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L
e domaine de l’évaluation de la compétence en langues a été (est toujours)
dominé par la linguistique structurale et l’approche psychométrique de la
première moitié du 20e siècle. Notons, en passant, que peu de recherches
françaises en langues se sont intéressées (s’intéressent) à ce domaine - ce n’est
bien sûr pas le cas en sciences de l’éducation. Ainsi, les tests de langues dans leur
forme canonique des QCM linguistiques, en particulier pour l’anglais, sont très
populaires. Ils prétendent offrir des garanties d’objectivité pour ne pas dire de
scientificité. C’est/c’était le mode dominant de l’évaluation certificative (il reste
dominant pour beaucoup de grandes écoles et d’entreprises françaises). Des
attaques diverses ont ébranlé la citadelle du « testing scientifique » en semant le
doute sur ses prétentions d’objectivité psychométrique et de scientificité linguistique
(Cardinet, 1988). Le postulat communicationnel inaugural (Hymes, 1972) a provoqué
une onde de choc salutaire, que ce soit en linguistique, en didactique des langues ou
dans le domaine de l’évaluation. On se demandera comment le concept de
« compétence de communication » prend corps dans ces trois champs de recherche.
La problématique posée par l’évaluation de la compétence de communication en
langues étrangères, en particulier la définition de nouveaux critères dits
« pragmatiques », va nous permettre de rendre (un peu) compte des multiples
formes que prend notre quête de la rationalisation du « chaos » et de la difficulté à
stabiliser un objet scientifique.
Tout le monde s’entend pour dire que D. Hymes est à l’origine de la remise en
question, en 1972, du concept de «compétence» de Chomsky, estimant que le
postulat d’un locuteur-auditeur idéal ne permet pas d’analyser la compétence dans
une vision globale et sociale de la communication et d’intégrer les variations
individuelles et situationnelles. Il propose de reprendre le concept chomskyen
« compétence/performance » et de l’élargir à la notion plus englobante et unifiante
de « compétence de communication ». Hymes souhaite ainsi s’intéresser à l’acteur
social réel et aux systèmes de règles qui régissent toute communication langagière.
Voyons comment les linguistes travaillent ce nouvel objet. Certains linguistes
prennent conscience que l’objet de la linguistique n’est pas simplement de rendre
compte de la « compétence linguistique/grammaticale », qui serait universelle et
virtuelle, et qui caractériserait la faculté de langage, mais également de décrire les
compétences effectives mises en œuvre par des sujets sociaux réels. On affirme
ainsi (par exemple F. Flahault, 1978) que l’acquisition d’un ensemble de règles, d’un
code, n’est pas une condition suffisante pour interpréter un message, pour faire
sens. Or ce dont on a besoin c’est une conception de la parole et de l’acteur social.
Cette critique estime qu’il ne saurait y avoir de règles ou de conventions préétablies,
règles qui s’imposeraient de l’extérieur à l’individu. La communication n’est pas la
simple exécution d’un code et d’un jeu de règles sociales prêts à l’emploi. C’est au
contraire une mise en oeuvre chaque fois originale de ressources et de capacités
cognitives pour des interactions sociales. Cet élargissement permet également de
poser le traitement du langage comme un double processus de production et
d’interprétation. Certains linguistes vont ainsi s’intéresser à la « machine
interprétative » (Kerbrat-Orecchioni, 1986). D’autres vont tenter de mettre en
évidence les opérations d’énonciation. De nouvelles approches linguistiques
explorent de diverses façons ce nouveau questionnement : citons les linguistiques du
discours, de l’énonciation, de l’acquisition, de l’interaction et de la pragmatique. La
définition de la compétence langagière est l’une des conséquences de cette
(r)évolution épistémologique. On se contentera d’illustrer ce point par deux
exemples.
Faut-il dire les évidences : décrire la « machine interprétative » est d’une grande
complexité et suppose des approches multiples. Ces recherches (et bien d’autres)
ont permis d’intégrer de nouvelles notions mais aussi de nouvelles méthodes issues
des linguistiques du discours, de l’énonciation, de l’interaction. Ces nouvelles
linguistiques étaient initialement considérées comme secondaires et mineures.
D’aucuns affirment qu’elles constituent maintenant les seules approches innovantes
pour la linguistique, c’est-à-dire que la pragmatique a remplacé la linguistique.
J’ai montré (Springer, 1996) les convergences d’analyse qui existent entre la
didactique des langues et la formation professionnelle. Les tentatives de définition de
la compétence professionnelle sont nombreuses. Le Boterf (1994) explique utilement
que
Décrire la compétence ne peut se limiter à établir une liste de connaissances
ou de savoir-faire ni même à constater leur application. La compétence peut
être comparée à un acte d’énonciation qui ne peut être compris sans
référence au sujet qui l’émet, ni au contexte dans lequel il se situe.
Deux exemples permettront de présenter les propositions qui sont faites pour évaluer
la compétence dans cette optique : le modèle de Bachman et Palmer (1996) et les
travaux préliminaires pour la définition d’un Cadre européen commun, Conseil de
l’Europe (1998).
L’échelle de Bachman et Palmer retient trois composantes : grammaticale,
sociolinguistique et pragmatique. Chaque composante possède ses propres
descripteurs. Il n’y a pas de degrés de performance définis a priori. La finalité de ce
type d’évaluation est de fournir des informations détaillées sur l’état des capacités
mises en œuvre lors d’une interaction. Il ne s’agit pas de définir un comportement
global et universel caractérisant la compétence, mais de préciser les caractéristiques
pertinentes du traitement de l’interaction. Ainsi, la composante pragmatique se définit
en 3 traits : vocabulaire, cohésion et organisation. On remarquera que le lexique
n’est pas considéré ici comme un élément de la composante grammaticale.
Schématiquement, la composante pragmatique peut se décomposer en une partie
relevant de la sémantique (mais elle est réduite ici à l’étendue du vocabulaire), une
partie relevant du discours (on s’appuie sur les marqueurs) et une partie relevant du
traitement cognitif (c’est-à-dire la capacité à organiser/gérer de manière consciente
l’interaction).
Les propositions faites pour la définition d’un Cadre européen commun de référence
pour l’évaluation de la compétence (1998) peuvent se schématiser de la manière
suivante. La « compétence à communiquer langagièrement » présente les mêmes
composantes que celles qui sont proposées par Bachman. Mais, une hiérarchisation
des composantes est posée dans la mesure où l’on estime que les dimensions
sociales et culturelles sont primordiales. La présentation de la composante
linguistique maintient par contre les savoirs et savoir-faire relatifs aux contenus du
système. Le lexique fait de ce fait partie de cette composante. La composante
pragmatique est la « mise en œuvre fonctionnelle des moyens langagiers ». Figurent
dans cette composante le recours aux « scripts d’échange », la maîtrise des « jeux
de cohésion et de cohérence du discours », le « repérage des types et genres
textuels ». La finalité de ce type de catégorisation s’appuie sur le postulat qu’il est
possible de caractériser les « représentations, dispositifs et capacités internes » qui
sont en jeu dans l’interaction en langue étrangère. Dans cette approche cognitiviste,
on dira aussi que l’apprentissage est dynamique et qu’il contribue à modifier les
représentations, dispositifs et capacités. D’une vision fonctionnelle de la
compétence, on passe ainsi à une vision actionnelle et interactionnelle. La
composante stratégique est de ce fait transversale et non liée directement à la
compétence à communiquer langagièrement. Cette compétence langagière est mise
en œuvre dans quatre types d’activité : la réception, la production, l’interaction et la
médiation. L’activité d’interaction a une position centrale à cause de son importance
« dans l’usage comme dans l’apprentissage ». Le modèle est « centré sur la relation
entre, d’un côté, les stratégies de l’acteur (elles-mêmes liées à ses compétences et à
la perception/représentation qu’il a de la situation où il agit) et, d’un autre côté, la ou
les tâche(s) à réaliser dans un environnement et dans des conditions donnés
» (Conseil de l’Europe, 1998). Il n’y a pas de compétence langagière absolue.
Le Cadre de référence propose une échelle de 6 niveaux de compétence définis de
manière globale et centrée sur l’utilisateur. Le niveau terminal (l’utilisateur
expérimenté) est décrit de la manière suivante : « Peut comprendre sans effort
pratiquement tout ce qu’il/elle lit ou entend. Peut restituer faits et arguments de
diverses sources écrites et orales en les résumant de façon cohérente. Peut
s’exprimer spontanément, très couramment et de façon différenciée et peut rendre
distinctes de fines nuances de sens en rapport avec des sujets complexes.
» (Conseil de l’Europe, 1998). Des « critères d’échelonnage des aspects de la
compétence communicative langagière » sont également proposés. On distingue les
critères pragmatiques (l’utilisation de la langue) : aisance, souplesse, cohérence,
développement thématique, précision, et les critères linguistiques (ressources
linguistiques) : étendue générale, étendue du vocabulaire, exactitude de la
grammaire, maîtrise du vocabulaire, maîtrise de la prononciation, maîtrise de
l’orthographe. En ce qui concerne les stratégies, des descripteurs peuvent
également être définis selon les phases de planning, exécution, évaluation et
remédiation aussi bien pour les tâches de réception, production et interaction. Par
exemple pour l’interaction en exécution, l trouve le critère « prendre son tour » ou «
demander de l’aide ».
Ce travail n’est pas encore abouti, mais il montre comment s’orientent les recherches
actuelles. Il s’agit ici d’une tentative de synthèse de l’ensemble des données
scientifiques - linguistiques et didactiques - actuellement disponibles. On aurait pu
croire que l’évaluation, dont la finalité est praxéologique, utiliserait une approche
applicationniste en rendant opérationnel le référentiel défini par les didacticiens. On
constate au contraire la même nécessité de référentialisation. La création de
nouveaux outils, ici la définition de critères pragmatiques, implique une nouvelle
interrogation du référentiel général. En effet, c’est bien la position didactique initiale
qui détermine le type d’outils auquel on va aboutir. Les critères retenus pour
l’évaluation fonctionnelle ne sont pas les mêmes que les critères qu’implique le mode
interactionnel.
J’ai voulu montrer que la recherche en didactique des langues étrangères poursuit à
sa façon sa quête interprétative. Les objets qu’elle doit concevoir ne sont pas que
des objets concrets, même si son action s’inscrit dans le champ praxéologique. Sa
finalité technologique n’exclut pas la mise au point d’un cadre théorique fondé sur
des objets conceptuels et des modélisations. Il y a sans doute une « transposition
didactique » au sens de Chevalard (1985), cette transposition est forcément
réductrice et les exemples sont nombreux en méthodologie de l’enseignement (en
partie dans les manuels scolaires). Le tâtonnement dans ce processus de
déconstruction-reconstruction d’un concept est inhérent au processus même de
référentialisation/théorisation des sciences humaines. La didactique des langues se
trouve face à une matière complexe. Elle puise bien évidemment dans des sources
scientifiques, que l’on nomme les sciences de référence. Cette notion de sciences de
référence laisse entendre qu’il existerait des entités scientifiques territorialisées.
Nous avons vu qu’il y a en fait des « abstractions » nouvelles, dans notre cas la «
compétence de communication », qui ne sont la propriété de personne. Chaque
domaine des sciences humaines va travailler à sa façon cette nouvelle abstraction,
lorsqu’elle semble importante et productrice. Il ne saurait y avoir pour la DLE une
filiation noble, celle des sciences du langage, et une filiation bâtarde, celle des
sciences de l’éducation. La DLE doit être ouverte à toutes propositions nouvelles
issues de cet ensemble. Ce n’est pas faire justice à la didactique des langues de
rejeter sa filiation éducationnelle. Les didacticiens canadiens (Stern, 1983), les
linguistes anglo-saxons (Palmer, 1917 ; Halliday, 1964) ont insisté sur la nécessité de
reconnaître la légitimité des sciences de l’éducation pour la didactique des langues. Il
serait tout aussi erroné de refuser la filiation des sciences du langage. Il me semble
plus approprié de parler de focalisation ou de mode de recherche dominant. Il est
indéniable que lorsque l’on se pose des questions sur le fonctionnement de
l’acquisition des langues, on va se trouver plus proche des méthodes des sciences
du langage que des sciences de l’éducation. Mais si ce type de recherche s’inscrit
réellement en didactique des langues, il n’est pas possible qu’elle ignore
complètement sa finalité éducationnelle. Cela peut se produire, on aboutit alors à des
objets/produits qui ne sont pas utilisables comme tels par les utilisateurs, et c’est
normal puisqu’ils n’ont pas été faits pour eux. Par contre, lorsque l’on s’intéresse à la
méthodologie, il paraît évident que l’on se situe plutôt dans le champ des sciences
de l’éducation. Mais là aussi il n’est pas possible d’ignorer les sciences du langage,
sous peine de bavardage du café du commerce. La variété des approches est
nécessaire à la démarche de recherche en didactique des langues. Cela signifie que
les démarches utilisées par d’autres disciplines, aussi valides soient-elles dans leur
champ respectif, n’ont pas de validité absolue. Les nouvelles orientations en
sciences du langage et en sciences de l’éducation rendent possibles des interactions
fructueuses et nécessaires entre spécialistes de domaines différents. L’exemple des
recherches sur l’évaluation de la compétence montre que la centration sur le locuteur
et l’interaction peut constituer un point de conjonction (cf. D. Coste, 1996 qui propose
une « linguistique appliquée conjonctive ») et d’enrichissement pour la didactique
des langues et les sciences du langage.
Bibliographie