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LE “NOUVEAU” LIBÉRALISME

Catherine Audard

Altern. économiques | « L'Économie politique »

2009/4 n° 44 | pages 6 à 27
ISSN 1293-6146
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2009-4-page-6.htm
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L’Economie politique
Trimestriel-octobre 2009
Le libéralisme en crise

p. 

Le « nouveau » libéralisme  [1]

Catherine Audard,
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professeur de philosophie politique
et morale à la London School of Economics.

« Il nous faut inventer une nouvelle sagesse pour une époque


nouvelle. »
John Maynard Keynes, « Suis-je un libéral ? »,
1925, in Keynes, La Pauvreté dans l’abondance,
Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2002.

« Le fait que le libéralisme accorde une réelle valeur à l’expé-


rience a entraîné une réévaluation continuelle des idées d’indi-
vidualité et de liberté, lesquelles idées sont étroitement dépen-
dantes des changements affectant les relations sociales. »
John Dewey, « The future of liberalism »,
Later Works, 1935.

E
ntre 1880 et 1920, un événement remarquable s’est
produit dans l’histoire des idées politiques, qui pour-
[1] Cet article s’appuie rait servir de leçon pour la crise contemporaine et
sur le chapitre IV aider à mettre en perspective l’échec que viennent de
de mon livre Qu’est-ce
que le libéralisme ? connaître les idées libérales. En effet, la croyance dans l’efficacité
Ethique. Politique. Société,
Paris, Gallimard,
des marchés vient de s’effondrer sous l’effet de la crise bancaire
à paraître en octobre 2009. de 2008. Mais a-t-elle toujours été l’élément clé du libéralisme ?

A la fin du XIXe siècle, en effet, le libéralisme classique


connaît une grave crise qui n’est pas sans rappeler celle que
nous connaissons actuellement. Comme maintenant, les idées

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libérales, qui avaient été réduites par les gouvernements p. 
conservateurs à leur plus simple expression, à la seule défense
du « laisser-faire » et du marché, semblent incapables d’aider
à résoudre les problèmes économiques et sociaux qu’elles ont
contribué, semble-t-il, à créer. Comme maintenant, la seule
alternative paraît être l’intervention des gouvernements dans
la vie économique au prix d’une limitation de la liberté.

Mais le fait remarquable est qu’au lieu de disparaître sous


l’effet des attaques qu’il subit, le libéralisme va, entre 1880
et 1920, se réinventer et puiser dans sa longue tradition pour
trouver des remèdes à la crise économique et sociale de la
seconde révolution industrielle. Ce qui frappe, en effet, dès que
l’on regarde de près l’histoire du libéralisme, c’est qu’il est loin
de pouvoir se résumer à la liberté des marchés. Les penseurs
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du « nouveau » libéralisme vont donc remettre en chantier ses
convictions centrales et promouvoir, à côté de la liberté indivi-
duelle, les valeurs de la responsabilité sociale, de la solidarité
et de l’égalité, du bien commun, et ce à travers toute l’Europe
et même aux Etats-Unis. C’est ce nouveau paradigme libéral que
nous allons étudier à présent, ainsi que les leçons positives que
l’on peut en tirer. Etant donné sa capacité de remise en question
et de transformation, nourrie par la critique et par l’expérience,
typique d’une doctrine de la liberté qui rejette tout esprit de
système, on peut nourrir l’espoir qu’une nouvelle forme de
libéralisme puisse voir le jour, à distance des excès du néolibé-
ralisme comme des anachronismes et du dogmatisme dont fait
[2] Sur l’histoire
preuve le socialisme contemporain en Europe. du libéralisme européen,
voir Guido De Ruggiero,
The History of European
Crises et déclin du libéralisme classique Liberalism (Oxford
« Le défaut majeur du libéralisme tient à son incapacité à per- University Press, 1927),
Richard Bellamy, Liberalism
cevoir la relativité historique […]. L’individu y était comme un and Modern Society
(Cambridge, Polity Press,
atome à la Newton, qui entretient avec les autres individus des 1992), Michael Freeden,
relations externes […]. Cette forme de libéralisme a dégénéré Ideologies and Political
Theory (Oxford University
en un pseudo-libéralisme […] qui s’est mis à considérer que la Press, 1996), et Philippe
doctrine du laissez-faire exprimait l’ordre propre à la nature Nemo et Jean Petitot (dir.),
Histoire du libéralisme
elle-même » (John Dewey, Liberalism and Social Action, 1935). européen (PUF, 2006).

Cette citation du philosophe américain John Dewey décrit


bien la trajectoire des idées libérales au tournant du XXe siècle.
Pendant la première moitié du XIXe siècle, le libéralisme semble
être la force politique dominante en Europe occidentale [2]. Il
triomphe en Angleterre avec le Reform Act de 1832, qui ­élargit ›››

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Le libéralisme en crise
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p.  le droit de vote. A partir de 1839, un puissant mouvement


modernisateur et libre-échangiste va faire souffler sur la classe
politique anglaise un vent nouveau avec le soutien massif des
classes moyennes, commerçantes et industrielles, hostiles à
l’aristocratie foncière, mais également avec celui des églises
protestantes non conformistes. La France, à partir de 1830 avec
Guizot, semble emprunter la voie anglaise de la monarchie
constitutionnelle [3] et, en Allemagne, le parti libéral progresse
également. Aux Etats-Unis, le consensus libéral entre les deux
grands partis date de la victoire de Lincoln en 1861 et de la fin
de la guerre de Sécession et n’a jamais vraiment été remis en
question depuis.

Mais, à la fin du XIXe siècle, la situation semble se retour-


ner. Le libéralisme classique entre dans une période de déclin
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profond et, semble-t-il, irrémédiable. A partir de 1880, il est
clair que les partis libéraux ne sont plus adaptés à la société
[3] Pour une histoire moderne. Le Parti libéral anglais, le plus puissant de tous, est
approfondie du mouvement
libéral sur le plan profondément divisé entre libéraux « conservateurs » ou Whigs,
intellectuel et politique adeptes de l’école de Manchester  [4], de l’orthodoxie libre-
en France, voir l’étude
remarquable de Lucien échangiste et de l’impérialisme colonial, libéraux « modérés »
Jaume, L’Individu effacé, ou
le paradoxe du libéralisme
et, enfin, libéraux « radicaux » ou réformateurs qui œuvrent
français (Fayard, 1997), pour une législation sociale qui verra le jour, grâce à l’appui
et sur Guizot, Pierre
Rosanvallon, Le Moment des travaillistes, avec le gouvernement libéral de Lloyd George
Guizot (Gallimard, coll. en 1906. Le Parti travailliste, fondé en 1893, qui avait été tout
« Bibliothèque des sciences
humaines », 1985). d’abord l’allié des libéraux, va, après la Première Guerre mon-
[4] L’école de Manchester,
diale, prendre leur place et devenir la deuxième formation
représentée par Richard politique du royaume pendant le XXe siècle. La seule idéologie
Cobden, le fondateur
en 1839 de la Ligue politique porteuse d’avenir après 1918 semble être dorénavant
de Manchester contre le socialisme.
les droits sur les grains
(Anti-Corn Laws League)
et du Parti libéral,
puis par le gouvernement
Quels sont les événements qui ont conduit au déclin du
Gladstone, est typique du libéralisme classique et à l’invention d’un « nouveau » libéra-
« vieux » libéralisme, qui
se concentre surtout sur la lisme ?
défense du libre-échange,
la non-interférence de l’Etat
dans la vie économique, Tout d’abord, le libéralisme classique va se trouver confronté
la diminution des dépenses aux progrès de la démocratie électorale, à la mise en place pro-
publiques et des impôts, la
stricte liberté des contrats. gressive du suffrage universel dans toutes les grandes démocra-
Frédéric Bastiat (1801-1850)
est en France le défenseur ties occidentales, progrès auxquels sa méfiance traditionnelle à
de l’école de Manchester, l’égard de la démocratie le prépare fort mal. Mais surtout, il va
avocat, dans ses Sophismes
économiques de 1845, d’un devoir faire face aux transformations du capitalisme industriel
libéralisme dogmatique qui
rejette toute intervention
et à la violence de l’exploitation des masses laborieuses qui
de l’Etat. vont s’organiser de manière tout aussi antagoniste. Rien ne pré-

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Le libéralisme en crise
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pare le libéralisme classique à cette nouvelle situation de lutte p. 
des classes, lui qui concevait la société comme une entreprise
de coopération pacifique et réciproque, au bénéfice de tous.
Les nouvelles conditions sociales, économiques et politiques
du capitalisme du XXe siècle, les cruautés et les injustices qui
accompagnent la seconde révolution industrielle, ainsi que
l’inhumanité des nouvelles conditions de travail des « Satanic
Mills » ou « fabriques du diable » évoquées par William Blake,
se rapprochent davantage du despotisme que de l’utopie d’un
monde pacifié par le « doux commerce » qui inspirait les libé-
raux du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle.

Dans un premier temps, de 1880 à 1914, le libéralisme en


Angleterre continue de nourrir une image idéalisée du capi-
talisme et de son fonctionnement. Il continue à comprendre
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dans les mêmes termes individualistes la nouvelle société qu’il
voit se former sous ses yeux. Il ne
comprend pas la nature dange-
reuse des pressions exercées par De 1880 à 1914, le libéralisme
les grandes multinationales, par en Angleterre ne comprend pas la nature
une société capitaliste compétitive dangereuse des pressions exercées
où le travail lui-même devient une par les grandes multinationales et par
marchandise, et par la montée des la montée des conflits de classes.
conflits de classes. Il va surtout se
préoccuper du welfare des classes
laborieuses, intervenant dans des secteurs jusque-là réservés
à la charité privée, la question de la justice et des droits socio-
économiques se faisant pressante. Il va devoir trouver des
ripostes aux défis posés par le marxisme et le socialisme.

Mais cette prise de conscience arrive trop tard, et les consé-


quences sociales et économiques de la guerre de 14-18 et
surtout la crise de 1929 vont mettre fin à ces illusions. Les
tentatives d’un Alfred Marshall (Principles of Political Economy,
1920), son abandon du malthusianisme, des thèses de Ricardo,
son insistance sur l’importance d’un niveau de vie correct
des travailleurs pour éviter les crises économiques semblent
dépassés, tout comme les tentatives d’alliances entre libéraux
et travaillistes ou socialistes, qu’on observe un peu partout en
Europe. Le consensus social de l’époque victorienne vole en
éclats, confirmant la réalité des luttes de classes et donnant
raison au marxisme et aux idéologies révolutionnaires. Les
temps sont trop graves et l’heure n’est plus au réformisme. ›››

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p. 10 Capitalistes et ouvriers ne partagent plus les mêmes valeurs,


alors qu’une idéologie libérale dépassée croit toujours au rôle
prééminent de l’individu et du « caractère ». Le libéralisme entre
alors dans une crise profonde et, semble-t-il, sans issue.

La source d’inspiration du « nouveau » libéralisme :


John Stuart Mill
Paradoxalement, au moment même où il semble devenir une
force du passé et entrer dans une crise sans solution, le libéra-
lisme se transforme de manière radicale. C’est chez John Stuart
Mill, dans ses derniers écrits sur le socialisme, sur les droits des
[5] Sur Mill et le
socialisme, voir Serge femmes et sur le gouvernement représentatif, et dans sa phi-
Audier, Le Socialisme
libéral, La Découverte, coll.
losophie du développement de soi-même et du progrès social,
« Repères », 2006, p. 8-13. que se trouvent les sources du nouveau paradigme [5].
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Mill sur l’individualité
Une première mutation est amorcée par Mill quand il transforme
l’individualisme abstrait et le concept d’« individu » statique,
atomisé, en celui d’« individualité » : dynamique, historique,
relationnelle, résultat d’un processus d’individuation et d’auto-
nomisation. Ce concept revêt deux dimensions. Il signifie tout
d’abord que l’individualité est une tâche, un projet plutôt qu’un
état : la tâche de se faire soi-même (De la liberté, 1859). Mill
parle de l’individu comme d’un « être de progrès », se dévelop-
pant et se transformant sans cesse.

Ensuite, pour se développer et réaliser son potentiel, l’indi-


vidu a nécessairement besoin du concours des autres : c’est un
être social (ibid.). A la différence de l’individualisme classique,
cette conception inscrit le social, la relation aux autres et aux
institutions au cœur de l’individualité puisqu’elle ne peut se
développer sans eux. Mais cette relation n’est pas celle d’un
déterminisme mécaniste et aveugle. La société est conçue sur le
modèle du développement individuel. Ses structures et ses insti-
tutions résultent de la convergence comme des conflits entre des
projets eux-mêmes humains, intelligibles sans être cependant
prévisibles. Pour Mill, rien de mécanique, de « naturel » dans le
progrès, qui n’est pas une marche irréversible vers un but unique,
mais le résultat complexe de décisions humaines.

Mill sur la liberté


De même, Mill a transformé la conception libérale classique de
la liberté. Pour lui, les obstacles à la liberté ne se situent pas

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Le libéralisme en crise
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dans les seules contraintes exercées directement par autrui, p. 11
dans les relations interpersonnelles ou dans les abus de pou-
voir de l’Etat, mais, de manière beaucoup plus insidieuse et
­invisible, dans les conditions sociales elles-mêmes de l’exis-
tence individuelle ainsi que dans les inégalités de pouvoir
économique, social et culturel. La liberté suppose donc une
connaissance de ces facteurs sociaux. La sociologie naissante,
l’histoire vont être mises au service de l’émancipation humaine.
La liberté doit cesser d’être pensée comme un attribut « natu-
[6] Voir Gilles Dostaler,
rel » de l’individu présocial pour être transformée en un concept Keynes et ses combats,
Albin Michel, 2005, p. 199.
« relationnel » et « positif » qui inclut les moyens d’action et
l’accès aux ressources sociales sans lesquelles le potentiel de [7] John Stuart Mill,
Chapters on Socialism
l’individu ne peut se réaliser. Mill ne définit donc pas la liberté (1879), in Mill, Collected
individuelle par la seule liberté des marchés, mais prône une Works. Voir Michael
Freeden, Ideologies
intervention des pouvoirs publics pour venir en aide aux déshé- and Political Theory :
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a Conceptual Approach,
rités, acceptant que les droits de propriété soient encadrés et Oxford, Clarendon Press,
limités, réclamant même une taxe sur les héritages et appuyant 1998.
le mouvement coopératif naissant [6].

Mill, la démocratie et le socialisme


La transformation opérée par Mill dans la conception libérale de
la liberté individuelle va servir de socle pour sa réhabilitation
(partielle) de la démocratie, enten-
due en un sens « éthique » comme
le type de société la plus dévouée Mill fut de plus en plus sensible
au bien commun et au bonheur de à la nécessité d’un « nouveau »
tous, celle qui permet le mieux le libéralisme, plus social, plus conscient
développement du potentiel de cha- du besoin de solidarité, de justice
cun grâce au respect de l’égalité et d’égalité dans un monde
des chances, par le principe de la où les inégalités se creusent.
démocratie méritocratique. A condi-
tion de redéfinir la liberté non plus
comme un droit abstrait mais comme un élément essentiel du
bonheur et de la réalisation de soi, et l’individualisme comme la
réalisation de l’individualité, la démocratie apparaît comme le
régime le plus à même de réaliser les valeurs libérales.

Enfin, la pensée sociale de Mill, son rapprochement avec le


socialisme à la fin de sa vie, sa défense du mouvement coopé­
ratif vont avoir une influence extrême sur les « nouveaux »
libéraux. Mill fut de plus en plus sensible aux progrès du socia-
lisme, comme en témoignent ses Ecrits sur le socialisme [7], et
à la nécessité d’un « nouveau » libéralisme, plus social, plus ›››

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p. 12 conscient du besoin de solidarité, de justice et d’égalité dans


un monde en transformation où les inégalités se creusent, où la
coopération devient impossible et où la pauvreté du plus grand
nombre s’aggrave. Mais comment y parvenir sans une interven-
tion grandissante de l’Etat dans l’existence individuelle, ce qui
est un anathème pour la tradition libérale ?

« Le problème à résoudre est d’une particulière subtilité


et d’une grande importance ; comment donner la plus grande
quantité d’aide possible tout en créant, le moins possible, une
dépendance par rapport à cette aide » (Mill, Principles of Political
Economy, livre V, chap. XI, § 13). Mill est conscient du problème,
mais il laisse ces questions sans réponse et ce seront ses héri-
tiers qui auront la tâche redoutable de constituer un nouveau
paradigme cohérent et convaincant.
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D’un libéralisme de parti à un libéralisme d’idées
Dans quelles directions va s’opérer cette transformation du libéra-
lisme ? Tout d’abord, le champ de bataille se déplace de la pratique
politique aux idées. De force politique, le libéralisme se transforme
en une force intellectuelle et morale sans commune mesure avec
sa représentation politique. S’il cesse d’être une force politique de
taille à partir de 1848, il va cependant irriguer l’action politique des
partis modérés de gauche comme de droite à travers toute l’Europe
et les Etats-Unis. Ce renouveau est animé par des théoriciens,
essayistes ou universitaires, qui vont être parfois également des
hommes politiques, mais qui, dans l’ensemble, demeurent dans
l’opposition, fidèles à la fonction critique du libéralisme.

[8] Voir par exemple Le libéralisme « éthique » : l’Angleterre


Dostaler, op. cit., 2005,
p. 215-216, et James T. En Angleterre, le consensus politique entre libéralisme et socia-
Kloppenberg, Uncertain
Victory : Social Democracy
lisme résiste aux crises beaucoup plus longtemps qu’ailleurs.
and Progressivism Le socialisme anglais a en effet ses sources morales surtout
in European and American
Thought, 1870-1920, dans le libéralisme modéré et dans le protestantisme libéral,
Oxford University Press, le méthodisme en particulier, et non pas dans le marxisme, ce
1988, p. 201-205.
qui explique pourquoi il n’entre pas en conflit plus tôt avec le
[9] Le texte le plus libéralisme et pourquoi un libéralisme « social » n’y est pas une
représentatif de sa pensée
est Liberal Legislation contradiction [8]. Le « nouveau » libéralisme étant l’œuvre aussi
and Freedom of Contract
(1880), dont on trouvera
bien de philosophes que d’économistes, l’harmonie entre effi-
des extraits dans Monique cacité économique et réformes sociales sera leur credo.
Canto-Sperber et Nadia
Urbinati (dir.), Le Socialisme
libéral. Une anthologie :
Europe-Etats-Unis,
Le penseur le plus important du « nouveau » libéralisme est
éd. Esprit, 2003, p. 170- 179. certainement le philosophe d’Oxford Thomas Hill Green [9], dont

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l’enseignement va avoir un rayonnement extraordinaire sur tout p. 13
le personnel politique de l’époque, sans oublier Keynes lui-même
qui, s’il ne le cite pas, s’en inspire [10]. Green développe les idées
de Mill, mais va beaucoup plus loin que lui dans la dénonciation
de l’injustice de la liberté des contrats, de la liberté économique,
et ses thèses sur la nature sociale de l’individu sont très proches
de celles de Durkheim, dont il est le contemporain. Il affirme que
le lien social ne résulte ni d’un contrat à la manière de Locke, ni
de l’utilité à la manière de Bentham, mais de la reconnaissance
par chacun de la personne de l’autre comme fin en soi et des
intérêts des autres comme constitutifs de l’intérêt personnel. Il
critique l’individualisme atomiste du XVIIIe siècle et lui substitue
la vision de Mill d’une individualité qui se développe et se perfec-
tionne grâce à l’apport constant des autres, fondant ainsi un droit
de l’individu vis-à-vis de la société qui lui « doit » les moyens de
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la réalisation de son potentiel, réalisation essentielle pour le
bien-être et le progrès de tous. A la suite d’Aristote et de Hegel,
Green appelle « bien commun » cette interaction entre intérêt
individuel et intérêt commun et en fait le fondement de la morale
et de l’obligation politiques.

Green est à la source de plusieurs innovations dans le pro-


gramme libéral. Tout d’abord, il distingue radicalement entre
la liberté « négative » du « vieux » libéralisme, celle des droits
individuels, et la liberté « positive » du « nouveau » libéralisme,
celle des droits-créances, des moyens sociaux et économiques
que la société doit fournir à l’individu pour permettre le déve-
loppement de ses potentialités. Il amorce ainsi un débat entre
liberté positive et liberté négative qui deviendra central dans
l’idéologie libérale du XXe siècle. Ensuite, il réaffirme la nature
sociale de l’individu, dont le développement est tributaire de
l’apport des autres et de la société. Enfin, il fait la critique du [10] Voir Dostaler, op. cit.,
2005, p. 200.
libéralisme économique en soutenant que le marché est une
institution sociale comme une autre, qui doit donc être régulée [11] La présentation
des thèses du « nouveau »
pour fonctionner à l’avantage de tous et non pas seulement libéralisme par Hobhouse
de certains. Sa critique sociale va très loin, et il conclut à la se trouve dans Leonard T.
Hobhouse, Liberalism
légitimité de l’intervention de l’Etat et de la législation dans les (1911), repris in Hobhouse,
Liberalism and Other
domaines de l’éducation, de la santé publique, de la propriété Writings, Cambridge
privée et du droit du travail pour neutraliser les effets pervers University Press, 1994.
des excès de la liberté individuelle.

A la suite de Green, Leonard T. Hobhouse [11], qui finira par


rejoindre le Parti travailliste, condamne le libéralisme éco­ ›››

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Le libéralisme en crise
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p. 14 nomique qui conduit à creuser l’écart entre riches et pauvres


et propose un programme sévère de taxation des profits des
entreprises [12]. Il défend le rôle de l’Etat, qui doit réguler la
vie sociale, et soutient que les réformes sociales sont compa­
tibles avec le respect de l’individu. La nouvelle citoyenneté
devrait inclure les droits sociaux, et pas seulement les droits
­politiques. Il se rapproche ainsi du travaillisme naissant de la
Fabian Society [13].

Ce mouvement intellectuel est certes distinct des politiques


menées par le Parti libéral de Lloyd George et de Churchill,
mais les influences se croisent. En effet, c’est le gouvernement
de Lloyd George qui, entre 1906 et 1911, sous la pression des
députés travaillistes, sera responsable des premières mesures
sociales en Angleterre, avec un système de retraites pour les
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vieillards indigents (1908) et une assurance-chômage pour les
ouvriers agricoles les plus pauvres (1911), préfigurant le Welfare
State dont les origines sont dans le « nouveau » libéralisme et
non dans le socialisme.

Le libéralisme « républicain » : la France


Le « nouveau » libéralisme en France va avoir de tout autres
caractéristiques, étant donné l’héritage radical de la Révolution
française, l’échec du libéralisme en 1848, une succession de
régimes dictatoriaux et le caractère récent des institutions de
[12] Voir Audier, op. cit., la liberté, qui datent seulement de la IIIe République. Surtout,
2006, p. 16-22 ; Dostaler,
op. cit., 2005, p. 199-200 ;
il ne se définira jamais ouvertement comme libéralisme mais
Kloppenberg, op. cit., 1988, comme « radicalisme » ou « socialisme humaniste », etc. Cela
p. 305-311.
dit, il existe bien un courant républicain libéral pendant cette
[13] La Fabian Society, qui période, comme dans le reste de l’Europe occidentale.
existe toujours, a servi de
premier think tank au Parti
travailliste et compta parmi
ses membres fondateurs
Le libéralisme classique en France a connu son essor pendant
Beatrice et Sidney Webb, une courte période, les premières expériences de monarchie
George Bernard Shaw et
H. G. Wells. Elle défendait constitutionnelle, de 1814 à 1848, avec l’abbé Sieyès (1748-1836),
l’intervention de l’Etat Benjamin Constant (1767-1830), Guizot (1787-1874) et Tocque-
dans la société, grâce
à une bureaucratie efficace ville (1805-1859). Il y est lié à l’essor des classes moyennes
et honnête, le collectivisme
et la méritocratie, tout
industrielles et commerçantes, qui soutiennent la liberté des
en se considérant comme marchés, l’Etat de droit (rule of law), l’égalité des chances, mais
l’héritière du libéralisme.
Voir Steven Lukes in Canto- refusent, au nom de la responsabilité individuelle, le rôle de l’Etat
Sperber et Urbinati (dir.), comme outil de la redistribution. Les libéraux français acceptent
op. cit., 2003, p. 156-157.
le marché et la politique du « laisser-faire » beaucoup plus
[14] Voir Rosanvallon, qu’on ne le pense [14], mais pendant une période assez courte. Ils
op. cit, 1985,
pour ses critiques. ­s’opposent certes au pouvoir autoritaire et centralisé, aussi bien

L’Economie politique n° 44
L’Economie politique

Le libéralisme en crise
Catherine Audard
au jacobinisme qu’aux réactionnaires qui veulent le retour de p. 15
l’absolutisme royal. Mais ils sont rapidement forcés de faire des
alliances avec l’ennemi, comme Guizot avec les conservateurs,
et, à partir de 1848, ils vont se convertir au républicanisme, à
l’Etat centralisateur et autoritaire et s’éloigneront des valeurs
libérales. La IIIe République voit ensuite le développement d’un
courant libéral et social assez proche du « nouveau » libéralisme
en Angleterre, et le début des réformes sociales est l’œuvre du
Parti radical (républicain et libéral) et de sa nouvelle doctrine du
solidarisme. Mais, à partir de 1910, le radicalisme virera à droite
et les idées libérales deviendront vite incompatibles avec le
socialisme, qui devient la force politique montante.

Le libéralisme « progressiste » : les Etats-Unis


Aux Etats-Unis, les grandes crises économiques et sociales de
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la fin du XIXe siècle ont conduit les libéraux à revoir les termes [15] Sur le
« progressisme » américain,
du consensus social et à créer le mouvement « progressiste » voir Kloppenberg, op. cit.,
1988. ; Michael P. Zuckert,
(Progressivism) [15], qui mobilise les élites intellectuelles et poli- « On constitutional
tiques dès avant la Première Guerre mondiale et constitue une welfare liberalism », Social
Philosophy and Policy,
révision en profondeur du libéralisme classique sur le modèle vol. 24, n° 1, hiver 2007,
de ce qui se passe en Europe. Le philosophe John Dewey (1859- p. 272-273 ; Eldon J.
Eisenach, « Progressivism
1952) a été le représentant le plus célèbre du « progressisme » as a national narrative »,
américain et du « nouveau » libéralisme ainsi que de la nouvelle Social Philosophy
and Policy, vol. 24, n° 1,
éthique démocratique et égalitaire. Mais il faudrait également hiver 2007, p. 55-83 ; Canto-
Sperber et Urbinati (dir.),
citer Herbert Croly (1869-1930), le fondateur de The New Repu- op. cit., 2003, ch. 5. Lors des
blic, organe du mouvement, et Walter Lippmann (1889-1974) [16], élections présidentielles
de 2008, à un journaliste
son publiciste le plus célèbre. Enfin, tous puisent leur inspira- qui lui demandait
tion dans la philosophie de William James (1842-1910). Dewey si elle était « libérale »,
un terme à connotation
se situe nettement à gauche des « nouveaux » libéraux anglais négative dans la politique
américaine d’aujourd’hui,
comme des républicains « libéraux » français et fait une critique Hillary Clinton a répondu :
sévère du libéralisme classique. Ce dernier a fait de l’Etat son « Je préfère me dire
progressiste. »
ennemi alors que l’Etat est nécessaire pour garantir la liberté
individuelle et l’équité sociale. Il mène la guerre contre l’indi- [16] Sur Walter
Lippmann et les origines
vidualisme atomiste au nom de la responsabilité sociale. L’in- du néolibéralisme, voir
Serge Audier, Le Colloque
fluence de Dewey sur la « Grande Société » de Lyndon Johnson Lippmann. Aux origines du
(1965) sera considérable et explique pourquoi le terme « libéral » néo-libéralisme, éd. Le Bord
de l’eau, coll. « Les Voies
aux Etats-Unis est dorénavant synonyme de « socialisme ». du politique », 2008.
Le philosophe Richard Rorty (1931-2007) a été récemment le Sur la carrière de Lippmann,
voir Kloppenberg, op. cit.,
­chantre d’un nouveau « progressisme » comme nouveau « grand 1988, p. 317-321.
récit » national des Etats-Unis.

Mais le « progressisme » américain n’a pas été que le fait


d’intellectuels. Son succès a été lié au soutien d’hommes ›››

Octobre-novembre-décembre 2009
L’Economie politique

Le libéralisme en crise
Catherine Audard

p. 16 politiques de première importance. L’élection en 1912 de l’un


de ses grands intellectuels, Thomas Woodrow Wilson (1856-
1924), professeur de sciences politiques à Princeton, comme
Président des Etats-Unis, marque un tournant dans l’histoire
du libéralisme [17]. Admirateur de l’Allemagne et de Bismarck,
Wilson pense que le moment est venu d’abandonner le consti-
tutionnalisme et la doctrine de la séparation des pouvoirs pour
mettre en place une administration efficace et indépendante
du pouvoir législatif, au service du bien-être de tous et de
la prospérité économique. Le New Deal, qui fut le thème de
la ­campagne démocrate de 1932 et de l’élection de Franklin
Roosevelt en 1933, ont explicitement pour objectif la mise en
application des idées du « progressisme » et de Wilson : un
nouveau rôle social pour l’Etat au service du bien commun. Le
programme de Roosevelt en 1944 est encore celui du libéralisme
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« social » et du « progressisme », qui accorde la priorité au
Welfare State et à la lutte contre la pauvreté.

Le « libérisme » et le socialisme libéral : l’Italie


La situation de l’Italie est peut-être encore plus pertinente
[17] Voir Ronald J. Pestritto,
« The progressive origins pour les débats contemporains. Le débat entre Benedetto
of the administrative state :
Wilson, Goodnow, and
Croce et Luigi Einaudi sur la distinction entre libéralisme et
Landis », Social Philosophy liberismo, ou libéralisme économique, et celui sur l’apport du
and Policy, vol. 24, n° 1,
hiver 2007, p 16-54. « socialisme libéral » au « nouveau » libéralisme sont toujours
d’actualité [18].
[18] Sur le « nouveau »
libéralisme en Italie, voir
Canto-Sperber et Urbinati
(dir.), op. cit., 2003 ; Audier,
Entre la fin des années 1920 et les années 1930, Benedetto
Le Socialisme libéral, op. Croce (1866-1952), le philosophe italien, fondateur du Parti libé-
cit., 2006, ch. III ; Bellamy,
op. cit., 1992, ch. III. ral italien, et Luigi Einaudi (1874-1961), économiste renommé,
futur gouverneur de la banque centrale italienne et président de
[19] On gardera les
termes italiens traduits la République en 1948, échangent une série de réflexions sur les
de façon littérale en
français, « libéralisme »
concepts de libéralisme et de libérisme [19]. « Les libéristes, écrit
et « libérisme ». Tous nos Einaudi, sont ceux qui considèrent le “laissez-faire, laissez pas-
remerciements vont
à Andrea Garnero, qui nous ser” comme un principe universel, alors que cette conception
a signalé la distinction n’a rien à voir avec les sciences économiques » [20]. Les libéristes
entre les deux termes et qui
a inspiré ce développement. comme l’anarcho-capitalisme parviendront même à interpréter
[20] Luigi Einaudi,
la crise de 1929 comme résultant d’un excès d’intervention
Dei diversi significati étatique ! Mais, la distinction étant ainsi clarifiée, le libéralisme
del concetto di liberismo
economico e dei suoi reprend toute sa portée éthique et politique, et aujourd’hui,
rapporti con quello tous les partis de centre-gauche et de centre-droit italiens se
di liberalismo (1931), publié
dans Benedetto Croce définissent comme libéraux, alors que presque personne ne se
et Luigi Einaudi, Liberismo
e liberalismo, Milan-Naples,
dirait libériste. Le libéralisme admet le rôle régulateur de l’Etat
Ricciardi, 1988. alors que le libérisme considère que, encore une fois, c’est

L’Economie politique n° 44
L’Economie politique

Le libéralisme en crise
Catherine Audard
le marché le meilleur régulateur et que toute intervention de p. 17
l’autorité publique est forcément mauvaise.

Le courant qui a refusé avec le plus de vigueur le libérisme [21] Carlo Rosselli,
Le Socialisme libéral,
en Italie est le « socialisme libéral ». Le fondateur de cette phi- Paris, Valois, 1930.
losophie politique est Carlo Rosselli, antifasciste italien qui veut
[22] Ibid. Voir aussi :
« ramener le mouvement socialiste à ses premiers principes, à « Il fut un temps où la
ses origines historiques et psychologiques, et démontrer que bourgeoisie était le soldat
de cette idée de liberté,
le socialisme, en dernière analyse, est une philosophie de la le dépositaire de la fonction
libérale… Ce temps n’est
liberté » [21]. Rosselli, qui fonde le groupe de résistants Giusti- plus […]. Où vit alors, où se
zia e Libertà (Justice et Liberté), s’oppose au marxisme, dont il réalise donc le libéralisme ?
Dans toutes les forces
refuse le scientisme et l’économisme, et affirme que le socia- actives révolutionnaires
lisme est, en réalité, « le développement logique poussé jusqu’à (au sens propre de ce mot)
de l’Histoire ; dans toutes
ses conséquences extrêmes du principe de liberté. Considéré les forces sociales qui,
sans en avoir eu toujours
dans son sens substantiel et jugé dans ses résultats, le socia-
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une pleine conscience,
lisme – en tant que mouvement d’émancipation concrète du exercent une fonction
de renouvellement ;
prolétariat – est un libéralisme en action, c’est la liberté que l’on dans toutes les forces
élabore pour les plus humbles » [22]. Ce qu’il faut, disait-il, c’est qui entendent dépasser
l’Etat social actuel et ouvrir
que la liberté cesse d’avoir une valeur seulement pour l’élite et à la liberté et au progrès
des territoires, des horizons
qu’elle « puisse arriver dans la vie des gens pauvres ». toujours nouveaux »
(Carlo Rosselli, op. cit.,
Les nouveaux combats 1930, p. 137).

Quels sont les résultats de ces transformations de la pensée


libérale entre 1880 et 1920 ?

Une nouvelle conception de l’individu et de la société


Une première transformation concerne la prise de conscience de
la nature sociale des individus sous l’influence de la sociologie
naissante.

La représentation abstraite de l’individu et de ses droits


naturels « présociaux » est progressivement abandonnée.
Sous l’influence de Hegel, se développe l’idée que la réalité
sociale est une réalité éthique à laquelle l’« esprit » (Geist),
individuel et collectif, collabore. Une des leçons de la Phé-
noménologie de l’esprit est qu’il est impossible de séparer
développement personnel et développement social (Bildung).
Le déterminisme social n’a pas à prendre la forme mécanique,
matérialiste et réductrice qu’il a chez Marx. L’influence de Hegel
est ­également responsable de l’historicisme qui caractérise le
« nouveau » libéralisme. En effet, historiciser le libéralisme
peut lui ­permettre de mieux comprendre le lien entre individu et
société. Les droits des individus sont constitués historiquement, ›››

Octobre-novembre-décembre 2009
L’Economie politique

Le libéralisme en crise
Catherine Audard

p. 18 comme des allocations sociales, non pas comme des propriétés


des individus, naturelles ou « présociales ». Ces droits ne sont
pas fixés une fois pour toutes dans une nature humaine, mais
ils sont les résultats de conquêtes politiques.

Une nouvelle conception « positive » de la liberté


A partir de là, Thomas Hill Green développe sa célèbre distinc-
tion entre « freedom from », liberté comme indépendance à
l’égard des contraintes, et « freedom to », liberté active comme
autonomie ou pouvoir d’agir. Une telle distinction est cruciale
car les obstacles à la liberté ne sont pas les mêmes dans les
deux cas. Pour la première, l’obstacle se situe dans l’auto-
rité arbitraire, politique ou reli-
gieuse, et dans la contrainte. Pour
On peut très bien vivre sous le règne la seconde, l’obstacle est l’absence
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des institutions de la liberté des moyens d’agir et de réaliser
et souffrir d’un manque de liberté les projets de vie de l’individu. On
si l’on ne dispose pas des conditions peut très bien vivre sous le règne
sociales et économiques nécessaires des institutions de la liberté et
au développement de son potentiel. souffrir d’un manque de liberté si
l’on ne dispose pas des conditions
­s ociales et économiques néces-
saires au développement de son potentiel : éducation, santé,
logement, salaire décent, etc. Les droits socio-économiques
sont donc aussi importants que les libertés personnelles et
politiques pour la liberté. « La liberté ne devient pas tant un
droit de l’individu qu’une nécessité de la société » (Hobhouse,
1911). C’est sur ce point que les débats avec le « nouveau » libé-
ralisme vont faire rage pendant tout le XXe siècle et que le néo-
libéralisme de Hayek va dénoncer les dangers du « nouveau »
libéralisme dans La Route de la servitude (1944). Où se situe
dorénavant la différence avec le socialisme, demande Hayek ?

Une nouvelle conception « welfariste »


de la démocratie
La troisième transformation concerne la démocratie, et un
­double mouvement va s’opérer de démocratisation du libéra-
lisme et de libéralisation de la démocratie représentative.

Il faut se souvenir que la méfiance à l’égard du pouvoir poli-


tique, que ce soit celui du monarque absolu ou du « peuple »,
est au fondement du libéralisme. Ce dernier a donc eu tendance
à voir dans la démocratie un danger plutôt qu’un progrès pour

L’Economie politique n° 44
L’Economie politique

Le libéralisme en crise
Catherine Audard
les libertés et à s’en méfier. L’absence de contre-pouvoirs pour p. 19
protéger les libertés individuelles a ainsi permis les dérives
de la Révolution française et menace les démocraties de la
« tyrannie des majorités », pour reprendre la formule de Mill.
Mais aussi bien Mill que Tocqueville sont conscients que les
progrès de la démocratisation de la société et des institutions
politiques ne peuvent être arrêtés. La tâche de l’avenir sera
plutôt de démocratiser le libéralisme.

La démocratie est sauvée, aux yeux du libéralisme, par


une transformation de ses objectifs, qui ne sont plus le gou-
vernement du peuple « par » le peuple, mais le gouvernement
« pour » le peuple. C’est ainsi qu’il va être possible de libéraliser
la démocratie en la débarrassant de ses dimensions populistes
et démagogiques et de voir dans la démocratie le meilleur
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moyen de réaliser les valeurs du libéralisme : défense de l’in-
dividu et de son droit au bonheur,
séparation de la sphère privée de
la sphère politique, contrôles et La démocratie permet au libéralisme
limites du pouvoir politique, res- de résoudre la question sociale
ponsabilité des dirigeants face à du conflit des intérêts d’une manière
leurs électeurs, liberté d’entreprise non autoritaire et compatible
et du marché, etc. Il est possible de avec l’individualisme.
répondre aux nouvelles demandes
des travailleurs en matière d’éga-
lité, de droits sociaux et économiques, dans le respect des
principes du gouvernement constitutionnel, tout en résistant
aux menaces extrêmement graves posées par le socialisme et
le communisme, d’une part, le conservatisme, de l’autre.

Là encore, Mill et sa tentative de synthèse entre libéralisme


et utilitarisme vont représenter le maillon crucial vers le « nou-
veau » libéralisme, qui va y trouver quatre justifications de la
démocratie.

Tout d’abord, il fournit une justification éthique de la défense


de la démocratie. C’est le seul régime capable de réaliser le
« plus grand bonheur des membres de la communauté, le
plus grand bonheur de tous sans exception, lorsque cela est
­p ossible » (Bentham), puisqu’il est le plus inclusif et qu’il
demande l’accord de tous. Surtout, la démocratie permet
au libéralisme de résoudre la question sociale du conflit des
intérêts d’une manière non autoritaire et compatible avec l’indi­ ›››

Octobre-novembre-décembre 2009
L’Economie politique

Le libéralisme en crise
Catherine Audard

p. 20 vidualisme. Alors que la liberté divise les êtres humains en per-


mettant aux talents inégalement répartis de prospérer et creuse
ainsi les inégalités sociales, le bonheur unit. La démocratie est
le seul régime qui conçoive le bien commun comme la satisfac-
tion des intérêts de tous et non comme la réalisation d’un bien
supérieur et extérieur à celui des sujets. Enfin, si les individus
sont les seuls juges de leur bonheur, ils seront dévoués à leurs
institutions si celles-ci leur apportent la prospérité, mais ils
seront également soucieux de les surveiller étroitement.

C’est cette conception « welfariste » de la démocratie,


remaniée et transformée, qui va amener les penseurs libéraux
à réviser leur jugement et à se réconcilier avec les idéaux démo-
cratiques d’égalité et de solidarité. L’idéologie welfariste, sous
l’influence des nouvelles sciences sociales et ­économiques,
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va convaincre le libéralisme des
bienfaits de la démocratie. La
Le concept clé devient celui d’égalité question est de savoir s’il ne va
des chances, c’est-à-dire d’égalité pas pécher par optimisme en pré-
d’accès aux ressources, qui s’oppose férant aux solutions politiques et
à celui, défendu par le socialisme, institutionnelles classiques les
d’égalité des ressources. solutions « sociales » et « écono-
miques » : prospérité croissante,
plus large diffusion de la richesse
et de la propriété, élévation du niveau de vie, face aux dérives
et aux dangers de la démocratie. C’est de là, en effet, que date
la croyance problématique que prospérité économique et démo-
cratie iraient de pair.

De l’égalité des droits à l’égalité des chances


En quel sens le « nouveau » libéralisme est-il devenu sociale-
ment démocratique et donc égalitariste ?

Pour les libéraux classiques, l’égalité des droits ou l’égalité


devant la loi était le concept clé qui permettait de protéger l’in-
dividu comme « sujet de droit » : un sujet pour le droit et qui a
des droits. Le « nouveau » libéralisme va enrichir et transformer
cette conception juridique, formelle et statique de l’égalité.
Le concept clé devient celui d’égalité des chances (equality
of opportunity), c’est-à-dire d’égalité d’accès aux ressources,
qui s’oppose à celui, défendu par le socialisme, d’égalité des
ressources. C’est une politique qui regarde vers l’avenir, qui
veut corriger les points de départ dans la vie afin de laisser les

L’Economie politique n° 44
L’Economie politique

Le libéralisme en crise
Catherine Audard
individus libres dans la compétition des talents, au lieu de cor- p. 21
riger les résultats de leurs décisions, de neutraliser les échecs,
de remédier aux inégalités qui sont déjà advenues, comme le
socialisme, et donc de nier la responsabilité individuelle.

L’égalité des chances est dérivée de la définition introduite


par Mill de la liberté comme libre « développement de soi ».
L’individualité et le développement de soi ne sont plus en
conflit avec la société qui, comme le « solidarisme » français le
souligne, fournit les moyens du progrès personnel : éducation,
participation, protection sociale, etc. Les échecs individuels
ne sont plus perçus, comme à l’époque victorienne, comme la
preuve d’une absence de « caractère », de « mauvaise volonté »
personnelle, mais de la mauvaise organisation de la société, à
laquelle il est possible de remédier
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par davantage de solidarité, en
faisant de l’aide sociale un véri- Le libéralisme « nouveau » va parier
table droit de l’individu, comme sur la capacité de l’Etat à agir
le soutient Léon Bourgeois. Si les pour le bien de tous. De menace,
politiques de lutte contre les iné- l’Etat devient une puissance du bien.
galités socio-économiques liées à
la naissance, au milieu social, à la
famille ont pour but non pas d’égaliser les conditions, mais de
« libérer » les talents individuels, de les aider à se développer
pour le plus grand bénéfice de la société, elles sont compatibles
avec le libéralisme. La lutte contre les inégalités doit s’attaquer
aux privilèges sociaux, de la naissance, du capital transmis,
et valoriser la promotion sociale grâce à l’effort personnel, au
travail, au courage, à la force de caractère : c’est le mythe libéral
classique que nous retrouvons. Le « nouveau » libéralisme reste
bien un libéralisme, pas une version libérale du socialisme.

Une nouvelle conception de l’Etat


Mais la transformation la plus spectaculaire des idées libérales
concerne l’Etat. En effet, avec le « nouveau » libéralisme, l’un
des fondements du libéralisme classique va s’effondrer : la
méfiance à l’égard des interventions de l’Etat. Si le libéralisme
classique se caractérisait par l’accent mis sur la protection des
individus contre les interventions arbitraires et abusives de
l’Etat, le libéralisme « nouveau » va, au contraire, parier sur
la capacité de l’Etat à agir pour le bien de tous. De menace,
l’Etat devient une puissance du bien puisque son rôle est de
satisfaire les besoins de ses citoyens : le welfare, ou bien-être, ›››

Octobre-novembre-décembre 2009
L’Economie politique

Le libéralisme en crise
Catherine Audard

p. 22 devient la responsabilité du gouvernement. On voit pourquoi


le « nouveau » libéralisme est l’ancêtre du Welfare State, de
l’Etat-providence.

Le champ d’action de l’Etat va maintenant s’étendre à toutes


sortes de domaines qui étaient en dehors de sa juridiction. Le
« nouveau » libéralisme appelle ainsi à l’intervention de l’Etat
dans l’économie, pour domestiquer les excès du capitalisme et
du marché. La tâche de l’Etat n’est plus seulement de protéger
les individus contre les atteintes à leur liberté, c’est de faire
leur bonheur en stabilisant l’économie et en régulant le marché
mondial. Les idées de Keynes ont ainsi été largement inspirées
par le « nouveau » libéralisme. Sont acceptées également
les interventions dans la sphère privée et la société civile : la
famille (politiques démographiques), la santé et l’éducation,
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le chômage, les entreprises et les relations du travail, le syn-
dicalisme, etc.

Enfin, cette nouvelle conception de l’Etat justifie l’existence


de nouveaux moyens d’action pour l’Etat administratif, c’est-
à-dire le développement d’agences d’experts non élus pour
résoudre les problèmes sociaux et économiques. On assiste
alors à l’abandon de la doctrine libérale de la non-délégation
des pouvoirs, qui permet l’apparition d’agences administratives
indépendantes (National Health Service en Angleterre, Sécurité
sociale en France, Securities and Exchange Commission aux
Etats-Unis pour la régulation des marchés financiers, etc.). Il
s’agit de pouvoirs non élus et placés sous le contrôle de l’exé-
cutif, sans que les parlementaires puissent les évaluer sauf en
cas de crise. L’accroissement de la taille et de l’influence des
bureaucraties d’Etat non responsables devant les citoyens est
parallèle à l’augmentation de la bureaucratie dans les gigan-
tesques consortiums multinationaux, nouvelle menace pour
le libéralisme.

L’impact du « nouveau » libéralisme


L’impact du « nouveau » libéralisme a été considérable, même
s’il n’a pas toujours été reconnu.

Keynes et le « nouveau » libéralisme


Tout d’abord, il a directement influencé Keynes qui, malgré
tout, est resté un libéral. C’est en effet une erreur historique de
considérer que Keynes s’oppose au libéralisme économique en

L’Economie politique n° 44
L’Economie politique

Le libéralisme en crise
Catherine Audard
appuyant des politiques interventionnistes. Il s’oppose à une p. 23
certaine version du libéralisme, celui, dogmatique et conser-
vateur, de l’école de Manchester et du Parti libéral au début du
XXe siècle, celui des conceptions économiques « orthodoxes »
du Trésor, avec lequel il aura tellement de conflits, mais certai- [23] Voir Dostaler,
op. cit., 2005, p. 165-245
nement pas au « nouveau » libéralisme, dont il est au contraire et surtout p. 198.
le continuateur [23].

On peut dire, tout d’abord, que Keynes a parachevé le


nouveau paradigme libéral en donnant à l’Etat administratif
la dernière justification qui lui manquait encore : celle de l’ex-
pertise économique, et pas seulement sociale, comme dans
l’Etat social allemand de Bismarck ou dans les Etats-Unis de
Woodrow ­Wilson. La pauvreté et les problèmes sociaux sont
dus, selon lui, à la mauvaise gouvernance économique, à
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l’incompétence et à la mauvaise gestion de l’économie par les
gouvernements, à leur « bêtise », dit-il souvent, se référant à
ses innombrables démêlés avec
les responsables du Trésor et avec
les tenants du free market à tout Keynes complète plutôt qu’il
prix. La nouvelle science écono- ne transforme le « nouveau »
mique va permettre de résoudre libéralisme pour y faire entrer
les crises ­économiques en chan- des idées nouvelles, celles de risque,
geant les paramètres, en relançant d’incertitude, d’anticipation,
la demande par l’emprunt et en de probabilités, ainsi que l’importance
faisant intervenir l’Etat pour les des phénomènes macroéconomiques.
mettre en œuvre, par exemple par
une politique de grands travaux
dont l’inspiration se trouve, avant Keynes, chez les économistes
américains institutionnalistes. Keynes complète plutôt qu’il ne
transforme le « nouveau » libéralisme pour y faire entrer des
idées nouvelles, celles de risque, d’incertitude, d’anticipation,
de probabilités, ainsi que l’importance des phénomènes macro-
économiques. Comme il le fait remarquer – non sans vanité –,
de même que la théorie de la relativité d’Einstein intègre comme
un phénomène particulier valable pour des vitesses inférieures
à la vitesse de la lumière les équations de Newton, de même sa
théorie générale intègre les conceptions classiques et néoclas-
siques de l’économie libérale comme des cas particuliers.

On peut constater, ensuite, que, en raison de son prag-


matisme – ne proclame-t-il pas fièrement : « quand les faits
­c hangent, je change d’avis » ? –, Keynes continue à faire ›››

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L’Economie politique

Le libéralisme en crise
Catherine Audard

p. 24 évoluer le « nouveau » libéralisme comme une alternative


aussi bien au protectionnisme d’une partie de la droite qu’à
la politique interventionniste et redistributive de la gauche,
à savoir la possibilité de contrôler les cycles économiques
et les politiques de l’emploi tout en favorisant la croissance
économique. Il ajoute la stabilisation macroéconomique au
programme libéral d’avant-guerre et lui donne la priorité. L’ins-
tabilité à court terme du capitalisme est pour lui un danger
plus grand que l’injustice à long
terme dans la distribution de la
Friedrich Hayek, Milton Friedman richesse et des revenus. Les plus
et Robert Nozick ont en commun grands maux économiques sont le
de dénoncer les excès du Welfare State risque, l’incertitude et l’ignorance.
et ses échecs sur le plan social Le rôle de l’Etat est de les minimi-
et économique, au nom d’un retour ser grâce à sa politique monétaire
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à l’individualisme classique. et d’investissements en grands
travaux, équipements sociaux, etc.
Keynes a déplacé le problème de
la justice sociale de la microéconomie vers la macroéconomie.
L’injustice devient un problème d’incertitude ; la justice, une
affaire de prédictibilité contractuelle. Contrairement à ce que
l’on pense généralement, la redistribution joue un rôle mineur
dans sa philosophie sociale, seulement comme une partie de
la machinerie de la stabilisation macroéconomique, certaine-
ment pas comme un moyen vers une fin idéale.

Les résistances après 1970 : Hayek et Rawls


Jusqu’à la fin des Trente Glorieuses, le « nouveau » libéralisme,
sous une forme ou une autre, a été l’objet d’un consensus, celui
sur l’Etat-providence, et il a influencé indirectement tous les
partis politiques modérés. Mais à partir des années 1970, il va
être l’objet d’une double critique qui lui sera fatale.

Friedrich Hayek, depuis les années 1930, lutte contre les


conceptions économiques de Keynes et, à travers lui, contre la
collusion du « nouveau » libéralisme et du socialisme. Son best-
seller de 1944, La Route de la servitude, démontre de manière
convaincante les dangers de l’intervention des Etats dans la
gouvernance économique, alors qu’ils n’en ont pas les moyens
cognitifs et qu’ils exigent ainsi un pouvoir dangereux dont les
régimes communistes sont l’illustration la plus claire. Le libé-
ralisme se méfie par définition du pouvoir politique et, pour
Hayek, le « nouveau » libéralisme a failli de manière criminelle à

L’Economie politique n° 44
L’Economie politique

Le libéralisme en crise
Catherine Audard
ses idéaux. La crise économique de la fin des années 1970 ainsi p. 25
que la chute du mur de Berlin vont permettre le développement
de nouvelles formes de libéralisme : le « néolibéralisme » de
Friedrich Hayek, l’ultralibéralisme de Milton Friedman et le
libertarisme de Robert Nozick, qui ont en commun de dénoncer
les excès du Welfare State et ses échecs sur le plan social et
économique, au nom d’un retour à l’individualisme classique.

Mais, venant d’un tout autre bord politique, l’œuvre de John


Rawls Théorie de la justice, parue en 1971, va également dénon-
cer la conception welfariste et utilitariste de la démocratie qui
avait eu les faveurs du « nouveau » libéralisme. Sur le plan
politique, le « nouveau » libéralisme menace les libertés fon-
damentales, étant donné les pou-
voirs accordés à l’Etat au nom de
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la poursuite d’une fin dominante, Au libéralisme welfariste,
le welfare ou le bonheur, qui nie à Rawls va opposer une réinterprétation
la fois le pluralisme des fins et des du libéralisme classique
valeurs et la liberté des individus qui en respecte les principes
de choisir leurs fins. Sur le plan de base tout en intégrant l’idéal
économique, la redistribution uti- démocratique et les préoccupations
litariste ne se préoccupe que du de la justice sociale.
niveau général ou moyen de bien-
être, sans corriger les inégalités
structurales de la société. A ce libéralisme welfariste, Rawls va
opposer une réinterprétation du libéralisme classique qui en
respecte les principes de base tout en intégrant l’idéal démo-
cratique et les préoccupations de la justice sociale.

Une doctrine de la liberté


Le « nouveau » libéralisme a donc connu au XX e siècle une
extraordinaire vitalité intellectuelle, qui lui a permis en partie de
répondre aux défis de l’époque. Comment, au XXIe siècle, sera-
t-il possible de faire renaître, contre les dérives néolibérales,
cet « esprit » du libéralisme, comme dirait Max Weber, dans les
nouvelles conditions sociales et économiques ?

Concluons par un mot d’espoir. Par rapport aux idéologies [24] Freeden, op. cit.,
1996, p. 177.
politiques concurrentes, socialisme ou conservatisme, le
libéralisme est remarquable par sa capacité à maintenir une
structure conceptuelle stable (sa « tolérance structurale »,
pour reprendre les termes des brillantes analyses de Michael
Freeden [24]) à travers ses transformations. En effet, la structure ›››

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L’Economie politique

Le libéralisme en crise
Catherine Audard

p. 26 conceptuelle du libéralisme est restée la même. Comme le


note le philosophe américain Ronald Dworkin : « Le libéralisme
consiste en une morale politique constitutive qui est demeu-
rée à peu près la même à travers l’histoire et qui continue à
avoir de l’influence en politique » [25]. Nous retrouvons dans le
« nouveau » libéralisme les concepts clés de souveraineté de
l’individu, de liberté des Modernes, d’Etat de droit. Mais cette
structure a été modifiée parce
que la relation entre ses concepts
L’ultralibéralisme de Milton Friedman, clés et ses concepts adjacents et
repris par les gouvernements Thatcher périphériques s’est modifiée. En
et Reagan, est difficilement intégrable particulier, les concepts adjacents
dans le camp libéral, car il bascule de démocratie, d’égalité, de l’Etat
très vite dans le conservatisme, et du bien commun ont influencé
par la « forme » de son argumentation, en profondeur ses concepts clés.
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souvent sectaire et dogmatique, tout En définitive, ses valeurs de base
autant que par le contenu de ses idées. – liberté individuelle, esprit d’en-
treprise, tolérance, refus du sys-
tème et du dogmatisme, capacité
d’autocritique… – inspirent un style, une « forme » intellectuelle
qui lui sont spécifiques et qui donnent à sa famille de concepts
beaucoup plus de flexibilité et d’ouverture que dans d’autres
idéologies. Au regard du long terme, la maison « libéralisme » a
certainement ses portes et ses fenêtres plus largement ouvertes
sur le monde qu’aucune autre.

En effet, que voudrait dire la doctrine de la liberté si ce ­projet


était compatible avec le dogmatisme et l’esprit de système
généralement attribués aux idéologies politiques ? Par défini-
tion, le libéralisme ne peut inspirer des doctrines dogmatiques
et sectaires. C’est pourquoi, par exemple, l’ultralibéralisme
de Milton Friedman, repris par les gouvernements Thatcher
et Reagan, est difficilement intégrable dans le camp libéral,
car il bascule très vite dans le conservatisme, par la « forme »
de son argumentation, souvent sectaire et dogmatique, tout
autant que par le contenu de ses idées. Au contraire, en appli-
quant la tolérance à la philosophie elle-même, pour reprendre
[25] Ronald Dworkin, la formule de John Rawls [26], le libéralisme contemporain se
A Matter of Principle,
Oxford University Press, manifeste dans des constellations d’idées, de valeurs qui, si
1986, p. 186. elles contiennent un noyau stable, sont toujours susceptibles
[26] John Rawls, de réorganisations différentes, comme celles accomplies par
Libéralisme politique, PUF,
1995, traduit de l’américain
John Stuart Mill ou tous les auteurs du « nouveau » libéralisme
par Catherine Audard, p. 34. que nous avons mentionnés.

L’Economie politique n° 44
L’Economie politique

Le libéralisme en crise
Catherine Audard
On pourra certes objecter que l’éclectisme n’est pas une p. 27
bonne formule politiquement et que, intellectuellement, c’est
en général un signe de faiblesse. En réalité, c’est une force
pour une idéologie politique que de pouvoir se rénover, s’adap-
ter aux circonstances nouvelles et permettre la coopération
politique entre des forces sociales opposées. Mais ce qui est
possible pour un courant intellectuel l’est sans doute beaucoup
moins pour un parti politique. C’est pourquoi le rayonnement
du « nouveau » libéralisme a plus été celui d’un mouvement
intellectuel que d’un programme de parti. Il demeure cependant
une inspiration pour tous ceux qui cherchent à faire face sans
dogmatisme au monde nouveau qui s’annonce. ■
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