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Catherine Audard
2009/4 n° 44 | pages 6 à 27
ISSN 1293-6146
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2009-4-page-6.htm
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p.
Catherine Audard,
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E
ntre 1880 et 1920, un événement remarquable s’est
produit dans l’histoire des idées politiques, qui pour-
[1] Cet article s’appuie rait servir de leçon pour la crise contemporaine et
sur le chapitre IV aider à mettre en perspective l’échec que viennent de
de mon livre Qu’est-ce
que le libéralisme ? connaître les idées libérales. En effet, la croyance dans l’efficacité
Ethique. Politique. Société,
Paris, Gallimard,
des marchés vient de s’effondrer sous l’effet de la crise bancaire
à paraître en octobre 2009. de 2008. Mais a-t-elle toujours été l’élément clé du libéralisme ?
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libérales, qui avaient été réduites par les gouvernements p.
conservateurs à leur plus simple expression, à la seule défense
du « laisser-faire » et du marché, semblent incapables d’aider
à résoudre les problèmes économiques et sociaux qu’elles ont
contribué, semble-t-il, à créer. Comme maintenant, la seule
alternative paraît être l’intervention des gouvernements dans
la vie économique au prix d’une limitation de la liberté.
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pare le libéralisme classique à cette nouvelle situation de lutte p.
des classes, lui qui concevait la société comme une entreprise
de coopération pacifique et réciproque, au bénéfice de tous.
Les nouvelles conditions sociales, économiques et politiques
du capitalisme du XXe siècle, les cruautés et les injustices qui
accompagnent la seconde révolution industrielle, ainsi que
l’inhumanité des nouvelles conditions de travail des « Satanic
Mills » ou « fabriques du diable » évoquées par William Blake,
se rapprochent davantage du despotisme que de l’utopie d’un
monde pacifié par le « doux commerce » qui inspirait les libé-
raux du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle.
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dans les seules contraintes exercées directement par autrui, p. 11
dans les relations interpersonnelles ou dans les abus de pou-
voir de l’Etat, mais, de manière beaucoup plus insidieuse et
invisible, dans les conditions sociales elles-mêmes de l’exis-
tence individuelle ainsi que dans les inégalités de pouvoir
économique, social et culturel. La liberté suppose donc une
connaissance de ces facteurs sociaux. La sociologie naissante,
l’histoire vont être mises au service de l’émancipation humaine.
La liberté doit cesser d’être pensée comme un attribut « natu-
[6] Voir Gilles Dostaler,
rel » de l’individu présocial pour être transformée en un concept Keynes et ses combats,
Albin Michel, 2005, p. 199.
« relationnel » et « positif » qui inclut les moyens d’action et
l’accès aux ressources sociales sans lesquelles le potentiel de [7] John Stuart Mill,
Chapters on Socialism
l’individu ne peut se réaliser. Mill ne définit donc pas la liberté (1879), in Mill, Collected
individuelle par la seule liberté des marchés, mais prône une Works. Voir Michael
Freeden, Ideologies
intervention des pouvoirs publics pour venir en aide aux déshé- and Political Theory :
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l’enseignement va avoir un rayonnement extraordinaire sur tout p. 13
le personnel politique de l’époque, sans oublier Keynes lui-même
qui, s’il ne le cite pas, s’en inspire [10]. Green développe les idées
de Mill, mais va beaucoup plus loin que lui dans la dénonciation
de l’injustice de la liberté des contrats, de la liberté économique,
et ses thèses sur la nature sociale de l’individu sont très proches
de celles de Durkheim, dont il est le contemporain. Il affirme que
le lien social ne résulte ni d’un contrat à la manière de Locke, ni
de l’utilité à la manière de Bentham, mais de la reconnaissance
par chacun de la personne de l’autre comme fin en soi et des
intérêts des autres comme constitutifs de l’intérêt personnel. Il
critique l’individualisme atomiste du XVIIIe siècle et lui substitue
la vision de Mill d’une individualité qui se développe et se perfec-
tionne grâce à l’apport constant des autres, fondant ainsi un droit
de l’individu vis-à-vis de la société qui lui « doit » les moyens de
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au jacobinisme qu’aux réactionnaires qui veulent le retour de p. 15
l’absolutisme royal. Mais ils sont rapidement forcés de faire des
alliances avec l’ennemi, comme Guizot avec les conservateurs,
et, à partir de 1848, ils vont se convertir au républicanisme, à
l’Etat centralisateur et autoritaire et s’éloigneront des valeurs
libérales. La IIIe République voit ensuite le développement d’un
courant libéral et social assez proche du « nouveau » libéralisme
en Angleterre, et le début des réformes sociales est l’œuvre du
Parti radical (républicain et libéral) et de sa nouvelle doctrine du
solidarisme. Mais, à partir de 1910, le radicalisme virera à droite
et les idées libérales deviendront vite incompatibles avec le
socialisme, qui devient la force politique montante.
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le marché le meilleur régulateur et que toute intervention de p. 17
l’autorité publique est forcément mauvaise.
Le courant qui a refusé avec le plus de vigueur le libérisme [21] Carlo Rosselli,
Le Socialisme libéral,
en Italie est le « socialisme libéral ». Le fondateur de cette phi- Paris, Valois, 1930.
losophie politique est Carlo Rosselli, antifasciste italien qui veut
[22] Ibid. Voir aussi :
« ramener le mouvement socialiste à ses premiers principes, à « Il fut un temps où la
ses origines historiques et psychologiques, et démontrer que bourgeoisie était le soldat
de cette idée de liberté,
le socialisme, en dernière analyse, est une philosophie de la le dépositaire de la fonction
libérale… Ce temps n’est
liberté » [21]. Rosselli, qui fonde le groupe de résistants Giusti- plus […]. Où vit alors, où se
zia e Libertà (Justice et Liberté), s’oppose au marxisme, dont il réalise donc le libéralisme ?
Dans toutes les forces
refuse le scientisme et l’économisme, et affirme que le socia- actives révolutionnaires
lisme est, en réalité, « le développement logique poussé jusqu’à (au sens propre de ce mot)
de l’Histoire ; dans toutes
ses conséquences extrêmes du principe de liberté. Considéré les forces sociales qui,
sans en avoir eu toujours
dans son sens substantiel et jugé dans ses résultats, le socia-
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les libertés et à s’en méfier. L’absence de contre-pouvoirs pour p. 19
protéger les libertés individuelles a ainsi permis les dérives
de la Révolution française et menace les démocraties de la
« tyrannie des majorités », pour reprendre la formule de Mill.
Mais aussi bien Mill que Tocqueville sont conscients que les
progrès de la démocratisation de la société et des institutions
politiques ne peuvent être arrêtés. La tâche de l’avenir sera
plutôt de démocratiser le libéralisme.
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individus libres dans la compétition des talents, au lieu de cor- p. 21
riger les résultats de leurs décisions, de neutraliser les échecs,
de remédier aux inégalités qui sont déjà advenues, comme le
socialisme, et donc de nier la responsabilité individuelle.
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appuyant des politiques interventionnistes. Il s’oppose à une p. 23
certaine version du libéralisme, celui, dogmatique et conser-
vateur, de l’école de Manchester et du Parti libéral au début du
XXe siècle, celui des conceptions économiques « orthodoxes »
du Trésor, avec lequel il aura tellement de conflits, mais certai- [23] Voir Dostaler,
op. cit., 2005, p. 165-245
nement pas au « nouveau » libéralisme, dont il est au contraire et surtout p. 198.
le continuateur [23].
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ses idéaux. La crise économique de la fin des années 1970 ainsi p. 25
que la chute du mur de Berlin vont permettre le développement
de nouvelles formes de libéralisme : le « néolibéralisme » de
Friedrich Hayek, l’ultralibéralisme de Milton Friedman et le
libertarisme de Robert Nozick, qui ont en commun de dénoncer
les excès du Welfare State et ses échecs sur le plan social et
économique, au nom d’un retour à l’individualisme classique.
Concluons par un mot d’espoir. Par rapport aux idéologies [24] Freeden, op. cit.,
1996, p. 177.
politiques concurrentes, socialisme ou conservatisme, le
libéralisme est remarquable par sa capacité à maintenir une
structure conceptuelle stable (sa « tolérance structurale »,
pour reprendre les termes des brillantes analyses de Michael
Freeden [24]) à travers ses transformations. En effet, la structure ›››
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On pourra certes objecter que l’éclectisme n’est pas une p. 27
bonne formule politiquement et que, intellectuellement, c’est
en général un signe de faiblesse. En réalité, c’est une force
pour une idéologie politique que de pouvoir se rénover, s’adap-
ter aux circonstances nouvelles et permettre la coopération
politique entre des forces sociales opposées. Mais ce qui est
possible pour un courant intellectuel l’est sans doute beaucoup
moins pour un parti politique. C’est pourquoi le rayonnement
du « nouveau » libéralisme a plus été celui d’un mouvement
intellectuel que d’un programme de parti. Il demeure cependant
une inspiration pour tous ceux qui cherchent à faire face sans
dogmatisme au monde nouveau qui s’annonce. ■
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