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INTRODUCTION

PIERRE-JEAN BARLATIER
Luxembourg Institute of Science and Technology,
Luxembourg
VINCENT CHAUVET
Université de Toulon
JÉRÉMY MORALES
Royal Holloway, University of London, UK

Management alternatif
Déplacer les frontières
du management

U
ne des grandes difficultés du management est proba-
blement de savoir organiser, piloter et gérer des
processus relativement stables malgré un environne-
ment changeant et imparfaitement maîtrisé. L’efficience organi-
sationnelle repose sur la capacité à créer des poches de stabilité
permettant de faire émerger de l’apprentissage et de standardiser
ce qui peut l’être pour favoriser la coordination et la spécialisation.
Cependant, planifier, formaliser et contrôler des processus
complexes peut revenir à se reposer sur des routines qui peuvent
rapidement constituer des « zones de confort », voire des « zones
d’inertie ». Si l’utilité des routines organisationnelles n’est plus
à démontrer, ces poches de stabilité ne doivent pas empêcher
la remise en cause de l’existant afin d’éviter les situations de
rigidité et d’inertie : quand devient-il nécessaire d’abandonner
les schémas établis pour s’orienter vers un changement en
profondeur, un apprentissage en double boucle, une réflexivité
radicale ?

DOI: 10.3166/rfg.2017.00125 © 2017 Lavoisier


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Cette question ouvre celle de la tolérance I – GÉRER L’ÉMERGENCE


organisationnelle pour la transgression, D’ALTERNATIVES : LE
l’altérité, l’altération des schémas existants MANAGEMENT DE L’INNOVATION
et la subversion des recettes passées. Il est
parfois nécessaire de savoir déplacer les Gérer l’émergence d’alternatives issues
frontières du management. L’innovation, de leurs interactions avec leur environne-
l’expérimentation de pratiques inatten- ment interne ou externe est au cœur des
dues, l’émergence de formes organisation- activités des organisations innovantes. En
nelles inconnues sont au cœur de ce effet, l’innovation peut émerger de diffé-
que l’on peut nommer un management rentes sources, que cela soit les individus,
alternatif : il s’agit alors d’apprendre à entrepreneurs ou inventeurs, employés ou
intégrer ce qui vient bousculer l’organisa- utilisateurs, ou d’efforts de recherche
tion en place. d’universités ou de centres publics ou
Ce 25e numéro spécial RFG-AIMS pro- privés. Pour autant, l’un des principaux
pose d’aborder cette question selon trois catalyseurs de l’innovation sont les organi-
pistes spécifiques. La piste aujourd’hui sations. Celles-ci sont particulièrement
la plus étudiée concerne certainement le adaptées aux activités d’innovation car elles
management de l’innovation. En effet, possèdent généralement davantage de
l’innovation vient bouleverser les proces- moyens et de ressources que les individus
sus établis et les routines en place : et un système de management qui leur
organiser la désorganisation est donc au permet d’articuler ces ressources pour servir
cœur du management de l’innovation. La un but collectif. Les entreprises, par leur
deuxième piste explorée dans ce numéro nature lucrative, sont davantage incitées
concerne l’innovation en management. Il à développer de nouveaux produits et
s’agit alors de bouleverser les pratiques services, ce qui leur donne un avantage
de management elles-mêmes et donc d’en comparatif envers les organisations à but
déplacer les frontières. Gérer autrement est non lucratif ou gouvernementales.
au cœur de l’innovation en management. Au-delà des organisations elles-mêmes et
La troisième piste est la moins étudiée de leurs caractéristiques intrinsèques favo-
pour l’instant : il s’agit des organisations rables à l’innovation, ce sont les liens
alternatives elles-mêmes. Si la recherche qu’elles tissent entre elles qui sont généra-
en gestion a toujours souligné la grande trices d’innovation, cristallisés dans diffé-
diversité des formes organisationnelles rentes formes de réseaux (alliances R&D,
possibles, certains traits dominants peu- écosystèmes d’innovation, joints-ventures,
vent être repérés. Un courant émergent etc.) et arrangements relationnels (transferts
s’est donc intéressé aux organisations de technologie, relations avec les utilisa-
n’entrant pas dans ce cadre, voire rejetant teurs, collaborations au sein de projets de
ce cadre pour proposer des altérations du recherche, etc.). Ainsi, les organisations
fait organisationnel. Nous détaillons main- évoluent dans un (éco)système complexe
tenant ces trois pistes et présentons la où les alternatives peuvent émerger de l’une
contribution de ce numéro à chacune ou de l’autre de ses composantes ou de
d’entre elles. leurs liens.
Management alternatif 13

Dans le contexte contemporain de déve- (orientées expérimentation), les cycles tem-


loppement de l’Internet et des technologies porels (boucles itératives courtes) et les
numériques, propice à la circulation ins- relations aux clients internes et externes.
tantanée de l’information et aux pratiques Elle concerne à la fois les unités de R&D
d’innovation ouverte, ces relations et inter- et les unités Business et permet in fine
actions se multiplient de manière exponen- d’améliorer la visibilité de l’entreprise sur
tielle et vont challenger les capacités de les possibilités « produits-marchés » et la
gestion des alternatives et donc de l’innova- proposition de valeur.
tion des organisations (Barlatier, 2016). Un La question de la conception de la proposi-
enjeu majeur pour les organisations est tion de valeur est également au centre de
alors d’être capable de « scanner » leur l’analyse de Romain Gandia, Gabriel
environnement interne et externe, d’en saisir Guallino et Florence Jeannot. Ces auteurs
les alternatives et d’être capable de se proposent de partager les résultats de leur
transformer, stricto sensu, de développer recherche portant sur l’anticipation des
des capacités dynamiques au sens de Teece freins à l’engagement des consommateurs
(2007). L’essor des technologies numéri- envers la proposition de valeur, à l’aide de
ques a intensifié ce phénomène jusqu’à son l’exemple de l’utilisation d’un appareil
paroxysme en accélérant la nécessité de photo 3D. La démarche adoptée s’articule
déployer ces processus non seulement au en plusieurs étapes : 1) une étude prélimi-
bon moment, mais surtout avant que la naire visant à interroger le caractère
concurrence ne le fasse. innovant du produit ; 2) une étude qualita-
L’article de Florence Charue-Duboc et Lise tive exploratoire afin de spécifier les
Gastaldi dans ce numéro spécial illustre possibles freins liés à l’utilisation de
cette tendance par l’étude de cas d’une l’appareil photo 3D ; 3) une étude expéri-
grande entreprise du secteur des technolo- mentale pour étudier les effets combinés de
gies de l’information et de la communica- la perspective temporelle de lancement
tion qui s’est appuyé sur des méthodes (court terme et long terme) ainsi qu’une
originales de couplage de création de simulation mentale pour appréhender l’in-
connaissances technologiques et d’explora- certitude et l’intention d’achat (utilisation
tion de valeurs d’usage afin de renouveler et non-utilisation). L’exposition de cette
son approche R&D. Cette activité de démarche souligne les bénéfices liés au
« ciblage prospectif » permet de concilier déploiement de dispositifs de tests de pré-
perspectives technologiques et marchés en lancement de produits tels que la simulation
élaborant des connaissances sur plusieurs mentale afin de mieux comprendre et
scénarios d’offres innovantes. L’originalité anticiper les freins à l’engagement du
de la démarche consiste à implémenter consommateur, notamment dans le cas de
cette activité comme dynamique et non produits très innovants. Par conséquent, les
pas comme une étape supplémentaire d’un connaissances générées par ce type d’ap-
processus d’innovation linéaire et séquen- proche sur la perception des utilisateurs de
tiel. Cette activité est distincte de la R&D la proposition de valeur permettra d’amé-
« classique » de l’entreprise, et se diffé- liorer la conception du business model de
rencie en ce sens sur les méthodes de travail l’entreprise.
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Si ces deux contributions soulignent l’im- activités de création et de réalisation de


portance des interactions avec les utilisa- prototypes. Selon Lô, il représente en ce
teurs et les clients pour affiner les sens un contexte organisationnel favorable
perspectives d’exploration et la proposition à la conjugaison d’activités individuelles
de valeur, Magali Malherbe s’intéresse aux d’exploration (au sein du FabLab) et
relations de coopétition émergeant dans d’activités individuelles d’exploitation (au
les écosystèmes d’affaires (ESA). Par sein de la structure formelle ou business
l’étude d’un ESA dans l’industrie des unit) et donc une quasi-structure dévelop-
services mobiles, cet article montre notam- pant l’ambidextrie contextuelle (au sens
ment que des coopétitions verticales entre de Gibson et Birkinshaw, 2004). Si ce
acteurs puissants peuvent avoir des effets dispositif s’avère prometteur, l’auteur sou-
dévastateurs sur l’écosystème. L’auteure ligne la nécessité de mettre en place des
suggère de privilégier des coopétitions mécanismes fins de pilotage et de manage-
traversant différentes industries, permettant ment afin de s’assurer notamment que les
ainsi de remédier aux conflits de rôle. productions issues du FabLab viennent
Manager autrement suppose donc de la part nourrir les activités des business units,
des décideurs qu’ils développent une capa- condition nécessaire à l’accomplissement
cité à évoluer dans des environnements de l’ambidextrie contextuelle (Dupouët et
complexes et multiples reposant sur une Barlatier, 2011).
division du leadership mais aussi que soient
définies des règles pouvant éviter les conflits
II – DÉPLACER LE
de rôle entre acteurs. Un écosystème rend
MANAGEMENT : L’INNOVATION
les relations entre acteurs particulièrement
MANAGÉRIALE
complexes, et sa pérennisation n’est pos-
sible que si le management vertical est Si le management de l’innovation repose sur
complété par un management plus horizon- une gestion des transgressions et déstabili-
tal et diagonal. sations, les frontières du management sont
Enfin, au-delà de l’environnement externe à directement impactées par l’innovation
l’entreprise, l’émergence d’alternatives se managériale. La littérature traitant de l’in-
situe également au sein de l’organisation qui novation managériale s’est considérable-
peut favoriser de nouvelles dynamiques et ment développée ces dernières années. Les
dispositifs organisationnels. L’article de principales approches se sont majoritaire-
Amadou Lô montre qu’un FabLab d’en- ment intéressées soit aux déterminants de
treprise peut jouer ce rôle d’accélérateur l’innovation managériale (Heyden et al.,
d’innovation en stimulant les capacités 2015 ; Vaccaro et al., 2012), soit à
d’exploration des employés. Cet espace de l’influence de l’innovation managériale
travail collaboratif, en mettant à disposition sur la performance générale de l’organisa-
un espace et des outils technologiques et tion (Camisón et Villar-López, 2014 ;
méthodologiques, traditionnels (comme un Volberda et al., 2013 ; Walker et al.,
fer à souder, etc.) ou de pointe (imprimantes 2010). Cette apparente unité thématique a
3D, découpeuse laser, etc.), permettent aux été mise à jour récemment par deux méta-
employés de s’adonner à leur guise à des analyses présentant une synthèse de la
Management alternatif 15

littérature sur l’innovation (Crossan et relation qui a fait l’objet de nombreuses


Apaydin, 2010 ; Keupp et al., 2012). Au recherches sans démontrer une stabilité très
contraire d’une réelle unité, elles mettent en forte. C’est en combinant plusieurs littéra-
évidence la fragmentation des recherches tures sur le management de l’innovation que
dans le domaine, notamment en raison des cette recherche propose de tester la relation
disparités en termes de niveau d’analyse entre le contexte organisationnel, la créa-
voire d’inconsistances théoriques. tivité et l’innovation ambidextre en posi-
Plus précisément, la recherche de Crossan tionnant la créativité comme une variable
et Apaydin (2010) souligne la difficulté médiatrice.
de considérer les résultats des recherches En mobilisant un échantillon de 307
passées comme cumulatifs. Ils insistent entreprises de la région Rhône-Alpes ces
alors sur l’importance d’aborder l’innova- auteurs apportent deux contributions au
tion managériale en tenant compte aujourd’- domaine. Premièrement, cette recherche
hui de la nécessité de délimiter le niveau confirme que le contexte organisationnel
d’analyse pour mieux appréhender l’in- constitue un antécédent de la créativité.
fluence des managers dans le processus Deuxièmement, la principale contribution
de développement d’une innovation. Cet réside dans le fait que la créativité tient un
aspect est d’autant plus important de nos rôle médiateur entre le contexte organisa-
jours car les différents contextes dans tionnel et l’innovation ambidextre. Il est
lesquels évoluent les entreprises n’ont cessé intéressant de constater que ces résultats
de se complexifier avec la prise en compte permettent d’envisager la créativité non plus
d’un ensemble grandissant de parties pren- comme un élément du contexte organisa-
antes. Cela a conduit les acteurs à adopter de tionnel mais comme la variable manquante
nouveaux points de vue et à expérimenter entre le contexte organisationnel et l’inno-
de nouvelles pratiques managériales. Trois vation ambidextre. Cela a pour conséquence
articles de ce numéro s’inscrivent dans cette de déplacer le rôle classique dévolu aux
thématique. managers souhaitant favoriser l’innovation
Sébastien Brion et Caroline Mothe cher- dans leur organisation. En effet, ces derniers
chent à approfondir les résultats des doivent plutôt s’attacher à créer un contexte
recherches antérieures ayant montré un organisationnel favorable à la créativité
impact positif, d’une part, du contexte qu’à la mise en place de dispositifs
organisationnel sur l’innovation et, d’autre spécifiques permettant de combiner innova-
part, de la créativité sur l’innovation, ces tion d’exploration et innovation d’exploita-
dernières affichant une grande diversité de tion. Plus spécifiquement ces auteurs
résultats (Sarroghi et al., 2015). En se évoquent la mise en place d’une forme de
concentrant sur l’innovation ambidextre management paradoxal. En effet les mana-
(innovation d’exploration et d’exploitation) gers doivent faire face à des tensions dans
qui reste complexe à développer au sein la mise en place de pratiques favorisant
d’une organisation en raison d’objectifs d’une part, la prise de risque et d’autre part,
contradictoires, les auteurs essayent de le management de la performance, ces
dépasser la relation directe entre contexte pratiques devant être circonscrites à la
organisationnel et innovation ambidextre, créativité et non directement à l’innovation
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ambidextre. Cela remet notamment en cause un cadre méthodologique destiné à analyser


les pratiques des managers relatifs à un les objets de management perçus comme
pilotage strict de l’innovation en amont. innovants. L’idée est notamment de faire
Sonia Adam-Ledunois et Sébastien Damart émerger des ruptures qui sont à la source de
rappellent quant à eux que l’innovation l’innovation, en confrontant les éléments
managériale a reçu une attention relative- constitutifs d’un « objet de management »
ment tardive. Cela les conduit à présenter (par exemple d’une innovation) et l’état
plusieurs définitions qui mobilisent chacune des pratiques et des connaissances. Cela doit
les termes de pratiques, processus et struc- permettre de déterminer le degré de nou-
tures présentant une nouveauté (Hamel et veauté d’un objet de management, et donc si
Mol, 2008 ; Vaccaro et al., 2012). C’est sur ce dernier peut réellement être considéré
ce point de nouveauté qu’ils insistent en comme une innovation. Cette recherche
affirmant que la plupart des recherches apporte donc une première contribution :
passées s’intéressent à l’innovation mana- la possibilité de déterminer le degré de
gériale sans déterminer le degré de nou- nouveauté d’une innovation managériale. À
veauté d’un objet de management. En effet partir de cet apport, les auteurs présentent
la majeure partie des travaux sur l’innova- un prolongement de leur analyse méthodo-
tion managériale concerne l’identification logique comme une sorte d’outil permettant
d’antécédents, les facteurs de diffusion et de détecter des innovations managériales
d’appropriation ou encore son impact sur potentielles dans un autre domaine d’usage,
des mesures de performance organisation- par la mise en évidence de zones de ruptures
nelle. Sur cette base, les auteurs insistent contextuelles et/ou conceptuelles.
donc sur la nécessité de pouvoir déterminer Enfin, de leur côté, Marouane Khallouk,
le degré de nouveauté d’une innovation Sophie Mignon et Marc Robert s’intéressent
managériale sur la base d’une approche à l’innovation managériale dans des orga-
méthodologique précise. nisations non gouvernementales (ONG). Ils
À partir d’une revue de littérature présentant proposent une étude de cas menée auprès de
de nombreuses définitions de l’innovation deux ONG internationales ayant intégré une
managériale, il apparaît important de dis- innovation managériale. Ces organisations
tinguer deux approches différentes du recrutent un nombre grandissant d’anciens
concept selon Adam-Ledunois et Damart : salariés d’entreprises privées, ce qui favo-
une approche que l’on pourrait qualifier rise l’innovation managériale par l’im-
de contextuelle et une approche davantage portation de pratiques issues du secteur
conceptuelle. Dans cette perspective, le marchand. Les auteurs indiquent aussi que
caractère de nouveauté lié à une innovation la pression des bailleurs de fonds peut avoir
managériale provient soit d’une rupture des effets positifs en termes d’innovation
avec une situation donnée et/ou avec les managériale. Il ne s’agit cependant pas
pratiques en vigueur dans l’organisation d’innovations radicales, de l’invention
(approche contextuelle), soit d’une rupture complètement nouvelle de pratiques ou
avec les théories et les principes du de méthodes de management, mais d’une
management (approche conceptuelle). C’est forme d’innovation que les auteurs quali-
sur cette base que les auteurs ont développé fient d’incrémentale. Les ONG adoptent
Management alternatif 17

simplement des pratiques ou des méthodes pratiques, valeurs, normes et critères de


de management déjà existantes mais qui distinction établis au sein de l’espace
sont nouvelles pour elles. dominant (…) et qui cherche à en expéri-
Or, selon Khallouk et al., les ONG ont menter d’autres ». Il s’agit donc de suivre
souvent des cultures organisationnelles et d’analyser comment certains acteurs
particulièrement fortes : pour être adoptées, cherchent à expérimenter l’alternatif par
les innovations managériales doivent donc la création (ou la réorientation) d’une
être cohérentes avec cette culture. Les organisation.
auteurs insistent ainsi sur le fait que, dans Ce courant de recherche émergent est
les ONG, les managers doivent mettre en soutenu par un intérêt croissant pour les
place un « management par la confiance ». pratiques de gestion spécifiques au monde
Cela va se manifester par l’emploi d’un des associations (Eynaud, 2006 ; 2010 ;
processus participatif où tous les membres Detchessahar et al., 2010 ; Hoarau et
sont engagés dans la détection des pro- Laville, 2013 ; Parigot, 2016), de la
blèmes et l’identification de solutions. solidarité internationale (Quéinnec et Iga-
Ce cadre faciliterait le développement et lens, 2004 ; Garbe, 2015) ou de l’économie
l’adoption d’innovations managériales. Au sociale et solidaire (Chedotel et Pujol,
final, les auteurs montrent que l’innovation 2012 ; Mammar El Hadj et al., 2015).
managériale peut se traduire par des effets Les organisations issues de mouvements
positifs sur la réalisation des missions sociaux (Spicer et Böhm, 2007 ; de Bakker
sociales des ONG. et al., 2013 ; Peton et Pezé, 2014) et de
collectifs militants (Reedy, 2014 ; Farias,
à paraître ; Massa, à paraître) sont aussi
III – SUBVERTIR
traversées par des enjeux de gestion
L’ORGANISATION : LE
spécifiques. La troisième piste ouverte par
MANAGEMENT DES
ce numéro consiste donc à poursuivre ce
ORGANISATIONS ALTERNATIVES
programme de recherche émergent.
La recherche en gestion s’intéresse depuis Léa Dorion propose une conceptualisation
longtemps à la variété des formes organi- originale de ces organisations alternatives.
sationnelles possibles. Plus récemment, Contre l’idée d’une alternative stable, figée,
certains auteurs ont commencé à étudier clairement identifiée, l’auteure affirme que,
ce que l’on peut nommer des organisations vigilantes aux exclusions et oppressions
« alternatives » (Parker et al., 2014 ; qu’elles pourraient produire ou reproduire,
Reedy, 2014 ; Reedy et al., 2016 ; Parigot, ces organisations repensent en permanence
2016 ; Farias, à paraître). Il ne s’agit plus leur positionnement vis-à-vis de modèles
tant d’illustrer la diversité des formes établis et de systèmes dominants. La
organisationnelles que d’étudier les altéra- relation à un « dehors constitutif » (ou,
tions possibles de l’organisation et du plutôt, à « des dehors constitutifs multiples
management. S’appuyant sur l’ouvrage de et mouvants »), au cœur du positionnement
Parker et al. (2014), Parigot (2016, p. 12) alternatif de ces organisations, est cons-
propose par exemple de qualifier d’alterna- tamment redéfinie : l’altérité est construite
tive toute organisation « qui rejette les et reconstruite de manière réflexive, elle
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est « performée » de manière « réitéra- le fait de multinationales. Cette relation


tive ». Cette dynamique est liée à la entre grandes organisations multinationa-
centralité du désaccord, du « dissensus » les et petites associations locales pose
(Rancière, 1998). C’est aussi que « l’ob- alors de nombreux défis managériaux et
jectif d’émancipation [des organisations organisationnels.
alternatives] est en permanence altéré par Dumalanède s’intéresse à un cas atypique
les lieux d’exclusions qui entrainent une car initié par une ONG. Comme l’écrit
redéfinition de ces objectifs » (Dorion, ce l’auteure, « L’originalité du cas réside
numéro). Comme toute organisation elles dans la volonté de l’ONG de pérenniser
produisent des normes excluantes, mais un programme d’accès à l’énergie via des
leurs membres en sont conscients et mécanismes se rapprochant de l’économie
renégocient en permanence les frontières de marché et l’adoption d’un statut
de leur propre altérité : « une organisation d’entreprise sociale. » Cette situation est
alternative produit de façon performative intéressante en ce que les ONG internatio-
et réflexive des exclusions qui viennent en nales sont souvent critiquées pour leurs
retour l’altérer ». Le caractère alternatif interventions ponctuelles aux effets limités
d’une organisation est donc conçu comme par le manque d’implication des commu-
un processus d’exclusions et d’altérations nautés locales. La difficulté est cependant
successives. que ces ONG n’ont souvent pas d’expé-
Trois articles de ce numéro spécial rience commerciale antérieure, et doivent
s’intéressent à des organisations alternati- donc surmonter de nombreux défis mana-
ves. Constance Dumalanède s’intéresse au gériaux. L’auteure étudie le cas Nafa Naana,
rôle joué par les ONG dans ce que Prahalad une entreprise sociale issue de la volonté de
et Hart ont nommé les stratégies « Bottom pérenniser un programme de développe-
of the Pyramid » (ou « BoP »). Ces ment énergétique initié par Entrepreneurs
stratégies, qui ciblent les populations les du Monde au Burkina Faso. L’ONG joue
plus pauvres, étaient au départ pensées alors le rôle « d’incubateur d’innovations
pour des entreprises multinationales : il sociales et environnementales » vis-à-vis
s’agissait d’actions commerciales visant de l’entreprise sociale.
les populations les plus pauvres (mais Il est intéressant de noter que les défis de
nombreuses, ce qui laisse entrevoir la cette situation atypique se traduisent dans
possibilité de dégager un profit) permettant la forme organisationnelle choisie. En
au passage de lutter contre la pauvreté. Or, effet, pour Dumalanède, c’est la volonté
l’auteure remarque que ces stratégies sont « d’encourager la création équilibrée de
souvent le fait de partenariats entre acteurs valeur sociale et économique pour l’en-
hétérogènes, allant des grandes firmes semble des acteurs impliqués » qui explique
multinationales aux organisations à but l’adoption d’une forme alternative d’orga-
non lucratif en passant par les entrepre- nisation, une structure hybride qui matéria-
neurs sociaux et les entreprises locales de lise le compromis nécessaire à la poursuite
tailles diverses. Surtout, le rôle des ONG d’objectifs hétérogènes à concilier.
implantées localement est toujours impor- Ce sont aussi des ONG qu’étudient
tant, même lorsque les stratégies BoP sont Khallouk et al. mais cette fois pour
Management alternatif 19

comprendre comment les organisations le fonctionnement des organisations (alter-


alternatives appréhendent l’innovation natives notamment). L’auteure montre que
managériale. En effet, selon Khallouk les organisations sont traversées par des
et al., les ONG sont soumises à des pressions contradictoires (le consensus
« spécificités majeures » qui les condui- et le conflit, le personnel et le politique,
sent à des problématiques managériales la hiérarchie et la participation collective)
propres : « une focalisation sur la réalisa- auxquelles le féminisme a apporté des
tion d’une mission sociale et non sur réponses originales que l’on peut résumer
la recherche de profit ; une absence par le concept de dissonance organisée.
d’actionnaires mais une multiplicité et En associant des phénomènes supposés
diversité de parties prenantes ; et une forte antagonistes, en les articulant et les
dépendance financière à l’égard de bail- combinant dans des arrangements organi-
leurs de fonds aux attentes différentes sationnels complexes (« dissonants »), les
de celles des investisseurs du secteur à organisations (alternatives notamment)
but lucratif. » Ces spécificités posent des parviennent à produire des solutions origi-
défis particuliers de gestion des carrières, nales (même si instables et constamment
notamment depuis que les ONG recrutent renégociées) aux problématiques qui les
des personnes n’adhérant pas nécessaire- touchent. Les membres de chaque organi-
ment à l’ethos humanitaire (Garbe, 2015 ; sation doivent alors réaliser des choix et
Garbe et Cadin, 2015). Elles rendent aussi c’est « l’arbitrage des acteurs au sein de
délicate l’importation de techniques fon- rapports dialectiques », mettant le désac-
dées sur la recherche d’efficience. cord et la dissonance au cœur du phéno-
À contre-courant de la littérature, qui mène organisationnel, qui déplace les
regrette généralement la pression des bail- frontières du management.
leurs de fonds, Khallouk et al. remarquent
que celle-ci peut permettre « aux membres
EN CONCLUSION : MANAGEMENT
actifs sur le terrain d’améliorer la réalisation
ALTERNATIF, MANAGEMENT
de leurs actions et ainsi de mieux réaliser
SANS FRONTIÈRES ?
leur mission sociale. » Les auteurs men-
tionnent ainsi des gains de temps liés à un Au regard des contributions de ce 25e
reporting allégé (une observation à nouveau numéro spécial RFG-AIMS nous pouvons
très à contre-courant de ce que décrit la dresser le constat que le management
littérature) et « une plus grande réactivité alternatif émerge lorsque les limites des
localement possible grâce à l’autonomie de organisations doivent être repoussées ou
décision ». Au final, les auteurs plaident s’effacer, que cela soit ici en matière de
pour une meilleure compréhension des management de l’innovation, d’innovation
spécificités des organisations alternatives managériale ou d’altérations organisation-
afin d’en saisir l’influence sur l’innovation nelles. Que l’éclosion d’alternatives soit le
managériale. résultat d’une stratégie délibérée ou bien
Enfin, Dorion revient sur l’histoire des d’évènements et stimulus externes à l’orga-
organisations féministes et sur ce que le nisation, le management alternatif oscille
féminisme peut nous enseigner concernant entre le changement incrémental et la
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découverte et l’instanciation de pratiques de dépasser la limite des capacités et


tout à fait nouvelles. Management alternatif compétences des organisations, des talents
ou management d’alternatives, l’objectif et du « savoir-voir » de l’équipe managé-
peut être de réduire les dysfonctionnements riale en place et contre le maintien de
et surmonter les tensions organisationnelles schémas et modes de fonctionnement
afin de rendre l’organisation toujours plus établis.
performante, ou au contraire d’accepter les Dans le second cas, il s’agit au contraire
tensions, de rejeter l’idée d’un fonctionne- d’accepter les couples de concepts contra-
ment « normal » voire même de refuser dictoires et d’y voir une source de tension
l’idéologie de la performance. positive, une dissonance organisationnelle
Dans le premier cas, le rôle du management propre à enrichir les pratiques. La con-
est de détecter et de comprendre les sources tradiction, la différence, les altérations
de dysfonctionnements fondamentaux, continues, les transgressions ordinaires
d’identifier les faiblesses, les défis de rendraient ainsi les organisations plus
demain et/ou les dilemmes propres à son réflexives. Les frontières et fonctionne-
organisation qui sont difficiles à concilier, ments organisationnels sont alors déplacés
voire qui paraissent insurmontables, par une remise en cause permanente de
comme peuvent l’être différenciation et compromis instables.
intégration, décentralisation et discipline, Que ce soit au nom de la performance
exploration et exploitation, etc. À l’instar (innovations disruptives, « ubérisation »,
des préconisations d’Hamel (2006), il etc.) ou de sa contestation (tiers lieux,
s’agit ensuite de chercher de nouveaux solidarité internationale, etc.), le déplace-
principes, de déconstruire les orthodoxies ment des frontières du management devrait
managériales et de puiser dans les analo- être au cœur des préoccupations des
gies afin de concevoir de nouvelles chercheurs en gestion, faisant du manage-
manières de gérer l’exceptionnel et/ou ment alternatif un horizon très prometteur
l’inattendu. Bien entendu, cela implique en termes de recherches futures.

BIBLIOGRAPHIE
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