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Monsieur Patrick Champagne

La restructuration de l'espace villageois


In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 1, n°3, mai 1975. pp. 43-67.

Zusammenfassung
Die Restrukturierung des Dorfes als Raum
Ist das Dorf immer eine geeignete Analyseeinheit, um die bäuerliche Welt zu untersuchen ? Die praktischen Probleme, die bei
der Begrenzung eines westfranzösischen Dorfes als Untersuchungseinheit auftraten, führen zu einer Infragestellung des
Begriffes "Grappe dcr Dorfbewohner" and der Dorfmonographie als Untersuchimgsmethode. Sind die geographische Mobilitäat
der Dorfbewohner, die Ausdehnung der täglich zurückgelegten Entfernungen, niit einem Wort die Veränderimgen des sozialen
Raumes der Bauern, nicht Phanomene, die eine rein geographische Abgrenzung des Untersuchungsraumes untersagen ? Das
Dorf, das weder ein geschlossener Mikrokosmos ist, noch eine einfache Zusammenfassung von Bewohnern ohne Beziehungen
untereinander, hat eine Zwischenstellung, die es erlaubt, die Frage nach den Beziehungen zwischen sozialen Gruppen und
geographischem Raum zu stellen.

Abstract
The restructuring of the village
Does the village nccessarily conslitute a pertinent analytical entity in the study of the peasant environment ? The practical
problems encountered in the study of a village in the west of France have led us to question the definition of the "village group",
as well as the limits of the latter and the value of the local monograph as a survey method. The geographical mobility of village
populations, the increase in the range of daily movements, and the transformation of the peasant's social space, are they not in
fact processes which prohibit the strictly geographical delimitation of the entity under study ? Being neither a closed microcosm,
nor a simple collection of unrelated inhabitants, the intermediate position of the village allows us to examine the relationship that
develops between social groups and the social space.

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Champagne Patrick. La restructuration de l'espace villageois. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 1, n°3, mai
1975. pp. 43-67.

doi : 10.3406/arss.1975.3412

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1975_num_1_3_3412
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PATRICK CHAMPAGNE

la restructuration

de l'espace villageois

S'agissant d'étudier le "pouvoir local" dans les "socié térisées par une singularité propre" et ayant "une
tés rurales", il n'est pas de méthode apparemment individualité riche de forme et de contenu" (4), les
mieux fondée ni plus adéquate à l'objet que la monograp sociétés villageoises sont considérées le plus souvent
hie de village dans la mesure où ce type de société comme autant de micro-sociétés pratiquement isolées,
semble être constitué par un ensemble de "collectivi analogues à celles qu'étudient les ethnologues de sorte
tés locales" relativement autonomes à l'intérieur d'une qu'il peut paraître légitime, par un "parti scientifique
"société plus englobante" (1). Si l'emploi de la métho de départ" de leur appliquer les méthodes d'enquête
de etlinographique a été étendu à d'autres secteurs de et aussi les problématiques produites par les ethno
la sociologie, et notamment à l'étude des collectivi logues et de traiter chaque collectivité rurale comme
tés "urbaines" (2), on s'accorde cependant à recon une "totalité" c'est-à-dire "comme un système social
naître qu'elle représente la méthode par excellence ayant sa structure et ses mécanismes de fonctionne
de la sociologie rurale (3) : "unités sociales ment" (5).

(1) H. Mendras, "Sociologie du milieu rural" in Traité de so En France, outre le courant folkloriste - sorte de sous-
ciologie, publié sous la direction de G. Gurvitch, Paris, PUF, section autonome de l'ethnologie ou, si l'on veut, autre nom
1958, tome I, pp. 315-331. donné à l'ethnologie lorsqu'elle s'applique aux sociétés ind
oeuropéennes - représenté notamment par A. Van Gennep et
(2) On peut citer, en particulier, les deux grandes enquêtes A. Varagnac, l'étude des sociétés rurales a été menée en
qui ont servi de modèles à la plupart des recherches de so grande partie par des ethnologues de formation ou selon les
ciologie urbaine, celle des Lynd à Middletown qui a été con méthodes ethnographiques (enquête de L. Bernot et R. Blan-
çue explicitement selon les méthodes ethnographiques et celle card à Nouville, enquête de L. Wylie dans le Vaucluse et
de l'ethnologue de formation et de terrain L. Warner à en Vendée, enquêtes menées dans le Châtillonnais par le Labo
Yankee City. ratoire d'anthropologie sociale, etc. ).
(3) Les premières enquêtes entreprises aux Etats Unis entre (4) P. Rambaud, "Le village suisse", Communautés, 33,
1909 et 1920 sur les villages ruraux se présentaient, pour la janv. - juin 1973, pp. 202-204.
plupart, comme les enquêtes des ethnologues, sous la forme
de monographies locales; postérieurement un certain nombre (5) Les collectivités rurales françaises, publié sous la direc
d'ethnologues américains ont eux-mêmes étudié les sociétés tionde M. Jollivet et H. Mendras, Paris, A. Colin, 1971,
paysannes de l'Amérique Centrale et de l'Amérique du Sud. p. 74.
Patrick Champagne 44

Se donner comme objet d'étudier "le pouvoir local", ce "groupe" ? Si l'on considère le pouvoir non pas
c'est-à-dire les relations de domination qui s'instau comme une "chose" que s'approprieraient certains indi
rent à l'intérieur d'une "collectivité locale", n'est-ce vidus, ceux qui sont socialement désignés comme
pas cependant évacuer par avance le problème de "ayant du pouvoir" à l'intérieur d'une "collectivité lo
l'unité pertinente d'analyse en présupposant première cale" donnée, mais comme l'ensemble des relations
ment que toute collectivité locale forme un "groupe" de dépendance qui s'instaurent entre des positions so-
et deuxièmement que l'on peut analyser chaque collec ciologiquement caractérisées, on peut se demander si
tivité locale comme un champ clos de ppuvoir et met le village, c'est-à-dire l'ensemble des individus ré
tre ainsi entre parenthèses les processus de dominat sidant à l'intérieur d'un même espace géographique,
ion qui s'exercent de l'extérieur sur les membres de constitue l'unité la plus adéquate à une telle recherche.

LES LIMITES DE LA MONOGRAPHIE VILLAGEOISE

L'utilisation, dans le cadre de l'étude monographique fixer avec précision et de façon immédiate les limites
d'un village situé au nord du département de la d'une prison, d'un hôpital psychiatrique ou d'un cou
Mayenne (6), de la méthode statistique, qui est traditio vent, bref de ces "institutions totales" qui, comme le
nnellement associée aux techniques d'enquête proprement note E. Goffman, se définissent par une séparation
sociologiques, a au moins le mérite de faire surgir visible avec l'extérieur, matérialisée le plus souvent
d'emblée un certain nombre de difficultés pratiques de par des barrières marquant nettement les limites de
délimitation généralement éludées par l'emploi mécanique l'institution (7). Ü n'en est pas de même des "collec
de la méthode ethnographique. Comme la monographie tivités locales" qu'il s'agisse d'un village, d'un canton
locale, mais de manière plus brutale, la méthode statis ou a fortiori d'un quartier urbain : nul obstacle, matér
tique doit définir des aires précises de recensement et ielou institutionnel, ne vient s'opposer aux déplace
oblige de ce fait à découper et à isoler des populations mentsdes individus ou aux échanges avec l'extérieur.
qui ne sont pas nécessairement divisées, dans la réalité, En raison des phénomènes de mobilité spatiale, tem
de façon aussi tranchée, de sorte qu'il n'est pas d'opé poraire ou définitive, régulière ou non, toute délimita
ration de codage qui ne pose, à travers le choix des ca tion de l'objet par le territoire et/ou par la population
tégories statistiques, la question des limites de l'objet. est condamnée à tomber dans un certain nombre d'an
tinomies.

La population et le territoire

L'instabilité relative des rapports qui s'établissent La population de la commune de St-Pierre-sur-Béhier est passée
entre les individus et le territoire constitue sans entre 1954 et 1968 de 944 à 833 habitants tandis que plus de 500
doute la difficulté la plus immédiate à laquelle se individus quittaient ou venaient s'installer dans la commune. Sur
heurte l'emploi de la monographie de village. On peut la cohorte des individus qui sont nés dans- la commune entre
1912 et 1922, on constate qu'une faible proportion seulement
(17 %) demeurent encore en 1968 dans la commune, le reste de
la cohorte se dispersant en différents points du territoire . Doit-
on alors suivre les individus instables et mobiles dans les ter
ritoires changeants sur lesquels ils se déplacent et abandonner
partiellement l'aire géographique choisie initialement ? Les
phénomènes migratoires eux-mêmes ne se laissent pas définir
univoquement. On peut, par commodité statistique, définir com
(6) Cet article est le résultat partiel de recherches menées me migrant tout individu qui entre ou sort du territoire commun
dans le cadre de l'Institut national de la> recherche agronomique al ; en ce cas, le nombre des départs entre 1955 et 1972, cal
et du Centre de sociologie européenne depuis 1972 dans une culé à partir des radiations sur les listes électorales s'élève
commune de la Mayenne que nous appellerons St Pierre-sur- à 421 et celui des entrées à 185. Cependant, ce recensement des
Béhier. Le choix du département de la Mayenne comme terrain populations migrantes est plus juridique que réel : 27,5 % des
d'enquête se justifiait par le caractère "rural" de ce départe individus qui ont quitté le territoire communal se sont installés
mentvoué essentiellement à l'activité agricole en 1954, les dans une commune voisine alors que 41 % des "nouveaux venus"
communes dites "rurales" (moins de 2 000 habitants agglomérés demeuraient antérieurement dans une commune limitrophe et
:

au bourg selon la définition de l'INSEE) regroupaient 75,2 % étaient pour la plupart liés à la population communale par des
de la population du département ; en 1968, la population rurale relations de parenté et de voisinage.
demeurait largement majoritaire (66,4 %) . Faiblement scolarisé
jusqu'à une^. date récente, peu industrialisé et tardivement élec-
trifië, le département de la Mayenne constituait ainsi un terrain
particulièrement favorable pour appréhender les transformations
qui ont affecté les populations villageoises encore fortement iso
lées, il y a quelques années, dans les régions de bocage notam
ment. (7) E. Goffman, Asiles, Paris, Ed. de Minuit, 1968, 447 p.
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scolaire ou ceux qui travaillent dans une ville proche


le
Outre problème
les difficultés
de la délimitation
soulevées se
par heurte
le cas audesfaitmigrants,
que les et reviennent régulièrement au village,- les catégories
individus ne sont pas tous présents au même degré à de populations instables qui, comme les apprentis ou
l'intérieur du territoire communal. Les espaces de dé les salariés agricoles, disparaissent du territoire com
placements des populations villageoises, c'est-à-dire munal d'un recensement de population à l'autre ? Pour
l'ensemble des lieux occupés physiquement par les indi prendre un cas extrême mais non exceptionnel, où
vidus demeurant dans un village ne sont ni réductibles classera-t-on tel individu qui travaille comme employé
à l'espace communal, ni les mêmes pour tous les habi des PTT à Paris, revient tous les week ends au vil
tants. L'absence de moyens de locomotion, en limitant lage chez ses parents, et est fiancé à une fille d'une
les possibilités physiques de déplacement, tend à fixer commune voisine qu'il a connue à un bal local ?
les individus à l'intérieur d'une aire spatiale restreinte
qui se trouve ainsi associée à une population détermi Le solde migratoire réel est pour la plupart des com
née : espace et population se correspondent de sorte munes fortement négatif. Il est, pour St Pierre -sur-
que la notion de village peut désigner en ce cas indiff Béhier de -423 individus depuis 1946 (cf. tableau 1). Ce
éremment un lieu géographique ou la population qui y ré dépeuplement rapide des villages est le résultat de pro
side et y travaille. En permettant un affranchissement cessus qui s'inscrivent dans un espace géographique
différentiel par rapport aux contraintes spatiales, la dif plus vaste que les villages et entrame une transformat
fusion de l'automobile rend possible une diversification ion de la distribution spatiale et professionnelle des
des espaces pratiques des différentes catégories de po individus au niveau régional. En 1861, près des 2/3 de
pulations et entraîne une disjonction des relations entre la population du département de la Mayenne étaient re
territoire et population. Les populations villageoises ne groupés dans des communes de 1 000 à 5 000 habitants
vivent plus aussi totalement à l'intérieur de la commun contre 1/3 seulement en 1968 ; alors que la population
e et inversement, un nombre croissant d'individus globale de ce département passait, durant la même pé
étrangers au village s'y rendent régulièrement ou oc riode, de 375 153 à 251 660 habitants, le nombre des
casion el ement . Est-il possible dès lors d'inclure communes faiblement peuplées (500 habitants et moins)
indifféremment, dans le "groupe villageois", les pay passait de 34 à 125 tandis que trois agglomérations ur
sans qui ne sortent pratiquement jamais du village, les baines se développaient, regroupant à elles seules près
fils de ruraux qui sont internes dans un établissement du quart de la population départementale (cf. tableau 2 ).

Tableau 1 SOLDE NATUREL ET SOLDE MIGRATOIRE REEL DE


SAINT PIERRE -SUR-BEHIER DE 1901 A 1968

ments
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Í0 —» cCU go_, 'a*CUcu —O -3d rÜeu 1SP^ eu


Soi" C§■3(3 Le maximum de population, à St Pierre-sur-Béhier,
'*

CO ÇX CO Ci ï-l
ii

a été atteint en 1841 avec 1589 habitants, année


de 1901 à 1905 1207 148 123 + 25 9 à partir de laquelle une lente diminution de la
de 1906 à 1910 1223 167 106 + 61 - 51 lation s'est produite en 1901, on comptait 1234
habitants répartis en 326 ménages, en 1936,1023
:

de 1911 à 1920 1233 208 229 - 21 - 193 habitants répartis en 2 90 ménages et au


de 1921 à 1925 1019 146 78 + 68 - 32 ment de 1968, 833 habitants et 248 ménages
lement. Parallèlement, le nombre d'exploitations
de 1926 à 1930 1055 132 86 + 46 - 62 agricoles diminuait, passant de 185 en 1906 à 130
de 1931 à 1935 1039 128 72 + 56 - 72 en 1972.
de 1936 à 1945 1023 208 135 + 73 - 59
de 1946 à 1953 1037 168 86 + 82 - 175
de 1954 à 1961 944 171 80 + 91 - 152
de 1962 à 1968 883 87 41 + 46 - 96
Patrick Champagne 46

Ces transferts de populations et l'élargissement des ai


res de déplacements des ruraux sont corrélatifs d'une
Tableau 2 REPARTITION DE LA extension géographique des relations d'échange, de con
POPULATION DU DEPARTEMENT currence et de dépendance des populations villageoises
qui résulte d'une transformation des rapports entre là
DE LA MAYENNE SELON LA TAILLE population paysanne et les autres catégories de popula
tionscomme le montrent, entre autres indicateurs ob
DES COMMUNES jectifs, les changements de la structure socio-professionn
elle départementale . Alors que la population agricole
active qui représente l'essentiel de la population des
1861 1901 1936 1968 communes de petite taille régressait fortement, passant
entre 1954 et 1968 de 75 53 9 à 52 856 , alors que dans
moins de 3,6 7,7 12 8 le même temps diminuaient des catégories d'agents qui
500 habts 19,1
comme le clergé ou les professions libérales (notaires,
de 500 à pharmaciens, etc.), formaient l'encadrement tradition
999 habts 18, 1 27, 1 30 1 26,1 nel des populations villageoises, on observe un accrois
sement important de nouveaux secteurs d'activités qui,
de 1000 à comme l'enseignement, le secteur économique et finan
1999 habts 38,3 32,2 29, 4 23,9
cier ou encore le secteur administratif, exercent,
de 2000 à depuis les centres urbains et si l'on peut dire "à di
4999 habts 26, 1 16, 1 10, 4 8,8 stance", leur action sur le milieu rural. Entre 1954 et
1968, le nombre d'enseignants passait de 1737 à 2996
5000 habts 13,9 16,8 17, 3 alors que la population en âge d'être scolarisée (i.e.
et plus 22, 1
la population de 5 à 19 ans) décroissait de près de la
total 100 100 100 100 moitié ; le secteur du commerce agricole et aliment
aireprogressait entre 1962 et 1968 de 17,7 % et celui
population des établissements financiers de 61, 9 % ; quant à la po
totale du 375 153 313 103 251 343 251 660 pulation employée dans le secteur de l'administration
département économique et sociale, elle passait de 513 personnes en
1954 à 944 en 1968 (cf. tableaux 3 et 4)

.
Source Population par cormnunes d« ; 1801 a 1962,
Département de la Mayenne, IÎNSEE, Direction ré-
:

gionale de Nantes, 63 p. et recensement de popula


tionde 1968.

Tableau L 3 EVOLUTION, POUR LE DEPARTEMENT DE LA


MAYENNE, DE QUELQUES CATEGORIES SOCIO -PROFESSIONNELLE S

Populations villageoises Population à dominante citadine C.S. P. occupées par les


agricoles paysans qui quittent la terre
médico-scial
agriculters com erçants profesions ensigna ts de
et person el person el
sal riés libérales ouvriers employés
artisans clergé service

1954 60 328 15 115 13 269 1 992 547 1 780* 280-.# 5 441 19 575 5 245

1962 51 052 10 781 10 516 1 717 524 2 425 353 4 877 22 347 6 363

1968 46 052 6 604 8 844 1 360 432 2 996 440 5 216 29 708 S 476

Estima tions
Source Recensements de population
:
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La depaysannisation des paysans

Tableau 4 EVOLUTION DE QUELQUES


SECTEURS D'ACTIVITE ECONOMIQUE Peut-on au moins encore justifier la monographie vi
l ageoise en invoquant le fait que chaque "collectivité
POUR LE DEPARTEMENT DE LA rurale" forme une sorte de micro-univers autonome
MAYENNE ayant des critères de hiérarchisation sociale propres
qui définissent un espace social spécifique ? En
d'autres termes, l'espace social des populations rura
lesest-il réductible à la structure sociale villageoise ?
Les interactions désormais quotidiennes, c'est-à-dire
banales, des paysans avec les autres catégories de po
pul ations et surtout la forte dispersion spatiale et so
1954 1962 1968 ciale des familles rurales qui voient la plupart de
leurs membres quitter le village et abandonner le tra
vail de la terre constituent sans doute les médiations
agriculture -forêt 75 169 61 864 52 856 concrètes les plus importantes par lesquelles s'opère,
au niveau de l'expérience vécue, le changement de la
bâtiments et 6 277 7 303 9 420 perception de l'espace social par les paysans et sont
travaux publics au principe d'une transformation du système des coor
industrie données sociales par rapport auquel se situent les in
mécanique 1 997 2 160 3 388 dividus restés au village. Rester à la terre lorsque
tout le monde ou presque reste à la terre, sinon au
articles métal 211 689 1 108 village, c'est rester dans un même groupe, avec les
liques divers mêmes individus, et occuper une position à l'intérieur
construction d'un monde social ayant ses valeurs et ses hiérarchies
53 436 2 488 propres, celles du monde "rural", bref c'est apparte
électrique
nir à des groupes qui s'auto-reproduisent biologiquemcnt
industries 2 231 2 592 3 620 et socialement. Les fils de paysans qui restent aujour
alimentaires d'huià la terre alors que parents, voisins, camarades
commerce agricole d'enfance quittent massivement le village pour se placer
et alimentaire 1 197 1 386 1 844 sur le marché du travail urbain, ne peuvent pas ne pas
de gros percevoir l'activité agricole comme un métier parmi
d'autres possibles comme le montrent par exemple les
banques et 692 783 1 236 discussions sur la parité des revenus du secteur agri
assurances cole avec les autres secteurs économiques, ou de façon
administrations plus évidente, les revendications, chez les jeunes agri
3 552 4 518 5 336 culteurs notamment, sur les congés hebdomadaires et
publiques
le "droit aux vacances". L'affaiblissement, au niveau
régional, du poids numérique et fonctionnel de la pay
Source Recensements de population sannerie, et l'extension des aires de déplacement des
paysans du fait de l'augmentation du nombre de dépla
:

cements obligés au chef -lieu de canton ou à la ville,


en multipliant les occasions de rencontre avec les autres
groupes sociaux ont pour effet de transformer spatiale
La prolongation de la scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans ment l'espace social des villageois et de favoriser la
qui soustrait en partie les enfants à l'autorité familiale comparaison avec le mode de vie "citadin" (cf. tableau 5)
et à la population villageoise, l'intégration progressive
du secteur agricole dans l'économie de marché qui Tout se passe comme si les fils de paysans ne pou
transforme les paysans en petits entrepreneurs soumis vaient ou n'acceptaient de rester à la terre qu'à la
aux contraintes du marché, le renforcement de l'inter condition de nier le statut de paysan et de renier les
vention politico-administrative qui, par un ensemble de valeurs paysannes et leur appartenance au groupe vi
moyens d'incitation ou de détournement (fixation de con l ageois. Si les "conflits de générations" à l'intérieur
ditions d'âge, de diplôme, de surface d'exploitation mi des familles paysannes sont particulièrement aigus,
nima pour bénéficier d'aides diverses) favorise certai les parents étant le plus souvent désemparés devant
nescatégories d'agriculteurs, constituent autant de pro leurs enfants qu.'ils n'arrivent pas "à tenir" ou à rete
cessus qui, indépendamment des phénomènes de mobilit nir sur l'exploitation, c'est que, à travers les générat
é spatiale, suffiraient, par eux-mêmes, à rendre pro ions, ce sont deux modes de vie différents qui s'oppo
blématique l'autonomisation du village comme objet de sent. L'adhésion empressée des jeunes paysans à tout
recherche et à interdire pratiquement la délimitation de ce qui vient de la ville -machines agricoles, vêtements,
groupes villageois nettement distincts. appareils ménagers, etc.- est avant tout négation de la
Patrick Champagne 48

Tableau 5 EVOLUTION DE LA DISTRIBUTION SOCIO -PROFESSIONNELLE


(en %) ENTRE 1954 ET 1968 DANS LES CANTONS LIMITROPHES DE
SAINT PIERRE -SUR-BEHIER

1954 1968
agriculteurs 65,6 60,7 Entre 1954 et 1968, on observe une forte diminution de la
population agricole active, les agriculteurs passant de 7 142
salariés agricoles 9,4 4,0 à 5 248 et les salariés agricoles de 1 020 à 348; il en est de
même de l'artisanat et du commerce qui passe de 1 066 à 752.
personnels de service 2,4 2,9 Durant la même période, on constate un acroissement sensi
blede la population ouvrière (1 360 personnes actives en 1968
ouvriers 8,6 15,7 contre 940 en 1954), des employés (264 contre 153) et des ca
dres (332 contre 212) qui est due à une augmentation sensible
artisans et du nombre des agents encadrant localement les paysans (en
merçants 9,8 8,7 seignants, employés des institutions financières, personnel
des industries laitières, etc.) et au développement de petites
employés 1,4 3,1 entreprises industrielles (biscuiterie, confection, usines de
matières plastiques, chaussures, meubles, bâtiments,
cadres moyens 1,6 3,0 entreprise de récupération de peaux). Parmi la cohorte des
individus nés à St Pierre-sur-Béhier entre 1942 et 1952
cadres supérieurs (220 individus), 1/3 seulement sont restés dans l'agriculture
(aides familiaux dont la plupart partiront au moment de la
et professions libérales 0,4 0,9 succession, fils reprenant la ferme familiale, fille mariée à
autres 0,8 1.1 un agriculteur de la région), 1/3 environ quittaient l'agricul
ture sans capital et sans diplôme pour l'usine ou les emplois
manuels sous-qualifiés (ouvriers, chauffeurs, ou personnel
total 100 100 de service) et 1/3, plus scolarisés, parvenaient à accéder
aux positions inférieures des classes moyennes (petits
population active fonctionnaires -PTT notamment- vendeurs, comptables, ou
totale 10 879 8 644 secrétaires)
.

Source Recensements de population.


:

condition paysanne "traditionnelle" c'est-à-dire négation de gazon et d'arbustes ; le dimanche est désormais un jour
l'opposition rural/urbain qui s'exprime entre autres de sortie, le jour où "il faut sortir du village" parce que,
dans le refus de la dénomination de "paysan" pour comme en milieu urbain, c'est un jour de "loisir".
celle, perçue comme non péjorative, d' "agriculteur"
ou d' "exploitant agricole". La corpulence, moins mass Le fait que les paysans tendent à comparer la position
ive et moins lourde de nombre de jeunes paysans, qu'ils occupent à l'intérieur du village avec celles qui
marque une attention nouvelle pour l'esthétique corpo sont occupées hors du village et hors de l'agriculture
relle qui a cours sur le marché urbain. Le tee-shirt, par les membres de leur phratrie ou par les individus
le jean et les chaussures de sport remplacent le maill appartenant à la même génération qu'eux ayant quitté
otde corps blanc, le pantalon de velours et les sa le village (8) a pour conséquence de modifier les rela
bots ; le costume "fantaisie" acheté à la ville et por tions qui s'établissent entre eux à l'intérieur du village.
téplusieurs fois dans la semaine, chaque fois que l'on Bien que différenciés sous le rapport de l'importance
va en ville, remplace l'austère costume bleu marine
ou gris foncé fait par les couturières du village et mis
seulement le dimanche ou pour les "grandes occasions"
(mariages, baptêmes, décès). L'adoption des modèles
culturels urbains tend à briser l'indistinction entre lieu
de travail et lieu d'habitation, entre temps de travail
et temps de loisirs qui rendait non pertinentes la plu
part des oppositions spatiales, temporelles et sociales
structurant les schemes de perception, de pensée et (8) La comparaison entre les différentes trajectoires sociales
d'action des populations urbaines : l'espace domestique suivies par les membres d'une même phratrie ou d'une même
génération s'impose sans doute plus fortement aujourd'hui aux
est clairement marqué par des fleurs ou des barrières ; villageois du fait des facilités de déplacement qui rendent pos
parfois, on a construit un peu à l'écart des bâtiments sibles des interactions plus fréquentes entre les individus ayant
agricoles un pavillon entouré de massifs de fleurs, de eu des trajectoires sociales très différentes .
49

du patrimoine foncier, de la taille du cheptel ou des


liquidités monétaires thésaurisées, les paysans avaient Sélection sociale et concurrence
cependant en commun une même façon de vivre et de
penser résultant de l'homogénéité des habitus inculqués.
La plupart des enfants de paysans recevaient la même
éducation assurée pour l'essentiel par la famille. Cette
solidarité mécanique ou par similitude, comme dit Est-il encore possible de se fonder, pour justifier la
Durkheim, qui était constitutive ds l'affirmation d'une monographie locale, sur le critère vague et imprécis
manière d'être "paysanne" (9) se trouvait renforcée par du sentiment d'appartenance des individus à la "com
des relations de dépendance et d'interdépendance à base munauté villageoise" ? L'effet de sélection qui résulte
locale. Contraints de vivre avec ce qu'ils avaient de l'inégalité des taux de migration des différentes
"sous la main", c'est-à-dire "sur place", les individus catégories de populations a transformé la structure
demeurant dans le même village constituaient des com morphologique des collectivités villageoises, et corré
munautés d'intérêts, fondées sur un principe de réciproc lativement, le système des relations qui s'établissent
ité,particulièrement durables et intenses entre voisins. entre les individus installés dans le même espace de
On s 'entraidait parce qu'on pouvait toujours "avoir be résidence (10). La disparition progressive des artisans
soin" et on s 'entraidait d'autant plus facilement que l'on et des commerçants des villages, concurrencés par les
appartenait "au même monde" et que l'on pratiquait l'ac "supermarchés" des chefs-lieux de cantons, l'accélé
tivité agricole de la même manière. L'irruption brutale rationdes départs des salariés agricoles et des "petits
et rapide des modèles de comportements urbains et des paysans" (ou de leurs enfants) pour la ville, la plupart
nouvelles techniques agricoles (mais ensilage, élevage pour y exercer des métiers manuels peu qualifiés (n
industriel des porcs et des taurillons, etc.) différencie otamment dans le bâtiment et l'industrie) ont pour effet
de façon particulièrement forte les populations à l'intérieur de modifier les caractéristiques sociales des individus
du village, celles-ci s 'opposant désormais non seulexnent qui restent au village parce qu'ils ont encore "de
dans les manières de vivre mais aussi dans les méthodes l'avenir", c'est-à-dire ici les familles paysannes dont
de travail et de gestion de l'exploitation agricole. l'exploitation est supérieure à 15 hectares et qui sont
La reconstitution, par la bourgeoisie locale des syndi intégrées dans l'économie de marché (11).
cats d'initiative, dans l'atmosphère silencieuse des ex
positions ou des musées régionaux, du mode de vie La disparition de la plupart des manifestations collec
qui était celui de la plupart des familles paysannes il tives solennisant l'unité du "groupe villageois", qu'il
y a encore une vingtaine d'années ("La vie d'hier dans s'agisse des fêtes religieuses telles que les Rogations
la maison du bocage") ou la célébration, dans le ca ou la procession de la Fête-Dieu qui rassemblaient
dre des fêtes communales, de l'agriculture telle qu'elle tous les paysans et artisans de la commune, des fêtes
était pratiquée "autrefois", contribuent à accélérer le agraires comme les "batteries de Sarrazin" par exemp
déclin des valeurs spécifiquement paysannes et des lequi réunissaient nombre de familles paysannes ou
groupes qui les supportent. En enfermant les objets même des fêtes communales qui perdent leur dimension
quotidiens "d'autrefois" dans les lieux de conservation strictement locale et attirent une population plus hétéro
du passé ou en les transformant en objets extra-quoti gènesocialement et spatialement, constitue sans doute
diens de spectacles payants, c'est tout le mode de vie l'indice le plus visible d'une transformation du mode
qui leur est attaché qui se trouve défini comme mode d'agrégation des individus résidant à l'intérieur des vil
de vie "du passé", d'un passé dépassé, inactuel, bref lages. La division des populations villageoises selon les
"traditionnel". La distance culturelle qui sépare le
vieux paysan "traditionnel" et "routinier" du jeune agri
culteur "moderne" vivant à la campagne comme un
citadin, c'est-à-dire tendant à consommer les mêmes
biens, symboliques et matériels, que les populations
"urbaines" permet-elle encore de considérer le villa (10) C'est un effet de sélection du même ordre, mais inverse,
gecomme un groupe ? Les stratégies d'évitement en que l'on peut observer dans les "grands ensembles" : les mé
tre ces deux catégories de populations ne sont-elles canismes qui régissent l'accès à ce secteur particulier du sec
pas, d'une certaine manière, analogues à celles qui teur immobilier conduisent à la formation d'une population aussi
s'instaurent entre les membres des différentes classes hétérogène que les filières d'accession et font "cohabiter des
sociales résidant dans les grands ensembles "urbains" ? catégories sociales qui, d'ordinaire, ne voisinent que dans les
statistiques". Cf. J.C. Chamboredon, M. Lemaire, "Proximité
spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peu
plement", Revue française de sociologie, 9 (1 ) , 1970, p. 33.
(11) Sur l'évolution de la population "rurale" pour l'ensemble du
département de la Mayenne, cf. J. Rochas, "Evolution démograp
hiquede la région des Pays de la Loire", Statistique et déve
loppement, Pays de la Loire, Etudes et Synthèses n°s 4 et 5,
(9) " Lorsque des individus ont en commun des idées, des inté pp. 23-35 et 8-35 C. Thelot, "L'exode agricole de 1900 à
rêts, des sentiments, des occupations que le reste de la popul 2000 dans les Pays de la Loire", Statistique et développement,
;

ation ne partage pas, ils sont poussés, par leur similitude, à Pays de la Loire, Etudes et Synthèses, n° 14, pp. 9-20 ; voir
être comme attirés, à entrer en relations, à s'associer, à for aussi "La population de la Mayenne", Statistique et développe
mer un groupe", E. Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, ment , chiffres et résultats, n° 5, sept. 1973.
PUF, 1969, p. 62.
Patrick Champagne 50

sexes avec ses lieux distincts (cafés, lavoirs) pour les Paradoxalement, le "groupe villageois" pourrait être
hommes et les femmes et qui était institutionnalisée défini moins par la solidarité de ses membres comme le
dans la pratique religieuse, les hommes et les femmes veut l'idéologie de la "communauté villageoise" que par
ayant des bancs séparés, tend à disparaître au profit les conflits d'intérêts qui les opposent. Si l'on peut par
d'un repliement sur le groupe familial restreint qui se ler encore de "groupe villageois", c'est en effet, dans la
manifeste notamment dans la baisse de la pratique reli mesure où les paysans, seuls occupants de l'espace rural
gieuse, dans le nombre croissant de familles allant pra (au moins tendanciellement) , demeurent liés entre eux
tiquer dans les églises des communes voisines comme par des relations de concurrence pour l'occupation du
pour marquer, de façon ostentatoire, Teur distance par sol, ce qui a toujours été le cas mais sans qu'ils le pro
rapport. à la population villageoise et, d'une manière clament aussi ouvertement. L'existence de relations
plus générale, dans le changement de la demande reli d'entraide, d'interdépendance et de dépendance, c'est-
gieuse, plus individuelle que collective, plus privée que à-dire d'intérêts collectifs entre voisins de terres
publique (12) . Les jeunes ménages paysans cherchent à contraignait les individus à censurer les conflits et à
échapper aux contraintes du groupe villageois et mont respecter les convenances : on ne débauchait pas les
rent, au moins apparemment, une indifférence "active" domestiques de ferme employés par un voisin, on lais
à l'égard de leurs voisins : ce qui se passe chez les sait d'abord les terres vacantes au paysan dont l'exploi
autres, cela ne les intéresse pas et ils ne veulent pas tationétait située à proximité, etc. Si la plupart des
le savoir ; ce que les autres racontent sur eux, ils systèmes de relations des populations villageoises ten
feignent de s'en moquer ou de s'en accommoder. Les dent à perdre leur dimension locale -"avec mon argent
générations de ruraux les plus âgées, celles qui ont le je vais où je veux et je fais ce que je veux", dit par
plus vivement ressenti les transformations du groupe exemple un paysan- il reste que les stratégies paysan
villageois et en sont sans doute les plus affectées, évo nes s'organisent toujours autour de la terre, c'est-à-
quent avec nostalgie la vie sociale "d'autrefois", perçue dire autour d'un bien caractérisé par sa localisation.
rétrospectivement comme unie et solidaire par oppo Le marché de la terre reste divisé en une multitude de
sition à l'isolement croissant des familles paysannes micro -marchés locaux juxtaposés dont les limites se
les unes par rapport aux autres et à l'esprit de "ja superposent à pau près à celle des communes : la quasi-
lousie" qui règne aujourd'hui entre les villageois. totalité des agriculteurs n'exploitent que des terres situées
à l'intérieur de leur comrryane et si les transactions fon
cières se sont multipliées en raison notamment de l'au
gmentation du nombre des départs, elles demeurent pour
l'essentiel le fait de paysans appartenant au village.
"Du point de vue du matériel, déclare un paysan, aujourd'hui on
a ce qu'il nous faut. Je travaille intégralement seul, aujourd'hui.
Je n'ai même plus besoin de voir mes voisins et c'est la même
chose de leur côté. Si on veut se voir, il faut vraiment chercher
une occasion, car maintenant, à part un vêlage de temps en temps
et quelques petits services, on n'a guère d'occasion" ; puis, ajou
tant dans une formule qui exprime de façon apparemment contra
dictoire les changements de relations entre voisins : "Les gens Entre 1962 et 1968, 9 agriculteurs seulement se sont installés à
n'ont plus le temps de s 'entraider parce qu'ils ont chacun leur St Pierre-sur-Béhier, et 6 d'entre eux étaient originaires d'une
travail". Plus brutalement, un artisan du bourg déclare : "Autref commune voisine. Entre 1955 et 1972, 36,1 % des surfaces de
ois,lorsqu'il y avait un paysan dans l'embarras, il .y en avait culture n'ont pas changé d'occupants, 31,1 % ont été cédées aux
dix pour le tirer de là. Aujourd'hui, ils sont devenus plus égoïstes. descendants en ligne directe et 7 % à un autre membre de la
Maintenant, c'est à chacun de se débrouiller tout seul." Et les famille, 19,4 % ont été vendues ou louées à des agriculteurs de
tentatives de certains paysans âgés pour conserver artificiellement la commune et 6,4 % seulement à des agriculteurs demeurant
les relations d'entraide sont vouées à l'échec "J'ai essayé d'of dans une commune voisine ou venus s'installer à St Pierre-sur-
frir un coup de main à mes voisins pour pouvoir leur demander le Béhier. C'est dire que les individus en concurrence pour l'oc
:

même coup de main, non pour en profiter mais pour pouvoir avoir cupation du sol communal restent pour l'essentiel étroitement
encore cette petite ambiance d'entraide. Eh bien, ça ne marche localisés au village .
plus ; la femme ne veut plus faire de grands repas ; ça lui fait
du dérangement. Remarquez, si vous avez besoin d'un coup de
main, demandez-le. Jamais, ils ne vous le refuseront, mais
il faut le demander car on ne vous le demandera pas parce que,
au fond, on n'a plus besoin de vous" '
.

L'imposition exercée sur les paysans d'une définition


purement économique de la rentabilité par des agents
ou groupes d'agents extérieurs au village (ingénieurs
agronomes, vulgarisateurs, techniciens et conseillers
(12) Parallèlement à cette modification de la demande religieuse, agricoles, enseignants, etc.) contribue à faire croître
centrée sur la famille et sur la ritualisation privée plutôt que la taille modale des exploitations socialement considé
sur le gioupe villageois et le cérémonial, on observe une trans rées comme "rentables". La demande de terres ainsi
formation de l'offre religieuse, les curés de village -lorsqu'il
y en a encore- abtordant, dans leurs prédications, les problèmes provoquée peut être, notamment dans les régions où
"spirituels" ou les problèmes du "couple" plutôt que les problè ces transformations ont été rapides comme c'est le
mesdu village. cas en Mayenne, supérieure à l'offre qui résulte
51

Tableau 6 REPARTITION DE LA POPULATION ACTIVE DE


SAINT PIERRE -SUR-BEfflER SELON LES CATEGORIES
SOCIO-PROFESSIONNELLES

1906 1936 1972 Le sous-prolétariat rural, constitué le plus souvent par des
paysans sans terres ou ne cultivant que quelques ares repré
sentait une catégorie de population relativement importante
aujourd'hui disparue vers laquelle pouvaient redescendre les
agriculteurs 348 332 253 petits fermiers à la merci d'une mauvaise récolte ou d'une
maladie décimant le cheptel qu'ils possédaient. La catégorie
aides de culture 121 125 57 des domestiques de ferme, ou des salariés agricoles, encore
nombreuse il y a quelques années a fortement régressé : on
domestiques et comptait en 1906, à St Pierre-sur-Béhier, 119 domestiques
salariés agricoles 119 75 de fermes et 121 aides de cultures répartis dans les 128 ex
ploitations de 5 ha et plus en 1972, il ne restait plus que 3
salariés agricoles et 57 aides de cultures. On observe une

;
charrons, bourreliers, évolution semblable pour l'ensemble du département de la
cordiers, maréchaux Mayenne : en 1954, on comptait 15 115 salariés agricoles et
ferrants 13 11 domestiques de fermes constitués pour plus des 3/4 par des
charpentiers, menuis hommes contre 6 C04 en 1968, soit une régression de 56 % en
iers, maçons, canton 14 ans; dans la môme période, la part des salariés agricoles
niers, mécaniciens 19 et domestiques de ferme par rapport à l'ensemble de la po
pulation active agricole passait, en Mayenne, de 27, 5 % à
commerçants (café, 18,8 % tandis que celle des exploitants passait de 50, 3 % à
épicerie, boucherie, 67,7 % (cf. J. Rochas, "Evolution démographique de la région
boulangerie) 14 10 des Pays de la Loire", Statistiques et développement, Pays
de la Loire, Etudes et synthèses, 1972, 5, pp. 8-35). Les
ouvriers d'artisans populations non agricoles des communes rurales ont connu
et employés de com un taux élevé de régression qui équivaut à une disparition
merce 26 20 4 presque totale : en 1906, on comptait à St Pierre-sur-Béhier
une trentaine d'artisans employant autant d'ouvriers (pour
couturières 14 10 2 la plupart des fils de fermiers de la commune), une quinzaine
de commerçants (en fait moitié commerçants, moitié cult
ouvriers d'usines, ivateurs) et autant de couturières. En 1972, il ne restait plus
chauffeurs 2 2 15 que 10 artisans employant 4 ouvriers et 7 commerçants ;
encore conviendrait-il de noter qu'un certain nombre d'entre
cadres et fonction eux ne sont en fait que des "succursales locales" d'entrepri
naires 11 7 8 ses extérieures (commerçants en gros de bétail ou d'aliments
pour le bétail) ayant une clientèle essentiellement extérieure
au village.

des départs des fils de paysans ''non rentables" hors que "tout le monde parte" -en particulier les femme s -
de l'agriculture, renforçant du même coup la concur et qui constatent par ailleurs qu'à la campagne "il n'y
renceentre les paysans qui restent au village comme a plus de place pour tout le monde" -pour les hommes
le montre par exemple l'augmentation du prix des ter notamment- résument, jusque dans leur apparente con
res qui peut atteindre, dans certaines communes, un tradiction, les transformations du groupe villageois.
niveau double du prix moyen (13). Les déclarations des La désertion massive et rapide des campagnes, la ré
paysans qui déplorent que les campagnes se vident et duction des besoins d'entraide du fait de la mécanis
ationdu travail agricole et l'insertion des paysans
à l'intérieur des réseaux de dépendance à base non
locale qui tient, en particulier, à l'unification des
marchés économique et symbolique, ont modifié la
structure de ces groupes à base locale, intégrés par
(13) Sans doute, les prêts importants que peuvent consentir, à l'unité de résidence, qui se trouvent désormais
des taux de faveur ou non, les établissements financiers favo presqu 'exclusivement soumis aux contraintes spécifiques
risent-ils les surenchères à l'achat de la terre. d'un champ de concurrence fonctionnant, d'une certaine
Patrick Champagne 52

manière, comme un jeu à somme nulle En effet les i dividus et se déplace avec eux (14). Qu'ils soient pro
ndividus ne peuvent augmenter la taille de l'enjeu dispo priétaires exploitants ou fermiers, les paysans se

.
nible dans chaque micro-marché et l'accroissement définissent principalement en fonction de leur position
de la taille des exploitations, imposé et favorisé de dans l'espace géographique dans la mesure où celui-
l'extérieur, implique une réduction du nombre d'indivi ci ne constitue pas seulement pour eux un lieu de ré
dus localement en concurrence pour l'occupation du sol. sidence ou un lieu de travail ou un moyen de product
ionou enfin un bien économique mais, de façon indis
sociable, tout cela à la fois. C'est un territoire qu'ils
Les effets de la scolarisation cherchent comme tel à occuper et à s'approprier de
sorte que les stratégies de conservation et d'augmentat
ion du patrimoine paysan se traduisent presque tou
jours au niveau morphologique, par la fixation spatiale
Ce renforcement de la concurrence locale entre pay d'une population peu dense .
sans résidant dans une même commune permet -il
d'autonomiser le village comme cadre de recherche ?
Si l'enjeu (la terre) et les individus en concurrence
(les paysans) sont effectivement "locaux", il reste
que les moyens que peuvent mobiliser les individus
pour l'occupation du sol -c'est-à-dire les différentes
espèces de capital dont ils disposent- dépendent (14) Cette opposition est consacrée par le droit qui opère une
d'agents ou de groupes d'agents extérieurs au villa distinction juridique entre les "meubles" et les "immeubles",
gequi opèrent un choix parmi les différentes caté distinction qui repose, de la même manière, sur les caractères
gories de paysans en fixant des conditions d'âge, physiques de ces deux sortes de biens.
de diplôme, ou de taille d'exploitation, et inter
viennent, de ce fait, dans les relations de concur
rence qui s'instaurent à l'intérieur des villages.
On sait cependant que les populations villageoises
se caractérisent -au moins pour celles qui restent — 1972
ks^í
à la terre- par une très forte stabilité géographiq
ue. Les villages ne sont pas des lieux toujours 40 .
occupés mais jamais par les mêmes personnes
comme c'est le cas des hôtels ou des autobus.
Ils forment des groupes réels d'individus en in 30 .
teraction. L'existence d'un "marché aux ragots" I
dont les limites correspondent à peu près à 1
celles du village, le fait que dans la commune, "tout
le monde connaît tout le monde" ne constituent- 20 .
ils pas, de manière plus décisive, autant d'indices
en faveur de la monographie locale ? De fait, nés ■
dans le même village, scolarisés ensemble à la même
école, souvent camarades de jeux, puis, plus tard, 10
à la fois voisins, collègues, amis et même, parfois
.

parents, la plupart des habitants des villages se con


naissent et entretiennent entre eux des relations inte
rpersonnelles. Dans ces lieux où la densité de popula
tionest faible, les mêmes individus se rencontrent
dans les mêmes endroits, se reconnaissent, s'obser 10 20 30 40
vent et s'informent. Si le rapport des paysans à l'es surface en hectares
pace physique concret et à l'espace social s'est trans
formé, leur mode d'occupation de l'espace est, par Histogramme de la distribution des exploi
contre, resté inchangé. L'attachement, (aux deux sens) tations agricoles à St Pierre -sur-Bêhier
des paysans au sol, implantés sur la même terre de
puis plusieurs générations, est en quelque sorte ins A l'intérieur de la catégorie des exploitants agricoles
crit dans la nature de leur patrimoine, constitué pour elle-même, on observe, au moins tendanciellement,
l'essentiel par de la terre, c'est-à-dire par du capi une diminution sensible des écarts séparant les "petits"
talfixe, ou mieux par du capital immobilisé dans fermiers des "gros" fermiers, le nombre d'exploitations
l'espace par opposition au capital économique mobilier de petite dimension (5 ha et moins) régressant forte
(e.g. liquidités monétaires ou actions de sociétés) qui ment, passant de 160 en 1899 à 7 en 1970 tandis que celui
des exploitations supérieures à 20 ha passait pendant la
se présente sous une forme permettant la circulation même période de 28 à 49.
et la mobilité, mais aussi par opposition au capital
culturel qui est, si l'on peut dire, incorporé aux
53

Les catégories de populations les plus mobiles et les pas seulement dans la mémoire des individus des évé
plus instables étaient celles qui n'avaient que leur nements mais aussi des manières d'être et de penser:
force de travail ou encore celles qui, comme les arti elle constitue l'un des fondements de ce que l'on ap
sans, disposaient d'un capital rudimentaire mais mob pelle communément le "conservatisme paysan", le
ile leur permettant, si le travail venait à manquer au plus souvent attribué à un type de "mentalité", ou
village, d'aller exercer leur métier ailleurs. Quant aux de "tempérament".- Par ailleurs, l'existence d'une
migrations qui ont affecté la petite paysannerie elle- opinion publique réelle, c'est-à-dire d'une opinion pu
même, elles résultent en partie de la* transformation blique produite par un groupe réel d'individus en in
de la structure du patrimoine des familles et, corréla teraction fondé sur des relations d'interconnaissance
tivement, des stratégies de reproduction : le dévelop et (partiellement) d'interdépendance (par opposition à
pement de la scolarisation, en dotant les fils de pay l'opinion publique que produisent les instituts de son
sans d'une espèce de capital non lié à l'espace (i.e . dage par l'agrégation statistique d'opinions individuel
le capital culturel certifié sous forme de titres sco les d'individus atomisés et pris au hasard à l'inté
laires) a eu pour effet de détacher les enfants de la rieur de vastes zones géographiques) (15) est propre
terre dans la mesure où le patrimoine foncier n'était à engendrer cette espèce de "conformisme" du monde
plus le seul bien dont ils pouvaient disposer, et auquel paysan. Comme c'est le cas dans tous les groupes
ils étaient, du même coup, fortement liés, mais une à base locale, c'est-à-dire des groupes dans lesquels
espèce de capital parmi d'autres possibles. Il n'est les individus vivent presque totalement sous le regard
sans doute pas de meilleur moment, pour saisir le ty les uns des autres, les familles paysannes doivent
pe de relations qui s'établit entre l'espace physique d'autant plus compter avec cette opinion collective
et la structure du capital réel et potentiel possédé par qui peut juger tous les actes de leur vie sociale qu'ils
les individus que celui de la succession, moment dé sont plus dépendants des autres membres du groupe.
cisif de l'histoire du patrimoine de la lignée qui, pour
les familles paysannes, constitue aussi le moment où Les "dissidences individuelles", comme dit Durkheim,
se décident souvent les départs de la ferme familiale. sont mal vues parce qu'elles sont perçues comme une
Avant le développement de la scolarisation des cam sorte de défi lancé au groupe tout entier, comme une
pagnes, les stratégies de reproduction de la paysanner volonté de se distinguer qui ne peut être ici que la
ie visaient à écarter de la succession un certain nom manifestation d'une distanciation par rapport au groupe.
bre d'héritiers potentiels (selon le code civil) et Si le recours aux formes urbaines de mobilisation, com
avaient pour objet de les faire partir afin de préserver mele militantisme par exemple, est pratiquement exclu
l'indivision du patrimoine foncier. L'accès à l'ense de ces groupes, c'est que les divisions collectives ex
ignement secondaire, en permettant aux fils de paysans, plicitement constituées prennent le plus souvent une for
de s'approprier une forme de capital ayant cours sur me particuli ère ment aiguë et tenace et risquent de dé
le marché urbain, a dévalué le patrimoine foncier puis truire l'unité d'un groupe qui reste en partie intégré
que les enfants peuvent opposer à la terre, encore oc par l'unité de résidence et à l'intérieur duquel "il
cupée et gérée par les parents et dont ils n'auront la vaut mieux être bien avec tout le monde" et "faire
jouissance que lorsque ceux-ci accepteront de se reti comme tout le monde pour ne pas avoir d'histoires".
rer, leur capital scolaire qui leur permet d'accéder
tout de suite à une position au moins équivalente (en
tous cas perçue comme telle) à la ville. Les données
du problème posé par la transmission et la conservat
ion du patrimoine, se sont trouvées du même coup i Les nécessités de la vie en groupe pour limitées qu'elles soient
nombre de paysans cherchant aujourd'hui comaujourd'hui obligent les individus à taire leurs divisions les
nversées, plus fondamentales Les disputes privées entre voisins risquent
ment retenir au moins un héritier sur l'exploitation. toujours, par le jeu des relations de parenté ou des relations
.

d'interdépendance, de se transformer en divisions collectives,


mobilisant la quasi-totalité de la population villageoise, contrainte

Le "conservatisme" paysan

Si l'on considère enfin le type de sociabilité propre au


monde "rural", ne peut-on y trouver une raison sup
plémentaire en faveur du village comme cadre de re
cherche ? La logique sociale spécifique des relations (15) Cf . P. Bourdieu, "L'opinion publique n'existe pas", Les
qui s'établissent entre paysans doit, en effet, nombre de Temps modernes , 318, janvier 1973, pp. 1 292-1309. Parce
ses propriétés à la distribution morphologique de cette que l'élection municipale dans une petite commune est à une
population à la surface du sol. On sait que la mémoir élection dans une ville ce que l'opinion publique réelle est à
e collective, particulièrement forte dans ces collec l'opinion publique produite par les sondages, on peut se demand
tivités de petite taille où les individus sont vieux là er si la "sociologie électorale", en prenant pour objet une
où ils ont été jeunes et où les différentes générations procédure formelle de désignation comme le vote politique qui
revêt des significations différentes selon les caractéristiques so
coexistent à l'intérieur du même espace quand ce n'est ciales des populations réunies dans un même "collège électoral",
pas à l'intérieur de la même unité domestique, ne fixe ne se donne pas, du même coup, un objet en partie préconstruit.
Patrick Champagne 54

monde. La lenteur de la diffusion des nouveaux biens


decetteconflit
entraîner
prendre
sortedes
ouvert
parti.
de conflits
travail
etCette
déclaré
collectif
d'intérêts
impossible
explique
depatents
refoulement
neutralité
sans: des
doute"individuelle"
querelles
del'existence cas de consommation en milieu rural que l'on observe géné
tout ce villageoi
quide
enpeut
ralement au niveau national est en fait produite par une
ses passées, on ne veut plus en entendre parler ni même en par sorte d' "illusion d'optique statistique", selon l'expression
ler ; les désaccords présents, on préfère les garder pour soi. de Teodor Shanin (19), qui résulte de l'atomisation par
A fortiori, les divisions fondées sur des principes exogènes au les statistiques des individus considérés indépendam
village, comme celles qui sont produites par le champ politique, ment des groupes à base locale auxquels ils appartien
font l'objet d'un travail collectif de neutralisation : "Toutes les
idées sont respectables et se valent ; on n'en parle pas ; chacun tiques S'il nent. est vrai que la diffusion des nouvelles pra
garde ses idées pour soi" , dit un paysan. Et lorsqu'on en parle, - qu'il s'agisse de l'achat de nouveaux biens de
les techniques de conversation sont telles qu'elles interdisent que consommation, de l'adoption de nouveaux procédés de
la discussion soit "prise au sérieux", c'est-à-dire que les indivi culture ou d'élevage (maïs ensilage, élevage industriel
dusse mobilisent réellement en fonction des catégories politiques. du porc, etc.), de la scolarisation des enfants dans
Du même coup, on comprend que les ruraux tendent à privilégier l'enseignement secondaire ou même de la décision de
sur l'échelle politique que leur imposent les enquêteurs des insti quitter l'agriculture - se heurte à la résistance collec
tuts de sondage, la position qui leur parait la plus neutre et la
moins marquée du signe de la division sociale (et non pas "poli tivedu groupe villageois, il reste que celle-ci est sou
tique") à savoir le "centre" : 40 % des habitants des communes mise, dès lors qu'elle est déclenchée à l'intérieur du
rurales se classent (ou plus exactement sont classés par les groupe, à un effet d'accélération tenant à l'hyperesthé-
"politicologues") dans le "marais" contre 15 % des habitants de sie sociale qui caractérise les comportements des habi-
l 'agglomération parisienne (16). On voit que ce que la science politique tants deg villageSj d'autant plus portés à se comparer
perçoit négativement comme "apathie" ou "indifférentisme" pour
la "politique" pourrait bien tenir, en réalité, non seulement à qu'une fraction d'entre eux tend à occuper des positions
l'incompétence qu'elle produit pour une part en imposant une de plus en plus semblables.
définition de "la politique" comme discours savant supposant une
compétence culturelle spécifique -ce qui exclut les membres des
classes culturellement défavorisées (17)- mais aussi à l'exclu
sionactive et collective, par les ruraux, d'une pratique qui
risque de les diviser "pour rien" et de les mobiliser sur des
systèmes d'intérêts qui ne sont même pas, le plus souvent,
immédiatement saisissables (18). Sans qu'il soit nécessaire ici de s'interroger sur les conditions
sociales de l'innovation en milieu rural, et en particulier sur
les caractéristiques sociales des "innovateurs", on peut noter
que la plupart des biens ou des pratiques.se diffusent, dans les
communes rurales, selon une courbe en "S", la diffusion pro
gressant lentement dans une première phase puis atteignant ra
On ne pourrait comprendre comment les paysans dits pidement un point de saturation : ainsi en est- il par exemple de
"routiniers" et "traditionnels" ont pu adopter aussi la diffusion des récepteurs de télévision mais aussi de l'adoption
du maïs ensilage qui, en Mayenne, passait de 200 ha en 1963 à
rapidement un ensemble de pratiques et de comporte 16 000 ha en 1971 (20). Les différents agents ou groupes d'agents
ments désignés comme "modernes" si l'on ne voyait pas qui cherchent à introduire des biens nouveaux dans les campag
que ces conduites contradictoires sont le produit des nesconnaissent, de façon pratique, cette "loi" de la concurren
mêmes conditions d'existence définies fondamentalement ce locale ("ce que l'un vient d'acheter, l'autre veut l'avoir") et
savent que le plus difficile - et le plus important - est de "con
par un mode d'occupation de l'espace : les groupes dans vertir" quelques agriculteurs à l'intérieur d'un village ce qu'ils
lesquels "tout se sait", c'est-à-dire dans lesquels tout essaient d'obtenir en accordant, au besoin, divers avantages aux
le monde contrôle tout le monde sont aussi des groupes premiers acheteurs ("fermes pilotes" de l'EDF, réduction sur
dans lesquels tout le monde peut se comparer à tout le l'achat de matériel agricole, etc.).

(16) E.Deutsch, D. Lindon et P. Weill, Les families politiques


d'aujourd'hui en France, Paris, Ed. de Minuit, 1966, p. 104.
(17) "L'intérêt pour la politique" varie très fortement en fonc
tion du niveau de diplôme 6 % seulement des individus ayant
le CEP s'intéressent "beaucoup" à la politique contre 32 %
:

pour ceux qui ont un diplôme supérieur au baccalauréat, ibid. ,


p. 105. Sur ce point, voir P. Bourdieu, "Les doxosophes",
Minuit, n°l, 1973, pp. 26-45.
(19) T. Shanin, The Awkward class. Political sociology of pea
(18) A la question "Quand il y a des histoires dans la com santry in a developing society Russia 1910-1925, Oxford, The
mune, à quoi cela est -il dû ?", 8 % seulement des agriculteurs Clarendon Press, 1972, pp. 135-136.
:

évoquent les désaccords politiques, 38 % des "jalousies" et


12 % des mésententes entre familles. Sondages, 1966, n° 3 et (20) Le mais en Mayenne, Direction départementale de l'agricul
4, "Les agriculteurs français", p. 74. ture, Service des statistiques, décembre 1971, 81 p.
55

LA GEOGRAPHIE

ET LE REALISME SPATIAL

L'exemple
son
Lucien
heurte
prenant
Comme
19O6-19O9,
que
être
des
physiques
localisés
faits
objet
la
qu'une
toute
localisation
Febvre,
lel'espace
empiriques
ou
en
ou
notait
dediscipline
pp.
définition
localisables
termes
humains
la "part
723-732),
géographie
géographique
François
est
territoriaux
les
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descriptive,
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sociologique,
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artificiels,
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sipeut
se 11,
l'on
de

veut, d'être inscrits ou de pouvoir s'inscrire sur une carte;


si la géographie humaine se donne par contre pour objet d'étu
dier les rapports que les hommes entretiennent avec l'espace,
elle étudie en réalité des "faits sociaux", c'est-à-dire un or-

LES GROUPES ET L'ESPACE

réductible
Le fait queà leun village
microcosme
ne soitclos
pas,encomme
raison on
de l'a
l'ex
vu, réelles de l'objet", il reste que les groupes sociaux,
seuls ensembles réels que connaisse la sociologie
tension géographique des relations des individus qui y par opposition aux collections abstraites et irréelles
résident ni assimilable cependant aux collectivités hé d'individus rassemblés artificiellement dans les catégo
térogènes et différenciées composant les zones "urbai riesçjnnibjjs. de la statistique, ne sont pas "des objets
nes", constitue du fait même de l'indétermination sensibles avec des contours définis". Il s'ensuit que
ainsi produite un cas privilégié pour saisir les rela toute recherche se trouve nécessairement enfermée
tions qui s'établissent entre les groupes et l'espace. dans un cercle de méthode si, pour étudier les grou
Cet état intermédiaire du "groupe" villageois situé pes, il faut les constituer, comment pourra-t-on en
:

entre la "communauté rurale traditionnelle" et la effet les constituer si on ne les a pas étudiés (21)?
"collectivité urbaine anonyme" conduit notamment
à s'interroger sur les présupposés d'une méthode
d'enquête comme la monographie villageoise et
sur la pertinence des découpages qu'elle opère.
Le choix d'une méthode d'enquête n'est jamais réduct
ibleà un simple choix technique mais implique, au
moins implicitement, une prise de position sur l'objet.
Si l'on admet, avec Halbwachs, que les divisions du
champ concret d'observation définies par une méthode (21) M. Halbwachs, Classes sociales et morphologie, Paris,
d'enquête doivent coincider à peu près "avec les limites Ed. de Minuit, 1972, pp. 331-332.
Patviok Champagne 56

dre de phénomènes que la morphologie sociale (donc la socio


logie) se donne légitimement pour tâche d'expliquer. Le déve
loppement de sciences (ou au moins de disciplines) autonomes
comme la sociologie, l'économie, l'agronomie, la science po
litique qui sont souvent issues de la géographie humaine et lui
enlèvent les unes après les autres les domaines qu'elle reven
diquait initialement, explique sans doute pour une part la "cri
se" actuelle de la géographie. Lorsqu'elle veut se donner "pour
but principal de localiser, de délimiter et de coordonner tous
les phénomènes naturels et culturels qui se produisent dans le
inonde" .(Josue de Castro), la géographie humaine n'est-elle pas
condamnée à ne pouvoir revendiquer que le statut de "discipl
ine-carrefour", c'est-à-dire, à la limite de discipline sans ob
jet spécifique qui analyse les "phénomènes physiques et les
faits humains" par une "approche synthétique" c'est-à-dire par
une approche dont le point de vue reste relativement indétermi
né ? (cf. J. Beauj eu -Garnie r , La géographie, méthodes et
perspective s , Paris, Masson, 1971, pp. 11-2O). L'ethnologie
a pendant longtemps adopté le point de vue et les méthodes de
la géographie humaine et s'est attachée, comme le note E.E.
Evans Pritchard, moins aux problèmes qu'aux sites et aux
peuples: "Les premières monographies furent surtout des ouvra
gesdescriptifs, sans grande préoccupation d'analyse systémat
ique (...). Ces études consistaient en une succession de cha
pitres traitant au fur et à mesure et avec force détails des
différents aspects de la vie sociale : l'environnement, les
caractéristiques raciales, la démographie, les statistiques d
émographiques", (Anthropologie sociale, Paris, Payot, 1969,
p. 11O).

La délimitation des "communautés" qu'une ville ne constitue pas un "groupe". Elle s'impose
par contre dans le cas de css groupes partiellement à
base locale qui, comme les populations villageoises
ou la plupart des sociétés non insulaires étudiées par
Ce n'est sans doute pas un hasard si l'ethnologie et la les ethnologues, ne se laissent pas circonscrire aussi
sociologie des "sociétés rurales" plus que la sociolo facilement et totalement à l'intérieur do frontières
gie "urbaine" ont été amenées à se poser, de façon géographiques. Sans doute s'accorde-t-on à reconnaître
quasi obsessionnelle, le problème de l'unité pertinente qu'il est difficile, voire impossible, d'isoler complè
d'analyse et si ces deux disciplines ont posé ce pro tement sur la carte une "société paysanne" du fait des
blème en termes de découpage géographique . La interactions croissantes entre ces "systèmes sociaux
question de l'adéquation de la monographie locale à son locaux" et la ''société globale" (23), et que la délimi
objet qui ne se posait pas aux ethnologues étudiant des tation spatiale des groupes sociaux est toujours "dans
sociétés insulaires de petite dimension, celles-ci for quelque mesure une affaire arbitraire" étant donné les
mant, à la façon des institutions totalitaires, des grou "interférences" entre un groupe et les groupes voi
pesaux contours nettement définis et immédiatement sins (24). En fait, comme le note Edmund Leach,
discernables (22), se trouve comme éludée lorsque la il n'existe pas de situation ethnographique "normale"
méthode monographique est appliquée aux agglomérations où l'on trouve ordinairement des groupes bien distincts,
"urbaines", dans la mesure où il est tout aussi évident "répartis sur la carte dans un ordre déterminé et séparé;

(22) Comme le remarque S. F. Nadel, dans le cas des petits


groupes vivant sur une île du Pacifique, "la tribu équivaut au
groupe local", Byzance noire. Le royaume des Nupe du Nigeria, (23) Les collectivités rurales françaises, op. cit. , p. 17.
Paris, François Maspero, 1971, p. 49. Et on pourrait ajouter
que, dans le cas des petits groupes villageois vivant de façon (24) M. Fortes et E.E. Evans-Pritchard, Systèmes politiques
autarcique, "la communauté rurale équivaut au village". africains, Paris, PUF, 1964, p. 19.
57

Si les monographies régionales des géographes, essentiellement


descriptives, ne se distinguent guère de celles auxquelles pro
cédaient les ethnologues, c'est sans doute parce que l'ethnolo
gie n'a été, jusqu'à une période récente, qu'une sorte de bran
che spécialisée de la géographie humaine se donnant pour objet
d'étude les populations non indo-européennes. Une' histoire so
ciale de ces deux disciplines mettrait sans doute au jour les
nombreuses similitudes existant entre elles, tant dans leur ge
nèse (elles sont issues toutes les deux des récits de voyageurs
ou d'explorateurs) que dans leurs méthodes d'enquêtes (notes de
terrain prises au gré des déplacements et des conversations,
recueil du maximum de détails possibles de toutes les espèces,
etc.). Qu'il suffise seulement de rappeler ici que, jusqu'en
1925, les congrès internationaux de géographie comportaient
une section "ethnographie" (ou "anthropogéographie"), que nom
bre d'ethnologues, et non des moindres, étaient géographes de
formation (F. Boas, C.D. Forde, etc.) et publiaient souvent

par des irontières nettement délimitées" (2o). Elargir Une telle conception qui cherche à délimiter spatiale
l'aire géographique de la monographie comme on le pro ment "un univers assez vaste et complexe pour que
pose généralement, et considérer par exemple que le l'essentiel de la vie sociale de ses membres puisse
canton constitue une unité d'analyse plus adéquate que y ôtre enfermé" (28) repose sur une représentation
le village (26), c'est agrandir simplement la taille réaliste des groupes qui isole des collections d'indi
d'une unité préconstruite d'analyse qui demeure fo vidus concrets plus que des systèmes construits de
ndamentalement définie par des critères géographiques; relations et qui présuppose que les populations si
c'est, de plus, opérer un changement d'échelle qui, tuées sur un territoire donné forment un groupe, ou
comme le remarque So F. Nadel à propos de la tribu, pour le moins que les groupes se définissent par le
modifie le sens des concepts (27), la population canto découpage de l'espace géographique. Décider que toute
nalene formant pas un "groupe" analogue à celui qui collectivité locale est une "communauté", que la "com
est produit dans et par le cadre villageois. munauté villageoise" et la "communauté urbaine" consti
tuentles deux types extrêmes de communauté qui se
rencontrent dans le monde moderne (29), c'est énoncer
une proposition pratiquement sans contenu sociologique
selon laquelle les individus ne sont pas isolés mais
vivent toujours avec, ou au moins à côté, d'autres indi
(25) E. Leach, Les systèmes politiques des hautes terres de vidus. C'est oublier en outre que les relations qui
Birmanie, Paris, F. Maspero, 1972, p. 331. s'établissent entre des agents spatialement proches sont
fonction des caractéristiques sociales et des systèmes
(26) "Le village était le cadre d'analyse significatif de la socié d'intérêts des agents en interaction et peuvent prendre
té traditionnelle ; maintenant pour trouver un cadre du même
ordre, il faut étudier le canton. On passe d'une échelle de de ce fait des formes très diverses, depuis les rela-
l'ordre du kilomètre à une échelle de l'ordre de la dizaine de
kilomètres qui est sans doute l'échelle de la collectivité rurale
de demain", Les collectivités rurales françaises, op_. cit. ,p. 27.
(27) "Comme la tribu, la sous-tribu est donc une entité terri
toriale. Mais là aussi, le fait de la taille change le sens du
concept. L'exiguité du territoire définit plutôt une 'terre' (...). (28) Les collectivités rurales françaises, op. cit. p. 17.
Les liens (à l'intérieur de la sous-tribu) peuvent aisément de
,

venir ceux d'une coopération et d'une cohésion réelles", (29) P. Worsley et al., Introducing Sociology, Penguin Books
S. F. Nadel, op. cit. , pp. 56-58. Ltd, Harmon s worth, 1970, p. 270.
Patrick Champagne 58

leurs articles dans des revues de géographie, ou encore qu'en


France l'ethnologie s'est enseignée, initialement à l'Institut
de géographie. Si 1 ' ethnologie est ainsi prédisposée, comme
la géographie humaine, à définir son objet "par le terrain"

"
(délimitation d'aires culturelles, etc.), n'est-ce pas parce
qu'une partie importante du travail de recherche des ethnolo
gues s'effectue, comme pour les géographes, "sur le terrain",
et que, de ce fait, la question des limites de la recherche se
pose pratiquement' en termes "géographiques", qu'il s'agisse
de l'étendue spatiale du travail d'enquête ou de la localisation
sur une carte et sur le terrain des groupes sociaux faisant
l'objet de la recherche ? Aussi, les remarques que formulait
Maurice Halbwachs contre l'analyse des faits sociaux qui part
du point de vue adopté par la géographie humaine s'appliquent
de la même manière à la monographie locale des ethnologues :
"Qui ne voit (. . .) que si l'on prend son point de départ dans
la géographie physique ou humaine, lorsqu'on arrivera aux
faits sociaux, on ne les verra que sous un aspect géographique,
qu'on les exprimera en langage de géographie, c'est-à-dire
qu'on leur prêtera une nature et qu'on leur appliquera des
distinctions qui leur sont étrangères ?" (L'Année sociologique,
nouvelle série,.!, 1923-1924, p. 908).

tions de simple juxtaposition, dans un même espace plus facilement maîtrisables. En effet, étudier une agglo
physique, d'individus s'ignorant mutuellement comme mération comme Paris, n'est-ce pas accepter par avance,
c'est le cas par exemple d'une foule dans une gare comme l'écrit un sociologue, de n'apporter qu' "une con
jusqu'aux relations "totales" comme celles qui s'instau- tribution modeste à une tâche écrasante" et de ne pouvoir
rent par exemple entre les membres d'une "communaut aborder que "d'une manière combien incomplète des pro
é religieuse" ou d'une "communauté de hippies". blèmes géographiques, écologiques, démographiques et
Les monographies "urbaines" représentent à cet égard seulement certains problèmes sociologiques" (31) ? En
la forme limite du point de vue géographique en sociolo 'prenant comme objet une agglomération afin d'étudier
gie. Les monographies de villages ont au moins pour elles tout ce qui se passe dans cet espace, la "sociologie des
une certaine "vraisemblance théorique" en ce sens que la communautés" (rurales ou urbaines) ne se donne-t-elle pas
population rurale est formée, en partie, de groupes réels un objet préconstruit défini "par la juxtaposition de
d'individus en interaction; elles ont aussi une certaine disciplines diverses s' appliquant à un môme domaine
"vraisemblance pratique" dans la mesure où, comme le du réel" (32) à la manière de disciplines comme
note Marcel Maget, le village "n'a pas un volume tel l'océanographie et ne risque-t-elle pas de ce fait
qu'il dépasse les capacités d'absorption d'un seul cher d'oublier les mécanismes de domination qui s'exer
cheur" (30). Les monographies "urbaines" ne peuvent centde l'extérieur sur les populations résidant dans
revendiquer ni l'une ni l'autre. Elles se donnent un domai un lieu donné ?
ne concret de recherche -une ville- dont la dimension est
telle qu'elle oblige à des recollections infinies et indéfi Le découpage des populations selon la position qu'elles
niesde matériaux. La prédilection des sociologues de la occupent dans l'espace géographique ne peut conduire
"ville" pour les quartiers s'explique sans doute parce que qu'à isoler des ensembles d'individus dont les caracté
ceux-ci constituent des unités d'analyse préconstruites ristiques sociales et les modes de relations sont très

(31) P. H. Chombart de Lauwe, Paris . Essais de sociologie


(1952-1964) , Paris, Les Editions Ouvrières, 1965, pp. 9-10.
(30) M. Maget, "Remarques sur le village comme cadre de
recherches anthropologiques", Bulletin de Psychologie, 8, (32) P. Bourdieu, J.C. Chamboredon, J.C. Passeron, Le^
avril 1955, p. 375. métier de sociologue, Paris, Mouton -Bordas, 1973, p. 51.
59

CATEGORIES JURIDIQUES

ET GROUPES REELS

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Le
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fait
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des
pas

titude quant au tracé exact des frontières. On sait, par exemp


le, que les divisions administratives de la France n'ont pas
toujours été fermement définies ; selon les auteurs ou les d
énombrements, le nombre des bailliages variait du simple au
double et les baillis eux-mêmes pouvaient ignorer l'étendue de
leurs propres circonscriptions. En outre, les divisions adminis
tratives étaient diversifiées presque à l'infini et coïncidaient
rarement entre elles : ressorts judiciaires des Parlements et
des bailliages, divisions des gouvernements militaires, circons
criptions financières chargées du recouvrement des impôts,
etc. . . étaient délimités de façon autonome et se chevauchaient
de manière inextricable, l'Ancien Régime n'ayant pas eu, selon

différents et explique sans doute pour une part l'i local ; mais comment procéder au découpage lorsque
ndécision de nombre d'ethnologues et, à leur suite, ce groupe n'est pas complètement isolé dans l'espa
de sociologues du milieu rural concernant la nature ce ? Tantôt, on cherche à définir "les entités él
des "unités" qu'ils délimitent spatialement et leurs émentaires auxquelles (l'anthropologie) a affaire" (34)
hésitations sur le choix des notions, souvent impréc mais cette recherche des "atonies sociaux" les plus
ises et vagues, utilisées pour nommer ces "systè simples ou des "cellules de base" constitutives des
messociaux" ainsi artificiellement autónomas es (33). "sociétés" qui se fonde sur une analogie plus méta
Comment procéder à un découpage que la géogra phorique que réelle avec les sciences physiques et
phie et/ou l'organisation politique n'ont pas produit biologiques a-t-elle un sens et ne faut-il pas lui
dans la réalité sous forme de frontières naturelles substituer la détermination des unités pertinentes
ou politiques ? Tantôt, on veut découper une small non nécessairement définies géographiquement, qui
scale society, c'est-à-dire le plus souvent un groupe seraient fonction des objets construits par l'ethno
logueou le sociologue ?

rurale" ou "paysanne", de "société villageoise" ou "rurale",


(33) Outre les concepts de "tribu" et de "communauté", con de "système social local", de "collectivité rurale" ou "locale1
cepts fondamentaux de l'ethnologie et de la sociologie, ces etc.
"systèmes sociaux" sont également désignés par les notions
de "société", de "groupe social", d' "unité sociale élémentaire", de (34) A.R. Radcliffe -Brown, Structure et fonction dans la so
"cellule de base", d' "unité fondamentale", de "communauté ciété primitive , Paris, Ed. de Minuit, 1968, p. 295.
Patrick Champagne 60

l'expression de Vidal de la Blache, "l'esprit de frontière" (cf.


P. Legendre, Histoire de l'administration «de 175O à nos jours,
Paris, PUF, 1968, pp. 111-114).
On sait que la commune ne constitue pas une unité totalement
arbitraire mais correspond, dans la plupart des cas, aux an
ciennes paroisses, c'est-à-dire aux "communautés rurales"
constituées autour des églises, les législateurs de la Révolution
ayant voulu faire, de celle-ci, une cellule de base qui, selon
l'expression de la loi du 1O juin 1793, devait être "une société
de citoyens unis par des relations locales'! Tel n'était pas
l'avis de tous les membres de la Constituante. Thouret, par
exemple, proposa un découpage géométrique de la France qu'il
exposait en ces termes, dans son célèbre Rapport : "En prenant
Paris pour centre, on formerait un carré parfait de neuf lieues
de rayon ou de 18 lieues sur 18, ce qui ferait 324 lieues de
superficie ; ce serait là un département territorial. Sur chaque
côté de ce premier carré, j'en formerais un autre de la même
étendue, et ainsi de suite" (cité par P. Legendre, op . cit .
p. 115). Cette conception, qui n'est pas sans évoquer le qua
drillage militaire, trahit, du même coup, la fonction qui est
impartie à tout découpage territorial politico -administratif , à
savoir le contrôle des hommes par la maîtrise de l'espace.
Même lorsqu'elle cherche à définir des "groupes réels", la
délimitation territoriale administrative implique nécessairement
un certain arbitraire. On le voit notamment dans le découpage
communal des régions à habitat dispersé, c'est-à-dire dans les

L'intersection spatiale sements commodes, ou du moins obligées dans la me


des champs de relations sure où les principales données statistiques (recense
mentsde populations, recensements agricoles, statist
iques électorales) sont regroupées par commune. En outre,
les divisions administratives font partie de la réalité et
Dire que "les difficultés pour déterminer le groupe imposent leurs contraintes spécifiques aux individus,
social (s'expliquent) par l'inexistence de la Nation dans fixant notamment les cadres politiques à l'intérieur des
les sociétés primitives" (35), n'est-ce pas postuler quels la concurrence pour l'occupation des positions lo
que les limites politiques sont les seules limites essent cales de pouvoir se trouve réglée et organisée. Cepend
ielles pour déterminer un "groupe social" ? Une comant, ce découpage juridique n'est qu'un découpage
mune, un département, un pays définissent-ils par parmi d'autres, qui peut être aussi formel que celui
exemple des groupes sociaux de même nature ? qui est produit par la méthode statistique en ce sens
Les limites administratives qui divisent le sol (et la qu'il ne délimite pas nécessairement des groupes
population) en entités territoriales discrètes, distinctes constitués, cohérents et permanents mais des catégo
les unes des autres et qui sont prises mécaniquement riesde population qui n'ont comme seul trait commun
comme limites des monographies villageoises (ou même que le fait de résider à l'intérieur d'un même espace
"urbaines") constituent sans doute des unités de recen- géographique, à un moment donné du temps. Au sens
strict du terme, une commune (ou un canton) n'est,
en effet, qu'une circonscription administrative cons
tituée par une aire géographique, juridiquement dé
finie, de dimensions variables et par une population de
taille et de composition sociale également variables
(35) M. Mauss, Manuel d'ethnographie, Paris, Petite Biblio- résidant à l'intérieur de celle-ci. Dès lors, qu'y a-t-il
thèque Payot, 1967, p. 24.
61

régions dans lesquelles "les limites" des groupes réels sont


indécises, comme c'est le cas par exemple du Bas-Maine. Le
nombre de communes, de même que le choix des hameaux érigés
en bourgs ou encore le rattachement des écarts aux différents
bourgs ont été effectués, en Mayenne, d'une manière sauvent
factice qui est, le plus souvent, le résultat de compromis en
tre des considérations d'ordre administratif, politique, histo
rique ou géographique. Il en avait été de même lors de la dé
limitation au Xlème siècle des "communautés paroissiales", les
évêques, plus soucieux de la répartition des profits curiaux,
ayant procédé à des découpages arbitraires qui se sont imposés
aux paysans, chaque famille étant rattachée obligatoirement à
une paroisse (cf. G. Duby, La Société aux XI et Xlle siècles
dans la région maconnaise, Paris, SEVPEN, 1971, p. 23O). La
taille des communes dans une région pourtant aussi homogène
que le nord du département de la Mayenne (arrondissement de
Mayenne) est très variable et oscille entre 167 hectares pour
la commune de Vaucé et 4 679 pour celle de Sain t -Déni s -de -
Gastines; il en est de même de la population communale qui,
en 18O1, n'atteignait pas 500 habitants dans 13 c ommune s
alors que, dans 23 communes, elle dépassait 2 OOO habitants
Les mouvements de populations ainsi que les transformations
qui ont affecté les relations entre les individus résidant à
l'intérieur d'une même commune ont modifié le rapport établi
à l'origine entre découpage politique et groupes réels, comme
le montre le cas extrême des villages abandonnés, c'est-à-
dire des communes sans population légale ou à l'inverse celui

de commun entre tel village d'un millier d'habitants, précise. On le voit à l'évidence dans le cas, par exemp
composé presque exclusivement de familles paysannes, le,du champ des relations matrimoniales, les straté
tel chef-lieu de canton de plus de 5 000 habitants ou giesdes familles paysannes les conduisant à s'unir de
telle agglomération urbaine composée par une population proche en proche de sorte que les "aires matrimoniales"
très hétérogène socialement, en dehors du fait que, des villages se recouvrent les unes les autres comme
juridiquement, chacune de ces collectivités forme une une série de cercles intersécants. Les espaces de l
unité administrative de môme nature? En quoi ce r ocalisation doivent eux-mêmes être des espaces géogra
egroupement des individus en fonction de la proximité phiques construits dont les limites ne peuvent être défi
spatiale de leur lieu de domicile serait-il plus fondé nies, le plus souvent, qu'en termes de probabilités sta
que' celui qui prendrait comme critère le lieu de tra tistiques Les limites (au sens mathématique) des espaces
vail (l'unité de recensement étant en ce cas l'entre de localisation des différents champs de relations, c'est-
.

prise) ou môme des critères non liés à l'espace comme à-dire les distances géographiques au delà desquelles la
la profession ou le niveau d'instruction ? probabilité des relations tend à être pratiquement nulle,
Pour saisir les effets propres tenant aux relations entre définissent des config'urations spatiales différentes qui
les groupes et l'espace physique de la géographie tout en
échappant au réalisme des délimitations des groupes par
l'espace, il faut dissocier par une décision de méthode,
les différents champs de relations (36) à l'intérieur des
quels se situent les individus résidant à l'intérieur d'un
même espace physique (champ des relations matrimonial
es, champ de concurrence pour la terre, etc. ) et cons (36) Sur la notion de champ, on se reportera à P. Bourdieu,
truire l'espace de localisation propre à chacun de ces "Le marché des biens symboliques", L'Année sociologique,
champs de relations. Il est exclu, dans la plupart des Paris, PUF, 1973, pp. 49-126 P. Bourdieu, "Genèse et
structure du champ religieux", Revue française de sociologie,
;

cas, que l'on puisse circonscrire, de façon géométri 12 (3), 1971, pp. 295-334 ; P. Bourdieu, "Champ du pouvoir,
que , ces espaces de localisation en traçant sur une champ intellectuel et habitus de classe", Scolies, (1), 1971,
carte une ligne qui délimiterait une "aire géographique" pp. 7-26.
Patrick Champagne 62

des communes aujourd'hui "surpeuplées" du fait de l'implantat


ion locale d'industries. Analysant la disparition progressive
des "groupes territoriaux" au profit d'une division fondée sur
les "groupes professionnels", Durkheim est amené à considérer
les communes comme "un agrégat de districts territoriaux"
divisant l'espace de façon "artificielle et superficielle": "le
lien qui rattache chacun de nous à un point du territoire que
nous occupons est infiniment fragile et se brise avec la plus
grande facilité (..'.). Alors même que nous restons attachés
au même endroit, nos préoccupations dépassent infiniment la
circonscription administrative où nous nous trouvons résider.
La vie qui nous entoure immédiatement n'est même pas celle
qui nous intéresse le plus vivement (...). Ce ne sont pas les
événements qui se produisent dans ma commune ou dans mon
département qui me concernent le plus directement et qui me
passionnent (...) Ce qui nous attire beaucoup plus, c'est sui
vant les fonctions que nous avons à remplir, ce qui se passe
dans les assemblées scientifiques, ce qui se publie, ce qui
se dit dans les grands centres de production" (Leçons de
sociologie , Paris, PUF, 1969, p. 135).
Mais l'existence de cette unité politique à base territoriale
détermine un espace juridique ayant ses propres frontières et
impose aux individus, par le découpage administratif du sol,
un type particulier d'affiliation et d'identification sociales
en même temps que l'appartenance à une collectivité locale d
éterminée, nommée et clairement circonscrite. Il serait dès
lors aussi peu fondé de prendre, comme principe de délimita-

ne sont pas nécessairement toutes contenues, comme trique (37), et les différents espaces construits cons
le présuppose la conception géographique des groupes, titués par les champs de relations objectives qui sont
à l'intérieur d'un même cadre spatial restreint. On partiellement indépendants de la localisation spatiale
est alors amené à circonscrire non pas une aire géo des individus. L'autonomie géographique complète des
graphique mais une pluralité de configurations spa systèmes de relations d'une population n'est alors,
tiales statistiquement construites, d'étendues et de on le voit, qu'un cas limite du rapport entre les grou
formes différentes, correspondant chacune à un champ pes et l'espace et ne se rencontre pas nécessairement
de relations déterminé, qui peuvent être partiellement dans toutes les sociétés dites "primitives" ni a fortiori
inter sectées ou même, en certains cas, presque tot dans toutes les sociétés paysannes.
alement superposées. Aux notions préconstruites de
"village" ou de "communauté rurale" qui désignent
de façon sub stanti aliste des ensembles réalistes de
populations de composition et de structure très d On pourrait sans doute montrer que ce type d'analyse vaudrait
iverses, on peut substituer celle d'espace villageois également s 'agissant de définir des limites non plus spatiales
mais temporelles En effet, de même que le découpage spatial
comme projection, dans l'espace géographique, de des groupes tend à privilégier la délimitation politique qui n'est
.

l'intersection des champs de relations (théoriquement qu'une délimitation parmi d'autres, la délimitation réaliste du
distincts) des populations résidant dans un lieu donné. temps découpe l'histoire de populations hétérogènes selon le
temps homogène et continu de la chronologie et adopte, le plus

Chaque village concret peut ainsi être considéré com


meun cas particulier de groupement d'individus dans
l'espace qui ne prend tout son sens que re-situé à
l'intérieur de l'ensemble des cas possibles de rela
tions qui peuvent s'instaurer entre l'espace matériel (37) P. George, Sociologie et géographie, Paris, PUF, 1966,
de la géographie, purement dimensionnel et planimé- pp . 32-36.
63

tion, le découpage produit par les juristes que d'ignorer déci-


soirement l'existence et les effets d'un tel découpage qui, en
divisant le territoire en entités po 1 itic o -adminis tr ati ve s dis
crètes et hiérarchisées, divise (c'est-à-dire regroupe) les i
ndividus, sous le rapport "politique", en fonction de leur lieu de
résidence plutôt qu'en fonction de leur lieu de travail ou enco
reen fonction de critères non liés à l'espace comme celui de
la position dans la hiérarchie sociale. La constitution de ces
unités administratives suppose en même temps qu'elle produit
cette sorte d ' "ab s t r ac t io n sociale" qu'est l'homo politicus ou
le "citoyen", individu sans qualité sociale qui se détermine
"librement", c'est-à-dire individuellement, dans le secret de
l'isoloir. L'un des effets les plus spécifiques de ces décou
pages pourrait bien résider précisément dans le fait que ceux-
ci définissent le plus souvent des groupes fictifs ou si l'on
veut "idéologiques" (les français, un collège électoral citadin),
c'est-à-dire des ensembles d'individus qui ne forment pas
"des groupes constitués, cohérents, permanents" et qui "vont
les uns derrière les autres défiler devant l'urne" (E . Durkheim,
op .. cit. p. 138) pour désigner leurs porte-parole politiques:
en imposant comme principe de mobilisation politiquement légi
time celui qui résulte du découpage politic o -admini stratif du
territoire, la mobilisation collective réelle des individus en
fonction de leurs systèmes d'intérêts qui reposent sur d'autres
principes de regroupements tels que la profession ou la position
dans la structure sociale et qui s'expriment notamment dans
les manifestations et les défilés ne se tr ouve -t -elle pas en
effet rejetée dans l'illégal et dans l'illégitime ?

souvent, comme principe de découpage le temps de l'histoire avec les variations concomitantes des formes de sociab
politique, c'est-à-dire la chronologie propre au champ relative ilité et de contrôle social. Le déplacement opéré par
ment autonome du politique. Pour échapper aux antinomies ana la méthodologie statistique dominante, des problèmes de
logues à celles qui sont produites par le découpage réaliste de comparabilitc vers ceux de la "représentativité" s'accor
l'espace, on pourrait substituer, au découpage global en "pé
riodes", la construction des histoires internes propres aux di de avec la conception réaliste des groupes qui porte les
fférents champs et au problème de la périodisation, celui de la sociologues à rechercher une collectivité rurale "repré
synchronisation des temps des différents champs, c'est-à-dire sentative" des "collectivités rurales françaises" et qui ne
le problème qui est, dans l'ordre temporel, homologue à celui peut échapper à l'idiographie que pour tomber dans les
de l'intersection dans l'ordre spatial. généralisations les plus hâtives sur le "paysan" ou "la
communauté rurale". L'opposition entre la micro-sociol
ogie, celle qui s'occupe des petits groupes, et la macro-
Les antinomies de la "représentativité" sociologie, celle qui s'occupe "des grandes unités socia
les" (38), qui renvoie en apparence à la division scientif
iquement fondée entre micro et macro-physique ne renvoie
La construction des principes de variations entre l'es en réalité qu'à la vieille analogie symbolique du micro
pace et les groupes qui permet d'analyser le village, cosme et du macrocosme, typique de la pensée pré-
non pas comme une unité sociale "originale" et "sin scientifique pour laquelle, comme le montre Gaston
gulière" mais comme un cas particulier de groupe Bachelard, "l'unité est un principe toujours désiré,
mentparmi d'autres, rend possible une mise en oeuvre
effective de la méthode comparative qui ne peut être
féconde .que lorsqu'elle met systématiquement en rela
tion, non des totalités concrètes comme des individus
ou des collectivités locales, mais les variations de la
structure des groupes (c'est-à-dire la composition so (38) P. Lazarsfeld, Qu'est-ce que la sociologie ?, Paris,
ciale des groupes et leur distribution dans l'espace) Gallimard ,1971, col. Idées, p. 44.
Patrick Champagne 64

A LA RECHERCHE
DU VILLAGE "MOYEN"

La
"déléguer" conception
à une
juridique
collectivité
de la locale
représentativité
donnée le pouvoir
qui consiste
de "rà
eprésenter" toutes les autres fait couple avec la conception
statistique qui constitue, selon les règles, des échantillons de
population présentant toutes, les garanties formelles de l'impec-
cabilité, méthodologique. Elles ne précisent ni l'une ni l'autre
sous quels rapports elles opèrent les mises en relations et ne
s'interrogent pas sur le fait de savoir ce qui est représentatif
de quoi par rapport à quoi, c'est-à-dire ce qui est significatif
ou pe rtinent . Par contre, multiplier dans le désordre, les mo
nographies de villages, c'est s'exposer à refaire indéfiniment
les mêmes monographies, redondantes et ressemblantes, dans
la mesure où c'est analyser, le plus souvent, les mêmes pro
cessus et des configurations identiques d'espaces villageois.
Ici encore, il faut suivre Durkheim qui, dans Les règles de la
méthode sociologique, dénonçait "les deux conceptions contrai-

toujours réalisé à bon marché" (39). L'usage magique et inversement le petit par réduction du grand n'est -
du concept de "totalité" qui caractérise cette conception elle pas dès lors condamnée à poser le problème de
mimétique de la représentativité et qui trouve, quant la représentativité en termes de "correspondances" ou
à lui, une caution scientifique dans la biologie (40), se de "sympathies"?
fonde sur le postulat de la "ressemblance" entre le
"petit" et le "grand" et conduit à rechercher une Les typologies plus ou moins complexes des sociolo
collectivité qui soit "un microcosme représentatif du gues qui essaient de classer les différentes "collecti
tout dans lequel elle s'insère" (41), c'est-à-dire un vités rurales françaises" en procédant à des découpa
groupe qui soit un "modèle réduit", un "échantillon", ges régionaux du territoire "français" font couple
un "prototype" ou encore un "e'pitomé" d'une société avec le culturalisme des ethnologues qui, voulant dé
plus vaste. Cette alchimie méthodologique qui croit terminer d'emblée la nature d'un "peuple", oublient
pouvoir obtenir le grand par agrandissement du petit l'existence de différenciations et de stratifications et
croient se mettre en règle avec les canons de la mé
thodologie en se donnant une définition statistique du
français "moyen". Ces deux démarches reposent en
effet sur une définition essentialiste de l'objet, le
"paysan" ou "la collectivité rurale" de l'approche
(39) G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, Paris, typologique ne faisant que se substituer, en l'espèce,
Vrin, 1965, p. 86. au "français" générique du culturalisme; mais alors
que le culturalisme ethnologique prend "un morceau
(40) Sur ce point, cf. G. Canguilhem, Etudes d'histoire et de de société" pour "la société tout entière", nombre de
philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968, pp. 319-333 sociologues ruraux, comme s'ils voulaient échapper
("Le tout et la partie dans la pensée biologique"). aux extensions géographiques pratiquement illimitées
(41) CM. Arensberg, "The community as object and as sample" de leur objet auxquelles les conduit une représentat
American Anthropology, 63 (2), April 1961, pp. 246-264. ion réaliste des relations sociales, tendent à multiplier
65

à savoir
res" dans d'une
lesquelles
part ces'enferme
qu'il appelle
l'étude
"le "de
nominalisme
la vie collective",
des his
toriens" pour lesquels "les sociétés constituent autant d'indi
vidualités hétérogènes, incomparables entre elles" et, d'autre
part, "le réalisme extrême des philosophes", pour lesquels
"il n'y a de réel que l'humanité", les événements n'ayant "de
valeur et d'intérêt que comme illustration des lois générales
qui sont inscrites dans la constitution de l'homme". Et, ajou
tait-il, on n'échappe pas à une philosophie abstraite et vague
ou, inversement, à l'accumulation de monographies purement
descriptives, en étudiant chaque société en particulier, en en
faisant une monographie aussi exacte et aussi complète que
possible afin de les comparer entre elles. Une telle "circons
pection n'a de scientifique que l'apparence (car) il est inexact
que la science ne puisse instituer de lois qu'après avoir passé
en revue tous les faits qu'elles expriment". La vraie méthode
expérimentale "tend plutôt à substituer aux faits vulgaires qui
ne sont démonstratifs qu'à condition d'êtretrès nombreux et qui
par suite ne permettent que des conclusions toujours suspectes,
des faits décisifs ou c ru c iaux , comme disait Bacon, qui par
eux-mêmes et indépendamment de leur nombre, ont une valeur
et un intérêt scientifiques" (Les règles de la méthode socio
logique , Paris, PUF, 1967, pp. 76-79).

les monographies de villages et se proposent, au moins Les transformations


à titre de limite à atteindre, de "monographier" la de l'espace villageois
quasi totalité des "collectivités rurales" d'un pays.
Cette forme de réalisme qui recherche la fidélité au
réel dans sa reproduction (au sens photographique du
terme) ce qui revient, selon le paradigme de Jorge Luis
Borges, à produire une carte aussi grande que le pays, La superposition presque totale, dans un même espace
est ainsi amenée à considérer chaque village comme géographique restreint, des différents champs de rela
une sorte de sujet collectif et actif existant indépendam tions des populations villageoises rend pratiquement ré
ment des individus qui le composent et possédant une ductible l'espace social objectif des individus à leur
"originalité" et une "individualité" particulières quand espace social vécu, c'est-à-dire à l'espace concret de
ce n'est pas une "personnalité", un "visage" et une leurs interactions, la plupart des relations objectives
"volonté" propres (42). pertinentes prenant la forme de relations "intersub
jectives" et "interpersonnelles". Le marché matrimon
ial, par exemple, se trouve divisé en une multitude
de micro-marchés locaux dans lesquels chaque famille
connaît l'ensemble des individus "à marier", les ma
(42) Une analyse purement logique du langage suffirait à démont riages étant décidés moins par íes individus que par
er la plupart des paralogism.es auxquels conduisent toutes les les groupes familiaux selon les intérêts de la lignée.
expressions dans lesquelles un village est pris comme sujet col Les lois qui régissent le marché matrimonial unifié
lectif de propositions "Cadiès a su rénover sa tradition", et dominé par les systèmes de valeurs "citadins"
"chaque village se trace sa route particulière", "le village a
:

échappent, de la même manière que les lois du mar


pour rôle...", "le village est un permanent acte créateur", ché économique, aux formes de contrôle collectives
etc.. Les collectivités rurales françaises, op. cit., pp. 159 et des familles paysannes: marché dominé par les stra
201 et P. Rambaud, Villages en développement, Paris-La Haye ,
Mouton, 1971, pp. 28 et 30. tégies individuelles et fonctionnant statistiquement selon
Patrick Champagne 66

Résumant le raisonnement qui accompagne le transfert aux


"sociétés complexes" des méthodes anthropologiques d'inves
tigation, Maurice Freedman décrit ainsi ce qu'il appelle 1 'a
nthropological fallacy par excellence : "Lorsqu'on étudie des
sociétés primitives, il faut les prendre dans leur intégralité,
mais dès que l'on passe aux sociétés complexes, nos instru
ments sont si adaptés aux situations de recherches à petite
échelle qu'il faut extraire de ce tout, difficile à manier, des
petites aires sociales qui, pour pasticher Malinowski et
Radcliffe -Brown, constituent des epitomes de taille commode",
("A Chinese Phase in Social Anthropolo gy " British Journal of
Sociology, 1963, 14, pp. 3-4). Cette démarche qui croit pouvoir
induire de l'étude de très petites aires sociales un tableau
d'ensemble sur le système social tout entier n'est rendue pos
sible qu'au prix d'associations verbales entré la taille des ob
jets et celle des instruments de recherche, assimilant par
exemple l'étude microsociologique de mie ro -soci étés situées à
l'intérieur de mie ro -e space s à l'observation au microscope de
macro-sociétés que l'on considère comme le substitut de l'étu
de macrosociologique de mac ro -sociétés et qui peut trouver,
dans le formalisme statistique, les garanties méthodologiques

'les lois du hasard social (on se marie avec "un" em les groupes à base locale (4-3) relativement homogènes
ployé rencontré "par hasard" dans "un" bal et non pas sous le rapport de la formation et du genre de vie dans
avec "le" fils du voisin, seul conjoint possible), le mar lesquels "tout le monde se connait" ,on peut s'inter
ché matrimonial tend à perdre toute pertinence géogra rogersur les effets spécifiques que l'espace exerce sur
phique. Les transformations qui ont affecté les popula ces groupes lorsque se transforment la mobilité géogra
tionsvillageoises peuvent ainsi s'analyser comme une phique des individus (extension des aires de déplacements)
modification de la configuration de l'espace villageois la taille et la composition sociale des populations vill
qui résulte du décrochage partiel, par rapport à l'e ageoises (migrations, changements dans la structure so
space physique, des champs de relations des individus ciale locale), le degré d'hétérogénéité du mode de vie
demeurant à l'intérieur des villages. Si les différents et de formation de ces populations (scolarisation diffé
champs de relations, ou si l'on veut les groupes, aux rentielle des ruraux, diffusion des biens de consommat
quels participent les populations villageoises demeurent ion urbains), bref lorsque le monde rural se trouve
partiellement inter secte s, les mêmes individus étant soumis à un ensemble de phénomènes de nature très
en relations sous différents rapports, il reste que cette diverse et non nécessairement concomitants désignés
intersection tend à devenir de plus en plus limitée. Le syncrétiquement par le concept d' "urbanisation". Si
groupe villageois n'enveloppe plus, de façon aussi totale l'on considère chaque village comme la réalisation
et continue, ses membres qui sont agrégés sous un nom empirique à un moment donné du temps d'une configurat
bre de rapports plus faibles du fait du repliement sur la ion possible de ces différentes variables caractérisant
famille de leurs systèmes d'intérêts et de leur dépendance un type particulier d'espace villageois, on voit qu'on
croissante à l'égard d'agents ou de groupes d'agents exté peut traiter les villages concrets ou les différentes
rieurs au village. On peut voir autant de manifestations formes prises successivement par un même village
visibles de cette transformation des systèmes de relations comme un dispositif quasi expérimental permettant
dans la modification du paysage, désormais simplifié -les d'étudier les mécanismes par lesquels s'effectuent
vastes champs rectilignes se substituant au relief complexe les transformations du mode d'agrégation des indi
et fermé du bocage- et balisé, donc facilement access vidus occupant un môme espace de résidence.
ible aux "étrangers", ou encore dans la désynchroni-
sation partielle du calendrier agraire, corrélative de la
diversification des Activités agricoles et l'imposition
par dès institutions extérieures au village de nouveaux
rythmes temporels (ramassage scolaire, ramassage (43) Le concept de "groupe local" est ambigu dans la mesure
du lait, nourriture à heures fixes des porcs, etc. ). Si où il pourrait suggérer que la localité comme telle peut être
la prévisibilité totale des comportements des individus, un principe de constitution des groupes ; en fait, même les
le caractère diffus et universel du contrôle social, la relations en apparence les plus locales comme les relations de
prédominance des relations interpersonnelles, la voisinage supposent au moins la constitution d'un intérêt social
"transparence du milieu social" sont autant de proprié "à voisiner". C'est pourquoi il paraît préférable d'utiliser
tés qui caractérisent ce que Marcel Maget appelle les l'expression "groupe à base locale" qui marque plus nettement
qu'il s'agit ici de la dimension spatiale des relations sociales.
"groupes d'interconnaissance dispersants", c'est-à-dire
67

apparentes permettant de justifier le choix d'une collectivité


locale concrète parmi d'autres. Dans sa façon de présenter les
critères de "représentativité" qui l'ont amené à "choisir" tel
village plutôt que tel autre, Laurence Wylie est conduit à énon
cer les postulats implicites sur lesquels repose la conception
statistique de la représentativité qui privilégie, sans les justi
fier autrement qu'au nom d'une évidence purement mathématique,
les moyennes ou les positions médianes : "Nos investigations
préliminaires nous menèrent au Vaucluse. Il suffit en effet d'é
tudier les statistiques publiées par l'INSEE pour s'apercevoir
que le Vaucluse est l'un des départements les moins marginaux
de France. Dans l'échelle des richesses, il se place 45e, c'est-
à-dire exactement en position médiane par rapport aux 89 d
épartements. Il se classe dans la moyenne pour la plupart des
chapitres statistiques (...). Le Vaucluse est également un d
épartement moyen dans d'autres domaines moins aisément déce
lables par les statistiques. En politique, par exemple, il s'est
constamment situé au centre" (Un village du Vaucluse, Paris,
Gallimard, 1969, p. 15; c'est nous qui soulignons).

Une telle démarche s'opj^ose au mode de pensée taxi- déterminé des groupes et du rapport de ceux-ci à
nomique et nominaliste qui distingue le "milieu rural" l'espace. En outre, cette analyse permet d'échapper à
et le "milieu urbain" comme deux ordres de réalités l'effet d'autonomisation méthodologique qui conduit à
spécifiques constituant des objets autonomes et demand traiter les villages comme des "totalités" explicables
ant à être étudiés séparément par des sociologies dis en elles-mêmes et pour elles-mêmes, oubliant, comme
tinctes. Ces classifications préconstruites par domaines l'interactionnisme ou la psychologie sociale, que la
apparents, institutionnellement consacrées par les di structure objective des relations entre les individus
visions traditionnelles de la sociologie, qui portent les rassemblés en un même lieu n'est pas réductible à la
sociologues "ruraux" voulant procéder à l'étude mono structure conjoncturelle de leur interaction et qu'il
graphique d'une "communauté rurale" à s'interroger, en faut "subordonner l'analyse de la logique des interactions
termes quasi essentialistes, sur le fait de savoir si la qui peuvent s'établir entre des agents directement en
collectivité locale qu'ils ont choisie comme terrain de présence (...) à la construction de la structure des
recherches constitue bien une "véritable communauté relations objectives entre les positions qu'ils occupent I1(44)
rurale" et entre bien dans le domaine de leur discipline, Ainsi, par exemple, l'étude des transformations du pou
ne peuvent conduire, ici encore, qu'à poser, de manière voir le plus "local" en apparence, celui qui commande
réaliste le problème des limites entre le "rural" et les relations à l'intérieur du groupe domestique, ne peut
1' "urbain", ou si l'on veut, entre le "village" et la autonomiser la famille ou même le village comme unité

"ville". d'analyse le dépérissement de l'autorité parentale,


c'est-à-dire le changement des rapports de force entre
:

Parce qu'elle dêconstruit les objets préconstruits de la les générations, que l'on peut saisir notamment dans
sociologie spontanée pour construire des systèmes de l'abaissement de l'âge auquel les parents doivent accep
relations définis en fonction d'une problématique expli ter de céder l'exploitation aux enfants, ne peut se com
citement constituée, l'analyse en termes de champs prendre indépendamment de la transformation du système
permet d'appréhender réellement les particularités du des institutions qui encadrent et manipulent la paysanner
monde "rural" qui restent occultées aussi longtemps ie et surtout leurs enfants, et renvoie en définitive au
qu'elles ne sont pas référées à la configuration spéci système complet des relations qui s'établissent entre
fique de l'espace villageois , produit par un état les paysans et l'ensemble des autres groupes sociaux.

(4 4) P. Bourdieu, " Une interprétation de la théorie de la reli


gion selon Max Weber", Archives européennes de sociologie, 12,
1971, pp. 5-6.

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