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nouvelle politique. » Ou des mots d’ordre positifs très vagues, comme « Nous voulons
changer la vie. Nous voulons inventer de nouvelles formes de vie. »
Cette tendance antipolitique est en réalité une conséquence mal contrôlée de
l’inexistence de la politique quand règne le capitalo-parlementarisme. Au thème « gérer les
intérêts du capital » le mouvement oppose « gérons notre vie », mais en un certain sens, cela
revient au même, à savoir à la disparition de la politique. La vérité qu'il faut partout rappeler,
c’est que c'est d’abord le monde dominant actuel, la domination libérale, qui supprime la
politique. Or c’est également ce qu’ont fini par faire les régimes socialistes établis du XXème
siècle. Avec et après Staline, et à l’exception de Mao pendant la Révolution Culturelle, ils ont
dépolitisé la situation. Ils l'ont dépolitisée exactement dans le même sens qu'aujourd'hui, à
savoir en centrant toute choses sur le pouvoir d’Etat, en identifiant politique et gestion du
pouvoir d'Etat. Et comme l’Etat, dans les pays socialistes, était le maître de l’économie, ils en
sont même arrivés, comme les libéraux d’aujourd’hui, à identifier politique et gestion de
l'économie. C’est précisément ce qui a fait que dans ces pays socialistes aussi, en particulier
dans l’URSS à partir de la fin des années trente, il n’y avait plus qu’une seule politique, c’est-
à-dire aucune. Les Etats socialistes et les Etats parlementaires occidentaux ont eu en commun
l’absence de politique, remplacée par le primat de la gestion économique sous la direction
d'un Etat dépolitisé. Seul Mao a tenté de sauver la politique en montrant que, sous le
socialisme, il doit y avoir de grandes, de puissantes contradictions politiques. Mais dès la fin
des années soixante, cette tentative a échoué en Chine, et nous avons depuis, à échelle
mondiale, le règne de la politique unique, donc de l’absence de politique, d’où, partout, le
règne du scepticisme politique.
Si bien qu’aujourd'hui la position antagonique réelle, la vraie révolte, ce n'est
certainement pas de dire : "Plus de politique, qu'on ne nous parle plus de politique ! » Nous
devrions au contraire nous fixer comme tâche de pouvoir enfin dire exactement le contraire :
Enfin une politique ! Enfin une vraie politique ! Enfin un espace reconstitué de pluralité des
politiques. Vive l’existence des politiques, cette existence qui a été complètement asphyxiée
et annulée, en Occident, par le capitalo-parlementarisme et, en Russie et en Chine, par les
Etats-partis socialistes ! L’invention politique seule pourra recréer le monde réel du combat
dans un monde où les mouvements ne sont jamais que de sympathiques fantômes. Il faut en
finir avec la fausse contradiction : une absence de politique du côté de l'exercice de la vie
personnelle et collective, contre une absence de politique du côté de l'exercice du pouvoir
économique et des intérêts d’une oligarchie. Il ne faut pas, il ne faut plus, s'installer dans cette
contradiction. Il faut restituer l'espace réel du combat, celui de la politique contre l'Etat, contre
le capitalo-parlementarisme. Ce qui voudra dire aussi finalement : politique contre politique.
Parce que la fausse politique étatique libérale, si elle est réellement attaquée, devra, pour se
défendre, proposer elle-même une subjectivation politique de son existence, ce qu'elle n’a pas
besoin de faire aujourd'hui, tranquillement installée qu’elle est dans le scepticisme politique
général.
Ce qui est vrai, de toute façon, c'est que, par lui-même un mouvement n'est pas une
politique. Un mouvement, c’est quelque chose qui commence, qui finit, qui peut
éventuellement avoir des mots d'ordre, mais qui n’est en définitive qu’un moment historique.
Bien sûr, sans de tels moments historiques, une rénovation ou une recréation de la politique
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est certainement impossible. C'est bien vrai que l'inscription des politiques dans
l'histoire suppose l’existence de vastes mouvements collectifs, localisés dans le temps et dans
l’espace. J’ai moi-même salué les mouvements dits du « printemps arabe » comme signifiant
"réveil de l'histoire". Mais "réveil de l'histoire" ne veut pas forcément dire « réveil de la
politique ». Un mouvement de masse peut être une pré-condition possible de la politique,
mais, je le répète, il ne constitue pas par lui-même une politique. On peut même dire
aujourd'hui, à partir d’exemples récents et concrets, que des mouvements historiques peuvent
échouer, et même se changer en leur contraire, par manque de politique.
Un exemple très proche, nous est offert précisément par les occupations populaires de
grandes places dans de grandes villes. Il y en a eu en Egypte, en Tunisie. Il y en a eu en
Espagne, aux Etats Unis. Il y en a eu en Grèce. Il y en a eu de très importantes à Hong Kong
et aussi à Istanbul en Turquie. A vrai dire, il y en a eu dans le monde entier. Nous pouvons —
et nous devons —, pendant comme après le mouvement parisien « Nuit debout », faire le
bilan de toutes ces occupations de places et de lieux, mouvements généralement bien plus
nombreux et puissants que le mouvement parisien. C’est un phénomène que nous pouvons
maintenant étudier car nous avons un nombre suffisant d'exemples importants. La question
qui nous intéresse peut bien entendu s’intituler « Forces et faiblesses des mouvements
d’occupation des places survenus dans les cinq dernières années ». L'être historique de ces
mouvements et la sympathie qu'ils provoquent sont une donnée évidente, mais nous sommes
maintenant en état d'analyser ce qui s'est passé, notamment en ce qui concerne la politique.
Or ce que nous voyons, et que nous pouvons dire calmement, c’est que ces
mouvements ont, dans l'ensemble, échoué à modifier la situation politique ou la situation
étatique. Il me semble qu’on peut ajouter que cet échec ne vient pas de ce qu'ils étaient
historiquement inconstitués. Ils étaient réellement des événements historiques. Ils proposaient
des formes frappantes d’unité, de durée, de démocratie interne. Leur importance était
incontestable. Mais faute d’avoir engendré une nouvelle orientation politique, tactique et
stratégique, orientation capable de leur survivre, leur fin a été aussi un moment de défaite et
de retour renforcé à l’ordre étatique ancien, c’est-à-dire de retour à l’absence de politique.
De ce point de vue, l’exemple de l’Égypte est absolument saisissant. C’est en effet le
mouvement qui a été le plus complexe, le plus ouvert dans sa composition sociale. Il n’a pas
été uniquement un mouvement de la jeunesse, il n’a pas été le mouvement d’une seule
religion, il a inventé une mixité des origines sociales, religieuses, de provenance sociale. Il a
été durable et acharné. On pourrait croire qu’il a été, au moins tactiquement, victorieux,
puisque le mot d’ordre qui cimentait l’unité des gens présents au Caire et ailleurs
c’était « Moubarak dégage », et que Moubarak a dégagé.
Alors ce sur quoi il faut méditer c’est sur la question de savoir pourquoi on a
maintenant, à la tête d’un Etat égyptien inchangé et d’une dépolitisation plus grande encore
qu’avant, le général Al-Sissi, lequel, à certains égards, est à la fois la même chose que
Moubarak et même un peu pire que ce dernier. Comment cela a-t-il pu arriver, compte tenu
des remarquables qualités de ce mouvement ?
Ce qui s’est passé est tout simplement que la seule force politique disponible de
l’intérieur du mouvement, la seule force qui était non seulement historique — c’est-à-dire
événementielle — mais installée, greffée de longue date sur la situation, c’était l’organisation
des frères musulmans. Et ce sont eux seuls, porteurs d’une politique venue de loin, qui ont
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ramassé la mise des succès du mouvement historique. Comme il fallait bien trancher la
question de l’Etat, tout le monde s’est « démocratiquement » rallié au processus électoral,
lequel a donné une majorité écrasante, notamment dans les milieux populaires et ruraux, aux
frères musulmans. Bien entendu, les frères musulmans ne plaisaient pas à une bonne partie
des manifestants, notamment la jeunesse moderne et la classe moyenne avide de « libertés »
occidentales. Ces forces, dépourvues de tout projet politique indépendant, ont re-manifesté
massivement, cette fois contre le gouvernement des frères musulmans. Ainsi, dotée d’une
base de masse paradoxale, l’armée a pu intervenir, d’abord contre les frères musulmans,
comme si elle « comprenait » les manifestations nouvelles, ensuite contre tout ce qui bougeait
encore, et rétablir la dictature dépolitisée comme forme de l’Etat.
La leçon égyptienne, c’est que l’unification historique d’un mouvement ne signifie
pas son unification politique. Et que donc elle ne suffit pas, qu’elle ne suffit jamais, à changer
durablement la situation politique, ni même les façons de faire de l’Etat. Et pourquoi ? Parce
que — c’est très clair en Egypte mais cela vaut partout ailleurs, notamment en France
aujourd’hui — s’il n’y a pas d’unification politique du mouvement (ce qui suppose qu’on
accepte sa division, et donc de rudes luttes internes) mais qu’il n’y a qu’une unification
concrète, historique, une sympathique présence vitale, pourrait-on dire, eh bien, ce qui crée
l’apparence d’une unité peut être strictement négatif. En effet, un mouvement qui n’est pas
constitué politiquement mais exclusivement historiquement est virtuellement divisé quant à la
politique. Et comme il ne veut pas avoir à connaître de cette division, comme il veut toujours
fêter son unité, son « être-ensemble », il n’ouvre aucune discussion politique réellement
créatrice et ne se met d’accord que sur des thèses négatives. En effet, les gens qui ne sont pas
unifiés sur la création politique, sur son invention positive, peuvent certes signer des accords,
à condition que lesdits accords soient limités à des propositions qui visent l’adversaire
commun. Et c’est tout. Alors « Moubarak dégage » c’était bien joli, sauf que les gens qui
voulaient que Moubarak dégage n’avaient pas du tout la même représentation de ce que cela
signifiait. Le contenu affirmatif de cette négation n’était pas partagé. Il n’était même pas mis à
l’ordre du jour, pour ne pas entamer la belle unité festive de l’occupation d’une place. Or la
politique commence de fait lorsqu’il y a une unification affirmative, laquelle ne peut jamais
être unanime. Tant que vous avez une unité strictement négative, vous pouvez être dans une
puissante unité historique, mais sur les questions à venir concernant l’Etat, la disposition de la
société, le régime de propriété, etc., vous allez vous diviser, et vous le savez, consciemment
ou inconsciemment. De là que le mouvement restreint ses déclarations à la part négative des
subjectivités qu’il engage. Mais la négation ne peut rassembler que tactiquement, elle ne peut
rassembler que dans le moment de son opération. Au-delà, c’est l’adversaire qui a l’avantage
du pouvoir et de la politique unique – ou de la non-politique comme politique -- qui va
pouvoir rassembler contre le mouvement. Même en France, en Mai 68, les élections de juin
ont donné à la réaction une majorité écrasante.
L’autre exemple, tout à fait différent, c’est quand, faute d’une unification politique
interne au mouvement ou qui s’est créée au prix de sa division, le mouvement va lui-même
accepter que ses représentants reviennent finalement au non-être de la politique classique. Et
ça, c’est ce qui se passe en Grèce et en Espagne. Parce que « Syriza » et « Podemos », ne sont
en définitive que des organisations parlementaires. « Syriza » en a déjà fait absolument la
preuve, avec la capitulation du printemps dernier, et quant à « Podemos » c’est son
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programme explicite : gérer l’Etat de façon un peu moins dégoûtante, un peu plus « honnête »
que les vieux partis, sans remettre en cause quoi que ce soit des lois générales du capitalo-
parlementarisme, et donc de la politique unique. J’ai proposé de dire que ce dont témoignent
des mouvements populaires comme les « indignés » espagnols, c’est en réalité de ce que
l’échec et la compromission de la vieille social-démocratie corrompue sont tels qu’on a besoin
d’une social-démocratie nouvelle. Si l’on veut avoir une opposition parlementaire un tout petit
peu plus musclée, plus solide sur ses revendications — ce qui peut ne pas être mauvais pour le
maintien du consensus capitalo-parlementaire – Syriza et Podemos, mis en selle
historiquement par le mouvement de masse disparu feront parfaitement l’affaire. Mais enfin,
il ne s’agit nullement d’une véritable création politique. C’est simplement une sorte de
correction ou de rattrapage dans des situations où la corruption du parlementarisme, et
notamment — en Espagne comme en Grèce, et à vrai dire partiellement en France — de sa
« gauche », avait atteint des proportions précédemment inconnues.
C’est pour cadrer ce genre de questions, pour donner une espèce de cartographie
générale, dans laquelle évaluer réellement ce qui se passe et ce qui peut être dit, que je vous ai
fait distribuer un schéma.
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L’hypothèse fondamentale sur lequel se fonde ce schéma, est que la situation mondiale
contemporaine, depuis les années quatre-vingt, donc depuis une trentaine d’années, ne peut
pas être comprise dans ses effets subjectifs à partir d’une contradiction unique. Il présente
donc, dans sa forme générale, le complexe des deux contradictions enchevêtrées, celle qui
oppose la modernité à l’univers traditionnel, sur l’axe vertical ; et celle qui opposerait le
capitalisme au communisme. Si le mot communisme continue à vous gêner mettez « politique
d’émancipation », « politique nouvelle », tout ce qui cristallise la nécessité d’en finir avec
l’ordre inégalitaire, oppressif et scandaleux imposé à l’humanité tout entière par la propriété
privée. Donc, ce sont les deux axes. Au centre, au croisement de ces deux axes, il y a ce que
j’appellerais, l’équivoque des subjectivités contemporaines, c’est-à-dire, les subjectivités qui
sont tiraillées entre quatre déterminations et non pas seulement deux. Je crois que c’est ce
mélange entre ces quatre déterminations qui constitue vraiment la subjectivité propre des
contemporains. Quelles sont-elles ?
Il y a une espère de quadrangle représenté ici dans ce schéma, dont je pense qu'il
tourbillonne dans les subjectivités contemporaines avec des variabilités d'accents qui
dépendent des conjonctures. Tentation identitaire, fascination pour la modernité, caractère
naturel du capitalisme et caractère rêvé, passé, de l'émancipation — qui continue à exister
aussi comme subjectivité, celle des gens qui disent : « Le monde n'est pas bon, il faudrait qu'il
soit autrement. » — voilà ce qui à mes yeux constitue la représentation synthétique des
subjectivités d'aujourd'hui.
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Maintenant, nous allons tourner autour du schéma dans le sens contraire des aiguilles
d'une montre.
À la périphérie du schéma on trouve d'abord le monopole que le capitalisme a conquis
quant au désir de modernité. C'est un point fondamental aujourd'hui. Le capitalisme est en état
de se présenter comme unique support possible de la modernité contemporaine, de l'invention,
de la transformation, mais aussi de la liberté, des libertés nouvelles, des mœurs nouvelles, etc.
L'élément générique du capitalisme est le seul à se présenter comme porteur de cette
modernité. Et donc vous avez un axe qui va du capitalisme vers la modernité, je l’appelle
l'Occident, et le désir d'Occident c'est le désir de cette orientation. C'est un désir qui en réalité
fusionne quelque part capitalisme et modernité. Et qui fait de modernité l'alibi majeur du
capitalisme lui-même, avec l'injonction que, si ce n’est pas ça, alors ça va être la terrible
identité traditionnelle qui va reprendre le dessus.
Ça, c'est le premier côté. Ensuite, en continuant dans le même sens, vous avez un axe
entre capitalisme et tradition, qui indique qu’existent de grandes tentations de corréler le
capitalisme à des motifs identitaires, religieux, nationaux, familialistes ou autres et que
j’appelle le fascisme. Je pense en effet que la définition la plus simple du fascisme c'est
justement cette corrélation, paradoxale en apparence, entre capitalisme et tradition, et qui
s'oppose à la corrélation entre capitalisme et modernité.
Dans l'histoire, même s’il y a eu des conflits entre les deux, le capitalisme a toujours
toléré le fascisme. Le capitalisme en tant que tel a pu servir et sert d'arrière-fond à de
nombreux états parfaitement autoritaires, parfaitement despotiques. Il peut s'accommoder de
cette relation, en particulier quand il est menacé par autre chose. Et c'est pourquoi le fascisme
peut être un adversaire apparent de la démocratie libérale, mais dans le même temps la
démocratie libérale peut reconnaître que son arrière-plan purement économique est le même
que celui du fascisme. De là qu'en réalité la contradiction historique entre fascisme et
démocratie a été stratégiquement moins importante que la relation antagonique constitutive
entre capitalisme et communisme.
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subjectivité, à des éléments de tradition, et ce, notamment, par méfiance envers la corrélation
entre capitalisme et modernité. Les partis communistes ont conservé longtemps une hostilité
affichée à la légalisation de l'avortement, une homophobie circulante, et le réalisme socialiste
comme couverture du conservatisme formel. La famille a été maintenue et encouragée, et à la
fin des fins, l'identité nationale est revenue... Comme le disait Aragon : « Mon parti m'a rendu
les couleurs de la France » ; c'est un beau vers, mais on peut soupçonner dans certains cas des
tentations racistes. Il y a eu des traces d'antisémitisme dans les États socialistes et il y a eu
aussi dans les partis communistes des traces importantes de mépris colonial envers les peuples
dominés.
Tout ça a rattaché les États socialistes à un socle traditionnel qui les a empêchés de
déployer, quoi ? Une nouvelle modernité. De déployer quelque chose de concurrentiel au
capitalisme, non seulement dans les méthodes de production, la technologie, les inventions
productives, mais aussi, plus généralement, dans une vision du monde, une construction des
subjectivités, un système de valeurs qui aurait été différent, mais tout aussi moderne. Le
communisme devait normalement proposer une définition spécifique de la liberté capable de
rivaliser avec ce que le capitalisme proposait sous le nom de libéralisme. Mais il ne l’a pas
fait, et cette modernité libérale a nourri aujourd’hui, à échelle de la planète entière, une
passion que j’appelle le désir d'Occident.
C’est là une des raisons majeures de l'échec du communisme historique. Parce qu’on a
retrouvé le primat de l'État, la conviction que pour protéger les acquis, c’est-à-dire pour
protéger la propriété collective étatisée, pour protéger l'élément anticapitaliste dans son sens
le plus matériel, le plus formel, il fallait des Etats despotiques, capables de dépolitiser
complètement la société. Il fallait, c’est le stalinisme, une suprématie absolue de l'État,
exclusive de toute manifestation de politique subjective. Et il fallait aussi organiser des
lambeaux de tradition, à défaut d'une véritable modernité nouvelle. Cette modernité a été
recherchée en URSS de façon très active dans les années vingt. Ces années sont encore en
URSS de grandes années d'inventions de toutes sortes et de propositions communistes
absolument nouvelles. Mais ensuite est intervenue la crispation stalinienne, qui a été à la fois
étatique, antipolitique, et finalement subjectivement traditionaliste.
C’est la raison pour laquelle le quatrième côté du schéma est en pointillé. Là devrait se
tenir, et se tiendra un jour, l'invention d'une nouvelle vérité politique qui assumera, d'un côté
la contradiction principale entre capitalisme et communisme et qui, de l’autre, instituera et
développera une nouvelle modernité…
C’est à cela, à la fin des fins, qu'il faut travailler : quelque chose qui soit
simultanément une nouvelle politique, qui puisse s'inscrire dans les inventions ou les
mobilisations historiques, mais aussi quelque chose qui fasse exister une modernité
concurrentielle. Parce que — disons-le de façon un peu violente — ce qu'il faut briser
aujourd'hui, c'est le désir d'Occident. Tant que ce désir travaillera à échelle mondiale, y
compris ceux qui en sont les victimes, la masse énorme des victimes du capitalisme
mondialisé cherchera à se réfugier dans cet Occident symbole de modernité. Et à quel prix !
Rappelons tout de même un seul chiffre sur l'état réel du monde aujourd'hui. Selon des
statistiques tout à fait récentes, on sait qu'aujourd'hui 264 personnes possèdent l'équivalent de
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ce que possèdent 3 milliards d'autres. Ce sont des chiffres sans précédent dans l'histoire.
Aucune monarchie absolue n'est parvenue à des écarts de cet ordre. On peut s'en accommoder
comme si c'était naturel, mais tout de même ! On peut également avoir quelques doutes sur le
fait que ce soit absolument nécessaire pour faire marcher l'économie mondiale. C'est quand
même une monstruosité et je suis quelquefois personnellement étonné devant l'apathie
générale face à cette monstruosité. Cette apathie est le prix payé à la disparition provisoire de
l’hypothèse communiste.
Alors pourquoi cette apathie ? Parce que finalement les gens pensent : « Oui, ce n’est
pas formidable, mais c'est la condition quand même de ma liberté personnelle, du fait que je
ne suis pas trop mal et que finalement, là où je suis, eh bien, c'est pire ailleurs. » C’est bien
parce que c’est pire ailleurs, que ceux qui sont ailleurs veulent venir ici, il faut le dire. Parce
que l'affaire des réfugiés, ce n'est qu'un épisode dans une affaire beaucoup plus vaste, dans un
contexte qui est que le désir d'Occident travaille la terre entière, pour des raisons qui sont que
50 % des gens n'ont rien. Il y en a 264 qui ont presque tout, et 50 % qui n'ont rien du tout.
Alors ces gens qui n’ont rien et à qui on explique en général que c'est leur faute (« ils ne
travaillent pas assez, ils ne sont pas montés dans le char de l'histoire comme il fallait »), eh
bien, il arrive toujours un moment où, pour des raisons très concrètes, très précises, parce
qu'ils ont des enfants, une famille, ils s'en vont vers là où le désir les mène, c'est-à-dire en
Europe, aux USA, et ils y arrivent. Alors bien sûr quand il y a des guerres civiles, avec des
bandes armées à la porte, avec des tortionnaires partout et des bombardements par-dessus le
marché, ça accélère le mouvement. Mais ce mouvement est structurel. Vous savez très bien
que depuis des décennies et des décennies il est venu de façon continue des ouvriers d'origine
africaine en France comme d’origine turque en Allemagne. Ce n'est pas depuis deux ou trois
ans. S'il y a aujourd'hui six millions de musulmans en France, c'est parce qu'ils y sont venus.
Il ne s’agit pas d’une génération spontanée de musulmans ! Ils sont venus pour survivre,
articulés et dominés par le désir d'Occident, puisqu'on leur raconte que c'est cela l'élément
naturel des sociétés productives.
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C'est donc dans ce maelstrom historique que nous devons nous situer. C'est la raison
pour laquelle je pense, vraiment, sincèrement, qu'un mouvement, quel qu’il soit, est une
bonne chose. Malgré tout, le mouvement exprime toujours une inquiétude ou une
exaspération vis-à-vis de certains aspects de la situation présente. Mais encore faut-il que joue
une solidarité minimale, une solidarité planétaire ! Les ennuis qui sont les nôtres sont encore
loin de ceux des gens qui sont prêts à monter dans des barcasses, avec une chance sur deux de
se noyer, pour aller ailleurs... alors il faut penser à eux. Il faut penser à eux, car c'est la bonne
façon de penser à nous, sinon cela revient à être soi-même engagé dans une espèce de
pathologie générale de l'inégalité génératrice de mort.
Je sais que le peuple grec, dont les souffrances sont considérables, a envers les
réfugiés, très souvent, très largement, une attitude d’accueil chaleureuse et efficace. C’est une
chose admirable ! Vous faites honte à un pays comme la France ! Saluons le soin pris par de
pauvres gens en direction d’autres plus pauvres, ou plus exposés à la mort ! Cette universalité
du sentiment et de l’action est une bonne piste pour la nouvelle politique.
Reste que les mouvements ont absolument besoin d’une idée stratégique qui puisse
nous servir -- comme c'est le but de toute idée -- d'évaluation de ce qui se passe concrètement.
Au sens où il s’agit de savoir si ce que nous disons dans cette idée stratégique se trouve
confronté, consolidé, ou pas du tout, par ce qui se passe. Il faut avoir le mouvement, mais il
faut avoir l'idée de « méta-mouvement », c'est-à-dire l'idée interne au mouvement qui lui
donne la capacité de juger ce qu'il est historiquement. Il ne suffit pas simplement d’avoir les
idées du mouvement, il faut avoir les idées de ses idées. Il faut que le mouvement soit situable
dans la situation que nous venons de décrire par ses acteurs eux-mêmes, qu'ils puissent y
repérer sa place, ses objectifs, ses tentations négatives.
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Cette idée stratégique je pense qu'on peut la ramener à quatre points programmatiques
bien classiques, qui constituent des opérateurs de jugement et pas simplement des objets
d'espérance pour le futur. Ils doivent servir à évaluer la portée réelle de ce qu'on est en train
de faire et de penser. C’est simplement l'affirmation de quatre possibilités sous la forme de
quatre points.
Nous tombons sur cette maxime, que j'ai souvent développée sous une forme ou sous
une autre et qui est qu’une politique réelle, c'est toujours une politique qui décide elle-même
de ce qui est possible ou impossible, c'est-à-dire qui refuse d’entrer dans un consensus avec
l'adversaire sur ce qui est possible ou impossible. Parce que vous comprenez bien que la
domination consiste fondamentalement à déclarer ce qui est possible et impossible et à
convaincre les gens qu'il en est bien ainsi.
L'exemple le plus frappant c'est : «Le capitalisme est la seule chose possible. Vous
avez vu le communisme, vous avez vu Staline, vous avez vu les camps, tout ça… » Cette
propagande vise à installer pour toujours l'idée que le capitalisme est la seule figure naturelle
des sociétés modernes. Or la politique commence à partir du moment où l’on n'accepte plus
que la distinction entre le possible et l'impossible soit en partage avec l’adversaire. Il s’agit
d’affirmer que vous n'avez pas la même loi d'évaluation de ce qui est possible et impossible
que celle que votre adversaire tente d'imposer. C'est un geste de dégagement absolument
fondamental. Nous ne partageons pas avec les 264 personnes qui possèdent la moitié de la
terre, non, nous ne partageons pas avec eux, la conviction de ce qui est possible ou
impossible. Car eux considèrent qu'ils sont la possibilité elle-même. Ils sont même si bons
qu'on fait souvent propagande pour ces gens-là en disant que c'est eux qui donnent du travail...
Merci, messieurs. Les donateurs de travail de cette espèce, peut-être qu'on peut s'en passer. Si
pour donner du travail, il faut commencer par valoir autant que trois milliards de personnes,
qui elles n'ont rien et pas de travail non plus, c'est tout de même un paradoxe...
Donc quatre possibilités. Ces possibilités, nous pouvons les tester dans un mouvement
réel, dans un conflit, nous pouvons tester si elles sont vivantes dans ce qui se passe ou si elles
ne le sont pas. Ce sont des critères d’évaluation.
1) Il est possible d'organiser la vie collective autour d'autre chose que la propriété
privée et le profit. Il faut revenir à l'énoncé crucial de Marx qui dans le Manifeste du parti
communiste déclare soudain que tout ce qu'il raconte peut se ramener à un seul point :
abolition de la propriété privée. Cette idée est déjà présente dans l’histoire depuis longtemps,
puisqu'on la trouve à un certain niveau déjà chez Platon et qu’elle a animé vraiment toute la
pensée émancipatrice du XIXe siècle. Elle est aujourd'hui assez largement oubliée et il faut la
ressusciter à tout prix. Autrement dit, le capitalisme n'est pas et ne doit pas être la fin de
l'Histoire. Après, comment, quel bilan, etc., c’est une autre affaire.
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des ordres à des tacherons... C'est pathologique, c'est plus profond même que la notion
comptable d'égalité. C'est en réalité l'idée que les divisions qui organisent le travail lui-même
sont des divisions mortifères.
3) Il est possible d'organiser la vie collective sans se fonder sur des ensembles
identitaires fermés, comme les nations, les langues, les religions, les coutumes. La politique,
en particulier, peut unir l'humanité tout entière hors de ces références. Toutes ces différences
peuvent et doivent exister. Il ne s'agit pas du tout de dire qu'elles doivent disparaître, que tout
le monde doit parler la même langue, etc. Elles peuvent et doivent exister de façon féconde,
mais à l'échelle politique de l'humanité tout entière. Et de ce point de vue, l'avenir relève d’un
internationalisme complet et il faut affirmer que la politique peut et doit exister de façon
transversale aux identités nationales. Il n'est pas vrai que les collectifs humains doivent
collectivement s'organiser, de façon nécessaire, sur la base de ce type d'identité. Il ne s'agit
pas encore une fois de dire qu'elles ne doivent pas exister, elles doivent coexister et ne pas
fonder des principes de séparation.
4) Il est possible de faire peu à peu disparaître l'Etat comme puissance séparée, ayant
le monopole de la violence, de la police et de l’armée. Autrement dit, la libre association des
humains et la rationalité qu'ils partagent peuvent et doivent remplacer la loi et la contrainte.
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Nous devons finalement chercher à construire une modernité politique, qui soit à la
fois sociale, productive, travailleuse, intellectuelle, artistique, technologique... et qui soit
capable de rivaliser avec le monopole contemporain inégalitaire, mortifère et guerrier de la
modernité capitaliste.
Je vais maintenant, comme toujours, conclure par la poésie, car la poésie c'est toujours
un nouveau souffle.
Ce qu’il y a d'intéressant, quand apparaissent des mouvements, ce n'est pas tant ce
qu'ils sont ou ce qu'ils disent, parce que ça, c'est une étape provisoire, importante mais
provisoire. Ce qui compte c'est finalement le souffle. Quand les gens disent ''ça bouge !'', il
vaut mieux que ça bouge, parce que si ça ne bouge pas, c'est un peu mort. Qu’est-ce que ça
dit : « ça bouge » ? Ça dit le souffle, c’est infra-politique, mais c'est quelque chose qui en
même temps rend possible, peut-être, qu'un ou plusieurs des points fondamentaux
commencent à circuler.
Je voudrais donc conclure par une grande métaphore poétique de ce souffle lui-même,
de cette présence en souffle de la modernité possible, de la modernité nouvelle. Et je le
trouve, ce souffle, dans le poème « Génie » de Rimbaud dans Les Illuminations, que je vais
vous lire pour conclure.
Le poème Génie de Rimbaud est une énigme, car on ne sait pas ce que c'est
finalement. D'un bout à l'autre le poème dit ''il''. ''il'', ''il'', ''il''... Alors je vous prie, chaque fois
que vous entendrez ''il'', essayez d'entendre : « politique nouvelle » ou « communisme », à
votre choix...
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Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite.
Son jour ! l'abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus
intense.
Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.
Ô Lui et nous ! l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues.
Ô monde ! — et le chant clair des malheurs nouveaux !
Il nous a connus tous et nous a tous aimés, sachons, cette nuit d'hiver, de cap en cap,
du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et
sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de
neige, suivre ses vues, — ses souffles — son corps, — son jour.
Il est ce génie, « le charme des lieux fuyants » d'un côté et « le délice surhumain des
stations ». Alors vous voyez ce qui est fuyant et ce qui est la station. Je pense que c'est bien ce
que doit être le repérage, dont je vous parlais, des points d'appui de la politique, son œuvre
dans les mouvements locaux ou plus vastes. Ça se donne dans des singularités presque
insaisissables. Il faut être très attentif pour discerner la présence des motifs réels dans une
situation. Mais ça procède aussi d'une construction solide de ce qui est le plus fortement
établi.
« Charme des lieux fuyant », « délice surhumain des stations »…Je pense qu'il ne faut
jamais les sacrifier l'un à l'autre. Il ne faut pas sacrifier le nomadisme des lieux fuyants, le
côté mouvement, le côté passage, à l'immobilité des pouvoirs. Mais il ne faut pas non plus
sacrifier la nécessité d'une vision stratégique, solide, installée, partagée, à l'opportunisme des
circonstances.
Et c'est ce que nous dit ce texte.
Deuxièmement, Rimbaud nous dit que la politique, la vraie, doit assurer la sortie réelle
du monde dominant. Elle ne doit pas s'y installer. Elle ne doit pas se contenter de le critiquer
indéfiniment de l'intérieur, d'en être mécontent, de faire des soulèvements contre lui. Il faut en
sortir. Il faudra bien organiser la sortie du capitalisme. Je dis « sa sortie », plus volontiers que
« son renversement ». Il faut sortir de là. Il faut que nous sortions de là. Au fond, tout comme
pour Platon, la philosophie c'est la sortie de la caverne du semblant. Dans l'allégorie de la
caverne de Platon, le motif n'est pas celui du renversement, c'est celui de la sortie. Et cette
sortie implique deux choses.
L'accueil positif de l'évènement, ce qui autorise l'espoir d'une nouveauté en brisant les
lois de la domination. Ça, c'est la première chose et Rimbaud l'a nommée magnifiquement,
c'est ce qu'il appelle « le brisement de la grâce nouvelle ». C'est accueillir positivement ce qui
se passe comme une occasion de sortie, et pas simplement comme une occasion de
piétinement.
Et puis une fois sortis, il y a l'invention active, il y a le travail des séquences les plus
lointaines de l'événement. Ce qui anéantira l'ordre ancien et une fois la sortie opérée se
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retournera vers lui pour dire : c'est fini, c'est passé. Et cette fois Rimbaud nomme
cela « violence nouvelle ». Mais « violence nouvelle », il faut prendre les deux mots
ensemble. Une violence n'est acceptable que si elle est nouvelle justement, c'est-à-dire que si,
en un certain sens, elle n'est pas violence au sens établi du terme, mais qu'elle est invention et
création.
Et enfin il nous indique, troisième point, que cette modernité politique il faut à la fois
la vouloir, l'affirmer, l'appeler, mais il faut aussi voir où elle se trouve. Il faut avoir l'œil
exercé pour voir dans quelle partie du mouvement, dans quel mot d'ordre, dans quelle action
se situe vraiment le point décisif. C'est-à-dire, voir où est le chemin que notre pensée doit
emprunter. Et puis enfin, il faut en parler aux autres, Ça, c'est fondamental, il faut le renvoyer
aux autres, avec l'enthousiasme nécessaire. Il faut, nous dit Rimbaud, cet élément neuf
historique, pour construire la nouvelle politique, il faut le « héler », l'appeler, le vouloir, le
voir, le percevoir, dans son chemin caché et le renvoyer, c'est-à-dire le léguer à tous les autres.
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