais on se moque également de
ce que je suis en train de dire. Et là il y a un passage. Il y a cette face
destructrice de la chose dont je parlais qui est très, très importante, une
annihilation universelle à 360°dans tous les azimuts de l'expérience ; il n'y a
pas le moindre recoin qui survit. D'un autre côté, ce qui est merveilleux et
c'est cela qu'il est important de dire, c'est que cette démolition inouïe, cette
annihilation universelle, cette apocalypse se situe dans le champ de sa propre
action et s'autodétruit aussi. On pourrait donc si on disait : « Voilà, il y a
annihilation universelle » avoir l'impression que « je suis bien content, j'ai un
sol sous les pieds ». Mais là il n'y a pas de sol ! Il n'y a même pas absence de
sol ! Et ce feu se consume lui-même. Pfuit... Quand je me deviens, il ne se
passe absolument rien. Et quand le néant retourne au néant, il ne se passe
absolument rien non plus. Alors, qu'est-ce que je dois faire ? Eh bien je dois
me situer en amont de ces propos ineptes que je suis en train de tenir ! A la
source !
Le continuum moi-monde
Puisqu'on parlait de champ de conscience, je peux parler d'une expérience
un petit peu spéciale, qui effectivement n'a pas duré. Il s'agit au fond d'un
champ de conscience tout à fait exceptionnel : on ne saisit rien, on a tout en
même temps, on entend tout, on voit tout, on est là présent, on sent tout. Là
où la conscience vient se poser, je dis bien « se poser » parce que c'est la
seule différence que j'ai trouvée avec la conscience habituelle qui saisit, qui
fige les choses, à ce moment-là on a vraiment une jouissance... de créature.
C'est comme si on faisait l'amour avec le vent, avec n'importe quoi. Est-ce
que c'est cela ce champ de conscience ?
Il y a bien sûr une relation. Mais la relation n'est pas tant avec la chose dont
je parle qu'avec les effets édéniques que légitimement elle engendre. Il y a ce
soleil métaphysique, ce soleil spirituel, cette conscience infinie et puis très
extraordinairement à un moment ce feu spirituel qui est purement spirituel (et
quand je dis qu'il est purement spirituel, je me réfère à l'esprit pur) embrase
tout le champ de perception, tout le champ de conscience et d'une certaine
façon procède de cette manière à la rédemption de tout le paysage terrestre.
Et c'est un éblouissement ! Et c'est extatique ! Et l'on peut connaître des
félicités inouïes !
L'une des caractéristiques de ces moments, c'est la disparition du sentiment
obscur et fondamental de séparation. Avant, il y avait en moi une espèce de
rupture principielle, puis de l'autre côté du précipice, le non-moi. Et je me...
nous nous trouvions tous dans la position peu enviable du ver de terre que
l'on a coupé en deux. Je suis le petit bout du ver de terre et toute ma vie je
vais essayer de ramper vers l'autre moitié de moi-même qui n'est ni plus ni
moins que ce que j'appelle l'univers, le monde, les autres. Cette sensation
obscure de séparation, dramatique, très destructrice spirituellement s'efface et
laisse place à une continuité entre soi et toute chose. A ce moment-là le sens
déferle dans ce que l'on voit. Avant, les paysages dans lesquels on évoluait
étaient insipides et nous laissaient fondamentalement indifférents. Dès
l'instant où cette extase et cette non-séparation se mettent en place, c'est le
déferlement du sens dans la moindre des perceptions avec un changement
radical dans la manière dont on fait attention !
A ce moment-là le trait attentif, l'habituel, comparable à une espèce de
javeline qui ne peut atteindre que ponctuellement des cibles se déploie
comme un éventail. Tout d'un coup, on fait attention à tout en même temps et
l'infinité, la submergeante richesse de l'univers nous atteint de plein fouet.
Tout cela est intégré en une seule fois dans une seule saisie sans aucune
espèce de difficulté. A ce moment-là il y a une dé-hiérarchisation de la
perception, tout acquiert le même niveau. Mais ce n'est pas le nivellement par
le bas, c'est le nivellement par le haut, tout scintille de la même valeur divine.
Ce cendrier, ce petit objet étrange, les différents mégots que j'y ai écrasés, la
frange du tapis, les moindres détails acquièrent une valeur inouïe et atteignent
directement notre âme.
Dès l'instant où ce monde-là se met en place, notre âme se met en place. La
réalité, à ce moment-là peut être décrite comme un dialogue incessant entre
notre âme et ces choses sans que l'on puisse vraiment dire où finit notre âme
et où commencent ces choses. Ceci est une expérience très enviable ! Mais la
chose dont je parle est antérieure à cela. Ce que j'appelle « Eveil », cette
conscience infinie infiniment consciente d'elle-même, cet acte de conscience
infinie mettra en place par surcroît, plus tard, ces manifestations extatiques ou
édéniques. On peut ramasser ce propos en disant : « Ce qui est important c'est
qu'il fasse jour ». Il faut qu'il fasse jour ! Il faut que nous soyions dans cette
vigilance infinie, que le soleil se lève. Après cela, miraculeusement en plus
de cela, il fera beau. Bravo ! Quand le soleil se lève, immanquablement tôt ou
tard il se met à faire un temps radieux. Mais l'important, le fait fondamental,
c'est le fait diurne. Et si le fait diurne n'est pas en place, quelquefois le beau
temps va pouvoir se manifester mais cela sera de courte durée et cela sera un
état qui nécessairement aura une fin. Si l'on était anglo-saxon et très
pragmatique, on dirait : « Pour contrôler ce truc-là il faut absolument
contrôler le soleil, contrôler la source ». Mais bien sûr, on ne va pas vers cette
conscience pour contrôler quoi que ce soit ! Si on va vers cette conscience
« pour », avec un motif, on lui tourne le dos.
Le danger des extases
Les moments de félicité pure qui te sont tombés dessus, les as-tu acceptés ?
Tu sais, cela fait quarante ans que c'est mon métier. C'est un bon métier, je
vous le recommande. Pour répondre à votre question sur les extases, je n'ai
jamais rien cherché. C'est probablement la raison pour laquelle j'ai trouvé.
C'est un grand avantage, je n'avais pas de hasard mental, je ne cherchais
strictement rien. Je cherchais bien quelque chose mais sûrement pas ça. Cela
m'est tombé dessus et puis, deux années après, cette lumière spirituelle s'est
épanchée dans tout le domaine, tout le champ perceptif. J'ai vécu là des
extases qui sont la génération normale, la suite normale de l'Eveil. Il y a Dieu
et il y a le paradis. Il faut bien faire attention à ne pas confondre Dieu et le
paradis. C'est très, très important ! Moi j'ai procédé légèrement à cette
confusion. Et j'ai senti que Dieu ou cette flamme, la conscience infinie dont je
parle, vacillait légèrement. J'ai pris à temps les mesures qui s'imposaient à
savoir que j'ai renoncé une fois pour toutes aux extases, à ces félicités infinies
qui sont quasiment inhumaines. On peut parler d'un certain bonheur, le mot
convient : félicité, bonheur.
Dans ce bonheur, il y a deux composantes très distinctes. Il y a une
composante de joie et d'émerveillement, ceci est humain et jamais cette
composante ne vous posera de problème, et puis une composante de
jouissance et cette jouissance, vraiment c'est une espèce d'orgasme universel,
c'est un shoot ! C'est très dangereux. Parce qu'on ne regrette jamais
l'émerveillement, on ne regrette jamais l'affleurement magique de la joie,
jamais ! Mais la jouissance on peut la regretter. Le problème que j'ai eu, c'est
que je l'ai eue et que je l'ai regrettée. J'ai regretté cette jouissance inouïe
auprès de laquelle, si on faisait des comparaisons, les joies, les jouissances les
plus grandes que l'on peut connaître dans la vie habituelle ne sont absolument
rien, ne sont que poussière, paille. En regrettant cela je n'avais pas
l'impression de commettre un acte hideux, une contre-manœuvre spirituelle
très dangereuse. En regrettant la robe de Dieu, en regrettant ce paradis que
Dieu avait engendré, en fait je regrettais Dieu ! Par cette bande-là, j'avais tout
de même constitué Dieu en objet et donc je l'avais tué. J'ai bien compris cela,
intuitivement et j'ai tranché dans le vif. Ce n'est pas rien parce que le lien qui
nous unit à cette jouissance infinie est beaucoup plus puissant que celui qui
nous unit à la femme dont on est éperdument amoureux. Ce n'est pas facile de
renoncer. Mais comme c'est une question de survie...
Celui qui devait survivre s'appelait Conscience Infinie, Réalisation Ultime
ou Dieu. Et là j'ai tranché et instantanément en renonçant à l'extase. L'extase
tout naturellement est revenue, a imprégné à nouveau ma perception. D'une
certaine façon, l'extase est un piège mortel et très dangereux. Ce n'est pas
dangereux par essence mais implique qu'on le traite d'une certaine manière et
surtout qu'on ne le regrette pas.
Ce qui est vrai de l'extase est vrai de beaucoup d'expériences spirituelles. Il
y a beaucoup de personnes ici qui ont eu une expérience et il m'est arrivé
souvent de voir arriver, je ne dis pas « arriver à moi », je ne suis pas le Christ
mais des amis ou de futurs amis qui avaient eu une expérience il y a cinq ans,
dix ans, vingt ans et qui étaient au bord de la mort spirituelle. Cette
expérience, ils la portaient comme un sac de cent mille kilos sur le dos, sur
l'âme. Elle les écrabouillait, ils la regrettaient. Ils essaient de réactualiser cela.
C'est une erreur, une erreur tactique qu'il ne faut pas commettre !
Ces instants sont comme de l'or, une tache d'or qui se détacherait sur le
fond de la grisaille habituelle de l'indifférence mortelle qui est la nôtre
habituellement. Nous sommes tous aveugles et sourds. Nous ne sommes pas
muets malheureusement mais nous sommes aveugles et sourds, la sensibilité
est morte. Je vais te poser une question : à la suite de cet instant glorieux et
très différent, est-ce que tu as regretté ? Quand tu es sorti de cet état,
appelons-le ainsi, est-ce que tu l'as regretté ou est-ce que tu l'as traité
simplement comme une bénédiction, comme une grâce ? Tu n'as pas essayé
de remettre la main dessus ?
Non !
L'éternité – on va changer de vocabulaire, comme cela on évite que le sens
se fige dans un mot – l'éternité, curieusement descend dans le temps, elle
atteint le temps, elle rejoint le temps. Dire exactement ce qui se passe au
point de jonction de l'éternité et du temps, c'est bien difficile ! Nous avons
des instants d'éternité, l'éternité se manifeste en nous. L'erreur à ne pas
commettre c'est de vouloir s'approprier l'éternité. C'est une erreur tactique. Si
cette grâce se présente et qu'elle fiche le camp, il faut absolument la laisser
repartir, ne pas s'accrocher. Nous, notre réflexe serait de traiter cette grâce
comme quand nous étions petits, que notre maman sortait de la maison ou de
l'appartement et qu'on voulait l'empêcher de sortir en l'attrapant par le bas de
la jupe. Eh bien, il ne faut surtout pas essayer d'attraper l'éternité par le bas de
la jupe, de la retenir, parce qu'on va la tuer ! Non seulement on va la tuer
mais on va la falsifier. Quand l'éternité se déclare, il faut la laisser sagement
repartir dans sa dimension avec tout son attirail extatique, être très heureux et
surtout ne pas s'accrocher. Mais cela peut dans certains cas être très difficile.
Quand « je » se dégrade en pensée
de « je »

Après pas mal d'années, le regard avait changé, cela avait pris une autre
coloration.
Une autre coloration, le mot est tout à fait descriptif. Le mot « coloration »
est particulièrement heureux, il vient spontanément, on ne peut guère tenir un
autre langage. Mais on pourrait dire qu'il y a une espèce de déferlement de
sens. Rien n'avait de sens avant et tout acquiert un sens. Qu'essaie-t-on de se
signifier à soi-même en hurlant : « Mais ça signifie, ça veut dire quelque
chose !». On ne sait pas. Dans le fond, c'est très mystérieux, mais le sens est
là. Est-ce que c'est le sens de la vie ? Je ne crois pas que ce soit cela, c'est
beaucoup plus simple que cela, beaucoup plus mystérieux aussi. Il y a ce
déferlement extraordinaire du sens et de la vie. Toutes les exceptions donc
sont chargées d'une signification intense, elles s'adressent directement à notre
essence la plus profonde. Avant, les choses ne parlaient pas. Là, elles parlent
au sens strict, elles se mettent à signifier et puis elles vivent. C'est une grâce
si haute que l'on pourrait effectivement par maladresse vouloir la retenir
quand elle va s'en aller.
J'ai connu un état où le monde avait acquis un sens totalement différent.
Cela a duré une dizaine de jours et ensuite je suis tombé dans une angoisse
totale, quelque chose qui me dépassait.
Le cas de notre ami est rare. Il a bien pris la chose, dans la foulée. Cela
tenait probablement à ce que, si j'ai bien compris, il en avait bavé avant. C'est
donc arrivé chez un homme mûr, au sens noble du terme, et cette maturité lui
a évité de commettre des erreurs tactiques qui sont souvent fatales. Il y a
beaucoup de personnes qui ferment les yeux, se retirent dans le sanctuaire de
leur esprit et se répètent : « Moi, Moi, Moi » ou « Conscience, Conscience,
Conscience » en essayant de creuser cela, de faire émerger de façon vivante
le sens qui est au fond de ces mots. Ces mots sont les armes, très abîmées,
dont nous disposons pour essayer de faire surgir ce sens. On peut soit faire
attention au monde extérieur, essayer de procéder à sa rédemption, soit
diriger son attention vers le sens de notre esprit.
Si on choisit de prendre en considération cette dernière alternative : « Moi,
Moi, Moi... Conscience, Conscience, Conscience...» ça y est, une touche !
Tout d'un coup, fugitivement il y a l'imminence d'un Eveil possible. Et puis,
quasiment immanquablement, il est difficile de quantifier le phénomène mais
dans les secondes qui vont suivre, cela va être l'effondrement, la dégradation.
C'est comme si une espèce de petite touche d'or spirituelle était apparue dans
le sein de nous-mêmes et qu'immédiatement la dégradation se soit mise en
place. Quelquefois la dégradation se met en place avec une vitesse si grande
que l'on se retrouve au milieu de l'état de conscience habituel avec sa
consistance pâteuse et grise, sans même s'en être rendu compte. On est éjecté
à une vitesse si grande que l'on n'a même pas conscience d'être éjecté, ce n'est
qu'a posteriori qu'on découvre cela. Ceci, probablement, chacun d'entre nous
l'a vécu : une touche d'or, au minimum l'affleurement d'une valeur infinie, on
dit : « ça y est ! Je suis ! J'ai compris ! », et puis l'inexorable dégradation de la
chose.
Pourquoi y a-t-il une inexorable dégradation ? Pourquoi l'or redevient-il
inéluctablement du plomb ? Pourquoi la lumière redevient-elle cette espèce
de masse de fromage blanc qu'est l'intérieur de nos esprits habituellement ?
C'est une métaphore assez audacieuse, tu me le pardonneras. Il m'est arrivé
quand j'étais très jeune, avant l'Eveil – j'étais pourtant en très bonne forme
humaine – d'éprouver mon propre esprit comme aussi inerte qu'une masse de
fromage blanc. Cela n'a rien de méprisant, c'est une constatation.
Pourquoi cette dégradation ? Il y a une explication très simple : « Ah, ça y
est, je suis au bord de l'Eveil !». Il y a moi, ce moi intérieur engagé dans cette
situation qui me paraît extraordinairement réelle, cette situation d'imminence
d'Eveil. Je vis cette situation et moi, ce moi intime en tant qu'il est engagé
dans cette situation comme une réalité, une réalité de type objectif. En fait je
suis engagé dans cette situation comme je suis en train de travailler à mon
bureau. Nous vivons cela comme quelque chose de tout à fait réel. ça, c'est la
situation face : sentiment d'imminence d'Eveil. Je vais enfin comprendre, l'or
va apparaître, je vais me transformer en or. L'autre face de la situation c'est la
situation négative : dégradation de l'or. Et là je suis engagé dans une situation
de perte, de dégradation de cette amorce d'Eveil que j'avais connue. Je ne
pourrai jamais parvenir à m'éveiller si je prête la moindre réalité à la première
et à la seconde de ces situations. La situation d'imminence de l'Eveil doit être
vue dans sa réalité. Cela paraît être très réel, c'est très convainquant ; moi
engagé dans cette situation faste. C'est une pensée, rien de plus ! Rien ! Rien !
C'est un peu de ma vapeur, absolument rien ! Et puis me voici engagé dans
cette situation effroyablement contraignante et néfaste : j'ai touché l'or
spirituel, je suis en train de le perdre inéluctablement. Cette situation n'a
aucune espèce de réalité propre, c'est une pensée !
Pensée d'imminence, pensée d'Eveil : rien ! Pensée de perte, pensée de
fatalité : rien ! Si on comprend cela, on a tout compris, on ne pourra jamais
plus se laisser piéger par nous-même parce que bien entendu il s'agit d'une
auto mystification. C'est nous qui tirons toutes les ficelles. C'est ce qui est
inouï, c'est tout de même un défi pour chacun d'entre nous. Si c'était un autre
qui tirait les ficelles, cela serait moins scandaleux, mais c'est nous qui
sommes à l'origine. Nous tirons toutes les ficelles de notre propre misère
spirituelle. Il serait temps qu'on arrête.
Je comprends ce que tu dis car j'ai éprouvé à ce moment-là des états
d'angoisse, et plus particulièrement au niveau des sensations.
Mais cela, ce n'est pas du tout extraordinaire. Cette situation, ces quelques
secondes ou quelques jours, peu importe, que tu as vécus où cela fonctionnait
bien apparemment, ceci est une réalité psychologique : c'est réel et c'est vécu
comme quelque chose de naturel qui n'a pas d'assise intellectuelle et pourtant
c'est tout à fait faux ! Il y a une assise intellectuelle, simplement ce n'est pas
le moi psychologique habituel comparable à une prise d'eau, en aval de la
source, c'est la source elle-même qui met en place cette conceptualisation à la
vitesse de la foudre. Mais il y a une intellectualisation, il y a une
conceptualisation. Et cette situation d'imminence, cette situation faste ou
néfaste en fait découle de ce flash intellectuel premier qui est émis
directement par la source. Si on n'est pas averti du phénomène et de ce
processus, une touche importante (que cela soit dans le sein de soi-même,
dans le sein de notre esprit ou dans le champ perceptif) peut induire des effets
dramatiques. C'est-à-dire que l'on ne va pas se retrouver comme avant, on va
se retrouver dans un état bien pire que l'état antérieur. Avant, c'était gris, là ça
va être noir. Avant, le bateau flottait tant bien que mal, là on va carrément
sombrer. Et on peut vivre des instants d'agonie spirituelle ; moi j'en ai connu.
Ces instants d'agonie spirituelle ne tuent pas, c'est l'ultime manifestation
hallucinatoire qui peut revêtir une intensité, une acuité inouïe. On peut
vraiment vivre des instants effroyables, des enfers. C'est un peu ce que tu
évoques.
Ce qu'il faut comprendre c'est qu'en amont, à l'origine de ces enfers, il y a
un traitement intellectuel intempestif. Il y a une pulsion idéologique première
qui s'est mise en place avant que ta saisie consciente habituelle ait eu le temps
d'ouvrir les yeux : cette pulsion/pulsation idéologique a mis tout le reste en
place. Ce qu'il convient de faire c'est d'essayer de remonter à la source pour
prendre conscience de cette pulsion idéologique première, de cette pensée
première qui jaillit de la source et à ce moment-là opérer une véritable
désidentification. La véritable désidentification, c'est celle-là : se
désolidariser de cet être intellectuel premier qui n'a qu'une idée (il est très
vicieux) c'est de lancer sur toi-même ce que tu es, une espèce d'O.P.A. Il veut
détourner, capter ton existence. Il existe sur terre des captations d'héritage, là
c'est la captation de notre existence dès son point d'émergence. Et si on
n'intervient pas, toute sa propre vie, de la naissance au trépas, on aura vécu
une vie d'emprunt ! Parce que ce n'est pas moi au sein de moi-même auquel je
vais me référer concrètement, c'est à cette pensée première qui a usurpé mon
identité, ce n'est pas satisfaisant.
Arrêter de moudre
Dire « Merde, je suis dans le fromage blanc !» est-ce déjà un bon point ?
Dire : « Merde, je suis dans le fromage blanc », c'est le constat d'une
réalité. C'est un constat que j'apprécie parce qu'il y a une pointe d'humour là-
dedans. C'est déjà ça, c'est de nature à enluminer un petit peu le fromage
blanc. Aborder les choses avec un minimum d'humour, cela aide, c'est
important. Nos états d'âme quels qu'ils soient, fastes ou néfastes n'ont aucune
réalité propre.
Nous ne sommes pas là dans la réalité, nous sommes dans la fiction. Mais
nous avons oublié que notre esprit était une fiction et que le héros de notre
esprit était une fiction lui aussi. En tant que fiction, c'est parfait, c'est
charmant, c'est un jeu très amusant, un roman très agréable à lire. Mais notre
moi habituel est un moi fictif. Il ne s'agit pas de jeter sur lui le discrédit, de
nous interdire d'épancher notre substance dans ce moi, sans cela la vie
terrestre ne vaudrait peut-être pas la peine d'être vécue. Il s'agit de faire
semblant : « On dirait que je suis ce moi, à l'intérieur de mon esprit en train
de vivre ceci ou cela ». Il ne s'agit pas de s'interdire de jouer à ce jeu, il faut
voir que c'est un jeu. Ce qui nous arrive au-dedans de nous-mêmes n'a aucune
réalité propre à opposer à ce que nous sommes véritablement. Or, nous
investissons toujours nos états d'âme. Tout ce qui se passe en nous est
souvent négatif, et nous-mêmes en tant qu'engagés dans cet état d'âme, dans
cette situation intérieure, nous l'investissons toujours d'une réalité de type
objectif. Il n'y a pas trace d'objectivité là-dedans. Il n'y a pas trace
d'extériorité là-dedans.
Quelqu'un qui comprendrait tout à coup que sa vie intérieure... La vie
intérieure temporelle habituelle, qu'on peut appeler la vie psychologique, est
tout à fait saine et charmante... Il ne s'agit pas de jeter l'anathème là-dessus,
ce n'est pas cette vie intérieure temporelle qui est vraiment en cause, c'est la
manière dont nous la traitons, c'est le type de relation que nous menons avec
elle. Quand nous la vivons activement, comme un jeu, tout se passe bien.
Mais quand tout d'un coup cette vie prétend se séparer de nous-mêmes et
exister par elle-même, indépendamment de nous-mêmes, se constituant en un
réel autonome extérieur, c'est foutu ! Imaginons tout d'un coup que ceci
t'arrive ! Eh bien, la libération est tout à fait extraordinaire parce que, avant,
les instincts à l'intérieur de toi-même se succédaient, ils étaient comme
enchaînés les uns aux autres. Une pensée en engendrait une autre, un état en
engendrait un autre ; il y avait une espèce de chaîne et une fatalité dans cet
enchaînement, une durée intime qui avait force de réalité. Cette durée intime,
au nom de laquelle nous égrenons généralement notre vie intérieure, cette
durée intérieure nous paraît réelle. C'est une durée fictive !
L'homme qui a compris cela, d'une certaine façon est libéré parce qu'il peut
refermer le livre. Il est exactement dans la position d'un homme qui lit un
livre, qui est conscient d'être en position de lecteur : il sait que le moi dans
lequel il a épanché sa substance, le héros est un héros fictif. La durée d'un
roman est une durée fictive, elle a exactement la consistance qu'on lui prête.
Si on vit notre esprit de cette manière-là, vous voyez les possibilités inouïes
que cela donne ! Un certain moment de ma vie je suis en train de penser à
ceci ou cela, je me fais tel ou tel souci, je suis dans telle ou telle situation et
puis d'un coup, je casse le fil de la durée et je suis un autre. Et bien sûr, en
aval si je puis dire, on trouve un autre gué qui est le fait que je ne vais pas
continuer à moudre mon anxiété.
Chaque fois qu'il y a quelque chose en nous de négatif, il y a une espèce de
complaisance à l'égard de cet élément, dès qu'il est là on va continuer à le
moudre. Si on ne continuait pas à le moudre, il mourrait tout seul mais on
continue en vertu d'on ne sait quelle fidélité. Une fois que l'on aura compris
que tout cela n'avait aucune réalité propre à opposer à notre réalité véritable,
eh bien, on ne songera plus à moudre un état d'âme qui nous apparaîtra
comme fondamentalement illusoire ! Ce qui n'implique pas que l'on doit
traiter avec mépris et sévérité cette illusion ; en tant qu'illusion elle est
charmante. Ce qui veut dire qu'en fait un homme bien portant peut rompre
avec son identité la plus fondamentale à tout instant. Ce n'est pas le
phénomène de l'identité qui est pervers, c'est notre relation avec l'identité. Ce
n'est pas d'être « cela » qui est pervers, c'est que « cela » se referme sur nous
comme une étreinte et nous réduise à sa teneur. Il n'y a pas d'antinomie entre
« je suis » et « cela », ou « je suis » n'est pas antinomique à « je suis cela »
fondamentalement, simplement « cela » n'a pas le droit d'accaparer mon
identité fondamentale.
Connaissance consciente et
connaissance pensante
Cette illusion, elle a quand même une raison d'être ?
Au moment où tu as posé cette question qui est parfaitement légitime dans
le plan intellectuel, dans le sein de toi-même, cette question a fonctionné
comme un doigt désignant à l'extérieur d'elle-même un réel extérieur à ta
conscience autonome et singulièrement des structures fondamentales de ce
réel. Il n'y a pas de mal à faire de la philosophie. L'acte important, c'est de
voir que cette question pose nécessairement, à l'extérieur d'elle-même, tout ce
réel massif, cette espèce de continent, ce continent massif de l'extériorité et
de l'objectivité qui est posé, tout ceci est une illusion. C'est la question qui est
une illusion. Dans le fond, une bonne réponse à la question : « Mais cette
illusion a-t-elle un sens ?», c'est de dire que la question elle-même est une
illusion.

Je me pose la question sur l'existence de l'illusion. Pourquoi est-elle ?


Oui, bien sûr, je comprends très bien ce que tu veux dire intellectuellement.
Mais pratiquement au moment même où tu as posé cette question, tu crois à
toi-même posant cette question, tu crois à la réalité de cette question et à ce
qu'elle désignait à l'extérieur d'elle-même. Tout ceci est un songe ! C'est de ce
songe-là qu'il convient de s'éveiller. La réponse est là.
D'une certaine façon, c'est vrai que cela peut poser un problème parce que
nous sommes très attachés à trouver des bonnes réponses, des grandes
réponses pour tous les problèmes philosophiques, on est tous très curieux.
C'est très bien, je ne fais pas le procès de la curiosité.
Mais je me pose des questions sur ce songe.
Il est maintenant, tout de suite, en toi ! Il n'est nulle part ailleurs.
Ce dont je parle, la chose dont je parle qui s'appelle l'Eveil, ce n'est pas un
mot pire qu'un autre dont l'une des faces est la dénonciation, la consumation
du songe, de l'illusion dont vous parlez ; ceci se passe maintenant, en votre
conscience maintenant ! Tous ces gens autour de vous n'existent pas, vous
êtes absolument seul ! Chacun de nous est absolument seul ! Chacun de nous
est la première et la dernière manifestation consciente de l'univers. Et s'il y a
bien un « nous-mêmes » à trouver, il est à trouver maintenant. S'il y a une
corruption qui s'échappe de nous, elle n'a aucune valeur générale non plus.
C'est maintenant que « ça pulse !». C'est maintenant que cela se passe.
Nous avons deux grandes armes pour connaître : la connaissance pensante
et la connaissance consciente (intuitive) qui a deux versants puisque nous
disons : « Je suis conscient de moi-même » et aussi bien « J'ai le sentiment
d'être ». On emploie indifféremment le mot « conscience » ou le mot
« sentiment » ou « sensation ». Ce sont les deux versants de cette
connaissance intuitive. Il y a cet outil de connaissance tout à fait particulier
que nous appelons la pensée qui est tout à fait noble mais qui n'est pas un
instrument d'« auto-connaissance » et qui présente d'immenses dangers parce
qu'à mon avis la connaissance pensante n'est pas une connaissance, c'est une
activité intelligente. En tant qu'instrument de connaissance, la pensée est un
leurre, une hallucination. Celui qui tente de s'aborder lui-même fait bien
relativement clairement la distinction entre ces deux modes de
fonctionnement : « penser » et « être conscient ». Mais cette distinction, cette
discrimination n'est pas tout à fait assez claire, même intuitivement, et quand
il va méditer, il va constamment essayer de se servir de l'arme consciente qui
est l'arme suprême, la seule arme auto-connaissante existante, puis il va
dériver constamment en se servant de cet autre instrument de connaissance
qu'est la pensée. D'abord « je suis » et puis instantanément je vais me séparer,
me sortir de « je suis », commencer à balayer ce « je suis » avec ma pensée,
l'examiner de l'extérieur, le penser. On ne peut pas faire cela !
Bien sûr dans toutes sortes de domaines on a le droit de penser ! Mais
s'agissant de l'auto-connaissance de soi, la pensée ne convient pas ; l'arme qui
convient c'est la conscience. Personne ne s'atteindra jamais soi-même en
raisonnant. Jamais ! Chaque fois que dans une méditation, la raison prend le
pas sur l'intuition, c'est foutu ! Dès que je pense, si j'accepte l'idée que la
pensée est un instrument de connaissance, je généralise et j'abstrais, alors que
la conscience est une connaissance spirituelle concrète, immédiate ; c'est
d'essence entièrement différente.
Dans l'état de conscience habituel, il reste bien de grandes intuitions. Nous
sommes au purgatoire, nous ne sommes pas en enfer. Elles sont un peu
malades, elles vacillent un petit peu mais elles sont tout de même là. Mais
elles ne sont pas suffisamment là pour que nous opérions une discrimination
entre penser et être conscient. Et quand on va essayer d'être conscient, cette
démarche de conscience, cet acte de conscience va être entaché de pensée.
Dans la mesure même où il sera entaché de pensée, il sera inefficace et nous
amènera hors de nous-mêmes.
Supposons que tu médites, tu vas tout à fait sincèrement essayer de
t'atteindre toi-même concrètement. Il ne s'agit pas d'atteindre un moi
théorique, une légende. Il s'agit de prendre possession de son être spirituel
concrètement. Au cours de cette démarche tu vas constamment raisonner et
être extrêmement impressionné par les remarques ou les injonctions qui vont
monter de ta raison. C'est très impressionnant. Si tu te laisses impressionner,
tu es foutu. Il faut arriver dans la véritable recherche spirituelle à devenir
totalement indifférent aux voix qui ne vont cesser de monter de la mémoire et
de l'intelligence. Non seulement elles sont toujours mauvaises conseillères
mais ce sont les voix de l'hallucination. Il faut se fonder sur son intuition,
privilégier toujours son intuition relativement à sa raison et non pas le
contraire. Or nous faisons le contraire, nous privilégions notre raison par
rapport à notre intuition.
La conscience est une connaissance intuitive. Le sentiment d'être, l'accès à
soi, la connaissance spirituelle concrète a deux versants (on pourrait discuter
sans fin de la position et du rôle réciproque de ces deux versants) : il y a le
sentiment d'être ou la conscience d'être. Le langage le plus courant fait cette
différence mais on ne va pas se prendre les pieds là-dedans au risque de
trébucher comme s'il s'agissait d'une chose importante, C'est une
connaissance intuitive, je ne dis pas instinctive et il ne faut jamais dévier de
cela.
Pratiquement quelqu'un qui médite de façon éclairée, qui n'essaie pas
d'empoigner une légende, qui n'essaie pas d'empoigner le Soi, Dieu, le Moi...
ça ce sont des naïvetés par lesquelles il faut probablement passer mais au
bout de quelques mois, quelques années, il faut évidemment ne plus avaler
ces couleuvres.
Imaginons quelqu'un qui réellement est en train d'essayer de s'atteindre,
d'atteindre concrètement le fond de lui-même, sa propre essence spirituelle :
« moi, pas le Soi », « moi au-dedans de moi-même ». Le meilleur conseil
qu'on puisse lui donner c'est d'être extraordinairement attentif aux voix, aux
conseils, aux suggestions, aux ordres, aux diktats qui ne vont cesser de
monter de sa raison. Il faut devenir sourd et aveugle à ces dires-là. Notre
raison va constamment nous présenter des objections, déduire et voir des
contradictions massives. A ce moment-là on va avoir l'illusion que sur la voie
de la connaissance de soi se présente un obstacle majeur quasiment
infranchissable. C'est un obstacle en papier !
Pour autant qu'on ait compris que la raison est en fait un dictateur en
papier, c'est très important ! C'est très difficile à réaliser ce que je suis en
train de dire parce que nous sommes tous impressionnés. Quand la raison
nous impressionne, dans le fond c'est parce qu'elle est arrivée à une
conclusion. Quelquefois elle est juste, quelquefois elle est fausse et nous
sommes terriblement impressionnés par les conclusions de notre raison.
Qu'est-ce que c'est une conclusion de la raison ? Une vérité, un objet
véridique. Un homme bien portant prend une vérité et la casse sur son genou
comme un vieux bout de bois mort. Cela ne pèse rien. L'ennemi mortel c'est
l'objet véridique, ce que nous appelons généralement les « vérités », les
« réalités ». Chaque fois que notre raison va conclure, elle va nous présenter
cette conclusion, une espèce d'objet. Et on va généralement s'incliner chapeau
bas devant cette conclusion, peut-être en redemander. Ce n'est pas du tout ce
qu'il faudrait faire. Il faudrait regarder cette conclusion droit dans l'œil et la
mépriser, lui casser l'échine. Ceci est très difficile parce que casser l'échine de
la vérité est très difficile. Moi-même je pourrais me dire : « C'est un fait, je
suis ici devant toi, objet de ton admiration ou de ton mépris en train de faire
mon numéro de clown... ceci est vrai.» Non !
Je ne dis pas que ceci soit vrai ou faux mais que le plan de la vérité et de
l'erreur n'est pas le plan dans lequel on se trouve soi-même. Et tant que ce
type-là prétend exister indépendamment de ce que je suis véritablement, je
dois le mettre en miettes. Et je passe ma vie depuis 40 ans, glorieusement,
bien heureusement, à me foutre en l'air. Et à me foutre en l'air me foutre en
l'air. Je ne crois pas à moi-même. Et je ne crois pas à moi-même disant ceci.
A quoi croit-on ? Le mot « croyance » est ambigu. Je crois avec mon
intuition, ma foi, mon cœur, ma sensibilité, je ne crois pas avec ma pensée.
La pensée n'est pas un instrument pour croire. Dans la pensée, dans
l'intelligence humaine, dans l'usage sain de l'intelligence humaine, il n'existe
pas de choses telles que des croyances. Toute croyance intellectuelle, toute
proposition intellectuelle doit être détruite. Qu'est-ce que je suis en train
d'énoncer ? Une position intellectuelle... eh bien c'est une de plus qui doit être
détruite ! Il y a différents mots pour désigner ce pus spirituel, comme :
« croyance intellectuelle, position intellectuelle, philosophie, dogme,
doctrine, idéologie, opinion »... Néant ! Ce n'est pas juste de la fiction, c'est
du pus, cela doit être cassé.
Mais bien sûr je ne dois pas éradiquer la légende, la définition de la chose
selon « Larousse ou Littré ». Non, je dois m'adresser à la croyance
intellectuelle et l'éradiquer dans son site vivant maintenant, tout de suite. Et
cette noble vérité que je suis en train d'exprimer, on doit bien sûr lui casser
l'échine aussi.
Notre esprit est purement
imaginaire
Comment peut-on faire la différence entre ce qui est intuitif et ce qui est de
l'ordre de l'imaginaire ?
C'est une grande question ! L'intuition se manifeste dans la vie intérieure la
plus habituelle avec toutes ses formes habituelles. Elle s'insère donc dans un
tissu qui est fait de pensées, de monologues intérieurs, d'images mentales,
d'un certain climat intérieur. Ce tissu peut être sain. Et quand il est sain c'est
précisément qu'il est vécu par nous-mêmes, intuitivement, comme un jeu.
Nous sommes actif au lieu d'être passif. Nous ne subissons pas, il ne tend pas
à se séparer de nous et intuitivement nous le traitons comme un jeu. A ce
moment-là l'intuition peut très bien fonctionner. C'est donc très subtil ! Il ne
s'agit pas d'éradiquer la vie intérieure temporelle pour éradiquer la vie
intérieure temporelle. Il faut être pratique. Il faut éradiquer ce qui doit être
éradiqué. Or ce n'est pas ce jeu charmant qu'est la vie intérieure temporelle
qui doit être éradiqué, c'est sa corruption. C'est notre vie intérieure et nous-
mêmes en tant que partie de cette vie intérieure, en tant que nous nous
sommes éjecté hors de notre conscience et que nous nous considérons comme
une espèce de monument doué d'objectivité et d'extériorité. C'est cela
l'hallucination.
Il y aurait vraiment un immense avantage, non à cesser de croire à soi-
même mais à s'amuser à soi-même : « On dirait que j'ai un esprit, que je suis
le centre de cet esprit, que j'ai des tas de pensées, des tas d'images mentales,
des tas de soucis...». On dirait que ! Les vivre ainsi qu'est-ce que cela veut
dire ? Les vivre comme ne possédant aucune réalité de type objectif, aucune
réalité extérieure autonome, comme une fiction libre et fluide. Cela veut dire
aussi les vivre comme imaginaires. Le mot « imaginaire » convient très bien.
Mon esprit est fondamentalement imaginaire. Il y a moi, cette pauvre petite
lunule blême au centre de mon esprit et puis la danse infernale des pensées
obsessionnelles. C'est l'horreur ! Et tout ceci a une consistance extraordinaire
et nous avons vraiment l'impression d'être dans le sein même d'une réalité
objective. Ce qui est extraordinaire puisque nous sommes dans le sein de la
subjectivité pure ! C'est un grand paradoxe mais c'est ainsi. Tant que les
choses seront vécues ainsi, cela marchera mal.
Notre esprit est purement imaginaire. C'est une découverte personnelle
inouïe, une intuition personnelle inouïe qui peut saisir chacun de nous quand
il marche, en mangeant du fromage ou en train de bavarder avec sa voisine de
palier. Tout ceci ; mon esprit, toute cette situation dans laquelle je suis
engagé intérieurement et toutes les mitoyennetés de cette situation intérieure,
tout ceci est imaginaire. Là nous ne sommes pas au présent de l'indicatif mais
au conditionnel.
Si nous arrivons à faire ce passage, la venue de la connaissance de soi ne se
ferait peut-être pas instantanément mais elle serait extraordinairement
facilitée. Et tous les efforts laborieux vécus comme réels que nous faisons
dans le sein de notre esprit pour nous trouver nous-même avec quelquefois
des succès mais très furtifs, très passagers, si nous vivions, si nous
accomplissions les mêmes actes dans le sein d'un esprit fluidifié, vécu
intuitivement comme de nature ludique, eh bien ces mêmes actes porteraient
immédiatement leurs fruits ! En fait, on fait bien ce que l'on peut, nos actes
sont tout à fait corrects mais malheureusement nous ne les accomplissons pas
dans la bonne dimension. Et donc, nous nous trompons. Nous sommes
comme quelqu'un qui saurait monter à vélo mais qui s'entêterait à vouloir
faire du vélo dans du sable. Cela ne marche pas ! L'ultime réalité de soi n'est
pas à trouver dans le royaume de la réalité mais dans le royaume de
l'imaginaire pur ou irréel pur. C'est dans ce ciel-là que le soleil de la
conscience, le soleil de la réalité peut se lever.

Néanmoins, il doit bien y avoir un sens à tout cela.


Ta question n'est pas à rejeter pour autant qu'elle soit tout à fait fluide et de
nature purement fictive. Le sens de la vie, le sens des choses... Si on continue
à se poser sérieusement ces questions-là, on s'enfonce dans l'hallucination, on
n'en décolle jamais.
Il n'est de réponse qu'existentielle, il n'y a pas de réponse intellectuelle.
Mais bien sûr s'interdire de penser au nom de ce que je viens de dire, ce serait
avoir déduit et accordé une valeur, un poids de réalité à cette déduction, donc
déjà être retombé dans l'erreur et l'hallucination.
La vie est un jeu
Tu ne trouves pas de sens à être sur cette planète, au-delà du fictif ?
Mais je ne crois pas une fraction de seconde à l'existence en soi de cette
planète ! Je n'y crois pas du tout. Je crois au paysage terrestre, à ce paysage-
ci. Le cosmos, le monde (ce que l'on appelle généralement le monde), c'est
une abstraction. Elle est peut être utile, peut-être ne peut-on pas vivre sur
terre sans cette abstraction mais c'est une abstraction ! Nous parlons du
monde en l'enflant démesurément au lieu de prendre en compte la rue dans
laquelle nous marchons ou la pièce dans laquelle nous nous trouvons, le
paysage terrestre que nous avons sous les yeux. Le monde c'est ce que nous
avons sous les yeux. Ce qui est au-delà, le grand machin cosmique, c'est une
fable. On peut très bien s'amuser avec cette fable, il n'y a pas de péché à cela
mais il faut la voir dans sa nature. Vous conviendrez volontiers que si on
conçoit le cosmos comme une fable, on aura quelques réticences à parler
d'une conscience cosmique, eh oui, cela serait comique ! En fait les grandes
interrogations philosophiques qui vont dégringoler, le sens de la vie, etc.
Comprends-moi bien. Je n'ai aucun mépris pour ces questions, je ne fais le
procès de personne, d'aucune naïveté. En fait, la naïveté me donne envie de
pleurer, pleurer de joie. La naïveté est humaine et chaque fois que je suis
devant une manifestation d'humanité, j'ai envie de pleurer de joie. Je trouve
enfin quelque chose de sain. Simplement quand on a un petit peu compris
comment les choses marchent, toutes ces grandes questions qui emplissent les
bibliothèques depuis des millénaires, qui ont vraiment fait couler beaucoup
d'encre (le sens de la vie...), ces questions apparaissent dans leur irréalité
fondamentale, juste une fiction, un jeu auquel je m'amuse, rien de plus.
J'ai quatre ans, je suis dans le couloir de mes grands parents. A cette
époque-là je jouais à l'avion. Je disposais des morceaux de planche en croix
et je disais : « C'est un avion ». Il faut en revenir à cette époque : « On dirait
que le cosmos existe, on dirait que ces grandes questions existent, on dirait
qu'il y a quelqu'un pour se poser ces grandes questions. » C'est un jeu, rien de
plus.
Existe-t-il des pratiques qui peuvent nous permettre de sortir de l'illusion ?
J'en profite pour faire une remarque : l'illusion en tant que telle est une
illusion. Effectivement d'une certaine façon cela enlève de la consistance à la
question et à la réponse. Oui, il y a certainement des choses à faire qui sont
utiles. Des choses très simples qui relèvent plus de l'hygiène que de l'acte
spirituel mais dont la finalité est de nous restituer notre condition d'être
humain, c'est déjà bien ! Et puis il y a des actes plus spécifiques, plus
difficiles.
L'important, je ne crois pas que se soit tellement ce que l'on fait, c'est l'état
d'esprit dans lequel on le fait. On devrait le faire joyeusement et activement,
jamais tristement et passivement. Il n'y a aucune obligation à s'éveiller. Si on
s'engage dans cette voie, c'est parce que l'on a soif, on a envie d'y aller, parce
que c'est amusant et passionnant. Si on y va à contre cœur, c'est dommage.
Vraisemblablement serait-il plus fécond existentiellement parlant d'aller boire
un demi à la terrasse d'un café si on en a vraiment envie. Epouser sa propre
pente est très, très important. Le propre des rivières est de couler dans leur lit,
elles sont très sages. Nous généralement, nous coulons à côté de notre lit, ce
qui est peu raisonnable et c'est très dangereux parce que c'est une des
expressions de la division de soi. Il vaut beaucoup mieux aller au cinéma,
parce que c'est un penchant naturel et simple et vivant, que d'aller ramper
vers Dieu pour de mauvaises raisons et à contre cœur !
Cela est super. Cela prouve que tu es vivant.
Oui, de quoi crois-tu que je parle, je parle de la vie !
Enfin quelqu'un qui parle de la vie au lieu de parler de Dieu.
« Dieu » c'est un mot utile, c'est un des rares mots qui donnent de l'altitude.
Qu'est-ce qui est situé si haut, c'est la vie, il s'agit d'être vivant. Nous sommes
tous vivants mais on finit souvent par l'oublier. Quand la vie recommence à
frémir, il faut comprendre le message et « attaquer ferme », ne jamais
abaisser le pavillon, jamais !
Une seule éthique : être vivant
Y a-t-il des circonstances particulières pour que cette révélation se
produise ?
Je ne pense pas qu'il y ait des circonstances particulières. Je pense que la
chose dont je parle est la potentialité de tout être humain et que cette foudre
édificatrice peut fondre sur n'importe quelle âme, à n'importe quel moment,
en n'importe quel lieu du parcours terrestre.
Le jaillissement de cette chose-là se produit dans des circonstances internes
qui peuvent être définies, des circonstances de très grande concentration, de
très grande attention, de concentration poussée à son paroxysme. Dans des
circonstances excessives. Je pense que l'excès est toujours un élément positif
et faste, un moteur. Je doute que cette chose jaillisse chez un homme tiède.
La chose dont je parle n'est pas l'enfant de la tiédeur, c'est l'enfant de la vie au
sens le plus large du terme. On n'a pas besoin d'être cohérent ; il n'y a aucune
nécessité à être cohérent avec soi-même, ni à être bon, ni à être méchant
d'ailleurs, le seul devoir c'est d'être vivant.
Quelquefois la vie prend cette forme d'une concentration intérieure intense
et là les choses peuvent se produire plus facilement. C'est une des façons de
frapper à la porte. Que la porte s'ouvre ou pas, ça ne dépend pas de nous. Et
puis bien sûr, mais cela c'est un cliché, quand elle s'ouvrira vraiment on
découvrira qu'il n'y a jamais eu personne pour frapper, pas de porte et rien
derrière, cela sera évident.
La semence d'Eveil est partout, elle est universelle, elle est en toute
conscience. Il semblerait qu'une très grande concentration intérieure soit une
bonne circonstance.
Penses-tu qu'il y a des personnes qui soient plus portées que d'autres à se
poser la question de l'illusion ?
Peut-être. On ne peut répondre à cette question sur le plan intellectuel. Sur
ce plan-là la question demeurera éternellement une question, c'est un point
d'interrogation. Je n'en sais pas plus que toi. Ce que je sais, en revanche, c'est
qu'il est possible de percevoir cette question, celui qui la pose et tout ce que
désigne cette question comme quelque chose qui n'a aucune réalité propre.
C'est cela l'essentiel.

Nous sommes empêtrés dans notre impression d'identité et de plus une


identité pas particulièrement joyeuse...
Ce qui est généralement le cas.
Comment trouver l'issue ?
Qui génère cette identification ? A nouveau, je ne crois pas que ce soit le
phénomène d'identification qui soit vraiment en cause, c'est le fait que
l'identité confisque la substance que nous avons épanchée en elle. C'est un
phénomène de réduction, de confiscation et c'est intolérable. Donc je ne suis
que cela. Et au terme de cette expérience douloureuse on en arrive à
simplement se considérer soi-même comme un paquet de déterminations :
« Je suis ce type-là » point à la ligne. J'ai tel visage, tel passé, telle vie... Ce
paquet de déterminations non seulement est intolérable mais en plus de cela,
c'est triste.
La question que tu poses c'est dans le fond comment crever ce contour,
comment crever ce paquet de déterminations, comment exorciser, comment
sortir de cette hypnose dans laquelle nous vivons qui tend à nous présenter à
nous-mêmes comme étant entièrement circonscrits par nos attributs, quels
qu'ils soient ? Quand on s'exprime au moins dans notre langue, quand on dit :
« je suis ceci », « je suis cela », il y a toujours une parenthèse. On ne
l'exprime pas nécessairement mais on ouvre une parenthèse : je suis ceci, je
ne suis (que ceci), je ne suis (que cela). Il est tout à fait légitime qu'en tant
que sujet nous ayons des attributs. Le problème des attributs ou le problème
de l'identité, c'est le même problème. Si on faisait de la philosophie, on dirait
que c'est le problème de l'essence. Il n'y a donc rien de mal à avoir des
déterminations. Il est probable qu'un sujet sans déterminations, une existence
sans essence... Ce n'est pas la détermination qui fait problème, c'est notre
traitement de la détermination.
Si on simplifie les choses : il y a A et puis il y a la « A-ité » de A. Il n'y
aurait pas A si A n'avait pas sa nature propre, sa détermination première, sa
propre « A-ité ». Mais si A se réduit à sa « A-ité », si A se réduit à A, A
meurt ; il s'atrophie, dépérit et meurt. Généralement dans la vie, l'état de
conscience habituel (pas quand on est enfant mais plus tard), cette
proposition très simple, on l'écrit : « A=A ».
Qu'est-ce que l'on signifie par là ? On signifie la même grisaille, la même
tristesse, le même pessimisme que lorsqu'on emploie cette expression très
banale : un chat n'est qu'un chat. En fait, la manière dont nous nous vivons
nous-mêmes, dont nous vivons notre vie et ce que nous signifions lorsque
nous disons qu'un chat c'est juste un chat, c'est la même chose. Nous nous
sommes enfermés dans une détermination ; à ce moment-là, nous écrivons :
« A=A », et nous sommes morts. Il faudrait que nous écrivions : « A>A ». Le
propre de ce que nous sommes est d'être toujours plus que ce que nous
sommes. Nous avons le droit d'être quelque chose, bien sûr, mais notre
identité première est l'acte par lequel nous nous posons comme irréductible à
toute notre identité. Il n'y a pas de malédiction qui fait que nous soyons à
jamais confinés dans l'enceinte de nos attributs. On peut crever à tout moment
cette enceinte et on doit coûte que coûte la percer, sous peine de mourir. Ma
carte d'identité en elle-même est très innocente, à condition qu'elle ne
prétende pas m'enclore dans ses limitations. Si elle m'enclot dans sa finitude,
je deviens une chose. Je ne suis plus un sujet, je suis un objet. Si ma carte
d'identité fonctionne de cette façon vicieuse, je n'ai bien sûr qu'une chose à
faire, la déchirer et la jeter au panier.
Un recul sans distance
L'identification est sous-tendue par la peur. Comment dépasser les
différentes peurs qui nous composent ?
C'est la question de la peur, c'est une autre question. La peur, l'angoisse, on
sait tous ce que cela veut dire. Je sais très bien de quoi tu parles. C'est un gros
problème parce que c'est spirituellement très négatif et comme on n'est pas
masochiste, on aimerait bien s'en débarrasser. Le propre de la peur est de se
générer elle-même. Il y a une complaisance dans la peur. Quand nous avons
peur, quand nous sommes angoissés, on n'en reste pas là. Ce n'est pas un
mouvement absolument spontané. Peut-être le mouvement est-il spontané au
départ (on peut faire cette hypothèse déjà audacieuse) mais après cela nous
n'allons cesser de moudre notre propre angoisse, ou notre propre peur.
Il n'y a aucune obligation à continuer à moudre. On pourrait ne pas moudre.
Il serait très intéressant de s'interroger sur les raisons pour lesquelles, alors
que fondamentalement nous ne sommes pas masochistes, que nous nous
voulons plutôt du bien que du mal, nous continuons à moudre un état négatif.
C'est très étrange. On a bien l'impression que dans ces moments-là, ce qui
nous incite à cet étrange comportement, c'est un souci de fidélité ou de
réalisme. Evidemment, c'est une fidélité mal comprise et un réalisme bâtard,
dangereux. Mais le fait est que, quand nous sommes dans l'angoisse, nous ne
sommes pas obligés de faire perdurer la chose, or nous la faisons perdurer.
C'est très étrange.
Il ne s'agit pas tellement de se débarrasser de la peur, il faut se débarrasser
de la croyance en la réalité du sujet qui est engagé dans la peur qui, elle-
même, est créditée de réalité. On en revient à ce que nous évoquions ce
matin : la réalité de nos états d'âme et de nous-mêmes en tant que nous
sommes engagés dans nos états d'âme. Nous croyons à nous-mêmes. Nous
collons sur nos états d'âme et sur nous-même en tant que nous y sommes
engagés, l'estampille « réalité objective », et l'intimité la plus profonde de
nous-mêmes est vécue par nous comme s'il s'agissait d'une objectivité
extérieure, ce qui est un paradoxe inouï.
Il faudrait arriver à se poser la question de fond en termes concrets et
vivants. Est-ce que cette peur qui est mon état d'âme actuel et moi-même en
tant que sujet de cette peur et souffrant de cette peur, est-ce que réellement
ceci a une réalité propre ? Est-ce que ceci est de même nature que la bombe
qui est en train de tomber du ciel en sifflant et qui va faire exploser
l'immeuble ? Sommes-nous dans le monde objectif ou n'y sommes-nous pas ?
A mon avis, nous n'y sommes pas. Ce sujet qui a peur est imaginaire, la peur
est imaginaire. Et tout ce que désigne l'objet de la peur est imaginaire aussi.
Pour sortir de la peur, il ne s'agit pas de se battre contre la peur, il s'agit de
prendre en compte cet ensemble : « moi/ma peur », tout ce que désigne l'objet
de ma peur, tout ce que ma peur désigne, considérer cet ensemble, essayer
d'en avoir une perception unitaire et réaliser qu'il s'agit non pas de quelque
chose de réel mais de purement imaginaire. Mais ceci n'est pas vraiment aisé
à accomplir. Si vous cessiez de croire à vous-même en tant qu'ayant peur, la
peur s'évanouirait et vous-même en tant qu'ayant peur s'évanouirait aussi.
En créant une distance entre le sentiment éprouvé et moi qui l'observe, cet
événement semble me coller encore plus à la peau.
C'est une remarque très intéressante. C'est le propre de tous nos états d'âme
surtout quand ils sont négatifs ; nous attirer en leur propre sein et nous
réduire à eux. L'homme qui a peur est sa peur, il est devenu sa peur. Il sait
bien intellectuellement qu'il a un pied en-dehors mais cela reste très
théorique, en fait il se sent entièrement enfermé dans les contours de sa peur.
Dans cette situation, on fait ce que l'on peut avec les armes dont on
dispose. Une des armes dont nous disposons, c'est celle de l'introspection,
c'est-à-dire l'auto-observation : on essaie de mettre une distance entre soi-
même et sa peur. On ne peut pas vraiment faire le reproche à un esprit
d'opérer ainsi, il faut qu'il se sauve. Simplement là, nous sommes dans l'auto-
observation, nous ne sommes pas dans la conscience. Entre l'auto-observation
et la conscience, il y a une différence qui existe comme entre la nuit et le jour.
La seule faculté dont nous disposons pour opérer ce recul sans distance c'est
la conscience, c'est l'acte de conscience ou l'acte d'attention de la conscience.
L'auto-observation s'inscrit dans le jeu de ce qu'on appelle généralement la
pensée. C'est une arme qui n'est pas négligeable, elle peut produire des effets
momentanés mais en vérité plus on va creuser la distance entre ce moi
observateur et cette chose observée, plus on va donner de consistance à la
peur. Cela peut donc produire un allégement momentané mais il y a le retour
de flamme.
Si on prend ce moment où un homme éprouve un sentiment négatif
douloureux – appelons-le la peur – et à cette impression très pénible d'être
réduit, collé à sa peur, dans le fond sa peur le prive du contact authentique
avec lui-même. On lui vole son âme. Considérons cette situation. Cet homme
essaye d'établir une distance, de se distancier de sa peur et il pratique l'auto-
observation. En amont de ce moi observateur, juste derrière ce moi
observateur, il y a notre moi véritable, cet acte de conscience. Pour sortir
définitivement de ce système, pour crever, défoncer une fois pour toutes ce
paquet de déterminations que nous sommes (ce serait peut-être cela le mérite
de l'auto-observation : pousser, outrer les traits de l'illusion de telle façon
qu'on puisse la transpercer), eh bien, il faudrait avoir l'intuition qu'en amont,
immédiatement derrière cet acte d'auto-observation, il y a cet acte de
conscience ! Si on pouvait en avoir le moindre pressentiment, tout volerait en
éclats instantanément !
La peur disparaîtrait. Et moi-même en tant qu'ayant peur, je disparaîtrais
aussi. Après cela, je pourrais renaître mais ma peur serait de nature ludique et
moi-même ayant peur serait comparable au héros d'un roman. Tout serait
redevenu fluide. Seulement, dans un premier temps, il faut brûler le livre.
Après cela, quand il a avoué sa nature de livre, quand le roman a avoué sa
nature romanesque et littéraire, à ce moment-là on peut le rouvrir. Mais tant
que le livre prétend être la réalité, il faut le casser. Alors la peur disparaît, le
sujet de la peur disparaît.
Mais attention, le but de l'opération, ce n'est pas de faire disparaître la peur.
On n'en a rien à faire de faire disparaître la peur, cela n'a aucune espèce
d'importance. Ce dont je parle n'est pas du tout un mieux-être. Je me moque
complètement du mieux-être. Que tu te portes psychologiquement bien ou
mal, je n'en ai absolument rien à faire, cela ne m'intéresse pas du tout. Je ne
suis pas un psychothérapeute. Je n'ai aucun mépris pour les
psychothérapeutes, aucun mépris pour les médecins, mais je n'entends pas, au
moins momentanément, fonctionner comme un médecin mais plutôt comme
un prêtre. Mon ambition c'est de te faire passer le col.
Ne pas confondre perception et
intelligence
Ce que tu n'as pas le droit de faire, ce qu'aucune âme n'a le droit de faire,
c'est de transposer, d'amener dans le plan perceptif ce qui appartient à la
dimension de l'intelligence. Ce qui est de l'ordre de la conception, de la
compréhension, n'est pas de l'ordre de la perception. Notre malheur, c'est que
nous faisons interférer ces deux plans. L'opération de l'esprit appartient à
l'esprit, l'opération de l'intelligence appartient à la dimension de l'intelligence,
la dimension perceptive est une autre dimension. Ces dimensions
fonctionnent comme des absolus, elles n'interfèrent pas. Si nous les faisons
interférer, le long de la ligne d'interférence, tous les spectres qui nous
assaillent et qui nous mutilent, vont jaillir. Quand je pense, je pense. Quand je
perçois, je perçois. Quand je conçois, je conçois. Mais malheureusement,
comme nous le savons tous, comme nous en avons tous l'intuition, cela ne se
passe pas ainsi dans l'état conscient habituel. Quand nous percevons, nous
croyons percevoir, en fait nous pensons. Et quand nous croyons penser, si on
est un peu attentif à ce qui se passe dans notre esprit, nous visionnons et donc
nous percevons. L'interférence de ces deux plans est dramatique, c'est une des
expressions de la chute originelle, de la rupture avec nous-même.
L'intelligence est sacrée ; la perception, la sensibilité sont sacrées. La seule
chose que nous n'ayons pas le droit de faire c'est de mélanger, de procéder à
la confusion de ces deux dimensions.
Nous vivons au milieu des savoirs : les savoirs, c'est de l'ordre de
l'intelligence, ce n'est pas de l'ordre perceptif. Il faudrait passer une fois pour
toutes le scalpel de la discrimination entre ces deux plans. Quand je perçois
véritablement, sans penser, sans qu'il y ait interférence de ces deux
dimensions, eh bien, ce que je perçois est glorieux. Je ne suis pas face au
duplicata, je suis face à l'original divin ! Et cet original divin parle
directement à mon âme. Nous sommes dans la gloire initiale, nous sommes
dans Eden. Il y a l'autre face d'Eden qui est l'usage de la faculté d'intelligence.
Mais surtout, ne pas mélanger les deux ! Ce sera (pour reprendre ce mot qui
fait rire) un bon truc, mais peut-être difficilement applicable pour bien
comprendre que percevoir est un acte absolument spécifique et que penser,
concevoir, juger, raisonner sont des actes absolument spécifiques qui
n'appartiennent pas à la même dimension et qu'on ne doit pas les confondre.
L'idée de cause, _ c'est très bien, l'idée de cause ! – est dans le ciel de
l'intelligence. Projeter cette idée, l'idée causale dans le tissu perceptif c'est
détruire celui-ci et qui par rétroaction quotidienne est massacrée par cette
production de l'idée causale. Nous croyons être rigoureux, et que l'idée de
cause est dans notre tête. Elle n'est pas dans notre tête ou alors notre tête est
devenue grosse comme l'univers. Nous ne voyons pas des objets, des choses,
nous voyons des relations causales. Il faudrait purger notre perception de ce
poison causal et plus généralement la purger de tout savoir.
Je t'écoute et tout à coup je m'aperçois que je n'arrête pas de percevoir, de
penser à ce que je perçois, de lui donner des noms : je dis « cela c'est un
tapis » et puis « c'est beau » etc. Je ne cesse de me donner des repères. Si je
veux séparer ma perception de mon intelligence, je me perds. Ma pensée qui
vient tout polluer.
Ce n'est pas ta pensée qui vient tout polluer ; il ne faut pas faire le procès
de la pensée. C'est ta pensée quittant son aire, sa dimension, venant
s'immiscer dans des affaires qui ne sont pas les siennes et s'implanter dans le
tissu perceptif. C'est dramatique ! Il y a le cendrier et puis il y a tout ce que je
sais à propos de ce cendrier. Mais hélas, ce que je sais à propos de ce cendrier
n'est pas dans ma tête, je l'ai déjà projeté dans le cendrier, je l'ai amalgamé à
la matière perceptive qui, en fait, est devenue de la matière pensante ! Ce qui
fait que je suis dans une situation absolument invraisemblable : je crois
percevoir et ce que je perçois est une extension de ma pensée. Ce n'est jamais
l'objet terrestre, le saint et merveilleux objet terrestre que je perçois
directement, c'est une réplique mentale ou intellectuelle de cet objet.
D'où l'absence d'étonnement.
D'où l'absence d'étonnement parce que cette projection absurde mais
constante prétend expliquer. On se réveille le matin, pendant une infime
fraction de seconde tout est neuf ou pourrait être absolument neuf et vierge, il
pourrait y avoir une perception neuve de soi-même et des autres et puis
instantanément il y a une espèce de rideau qui tombe et c'est fini. A partir de
ce moment-là, cette projection tous azimuts se produit. Je crois voir des
choses mais en fait je considère de la pensée extériorisée, des objets de
pensée, rien de plus.
Le déclic libérateur

Tu as parlé d'intensité de concentration vers le passage à la conscience.


L'intensité est-elle nécessaire ?
L'intensité est nécessaire, sans doute pas suffisante, mais nécessaire. Peut-
être est-ce accidentel, peut-être faut-il que la grâce ou les dieux soient avec
toi. Mais vraisemblablement une très grande concentration est utile. Les
paroxysmes sont utiles et singulièrement les paroxysmes internes, on pourrait
dire les paroxysmes dans la sensation. Mais ce n'est pas tellement important.
Ce qui est important, c'est l'esprit. La conscience et l'esprit, c'est une même
chose, c'est l'esprit pur. La conscience pure est l'esprit pur. Et si tu suggères à
l'esprit pur qu'il est assimilable à une sensation, je te plains, il va te couper la
tête. Je parle d'une concentration de l'esprit et non pas d'une concentration
intellectuelle. Nous sommes tous à parler spiritualité. Dans le mot spiritualité
il y a le mot « esprit » et on a tendance à l'oublier. On l'oublie beaucoup, on
l'oublie dangereusement. La part sacrée, la part ultime de nous-même est
l'esprit.
Ceci suggèrerait de la prudence dans l'interprétation de certains propos
orientaux. Si la « non-pensée zen » induisait chez quelqu'un cette idée, cette
erreur monumentale qu'il faut jeter au panier, qu'il faut faire fi de la noble
faculté d'intelligence, ce serait très dangereux. L'intelligence fait partie de
l'esprit. Méprisons les intellectualisations, les ratiocinations, méprisons cela !
La rationalité c'est autre chose que cette ronde infernale des pensées banales
et médiocres qui ne cessent de nous assaillir.
La lumière de l'intelligence humaine est consubstantielle à la lumière de la
conscience. Ne les séparons pas !
Prêtons au mot intériorité son sens premier. Il est bien sûr tout à fait
légitime de s'intéresser à ses sensations, de fermer les yeux, d'ausculter, de
s'intéresser à toutes les sensations qui peuvent devenir émouvantes, qui se
déploient dans cette espèce de cathédrale obscure du corps. Tout cela est
passionnant, tout à fait légitime. Mais ce à quoi il faut s'intéresser c'est à celui
qui écoute, et celui qui écoute participe de la nature spirituelle.
Très souvent ce genre de propos est interprété comme un plaidoyer pour la
philosophie, la spéculation. Ce n'est bien entendu pas le cas. Je ne suis pas en
train de faire l'apologie de la quête intellectuelle ni de la spéculation. D'une
certaine façon je suis en train de leur redonner leur noblesse.
La conscience de nous-même qui est, je l'espère, le lot de chaque personne
présente ici, si on lui demande si elle est consciente d'elle-même, elle va
répondre oui. Pendant un instant au moins elle sera là, la conscience sera là ;
cette conscience de soi habituelle est authentique. La lumière qui est dedans
est tout à fait authentique. Mais elle ne nous étonne pas ! Il faudrait que nous
nous étonnions ! Et il faudrait que nous renoncions à cette sensation très
profonde, à cette certitude très intime que le phénomène de la conscience de
soi est fondé, donc explicable, qu'il y a une base.
Il n'y a pas de base, il n'y a aucune base ! C'est au moment précis où la
conscience récuse toute base, toute explication, s'affirme elle-même, et ceci
monte en soi comme un chant, comme fondamentalement mystérieuse,
miraculeuse, inexplicable à jamais, irréductible à toute explication ; c'est à ce
moment-là que la conscience se dévoile à elle-même, qu'elle prend feu et
qu'elle s'infinitise.
Comment le déclic va-t-il se produire ?
Je ne peux pas le dire. C'est vrai que le mot « déclic » est intéressant. Parce
que tout se passe comme si dans le fond de notre conscience, tout au fond,
existait un vieux déclic vermoulu, en place là depuis la création et que
l'efficacité de la recherche intérieure, de toute technique intérieure, c'est de
nous amener dans le voisinage de ce déclic très ancien et de faire en sorte que
par hasard nous l'effleurions afin que toute hallucination explose et que nous
nous réveillions. Le mot « déclic » est tout à fait approprié, à condition de lui
donner ce sens-là. Le déclic est en nous. Ce qui est extraordinaire c'est que
nous ne l'effleurions pas spontanément – au moins que nous ne l'ayons pas
tous effleuré et déclenché voilà des années et des années. Cela c'est très
extraordinaire !
Mais la question prise dans un sens intellectuel n'a que peu d'importance.
Parce que dans le fond, ce qui empêche réellement le déclenchement du
déclic, la mise à feu de ce dispositif qui est au fond de nous, c'est la croyance
en la réalité objective, de type objectif de la question que tu poses. La
question que je me pose à propos de l'Eveil, à propos du déclic qui
intellectuellement est tout à fait légitime, n'est pas innocente. Je vais
employer un mot très cru, très brutal : toute la merde est posée là, en une
seule fois, par les questions présentes. La question que je suis en train
maintenant de me poser n'est pas innocente, elle est le véhicule de toute la
corruption.
Remonter à la source
J'éprouve comme un paradoxe. Je questionne et dans le même temps ma
présence elle-même m'empêche de vivre ce néant.
Si on étudie la phrase que tu viens de prononcer et que l'on fasse
l'hypothèse qu'elle corresponde à ta pensée, à un évènement intime réel, à
quoi se réduit-elle ? Quelques concepts, quelques jugements, un peu de
pensée, quelques images mentales : rien. C'est cela qu'il faut traverser !
Il serait utile de se persuader que si en nous, il y a un bien suprême et si en
nous, il y a une émission de pus, ce bien suprême comme l'émission de pus
est une chose purement concrète qui existe, qui prend place maintenant au
sein de nous-mêmes et n'a aucune généralité.
Il ne s'agit pas de tuer la pensée. Si une araignée venimeuse vient
m'embêter, je ne vais pas regarder le dictionnaire et écraser l'espèce araignée
venimeuse. Je serais fou. Je vais vraiment écraser cet individu, cette existence
ici maintenant, tout de suite. Et si la bête présente sur le tapis n'est pas une
araignée venimeuse mais un papillon, le papillon le plus glorieux qu'on
puisse imaginer, je vais poser ma main dessus délicatement maintenant aussi.
Au-dedans de nous-mêmes, cela fonctionne comme cela fonctionne dans le
monde de tous les jours. C'est maintenant que cela se passe. Si nous faisons
l'hypothèse que, tout au fond de nous-mêmes, il y a quelqu'un et que ce
quelqu'un a la dimension et l'envergure qu'on prête à Dieu, cela vaut la peine
de le rencontrer ! Et en plus de cela, c'est moi ! C'est un défi. On va essayer
de rencontrer cette chose, ce quelqu'un. On va le rencontrer où ? En général ?
Evidemment pas ! Vous avez déjà rencontré quelqu'un en général ? On ne
rencontre pas les généralités, on les pense. Il faut appliquer à la vie intérieure
le même réalisme et savoir que le moi que nous tentons de rejoindre n'a
aucune valeur générale. Il est maintenant, tout de suite. Il n'a aucune
extension temporelle : c'est maintenant tout de suite.
Tu emploies un vocabulaire relativement négatif : « turpitudes », « pus »
etc.
J'ai employé « turpitudes » dans un sens tout à fait laudatif. J'adore la
turpitude ! Je fais l'apologie de la turpitude humaine ! Ce n'est pas du tout un
vocabulaire négatif.

Lorsque nous disons que nous souffrons, je crois qu'il faut faire preuve
d'une grande humilité et penser que cette souffrance peut être aussi l'amorce
d'une grande joie.
Bien sûr. Mais mon intention n'est nullement de faire le procès de l'activité
réflexive consciente. Je pense que ceci, d'une certaine manière, participe de
ce que l'on peut appeler l'illusion avec toutes les réserves qu'implique cette
terminologie. Mais quoi de plus digne, quoi de plus noble qu'un homme
s'étonnant et on ne s'étonne pas inconsciemment, la conscience est toujours
là ! Un homme s'interrogeant et se posant les grandes questions
fondamentales de la philosophie, se confrontant avec ses énigmes majeures,
rien de plus noble que cela ! Ce n'est pas du tout après cela que j'en ai. Pas du
tout ! ça, c'est l'usage conscient et sain de l'intelligence humaine. Ce que
j'essaie de signaler c'est que cette activité intellectuelle, intelligente,
consciente qui, à première vue, représente 90 ou 100 % de notre activité
intérieure, est consciente. Je m'en prends à l'œuvre de ce penseur-là. Le
penseur conscient est très respectable, c'est le penseur non conscient, en
amont, que vraiment on doit pendre. On doit d'abord le dénoncer, l'exhumer
consciemment. En nous, il se situe plus profondément que notre moi le plus
profond, il est contemporain de notre source. Ce penseur-là doit coûte que
coûte être exhumé et châtié.
Il n'y a pas de pire philosophie, au sens le plus critiquable du terme, que
celle qui fait profession de mépriser la philosophie. Celui-là, c'est un
philosophe impénitent, on ne le rattrapera jamais. Vous savez, le type qui dit :
« Moi la philosophie, ça m'emmerde ; toutes ces abstractions, toutes ces
intellectualisations, pouah, quelle horreur ! ... Moi, j'ai les pieds sur terre ! ».
Ce type-là, c'est un paquet d'idéologie, un paquet de mauvaise philosophie.
J'aurais tendance à chanter l'intelligence humaine, à chanter la philosophie,
mais la philosophie consciente !
J'essaie d'attirer ton attention sur un fait fondamental : si on simplifie le
tableau, il y a le sujet conscient habituel de notre esprit qui est généralement
vécu comme sec, et que l'on oppose à la chaleur de nos sensations, ce qui est
une erreur fondamentale. C'est parce que nous avons mal traité ce sujet que
nous l'éprouvons comme sec. Le sujet pensant pense mais il sent aussi. Il
devrait penser et sentir. Ce sujet pensant habituel, c'est la prise d'eau en aval
et elle a tout à fait le droit de produire son flot. Et puis il y a la source qui
alimente la prise d'eau. Il y a le sujet pensant et puis il y a l'âme. On peut
trouver toutes sortes de mots pour décrire ces deux termes. La prise d'eau
fonctionne assez bien, simplement comme il y a une pollution majeure à la
source, ce qui sort du robinet de la prise d'eau est pollué aussi. Ce que je
suggère c'est de tenter de remonter jusqu'à la source et de remettre les choses
en ordre.
Il y a la pensée que le moi habituel pense, produit ; celle-là n'a même pas
besoin d'être déchirée, ni dénoncée. D'ailleurs, nous en sommes conscients de
cette pensée-là. C'est la pensée que nous produisons dans la nuit de la non-
conscience, en amont de ce moi habituel avec la vitesse de la foudre, de telle
manière que nous sommes au milieu de cette pensée première avant que notre
saisie consciente habituelle ait eu le temps de commencer à ouvrir les yeux.
Et quand ceci se produit nous sommes cette pensée première, ce flash
idéologique premier, nous sommes cela. Nous sommes donc pervertis dès la
source. Notre boulot serait de remonter à la source, de corriger le tir, corriger
cette erreur fatale et si on emploie le terme « identification » dans son sens
péjoratif de tuer, de corriger l'identification, de détruire l'identification à
laquelle et de laquelle dépendent toutes les identifications en aval. C'est vrai
que je suis identifié à mon corps, c'est vrai qu'on est identifié à sa situation
professionnelle ; cela c'est l'écume qui se trouve en aval. En amont il y a cette
pulsion philosophique ou intellectuelle première et c'est celle-là sur laquelle
nous devons projeter la lumière de la conscience. Mais il n'est absolument pas
dans mon propos de faire un procès à l'intelligence. Je chante l'intelligence
humaine, je chante la sensibilité humaine, généralement je chante tout, je ne
fais le procès de rien si ce n'est de la corruption. Il y a une corruption et nous
sommes tous sensibles à cette corruption. Cette corruption, c'est la négation
de l'intelligence humaine qui est en fait la plus haute forme de bêtise, la plus
haute forme de veulerie humaine que l'on puisse supposer, je la stigmatise. Et
j'aimerais bien l'écraser pour vous tous, sous mon talon.
Le drame, notre drame c'est qu'il faut être très intelligent et que nous
sommes très cons. Il s'agit d'être « non-con ». Cela implique beaucoup de
subtilité, beaucoup de finesse et d'être constamment sur le qui-vive. On ne
peut pas s'atteindre soi-même si on continue à être con. C'est impossible ! Il
va bien falloir tôt ou tard, que l'on soit, dans le tréfonds de nous-mêmes
intelligent comme nous sommes capable de l'être dans notre activité
professionnelle.
Non-con, non conditionné, c'est très proche... Ne pas avaler toutes les
couleuvres systématiquement. Quelquefois remettre en question, remettre en
cause mais pas superficiellement. Faire la révolution et que cela ne soit pas
qu'une apparence. On a tous envie de faire la révolution... mais sitôt a-t-on
commencé qu'on s'y avachit comme dans un divan, et c'est foutu ! On ne
prend pas la Bastille en restant dans sa boutique. Il faut porter le fer, il ne faut
pas être des moutons mais des attaquants. Je ne peux pas séparer la vie de la
désobéissance. Seulement, il ne s'agit pas de faire une apologie stupide de la
désobéissance, une philosophie de la désobéissance : saloperie, poubelle tout
de suite !
C'est déjà bien de savoir que certaines choses doivent aller à la poubelle,
c'est une intuition fondamentale. Tout ce qui participe de cette complaisance
ignoble qu'est la passivité intérieure doit être mis à la poubelle. Et celui qui
n'a pas la flamme de la vie devant son regard est un homme mort. Il faut
coûte que coûte, pour défendre cette flamme même si elle est puérile, être
capable de se faire tuer. Je ne suis pas en train de dire qu'il faut absolument
jouer au con, ouvrir sa chemise et appeler les balles, ce n'est pas cela... Mais,
d'une certaine façon, peut-être est-ce mieux que la médiocrité.
Ne pas roupiller !
Cela c'est inexcusable. Roupiller est absolument inexcusable. Enfin...
roupiller les yeux grands ouverts et en se délivrant à soi-même un certificat
de conscience.
La pensée première
Comment doit-on s'y prendre pour aiguiser son intelligence ?
Il faut être vif et intelligent. L'intelligence et la vivacité... L'intelligence,
c'est indéfinissable (la bonne intelligence, pas la grosse tête). Il y a toujours
l'humour, il peut être dépassé bien entendu mais l'humour est toujours là. Et
puis on est aux aguets. Etre intelligent c'est être aux aguets, c'est essayer de
percevoir, d'établir une relation entre des termes qui n'ont jamais été reliés. A
ce titre ce que j'appelle l'Eveil peut être évoqué comme la plus haute
manifestation de l'intelligence puisqu'on établit cette relation avec nous-
mêmes et que depuis des millénaires, ou tout du moins des décennies, nous
ne l'établissons pas. Dans ce dont je parle, cet Eveil, il y a bien cet aspect
d'eurêka, donc de manifestation d'intelligence pure. C'est que tout d'un coup
une relation est établie, tout d'un coup une évidence est reconnue et cela met
le feu aux poudres. Etre aux aguets, c'est être intérieurement toujours aux
aguets et actif, ne jamais permettre à son esprit de se soumettre ni de
s'affaisser.
Maintenant, admettons que quelqu'un essaie d'être intelligent dans ce sens-
là, aux aguets et actif et joyeux aussi car c'est joyeux et puis il s'affaisse. S'il
regarde cela avec humour, il sera déjà à moitié sorti du mauvais pas. Nous
émergeons dans l'être, il y a « je suis » et aussitôt il y a cette pensée qui
émane de « je suis ». Cette pensée capte ce « je suis » et usurpe notre identité
fondamentale. La question se pose : cette pensée est-elle intelligente au sens
où je l'entendais, ou stupide ? Elle est profondément stupide ! Comme toutes
opinions, toutes les idées reçues.
Cette pensée doit être démasquée. La seule manière de la démasquer, c'est
de projeter sur elle la lumière de la conscience. Dès l'instant où j'aurai produit
cet acte, je me serai désolidarisé de cette pensée. Si l'on compare cette pensée
première au diable, c'est bien ! Dans la religion chrétienne, c'est le diable,
c'est la première manifestation diabolique. Le diable est stupide, le diable est
un con... Non, il est malin ! Mais c'est un con redoutable ! C'est un sous-
fonctionnaire ! Il est très dangereux, très très dangereux. Ce n'est pas un
créateur, c'est un copiste ! C'est donc avec notre propre stupidité profonde
que nous devons nous battre. On peut décrire les choses ainsi : cette pulsion
première qui corrompt tout, tout le champ de conscience et la teneur
intelligente de cette pulsion première est consternante de stupidité. Et
pourtant c'est sur cette croyance intellectuelle première que nous faisons fond
le plus aveuglément. Et elle est d'une stupidité incommensurable ! Mais nous
faisons fond. Il faut absolument porter remède à cet état de chose et le seul
remède c'est l'acte de conscience.
Cette pensée première se fait à mon insu.
L'acte premier de penser est non conscient. C'est scandaleux parce que le
« je pense » devrait être conscient. La croyance universelle est que « je
pense » est nécessairement conscient. Il devrait en être ainsi, et en fait il n'en
est pas ainsi. C'est tout le drame de la conscience humaine. Notre boulot
d'homme, c'est de projeter la lumière de la conscience sur ce « je pense »
dans son initialité la plus grande.
Ou d'accepter qu'il n'en soit pas ainsi ?
Bien sûr. Mais en parlant, je suis nécessairement obligé de prêter une
généralité au phénomène. Dès que je pense, je généralise, c'est obligé. Bien
sûr, ce phénomène n'a aucune existence. Ce phénomène de la pensée en train
de puiser le drame humain et sa dénonciation pieuse ne sont qu'une énorme
pensée en train de jaillir de mon âme et c'est sur cette pensée-là que je dois
projeter la lumière de la conscience. Il y a une autre manière de se
débarrasser de ce pus, c'est de dire : « dans le fond, je n'en ai rien à faire » ou
de l'accepter. Un homme qui accepte, d'une certaine manière obtient, mais
peut-être de façon moins décisive, le même résultat que s'il parvenait à cet
exploit de projeter la lumière de la conscience directement sur cet être
intellectuel effroyablement furtif que nous émettons avant d'émettre quoi que
ce soit d'autre.
Le drame dont nous souffrons, cette misère spirituelle dont nous souffrons,
qui est de la paresse intellectuelle en amont, c'est la paresse nette ; c'est la
même chose qui engendre cette inactivité dramatique de l'intelligence, c'est :
« nous ne sentons jamais rien ». Nous ne concevons jamais rien, nous ne
produisons aucun produit intelligent et dans le domaine de la sensibilité, nous
sommes morts. Ce n'est pas un tableau vraiment gai. L'une des manières de
conceptualiser cette misère qui a manifestement deux rives, c'est la misère de
la sensibilité, c'est de dire qu'elle correspond à une non-coïncidence avec tout
ce que nous sommes.
Cette non-coïncidence elle-même a deux aspects, elle aussi a deux versants
(on trouve toujours au moins deux versants dans les phénomènes intimes). Le
premier versant de cette coïncidence c'est : « je suis » qui entre en collision
avec « je suis ». Il y a « je suis » au sein de la première et indépassable fois
de « je suis ». C'est à ce moment-là, à mon avis, que « je suis », jaillit, s'érige.
Pour être, il ne suffit pas d'être, il faut se devenir. Le premier aspect de la
coïncidence avec soi, c'est cet aspect existentiel d'existence entrant en
collision avec elle-même. Il y a un deuxième aspect, moins spectaculaire
qu'on aurait tendance à passer sous silence, c'est la coïncidence de notre âme
avec le vœu qui émane d'elle. Cette remarque est un peu singulière, elle pose
cette idée qui n'est pas recevable immédiatement, qu'à tout instant, du plus
profond de nous-mêmes, de notre âme humaine, émane comme une brise, un
vœu premier et que si l'on considère le phénomène de cette brise qui se lève
directement de l'âme humaine que l'on peut appeler vœu, ou désir premier, ou
amour, la coïncidence avec soi consiste à faire corps avec ce vœu, à épouser
cette pente.
98% de nos aspirations sont de fausses aspirations, ce ne sont pas des
aspirations spontanées qui se lèvent du tréfonds de nous-mêmes comme une
brise. J'ai l'image en tête à l'instant, d'un beau voilier blanc dont les voiles
sont gonflées par la brise ; nous sommes comme cela au fond de nous-
mêmes. Mais nous trahissons cette image, nous ne sommes pas à la hauteur
de cette image et 98% de nos élans, de l'authenticité desquels nous sommes
absolument convaincus, sont de faux élans, parce qu'ils s'enracinent dans une
conclusion de notre raison et non pas dans notre cœur. La raison ou la
mémoire, la mémoire au sens strict ne joue aucun rôle là-dedans. Ce qui
établit des relations entre les termes, c'est la raison et non pas la mémoire. Un
désir, un vœu, un élan, une ambition qui s'enracine dans la raison est comme
une plante qui pousse dans la terre et que l'on prétendrait faire pousser dans
du ciment ou de l'acier ; ce n'est pas son enracinement convenable.
Quand j'aime, j'aime avec mon cœur. « Mon cœur », c'est une vieille figure
de langage éculée dont il faudrait se débarrasser bien sûr mais on n'en pas
d'autre pour l'instant. Disons que cette plante miraculeuse que nous appelons
notre vœu, notre ambition, notre élan, notre rêve (rêve est un bon mot, très
porteur), nos rêves s'enracinent dans le cœur, dans les sentiments ; on pourrait
dire dans la sensibilité, et 98% de ce que nous prenons pour nos ambitions
sont de faux désirs, de fausses ambitions, de faux élans.
Une mesure d'hygiène qui est à appliquer d'urgence serait de faire la part en
nous entre le faux désir et le vrai désir.
Le placage affirmatif

En permanence, nous projetons nos fantasmes, nos désirs sur les objets, la
réalité. Première question : pourquoi salopons-nous tout ? Deuxième
question : une fois que l'on a pris conscience de cette projection et que le
phénomène peut-être stoppé, les choses bougent. Certes on est toujours dans
la même situation : rien n'est changé et pourtant le regard...
... est entièrement changé. La description que tu fais de la chose est
absolument correcte. Et cela nous amène immédiatement à ce paradoxe : c'est
votre paradoxe, c'est mon paradoxe, à savoir que l'on est obligé dans la foulée
de dire : « changement qualitatif inouï mais rien ne change ». Absolument
rien ne change ! Et cette difficulté qui est une difficulté intellectuelle, en tout
cas verbale, c'est évident, il faut l'accepter comme une fatalité. On
rencontrera ce paradoxe chaque fois que l'on exprimera quelque chose, une
expérience profonde.
Ta première question est : pourquoi est-ce que nous salopons tout ? Quelle
est l'origine de ce placage intellectuel intempestif auquel nous procédons à
une vitesse si foudroyante que nous n'en avons aucunement conscience, qui a
pour objet le monde terrestre, nos perceptions terrestres ?
C'est vrai que cela se produit à une vitesse fulgurante et que, quel que soit
l'objet que je considère, je ne considère plus l'original mais le duplicata
mental ou intellectuel. De quoi est fait le placage ? Si on l'analysait
chimiquement, quel genre de molécule trouverait-on ? Il y a différents mots
pour désigner la molécule qui compose cet ersatz du monde et ce placage. Ce
sont des savoirs. Nous croyons percevoir, en réalité ce que nous
appréhendons est une masse, un faisceau de savoirs. A ce moment-là, obtenir
une perception directe, nous confronter avec l'original, arracher le duplicata,
c'est arracher de notre perception tout ce que nous savons à propos de l'objet.
En fait, c'est le percevoir comme si nous ne savions rien à son propos.
Ceci est quelque chose que chacun de nous a vécu : on marche dans une
rue qui est très familière, que l'on connaît, qui est usée, que nous avons usée,
que les années ont usée. Tout d'un coup, il y a un éclairage différent et on voit
la rue comme si on la voyait pour la première fois. Cette rue évacue, en une
fraction de seconde, l'infinité des savoirs que l'on avait projetés en elle et on a
affaire à une rue qui est aussi pure que la rue de notre enfance. A ce moment-
là, si on est adulte, des larmes de bonheur et d'émotion se mettent à couler.
Ce que l'on voit est d'une indicible et indépassable fraîcheur. On est
submergé par la sensation, l'évidence de la réalité infinie de tous les humbles
objets qui composent cet humble paysage que nous ne reconnaissons plus.
C'est le même mais nous ne le reconnaissons plus. Et nous le voyons pour la
première fois.
Nous projetons des vérités, des savoirs. Et une vérité qu'est-ce que c'est ?
Un jugement affirmatif. Cela éclaire sous un autre angle ce placage qui
intervient en aval de la corruption centrale : c'est un placage affirmatif. C'est
une piste intéressante ; l'utilisation de la description du placage comme étant
de nature affirmative permet de situer de façon intéressante la perversion
originelle, c'est une perversion affirmative. On voit bien qu'ici se fait la
jonction avec l'opinion dont nous parlions tout à l'heure. Ce que sans le savoir
nous chérissons avant toute chose, bien avant de chérir nos enfants, notre
femme ou ceux que nous aimons, ce sont nos opinions. Une opinion, qu'est-
ce que c'est ? Une prise de position, une croyance intellectuelle. De quoi
s'agit-il ? D'une affirmation. Là le pus dans son initialité la plus grande
apparaît comme affirmatif. La déchéance de l'âme serait de nature
affirmative.
Dans ton ouvrage « Première Personne », tu écris à propos de ton Eveil :
« il y a un nouveau-né sous le soleil » ensuite tu dis : « si la seule possibilité
de clamer cela était de me tuer, je le ferais ». Peux-tu développer ?

La première phrase, si je me souviens, bien c'est : « Il y a un nouveau-né


dans le soleil de la conscience ». Ceci est très peu orthodoxe et probablement
dangereux, c'est une expression qui peut être mal comprise. Pourquoi ai-je
raconté cela ? Pourquoi ai-je tenu passionnément à dire cela ? Parce que je ne
crois pas du tout que l'existence personnelle soit une malédiction. La
malédiction c'est que nous réduisons l'existence personnelle à toutes sortes de
choses qui lui sont étrangères. Ce n'est donc pas le bébé qui doit être évacué,
mais l'eau du bain, à laquelle nous avions identifié et réduit le bébé. Une fois
que l'on a évacué toute l'eau du bain, c'est-à-dire toutes les réductions, toutes
les identifications, ce qui demeure est extraordinairement éloigné de l'idée
que nous avons de l'existence personnelle.
Cette phrase voulait restituer à l'âme personnelle sa place dans l'être, sa
place fondamentale. Quand je parle de la personne humaine, je ne parle ni du
personnage, ni de la personnalité, ni des caractéristiques individuelles, je
parle de l'essence personnelle, de l'essence spirituelle personnelle. Je parle
d'une personne ultimement profonde, je ne parle pas de l'idée que nous nous
faisons de nous-mêmes habituellement. Mais il semblerait que de graves
malentendus règnent à propos de cette essence, de la valeur à attribuer à
l'existence personnelle considérée en son fondement. Je pense que ces
malentendus sont très graves. Ils sont, dans une recherche spirituelle, des
pierres d'achoppement majeures, des obstacles majeurs. En termes chrétiens
cela voudrait dire que Dieu a engendré son fils, comme un homme lâche un
pet en marchant dans la rue ; ce n'est pas vraiment satisfaisant comme vision
des choses. Si Dieu a engendré son fils, on peut imaginer qu'il avait de
bonnes raisons. Le fils de Dieu ne doit pas commettre cette erreur fatale de se
renier en tant que fils de Dieu et donc de renier l'éblouissante nouvelle
présente dans le sein le plus profond de l'existence personnelle. Quiconque
porte atteinte à l'existence personnelle considérée en sa plus grande
profondeur et délivrée de toutes identifications et réductions, porte atteinte à
l'esprit lui-même (dans le langage chrétien, à Dieu lui-même).
Cela souligne le danger des écrits.
Je suis content que tu aies abordé cette question. Ce n'est pas mon dada, je
n'ai pas de dada. Mon seul dada, c'est d'essayer de dire le moins mal possible
la vérité. Parce que, après tout, il y en a une de vérité ! Il y a bien quelque
chose comme Dieu qui existe, c'est au fond de nous. Cette valeur est
incommensurable et nous passons notre vie à la massacrer et à nous
massacrer nous-mêmes. Nous rétroagissons sur Dieu. On massacre le
principe divin ! Ce qui vraiment donne la mesure de notre responsabilité.

Peut-on dire que cette « valeur » soit à l'origine de toutes les religions ?
Je n'en sais rien. Je suis très ignorant. Je pense qu'à l'origine de toutes les
religions, il y a vraisemblablement cette non-expérience de laquelle j'essaie
maladroitement de parler et qu'ultérieurement, presque instantanément et
presque fatalement, cette chose a été falsifiée. Il y a bien une chose telle que
Dieu, il y a bien une valeur infinie, c'est moi. Le seul mot qui convienne c'est
« moi », pas « lui » ou « tu » : moi. Ce moi va invinciblement, dans la bouche
des exégètes qui vont se pencher sur la parole du maître, devenir du « lui » ou
de l'objet et c'est foutu. Et en même temps que ce moi devient du lui, ou de
l'objet, il va acquérir une valeur générale.
« Moi », c'est très simple ; c'est moi maintenant, tout de suite. C'est
strictement concret, cela n'a aucune valeur générale, c'est une non-
abstraction.
Il ne faudrait pas bien sûr que ces paroles que je prononce, que je ne peux
pas ne pas prononcer apportent de l'eau au moulin pervers, en fait il est en
nous. Il s'appelle l'orgueil, la présomption, la sottise ; ce n'est pas mon
propos. On pourrait s'en servir de cette façon-là. On imagine très bien un type
narcissique, épris de lui-même, amoureux de lui-même, ce qui est vraiment
répugnant, se servir de ce que je suis en train de raconter pour justifier sa
position, son narcissisme, son nombrilisme.
Tu as dit que cet « événement » chez toi n'avait pas changé grand-chose
finalement !
C'est très difficile de parler de cela. Le changement, la révolution est
tellement radicale et concerne des couches tellement profondes de soi, qu'il
n'y a pas de retombées. Cet évènement colossal, auprès duquel l'explosion de
mille galaxies ferait pâle figure, est un non évènement pur.
Peut-il se passer à notre insu ?
Non. L'évènement ou le non-évènement auquel je fais allusion ne passe pas
inaperçu. Même si je dois dire qu'il n'y a rien du tout et que c'est sans
influence, il s'agit d'une commotion inouïe. Si vous marchiez dans la rue
tranquillement de vos pas habituels et qu'en regardant derrière vous, vous
aperceviez une paire d'ailes et qu'ensuite vous décolliez, cela vous ferait un
choc. Le choc que j'ai reçu est très supérieur à celui-là !
Cette commotion, dure-t-elle tout le temps ?
Et bien là, je peux vous dire qu'on ne s'habitue pas à cela, il n'y a pas
d'usure.
S'agit-il d'un état permanent ?
Mais ce n'est pas un état du tout ! C'est pour cela que c'est permanent. C'est
le sujet, pas l'attribut, le sujet ! La matière, la substance, le siège de
l'évènement, l'évènement lui-même, c'est le sujet. C'est la naissance du sujet,
d'un sujet absolument pur, d'un sujet pur non mâtiné d'objet. J'ai l'air de
décrire un animal étrange ou un martien mais en fait c'est très simple, c'est
moi.
Une valeur infinie
Tout à l'heure, tu as employé un langage chrétien. En fait, l'Eveil, c'est
reconnaître que l'on est le fils de Dieu, que l'on n'est pas un individu
autonome dans le monde.
Il n'y a aucune idée morale dans ce que j'exprime, c'est purement descriptif.
On peut le décrire avec ces termes. D'une certaine façon, c'est un des
meilleurs langages que l'on puisse utiliser pour évoquer ce fait-là.
Dans cette lumière, il n'y a plus de dualité, on peut donc totalement
disparaître ?
Ce n'est pas la dualité qui est en cause. La dualité n'est pas le péché ; le
péché c'est la dualité brisée. Le « un », c'est un mythe. Le « un » qui n'est pas
l'unité d'une dualité n'est rien, c'est un « un » purement formel, une
satisfaction pour intellectuels. Cela peut être une satisfaction pour aspirant
mystique mais c'est une illusion. Ce que l'on rencontre au fond de soi-même
c'est « un » qui réalise l'unité de « deux ». Moi, c'est moi relié à moi par la
relation de conscience, c'est moi une deuxième fois au sein de la première
fois de moi. Il sera onze heures quand l'horloge sonnera une deuxième fois
les onze coups de onze heures. Difficile, hein ! L'être commence pour moi au
moment où l'être se réitère dans son propre sein. Très difficile !
Les personnes qui comme toi ont atteint cet état... Est-ce que cela peut
nous servir de moteur de savoir ce qui est fait dans cet état-là ?
Si je fais bien mon travail et si je ne succombe pas sous la fatigue (ce qui
n'est pas mon cas), je ne peux être utile que dans la mesure même où je peux
témoigner, avec le sourire et avec la ferveur nécessaire de l'existence d'une
valeur infinie. C'est tout de même une bonne nouvelle ! Je ne vous annonce
pas que vous êtes immortels, je n'en sais rien, je vous annonce qu'au fond de
vous-mêmes est une valeur infinie, auprès de laquelle s'il était permis de faire
des comparaisons, tous les moments les plus incandescents de notre vie
n'apparaîtraient que comme un peu de poussière. Au fond de nous est une
valeur infinie et l'être est une valeur infinie. Alors est-ce que l'âme, l'essence,
notre essence spirituelle est une même chose que l'être ? Bien sûr ! Il n'y a
pas « l'Etre », il y a « je suis », ce qui veut dire que l'être a une conduite
grammaticale très singulière. C'est un verbe qui ne se conjugue qu'au présent
de l'indicatif et à la première personne.
L'état d'Eveil est-il permanent ou y a-t-il des retombées ?
Non, il n'y a pas de retombées. La raison majeure pour laquelle il n'y en a
pas c'est que ce n'est pas un état. Si c'était un état, une aventure glorieuse que
vivrait un sujet inchangé dans sa texture, dans son essence, l'Eveil passerait !
Les états passent et les extases passent. Mais là, il ne s'agit pas d'un état
glorieux que connaît un sujet inchangé, il s'agit de la transmutation de la
substance subjective elle-même. C'est un évènement d'un tout autre ordre ! Et
celui-ci ne peut pas être modifié, il ne peut pas être altéré. C'est un acte, ce
n'est pas un état ; c'est un sujet et un acte, c'est un sujet/acte.
L'Eveil est essentiellement actif. C'est du funambulisme. Mais on ne se
trompe pas une fois qu'on sait comment cela marche et à la fin, ce fil étroit
d'un millimètre ou d'un centimètre est large comme un boulevard. Pour
répondre à ta question, ce n'est pas un état passager, cela ne passe pas.
Qu'est-ce qui pousse un être éveillé à vouloir partager avec les autres ?
Ce qui pousse l'être éveillé à essayer d'exprimer, de dire ce qu'il vit, on ne
va pas parler de témoignage, c'est trop prétentieux... dans mon cas personnel,
ce qui a mis en selle ce cavalier, c'est une défaillance de l'Eveil. L'Eveil n'a
pas besoin d'être dit, même très purement, et encore moins d'être partagé. Il
n'y a aucune obligation pour celui qui porte en lui cette chose que j'appelle
l'Eveil à la faire partager. Je fais là mon propre procès, j'enracine mon
témoignage avec un grand « T » dans quelque chose d'assez misérable, dans
un vacillement provisoire de l'Eveil. Je ne vais pas en faire un fromage, cela
me laisse de marbre... l'honnêteté veut que j'en fasse état.
Mais ceci n'est certainement pas la seule composante de ce mouvement qui
fait que passionnément j'essaye de dire cette chose. Ce mouvement, dans son
essence, dans ce qu'il a de positif, est très mystérieux. Il est là, j'y réponds, je
ne me pose aucune question, je me défonce. Cela fait quarante ans que je me
défonce pour trouver l'idée, le mot juste, pour surtout ne pas trahir. C'est très
difficile de ne pas trahir. Dire des sottises, cela ne serait pas grave, j'en dis
probablement mais trahir serait très grave. Cette valeur infinie est là, elle est
d'une ultime précision et je n'en produirai jamais que des croquis, je
n'arriverai jamais ne serait-ce qu'au stade de l'esquisse. Mais je ne peux pas
me permettre de faire un mauvais croquis, un croquis qui ne soit pas
ressemblant. Ce mouvement-là, dans ce qu'il a de positif m'échappe
totalement ; je ne sais absolument pas pourquoi. Il est vrai qu'il y a une
explication : quand on fait cela de façon personnelle et directe et il n'y a pas
d'autre manière de le dire que de façon personnelle et directe, quand on sait
qu'il y a cette valeur infinie, que ce secret couve en chaque conscience, il est
impossible d'envisager avec sérénité de passer l'arme à gauche sans en avoir
laissé une trace. Ce n'est pas possible, c'est intolérable, on ne peut pas mourir
en emportant dans la tombe un secret de cet ordre.
Qu'entends-tu par « défaillance de l'Eveil » ?
Cette flamme a légèrement vacillé à la suite des extases. Pendant quelques
années, deux ans je crois, mais je n'ai pas une très bonne mémoire du temps,
c'était une pure forme spirituelle : il faisait jour et tout était acquis, le reste
n'avait aucune importance. J'en suis resté là : le reste n'a aucune importance !
Et puis un jour, comme je l'ai dit ce matin, cette lumière purement spirituelle
a embrasé ma perception et ce que j'appelle l'Eveil, qui est un phénomène
purement spirituel, cette forme purement spirituelle a induit ces extases. C'est
là où j'ai commis une erreur d'appréciation très grave. Ces extases qui étaient
donc des états et qui passaient, je les ai regrettées. Et en regrettant ces
extases, j'en ai fait des objets. Quand on regrette quelque chose, on le met
« là-bas ». Comme en vérité, l'extase n'est que l'extension de la conscience
pure, en m'attachant à l'extase, en en faisant implicitement, sans m'en rendre
compte, un objet, j'ai fait de l'Eveil, de l'origine de l'extase, un objet. Je me
suis mis en grand péril et la flamme a vacillé. Cela a duré je ne sais pas
combien de temps. Après avoir vécu le plein jour, j'ai vécu la pleine nuit. J'ai
régressé bien en deçà de ce que j'avais connu précédemment étant enfant.
Mais cela m'a été très utile. Dans un premier temps, j'ai renoncé. Dès que cet
Eveil a jailli en tant que phénomène purement spirituel, instantanément j'ai
renoncé à lui. Celui qui s'attache à cette lumière la trahit. L'Eveil objet, l'Eveil
mis là, l'Eveil objet d'adoration, d'adulation, de vénération, objet de pensée,
objet de désir, objet d'amour... Tout ceci c'est le sacrilège absolu, c'est la
destruction de l'Eveil. Donc j'ai renoncé. Dans le sein même de l'Eveil, il y a
le renoncement à l'Eveil. Et puis, après cela, il y eut ces extases et j'ai été
obligé de sortir mon sabre une deuxième fois et j'ai coupé l'attachement à
l'extase. Depuis, je me porte très bien, cela n'a plus bronché. Il y a trente ans
de cela et c'est encourageant parce qu'une stabilité de trente ans, c'est long.
Ces vacillements t'ont finalement obligé à en parler ?
Avant, pour autant que j'aie encore eu un esprit, cela ne m'avait pas traversé
l'esprit d'en parler, je n'avais aucun goût pour cela. Une ou deux fois j'avais
fait des allusions à cela à mon papa, à ma maman (c'est normal, c'étaient des
gens extrêmement intelligents et fins), je me suis fait jeter comme un
malpropre. Au moment même où il y a eu cette légère défaillance, je me suis
senti en manque ; j'ai eu envie, non pas de paraître, non pas que le monde
entier sache que cette chose miraculeuse s'était produite en Steve Jourdain, ce
n'est pas cela. D'une certaine façon, cette légère défaillance, cette défaillance
provisoire a généré un besoin. C'était bien un besoin, ce n'était pas un désir
vivant. C'est un de ces faux désirs dont je parlais tout à l'heure, un désir
empaillé, une véritable saloperie. Et donc si je suis ici en train de vous parler
c'est parce qu'à un moment, je me suis conduit comme un salaud. Ce n'est pas
l'unique raison mais l'honnêteté veut que je dise cela.
Jugement affirmatif
Je voudrais une précision. Tu parles très souvent de la perception et de la
pensée et tu demandes une discrimination. Comme tu le sais, dans l'état de
conscience habituel, s'il y a prise de conscience d'une perception, cela va
passer par la pensée, par la parole intérieure donc je vois mal comment je
pourrais percevoir et en avoir conscience si je n'ai pas cette parole intérieure
qui me dit que je perçois ce que je perçois. Je voudrais savoir si, quand tu dis
de discriminer la pensée de la perception, tu parles de la pensée qui est
corrompue et qui projette ou si tu parles aussi de cette parole intérieure.
La question est très bonne et redoutablement fine. Y répondre va m'obliger,
non pas à faire un exposé magistral mais à faire de la technique. A la question
qu'avait posée notre ami, une des réponses que j'ai fournies était que la nature
de ce placage, et donc la nature de l'origine de ce placage était la perversion
affirmative. Quand je parle de perversion affirmative, de quoi est-ce que je
parle ? D'un jugement affirmatif. Tout le monde ne sait peut-être pas de façon
très claire ce qu'est un jugement, c'est technique. Un jugement, c'est un sujet,
le verbe « être » et un attribut. En termes plus prétentieux :
sujet/copule/prédicat. La pensée commence avec cela. La pensée humaine se
déploie à partir du jugement. Pour répondre à ta question, on doit d'abord
poser ceci : qu'est-ce que la pensée ? Grande question ! Qu'est-ce que je
pense ? Grande question ! Est-ce que c'est un être monolithique ou est-ce
qu'on peut reconnaître plusieurs strates dans « je pense » ? Il y a plusieurs
strates, à l'évidence.
A quoi correspond l'acte d'intelligence, de l'intelligence personnelle et
humaine ? Cela correspond en fait à trois actes fondamentalement différents,
entre lesquels il existe la même différence qu'entre un atome, une molécule et
une association de molécules. Il y a donc des ruptures qualitatives
considérables, des gouffres entre ces trois versants de l'acte intelligent, de
l'intelligence humaine et personnelle. Le premier acte c'est l'acte de
conception pur, c'est la génération de l'idée pure, c'est l'acte d'idéation. Une
idée c'est comme l'éclosion, comme si dans le tréfonds de nous-mêmes, un
œil extraordinairement délicat s'ouvrait et produisait une vision ; et cette
vision est une idée pure. Ceci est-il pervers ? En aucune façon ! Ceci est sacré
et sain, ceci est consubstantiel à la conscience, surtout ne pas toucher à cela !
Il y a une deuxième strate qui associe des idées : c'est la strate du jugement.
On peut parler du jugement comme d'une molécule judicative et là on trouve
« sujet/copule/prédicat ». La question qui se pose : est-ce que le déraillage
dont nous parlons qui massacre notre perception, notre champ de conscience
dans toute son extension et toute sa profondeur, est-ce que cela vient du
jugement ? Grande question. Je n'en suis pas persuadé. Et puis il y a une
troisième strate, la strate logique. Là on n'associe plus les atomes mais on
associe des molécules, on associe des jugements. Et ceci, dans cette strate,
débouche sur la lumière, sur la vérité. La vérité qui est toujours de nature
purement intuitive – c'est l'intuition rationnelle – apparaît, jaillit dans cette
strate et dans cette strate uniquement.
Dans quelle strate le déraillage se produit-il ? J'inclinerais à penser que
c'est dans celle du jugement, c'est là où se trouve toute la corruption. Dès que
« je pense » est en place, ces trois strates sont en place ; là où le diable
intervient – nous-mêmes en tant que démon intervenons –, c'est dans la strate
judicative, la strate du jugement et nous pervertissons cette strate. Le
jugement auquel nous avons affaire, cette pensée qui jaillit de l'âme
directement, originellement, dans la première micro seconde intime, est un
jugement tout à fait sain. A mon avis, ce jugement correspond à la mise en
place des choses. C'est l'œuvre de Dieu, c'est le fils de Dieu, ce jugement.
Attention à ne pas jeter l'anathème sur lui. Dans la deuxième micro seconde
intime de son apparition, ce jugement se pervertit et s'accorde à lui-même le
caractère de véracité, se juge vrai, absolument vrai. Dans la strate logique, la
vérité est relative, la vérité d'un jugement est relative aux prémisses du
raisonnement ; là c'est un jugement qui s'accorde à lui-même le caractère de
véracité, comme par une anticipation malencontreuse ou maladive sur la
strate logique.
En fait, quand nous massacrons notre perception en la pensant au lieu de la
percevoir, ce que nous projetons sur notre perception tous azimuts et dans la
troisième dimension de l'espace elle-même, c'est ce type de jugement
monstrueux : un jugement vrai en lui-même. On peut remarquer qu'il est
d'autant plus monstrueux, ce jugement qui se prétend vrai et qui dans le sein
de nous-mêmes apparaît comme un sol sur lequel nous faisons aveuglément
fond de la façon la plus absolue, qu'il n'a pas été soumis à la critique de
l'intelligence. C'est un être d'une stupidité colossale. C'est un préjugé à l'état
pur. Ce qui est inouï, c'est que ce préjugé, c'est nous qui le produisons.
Prenons un jugement : « le ciel est bleu ». Il y a plusieurs façons de vivre
« le ciel est bleu ». Une façon chargée de poésie qui fait que « le ciel est
bleu » est magnifique et m'emplit de bonheur et une autre façon navrante qui
me paraît vraiment abominable.
C'est un attentat contre le ciel et contre toi. Lorsque le ciel est bleu, je
perçois le ciel bleu, je n'ai pas du tout l'impression d'accomplir l'acte judicatif,
néanmoins je suis devant un jugement. Ce n'est pas un jugement de type
intellectuel mais pré-intellectuel. Ce n'est pas une position intellectuelle mais
c'est déjà de nature judicative. C'est un jugement mais il n'a pas le caractère
de véracité, ce n'est pas un jugement affirmatif. On peut se demander quelle
est la fonction du jugement si ce n'est pas d'affirmer quelque chose, peut-être
est-ce une fonction narrative. Je suis bien devant un jugement : « le ciel est
bleu » ; la poésie de ce ciel me submerge, l'existence de ce ciel me submerge,
en contrepartie, je suis submergé par ma propre existence et ma propre
poésie. En fait, tout devient une masse de poésie et de sens. Ce jugement-là
casse toutes les affirmations, il est fondamentalement non-affirmatif. A ce
titre-là, au sens que l'on prête habituellement au mot pensée, c'est de la non-
pensée.
Ceci pose une grande question : quelle relation existe-t-il entre notre
perception saine et l'ensemble des trois strates de la pensée profonde auquel
je viens faire allusion : idéation/conception, jugement, raisonnement ?
La relation est très difficile à établir. Essayons d'être purement descriptif.
Tout d'un coup je tombe en extase, mon attention se dilate dans toutes les
directions, s'ouvre comme un éventail, j'ai cette perception directe. J'aperçois
tout en même temps, j'intègre tout dans une unité, dans un tout ; à partir de ce
moment-là, il se passe ce qui se produit dans le domaine musical : je
synthétise, j'entends la mélodie. Là c'est un choc énorme parce que j'ai
synthétisé l'ensemble de toutes mes perceptions, notamment de toutes mes
perceptions visuelles et j'entends, mon âme entend la mélodie ou la musique
qui se dégage de ce tout. J'entends cette mélodie, je suis devant Dieu. Si ce
n'est pas Dieu, c'est la première émanation de Dieu, ne soyons pas trop
regardant, c'est de toute façon la valeur infinie.
Quel monde est-ce que je contemple ? Ce qui est inouï, c'est que je
contemple le monde dans la concrétude et l'humilité, l'humilité concrète et
inouïe. On pourrait presque employer un terme péjoratif, celui de prosaïsme,
tant la simplicité des choses éclate à l'évidence. Les choses sont d'une
humilité et d'une concrétude absolues. Nous sommes sur terre, jamais on n'a
été autant sur terre ! Pensez à une brosse à dents, c'est très prosaïque une
brosse à dents et le petit cylindre de pâte dentifrice sur la brosse à dents, ce
n'est pas très impressionnant, généralement cela ne mobilise pas les foules.
Eh bien, si on regarde cela, si jamais on rencontre vraiment directement la
brosse à dents avec son petit cylindre de pâte dentifrice, il y a des petits traits
rouges, c'est très fascinant, des larmes de bonheur coulent ! C'est extatique !
A force de simplicité et de concrétude, à force de « terrestreté », c'est
extatique. Et en même temps, jamais je n'ai été autant dans le Ciel ! Je suis
dans la concrétude la plus absolue et l'idée pure est là, visible, évidente.
L'idée n'est plus dans ma tête, elle est dans le monde. Elle est rayonnante et je
ne peux plus faire aucune différence entre cette misérable brosse à dents avec
son misérable cylindre de pâte dentifrice (misérable mais divin) et l'idée pure,
c'est une même chose. La rencontre véritable avec le monde concret, avec le
monde perceptif authentique, la rencontre véritable avec le monde terrestre,
c'est déjà se situer dans le Ciel. Il n'y a rien de plus céleste que ce qui est
absolument terrestre. A mon avis, il n'y a pas d'autre accès au Ciel que la
terrestreté la plus absolue. De la même façon, il n'y a pas d'autre accès à
l'universalité que la singularité absolue.
Séparation et différence
Portes-tu un regard extatique sur toute chose terrestre ? Si par exemple tu
arrives dans une petite crique et que le sol est tapissé de bouteilles plastique,
quel regard en as-tu ?
Vous savez, le propre du regard extatique si on emploie ce terme, est de dé-
hiérarchiser la perception. Avant, notre perception était découpée en choses
qui avaient de la valeur et de l'importance et en choses qui n'avaient aucune
valeur, aucune importance ; en fait, elle était infestée par du jugement de
valeur. Quand la perception directe ou la perception extatique est trouvée,
tout est nivelé. Mais pas par le bas, par le haut ! La bouteille en plastique,
l'accumulation sordide de débris plastiques que l'on rencontre maintenant
fréquemment sur les plages de la Corse, une partie de nous-mêmes peut très
bien dire :
« ça c'est dégueulasse », mais fondamentalement cet objet est matière à
extase. Je ne fais aucune espèce de différence entre un crachat sur un trottoir
et un coucher de soleil, c'est la même chose.
Ramasses-tu une bouteille en plastique pour la porter dans une décharge ?
Bien sûr. Apparemment, il devrait y avoir contradiction mais compte tenu
de la manière dont les choses se passent et surtout compte tenu du fait de mon
insensibilité, de mon indifférence... C'est le seul point dont vraiment je
m'enorgueillisse : je suis souverainement indifférent à la contradiction et à la
vérité logique. Rien, je m'en fous ! N'étant pas soumis à cette contrainte, je
vais être totalement incohérent en apparence tout du moins, tomber en extase
devant l'accumulation de débris plastiques et immédiatement après les porter
à la décharge la plus proche.
Qu'est-ce que cela veut dire réellement que de tomber en extase devant une
telle bouteille ? C'est une relation entre les énergies de la matière et les
énergies spirituelles ou est-ce que c'est quelque chose de purement
magnétique ?
C'est surtout se débarrasser de ce concept « énergie », de ce concept
« matière », de ce concept « esprit ». Il n'y a plus de concepts, il n'y a plus de
jugements. Il faut s'être débarrassé de ce plastique. Le sentiment de
séparation a totalement disparu. Et la bouteille – avant, nous l'avions éjectée
hors de notre champ de conscience, c'était comme un trou dans notre champ
de conscience, c'était du non-moi pur – on l'a remise dans le champ de
conscience. Avant on s'éprouvait comme fondamentalement, principalement
séparé de la hideuse bouteille en plastique et tout d'un coup on cicatrise la
plaie. L'extase commence au moment où l'on cicatrise cette plaie, où on
rétablit une continuité. Et dès l'instant où ce lien est tendu, il se passe un
miracle, c'est que « je suis » et « la bouteille est ». Je suis avec un grand « S »
et la bouteille est avec un grand « E ». Je suis et les choses sont. Le miracle
de l'être est là.
Je suis le tout ?
Cela me paraît encore de l'ordre affirmatif. Tu me diras que je suis difficile,
que je suis un emmerdeur, mais ceci me paraît encore de nature
philosophique et donc très méprisable. C'est une pertinence, une très grande
pertinence mais la seule véritable insulte à la vie et à l'être c'est la pertinence
sur la vie ou sur l'être. Donc, abolition de ce sentiment de séparation et
cessation de la malversation, c'est-à-dire du placage. La bouteille reste
bouteille, le plastique reste plastique, les idées sont là mais tout le placage
intellectuel a été balayé et dès cet instant le sens déferle. Le sens déferle dans
la bouteille en plastique, la merveille déferle dans la bouteille en plastique et
le sens déferle dans mon âme, la merveille déferle dans mon âme. Il est vrai
que je fais un avec la bouteille en plastique, c'est tout à fait juste mais cela
n'implique nullement que je ne m'en différencie pas.
Je lance cette idée pour finir : généralement nous avons tous tendance et
moi le premier, à confondre l'idée de séparation et l'idée de différence. Nous
sentons bien que la séparation est un mal effroyable, que c'est le nom même
de l'hallucination mais comme nous nous attaquons à la séparation et comme
nous ne l'avons pas bien discriminée de la différence, nous nous attaquons
aussi à la différence. En accomplissant cet acte fondamentalement légitime et
nécessaire de tuer la séparation, on tue également la diversité et on la récuse.

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