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SAIS-JE ?
La rhétorique
MICHEL MEYER
Troisième édition
11e mille
Du même auteur
Découverte et justification en science, Klincksieck, 1979.
Science et métaphysique chez Kant, PUF, 1988 ; 2e éd., PUF, coll. « Quadrige »,
1995.
Histoire de la Rhétorique des Grecs à nos jours (et al.), Hachette, Le Livre de
Poche, coll. « Biblio-Essais », 1999.
978-2-13-061214-8
Si l’on y regarde bien, chacun de ces trois types d’approche se focalise sur une
des trois dimensions de la relation rhétorique. Quelles sont les trois composantes
de base qui font qu’il y a rhétorique ? Il faut un orateur, un auditoire auquel il
s’adresse et un « média » par l’intermédiaire duquel ils se retrouvent pour
communiquer ce qu’ils pensent et échanger leurs points de vue. Ce « média » est
toujours un langage, qui peut être parlé ou écrit, mais aussi être pictural ou
visuel. La télévision et le cinéma combinent les effets rhétoriques en jouant sur
l’image, la musique et le langage parlé, d’où leur puissance.
Si l’on se reporte aux trois définitions rappelées plus haut, que l’on retrouve
tout au long de l’histoire de la rhétorique, sous une forme ou sous une autre, on
voit clairement que la première privilégie le rôle de l’auditoire, la seconde,
l’importance de l’orateur, et la troisième, le poids des propositions et du langage
qui les véhicule, ce qui donne l’apparence de rendre la rhétorique plus objective
et rationnelle.
Quant au logos, on l’a bien vite réinséré dans un cadre où il y avait quelqu’un
qui s’adressait à quelqu’un d’autre. Pour Aristote, la rhétorique était seulement
l’étude des techniques propres à persuader. Pour Perelman, en 1958, deux mille
cinq cents ans plus tard, la rhétorique demeure l’étude qui consiste à « provoquer
ou [à] accroître l’adhésion des esprits aux thèses que l’on présente à leur
assentiment »2. Quelqu’un agit, ce faisant, et vise à rencontrer l’accord de
l’auditoire. Les justes arguments permettent d’y arriver : il faut simplement que
l’orateur s’y plie et l’auditoire suivra. On est dans le cadre d’une rationalité
immanente du logos, mais l’orateur comme l’auditoire sont cette fois
explicitement présents dans la définition, encore que contraints par la raison du
raisonnable et du vraisemblable. Point de passion comme chez Aristote, parce
que, chez Perelman, le logos n’est plus qu’argumentatif et l’aspect formel du
style plaisant ou émotionnel est évacué ou, plutôt, enrégimenté, alors que, chez
Aristote, il était encore prégnant, sans doute en raison de la condamnation
platonicienne qu’Aristote voulait circonscrire.
Tout ce flou a fait que les définitions de la rhétorique ont dérivé au fil du
temps, se sont scindées et même opposées, car la rhétorique qui vise à plaire ou à
agiter des passions, ce n’est pas la même chose qu’une argumentation qui
s’efforce de convaincre par des raisons. On a ainsi retrouvé la rhétorique dans le
jeu des passions, en littérature, en politique, au tribunal, dans le langage naturel,
dans le raisonnement non scientifique, dans l’opinion, dans le bien parler, dans
l’implicite, dans l’intention qui se cache derrière l’implicite, dans le figuratif,
donc dans l’inconscient qui code son langage ; bref, la rhétorique, loin de se
restreindre, s’est métastasée au prix d’une unité de champ perdue. Le défi actuel
consiste à essayer de lui redonner une définition, englobante mais spécifique, qui
permette de faire place aussi bien à la plaidoirie judiciaire qu’au discours
publicitaire, au raisonnement probable aussi bien qu’au langage littéraire et à ses
figures de style, à la rhétorique de l’inconscient aussi bien qu’aux règles du
débat public où les opinions s’affrontent ou s’évacuent par l’idéologie.
Cette question est même la mesure de cette différence, de ce qui sépare, voire
oppose les protagonistes, une mesure de la distance symbolique qui traduit leur
différence. Sans question, disait déjà Aristote, il n’y aurait pas deux choix
contraires, tout le monde aurait le même avis et ne consulterait seulement que
lui-même pour tirer les choses au clair. Dès lors, la rhétorique, c’est l’analyse
des questions qui se posent dans la communication interpersonnelle et qui la
suscitent ou s’y retrouvent.
Négocier la distance n’est pas réglé d’avance dans la plupart des cas et le
rapport interpersonnel est alors marqué par une problématicité qui n’est pas
évacuable d’autorité. La négociation de la distance ne consiste pas forcément à
la réduire. L’insulte, par exemple, est un procédé rhétorique qui a pour fonction
de signifier à l’Autre que le fossé qui le sépare du locuteur est désormais non
négociable. Cela explique sans doute pourquoi on utilise des noms d’animaux à
cet effet : ils soulignent une distance infranchissable ou, en tout cas, que l’on ne
souhaite pas voir abolie. Mais la négociation habituelle a heureusement d’autres
objectifs. Certes, il s’agit d’obtenir une réponse, mais celle-ci est synonyme
d’accord ; d’où l’idée d’adhésion ou de persuasion par laquelle, d’Aristote à
Perelman, on a singularisé l’argumentation.
On comprend dès lors que la rhétorique se soit identifiée, au fil des siècles, à
ce que l’on appelle le genre épidictique. De quoi s’agit-il au juste ?
V. – Les genres rhétoriques
Aristote a distingué trois grands genres en rhétorique, comparables à ceux que
l’on trouve en littérature, tels le roman ou la poésie. En rhétorique, il s’agit du
genre épidictique, centré sur le style plaisant et agréable, où l’auditoire joue un
rôle précis, en ce qu’il commande la louange ou le blâme. On a le genre
judiciaire, où l’on détermine si une action est juste ou non ; et le genre
délibératif, où l’on doit se décider d’agir en fonction de l’utile ou du nuisible.
Ces trois genres ont tous une composante d’ethos, de pathos et de logos.
L’auditoire juge si c’est beau (épidictique), juste (judiciaire) ou utile
(délibératif). On a là le pathos, c’est-à-dire des réactions de l’âme, voire des
passions, qui sont mises en branle. L’orateur, ou ethos, intervient dans ces trois
genres également, de façon distincte puisqu’il plaide, agrémente ou délibère.
Quant au logos, il repose sur le possible dans les trois cas : ce qui aurait été
possible, ce qui l’est et ce qui le sera. Mais le vrai problème ici n’est pas de
distinguer l’ethos, le pathos et le logos dans ces trois genres, mais de
comprendre pourquoi ceux-ci se réduisent à trois, ce qui limite la rhétorique à
seulement trois types de problématiques, puisque les genres, en rhétorique
comme en littérature, définissent a priori les questions qui sont traitées, donc
posées par l’auditoire ou les lecteurs, et leur permettent de savoir a priori ce
dont il est question et, partant, ce à quoi ils doivent s’attendre comme forme de
réponses.
Une question qui nous agite dessine une alternative qui recouvre au moins
deux réponses possibles, le oui et le non. C’est la base de la rhétorique. En
termes de subjectivité, cette alternative s’exprime par le couple du plaisir et du
déplaisir. L’émotion, comme la passion, transforme la question qui est posée en
réponse et par conséquent la colore de multiples tonalités : on parle de crainte,
d’espoir, de haine, d’amour, de désespoir et d’envie, et de bien d’autres passions
encore. Mais la passion commence par l’expression subjective d’une question
vue sous l’angle du plaisir et du déplaisir : en tant que réponse, elle annule cette
question en la transformant en tonalité particulière, subjective, comme celles
dont on a parlé plus haut, et qui sont « les passions ». C’est ainsi que le plaisir et
la peine entrent dans la composition de toutes les émotions comme des passions,
dont la complexité dépasse, évidemment, le schéma de l’alternative, parce qu’on
est passé de la question à une réponse, même si c’est de façon purement
rhétorique.
La passion, en tant que réponse, est aussi un jugement sur ce dont il est
question : le plaisir et la douleur renvoient à l’alternative de la question, tandis
que le désir, le souhait, l’amour supposent un jugement positif sur ce qui fait
question, comme la haine, le dégoût, etc., expriment le rejet du terme opposé de
l’alternative. C’est ainsi que, par la passion, la question est devenue réponse.
Mais c’est bien souvent un effet de la seule passion, donc une illusion. Plus la
passion se ramène à de la simple émotion, à de l’affect, et plus elle se caractérise
par du plus ou du moins dans le plaisir, souvent indicible. On se sent bien, on se
sent mal – la question qui en est la cause demeure distincte. À l’inverse, plus on
est dans la passion et plus on a d’ores et déjà répondu à et sur ce dont il est
question, ce qui fait que l’on peut toujours tomber dans l’illusion. La crainte est
l’idée qu’une réponse déplaisante ne se produise ; l’espoir, que la réponse
positive se réalise ; le désespoir, qu’elle ne le fasse jamais, mais chaque fois on
est dans l’alternative, ce qui en fait des passions primaires, qui se retrouveront
dans de plus complexes encore, comme Spinoza l’avait bien vu.
La passion est rhétorique en ce qu’elle enfouit les questions dans les réponses
qui font croire qu’elles sont résolues. C’est pourquoi jouer sur les passions est
toujours utile, rhétoriquement parlant, tandis que l’argumentation, qui met
explicitement les questions sur la table, fait appel à la raison plutôt qu’à la
passion. La passion est donc un puissant réservoir pour mobiliser l’auditoire en
faveur d’une thèse. Cela renforce l’identité des points de vue, ou la différence
avec la thèse que l’on cherche à bannir. La fonction de la passion consiste à faire
savoir à l’Autre la différence qui est la sienne : c’est une réponse sur un
problème qui sépare, et il y a de la passion dans la colère qui insulte, comme
dans l’amour, qui vise le rapprochement.
On n’est jamais persuadé que de ce qui répond aux questions que l’on se
pose : avec l’espoir, le désespoir et la crainte, on a toute une rhétorique possible
qui fonctionne bien, parfois jusqu’à la crédulité.
L’orateur doit tenir compte des passions de l’auditoire, car, si elles expriment
l’aspect subjectif d’un problème, elles y répondent aussi en fonction des valeurs
de la subjectivité impliquée. Le pathos, c’est l’ensemble des valeurs implicites
des réponses hors question qui nourrissent les questions qu’un individu
considère comme pertinentes. Plus ces valeurs sont mises en cause, plus la
passion vient obscurcir et noyer la problématicité qu’elles présentent. Plus
l’orateur, au contraire, les flatte, et moins elles s’expriment violemment.
L’émotion est ainsi la coloration subjective de valeurs qui peuvent être
partagées. Elles engendrent les lieux communs, les idées conventionnelles, les
opinions en vigueur dans la société. Elles font pendant à l’ethos.
Rencontrer les questions impliquées dans le pathos, c’est jouer sur les valeurs
de l’auditoire, la hiérarchie du préférable qui est la sienne. C’est ce qui le met en
colère, ce qu’il aime, qu’il hait, ce qu’il méprise ou contre quoi il est indigné, ce
qu’il désire, et ainsi de suite, qui font du pathos de l’auditoire la dimension
rhétorique de l’interlocution. Et tous ces interrogatifs renvoient à des valeurs qui
rendent compte de ce que Descartes aurait appelé des « mouvements de l’âme ».
Prenons maintenant une proposition qui semble ne rien avoir à faire avec le
questionnement, et qui est la phrase déclarative type :
Napoléon est le vainqueur d’Austerlitz.
d’où :
Une proposition est donc une réponse qui renvoie à des questions qui ne se
posent plus mais qui, si besoin s’en faisait sentir, pourraient resurgir sans altérer
le sens de la réponse puisqu’elles contribueraient à spécifier en quoi elle est
réponse. Le sens, c’est la demande de sens, disait Wittgenstein dans la
Grammaire philosophique, lequel sens fait partie de la phrase en tant que
réponse la spécifiant éventuellement comme telle. Une phrase ne dit pas son
sens, car celui-ci porte plutôt sur ce qui est en question et non sur la question. On
peut toujours exprimer assertoriquement cette question dans la clause
interrogative : « Napoléon est celui qui a fait le 18 Brumaire », où l’on voit
clairement que la réponse intègre la question « Qui est Napoléon ? » en y
apportant une réponse. Elle refoule la question en énonçant référentiellement qui
est Napoléon, c’est-à-dire ce sur quoi la question porte. On oublie la question, il
ne reste que le cela dont il est question. On ne dit pas : « Ceci est le sens » ni :
« C’est ceci qui est en question », on le dit simplement, et toute mention de
réponse et de question disparaît forcément au profit de ce qui est en question
dans la réponse. Orateur et interlocuteur se sont effacés dans cette objectivation
du ce qui, du où, du quand, etc., interrogatifs qui acquièrent un rôle référentiel,
en se rapportant à l’objet même dont on parle plutôt qu’aux actes subjectifs de
ceux qui s’adressent l’un à l’autre.
Que toute proposition soit une réponse et renvoie, à ce titre, à des questions
est encore plus clair quand on considère les phrases négatives. À quoi diraient-
elles : « Non », si une question n’était pas sous-jacente. On connaît l’exemple de
ce candidat à la présidence qui, lors d’un débat, a dit : « Mon concurrent est
honnête. » Littéralement, son affirmation semble positive, mais, s’il la profère,
c’est que la question se pose, le doute est jeté, et c’est bien le but. Allez dire à
votre chef, de but en blanc : « Chef, je sais que vous êtes un homme honnête »,
vous ne ferez pas long feu, car il sent bien que vous avez répondu à une question
que vous n’auriez jamais dû soulever, suggérant par là qu’elle peut se poser. Le
mécanisme est encore plus évident lorsqu’on compare deux phrases comme
« Jean viendra sans doute demain » et « Jean viendra demain » : la première
suggère qu’un doute est possible, puisque le locuteur en annule l’éventualité
alors que la question n’a pas été posée et cela signifie alors que « Jean viendra
peut-être », et non qu’il viendra sûrement. Le « sans doute » s’est mué en son
contraire, comme dans la dénégation freudienne. Celle-ci répond à un
mécanisme identique, mais, dans le déni, la réponse se détruit d’elle-même. « Je
n’ai rien contre vous » signifie que la question de mon hostilité ne se pose pas à
votre égard. Alors, pourquoi la poser ? C’est contradictoire, donc la question
posée a une autre réponse, celle qui reste : « J’ai de l’animosité à votre
encontre. » Chaque fois, on l’observe nettement, on a une réponse qui soulève la
question de… la question, de ce dont il est véritablement question dans la
réponse, laquelle ne veut pas dire ce qu’elle dit. Si je dis : « Il y a de bons
policiers dans la ville », c’est qu’à mon sens il y en a de mauvais : la question se
pose de par la seule réponse.
En conclusion, le logos, c’est tout ce dont il est question. Tout jugement est
une réponse à une question qui se pose et il est composé de termes qui sont
formés comme condensés à des questions qui ne se posent plus et grâce auxquels
communiquer est possible. Les réponses répondent à des questions tout en
pouvant en soulever d’autres : le sens littéral est équivalent avec la proposition
de base, le sens figuré suppose une question nouvelle, car, pour qu’il y ait sens
figuré, il faut que la phrase réponde littéralement à une question autre. Si je
demande : « Quelle heure est-il ? » et que l’on me répond : « Il est 1 heure »,
cela s’arrête là, mais si je dis soudainement : « Il est 1 heure » sans qu’on m’ait
posé la question de l’heure qu’il est, c’est qu’une autre question se pose – en
l’occurrence, on va supposer que c’est celle de savoir s’il est temps d’aller
déjeuner. La phrase « Il n’est pas malhonnête » énoncée à brûle-pourpoint, dans
un débat électoral par exemple (cela vaudrait aussi pour une phrase comme :
« Mon concurrent est honnête », bien évidemment !) veut dire le contraire pour
les mêmes raisons, sauf si l’on a posé la question de savoir s’il était malhonnête,
auquel cas la réponse signifie exactement ce qu’elle dit.
IV. – L’articulation ethos-pathos-logos comme fondement des
parties de la rhétorique
On divise habituellement l’adresse rhétorique en cinq parties :
l’invention ;
la disposition (ou narration) ;
l’élocution (le style) ;
l’action ;
la mémoire.
l’exorde ;
la narration ;
l’argumentation ou démonstration, avec l’exposé du pour et du contre
(confirmation du « pour » et réfutation du « contre ») ;
l’épilogue ou conclusion.
Pour nos auteurs romains, si une question se pose, c’est parce qu’il y a une
cause à défendre (le mot causa revient sans cesse pour dire question ; ils
identifient d’ailleurs les deux, en bons juristes). Un problème surgit d’abord, en
retour des réponses établies vacillent, la discussion s’engage et l’on en cherche
(invention) alors de nouvelles pour répondre au problème qui s’est posé. Pour
Aristote, l’exorde n’est pas, comme ce sera le cas chez les Romains, un examen
des types de causes, mais ce qui doit problématiser l’auditoire. Ainsi, dans la
Rhétorique à Herennius, il y a quatre genres de causes – à savoir, l’honorable, le
mauvais, le douteux et l’insignifiant selon le degré de problématicité que
représente la cause pour l’auditoire, donc pour les valeurs de la communauté.
L’ad hominem est une stratégie rhétorique multiple, mais dont le principe
consiste à diminuer la distance, s’attachant à ce qui sépare et rapproche les
individus eux-mêmes. Si je dis : « Vous, qui êtes un grand spécialiste, savez
que… », je valorise mon interlocuteur et son savoir, ce qui rend mon propos plus
acceptable pour lui quand j’affirme avoir raison sur le reste. Je peux aussi me
diminuer et affirmer, par exemple : « Moi qui ne suis qu’un misérable
pécheur… », ce qui est une formule qui doit en principe susciter miséricorde et
sympathie pour un acte qui a créé la distance au départ (on appelle cette
démarche du nom barbare de chleuasme). Les concessions à l’adversaire, voire
la rétractation sur un point, ont la même fonction, mais elles portent sur l’ad
rem. De même que la prolepse, où l’on résume à son avantage les propos de
l’autre pour instaurer une communauté de pensée qui rapproche les partenaires.
On minimise la problématicité comme on minimise la distance. Le plus et le
moins sont donc des instruments rhétoriques essentiels. Le recours à la quantité
joue un rôle fondamental car il permet d’accentuer les différences utiles et de
minimiser les autres.
Jouer sur la distance entre individus à propos d’une question requiert une
double stratégie à l’égard de l’auditoire. D’un côté, il s’agit d’émettre des
jugements qui diminuent la différence entre les protagonistes ou d’amplifier ce
qui les réunit ; d’un autre, il s’agit de répondre à la question soulevée, fût-ce en
la traitant comme résolue a priori par ce que l’on dit. Il faut donc combiner une
double approche : un jeu sur les valeurs et sur l’ethos, et une réponse à la
question. Il y a un ethos immanent qui est ce que projette comme image l’Autre
de la relation rhétorique. L’auditoire a donc une vision immanente de l’orateur et
réciproquement. Tant l’orateur que l’auditoire projettent sur l’Autre une image a
priori qui ne correspond pas forcément à la réalité. L’auditoire réagit de façon
immanente à des valeurs, et c’est en ces termes qu’il juge celui qui s’exprime.
En revanche, l’orateur imagine son auditoire comme persuadé, convaincu,
charmé ou, alors, comme plongé dans l’incompréhension. Le logos, lui, se prête
au mélange des deux points de vue, faisant en sorte que la compréhension
persuasive soit fictive ou réelle, mais étant neutre par lui-même, le logos ne
permet pas de faire la différence. À côté de cet ethos projectif ou immanent qui
émane de l’auditoire, à côté du pathos projectif et immanent qui naît dans
l’esprit de l’orateur, il y a le réel, avec un ethos effectif qui est l’orateur dans son
action réelle et un pathos effectif, avec un auditoire réel. L’ethos réel s’efforce
de répondre à une question sans forcément tenir compte de la différence de
valeurs, tout comme il y a un pathos immanent pour l’orateur, qui en est le
pendant et qu’il imagine (ou conçoit) en se demandant :
Si l’orateur, pour être efficace, combine les deux modus operandi, chacun,
sachant ce qui vient d’être dit, intègre ce savoir à sa démarche. Il faut : 1/ que la
réponse plaise à l’auditoire et 2/ s’identifie à ses valeurs et/ou maximise la
distance avec celles qu’il rejette. Mais il est clair que l’ethos, lorsqu’il se
construit son pathos immanent, anticipe les formes de réponse de l’auditoire
comme des mises en question de ce qu’il lui propose. Comment ?
II. – La congruence, la rupture et l’écart entre ethos projectif et
ethos effectif et leur impact sur le logos
L’orateur, sachant que l’ethos projectif diffère en principe de l’ethos effectif,
peut construire son discours de telle sorte que l’image projetée soit maîtrisée
effectivement. Cela relève de ce qu’Aristote appelait la phronesis ou la
prudence. L’orateur se pare de la vertu qu’attend de lui l’auditoire et se sert de
cette congruence pour faire passer son message. Il apparaît tel qu’il est, du moins
est-ce ce qu’il va essayer de faire croire en adoptant cette stratégie d’adéquation,
qui est une stratégie de la sincérité, feinte ou réelle. Remarquons que l’on a ici
trois possibilités :
↑ ↓
Les trois opérations ci-dessus répondent à un logos centré sur la question, sur
l’adéquation de la réponse à la question et sur la force de la réponse. Ces trois
stratégies, qui intègrent l’ethos, le pathos et le logos, caractérisent en réalité la
réponse à autrui, à partir des trois points de vue : le déplacement de la question,
par exemple, est une façon de désamorcer l’argument de l’Autre à partir de ses
propres prémisses, de le mettre en cause à partir de lui-même, sans l’attaquer
explicitement. Il en va de même pour l’ethos : plutôt que dire : « J’ai raison », on
rejette le questionnement de l’Autre en soulignant la force de ce que l’on dit.
Toutes ces stratégies impliquent aussi bien l’orateur que l’auditoire, l’ad rem que
l’ad hominem. On a alors un rapport compréhension/identité qui régit le
déplacement de sens de la question (ethos), comme on a un rapport
adéquation/discours pour les jeux définitionnels (logos), et un rapport
persuasion/valeurs pour l’évidence (pathos). Le logos est clairement toujours
présent dans ces trois démarches, même si le rapport du discours aux questions
posées renforce, dans la défense, le poids de l’argumentation par rapport aux
autres procédés rhétoriques. Ces procédés, en revanche, vont dominer le logos,
lorsque l’orateur privilégiera plutôt le pathos ou plutôt l’ethos : la persuasion (et
la séduction) sera alors fondée plutôt par l’appel aux valeurs communes, ou
plutôt par la personnalité que veut mettre en avant l’orateur.
Chapitre IV
Tous ces exemples ont ceci de commun qu’ils présentent une structure
rhétorique. Commençons avec la phrase 1/. Si quelqu’un me demande l’heure
qu’il est, et qu’il est une heure, plus aucun problème ne se pose avec 1/ et la
question est évacuée. Pas de rhétorique. L’échange linguistique s’arrête à ce
constat littéral : il est bien une heure. Maintenant, supposons que personne n’ait
posé la question durant le séminaire et que c’est moi, qui, de but en blanc, aie
proféré 1/. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’une autre question se pose, non dite,
qui est celle à laquelle répond véritablement la réponse 1/. Cette réponse est
figurée par 1/ qui veut dire autre chose : « Allons déjeuner » est cette réponse qui
est le sens figuré de 1/. En d’autres termes, on a une réponse r, pour q, mais
comme q ne se pose pas, puisque personne n’a demandé l’heure, une autre
question, soit q2, est en jeu, dont « Allons déjeuner » ou « Il est l’heure de passer
à table » est la réponse. Utilisons la flèche comme symbole de l’inférentialité et
du renvoi qui permet de passer à une affirmation autre, et le point pour signaler
que deux questions sont impliquées : on a pour 1/ la structure suivante, qui est la
forme principielle de la relation rhétorique, c’est-à-dire la loi de base de la
rhétorique :
Ou encore :
(α)
(β)
q1 · q2 → r2
donc
r1 → r2.
« Dire r1, c’est dire r2 » n’implique pas que r1 = r2, sinon rhétoriquement.
Dire qu’il est une heure, c’est dire qu’il est l’heure de passer à table, mais on ne
peut affirmer que « Il est une heure » = « Il est temps de passer à table ». C’est
juste une façon de télescoper les questions en y répondant. On condense.
Rhétoriquement, on rend les deux réponses équivalentes, non pas littéralement
mais figurativement. C’est cette figurativité qui rend rhétorique l’identité entre
r1 et r2. L’identité r1 = r2 est une figure. D’une façon générale,
La question qui est posée dans toute relation rhétorique est la suivante : si dire
r1, c’est dire r2, quelle est la relation entre r1 et r2 ? L’identité du dire
n’implique évidemment pas celle du dit. La première façon de répondre consiste
à éluder le problème et à affirmer que r1 = r2, ce qui n’est vrai que
rhétoriquement. On fait « comme si », pour faire l’économie d’une réponse
littérale à trouver. La figure fait figure de réponse. Elle sert de point d’arrêt, alors
même qu’elle exprime une énigme du point de vue littéral : si je dis : « Hugo est
une grande plume » pour « un grand écrivain », je pointe une énigme dans les
termes qui doivent la résoudre, puisque la plume est l’attribut qui identifie
l’homme qui écrit. Je donne une réponse qui n’en est pas une, mais qui en a
l’apparence, et cela permet d’en rester là. La figure paraît être une réponse pour
s’épargner le fait d’avoir à la produire. C’est pour cela que l’on peut affirmer
qu’une figure est une réponse figurée qui traduit une question dont le soin est
laissé à l’auditoire de trouver ce qui la résout, mais, comme on a affaire à une
assertion, à une réponse, on ne va souvent pas plus loin. Dans l’exemple 2/,
« Richard est un lion » se présente comme une métaphore usée, parce qu’on
connaît tous la réponse, à savoir que cet homme est courageux ; une métaphore
active n’étant pas littéralisable aussi directement. Si on analyse attentivement 2/,
on peut y lire la question suivante : « Richard est un humain et un non-humain
(puisque animal) », « x et non-x ». Qu’est-ce que x, qui, dans ce cas, regroupe les
humains et les animaux ? Le courage.
Le premier cas, celui de la phrase 1/ qui exclut à l’avance toute rhétorique, est
la situation dans laquelle une question se trouve soulevée, comme : « Quelle
heure est-il ? » et l’on répond : « Il est une heure. » La littéralité est la marque du
point d’arrêt. La question s’efface au profit de la réponse. Appelons celle-ci une
réponse directe externe, mais en fait c’est la question à laquelle elle répond qui
est externe, car extérieure et préalable à la réponse.
r1 → q1 · q2,
donc
r2 puisque q2
r1 → r2
ou r1 = r2.
« Il fait beau mais pas assez chaud » soulève la question – non posée – du
temps qu’il fait q1, ce qui signifie que r1 renvoie en réalité à q2, et, par
conséquent, r1 est un argument pour r2 (« Il fait beau mais pas assez chaud » est
un argument pour dire « non »). Mais, à la lecture argumentative, on peut
préférer la lecture rhétorique r1 = r2 ; dire : « Il fait beau mais pas assez chaud »,
c’est dire : « Non, je ne vais pas me promener avec vous. » La structure de 3/ est
très claire sur le rapport à l’interrogation – en l’occurrence, q2 : « Il fait beau »
est un argument pour aller se promener, « il ne fait pas assez chaud » est un
argument contre. L’alternative contenue dans la question est reprise dans la
réponse. Et si l’auditoire ne répond pas directement, c’est parce que l’argument
contre l’emporte sur le pour, ce qu’indique le marqueur ou connecteur « mais »5.
illustrent tous deux des réponses à des questions engendrées par les réponses
elles-mêmes. En 2 /, la réponse est indirecte, c’est une métaphore, une façon de
parler, purement figurative, d’un être courageux. En 5/, la réponse est directe
mais interne. Le déni freudien fonctionne en disant : « La question de mon
hostilité ne se pose pas mais, en disant 5/, je la pose, ce qui est contradictoire. 5/
se détruit comme réponse, et comme la question est quand même posée par le
fait d’énoncer 5/, la seule réponse qui puisse être valable est celle qui reste, à
savoir que j’ai quelque chose contre vous. »
Concluons. Plus une question est spécifiée au départ, moins il est probable que
la réponse veuille dire autre chose et soit rhétorique, car le problème en question
n’est pas lui-même en question.
III. – En quoi la rhétorique est-elle argumentative, et
l’argumentation, rhétorique ?
L’équivalence des deux démarches est confirmée par la loi fondamentale,
avec (α) et (β) : r1 = r2 équivaut à r1 → r2. On le voit bien dans l’exemple 4/ :
« Il fait froid » est rhétoriquement équivalent à « Mettez votre manteau », mais
on peut aussi considérer que l’un est un argument par rapport à l’autre. Il fait
froid, donc mettez un manteau. Et on peut aussi faire l’économie de tels rapports
en disant simplement : « C’est le climat pour mettre un bon manteau », par
exemple, ce qui est une figure de style, où l’on fait l’économie d’avoir à
spécifier la réponse littérale qu’il faudrait produire dans le contexte (« Il fait
froid »).
Le rejet d’une réponse, d’une proposition, d’une thèse, hors du champ des
réponses, passe par la contradiction. Du même coup, la cohérence devient
essentielle dans une bonne argumentation : on tient compte des conséquences, on
veille à ce que la proposition opposée entraîne une conséquence contraire, ou on
imagine (c’est là la présomption) ce qui se passerait dans le cas contraire ; bref,
on teste r1 → r2, ce qui fait que non-r1 ne peut impliquer r2, pas plus que r1 ne
doit entraîner non-r2. De cela découle le raisonnement qu’on appelle le
raisonnement a fortiori, mais aussi toutes les dissociations et oppositions sur
lesquelles s’appuie la rhétorique. Ce sont des ruptures d’analogie, que l’on peut
expliquer à partir de notre loi fondamentale du champ rhétorique :
L’appel littéral est un argument dissociatoire, car une analogie est une fausse
identité du point de vue littéral. Prenons l’exemple d’un second mari, que
l’épouse demande aux enfants de respecter (comme leur propre père). Ceux-ci
ont beau jeu de rétorquer qu’il n’est pas leur père, que ce qu’ils auraient accepté
de l’un, ils le rejettent chez l’autre, et que « B est le mari de A » n’est qu’une
identité métaphorique, car si B est le mari de A comme le père l’était, il n’est
que le mari. La mère peut répondre par un argument a fortiori. « Si vous
respectiez votre père qui était violent, pourquoi êtes-vous si méchants avec cet
homme si gentil ? » Si r1 découlait de q1 (la question de la gentillesse à l’égard
du premier époux), a fortiori, il faudrait r2 pour q2 qui concerne l’attitude à
l’égard du second.
L’identité porte sur la définition de ce qui fait question. Ce qui fait question
est toujours surdéterminé par un ensemble de réponses implicites dont on fait
l’économie quand on argumente. On s’appuie sur des mots que l’on suppose
connus et intelligibles, et sur des choses qui ne font pas trop problème. Si l’on
parle de Napoléon pour conclure qu’il est un grand homme, on suppose connue
l’existence du 18 Brumaire, de certaines grandes batailles et de toute une série de
réformes. Pour renforcer son point de vue, on peut rappeler l’une ou l’autre de
ces réponses qui font l’identité de ce dont il est question, de qui il est question.
Pour affaiblir la position, si on ne la partage pas, on peut évidemment rendre
problématique la littéralité de ce que l’on appelle un grand homme et refuser
d’identifier « grand homme » à « grand chef ».
À quoi peut bien répondre le souci d’exprimer toutes ces prémisses, dont on
fait souvent l’économie dans la vie de tous les jours quand on se livre à des
raisonnements ? Quelle est donc la logique de la démarche logique ou, plutôt, sa
rhétorique sous-jacente ? Et si on procède comme en argumentation, a-t-on
vraiment perdu quelque chose, est-ce préjudiciable au raisonnement de ne pas
tout dire, ce que l’on ne fait d’ailleurs jamais ? Et si l’on cessait une fois pour
toutes de faire de la logique la norme sur laquelle calquer tout raisonnement et
considérer les autres comme « imparfaits », alors qu’ils sont les plus courants ?
r1 → r2.
Ce sont là trois démarches qui ont été associées à des genres rhétoriques
précis et distincts, mais il faut bien reconnaître qu’on retrouve chacune d’elles
dans tous les genres qu’elles sont censées singulariser. Le conjectural serait de
l’ordre du juridique, la question de la qualification relèverait du style, donc de
l’épidictique, et enfin, l’aspect légitimant, du politique. Peut-être faudrait-il
plutôt parler d’aspect dominant. Ainsi, en droit, le fait subordonnerait la
qualification et la légitimation de l’interrogation. Meurtre ou légitime défense ?
D’abord, il faut que quelqu’un ait tué quelqu’un d’autre.
Quoi qu’il en soit, l’intérêt que présente cette tripartition ne tient pas tant à la
délimitation de genres rhétoriques, aujourd’hui plus nombreux et moins
nettement séparables, qu’au type d’attitude liée à ces interrogations. Le que, le
ce que et le pourquoi nous renvoient aux trois grands principes rappelés plus
haut, et c’est en ce sens que toute réponse à une mise en question fait appel à ces
trois grandes exigences, l’identité du sujet en question, la réponse qui le
caractérise par rapport à la problématique posée, et la raison qui fait qu’on a
énoncé cette réponse plutôt qu’une autre.
Chapitre V
Ce n’est pas parce que dire A, c’est dire B, que A est B. Mais quand on peut
l’affirmer, on a affaire à ce que l’on appelle une figure de rhétorique. Dire qu’il
fait froid, c’est dire qu’il faut mettre son manteau, mais cela n’implique en rien
que le jugement « Il fait froid » se rapporte à la même chose que « Il faut mettre
son manteau ». Cette dernière proposition répond au constat climatique, lequel
est un argument pour bien se couvrir. Le sens figuré est impliqué comme une
question. Et la réponse est le second jugement. Mais si l’on dit : « Le froid, c’est
un manteau », là on a une figure de style car A est B de façon impropre, et la
réponse « A est B » n’en est pas une, si ce n’est comme manière de parler. En
elle-même, la figure absorbe l’interrogativité dont elle propose une « réponse ».
Elle fait l’économie de la résolution, en se proposant comme réponse. « Richard
est un lion » est une façon de répondre, car, en réalité, Richard n’est pas un lion,
d’où le problème de ce que l’on veut dire quand on s’exprime de la sorte. La
forme de la réponse y est, mais littéralement, Richard est affirmé humain et non
humain à la fois, ce qui renvoie à une alternative, donc à une question. Le style
figuratif permet de garder l’alternative, les termes incompatibles, au sein d’une
réponse sans avoir à trancher entre eux. La figure se présente ainsi comme un
moment de conciliation du contradictoire, qui s’y abolit en disant : « Ce n’est
qu’une façon de parler. » La question traitée n’est pas résolue mais on l’envisage
comme si elle l’était. Ce côté factice, et fictif, a pu faire dire que la rhétorique
relevait du trompe-l’œil, mais le style figuré n’en demeure pas moins la
meilleure façon d’aborder une question à partir de ce qui l’évacue en un certain
sens. Le sens figuré remplit cette fonction. Il déplace le problématique en
réponse, qu’il incite à chercher, à inférer, par une image qui contient en elle la
solution qui n’est jamais dite littéralement. Pour cela, la figurativité met en
œuvre une identité fictive, qu’on ne saurait prendre au pied de la lettre : le « est »
de « A est B » traduit une identité faible, enracinée dans un élément commun
entre des individus par ailleurs différents par leurs autres attributs. Richard et le
lion sont identifiés pour leur courage mais l’identité est faible parce qu’elle
s’arrête là. Quand on ne peut passer de « dire A, c’est dire B » à « A est B », on
est obligé de recourir à un argument plutôt qu’à une figure. Celle-ci est un
raisonnement rhétorique condensé : « x est un homme courageux. Or le lion (être
un lion = y) est courageux. Donc, cet homme x est un lion y. » C’est cela qui
faisait dire à Perelman que la figure de rhétorique fait voir, dans un ensemble de
propriétés, donc de jugements possibles, la propriété qui compte. La figure
impose en faisant voir. Elle rend présent ce qui doit apparaître comme
irréfutable, comme réponse.
II. – La genèse des formes rhétoriques (ou figures) ou quand le
langage figuratif donne lieu à des tropes
x est dans la même relation à A, aux humains, que y aux animaux C, en étant
tous les deux B, courageux.
La figure « dit » que Richard est courageux sans le dire vraiment, elle
l’implique, en raison du rapport x = y.
IV. – La métonymie et la synecdoque
Ce sont là deux figures fort proches et parfois difficiles à distinguer.
La cause pour celui qui en est l’agent : « Le ciel ne nous est guère
favorable. »
L’instrument pour celui qui l’utilise : « Hugo est une grande plume. »
Le lieu pour ce qui s’y passe ou ce qui s’y fait : « Paris refuse de suivre
Washington sur l’Irak. »
Le verre pour le vin, le cœur pour les sentiments, les chevaux pour le char.
Exemple : les animaux, qui ont des têtes ® les têtes, pour les animaux en
entier.
La partie :
On ne peut pas dire, ici : « Les quinze printemps des quinze ans de ce
garçon » pour justifier l’emploi de la synecdoque, pas plus qu’on ne peut
dire : « Cent têtes de bétail » pour expliquer qu’on ne parle plus du bétail,
ce serait une métonymie. Mais on peut dire « le bétail », qui compte des
têtes, etc., et le qui renvoie alors à l’ensemble et non plus à la partie, même
si celle-ci le désigne parce qu’on compte en singularisant la tête dans un
troupeau compact parce que c’est ce qui émerge de la masse.
La matière :
« Le fer est dans la plaie. »
Le nombre :
VI. – Les autres figures
Les autres figures, dites de parole parce qu’elles reposent sur les mots et les
sons, et dites de pensée, parce qu’elles concernent ce que l’on veut dire, comme
l’amplification qui exagère ou souligne et l’euphémisme qui atténue, portent
toutes sur l’identité et la différence, mais à des niveaux différents. Elles ajoutent
ou suppriment, créent le plus ou le moins, la coordination ou la subordination
qui vaut pour l’ensemble, et malgré un catalogue souvent compliqué, avec des
noms barbares empruntés au grec, le principe qui les sous-tend est simple
comme on vient de le rappeler. De l’enallage à l’hyperbole, de la métalepse à
l’épanorthose, toutes ces catégorisations que même le spécialiste peut ignorer
n’ont d’autre but que de jouer sur le plus ou le moins, afin de souligner l’identité
au travers des différences, comme le montrent par exemple les formules de la
métonymie et de la synecdoque, mais surtout la loi fondamentale de la
rhétorique, qui aboutit à :
En conclusion, le but des figures est d’instaurer une identité qui souligne un
trait commun – pour attirer l’attention sur ce qui compte dans l’esprit de celui
qui l’utilise. Une évidence, une présence, précisait Perelman, mais en tout cas,
une substituabilité qui dit ce qui est en question, ce qui fait question, fût-ce à
titre de réponse.
Chapitre VI
La victoire est, bien sûr, illusoire, et le corps finit toujours par vaincre le
vainqueur. La vieillesse et la maladie conduisent au trépas, et c’est au bout du
compte le corps qui nous emporte ou nous lâche. Le refoulement du corps est
rejet et mise à distance de l’animalité en nous. Comme on est son corps, qu’on
n’est pas pour autant, l’identité avec le corps qu’on est et qu’on n’est pas ne peut
être que figurative. La rhétorisation du corps en est la conséquence. Elle
s’appelle, depuis Freud, l’inconscient. C’est le lieu où la contradiction se résorbe
en figure rhétorique, rendant compatible ce qui ne l’est pas : je suis le corps que
je ne suis pas (aussi). Du même coup, toutes les passions qui naissent des plaisirs
du corps se rhétorisent. La passion est la rhétorique du corps, elle est le point de
fusion entre l’organique et le psychologique, le langage qui fait du problème une
victoire apparente, en tout cas une solution, toute provisoire comme on l’a vu. La
passion transforme en identité la contradiction d’un corps qu’on ne veut pas être
tout en l’étant, ramenant ainsi le soi à la maîtrise du corps, le définissant même
par là. Vivre ses passions rend cela possible. La passion me permet d’être mon
corps sans l’être, car je le suis figurativement. Sans elle, la contradiction A/non-
A qui exprime notre rapport au corps devrait être prise au pied de la lettre, mais,
comme c’est une contradiction, il faut la refouler, d’où l’inconscient. La
rhétorique de l’inconscient consiste à procéder comme si l’alternative était
résolue par des figures de déplacement (métonymie) ou d’identité figurative
(métaphore de condensation). Le corps refoulé s’exprime et se déplace de la
sorte : c’est le codage par lequel le corps se manifeste mais ne se dit pas. Il est la
différence, dont la différence sexuelle est la plus emblématique, qui empêche
l’identité. Il faut alors surcompenser le problème, en le niant (maquillage, body-
building, élégance, etc.). Le problématique est évacué dans le refoulement, ou se
trouve en tout cas détourné, mis à distance. Mais il est là, dans sa réalité. La
névrose se dissocie de la psychose précisément sur ce point. Dans la névrose, le
sujet déforme le problème : ses obsessions se disent autrement, il boit mais n’est
pas alcoolique, il bat sa femme mais n’est pas violent, le sadique n’est pas un
tortionnaire, mais il obéit aux ordres ; bref, il déplace et renomme ce qui pose
question. Dans la psychose, c’est la différence question-réponse qui s’efface : le
réel n’a plus prise, et le sujet, qui nourrit par exemple des rêves de grandeur, se
prend effectivement pour Napoléon. Plus le refoulement diminue, et plus on
glisse de la névrose à la psychose.
Dès lors que le Moi se présente comme l’instance refoulante des problèmes
issus des pulsions et des contraintes de la réalité, la négociation du corps et du
monde extérieur, autrui inclus, relève de la rhétorique. Le Moi est l’instance
rhétorique par excellence, c’est en lui et par lui que peut s’abolir l’opposition du
corps et du monde. Il y a refoulement de ces problèmes, mais aussi refoulement
du refoulement. Le Moi s’impose comme identité sans faille de soi à soi, se
confirmant a priori dans toute négociation comme un bloc et un tout par soi-
même et pour soi-même. C’est, bien sûr, de la rhétorique, car, pour se persuader
de cette identité, il faut que le refoulement tombe à l’intérieur de lui-même et
s’inclue en se faisant oublier, ce qui n’arrive que si l’historicité du Moi – sa
problématicité psychologique, sociale, subjective, historique même – ne frappe
jamais à la porte de la conscience. La conscience est l’agent de cette
rhétorisation, de cette effectuation de l’identité subjective, son gage de réalité
autonome, son gage pour toute réalité autonome. C’est pour cela que
l’inconscient finit par apparaître historiquement : la permanence de l’esprit à soi-
même dans une réflexivité sans manque est une illusion, et elle ne peut se
réaliser que dans l’illusion. L’esprit ne saurait se limiter à la conscience, pas plus
que la subjectivité ne peut être sans Histoire.
Par « refoulement », il faut, bien sûr, entendre mise à distance et, plus
précisément, mise à distance de ce qui fait problème. Parfois, cela veut
simplement dire qu’on laisse dans l’ombre ce qui doit rester implicite, mais,
quand ce n’est pas possible, la différence se marque autrement, c’est-à-dire
explicitement. La différence entre le problématique et le non-problématique se
fait en les dissociant au travers d’une autre différence (déplacement) mais il
arrive un moment, aujourd’hui sans doute, où l’on ne peut plus ne pas les
thématiser en propre ; le refoulement se traduit alors en posant expressément le
problématique comme tel, à la différence expresse de ce qui résout. Mais
pourquoi refouler ? Pour répondre à cette question, il faut savoir que refouler.
On refoule un « que », précisément, c’est-à-dire du problématique. La différence
que vise à maintenir le refoulement est la différence du problématique et de la
réponse – ou différence problématologique –, ce qui s’explique par le fait que la
confusion donnerait l’illusion qu’on a la réponse quand on ne l’a pas, et que le
désir qu’exprime la question coïnciderait avec sa réalisation. La tragédie, qu’elle
soit grecque, élisabéthaine, espagnole ou française, exprime ces moments de
l’Histoire où la confusion est possible, où l’on se croit maître d’un destin qui
finit par engloutir l’aveugle qui s’est cru roi6. Le sentiment de toute réalité
possible est toujours le fruit du respect de la différence problématologique. Or
nous vivons dans l’Histoire et celle-ci a pour effet de bousculer les vieilles
réponses qu’elle rend caduques en les frappant de problématicité. Il est essentiel
de pouvoir démarquer l’ancien du neuf, les réponses qui vont s’imposer
désormais de celles qui font de plus en plus question. Ce n’est d’ailleurs pas si
facile, sinon il n’y aurait pas de tragédie en littérature pour nous rappeler les
conséquences de la confusion.
Plus l’Histoire s’accélère, plus les différences se creusent, et plus les vieilles
réponses ne demeurent telles que métaphoriquement. De surcroît, on prend de
plus en plus conscience que ce sont des métaphores, et que celles-ci sont des
énigmes qui appellent d’autres réponses, une autre littéralité. Bref, dès le départ,
elles sont ce qu’elles ne sont déjà plus et, partant, elles le sont encore moins
comme façons de parler – ce qui diffère de ce qui était. Ces métaphores posent le
problème de nouvelles réponses qu’elles appellent, et même demandent, en étant
l’expression de la problématicité historique. Du coup, ou on se rend compte de
celle-ci, ou on la nie. Soit on a alors de nouvelles réponses à la place des
anciennes, soit on s’accroche à celles-ci comme si elles demeuraient valables
moyennant métaphorisation, donc rhétorisation. Cela finit par craquer. C’est
aussi la source de l’opposition entre le conservatisme et le progressisme qui
traverse toute l’Histoire, deux rhétoriques bien différentes. L’Histoire favorise
cette double réponse, dans la mesure où elle avance en se traduisant par la
métaphorisation des vieilles réponses, ne les balayant pas en une fois, ni toutes à
la fois. On peut toujours relittéraliser et coller au réel qui émerge du
changement, comme on peut s’en tenir à de l’identité faible et dire que c’est le
texte même de l’Histoire, ce qui est vrai également. La seule chose qui importe
est de bien distinguer le problématique et la réponse, ou l’apocritique si l’on
préfère ce terme. Plus le problématique s’impose expressément, plus le
refoulement se caractérise par la prise de conscience du problème comme tel
dans la métaphorisation. Celle-ci ne recouvre pas de figure particulière, comme a
pu le penser Vico, mais a trait à l’affaiblissement de l’identité, au littéral qui joue
un rôle plus restreint. La magie, la superstition, l’irrationalisme religieux sont le
propre de périodes troublées où les vieilles réponses cèdent le pas aux
associations les plus faciles en guise de réponses.
La fermeture des idéologies repose sur le fait que leurs réponses de base,
disons r2, sont validées quoi qu’il arrive ; dans notre exemple, qu’il pleuve, r1,
ou qu’il ne pleuve pas, non-r1. Car s’il ne pleut pas, c’est la preuve que les dieux
ont été offensés par l’exigence pressante de l’ethnologue, et non que la religion
du grand prêtre de cette tribu est déficiente, inefficace ou fallacieuse. On
retrouve le schéma rhétorique classique r1 → q1 · q2, la question de la pluie
exprimant, déplaçant, la question de la validité idéologique. De plus, non-r1 →
q1 · q2 également, ce qui fait que r1 (ou non-r1) = r2 ou implique r2. La
fermeture rhétorique qui est à l’œuvre ici tient au fait que r1 et non-r1 signifient
r2, ce qui fait que l’idéologie se trouve vérifiée, que la pluie tombe ou non. Le
déplacement de la question q2 par q1 permet d’avoir r2 quoi qu’il arrive, donc
r1 ou non-r1, ce qui évite à r2 d’être directement mise en question : elle est hors
question.
plus un problème est spécifié littéralement, moins la forme est sollicitée pour marquer la différence
question-réponse dans le texte (logos). Du même coup, plus le lecteur (pathos) se retrouve dans une
littéralité qui tisse le monde commun qu’il partage avec le narrateur (ethos), plus les références à ce monde
sont présupposées comme allant de soi (et le texte en est d’autant plus daté par ce monde).
Un crime est commis, le problème à résoudre est de savoir qui l’a fait ou, si
l’on sait déjà qui, pourquoi il l’a perpétré. Le livre s’achève avec la résolution du
problème, comme il commençait avec la mise en place de celui-ci. Même chose
pour le roman d’amour : deux êtres se rencontrent, ils ne peuvent s’aimer mais
ils finiront par vaincre les obstacles ou ce qui les empêche de prendre conscience
de leurs sentiments. C’est aussi ce qui se passe dans le roman d’aventures, et
l’on pourrait ajouter dans les premiers moments du roman en général, qui date
véritablement de Cervantès, avec son Don Quichotte, ou de Defoe, avec
Robinson Crusoé.
Une œuvre est une réponse et, en tant que telle, elle répond aux problèmes de
son temps qu’elle transcende en refoulant ce à quoi elle répond. Elle se veut un
tout autonome, subsistant par soi ; les problèmes qu’elle traite sont en elle, par
autocontextualisation. L’œuvre soulève donc des questions par elle-même, en se
détachant de celles auxquelles elle répond. Réponse et question à la fois, elle
exemplifie à sa manière la réponse problématologique, c’est-à-dire une réponse
qui ne cesse d’éveiller des questions, donc de faire appel à un auditoire, dont le
rôle est, il est vrai, historiquement variable comme il l’est pour chaque œuvre au
sein d’une même période, encore que ce soit plus limité et contraint de par
l’Histoire elle-même. Les questions du lecteur sont à la fois suscitées par
l’œuvre et par l’époque, et, de ce fait, par la subjectivité et le goût, bon ou
mauvais, qui l’incarnent. Les réponses du lecteur sont plus ou moins impliquées
par celles de l’œuvre même, un « plus ou moins » qui traduit la distance et la
liberté qu’a le lecteur par rapport au texte. Mais l’implication demeure et
exprime la relation du littéral au figuré, qui est rhétorique. La rhétorique de
l’œuvre est dans cette implication, qui se déplace, dans l’effectuation, de l’œuvre
vers le lecteur, l’auditeur, le spectateur. Cela explique que, si la réception a
raison, l’herméneutique n’en est pas moins dans le vrai, car les réponses que va
privilégier l’auditoire sont provoquées, voire limitées, par le texte : on ne peut
tout dire d’une œuvre, même si celle-ci s’autorise de plus d’une lecture, au point
même que l’on ait un « conflit des interprétations ». On aura ainsi un Hamlet
romantique, un Hamlet vengeur et méchant, un Hamlet calculateur et
dissimulateur, un Hamlet ambitieux, et ainsi de suite. À chaque époque, sa
vision, mais on ne peut pas faire de Hamlet une pièce sur la passion amoureuse
ou sur la cupidité, par exemple. L’Histoire, en matière proprement littéraire, n’en
demeure pas moins la succession des lectures possibles des œuvres comme étant
chaque fois la façon de les questionner, étant entendu que c’est d’elles
qu’émanent ces questions possibles au vu des réponses que ces œuvres
contiennent.
3. Troisième stade : la déconstruction (J. Derrida). – Mais l’Histoire
continue en s’accélérant. La subjectivité étend son empire et se fragmente dans
des individualités qui la divisent. Elle n’a plus rien d’universel, comme c’était le
cas au XVIIIe siècle. C’est ce mouvement-là, au sein du sens, que vise à capturer
la déconstruction, un mouvement qui part de Nietzsche et de Heidegger pour
culminer avec Derrida. L’œuvre déconstruit toute possibilité d’avoir un sens, et
c’est cela, pour elle, que d’avoir du sens. La déconstruction d’une seule lecture
univoque aboutit à l’idée que toute lecture en vaut une autre. La démocratisation
de toute interprétation savante fait que tout le monde peut être un savant en
laissant libre cours à son imagination, forcément créatrice. Chacun peut lire
comme il veut un texte littéraire et y mettre ce que bon lui semble, et sa lecture
ne sera pas inférieure à une autre qui est érudite, informée et étudiée. L’œuvre
elle-même contient cette ouverture. Il n’y a plus de médiocres ni de grands : il
n’y a que des lecteurs. Une lecture sous-informée, ou qui en rajoute en disant
n’importe quoi, vaudra alors la plus profonde.
Quand l’accent est mis sur l’ethos, c’est le « je » qui prime. On reconnaît là le
propre de la poésie lyrique où le narrateur, si l’on peut dire, exprime ses
sentiments. Il y a, dans le lyrisme de la poésie, l’évidence des réponses de
l’ethos en général. Le poète affirme ce qu’il ressent, et ce sont donc des
réponses. Où est le problème si la différence problématologique doit être
marquée ? Car la réponse traduit un problème, celui que le poète veut
communiquer, et plus ce problème est sous-jacent, plus la différence problème-
réponse s’exprime par un formalisme fort, dont on sait qu’il caractérise
davantage la poésie. Celle-ci va, sous le coup de l’Histoire, être d’ailleurs de
plus en plus problématique, et de Ronsard à Mallarmé la dissonance poétique
s’accentue bien évidemment, afin d’épouser la fragmentation et la dissolution du
Moi. Le roman, en revanche, a été de plus en plus réaliste en contrepartie.
Dans le théâtre, par exemple, les deux pôles de cette différence sont
explicitement présents. La tragédie, comme la comédie, incarnent la
confrontation du littéral et du figuré10. Le héros tragique est piégé par un excès
de métaphoricité dont il ne se rend pas compte au départ. C’est Macbeth qui
interprète l’oracle des sorcières en sa faveur, avant de découvrir à ses dépens que
ces prophéties ne le désignaient pas (littéralement) comme futur roi. C’est
Agrippine, dans Britannicus, qui va vite découvrir, dans la confrontation avec
son fils Néron, que celui-ci entend la maternité comme une réalité littérale
(mettre au monde un enfant), alors qu’elle l’entend comme une métaphore de
son pouvoir et de son droit à tout diriger, à commencer par son fils. Elle réalise,
dans la confrontation qui les oppose, que son idée, sa prétention, n’était que
métaphore, et que l’Histoire, avalée par elle dans l’identité factice d’un pouvoir
révolu, va lui éclater au visage.
L’Histoire, c’est pour les Grecs un destin sans les dieux, ou avec des dieux
tellement nombreux et rivaux qu’on ne sait plus où on en est. Pour nous, ce sont
simplement les hommes qui s’affrontent. Mais formellement, c’est la même
chose : les différences se creusent au sein des réponses les mieux établies qui ne
sont plus telles que métaphoriquement, même si, au départ, on ne réalise pas
qu’il y a métaphore, d’où la tragédie et la comédie. C’est seulement avec le
temps qu’on verra que les réponses ne sont plus que des métaphores, des
énigmes de plus en plus problématiques à déchiffrer et qu’il faut donc de
nouvelles réponses et même une nouvelle manière de répondre. Quand l’Histoire
s’accélère, le refoulement problématologique diminue, du fait de la
problématisation qui gagne peu à peu l’ensemble des réponses établies. Cela les
déstabilise. La démarcation entre les réponses nouvelles, chargées de la
différenciation historique, et les anciennes, affectées par elle en ce qu’elles font
question, se fait plus ténue. Le refoulement problématologique diminue, et la
différenciation question-réponse, qui passe par la reconnaissance de la
métaphorisation comme telle, comme réponse à ne pas prendre littéralement
telle, est progressive. Entre-temps, l’être qui relie sujets et prédicats pour donner
naissance au jugement s’affaiblit dans le réel aussi, le métaphorique et le
réalisme se mélangent, avant de pouvoir se séparer, ce qui rend alors caduque
l’opposition de la tragédie et de la comédie, déplaçant celle du tragique et du
comique dans d’autres genres littéraires qui leur succèdent. L’être qui s’affaiblit,
cela veut dire que les identités sont moins fortes, que les réponses sont plus
analogiques, ce dont on finira, historiquement du moins, par prendre conscience.
Mais, du même coup, le réalisme accompagne la métaphorisation qu’engendre
l’accélération de l’Histoire sans qu’on se rende compte, dans une première étape,
que c’est un réel figuré dont il est question. Cette confusion peut être tragique, et
la tragédie vise précisément à illustrer ce qu’il en coûte de le faire. Mais c’est là
un moment transitoire, historiquement parlant. Le réalisme ne se dissocie de
façon spécifique du figurativisme qu’au moment où celui-ci est conscient de lui-
même. Une contrepartie réaliste s’impose pour donner corps à un monde réel qui
semble plus lointain. Quand, par exemple, la musique instrumentale se
développe, que la peinture se maniérise jusqu’à être baroque, il faut bien que le
pathos, c’est-à-dire le spectacle, assure le réalisme qui fait défaut, et l’on sait que
ce sera l’acte de naissance de l’opéra à Venise, en 1607, avec l’Orfeo de
Monteverdi.
V. – L’évolution des genres littéraires
Le tableau ci-dessus laisse entrevoir les principes de cette évolution.
En clair, cela signifie qu’une publicité pour une lessive, qui souligne le
caractère résolutoire du produit pour un problème spécifié dans l’annonce, fera
appel à un personnage proche du public par cette préoccupation commune. Elle
servira de modèle, d’image identificatoire. On va ainsi interviewer une mère de
famille, qui a adopté la lessive en question et qui va en vanter les mérites. On est
loin de Catherine Deneuve pour Chanel, ou des mannequins célèbres dont les
cheveux ont été lavés avec L’Oréal. Car la mère de famille illustre sans doute
bien mieux ici l’image du public qui achète et consomme de la lessive pour le
linge de tous qu’aucune autre « star » ne pourrait le faire.
Inversement,
plus la rhétorique publicitaire occulte le problème que le produit doit résoudre, plus le discours utilisé est
figuratif, et plus l’ethos effectif et l’ethos projectif sont dissociés dans une différence qui est celle que veut
souligner le message publicitaire.
Prenons le cas d’une autre publicité, celle d’un parfum. Quel est le problème
auquel prétend répondre un parfum ? Aucun en particulier, sans doute. La
séduction, le charme, la magie doivent donc être évoqués par la rhétorique du
message. Pensons à la publicité qui met en scène un joli chaperon rouge de
20 ans qui, parfumé au Chanel n° 5, séduit les loups pour partir à la conquête de
Paris. Si le chaperon rouge parvient à faire cela, cela démontre que le parfum en
question est vraiment magique. Aucun problème, aucune question, ne se
trouvent mentionnés, précisément parce qu’il s’agit de montrer que ce parfum
abolit les obstacles les plus évidents de la vie quotidienne et vous emmène là où
tout est possible : à la conquête de Paris, par exemple. Remarquons que la
publicité pour ce parfum a toujours fait appel à ce genre de rhétorique. On se
souvient de Catherine Deneuve qui faisait sortir un orchestre de la mer. Le
miracle de ce parfum est qu’il crée l’harmonie, le problème de la publicité qui le
vante est qu’il faut le présenter comme annulant toute problématicité en y
répondant par avance. Point n’est besoin de la spécifier, comme dans le cas de la
lessive, puisque, précisément, tout problème a disparu comme par enchantement.
Le fossé entre le public d’une publicité et Catherine Deneuve est évidemment
plus important que celui qui sépare ce même public de la ménagère qui teste la
lessive qu’on veut lui vendre. D’ailleurs, ni Catherine Deneuve ni le chaperon
rouge sexy ne vantent les « mérites » du produit. Ils servent de référent pour
l’identification, car l’acheteuse potentielle veut elle aussi pouvoir conquérir le
monde ou s’assurer d’une emprise magique, donc irréelle, sur le cours des
choses et, ainsi, sortir de son quotidien. Être une star, réaliser un rêve d’enfant
sans être croquée par les « loups » qui rôdent, c’est de l’ordre du merveilleux.
On veut être celle qui a accès à cet univers. En revanche, on ne veut pas être
celle qui lave le linge, car d’une certaine façon on l’est déjà, par la force des
choses, par la force du quotidien, qui ne laisse guère de choix : il faut disposer de
linge propre. C’est un problème incontournable, auquel on doit tous faire face.
Point de désir ici. La rhétorique aborde le problème en le présentant comme
résolu, ce qui l’abolit. Le parfum l’a supprimé, comme par magie, la lessive, plus
terre à terre, en illustre la solution, et la publicité qui en est faite se rapproche
donc d’une argumentation en énonçant d’entrée de jeu le problème. Et il y a des
entre-deux, comme dans la publicité pour les surgelés, mentionnée ci-après.
Il y a bien évidemment des stratégies publicitaires qui, pour faire croire que le
problème ne se pose plus, font comme si, enfin, il s’était estompé, comme par
miracle. Pensons aux surgelés. Leur image n’est pas bonne : c’est de la cuisine
rapide mais sans raffinement. On n’en fait que lorsqu’on n’a pas le choix, par
facilité le plus souvent. Or, qu’a imaginé la marque « Cuisine de Marie », dans
une publicité assez géniale, il faut bien le dire ? Un homme habillé en smoking
surgit chez une maîtresse de maison, au moment où elle doit préparer un repas
pour plusieurs invités qui se sont annoncés à la dernière minute. Cet ange
gardien surgi de nulle part lui rappelle que les surgelés « Cuisine de Marie »
exigent une belle table, une belle robe, un décorum de fête (n’est-il pas en
smoking ?) ; bref, il lui suggère que cette marque, c’est de la grande cuisine. Le
problème auquel on associe les surgelés est ainsi évacué, parce qu’il y est
répondu de facto par le message publicitaire lui-même : non, ce n’est pas de la
« mauvaise cuisine » ; au contraire, c’est de la fête, voire de la grande classe. On
ne parle même pas du problème : on l’a fait disparaître, rhétoriquement. Le
smoking, la belle table, la belle robe, le surgelé, tout va ensemble, on se trouve
dans le même registre. Notre acteur en smoking réprimande d’ailleurs la
maîtresse de maison pour ne pas avoir pensé à mettre « les petits plats dans les
grands ». Clairement, cette publicité met en avant un ethos projectif où la valeur
essentielle est la qualité, la classe à tous égards. La marque est
(métaphoriquement) l’acteur en smoking, et ce qu’il dit. On ne peut parler ici
d’identification, car ce n’est ni un joueur de football ni une star de cinéma. C’est
une icône, un symbole, mais c’est encore une distance : celle que crée la
réponse, que l’on devrait tous adopter. La question que pose la cuisine n’est pas
spécifiée, comme dans le cas de celle de la lessive, elle n’est pas non plus
raturée, comme avec le parfum. C’est l’entre-deux : la question s’y inscrit en
filigrane.
Traité de l’argumentation, p. 5.
Cf., sur ce point, Esther Goody, Questions and Politeness, Cambridge, 1978.
Voir, sur ce point, C. Javeau, Sociologie de la vie quotidienne, PUF, coll. « Que
sais-je ? », 2003, p. 69-77.
8
Fallacies, Londres, 1970.
PUF, 2000.
10
C’est la thèse que le lecteur retrouvera tout au long de notre ouvrage Le comique
et le tragique : penser le théâtre et son histoire, PUF, 2003.
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